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N° 3797

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 janvier 2021.

 

 

 

RAPPORT

FAIT

 

AU NOM DE LA COMMISSION SPÉCIALE ([1]), CHARGÉE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI, après engagement de la procédure accélérée, confortant le respect des principes de la République,

Par M. Florent BOUDIÉ,

Rapporteur général

et

Mme Laetitia AVIA, Mme Anne BRUGNERA, Mme Nicole DUBRÉ-CHIRAT,
M. Sacha HOULIÉ, M. Éric POULLIAT et Mme Laurence VICHNIEVSKY,

Rapporteurs thématiques

Tome IiI

ComPTES RENDUS des auditions
 

——

 

Voir le numéro :

 Assemblée nationale :  3649 rect.


La commission spéciale est composée de :

M. François de Rugy, président 

M. Florent Boudié, rapporteur général

Mme Laetitia Avia, Mme Anne Brugnera, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Sacha Houlié, M. Éric Poulliat et Mme Laurence Vichnievsky, rapporteurs thématiques

M. Pierre-Yves Bournazel, Mme Annie Genevard, Mme Anne-Christine Lang, M. François Pupponi, vice-présidents 

M. Charles de Courson, M. Éric Diard, M. Jean-François Eliaou et Mme Cécile Untermaier, secrétaires 

Mme Caroline Abadie, M. Saïd Ahamada, Mme Stéphanie Atger, Mme Géraldine Bannier, M. Belkhir Belhaddad, M. Philippe Benassaya, M. Yves Blein, Mme Anne-Laure Blin, M. Xavier Breton, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Marie-George Buffet, Mme Émilie Chalas, M. Francis Chouat, M. Éric Ciotti, Mme Fabienne Colboc, M. Éric Coquerel, M. Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Coralie Dubost, M. Christophe Euzet, M. Olivier Falorni, Mme Isabelle Florennes, Mme Laurence Gayte, Mme Perrine Goulet, Mme Florence Granjus, Mme Marie Guévenoux, M. David Habib, M. Meyer Habib, M. Yves Hemedinger, M. Pierre Henriet, M. Mansour Kamardine, Mme Marietta Karamanli, Mme Sonia Krimi, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Guillaume Larrivé, M. Gaël Le Bohec, Mme Constance Le Grip, Mme Marine Le Pen, M. Olivier Marleix, M. Jean-Paul Mattei, M. Stéphane Mazars, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Valérie Oppelt, M. Patrice Perrot, M. Frédéric Petit, M. Stéphane Peu, M. Bruno Questel, M. Julien Ravier, M. Robin Reda, Mme Laurianne Rossi, M. Pacôme Rupin, M. Boris Vallaud, M. Philippe Vigier et M. Guillaume Vuilletet

 

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

Comptes rendus DEs auditions de la commission spÉciale

1. Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, jeudi 17 décembre 2021 à 10 heures

2. Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, jeudi 17 décembre 2021 à 12 heures

3. Audition de M. Bernard Stirn, membre de l’Institut, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État, lundi 21 décembre 2020 à 11 heures

4. Audition de M. Jean Baubérot, historien et sociologue, lundi 21 décembre 2020 à 14 heures

5. Audition de Mme Frédérique de La Morena, maître de conférences en droit public à l’université de Toulouse, lundi 21 décembre 2020 à 15 heures 30

6. Audition de Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, accompagné de Monseigneur Luc Ravel, archevêque de Strasbourg, et du Père Hugues de Woillemont, secrétaire général, lundi 4 janvier 2021 à 8 h 30

7. Audition de M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France, et de M. Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France, lundi 4 janvier 2021 à 11 h 15

8. Audition de M. Olivier Wang Genh, président exécutif de l’Union bouddhiste de France, lundi 4 janvier 2021 à 12 heures 30

9. Audition de Son Éminence le métropolite Emmanuel Adamakis, président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF), lundi 4 janvier 2021 à 15 heures 45

10. Audition de M. François Clavairoly, président, et de M. Jean-Daniel Roque, conseiller juridique de la Fédération protestante de France, lundi 4 janvier 2021 à 17 heures

11. Table ronde réunissant des représentants de courants philosophiques, mardi 5 janvier 2021 à 8 heures 30

12. Audition de M. Jean–Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, mercredi 6 janvier 2021 à 9 heures 30, et de M. Nicolas Cadène, rapporteur général

13. Audition de M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine antiLGBT (DILCRAH), mercredi 6 janvier 2021 à 11 heures 30

14. Table ronde réunissant des associations d’élus de collectivités territoriales, mercredi 6 janvier 2021 à 14 heures 30

15. Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, mercredi 6 janvier 2021 à 18 heures

16. Audition de Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée chargée des sports, mercredi 6 janvier 2021 à 19 heures

17. Audition de M. Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, mercredi 6 janvier 2021 à 21 heures

18. Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), lundi 11 janvier 2021 à 8 heures 30

19. Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, lundi 11 janvier 2021 à 10 heures

20. Audition de Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, chargée de la citoyenneté, lundi 11 janvier 2021 à 11 heures 30

21. Audition de Mme Nadia Hai, ministre déléguée auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargée de la ville, lundi 11 janvier 2021 à 14 heures

22. Audition de Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, lundi 11 janvier 2021 à 15 heures

23. Audition de M. Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, lundi 11 janvier 2021 à 17 heures 20

24. Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, lundi 11 janvier 2021 à 18 heures 30

25. Audition de Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, lundi 11 janvier 2021 à 19 heures 30

26. Table ronde réunissant des organisations salariales, mercredi 13 janvier 2021 à 9 heures 30

27. Table ronde réunissant des organisations patronales, mercredi 13 janvier 2021 à 14 heures

28. Audition de M. Ferdinand MélinSoucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, mercredi 13 janvier 2021 à 15 heures 30

29. Audition de M. Hakim El Karoui, chef d’entreprise et essayiste, mercredi 13 janvier 2021 à 17 heures

30. Audition de Mme Lucile Rolland, cheffe du Service central du renseignement territorial de la direction générale de la police nationale, et de M. Julien Le Guen, adjoint, vendredi 15 janvier 2021 à 9 heures

31. Audition de Mme Raphaëlle Bacqué et Mme Ariane Chemin, journalistes et essayistes, vendredi 15 janvier 2021 à 14 heures

32. Audition de M. Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain, vendredi 15 janvier 2021 à 15 heures 30

33. Audition de Mme Catherine Kintzler, philosophe, vendredi 15 janvier 2021 à 17 heures

34. Audition de M. Bernard Rougier, professeur de sociologie, directeur de l’ouvrage « Les territoires conquis de l’islamisme », vendredi 15 janvier 2021 à 18 heures 30


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   Comptes rendus DEs auditions
de la commission spÉciale

1.   Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, jeudi 17 décembre 2021 à 10 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10090138_5fdb1aa4b7eef.respect-des-principes-de-la-republique---m-gerald-darmanin-ministre-de-l-interieur--m-jean-mich-17-decembre-2020

La commission spéciale procède à l’audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur.

M. le président François de Rugy. Soyez le bienvenu, monsieur le ministre de l’intérieur, pour cette première audition de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République.

Lors de notre réunion d’installation hier, j’ai souhaité que nous commencions nos travaux par une présentation du texte par les principaux ministres concernés : vous-même, puis, à midi, le ministre de l’Education nationale, de la jeunesse et des sports ; nous entendrons ultérieurement le garde des Sceaux, ministre de la justice. Notre calendrier est assez resserré, mais il me paraissait souhaitable que les ministres puissent ainsi exposer l’intention du Gouvernement avec ce texte, mais également répondre aux différents groupes qui pour la première fois ont ainsi l’occasion d’exprimer leurs positions.

Après votre présentation, que je souhaite synthétique, prendront la parole, pour trois minutes, le rapporteur général et les rapporteurs thématiques, puis, pour quatre minutes, les représentants de chaque groupe et, enfin, pour deux minutes, chaque collègue qui le souhaitera.

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Je suis honoré de venir travailler avec vous sur ce texte particulièrement important souhaité par le Président de la République. Je reste bien entendu à votre entière disposition pour revenir durant vos travaux si vous le souhaitez.

Cette présentation est pour moi l’occasion de compléter les propos que j’ai déjà tenus en commission des lois ou dans l’hémicycle. Si la commission me le permet, et bien que ce texte soit défendu par le ministre de l’intérieur et la ministre déléguée chargée de la citoyenneté – qui est également à votre disposition pour répondre à vos questions relevant plus spécifiquement des associations et de la citoyenneté –, je ne m’étendrai pas sur les sujets qui relèvent de la compétence du ministre de l’Education nationale, que vous entendrez juste après moi, ou du garde des Sceaux.

L’avant-projet de loi, que nous avons transmis à tous ceux qu’il concerne et au Conseil d’État, a fait l’objet de nombreuses consultations : avec les partis politiques représentés à l’Assemblée nationale et au Sénat, avec les organisations cultuelles et philosophiques, les élus locaux, ou encore avec les intellectuels amenés à prendre position sur les sujets touchant à la laïcité et aux principes républicains. Ces consultations ne prétendaient pas être exhaustives, même si le but était de comprendre tous les aspects des choses, ni à jeter les bases d’un consensus où tout le monde serait d’accord sur tout ; mais elle a été réelle, et même doublée de la transmission du texte avant même que celui-ci ne soit soumis au Conseil d’État. Vient maintenant le moment évidemment le plus important sur un plan démocratique, celui du travail parlementaire, où je me dois de répondre à vos interrogations.

Ce texte est basé sur la modification, le renforcement, la réaffirmation de cinq sujets essentiels qui touchent à des principes qui fondent notre droit, notre État de droit et notre façon de « faire Nation ».

Le premier est le droit des cultes. Si la République n’en reconnaît ni n’en subventionne aucun, elle ne vit pas pour autant dans l’ignorance des cultes. Le ministre de l’intérieur, chargé des cultes, dispose d’une administration qui travaille quotidiennement avec eux. Notre base juridique est la grande loi de séparation des églises et de l’État, modifiée dix-sept fois mais jamais vraiment remise à jour au regard de ce qu’est devenu notre pays, de ce subtil équilibre entre la liberté de culte, qui est une liberté essentielle, constitutionnelle, et la liberté de croire ou de ne pas croire et d’exercer son culte dans des conditions que permet la République, dans les limites qui tiennent au respect de l’ordre public.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prévoit que nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses : cette formulation traduit un doute, en tout cas une interrogation de la part de ceux qui siégeaient bien avant vous à l’Assemblée nationale. La liberté de culte doit évidemment être chérie, construite et inscrite dans l’équilibre que nous devons chercher : aucun des grands principes de la loi de 1905 n’est remis en cause – la liberté des cultes est garantie, la République n’en reconnaît aucun et ne doit pas les subventionner publiquement –, mais force est de considérer qu’un certain nombre de difficultés se posent, qui tiennent notamment à des financements venant de l’étranger, à l’utilisation du vecteur religieux par des puissances extérieures ou par des idéologies néfastes à la République.

Le principe général de la séparation de la religion et de la politique doit être réaffirmé : c’est le sens des articles qui renforcent le dispositif dit de 1905. Nous aurons l’occasion d’en reparler : c’est un sujet tout la fois passionnant et compliqué, par le fait que nous devons développer le financement national des cultes sans qu’il ne devienne un financement public ou un financement étranger. De tous les commentaires que j’ai pu lire à propos de ce texte, bien peu rappellent que nous avons déjà pris des dispositions en matière de financements des cultes ; mais je suis sûr, puisque j’ai eu à connaître de la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC), que cette question fera débat, à l’Assemblée nationale comme au Sénat.

Deuxième sujet : le droit des services publics et singulièrement la neutralité politique et religieuse exigée des agents du service public, dans leurs propos comme dans leur apparence.

Nous avons souhaité réaffirmer un certain nombre de principes et parfois écrire clairement dans la loi des dispositions dont on pouvait douter de l’application : ainsi la neutralité doit pouvoir être imposée à tous les agents de l’ensemble des organismes qui, d’une manière ou d’une autre, concourent au service public, par l’intermédiaire de l’État ou de sa protection sociale : cela vaut pour toutes les délégations ou concessions de service public, y compris pour Pôle emploi, les caisses d’allocations familiales ou les caisses primaires d’assurance maladie.

Nous avons également souhaité que l’État, sans contrevenir au principe de décentralisation et comme d’autres lois lui en ont déjà donné la possibilité, dans le domaine du logement social notamment, puisse affirmer son rôle de vigie républicaine et lutter contre des comportements que certains appellent « communautaristes », d’autres « séparatistes », en tout cas contraires aux principes de la République : ainsi la réservation d’horaires spécifiques dans des salles de sport ou, dans certaines bibliothèques, au classement des auteurs en fonction de leurs affinités sexuelles ou de leur religion supposées. Il appartiendra au préfet, sous l’autorité évidemment du juge administratif, par le biais d’un référé-liberté, comme l’a souhaité le Conseil d’État, d’intervenir et de répondre à ce que nous avons appelé une « carence républicaine ».

Nous n’avons pas voulu étendre le principe de neutralité aux usagers du service public ni à l’espace public, conformément à l’équilibre de la loi de 1905 et au principe de laïcité.

Troisième sujet, le droit des associations. C’est également un droit très important, reconnu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État ; nous souhaitons le renforcer afin de lutter contre ce qu’on appelle le séparatisme, en procédant de deux manières.

Premièrement, les associations n’ont pas à être subventionnées si elles ne respectent pas les principes républicains. Cela renvoie à un décret, que je m’engage, avec la ministre déléguée chargée de la citoyenneté, à vous présenter au moment de la discussion dans l’hémicycle. La question s’est posée, à laquelle le Conseil d’État a répondu dans un sens favorable pour le Gouvernement : le fait d’être une association ne donne aucunement droit à subvention et n’oblige en rien une collectivité locale ou un organisme public à lui prêter une salle ou du matériel.

Se pose ensuite la question de la dissolution ou de l’arrêt des activités associatives, au sens juridique du terme, lorsqu’elles s’inscrivent manifestement dans un engagement antirépublicain militant. Nous avons proposé un mécanisme de suspension. Le Président de la République a personnellement souhaité que la dissolution des associations soit toujours prononcée en Conseil des ministres, afin de montrer toute l’importance du droit d’association, auquel il ne pouvait être touché que sur décision d’une instance politique de premier plan, ce qui oblige le ministre de l’intérieur à entreprendre toute une série de démarches très sérieuses à l’appui d’une telle proposition.

Nous avons également souhaité élargir un certain nombre de critères de dissolution. Le Conseil d’État est revenu sur certains d’entre eux, et nous avons accepté ses propositions, mais également précisé que la suspension pouvait ne concerner qu’une partie des activités de l’association. Il se peut très bien qu’au sein d’une même association, certaines branches respectent parfaitement les principes républicains et qu’une ou deux autres posent problème. Nous proposons d’être toujours en mesure d’intervenir afin que police républicaine soit faite – sous l’autorité du juge évidemment.

Quatrième sujet : la souveraineté de l’État et la protection de ses agents.

J’ai déjà évoqué la question des financements, notamment étrangers, des lieux de culte ou des organisations dites confessionnelles. Il ne s’agit pas de les interdire ; du reste, la France elle-même finance un certain nombre d’institutions à l’étranger, par le biais de l’État, des collectivités locales, des associations, des organisations non gouvernementales, voire de simples particuliers. Nous voulons seulement les connaître et de les contrôler, c’est assez différent. La religion n’a pas à être un soft power pour un État étranger ; il est légitime de connaître les intentions et les motivations politiques de ceux qui seraient tentés d’investir sur notre territoire.

Même si cela ne figure pas dans le texte, la question se posera évidemment de la fin de la pratique des ministres du culte détachés. Au cours des législatures précédentes, le Parlement avait voté des conventions internationales qui permettaient à des ministres du culte venus notamment du Maghreb ou de Turquie d’exercer en France en étant rémunérés par leur pays d’origine ; à la demande du Président de la République, cela viendra à son terme à partir de 2023, ce qui nous ramène à la question générale du financement du culte en France.

Le cinquième point enfin a trait à l’éducation, en particulier l’instruction à domicile ou dans les écoles hors contrat ; je laisserai au ministre de l’Education nationale le soin de vous en parler.

Je n’entrerai pas dans une revue détaillée de ce projet de loi, qui est un texte de liberté et non de contrainte. Car son but est précisément de libérer des contraintes idéologiques mortifères pour la République et ce qui fait ses valeurs essentielles pour nos concitoyens : la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de changer de religion, la liberté de s’exprimer, la liberté de vivre dans des lieux neutres où les références ne sont pas seulement de nature idéologique, mais également républicaines, la liberté de savoir qui finance quoi sur le territoire, d’être éduqué, de faire du sport, d’être un citoyen éclairé et pas seulement conditionné par telle ou telle influence familiale ou communautaire.

Je finirai en rappelant ce que ce texte n’est pas. Il ne vise pas les religions en général, ni une religion en particulier. J’ai lu beaucoup de choses sur ce sujet : toutes sont fausses. Nulle part vous ne trouverez d’attaque ad hominem : la République ne reconnaissant aucun culte, elle ne les distingue pas. Toutes les dispositions de ce texte s’adressent à tous les cultes, sans exception : ce serait du reste mentir que d’imaginer garder les principes de 1905 tout en proposant des textes ad hominem. Certains pays l’ont fait, comme l’Autriche, mais il n’y existe pas de séparation des églises et de l’État comme en France.

De plus, si notre ennemi est, aujourd’hui, l’islamisme politique, il pourrait être différent demain ou après-demain. En 1905, le législateur avait cherché à poser une série de critères laïques pour contrer des attaques idéologiques par la religion, mais il pourrait y en avoir d’autres demain, d’une nature tout à fait différente. Il ne s’agit pas de lutter contre une religion, mais contre une idéologie. Nous n’avons donc pas souhaité intégrer dans ce texte des dispositions visant à organiser les cultes à la place de leurs représentants. C’est à eux qu’il appartient de les organiser conformément aux principes républicains, et ce n’est pas à nous de dire ce qu’est un bon ministre du culte ou le bon fonctionnement d’un culte. Depuis bien longtemps, le ministre de l’intérieur n’a pas vocation à écrire de discours religieux !

Enfin, ce texte ne comporte aucune disposition relevant du code du travail. Les questions de laïcité, de neutralité, du respect des femmes et des hommes, de la dignité de la personne humaine, peuvent certes se poser dans le cadre de relations d’ordre privé, qui relèvent du contrat, de l’organisation de l’entreprise, des rapports entre partenaires sociaux ; ce texte ne touche pas à l’organisation du monde du privé, mais seulement à l’organisation du monde du public, et nous l’assumons comme tel.

Ce projet ne prévoit pas non plus de dispositions concernant l’immigration. C’est un choix délibéré que je revendique personnellement, sous l’autorité du Président de la République. J’entends beaucoup de discours établissant des équivalences entre immigration, islamisme et séparatisme ; rappelons, même si ce texte ne s’attaque pas à la radicalisation et au terrorisme, mais au terreau du terrorisme, que les attentats perpétrés sur notre sol ne sont pas seulement le fait d’étrangers : ils sont, hélas ! bien souvent commis par des citoyens français. Les ministres du culte radicalisés qui font parfois la une des journaux sont souvent des gens nés sur notre sol. La distinction entre des étrangers par nature suspects et des Français par nature attachés aux principes républicains relève d’un propos de facilité. Le lien est pour le moins distendu, ce qui ne veut pas dire que, par ailleurs, il ne faille pas songer à lutter contre l’immigration clandestine ou subie.

Enfin, ce projet de loi ne vise pas davantage à rétablir je ne sais quel équilibre en matière notamment d’urbanisme et de logement – ce point a fait débat. J’ai été maire d’une commune dont les habitants connaissent à la fois les problèmes que nous essayons de combattre avec ce texte et les promesses de la République faites à une ville jeune, issue de l’histoire compliquée de notre pays.

L’urbanisme, la politique de peuplement, le logement, l’immigration, le manque d’éducation, tout cela aggrave évidemment les difficultés existantes. Il est évident qu’un urbanisme mal maîtrisé, une politique de peuplement ignorant la mixité sociale, le défaut d’éducation ou de promesses républicaines fortes, de même qu’une immigration non maîtrisée dans certains quartiers amènent évidemment des problèmes de communautarisme, voire de séparatisme. Mais on ne saurait en conclure que l’urbanisme ou le logement en sont les seules causes. Nous aurons, de même que sur l’immigration et l’égalité des chances, à en débattre à d’autres occasions ; au demeurant, la majorité parlementaire ne doit pas regretter l’énorme effort qui aura permis le redémarrage des dispositifs de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). En tant qu’ancien ministre du budget et des comptes publics, je suis bien placé pour savoir qu’il a fallu attendre longtemps les financements qui permettent désormais de transformer nos quartiers, conformément à la promesse du Président de la République.

En conclusion, je vous présente un texte important, sans doute complexe : il ne se prête sans doute pas à toutes les facilités de langage par le fait qu’il touche à une bonne part de ce qui fait le sens et l’âme de la République, au respect que nous devons à chaque citoyen vivant sur notre sol et à son histoire. Reste qu’il était nécessaire ; j’oserais même dire que c’est un texte d’urgence, qui contient des dispositions que peu de gens ont osé proposer avant nous et qui s’accompagnent d’actes extrêmement forts, conformément à ce qu’a souhaité le Président de la République et à l’action qu’il mène depuis son élection.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Je vous remercie, monsieur le ministre, d’être venu à notre rencontre dès après l’installation de notre commission spéciale. Il était en effet important de vous entendre rapidement sur ce texte emblématique de cette presque fin de quinquennat.

Vous avez rappelé les objectifs poursuivis, les multiples dérives communautaristes, souvent insidieuses, parfois puissantes, les idéologies que le Président de la République a qualifiées de séparatistes – dont l’islamisme, qui en est l’expression la plus visible, la plus criminelle, la plus meurtrière. Car nous parlons bien d’une idéologie, non d’une religion ; nous aurons l’occasion, lors de nos débats, de définir ces termes.

Dans le cadre de cette commission spéciale, la responsabilité que nous confère le suffrage universel consiste à mesurer les objectifs visés par le Gouvernement, les moyens et les actions que vous nous proposez, mais également l’effectivité de votre politique : notre rôle n’est pas seulement de débattre, c’est aussi de décider de mesures qui peuvent et doivent changer la vie quotidienne de nos concitoyens.

Nous serons évidemment amenés à confronter des points de vue, des sensibilités diverses : il est important que chacun puisse se faire une opinion sur des bases objectivées. Je vous invite donc, monsieur le ministre, à rappeler un certain nombre de données objectives, concrètes sur les comportements, les actes, les situations, parfois les données géographiques : député d’une circonscription rurale, sans quartier difficile à proprement parler, je sais que des zones rurales sont également concernées par de telles dérives. Il est donc bon de rappeler les faits qui ont amené le Gouvernement à nous proposer ce texte très courageux.

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure pour le chapitre Ier du titre Ier. Merci pour ce texte : il est indispensable, même si nous avons bien conscience du fait qu’il ne résoudra pas tout en quelques années : il faudra vraiment beaucoup de temps pour remonter la pente d’un certain laisser-aller, souvent inspiré par de très bonnes intentions, qui fait que des principes inscrits dans notre Constitution ne sont plus respectés comme ils devraient l’être.

Je suis très honorée d’être la rapporteure du chapitre Ier du titre Ier, qui a notamment trait à l’inscription dans la loi, bien qu’il figure déjà dans nos normes suprêmes, du principe de neutralité. Ce qui n’est pas sans poser des difficultés : il faut regarder très concrètement à quoi cela correspond, s’agissant par exemple des délégataires de service public et des entreprises de transport. Il y aura donc, s’agissant de l’article 1er, matière à débattre. Des questions d’interprétation, qui ne seront sans doute pas toujours faciles, se poseront.

Vous avez évoqué l’article 2, qui tend à créer un référé-liberté issu des travaux du Conseil d’État sur l’avant-projet de loi – ce mécanisme n’était pas prévu en première intention. Je remercie le Gouvernement d’avoir eu la sagesse de tenir compte de l’avis du Conseil d’État.

L’article 3 concerne les fichiers. Je suis étonnée de constater que notre législation n’ait pas prévu d’y inscrire certaines infractions, telles que l’apologie du terrorisme.

L’article 4 créera une nouvelle infraction, qui n’est pas d’intention et me paraît indispensable – mais nous aurons aussi l’occasion d’en débattre.

S’agissant de l’article 1er, doit-on considérer que les écoles sont des organismes privés ou publics délégataires de service public, dont découlerait alors le statut d’usager ?

M. Éric Poulliat, rapporteur pour le chapitre II du titre Ier. Je remercie le Gouvernement de nous donner l’occasion de nous reposer collectivement la question du respect des principes républicains. Car c’est bien le sujet : il ne s’agit pas de remettre en cause ces principes ou de les redéfinir, mais de voir comment on peut renforcer leur respect. Tout acteur public, quelle que soit sa place dans la société, a cette question à cœur. C’est donc un grand plaisir et un grand honneur de pouvoir travailler sur ce texte.

Les associations, auxquelles je me suis intéressé plus particulièrement, sont des acteurs importants pour la cohésion sociale, pour le lien de fraternité, qui est un principe républicain fort. Elles sont au cœur de nos territoires et de notre promesse républicaine. Elles fonctionnent à 90 % grâce à des bénévoles, elles sont constituées de femmes et d’hommes d’engagement et elles irriguent notre société dans son ensemble. Elles sont vecteurs de citoyenneté, d’intégration et de mixité, pour nos jeunes comme pour nos anciens.

Leur rôle important en matière de cohésion leur impose une responsabilité. Le chapitre II repose sur l’idée qu’il faut les aider à prendre leur part, si je puis dire, et les renforcer dans leur droit à faire respecter les valeurs républicaines ; d’où la présence de cet objet que vous appelez le contrat d’engagement républicain, qui revient à réinterroger le rapport des associations à l’État, aux collectivités territoriales, voire à l’ensemble des Français. J’ai bien compris que des précisions viendront peut-être plus tard, mais j’aimerais savoir comment vous voyez ce contrat d’engagement républicain. Quelle différence y aura-t-il, en particulier, avec les chartes de la laïcité qui existent et plus généralement avec les dispositions utilisées par des élus et des collectivités pour faire vivre la laïcité et les principes républicains ? Comment y associer les élus locaux et les collectivités ?

S’agissant des procédures de dissolution, les associations ont une inquiétude mais c’est un outil efficace – la démocratie interne y est parfois compliquée.

Le contrat d’engagement républicain peut permettre une nouvelle rencontre entre l’État, les collectivités et le tissu associatif, riche et vigoureux, de notre pays.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure pour le chapitre III du titre Ier. Merci pour ce texte qui était attendu et qui a évolué positivement. Il donnera à chacun une responsabilité forte dans son domaine.

Dans le discours qu’il a prononcé aux Mureaux, le Président de la République a rappelé que le respect des grands principes de la République était un instrument important contre l’endoctrinement. Le principe de dignité en fait partie. Selon la formule retenue par le Conseil constitutionnel, il consiste à sauvegarder la personne humaine contre toute forme d’asservissement ou de dégradation : elle doit demeurer libre, ses choix ne doivent pas lui être dictés par autrui. Dans son avis, le Conseil d’État a aussi rappelé que la dignité de la personne humaine était un principe supérieur, intangible et absolu, consacré par les textes constitutionnels et conventionnels.

Plusieurs affaires ont conduit définir ce principe et les mesures pour le faire respecter. Dans la continuité de cette évolution, le projet de loi comporte des dispositions contribuant à protéger la dignité de la personne humaine et qui ont une résonance particulière pour moi, en tant que femme, mère et professionnelle de santé.

Pour assurer aux femmes l’égalité des droits, le texte prévoit notamment une mesure relative aux héritiers réservataires, concernant les biens situés en France. Il interdit également l’établissement de certificats de virginité par les médecins. Autant de sujets sur lesquels on n’a que des non-dits ou des rumeurs : quelle connaissance réelle en avons-nous en fonction des quartiers et des territoires ?

Il est également prévu de renforcer le dispositif de protection du consentement des futurs époux, afin de lutter contre les mariages forcés. Un travail est déjà engagé en la matière par les élus et les associations. Comment peut-on mieux les accompagner pour les aider à être vigilants ?

Le texte aborde aussi la question de la polygamie. Il prévoit des mesures destinées à compléter les dispositifs existants – la polygamie est déjà interdite. Sur la base de quels recensements ces mesures sont-elles envisagées et quelle effectivité escomptez-vous ?

S’agissant des pensions de réversion dont bénéficient les conjoints divorcés ou survivants, disposons-nous d’éléments chiffrés permettant de connaître les destinataires et les fraudes éventuelles ?

Les femmes sont les principales victimes des violences, et il importe de travailler sur ces propositions relatives au respect des valeurs de la République – liberté, égalité, fraternité et laïcité. Sur ces thèmes forts, qui sont liés au respect de la dignité de la personne, quelles sont vos intentions et vos orientations, monsieur le ministre ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure pour le chapitre IV du titre Ier. Je suis rapporteure d’un chapitre relatif à la haine en ligne et aux contenus illicites sur internet, sujet qui est arrivé dans un second temps dans les travaux visant à lutter contre les séparatismes et qui n’avait pas été abordé, en tant que tel, dans le discours du Président de la République aux Mureaux. Nous nous devons d’assurer un renforcement de nos principes républicains dans tous les espaces de vie et de partage, en premier lieu le numérique. Pour cela, il faut réguler les réseaux sociaux et lutter contre la propagation de la haine, s’assurer que ce qui est interdit dans l’espace physique l’est aussi pleinement dans l’espace numérique, mettre en œuvre un ordre public réel dans l’univers virtuel afin de construire un internet plus sûr et plus protecteur pour nos concitoyens.

Nous connaissons tous les douloureuses circonstances dans lesquelles ce débat a refait surface dans notre société, lorsqu’en octobre dernier Samuel Paty a été lâchement assassiné en plein jour par un terroriste islamiste, un homme qui n’habitait pas sa région, qui ne connaissait pas son visage mais qui l’avait choisi comme cible après ce que vous avez très justement qualifié de fatwa lancée sur les réseaux sociaux. Nous avons su ne pas trembler quand il a fallu désigner le responsable, l’ennemi : le terrorisme islamiste. Mais nous avons également su pointer du doigt ceux qui ont joué un rôle dans ce drame : les réseaux sociaux. C’est par eux qu’une cible a été placée dans le dos de Samuel Paty, par eux que cet attentat a été revendiqué et que des images indignes ont été partagées pendant plusieurs jours, et à cause du terreau d’internet que fleurit et se propage une idéologie islamiste dans les esprits les plus vulnérables.

Les trois articles du projet de loi concernant la haine en ligne répondent à la nécessité impérieuse de lutter contre l’impunité sur internet. Verront ainsi le jour un nouveau délit, constitué sur mesure, contre ce mal contemporain qui consiste à utiliser les réseaux sociaux pour nuire à quelqu’un, une procédure de comparution immédiate pour les pourvoyeurs de haine et des procédures simplifiées pour obtenir le blocage et le déréférencement des sites haineux et extrémistes.

Vous avez annoncé que le ministère de l’intérieur s’engagerait pleinement dans la lutte contre l’impunité en renforçant les effectifs de PHAROS : c’est nécessaire pour que les nouvelles dispositions ne soient pas seulement des pétitions de principe et qu’elles voient leur traduction réelle dans le quotidien de chacun. Pouvez-vous préciser le calendrier et les moyens prévus ?

La question des sites haineux conduit à celle d’une autre forme de séparatisme dont on parle peu mais dont vous avez indiqué qu’elle était aussi concernée par ce projet de loi : le séparatisme des extrémistes dits suprémacistes blancs, qui déversent leur haine sur des sites aux antipodes des valeurs de la République, dont je ne veux pas faire la publicité. Pouvez-vous faire un état des lieux des actions menées par le ministère de l’intérieur vis-à-vis de ces groupes qui sévissent principalement sur internet et sur les réseaux sociaux ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure pour le chapitre V du titre Ier. Vous avez dit, monsieur le ministre, que vous souhaitiez réserver le sujet de l’éducation à Jean-Michel Blanquer, que nous auditionnerons après vous. J’ai néanmoins deux questions générales à vous poser.

Le projet de loi traite, dans le chapitre V de son titre Ier, de l’instruction en famille et des écoles privées, en vue de garantir à chaque enfant une éducation conforme aux principes de la République. Ce chapitre pose le principe de la scolarisation obligatoire de trois à seize ans, des exceptions pouvant seulement être autorisées en raison de la situation de l’enfant ou de sa famille. Le texte renforce également le contrôle des établissements d’enseignement privé hors contrat et donne aux autorités de l’État les moyens de mettre fin rapidement à l’activité d’établissements clandestins. Enfin, il prévoit une vérification de la capacité des écoles privées à dispenser un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public.

La République s’est construite autour de l’école, à qui nous confions nos enfants pour qu’ils accèdent aux connaissances, aux savoirs, à la culture et aux sports, pour qu’ils développent leurs compétences, leur caractère et leur esprit critique, pour qu’ils découvrent l’altérité, la vie collective et le vivre ensemble, pour qu’ils apprennent les principes républicains et qu’ils partagent un socle de valeurs communes : liberté, égalité, fraternité, laïcité, dignité, esprit de justice, solidarité, respect de la personne, égalité des femmes et des hommes, tolérance et absence de toute forme de discrimination. Ils y deviennent ainsi les citoyennes et citoyens de demain.

En France, depuis 1882, ce n’est pas l’école qui est obligatoire, mais l’instruction. Dans le cadre de la liberté d’enseignement, tout enfant, de trois à seize ans, doit être instruit soit à l’école, publique, privée sous contrat ou hors contrat, soit à domicile. Des dispositifs de contrôle existent afin de vérifier que chaque enfant a bien droit à une instruction et que celle-ci répond à un minimum d’exigences.

J’en viens à mes deux questions.

Pour quelles raisons souhaitez-vous inclure des dispositions concernant l’éducation, l’instruction en famille et les écoles privées dans un projet de loi consacré au respect des principes républicains ? Pouvez-nous nous renseigner, en tant que ministre de l’intérieur, sur les constatations qui y conduisent ? J’ai remis en 2018 un rapport sur la déscolarisation : je sais que des familles retirent leurs enfants de l’école. Si cela ne constitue pas à soi seul un facteur justifiant une suspicion de radicalisation, c’est un indice, au sein d’un faisceau, qui doit donner l’alerte. C’est un fait avéré que certains enfants sont en danger. Quelles ont été les évolutions de ce phénomène ?

Pour vérifier que le droit à l’instruction de chaque enfant présent sur le territoire français est effectif, chaque maire doit constituer et transmettre à l’éducation nationale une liste des enfants en âge d’être scolarisés dans sa commune. J’ai découvert, dans le cadre de la mission qui m’a été confiée, que cette tâche incombant aux mairies est mal faite ou pas faite du tout. En tant qu’ancienne adjointe à l’éducation dans la commune de Lyon, je sais à quel point elle est difficile, notamment dans les territoires où la mobilité résidentielle est forte. Comment peut-on accompagner les maires dans l’accomplissement de cette mission essentielle pour tous les autres contrôles ? Comment les préfectures peuvent-elles les aider ?

M. Sacha Houlié, rapporteur pour le chapitre II du titre II et les titres III et IV. Nous ne désirons pas que les gens pensent comme nous mais qu’ils pensent par eux-mêmes : c’est la définition de la laïcité que donnait Condorcet. On y trouve la liberté de conscience et d’expression, la liberté de croire et de ne pas croire. Ces libertés ont pour limites l’ordre public et le respect des lois de la République. La loi de 1905 suivait déjà cette logique sur laquelle vous avez assis votre projet de loi.

Le principe de la police administrative est qu’elle doit être strictement nécessaire et proportionnée. Le Conseil d’État a estimé, d’une manière assez objective et lucide, que les dispositions relatives au financement du culte et les mesures de contrôle, que je suis chargé de rapporter, étaient tout à fait proportionnées et, dans l’ensemble, satisfaisantes compte tenu des objectifs fixés. Il a considéré que la loi de 1905 était très sommaire s’agissant du financement du culte, ce qui justifiait le renforcement que vous avez prévu.

Le Conseil d’État a, en outre, formulé des observations sur lesquelles je voudrais vous interroger.

Il a proposé de supprimer l’article 39 qui tend à renforcer les sanctions, prévues par la loi du 24 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en cas de provocation à la haine dans les salles de prière ou les lieux de culte. J’aimerais savoir ce qui a poussé le Gouvernement à maintenir ces dispositions.

Le Conseil d’État a considéré qu’un droit d’opposition à certains financements du culte était tout à fait justifié, ce dont je me réjouis. Dans quelle mesure ce droit d’opposition, qui peut concerner des transactions en chaîne, a-t-il été sécurisé dans le cadre de l’article 46 ?

Je voudrais aussi vous interroger sur l’articulation entre l’article 44, qui permet la fermeture de lieux de culte, et les dispositions de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite SILT, que nous avons prorogées jusqu’au 31 juillet prochain. Le Conseil d’État vous a, par ailleurs, invité à prévoir un renouvellement de la fermeture administrative des lieux cultes, dans la mesure où celle-ci n’est valable que pour deux mois.

S’agissant des dispositions de l’article 38, relatif aux sanctions en cas d’atteinte à la liberté de croire ou de ne pas croire, j’aimerais revenir sur un arrêt récent du Conseil d’État concernant la commune de Chalon-sur-Saône, qui consacre la liberté de proposer – ou non – des menus de substitution dans les cantines scolaires. Au vu de la jurisprudence constante du Conseil d’État, ne serait-il pas bon d’inscrire cette liberté dans la loi ?

M. Guillaume Vuilletet. Pourquoi nous retrouvons-nous aujourd’hui à débattre de la volonté de conforter des principes républicains ?

Vous avez évoqué, monsieur le ministre, les carences républicaines qui peuvent exister. Il y a d’abord celle, générale, qui est liée au déni dans lequel nous nous trouvons depuis des années. Les sondages montrent qu’une partie de la jeunesse ne se reconnaît plus dans les valeurs de la République ; pas loin de quatre Français sur dix, me semble-t-il, se demandent même s’il n’existe pas un meilleur système que la démocratie ! C’est cela, le déni : c’est ne pas reconnaître que notre système connaît une crise profonde, et depuis longtemps. Le rapport Obin, qui la décrivait, date de 2004.

Notre société se fracture de plus en plus. Le mérite du Président de la République dans son discours aux Muraux est d’avoir réussi à nommer les choses, et c’est fondamental. Si nous sommes réunis, c’est parce que nous devons prendre en compte la réalité, la décrire, la nommer et prendre les décisions qui doivent en résulter.

La société est fracturée, en premier lieu, parce que le séparatisme existe. Des groupes proposent des contre-sociétés dans certains endroits de la République : ils veulent que des quartiers échappent à nos règles communes. Il y a aussi une jeunesse qui doute d’avoir sa place dans notre société et qui cherche une identité à travers des revendications qui deviennent communautaristes, qui se placent en dehors des valeurs de la République, en dehors de nos règles communes, et dont les exigences sont parfois très malsaines.

Il ne s’agit pas simplement d’une religion : les dérives sont partout. Des phénomènes de sectarisation existent dans différents domaines, qui ne sont pas uniquement religieux. Il faut, je le répète, décrire la réalité et la prendre en considération. Elle ne se traduit pas uniquement par du séparatisme, mais aussi par une violence qui se répand dans notre société et que l’on observe tous les jours.

Si nous sommes réunis, c’est aussi parce que le débat sur la fracturation de notre société s’accompagne d’une forme de confusion. Certains veulent voir derrière cette fracturation une cause simple : l’immigration. Évidemment, ce n’est pas vrai : nous voyons bien que ce qui se passe dans nos quartiers relève de causes beaucoup plus complexes et multiples, qui sont souvent totalement éloignées des problèmes migratoires. Mais il est tellement simple de trouver un ennemi visible et identifiable pour éviter de se poser les vraies questions… Il y a également une confusion en raison des problèmes dont Mme Avia a parlé tout à l’heure. L’« imam internet », par exemple, est aujourd’hui plus crédible que le discours qui peut être développé dans le cadre de la République, et c’est de cela aussi que nous devons parler afin d’apporter des réponses. La confusion existe enfin en notre sein même : dans de nombreux territoires, les autorités de la République elles-mêmes ont délégué à des associations, qui en ont détourné le sens, la gestion de services publics qui se retrouvent à servir plutôt le séparatisme et la communautarisation que l’intérêt général.

Enfin, nous devons nous fixer des objectifs. Ce texte doit être une loi de sécurité, une loi de sérénité, une loi de liberté. Notre société sera plus forte si elle est cohérente, si elle retrouve ses valeurs, si elle permet de mieux les comprendre. Elle sera aussi plus forte si elle se libère et libère les religions des influences extérieures qui n’ont rien à y faire. Surtout, elle sera plus forte si elle permet aux croyants et aux non-croyants, à ceux qui entendent s’habiller et se comporter comme ils veulent dans le cadre de la République et des lois, de le faire en toute tranquillité.

C’est une première attaque que nous abordons là, mais il n’y a pas de mot magique. Il y aura d’autres choses à faire, d’autres chantiers à ouvrir, notamment en matière d’égalité des chances. Mais ne confondons pas tout, commençons par cette étape importante et fondamentale, nommons les choses et apportons des réponses.

Une question rapide pour terminer : le Gouvernement a déjà beaucoup fait, nous débattons d’un projet de loi, quelle est l’articulation entre les deux ?

M. Éric Diard. Je suis particulièrement satisfait que ce texte voie enfin le jour. Vous avez parlé d’urgence, mais combien de tergiversations, combien de reports ! Vous avez évoqué un travail interministériel, mais vous avez été contraint par la Constitution, puisque le ministère de la justice avait souhaité créer un délit de séparatisme, sans y parvenir. Votre collègue Éric Dupond-Moretti a rappelé qu’il y a un avant et un après Samuel Paty : il a beaucoup travaillé sur le texte pour le parfaire, notamment sur les articles 4 et 18.

Force est de le reconnaître, mes chers collègues, nous avons tendance, sur tous les bancs, à légiférer par réaction : les lois visant à lutter contre le terrorisme, qui se sont multipliées après les attentats de 2015 et de 2016, sont là pour le prouver. Mais c’est tellement plus simple… Essayons de travailler par anticipation et d’élargir le débat à d’autres problématiques – celle de la sortie de prison des détenus de droit commun radicalisés, par exemple, ou encore l’influence de plus en plus prégnante du séparatisme dans les mondes de la santé et de l’université.

Mme Annie Genevard. Comme vous l’avez indiqué, monsieur le ministre, le présent projet de loi répond à une situation, une urgence que nul ne conteste. Le groupe Les Républicains est désireux d’y prendre toute sa part. Et je veux exprimer le souhait que, contrairement à ce que nous avons trop souvent constaté, vous vous montrerez ouvert aux propositions que nous formulerons.

Ce texte arrive bien tard dans le quinquennat. Une fois adopté, il sera applicable seulement quelques mois avant la fin de la législature. Nous aurions préféré que le sujet soit traité avant. Quand on veut une loi puissante, sur un sujet difficile, mieux vaut la faire passer en début de mandat, avec le soutien d’une majorité forte.

J’aimerais vous interroger sur la distorsion entre l’exposé des motifs, qui évoque « l’idéologie séparatiste », et le texte lui-même, où cette expression est absente. Faut-il y voir l’expression d’une fausse pudeur ? La peur de diviser la société ? La crainte d’ébranler votre majorité ?

Enfin, vous avez indiqué qu’il ne sera pas question d’immigration dans ce texte, mais vous avez tenu un propos très étonnant en parlant d’un choix que vous revendiquiez personnellement. Je croyais que le Gouvernement proposait un texte de loi au nom de la Nation, non à titre personnel.

Deux questions pour terminer. Ce projet de loi touche à des libertés fondamentales : liberté d’instruction, liberté de culte, liberté d’association. Durant sa préparation, avez-vous dû réduire vos ambitions par crainte de la censure constitutionnelle ? Êtes-vous certain que le Conseil constitutionnel validera votre texte et que vous atteindrez vos objectifs sans révision constitutionnelle ? Une de nos collègues de la majorité a parlé de la règle commune : rappelons que vous avez refusé la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, qui visait précisément à inscrire dans la loi fondamentale que nul ne peut s’exonérer de la règle commune au titre de son origine ou de sa religion…

Mme Isabelle Florennes. Monsieur le ministre de l’intérieur, le groupe MODEM est heureux d’entamer l’examen de ce projet de loi par votre audition et par celle de M. Jean-Michel Blanquer. Elles devraient nous permettre d’en mieux cerner les enjeux, d’en préciser les contours et les attendus, de relever les éventuels manques et d’identifier les améliorations possibles, afin de parvenir in fine à un texte capable de nous rassembler autour des principes de notre République, mais aussi autour de ses promesses : l’égalité des droits comme des chances, la liberté d’expression, de conscience et de devenir.

Si la République est un projet, réaffirmé dans l’exposé des motifs, elle est aussi une idée qui parle aux consciences et qui doit entraîner et mobiliser autour de valeurs fédératrices et de principes structurants. Hélas, force est de constater que ces valeurs et ces principes sont mis à mal par divers moyens, et notamment par l’ingérence, dans notre ordre démocratique et républicain, de projets politiques dont l’unique ambition est de saper notre cohésion sociale. C’est à cela qu’il convient de répondre, en réaffirmant une règle essentielle : en République, il n’y a pas de règle religieuse qui l’emporte sur la loi des hommes. Chacun est libre dans sa conscience, mais nul ne peut imposer ses vues aux autres, ni a fortiori en faire un objet politique.

Dire cela, c’est rappeler notre tradition, celle d’une séparation dans l’espace public des dimensions religieuses et temporelles de nos existences. Il est inutile de rappeler ce que nous a coûté une telle confusion au cours de notre histoire, sinon pour dire que la laïcité, telle que nous la concevons en France, est la condition de notre liberté à tous. C’est ce que nous a rappelé Mme Dominique Schnapper, présidente du conseil des sages de la laïcité, nommée par Jean-Michel Blanquer, que nous avons auditionnée dans le cadre de notre groupe : la laïcité, en tant que telle, est inclusive et tolérante.

Les dérives sont devenues trop nombreuses dans les services publics, dans les associations, à l’école. Il est temps d’y mettre un coup d’arrêt. Nos concitoyens attendent de nous que nous nous engagions avec conviction contre les intrusions de l’islam politique, comme de tout entrisme religieux, dans notre espace public. Beaucoup a été fait, car le phénomène, malheureusement, n’est pas récent. Mais ce projet de loi prend à bras-le-corps des enjeux propres aux services publics, aux associations, au financement des cultes, qui n’avaient jamais été traités jusqu’alors. Ce texte les aborde pleinement et c’est une bonne chose. Notre groupe considère que ce texte est tout à fait nécessaire, et que le débat doit s’ouvrir entre nous. Nous apporterons notre soutien, animés par la volonté de promouvoir une réponse qui nous rassemble.

M. Boris Vallaud. Les socialistes sont historiquement des républicains ardents, attachés à une République laïque et sociale ; or elle ne restera laïque que si elle sait rester sociale, selon les mots de Jean Jaurès. Nous sommes d’avis qu’il faut être intransigeant, chaque fois qu’il y va des principes, mais aussi chaque fois qu’il y va des promesses de la République.

Le Président de la République avait annoncé un discours sur les séparatismes ; il a prononcé un discours sur le séparatisme. Pour votre part, vous aviez eu la gentillesse de nous présenter une première version du projet de loi, intitulée « projet de loi visant à renforcer la laïcité ». Le texte transmis au Conseil d’État, s’appelait « projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République » ; depuis, l’intitulé a encore changé. Le Conseil d’État avait observé que votre exposé des motifs était somme toute sommaire, et qu’il n’exprimait pas clairement les intentions du législateur.

Les propos que vous avez tenus ce matin et ceux de M. le Premier ministre lors de sa présentation du texte appellent la question suivante : quelle est exactement l’intention de ce texte ? Pouvez-vous être clair à ce sujet ? Il touche pratiquement à tous les droits et toutes les libertés publiques constitutionnellement garantis, qui nous fondent comme État de droit, comme démocratie, comme République : la liberté d’association, la liberté de conscience, la liberté de culte, la liberté de réunion, la liberté d’opinion, la liberté de communication, la liberté de la presse, la libre administration des collectivités locales, la liberté de l’enseignement, la liberté du mariage, la liberté d’entreprendre, la liberté contractuelle.

Autant dire que l’examen minutieux de toutes les dispositions que vous proposez exige du temps. Ce n’est certes pas la loi de 1905, mais rappelons qu’elle aussi avait été examinée dans le cadre d’une commission spéciale, constituée le 11 juin 1903, et que la discussion en séance publique avait duré du 21 mars 1905 au 3 juillet 1905… Au total, il avait fallu plus de deux ans de travail. Plusieurs d’entre nous, dont je me fais l’écho, ont demandé que nous ayons le temps d’examiner sérieusement la proportionnalité des mesures proposées. Car ce qui est en cause, à bien des égards, ce sont des droits et des libertés qui nous concernent toutes et tous au quotidien.

Par ailleurs, ce texte de loi pourrait laisser penser que la République se résume à des règles, des interdictions, des contraintes, des injonctions et des principes d’ordre public. La liberté d’association, la laïcité ne se résument pas à des motifs d’ordre public. Votre texte laisse orphelin tout un pan du discours du chef de l’État sur les promesses de la République. Il est permis de douter – la question vous a été posée – de la bonne articulation entre ses promesses et la réaffirmation de la nécessité de faire respecter certains principes républicains, si l’on songe au sort réservé au rapport Borloo ou à l’enterrement des nombreuses expérimentations engagées en matière de mixité sociale dans les établissements scolaires. Êtes-vous disposé à accepter certains amendements des parlementaires sur ce point aveugle, mais non moins essentiel, qu’est la République sociale ?

M. Christophe Euzet. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre présentation du texte qui, de l’avis des membres du groupe Agir ensemble, tombe à point nommé par le fait qu’il apparaît comme une composante d’un tout législatif comprenant par ailleurs un volet éducatif, un volet relatif à la rénovation urbaine, ainsi qu’un volet relatif à une refondation de la justice et de la police.

Mais surtout, il s’agit d’un texte important pour le pays, pour son avenir et pour sa cohésion. C’est également un texte courageux, à notre connaissance sans précédent, équilibré, dosé et convenablement proportionné. Il porte sur un sujet grave et particulièrement sensible, ce qui suppose – c’est en tout cas notre intention – un débat digne et apaisé : nous le devons à nos concitoyens qui nous écoutent et nous regardent. Persister dans le déni ne rendrait pas service au pays ; à l’inverse, l’exagération répressive remettrait en cause tout ce à quoi nous sommes profondément attachés : la démocratie, la liberté et l’État de droit. Nous devrons donc sans cesse rechercher des solutions raisonnables et procéder avec discernement. Il y va de la liberté de nos compatriotes, quelle que soit leur confession ; nous avons le devoir de garantir l’application des principes républicains. Il y va également de la cohésion de la société tout entière. Les libertés fondamentales de nos compatriotes et leur protection, voilà ce dont il est question ; et pour les garantir, le principe de laïcité est sans égal.

Je n’entrerai pas dans le détail de son contenu, nous en débattrons longuement. Nous sommes favorables aux dispositions relatives à l’impartialité du service public. Nous considérons que les mesures d’encadrement des activités associatives sont nécessaires, que la protection de la dignité de la personne humaine est devenue indispensable, compte tenu des dérives que nous constatons, et qu’il est utile de replacer l’éducation au cœur de la République et de combattre la haine en ligne, en commençant par en débattre de façon sérieuse et dépassionnée. Quant aux dispositions relatives au financement et à la police des cultes, c’est à nos yeux une dimension essentielle.

Pour résumer, le groupe Agir ensemble portera un regard très bienveillant sur ce projet de loi. Mais nous serons très vigilants s’agissant du respect des équilibres, qu’il faudra trouver, entre l’interdiction de certains comportements et la préservation des libertés fondamentales. Nous aurons un point de vigilance tout à fait particulier sur l’article 44 du projet de loi, relatif à la lutte contre le terrorisme, car il nous semble assez strict en matière de proportionnalité des atteintes susceptibles d’être portées à la liberté de culte.

M. Jean-Christophe Lagarde. J’estime qu’une nouvelle audition de M. le ministre sera nécessaire, une fois que nous aurons entendu d’autres personnalités. Il a lui-même beaucoup consulté ; il me semble utile que nous puissions faire de même.

Le présent projet de loi – c’est son premier mérite – a été précédé d’un discours du Président de la République, prononcé aux Mureaux, dans lequel il a clairement reconnu un état de fait qui est désormais le lot de nombreux quartiers populaires où nous avons concentré l’immigration au fil des décennies : l’échec du modèle d’intégration républicain a ouvert une faille dans la République, qui est utilisée par une idéologie politique qui se sert d’une religion, en l’occurrence la religion musulmane, la dénature et s’en sert comme levier pour imposer un projet politique qui n’a rien de religieux. Le Président de la République a eu le courage de le dire ; il est le premier chef de l’État à le faire et je tiens à l’en saluer.

La loi de 1905 repose sur deux grands principes. Le premier, c’est la liberté de croire, de ne pas croire et de pratiquer, et son exercice est protégé par l’État. Le second, que l’on oublie trop souvent, dans sa philosophie comme dans sa lettre, c’est l’exigence de la séparation entre la politique et le religieux. Cela ne vaut pas uniquement pour les relations classiques entre individus : c’est l’interdiction pour une religion de servir de levier à une activité, un projet, une ambition politiques.

Or force est de reconnaître que nous avons à ce propos des pudeurs de jeune fille. À ce jour, il n’y a qu’une seule religion utilisée, manipulée et dénaturée par des gens, très minoritaires mais très actifs, au service d’un projet politique : la religion musulmane. D’autres seront peut-être demain dans cette situation ; mais pour l’heure, il ne faut pas avoir ce genre de pudeurs, d’autant moins que les musulmans eux-mêmes, à 95 % ou 97 %, demandent à être préservés de cela. La République doit les protéger : c’est une nécessité, et tout à son honneur.

Le texte aborde de nombreuses questions, ce qui me semble justifier une seconde audition de M. le ministre. Il a de nombreuses qualités ; je ne dresserai pas la liste des articles que nous sommes prêts à soutenir. Mais il présente aussi deux ou trois failles, ou deux ou trois limites, qui devraient être corrigées lors de son examen par le Parlement.

Monsieur le ministre, vous dites vouloir connaître l’origine des financements étrangers. Mais la difficulté n’est pas tant d’en connaître l’origine que de savoir qui paie, et par ce fait exerce une influence sur la pratique religieuse, ainsi que sur la perception et l’interprétation de la religion, pour le compte le plus souvent d’États étrangers, voire de personnes privées, elles-mêmes liées à ces Etats, dont certaines peuvent avoir leur résidence sur notre sol et la nationalité française. Connaître l’origine de ces financements ne suffit pas. Pour ma part, je reprends une idée formulée par Dominique de Villepin en 2005 : un intermédiaire entre celui qui donne l’argent et celui qui le reçoit, une fondation par exemple, une instance neutre. Ainsi, celui qui paie ne commanderait pas, ce qui nous prémunirait du pire des influences néfastes exercées par des pays étrangers ou des groupes politiques dénaturant la religion musulmane.

Vous avez également renoncé à réorganiser le Conseil français du culte musulman (CFCM). Sa création par Nicolas Sarkozy fut une bonne chose, car elle a donné un interlocuteur à l’État, à ceci près qu’il n’est pas représentatif des musulmans de France. On y vote au mètre carré : plus la mosquée est grande, plus vous avez d’argent pour financer un grand bâtiment, plus vous avez de voix. Je considère que les musulmans de France doivent voter, comme dans n’importe quelle démocratie, par tête de croyant, si j’ose dire, par personne et non par mètre carré. Ces deux évolutions me semblent fondamentales pour construire un islam de France, par ailleurs parfaitement compatible avec les lois de la République.

Enfin, l’article 11 m’intrigue. Vous souhaitez connaître la nature des dons versés aux associations religieuses, mais pas l’identité des donateurs. C’est là encore une timidité inutile : dans le cas des dons à un parti politique, l’État sait qui a donné, et à qui. Je ne vois pas pourquoi vous voulez connaître le montant des dons, ce qui présente un intérêt relatif, et pas l’identité des donateurs. Je ne vois pas pourquoi ce qui est possible dans le champ politique ne le serait pas dans le champ religieux.

M. Charles de Courson. Ce texte, initialement destiné à lutter contre le terrorisme, puis contre l’islamisme radical, puis contre le séparatisme, est devenu le projet de loi confortant le respect des principes de la République. C’est un très vaste programme ! Au demeurant, il n’aborde qu’une partie des principes de la République : les droits sociaux, les droits économiques ne sont pas concernés. Pourtant, le discours du Président de la République aux Mureaux montrait bien qu’il est impossible d’aborder le problème du séparatisme sous le seul angle répressif ; il faut aussi un volet préventif, une politique sociale – accès au logement, accès à l’emploi, etc.

Ajoutons que le groupe Libertés et Territoires défend les libertés publiques sous toutes leurs formes : cette loi ne saurait leur porter atteinte au motif de lutter contre le séparatisme.

Ma première question, monsieur le ministre, porte sur l’article 1er. Si vous considérez que l’enseignement privé sous contrat est visé par l’article 1er, comment comptez-vous concilier ses dispositions avec le respect du caractère propre des établissements ?

Ma deuxième question porte sur l’article 18. Est-il réellement opérationnel ? Comment prouver l’intention particulière de l’auteur des faits de porter atteinte à l’intégrité physique ou aux biens de la personne ? Et comment s’articule-t-il avec l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, que nous venons d’adopter en première lecture ?

Ma troisième question porte sur l’article 30. La distinction entre associations culturelles et associations cultuelles n’est pas sans poser difficulté : si des activités culturelles coexistent avec des activités cultuelles au sein d’une même association, le texte prévoit de soumettre la partie cultuelle aux règles applicables aux associations du même nom. Sur le principe, c’est très bien, mais comment le représentant de l’État pourra-t-il constater qu’une telle association accomplit des actes cultuels ?

Ces trois exemples montrent l’extrême difficulté à concilier le respect des grandes libertés publiques avec certains articles du texte.

M. Alexis Corbière. Je balaie à grands traits les remarques et critiques formulées à l’égard des cinquante et un articles de ce projet de loi par le groupe la France insoumise. Compte tenu de l’immensité de la tâche, beaucoup de points devront être précisés par la suite.

Contrairement à ce qui est affiché, ce projet de loi sera tout d’abord assez inefficace pour faire face à des attentats tels que ceux qui nous ont endeuillés. Le Premier ministre lui-même l’a d’ailleurs reconnu lors d’une interview donnée à un grand quotidien du soir : de son propre aveu, ce texte n’aurait sans doute pas empêché l’assassinat de Samuel Paty ou le drame de Nice. Face à ce djihadisme criminel, c’est la police et le renseignement qu’il faut renforcer ; or le texte n’aborde pas ce sujet.

De la même façon, face à la haine en ligne, c’est la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS) qu’il faut renforcer, ce que vous avez commencé à faire, depuis le drame de l’assassinat de Samuel Paty. Des outils existent d’ores et déjà ; il s’agit de leur donner les moyens, notamment humains, dont ils ont besoin afin que nous nous retrouvions avec des faits et des enquêtes, et non de pures mesures d’affichage politique.

Or c’est bien là le piège dans lequel vous voulez nous amener : lancer, par des mesures d’affichage, des débats sur des grands thèmes de société comme la polygamie, les certificats de virginité, les jeunes femmes spoliées de leur héritage, les mariages forcés, autant de pratiques déjà interdites par la loi. Et où est l’étude d’impact ? Je constate avec plaisir que les rapporteurs vous le demandent également. Quelle est la part du résiduel, et celle des faits réellement inquiétants ? Nombre d’acteurs de terrain – j’ai ai auditionnés comme vous – ne constatent pas du tout la progression de ces phénomènes dont vous parlez beaucoup. Ils assurent également qu’ils ne manquent pas d’outils pour y faire face, mais que le manque de moyens humains, et notamment d’assistantes sociales, empêchent de les utiliser. Nos principes républicains, qui se concrétisent dans l’existence des services publics et dans l’action des fonctionnaires, en sont d’autant affaiblis, du fait de vos politiques.

Il en va de même pour les financements étrangers, notamment pour les ministres du culte : souhaitez-vous empêcher l’église catholique d’utiliser, comme elle le fait chaque année, 30 % de prêtres étrangers, originaires notamment d’Afrique ? Est-ce vraiment votre souci ? Je ne le crois pas. Là encore, un outil existe pour contrôler les financements étrangers : le système Tracfin, actuellement surchargé. Donnons-lui donc les moyens d’identifier les situations préoccupantes au lieu de faire une nouvelle loi bavarde, qui ne réglera pas le problème. Mais je vois bien l’intérêt qui vous pousse à soutenir que nous serions désarmés ou aveuglés.

J’affirme que la loi de 1905, à laquelle nous nous référons tous, était une loi de liberté et d’inspiration libérale : elle partait du principe que ce sont les fidèles qui financent le culte et qu’ils ont le droit de s’organiser – ce qui avait donné lieu à un vaste débat à l’époque. Vous souhaitez que l’ensemble des associations cultuelles se conforment à la loi de 1905 ; vous visez notamment les associations musulmanes qui à 92 % ne relèvent pas du statut de la loi de 1905. Mais ce n’est pas non plus le cas de l’église catholique, organisée autour d’associations dites diocésaines qui se sont mises en place en 1923-1924, le Vatican ayant refusé la séparation de 1905.

Enfin, si nous avons à l’égard des associations cultuelles de nouvelles exigences d’organisation démocratique, nous ne demandons fort heureusement pas leur respect immédiat par l’église catholique, qui ne connaît que l’autorité de l’évêque.

Enfin, votre projet est bel et bien une loi anti-laïque : en témoigne l’article 28, auquel je suis opposé : il permettra aux cultes de se financer au moyen d’immeubles de rapport, ce qui était jusqu’à présent interdit aux associations cultuelles.

Enfin, force est de relever l’absence inquiétante de grands sujets, notamment l’école, la remise en cause de la mixité scolaire, les écoles privées sous contrat dans lesquelles se passent actuellement des choses inacceptables et antirépublicaines.

M. Stéphane Peu. Une loi qui veut conforter le respect des principes de la République trouvera une oreille attentive et bienveillante auprès du groupe de la Gauche démocrate et républicaine. Nous avons déjà eu l’occasion de le dire, notamment au ministre, lors des concertations préalables : non seulement nous serons au rendez-vous, mais nous ne serons pas avares de propositions allant dans le sens du renforcement du respect des principes républicains.

Malheureusement, force est d’admettre qu’on ne retrouve pas du tout dans ce projet de loi la force, les grands principes et les grandes avancées du discours à certains égards fondateur prononcé par le Président de la République aux Mureaux, et qui avait rencontré un relatif consensus dans le pays.

Pour commencer, vous faites l’impasse sur les grands maux dont souffre notre République et qui en affaiblissent les principes : la ségrégation territoriale, la mixité sociale mise à mal, une école de moins en moins uniforme, des territoires et des populations non seulement perdus, mais bel et bien abandonnés depuis de trop longues années – j’en suis un témoin direct en Seine-Saint-Denis. Tous ces sujets, qui auraient dû se retrouver au cœur d’un texte renforçant les principes de la République, sont totalement évacués pour laisser place à une loi de communication et bavarde ; et même si nous approuvons certaines de ses dispositions que nous tenterons de renforcer, cela reste à nos yeux sa très grande faiblesse.

Si nous prenons comme référence notre République laïque et sociale, deux termes indissociables, qui fonctionnent ensemble, votre projet de loi est unijambiste : il n’en traite qu’un sur deux, et de manière relativement communicationnelle. On ne fait pas une grande loi sur les principes de la République en ne retenant qu’un seul terme sur les deux qui la font marcher depuis très longtemps.

Jean-Pierre Chevènement, auquel je peux sans trop de difficulté me référer sur ces sujets, prévenait en 1999, alors qu’il était ministre de l’intérieur, que si nous continuions ainsi dans la voie de la dégradation de la mixité sociale et de la ségrégation des territoires, nous irions vers un apartheid urbain et social en Île-de-France. Tous les indicateurs montrent que, depuis cette date, ce constat s’est aggravé, et dans bien d’autres endroits. C’est là-dessus qu’il faut travailler : on ne peut pas rappeler les grands principes de la République et ne pas traiter des territoires, de la mixité sociale, de l’école : dans certains secteurs de ma ville ou de mon département, moins d’un quart de la population concernée scolarise ses enfants dans l’école de la République : ce n’est pas possible. C’est sur de telles failles de notre République que se construit et que prospère le séparatisme.

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Monsieur le président, si je suis synthétique, je vais être frustrant, et si je suis exhaustif, je vais vous déplaire. (Sourires.) Ma proposition de revenir une nouvelle fois devant vous me paraît donc un bon compromis. Vos questions sont nombreuses et vos demandes d’informations supplémentaires sont tout à fait légitimes.

Commençons par le propos le plus général, mais dont je veux bien admettre qu’il soit sincère, notamment lorsqu’il est avancé très à gauche : dans le discours des Mureaux, il n’y avait pas que cela. C’est vrai. Mais il y avait aussi cela. Et le Président de la République n’a jamais dit que le discours des Mureaux était l’exposé des motifs d’un projet de loi que le ministre de l’intérieur allait vous présenter. Il a évoqué divers sujets qui n’ont strictement rien à voir avec notre texte : ainsi, l’enseignement de l’arabe en langue optionnelle dans l’école de la République n’a pas à être traité dans un texte de loi, il s’agit de créer des postes de CAPES ou d’agrégation de professeur d’arabe.

Le Président de la République a également évoqué l’urbanisme et le logement. J’étais maire au moment où M. Vallaud exerçait des responsabilités politiques : j’ai pendant cinq ans présenté des dossiers à l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) sans jamais récolter de crédits… C’est tout de même nous qui avons mis 10 milliards d’euros dans le budget de l’ANRU pour justement mener à bien ces difficiles politiques de peuplement et d’urbanisme. Comme dit la publicité, ce ne sont pas ceux qui parlent le plus qui en font le plus… Ce texte n’est pas un résumé du discours des Mureaux, il n’en est qu’un volet. Il y en a bien d’autres : un volet peuplement, un volet urbanisme, un volet éducation, un volet égalité des chances, un volet lutte contre les discriminations, un volet immigration, un volet intégration. Il faut tout un village pour élever un enfant, dit un proverbe africain, et c’est très juste.

Le document que nous vous présentons n’est pas un discours de politique générale ; c’est un projet de loi visant à conforter les principes républicains. J’entends qu’on pourrait les étendre à l’envi jusqu’aux droits sociaux et économiques, ce n’est pas tout à fait l’objet du texte proposé par le ministère de l’intérieur. Et on ne peut pas tout à la fois dire qu’il touche à beaucoup de libertés fondamentales et le taxer de loi bavarde, monsieur Peu. J’entends bien vous démontrer que c’est une loi très importante et qui justifie sans doute la création de cette commission spéciale.

Passons sur deux ou trois attaques politiciennes ; compte tenu de l’importance du sujet, j’éviterai autant que faire se peut de répondre aux provocations qui n’ont pas lieu d’être. Si l’on veut que ses propositions soient entendues, encore faut-il qu’elles soient entendables.

Mme Annie Genevard. Qu’est-ce que cela signifie ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. M. Éric Diard avait une position républicaine et modérée ; je trouve dommage que vous vous soyez laissée aller à une attaque personnelle… Mais dès que vous aurez des propositions, je vous répondrai bien volontiers.

Mme Annie Genevard. C’est trop fort !

M. le président François de Rugy. Seul M. le ministre a la parole.

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. J’entame quoi qu’il en soit la discussion de ce texte compliqué avec quelques idées simples, et l’esprit ouvert à toutes les propositions, d’où qu’elles viennent.

Mme Laurence Vichnievsky et de façon plus indirecte M. Charles de Courson, m’ont posé la question : les écoles sont-elles des services publics et organisées comme tels ? Dans l’esprit du Gouvernement, et l’avis du Conseil d’État le souligne, le monde scolaire, qu’il s’agisse d’écoles sous contrat ou hors contrat, n’est pas considéré comme une organisation de service public. À ce titre, ni les employés, ni a fortiori les usagers, n’ont de devoir de neutralité. Je renvoie donc M. de Courson à l’avis du Conseil d’État qui l’a écrit clairement.

J’en viens au contrat d’engagement républicain que Mme Schiappa détaillera mieux que moi : demain, si les parlementaires ont souhaité adopter ce projet, et si le décret correspondant est publié, un formulaire CERFA, qui formalisera l’engagement de l’association vis-à-vis de la collectivité publique concernée, détaillera tous les principes républicains dont le respect conditionnera toute demande de subvention. Il n’y aura pas de négociation : au demeurant, le terme de contrat est sans doute impropre, car il impliquerait deux parties alors qu’il s’agit, osons le mot, d’un acte quasiment unilatéral. Nous allons édicter ensemble ces principes républicains ; le Conseil d’État les a évoqués de façon générale, le décret les arrêtera dans le détail, éclairé par le débat parlementaire. Le CERFA matérialisera donc ce nouveau contrat, qui remplacera tous les autres, ce qui n’empêchera pas, ici ou là, les collectivités locales d’introduire des critères propres à leurs politiques publiques : c’est leur droit le plus strict. Pour l’heure, la difficulté tient au fait que les chartes locales, comme celles mises en place en Île-de-France par Valérie Pécresse ou à Montpellier par Michaël Delafosse, ne sont pas opposables en droit.

Madame Nicole Dubré-Chirat m’a interrogé sur les mariages forcés : on en compte 200 000 aujourd’hui. Certes, un officier d’état-civil, qu’il soit élu ou agent municipal, s’il s’aperçoit que le mariage n’est pas consenti, peut l’interrompre, mais il ne lui est pas possible de convoquer les futurs époux séparément. Or les mariages forcés ou tout au moins arrangés sont monnaie courante dans certaines communautés, et des doutes peuvent planer sur certaines unions : combien d’élus ne se sont-ils pas posé la question ? Un simple « oui » n’est pas toujours très éclairé, il faut parfois poser plusieurs fois la question, et lorsque l’on est un élu engagé et disponible, on essaie de recevoir les gens avant. Tous ceux qui ont géré une collectivité locale le savent : il faut savoir éclairer le consentement. Il est donc prévu de mieux former les agents d’état-civil – mais cela ne relève pas à proprement parler du domaine législatif –, mais également de leur donner la possibilité de convoquer séparément les futurs époux afin de s’assurer de la liberté du consentement : cela me paraît de nature à limiter le nombre de mariages forcés.

Pour ce qui est des certificats de virginité, je vous renvoie une enquête du Quotidien du Médecin réalisée en 2019 : 29 % des médecins – pratiquement un tiers ! – ont déjà été consultés pour délivrer un tel certificat. Et ce n’est pas une publication du Gouvernement qui le dit ! Et quand bien cette pratique serait résiduelle, le rapport entre la « pureté » du corps de la femme et le mariage ne me paraît pas relever de la santé des personnes. Je constate d’ailleurs que l’on ne demande pas aux hommes d’apporter la même preuve… (Mouvements divers.) Et quand 30 % des médecins déclarent avoir été contactés à cette fin…

M. Alexis Corbière. D’où tenez-vous ces chiffres ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Consultez le Quotidien du Médecin ! Au demeurant, s’il n’y en avait que 3 %, ce serait déjà trop. Qui plus est, plusieurs religions sont concernées. Il n’y a rien d’insultant à relever ce fait.

M. Alexis Corbière. C’est interdit par la loi !

M. le président François de Rugy. Ne vous laissez pas impressionner par quelques mouvements de la salle, monsieur le ministre. Et je demande à mes collègues de rester calmes.

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question, elle me semble passionner les foules, mais à mauvais titre : c’est un point sur lequel tout le monde devrait être d’accord.

J’en viens aux réserves générales exprimées à l’égard des titres de séjour et de la polygamie. On entend dire que la polygamie est interdite en France, ce qui n’est pas tout à fait exact puisqu’il existait, jusqu’en 2010, des dispositions particulières à Mayotte. Mais s’il est vrai que la polygamie, au sens légal du terme, est depuis lors interdite en France, le problème se pose pour les personnes qui se sont mariées dans des pays acceptant la polygamie et qui arrivent sur le territoire français. Il m’arrive tous les jours de revenir sur des titres de séjour que nous avons délivrés, et parfois même sur des décrets de naturalisation, c’est-à-dire sur l’octroi de nationalité, parce que les intéressés ont menti et n’ont pas fourni leur état-civil complet. Et cela m’arrive plus souvent qu’à mon tour, comme c’était le cas pour mes prédécesseurs.

Se posera également la question de celle, parmi les épouses – ce sont souvent les femmes qui sont concernées, la polyandrie est peu fréquente, hormis dans quelques tribus amérindiennes – qui sera titulaire de la pension de réversion : c’est donc une mesure de protection des femmes. Il ne s’agit pas de réaffirmer une chose qui existe déjà, en l’occurrence la suppression de la polygamie dans le droit français, mais de s’assurer du statut marital des gens qui demandent une autorisation de séjour ou la naturalisation.

J’en viens à la plateforme PHAROS : depuis le 16 octobre, elle est désormais en mesure d’agir vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept puisque vingt équivalents temps plein (ETP), à la fois policiers et gendarmes, lui ont été affectés. Nous avons en outre modifié le projet de loi de finances pour 2021 en prévoyant 50 ETP en 2021, et autant en 2022. À l’origine, la plateforme PHAROS n’était dédiée qu’aux abus sexuels et aux images pédopornographiques : par la force des choses, elle a évolué vers l’apologie du terrorisme et la diffusion d’idées radicales.

Je passe très vite sur les questions scolaires, sur lesquelles vous voulez connaître le point de vue du ministère de l’intérieur. Lorsque nous fermons des écoles de fait, autrement dit clandestines, nous constatons que 50 % des enfants qui y sont inscrits sont officiellement déscolarisés : en fait, les parents utilisent l’instruction à domicile. Comment la contrôle-t-on ? Son contrôle est mal fait, non par la faute des agents de l’éducation nationale, mais tout simplement parce qu’on ne connaît pas la base des enfants concernés. Dire que toutes les mairies connaissent tous les enfants qui doivent être scolarisés dans leur ressort et peuvent déclencher un contrôle relève du vœu pieux. C’est comme pour un contrôle fiscal : le meilleur moyen d’y échapper était de ne pas déclarer ses revenus. Depuis le prélèvement à la source, ce n’est plus possible ; mais tant que le système était déclaratif, on ne pouvait pas faire de contrôle fiscal lorsqu’on ne connaissait pas le déclarant. Je ne vous donnerai pas d’exemple célèbre de phobie administrative… De la même façon, il ne peut y avoir de contrôle de l’instruction à domicile si l’on ne connaît pas les enfants qui sont instruits à domicile.

La disposition que défendra devant vous le ministre de l’Education nationale tout à l’heure prévoit de faire appel à deux fichiers : premièrement, le fichier national, sachant que les maires n’ont pas une connaissance intégrale et précise des habitants de leur commune à un instant t – ils disposent du fichier électoral, mais tout le monde n’y est pas inscrit, et encore moins les enfants ; deuxièmement, les fichiers sociaux, auxquels les maires n’ont pas directement accès. Le but est d’avoir les moyens de savoir où vont exactement les enfants afin de pouvoir exercer un contrôle, tout en respectant la liberté d’enseignement.

Mme Laetitia Avia a évoqué les questions de haine en ligne, sur lesquelles je ne reviendrai pas dans la mesure où elles relèvent de la compétence du garde des Sceaux : M. Éric Dupond-Moretti aura l’occasion de vous en parler, évidemment en lien avec le travail mené en ce moment à la Commission européenne par Thierry Breton.

M. Éric Diard a trouvé dommage de ne pas trouver mention du délit de séparatisme. Il est pourtant bien prévu, à l’alinéa 2 de l’article 4 du projet de loi, d’insérer dans le code pénal un article 433‑3‑1 qui ne manquera pas de faire débat dans l’hémicycle : « Est puni de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende le fait d’user de menaces, de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation à l’égard de toute personne participant à l’exécution d’une mission de service public, afin d’obtenir pour soi‑même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service. » Je signale au passage, à l’adresse de Mme Genevard, qu’il est inutile de changer la Constitution pour y préciser que la loi générale s’applique à tous : c’est déjà inscrit. Nous verrons si le Conseil constitutionnel censure cette disposition ; mais le Conseil d’État ayant souligné tout l’intérêt du texte, j’en serais très surpris.

À cela vient s’ajouter l’introduction d’un nouvel article 433-23-1 dont je m’étonne que personne n’ait relevé la grande dureté, que je revendique personnellement : « L’interdiction du territoire français peut être prononcée dans les conditions prévues à l’article 131-30, soit à titre définitif, soit pour une durée maximale de dix ans, à l’encontre de tout étranger coupable de l’infraction prévue à l’article 433-3-1. »

Autrement dit, un individu n’étant pas de nationalité française et qui aura été condamné pour un délit de séparatisme – par exemple pour avoir refusé de serrer la main d’un homme ou d’une femme pour des raisons de genre ou tenant à la religion, pour avoir intimidé l’éducation nationale, en la personne de la principale d’un collège, au motif qu’un enseignant a fait un cours sur la liberté d’expression, ou pour avoir refusé que l’agent d’état-civil établissant son passeport soit une personne noire ou maghrébine – peut se voir exclu du territoire national en raison de cette condamnation.

Prévoir cinq ans d’emprisonnement revient vraiment à reconnaître un délit de séparatisme. Vient s’ajouter un message supplémentaire à l’adresse de ceux qui n’ont pas la nationalité française : vous ne pouvez plus rester sur le territoire national tant vous êtes en séparation avec les règles de la République. Je vous encourage, monsieur Diard, à faire vôtre cet article 4, car certains ne manqueront pas de me reprocher sa dureté ! C’est vrai, on ne parle pas de délit de séparatisme, mais cet article mérite tout de même d’être pesé au trébuchet et de passer par les fourches caudines du Parlement. Le Conseil d’État, j’en suis heureux, l’a validé.

Mme Genevard m’a demandé si nous étions contraints par le risque de censure du Conseil constitutionnel ou si nous n’en avions pas peur. Nous verrons bien la décision du Conseil, mais il me semble que nous n’avons pas besoin de modifier la Constitution pour réaffirmer des principes qui y figurent déjà. Vous avez évoqué la proposition de loi de révision constitutionnelle émanant du Sénat mais nous allons bien dans le même sens : personne ne peut s’exonérer de la règle commune. Nous avons écrit un article 4 à cet effet et même prévu d’expulser les étrangers qui ne l’accepteraient pas.

Par ailleurs, je n’ai pas eu à rabattre les ambitions de ce texte par crainte d’une censure du Conseil constitutionnel. Mme Laurence Vichnievsky a eu raison de rappeler que, sur deux sujets particuliers, le Conseil d’État nous avait conseillé de procéder autrement. Sur la carence républicaine, nous avions initialement prévu de faire intervenir les magistrats de l’ordre judiciaire, mais le Conseil d’État a considéré qu’il valait mieux retenir la procédure administrative du référé-liberté ; cela ne nous pose pas de problème en soi. Sur l’instruction à domicile, mode d’instruction que les parents peuvent choisir en vertu du principe de la liberté d’enseignement, le Conseil d’État préférerait un système de déclaration ouvrant droit à autorisation. Il paraît normal, dans un État de droit, d’en discuter avec le conseil du Gouvernement qu’est le Conseil d’État, mais tous ces grands principes n’ont rencontré aucune opposition a priori sur le plan juridique et je ne crois pas qu’ils seront censurés demain par le Conseil constitutionnel.

M. Houlié a posé plusieurs questions relatives au droit des cultes. En commission des lois, Mme Yaël Braun-Pivet m’avait demandé s’il nous manquait des dispositions législatives pour fermer les lieux de culte dits radicalisés, radicaux, séparatistes. Je lui avais répondu par l’affirmative. Vous constaterez que ce texte ne prévoit pas, pour l’instant, de dispositions supplémentaires pour fermer des lieux de culte au nom de la radicalisation ou du séparatisme. Aujourd’hui, pour fermer un lieu de culte, nous avons deux possibilités : ou bien nous utilisons la réglementation qui régit les établissements recevant du public (ERP) et, par extension, les mesures sanitaires prises dans le cadre de l’épidémie de covid-19, ou bien nous nous invoquons des faits qui relèvent directement du terrorisme – c’est ce que j’ai fait pour faire fermer la mosquée de Pantin.

S’appuyer sur la règlementation régissant les ERP pour justifier une telle décision – la porte ne ferme pas bien, ou tout autre motif de ce genre – est, reconnaissons-le, parfaitement hypocrite ; et les radicaux ne manqueront pas d’être un jour très attentifs au droit de l’urbanisme. Ce n’est pas encore le cas, ce qui nous aide beaucoup, mais cela viendra. Pour ce qui est du lien avec le terrorisme, il faut pouvoir justifier d’un danger imminent : dans le cas de Pantin, c’est parce qu’un imam de la mosquée puis un président d’association cultuelle avaient relayé les messages contre Samuel Paty et qu’un attentat a eu lieu qu’on a pu la faire fermer. Et encore, le juge administratif a pris la peine de vérifier à combien de kilomètres se trouvait un autre lieu de culte ! En l’espèce, la distance n’était que de douze kilomètres, ce qui a été jugé acceptable, mais s’il y en avait eu cinquante, la liberté de culte aurait pu l’emporter sur le lien direct tel que prévu par le législateur…

Les exemples sont nombreux d’imams qui tiennent des discours radicaux et prônent la haine de l’autre, mais je ne peux pas faire fermer les lieux de culte à ce seul titre. Je vous proposerai, dans le cadre des débats parlementaires, de prévoir la possibilité, encadrée par des dispositions qui permettent de respecter la liberté de culte, de faire fermer des lieux de culte temporairement quand ils abritent des associations cultuelles manifestement en lien avec une activité séparatiste. Cette durée pourrait être de trois mois ; pour ma part, je préférerais six mois, afin de laisser le temps de faire la police au sein de ces associations cultuelles.

Quelques-uns d’entre vous me demandent pourquoi on ne peut pas faire fermer un lieu de culte quand l’imam est « fiché S ». C’est impossible : on ne peut pas faire fermer un lieu de culte parce qu’un ministre du culte est fiché par les services de renseignement. Le Parlement n’a pas adopté de dispositions qui permettraient au ministre de l’intérieur de le faire. Lorsqu’un ministre du culte tient des discours radicaux sur internet ou diffuse des vidéos sur YouTube, vues par des dizaines de milliers de personnes, où il soutient que les femmes ne sont pas les égales des hommes ou qu’il ne faut pas écouter de la musique, on aura beau considérer que ces discours ne sont pas acceptables, cela ne me donne pas pour autant le droit de fermer des lieux de culte à ce titre. La question de savoir s’il faut le faire ou pas donnera sans doute lieu à une discussion intéressante. En tout cas, entre la règlementation des ERP et le terrorisme, la notion de séparatisme peut prendre sa place, et nous proposerons une disposition qui, selon des critères bien définis, permettra au ministre de l’intérieur, sous couvert du juge, comme il le fait à chaque fois, de prendre des mesures de fermeture. Pour moi, cela n’a pas grand-chose à voir avec le terrorisme : cela a à voir avec le terreau du terrorisme ou du séparatisme. L’assassinat de M. Paty démontre que le lien était là.

S’agissant de l’article 39, nous ne nous sommes pas alignés sur le régime de la loi du 24 juillet 1881, considérant que les discours de discrimination ou de provocation à commettre les délits visés étaient plus graves lorsqu’ils étaient tenus à l’intérieur des lieux de culte. Singulièrement, c’est même l’esprit de la loi de 1905 – l’interdiction de faire de la politique dans les lieux de culte – qui a présidé à la rédaction de cet article. C’est un débat très important, dont il ne faudrait pas en tirer des conclusions hâtives. J’ai d’ailleurs retiré le terme « discrimination » de certaines dispositions prévues pour les lieux de culte, à la demande de plusieurs autorités religieuses. Bien évidemment, l’opposition à une disposition législative examinée par le Parlement, par exemple la bioéthique, ne saurait être interdite et ce n’est pas l’esprit du projet de loi du Gouvernement. On peut le regretter, mais tout un chacun a le droit d’être pour ou contre une disposition en discussion au Parlement, quand bien même ces opinions choqueraient les uns et les autres, dès lors qu’il n’y a pas de message de provocation ou d’appel à la haine. Cependant, M. Houlié, deux entrées sont possibles : l’entrée par les cultes et l’entrée par les associations. Il est tout à fait possible d’appliquer aux associations cultuelles les dispositions qui relèvent du régime des associations en général – suspension, dissolution. On pourrait très bien imaginer de ne pas fermer un lieu de culte en tant que bâtiment relevant de la police des cultes, mais de suspendre ou de dissoudre l’association cultuelle en application du droit des associations, en tenant compte des remarques du Conseil d’État relatives à la dignité. C’est une question très importante, à peser au trébuchet : les dispositions de ce texte qui se rapportent à la liberté d’association ou à la liberté de culte ne manqueront pas d’être observées avec attention, ce qui est heureux.

Je partage certaines des réflexions de M. Lagarde, mais pas toutes. Il propose de placer un intermédiaire entre le financement étranger et les cultes afin que celui qui paie ne décide pas. Or, dans la mesure où la République ne reconnaît aucun culte et que l’on a choisi de ne pas remettre en cause la loi de 1905, les financements proviennent de nombreux pays et de nombreux cultes : tous les cultes en France reçoivent des financements étrangers. Voulez-vous que l’on prévoie un intermédiaire pour tous les cultes en France ? Il ne s’agirait pas, en effet, de ne penser qu’à l’islam de France : la religion juive est concernée, tout comme les catholiques, les protestants, les évangéliques. Il ne faut pas faire de distinction. Les murs des mosquées sont rarement salafistes ; ce sont plutôt l’enseignement ou les paroles prononcées en leur sein qui le sont. Par ailleurs, sur les 2 400 mosquées que compte le pays – rapportons ce chiffre aux 40 000 églises pour tenir un discours de réalité –, soixante-seize sont surveillées par les services du ministère de l’intérieur qui ont un doute sur leur action cultuelle ou culturelle. Manifestement, l’idéologie islamiste se propage davantage, désormais, par internet ou les associations que dans les lieux de culte.

Je le dis au président Lagarde, comme à tous les députés qui nous écoutent, en particulier M. Corbière qui a soulevé la question des immeubles de rapport : on ne peut pas dire aux cultes d’une part, qu’on ne modifie pas la loi de 1905 et qu’on ne finance pas leurs lieux de culte publiquement parce que la République n’en subventionne aucun, et d’autre part, qu’on refuse les financements étrangers au motif que ce seraient alors les étrangers qui décident sur notre sol. S’il n’y a pas de financement national, au sens public du terme, ni de financement étranger, ou de moins en moins, il faut accepter l’idée que les cultes puissent se financer eux-mêmes. L’une des difficultés tient à ce que, faute d’être soumises au régime de la loi de 1905, ces associations peuvent rarement faire défiscaliser leurs dons. La déduction fiscale qui s’applique au denier du culte, pour reprendre l’expression des catholiques, doit s’appliquer pour tous les cultes. Pour ce faire, il faut passer sous le statut de la loi de 1905, avec un expert-comptable.

Dans ma commune, des associations musulmanes sont venues me demander des financements publics – que je ne pouvais évidemment pas leur donner. Elles ont été obligées de faire appel à de l’argent de l’étranger, en l’occurrence d’Algérie, pour payer leurs impôts locaux, parce qu’elles étaient sous le statut de la loi de 1901 ; si elles avaient été sous le statut de la loi de 1905, leurs bâtiments cultuels auraient été exonérés. Nous n’osons pas leur dire qu’ils auraient tout intérêt à s’inscrire sous le régime de 1905, qui présente peut-être des inconvénients, mais aussi des avantages – et la loi de 1907 est une suite logique de celle de 1905, nous en reparlerons, l’argument avancé à propos du culte catholique ne tient pas. Alors que la loi prévoit des mesures d’exonération fiscale, 92 % des associations musulmanes ou évangéliques doivent emprunter de l’argent à l’étranger pour payer leurs impôts pour la seule raison qu’elles sont sous le régime de la loi de 1901 ! N’est-ce pas un peu absurde ? La République ne déteste pas les cultes : elle ne les reconnaît pas – ce qui est très différent. Elle leur permet parfois de vivre, notamment grâce aux mesures d’exonération fiscale. Ce débat mériterait de la clarté. Les dispositions dont nous discuterons au sujet des lois de 1901 et 1905 sont très importantes.

À ce propos, j’invite M. de Courson à lire attentivement l’article 30 du projet de loi, puisqu’il demande comment distinguer le cultuel du culturel. La décision constatant la qualité cultuelle d’une association est valable pour une durée de cinq ans renouvelable. Vous aurez remarqué qu’en l’état actuel du droit, le culte n’est pas reconnu comme une association juridique – c’est aussi en cela que ce projet de loi est fondamental. Nous avions proposé d’instaurer un régime d’autorisation préalable, que le Conseil d’État nous a demandé de remplacer par un régime de déclaration. Nous souhaitons que ce régime d’autorisation déclarative, si j’ose dire, soit valable pour une durée de cinq ans renouvelable. Ainsi, la loi de la République le dira pour la première fois : est un culte celui qui se déclare être un culte, ce qui permet d’être contrôlé par le représentant de l’État. Telles sont les dispositions de l’article 30. Pour la première fois, nous distinguerons clairement le cultuel du culturel, ce qui permettra de lutter contre les idéologies qui abusent parfois de la largesse de notre droit, créé dans un autre temps.

M. Corbière considère que ce projet de loi n’aurait pas empêché l’assassinat de M. Paty. Il est très difficile de répondre à une telle question, et prétentieux d’affirmer que ce texte aurait empêché cet assassinat. Je comprends parfaitement les explications du Premier ministre, mais il y a deux choses que n’auraient pas pu faire les « assassins » de M. Paty.

Tout d’abord, ils n’auraient pas pu, sans commettre un délit et provoquer l’intervention des services de police, exercer cette pression communautaire, séparatiste, sur l’éducation nationale, contre M. Paty, par l’intermédiaire de la principale. Les renseignements territoriaux avaient bien reconnu l’existence de cette pression dans une note mais, à cette époque, cela ne suffisait pas pour autoriser les services de police à intervenir. Le délit que j’ai évoqué en réponse à M. Diard permettra justement aux services de police d’intervenir dès la connaissance de ces faits. Suite à la note de la direction du renseignement territorial, dans les Yvelines, qui datait du 12 octobre, il aurait été possible, avec notre texte, de placer en garde à vue M. Chnina et M. Sefrioui, qui sont à l’origine des pressions, de diligenter une enquête et, éventuellement, de les condamner. Mais dans l’état actuel du droit, si les mêmes faits se reproduisaient sur le sol de notre République, c’est-à-dire si des parents exerçaient une pression communautaire sur une principale de collège pour protester contre le contenu de cours de biologie ou l’enseignement de la liberté d’expression, sommant le « voyou », comme ils l’appelaient, d’y mettre fin, et proférant des menaces, je ne pourrais toujours pas envoyer les services de police car ces faits ne constituent pas un délit.

Par ailleurs, le fait de diffuser des informations personnelles, évoqué par Mme Avia, et que j’appelle la fatwa, sera désormais punissable ; pour l’heure, la vidéo diffusée par M. Chnina, dans laquelle il annonce que M. Paty, professeur dans tel collège, a fait ceci ou cela et mérite d’être puni – même s’il ne le dit pas vraiment –, ne peut pas être retirée, quand bien même elle aura été signalée par PHAROS. La loi ne le permet pas.

Grâce à ces deux dispositions, l’une en amont, l’autre en aval, il sera possible d’intervenir dans un cas similaire – à condition, bien sûr, que les services publics réagissent au plus vite.

M. Francis Chouat. Nous allons rédiger une loi, non pour bavarder à propos de circonstances passagères, mais pour agir sur des constantes qui minent notre socle républicain. Notre commission s’est installée hier, le jour même où la justice est passée pour les complices des assassins de la liberté d’expression en janvier 2015, et le même jour où, à Chevilly-Larue, la maire et sa famille faisaient face à de nouvelles intimidations de trafiquants qui n’hésitent pas à défier les institutions. Je ne veux pas aller jusqu’au Nigéria, mais la symbolique de l’assassinat de Samuel Paty et l’enlèvement de ces centaines d’enfants montrent la dimension planétaire de notre combat.

Face à ces défis de portée planétaire, nous devons réarmer démocratiquement notre République, tout en renforçant l’action contre les iniquités et les discriminations. Que pensez-vous de la remarque du Conseil d’État, que je trouve justifiée, selon laquelle l’exposé des motifs du projet de loi ne comporte pas d’exposé du contexte dans lequel interviennent les tensions observées, d’où il résulte un décalage parfois important entre l’objet des mesures et la compréhension de leur justification. Ne pensez-vous pas qu’afin de bien marquer le souffle et l’ambition d’unité républicaine et d’unité de la nation, nous devrions faire l’effort d’enrichir l’exposé des motifs de ce texte ?

M. Julien Ravier. Alors qu’à l’origine, votre projet de loi affichait l’ambition claire de lutter contre le séparatisme et la menace islamiste, vous avez décidé de gommer ces termes fondamentaux. Si l’on ne peut que saluer l’effort sémantique ou le marketing politique dont vous avez fait preuve, la peur de nommer les choses pour éviter tout amalgame ou stigmatisation n’en témoigne pas moins de votre manque de courage politique et de l’absence d’un discours de vérité à l’égard des Français et des familles des victimes du terrorisme islamiste, pour qui j’aurai une pensée à cet instant.

Comment peut-on lutter contre un ennemi que nous n’osons pas nommer ? Notre ennemi est l’islamisme politique et radical, qui attaque les valeurs de la République, menace nos libertés, égorge les professeurs et assassine des croyants, des caricaturistes, des jeunes de notre pays. En ne nommant pas les choses, vous laissez la place à des amalgames entre islam, islam politique, islamisme. Vous allez priver de liberté certains mouvements philosophiques, religieux, communautaires ou identitaires totalement pacifistes et non séparatistes, et en faire des victimes collatérales. Par ailleurs, vous oubliez un grand nombre de sujets : vous ne dites rien de l’immigration alors que les terroristes qui ont commis les derniers attentats n’étaient pas de nationalité française ; vous gommez l’épineuse question de la radicalisation en prison, de l’aumônerie carcérale ou encore du suivi pénitentiaire des terroristes ; s’agissant du contrôle des imams, vous ne prévoyez qu’un simple agrément, ce qui n’est pas à la hauteur des enjeux. Monsieur le ministre, êtes-vous prêt à accepter nos amendements qui tendent à enrichir ce texte ?

M. le président François de Rugy. Je me sens obligé de vous rappeler à l’ordre. Je vous avais demandé de tenir le délai d’une minute, même si cela passe très vite. Surtout, vous êtes censés poser des questions. Les interventions liminaires ont été parsemées de questions, qui ont déjà donné lieu à une série de réponses du ministre, voilà maintenant que l’on entend de nouvelles interventions ! Je vous invite à vous concentrer sur les questions. Un président d’une autre assemblée m’avait dit un jour qu’une minute, c’est déjà trop pour une question, on peut la poser en trente secondes…

M. François Pupponi. Concernant l’article 6 et le financement des associations, vous l’avez dit pour le droit de l’urbanisme, nos adversaires commencent à bien connaître la loi et à savoir ce qu’il faut faire. On arrivera peut-être à attraper certaines associations qui critiqueront la République et à couper leurs subventions, mais beaucoup d’autres agiront cachées, masquées, intelligemment, et ne se feront pas prendre. Seules des enquêtes menées par les services territoriaux et les services fiscaux permettront de révéler leurs liens avec des activités liées au séparatisme. Mais cette procédure prendra du temps. Et surtout, lorsque l’association bénéficie de financements croisés dans le cadre de la politique de la ville et reçoit des subventions de la commune, du département, de la région, de l’État, comment faire pour que tous les financeurs cessent de payer ?

M. Meyer Habib. Au-delà de l’article 1er, votre Gouvernement est déterminé à révoquer immédiatement et en urgence les gens radicalisés en poste dans les services de la République. On peut en effet penser, suite au rapport d’information de M. Éric Diard et M. Éric Poulliat, qu’ils y sont extrêmement nombreux. Je m’en tiendrai à cette réflexion.

Mme Valérie Oppelt. Ma question concerne les associations reconnues d’utilité publique, solidaires ou à projet éducatif, comme celles de scoutisme ou d’aide aux personnes les plus fragiles. Par ailleurs, je connais à Nantes un centre d’hébergement pour réfugiés, tenu par des associations liées historiquement à un culte, en l’occurrence protestant. Toutes ces structures travaillent en bonne intelligence avec l’État et les collectivités. La plupart du temps, ces associations proposent leurs services à tous et exercent leurs missions sans prosélytisme. Il arrive néanmoins que, dans leurs missions, certains se réfèrent ouvertement à leurs aspirations religieuses. Le texte prévoit que l’attribution des subventions de l’État aux associations fasse l’objet du respect d’un contrat d’engagement républicain ; je salue cette avancée. Des associations expriment leur inquiétude et se demandent si ce contrat pourra altérer leurs ressources et, par conséquent, l’exercice de leur mission. Monsieur le ministre, le contrat d’engagement républicain pourrait-il affecter l’activité de ces associations ? Comment les contrôles seront-ils assurés ?

Mme Coralie Dubost. Je soutiens les objectifs portés par ce projet de loi mais je me demande pourquoi vous avez choisi de faire figurer, parmi les principes républicains que les associations signataires du contrat d’engagement républicain devront respecter, sous peine de risquer la dissolution, le respect de la dignité de la personne humaine, qui est également un principe à valeur constitutionnelle, intangible, reconnu en droit international. Le Conseil d’État observe en effet que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine est un principe par trop subjectif, qui revêt des dimensions multiples et peut donner lieu à des interprétations très diverses au regard des considérations d’ordre public.

M. François Cormier-Bouligeon. Ce projet de loi confortant le respect des principes de la République est peut-être le texte le plus important de notre législature. Il ne réglera sans doute pas tous les problèmes mais il doit porter un coup d’arrêt à la propagation de l’idéologie mortifère qu’est l’islamisme politique, à l’école, à l’université, dans d’autres services publics, mais aussi dans d’autres secteurs comme le sport. Qu’y relève-t-on ? Des atteintes au principe de la République, des pratiques communautaristes, des pratiques d’aguerrissement par le sport, par des individus en voie de radicalisation. Tous les auteurs d’attentats depuis 2015 étaient passés par des salles de sport, dont l’assassin du regretté Samuel Paty. Sur les 8 000 individus inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), 1 000 ont une activité sportive. Nous devons protéger nos concitoyens, en particulier les plus jeunes qui pratiquent le sport. Nous devons protéger les valeurs du sport car les 330 000 associations sportives et les 3 millions de bénévoles concourent fortement à forger du commun et à construire notre République.

Comment modifier la loi pour utiliser les différents fichiers dans le respect des libertés publiques et individuelles, afin de mettre hors d’état de nuire les individus radicalisés et les empêcher de propager leur funeste idéologie dans le champ sportif ?

Mme Caroline Abadie. Le lien entre les actes et les mots n’est plus à démontrer. Les mots s’échangent par millions sur la toile, dès le plus jeune âge. La régulation et la répression seront essentielles, mais ce texte permet de faire le lien entre deux ministères qui ne partagent pas souvent les bancs du Gouvernement, j’y vois une opportunité unique de faire avancer la prévention autour des bons usages d’internet. L’âge de dix ans est souvent considéré comme idéal pour faire cette sensibilisation.

Monsieur le ministre, pensez-vous que ce projet de loi permettra de généraliser le permis internet, qui est aujourd’hui dispensé par des brigades spécialisées de la gendarmerie dans toutes les écoles de France ?

Mme Géraldine Bannier. Je souhaite transmettre une question concrète de terrain, posée par un professeur, à propos de l’article 4 de ce projet de loi. Dans certaines situations, des pères de famille viennent voir des enseignants pour annoncer que tel ou tel aspect du programme scolaire ne serait pas étudié par leur enfant, au nom de convictions religieuses. À partir de quand considérera-t-on qu’il s’agit d’intimidation ?

Mme Sonia Krimi. Beaucoup de mes collègues soutiennent qu’il s’agit d’une loi importante, urgente, courageuse. Ce n’est pas du tout mon avis. Pourquoi présenter ce projet de loi, et pourquoi maintenant ? L’urgence dans notre pays est plutôt sanitaire et économique.

Depuis le mois de mars, on me parle des hôpitaux, des commerçants, de la souveraineté numérique, mais pas du tout du problème de laïcité. J’ai l’impression que notre matinée est la continuation de tous les propos que j’entends sur tous les plateaux de télévision… Ce n’est pas ce qui se passe dans les territoires. Comme le disait Jacques Chirac à Jean-Pierre Raffarin : « Le rassemblement avant la réforme. » Voilà qui devrait vous parler, monsieur le ministre ! J’ai l’impression que ce projet de loi réveille les antagonismes – les terroristes, les séparatistes, les islamistes – mais n’apaise pas la société. Les forces de l’ordre sont à bout, et en tant que ministre des cultes, votre rôle est aussi d’apaiser.

Comment allez-vous me convaincre que c’est le moment de proposer une telle loi ?

Mme Laurianne Rossi. Alors que notre commission commence ses travaux sur ce texte majeur pour l’avenir de notre République et la préservation de ses principes fondamentaux, je souhaite vous interroger sur la portée de son article 1er.

Il affirme avec force le principe constitutionnel de stricte neutralité dans le service public et l’étend à tout organisme public ou privé concourant à l’exécution d’un service public, donc les titulaires d’un contrat de commande publique, qu’il s’agisse d’une délégation, d’une concession ou d’un marché.

En revanche, cet article ne s’applique pas aux divers organismes et structures, notamment associatives, qui exercent ou participent à des missions de service public ou d’intérêt général sans que la loi, le règlement ou le contrat ne leur confie cette mission. Je souhaitais avoir votre éclairage sur ce choix, à propos duquel le Conseil d’État s’est interrogé.

M. Belkhir Belhaddad. Notre responsabilité est de mettre des mots et de les faire suivre d’actes sur l’effectivité de notre modèle républicain et sa capacité à tenir ses promesses d’égalité et d’émancipation. C’est aussi ce qui permettra de conforter nos principes républicains.

Ce texte important permettrait de poser plusieurs actes forts, comme un réel aménagement de la charge de la preuve dans la procédure pénale sur les discriminations, aujourd’hui ineffective. C’est une exhortation de longue date du Défenseur des droits. Quel est votre avis sur cette proposition ?

M. Saïd Ahamada. Ce texte vise à conforter les principes républicains et lutter contre tout ce qui cause des fractures, aujourd’hui et demain. Or il est un phénomène qui sape les valeurs de la République et ses principes dont nous n’avons absolument pas parlé : le narco-banditisme et le trafic de drogues, auquel Le Monde consacre un article aujourd’hui.

Ce phénomène atteint un tel niveau dans certains territoires que la République n’y fait plus la loi. Dans des villes comme Marseille, on compte plus de vingt morts par an liées à cette criminalité, et je ne connais pas les chiffres à l’échelle nationale, mais ils sont forcément terrifiants.

Si ce texte atteint ses objectifs, je crains que nous n’assistions à un mécanisme de vases communicants, car la « chair à canon » de l’islam politique est la même que celle des trafiquants de drogue. Ce texte prévoit des mesures pour l’éducation, ne faut-il pas aussi prendre des mesures dans le domaine de la lutte contre les trafics dans ces territoires oubliés de la République ?

M. Jean-François Eliaou. Le Président de la République a annoncé le détachement des ministres du culte à partir de 2024. Comment cette mesure peut‑elle être mise en place compte tenu de la séparation des Églises et de l’État ? Ces ministres du culte sont indispensables, comment seront-ils formés et financés ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Je comprends la question de Francis Chouat sur l’exposé des motifs de ce projet de loi, qui a aussi été soulevée par le Conseil d’État. L’exposé des motifs n’a pas de valeur normative, mais il permet de contextualiser les dispositions du texte. Sans doute faut-il l’enrichir ; nous pourrions imaginer des ajouts pour la séance, en s’inspirant par exemple de la communication à l’issue du Conseil des ministres, qui a été à la hauteur de ce que vous évoquez. Je m’intéresse davantage aux dispositions du texte, mais je suis disposé à étudier cette proposition d’ici à la séance publique.

MM. Eliaou et Ravier m’interrogent tous les deux sur les ministres du culte, dans des styles différents – l’un parle des ministres du culte en général, l’autre plus spécifiquement des imams. Deux solutions sont envisageables : soit nous considérons que nous devons maintenir les grands principes de la loi de 1905 ; soit nous considérons que c’est à l’État d’intervenir dans la sélection, la formation, voire le discours des ministres du culte.

Nous avons résolument retenu la première solution : la République ne reconnaît aucun culte, et ce n’est pas le ministre de l’intérieur qui écrit les discours religieux, ce ne sont pas les services du ministère qui sélectionnent les ministres du culte et leur font passer des diplômes pour apprécier leur qualité et savoir s’ils interprètent bien ou mal tel ou tel texte dit sacré.

La seconde solution n’a été retenue qu’une seule fois dans l’histoire du pays : ce fut la constitution civile du clergé, et cela ne s’est pas bien terminé : la coexistence des prêtres réfractaires et des prêtres assermentés avait créé des tensions qu’il ne faudrait pas répéter. Ce n’est pas au ministre de l’intérieur de distinguer les bons et les mauvais ministres du culte.

La difficulté tient à ce que certains ministres du culte, de par l’histoire de leur religion, sont confrontés à des difficultés doctrinales. L’islam est apparu six cents ans après le christianisme tel que nous le connaissons, et la séparation entre les branches chiite et sunnite ainsi que les divisions au sein du sunnisme créent des difficultés d’interprétation. L’islam, comme toutes les religions, est traversé par des débats internes très forts. La question est encore plus difficile dans la mesure où l’islam se pose ces questions alors que les réseaux sociaux, la géopolitique et la mondialisation aggravent les difficultés. Il ne nous revient pas de nous ériger en tuteurs pour expliquer ce qu’est une bonne ou une mauvaise religion. Il est très important de le comprendre, sinon nous allons nous demander sans fin pourquoi nous n’organisons pas le culte musulman. Ce n’est pas du tout l’objet de ce projet de loi ; si nous le faisions, nous changerions de République, à tout le moins de conception de la relation avec les religions.

J’entends parfois un discours, très à droite, selon lequel l’islam n’est absolument pas compatible avec la République, et qu’il faudrait l’interdire. Il faudrait alors sans doute renvoyer les musulmans en Musulmanie, mais la Musulmanie n’existant pas, cela paraît difficile ! Ce discours est démagogique, et surtout, il ne correspond à aucune réalité sur laquelle fonder des décisions.

L’islam est bien sûr absolument compatible avec la République. Beaucoup de musulmans français ou étrangers ont servi la République. Beaucoup sont morts pour elle, parfois dans des conditions particulièrement ignobles pour avoir choisi et la France et Allah contre leur nationalité ou leur terreau de naissance. À commencer par les harkis, qui ont prié leur dieu tout en embrassant le drapeau de la République. Ils ont subi des sévices très graves, alors même qu’ils n’avaient aucun rapport avec le lien direct que certains discours essentialistes prétendent établir entre la France et certaines spiritualités.

Si nous n’avons pas à sélectionner les ministres du culte, il nous revient de dire que nous n’acceptons pas certaines choses qui relèvent de l’ordre public, notion fondamentale dans le droit français. Nous n’avons pas à nous mêler de la sélection de ces personnes en amont, mais nous devons établir ce qu’elles ne peuvent pas dire ou faire sur le sol de la République, quelle que soit leur nationalité.

J’en profite pour compléter la réponse que j’ai apportée à M. Corbière sur les prêtres catholiques : ce texte n’interdit en aucun cas aux étrangers d’être ministres du culte en France, il interdit que des États étrangers les paient directement, c’est différent. Il n’y a pas de discrimination sur le fondement de la nationalité, mais nous ne souhaitons pas que des fonctionnaires payés par des États étrangers soient ministres du culte dans notre pays. Nous pensons que les Français musulmans sont français, comme les Français catholiques et les Français protestants, et nous ne les définissons pas par leur religion. En cela, nous sommes extrêmement conformes à la promesse républicaine telle qu’elle existe depuis la Révolution française.

Il faut que nous donnions aux cultes les moyens de financer les ministres du culte, qu’il s’agisse des catholiques, des protestants, des juifs ou des musulmans. J’en reviens aux dispositions sur les immeubles de rapport, les héritages, le denier du culte ou les dispositions fiscales. Nous sommes presque tous d’accord pour qu’il n’y ait pas de financement public, ni de l’État ni des collectivités, en application de la loi de 1905. Les dispositions spécifiques pour l’Alsace-Moselle et quelques territoires ultramarins constituent des exceptions sur lesquelles je propose que nous ne revenions pas.

M. Alexis Corbière. Pourquoi ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Parce que nous respectons l’histoire de France, tout simplement.

M. Alexis Corbière. C’est facile !

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur. Si nous refusons tout financement public et que nous souhaitons contrôler au mieux les financements étrangers – par l’envoi de ministres du culte détachés ou de manière directe, en numéraire –, il faut bien accepter de développer un financement national. Et ce financement peut se faire par le denier du culte, par les immeubles de rapport, par les héritages.

Nous souhaitons ainsi un financement national, certains diraient citoyen, de la part des croyants eux-mêmes, sans qu’il soit communautaire. Rappelez-vous des débats portant sur la taxation des produits halal pour financer le culte : j’y étais pour ma part très opposé, par le fait que cela revenait à enfermer les musulmans dans une pratique communautaire. Libre à ceux qui le souhaitent de la suivre, mais on peut avoir envie de donner de l’argent à son culte sans pour autant respecter toutes les pratiques qu’il prescrit. Il faut donc développer ce financement national, M. Eliaou, et c’est pourquoi nous prévoyons des dispositions propres au financement des cultes.

M. Pupponi soulève à raison la question des financements croisés, ce qui me permettra de répondre à la question de Mme Oppelt sur les associations confessionnelles. Il ne s’agit pas d’interdire à une association d’être confessionnelle. Des scouts, une association d’aide aux migrants ou un établissement de santé peuvent être d’inspiration confessionnelle, ce n’est pas pour cette raison que ces associations ne recevront plus d’argent public. Nous souhaitons que toutes les associations – y compris confessionnelles – respectent les principes républicains, par exemple de ne pas faire de prosélytisme. Il n’est pas interdit de proposer une prière ou du catéchisme, ni même qu’il y ait une chapelle dans un lieu qui bénéficie de financements publics. Mais nous ne voulons pas que la pratique religieuse soit obligatoire. De la même façon, nous ne voulons pas que des motifs qui relèvent de l’orientation sexuelle, de la couleur de peau ou de la religion, conduisent à exclure des personnes.

On crie parfois au fantasme, mais le journal Le Parisien a évoqué le cas d’une association qui organisait des activités sportives dans une commune de banlieue parisienne. Elle a touché 2 000 euros de subventions publiques alors qu’il fallait s’y doucher tout habillé, que la prière était obligatoire et que la mixité était proscrite pour des raisons religieuses… Il peut y avoir des associations non mixtes, ce n’est pas un critère pour le retrait des subventions, mais c’est un élément supplémentaire dans cet exemple. Une telle association ne devrait pas pouvoir bénéficier d’une subvention publique, c’est pourtant le cas aujourd’hui.

Les principes seront rappelés, les personnes s’engageront à les respecter, et quand les contrôles font apparaître des manquements, les subventions versées par l’ensemble des collectivités devront être restituées – je réponds à la question de M. Pupponi. J’apprends que le maire de Grenoble réclame les subventions qui avaient été versées à une association que nous avons considérée comme séparatiste. Cette règle s’appliquera pour les financements croisés, puisque ces dispositions s’appliqueront à l’ensemble des pouvoirs publics : ainsi, elles vaudront également pour les subventions versées par les offices HLM.

Les associations confessionnelles ne posent donc pas de problème, il faut simplement qu’elles respectent les principes républicains pour être subventionnées.

Certains nous reprochent de préparer une loi bavarde, car par nature, toutes les associations doivent respecter les principes républicains. Mais prenons l’exemple de l’Action française : par nature, elle n’est pas républicaine puisque son objet, crois-je savoir, est de remplacer les institutions républicaines par une monarchie, et c’est son droit. Il y a aussi des associations anarchistes, mais ce serait étonnant si elles réclamaient des subventions publiques ! Il n’est pas interdit que des associations promeuvent des valeurs différentes, c’est le débat démocratique dans un État républicain, mais nous ne souhaitons pas qu’elles bénéficient de subventions.

Mme Abadie a évoqué le permis internet, j’y suis très favorable et je vais y travailler avec le ministre de l’éducation nationale. Elle a déjà évoqué ce sujet devant moi plusieurs fois, je me suis renseigné auprès de la gendarmerie et je suis prêt à inscrire sa généralisation dans ce texte de loi.

Les agents publics radicalisés, M. Meyer Habib, ont fait l’objet d’un excellent rapport de MM. Poulliat et Diard. Le travail est fait par les administrations, il n’est pas nécessaire de prévoir des dispositions supplémentaires. Il faut désormais que chaque chef d’administration fasse son travail et saisisse les commissions compétentes pour exclure de la fonction publique les personnes radicalisées. Je rappelle que les notes blanches font désormais partie des dossiers administratifs que l’on peut fournir aux organisations syndicales réunies en conseil de discipline.

Mme. Krimi, votre question était très rhétorique, et nous ne tomberons pas d’accord. Vous soutenez qu’on ne se préoccupe pas de ces sujets dans les territoires ; pourtant, il est évident que c’est le cas. Et les premières victimes du communautarisme et du séparatisme sont les personnes prises en otage – j’ose le mot – par ceux qui ont fait une OPA sur leur pensée, leur culture, et parfois leurs croyances. Les principales victimes des islamistes, ce sont les musulmans eux-mêmes. Ne pas le voir, c’est refuser de voir la vérité en face, et c’est malheureusement une grande différence entre nous. Vous avez d’ailleurs une façon étonnante de citer le président Chirac, qui a été le plus courageux des hommes en imposant l’interdiction du port des signes religieux ostensibles à l’école. Personne, aujourd’hui, ne songerait à revenir sur une grande loi qui aide tant de jeunes filles et de jeunes hommes à vivre un moment républicain.

Madame Rossi, notre volonté n’est pas d’étendre le principe de neutralité, mais de le rendre applicable. Bon nombre de discussions et de contentieux portaient sur la question de savoir si un conducteur de bus ou un contrôleur était soumis à la règle publique. Il l’était à coup sûr quand il était directement embauché par la ville ou l’agglomération ; dans le cas d’une délégation de service public, la question se pose, et nous constatons des comportements communautaristes, voire séparatistes. C’est une question extrêmement difficile qui touche de nombreux équilibres, et je souhaite que cette disposition soit appliquée le plus rapidement possible.

Bien sûr, le narco-banditisme est très inquiétant pour nos quartiers, je l’ai dit et répété, tout autant que l’islamisme radical. J’observe en tout cas une réelle porosité entre les deux. Les élus qui ont plus d’expérience que moi des quartiers difficiles peuvent en témoigner : pendant longtemps, on a présenté la prédominance d’une idéologie religieuse comme un moyen de garantir de la paix sociale dans le quartier. J’ai pu constater quand je dirigeais Tracfin que les financements allaient désormais vers eux. Vous avez raison : l’un nourrit l’autre, mais il faut lutter contre l’islamisme radical ou le séparatisme et, de la même manière, contre le narco-banditisme. Cela rappelle qu’il ne faut pas tenir un discours relatif sur la drogue, mais nous en débattrons en d’autres circonstances.

M. le président François de Rugy. Merci pour toutes ces réponses, monsieur le ministre.

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2.   Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, jeudi 17 décembre 2021 à 12 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10090138_5fdb1aa4b7eef.respect-des-principes-de-la-republique---m-gerald-darmanin-ministre-de-l-interieur--m-jean-mich-17-decembre-2020

La commission spéciale procède à l’audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, après avoir entendu le ministre de l’intérieur, nous enchaînons avec l’audition de M. Jean‑Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, de la jeunesse et des sports.

Tout le monde a perçu l’importance de l’éducation, dont il a d’ailleurs été question lors de l’audition précédente, pour le sujet qui nous occupe : la transmission des valeurs au sein de l’école est fondamentale. Nous sommes donc très heureux de vous entendre, Monsieur le ministre.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Le projet de loi, présenté en conseil des ministres le 9 décembre, comporte des dispositions importantes concernant l’éducation et le sport, rassemblées dans le chapitre V du titre Ier. À mes yeux, ce n’est pas un texte contre, c’est un texte pour – pour la République, dont l’école est le pilier, la colonne vertébrale.

Les mesures concernant mon ministère font progresser l’école. Or, l’école, c’est bon pour les enfants ; la pandémie a été l’occasion de le redire et surtout de le ressentir. Tous les enfants, sur le territoire français, doivent aller à l’école. L’école, c’est bon pour les enfants : il est important de rappeler ce principe simple – après, on peut discuter des modalités. Du reste, ce principe n’est pas valable seulement en France : il vaut pour l’ensemble du genre humain.

Aller à l’école est un droit. Ce texte a donc pour enjeu de défendre non seulement la République, mais aussi les droits de l’enfant – les deux allant de pair. L’obligation de scolariser les enfants est l’expression d’une conviction profonde ; elle est liée aux grandes lois de la République, notamment celles des années 1880, qui ont rendu l’instruction obligatoire. Dès le début de la Troisième République, on était conscient du fait que l’école était le vecteur majeur de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ; la psychologie et l’ensemble des disciplines permettant de mieux connaître l’être humain ont conforté cette idée. Par ailleurs, le premier confinement, entre le 15 mars et 11 mai, a aussi permis de convaincre ceux qui en auraient douté qu’enseigner est un métier, et que l’on est bien content que les enfants puissent aller à l’école.

Depuis plusieurs années, on constate pourtant un phénomène de fuite de l’école, pour diverses raisons – certaines sont compréhensibles, d’autres mauvaises. En dix ans, le nombre d’enfants concernés a été multiplié par trois, pour atteindre 62 000 cette année. Ce phénomène, qui ne concerne pas seulement la France, pourrait être qualifié de « séparatisme ». En tout cas, il fragmente notre pays. Or, et c’est l’un des sens du mot « République », nous devons nous efforcer d’unir la société, notamment grâce à l’école.

L’évolution que je décrivais se traduit par une augmentation du nombre d’enfants inscrits au Centre national d’enseignement à distance (CNED), en général pour des motifs de santé ou de handicap, le nombre d’enfants dans ces catégories restant relativement stable. À cet égard, je rappelle que nous sommes engagés de manière très déterminée dans une dynamique d’école inclusive : les élèves, même s’ils ont un handicap, sont autant que possible scolarisés.

Quoi qu’il en soit, un grand nombre de familles considèrent donc que leurs enfants ne doivent pas côtoyer d’autres enfants, d’autres milieux ou d’autres confessions. Cela peut conduire à des situations préoccupantes, néfastes à l’apprentissage et au bien-être de l’enfant. L’islamisme radical n’est pas seul en cause, même s’il est dans tous les esprits : il y a aussi les phénomènes sectaires et d’autres formes de radicalisation.

Depuis deux ans, avec la loi Gatel et la loi pour une école de la confiance, nous avons engagé la fermeture des écoles clandestines et des écoles hors contrat qui ne respectent pas les valeurs de la République. Or nous avons constaté que plus de la moitié des enfants présents dans ces structures étaient en principe sous le régime de l’instruction en famille. Autrement dit, le dispositif était détourné : alors qu’ils étaient censés recevoir l’instruction en famille, ils fréquentaient en réalité des structures clandestines et illégales. C’est évidemment préoccupant.

Nous voulons mettre fin à ce phénomène qui met en cause les droits de l’enfant – car lorsque les parents ou les responsables légaux d’une fillette de 3 ans envoient celle-ci, couverte de la tête aux pieds, dans un hangar pour y recevoir un enseignement, ils violent les droits de cet enfant. En outre, on ne peut pas faire comme si ce phénomène était marginal : il est important, même si, bien entendu – et je veux être très clair sur ce point –, tous les cadres de l’instruction à domicile ne correspondent pas à cette description.

On me demande parfois quels sont la proportion et le nombre d’enfants concernés par ce phénomène. Il est vrai qu’à ce stade nous avons plutôt des évaluations qu’un véritable décompte – justement parce que nous ne disposons pas encore des outils législatifs, et ultérieurement réglementaires, permettant de prendre la mesure exacte du problème. Quoi qu’il en soit, sur le terrain, nous voyons bien que le phénomène est loin d’être marginal.

Bien entendu, notre objectif n’est pas de porter atteinte aux pratiques positives à travers notre combat contre celles qui sont négatives. Nous souhaitons restreindre la possibilité d’avoir recours à l’instruction en famille, mais, comme l’a dit dès le début le Président de la République, il ne s’agit pas d’interdire aveuglément tous les dispositifs d’instruction en famille : nous voulons définir de manière restrictive les exceptions à la scolarisation, de manière à ne conserver que les cas relevant de demandes légitimes et à lutter contre toutes les tendances qui mettent en cause l’unité de la République.

Je précise d’emblée qu’à mes yeux cette proposition ne heurte en aucun cas la Constitution. Le Conseil constitutionnel n’a jamais jugé que l’instruction en famille constituait une composante de la liberté d’enseignement : seule la possibilité pour les familles de choisir des modalités d’enseignement différentes de celles mises en œuvre par l’État a été consacrée par la décision du 23 novembre 1977. Vous observerez aussi, à la lecture de l’avis qu’il a rendu sur le présent projet de loi, que ce n’est pas non plus la position du Conseil d’État.

Par ailleurs, d’autres pays européens ont interdit l’instruction en famille ou l’ont encadrée très strictement. En Suède, elle n’est autorisée que dans des cas exceptionnels : pour raisons de santé, ou encore dans le cas des familles en voyage. Les raisons philosophiques ou religieuses ne sont pas admises.

Les restrictions sont plus fortes encore en Allemagne, où même les raisons de santé sont strictement contrôlées. Après la deuxième guerre mondiale, ce pays a voulu éviter toute forme de sortie du système scolaire.

En Espagne, l’instruction à domicile n’est pas prévue par le système constitutionnel ; la scolarisation est obligatoire.

Ces trois cas méritent d’être soulignés, car la Cour européenne des droits de l’homme n’y a rien vu de contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Si la liberté de l’enseignement a valeur constitutionnelle, l’instruction à domicile n’est pas une de ses composantes. Elle peut éventuellement en être une modalité, tout à fait susceptible d’être encadrée.

Par cette loi, nous voulons protéger les enfants contre toute forme de violation de leur droit à l’éducation. Dans cet esprit, il sera inscrit dans le code de l’éducation que l’instruction à l’école est le principe et que l’instruction en famille ne peut intervenir que de manière dérogatoire, donc motivée. Le paradigme change dans la mesure où nous passons d’un régime de déclaration à un régime d’autorisation préalable. Les familles devront se fonder sur des motifs particuliers.

Premièrement, l’« état de santé de l’enfant ou son handicap ». À ce propos, nous venons de déployer un dispositif permettant à des enfants hospitalisés pour une longue durée de suivre les cours à distance. C’est une manière de montrer que, quoi qu’il arrive, et même lorsque l’état de santé d’un enfant peut justifier une modulation de la règle, le lien avec l’école reste un élément très important.

Deuxièmement, la « pratique d’activités sportives ou artistiques intensives ». Hier, lors des questions au Gouvernement, un député a évoqué des cas concrets d’enfants apprenant le violon ou pratiquant le handball de manière intensive et bénéficiant à ce titre de l’instruction en famille : avec cette loi, ce sera toujours le cas.

Troisièmement, l’« itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique d’un établissement scolaire ». Cette condition concerne notamment les gens du voyage.

Quatrièmement, l’« existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant ». J’insiste sur cette dernière condition : l’intérêt supérieur de l’enfant sera le critère absolu.

En dehors de ces situations particulières, les enfants devront donc aller à l’école, que celle-ci soit publique ou privée, sous contrat ou hors contrat – étant entendu, par ailleurs, que nous avons légiféré au cours des trois dernières années pour mieux encadrer les écoles hors contrat. Au début du quinquennat, il était plus facile d’ouvrir une école qu’un bar ; ce ne sera plus le cas. Je considère que l’on peut en être fier, car le fait d’enseigner n’est pas anodin. La liberté d’enseigner emporte aussi la liberté de créer une structure éducative, et il est important de consacrer ce principe, mais cette liberté est encadrée : elle doit s’exercer dans le respect des droits de l’enfant.

En réalité, non seulement la liberté d’enseignement n’est pas limitée par ce texte, mais elle est précisée et confortée. En 1977, le Conseil constitutionnel lui a reconnu une valeur constitutionnelle. Elle peut également se prévaloir de son ancienneté. L’étape législative que vous vous apprêtez à franchir aura certainement des conséquences que je considère comme positives sur la façon de la définir : il doit s’agir d’une liberté au service des enfants.

Le travail de préparation a permis, me semble-t-il, de dissiper les inquiétudes relatives aux différentes formules d’instruction en famille : celles-ci pourront perdurer dès lors qu’elles seront fondées sur un motif légitime.

La deuxième mesure du texte que je voudrais évoquer concerne les établissements privés hors contrat. À mes yeux, elle est aussi importante que la précédente, même si l’attention s’est beaucoup focalisée sur les enjeux de l’instruction à domicile – à juste titre, car c’est un sujet important, mais cela ne devrait pas pour autant conduire à relativiser les autres mesures. Grâce à cette loi, nous pourrons fermer des écoles – en réalité des pseudo-écoles – sitôt que nous aurons constaté des manquements à leurs obligations éducatives et à leur mission de protection des enfants ; ce n’est donc pas seulement le respect des normes de sécurité – notamment en matière d’incendie – qui est visé, comme c’est souvent le cas.

Par ailleurs, actuellement, la fermeture définitive d’un établissement ne peut être ordonnée que par le juge pénal, ce qui implique de longs délais laissant libre cours à la poursuite des manquements constatés. Peut-être avez-vous à l’esprit un certain nombre de procédures que j’ai engagées : j’ai obtenu la fermeture de plusieurs établissements, mais cela a pris plusieurs mois. La loi Gatel, si elle a constitué un progrès très important pour empêcher l’ouverture de certaines écoles – plusieurs dizaines ont ainsi été bloquées au cours des deux dernières rentrées –, nous laisse encore assez impuissants pour ce qui est de les fermer, car les délais qu’elle prévoit sont beaucoup trop longs. Dans la région de Grenoble, par exemple, nous considérions une école comme étant d’inspiration salafiste. Nous l’avons attaquée en justice. Nous avons gagné en première instance, mais l’appel a été suspensif, et, pendant ce temps, les enfants ont pu continuer à fréquenter l’établissement. C’était, pour les responsables de cette école, une manière de narguer les autorités de la République.

Il convient donc de se doter d’un outil législatif plus efficace contre des structures de ce type, tout en respectant la liberté d’enseignement, bien entendu. La procédure sera contrôlée par le juge administratif.

Les trois autres mesures du projet de loi qui concernent l’éducation nationale visent, de la même façon, à s’assurer de la protection des élèves inscrits dans les établissements privés hors contrat.

Nous allons, d’une part, étendre à l’ensemble des personnels l’obligation pour ces établissements de déclarer annuellement leurs enseignants. Cela permettra à l’administration de s’assurer que l’ensemble des personnels de l’établissement, et pas seulement le directeur et les professeurs, ne font pas l’objet d’une incapacité juridique quelconque. L’administration pourra en effet consulter le bulletin no 2 du casier judiciaire des intéressés et vérifier, par exemple, qu’ils ne sont pas inscrits au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS).

Nous allons ensuite renforcer le contrôle de l’État sur les comptes et les sources de financement des écoles privées hors contrat. Ce contrôle n’avait lieu qu’au moment de l’ouverture ; il pourra désormais être permanent.

Enfin, l’État exigera, pour la conclusion d’un contrat simple ou d’un contrat d’association, le respect d’un enseignement conforme à l’objet de l’instruction obligatoire, autrement dit le respect des normes minimales de connaissances requises par le code de l’éducation. Là encore, il s’agit de protéger les droits de l’enfant, en l’occurrence en s’assurant que le socle commun de connaissances, de compétences et de culture est réellement acquis par les enfants durant leur parcours scolaire.

Je voudrais aborder également les enjeux du monde sportif. J’ai demandé que nous nous engagions, en matière de défense des valeurs de la République, dans une démarche de qualité comparable à celle de l’éducation nationale. La fusion du ministère de l’Education nationale et de la jeunesse avec celui des sports a de nombreuses vertus, que Roxana Maracineanu et moi-même soulignons souvent, dont celle-ci : il y a désormais une vision commune et volontariste s’agissant du respect des valeurs de la République dans nos activités.

À l’instar de l’ensemble du monde associatif, le projet de loi permettra de faire évoluer la tutelle de l’État sur les fédérations sportives, lesquelles devront s’engager expressément à respecter les principes républicains. Nous leur donnerons à la fois plus d’autonomie et plus de responsabilités. Elles s’engageront à respecter les principes républicains et, plus généralement, des règles d’éthique – ce qui englobe le combat contre les violences sexuelles dans le milieu sportif, que Roxana Maracineanu mène avec beaucoup d’énergie et d’efficacité. Cet engagement conditionnera la délivrance de l’agrément, qui permet de solliciter des subventions et de bénéficier des services des cadres d’État et, le cas échéant, de la délégation de service public.

Les évolutions législatives relatives au sport contenues dans ce texte s’adressent aux fédérations reconnues par l’État, aux fédérations agréées et aux fédérations délégataires.

Pour toutes les fédérations reconnues par l’État, le régime de tutelle sera remplacé par un régime de contrôle.

Pour les fédérations agréées, l’agrément ministériel sera conditionné à la signature du contrat d’engagement républicain. L’agrément sera limité dans le temps pour faciliter le contrôle de cette obligation. Les fédérations auront jusqu’au 31 décembre 2025 pour se mettre en conformité.

Pour les fédérations délégataires, la délégation ministérielle sera conditionnée à l’établissement d’un contrat de délégation par lequel la fédération s’engagera à promouvoir et préserver les principes républicains.

Ces évolutions législatives s’inscrivent dans le cadre d’une feuille de route globale que nous venons d’adresser à l’ensemble des acteurs du monde du sport. Nous allons d’abord et surtout accompagner ces derniers. Très souvent, les clubs essaient de trouver des solutions, mais se sentent démunis. Certaines situations sont donc comparables à celles que l’on a connues dans l’éducation nationale. Les normes doivent être claires et il faut être en mesure d’aider les clubs à faire respecter les valeurs de la République, notamment en leur envoyant des équipes dédiées.

Le projet de loi va donc permettre de couvrir tous les domaines entrant dans le champ de mon ministère, en protégeant les enfants et les jeunes pendant le temps scolaire et en dehors. Ces dispositions, qui viennent compléter des mesures prises au cours des dernières années, sont importantes. Au-delà de l’école elle-même, c’est le projet républicain qu’elles permettront de consolider.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Merci, Monsieur le ministre, d’avoir accepté de répondre à nos questions aussitôt après l’installation de la commission spéciale.

Je ne reviendrai ni sur les objectifs généraux du texte, dont nous avons parlé longuement avec le ministre de l’intérieur, ni sur les outils concernant directement le domaine éducatif et le sport – je laisserai le soin à ma collègue Anne Brugnera, rapporteure pour cette partie du texte, de vous interroger à ce propos. Je voudrais savoir, pour ma part, quelle est la portée exacte de l’article 18, créant un nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui, qui entend répondre à la mort du professeur Samuel Paty, qui a été assassiné par un terroriste. Quelle protection supplémentaire ce texte apportera-t-il à la communauté éducative, que vous représentez ici ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure pour le chapitre V du titre Ier. Le projet de loi confortant le respect des principes de la République traite, dans le chapitre V du titre Ier, de l’instruction dans la famille et des établissements d’enseignement privés afin de garantir à chaque enfant une éducation conforme aux principes de la République. Pour cela, il faut, d’une part, vérifier que chaque enfant bénéficie d’une instruction, d’autre part, que celle-ci, qu’elle soit dispensée dans une école publique ou dans une école privée sous contrat, hors contrat ou à domicile, soit conforme aux principes de la République.

Pour vérifier que chaque enfant de France âgé de 3 à 16 ans bénéficie d’une instruction, il nous faut savoir s’il est inscrit dans une école ou à domicile. Ce contrôle est actuellement de la responsabilité de l’éducation nationale. Il nécessite de disposer de différentes données. D’abord, la liste des enfants scolarisés ; pour cela, il faut les listes complètes et à jour des enfants inscrits dans toutes les écoles, privées comme publiques. Il faut aussi disposer de la liste des enfants instruits à domicile ; ceux-ci étaient jusqu’à présent déclarés comme tels par leur famille auprès de la mairie et des services de l’éducation nationale, qui en établissaient une liste annuelle. En compilant ces différentes listes, on obtient celle des enfants qui bénéficient d’une instruction. Afin de vérifier qu’aucun enfant n’est oublié, négligé ou voit ses droits à l’instruction bafoués, il faut comparer cette liste avec celle des enfants en âge d’être instruits. Selon nos lois en vigueur, cette liste doit être constituée chaque année par la mairie. C’est une tâche qui n’est pas ou qui est mal faite ; elle est difficile, notamment dans les territoires où la mobilité résidentielle est forte. Les mairies manquent de connaissances, d’outils et souvent de moyens pour la mener correctement ; je pense que nous devrions essayer d’y remédier.

En 2018, j’avais rendu un rapport sur la déscolarisation. Sa première préconisation était d’améliorer le recensement et le suivi des enfants non scolarisés. Pour cela, je préconisais d’attribuer un numéro d’identification, l’identifiant national élève (INE), à tous les enfants, qu’ils soient scolarisés ou non – en somme d’en faire un identifiant national enfant. L’INE n’est aujourd’hui attribué qu’aux enfants scolarisés dans le public ou le privé sous contrat ; du fait de cette absence d’exhaustivité, il n’est pas un outil efficace. Monsieur le ministre, quel est votre avis sur son éventuelle généralisation et, si vous y êtes favorable, comment en envisagez‑vous les modalités pratiques ?

Si j’ai souhaité, à l’époque, réaliser cette mission, c’est que j’étais préoccupée par la situation de certains enfants : les enfants censés être instruits à domicile, c’est-à-dire déclarés comme tels mais ne recevant pas ou peu d’instruction ; les enfants n’ayant jamais été instruits à l’école ou à domicile ; et, surtout, ceux qui étaient retirés de l’école par leurs parents. Il convient, je crois, d’être particulièrement attentif aux changements de situation des enfants, notamment aux retraits de l’école. Chaque changement de situation doit être enregistré dans les bases de données et faire l’objet d’un suivi. La mission préconisait d’ailleurs de créer une commission chargée du partage de données et du suivi des enfants non scolarisés et, surtout, déscolarisés. Une fois l’INE généralisé et attribué à chaque enfant, le plus important sera son suivi. Comment celui-ci pourrait-il être réalisé, avec toutes les contraintes de gestion et de partage de données que nous connaissons en France ?

Mme Fabienne Colboc. Cent quinze ans après l’adoption de la loi de 1905 qui consacre la séparation de l’Église et de l’État et garantit le libre exercice des cultes, le présent projet de loi vient renforcer les principes de la République.

La République française est indivisible, laïque, démocratique et sociale. Ce texte est nécessaire pour endiguer le radicalisme et les dérives sectaires qui se développent dans certaines poches de notre société. Le Président de la République a voulu cette réforme pour combattre les discours et les actes qui éloignent de la République, défient ses principes et divisent les Français.

La partie du projet de loi qui vous concerne plus particulièrement, mzonsieur le ministre, traite des enfants et des jeunes – cette jeunesse que nous devons protéger des dérives et à laquelle nous devons inculquer les principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Vous l’avez dit : l’école est le lieu d’apprentissage de ces principes fondamentaux. Il est de notre devoir de nous assurer que par l’instruction, chaque enfant pourra disposer des outils qui lui permettront de développer son esprit critique, d’exercer sa citoyenneté et d’élever son niveau de formation.

Ces principes sont, dans certains cas, dévoyés. Pour y remédier, nous devons renforcer notre vigilance collective, notamment envers les établissements hors contrat. La loi Gatel a déjà permis des avancées importantes en la matière, notamment pour ce qui concerne les ouvertures d’établissements.

Préserver l’intérêt supérieur de l’enfant, protéger nos enfants, notre jeunesse, des dérives du communautarisme, c’est agir avec les associations, qui jouent un rôle essentiel pour notre cohésion nationale et notre vie démocratique et sociale, mais aussi repérer celles dont la finalité est détournée.

Tout l’enjeu de ce projet de loi est d’agir sans toucher à nos libertés fondamentales, lesquelles sont nombreuses et indispensables à notre démocratie. Le groupe La République en marche estime que le texte qui nous est présenté respecte bien l’équilibre indispensable entre préservation des libertés et lutte contre le séparatisme.

Pour atteindre ces objectifs, le projet de loi prévoit un encadrement plus important de l’instruction en famille et des écoles hors contrat. Pourriez-vous, Monsieur le ministre, nous donner plus d’informations sur la notion d’autorisation pour l’instruction en famille ?

Vous dressez le constat qui amène à cet encadrement plus strict. Comment expliquez-vous que nous n’ayons pas, jusqu’à présent, réussi à lutter contre ces dérives ? Quid des contrôles, qui permettent notamment de lutter contre elles ? Auriez-vous, si ce ne sont des chiffres, du moins une tendance à nous donner concernant ces dérives ? Comment faire pour, comme nous y invite notre collègue Anne Brugnera, lutter contre la déscolarisation, qui est un enjeu essentiel, et repérer les enfants qui ne sont inscrits nulle part ?

Par l’introduction d’un contrat d’engagement républicain, le projet de loi vise à s’assurer que les associations et fédérations, y compris sportives, utilisent les subventions dans le respect de nos valeurs fondatrices. Par quels moyens le Gouvernement envisage-t-il de s’assurer du bon respect de cet engagement républicain et du suivi de ces acteurs indispensables à l’intégration des jeunes et à la mixité sociale ? Depuis le début du quinquennat, le Gouvernement est fortement mobilisé en faveur de l’éducation prioritaire et de l’égalité des chances. Comment le projet de loi s’articule-t-il avec cette ambition ?

C’est un texte de liberté que nous sommes appelés à examiner, afin de promouvoir l’ouverture plutôt que la haine de l’autre, la fraternité plutôt que le repli communautaire. Il saura, j’en suis certaine, nous rassembler autour de la nécessité de préserver les principes de la République.

Mme Annie Genevard. Je ne peux commencer mon intervention sans avoir une pensée émue pour Samuel Paty, puisque ce projet de loi est aussi censé répondre au terrible engrenage qui a conduit à l’abominable exécution de ce jeune enseignant.

Lorsque j’ai pris connaissance du texte, j’ai pressenti que la question de l’instruction en famille serait probablement l’une des plus débattues. On touche là en effet à l’intime, au lien entre les parents et les enfants. Parmi les parents qui enlèvent leurs enfants de l’école, il y a bien sûr ceux que nous voulons combattre, mais il y a aussi – je ne vous apprendrai rien, Monsieur le ministre – des parents qui prennent cette décision, non pas par philosophie ou par conviction religieuse, mais par choix familial, par choix de vie, par volonté, tout simplement, d’instruire eux-mêmes leurs enfants. Et les nombreux témoignages que nous avons pu recueillir – parce qu’ils se sont mobilisés d’une façon incroyable – nous ont montré tous les efforts qu’ils faisaient pour les instruire convenablement.

Par ce texte, on passe d’un régime de déclaration et de contrôle à un régime d’interdiction, avec dérogations : c’est un changement fondamental, il ne faut pas le nier. On limite là une liberté constitutionnelle, qui est la liberté d’enseigner.

Monsieur le ministre, vous avez fait là un choix radical, qui sera, je le pense, très discuté. Les membres du groupe Les Républicains sont très attachés à la liberté des familles. Il faut que nous trouvions les voies et moyens, comme disent les préfets, de conserver cette liberté des familles quand elle est exercée dans le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant, tout en luttant de manière déterminée contre le mauvais usage qu’en font certains.

M. Éric Diard. Tout le monde le dit : il y a un avant et un après l’assassinat de Samuel Paty. Entre le discours prononcé aux Mureaux par le Président de la République et ce terrible attentat qui a frappé notre pays, les choses ont changé.

Le 6 novembre, vous aviez déclaré, Monsieur le ministre, qu’il y avait eu 400 signalements pour violation de la minute de silence en hommage à Samuel Paty. Le 10 novembre, vous avez reconnu, lors des questions au Gouvernement, que ce chiffre ne correspondait pas à la réalité parce que certains établissements n’avaient pas organisé la minute de silence ou que des incidents n’avaient pas été signalés. Vous avez fait un travail de recensement complémentaire, ce dont je vous félicite, puisque, la semaine dernière, vous êtes arrivé à un chiffre de 793 incidents, qui me semble plus proche de la réalité, même si je suis certain que des établissements ont évité de rendre hommage à Samuel Paty.

Mon intervention porte précisément sur ce point : il faut impérativement que, grâce à ce texte, le personnel qui est victime de pressions ou de menaces se sente soutenu par sa hiérarchie ; il faut que le rectorat soit derrière le personnel enseignant. Quand un citoyen signale un cas de radicalisation aux autorités, il passe un coup de téléphone, sans attendre de retour ; sauf en cas de signalement abusif, on ne lui reprochera pas d’avoir fait cette démarche. Les services de renseignement feront leur travail et concluront par l’affirmative ou la négative. Il ne faut plus que les enseignants craignent que leur hiérarchie ne les suive pas. Je souhaite vraiment que les différents rectorats s’engagent auprès du personnel enseignant pour le défendre ; à défaut, l’article 4 du projet de loi, qui est pourtant intéressant, sera sans utilité et les informations ne remonteront pas.

Mme Isabelle Florennes. Monsieur le ministre, votre venue au premier jour de nos auditions sur ce projet de loi prend tout son sens tant il est vrai que votre ministère et votre action occupent une place prépondérante dans la réponse que la République peut apporter au phénomène du séparatisme et dans la promotion des valeurs qui nous sont communes. C’est aussi parce que l’école et le monde de l’enseignement en général sont particulièrement visés et contestés, notamment par le militantisme politique islamiste, que nous devons réagir de manière forte et décidée.

Je ne vous apprends rien à ce sujet, vous qui avez saisi le problème à bras‑le‑corps et qui, dès votre arrivée, avez pris des mesures qui concourent à la réponse globale que nécessitent de tels débordements – je pense notamment à la création du conseil des sages de la laïcité, au soutien aux enseignants, à leur formation à ces sujets difficiles et sur lesquels ils sont en première ligne. Nous vous avons toujours soutenu en ce domaine, car nous considérons qu’il s’agit d’une question grave qui a trop longtemps été laissée sous le tapis. Ce fut aussi le cas, bien avant ce projet de loi, des écoles hors contrat, à propos desquelles des mesures fortes ont été prises à l’occasion de la loi Gatel, que nous avons adoptée il y a deux ans.

Les dérives communautaristes se nourrissent bien souvent de nos insuffisances et de nos manques. Si la République est une idée et un projet, elle doit proposer à ses enfants des perspectives d’évolution à la hauteur des attentes de chacun. Ces principes, nous les avons défendus avec vous depuis le début du quinquennat et nous vous savons gré d’avoir présenté l’une des mesures de justice les plus fortes de ces dernières décennies avec le dédoublement des classes, de la grande section au CE1, dans les réseaux d’éducation prioritaire. C’est sur le terrain que se gagne et que s’est toujours gagnée l’adhésion républicaine.

Pour l’heure, avec ce texte, il convient de nous interroger sur le dysfonctionnement de notre organisation actuelle. La question de l’instruction en famille a fait grand bruit et nous en comprenons les motifs. Sans doute y a-t-il des aménagements à trouver pour que cette liberté reste possible. Les outils de l’éducation nationale – je pense en particulier au Centre national d’enseignement à distance (CNED) – ont prouvé leur pertinence et leur efficacité, et sont certainement à promouvoir. Néanmoins, on ne peut contester que des difficultés existent et qu’elles conduisent à ce que plusieurs dizaines de milliers d’enfants, souvent des jeunes filles, soient écartés de l’école commune. Vous avez raison de lier ce sujet à celui des écoles hors contrat, car il semble qu’il existe en la matière des vases communicants.

Le groupe Mouvement démocrate et démocrates apparentés est attaché à ce que l’école soit un creuset républicain et un outil d’épanouissement de chacun. Il sera attentif à ce qu’elle le demeure et soutiendra les initiatives que vous prendrez en ce sens.

Mme Cécile Untermaier. Je veux moi aussi rendre hommage, au nom du groupe Socialistes et apparentés, à Samuel Paty. Il me semble toutefois que ce drame ne soulève pas la question de l’instruction libre ou en famille, dans la mesure où il s’est produit dans une école de la République.

Le Président de la République avait d’ailleurs annoncé antérieurement sa décision de limiter strictement l’instruction à domicile afin de s’attaquer au séparatisme islamiste, rompant ainsi avec cinquante années de régime d’autorisation. Faire porter sur l’instruction à domicile la responsabilité du séparatisme islamiste me paraît excessif et injuste. C’est selon nous à la non-scolarisation des enfants que nous devons plutôt nous attaquer, pour des raisons de sécurité et pour enraciner la République dans toutes ses dimensions et dans toutes les générations. Cette difficulté, nous ne sommes pas parvenus à la résoudre : la mission parlementaire conduite par ma collègue George Pau-Langevin et une députée du groupe LaREM avait dénoncé le trop grand nombre d’enfants passant « sous le radar » ; si l’instruction en famille concerne entre 35 000 et 50 000 enfants, 4 000 à 5 000 le sont prétendument pour des motifs religieux, mais nous n’avons aucune certitude en la matière – je ne vous en fais pas le reproche, Monsieur le ministre, la question étant pendante depuis des années.

Cela m’amène à trois séries de questions. D’abord, la liberté du choix de l’instruction en famille ne serait donc plus une réalité ; or je suis pour ma part toujours soucieuse, lorsqu’il est question de supprimer un droit, de m’assurer que c’est à bon escient et qu’il n’existe pas d’autre solution qui permettrait de préserver la liberté de chacun. Ensuite, comment envisagez-vous le contrôle des autorisations ? Ne craignez-vous pas que ce régime d’autorisation n’incite ceux qui souhaiteraient y échapper à ne pas scolariser leurs enfants ? Enfin, quelles solutions proposez-vous pour renforcer les moyens de contrôle de la réalité de la scolarisation ? Il me semble que l’objectif que nous partageons tous, à savoir lutter contre l’islamisme radical, à travers une instruction et des principes républicains qui s’expriment dans les familles, implique que nous ayons la certitude qu’en France, tous les enfants sont scolarisés d’une manière ou d’une autre, que ce soit dans les écoles de la République ou par l’instruction en famille, à travers un contrôle renforcé, qui ne pourra évidemment pas reposer sur les maires, dont ce n’est pas le travail.

M. Pierre-Yves Bournazel. Alors que débutent nos travaux sur ce projet de loi, il me semble important de revenir sur ses fondements et sur la raison d’être de notre commission spéciale : la question du séparatisme, la multiplication des discours de haine qui remettent en cause les principes républicains, l’exacerbation des tensions communautaristes, la perte de repères sur ce qui fonde l’unité de notre nation, les attaques d’un islamisme radical qui frappent notre pays, les tentations d’amalgame, inconscient ou à dessein, qui traversent notre société. Ce sont des sujets complexes, sensibles, fondamentaux ; ils n’en sont pas pour autant nouveaux. Trop longtemps, ils ont fait l’objet d’indignations successives, qui n’ont pas été suivies de réponses ; trop longtemps, on les a réduits à de simples faits divers, refusant de voir la gravité de la situation.

C’est précisément pourquoi nous devons les traiter aujourd’hui. Je trouve cette démarche courageuse, et je la crois nécessaire : nous devons réparer les failles que chaque petit renoncement durant ces trente dernières années a contribué à creuser. Je souhaite que nous abordions ces débats intenses dans la sérénité, dans l’écoute de la diversité de nos sensibilités politiques. Il me semble possible de garder à l’esprit que l’avenir de la République mérite que nous dépassions les considérations électorales, car c’est un projet sur plusieurs générations qui se présente à nous.

Il s’agit non pas de traiter de tous les sujets, ce qui serait vain, ni d’entreprendre ce combat républicain à travers des cas particuliers, mais d’établir – ou de rétablir – des principes et des lignes directrices. Le groupe Agir ensemble partage la philosophie d’un texte qui, d’une part, place au cœur de son ambition la neutralité du service public et, d’autre part, vise à consolider l’exercice des cultes et à moderniser tout en le confortant le cadre de la loi de 1905. L’État ne reconnaît aucun culte, il protège la foi, mais celle-ci n’est jamais au-dessus de la loi. La laïcité est un principe de liberté : liberté de croire, liberté de ne pas croire, liberté de conscience ; elle assure ainsi une protection à tous les citoyens, sans aucune distinction.

L’école est le creuset de la République. Nous savons combien l’école de la République est l’engagement de votre vie. Si l’État ne reconnaît aucune religion, il existe une transcendance dans la République, une transcendance laïque, qui s’exerce à l’école, l’école qui élève, qui permet de dépasser sa condition sociale pour atteindre sa vocation de femme ou d’homme. C’est le lieu de la liberté, de la fraternité et de l’égalité. Pour tenir cette promesse des Lumières, il doit rester le lieu de la laïcité ; c’est un projet d’émancipation. L’école de la République est généreuse parce que sa vocation est de favoriser l’égalité des chances en accordant davantage à ceux qui ont moins de capital social et culturel au départ – tel est le sens du dédoublement des classes que vous avez engagé et qui fonctionne très bien : je le vois dans mon arrondissement, le dix-huitième de Paris. Mais si l’école de la République est généreuse, elle n’est pas pour autant naïve ; l’État doit être implacable envers ceux qui tentent de détruire le pacte républicain. C’est ce que vous soutenez avec force et avec conviction.

C’est pourquoi ce projet de loi ne se réduit pas, à mon sens, à un texte contre des ennemis de la République. Il s’inscrit dans une vision positive de ce que doit être notre Nation, de ce qu’elle peut produire de commun : mettre hors d’état de nuire des idéologies mortifères, séparatistes, radicales ; offrir à chaque enfant la liberté d’apprendre, donc d’être instruit, de comprendre le monde dans lequel il vit, en éveillant son esprit critique et en assurant ainsi son émancipation. Monsieur le ministre, nous travaillerons avec vous avec confiance et détermination.

M. Meyer Habib. Monsieur le ministre, permettez-moi de rappeler l’échange que nous avions eu le 1er octobre dernier dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme. J’avais évoqué la haine qui ronge les territoires perdus de la République, sur fond d’islamisme, de racisme anti-blanc, d’antisémitisme et de haine de la France. Je rappelais la triste réalité d’une génération qu’il était devenu de fait impossible de scolariser dans l’école publique qui nous est si chère : aujourd’hui, dans le département de la Seine-Saint-Denis, plus un enfant juif n’est scolarisé dans l’école publique. À l’époque, vous m’aviez trouvé trop inquiet ; vous vous déclariez pour votre part bien plus optimiste.

Quinze jours plus tard, Samuel Paty était décapité au cri d’Allahou akbar à la sortie du collège de Conflans-Sainte-Honorine. Depuis, vous l’avez rappelé, 800 signalements pour radicalisation islamiste ont été effectués par différents établissements scolaires.

Le projet de loi renforce certes l’encadrement des écoles hors contrat et de l’instruction en famille. C’est bien, mais cela reste timide. L’enjeu doit être de faire de l’école le terrain prioritaire de la reconquête républicaine. C’est à l’école que les citoyens de demain doivent apprendre l’autorité de l’État, la primauté de la loi. On pourrait imaginer, par exemple, que tous les élèves chantent l’hymne national chaque lundi matin en classe, comme c’est le cas chez nos amis américains. La Marseillaise n’est pas forcément démodée ! Hélas, de reculades en compromis, chaque chose s’est brisée dans la promesse républicaine portée par l’école. Trop nombreux sont les minutes de silence profanées, les Marseillaise sifflées, les cours perturbés par l’islamisme, le complotisme, l’antisémitisme, les enseignants menacés, intimidés, agressés ; beaucoup se sentent seuls, abandonnés, impuissants. Dans certains quartiers, les professeurs ne peuvent plus enseigner l’histoire de la Shoah, ni celle de la création de l’État d’Israël, ni celle de la guerre d’Algérie !

L’école de la République est là pour former des citoyens, mais pas pour se substituer aux parents. Aucun enfant ne naît raciste, antisémite ou islamiste radicalisé, mais un certain climat peut favoriser de telles dérives. L’assassinat du regretté Samuel Paty en est la terrible démonstration.

Je poserai quatre questions.

Premièrement, comment responsabiliser les parents pour faire reculer l’emprise de l’islam politique dans certaines classes et dans certains établissements ? En cas de dérives, d’absences injustifiées, de menaces ou d’intimidations, je préconise, depuis plusieurs années, la suppression de toutes les aides et allocations versées aux familles concernées. Qu’en pensez-vous, Monsieur le ministre ?

Ma deuxième question porte sur l’instruction en famille. Le Conseil d’État vous a obligé à revoir votre copie, mais le texte qui nous est soumis ne fait qu’alléger l’interdiction de principe que vous prévoyiez initialement, en introduisant une liste limitative d’exceptions. Ne craignez-vous pas une censure du Conseil constitutionnel ? Pourquoi n’avez-vous pas tout simplement inversé la logique, en préservant la liberté d’enseignement tout en prévoyant des exceptions à ce principe ?

Ma troisième question porte également sur l’instruction en famille, et plus précisément sur un sujet très cher à mon collègue Grégory Labille, qui vous a déjà interrogé à ce propos. On estime que 700 000 élèves sont victimes de harcèlement dans notre pays ; or le régime d’autorisation préalable empêche une déscolarisation d’urgence dans une telle situation. Comment comptez-vous résoudre ces cas de détresse scolaire ?

Enfin, le projet de loi prévoit de renforcer la transparence du financement des écoles hors contrat. Cette évolution est très positive. Cependant, s’agissant des écoles confessionnelles présentant des risques de dérives islamistes, comment renforcer le contrôle des financements étrangers dont nous parlions tout à l’heure avec le ministre de l’intérieur et qui interviennent le plus souvent lors de la construction ou de l’achat du bâtiment, généralement via des fondations établies dans le Golfe ?

M. Charles de Courson. Ma première question porte sur l’articulation entre l’article 1er du projet de loi, qui affirme les principes de neutralité et de laïcité y compris pour les organismes privés gérant un service public – ce qui est le cas de tous les établissements privés, notamment sous contrat –, et le maintien du caractère propre de ces établissements privés. Dans son avis, le Conseil d’État indique que le champ d’application de l’article 1er « vise à ne pas remettre en cause des restrictions à l’application du principe de laïcité du service public aujourd’hui admises par des lois, telles que les dispositions du code de l’éducation relatives aux établissements d’enseignement privé ou celles du code de la santé publique relatives aux établissements de santé privés d’intérêt collectif […] ». Ne faudrait-il pas le mentionner explicitement ?

Par ailleurs, le projet de loi ne semble pas permettre de s’assurer que l’ensemble des enfants de 3 à 16 ans bénéficient effectivement de l’instruction en France. Ne faudrait-il pas vérifier que l’intégralité de ces enfants soient inscrits dans une école publique ou privée, ou fassent l’objet d’un enseignement en famille, en s’appuyant sur les fichiers de l’INSEE, comme l’un de nos collègues le proposait tout à l’heure ? Les maires, auxquels la loi a confié le soin de vérifier l’exhaustivité de l’instruction des enfants de leur commune, n’ont pas les moyens d’accomplir cette tâche, en particulier dans les villes les plus peuplées.

Ma troisième question concerne l’instruction en famille. Pourquoi en êtes‑vous arrivés à substituer à l’obligation d’instruction l’obligation de scolarisation ? Depuis les lois de la fin du XIXe siècle, l’enseignement en famille est l’une des formes possibles d’instruction publique. Vous entendez limiter cette possibilité à quatre cas spécifiques, le quatrième étant « l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant ». Il faut préciser ce terme. Plusieurs familles qui éduquent elles-mêmes leurs enfants m’ont par exemple expliqué qu’elles le faisaient pour des raisons psychologiques ; elles font valoir que leurs enfants, psychologiquement fragiles, apprennent mieux en étant soumis à des horaires différents de ceux de l’éducation nationale. Seriez-vous prêt, Monsieur le ministre, à soutenir des amendements visant à préciser à quoi correspond cette « situation particulière propre à l’enfant » ?

Enfin, combien d’enfants éduqués en famille ont-ils été endoctrinés et sont-ils devenus des séparatistes, voire des terroristes ? Certains terroristes ont-ils fait l’objet d’un enseignement en famille ? Tous ceux que j’ai vus ont été scolarisés à l’école publique. La limitation de l’instruction en famille permettra-t-elle vraiment de lutter contre le séparatisme ?

Voilà, Monsieur le ministre, les quatre questions que vous pose le représentant d’un groupe très attaché à la liberté, sous toutes ses formes.

M. Alexis Corbière. Je l’ai expliqué tout à l’heure, les mesures contenues dans ce projet de loi n’auraient pas permis d’éviter l’assassinat dramatique de Samuel Paty. À ce sujet, je pense qu’il y a eu un dysfonctionnement de l’éducation nationale, comment tend d’ailleurs à le montrer la récente interview de l’avocat de la famille Paty – nous en parlerons dans un autre cadre, mais je ne veux pas que nous mentions aux Français.

Vous l’avez dit, Monsieur le ministre, l’école publique est la matérialisation concrète de la République. Elle est la caisse de résonance de tous les maux de la société. Elle a été singulièrement affaiblie ces dernières années, et ce projet de loi ne résout rien.

Tout d’abord, l’école publique est soumise à une concurrence déloyale de l’enseignement privé sous contrat. Nous devons nous demander pour quelle raison, au fil des années, de plus en plus de parents mettent leurs enfants dans le privé. En réalité, ils constatent souvent une dégradation de l’école publique et estiment que l’école privée apporte des réponses que l’école publique n’apporte pas. Nous devons donc imaginer une école publique conquérante. Mais le fond du problème, c’est que nous finançons aussi l’école privée. Les Français savent-ils que 12 milliards d’euros d’argent public – 20 % des recettes de l’impôt sur le revenu – servent à financer l’enseignement privé sous contrat, qui est à 97 % confessionnel ? (Exclamations.) Il y aurait matière à contrôler davantage ce type d’enseignement, ce que le projet de loi n’envisage pas du tout. Je vous ferai la liste de tous les établissements privés sous contrat où se sont encore passées récemment des choses absolument intolérables. Je pense à l’utilisation de manuels présentant des contenus homophobes, à des violences… Au collège Stanislas, à Paris, on a déploré dernièrement des violences répétées de la part d’un éducateur, alors qu’une forme d’omerta règne dans l’établissement. Mais dans ce texte, on ne touche pas à l’enseignement privé sous contrat, dont je sais, Monsieur le ministre, que vous êtes en réalité un ami. (Protestations.) Vous avez promu, dans des quartiers de Seine-Saint-Denis, des écoles privées comme celles du réseau Espérance Banlieue, en affirmant qu’elles donnaient l’exemple. Vous avez tort de faire cela. La scolarisation dès 3 ans a d’ailleurs constitué pour ces établissements un effet d’aubaine, car elle leur permet de recevoir plus d’argent public. Nous ne pouvons pas concevoir de mesures significatives visant à revigorer l’enseignement public sans mettre fin à cette concurrence déloyale, sans cesser de donner des moyens au privé. C’est ainsi que nous redonnerons aux familles confiance en l’école publique.

De plus en plus de gens scolarisent leurs enfants à la maison, mais 67 % de ces familles sont contrôlées par les services de l’éducation nationale – on pourrait même imaginer des contrôles supplémentaires. Quels sont les chiffres qui montrent que ces familles favorisent des phénomènes de radicalisation liée à l’islam ? En réalité, ces phénomènes sont quasi inexistants. Ce n’est pas la radicalisation liée à l’islam qui pousse les familles à garder leurs enfants chez eux, mais une inquiétude face à l’école publique ou une volonté de pédagogies alternatives. Puisque ce projet de loi est censé nous permettre d’agir rapidement, vous devez nous apporter plus d’éléments sur ces tendances et améliorer votre étude d’impact.

De même, vous savez très bien que les écoles confessionnelles liées à l’islam représentent à peine 5 % de l’ensemble des écoles hors contrat. Là encore, ce projet de loi ne nous donne pas toutes les clés pour bien comprendre ce phénomène.

Il existe dans notre pays des départements où, à l’école publique, l’éducation civique est remplacée par une éducation religieuse : je veux parler de l’Alsace-Moselle, où cet enseignement représente une heure de cours par semaine. Allons-nous accepter que les élèves des écoles publiques de ces départements continuent d’être privés d’une heure d’enseignement civique dont bénéficient leurs camarades des autres départements français ? Allons-nous accepter cette emprise de l’enseignement religieux en Alsace-Moselle ? Au-delà des thèmes d’agitation que vous mettez en avant, je vous apporte ici des éléments concrets.

Je termine en soulignant l’absence réelle de mixité scolaire, notamment en Seine-Saint-Denis, où les établissements publics n’accueillent plus que les enfants des classes les plus défavorisées. Les classes moyennes ont quitté l’enseignement public : c’est à cela qu’il faut remédier au lieu d’agiter des thèmes qui divisent le pays.

Mme Anne-Christine Lang. Nous avons bien conscience que ce texte ne pourra pas résoudre tous les problèmes relatifs à l’éducation. Son objectif premier, que nous partageons pleinement et que nous ne devons pas perdre de vue, est de combattre ceux qui veulent mettre à mal le pacte républicain. Cela étant, nous ne pouvons pas faire totalement l’impasse sur la question de la promesse républicaine d’égalité des chances, qui était un aspect important du discours du Président de la République aux Mureaux ; si nous n’en tenions pas compte, nous ne serions à la hauteur ni du moment, ni des engagements du Président, ni des attentes de nos concitoyens.

J’aimerais donc revenir sur un sujet majeur, pour lequel je suis très engagée depuis longtemps, qui est celui de la mixité dans les établissements scolaires. Il se trouve que j’ai dans ma circonscription le collège le plus ségrégué de France. Malgré la meilleure volonté du monde, la politique de l’offre et le travail remarquable effectué par les équipes sur le terrain, nous nous heurtons à un mur : nous ne parvenons pas à éradiquer ces phénomènes de ségrégation sociale et scolaire qui tuent la promesse républicaine. Je plaide donc pour que soit adossé à ce texte un grand plan, une sorte de « GPRU des collèges », sur le modèle du grand projet de renouvellement urbain, qui prévoirait la fermeture voire la destruction des collèges les plus ségrégués et leur reconstruction avec des objectifs de mixité clairement définis et partagés.

M. Gaël Le Bohec. J’ai rencontré plus d’une centaine de familles, et j’ai pu sentir combien certaines ont été blessées par des propos qui les qualifiaient de familles sans culture, sans histoire, sans citoyenneté voire sans valeur, alors que la grande majorité d’entre elles ne s’inscrivent pas du tout dans un projet séparatiste.

Comme vous, Monsieur le ministre, je pense que l’école est bonne pour les enfants. Dans votre discours liminaire, vous avez parlé d’unité, de fraternité, de valeurs républicaines et de la nécessité de renforcer tous ces principes. Vous les avez effectivement consolidés dans le cadre de l’école inclusive, en permettant à tous les enfants en situation de handicap d’être scolarisés. Pourrait-on élargir ce principe à l’ensemble des enfants, quelle que soit leur situation – je pense en particulier à ceux qui sont accueillis en institut médico-éducatif (IME) ou qui font l’objet des dérogations dont vous avez parlé pour l’instruction en famille –, qui seraient inscrits dans des écoles de secteur, par exemple ? Cela permettrait de renforcer encore les valeurs républicaines.

Mme Perrine Goulet. Vous le savez, je porte une attention particulière aux droits et à l’intérêt supérieur de l’enfant. On a beaucoup entendu que l’éducation en famille présentait un risque de radicalisation religieuse, mais je tiens aussi à rappeler un autre risque, celui de violences exercées sur des enfants qui ne seraient pas détectées par l’éducation nationale. Je propose donc que les enfants faisant l’objet d’une instruction à domicile soient regroupés quelques jours, une fois par an, avec des personnels de l’éducation nationale, pour bénéficier d’enseignements relatifs à la laïcité, à la République et à l’éducation au corps.

Vous avez évoqué tout à l’heure les mesures que vous souhaitiez voir appliquer aux écoles hors contrat. Pourquoi n’allez-vous pas plus loin en interdisant purement et simplement ces écoles et en mettant toutes les écoles privées sous contrat ? Nous pourrions ainsi mieux suivre et contrôler ces établissements.

Enfin, vous souhaitez remplacer la tutelle de l’État sur les fédérations sportives par un contrat d’engagement républicain que ces dernières devraient conclure. Je ne vois pas ce que cette mesure pourra nous apporter dans le cadre de la lutte contre les dérives sectaires dans les clubs.

Mme Constance Le Grip. Le chapitre V de ce projet de loi, intitulé « Dispositions relatives à l’éducation et aux sports », comprend cinq articles concernant notamment les établissements d’enseignement privé, l’instruction en famille, les associations sportives et le contrat d’engagement républicain. C’est assez peu, compte tenu de l’importance et de la gravité des défis auxquels est confrontée notre République ainsi que du rôle fondamental que doit jouer l’éducation pour transmettre et faire aimer les principes républicains. Nous déplorons que ce texte ne comporte pas beaucoup de dispositions relatives à l’éducation et à l’université. Vous avez dit qu’il couvrait tous les champs de votre ministère, mais il faut bien constater une certaine parcimonie législative. Pour preuve, assez peu d’articles du code de l’éducation sont modifiés : cela ne donne pas à la représentation nationale beaucoup de possibilités de soutenir des propositions par le biais d’amendements. Nous aurions aimé défendre certaines idées à propos des sorties scolaires ou de la restauration de l’autorité des professeurs, par exemple. Le Gouvernement déposera-t-il lui-même des amendements sur ces sujets ?

Mme Géraldine Bannier. Je veux d’abord revenir sur un sujet très polémique : l’article 21 autorise, par dérogation, l’instruction en famille pour plusieurs motifs dont le quatrième est « l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant ». Pour rassurer les familles, pouvez-vous confirmer, Monsieur le ministre, que tout projet particulier d’éducation à domicile, provisoire ou éventuellement renouvelé, pourrait entrer dans ce cadre, sous réserve, évidemment, de la capacité des personnes responsables et du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant ?

Plus généralement, on sait que l’école est le lieu par excellence de la transmission des valeurs de la République, un rempart et un levier majeur permettant de renforcer l’adhésion à ces valeurs. Outre la poursuite du travail de prévention et de détection de la radicalisation, ainsi que la promotion de la laïcité, ne faut-il pas renforcer les mesures visant à lutter contre l’homogénéité sociale et pour l’égalité des chances ? La remise en cause des valeurs de la République vient aussi du sentiment que l’on n’a pas exactement les mêmes chances de réussir suivant le lieu où l’on grandit. N’est-il pas indispensable d’ajouter quelques mesures fortes allant dans ce sens, dans le champ éducatif, aux côtés des dispositions relatives au contrôle et au renforcement des procédures visant à faire cesser les manquements, également fort utiles ?

M. François Cormier-Bouligeon. Je voudrais rendre hommage à Samuel Paty, comme l’ont déjà fait plusieurs de nos collègues, ainsi qu’aux 800 000 enseignants qui exercent une fonction absolument essentielle dans notre République.

Le titre du projet de loi est très clair : il s’agit de conforter le respect des principes de la République. L’un de ces principes est la neutralité du service public. Dans l’éducation nationale, ce principe résulte d’un corpus de droit assez étoffé comprenant la loi de 1905, les circulaires de Jean Zay relatives à la neutralité politique et religieuse de 1936 et 1937, ainsi que la loi de 2004 élargissant le principe de neutralité aux usagers de l’éducation nationale que sont les élèves. Monsieur le ministre, pourrions-nous profiter du présent projet de loi pour étendre l’obligation de neutralité politique et religieuse aux collaborateurs occasionnels du service public que sont les accompagnateurs ?

Dans un très beau texte intitulé « Le serpent et la corde », Atiq Rahimi cite Roland Barthes : « Le dictateur, ce n’est pas celui qui interdit, mais celui qui oblige. » Nous devrions y réfléchir.

M. Julien Ravier. Je ne reviendrai pas sur le fait que les termes « séparatisme » et « islamisme » ont été gommés de ce projet de loi. Les candidats au baccalauréat ont ici un bel exemple de hors-sujet, et je ne peux que le regretter. Pour autant, je salue le renforcement de la protection des agents publics, notamment des enseignants – j’ai une pensée pour Samuel Paty et sa famille.

Ce projet de loi va parfois dans le bon sens, et parfois pas assez loin. Il y manque des mesures sur l’université, alors qu’il s’agit d’un foyer potentiel de recrutement de terroristes ou de séparatisme. Il y manque également des dispositions sur le port du voile lors des sorties scolaires, où le principe républicain de laïcité doit trouver à s’appliquer.

Vous avez décidé, à tort, de vous attaquer à l’instruction en famille, en instaurant un régime d’autorisation, alors qu’aucun lien n’a été démontré entre cette pratique et le séparatisme. Juridiquement, une liberté soumise à autorisation n’est plus une liberté. Nous défendrons donc des amendements de suppression de cette mesure. En la matière, je vous propose de maintenir un système de déclaration renforcé, dans lequel les familles devraient remplir un document fourni par l’éducation nationale contenant une présentation des valeurs républicaines, avec un contrôle renforcé et identique en tout lieu du territoire français. C’est cela qui permettra, à mon avis, de déceler du séparatisme.

Mme Caroline Abadie. Le lien entre les mots et les actes n’est plus à démontrer. Les mots s’échangeant par millions sur la toile dès le plus jeune âge, il est important d’agir aussi dans le cadre de l’école. La régulation et la répression sont également essentielles – ce texte fait d’ailleurs le lien entre deux ministères, l’éducation nationale et l’intérieur, qui ne se partagent pas souvent le banc du Gouvernement.

Un enseignement de prévention contre les mauvais usages d’internet existe déjà : plus communément appelé « permis internet », il est dispensé à la demande des enseignants par des brigades spécialisées de la gendarmerie. Seriez-vous favorable, Monsieur le ministre, à une généralisation de ces formations visant à sensibiliser les élèves de primaire et de collège aux risques numériques et à lutter contre l’endoctrinement numérique ?

M. Jean-François Eliaou. La formation des professeurs est indispensable pour diffuser le discours républicain ainsi que les valeurs républicaines à l’école. Or nous savons que certaines formations dispensées à l’université ou dans d’autres écoles ne correspondent pas à ce discours et ces valeurs.

M. Francis Chouat. C’est le moins qu’on puisse dire !

M. Jean-François Eliaou. Même si cette question dépasse les limites de votre portefeuille ministériel, comment pouvez-vous, dans le cadre du présent projet de loi, empêcher ces contre-discours qui ont évidemment des répercussions sur l’enseignement de nos enfants ?

M. Frédéric Petit. Monsieur le ministre, je soutiens votre action depuis deux ans. Au-delà du dédoublement des classes de CP et CE1 en réseau d’éducation prioritaire, vous avez introduit dans l’éducation nationale une innovation qui force l’admiration de tous : je veux parler du quatrième apprentissage fondamental. Il ne suffit plus seulement de savoir lire, écrire et compter : il faut également respecter autrui.

J’ai été pendant quinze ans éducateur dans ce que l’on appelait une zone à urbaniser en priorité (ZUP) ; du fait de cette expérience et de mon statut de Français mobile, je connais l’enseignement en famille, que j’ai vu des deux côtés de la barrière. Sur ce sujet, je pense que nous pourrons trouver des points de convergence.

Pendant la préparation et la discussion de ce projet de loi, pourrions-nous travailler avec vous sur deux sujets ? Vous avez parlé des fédérations sportives, mais nous devons faire la même chose avec les fédérations d’éducation populaire qui, il y a trente ans, ont disparu du paysage de nos quartiers ; l’examen de ce texte doit être l’occasion de les faire renaître. Par ailleurs, nous aimerions travailler avec vous sur le Centre national d’enseignement à distance (CNED), qui a un rôle à jouer dans cette nouvelle forme d’éducation en famille.

Mme Sonia Krimi. Monsieur le ministre, je suis généralement d’accord avec votre vision des choses : c’est pourquoi j’ai voté toutes les mesures que vous avez proposées, jusqu’à aujourd’hui. En revanche, comment pourrez-vous garantir aux membres de la majorité que l’article 21 n’est pas inconstitutionnel ?

M. François Pupponi. Nous nous étions déjà demandé, lors de l’examen d’un précédent projet de loi, comment empêcher que des individus inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) ou au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles (FIJAIS) soient autorisés à devenir enseignants, dans le public comme dans le privé.

Par ailleurs, ne pensez-vous pas qu’il faudrait faire en sorte que l’État finance un poste, dans les écoles privées hors contrat, pour que des cours sur la laïcité et la République y soient dispensés ? Ces établissements n’en ont pas l’obligation.

Mme Valérie Oppelt. Je suis convaincue que l’enseignement de la citoyenneté, de la laïcité et du devoir de mémoire est une condition du bien vivre ensemble. Il existe déjà des outils en la matière : la charte de la laïcité à l’école, le livret laïcité, l’enseignement moral et civique.

L’examen du présent projet de loi pourrait être l’occasion d’étendre l’enseignement philosophique aux plus jeunes. En effet, la philosophie, dans sa tâche de construction de la connaissance rationnelle, met en jeu les aptitudes qui sont au fondement du projet des Lumières, donc du projet républicain : elle développe les capacités de débat, d’argumentation, de tolérance et d’écoute d’opinions opposées. Alors que ce texte prend en compte l’importance des programmes qui peuvent amenuiser ou renforcer l’applicabilité des principes républicains, pourrions-nous envisager une généralisation de l’enseignement philosophique au lycée, dès la classe de seconde, voire au collège ou dans le cadre d’autres dispositifs éducatifs comme le service national universel ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. J’ai été très intéressé par vos interventions – ce ne sont pas des propos convenus. Il y a bien sûr des sujets sur lesquels j’ai des désaccords ; cependant, vos interventions me laissent penser que nous pourrons non seulement enrichir ce projet de loi, mais également commencer à envisager ce qui suivra le texte, puisque de nombreuses questions ne relèvent pas du domaine législatif mais de l’état d’esprit, de la précision, de la mise en œuvre et surtout de l’organisation de l’éducation nationale. Vous avez parfois évoqué des sujets périphériques, comme les problèmes de société importés à l’école, auxquels je suis assez sensible. Vous avez aussi parfois exprimé des idées précises, dont certaines peuvent être retenues ou tout du moins débattues pour aller de l’avant.

Vous m’avez demandé, Monsieur le rapporteur général, ce que je pensais de l’article 18 et du nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui. Je vous répondrai en allant du général au particulier. Tout d’abord, je pense beaucoup de bien de ce projet de loi et de chacun de ses articles. Nous vous présentons un texte robuste et complet, très travaillé. L’article 18, qui vise à répondre à un problème spécifique, donne tort à ceux qui prétendent que ce projet de loi ne résout en rien les problèmes soulevés par l’assassinat de Samuel Paty. Je veux à mon tour rendre hommage à cet enseignant, ainsi qu’à l’ensemble des personnels de l’éducation nationale, pour la manière dont ils ont traversé ce drame et dont ils exercent leur métier au quotidien. Pour autant, l’élaboration de ce texte est largement antérieure à ce drame. Par ailleurs, il est évident que c’est une palette de solutions qui permettra de consolider les valeurs de la République. L’argument selon lequel tel dispositif ne constitue pas la solution n’est pas recevable ; ce qui compte, c’est que nous disposions d’une boîte à outils permettant de conforter le respect des principes de la République – elle existe déjà, fort heureusement, mais le présent projet de loi vient la renforcer, et nous la compléterons certainement aussi à l’avenir.

L’article 18 me paraît une excellente disposition, qui protège tout un chacun, a fortiori les agents publics, contre des phénomènes qui existent bel et bien. Ce qui arrive aux fonctionnaires derrière un guichet arrive aussi aux personnels de l’éducation nationale : toute personne en contact avec le public est susceptible de se faire insulter, voire menacer – nous l’avons encore vu récemment. Fort heureusement, toute menace n’est pas suivie d’un assassinat ; il n’empêche qu’il s’agit là de phénomènes très désagréables et qu’il est tout à fait normal que ces faits soient poursuivis en justice.

Nous le savons bien, notre société est traversée par des formes de nervosité et d’agressivité. L’école n’échappe pas à cette tendance, que nous observons parfois dans la relation entre les enseignants et les parents d’élèves. Je rappelle que l’article 1er de la loi pour une école de la confiance a déjà posé le principe du respect de chaque professeur par tout un chacun, notamment par les familles : c’est une base légale utile pour poursuivre un certain nombre de faits auxquels nous sommes confrontés. C’est d’ailleurs sur cette base que nous avons pris des mesures au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. L’un d’entre vous a rappelé que nous avions reçu 797 signalements à la suite de ce drame : certains correspondaient à des menaces sur des fonctionnaires, en l’occurrence des professeurs, et nous avons engagé des poursuites contre leurs auteurs. Ainsi, un parent d’élève se trouve aujourd’hui en prison pour avoir proféré des menaces de mort contre des personnels de l’éducation nationale.

L’article 18, auquel nous avons travaillé avec Amélie de Montchalin, Marlène Schiappa et Gérald Darmanin, complète ces dispositions en permettant de poursuivre l’intention de nuire à autrui, donc, sa mise en danger à travers par exemple la diffusion d’informations sur les réseaux sociaux. Comme tel, il constitue une protection supplémentaire et un très bon dispositif, dont nous pourrons bien sûr encore largement discuter.

Le recensement de l’ensemble des élèves, Madame Brugnera, est en effet un enjeu fondamental. Je l’ai dit : l’école, c’est bon pour les enfants, donc, tout enfant qui vit sur le territoire de la République a vocation à y aller. De ce point de vue, la loi pour une école de la confiance présente une avancée juridique essentielle puisque l’inspecteur d’académie peut inscrire d’office un enfant en cas de manquement du côté de la municipalité. Le droit d’aller à l’école doit être sanctuarisé et garanti, ce qui suppose de savoir où se trouvent les enfants. Nos dispositifs doivent donc évoluer sur un plan législatif et infra législatif afin de nous assurer d’un recensement exhaustif sur un territoire donné.

Il est possible que je défende un amendement gouvernemental, d’ailleurs nourri de plusieurs idées que vous avez formulées. Les enfants qui sont dans l’enseignement public et dans l’enseignement privé sous contrat ont déjà un identifiant ; les écoles privées hors contrat doivent déclarer les enfants qui s’y trouvent à l’éducation nationale et à la commune – sans doute conviendrait-il d’ailleurs de s’assurer plus encore qu’elles le font bien. Les enfants instruits en famille, comme l’a dit M. Le Bohec, pourraient être quant à eux également inscrits à l’école la plus proche de leur domicile de façon à créer un lien organique.

Je trouve également très intéressante l’idée de Mme Goulet visant à rassembler ces enfants au moins une fois par an pour évoquer les valeurs de la République, de liberté, d’égalité, de fraternité, les enjeux de sociabilité étant évidents.

Les caisses d’allocations familiales pourraient également transmettre les noms des enfants qu’elles connaissent aux maires des communes concernées, lesquels sont en relation avec l’éducation nationale.

Quoi qu’il en soit, cet éventuel amendement gouvernemental devra être efficace de manière à tendre à l’exhaustivité. Il faut sortir d’un certain flou, au point que des enfants se trouvent complètement « hors radar ».

Pourquoi, depuis plusieurs décennies, n’avons-nous pas été vraiment capables de cerner cette pratique de l’instruction en famille ? Parce qu’il régnait une forme d’anarchie, Madame Colboc, comme autour des écoles hors contrat avant la loi Gatel. La tolérance était alors possible car aucun phénomène de société ne venait troubler le jeu – quoique des violations des droits de l’enfant aient pu être constatées – mais, aujourd’hui, l’islamisme radical, notamment, modifie la donne sur un plan qualitatif et quantitatif. Il convient donc de disposer d’un cadre juridique mieux défini.

La notion d’intérêt supérieur de l’enfant, Madame Genevard, nous vient du Conseil d’État, et sera le maître concept de notre dispositif – il est en effet d’usage qu’il y en ait un dans le droit public, notamment, administratif. Les droits de l’enfant, en particulier à une éducation complète, seront le critère principal.

Monsieur Diard, j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire dans l’hémicycle, je demande à tout un chacun, à commencer par vous, de me signaler les manquements à l’hommage qui devait être rendu à Samuel Paty dans les établissements scolaires. La consigne donnée était très claire : une minute de silence dans chaque établissement. Nous avons fait montre d’une très grande vigilance et je souhaite, au lieu de propos généraux, que l’on me fasse précisément savoir ce qui s’est passé. Dès lors, je garantis que nous irons dans ces établissements, avec les équipes « Valeurs de la République », et que nous ferons le nécessaire. Suite à la mobilisation républicaine qui a eu lieu après l’assassinat de Samuel Paty, nous avons reçu force signalements, dont le suivi a également été renforcé. J’ai d’ailleurs rendu publics un certain nombre d’exemples.

Les équipes « Valeurs de la République », dans chaque rectorat, sont désormais très professionnelles et capables de témoigner que la force est du côté du droit, de la République. Il est faux de prétendre que l’éducation nationale mettrait les problèmes sous le tapis et prônerait le « pas de vagues ». Le choc psychologique que nous venons de vivre l’interdit absolument.

Avons-nous pour autant résolu tous les problèmes ? Non. C’est aussi pour cela que nous avons besoin d’avancées juridiques. Notre intention est très claire et nos méthodes de signalement, je crois, sont assez efficaces, même si je reste évidemment ouvert à toutes les suggestions pour aller plus loin.

Je remercie Isabelle Florennes pour ses propos. J’ai bien entendu consulté le Conseil des sages de la laïcité. Cette institution, qui a montré son utilité, est bien installée au sein de l’éducation nationale et permet de nourrir le débat intellectuel autour de la laïcité, notion à la fois simple et complexe : il s’agit en effet d’un principe de liberté, comme l’a rappelé M. Bournazel, mais dont les incidences sont nombreuses, jusqu’à la formation des professeurs. J’ajoute que nous avons créé il y a un an, au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), une chaire « Laïcité » qui contribue aux formations dont nous avons besoin.

Madame Untermaier a estimé, comme d’autres, qu’il était excessif d’attribuer la radicalisation à l’instruction en famille. Je n’ai jamais prétendu que la mesure prévue en la matière était l’alpha et l’oméga de ce qu’il fallait faire : j’ai dit tout à l’heure qu’on ne devait pas se focaliser exclusivement sur elle. Il ne faut pas caricaturer les dispositions que nous présentons. Par ailleurs, il ne s’agit pas de supprimer l’ensemble de l’instruction en famille mais de faire preuve de discernement.

Si vous me le permettez, je voudrais dire que certaines interventions de l’opposition, à force de vouloir critiquer le Gouvernement à tout prix, finissent par renier ses propres traditions politiques. Je le dis notamment à propos de l’intervention de M. Corbière, sur laquelle je reviendrai : elle me paraît contradictoire avec sa tradition politique, même si je n’en suis pas le juge. Je crois, en outre, qu’être attentif au respect des valeurs de la République pour l’ensemble des enfants fait partie de la tradition politique du parti socialiste. L’encadrement de l’instruction en famille ne devrait pas donc choquer à ce point.

Madame Untermaier a dit qu’il fallait réussir à scolariser les enfants qui ne vont pas à l’école. C’est ce que j’ai indiqué lorsque j’ai évoqué une disposition figurant dans la loi pour une école de la confiance. J’ai été très attentif au rapport parlementaire qui a été remis sur ce sujet, et je suis assez d’accord avec plusieurs de ses préconisations.

La liberté de choix de la famille disparaîtra-t-elle ? Plusieurs d’entre vous ont posé cette question, évidemment très légitime. La liberté de choix fait partie de la liberté de l’enseignement, qui est un principe clair : elle ne disparaîtra donc pas. Le fait d’encadrer l’instruction en famille ne signifie pas qu’on limitera la liberté de choix des parents. En revanche, nous créerons un cadre pour la liberté de l’enseignement.

Quel contrôle de l’instruction en famille restera-t-il ? C’est une grande et bonne question mais elle n’est pas d’ordre législatif : elle relève de notre organisation administrative. Nous allons franchir un cran quant à notre capacité de travail, dans les rectorats, les inspections d’académie, sur ces questions. Je n’entre pas dans tous les détails, car je vois le président de Rugy s’inquiéter de l’heure : sachez néanmoins que je suis complètement mobilisé. Nous avons déjà franchi plusieurs caps lors des trois années précédentes en ce qui concerne l’organisation de l’éducation nationale sur ces enjeux, et nous allons continuer.

Je remercie Pierre-Yves Bournazel pour ses propos et pour la fresque qu’il a dressée. La bataille à mener prendra du temps. Ce texte n’est pas le seul outil, mais il constitue une étape très importante.

Je ne reviendrai pas sur l’ensemble du débat que nous avons eu dans le cadre de la mission parlementaire à laquelle M. Meyer Habib a fait référence. Il a évoqué mon optimisme mais celui-ci n’est pas exempt d’inquiétude – les deux peuvent aller de pair. Nous devons être lucides s’agissant de certains phénomènes, mais nous ne les résoudrons pas si nous nous enfermons dans des constats négatifs. Il faut, au contraire, montrer la force de la République, le fait qu’il est possible de remonter certaines pentes, surtout quand on a une approche complète, reposant à la fois sur la fermeté régalienne et l’ouverture sociale. Je pense, par exemple, à la mixité sociale que j’aborderai plus en détail tout à l’heure.

M. Habib m’a demandé, comme Mme Krimi, si je ne craignais pas une censure du Conseil constitutionnel. J’ai déjà répondu quelque peu à cette question. J’ai rédigé en 1985, si je peux faire ce clin d’œil, un mémoire qui s’intitulait « Les freins constitutionnels aux politiques publiques d’éducation ». J’y réfléchissais à la manière dont le cabinet de M. Savary avait essayé d’anticiper une censure constitutionnelle – la liberté de l’enseignement était notamment en cause. La vie vous permet de temps en temps de renouer avec vos anciennes amours et de suivre un sillon… Je ne suis pas du tout omniscient dans ce domaine, mais les éléments que j’ai déjà indiqués, notamment le dialogue avec le Conseil d’État, le cadre européen et notre histoire constitutionnelle et législative en matière de liberté de l’enseignement, me laissent penser que ce projet de loi est constitutionnel, même si le dernier juge en sera le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, nous pourrons continuer à avoir des discussions sur ce texte que nous sommes en train de façonner.

M. Habib m’a également demandé si on pourrait encore retirer un enfant en cas de harcèlement. La réponse est oui : la référence à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui sera notre boussole, permet d’englober ce type de situations. Il faut évidemment faire preuve de bon sens.

J’ai déjà répondu à certaines questions posées par M. de Courson, notamment en ce qui concerne la liberté de l’enseignement. Il est clair que les établissements sous contrat ne sont pas concernés par l’article 1er : les débats permettent de le dire, mais je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de le préciser davantage dans le texte – ce serait une forme de dénégation. Nous allons franchir une nouvelle étape, non pas dans le but de remettre en cause la liberté de l’enseignement mais, je l’ai indiqué d’emblée, pour la préciser.

J’ai répondu à Mme Brugnera au sujet de l’exhaustivité des fichiers. J’ai aussi expliqué pourquoi nous passerons de l’obligation de l’instruction à celle de la scolarisation.

Combien d’enfants instruits en famille sont-ils devenus des terroristes ? Je pense que ce n’est vraiment pas la bonne façon de poser le débat. Nous ne visons pas que les futurs terroristes – heureusement. Ce que nous souhaitons, c’est assurer l’unité de notre société et prévenir des phénomènes que je qualifierai de fragmentation.

J’ai déjà répondu, pour l’essentiel, à l’intervention de M. Corbière, et je serai synthétique puisqu’il est parti. J’avais prévu d’être un peu tonique, comme il l’a été, mais je trouve que ce serait trop facile puisqu’il n’est plus là. Nous poursuivrons plus tard le débat. J’observe seulement que certaines attaques deviennent de plus en plus offensives, si je puis dire, et directes depuis deux mois. Je trouve que c’est une coïncidence fâcheuse.

Mme Lang m’a interrogé sur la mixité sociale, comme M. Corbière et d’autres. Nous sommes évidemment tous d’accord pour ce qui est du constat. Ce n’est pas un problème facile à traiter, car cela renvoie à d’autres questions, notamment l’habitat. Nous pouvons nous entendre sur une vision d’ensemble et sur l’idée qu’il faut reconstituer autrement la réalité scolaire à certains endroits. L’enjeu peut être, parfois, immobilier, en lien avec l’habitat social aux alentours, mais cela peut être aussi une question de climat scolaire. J’ai souvent vu des établissements ayant des caractéristiques socio-économiques et culturelles très comparables fonctionner différemment sur le plan de l’attractivité. C’est le projet éducatif qui compte avant tout, avec l’attention portée au climat scolaire. Il peut être bon même lorsqu’une majorité des enfants viennent de familles pauvres. Cela existe dans l’histoire de la République.

La question de la mixité sociale doit être prise à bras-le-corps, mais il faut traiter en même temps celle du climat scolaire, qui peut avoir des effets à plus court terme. La loi pour une école de la confiance a créé, je l’ai dit, un conseil de l’évaluation, qui commence à produire ses premiers résultats. L’évaluation systématique des établissements, au cœur de laquelle se trouvent les enjeux pédagogiques mais aussi la question du climat scolaire, doit nous permettre de recréer de l’attractivité là où il n’y en a pas. L’évolution de notre politique d’éducation prioritaire insistera beaucoup sur cet enjeu – Nathalie Elimas y travaille spécifiquement à mes côtés. Il faut avoir une stratégie d’ensemble pour la mixité sociale et l’attractivité de l’éducation prioritaire. Je l’ai dit cette semaine lors d’un débat, le dédoublement des classes de CP et de CE1 a parfois recréé un peu de mixité sociale en REP et en REP+ parce que cela « réattirait » les classes moyennes – cet effet indirect n’était pas forcément attendu mais il est extrêmement intéressant. Il mérite d’être observé et analysé.

J’ai répondu à M. Le Bohec, dont la proposition me semble intéressante. Je compte l’instruire, en vue de l’intégrer dans l’amendement du Gouvernement que j’évoquais.

De même, je suis favorable à la proposition de regroupement annuel des enfants instruits à domicile formulée par Mme Goulet. L’idée de soumettre les établissements privés hors contrat au régime des établissements sous contrat est audacieuse, et à mon avis irréalisable. En revanche, celle dont elle procède, plusieurs fois formulée au cours de cette réunion, me semble importante : il faut envisager une évolution de la liberté d’enseignement. À l’occasion de la dernière session du baccalauréat, nous avons dû tenir compte des bulletins de notes des élèves de Terminale, ce qui nous a amenés à établir une distinction, au sein des établissements hors contrat, entre ceux qui fonctionnent normalement et ceux qui sont hors des clous, pour ainsi dire. Nous devons élaborer des critères de reconnaissance permettant de distinguer un enseignement hors contrat s’inscrivant dans le cadre républicain et pédagogique souhaité et un enseignement qui ne s’y inscrit pas. Cela n’implique pas de faire passer tous les établissements dans l’enseignement sous contrat, mais suppose d’exercer une reconnaissance, donc de faire évoluer nos règles du jeu.

Mme Le Grip estime que peu d’articles du projet de loi portent sur l’éducation, déplorant une forme de parcimonie législative. Nous sommes parfois accusés du travers inverse ! Je rappelle que ce projet de loi, fort heureusement, n’est pas le premier texte relatif à l’éducation du quinquennat. Nous en avons notamment adopté deux, évoqués à de nombreuses reprises aujourd’hui : la loi Gatel et la loi pour une école de la confiance. Nous disposons donc de jalons législatifs. Au demeurant, de nombreux aspects des questions législatives ne sont pas d’ordre législatif. Nous disposons désormais d’un ensemble législatif en trois temps, qui est assez riche. S’agissant de l’enseignement privé hors contrat, il y aura vraiment un avant et un après les quatre dernières années.

J’ai répondu par anticipation à la question de Mme Bannier sur la situation particulière de l’enfant. L’enjeu est d’adopter des précisions dans le cadre de nos travaux futurs. Il s’agit d’élaborer un standard de référence, qui a vocation à s’enrichir avec le temps.

Je remercie M. Cormier-Bouligeon d’avoir rappelé que les enjeux de neutralité ne sont pas exclusivement de nature religieuse, et qu’ils sont aussi de nature politique. Il a aussi eu fort raison d’évoquer les circulaires de Jean Zay, qui allaient au-delà de ce que je peux faire sur ces questions – mais je serais prêt à aller aussi loin que lui ! La neutralité politique et religieuse est indispensable dans l’enceinte scolaire. Au demeurant – soit dit en réponse à certains propos tenus tout à l’heure par M. Corbière –, certains établissements sont devenus peu attractifs en raison du non-respect, souvent par des gens qui sont ses amis, de la neutralité politique aux abords de ces établissements. Il arrive que l’on déplore des faits dont on est la cause. Toute forme d’appropriation politique de l’enceinte scolaire est un repoussoir. Nous devons y faire respecter la neutralité politique et religieuse. Nous nous concentrons, à bon droit, sur l’enjeu de la neutralité religieuse, mais il ne faut pas négliger celui de la neutralité politique. Personne ne souhaite envoyer ses enfants dans un endroit où on essaie de les endoctriner d’une façon ou d’une autre. Il faut être clair sur cette question.

M. Ravier considère qu’il est hors sujet de s’attaquer à l’IEF. Toute l’IEF n’est pas le sujet et tout le sujet n’est pas l’IEF, nous serons d’accord au moins sur ce point. Toutefois, l’un et l’autre se recoupent. Je rappelle que, dans chaque structure démantelée, la moitié des enfants étaient inscrits à l’IEF. Telle qu’elle existe juridiquement, elle sert de paravent à des phénomènes inacceptables, ce qui ne signifie pas que tout ce qui s’y passe est inacceptable. Tel est tout l’enjeu de la finesse dont nous devons faire preuve dans le déploiement de cette nouvelle approche.

Mme Abadie a évoqué la formation à la maîtrise des risques numériques. Cet enjeu recoupe ceux du projet de loi. Nous avons prévu une certification, intitulée Pix, englobant les aspects techniques et les aspects éthiques de la compétence numérique de nos élèves.

M. Eliaou a parlé de la formation des professeurs. Il s’agit d’un sujet essentiel. La loi pour une école de la confiance prévoit la systématicité des formations initiales sur la laïcité. Il faut aussi s’assurer de la qualité de l’enseignement dispensé. Nous menons une première révolution : au sein du concours, l’épreuve de mise en situation professionnelle inclura des questions sur les valeurs de la République et la laïcité. Par ailleurs, comme je l’ai indiqué tout à l’heure en évoquant la chaire « Laïcité » du CNAM, nous prévoyons des effets matriciels, issus du conseil des sages de la laïcité, sur les références nécessaires en matière de laïcité et de valeurs de la République.

Je remercie M. Petit. Je retiens les deux idées qu’il a exposées, sur le rôle du CNED et le renouvellement de l’éducation populaire. Il s’agit de grandes questions. Je prends date, en indiquant d’emblée que j’adhère totalement à ses propos. Nous devons développer une vision du périscolaire très complémentaire du scolaire sur ces questions. Sarah El Haïry et moi-même y travaillons beaucoup.

J’ai tenté de répondre aux questions de Mme Krimi. Je suis plutôt favorable à la proposition de M. Pupponi de généraliser la systématisation des enseignements sur la laïcité.

Mme Oppelt m’a interrogé sur l’élargissement de l’enseignement de la philosophie. Je suis particulièrement sensible à ce sujet. Nous connaîtrons quelques progrès ces prochains temps. Ce domaine ne relève pas du présent projet de loi, mais de son environnement. Nous parviendrons certainement à des avancées en la matière, dont nous pourrons reparler.

M. le président François de Rugy. Merci pour ces réponses extrêmement précises.

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3.   Audition de M. Bernard Stirn, membre de l’Institut, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État, lundi 21 décembre 2020 à 11 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10097520_5fe06fe38e4d8.respect-des-principes-de-la-republique--m-bernard-stirn-membre-de-l-academie-des-sciences-morales-21-decembre-2020

La commission spéciale procède à l’audition de M. Bernard Stirn, membre de l’Institut, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, nous auditionnerons, dans le cadre de nos travaux, des personnalités diverses et variées. Je rappelle qu’auditionner ne signifie pas acquiescer, pour nous, membres de la commission, qui sommes d’ailleurs d’opinions diverses. De même, les personnes que nous entendrons ne seront pas là non plus pour adhérer à notre projet mais pour éclairer nos débats, soit du fait de leurs connaissances en la matière et des travaux qu’ils ont conduits dans un cadre professionnel, soit en tant que représentantes d’organisations concernées par son application. Sur ce sujet, sensible et passionné, recueillir des points de vue de nature différente enrichira notre réflexion et nous permettra de mener à bien notre travail législatif.

Nous recevons donc pour notre première audition M. Bernard Stirn, membre de l’Institut et de l’Académie des sciences morales et politiques, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État.

M. Bernard Stirn, membre de l’Institut et de l’Académie des sciences morales et politiques, ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, c’est un grand honneur pour moi d’être auditionné par votre commission, d’autant que je suis le premier à ouvrir le cycle des auditions. J’espère pouvoir vous apporter des éléments d’information utiles. Atteint par la limite d’âge, j’ai quitté le Conseil d’État au mois d’août dernier et je n’ai donc pas participé à l’examen de ce projet de loi. Mais je pourrai vous faire part de mon expérience de président de la section du contentieux relative aux débats sur la laïcité que le Conseil d’État a été amené à trancher.

Je rappellerai d’abord quelques acquis de l’histoire, indispensables à la bonne compréhension du droit tel qu’il est aujourd’hui manié par les différentes juridictions et élaboré par le législateur. J’évoquerai ensuite les évolutions de la société qui ont conduit le Conseil d’État, comme l’ensemble des juges français et européens, à renouveler en partie leur approche, en dialogue avec le législateur puisque, au-delà de la jurisprudence, la loi a évolué, avant même le projet de loi que vous examinez.

Pour cette première audition, je rappellerai que notre droit repose sur un socle qui s’est progressivement constitué en trois temps principaux : l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme, le Concordat de 1801 et la loi de 1905, qui restent les trois piliers de l’encadrement juridique de la laïcité.

Reprenons l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». En le relisant, on pourrait se dire : arrêtons-nous là, on ne saurait mieux ni plus fortement dire. Tout notre propos repose sur le socle de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme. Les membres de l’Assemblée constituante avaient déjà bien perçu la dialectique entre la liberté religieuse et l’ordre public établi par la loi.

Le Concordat de 1801 entre Bonaparte et le pape Pie VII commence à organiser les rapports entre l’Église catholique et l’État. Ce concordat conclu avec l’Église catholique sera rapidement étendu, par décision unilatérale du Gouvernement, aux deux autres religions alors présentes en France, le culte protestant et le culte israélite. Rappelons qu’il reste en vigueur dans les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle. Le Conseil constitutionnel l’a confirmé et un principe fondamental a même été reconnu par les lois de la République. Il y a donc plusieurs manières de décliner la laïcité dans la France d’aujourd’hui, en métropole et dans certaines collectivités d’outre-mer dont le régime est proche de celui du Concordat. Le Conseil constitutionnel a notamment confirmé le maintien en vigueur, en Guyane, de l’ordonnance de Charles X.

La troisième étape est la loi de 1905, dont je rappelle les deux premiers articles. Article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ». Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Tout est dit.

J’ajouterai deux citations de vos prédécesseurs pour éclairer ces textes. Dans un discours prononcé en décembre 1789, quelques mois après l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme, le député Stanislas de Clermont-Tonnerre déclarait à l’Assemblée constituante : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ». L’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme est ici magnifiquement exprimé. Par ailleurs, dans son discours de présentation de la loi devant la Chambre en mars 1905, Aristide Briand a déclaré que, grâce à l’article 1er de la loi de séparation « placé en vedette de la réforme, le juge saura dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés » et que « toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou dans le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur ».

Cette phrase a eu rapidement un écho en matière de jurisprudence puisque, dans un arrêt Abbé Olivier, rendu en février 1909, le Conseil d’État a fait la première grande application de la loi de 1905. L’abbé Olivier avait contesté un arrêté du maire de Sens, qui avait cru pouvoir s’appuyer sur la loi de 1905 pour lui interdire d’accompagner, en costume ecclésiastique, un convoi funéraire du domicile du défunt à l’église. Le Conseil d’État a annulé cette décision du maire de Sens. Dans son arrêt, il fait remarquablement écho aux propos d’Aristide Briand, puisqu’il dit : « l’intention manifeste du législateur a été de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n’y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l’ordre ». Là encore, le socle juridique est parfaitement exprimé.

J’en viens aux évolutions actuelles. L’application de la loi de 1905 donna lieu à des tensions, comme le montre une jurisprudence assez riche, dont celle de l’arrêt Abbé Olivier et plusieurs autres, mais après la Première Guerre mondiale et le rétablissement par Édouard Herriot des relations entre la France et le Vatican, la situation fut totalement apaisée jusqu’à la fin des années 1980. De 1920 à 1989, pendant près de soixante-dix ans, on ne note pas de résurgences juridiques ou de débats contentieux sur l’application de la loi de 1905. Puis, ceux-ci sont réapparus.

Dans son étude de 2018, « Être un citoyen aujourd’hui », le Conseil d’État écrivait : « Après plusieurs décennies d’apaisement, les questions religieuses ont fait leur retour dans le débat public en raison des évolutions sociologiques et de l’apparition de nouveaux fondamentalismes. Les espaces publics, l’école, les services publics, mais aussi parfois les entreprises, sont parcourus de nouvelles tensions qui sont autant de remises en cause, involontaires ou délibérées, des règles de la laïcité ». Ces tensions se sont manifestées dans trois grands secteurs : le service public, les collectivités publiques et l’espace public.

Le service public est le lieu de départ des nouvelles tensions juridiques, marquées par l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 sur le foulard islamique. À l’époque, on se trouve dans une grande incertitude juridique. Aucun texte, aucune loi n’a abordé la question des signes religieux à l’école. Saisi pour avis par le Gouvernement, le Conseil d’État souligne qu’en l’absence de texte, la liberté religieuse des usagers du service public doit avoir ses limites et qu’ils ne doivent pas accomplir des « actes de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». Ils ne doivent pas non plus avoir un comportement de caractère « ostentatoire ou revendicatif ». C’est la première pierre de cette nouvelle construction. Des signes religieux, dès lors qu’ils ne sont pas ostentatoires et n’ont pas un caractère de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, peuvent donc être admis.

Quelques années plus tard, en 1992, David Kessler, et c’est une manière de rendre hommage à mon collègue décédé il y a quelques mois, commentant les conclusions d’un arrêt rendu par le Conseil d’État dans le cadre nouveau de l’avis de 1989, précise : « L’enseignement est laïque, non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois, mais au contraire, parce qu’il les tolère toutes ».

Cela a été la première occasion d’un dialogue avec le législateur, puisqu’après l’avis de 1989, est intervenue la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l’école, qui interdit les signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. En restant sur la ligne de l’avis de 1989, on déplace légèrement le curseur, en passant de l’ostentatoire à l’ostensible. On observe une nuance, mais pas de changement de cap. La loi de 2004 a été jugée conforme à la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle s’applique dans un contexte très apaisé, sous forme d’un dialogue avec l’élève, et ne donne lieu qu’à très peu de mesures d’exclusion. La question du foulard à l’école a été réglée dans le cadre qui, en l’absence de loi, commence à être fixé en 1989, et est conforté par le législateur, en 2004.

La situation des agents du service public est différente. Ils ne doivent manifester aucune appartenance religieuse. Le Conseil d’État rappelle dans une décision de 2000 que : « Le principe de laïcité fait obstacle à ce que les agents publics disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ». Cette règle est partagée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Le cadre du service public est donc bien déterminé et n’est plus guère source de difficulté, ce qui, dans le projet de loi, permet d’examiner sans difficulté les dispositions prolongeant les règles relatives aux délégataires et concessionnaires de service public.

Le deuxième grand secteur est celui des collectivités publiques, qui a donné lieu à de nombreux débats.

Dans sa plus haute formation, soit l’assemblée du contentieux, le Conseil d’État a rendu, le 19 juillet 2011, quatre décisions de principe concernant les liens entre les collectivités territoriales et les cultes, sur fond de renaissance des tensions. Pour éclairer le tableau, le Conseil d’État a choisi de juger le même jour deux affaires intéressant la religion catholique et deux affaires intéressant le culte musulman. Des collectivités territoriales avaient restauré un orgue dans une église de campagne, à Trélazé, aménagé un ascenseur donnant accès à la basilique de Fourvière, à Lyon, ouvert les abattoirs municipaux pour l’abattage rituel, au Mans, et mis un terrain à la disposition de la communauté musulmane pour construire une mosquée, à Montreuil. Dans ces quatre affaires, le Conseil d’État a jugé légale l’intervention des collectivités locales, sans méconnaissance de la loi de 1905, dès lors qu’elles avaient agi dans l’intérêt public local. L’intérêt public local justifiait en effet la restauration de l’orgue aussi bien que l’ouverture de l’abattoir municipal, sans manifestation de favoritisme à l’égard d’un culte.

Après ces arrêts de principe, sont apparus quantité d’événements révélateurs de la sensibilité de la question. On n’avait plus vu cela depuis les années précédant la Première guerre mondiale. Je rappellerai les principaux épisodes que certains d’entre vous ont peut-être vécus dans leur circonscription.

S’agissant de la présence de crèches de Noël dans les bâtiments publics et dans l’espace public, sujet difficile parce que non traité non plus par les textes, le Conseil d’État s’est prononcé, le 9 novembre 2016, sur les affaires Commune de Melun et Département de la Vendée, dans lesquelles deux cours administratives d’appel avaient statué en sens contraire. Le Conseil d’État a retenu la double signification de la crèche, l’une, religieuse, de l’iconographie chrétienne, et une autre, détachée en partie de la religion. Il en a déduit, ce qui était une création prétorienne, une distinction entre les bâtiments publics et l’espace public. En principe, on ne peut pas installer de crèche dans les bâtiments publics, sièges de services publics, mais il peut y avoir des exceptions, notamment lorsque les traditions locales l’ont instauré. Dans l’espace public, des crèches peuvent être aménagées par les collectivités publiques, à condition qu’il n’y ait pas de caractère revendicatif ou de volonté de favoriser la religion catholique.

Après les crèches, la statue du pape Jean Paul II et sa croix, à Ploërmel, ont défrayé la chronique. Cette commune bretonne avait installé dans l’espace public la statue du pape, ce qui n’aurait pas posé de problème si elle n’avait été surmontée d’une grande croix, ce qui entrait dans le champ des dispositions de la loi de 1905.

En 2020, il y eut l’affaire plus anecdotique du blason de la commune de Moëslains, en Haute-Marne, qui comportait deux crosses épiscopales, en référence à deux évêques qui avaient joué un rôle important dans son histoire. Là encore, le Conseil d’État s’est fondé sur la tradition historique pour juger que, dans ce contexte, le blason communal n’était pas contraire aux règles de laïcité.

Tout récemment, statuant, le 11 décembre, sur une requête de la commune de Chalon-sur-Saône, le Conseil d’État a jugé que le principe de laïcité n’entraîne pour les communes ni obligation ni interdiction de proposer aux élèves des menus de substitution leur permettant de s’alimenter dans le respect de leurs convictions religieuses.

On le voit bien, les débats subsistent pour les collectivités publiques. Mais la question de l’espace public est sans doute la plus délicate, celle où les solutions sont encore le plus en construction. Du service public aux collectivités publiques puis à l’espace public, les difficultés vont croissant. Pour le service public, le cadre est assez bien défini, pour les collectivités publiques, la jurisprudence est relativement nourrie et le cadre relativement apaisé, mais pour l’espace public, il reste des interrogations.

Il y eut d’abord la question de la dissimulation du visage, pour laquelle le législateur a pris la main par la loi du 11 octobre 2010, dont l’article 1er dispose : « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. ». Cette loi très discutée a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et, ce qui était un peu plus incertain, à la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a d’ailleurs pris une position identique pour une loi belge similaire.

Il y eut, à l’été 2016, l’épisode du burkini, et les décisions rendues en référé par le Conseil d’État le 26 août 2016. C’était d’ailleurs la première fois que le Conseil d’État faisait usage de la possibilité que, fort opportunément, la loi lui avait donnée, en avril 2016, de siéger en référé non pas en juge unique mais en formation de trois juges. L’affaire du burkini qui avait enflammé le pays a trouvé sa conclusion dans les décisions du Conseil d’État, s’inscrivant dans la droite ligne de l’arrêt Abbé Olivier de 1909. Depuis 2016, nous n’avons assisté à aucun rebondissement en la matière.

Se pose aujourd’hui la question des signes religieux sur les lieux de travail. Nous commençons à observer des débuts d’encadrement par des arrêts prudents, notamment dans l’espace européen, de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans la loi du 8 août 2016, le législateur a également indiqué que le règlement intérieur de l’entreprise peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées et proportionnées. C’est bien sur le caractère justifié et proportionné qu’insiste la jurisprudence européenne. Ce sont des sujets délicats et moins juridiquement bordés que les précédentes rubriques.

J’ai ainsi rappelé ce dont j’ai été le témoin, ces dernières années, au Conseil d’État, en étant attentif à l’attitude des cours européennes et à l’application des lois les plus récentes. Ce contexte me semble important pour alimenter votre réflexion sur le projet de loi dont vous abordez l’examen.

M. Florent Boudié, rapporteur général. À vous entendre, monsieur Stirn, la question centrale posée à notre commission et à la société est l’application du principe de laïcité dans un contexte marqué par l’émergence non seulement de nouveaux cultes mais plus encore, et c’est la cible principale du projet de loi, d’idéologies que le Président de la République a qualifiées de séparatistes, au premier rang desquelles l’islamisme. Comment lutter contre ces dérives tout en garantissant le pluralisme et une diversité religieuse croissante, c’est-à-dire sans remettre en cause les principes républicains, que ce projet de loi, comme l’indique son titre même, vise à renforcer ?

Après la présentation du projet de loi en conseil des ministres, le 9 décembre dernier, certains ont estimé que les dispositions du projet visant les associations cultuelles modifieraient profondément les relations entre l’État et les religions. Je pense notamment à l’obligation pour chaque association de déclarer préalablement son caractère cultuel et aux dispositions prévoyant un droit d’opposition de l’autorité administrative si leur objet, qui se doit d’être exclusivement cultuel, ne l’était pas. Que pensez-vous de cette interprétation ?

Tout doit-il faire l’objet d’un traitement exhaustif par la loi et par le règlement ? En d’autres termes, tout doit-il être régi par des normes ? Je pense ici aux points les plus débattus dans la classe politique, mais aussi dans notre société, tels que les repas différenciés, au sujet desquels vous avez rappelé un récent arrêt du Conseil d’État, ou l’accompagnement des sorties scolaires.

Enfin, que répondez-vous en termes de droit constitutionnel, de libertés publiques à celles et ceux qui souhaiteraient voir inscrit dans le corps du projet de loi le mot « islamisme » qui, je le rappelle, figure dans son exposé des motifs ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. En tant que rapporteure du chapitre V relatif à l’éducation et au sport, je poserai deux questions sur la liberté d’enseignement.

La liberté d’enseignement, en vigueur depuis 1882, offre aux parents le choix entre soit inscrire leurs enfants dans une école publique, choix souvent contraint par le périmètre scolaire, soit les inscrire dans une école privée, sous contrat ou hors contrat, choix soumis à l’acceptation de l’enfant par la direction de l’école, soit l’instruction à domicile, relevant d’une déclaration et soumise au contrôle de la mairie ou de l’Éducation nationale. Le chapitre V du projet de loi prévoit une modification de ces modalités. Selon vous, la liberté d’enseignement serait-elle menacée par le passage du mode déclaratif à un mode d’autorisation ? Qu’en est-il dans les autres pays européens, notamment au regard des exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ?

L’article 21, traitant de l’instruction en famille, prévoit quatre motifs d’autorisation, dont « l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant ». Quels contentieux pourraient résulter de cette rédaction et comment les éviter ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. En tant que rapporteure de la partie relative à la haine en ligne, je souhaite savoir si vous considérez l’espace numérique comme un espace public comme un autre. Doit-on légiférer spécifiquement ou doit-on s’assurer pleinement que les dispositions applicables dans l’espace physique et publique le sont également dans l’espace numérique ?

L’article 18 crée, à la suite de l’abominable assassinat de Samuel Paty, un délit de mise en danger par la diffusion d’informations relatives à la vie privée. Le Conseil d’État estime, dans son avis, nécessaire la création de ce nouveau délit pour combler des « trous dans la raquette » de notre droit. En revanche, est évoqué un frottement potentiel avec l’article 23 de la loi de 1881, applicable en cas de provocation à la haine qui a été suivie d’effet, et l’article 24 de la loi de 1881, applicable lorsque cette provocation n’a pas été suivie d’effet. Ces dispositions du droit pénal ne risquent-elles pas de créer un risque de contentieux du fait d’un doublon avec les mesures d’une loi spéciale ?

L’article 20 crée des procédures rapides de comparution immédiate. Le Conseil précise qu’elles ne seront possibles qu’en cas de flagrance. En matière numérique, n’est-on pas toujours en présence de flagrance dès lors que le contenu est toujours en ligne ?

Enfin, il est regrettable que le dispositif proposé ne soit pas applicable aux personnes détenant des blogs, comme cela ressort de l’avis du Conseil d’État. Cela peut créer de l’incompréhension et de l’émoi, comme c’est le cas au regard de la situation d’impunité multiple d’Alain Soral, qui n’a rien d’un journaliste mais se retranche derrière les règles de protection du droit de la presse. Comment éviter que de tels pourvoyeurs de haine échappent aux protections du droit de la presse et puissent passer en comparution immédiate ?

Mme Annie Genevard. Dans sa version initiale, l’exposé des motifs du projet de loi ne faisait aucune référence au contexte. Le groupe Les Républicains craint qu’à ne pas vouloir nommer ce que l’on veut combattre, le texte risque d’être très général et très large dans ses effets, d’autant qu’il touche à des libertés fondamentales, consacrées par la Constitution – la liberté de culte, la liberté d’association et la liberté d’enseignement. Ainsi, pour l’instruction en famille, on passerait d’un régime de déclaration assorti de contrôles, d’ailleurs souvent insuffisants, à un régime d’interdiction assorti de dérogations, ce qui change considérablement le principe constitutionnel de liberté d’enseignement. Comment appréciez-vous le risque de contentieux et de censure de certaines mesures, à droit constitutionnel et conventionnel constant ?

Votre carrière est marquée par la constante recherche d’équilibre entre le respect des libertés individuelles et les objectifs d’intérêt général. De ce point de vue, quelle est votre appréciation sur ce texte ?

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Merci, monsieur le président Stirn, pour votre exposé très clair et que j’apprécie d’autant plus que je serai rapporteure sur le chapitre Ier portant sur la neutralité du service public.

Nous, Français, avons le défaut de donner à notre histoire particulière une dimension universelle. Ainsi notre loi de 1905 sur la laïcité est-elle plus contingente qu’il n’y paraît. Elle a formalisé un compromis passé non pas avec les Églises mais avec l’Église catholique, après plus d’un siècle d’affrontement marqué par le triomphe de la jeune République, les premiers signes de déchristianisation de la société française, qui sera massive au XXe siècle, et l’acceptation tacite de ce rapport de force inégal par l’Église. Mais l’islam n’est pas le christianisme, notamment dans la relation entre la religion et l’État. Selon un sondage réalisé par l’IFOP en septembre 2016 pour l’institut Montaigne, 29 % des membres de la communauté musulmane en France considéraient que la loi islamique est plus importante que la loi de la République. Selon un sondage plus récent de l’IFOP pour la fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo, en septembre 2020, les convictions religieuses passent avant les valeurs de la République, pour 17 % de l’ensemble des Français, musulmans inclus, 40 % de l’ensemble des musulmans de France et 74 % des musulmans âgés de 18 à 24 ans. Quelles réflexions vous inspirent ces statistiques ? Pensez-vous que l’islam entre dans les catégories de la loi de 1905 ?

M. Guillaume Vuilletet. Merci pour votre exposé et d’avoir montré à quel point la laïcité est d’abord un principe de liberté qui doit permettre à chacun d’exercer, ou non, sa foi religieuse. Dans le discours des Mureaux, à l’origine notamment du projet de loi, le Président de la République a souligné combien certains quartiers étaient en rupture avec les valeurs de la République et l’esprit républicain. Dans certains d’entre eux, les services publics ont été progressivement remplacés par un tissu associatif sur lequel on a eu un regard assez peu vigilant et qui a mélangé la satisfaction de besoins réels que les services publics traditionnels n’assuraient plus et une propagande religieuse ou communautariste. Au regard de la nécessaire neutralité du service public, quelle exigence doit-on avoir à l’égard d’un tissu associatif qui, certes, assume des services communs mais dans un esprit bien différent de celui de la République ?

Mme Cécile Untermaier. Comme vous l’avez précisé, tout est dit dans les textes fondateurs, admirables et longuement pensés. Pourtant, si nous partageons tous le même objectif de lutte contre l’extrémisme, la funeste idéologie islamiste radicale, nous assistons à une avalanche de textes sécuritaires, d’ailleurs critiqués à l’étranger, comme celui sur la sécurité globale. Fort heureusement, car il interroge nos libertés et principes républicains, le présent projet de loi a été profondément modifié, et même bonifié, après l’avis rendu par le Conseil d’État. Notre groupe redoute précisément la remise en cause de nos libertés sans que la question de l’extrémisme radical soit traitée.

Il est fait état d’un contrat d’engagement républicain pour toutes les associations, qu’elles relèvent de la loi de 1901 ou de 1905. Un contrat signifie un accord entre deux parties, en l’occurrence, les associations et l’État. Mais en renforçant son autorité de contrôle, l’État va contrevenir aux principes fondamentaux de la laïcité. Cela peut être assimilé à une forme de mise sous surveillance qui tourne le dos à l’approche jurisprudentielle et prudente qui fut la vôtre en tant que président de la section du contentieux du Conseil d’État.

De fait, toute association doit respecter les principes républicains, mais cela peut-il se faire dans une approche préalable, par le biais d’un contrat dont je ne comprends pas les termes ? S’agira-t-il d’un serment pour les associations – vous comprendrez mes hésitations ? Ne convient-il pas plutôt de réinterroger la capacité de la République à faire respecter ses principes fondateurs ?

M. Pierre-Yves Bournazel. Si la République ne reconnaît aucun culte, elle protège notre liberté de croire ou de ne pas croire, notre liberté de conscience. L’article 44 du projet de loi crée une mesure de fermeture administrative des lieux de culte. Les dispositions sont-elles bien formulées ? Cette mesure est reprise des dispositions introduites à titre temporaire par la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), issue elle-même de la loi d’avril 1955 sur l’état d’urgence.

Deuxième point, en tant que grand connaisseur de l’État, comment voyez‑vous l’organisation du culte musulman ?

Enfin, quel est votre point de vue sur ce texte, qui est soumis à des critiques contradictoires ? Est-il trop bavard ou oublie-t-il des dispositions importantes ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Depuis Philippe Auguste, l’État français s’est toujours donné le droit d’organiser ses relations avec les religions, voire d’organiser les religions, comme dans le cas du Consistoire. Une des difficultés de la religion musulmane, visée par le texte, même s’il ne peut le dire pour des raisons juridiques et politiques, est l’absence d’interlocuteur stable. On a essayé de le faire, sans grand succès, au travers du Conseil français du culte musulman (CFCM). Une autre difficulté vient des financements et des influences provenant de l’étranger.

Je m’interroge tout d’abord sur le souhait du Gouvernement s’agissant de l’instruction par les familles : après l’avoir interdite, le texte la soumet à autorisation. Or dans notre droit, la liberté est le principe. Elle n’exclut pas le contrôle, mais seul l’abus de liberté conduit à l’interdiction. En l’occurrence, le texte prévoit l’inverse : en présumant l’abus, on soumet à autorisation – je ne vois d’ailleurs pas très bien sur quels critères celle-ci peut être donnée. Il me semblerait plus logique et plus conforme à nos traditions républicaines d’ériger la liberté en principe et d’assurer un contrôle effectif, ce qui nécessite des moyens.

Existe-t-il une difficulté entre la liberté constitutionnelle d’administration des collectivités locales et l’intervention de l’État dans ce qu’il considérerait comme un contrôle insuffisant des religions ou une immixtion inadmissible de la part d’une collectivité dans telle ou telle religion ? Deux libertés fondamentales ne risquent-elles pas de s’entrechoquer ? Au niveau constitutionnel, cela ne pourrait-il pas faire l’objet de questions prioritaires de constitutionnalité ?

Dans les entreprises, l’autorisation existe, sauf si le règlement intérieur prévoit l’interdiction du port de signes religieux. Ne serait-il pas plus simple, comme dans l’espace public, de prévoir une interdiction, sauf s’il existe une bonne raison d’autoriser le port de signes religieux ?

Le texte prévoit l’interdiction de la polygamie, mais comment la caractériser ? Cela nécessiterait d’apporter la preuve d’une vie multifamiliale, ce qui me semble difficile.

Quant à la haine en ligne, elle est encouragée par l’anonymat. Si l’on a tendance à se modérer dans l’espace public, l’espace virtuel est un défouloir de la haine et de la bêtise. Est-il légalement et constitutionnellement possible d’interdire l’anonymat ? On pourrait s’exprimer sous un pseudonyme mais pouvoir être identifié, car on s’autorise dans l’anonymat ce qu’on ne se permettrait pas en étant identifié.

M. Charles de Courson. Il est prévu un contrat d’engagement républicain avec les associations. Quel en serait le contenu ? Le texte est abscons sur ce point.

Des inspecteurs des impôts devraient s’assurer que les dons faisant l’objet d’un avantage fiscal soient cohérents avec l’objet de l’association. Cela relève-t-il de la compétence d’inspecteurs des impôts ?

À l’article 18, le nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui par la diffusion d’informations concernant des agents publics chargés de la police, prévoit l’intention particulière de l’auteur des faits de porter atteinte à l’intégrité de ces agents. Comment apporter la preuve de l’intention particulière de l’auteur des faits ?

Le passage d’une obligation d’instruction à une obligation de scolarisation n’est-il pas une rupture historique des traditions de notre République ? Que signifie juridiquement « l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant » ? En revanche, les trois autres conditions requises en la matière sont à peu près claires.

Concernant l’article 30, estimez-vous possible de distinguer entre les associations cultuelles et les associations culturelles, notamment les associations mixtes qui devront avoir des comptes séparés ? En tant que juriste, cela vous paraît‑il opérationnel ?

L’article 35 prévoit la possibilité pour l’autorité administrative de s’opposer à des dons venant de l’étranger. Peut-on accorder un tel pouvoir à une autorité administrative ?

M. Éric Coquerel. Ce projet de loi prétend courir plusieurs lièvres à la fois. Il ne le dit pas mais il suffisait d’écouter plusieurs de mes collègues pour comprendre qu’il s’en prend en fait à l’islamisme radical, au risque de provoquer des discriminations et, pour reprendre l’expression du président Stirn, des tensions accrues dans notre pays, notamment à l’encontre de nos concitoyens de confession musulmane. Le président Lagarde a d’ailleurs dit que le projet de loi visait la religion musulmane et une de nos collègues se demandait, sondage à l’appui, si l’islam était compatible avec la République. On est sur un chemin de crête que le texte parcourt du mauvais côté.

Le Conseil d’État a estimé que l’étude d’impact devait être complétée par le nombre de dissolutions prononcées et sur les contentieux. Pourquoi donner plus de pouvoir à l’autorité administrative plutôt que les moyens à la justice de faire son travail ? Rendre responsables des groupes entiers de l’agissement d’individus, n’est‑ce pas une atteinte à la liberté associative, alors que la convention de Genève de 1949 souligne le caractère constitutionnel de l’individualisation des peines et des délits ? En rendant responsables des associations de commentaires sur leur compte Facebook et non pas un de leurs membres, on prend un risque liberticide.

M. Stéphane Peu. Le fait que les textes fondateurs de notre République disent déjà pratiquement tout doit nous inciter à la modestie. Cela éclaire l’aspect trop communicationnel du projet de loi.

J’aurais aimé vous entendre sur les mérites du statut de la fonction publique, qui fait l’objet du chapitre Ier. Ce statut garantit la neutralité, et il est solide. Le rapport d’Éric Diard a conforté cet aspect en pointant plutôt les failles des délégations de service public. Le confirmez-vous de par votre expérience ? Cela pourrait ouvrir un débat intéressant, non sur la réduction du périmètre du statut de la fonction public mais sur son élargissement ?

Par définition, un contrat engage les parties. Considérez-vous que l’État vérifie suffisamment ceux des écoles sous contrat du point de vue de l’intérêt général ?

M. Bernard Stirn. Mesdames et messieurs les députés, je grouperai vos nombreuses interrogations sous trois grandes rubriques : la place et le rôle de la loi, les particularités de la religion musulmane – comment traiter une religion présentant des caractéristiques propres ? – et enfin, le respect des normes supérieures par la loi, c’est-à-dire les questions de conventionalité et de constitutionnalité. Bien sûr, ce sont les leçons de mon expérience, plus que mon sentiment de citoyen, qui pourront vous éclairer.

Plus optimiste que certains d’entre vous, je crois, quant à moi, qu’il y a une place pour la loi, et qu’elle peut être un facteur d’apaisement et non d’accroissement des tensions. Mais une loi ne peut pas tout régler, c’est la première leçon de l’expérience de tout juge. Quelle que soit sa qualité, il existe toujours des cas particuliers que le législateur n’a pas pu prévoir et il n’a pas vocation à le faire. Il faut laisser place à une certaine souplesse et à la jurisprudence. Portalis le disait déjà dans le Discours préliminaire sur le projet de code civil, la loi ne doit pas viser l’exhaustivité – ce ne serait pas sain. Il est bon de laisser la place au débat devant les différentes juridictions. Mais il y a tout de même une place pour la loi, parce qu’il est important que le législateur exprime, au nom du pays, certaines valeurs. Dans les années récentes, les interventions de la loi ont d’ailleurs été bénéfiques. Ainsi, la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école a apaisé considérablement le débat. Après mûre réflexion et la prise en compte de ce qu’avait dit le Conseil d’État en 1989, la loi a redéfini un cadre et contribué à l’apaisement. De même, s’agissant de la dissimulation du visage dans l’espace public, le débat est devenu moins vif qu’en 2010.

Je suis donc convaincu qu’il y a une place pour la loi. Bien sûr, elle doit être préparée, mûrement réfléchie – vos travaux permettent de l’assurer. Il me semble que le droit est un facteur d’apaisement des tensions de société. Au nom de la souveraineté nationale, le législateur doit orienter les boussoles. Je ne vois pas de difficulté, au contraire, à ce que la loi joue pleinement son rôle, sans aller jusqu’à un niveau de détail qui ne relève pas du législateur et qui serait vain au regard du grand nombre de cas particuliers.

S’agissant des pratiques extrêmes de la religion musulmane qui peuvent rendre difficile son insertion dans les principes républicains, il ne faut pas non plus exagérer les difficultés. En effet, ce n’est pas la religion musulmane qui pose problème, mais l’extrémisme islamique. La plupart des musulmans vivant en France souhaitent vivre dans le cadre de la République et font tout pour cela. Seul est visé l’islamisme radical en rupture avec les principes républicains, et non la religion musulmane en tant que telle.

Cela étant, même dans ses aspects pacifiques et les plus intégrateurs, la religion musulmane a plus de difficulté à dialoguer avec l’autorité publique que les autres cultes. Son problème de représentation n’est cependant pas insoluble. Les leçons de l’histoire sont, à cet égard, encourageantes. Le Concordat en 1801 avec le pape ou la loi de 1905 visait la religion catholique et une intransigeance de sa pratique. Mais Bonaparte a su étendre les principes de ce concordat aux cultes protestant et israélite. Je ne suis pas certain qu’en 1801, il était facile d’avoir un interlocuteur unique, représentatif du culte israélite Le Gouvernement du Consulat leur a mis le marché en main en leur expliquant que les croyants auraient un régime inspiré du concordat, avec les avantages qui en découlent, s’ils avaient une représentation avec laquelle le Gouvernement pourrait dialoguer. En relisant les débats parlementaires, on s’aperçoit que la force d’Aristide Briand et de Jean Jaurès a été de savoir s’adresser à la majorité des catholiques qui souhaitaient pratiquer leur religion dans le cadre nouveau de la République. C’est ce que la loi de 1905 a su faire.

Je ne crois pas qu’il faille nommer l’islam dans la loi, au risque d’introduire une rupture. En effet, aucune des lois précédentes n’a nommé de religion. Les particularités de la religion catholique étaient fortement présentes à l’esprit mais elle n’a pas été nommée – pas plus qu’une autre. L’islam peut figurer dans l’exposé des motifs qui explicite les raisons pour lesquelles le Gouvernement souhaite une intervention du Parlement, mais pas dans le corps de la loi. Cela me paraît d’une sage prudence dans la mesure où, à ma connaissance, jamais le législateur ne l’a fait pour aucune religion.

La constitutionnalité et la conventionalité sont des questions difficiles. Dans son avis, le Conseil d’État montre qu’il a eu des interrogations d’ordre constitutionnel ou conventionnel. Mais le Gouvernement a suivi ses recommandations pour y répondre et le présent projet de loi tient compte des observations formulées, ce qui est plutôt rassurant.

La liberté d’association, notamment cultuelle, et la liberté de l’enseignement sont au cœur des préoccupations constitutionnelles. C’est d’ailleurs sur ces deux points que le Gouvernement, après avis du Conseil d’État, a le plus modifié le projet de loi initial. Il revient à l’Assemblée nationale de trouver le juste équilibre. Cela ne vous surprendra pas, j’ai le sentiment que les ajustements mettant en œuvre les recommandations du Conseil d’État apaisent les inquiétudes constitutionnelles, mais il y a place pour le débat.

Il est heureux que le Parlement reprenne la main sur le régime juridique des associations cultuelles. Il est circonstanciel et lié au refus initial de l’Église catholique du cadre de la loi de 1905 et au compromis trouvé en 1907. Le système fonctionne bien, depuis 1905, pour le culte israélite et les cultes protestants, depuis 1907 pour le culte catholique, mais il est inopérant pour le culte musulman. S’il y a un besoin de loi, c’est bien sur ce sujet ! Le système des associations mixtes, qui font du cultuel et autre chose, imaginé au tout début du XXe siècle dans le contexte de tensions entre l’Église catholique et la jeune République, a ouvert la voie à des abus de certaines associations « musulmanes » et doit être corrigé. C’est ce qu’essaie de faire le projet de loi, de manière aussi fine et équilibrée que possible, sans mettre en cause la liberté cultuelle mais en évitant la brèche ouverte par le régime purement historique des associations mixtes dans laquelle des pratiques critiquables s’étaient engouffrées. Après avoir été remaniés par le Gouvernement après avis du Conseil d’État, ces articles importants et délicats présentent un certain équilibre mais ils doivent être affinés.

Sur l’enseignement, autre sujet délicat, le Conseil d’État a émis un très long avis. Je reprendrai le point 60 : « Le Conseil d’État constate que, sur cette question de l’instruction des enfants au sein de la famille, le droit et la pratique des États européens diffèrent, l’instruction à domicile étant, par exemple, autorisée au Royaume-Uni, en Irlande, en Autriche, en Belgique, en Italie, mais interdite ou très strictement encadrée en Allemagne, aux Pays-Bas, en Grèce, en Suède et en Espagne ». Suit une analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui fait une large place à la marge nationale d’appréciation. Je retiens qu’un large espace d’appréciation est ouvert au législateur. À défaut de consensus européen, il n’y a pas de contrainte européenne forte, mais le principe constitutionnel de liberté de l’enseignement doit être combiné avec le principe constitutionnel de respect de la laïcité. Le Gouvernement a sensiblement modifié le projet de loi après les débats devant le Conseil d’État. Des observations ont été faites également sur l’intérêt supérieur de l’enfant, boussole conventionnelle qui procède de la convention internationale des droits de l’enfant des Nations unies et principe constitutionnel. En effet, le Conseil constitutionnel a jugé que l’intérêt supérieur de l’enfant, reconnu par la convention de New York, était aussi un principe de valeur constitutionnelle. Le texte, fortement amendé après examen par le Conseil d’État, est-il totalement équilibré ? Je ne m’avancerai pas personnellement. En tout cas, il a été fortement rééquilibré. Je ne doute pas que le sujet soit très important pour votre commission, l’Assemblée nationale et le Parlement tout entier.

La troisième rubrique concerne internet, la haine en ligne, les moyens d’y remédier, l’anonymat, la protection des agents publics. Sur tous ces points, les débats sont gigantesques. J’étais, non plus à la section du contentieux, mais à la section de l’intérieur lorsque nous avons eu des débats intéressants avec Mme Avia au sujet de sa proposition de loi, avant qu’ils se poursuivent devant le Parlement, puis donnent lieu à l’intervention du Conseil constitutionnel. En la matière, il y a un besoin de loi. Il faut que le législateur intervienne. Il y a un espace pour la loi, dont le Conseil constitutionnel a précisé les contours, peut-être avec une certaine sévérité, mais sans l’avoir réduit à néant. Le président Fabius s’est d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises sur ce point après la décision du Conseil constitutionnel. Il est heureux que le Parlement reprenne la main. Ce n’est pas facile, nous l’avons constaté lorsque le Conseil d’État discutait avec Mme Avia, puis avec la décision du Conseil constitutionnel. Nous le constatons plus encore dans le cadre européen car, pour être effectif, le droit doit être européen. La Commission européenne – et c’est très positif – prépare des textes qui pourront, enfin, imposer des contraintes effectives aux grands opérateurs de réseau internet. L’échelle européenne est la bonne, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas place pour le législateur national, notamment pour la protection des agents publics et de tous ceux qui sont investis d’une forme d’autorité publique.

M. François Pupponi. L’article 9 prévoit la signature par les associations d’un contrat républicain. Lorsque j’étais maire de Sarcelles, une association proche d’une communauté, qui n’était pas musulmane mais dont la religion interdisait de mélanger les hommes et les femmes, avait demandé une vacation à la piscine en dehors des heures d’ouverture au public. Ai-je eu le droit de la lui accorder ? À l’avenir, comment s’assurer du respect du fameux contrat ?

M. Christophe Euzet. Je reviendrai sur le constat alarmant de Laurence Vichnievsky. À la lumière de votre expérience, estimez-vous fondée la crainte de voir le communautarisme évoluer vers le séparatisme ? À cet égard, les orientations du texte sont-elles pertinentes ou comporte-t-il des oublis ?

M. Francis Chouat. Ne faut-il pas distinguer dans la loi ce qui relève de la confortation de la laïcité et de la nécessité pour toute religion de s’y conformer, même si elle ne dira rien de l’organisation des religions – en l’occurrence de l’islam –, de la volonté d’importer en France, de la pire des manières, le terrorisme, les atteintes aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui forment notre socle républicain ? La loi, dans un article plus général, ne peut-elle séparer l’islamisme de l’islam, le racialisme de la lutte contre les discriminations ?

Mme Géraldine Bannier. Il peut exister une tension entre la neutralité du service public et la neutralité dans l’espace public. Je pense aux accompagnants scolaires et aux intervenants non représentants religieux dans des bâtiments publics à dimension symbolique forte comme l’Assemblée nationale. Faut-il clarifier les choses ou dispose-t-on des instruments nécessaires dans notre législation ?

M. Xavier Breton. Nous avons compris l’importante du dialogue entre le Conseil d’État et le législateur pour mettre en œuvre la notion de laïcité, mais qu’en est-il de l’intervention du Conseil constitutionnel ? Quels sont ses apports en la matière ? Pour l’instruction en famille, le passage d’un régime de déclaration à un régime d’autorisation n’est-il pas une rupture attentatoire aux libertés ?

Mme Perrine Goulet. Il y a plusieurs visions de la laïcité dans notre pays. Faut-il remettre en cause l’entretien des églises par les collectivités ou l’étendre aux monuments des autres cultes ? Nombre d’enfants sont scolarisés dans des écoles confessionnelles. Doit-on continuer à les aider ou, au contraire, ne doit-on plus les financer ? Pensez-vous que des éléments sur l’organisation de la laïcité en vigueur dans les trois départements métropolitains sous concordat pourraient être étendus au pays tout entier ?

M. Alexis Corbière. Dans le prolongement de la question posée par Perrine Goulet, quel regard portez-vous sur le maintien de la loi de 1905 et de l’exception que cela constitue ? Ne s’agit-il pas d’une séparation avec la règle commune ? Comment l’accepter en restant égalitaire ?

Il me semble que vous n’avez pas répondu à une question de mon collègue Éric Coquerel. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a été récemment dissous. Sans vous prononcer sur le contenu des actions de cette association, quel regard juridique portez-vous sur cette décision, ainsi que sur l’article 8 du projet de loi ouvrant la possibilité de dissolution d’une association au motif du comportement individuel d’un de ses membres ? Cela ne risque-t-il pas d’ouvrir de larges possibilités de dissolution allant à l’encontre du respect des droits de l’ensemble des membres ?

Mme Coralie Dubost. À la différence de la loi de 1905 et d’autres interventions législatives, ce texte tire certaines interdictions, notamment sur la protection du corps de la femme, auxquelles je suis favorable, à partir du principe de dignité humaine. Ce fondement est-il de nature à contribuer à l’apaisement collectif pour les prochaines années voire les décennies à venir ? Pensez-vous qu’il soit applicable de la même façon à la partie du texte relative à la protection du corps de la femme, celle relative au respect de l’intégrité physique et morale, à celle relative au numérique et comme motif de dissolution d’une association ?

Mme Stéphanie Atger. Vous n’avez pas répondu à une question relative à la polygamie. À l’article 14, il est préconisé la remise en cause de l’attribution de titres de séjour en cas de polygamie. Comment établir cet état ?

M. le président François de Rugy. Je me fais le relais d’un message d’Éric Coquerel qui rappelle sa question sur la dissolution d’une association au motif du comportement individuel d’un de ses membres, et sur sa compatibilité avec la convention de Genève.

M. Bernard Stirn. La loi de 1901 ne prévoyait qu’une dissolution judiciaire. Une dissolution administrative a été instaurée en 1936 dans le contexte des ligues d’extrême droite. Le nombre de cas de dissolutions administratives s’est progressivement accru. En regardant la loi, on a l’impression de relire l’histoire de France de 1936 à 2020, puisque, au fil du temps, les cas de dissolution par décret pris en Conseil des ministres se sont ajoutés. Le projet de loi prévoit la remise en ordre et la modernisation de la sédimentation opérée de 1936 à aujourd’hui – le vocabulaire est parfois désuet. Le texte recodifie le code de la sécurité intérieure, ce qui est très positif.

La dissolution administrative présente des avantages. Elle est plus rapide que la dissolution judiciaire, qui peut être prononcée pour les mêmes motifs mais qui peut faire l’objet d’une demande d’appel et d’un pourvoi en cassation. La dissolution administrative relève, quant à elle, d’un décret motivé en Conseil des ministres, soumis au contrôle du Conseil d’État. Cette procédure donne d’ailleurs lieu à une importante jurisprudence, car celui-ci est très exigeant sur la pertinence des motifs de dissolution. Un décret de dissolution ne doit donc pas susciter d’inquiétudes de principe sur une menace des libertés.

La nouveauté, c’est que le comportement des dirigeants pourrait servir de fondement à une dissolution. Mais je ne crois pas qu’une telle mesure se heurte au principe de l’obligation d’individualisation des peines, qui est d’exigence non seulement conventionnelle, celle de la convention de Genève, mais aussi constitutionnelle de la Déclaration des droits de l’homme. Le Conseil constitutionnel y veille. Comme l’a souligné le Conseil d’État dans son avis, il faudra être très attentif à la rédaction de la loi. On se situe, non pas dans le domaine pénal mais dans le cadre d’une mesure administrative, donc hors du champ de l’individualisation des peines au sens du droit pénal. Mais même pour une mesure de police administrative, il faut pouvoir saisir, au travers du comportement des dirigeants, l’association elle-même. Le texte vise à se donner des moyens de ne pas être exagérément naïf. Il faut faire en sorte qu’on ne puisse pas dire : ce n’est pas moi, association, c’est mon président. Cela ne me semble pas illégitime.

Mon expérience des questions de polygamie au Conseil d’État porte sur le refus du Gouvernement d’envisager l’acquisition de la nationalité française pour un étranger polygame. La polygamie est un motif légitime de refus fréquent, régulièrement soumis à la section de l’intérieur. La situation de l’étranger polygame est facilement identifiable. C’est un étranger dont le pays autorise la polygamie. Dans l’instruction des dossiers de nationalité, le ministère de l’intérieur a l’habitude de vérifier la polygamie. Cela pourrait parfaitement se faire pour d’autres types de décisions administratives, pour les titres de séjour. Il ne s’agit pas, pour autant, d’entrer dans le secret des foyers. En outre, le regroupement familial polygamique, c’est-à-dire l’entrée de plusieurs épouses au titre du regroupement familial, est d’ores et déjà impossible. Je ne crois donc pas que le terrain soit délicat.

S’agissant du contrat d’engagement républicain, le mot contrat peut en effet surprendre et n’est pas strictement conforme au sens du code civil. Mais nous utilisons déjà le terme au-delà du sens juridique. Dans l’administration elle-même, beaucoup de contrats sont passés. Un service de l’État qui a un projet d’innovation peut contracter avec la direction du budget pour qu’elle s’engage à accompagner chaque année financièrement l’évolution envisagée. C’est un mode de réforme administrative. Il m’arrive de dire aux étudiants qu’ils peuvent passer des contrats avec eux-mêmes. Ils peuvent par exemple décider de s’accorder une pause-café après avoir terminé leurs exercices. Bref, le mot contrat est déjà employé de manière non étroitement juridique, comme une dynamique positive.

Concernant les conditions d’accès aux piscines, c’est exactement ce qui est visé. La loi peut donner des armes aux collectivités territoriales. La commune pourra exiger d’une association sportive souhaitant avoir accès à la piscine municipale qu’elle ne fasse pas de discrimination contraire aux principes républicains entre les hommes et les femmes. Elle pourra faire savoir que, pour accéder aux équipements publics, il faut s’engager par « contrat » à respecter les principes républicains, et donc à ne pas faire de discrimination entre les garçons et les filles. Il y aura une base juridique. Si le mot « contrat » ne traduit pas la réalité contractuelle au sens du code civil, on peut le prendre dans un sens plus large – ou le changer. En tout cas, le sens juridique est tout à fait établi.

La liberté de l’enseignement et le droit à l’éducation sont deux principes de valeur constitutionnelle. C’est sûrement un des points sur lesquels le projet de loi fera l’objet de discussions. Le Conseil d’État a considéré que la première mouture allait exagérément loin, au risque de rencontrer des obstacles constitutionnels. Le texte qui vous est présenté atteint-il le bon équilibre pour resserrer la pratique, qui doit être exceptionnelle, de l’enseignement dans la famille ? Il revient au Parlement de le mesurer.

En matière d’équilibre entre école privée et école publique, nous avons connu des étapes successives. La loi Debré de 1959 et les contrats d’association étaient une grande nouveauté. La IIIe République a vécu selon le vieil adage : « À école publique, fonds publics, à école privée, fonds privés », jusqu’à la IVème République et la loi Baranger, et surtout le système actuel des lois Debré. Chercher à changer l’équation de la loi Debré, c’est prendre le risque de grands problèmes constitutionnels. Souvenez-vous de l’échec, devant le Conseil constitutionnel, de la révision de la loi Falloux ! En 1985, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’éducation nationale, est revenu au système de la loi Debré pour mettre fin à la grande querelle de l’enseignement déclenchée par le projet de loi Savary visant à la création d’un grand service public unifié et laïc de l’éducation nationale, qui avait donné lieu à des manifestations en 1984. L’équilibre est très délicat et il ne faut y toucher qu’en tremblant. Il est frappant de voir qu’en 1985, le Gouvernement de Laurent Fabius et Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’éducation nationale, après les débats de 1982 à 1984, en soient revenus au système de la loi Debré, qu’ils ont simplement adaptée à la décentralisation et aux compétences nouvelles des communes, des départements et des régions en matière d’éducation. Cela doit inciter à une certaine prudence.

Le Conseil constitutionnel a bien sûr reconnu la laïcité comme principe constitutionnel. Il en a donné une formule très intéressante dans sa décision du 19 novembre 2004 que je cite de mémoire : « en vertu du principe constitutionnel de laïcité, nul ne peut se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». C’est ce qui définit aujourd’hui le principe constitutionnel de laïcité.

Le même Conseil constitutionnel a érigé, en 1994, la dignité de la personne humaine en principe de valeur constitutionnelle. C’est une boussole qui pourra vous être utile dans vos travaux. Une partie du projet de loi repose précisément sur le principe de dignité. On a peut-être moins évoqué ces aspects, comme les certificats de virginité. En tout cas, la dignité de la personne humaine est très présente. Cette importante notion peut être un instrument de lutte contre les discriminations.

J’évoquerai un dernier souvenir. Quand le Conseil d’État a jugé légale, en 2014, l’interdiction des spectacles de Dieudonné, l’ordonnance de référé mentionnait bien que les propos antisémites qui s’y trouvaient portaient atteinte à la dignité de la personne humaine. Ce principe constitutionnel, qui peut avoir beaucoup de ramifications, est de premier ordre pour poser des barrières face à toutes les formes de discrimination.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup, monsieur Stirn, pour vos nombreuses réponses. Je le répète, vous étiez là, non pas pour répondre à des questions politiques proprement dites, mais pour éclairer nos travaux.

 

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4.   Audition de M. Jean Baubérot, historien et sociologue, lundi 21 décembre 2020 à 14 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10098413_5fe09a5536200.respect-des-principes-de-la-republique--audition-diverses-21-decembre-2020

La commission spéciale procède à l’audition de M. Jean Baubérot, historien et sociologue, professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’École pratique des Hautes Etudes.

Mme la vice-présidente Anne-Christine Lang. Chers collègues, nous recevons M. Jean Baubérot, historien et sociologue, professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’École pratique des Hautes Etudes (EPHE).

Monsieur, vous êtes spécialiste de l’histoire et de la sociologie des religions et auteur de nombreux ouvrages sur la laïcité. Il nous a semblé utile de vous entendre, dans la mesure où vous avez pris part, ces dernières semaines, au débat public sur les enjeux du projet de loi.

Je vous laisse la parole, pour une intervention liminaire de dix à quinze minutes, qui sera suivie par les questions des rapporteurs, puis par celles des membres de la commission.

M. Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l’EPHE. C’est en tant qu’historien que j’interviens aujourd’hui. Si le projet de loi est adopté, la loi qui en sera issue sera historique car elle modifiera les grandes lois de la République : la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; la loi de 1901 sur les associations ; les lois de 1882 et de 1886 qui ont laïcisé l’école publique en maintenant la liberté de l’enseignement – contrairement au mythe de l’école laïque, gratuite et obligatoire ; la loi de 1905, dont le Conseil d’État écrit dans son avis qu’elle constitue la clé de voûte de la laïcité.

Il convient donc de se saisir de ce projet de loi, dont l’objet va bien au-delà de la lutte contre le radicalisme islamique, pour revenir sur les lois précédentes – des réussites historiques –, comparer les contextes – c’est toujours pour répondre à une situation de crise qu’une loi est votée – et, de manière plus spéculative, réfléchir à la façon dont il sera jugé et au sort qui sera le sien dans la mémoire collective.

La presse s’est étonnée, certains organes se sont même indignés, que moins de 10 % des associations musulmanes ayant des activités cultuelles soient sous le régime de la loi de 1905. Sans doute fallait-il préciser que les deux tiers des associations 1905 sont des associations protestantes. Cette incongruité, dans un pays où le protestantisme est minoritaire, vient de ce que le pape a interdit aux catholiques de former des associations cultuelles en 1905, et qu’il n’a pas davantage accepté qu’ils donnent aux associations relevant de la loi de 1901 un objet cultuel. Cette possibilité, offerte par la loi du 2 janvier 1907, avait pour but de rendre l’Église catholique « légale malgré elle » pour citer Aristide Briand.

Malgré les refus successifs de Pie X, la République a maintenu ces lois et dans sa démarche anticléricale, anticatholique et hostile à toute accommodation, a remporté une victoire : alors que la France était au bord de la guerre civile en 1904, la séparation était effective et pacifiée dès 1908-1909. En 1914, l’Union sacrée sera possible même si, juridiquement, le problème du catholicisme n’était pas réglé. Les premières associations cultuelles catholiques ne verront le jour qu’en 1923, sous le statut d’association diocésaine, que le Conseil d’État déclarera conforme aux dispositions de la loi de 1905. Le nouveau projet de loi s’appliquera-t-il au catholicisme ? Si cela ne devait pas être le cas, les différences de statut avec le protestantisme ou le judaïsme, qui, eux, ont formé des associations cultuelles, s’accentueraient encore.

Cette loi sera-t-elle efficace et démocratique ? Je suis plutôt d’accord avec le Conseil d’État : des pans entiers du texte ne posent pas de problème ; d’autres présentent un certain nombre de risques que je m’attacherai ici à décrire, les modifications apportées au texte n’étant pas de nature, hélas, à apaiser les inquiétudes exprimées dans l’avis du 9 décembre.

Ce texte, qui modifie en bien des points la loi de 1905, ressemble, sous certains aspects, au projet de loi déposé fin 1904 par Émile Combes, qui fut rejeté à la fois par Aristide Briand, l’architecte de la loi de 1905, Georges Clemenceau, qui accusait pourtant Briand d’être socialo-papalin, et les libres penseurs : tous considéraient que ce n’était pas un projet de séparation car il multipliait les contrôles administratifs. Il est d’ailleurs ironique que le titre II du projet de loi ait pour objet de « garantir l’exercice du culte » – un singulier incongru car il désigne l’activité cultuelle alors que le pluriel désigne l’ensemble des religions – : cet objet ne figure pas dans la loi de 1905, où il n’est question que de police des cultes, mais dans le projet, beaucoup plus répressif, d’Émile Combes, qui visait à organiser la police des cultes et à garantir leur libre exercice.

Faire basculer les associations musulmanes du statut de la loi de 1901 au statut de la loi de 1905 me semblait une fort bonne idée et après avoir entendu les discours d’Emmanuel Macron à Mulhouse et aux Mureaux, j’attendais avec une certaine confiance ce projet de loi. La notion de police des cultes contenue dans la loi de 1905 est en effet très vendable auprès des musulmans car on ne peut lui reprocher de viser spécifiquement l’islam, qui était une religion fort peu répandue dans l’hexagone au début du XXe siècle.

Mais encore faudrait-il que le projet de loi les incite à adopter le statut d’association cultuelle. Or, loin de le rendre attractif, il multiplie les contrôles administratifs, comme dans le projet Combes, tout en créant une insécurité juridique. Conformément à l’avis du Conseil d’État, on est passé d’une autorisation administrative préalable à une déclaration de qualité cultuelle, mais celle-ci sera opposable et renouvelable tous les cinq ans. Le Gouvernement a donc repris d’une main ce qu’il a donné de l’autre.

Le projet de loi va plus loin puisqu’il prévoit que les associations subventionnées ou bénéficiaires de dons éligibles à déduction fiscale, des centaines de milliers en France, devront s’engager, par un contrat d’engagement républicain – le terme de « contrat » a été maintenu contre l’avis du Conseil d’État –, à respecter les principes de liberté, d’égalité, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public.

Personne ne peut être contre une telle idée, mais l’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ? Parmi les associations concernées figurent celles qui font de la médiation dans les quartiers difficiles, là où la République ne tient pas ses promesses, suscite une certaine méfiance et crée du séparatisme, selon les termes employés par le Président de la République. Il en était fait discrètement mention dans la version initiale, mais cet aspect a disparu du texte final et de son exposé des motifs. Le fait même d’avoir à prendre ce contrat d’engagement républicain fera apparaître les associations comme des béni-oui-oui aux yeux des uns, comme suspectes d’hostilité envers la République aux yeux des autres.

S’agissant du principe de respect de la dignité de la personne humaine, le contrat livre les associations à l’arbitraire administratif. En effet, on peut estimer, avec le Conseil d’État, que ce principe peut faire l’objet d’interprétations « antagonistes », ou du moins divergentes.

Quant à la sauvegarde de l’ordre public, les associations doivent-elles vraiment y concourir alors qu’il existe un dispositif d’État spécifique ? Ne risquent-elles pas d’apparaître comme les supplétifs de la République ? C’est la clause qui me semble la plus dangereuse, d’autant que la notion d’ordre public est devenue plus floue depuis qu’une dimension immatérielle y a été intégrée.

Cette loi risque d’attirer la République vers un sentier où elle pourrait s’égarer, celui d’une religion civile. L’exposé des motifs est éclairant sur ce point, mais je ne peux en faire l’analyse détaillée, faute de temps. Ce danger, identifié depuis la création de la République, a donné lieu à un débat implicite très important sous la Troisième République : Ferry et Briand étaient opposés à une République comme religion civile, Combes se disait favorable à cette conception.

Alors qu’en 1905, la France était confrontée au risque de guerre civile, elle affronte aujourd’hui le terrorisme. Paradoxalement, mais de manière significative, l’institution qui maîtrise le mieux la laïcité issue de la loi de 1905 est l’armée, en première ligne dans le combat contre le terrorisme.

En revanche, l’école maîtrise moins bien la laïcité et ne sera pas davantage incitée à le faire par ce texte qui limite l’instruction donnée par les familles. Jules Ferry, lorsqu’il défendait la liberté d’enseignement, expliquait que l’école laïque avait besoin de la concurrence de l’enseignement à domicile, pour l’émulation pédagogique que cela suscitait et pour ne pas être transformée en institution qui transmettrait la doxa républicaine, une « religion laïque ». C’est le risque que court actuellement l’école.

Je voudrais conclure en insistant sur le danger qui pèse sur les rapports entre la France et un certain nombre de pays démocratiques. D’une part, le sentiment se développe que notre « laïcité » serait unique, et incompréhensible à l’étranger. D’autre part, l’image de la France se dégrade.

Nous devrions travailler sur deux divergences que nous avons avec les autres pays. D’abord, La France est en train de construire une sorte de laïcité à deux étages, tendant à faire des « croyants » les bénéficiaires de la laïcité et réservant la promotion de la laïcité aux personnes « émancipées » de la religion – les agnostiques, les athées. Cette idée implicite est très logiquement récusée par les pays démocratiques, qui comprennent pourtant parfaitement, et même partagent, la laïcité de 1905. Ensuite, la France prend, depuis quelques semaines, en matière de liberté d’expression, une voie qui sera désavouée dans cinquante ou cent ans – je le dis tout net. Il faudrait quand même que nous nous interrogions : pouvons-nous être démocrates à nous tous seuls ?

M. Florent Boudié, rapporteur général. Vous venez d’avoir, sur ce projet de loi, des mots plus doux que ceux que la presse a pu rapporter ces derniers jours. Dans Le Monde daté du 14 décembre, vous avez expliqué que « si certaines mesures semblent aller dans le bon sens […], la plupart remettent en cause des libertés fondamentales en démocratie ». Cela constitue une préoccupation majeure pour les parlementaires que nous sommes. Pourriez-vous expliciter ce point de vue, dans la mesure où vous n’avez pas employé cette formulation devant notre commission ?

Vous avez évoqué la loi de 1907, qui tentait de répondre aux tensions entre l’État et l’église catholique. Ce modèle d’associations mixtes – dont l’objet est cultuel et les buts culturels, sociaux, artistiques – a-t-il donné lieu à des abus, à des confusions ? Est-il urgent de les clarifier ?

Enfin, vous considérez que l’institution militaire a réussi à mettre en œuvre une « laïcité intelligente ». Pourriez-vous définir cette expression, sachant que nous avons tous tendance, et les parlementaires n’y échappent pas, à identifier notre vision à ce que devrait être la laïcité dans l’absolu ?

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Merci pour vos réflexions ; vos écrits sur la laïcité sont essentiels pour mieux comprendre les atteintes portées à la République.

Je suis rapporteure pour les cinq articles relatifs à la dignité de la personne humaine, qui traitent des droits de succession, de la polygamie et de la limitation des droits de réversion ainsi que des mariages forcés. Pourriez-vous poursuivre votre réflexion sur les divergences d’interprétation de la notion de dignité de la personne humaine ?

Vous avez expliqué que l’école est l’institution qui maîtrise le moins bien la laïcité. Quelles sont vos recommandations concernant l’interdiction de l’instruction à domicile, pour faire simple, et la scolarisation obligatoire, en établissement public ou privé, des enfants âgés de 3 à 16 ans ?

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. Je travaille sur les dispositions relatives aux associations, associations dont vous avez souligné le rôle essentiel dans les territoires où la promesse républicaine a failli. Je vous rejoins sur ce dernier constat : la République doit tenir ses promesses, ce contrat est le ciment de notre société.

Ces associations peuvent être utilisées pour servir un projet politique inconciliable avec la République. Le président du collectif Cheikh Yassine a été mis en examen pour complicité d’attentat terroriste dans le cadre de l’assassinat de Conflans-Sainte-Honorine ; l’association a été dissoute, comme d’autres récemment. S’agissant de l’association Barakacity, le juge des référés du Conseil d’État a jugé que les messages publiés sur les réseaux sociaux incitaient à la discrimination, à la haine ou à la violence. Dans d’autres cas, il a été jugé que les propos de membres s’exprimant au nom de l’association pouvaient susciter la haine raciale et l’antisémitisme.

Ne vous paraît-il pas pertinent, alors que les associations sont utilisées par divers acteurs politiques, de les inciter à transmettre les principes républicains ? N’est-ce pas le meilleur moyen de montrer à nos concitoyens qu’ils ont toute leur place au sein de la République ? Que le rôle de médiation de ces associations soit nécessaire ne doit pas nous pousser à transiger avec les principes. Plutôt que de se constituer en une sorte de république alternative, les associations doivent être des facteurs d’intégration dans la République, là où la promesse républicaine a failli.

Mme Anne-Christine Lang, présidente. Nous allons entendre à présent les représentants des groupes.

Mme Laetitia Avia. Monsieur Baubérot, je vous remercie pour votre exposé, qui nous invite à nous pencher à nouveau sur l’esprit de la loi de 1905 et sur le contexte de son adoption.

À l’arrière-plan de nos travaux se posent deux questions : celle de l’islamisme en tant qu’idéologie politique séparatiste et celle de l’islam en tant que religion. L’importance significative que ce dernier a prise dans notre pays nous conduit à réfléchir à son organisation et à ses rapports avec l’État, comme ce fut le cas en leur temps pour les églises chrétiennes. Les deux situations sont-elles pour autant comparables ?

Lors de la précédente audition, la rapporteure Laurence Vichnievsky a fait état de données statistiques qui suscitent bien des interrogations sur les rapports entre les musulmans et l’État ou, plus précisément, l’ordre républicain. L’islam n’est pas le christianisme – c’est un constat ; les chiffres révèlent que, pour beaucoup de musulmans de France, en particulier les jeunes, les convictions religieuses priment sur les valeurs de la République.

Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il sur ce constat ? Le processus de sécularisation du christianisme, dont les 115 ans d’histoire sont empreints de jurisprudences et de progrès, est-il comparable à celui que le projet de loi souhaite mettre en œuvre et, in fine, transposable à l’islam ? En somme, comment faire en sorte que les musulmans entrent mieux dans le moule de notre laïcité, sachant que celle-ci est le résultat de plusieurs siècles de sécularisation de la religion chrétienne en France ?

M. Éric Diard. Professeur, vous avez évoqué le fossé, voire le gouffre qui se creuse, selon vous, entre la France et d’autres pays à propos de la liberté d’expression, en particulier sur la question des caricatures. On peut toutefois adopter un autre point de vue et ne pas comprendre qu’au nom de la liberté d’expression, certains pays admettent que l’on défile dans les rues avec des drapeaux nazis.

Ces dernières années, le nombre des élèves scolarisés dans des établissements hors contrat, notamment dans des écoles confessionnelles musulmanes, et celui des parents faisant le choix de l’instruction à domicile en dehors du Centre national d’enseignement à distance ont considérablement augmenté. En matière d’instruction à domicile, le Gouvernement souhaite substituer au régime de déclaration actuel un régime d’autorisation annuelle. Mais, à la suite de l’avis du Conseil d’État, il a étendu la liste des motifs pour lesquels cette autorisation pourrait être accordée, en y incluant notamment « l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant ». Quelle est votre opinion sur ce point ?

M. François Pupponi. Je souhaiterais vous interroger sur l’obligation à laquelle seraient soumises les associations de signer un contrat d’engagement républicain. Quid d’une association qui n’en respecterait pas les termes, par exemple parce qu’elle considère, au nom de règles religieuses, que les femmes doivent parfois être séparées des hommes ? Que se passera-t-il si cette association demande à une municipalité à avoir accès à une salle ? Vous avez indiqué que le mot « contrat » était problématique. Quel mot serait selon vous le plus adapté pour désigner la relation juridique entre, d’une part, l’État et les collectivités et, d’autre part, les associations qui s’engageraient à respecter les règles de la République ?

Mme Cécile Untermaier. Je le dis en préambule pour éviter tout malentendu : nous souscrivons tous à l’objectif de combattre l’islamisme radical et son idéologie mortifère. Cependant, je me demande si une loi est nécessaire et dans quelle mesure elle serait efficace pour atteindre cet objectif. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Aux termes du projet de loi, les associations cultuelles, qui sont censées respecter les principes républicains au même titre que toute personne vivant sur le sol français, devraient s’y engager par contrat. Or un contrat suppose un accord entre deux parties, accord qui ne peut avoir pour objet le respect de principes. Il me semble que l’on veut renforcer ainsi, peut-être de manière excessive, le contrôle des associations cultuelles, qui, pour la très grande majorité d’entre elles, fonctionnent bien. Je ne suis pas certaine qu’un tel contrat soit opérant et serve l’objectif visé, qui est de lutter contre une idéologie funeste. Quant à l’agrément, des associations – et pas uniquement des associations cultuelles – y sont déjà soumises. Il suscite d’ailleurs déjà de nombreuses interrogations dans la mesure où il est à la main de l’État.

Les contrôles prévus, notamment sur le plan financier, ne me posent, à titre personnel, aucun problème. Mais les contrats ou agréments vont semblent-ils opérants ? Ne témoignent-ils pas de l’incapacité de l’État à faire respecter des règles qui existent déjà ? On peut s’interroger, à ce propos, sur la capacité de la justice à trancher les litiges. La plainte déposée par Samuel Paty et la direction de son établissement, par exemple, n’a guère eu de suites. Ne faut-il pas s’attacher à répondre à ces questions avant d’envisager un dispositif très large qui remet en cause des équilibres bâtis au long de l’histoire ?

Enfin, considérez-vous que le ministère de l’intérieur est le mieux à même de contrôler les associations, dans la mesure où il est en quelque sorte à la fois juge et partie ?

M. Christophe Euzet. Insistant sur les craintes que vous inspire le projet de loi, vous avez indiqué que la période à laquelle a été adoptée la loi de 1905, caractérisée par la menace d’une guerre civile, n’était pas comparable à la situation actuelle, marquée par une simple menace terroriste.

M. Jean Baubérot. Non, je n’ai pas dit « simple ».

M. Christophe Euzet. Mais partagez-vous tout de même le constat selon lequel il existe actuellement un risque séparatiste susceptible de mener, à terme, à un conflit sécessionniste ? Que faudrait-il faire pour apaiser les inquiétudes exprimées par le Conseil d’État ? Ne pensez-vous pas que la réponse législative est pertinente, même si elle risque de souffrir de la comparaison avec les grandes lois qui ont fait notre histoire ?

Pouvez-vous nous dire quelles sont les dispositions du projet de loi qui vous semblent fondées ? Celui-ci aurait-il dû traiter d’autres domaines ?

Enfin, s’agissant de l’avenir de la liberté d’expression dans notre pays, ne croyez-vous pas que l’existence d’un contrôle de constitutionnalité opérationnel, l’obligation faite à la France de respecter la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le fait qu’elle siège au Comité des droits de l’homme de l’Organisation des nations unies sont de nature à garantir que nous ne commettrons pas des actes pouvant être considérés comme historiquement irréparables ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Professeur, je vous remercie d’avoir souligné, comme l’avait fait le Président de la République dans son discours des Mureaux – mais cet aspect a totalement disparu du projet de loi – que les dérives liées non pas à la religion musulmane mais à son dévoiement à des fins politiques sont d’abord dues au fait que, lorsque la République ne respecte pas ses promesses en matière de reconnaissance sociale et d’intégration, elle ouvre des brèches dans lesquelles ses ennemis peuvent s’infiltrer pour proposer d’autres formes de reconnaissance. Si, comme on nous le rabâche, une majorité de jeunes considèrent que les lois religieuses priment sur les lois de la République – ce que je ne constate pas sur le terrain, au demeurant –, c’est peut-être précisément parce que, bien souvent, les principes dont ces dernières se réclament ne sont pas respectés dans l’environnement dans lequel ils évoluent. Qu’en pensez-vous ?

Puisque vous être sociologue et historien, pouvez-vous nous dire s’il est déjà arrivé, dans l’histoire de France ou d’autres pays, qu’une religion – autre que le catholicisme, dont nous connaissons bien l’histoire – soit utilisée, en partie grâce à des financements étrangers d’ailleurs, à des fins de déstabilisation politique ?

Enfin, vous avez indiqué que la France et les autres pays démocratiques avaient une conception différente de la liberté d’expression. Pourriez-vous définir ces différences ?

M. Charles de Courson. Monsieur Baubérot, j’ai lu avec intérêt votre entretien paru dans le journal Le Monde. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les dispositions du projet de loi dont vous estimez qu’elles s’inspirent davantage du combisme de 1904 que de la loi de 1905 défendue par Briand et Jaurès ?

Quant au contrat d’engagement républicain, il s’agit, beaucoup l’ont dit, d’un faux contrat. Qui plus est, la définition de son contenu est renvoyée à un décret alors qu’elle relève à l’évidence du législateur. Quel regard portez-vous sur ce contrat à la lumière de l’histoire de la laïcité en France ?

Enfin, pouvez-vous préciser en quoi le texte va poser, comme vous l’avez dit, des problèmes avec d’autres pays ? Pensez-vous à la manière dont sera perçu le retour à une laïcité inspirée du modèle combiste ou à des questions comme celle de la polygamie, par exemple, qui est légale dans vingt-sept pays ?

M. Alexis Corbière. Monsieur Baubérot, je lis souvent vos travaux et, si je ne suis pas toujours d’accord avec vous, j’estime que vous contribuez indiscutablement à la réflexion sur les sujets qui nous occupent.

Premièrement, quel regard portez-vous sur l’article 28, qui permet aux associations cultuelles de tirer les bénéfices de biens de rapport, c’est-à-dire à faire de l’argent ? Il s’agit là, me semble-t-il, d’une distorsion de l’esprit de la loi de 1905 qui témoigne d’un rapport aux religions plus proche du modèle anglo-saxon que du modèle français. Cette disposition, profondément antilaïque et dangereuse, montre que le projet de loi est, non pas anticlérical, mais concordataire : il ne s’agit pas de s’opposer aux religions mais de leur imposer de prêter serment devant le pouvoir politique. C’est en cela que le texte est problématique.

Il en va de même pour l’article 26, relatif au dispositif dit « anti-putsch ». La Fédération protestante de France proteste, si je puis dire, contre cette disposition qui se mêle de la manière dont les cultes s’organisent. Le pouvoir politique doit veiller à ce qu’ils respectent la loi et, le cas échéant, les sanctionner, mais il n’a pas à se mêler de leur organisation, notamment de la désignation des ministres du culte. Quel regard portez-vous sur cet article ?

Quant à l’article 8, qui permet la dissolution administrative d’associations cultuelles, il est profondément contraire à l’esprit de la loi de 1905, qui est une loi libérale en ce qu’elle permet aux cultes de s’organiser librement. Le pouvoir politique n’a pas à décider si un prétendu culte en est bien un ou non – selon quels critères le ferait-il, du reste ?

Enfin, le ministre Darmanin, à qui j’ai posé la question, n’a manifestement pas l’intention de revenir sur la loi du 25 décembre 1942, adoptée sous le régime de Vichy, qui modifie celle de 1905. À ce propos, pouvez-vous nous rappeler le montant annuel des financements publics actuellement alloués aux cultes ? Il est beaucoup trop élevé, selon moi. De fait, il existe d’ores et déjà maintes torsions de l’esprit de la loi de 1905.

Ainsi, je vous remercie d’avoir rappelé que le régime instauré par la loi de 1905 ne s’applique pas aux associations cultuelles catholiques. L’église catholique l’avait refusé, et il a fallu dix-neuf ans pour aboutir à un compromis politique. Exiger de certains qu’ils passent sous le régime de la loi de 1905 alors qu’on ne l’exige pas de l’église catholique et que l’on s’accommode du concordat en Alsace-Moselle ainsi que du financement public du culte, c’est être un peu farceur, me semble-t-il. Manifestement, les exigences et les indignations sont à géométrie variable.

M. Jean Baubérot. Mon entretien accordé au Monde a été cité à plusieurs reprises ; j’aurais souhaité que l’on tînt compte également de la lettre ouverte au président Macron que j’ai publiée antérieurement dans L’Obs et dans laquelle j’apporte un certain nombre de précisions qui ne figurent pas dans cette tribune. Par ailleurs, je ne suis pas juriste ; je suis historien et sociologue, de sorte que ce qui m’intéresse dans les textes législatifs et réglementaires, c’est le message politique tel qu’il est émis par l’autorité publique et tel qu’il est reçu et la différence éventuelle de perception entre l’émetteur et le récepteur.

C’est sous cet aspect que le projet de loi me paraît présenter un danger pour les libertés publiques. En effet, notre pays est une démocratie fragile à cet égard, et ce pour deux raisons. D’abord, la France moderne s’est affirmée dans le cadre d’un conflit entre deux France. Ensuite, à la différence de l’Indépendance américaine, par exemple, dont les Pères fondateurs sont incontestables, la Révolution française n’a pas de héros positifs. Lorsque l’on s’y réfère, on songe plutôt à ses victimes : Condorcet, Olympe de Gouges…

Ne souhaitant pas me répéter, je n’ai pas réitéré l’affirmation selon laquelle le projet de loi est une remise en cause des libertés fondamentales, mais je crois l’avoir illustrée par plusieurs exemples. Déjà, les Français ressentent – employons ce verbe pour éviter une discussion sans fin sur la réalité du fait – un arbitraire administratif – à tort et à raison, selon moi. Ils ont le sentiment que l’administration n’est pas véritablement impartiale. Preuve en est que l’on fait souvent appel aux politiques – députés, maires, sénateurs… – pour qu’ils réparent l’injustice administrative dont on s’estime victime. C’est dangereux, du reste, car le succès d’une telle démarche dépend du degré de proximité que l’on a avec le personnel politique. Prenons mon cas personnel. Ma femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer. J’ai droit, à ce titre, à une aide de l’État. Pendant un an et demi, l’administration a usé de mille prétextes pour me la refuser, si bien que j’ai dû faire appel à une amie sénatrice : en quarante-huit heures, le problème était réglé !

Une loi renforçant considérablement le contrôle administratif sur les associations en général et sur les associations cultuelles en particulier risque de développer ce sentiment d’un arbitraire – encore une fois, à tort et à raison. C’est en cela que j’estime que ce texte met en cause les libertés fondamentales. Il aura en outre pour effet d’accroître le lobbying, notamment auprès des politiques, de ceux qui s’estimeront lésés par l’administration – celle-ci pouvant d’ailleurs être de bonne foi. Par exemple, un fonctionnaire m’a demandé s’il pouvait attaquer en justice une association sur le fondement de la loi de 1905 au motif qu’un prêtre avait prêché contre l’avortement. Je lui ai répondu qu’il aurait été possible de le faire si cette personne avait appelé à faire du scandale et à commettre des actes violents dans les cliniques où sont pratiqués des avortements, mais qu’un prêtre a tout à fait le droit de dire que, selon lui, l’avortement est une abomination et même qu’il faut modifier la loi. Tant qu’il n’incite pas à la désobéissance, cela fait partie du jeu démocratique.

Le texte va renforcer le sentiment d’un arbitraire administratif à un point que, j’en suis sûr, vous n’imaginez pas. En cela, il va directement à l’encontre de la paix civile. Le fait, comme l’un d’entre vous l’a indiqué, que les protestants aient protesté contre le projet de loi est significatif, car ils sont les meilleurs élèves de la loi de 1905 : ils représentent, à eux seuls, deux tiers des associations cultuelles. S’ils disent qu’il y a un danger pour les libertés publiques, il serait judicieux de les écouter plutôt que de considérer que leur parole n’a pas d’importance puisqu’ils seront, quoi qu’il arrive, les meilleurs élèves.

Plusieurs de vos questions portent sur le contrat d’engagement républicain. Là encore, je ne me place pas sur un plan strictement juridique ; je m’intéresse au message. D’abord, la République exige qu’on respecte ses lois, mais elle n’exige pas l’adhésion à ses valeurs dès lors que celles-ci font l’objet d’un débat interprétatif. Du reste, historiquement, les deux grands ensembles associatifs qui ont intégré à l’ensemble républicain à la fois des étrangers et des Français sont l’église catholique d’avant Vatican II et le parti communiste lorsqu’il était stalinien. L’un et l’autre étaient pourtant, à tort ou à raison, en délicatesse avec certains idéaux et valeurs de la République, et ils étaient prosélytes. Ainsi, les associations d’action catholique avaient pour mot d’ordre : « Nous referons chrétiens nos frères », étant entendu que ce projet était guidé par les conceptions de l’église catholique, opposée à la contraception, au divorce, à l’avortement… Si la République n’a pas été pour autant mise à bas, c’est parce que ces gens-là, quelle que soit leur opposition à un certain nombre de valeurs républicaines, ont respecté les lois de la République et la tolérance civile.

Par ailleurs, les valeurs de la République sont changeantes. Ainsi, pour le législateur de 1905, le fait que, dans un office religieux, le ministre du culte parle sans être contredit était problématique. Cette absence de débat contradictoire lui apparaissait comme une opposition aux valeurs républicaines. Actuellement, plus personne ne pense que la messe, un culte protestant ou un office à la synagogue est en tant que tel contraire aux valeurs de la République. Les valeurs sont, certes, précieuses, mais ce sont celles d’une époque.

Cela me conduit à évoquer la question de la dignité. Bien entendu, la lutte contre la polygamie doit se poursuivre, de même que la lutte contre les mariages forcés, même si cette dernière doit surtout être menée dans le cadre d’un dispositif social. De fait, ces mariages se font souvent lors de voyages à l’étranger, par exemple. Je souscris à la disposition du projet de loi, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan. Or la lutte contre cette pratique est essentielle car, soyons clairs, un mariage forcé implique un viol.

Prenons le cas de l’euthanasie ; pour certains, la dignité humaine exige qu’on l’interdise ; d’autres, au contraire, revendiquent le droit à mourir « dans la dignité ». Il existe plusieurs interprétations d’une valeur, et même d’un principe – alors, quant à demander aux associations de conclure un contrat… D’ailleurs, vous en avez déjà discuté et le Conseil d’État lui-même a dit que ce terme lui semblait inapproprié. Vous n’avez pas besoin de moi pour vous faire une religion sur le sujet !

Un tel contrat, s’il n’a pas de valeur juridique, aurait néanmoins une valeur politique. Soit les associations sont des représentantes de la société civile et, à ce titre, jouent un rôle de médiation, créent du lien social, sont source d’inventivité, soit elles apparaissent comme des auxiliaires de l’État. Or il serait très dangereux qu’elles apparaissent comme telles alors que la République est loin de réaliser toutes ses promesses. Cela les discréditerait ; elles ne pourraient plus créer du lien social, jouer leur rôle de médiation et elles seraient bridées dans leur inventivité : on ne peut pas demander à un agent administratif d’être totalement ouvert à l’inventivité, ce n’est pas son rôle.

Cela ne veut pas dire qu’il faut pour autant tolérer n’importe quoi, et les exemples qui ont été donnés montrent que dès maintenant, on peut, en cas de nécessité, dissoudre certaines associations. On fait comme si l’on partait de rien, mais la puissance publique dispose déjà de moyens d’action. Or on va passer d’une faculté de dissoudre les structures qui ne respectent pas les règles de la République à une demande d’adhésion à ses valeurs, ce qui va faire apparaître les associations comme des béni-oui-oui et rendre leur travail beaucoup plus difficile. Et l’on se plaindra ensuite que la République perde des territoires ! Je trouve cela très risqué. Peut-être l’intention est-elle louable, mais il faut que la mesure soit efficace, et non contre-productive.

Certes, il existe une menace séparatiste. D’ailleurs, je l’ai dit dans L’Obs : il vaut mieux employer le terme de « séparatisme » que celui de « communautarisme ». À une certaine époque, on se référait beaucoup à un individu et à un universalisme abstraits ; pendant vingt ans, on a ressassé la notion d’individu républicain – et, au bout du compte, qu’a-t-on voté en France ? La loi sur la parité, une des lois les plus différentialistes au monde ! Élisabeth Badinter et Dominique Schnapper avaient même dénoncé à l’époque le caractère communautariste de ce texte. Pourtant, on a bien fait de l’adopter, car on n’arrivait pas à avancer. Cela montre que, parfois, la France est contrainte de contourner ses principes, voire d’y déroger, pour aboutir au résultat souhaité. La scène politique, c’est du Marivaux ! Chez Marivaux, la finalité est l’amour ; en République, c’est la liberté, l’égalité, la fraternité – dans les deux cas, les chemins qui y mènent sont tortueux : on ne peut suivre une ligne droite car le terrain est miné.

L’armée, par exemple, ne peut pas se payer le luxe du séparatisme. Elle a donc mené une réflexion assez longue, qui a débouché en 2017 sur une brochure, révisée en 2019, visant à définir ce qu’était la laïcité. L’objectif était de rassurer les soldats musulmans – l’armée étant un vecteur d’ascension sociale, ils sont nombreux –, car la laïcité avait mauvaise presse auprès d’eux. Il fallait leur permettre de se sentir bien dans la République, afin qu’ils puissent participer aux missions que le pouvoir politique confie à l’armée. Or, depuis cinq ans, celle-ci combat le terrorisme islamiste et mène des opérations de maintien de la paix, comme l’opération Sangaris, consistant à désarmer des milices catholiques ou musulmanes, ou l’opération Sentinelle, dans le cadre de laquelle des soldats musulmans protègent des synagogues, et cela sans difficulté. Pourquoi ? Parce qu’on s’est appuyé sur ce que permettait la loi de 1905. À cet égard, la brochure de 2017 devrait être largement diffusée en dehors des casernes.

De surcroît, les aumôniers ont un rôle de médiateurs. Ils font partie de l’armée – leur statut est assimilé à celui d’officier –, mais ils ne portent pas les armes, ce qui leur permet de transmettre à la hiérarchie le ressenti et les plaintes de la base ou de renseigner le commandement sur les enjeux religieux de certains théâtres d’opérations ; ce fut très précieux en Bosnie, par exemple. Non seulement l’armée respecte la loi de 1905, mais elle l’utilise à bon escient pour favoriser le vivre ensemble et assurer la cohérence des différents objectifs. Cela ne veut pas dire que tout est parfait, mais c’est là l’illustration de ce que j’appelle une laïcité intelligente.

Soyons clairs : opposer la loi de Dieu et la loi des hommes, c’est mal poser le problème. Si on l’avait fait en ces termes en 1905, on ne s’en serait pas sorti ! Maxime Lecomte, le rapporteur du projet de loi au Sénat, affirmait que les catholiques français étant tous des catholiques romains, ils estimaient que la loi de Dieu était supérieure à la loi des hommes. Néanmoins, il existait à l’époque trois sortes de catholiques : les catholiques libéraux, qui en prenaient et en laissaient ; les catholiques ultramontains, qui affirmaient l’incompatibilité de la loi religieuse et de la loi civile ; et ce qu’on appelait les ultramontains purs, des extrémistes qui, en toutes circonstances, combattaient la République, alors que les autres pouvaient la considérer comme un moindre mal. Et bien, l’objectif de Briand, de Jaurès et de Lecomte sera de faire en sorte que ces ultramontains, qui étaient dans une opposition frontale avec la République, se sentent à l’aise en son sein et finissent par l’accepter. Jaurès affirmera d’ailleurs faire le pari qu’à terme, les deux lois seraient compatibles. Ce pari a mis presque soixante ans à se réaliser, avec Vatican II. On n’a posé aucun préalable ; on a simplement cherché, par l’action, à rendre les choses compatibles pour le plus grand nombre – et, contre toute attente, cela a réussi.

Je voudrais dire quelques mots au sujet de la liberté d’expression – au risque d’être un peu schématique. Je suis certain que, dans cinquante ans, on estimera qu’au cours de ces dernières années, la France a envisagé la liberté d’expression comme on avait envisagé la liberté sexuelle dans les années 1970 : on est passé d’un droit à un devoir de blasphème – quoique je n’aime pas ce terme qui n’a de sens que dans un univers religieux –, de même qu’on était passé, dans les années 1970, d’une liberté sexuelle à un devoir pour les jeunes filles de coucher, même si elles n’en avaient pas envie. Je ne serai pas là pour le voir, mais je fais le pari que cela fera l’objet de critiques similaires et qu’il y aura un MeToo de la liberté d’expression – et il me semble que c’est mon rôle de me livrer ainsi à la spéculation, en tant qu’historien qui a été payé pendant plus de quarante ans par la République précisément pour débusquer les angles morts et dire des choses qui, même si elles peuvent paraître partiales, ouvrent des horizons qui n’étaient jusqu’alors pas visibles par les acteurs sociaux.

Je vous prie de m’excuser si j’ai laissé certaines questions de côté, mais il faudrait plusieurs heures, voire des jours de discussion pour faire le tour des sujets passionnants que vous avez abordés.

Mme Géraldine Bannier. Pensez-vous que l’histoire de la laïcité soit assez connue des Français ? Le principe de laïcité est véhiculé par l’école, par l’armée, par les médias, mais est-ce suffisant ? Qu’en est-il au moment où l’on acquiert la citoyenneté ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. Vous n’avez pas parlé de la police des cultes : est-ce à dire que sur le sujet, le projet de loi est exempt de tout reproche ?

Vous avez évoqué l’existence de plusieurs conceptions de la laïcité, mais n’avez pas présenté, comme vous l’aviez fait lors d’un échange organisé par La République en marche, les quatre courants de pensée en présence en 1905. Il serait appréciable, pour des raisons pédagogiques, que vous reveniez sur ce point.

Vous avez comparé la situation à l’armée et dans l’école, insistant sur le fait que l’armée avait bien mieux appréhendé la question de la laïcité, notamment en organisant des espaces de parole ou en mettant en place des mécanismes appropriés. Pensez-vous qu’il faille, notamment afin de traduire la jurisprudence du Conseil d’État, inscrire dans la loi certaines dispositions, par exemple la liberté pour les écoles et les collectivités territoriales de proposer des repas de substitution dans les cantines ?

Mme Perrine Goulet. Vous avez dit que l’école était l’institution qui maîtrisait le moins bien la laïcité, aux termes de la loi de 1905. Pourriez-vous développer ce point ?

Mme Coralie Dubost. Vous avez évoqué d’éventuelles interprétations antagonistes du principe de dignité de la personne humaine et nous avez mis en garde quant au recours à ce principe dans le cadre de ce texte. Auriez-vous des nuances à apporter suivant qu’il serait appliqué au corps des femmes, aux motifs de dissolution d’une association ou aux contrats d’engagement républicain ?

Mme Sonia Krimi. Vous avez souligné que la plupart des artisans de la loi de 1905 n’étaient pas favorables à une religion civile républicaine. Il existe un adage qui dit que les Arabes se sont mis d’accord pour ne jamais se mettre d’accord. De fait, l’idée d’une religion unique, avec un chef unique, n’est pas du tout dans la tradition musulmane. Que pensez-vous, dans ces conditions, de l’idée avancée par beaucoup de politiques d’instaurer un islam de France ?

Mme Annie Genevard. Je dois reconnaître, monsieur le professeur, que j’ai trouvé vos propos assez troublants. Vous affirmez que ce texte va à l’encontre de la paix publique ; vous défendez ce que vous appelez le « dissensus démocratique » ; vous estimez que la République ne suppose pas l’adhésion ; vous affirmez que le rôle de l’historien est de débusquer les angles morts qui ne sont pas toujours visibles par les acteurs sociaux… Mais les acteurs sociaux que sont les politiques ont pour leur part une autre mission : celle de prendre les bonnes décisions afin de remédier aux problèmes – après toutefois avoir été éclairés par les penseurs ; or, à cet égard, je trouve que votre intervention nous éclaire insuffisamment sur la manière dont il nous faudrait agir. Vous affirmez que nous disposons déjà de tous les moyens nécessaires : dans ce cas, pourquoi les problèmes ne se résolvent-il pas ? Pourquoi ont-ils, au contraire, tendance à s’aggraver ?

Mme Anne-Christine Lang, présidente. Estimez-vous qu’il existe aujourd’hui en France des manquements à la laïcité, et si oui lesquels ? Quels remèdes préconisez-vous ?

M. Jean Baubérot. Le premier manquement à la laïcité, madame la présidente, c’est en Alsace-Moselle qu’on le note. Tout le monde s’en accommode parce que cela ne suscite aucune peur républicaine, mais ne s’appliquent là-bas ni la loi Ferry ni la loi de 1905, à savoir les deux piliers de la laïcité en France ! Le projet de loi comprend d’ailleurs de ce fait des articles spécifiquement consacrés au Haut-Rhin, au Bas-Rhin et à la Moselle.

D’autre part, on parle beaucoup des établissements hors contrat et de l’instruction à domicile, mais le principal problème, ce sont peut-être les établissements sous contrat. Des dispositifs ont beau avoir l’air bien cadrés, ils ne sont pas toujours bien respectés. Quand Ségolène Royal était ministre déléguée chargée de l’enseignement scolaire, j’étais son conseiller pour la citoyenneté ; j’avais dû me battre contre certains inspecteurs, qui, pour diverses raisons, étaient réticents à inspecter des établissements privés sous contrat – cela pour dire, madame Genevard, que j’ai été moi aussi un acteur social et que je comprends les difficultés que vous pouvez rencontrer.

Dans certains départements, comme la Vendée ou le Morbihan, il est en outre difficile d’accéder à l’école publique. Sans aller aussi loin qu’Alexis Corbière, j’estime donc que le dispositif actuel n’est pas sans poser des problèmes.

Ce dispositif résulte d’ailleurs d’une évolution. Les laïcs ont lutté pour le monopole de l’enseignement, mais ils ont échoué. Il y a eu successivement la loi Debré, la loi Guermeur, les accords Lang-Cloupet, les dispositions de M. Charasse : à force de vouloir mener un combat impossible à gagner et qui divisait jusqu’à leur propre camp, ils ont tout perdu, ou presque. Par exemple, c’est Clemenceau qui a fait échouer en 1903 au Sénat le projet de monopole public sur l’enseignement – c’est à cette occasion qu’on a dit qu’il était un groupe parlementaire à lui tout seul. Et ce n’est peut-être pas un hasard si l’affaire des foulards a pris tant d’importance à partir de 1989 : certains laïcs avaient une revanche à prendre après la défaite de 1984.

Bref, des manquements à la laïcité, il y en a beaucoup, et certains d’entre eux sont tellement entrés dans l’usage qu’on n’y fait plus attention !

M. Jean-Christophe Lagarde. Comme dans les cantines scolaires…

M. Jean Baubérot. Les cantines scolaires, c’est autre chose. L’armée distribue des barquettes halal et casher. Sans aller jusque-là, il me semblerait normal que les élèves puissent obtenir à la cantine des repas de substitution, qui pour des motifs religieux, qui en raison de ses convictions écologiques ou parce qu’il est végétarien. Surtout, ce qui me choque, c’est que les personnes qui ouvrent une polémique sur les cantines scolaires n’ont pas un mot contre les repas casher et halal qui sont servis dans l’armée depuis 1992 : c’est d’une hypocrisie ! C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que l’armée peut exercer une laïcité intelligente : on la laisse tranquille ; elle applique la loi de 1905 comme elle l’entend, sans que les politiques viennent l’attaquer à tout bout de champ. Si l’école a tant de mal avec la laïcité, si tant de polémiques surgissent, par exemple concernant les mères qui accompagnent les sorties scolaires, c’est peut-être précisément parce que les politiques interviennent un peu trop sur le sujet.

Lorsque j’étais membre de la commission Stasi, j’avais appelé l’attention des autres membres sur le fait que tout pouvait être interprété comme un signe religieux et qu’il fallait prendre garde à ne pas mettre le doigt dans l’engrenage. J’avais donc proposé qu’on dresse une liste limitative des signes religieux interdits et qu’on précise que le bandana n’était pas un signe religieux. On m’a suivi sur le premier point, mais pas sur le second ; du coup, je me suis abstenu lors du vote sur cette proposition. Malheureusement, la circulaire de Luc Ferry a ajouté qu’était interdit tout autre signe visant à contourner la loi. Dès lors, il s’est passé ce que j’avais prévu, à savoir que tout pouvant être interprété comme un signe religieux, on a commencé à jouer au chat et à la souris. Certains établissements situés dans ce qu’on appelait à l’époque des zones d’éducation prioritaire (ZEP) ont inscrit dans leur règlement intérieur que les filles devaient porter des corsages d’une couleur différente de leur jupe. Bref : cela a abouti à une obsession du religieux.

Quand je dis que l’école est l’institution qui maîtrise le moins bien la laïcité, c’est une provocation. Mais on magnifie tellement l’école de la République ! Or, cela a été maintes fois démontré, notre école est très inégalitaire ; et quand la République ne tient pas ses promesses, cela suscite une réaction, qui contribue probablement à nourrir les problèmes de laïcité.

Je pense aussi que, trop souvent, on confond des comportements d’adolescents avec des atteintes à la laïcité ou des marques de radicalisation. À titre personnel, j’ai été un adolescent révolté ; j’ai failli passer devant le conseil de discipline. J’estime que je me suis construit avec et contre l’école. L’école doit accepter cette dialectique – même si je sais bien que ce n’est pas facile pour les enseignants. Le futur citoyen se construit grâce à l’école, mais parfois aussi face à ou contre elle, en bon adolescent qu’il est.

Vous dites, madame Genevard, que je vous ai troublée en parlant de dissensus républicain et en affirmant que la République ne nécessitait pas une adhésion. Prenez les anarchistes ou les royalistes : tant qu’ils respectent ses règles, la République ne leur nie pas le droit d’exister ; ils peuvent même être intéressants pour elle. Si, personnellement, je ne vois pas trop l’intérêt d’être royaliste, je trouve – même si je n’en suis pas un – qu’un anarchiste est quelqu’un d’intéressant, car il va mettre en évidence ces angles morts dont je parlais tout à l’heure et que, étant trop bien intégré, je ne vois pas. D’ailleurs, dans un de ses discours, le président Macron avait dit que les différences pouvaient être des ajouts à la République et que les problèmes ne surgissaient que lorsqu’elles devenaient des soustractions. Certaines personnes qui se tiennent à distance de la République peuvent aussi enrichir le débat démocratique, donc le débat républicain.

L’une des valeurs républicaines, en 1905, était la virilité. Elle était sans cesse invoquée à l’époque. On accusait même, ce qui paraît aujourd’hui extravagant, les écoles confessionnelles d’euphémiser les jeunes gens ; les personnes qui défendaient le monopole laïc de l’enseignement voulaient aussi lutter contre l’euphémisation de la jeunesse et lui donner la virilité républicaine. Aujourd’hui, quelqu’un qui parlerait des valeurs de la République en ces termes serait au contraire suspect d’y être hostile ! Montrons-nous prudents dans nos certitudes ; les valeurs peuvent se transformer. Des choses qui n’étaient pas visibles à une certaine époque le deviennent ultérieurement ; et certaines choses que nous ne voyons pas en 2020 paraîtront évidentes en 2070 ou en 2100 – il convient d’en avoir conscience.

Mme Anne-Christine Lang, présidente. Je suis contrainte de vous demander de conclure, monsieur Baubérot, car nous avons une autre audition à la suite.

M. Jean Baubérot. Je pense en effet que non seulement l’histoire de la laïcité n’est pas assez enseignée, mais qu’elle n’est pas assez connue. En particulier, les débats relatifs à la loi de 1905 sont trop souvent ignorés. Marcel Gauchet affirme qu’il existait à l’époque deux positions antagonistes parmi les laïcs : ceux qui voulaient éradiquer la religion et ceux qui ont fabriqué la loi. C’est faux : il y avait quatre courants. Il y avait ceux qui voulaient purifier la religion et républicaniser le catholicisme ; c’était le cas de Combes : loin de vouloir éradiquer la religion, il était lui-même spiritualiste. Il y avait la position républicaine classique, représentée par Clemenceau, qui estimait que la liberté de conscience était d’abord une affaire individuelle. Briand et Jaurès, par culture syndicaliste et socialiste, prenaient davantage en considération le collectif dans leur façon de voir ; la grande nouveauté, c’est qu’ils ont appliqué cette conception à la religion. Selon eux, le collectif est une dimension de l’individu, celui-ci n’existant pas sans interaction avec autrui.

S’agissant du principe de dignité de la personne humaine, il s’applique au corps des femmes, plutôt qu’au vêtement. Un vêtement, cela s’enlève ; je ne dis pas que c’est toujours facile, surtout quand cela s’inscrit dans des habitudes ou une tradition, mais c’est réversible. En revanche, le mariage forcé, c’est irréversible, puisqu’il y a viol ; de même pour l’excision : cela marque à vie. Autant il me semble normal de recourir à la contrainte pour ce qui relève de l’irréversible, autant, pour tout ce qui est réversible, je pense qu’il est préférable de chercher à convaincre.

Un de mes collègues parle d’« anarchie des fatwas ». De fait, il y a, d’un côté, l’islam, de l’autre, les musulmans : ces derniers prennent dans le premier ce qu’ils estiment intéressant pour eux, et applicable à leur vie. J’ai réalisé une enquête sur les musulmans dans les métiers de l’informatique – ils y sont nombreux car c’est une des voies d’ascension sociale : tous me disaient qu’ils observaient le ramadan, mais il n’y en avait pas deux qui le faisaient de la même manière !

Mme Anne-Christine Lang, présidente. Il faut vraiment conclure.

M. Jean Baubérot. Vous m’excuserez si mon propos a été un peu schématique, mais mon intention était, non pas d’être exhaustif, mais d’insister sur quelques points saillants et de mettre en évidence ce qui me paraît être des angles morts. Je suis à votre disposition, dans la limite de mon temps et de mes moyens, pour poursuivre cette discussion avec ceux d’entre vous qui le souhaiteraient.

Mme Anne-Christine Lang, présidente. Merci, monsieur Baubérot, de nous avoir aidés à nous forger une opinion sur le projet de loi.

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5.   Audition de Mme Frédérique de La Morena, maître de conférences en droit public à l’université de Toulouse, lundi 21 décembre 2020 à 15 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10098413_5fe09a5536200.respect-des-principes-de-la-republique--audition-diverses-21-decembre-2020

La commission spéciale procède à l’audition, en visioconférence, de Mme Frédérique de La Morena, maître de conférences en droit public à l’université de Toulouse, membre du conseil des sages de la laïcité placé auprès du ministre de l’éducation nationale.

Mme la vice-présidente Anne-Christine Lang. Mes chers collègues, nous recevons Mme Frédérique de La Morena, maître de conférences en droit public à l’université de Toulouse, auteure de plusieurs ouvrages sur la laïcité et membre du conseil des sages de la laïcité, placé auprès du ministre de l’éducation nationale. Cette position ainsi que vos travaux, madame, vous donne toute qualité pour apporter un éclairage particulièrement pertinent sur les enjeux du projet de loi confortant le respect des principes de la République.

Mme Frédérique de La Morena. Je travaille sur le principe de laïcité depuis plus de trente ans, et j’ai soutenu une thèse sur ce sujet en 1999. Avant d’être nommée au conseil des sages de la laïcité, j’avais fait partie, en 2002, d’un comité de réflexion sur la laïcité à l’école auprès du ministre Jack Lang puis d’un groupe de réflexion et de propositions sur la laïcité auprès du Haut Conseil à l’intégration. J’interviens également dans le cadre de formations à la laïcité à destination des agents publics de diverses administrations. Je suis aussi, et c’est important pour moi, coresponsable de la mention Encadrement éducatif à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ) de Toulouse.

Le projet de loi sur lequel vous m’auditionnez constitue une étape politiquement importante dans la lutte contre les radicalismes qui mettent en péril les fondements de la République. C’est aussi une étape importante dans ma propre réflexion, mais également dans le débat déjà ancien sur les différentes conceptions de la laïcité – peut-être sera-t-il le moment de trancher dans un sens ou dans l’autre. Je me propose d’exposer la construction de la laïcité et son évolution ; cela me semble nécessaire pour cerner le projet de loi.

J’ai entrepris mes recherches en partant du constat, malheureusement toujours d’actualité, de l’absence d’unanimité sur la définition de la laïcité, en dépit même de sa valeur constitutionnelle. Je l’explique principalement par deux raisons. D’abord, la laïcité est de plus en plus saisie par le droit sur le terrain des modalités de sa mise en œuvre, ce qui ne facilite pas la formulation d’une définition. Ensuite, les collectivités publiques, mais également les tribunaux, ont pu ouvrir la voie à une remise en cause de la laïcité entendue comme séparation entre la sphère publique et la sphère privée, conformément à la loi de 1905.

À la faveur d’une abondante littérature autour des questions de laïcité dans le cadre du pluralisme, des changements se sont opérés dans plusieurs secteurs, conduisant à la reconnaissance de la diversité, notamment religieuse, dans la sphère publique, au nom du droit à la différence et de la tolérance, entre autres. À la fin des années quatre-vingts, a émergé la laïcité adjectivée, qui n’a cessé de progresser depuis. Il s’agissait d’interroger la définition de la laïcité : fallait-il la repenser, la revisiter, la renouveler, la refonder en l’accommodant à l’environnement social, au fait religieux, aux demandes, voire aux revendications d’expression religieuse en dehors de leur champ ? Ou fallait-il réexaminer les textes fondateurs et revenir à l’universalisme laïc républicain ?

Ce projet de loi, me semble-t-il, pose encore ces mêmes questions au Parlement. Peut-être allez-vous trancher – s’il faut trancher. Dans mes travaux, j’ai fait le choix de la seconde approche. À travers l’analyse de la fragilisation du modèle laïc, j’ai essayé, dans ma thèse, de déterminer la nature de la laïcité.

Si, comme l’énonce l’article 1er de la Constitution, la République est laïque, il me semble que la laïcité devrait être républicaine. Or le rapprochement croissant entre le politique et le religieux, en le dénaturant, rend l’application de ce principe de plus en plus difficile. Deux éléments d’identification permettent de saisir la notion de laïcité et la nature de celle-ci : la République et le service public – la res publica et l’intérêt général, les deux ayant partie liée. Dans le projet de loi, le chapitre Ier est relatif à la neutralité, donc à l’intérêt général. Sans sécularisation des services publics, il ne peut y avoir séparation ; sans séparation, la liberté de conscience et la liberté de culte ne peuvent pas être garanties, non plus que l’égalité des options spirituelles ou l’autonomie de jugement.

La République étant laïque, les services publics se doivent d’être neutres. Il faut bien distinguer laïcité et neutralité. Dans le chapitre Ier du projet de loi, il est fait mention de la laïcité et de la neutralité des services publics. Il s’agit de deux notions différentes. Hormis à l’école, cas à part, on devrait plutôt parler de la laïcité de la République, qui implique la neutralité des services publics. Si le projet de loi doit décliner les deux notions, la neutralité n’est que la conséquence administrative de la laïcité de la République.

Le service public de l’éducation est, bien évidemment, au cœur de la construction laïque. L’école laïque, c’est l’école du citoyen. La laïcité est entrée par l’école en 1882. C’est pour et par l’école que s’est construite la tradition républicaine. L’école laïque n’impose aucune doctrine, aucune religion ; elle n’en professe aucune, mais n’est hostile à aucune. Ses personnels, comme tous les agents publics, sont soumis à l’obligation de neutralité, mais la neutralité ne suffit pas à caractériser l’école laïque par rapport aux autres services publics. La mission de l’école publique et laïque ne peut se réduire à l’indifférence et à l’abstention. Il est très difficile pour les futurs enseignants que je forme à l’INSPÉ de faire la part entre cette mission qui leur est confiée, et qui est loin d’être neutre, et leur obligation de neutralité, c’est-à-dire leur obligation de l’exercer en toute neutralité.

L’enseignement doit se donner pour but d’éviter aux futurs citoyens, aux futurs adultes, certains écueils : le dogmatisme, le communautarisme, le relativisme. En effet, l’école permet l’émancipation de la personne en essayant d’affranchir tous les élèves des enfermements identitaires ou communautaires. C’est pourquoi le service public de l’éducation est vraiment très particulier. Le projet de loi comporte quelques éléments relatifs à l’école, même si ce n’est pas une loi sur l’école. Il y aurait tant à dire sur ce service public.

J’ai poursuivi ma réflexion sur le principe de laïcité parce que son identification devenait de plus en plus nécessaire en raison des nombreuses questions concrètes que posait l’option nationale laïque : restauration scolaire, port de signes d’appartenance religieuse par les élèves, neutralité de certains services publics, neutralité des lieux publics, subventions aux associations cultuelles. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, beaucoup de débats publics n’ont fait qu’amplifier le flou de la notion de laïcité : d’un côté, elle a été instrumentalisée pour légitimer une pseudo-identité nationale, alors que ce n’est pas la France qui est laïque, mais la République, ce qui est très différent ; de l’autre, la laïcité a été conçue comme une sorte de posture compassionnelle vectrice de ces fameux « accommodements raisonnables », que l’on pourrait parfaitement considérer comme déraisonnables – mais là n’est pas la question.

J’ai également abordé la laïcité sous l’angle des frontières. La laïcité trace une frontière, absolument capitale dans notre droit, entre la sphère publique – l’État, les collectivités locales, les services publics – et la sphère privée, celle des individus, des communautés, des groupements libres ; c’est la frontière entre l’intérêt général et les intérêts individuels et collectifs. Lorsqu’il a posé le principe de séparation entre l’État et les églises, c’est bien la frontière entre ces deux sphères que le législateur de 1905 a établie. Il s’agissait de garantir les deux grandes libertés, rappelées dès le premier article de la loi de 1905 : la liberté de conscience et la liberté de culte. Souvent confondues, ce sont bien deux libertés différentes. Elles ont été proclamées en 1789 mais le législateur de 1905 a donné au principe de séparation un but protecteur de ces libertés. La laïcité est donc bien de l’ordre des droits de l’homme, et non de l’identité ou de la culture. Elle participe d’un dispositif juridique spécifique à la France, qui considère le principe de séparation comme le seul moyen de protéger ces deux libertés.

Cette frontière est la base de notre construction laïque, or elle est de plus en plus fragilisée, parfois même remise en cause, l’État n’étant, en fait, plus toujours séparé des cultes et des églises. Dans un mouvement assez paradoxal, la laïcité, inscrite dans la Constitution, d’un côté, a été invoquée au-delà des services et de la sphère publics, dans des espaces collectifs qu’il semblait nécessaire de protéger contre les revendications pressantes d’expression religieuse. Le contentieux Baby Loup, qui a duré six ans, illustre cet appel des entreprises à la laïcité constitutionnelle, et donc à la séparation, pour essayer d’endiguer les revendications d’expression religieuse. De l’autre côté, cette même laïcité connaissait des limitations dans l’application de ses principes fondateurs. Une première raison en est que ceux-ci n’ont pas fait l’objet d’une consécration juridique complète. Dans une importante décision du 21 février 2013, le Conseil constitutionnel a commencé à les définir, mais il n’a retenu que le libre exercice des cultes et la non-reconnaissance de ceux-ci. Il a omis le premier message de la loi de 1905 – la liberté de conscience – et le moyen de garantir cette liberté – le principe de séparation.

Ce brouillage des frontières pourrait également s’expliquer par la faiblesse, voire l’absence, de réponse politique – le projet de loi pourrait en être une. C’est ainsi que certaines collectivités locales, comme l’Alsace Moselle ou certains territoires d’outre-mer, peuvent continuer à ne plus appliquer la laïcité, en vertu d’un statut dérogatoire – le projet de loi ne les vise pas, mais ce n’est peut-être pas son objet. D’autres collectivités territoriales ont pu appliquer le principe de laïcité de façon différenciée, l’accommoder parfois, sous le contrôle du juge administratif. La jurisprudence administrative semble de plus en plus être la seule source du droit de la laïcité. Il me semble que ce n’est au juge d’être la première source de ce droit de la laïcité.

Parmi ces réponses diversifiées apportées par les collectivités territoriales, citons la restauration scolaire ; les créneaux réservés à un public particulier, notamment pour des raisons religieuses, dans les piscines municipales ; les carrés confessionnels dans les cimetières, alors que ces derniers sont neutres ; l’installation de crèches de la nativité dans les lieux publics ; les subventions aux associations cultuelles. Beaucoup reste donc à régler, le cadre juridique de la laïcité n’étant pas sécurisé avec, d’un côté, les principes et, de l’autre, les contingences. L’exposé des motifs du projet de loi énonce que notre arsenal juridique est insuffisant. C’est vrai, et depuis longtemps.

La laïcité est une question non pas religieuse mais politique. Ce n’est pas un pacte, c’est un acte unilatéral de la puissance publique, et c’est la représentation nationale qui décide et consacre ce principe à travers la loi. Dans le cadre d’une démocratie pluraliste, celle-ci peut faire le choix de promouvoir une laïcité à l’anglo-saxonne, une laïcité adjectivée, qui considère davantage la pluralité que la res publica, qui se réduit à une gestion de la diversité culturelle et religieuse. Une telle laïcité met en avant seulement deux principes : la neutralité de l’État et la liberté de culte. Dans un cadre républicain, la représentation nationale peut choisir plutôt de consacrer une laïcité qui ne confond pas l’ordre religieux et l’ordre juridique, une laïcité qui reste fidèle à ses principes.

Pour en revenir au projet de loi, la lutte contre l’islamisme et, plus largement, selon l’exposé des motifs, contre tout entrisme communautariste ne peut s’adosser à une conception inclusive, tolérante, positive, ouverte de la laïcité. Cette dernière n’a pas été construite pour gérer le fait religieux, pour protéger les cultes de l’État. À l’inverse, elle a toujours été un combat contre les cléricalistes. Me référant à Gambetta, je rappelle que le législateur a séparé l’église et l’État en 1905, non pas pour lutter contre la religion, puisque la République doit protéger la liberté de culte et la liberté religieuse, mais pour combattre tous les cléricalismes, c’est-à-dire les prétentions de groupes, en l’espèce politico-religieux, d’imposer leur loi à toute la communauté nationale.

Au vu de son exposé des motifs, le projet de loi entend donc lutter contre le communautarisme. Ce terme juridique me convient, car c’est bien le communautarisme qu’il faut endiguer, la colonne vertébrale de cette lutte étant le principe de séparation. Or, à cet égard, le texte pourrait être plus clair. Certes, sur certains points, il précise les contours de la sphère publique et de la sphère privée au nom du respect de la liberté de conscience, de la liberté de culte et du principe d’égalité. Il s’efforce de borner la liberté d’expression religieuse par le biais de dispositions sur les associations ou l’école, par exemple, mais sans doute pas de façon assez flagrante. Conforter le respect des principes de la République, ainsi que l’énonce son titre, est très ambitieux, mais tel n’apparait pas être l’objet de toutes les dispositions puisque ces principes ne sont pas précisés. Peut-être faudrait-il soit les y faire figurer, soit réduire le titre au contenu traité – selon moi, la lutte contre le communautarisme.

Les principes républicains qu’il s’agirait de respecter, je peux les citer : le caractère indivisible, démocratique et social de la République ; la commune appartenance à la Nation ; le partage de la citoyenneté, l’identité des droits et des devoirs qu’elle implique ; la liberté, qui n’existe pas sans l’égalité – des citoyens, des usagers, des hommes et des femmes ; la souveraineté nationale, qui appartient au peuple et dont aucune section du peuple ne peut s’attribuer l’exercice. Autre principe républicain important, l’unité de la République, qui s’oppose, selon le Conseil constitutionnel, à la reconnaissance de droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance. C’est à cet égard que la laïcité fédère, voire renforce, l’unité de la nation et qu’elle s’oppose à tout ce qui divise ou sépare. Mais ces principes sont liés à celui de séparation.

Je n’ai pas le temps d’aborder les dispositions les plus techniques du texte, mais j’aurais aussi un éclairage à apporter sur certains thèmes tels que la neutralité  plutôt que la laïcité – des services publics, l’encadrement des subventions accordées aux associations, par le biais du contrat d’engagement républicain ou encore la question de l’égalité hommes-femmes. Celle-ci est traitée dans le chapitre III, improprement intitulé, selon moi, « Protection de la dignité humaine », alors qu’il s’agit bel et bien de respecter un principe républicain en garantissant les droits des femmes et l’égalité hommes-femmes, et en évitant la soumission de celles-ci. Enfin, je pourrais revenir sur les dispositions concernant l’éducation et le sport, deux secteurs clés en matière de laïcité. Depuis quelques années, l’entrisme radical est très important dans le sport.

M. Florent Boudié, rapporteur général. J’apprécie que vous rappeliez que le principe de laïcité est de l’ordre des droits de l’homme, donc des libertés fondamentales, et qu’il ne relève donc pas de la culture ou de la construction culturelle. Certains parmi nous considèrent que le projet de loi porterait atteinte aux libertés fondamentales, point de vue que M. Jean Baubérot, auditionné juste avant vous, a également exprimé. Qu’en pensez-vous ?

L’article 28 du projet de loi autoriserait les associations cultuelles à posséder, et donc aussi à administrer, des immeubles de rapport sans lien strict avec leur objet, à condition qu’ils aient été acquis à titre gratuit. Dans quelle mesure cette évolution est-elle significative ? Cette même proposition avait déjà été faite par le Gouvernement dans le cadre d’un projet de loi voté en 2018, et avait suscité de vives discussions.

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. Vous avez peu parlé des mesures qui concernent la préservation de l’ordre public, qui viennent renforcer des dispositions du code pénal afin de sanctionner les atteintes à la laïcité, les infractions à la loi de 1905 ou celles relatives au droit de la presse, ou autres mesures de police administrative. Est-ce parce qu’elles sont appropriées, proportionnées ou adaptées à la situation ?

Avec beaucoup d’autres intervenants, vous estimez que c’est principalement la jurisprudence qui a fait évoluer les positions sur le principe de laïcité, en tout cas au regard de son application dans les services publics ou de la frontière entre sphères privée et publique, cela depuis la reprise de l’activité contentieuse du Conseil d’État à partir de 1989. Faudrait-il traduire une partie de la jurisprudence administrative dans le droit commun, notamment s’agissant des services publics – je pense notamment à la récente décision sur la liberté de proposer des menus de substitution dans les cantines scolaires ? Compte tenu de la décision sur le contentieux Baby Loup, très nourri, faudrait-il aussi reprendre dans la loi les obligations concernant les entreprises ?

Mme Fabienne Colboc. Ce texte répond à des situations problématiques dans des espaces où la primauté des principes républicains est remise en cause et où une forme de séparatisme à fondement religieux s’est affirmée. C’est le cas en certains points du territoire national, dans les services publics, à l’école, au sein des associations et dans les structures d’exercice du culte. La loi doit s’adapter pour lutter contre ces dérives.

Le projet de loi porte une attention particulière aux jeunes. Il traduit la volonté de protéger leur vulnérabilité des tentatives d’embrigadement. Transmettre les fondements de la laïcité, c’est les doter d’un esprit critique à l’égard de certains discours et de la capacité de se protéger contre celles et ceux qui voudraient les éloigner de celle-ci. C’est ainsi défendre les valeurs de la République et les rendre acteurs de la cohésion nationale tout en leur permettant de vivre leurs aspirations et leurs convictions. Comme vous l’avez dit, l’école, l’instruction doit permettre l’émancipation de la personne.

En tant que membre du conseil des sages de la laïcité, avez-vous des propositions pour favoriser une meilleure appropriation du principe de laïcité par les jeunes dans leur espace de vie ?

Mme Annie Genevard. Le conseil des sages de la laïcité a été créé par le ministre de l’éducation nationale en 2018, face à la multiplication des manquements avérés au principe de laïcité au sein de l’éducation nationale, de la part d’élèves et, parfois, de professeurs. Pas moins d’un millier de faits par an attestent de la réalité du problème. Le meurtre de Samuel Paty a constitué le point ultime de la contestation de la laïcité – beaucoup l’ont dit, il y aura un avant et un après. L’assassinat d’un professeur, après ceux de journalistes, d’artistes, de policiers, est un signal des plus graves sur la difficulté à faire entendre le principe de laïcité au sein de l’éducation nationale.

Sans vouloir donner à mon propos un ton polémique, j’ai été surprise par la prudence du communiqué de presse que le conseil des sages de la laïcité a publié après la mort de Samuel Paty : « Le Conseil des sages de la laïcité se tiendra toujours aux côtés et en soutien des professeurs comme de l’ensemble des personnels de l’institution scolaire, aujourd’hui meurtris mais plus conscients et déterminés que jamais à accomplir leur mission. » Est-ce une stratégie du conseil, qui veille à ne surtout pas heurter, ce qui le mettrait un peu en contradiction avec l’invitation du ministre de l’éducation nationale à « ne pas mettre la poussière sous le tapis » ?

Le conseil a produit des documents très intéressants, tels que les vademecum sur la laïcité à l’école et contre le racisme et l’antisémitisme. Comment ces contributions sont-elles reçues ? Avez-vous des éléments permettant d’attester l’utilisation qu’en font les enseignants ?

M. François Pupponi. Quid des associations liées à des communautés religieuses, qui, bien que ne respectant pas nécessairement le principe de l’égalité entre hommes et femmes, obtiennent des avantages, des financements, des salles de la part de collectivités locales ? À l’occasion de grandes cérémonies religieuses, par exemple, un gymnase est prêté pour servir de lieu de prière. Comment jugez-vous le contrat que des associations devront signer au regard de ces pratiques, très répandues dans un certain nombre de collectivités depuis de nombreuses années ?

M. Christophe Euzet. La laïcité trace une frontière entre les sphères publique et privée, mais aussi entre l’intérêt général et les intérêts individuels ou collectifs. Il est important de rappeler que le principe de laïcité est avant tout un droit de l’homme, qui rend possible – ce qu’on perd trop souvent de vue – l’exercice des libertés de conscience et de culte. On ne rappelle pas non plus assez souvent, à mes yeux, qu’il s’agit non d’une lutte contre les églises mais contre les cléricalismes, c’est-à-dire les mouvements de nature religieuse qui entendent bousculer la pyramide des normes, laquelle établit la primauté du droit sur les cultes tout en garantissant l’exercice de ces derniers.

L’extension de l’exigence de neutralité aux organismes privés en charge d’une mission de service public ne réhabilite-t-elle pas la notion de service public à la française ? Les dispositions concernant la condition féminine ne rétablissent-elles pas les principes d’égalité, de liberté et de dignité de la personne ? Les dispositions relatives à l’éducation ne renforcent-elles pas les principes d’égalité et de fraternité ? La lutte contre la haine en ligne ne conforte-t-elle pas le principe de liberté ?

Par ailleurs, quelle est votre position concernant les évolutions du texte relatives au financement des associations et des cultes, ainsi qu’à la police de ceuxci ?

M. Jean-Christophe Lagarde. La fin de votre intervention m’a laissé très interrogatif. Le Président de la République a dit vouloir lutter contre les séparatismes ; vous dites que l’ennemi est le communautarisme. Il me semble qu’il y a une grande hypocrisie en France sur ce sujet. Des communautés, il en existe : le Président de la République se rend chaque année devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), rencontre les communautés musulmanes et la Conférence des évêques de France, reçoit les communautés LGBT et d’autres ; des associations sont liées à des communautés de toutes origines – italienne, portugaise, berbère… Ces structures sont autorisées et reconnues par la République. Il ne me semble donc pas que l’existence de communautés suffise à créer le communautarisme, à moins de considérer que le Président de la République ne doive plus se rendre devant le CRIF. Le communautarisme, n’est-ce pas plutôt un enfermement qui vise au séparatisme ? Le mot du Président de la République me paraît bien meilleur que celui que vous avez employé. Il y a des communautés qui ajoutent à la République, comme l’a dit Emmanuel Macron, et d’autres qui veulent s’en retrancher. Ce sont ces dernières qu’il convient, me semble-t-il, de combattre.

Dans votre préconisation d’un retour à une laïcité plus stricte par rapport à celle qui supporte les accommodements, iriez-vous jusqu’à remettre en cause, par exemple, le fait que, dans les écoles de la République, on serve des repas sans porc ? J’ai 53 ans, et j’ai toujours connu cela au cours de ma scolarité. Est-il utile de faire évoluer cet usage pour appliquer pleinement la laïcité ?

Le projet de loi s’affranchit de la distinction, opérée par la loi de 1905, entre sphère privée et sphère publique, puisqu’il contient des dispositions relatives aux associations. Si, désormais, celles-ci sont considérées comme relevant de la sphère publique, faut-il en faire autant pour les entreprises – à cette différence près qu’on est obligé d’aller dans une entreprise mais pas dans une association ? Au nom de la laïcité, n’est-ce pas la sphère collective extra-familiale qui est ainsi progressivement réglementée, nonobstant la distinction entre sphère publique et sphère privée établie en 1905 ?

M. Charles de Courson. Aucun des articles du texte ne définit les principes de la République. Faudrait-il, selon vous, dresser la liste des principes auxquels se réfère la République dans un article préliminaire ?

À vos yeux, le projet de loi fait-il progresser la liberté de conscience et la liberté de culte ? Certains articles s’inspirent plus de l’idéologie d’Émile Combes que de celle d’Aristide Briand.

Vous avez fait remarquer que la frontière établie par la loi de 1905 entre le domaine public et la sphère privée, dont relèvent les convictions religieuses, était quelque peu brouillée par le texte, qui ménage une entrée de l’État dans le domaine associatif. Est-ce, à vos yeux, une erreur ?

M. Alexis Corbière. Je n’ai pas bien compris votre position s’agissant du Concordat, dont vous avez pointé le caractère d’exception après avoir cité l’indivisibilité de la République comme une valeur fondamentale. Pour ma part, je considère qu’il n’y a aucune cohérence à maintenir cette exception, qui coûte 60 millions d’euros par an au contribuable. Il est intolérable que 3 millions de nos concitoyens résidant en Alsace et en Moselle ne vivent pas sous un régime laïc. Pourriez-vous préciser votre position à ce sujet ? J’espère que vous ne défendez pas une vision qui affaiblirait la laïcité, alors que vous êtes très ferme sur les principes.

J’aimerais aussi vous entendre sur l’article 28, qui offre la possibilité aux associations cultuelles de tirer des revenus de la propriété d’immeubles de rapport. Je suis en désaccord radical avec cette faculté, qui constitue à mes yeux une atteinte à la laïcité. Cela revient à permettre aux associations de ne plus se consacrer exclusivement au culte mais de faire aussi de l’argent avec des bâtiments. Cela témoigne, à mon sens d’une incompréhension de la loi de 1905.

À mes yeux, ce projet de loi est un texte d’affichage, qui participe à l’institution d’une laïcité à géométrie variable. Pour faire face à des comportements correspondant à des coups de canif, voire à des piétinements de la laïcité, il existe d’ores et déjà un dispositif législatif. Ce qui manque, bien souvent, c’est une volonté politique. Quel est l’apport du texte, aux yeux de la juriste que vous êtes ?

Je ne comprendrais pas que vous ne soyez pas choquée que le projet de loi n’impose pas le respect des principes de 1905 sur l’ensemble du territoire national. La liste des atteintes à la laïcité est longue, depuis les nombreux élus qui participent à des cérémonies religieuses jusqu’aux 12 milliards d’argent public finançant des écoles privées confessionnelles au titre de la loi Debré. Il est délicat de vouloir faire respecter la laïcité quand, depuis des années, elle est remise en cause. En vertu des lois Carle et Blanquer, par exemple, les gouvernements successifs ont apporté beaucoup d’argent à l’école privée, alors même que plusieurs scandales la relient au développement de propos homophobes, sexistes, antirépublicains, sans que cela déclenche un renforcement des contrôles. Le texte, en n’abordant pas ce problème, donne à penser à certains de nos concitoyens que les exigences qu’il pose sont à géométrie variable, et peine à les convaincre. Or la laïcité est d’abord affaire de conviction, plus que de restriction des libertés, même si, parfois, le droit doit être rappelé et la sanction prononcée.

Mme Frédérique de La Morena. Je ne pense pas que le projet de loi porte atteinte aux libertés fondamentales. Toutes ne sont pas toutes concernées par la laïcité, qui recouvre les libertés de conscience, de culte et d’expression. Il ne faut pas demander à la laïcité de régler toutes les questions.

S’agissant de la protection de l’ordre public, je suis tout à fait favorable à la conduite de contrôles administratifs. Il est, bien sûr, nécessaire de contrôler les écoles hors contrat, où peuvent se développer des enseignements néfastes pour les enfants.

Il me paraît également nécessaire de réprimer les débordements de la liberté d’expression, lorsqu’ils portent atteinte à la liberté d’autrui, à l’ordre public ou à la chose publique. Les symboles de la République mentionnés à l’article 2 de la Constitution ont valeur constitutionnelle. Rappelons qu’en 2003, le législateur a institué le délit d’outrage au drapeau ou à l’hymne national.

La rédaction de l’article 18 me paraît trop restrictive, car elle exige que la révélation ou la diffusion, par un moyen de communication, des informations concernant la vie privée ou familiale d’une personne ait été commise « dans le but d’exposer » celle-ci ou sa famille à un risque d’atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens. La personne incriminée pourrait affirmer qu’elle n’a pas eu l’intention de produire de tels effets. On risque de ne pas atteindre l’objectif visé, car beaucoup de personnes s’expriment sur les réseaux sociaux sans manifester l’intention visée par l’article.

J’ai vivement critiqué certaines décisions du Conseil d’État. Celle qu’il a rendue à propos de l’installation de crèches de la nativité est une usine à gaz : on y trouve tout ce qu’on veut. En 2011, il avait prononcé plusieurs arrêts concernant la possibilité de subventionner les associations cultuelles. Le Conseil d’État a une interprétation très libérale des principes de 1905 ; il accommode certaines des dispositions de la loi à l’évolution de la société. Nous sommes nombreux à regretter la frilosité de ses positions. Je ne suis pas favorable à ce qu’on traduise une partie de sa jurisprudence dans la législation : sur certains points, le législateur doit prendre la main et définir le droit. Dans un avis de 1989, le Conseil d’État avait estimé que les élèves pouvaient porter des signes d’appartenance religieuse ; en 2004, la représentation nationale s’est démarquée de cette position, et le Conseil d’État applique la loi. Un des principes républicains est que le juge ne fait pas la loi.

On en revient toujours à la même question : quelle conception a-t-on de la laïcité ? Même si le Conseil d’État a subordonné la possibilité de verser des subventions aux associations cultuelles à certaines conditions – d’interprétation très souple, toutefois –, nous sommes un certain nombre à considérer qu’il fait une interprétation très libérale de l’interdiction posée en 1905. Alors que la loi de 1905 interdit l’installation d’emblèmes religieux, le Conseil d’État considère que la crèche ne relève pas nécessairement de cette catégorie.

C’est bien au législateur d’affirmer les principes, et la seule sanction qu’il encourt est celle du Conseil constitutionnel. S’agissant de la laïcité, celui-ci pourrait éventuellement estimer que l’interdiction de l’instruction à la maison est contraire à la liberté de l’enseignement, mais rien n’est dit.

Pour ce qui est des menus de substitution dans les écoles, le service public de la restauration dans le primaire – seul niveau où la question se pose – est facultatif. Les communes n’ont pas l’obligation de l’organiser, et les familles ne sont pas davantage contraintes d’inscrire leurs enfants à la cantine. La question des menus de substitution doit être réglée soit nationalement, par une loi, soit de manière décentralisée, en la laissant à l’appréciation des collectivités locales en fonction de leur population et des spécificités de leur territoire. Les demandes de menus de substitution pour un motif religieux diffèrent selon qu’on se trouve, par exemple, dans une grande ville qui abrite des quartiers difficiles ou dans une commune de haute montagne.

Je ne suis pas favorable à ce qu’on mette en avant un motif religieux pour demander l’adaptation du service public. Par principe, le service public n’a pas à s’adapter aux demandes des familles et des usagers. Toutefois, il doit aussi respecter la liberté de conscience. La difficulté relève souvent du casse-tête pour les collectivités locales, qui doivent trouver l’équilibre entre le respect de la liberté de conscience des usagers – ce qui peut rendre nécessaire une application différenciée de la règle générale – et le respect du principe d’égalité. La restauration scolaire donne lieu à un abondant contentieux, car il faut bien que les enfants mangent – on a vu des collectivités refuser la cantine aux enfants dont les parents ne payaient pas. La meilleure solution me semble être celle consistant, de la part des municipalités, à proposer un choix entre menu avec viande et menu sans viande, car le motif religieux n’est alors pas le seul, les végétariens pouvant y trouver, eux aussi, leur compte. Mais la question est de savoir s’il faut laisser les collectivités locales décider ou si la décision doit être nationale.

En ce qui concerne la neutralité en entreprise, la loi El Khomri permet déjà aux entreprises d’insérer une clause de neutralité dans leur règlement intérieur, une possibilité également prévue par deux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne. Un agent public est statutairement soumis à l’obligation de neutralité, dont on sait sans difficulté ce qu’elle recouvre. En revanche, la question de la neutralité en entreprise – où l’entrisme radical est très présent, où l’on observe beaucoup de violations du principe de neutralité – fait défaut dans le projet de loi. Il serait bon de l’y faire figurer puisqu’il s’agit de lutter contre l’islamisme et, à mon sens, contre tous les radicalismes. Cela ne me paraît pas constituer une intrusion dans la sphère privée. Que demandent, au fond, les entreprises ? L’application dans leur enceinte du silence du religieux qui est acquis dans la sphère publique, et à l’école depuis la mise en œuvre de la loi de 2004. C’est très difficile à traduire en droit du travail, dont les fondements ne sont pas les mêmes que ceux du droit de la fonction publique. Mais c’est ce qui est demandé, car, en entreprise, on le sait, l’expression religieuse peut porter atteinte à la communauté de travail. Le fait de traduire cette demande en droit ne contrevient pas aux libertés fondamentales ; c’est un moyen d’apaiser ces éventuels conflits. Peut-être faut-il le rappeler dans le projet de loi.

Je suis membre du conseil des sages de la laïcité, mais je ne parle pas en son nom : seule peut le faire Dominique Schnapper, sa présidente. Dans le communiqué de presse que nous avons tous rédigé et publié après l’assassinat du professeur Samuel Paty, il n’y a aucune prudence, seulement un respect du moment. À l’égard de quoi serions-nous prudents, d’ailleurs ? Un professeur avait été assassiné ; il n’était pas question de faire un tract, il n’y avait là aucune stratégie : il s’agissait de dire que le conseil des sages, le ministère, l’institution étaient là. C’était, sur le moment, la seule chose à faire. Depuis que nous sommes installés, nous avons beaucoup travaillé : nous en sommes, je crois, à la quatrième version de notre vademecum sur la laïcité scolaire ; nous en avons élaboré un autre sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. L’orientation de ce travail ne témoigne en rien d’une quelconque prudence ni d’une quelconque stratégie de notre part. Le conseil des sages est libre, simplement, un communiqué doit être adapté à l’instant.

Comment ces documents que nous produisons sont-ils utilisés par les enseignants ? Il y a un travail d’information à mener, car tous ne sont peut-être pas au courant de leur existence, mais nous œuvrons beaucoup à leur diffusion. À notre action s’ajoute celle des équipes « Valeurs de la République » et l’ensemble du dispositif instauré par le ministre. Les chefs d’établissement connaissent ce que nous faisons. La diffusion ne se fait pas du jour au lendemain : il faut chaque fois informer de la réactualisation du vademecum. Pour savoir comment ce gros document, parfois technique, est utilisé, il faudrait se rendre dans tous les établissements scolaires.

Cette question rejoint celle de l’appropriation du principe de laïcité. Il est très important de fournir des vademecum, d’aborder des cas pratiques, de proposer des solutions à la lumière du droit dans son état actuel – car il peut évoluer –, mais il faut que les enseignants et tous les personnels de l’éducation nationale s’approprient ce principe, ce qui suppose de le connaître. Or il est à la fois complexe et très simple : simple en lui-même, il a fait l’objet de tant de discours, de la part de tant de disciplines, que l’on ne sait plus ce qu’il veut dire. Il faut donc en passer par la formation : initiale, dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation, mais aussi continue – d’autant que plus de la moitié des enseignants ne passeront pas par l’INSPÉ. Cela suppose du temps. Dans les documents, on ne peut pas prévoir toutes les situations qui vont se présenter, d’où la nécessité de les actualiser ; en s’appropriant le principe, les personnels pourront réagir à ces situations.

Des propositions, je pourrais en faire des dizaines ! La question de l’école est centrale, cruciale ; sont concernés l’INSPÉ, les maquettes d’enseignement en son sein, la formation continue, les concours administratifs, les programmes. C’est un chantier énorme. Il faut, en tout cas, doter les enseignants d’un bagage théorique très solide. Or si nous-mêmes, en amont, ne savons pas définir et circonscrire la laïcité, surtout scolaire, et ses enjeux – car le débat entre deux conceptions de la laïcité touche aussi l’école –, il sera très difficile pour les enseignants de s’approprier quoi que ce soit. Ce n’est pas l’objet du texte de loi, mais ce travail est absolument indispensable.

J’en viens à la question de l’égalité hommes-femmes. L’article 6 du projet de loi concerne le contrat d’engagement que doivent signer les associations. À ce sujet, il faut savoir que beaucoup de municipalités proposent déjà à ces dernières des chartes d’engagement. Il manque, en outre, plusieurs éléments dans cet article.

D’abord, il faut rappeler qu’une subvention publique ne peut être accordée à une association que si celle-ci défend l’intérêt général – ce qu’elle a d’ailleurs le droit de ne pas faire, la liberté d’association étant une liberté fondamentale. C’est peut-être parce que ce point n’est pas mentionné que certains estiment que l’article porte atteinte à la liberté d’association. En retour, il paraît normal que les associations s’engagent à respecter certains principes républicains. Mais, j’y insiste, il ne s’agit pas d’un contrat, lequel suppose droits et obligations. Si l’activité est d’intérêt général, l’association pourra être subventionnée, mais elle n’a pas droit à une subvention.

Ensuite, pourquoi limiter le bénéfice de l’article aux organismes chargés de la gestion d’un service public industriel et commercial (SPIC), à l’exclusion de ceux qui gèrent un service public administratif (SPA), comme la culture ou le sport ? D’autant que ce ne sont pas les associations gérant un SPIC, souvent financées par les redevances des usagers, qui ont besoin de subventions, mais celles chargées d’un SPA.

Enfin, les principes cités dans l’article sont la liberté, l’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, et la fraternité – c’est la devise républicaine – ainsi que la dignité. Or cette dernière notion, certes importante, est sujette à interprétation ; elle n’est pas définie en droit. En outre, il manque beaucoup d’autres principes figurant dans les chartes municipales existantes – protection de l’enfant, des personnes en situation de handicap, respect de la liberté de conscience. Si le projet vise à lutter contre le communautarisme, l’entrisme, des idéologies mortifères hostiles à l’égalité hommes-femmes et à la liberté de conscience, c’est là qu’il faut le dire, là qu’il faut inscrire les principes républicains – au moins la liberté de conscience !

Quant aux associations, notamment religieuses, qui ne respectent pas l’égalité hommes-femmes mais qui obtiennent des salles, c’est justement pour éviter ce phénomène qu’il faut leur faire signer cet engagement. Le code général des collectivités territoriales détaille les conditions auxquelles une collectivité met une salle à disposition d’une association cultuelle.

M. Baubérot a parlé dans son audition du danger que présenterait pour les libertés l’obligation faite à une association d’adhérer aux valeurs précitées. Or le texte ne parle pas d’adhésion, mais de respect. Dans un État de droit, on respecte le droit ; adhérer, c’est autre chose. Il s’agit, quand on touche une subvention, de respecter des principes importants qui ne sont rien d’autre que des principes juridiques. Il y a donc là une erreur d’interprétation de sa part.

Je préfère le mot de communautarisme à celui de séparatisme. La doctrine a traduit la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme exprimant un refus du communautarisme plutôt que du séparatisme. La sphère privée est la sphère des individus et des communautés libres dans le respect de la loi. La force de la République est de faire qu’une communauté peut se créer, que l’on peut y adhérer ; c’est ce que permet la loi de 1905. La sphère privée est un espace de liberté. La séparation signifie, elle, que vous pouvez vous soumettre à une loi de Dieu, mais que cette loi ne s’applique pas dans la sphère publique. Le communautarisme est la prétention d’une communauté à imposer sa loi dans la sphère publique ou à exiger d’y être reconnue, la reconnaissance – enjeu capital – impliquant juridiquement qu’on dote cette communauté d’un statut de droit public. Or les communautés, parce qu’elles appartiennent à la sphère privée, ont un statut de droit privé – qui caractérise les fameuses associations. Le Président de la République va devant les communautés, cela ne pose aucun problème ; mais l’État ne les reconnaît pas. Telle est la distinction entre existence de communautés et communautarisme, qui ne soulève donc aucune difficulté. Je n’aime pas le mot de séparatisme, car l’islamisme et les mouvements analogues ne veulent pas se séparer, mais s’imposer, imposer leur loi, contester les lois de la démocratie. Le communautarisme m’évoque le principe « égaux mais séparés » que la Cour suprême des États-Unis avançait pour justifier les lois raciales : il faut éviter l’écueil d’un pays dont la communauté nationale ne serait composée que de communautés égales et séparées.

Puisque le titre du texte est ambitieux mais que les dispositions du texte ne recouvrent pas tous les principes républicains, faudrait-il énumérer ces derniers ? Dans ce cas, il conviendrait de le faire à l’intérieur du texte et dans la mesure où ses dispositions leur correspondent ; autrement dit, relier les dispositions aux différents principes républicains – mettre en avant la séparation, la protection de la sphère privée, celle de la sphère publique, l’égalité hommes-femmes, et en faire découler les dispositions. Cela suppose une réécriture qui demande beaucoup de temps.

Le texte permet-il à la liberté de culte et à la liberté de conscience de progresser ? Il ne s’agit pas qu’elles progressent – nous en disposons, elles existent depuis la Révolution –, mais de les protéger et de faire en sorte que l’expression religieuse ne déborde pas, qu’une idéologie politico-religieuse ne s’impose pas. L’enjeu est moins la liberté de culte que sa circonscription. Pour lutter contre un entrisme, il faut le repousser, donc revenir aux fondamentaux : garantir toutes les libertés – non seulement la liberté de culte, mais la liberté de conscience de tous et l’unité nationale autour des valeurs communes.

Concernant le Concordat, j’ai écrit que l’indivisibilité de la République ne permet pas à des communautés de se doter d’un statut différent – c’est une erreur communément commise –, mais ne concerne que les collectivités territoriales. Personnellement, je suis absolument opposée au maintien d’un statut dérogatoire dans la République. Le projet de loi aurait pu être l’occasion – mais est-ce son objet ? – de prendre cette question en main ; peut-être le Parlement le fera-t-il un jour, pour appliquer enfin la loi de 1905 à l’ensemble du territoire, y compris l’Alsace-Moselle et certains territoires d’outre-mer. Je l’ai écrit en commentant la décision de 2013 du Conseil constitutionnel, qui dit simplement que, pour l’instant, le statut de l’Alsace-Moselle est totalement conforme à la Constitution… jusqu’à ce que le Parlement, ajoute-t-il, y rétablisse le droit commun. La balle est donc dans le camp des politiques, ce qui est tout à fait normal. Ma position personnelle est qu’il ne faut pas de régime concordataire ; la non-reconnaissance des cultes est absolument fondamentale.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure. Vous avez ramené la notion de dignité humaine à celle d’égalité entre les hommes et les femmes, alors qu’elle me paraît plus large puisqu’elle permet de protéger les personnes contre les différentes formes d’asservissement. Cette notion donne son titre au chapitre du projet de loi dont je suis rapporteure et qui concerne notamment la polygamie, les mariages forcés ou les certificats de virginité. Comment ont évolué, au cours des dernières années, ces phénomènes déjà contraints par la loi ? Quelles sont vos recommandations à cet égard ?

Comment l’obligation de scolarisation des enfants de 3 à 16 ans, motivée par le fait que certains sont hors les murs, mais aussi hors radars, peut-elle permettre de les ramener au sein de l’école, sans stigmatiser les familles ayant choisi l’instruction à domicile et qui respectent les procédures instaurées par le ministère ?

Mme Perrine Goulet. Je suis tout à fait d’accord pour considérer que le chapitre sur la dignité humaine a plutôt trait aux droits des femmes ; c’est ainsi dans ce cadre qu’est abordée la polygamie. Manque-t-il dans le texte des éléments relatifs aux droits des femmes eu égard aux religions ?

On a beaucoup parlé d’éducation à domicile à propos du projet de loi. Que pensez-vous de l’éducation libre, c’est-à-dire celle qui, à l’école, mélange les genres de l’instruction scolaire et de l’instruction religieuse, que celle-ci soit musulmane ou catholique ? Puisque les écoles concernées sont sous contrat et bénéficient de subventions, ne devrait-on pas y différencier strictement la partie scolaire de la partie religieuse de l’enseignement ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure. Vous l’avez dit, tout n’est pas affaire de loi ni de décision de justice, et l’école joue un rôle très important dans l’émancipation des adultes en devenir. Or l’appropriation de la notion de laïcité, qui n’est en général pas facile, l’est encore moins pour de jeunes esprits en construction. Les références utilisées, souvent anciennes, sont-elles adaptées à cet objectif ? Ne devrait-on pas moderniser le récit pour faciliter l’adhésion des jeunes à la notion de laïcité ?

La question de la laïcité ne se pose pas seulement au sein de l’école et le climat scolaire est très imprégné de ce qui se passe à l’extérieur de ses grilles, notamment entre les élèves pour des raisons religieuses. Or il est difficile, à leur âge, de leur faire comprendre la distinction entre droit de blasphémer et interdiction de critiquer quelqu’un pour sa religion. Le conseil des sages de la laïcité a-t-il abordé ces questions ?

Rapporteure du chapitre consacré à la haine en ligne, je souligne que l’entrisme radical passe également par l’endoctrinement numérique. Pourrait-on créer des modules dédiés à cette question, à l’école primaire ou au collège ?

Mme Frédérique de La Morena. La notion de dignité humaine est beaucoup plus large que celle d’égalité, elle ne la recoupe pas. Mais la polygamie, les mariages forcés, les certificats de virginité ne concernent que les femmes : ce ne sont pas les femmes qui ont le droit d’avoir plusieurs maris, ce n’est pas aux hommes que l’on demande de prouver leur virginité, ce sont les femmes qu’on marie de force. Les droits des femmes, leur place, ce qu’il faut faire pour mettre fin à leur soumission ne relèvent pas du concept de dignité humaine, mais de la protection de la femme, principe républicain inscrit dans la Constitution – alors que la dignité humaine n’y figure pas.

Manque-t-il dans le texte des éléments relatifs aux droits des femmes ? S’il a pour seul objet de lutter contre l’islamisme radical, peut-être pas ; s’il a pour vocation, comme son titre l’indique, de faire respecter les principes républicains, alors il y a certainement d’autres notions à y introduire pour défendre les droits des femmes. Toute la question est là : le titre du texte est plus large que ce qui y est traité.

Concernant l’obligation de scolarisation, peu d’enfants en France sont concernés par l’instruction à la maison ; plusieurs lois permettent aux rectorats de la contrôler de près, surtout quand elle implique plusieurs enfants de familles différentes. D’autres États ont imposé une scolarisation obligatoire, proscrivant l’instruction au sein des familles. Il a été objecté à cette disposition le risque de se heurter à la jurisprudence du Conseil constitutionnel si celui-ci faisait de l’instruction au sein de la famille un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Encore faudrait-il que le Conseil constitutionnel considère l’instruction à la maison comme une liberté. Or la liberté d’enseignement présente plusieurs aspects. Il faut le tenter, et on verra bien ! Certes, la loi Ferry offre la possibilité de l’instruction en famille, qui a toujours existé depuis le XIXe siècle. Le Conseil constitutionnel ne pourra, en tout cas, pas s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour en faire une liberté.

Le texte lui-même suscite l’interrogation. L’article 21 dispose que « l’instruction obligatoire […] peut […], par dérogation, être dispensée dans la famille ». « Dans la famille », cela veut-il dire « par la famille » ? L’instruction pourrait être dispensée dans la famille par une personne issue de l’éducation nationale, à l’image des instituteurs qui vont enseigner dans les camps de Roms ou dans les prisons, ce qui ne me poserait aucun problème. On retrouve la même formulation à l’alinéa 5.

Puis le 4°, à l’alinéa 12, accorde une dérogation en raison de « l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant » – ce libellé très large est la porte ouverte à toutes les interprétations, met à bas la volonté d’interdire l’instruction à la maison et permet aux familles d’invoquer des motifs religieux pour justifier celle‑ci – « sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant ». Ici, il ne s’agit pas seulement de l’instruction dans la famille, mais bien de l’instruction par la famille.

Je n’ai pas bien compris non plus, à l’alinéa 11, la mention de « l’éloignement géographique d’un établissement scolaire ». Des réseaux se créent quand des écoles sont supprimées dans de petites villes ; est-ce de cela qu’il s’agit ?

Il existe ainsi dans les motifs de dérogation des zones floues qui peuvent être autant de brèches dans lesquelles s’engouffrent les familles. Personnellement, j’estime l’instruction à l’école préférable pour l’épanouissement, l’émancipation, le collectif. On peut admettre des exceptions pour les enfants en situation de handicap, par exemple, mais cela semble contradictoire avec l’inclusion prônée par la loi de 2005 et que l’éducation nationale fait tout pour assurer. Bref, il faudrait revoir les motifs justifiant l’autorisation d’instruction à la maison.

Vous m’avez interrogée sur le catéchisme dans les écoles privées – non pas « libres », car j’aime à penser que l’école publique est libre ! C’est leur caractère propre qui fait qu’elles peuvent proposer la catéchèse. Tant que l’école publique ne la propose pas, cela me va très bien. En outre, je vous rappelle que ce caractère propre a valeur constitutionnelle. D’ailleurs, en son nom, l’école privée peut imposer une obligation de neutralité aux adultes accompagnateurs des sorties scolaires, ce que l’école publique n’arrive pas à imposer du fait de cette même obligation de neutralité. Ainsi un arrêt du tribunal de grande instance (TGI) de Tarbes a-t-il validé le règlement intérieur d’une école confessionnelle catholique qui interdisait le port de tout signe, à tout le monde, tout le temps, et donc même aux parents qui venaient chercher leurs enfants ! L’école publique ne peut pas demander cela. La notion de neutralité est donc encore à travailler.

Pour en revenir au catéchisme à l’école privée, la IIIe République, parallèlement à la création de l’école publique gratuite, légiférait pour la liberté de l’enseignement, qui est une très grande liberté. Ce n’est d’ailleurs pas cela qui pose problème, mais son financement.

S’agissant de l’appropriation de la laïcité par les jeunes, vous avez raison, il faut absolument une éducation, beaucoup plus qu’une sensibilisation au numérique et aux réseaux sociaux, déjà prise en charge par les professeurs, et même les instituteurs. Je ne sais pas s’il faut des références supplémentaires, car c’est le discours qui est important. Ceux qui doivent s’approprier la laïcité, ce sont les enseignants. Un enseignant n’enseigne pas la laïcité, il enseigne la liberté, et il doit le faire de façon laïque. Au lycée et au collège, les adolescents en ont assez qu’on leur parle de laïcité. La loi de 1905 est trop complexe pour qu’ils puissent l’appréhender. En revanche, leur apprendre à être libre, ce que sont la liberté de conscience et la liberté d’expression, et jusqu’où cette dernière peut aller, leur apprendre ce qu’est l’indépendance, c’est l’objectif de l’école. Il faut qu’ils comprennent les registres, à quel titre on parle : ils peuvent se soumettre à la loi de Dieu chez eux, mais, à l’école, ils doivent respecter la loi de l’école. Il faut qu’ils connaissent leurs espaces de liberté et qu’ils sachent qu’ils ont la chance de pouvoir être différents à l’école, chez eux, au foot. Plutôt que de références supplémentaires, c’est une réflexion sur la mission de l’école et sur l’acte d’enseigner – magnifiques sujets ! – dont nous avons besoin.

Quant au blasphème, il n’y a en France ni délit de blasphème – heureusement ! – ni droit au blasphème, car il n’y a de blasphème que pour les croyants. Cela aussi, il faut l’expliquer. La République n’a pas à dire ce qu’est un blasphème, car elle se mettrait alors en position de savoir ce qu’est une croyance. Or cela ne la regarde pas puisqu’il y a séparation de l’église et de l’État. Si un croyant se croit blasphémé, il se croit blasphémé, c’est tout. En revanche, il faut apprendre aux jeunes et aux futurs enseignants quelles sont les limites de la liberté d’expression : bien sûr, tout est critiquable, tout est risible, sauf s’il s’agit d’injurier, de diffamer ou d’atteindre la chose de l’État.

Mme Anne-Christine Lang, présidente. Je vous remercie. Votre point de vue aura permis d’éclairer nos débats et notre réflexion.

La commission spéciale reprendra ses travaux la semaine du 4 janvier, avec les auditions des représentants des cultes. Le bureau et les services de l’Assemblée vous tiendront informés du détail de ces auditions.

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6.   Audition de Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, accompagné de Monseigneur Luc Ravel, archevêque de Strasbourg, et du Père Hugues de Woillemont, secrétaire général, lundi 4 janvier 2021 à 8 h 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10105373_5ff2c0f6935e2.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-de-representants-de-diverses-confessions-religieu-4-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, accompagné de Monseigneur Luc Ravel, archevêque de Strasbourg, et du Père Hugues de Woillemont, secrétaire général.

M. le président François de Rugy. Notre commission spéciale se penche sur l’un des textes les plus importants de cette rentrée 2021. Cela nous contraint à commencer nos auditions des représentants des cultes dès ce lundi 4 janvier assez tôt dans la matinée et je remercie notre premier invité, Mgr Éric de MoulinsBeaufort, président de la conférence des évêques de France, d’y avoir consenti. Nos débats, qui se déroulent pour partie en visioconférence, sont retransmis en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

M. Éric de Moulins-Beaufort, président de la conférence des évêques de France. Je vous remercie d’avoir avancé à une heure qui convient à tous cette audition initialement prévue pour se tenir mercredi prochain.

Au moment de vous faire part de notre impression d’ensemble sur ce projet de loi, je suis assez embarrassé. On entend répondre par ce texte à certaines préoccupations relatives à la sécurité et à l’unité nationale que je peux comprendre. Lorsque j’avais rencontré le Président de la République à la fin du mois d’août 2019, il avait déjà évoqué ces sujets avec beaucoup de vigueur. Nous comprenons les inquiétudes que suscitent les actions de groupes généralement qualifiés d’islamistes – ce que le terme de « séparatisme » voulait mentionner au départ. Mais l’on se trouve finalement devant un texte qui modifie, ou qui risque de modifier, l’équilibre général de la loi de 1905 et ainsi la manière dont les catholiques, les protestants, les orthodoxes et les juifs ont trouvé à vivre en France d’une manière qui nous paraît plutôt harmonieuse et sur laquelle nous ne souhaitons pas particulièrement revenir. Autant dire que nous ne sommes pas demandeurs de ce projet de loi, même si nous comprenons certaines nécessités relatives à l’ordre public.

Le problème majeur est que le texte est essentiellement répressif et qu’à tous les inconvénients d’un projet de loi répressif il ajoute des mesures de contrôle à différents niveaux. Certaines sont légitimes, mais l’on peut se demander pourquoi elles s’appliquent spécifiquement aux cultes et pas à des associations œuvrant dans d’autres secteurs, au risque, même si ce n’est pas l’intention du législateur, de donner l’impression que l’État considère les religions et par ricochet les croyants comme des gêneurs ou des individus qu’il faudrait particulièrement surveiller.

Cela étant dit, nous avons pu réagir à l’avant-projet de loi après qu’il nous a été exposé et il a été tenu compte de certaines de nos remarques. Aussi, notre principale préoccupation aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure les dispositions qui seront prises s’appliqueront aux associations diocésaines, dont le Conseil d’État a reconnu qu’elles correspondent aux associations cultuelles prévues par loi de 1905 même si elles n’ont pas exactement le même régime, et, surtout, s’il sera réaffirmé clairement que ces associations, avec leur statut type, correspondent bien aux associations cultuelles telles que les définira la loi de 1905 en passe d’être révisée.

Voilà pour le fond. Je pourrai faire des remarques sur certaines formulations du texte relatives à des mesures de police ou de contrôle si vos rapporteurs me le demandent.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Quelle appréciation portez-vous sur l’obligation de déclaration préalable de la qualité cultuelle des structures associatives qui serait imposée par le texte s’il était adopté en l’état ? Que pensez-vous du contrôle des financements étrangers introduit par le projet de loi pour ce qui concerne le culte catholique ? Quelle est votre opinion sur les dispositions relatives aux immeubles de rapport, aux conditions de création des associations, au nombre de membres, à l’exemption du droit de préemption pour les associations cultuelles ? Quelle est votre position sur l’un des objectifs clés du titre II de ce projet de loi, la clarification de ce qui relève des activités proprement cultuelles, dans l’esprit de la loi de 1905 et des accords Poincaré-Cerretti, pour dissiper la confusion entretenue par la création d’associations mixtes mêlant activités cultuelles, culturelles, socio-économiques ou caritatives ?

M. Sacha Houlié, rapporteur pour les chapitres II et III du titre II, et pour les titres III et IV. J’aimerais savoir quelle incidence auront pour le fonctionnement du culte catholique l’article 35 du projet de loi, qui impose des obligations nouvelles relatives aux financements étrangers des cultes, et l’article 39, qui vise à prévenir la provocation à la haine dans les lieux de culte et à leurs abords en renforçant les peines pénales prononcées pour sanctionner la commission de telles infractions. J’aimerais aussi connaître les mesures de police interne prises par le culte catholique pour prévenir les infractions de cette nature.

Mme Anne Brugnera, rapporteure pour le chapitre V du titre Ier. En France, la liberté d’enseignement offre à chaque parent le choix de faire instruire son enfant dans une école publique, dans une école privée sous contrat, dans une école privée hors contrat ou en famille. L’article 21 du projet de loi remplace la procédure de déclaration d’instruction en famille par une autorisation délivrée en fonction de motifs qui seront édictés dans la loi sans que les convictions politiques, philosophiques ou religieuses des parents puissent être invoquées. Les articles 22 et 23 prévoient la fermeture administrative des établissements d’enseignement privés hors contrat en cas de constat de manquements graves ou réitérés à la réglementation. L’article 24 prévoit une condition supplémentaire pour la passation d’un contrat entre l’État et un établissement d’enseignement privé : celui-ci devra, si la loi est adoptée en sa rédaction actuelle, démontrer pouvoir dispenser un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public ou sa capacité d’organiser l’enseignement par référence à ces programmes. Quel est votre avis sur ces articles ?

Mme Fabienne Colboc. Je rappelle, au nom du groupe La République en marche, les fondements de ce texte : il s’attaque au radicalisme religieux qui entend placer les normes religieuses au-dessus des lois de la République. Son objet est bien d’améliorer notre arsenal juridique pour mieux prévenir la dynamique séparatiste, renforcer la transparence des conditions de l’exercice de culte et préserver l’ordre public. Comment garantir les libertés de conscience et de culte quand le risque de dérives insidieuses est patent ? Quels moyens utilisez-vous pour les prévenir ? Concernant les écoles confessionnelles, les outils juridiques prévus par le texte vous semblent-ils suffisants pour éviter de telles dérives ? S’agissant spécifiquement des jeunes, comment, selon vous, trouver le juste équilibre entre liberté de conscience et appropriation des principes républicains, de manière à prévenir la radicalisation ?

Mme Annie Genevard. Je prends la parole au nom du groupe Les Républicains. Vous vous êtes déclaré, Monseigneur, embarrassé par ce projet de loi que vous jugez répressif mais le ministre de l’intérieur, que nous avons entendu, le tient pour un texte « de liberté et non de contrainte ». Comment expliquer ces points de vue contradictoires ? Plus généralement, craignez-vous que cette loi conduise à entamer la liberté religieuse, l’un des fondements constitutionnels de notre pays ? Ce texte peut-il être un facteur d’apaisement comme devrait l’être toute loi ou va-t-il réveiller d’anciennes querelles en revoyant le sens de la laïcité à la française telle que l’entendaient Jean Jaurès et Aristide Briand ?

Un tiers des établissements hors contrat sont des établissements catholiques. Le choix par les parents d’un établissement hors contrat est un choix de liberté en matière de pédagogie ; craignez-vous qu’elle soit remise en cause ? D’autre part, l’article 1er du projet de loi impose la neutralité religieuse aux délégataires de service public. Or, depuis la « loi Debré », les écoles sous contrat sont reconnues comme exerçant une mission de service public. La neutralité religieuse peut-elle être imposée aux enseignants, ce qui contreviendrait fondamentalement à l’organisation actuelle ? Avez-vous abordé ces sujets dans vos entretiens préalables avec le Président de la République et peut-être avec le ministre de l’intérieur ?

M. François Pupponi. Je m’exprime au nom du groupe du Mouvement Démocrate et Démocrates apparentés. Vous considérez le texte comme trop répressif ; quelles propositions feriez-vous pour atténuer cet aspect ? Vous avez dit votre inquiétude relative au statut des associations diocésaines ; avez-vous fait des propositions tangibles tendant à protéger leur statut, qui a permis à la religion catholique de s’exercer en France ? Le texte prévoit, pour les écoles sous contrat et hors contrat, des proposition d’évolution importantes ; avez-vous des craintes particulières à ce sujet, et avez-vous formulé des propositions précises visant à ce que leur statut actuel ne soit pas remis en cause ?

M. Boris Vallaud. Je prends la parole au nom du groupe Socialistes et apparentés. L’obligation de déclaration préalable n’introduit-elle pas une forme de reconnaissance par l’État de la nature cultuelle d’une association, contrevenant de ce fait à l’esprit de l’article 2 de la loi de 1905 ainsi qu’à la loi de 1901 sur les associations qui dispose leur reconnaissance de plein droit après dépôt de déclaration ?

M. Charles de Courson. Le groupe Libertés et territoires s’interroge : le très fort durcissement de la réglementation prévue par ce texte pour l’instruction en famille et les établissements hors contrat ne va-t-il pas entraîner un durcissement, non mentionné dans le texte, pour les autres formes d’enseignement ? Pour ce qui est de la liberté des cultes, la multiplication des contraintes, notamment en matières fiscale et comptable, permettra-t-elle de maintenir la paix religieuse en France ?

M. Pierre-Yves Bournazel. Le groupe Agir ensemble aimerait connaître votre vision de la laïcité et de ses enjeux, savoir comment vous modifieriez le projet de loi si vous étiez dans la position du législateur et quels éléments vous semblent importants en matière de liberté d’enseignement.

M. Éric de Moulins-Beaufort. Sur le plan général, je ne doute pas de l’intention qui préside à ce texte. L’inquiétude que j’ai exprimée tient à ce que le projet de loi peut, qu’on le veuille ou non, créer un effet d’entraînement à moyen et long termes. Pour lutter contre des groupes dont l’action, en tous points condamnable, mérite d’être poursuivie et interrompue mais qui sont minoritaires dans notre pays, on risque de faire porter le poids de ces modifications à l’ensemble des citoyens croyants, à l’ensemble des cultes en France. On ne valorise peut-être pas suffisamment l’apport positif que ces citoyens apportent ou tentent d’apporter au bien commun. L’obligation de déclaration préalable, à la suite de de l’intervention du Conseil d’État, est une relative amélioration par rapport à l’écriture initiale du texte ; cependant, le préfet est censé recevoir tous les cinq ans cette déclaration préalable qui conditionne l’éligibilité à certaines facilités fiscales. Il est certes légitime que l’État contrôle les bénéficiaires de ces avantages fiscaux, mais outre que le délai de cinq ans est relativement bref – je me suis laissé dire que pour les fédérations sportives ce délai est de huit ans –, quel sera le statut des associations entre le moment de la déclaration et le terme du délai dans lequel le préfet est censé avoir reconnu ou reconduit cette qualité ? Le statut d’association cultuelle sera-t-il remis en cause tous les cinq ans ? Quelle sera la garantie de traitement ? Cette disposition donne le sentiment d’une surveillance renforcée plutôt que d’un accord d’autorisation générale d’exercer. Nous avions de longue date prévu une réunion à ce sujet ce soir ; je pourrai vous transmettre nos propositions ultérieurement.

Le financement étranger ne concerne pas les catholiques de France : c’est nous qui finançons le Saint-Siège et non le Saint-Siège qui nous finance. Nous aidons beaucoup de structures ecclésiales dans des pays d’Afrique et d’Asie, ce ne sont pas eux qui nous aident – grâce à Dieu, nous n’en sommes pas encore là. Si la question se posait, ce serait de manière vraiment très marginale, et concernerait un projet précis. Le renforcement du contrôle des financements est légitime et nous n’y avons pas d’objection de principe. Toutefois, le projet de loi alourdit des procédures déjà pesantes et crée des contrôles spécifiques aux associations cultuelles qui n’existent pas pour toutes sortes d’autres domaines de la vie publique, dont les sports et les arts, qui peuvent éventuellement être financés par l’étranger, et l’on en vient à se demander pourquoi les associations cultuelles sont l’objet d’un traitement spécial.

Le texte prévoit aussi des assouplissements relatifs aux immeubles de rapport. Comme je vous l’ai dit, nous n’étions pas spécialement demandeurs de ce projet, mais le ministre, en nous le présentant, a fait valoir que c’est peut-être l’occasion d’un peu de souplesse. Pour l’instant, nos associations diocésaines ne peuvent pas détenir d’immeubles de rapport. Nous ne cherchons pas spécialement à nous transformer en promoteur immobilier, mais certains de nos immeubles, s’ils sont un peu trop grands pour un usage strictement pastoral, pourraient être utilisés à usage mixte et une partie pourrait être louée. L’Église de France vit de la générosité des fidèles, et c’est le modèle que nous préférons. Si cette disposition est maintenue, nous en profiterons raisonnablement, mais, je le répète, nous n’en sommes pas spécialement demandeurs.

Nous sommes favorables aux dispositions permettant de clarifier ce qui relève du cultuel et ce qui relève du culturel, mais est-il vraiment nécessaire de renforcer cette distinction si précisément alors que l’objet des associations diocésaines est de soutenir le culte ? Cet objet social très limité présente des inconvénients et complique un peu notre action, mais nous sommes habitués à vivre ainsi et ce régime nous convenait.

J’espère que dans les lieux de culte catholique il n’y a pas de provocation à la haine car ce n’est pas l’objet de la religion chrétienne. Si un ministre du culte se laissait aller à des propos de ce genre, un dispositif de sanctions internes permettrait d’aller jusqu’à lui retirer la possibilité de prêcher ou de célébrer – mais je ne connais pas de cas de ce type au sein de l’Église catholique. Peut-être y en a-t-il dans d’autres groupes qui se disent catholiques mais qui se sont écartés de l’autorité des évêques ; je l’ignore.

Le problème de ces dispositions, dont nous approuvons le principe, est de déterminer pourquoi il est nécessaire de les renforcer pour les cultes au regard de la loi d’application générale qui interdit ou qui devrait interdire la provocation à la haine dans tous les domaines d’expression des citoyens. De nombreux débats ont déjà eu lieu à ce sujet, notamment pour ce qui relève de la haine en ligne. Ce sujet ne relève pas seulement de la répression mais de l’éducation, de la formation des esprits et des cœurs, travail de l’école et des familles, et d’un élan national. Que l’on en vienne à devoir réprimer par la loi la provocation à la haine, c’est dire que, malheureusement, la cause est déjà quelque peu perdue, puisque s’abstenir de tels propos fait tout simplement partie de la vie civilisée. Il faut un engagement plus général dans l’apprentissage du respect mutuel ; des débats complexes et utiles ont eu lieu à ce sujet en octobre après l’assassinat de Samuel Paty et le triple assassinat commis à Nice.

Quand le Président de la République a réuni, début octobre, les responsables des cultes en France pour les informer de la teneur du discours qu’il allait prononcer aux Mureaux, il a évoqué son projet de rendre obligatoire la scolarisation, et non simplement l’instruction. Enfant de l’école laïque et républicaine, je n’ai pas vu immédiatement de difficultés à une telle disposition ; mais, assez vite, en écoutant réagir autour de moi, je me suis rendu compte que l’enseignement en famille relève de nécessités nombreuses que l’on ne peut effacer d’un trait de plume. Finalement, le projet de loi tient compte de cette diversité et se propose de dresser la liste des motifs qui rendraient possible l’enseignement en famille, mais en prévoyant de nombreux contrôles des intentions des parents, avec une sorte de suspicion de base. Je comprends l’inquiétude qu’éprouve le Gouvernement face à la déscolarisation de certains enfants, notamment de filles, ou plutôt leur prétendue scolarisation en famille, avec le risque qu’elles soient en réalité formées dans des structures clandestines. Cela doit certes être empêché pour le bien des enfants et de notre société mais faut-il pour autant revenir sur le principe de la liberté des parents dans le choix du mode d’éducation et d’instruction de leurs enfants, alors que tout ce qui se passe hors contrat ou en famille fait déjà l’objet de beaucoup de contrôles ? Une fois encore, mieux vaut donner envie à tout le monde de participer à la construction de la communauté nationale plutôt que se limiter à réprimer ceux qui veulent de s’y soustraire car ils trouveront d’autres moyens de le faire.

Comment promouvoir la liberté de conscience et la liberté de culte et, en même temps, le respect des principes de la République ? Mais c’est le régime dans lequel vit le pays actuellement – un régime qui permet la liberté de culte et qui permet à l’immense majorité des citoyens et notamment des croyants de participer à la vie publique et à la vie sociale d’une manière positive. On se satisfait plus ou moins de la législation, mais cela participe de la vie démocratique, et je ne pense pas que l’immense majorité des croyants envisage de se soustraire aux lois de la République. Or c’est ce que le projet de loi, tel qu’il est formulé, donne à penser.

Le contrôle de ce qui s’enseigne dans les écoles confessionnelles est-il suffisant ? Jusqu’à présent, j’avais ce sentiment, en tout cas pour ce que je connais de l’enseignement catholique en France : il me semble contribuer de manière positive au dynamisme de l’éducation nationale dans notre pays, avec une certaine émulation par rapport à l’Éducation nationale au sens strict qui me paraît tout aussi positive.

Le projet de loi porte-t-il atteinte à la liberté religieuse ? Mon propos n’est pas aussi dramatique. Je n’ai pas de doute sur l’intention du Gouvernement et, a priori, encore moins sur celle du Parlement qui va débattre. Si ce texte m’inspire des sentiments mêlés, c’est que l’on peut craindre qu’il ait des prolongements : quand on entre dans la voie du contrôle et de la répression de la liberté, où s’arrête‑t‑on ? Quand l’État prend l’habitude, même si c’est en raison de nécessités, d’encadrer la liberté, il peut en venir à durcir cet encadrement jusqu’à étouffer la liberté. Ce fut un grand combat de l’Église catholique en Italie, au moment du fascisme, de préserver la liberté de l’Église d’enseigner les enfants, de ne pas les faire entrer dans une Éducation nationale qui aurait été celle de l’État fasciste. La situation ne se présente pas de la sorte en France aujourd’hui mais il faut veiller à ce que notre législation ne prépare pas le terrain à des pratiques de ce genre.

Ce texte peut-il être un facteur d’apaisement ? Je suppose qu’il veut l’être – en tout cas, c’est ainsi qu’il a été présenté par le Président de République et par le ministre de l’intérieur. Cependant, le Président de la République, dans le discours qu’il a prononcé aux Mureaux, a abordé plusieurs volets de la vie sociale et, malheureusement, le projet de loi porte sur un seul. Aussi ma principale proposition ne serait pas tant d’améliorer un point particulier du texte que de l’inscrire dans un travail global propre à renouveler le désir de former une communauté nationale. Si l’on a des raisons de penser que des parties de la population ne souhaitent pas s’intégrer totalement à la communauté nationale, il faut essayer de faire croître ce désir.

On peut supposer que la neutralité religieuse imposée aux délégataires de services publics ne s’applique pas à l’école catholique, mais ce n’est pas limpide. L’école catholique doit pouvoir le rester ; son caractère propre est pour le moment garanti par la loi et s’exerce dans le cadre du contrat de service public. C’est évidemment un sujet auquel nous sommes très attentifs et que nous ne souhaitons pas voir modifier. L’éducation catholique peut être vue comme un enrichissement de toute la société plutôt que la simple culture d’un particularisme qui détacherait de la communauté nationale. Une certaine culture catholique est aussi une manière d’entrer dans la longue histoire de notre pays.

Quelle que soit l’intention du texte, les mesures qu’il énumère sont de nature répressive, à la légère exception de l’assouplissement concernant les immeubles de rapport.

J’ai dit ce que je pensais de la déclaration préalable. Je laisserai à des juristes plus compétents que je ne le suis le soin de déterminer si ce serait une manière pour l’État de reconnaître les cultes contrairement à ce que dispose la loi de 1905, mais il me semble que cette mesure vise simplement à vérifier le caractère cultuel d’une association pour lui ouvrir le bénéfice de certaines dispositions fiscales ; elle peut donc se comprendre, et je ne suis pas certain qu’elle tende à la reconnaissance d’un culte au sens où elle impliquerait que la République lui octroie une valeur particulière. Il reste à savoir quels critères permettront à un préfet de déterminer qu’une association est de nature cultuelle. On peut aussi s’interroger sur la capacité des préfectures à traiter ces questions en termes de personnel : il me semble que l’on est revenu il y a quelque temps sur une disposition de loi parce que les préfectures ne parvenaient pas à faire face. Cela nous soucie.

Doit-on craindre que les règles très strictes prises au sujet de l’enseignement en famille et dans les écoles hors contrat dérivent vers l’enseignement sous contrat ? Ce risque est toujours possible. Bien entendu, ce n’est pas un argument pour ne rien faire, mais cela suppose une grande vigilance. D’une manière générale, je sais que le Parlement s’attache, dès que des libertés sont limitées, à ce que cela soit fait de façon très rigoureuse et très restreinte au risque, sinon, d’attenter aux libertés elles‑mêmes.

S’agissant de la multiplication des contrôles en matière fiscale et comptable, je sais, pour en avoir discuté avec d’autres responsables des cultes en France, que notre interrogation est commune : pourquoi faisons-nous seuls l’objet d’une telle sollicitude ? N’y a-t-il pas d’autres secteurs de la société auxquels elle devrait être étendue ? Est-ce vraiment justifié ?

Il m’a été demandé quelles propositions je ferais, serais-je législateur ; ne l’étant pas, je suis heureusement dispensé de ce travail. Je dirai seulement que l’article 6 mentionne la sauvegarde de « l’ordre public » et que l’on gagnerait peut‑être à substituer à ce terme celui de « sécurité publique », à la fois plus précis et plus limité. Rappelons-nous : il y a quelques années, le Conseil constitutionnel a censuré une loi qui créait une sorte de « délit de fraternité » : quand quelqu’un venait en aide à un migrant sans papiers en le transportant dans sa voiture ou en lui donnant un repas, il pouvait tomber sous le coup de la loi alors qu’il exerçait un acte d’humanité. Il faut accepter, de temps en temps, que l’on fasse des actes d’humanité non prévus par la loi. En l’espèce, parler de « sécurité publique » plutôt que d’« ordre public » suffit : on voit bien que venir en aide à un terroriste n’est pas exactement la même chose que de venir en aide à une personne en train de grelotter, mourant de faim, au bord d’une route.

La laïcité « à la française » nous permet de vivre ensemble dans la liberté. C’est une heureuse manière de vivre les libertés fondamentales de l’être humain. La liberté de l’enseignement fait partie de cet ensemble, ce qui explique les quelques inquiétudes que j’ai exprimées.

M. Luc Ravel, archevêque de Strasbourg. Je m’exprime pour le diocèse de Metz et pour le diocèse de l’Alsace, autrement dit un département et une collectivité européenne qui représentent ensemble quelque trois millions de personnes. Je remercie les auteurs de ce projet de loi car, pour une fois, notre droit local n’a pas été oublié. J’ai pris attache avec Jean-Marie Woehrling, qui préside l’Institut du droit local alsacien-mosellan et nous étions très satisfaits que l’on parle un peu de notre intéressant particularisme. La commission du droit local d’Alsace‑Moselle, placée sous l’égide du garde des sceaux, n’a pas été renouvelée en 2019. Alsaciens et Mosellans ont le souhait profond qu’elle le soit et le chef de l’État comme le Premier ministre en sont d’accord, car cette commission avait pour tâche d’examiner avec vous les projets de loi du type de celui-ci pour éviter qu’ils ne mettent à mal le droit local. En l’espèce, nous craignons l’introduction dans notre droit local des cultes les dispositions des lois de 1901, 1905 et 1907 qui s’appliquent aux cultes ailleurs en France. L’Institut de droit local est prêt, si vous le souhaitez, à s’atteler à une rédaction qui n’affaiblisse pas le droit local des cultes, non pour garder des privilèges mais parce que les questions que pose ce projet de loi sont celles qui ont conduit à la loi française de 1802 qui s’applique toujours dans nos trois départements. On constate que, deux siècles plus tard, les mêmes problèmes demeurent, qu’il s’agisse de financement ou d’influences extérieures, et que l’on est toujours palpitant et hésitant. Le code du droit local alsacien-mosellan contient des articles organiques organisant les cultes catholique, protestant et juif depuis la Révolution française. Il s’agissait déjà de savoir comment gérer la laïcité, sachant que la France est quasiment le seul pays au monde où la liberté de culte est une disposition d’ordre constitutionnel.

En réalité, le projet de loi nous concerne très peu – mise à part la crainte que j’ai exprimée et qui nous conduirait volontiers à proposer de réécrire les articles 31 et 32 pour rénover simplement notre droit local des cultes – car nos associations, qui ont la pleine capacité juridique, peuvent déjà avoir des immeubles de rapport. Seulement, l’adoption de la mesure relative aux immeubles de rapport créera une petite injustice pour les établissements public du culte : les religions concordataires relevant du droit public, ces établissements ne peuvent pas, pour l’instant en tout cas, avoir des immeubles de rapport qui ne soient pas directement liés à leur mission. Cette question de droit public devra être étudiée précisément : ainsi, l’archidiocèse de Strasbourg a pour support un établissement public du culte, la mense archiépiscopale, et quand des legs ou des donations sont faits, c’est le diocèse qui les reçoit.

D’autre part, il me semble qu’en droit français le cultuel n’est jamais défini. Il va de soi, et l’on peut lui donner l’extension que l’on veut. L’absence de définition ne simplifie pas les choses. Le cultuel n’est pas seulement le liturgique : en font aussi partie l’enseignement, la catéchèse, l’humanitaire, le caritatif… Réciproquement, une association qui n’est pas déclarée cultuelle peut toucher au cultuel à un moment donné – il en va ainsi des associations mixtes. Quand je crée une association destinée à gérer un nouveau lieu d’accueil à Mulhouse, tel est son objet, mais le projet est porté par les entrepreneurs et dirigeants chrétiens et par l’Église catholique en Alsace. Même si l’objet de l’association n’est pas directement cultuel, tout est lié. Il faudra peut-être accepter cette zone grise.

Enfin, notre régime particulier faisant que la loi de 1905 ne s’applique pas à nos trois départements, l’État et les collectivités publiques peuvent financer les cultes non-concordataires. La presque totalité des communautés musulmanes ont créé des associations cultuelles de droit local et peuvent ainsi obtenir de la mairie de Strasbourg par exemple jusqu’à 15 % du financement de la construction de leurs mosquées en subvention.

M. Meyer Habib. Pour la communauté juive de France, la loi de l’État prime la loi religieuse et chaque samedi la prière pour la République française est dite dans toutes les synagogues. Mon souhait est qu’une telle prière soit aussi récitée dans toutes les lieux de culte et en particulier dans toutes les mosquées de France. C’est un grand défi, parce que si la grande majorité des Français musulmans respecte les lois, une minorité significative considère que la loi islamique, la charia, doit primer. C’est là tout le problème et c’est pourquoi des gens ont été tués, victimes du terrorisme en France.

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure pour le chapitre I du titre Ier. Je souhaite vous rassurer : les écoles privées de confession catholique sous contrat ne font pas partie des organismes privés visés à l’article 1er ; je vous renvoie à ce sujet à l’avis du Conseil d’État. Je comprends la gêne que vous avez exprimée : « l’entrisme communautariste » mentionné dans l’exposé des motifs du projet de loi est d’inspiration essentiellement islamiste. Comme vous l’avez indiqué, la liberté de conscience peut s’exercer aujourd’hui en France en même temps que le respect des principes républicains, mais qu’en serait-il si un projet politique en venait à faire primer la religion sur les lois républicaines ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure pour le chapitre IV du titre Ier. Le projet de loi contient des dispositions visant à lutter contre les discours de haine visant l’appartenance ou la non-appartenance à une religion déterminée et les contenus illicites en ligne. Avez-vous connaissance de discours en ligne haineux à l'égard de personnes de confession catholique ? Avez-vous constaté une évolution à ce sujet ? Les dispositions envisagées auront-elles un écho dans la communauté catholique ?

M. Xavier Breton. Ce texte est inspiré par les drames que le terrorisme islamiste a fait vivre à notre pays et dont l’Église catholique a elle-même été victime : chacun a en mémoire l’assassinat du père Jacques Hamel et des trois morts à la basilique Notre-Dame-de- l’Assomption de Nice. Quel est l’état du dialogue inter-religieux, notamment entre l’Église catholique et le culte musulman ? Selon vous, y a-t-il une continuité entre l’islam et le terrorisme islamiste ou bien une rupture – ce qui signifierait que ce texte qui vise à conforter les principes républicains ne devrait pas aborder les questions de religion mais les questions politiques de radicalisation, qui sont d’un autre ordre ?

Mme Cécile Untermaier. Je considère moi aussi que l’entrisme islamiste est l’objet premier d’un texte dont on a le sentiment qu’il est écrit au préjudice de l’ensemble des cultes qui ne posent pas de problème à la République. L’article 6 conditionne l’octroi d’une subvention à toute association qui la sollicite par la signature d’un contrat d’engagement républicain ; ne serait-il pas préférable de s’engager sur la voie d’une déclaration d’engagement au respect des principes républicains ? S’agissant de l’ordre public et de la sécurité publique, des associations diocésaines prennent remarquablement en charge des personnes en situation irrégulière qui attendent le soutien des pouvoirs publics ; craignez-vous qu’elles se trouvent dans l’impossibilité d’agir ?

M. Francis Chouat. Les associations diocésaines ont pour fondement juridique un accord international qui a une force supérieure à la loi nationale. Partagez-vous mon interprétation selon laquelle le présent projet de loi n’a donc a priori pas d’incidence sur l’organisation du culte catholique ?

Mme Perrine Goulet. Par l’effet de la loi de 1905, les églises sont gérées par les collectivités locales. La réforme rendant possible la détention d’immeubles de rapport par les associations diocésaines permettrait-elle de décharger les collectivités de l’entretien des églises pour les redonner au culte catholique ? D’autres idées sont-elles possibles pour régler la question du financement des établissements des autres cultes, telles les mosquées ?

M. Guillaume Vuilletet. Bien que les équipes de football entraînent de grandes passions, je suis assez surpris que vous ne distinguiez pas la participation à la vie des religions, qui est de l’ordre du spirituel, du reste des activités humaines. Surtout, on a le sentiment que pour vous ce texte ne sert pas à grand’chose et que l’on pourrait très bien gérer à droit constant les problèmes qui se posent à nous. Cela semble en décalage avec l’opinion étant donné l’actualité.

M. Alexis Corbière. Je vous remercie pour la clarté de votre propos et j’irai plus loin que Guillaume Vuilletet : est-ce déformer votre pensée de dire que vous n’êtes pas demandeurs de cette loi, que vous considérez qu’elle restreint les libertés et que le ministre de l’intérieur pour, en quelque sorte, apaiser vos doutes, vous a indiqué la possibilité d’assouplir les dispositions relatives aux immeubles de rapport, ce que vous ne demandiez pas ? Votre réponse m’intéresse puissamment, car je suis contre la modification de la loi de 1905. Sur un autre plan, comment la conférence des évêques a-t-elle traité l’existence et donc la gestion de lieux de culte parisiens où des appels à la haine ont eu lieu et où des terroristes ont été célébrés, notamment l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet où de nombreux propos antisémites et racistes ont été tenus sans que ce lieu de culte soit fermé ? Des interventions ont eu lieu par moments, mais cet exemple ne démontre-t-il pas la complexité d’avoir sous sa responsabilité des lieux extrêmement préoccupants pour la sécurité publique et l’ordre public, et qui échappent à votre contrôle ?

M. Éric de Moulins-Beaufort. Au cours de chaque messe dominicale, les catholiques prient pour les autorités de notre pays. Je remercie Mme Vichnievsky d’avoir précisé que le projet de loi ne concerne pas les écoles catholiques sous contrat et je m’en réjouis. Internet étant un grand réservoir de haine, on doit pouvoir y trouver de la haine contre les catholiques sans beaucoup chercher, mais je ne tiens pas à m’inscrire dans la ligne de la victimisation ; pour autant, un travail de fond doit être fait au sujet de la parole, notamment sur Internet, dans toutes les sociétés modernes.

Y a-t-il continuité entre l’islam et le terrorisme islamiste ? Il est très difficile de répondre à cette question car la violence est dans le cœur des hommes, qui sont capables de tout utiliser pour la nourrir. L’islam a un rapport à la force politique qui n’est pas tout à fait celui du christianisme, même si les chrétiens, eux-mêmes violents, n’ont pas toujours été exemplaires. Un travail constant doit donc être fait dans toutes les religions pour opérer une transformation. Notre modèle est le Christ mort sur la croix.

Les juristes discutent du statut juridique exact des associations diocésaines au regard de l’accord international signé par la France. Pour nous, le point crucial est que le Conseil d’État ait reconnu que les associations au statut type établi par l’accord Briand-Cerretti correspondent aux associations cultuelles prévues par la loi de 1905.

Comme beaucoup d’autres responsables de cultes, je considère que la notion de contrat d’engagement républicain est discutable car tout ne relève pas de la loi ou du contrat. Ce qui nous gêne le plus en cette matière, je vous l’ai dit, est la référence à l’ordre public plutôt qu’à la sécurité publique.

J’ai conscience que le spirituel n’est pas tout à fait du même ordre que la passion footballistique, encore que pour certains la deuxième soit en passe de remplacer le premier. Mais la difficulté tient précisément à ce qu’en conséquence de la loi de séparation des Églises et de l’État, la République ne connaît pas le cultuel : elle l’organise, lui permet d’exister mais ne prétend pas le régenter. Le texte nous paraît-il utile ? Son objet premier est important : il convient de lutter contre des comportements inspirés par le radicalisme islamiste. Mais par l’ampleur de son champ, le projet de loi me paraît faire courir le risque d’abîmer l’équilibre général dans lequel nous vivons. Telle n’est pas l’intention de ses auteurs, j’en suis certain, et je pense que le débat parlementaire peut aider à revenir à l’intention initiale de la loi sans déborder. Plus largement, je le redis, ce texte n’a de sens que s’il s’inscrit dans un travail plus global tendant à renforcer le désir de vivre au sein de la communauté républicaine.

Il y a beaucoup à dire sur le statut des édifices cultuels communaux et je crains de ne pouvoir le faire dans le temps qui m’est imparti, sinon pour souligner que, contrairement à l’idée reçue selon laquelle 90 % des églises catholiques sont à la charge des communes, une grande partie de nos dépenses concerne les églises qui n’appartiennent pas à ces collectivités. C’est que depuis 1905 la population s’est accrue, on a beaucoup construit, les villes se sont agrandies et nous assumons dans tous les diocèses la charge de bon nombre d’églises, singulièrement en beaucoup de lieux où se trouvent des églises appartenant à la commune et où la population locale est très réduite, et de ce fait la communauté catholique. Il convient de réfléchir encore à ce problème patrimonial très délicat.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie.

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7.   Audition de M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France, et de M. Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France, lundi 4 janvier 2021 à 11 h 15

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10105373_5ff2c0f6935e2.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-de-representants-de-diverses-confessions-religieu-4-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France, et de M. Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France.

M. le président François de Rugy. Monsieur le Grand Rabbin, monsieur le président, merci d’avoir répondu à notre invitation. Je vous invite chacun à exposer votre position générale quant au projet de loi confortant le respect des principes de la République, avant d’entendre les questions des députés.

M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France. Merci de nous entendre à propos de ce projet de loi très important. Puisque nous sommes dans un temps de vœux, permettez-moi de répéter ce que souhaitait un rabbin du XVIIIe siècle, qui me paraît toujours d’actualité : que l’ancien soit renouvelé et que le nouveau soit béni. On pense toujours qu’on fait du nouveau, mais en réalité on essaie de revenir à l’origine des choses… J’ai le sentiment que c’est le cas avec ce projet de loi.

Oui, il faut faire quelque chose. On ne peut pas en rester aux sempiternels cris, rappels à la loi et positions de principe sans se donner un cadre et des arguments juridiques pour pouvoir agir. Dans un autre contexte, on a pu voir à quel point une loi aurait été nécessaire – une loi qui avait été votée ici même, mais qui a été sabrée par le Conseil constitutionnel – pour interdire, empêcher, lutter contre le déversement de haine antisémite qui a eu lieu au moment de l’élection de Miss France. Ce n’est pas forcément une émission que je suis, mais justement : quand la seule chose qui émerge de l’élection de Miss France est la haine contre une candidate qui a eu le malheur de dire que son papa était d’origine israélienne, c’est dramatique.

Si nous n’avons pas les outils juridiques adéquats alors que vous aviez fait le travail nécessaire, alors il faut construire quelque chose. En France, c’est par la loi qu’on construit une volonté collective – peut-être trop, parfois. Mais en l’occurrence, il faut vraiment faire quelque chose ; l’action doit aller au-delà de la parole. Il y a un esprit qui se manifeste depuis deux ou trois ans dans la loi, et le projet de loi dont il est question aujourd’hui me semble intéressant.

Nous avons la loi de 1905, qui est une loi de liberté faite pour traiter de tout ce qui touche au culte. Le judaïsme est quasi-intégralement organisé dans ce cadre pensé par Napoléon et surtout Portalis, avec son modèle consistorial que le président Mergui pilote avec l’ensemble des présidents des consistoires régionaux. Le culte protestant suit également la loi de 1905. Le culte catholique, lui, est dans un autre cadre, celui de la loi de 1907. Mais toutes les associations qui se sont créées ensuite, y compris dans nos cultes de manière très minoritaire, utilisent les dispositions de la loi de 1901 sur les associations pour faire des activités de culte.

Il y a donc un décalage terrible entre les associations qui respectent le principe de la loi de 1905 et ses contraintes particulières, qui pourraient éventuellement être revues, et les associations qui font la même activité sous le régime de la loi de 1901, qui n’ont aucune contrainte, aucune obligation mais en gros les mêmes avantages. On pourrait discuter de tout cela, voir par exemple si le mécanisme de défiscalisation des dons ne pourrait pas être plus avantageux pour le régime de la loi de 1905 que pour les associations loi 1901. Mais s’il y a exactement les mêmes avantages et aucune contrainte, il faudrait être fou pour ne pas basculer systématiquement dans la loi de 1901.

Je dis cela alors que nous-mêmes, au Consistoire, comme beaucoup de communautés en France, avons été obligés de créer des associations loi 1901 pour nos activités sociales. La loi de 1905 en effet, paradoxe incroyable, ne permet pas de s’occuper du social. Qu’on soit juif, catholique, protestant ou musulman, pour toutes les religions, donner au pauvre, s’occuper des personnes en état de faiblesse ou de handicap, est un principe de base. Si l’on considère que ce n’est pas du ressort d’une association cultuelle, il faut se doter d’un autre type d’association pour mener ces actions qui, de notre point de vue, relèvent du culte.

En gros, ce projet de loi permettrait d’assurer une cohérence, ce à quoi je suis favorable, afin que ceux qui acceptent les règles ne soient pas défavorisés par rapport à ceux qui les contournent. D’où le principe du contrôle. Lorsqu’il est question d’un contrôle préfectoral sur l’objet social des associations, il ne s’agit pas pour moi d’un contrôle interne : la police des cultes relève toujours des cultes, évidemment. Mais ce contrôle de l’État me paraît légitime dans la mesure où ces associations ont la possibilité de délivrer des reçus fiscaux, et ont donc une forme de responsabilité.

Le contrat d’engagement républicain me paraît parfait sur le principe. On peut toujours discuter des mots ou des modalités, mais le principe est que quand une association, quelle qu’elle soit, reçoit de l’argent public – et c’est le cas par nature de toutes les associations de France, par le biais de la défiscalisation – elle doit s’engager dans ce contrat républicain. La seule chose qui me gêne est que ce contrat d’engagement semble réservé aux associations cultuelles, alors qu’il devrait être valable pour toutes les associations de tous les secteurs en France. Cette cohérence est nécessaire. J’ai le sentiment que ce principe apparaît dans le projet de loi spécifiquement pour les associations cultuelles, mais peut-être me montrerez-vous le contraire.

Il y a un seul risque dans tout cela, que j’appellerais du fait de mon passé militaire un risque de dégât collatéral : à vouloir encadrer des conduites et des dérives potentielles, on pourrait en arriver à intervenir dans des domaines qui ont toujours bien fonctionné et qui sont au cœur même de la liberté d’exercice des cultes. Il faut être précautionneux sur quelques sujets précis, comme l’enseignement ou la formation des rabbins. Les rabbins sont formés en France pour 80 % d’entre eux. Cette formation est essentielle pour véhiculer le projet du Consistoire : « religion et patrie », qui correspond selon moi exactement à ce projet de loi. Ce dernier vise à préserver la liberté d’exercice du culte tout en assurant un contrôle de l’État, car tout ne peut pas être admis sous prétexte de culte. On a vu des dérives inacceptables. Il ne suffit pas de dire que c’est inacceptable, il faut élaborer des outils juridiques pour contrer ces dérives.

M. Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France. À mon tour de vous présenter mes vœux, puisque nous sommes sans doute une de vos toutes premières auditions de l’année. Nous vous souhaitons beaucoup de réussite dans vos travaux essentiels pour notre pays, particulièrement dans ce moment difficile que nous vivons.

Le Grand Rabbin a résumé nos positions sur le sujet et l’ensemble des réflexions que nous avons eues, ces dernières années et particulièrement ces derniers mois, entre nous au sein du Consistoire mais aussi avec le ministère de l’intérieur et avec le Président de la République. Je voudrais insister sur quelques points généraux.

D’abord, ce projet de loi est évidemment nécessaire. Même sans entrer dans tous les détails, il apparaît que des évolutions sont indispensables pour faire face aux difficultés que nous rencontrons ces dernières années.

Ensuite, depuis le début des années 2000, autrement dit depuis la remontée de l’antisémitisme et ensuite du terrorisme en France, nous avons été confrontés à une grande difficulté pour traiter la question : la peur maladive de l’amalgame. On a toujours eu très peur d’identifier le mal. J’étais déjà président de communauté et vice-président du Consistoire au début des années 2000, et je sais combien il était difficile, alors que les synagogues brûlaient, de dire d’où venait le problème, parce que c’était stigmatiser peut-être une partie minime du monde musulman.

Vingt ans après, un des objectifs de ce projet de loi est de lutter contre l’islamisme radical et le terrorisme. Le nom de la loi a été modifié pour en rester à quelque chose de plus général et de plus républicain. Dès lors il faut veiller à éviter le dégât collatéral dont parlait le Grand Rabbin : l’instauration d’un climat de suspicion qui pèserait sur l’ensemble des religions, même celles qui n’ont posé aucun problème au cours de leur histoire et de celle de notre pays. Comment faire, je n’en sais rien, la recette est compliquée. Mais éviter l’amalgame, dire vraiment les choses et ne pas créer un climat de suspicion envers l’ensemble des religions est une équation fondamentale que doit résoudre ce projet de loi.

Je ne parle pas de l’immédiat : au moment où on écrit la loi, on sait ce qui se passe. Je parle du moment où, dans cinq ou dix ans, lorsqu’on aura oublié le contexte, des administrations auront à gérer une nouvelle sorte de relations avec les religions. Si l’esprit dans lequel le travail se fait aujourd’hui est oublié, elles risquent de devenir beaucoup plus pointilleuses avec des religions ou des associations qui n’avaient jusque-là posé aucun problème, et cela par volonté d’équilibre. Pardon, mais je le vis quotidiennement dans mes relations avec les préfectures, avec les mairies, avec nos partenaires : ce qui était jusqu’à présent toléré dans un monde où les religions étaient présentes l’est beaucoup moins aujourd’hui. Le risque est qu’on veuille faire avec les juifs strictement pareil qu’avec d’autres.

J’insiste vraiment sur ce point. Il ne faut pas que le monde musulman se sente stigmatisé dans son ensemble, c’est une évidence. Dans le cadre de nos relations, nous sommes d’ailleurs en train d’expliquer tous les détails du mode de fonctionnement du Consistoire pour essayer d’accompagner l’intégration et l’organisation du culte musulman. Mais il ne faut pas oublier que l’ennemi est le terrorisme et l’islamisme radical, et non l’ensemble des religions. Je vois bien, dès qu’il est question de ce projet de loi, l’inquiétude des conseils d’administration, des communautés, des consistoires, des associations loi 1905 à travers la France qui ont toujours agi selon un modèle démocratique. Ils ne doivent pas craindre que cette loi remette en cause un mode de fonctionnement qui a toujours été exemplaire. J’insiste car au-delà de la loi, il y a son application : il faut compter avec ce phénomène psychologique et faire passer le message à l’ensemble des associations qui se sont distinguées par leur comportement pendant toutes ces années.

Le Grand Rabbin a évoqué les différences de régime. L’idée de départ, il y a quelques années, était d’inciter l’ensemble des nouvelles structures associatives cultuelles à se placer sous le régime de la loi de 1905. Si cela reste l’objectif, se donne-t-on les moyens de le poursuivre ? Autrement dit, est-il plus attrayant d’être dans le régime loi 1905 ou loi 1901 ? Je ne suis pas assez pointu juridiquement pour répondre, mais il peut nous sembler que, faute d’avantage nouveau pour le régime de la loi de 1905, on puisse douter de l’intérêt de le choisir. Soit vous en faites une obligation, ce qui n’a pas l’air d’être le cas, soit il faut un nouvel avantage pour pousser les associations à l’adopter. Il faut réfléchir à cela.

Je souscris pleinement à cet objectif. C’est ce que nous faisons au Consistoire. Il n’y a pas beaucoup de nouvelles communautés juives en France aujourd’hui, leur nombre va malheureusement plutôt en diminuant, mais le conseil d’administration du Consistoire a poussé les quelques associations qui se sont créées ces dernières années à opter pour la loi de 1905. D’ailleurs la loi du Consistoire central, qui est la fédération des communautés de France, ne nous autorise pas à accueillir au sein d’une fédération des associations loi 1901 : toutes celles qui font partie de l’union des consistoires, soit plusieurs centaines de communautés à travers la France, sont régies par la loi de 1905, avec toutes les règles et tous les avantages qui lui sont inhérents.

Je n’ai pas fait d’étude comparative sérieuse et précise entre les modèles de 1905 et de 1901, mais je pense que celui de 1905 devrait être plus attrayant. Nous avons évoqué à de très nombreuses reprises ces dernières années la question de la neutralité de l’État par rapport aux religions. J’ai dit au Président de la République il y a quelques semaines que la neutralité de l’État ne peut pas devenir de l’indifférence vis-à-vis des religions. Ainsi, les cultes souffrent de la crise sanitaire. Les synagogues, les églises, les mosquées, tous les cultes en souffrent, et l’État reste indifférent à ces souffrances. Certains pensent qu’il n’y aurait pas de possibilité d’aide de l’État à cause de la loi de 1905. Mais la loi de 1905 n’interdit pas de poster des militaires, qui sont une aide de l’État, devant les lieux de culte pour les protéger du terrorisme !

C’est pourquoi j’insiste : il faut penser l’avenir. Il faut avoir l’intelligence de dire qu’avec la loi de 1905, on ne peut pas aider le culte, mais qu’on peut aider des structures recevant du public à faire face aux conséquences du covid. C’est une autre façon de voir les choses. Selon l’exposé des motifs du projet de loi, l’article 6 n’a ni pour objet ni pour effet d’empêcher les associations loi 1905 d’obtenir des subventions pour leurs activités d’intérêt général. La possibilité pour l’État d’aider des associations cultuelles n’est donc pas exclue, lorsqu’il s’agit non pas du culte mais de l’intérêt général.

Je porte cela à votre réflexion parce qu’il ne faudrait pas laisser entendre à ceux qui veulent créer une association que le régime de la loi de 1901 leur laisse beaucoup plus de possibilités. Il faut réfléchir à une forme un peu plus attractive de la loi de 1905. Il y a toujours eu un contrôle de l’État sur les associations qui en relèvent. Puisqu’on veut matérialiser davantage ce contrôle dans les textes, peut-être la défiscalisation prévue pour l’ensemble des associations à hauteur de 66 % pourrait-elle être en contrepartie un peu augmentée pour les associations loi 1905. Je crois vraiment que la loi de 1905 est le bon modèle pour séparer le culte et le reste de la vie associative, mais si on veut la rendre plus attractive il faut se donner quelques moyens.

Voilà notre état d’esprit général : il faut rendre plus attractive la loi de 1905 ; il faut éviter de créer avec ce projet de loi et les débats qui l’entourent un climat de suspicion à l’encontre de l’ensemble des religions ; il faut trouver le moyen de ne pas stigmatiser l’islam mais de bien dire ce que sont l’islamisme radical et le terrorisme. Enfin, il est urgent de gérer la question des propos tenus sur internet et sur les réseaux sociaux. C’est un mal de notre pays, comme l’a montré le Grand Rabbin en évoquant une des dérives de ces derniers jours.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Merci à tous les deux. Je commence par préciser que l’article 6, et donc le contrat d’engagement républicain, ne vise aucunement les associations cultuelles, qui relèvent du régime juridique de la loi de 1905, par ailleurs réformé par certaines dispositions du projet de loi. Il n’y a aucune ambiguïté sur ce point.

Vous n’avez pas évoqué le passage du système actuel de rescrit administratif à une déclaration par l’association au préfet de sa qualité cultuelle. Cette mesure vous paraît-elle trop contraignante, compte tenu de votre mode de fonctionnement ? Selon la proposition du Gouvernement, la déclaration préalable serait valable pour cinq ans, comme le rescrit actuellement.

La question centrale de la séparation des activités cultuelles et des autres activités est le principe même de la loi de 1905. Des ambiguïtés, vous l’avez soulevé – des brèches, aurait dit Bernard Stirn que nous avons auditionné il y a quelques semaines – ont été ouvertes par le système des associations mixtes, qui relèvent de la loi de 1907. Est-il nécessaire de séparer ces activités, parce que la situation actuelle entraîne de la confusion, qu’elle autorise des structures à développer des projets qui sont parfois à la frontière du théologique et du politique, bref qu’elle s’éloigne du libre exercice du culte tel que nous le concevons en République ?

Enfin, je rejoins parfaitement votre point de vue sur l’attractivité des associations cultuelles de la loi de 1905 : il faut l’améliorer, et renforcer les contrôles sur les structures relevant de la loi de 1907. Pensez-vous que la disposition proposée sur les immeubles de rapport puisse se révéler un élément d’attractivité ?

M. Sacha Houlié, rapporteur pour les chapitres II et III du titre II, et pour les titres III et IV. Ma première question a trait aux dispositions qui vont encadrer le financement étranger des différents cultes en France. À quel titre cela concerne-t-il le culte judaïque ? Que pouvez-vous me dire sur les différents financements de votre culte en France ?

Ensuite, l’article 39 renforce les peines concernant l’incitation à la haine dans les lieux de culte et à leurs abords. J’aimerais savoir de quelle façon vous appréhendez cela et connaître les mesures de contrôle interne qui existent.

Enfin l’article 37 renforce les sanctions en cas de violation des dispositions de la loi de 1905 en matière de police des cultes. J’aimerais savoir ce qui est prévu dans le culte judaïque pour organiser sa police interne.

Mme Anne Brugnera, rapporteure pour le chapitre V du titre Ier. Mes questions porteront sur le domaine de l’enseignement. En France, c’est l’instruction qui est obligatoire : les parents peuvent choisir que leurs enfants âgés de trois à seize ans soient instruits soit en école publique, soit en école privée sous ou hors contrat, soit en famille. Des dispositifs de contrôle sont prévus pour que chaque site d’enseignement respecte le droit de l’élève à l’instruction, bien sûr, mais aussi les normes minimales des connaissances requises par notre code de l’éducation.

Le projet de loi modifie un certain nombre de dispositifs. La procédure de déclaration de l’instruction en famille, qui date de 1882, va notamment être remplacée par un dispositif d’autorisation délivrée en fonction de motifs édictés par la loi, sans que les convictions politiques, philosophiques ou religieuses des parents puissent être invoquées. J’aimerais vous entendre sur ce point.

Les articles 22 et 23 traitent de la fermeture administrative des établissements privés hors contrat en cas de dérive ou de manquement grave et réitéré à la réglementation. L’article 24 prévoit une condition supplémentaire pour la passation d’un contrat entre une école privée et l’État : l’établissement privé devra démontrer qu’il est en mesure de dispenser un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public ou organisé par référence à ces programmes. J’aimerais vous entendre sur ce point, et bien sûr sur le sujet de l’enseignement privé juif, sous contrat et hors contrat.

Mme Fabienne Colboc. Le projet de loi que nous examinons s’attaque au radicalisme religieux, qui a pour ambition de placer les normes religieuses au-dessus des lois de la République. L’enjeu est de lutter contre les divisions et de s’assurer que les principes de la République soient confortés dans toutes les sphères de la société.

L’objet du texte est de préserver la liberté de culte – tous les cultes – et d’améliorer notre arsenal juridique pour mieux prévenir les dynamiques séparatistes, renforcer la transparence des conditions de l’exercice du culte et garantir l’ordre public. Le projet de loi prévoit également de renforcer les peines applicables aux atteintes à la liberté de culte et d’aggraver le délit de provocation prévu par la loi de 1881 lorsque celui-ci est commis dans un lieu de culte.

De nombreux citoyens sont visés par des contenus antisémites en ligne, et le concours Miss France en a été récemment un triste exemple, vous l’avez dit. Selon une étude de l’IFOP, un tiers des Juifs de France se sentent menacés en raison de leur appartenance religieuse. Au nom du groupe La République en marche, je voudrais savoir, messieurs, quel impact ces atteintes ont sur votre liberté d’exercice du culte, notamment s’agissant de la jeunesse croyante. Et, toujours à propos des jeunes, comment trouver selon vous le juste équilibre entre liberté de conscience, appropriation des principes républicains et prévention de la radicalisation ?

Mme Annie Genevard. En 1905, le législateur a tranché en faveur d’une conception libérale de la laïcité, portée par Jean Jaurès et Aristide Briand, au détriment d’une conception intégrale, portée par Émile Combes. L’irruption d’un islam radical et violent a changé la donne, et il est de plus en plus fréquent d’entendre s’exprimer un discours antireligieux. Pourtant, comme l’a déclaré un membre du Conseil de la laïcité, ce n’est pas la France qui est laïque, mais la République. Par ailleurs, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre le principe selon lequel nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. Craignez-vous que cette loi favorise la montée en puissance d’un discours ou d’une opinion publique hostile aux religions ?

La progression de l’islamisme va de pair avec la montée désolante de l’antisémitisme. Que vous inspire cet état de fait et comment le combattre ? Cette loi risque-t-elle d’y contribuer ? Le comble serait de compromettre la liberté religieuse de ceux qui ne posent aucun problème pour combattre l’islamisme, qui menace la République.

M. François Pupponi. Beaucoup d’associations de la communauté juive se constituent sur le fondement de la loi de 1901 car elles ont des activités mixtes : cultuelles, mais aussi culturelles et sociales. Ce statut leur permet souvent d’obtenir des financements pour mener à bien leurs actions. La loi de 1905 a l’inconvénient de ne s’appliquer qu’aux associations dont l’objet est exclusivement cultuel. Seriez-vous favorable à l’élargir aux activités connexes des activités cultuelles, pour inciter des associations à se placer sous ce régime ? Je connais le cas de synagogues qui mènent des actions sociales totalement liées à l’exercice du culte.

Les avantages fiscaux attribués aux associations loi 1905 doivent-ils être plus incitatifs pour que des associations loi 1901 adhèrent à ce régime ? Savez-vous si des associations de la communauté juive souhaitent changer de statut ?

Nous avons été un certain nombre à faire en sorte que les dispositions consacrées à la haine en ligne permettent de sanctionner l’antisémitisme sous sa nouvelle forme : la haine d’Israël. Lors du concours de Miss France, c’est lorsque la candidate a annoncé que son père était israélien que la haine à son encontre s’est déversée sur les réseaux.

L’article 6 du projet de loi, consacré au contrat d’engagement républicain, prévoit que les associations devront s’engager à respecter le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Certaines associations cultuelles demandent régulièrement aux municipalités le prêt d’installations publiques pour l’exercice du culte, en particulier pour célébrer les grandes fêtes religieuses ; la séparation spatiale entre les hommes et les femmes est alors une réalité. À Sarcelles, une association de la communauté juive m’avait demandé la mise à disposition de la piscine, mais les hommes et les femmes n’étaient pas simultanément présents. Je leur ai prêté cet équipement car je ne souhaitais pas pratiquer de discrimination. N’avez-vous pas le sentiment que le contrat d’engagement républicain risque d’interdire le prêt de tels équipements à ces associations qui n’ont jamais posé aucun problème et demandent juste à pouvoir pratiquer leur activité en respectant leurs règles religieuses ?

M. Boris Vallaud. Le rapprochement du statut des associations loi 1901 et loi 1905 est envisagé afin de faciliter l’adoption du régime de la loi de 1905 par les associations à objet cultuel. Compte tenu de la rédaction actuelle du projet de loi, le culte israélite a-t-il l’intention d’effectuer cette transformation ?

En considération de l’équilibre trouvé en 1905 par la loi de séparation des Églises et de l’État, que pensez-vous de l’obligation de déclaration préalable des associations cultuelles ? N’y voyez-vous pas un système d’autorisation tacite qui pourrait modifier le principe selon lequel l’État ne reconnaît aucun culte ?

M. Pierre-Yves Bournazel. Monsieur le Grand Rabbin, monsieur le président du Consistoire, vous avez commencé en indiquant qu’il fallait faire quelque chose ; vous avez parfaitement raison. Nous devons lutter contre la radicalisation religieuse ou politique. Nous subissons, en France, l’islamisme radical. Des réponses doivent être apportées, car rien n’est au-dessus des lois de la République. La foi n’est pas au-dessus des lois de la République. La République reconnaît le droit à la différence, mais pas la différence des droits. La République protège tous les citoyens, leur liberté de conscience, et leur liberté de croire ou de ne pas croire. Je crois d’ailleurs qu’un adage juif prévoit : « la loi du pays est notre loi ».

Dans notre société, depuis une vingtaine d’années, l’antisémitisme a proliféré. Ce nouvel antisémitisme impose que des synagogues soient protégées. Il est difficile de dire que l’on protège la liberté de conscience dans la République quand certains citoyens doivent être protégés du fait de leurs convictions religieuses. L’antisémitisme se rencontre dans un certain nombre de quartiers ou de territoires – beaucoup d’intellectuels, d’universitaires et de spécialistes ont écrit sur le sujet. Certains citoyens de confession ou de culture juive ont quitté l’école de la République pour se protéger de l’antisémitisme. C’est un sujet de société majeur, et le législateur doit comprendre ce qui se passe dans notre société.

Vous avez émis des réserves sur certains points du texte, quelles modifications aimeriez-vous que le législateur y apporte ?

M. Meyer Habib. Je suis député français juif, et depuis ma naissance, j’applique le principe « dina demalkhouta dina » : la loi de mon pays est la loi. Monsieur le Grand Rabbin, vous avez fait part de votre crainte des dommages collatéraux, ne cassons pas ce qui fonctionne bien. Annie Genevard l’a très bien dit : les Juifs se sont fondus depuis 2 000 ans dans nos institutions en préservant leurs spécificités telles que l’abattage rituel – la shehita et la circoncision, tout en acceptant, en aimant et en chérissant la République. Quel plus beau message d’amour que la prière pour la République récitée dans toutes les synagogues chaque vendredi soir ?

Si nous sommes dans la situation que nous connaissons, ce n’est pas à cause du judaïsme ou du christianisme, mais à cause de l’islam radical, responsable de 100 % des attentats en France.

Je suis inquiet de constater que dans le département de Seine-Saint-Denis, il n’y a plus un seul enfant juif dans les écoles de la République. Nous en parlions avec Jean-Christophe Lagarde, député de ce département et président du groupe UDI et indépendants. C’est un échec cuisant de la République, car les enfants juifs se sont toujours intégrés dans ses écoles et les ont chéries, tandis que les membres de la communauté qui souhaitent que leurs enfants aillent dans des écoles juives tout en respectant les valeurs de la République pouvaient le faire.

Je crains que les discussions actuelles ne portent atteinte au fonctionnement harmonieux que nous connaissons depuis des millénaires, à l’exception de la parenthèse de Vichy – certains prétendent que ce n’était pas la France, c’est pourtant le cas puisque ce sont des gendarmes français qui ont arrêté les Juifs.

Pour finir, comme le disait M. Pupponi, certains pensent aujourd’hui qu’être israélien est suspect en soi, et nous avons constaté cette dérive scandaleuse lors du concours de Miss France.

M. Charles de Courson. J’ai quatre questions à poser au Grand Rabbin et au président du Consistoire.

Pensez-vous nécessaire de maintenir la distinction entre les activités liées à l’exercice du culte et les autres, telles que l’éducation, l’enseignement ou les actions sociales ? La notion d’exercice du culte n’est-elle pas trop étroite ?

S’agissant spécifiquement de l’enseignement, l’interdiction de l’instruction en famille pour des raisons religieuses prévue à l’article 21 vous semble-t-elle respectueuse des principes républicains ? Quel est votre avis sur le contrôle renforcé de l’enseignement privé hors contrat ?

Les articles 26 et 27 ne présentent-ils pas un risque d’immixtion de l’État dans le fonctionnement des cultes ?

L’adhésion au contrat d’engagement républicain est exigée de toutes les associations qui reçoivent des fonds publics, mais la République n’est pas un contrat. Ne vaudrait-il mieux pas parler d’adhésion aux principes républicains ?

M. Alexis Corbière. À propos de l’antisémitisme abject qui a circulé sur les réseaux sociaux lors de l’élection de Miss France, la loi permet déjà de sanctionner ce genre de propos, et les coupables seront châtiés. Le vrai sujet, c’est l’absence de moyens pour appliquer la loi, pas l’absence de dispositif juridique. La surenchère législative ne règle pas les problèmes, surtout quand on observe que les lois existantes ne sont pas appliquées.

L’article 6 a été évoqué à l’instant par Charles de Courson. La loi de 1905 est libérale dans le sens où elle laisse aux cultes la liberté de leur organisation, à condition que les fidèles respectent la loi, comme tout citoyen. Respecter la loi, c’est une injonction claire, mais demander à toutes les associations – notamment cultuelles – de respecter des principes est plus discutable, et le projet de loi insiste sur le principe d’égalité entre les femmes et les hommes. De nombreux cultes prévoient que les hommes et les femmes soient séparés dans les lieux de culte, et pour d’autres aspects. N’est-ce pas une ingérence, car dans l’esprit de la loi de 1905, la République n’a pas à se mêler de la façon dont s’organise le culte ?

L’article 26 imposera la modification des statuts des associations qui procèdent à la désignation du ministre du culte, à moins qu’elles ne prévoient déjà l’existence d’organes délibérants ayant compétence pour décider de l’adhésion. Il me semble que c’est le cas de vos associations : pouvez-vous me le confirmer ? N’est-ce pas une incompréhension de la loi de 1905, qui impose aux fidèles de respecter la loi mais ne permet pas de fixer une organisation spécifique aux cultes ?

Je suis défavorable à l’article 28 sur les biens de rapport car ce sont les fidèles qui doivent financer le culte. Prenons garde de ne pas transformer les cultes en affaires lucratives.

Au sein de votre culte, certains citoyens français envisagent de quitter le territoire et n’envoient plus leurs enfants dans les écoles de la République, pas seulement parce qu’ils sont victimes d’antisémitisme, mais aussi parce qu’au nom de leurs convictions religieuses, ils ne veulent plus faire partie de la République. Que faites-vous pour y remédier, sachant que ce projet de loi exige que les religions aident ces gens à retrouver confiance en la République ?

M. Haïm Korsia. Oui, la question des principes est essentielle. L’école rabbinique fondée à Metz avait pour vocation d’enseigner aux rabbins à pousser les communautés à faire tous leurs sermons en français. C’était le meilleur agent de francisation d’un judaïsme qui avait ses origines dans le Sud-Ouest, en Alsace ou en Allemagne de l’Est. L’enjeu était de faire en sorte que le Consistoire soit un consistoire français. L’école rabbinique a toujours poursuivi cet objectif après avoir quitté Metz pour s’installer à Paris, puis lorsqu’elle s’est installée à Chamalières, pendant la deuxième guerre mondiale. Elle a défendu la France, ses valeurs et les principes de la République.

Nous faisons en sorte que la pratique du judaïsme soit la plus sereine possible. Si quelqu’un doit partir, ce doit être par choix, non par contrainte. Le choix de chacun doit être libre, dans notre monde totalement ouvert où il est possible d’aller faire ses études en Amérique, au Japon, en Chine, en Australie, en Israël, à l’Université Bocconi ou à la Sapienza. Les étudiants bougent, mais cette mobilité doit être un choix, ils ne doivent pas se sentir poussés dehors. Nous défendons cette vision de la République car chaque fois que la République a été forte, le judaïsme y a eu toute sa place, tandis que chaque fois qu’elle a été fragilisée, le judaïsme a tangué, comme lors de l’affaire Dreyfus. Quand la République est tombée, comme en juillet 1940, malgré le vote courageux de quatre-vingts parlementaires, le sort des Juifs a été catastrophique.

Oui, en Seine-Saint-Denis, beaucoup d’enfants ne peuvent plus aller dans les écoles publiques – j’évite l’expression « école de la République » car les écoles privées sont aussi des écoles de la République. Mais il est vrai qu’en Seine-Saint-Denis, en dehors des Pavillons-sous-Bois et du Raincy, la sécurité n’est plus assurée pour les écoliers juifs. Nous devons nous interroger sur la liberté réelle de choix des écoles pour les parents et les enfants.

S’agissant de la déclaration préalable, la vraie question est de savoir si cette obligation s’appliquera à toutes les associations déjà constituées, ou seulement à celles qui seront créées après la promulgation de la loi. Il n’y a aucune raison de soumettre les associations qui fonctionnent bien à cette démarche, qui semble un peu mesquine. Il est ubuesque de demander aux associations existantes si elles sont profondément républicaines, mais il faudra le demander aux nouvelles associations. Mais puisqu’il y a des dérives, il faut prévoir un contrôle, qui devra être effectif.

L’un des articles du projet de loi impose la certification des comptes des associations, ce qui induit des coûts supplémentaires. Lorsque nous sécurisons des lieux communautaires en installant des caméras et des blindages, l’État ne peut pas nous aider à plus de 80 %, et les 20 % qui manquent peuvent être difficiles à payer pour des associations qui ne vivent pas dans l’opulence et n’ont pas d’immeubles de rapport. Le coût de la certification des comptes représenterait une nouvelle charge assez lourde. En revanche, la déclaration préalable ne me gêne absolument pas.

S’agissant de la brèche ouverte par les associations mixtes, pour reprendre la terminologie employée par Bernard Stirn, il faut trouver un mode d’organisation plus souple. Si tout ce qui se passe dans un lieu de culte est nécessairement considéré comme de caractère cultuel, nous oublierons tout ce qui relève du social et de l’humain. La commémoration de la Shoah est-elle de nature historique ou religieuse ? Lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv’, un rabbin récite un kaddish : faut-il considérer que c’est une cérémonie religieuse ? Rachi de Troyes, grand commentateur du Talmud qui a vécu de 1049 à 1105, disait : « quand on ne sait pas, regardons comment le peuple fait, et on saura comment faire. » La question des œuvres sociales est importante à régler, mais il faut respecter l’équilibre que nous avons trouvé, qui marche assez bien.

Le financement étranger nous concerne très peu : seules quelques fondations d’Amérique et d’Europe nous aident, et nous aimerions qu’elles le fassent encore plus.

L’enjeu de l’enseignement, y compris dans les établissements privés hors contrat, est aussi de former des citoyens. Mes enfants vont dans une école où l’on enseigne les valeurs de la République. Et lorsque j’étais dans les armées, je faisais venir les enfants des écoles pour le ravivage de la flamme du Soldat inconnu. Quand ces élèves apprennent la Marseillaise et les chants patriotiques pour cette occasion, on instille une pensée républicaine dans toute l’école. Le judaïsme a toujours fait en sorte que les élèves des écoles sous contrat ou hors contrat soient dans un cadre profondément républicain.

Je remercie les parlementaires qui ont rappelé l’adage « dina demalkhouta dina », qui a force de loi. Le génie de la laïcité en France est de faire en sorte que personne n’ait à choisir entre sa foi et sa citoyenneté. Notre système laïque, unique, est parfois moqué à l’étranger, mais je suis allé partout le défendre car la loi intègre la liberté de pratique religieuse – pas uniquement la liberté de conscience. Il faut le préserver car au-dessus de tout, notre communauté est la communauté nationale. Chacun doit se reconnaître dans ce que nous construisons ensemble.

La montée du sentiment antireligieux est un vrai risque. Je vais vous citer un exemple que le député Pupponi connaît bien : les caisses d’allocations familiales refusent parfois les bons vacances des parents qui envoient leurs enfants dans des colonies des Éclaireurs israélites de France – des scouts. Dans le Val-d’Oise, où les autres cultes ont d’ailleurs rencontré le même problème, M. Pupponi a dû intervenir. Pourquoi les scouts, particulièrement altruistes et ouverts, devraient-ils subir l’interprétation de la loi faite par une personne – pas l’administration – qui transforme un système laïque en un système athée ? La laïcité n’est pas l’athéisme. Le Secours catholique fait des choses extraordinaires sans demander un certificat de baptême à ceux qu’il aide. Les cultes produisent pour l’ensemble de la société, et si ce n’était pas le cas, les dons qui leur sont faits ne bénéficieraient pas de la défiscalisation.

S’agissant de la question essentielle de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui a été soulevée deux fois, je tiens à y répondre personnellement et à ne pas laisser au président Mergui le soin de le faire, car lorsqu’il a été brillamment réélu, une femme a voulu se présenter contre lui. Certains m’ont dit qu’il ne serait pas normal qu’une femme préside le Consistoire, mais je ne suis pas allé dans leur sens. Dans une association loi 1905, une femme peut être dirigeante ou administratrice. C’est d’ailleurs notre cas : nous avons des vice-présidentes et il est tout à fait possible qu’une femme devienne un jour présidente. Mais il y a une grande différence entre les instances dirigeantes d’une association, qui ne doivent faire l’objet d’aucune discrimination, et la police interne du culte, qui peut seule décider qui dirige l’office et comment s’organise le culte. Je ne vais pas demander pourquoi, dans les magnifiques églises du Pays basque, les hommes sont placés en haut et les femmes en bas – je vous invite à aller voir la superbe nef de l’église de Saint-Jean-de-Luz et ses ex-voto en forme de bateaux pour en avoir la démonstration.

La prière pour la République française prononcée dans les synagogues n’est pas anecdotique mais tout à fait essentielle. Je vous invite à l’entendre ou à la lire – je me permettrai, monsieur le président, de vous en envoyer un exemplaire que vous voudrez bien diffuser au sein de la commission spéciale. Il est important de savoir ce qui se dit dans les lieux de culte car le croyant, quel qu’il soit, essaie toujours de vivre en cohérence avec ces paroles. Il serait peut-être bon que l’on entende aussi cette prière pour la République dans d’autres lieux de culte, ou tout du moins que ce principe y soit repris.

Lorsque le Président de la République et le ministre de l’intérieur nous ont présenté ce texte, j’ai dit que la loi n’avait pas vocation à être contre, mais pour quelque chose. Elle doit défendre, partout, les principes républicains. Nous voulons encourager l’engagement dans la vie associative, le volontariat, le bénévolat, et toujours aller dans le sens du bien commun. J’ai le sentiment que c’est l’objectif de ce projet de loi, et je sais que vous saurez arranger les choses.

L’article 26 confère aux associations cultuelles la compétence du recrutement des ministres du culte, mais cela ne nous affecte pas : nous avons déjà un système très démocratique car le Consistoire central ne fait que valider la décision des associations locales, qui choisissent leur ministre du culte de manière autonome. Quant aux immeubles, si quelqu’un veut en offrir au Consistoire, nous sommes évidemment preneurs ! (Sourires.)

M. Joël Mergui. Le grand rabbin a déjà répondu à une grande partie des questions, si ce n’est à toutes. Je répondrai à celles qui portent sur l’antisémitisme et l’état d’esprit des Juifs de France aujourd’hui. On a demandé ce que nous faisions pour donner aux Juifs l’envie de rester en France. Il s’agit là d’une vraie question.

Dans le cadre des différents mandats que j’ai assumés depuis plusieurs années, j’ai toujours dit qu’il y avait moins de Juifs en France aujourd’hui qu’il n’y en avait il y a cinq ans, et qu’il y en avait moins il y a cinq ans qu’il y a dix ans. Cette courbe décroissante s’explique par deux phénomènes : de nombreux Juifs ont quitté la France ces dernières années, mais certains aussi abandonnent leur identité et s’assimilent à tel point que leurs enfants ne font plus partie de la communauté. C’est un phénomène nouveau alors qu’après la Shoah, la croissance de la communauté juive de France était certainement l’une des plus importantes en Europe, notamment du fait de l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord et de certains pays d’Europe de l’Est.

Nous combattons aujourd’hui l’islamisme radical qui, en même temps qu’il atteint notre société, favorise le développement d’une nouvelle forme d’antisémitisme, d’antisionisme et de haine d’Israël. Dans ce contexte, le Parlement s’apprête à voter un projet de loi. On peut voir les choses positivement : comme l’a dit le grand rabbin, ce texte vise à conforter l’esprit républicain et les valeurs de la République. Mais nous ne devons pas perdre de vue qu’il faut combattre précisément l’islamisme radical. J’insiste sur ce point car je ne voudrais pas que les Juifs de France, qui nous interpellent, qui interpellent le grand rabbin et qui nous interpelleront encore davantage lorsque ce texte sera au cœur du débat public, aient l’impression que tout le monde est traité à égalité dans la lutte contre les atteintes portées à la République. Nous devons veiller à rassurer les Juifs de France, à leur donner envie de rester dans notre pays. Nous devons trouver des moyens, notamment financiers, pour assurer leur sécurité dans les quartiers difficiles. Le grand rabbin a évoqué l’aide que l’État nous a apportée pour sécuriser nos lieux, mais il ne faudrait pas oublier les vigiles que nous avons dû recruter et tous les moyens supplémentaires que nous avons dû déployer. Je vous le demande pour l’ensemble des religions, mais plus particulièrement encore pour le judaïsme, qui s’interroge aujourd’hui sur son avenir : il ne faudrait pas que chaque rabbin ou président d’association cultuelle, qui a toujours respecté l’ensemble des règles de notre pays, ait l’impression que le texte qui résultera de vos travaux lui impose des contraintes nouvelles. Cela porterait atteinte à l’état d’esprit des Juifs de France.

La veille de l’attentat de Toulouse, nous avons obtenu l’autorisation de construire le Centre européen du judaïsme, un grand bâtiment de près de 5 000 mètres carrés qui accueille notamment le Consistoire. Imaginez-vous le doute qu’ont pu ressentir les conseillers d’administration du Consistoire au moment d’engager le plus grand projet juif d’Europe en 2012, de commencer les travaux au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher, et d’inaugurer le bâtiment ? Ce projet était notre réponse. Certains Juifs quittent la France, d’autres doutent, des synagogues sont attaquées et nous sommes obligés de nous protéger. J’aurais pu, il y a dix ans, renoncer au plus grand projet de la communauté juive en France, mais nous l’avons mené à bien. Le Centre européen du judaïsme a été inauguré par le Président de la République, bien que toutes les structures de l’État se soient montrées d’une froideur totale lorsque nous avons sollicité des aides, même dans le domaine culturel. Nous avons fait notre part pour essayer de convaincre les Juifs de France qu’ils avaient un avenir dans notre pays. Il ne faudrait pas que le présent projet de loi suscite de nouveaux doutes chez les responsables de la communauté juive de France ou, tout simplement, chez les Juifs de France.

Tout cela est très subtil, très compliqué. La censure de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet a attisé les doutes : voulons-nous réellement combattre l’antisémitisme ? Je crains que dans cinq ou dix ans, les autorités pinaillent contre ceux qui ne créent pas de problèmes au lieu de concentrer leur action sur ceux qui en créent. C’est ce que je ressens aujourd’hui dans mes discussions à tous les niveaux de l’État. J’ai donné l’exemple du Centre européen du judaïsme, aujourd’hui confronté à d’énormes difficultés de financement car on a peur qu’en aidant une structure juive, on doive aider également d’autres structures.

Faut-il différencier, pour les associations loi 1905, les activités cultuelles et les activités non cultuelles ? Il faut comprendre que certaines activités non cultuelles font partie de la vie d’un culte, d’une communauté – pardon d’utiliser volontairement ce mot, je veux parler d’une communauté d’intérêts, d’une communauté de philosophie. Il y a sept ou huit ans, j’ai été obligé de créer le Secours juif pour éviter qu’une administration trop pointilleuse ne retoque les reçus fiscaux correspondant aux dons destinés à aider, dans une synagogue, des personnes en difficulté. Pourtant, n’est-ce pas la vocation d’un culte que d’encourager ce que nous appelons la tsedaka et que d’autres appellent la charité ? Faut-il créer une association à part pour cela ? Ces activités, qui entrent dans le cadre du culte, doivent-elles être déclarées séparément ? C’est à vous de le déterminer.

Le Consistoire est resté très respectueux de la loi de 1905. Pour répondre à une question qui nous a été posée, il est possible que quelques associations loi 1905 soient créées. Quant aux associations loi 1901, il n’y en a pas – ou quasiment pas – qui gèrent un culte aujourd’hui en France. Je ne sais pas si certaines associations loi 1905 deviendront demain des associations loi 1901 ; essayons de l’éviter car ce serait un échec pour la communauté juive.

Prenons le cas d’une communauté religieuse ayant une synagogue, qui a toujours respecté la loi, qui s’organise dans le seul cadre d’une association loi 1905 et qui n’a pas voulu créer d’autre association. Pour la partie non cultuelle de son activité, c’est-à-dire la partie sociale et éducative – l’organisation de conférences ou d’activités ludiques pour les jeunes, par exemple –, devra-t-elle créer une association loi 1901 ? Autorisera-t-on les collectivités locales, qui rechignent à agir en faveur des Juifs de peur de rompre une certaine égalité de traitement, à aider une association loi 1905 pour la partie non cultuelle de son activité ?

Les associations cultuelles assurent la rémunération du rabbin, mais ce dernier exerce-t-il une activité cultuelle quand il réconcilie des couples ou encourage les jeunes à devenir de meilleurs citoyens ? Il faut rentrer dans le détail : tout ce qui concerne la synagogue ne relève pas du culte. Comme les autres lieux de culte, la synagogue est aussi un lieu de rassemblement, où il se passe plein de choses qui n’ont rien à voir avec le culte. Pour ces activités, l’outil existant – l’association loi 1905 – est-il suffisant ou faut-il en créer un nouveau ?

S’il vous plaît, ne défaites pas ce que nous essayons de faire depuis des années. Faites en sorte que les Juifs de France n’aient pas l’impression d’être punis par toutes ces règles nouvelles, instaurées pour résoudre le problème d’un culte qui a engendré une frange marginale, l’islamisme radical. Je suis médecin. Quand j’ai fait mes études de médecine, je n’ai eu aucun problème à demander à mes chefs de service de m’absenter pour le shabbat et les fêtes, ni à demander à mes universités de ne pas passer d’examen le vendredi soir ou le samedi. Si de telles demandes posent problème aujourd’hui, c’est parce qu’on essaie de gérer un nouveau culte qui est en train de s’installer en France. Or je ne suis pas sûr que ce soit en réglementant le culte à l’excès qu’on combatte le terrorisme. Notre objectif est la lutte contre le terrorisme et la radicalisation de l’islam ; pour ce faire, allons-nous contrôler tous les cultes ? Nous devons nous poser cette question pour chacune des lignes que compte ce texte. Mon avis se fonde sur vingt ans d’expérience, de responsabilité et d’analyse.

La question des financements venant de l’étranger ne nous concerne quasiment pas. En la matière, les associations loi 1901 et loi 1905 seront-elles soumises à la même législation ? Il n’est pas question de contrôler l’origine des financements dans le cadre de la loi de 1905 si on ne le fait pas dans le cadre de la loi de 1901, à moins de vouloir inciter chacun à rester régi par la loi de 1901.

S’agissant de l’enseignement, je pense que les écoles juives sous contrat et même les quelques écoles juives hors contrat sont un exemple d’intégration républicaine. Là encore, il ne faudrait pas que ces systèmes scolaires se sentent stigmatisés parce que l’on cherche à éviter des dérives ailleurs.

Pardon d’insister sur ce risque. Chacun connaît ma proximité avec le monde musulman – je suis originaire du Maroc et j’ai des relations quotidiennes avec les responsables du Conseil français du culte musulman (CFCM) –, mais je ne tolérerai pas que le judaïsme, dont les contraintes comme le shabbat ou la nourriture kasher sont plus fortes que celles des autres religions, soit la victime collatérale d’une règle imposée pour lutter contre l’islamisme radical. Je ne voudrais pas que des Juifs intégrés à la société française, ayant envie de continuer à vivre leur judaïsme de façon pleine et entière tout en étant des citoyens exemplaires, subissent une double peine. Il ne faudrait pas que les Juifs de France, en particulier les responsables des structures associatives juives en France, se sentent plus en difficulté.

M. Xavier Breton. J’aimerais prolonger votre réflexion sur le terrorisme islamiste et l’islamisme radical. À vos yeux, existe-t-il une continuité ou une rupture entre l’islam et l’islamisme radical ? Ce dernier a-t-il une dimension entièrement religieuse ou revêt-il aussi d’autres dimensions ? Le présent projet de loi vous paraît-il situé au bon niveau lorsqu’il s’intéresse à la question des cultes et des religions ?

M. Belkhir Belhaddad. Je vous remercie, monsieur le Grand Rabbin, d’avoir cité la ville de Metz, où il existe depuis très longtemps une concorde entre les différentes religions et où a été créée l’école rabbinique que vous avez évoquée.

Que pensez-vous de l’article 31, qui étend certaines obligations comptables aux associations inscrites de droit local à objet cultuel d’Alsace-Moselle ?

J’aimerais enfin vous interroger sur le dialogue interreligieux, que vous avez évoqué rapidement tout à l’heure. Quel est l’état des discussions et des échanges que vous avez avec les autres cultes ?

M. Éric Poulliat, rapporteur pour le chapitre II du titre Ier. Je précise à nouveau que les associations cultuelles ne sont pas directement concernées par le contrat d’engagement républicain, ou en tout cas par le besoin d’engagement républicain, à partir du moment où elles sont strictement cultuelles – ce qui est majoritairement le cas dans votre culte, comme vous l’avez souligné. Lorsque ces associations éprouvent le besoin d’exercer une action complémentaire dans le champ de la loi de 1901, notamment en matière de solidarité ou de charité, on entre effectivement dans une zone grise, ce qui pose certaines difficultés.

Aux termes de l’article 6, l’engagement républicain consiste « à respecter les principes de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public ». Cette définition pose-t-elle problème ? Pensez-vous qu’elle doive être précisée ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure pour le chapitre IV du titre Ier. L’antisémitisme est malheureusement associé aujourd’hui à la haine en ligne. Au-delà des propos récemment tenus à l’encontre d’April Benayoum, qui ont peut-être permis à tout un chacun de prendre conscience de ce phénomène, d’autres affaires d’antisémitisme en ligne se révèlent chaque jour. Vous avez dit qu’il était urgent de lutter contre cette haine en ligne. L’urgence vient-elle d’une exacerbation des propos antisémites, notamment sur les réseaux sociaux, ou d’un effet de saturation ? Comment évolue ce phénomène ?

Je suis bien sûr favorable à une évolution de la législation dans ce domaine, même si un délai de vingt-quatre heures aurait été bien trop long pour faire retirer les contenus contre Mme Benayoum – il faudrait sans doute demander aux plateformes de faire mieux. L’article 18 crée un nouveau délit de mise en danger sur internet par la divulgation d’informations personnelles : cette disposition trouve-t-elle un écho auprès de votre communauté ?

M. Haïm Korsia. Toutes ces questions sont essentielles. S’agissant de la continuité entre l’islam et l’islamisme radical, je reprendrai les propos de l’une de vos anciennes collègues citant sa grand-mère : « Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. » Cette question vitale devrait plutôt être posée aux services de renseignement et à l’État, qui doit être capable de suivre ce qui se passe. Il est clair que le flou entretenu donne de la place à des mouvements qu’on ne contrôle plus, notamment dans des quartiers parfois abandonnés. Il faut que la République reprenne toute sa place, en créant par exemple des maisons des associations. Quand on a besoin de quelque chose, on doit se tourner vers l’État et non vers d’autres opérateurs qui ont pu s’imposer. Toutes proportions gardées, l’histoire a montré que les conquêtes militaires devaient s’accompagner d’une conquête des cœurs des personnes. Il faut redonner confiance dans les principes de la République.

Rassurez-vous : grâce à la laïcité, le dialogue interreligieux fonctionne remarquablement. Au niveau local, nous faisons de grandes choses. Nous pouvons bien sûr avoir des points de vue divergents, notamment sur ce projet de loi, ou encore sur la réouverture des lieux de culte après le confinement. Certains cultes se sont battus pour rouvrir, alors que nous avons décidé, avec l’assentiment de l’ensemble du Consistoire, de ne pas rouvrir les synagogues à la Pentecôte. Nous avons considéré qu’une réouverture pour une fête aussi importante, après trois mois de fermeture, nous ferait prendre un risque que nous ne pourrions maîtriser : nous avons donc préféré attendre un petit peu. Malgré ces quelques divergences, le dialogue interreligieux en France est un modèle.

S’agissant de la haine en ligne, j’aimerais d’abord répondre à l’interpellation de M. Corbière. Pour censurer la loi qui porte le nom de Mme Avia, le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions prévues étaient disproportionnées. Cet argument m’a fait bondir. Le Conseil constitutionnel ne lit manifestement pas ce qui s’écrit sur internet : si les dispositions votées sont disproportionnées, c’est que nous n’en faisons pas encore assez ! Nous devrions demander aux hébergeurs de contenus combien de modérateurs travaillent en permanence – et parmi ces modérateurs, combien parlent français. Dans l’affaire que vous avez citée, il a fallu signaler chaque tweet sur PHAROS, la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements, alors que les contenus incriminés auraient pu être bloqués en amont. Parlons clairement : ce qui marche, pour les GAFA, ce sont les amendes à l’allemande, d’un montant énorme. Les plateformes parlent un langage économique, et nous devrions faire comme elles. Un ancien ministre de l’intérieur m’avait convié à une discussion avec le numéro trois de Facebook : à cette occasion, j’ai bien compris que ce qui les motive, c’est que nous leur parlions gros sous. Les contenus haineux doivent être retirés immédiatement – Mme Avia a évoqué un délai de vingt-quatre heures, mais elle parlait à l’origine d’une heure – car la rapidité de la diffusion de la haine sur internet et sa viralité constituent une nouvelle donnée.

Je conclurai en appelant votre attention sur les signaux faibles, qui sont porteurs de sens. Je pense par exemple aux examens organisés le jour du shabbat : comment convaincre les jeunes de rester en France pour faire leurs études quand d’autres pays, comme l’Italie, tiennent mieux compte de cette nécessité ? Jusqu’ici, les questions du shabbat et de l’abattage rituel, dont parlait aussi M. Habib, n’ont jamais posé problème. Aujourd’hui, les gens se disent qu’il n’y en a que pour les Juifs… Sommes-nous obligés de remettre sans cesse en question les pratiques religieuses alors que le génie de la laïcité à la française réside justement dans la liberté laissée dans ce domaine ?

M. le président François de Rugy. Je vous remercie pour cette audition qui fut très riche, comme les autres.

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8.   Audition de M. Olivier Wang Genh, président exécutif de l’Union bouddhiste de France, lundi 4 janvier 2021 à 12 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10105373_5ff2c0f6935e2.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-de-representants-de-diverses-confessions-religieu-4-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Olivier Wang Genh, président exécutif de l’Union bouddhiste de France.

M. le président François de Rugy. Nous recevons maintenant M. Olivier Wang Genh, président exécutif de l’Union bouddhiste de France, que je remercie d’avoir accepté notre invitation.

M. Olivier Wang-Genh, président exécutif de l’Union bouddhiste de France. Je rappellerai tout d’abord la situation du bouddhisme et de ses différentes traditions en France. L’Union bouddhiste de France (UBF) rassemble une centaine de membres de toutes les traditions bouddhistes représentées en France. Toutes ses composantes sont structurées en associations – associations loi de 1901, associations loi de 1901 mixtes, associations loi de 1905. Une vingtaine, au cours des années 1990, ont créé des congrégations. L’installation récente du bouddhisme en France, son mode d'organisation, la notion même de ce qui relève du culte dans les différentes écoles bouddhiques et la difficulté de définir clairement ce qu’est le culte bouddhiste, très variable selon les traditions, peuvent rendre problématiques les modifications prévues dans le projet de loi. D’autre part, beaucoup de centres ont de multiples activités gérées par une même structure administrative, généralement une association loi de 1901. Toutes ces structures n’ont pas vocation à s’adresser spécifiquement à un public de pratiquants bouddhistes ou déclarés tels, quand bien même une pratique bouddhiste serait exercée en leur sein.

L’enseignement du Bouddha étant par nature non prosélyte, on peut dire que l’adaptation du bouddhisme et de ces communautés à la notion de laïcité à la française s’est très bien faite. Dès les années 1960-1970, l’utilisation des moyens juridiques existant en France pour organiser les activités bouddhistes a permis de développer ces communautés et aussi d’établir une relation de confiance, voire une certaine forme de reconnaissance de la présence du bouddhisme en France par les services de l’État. Depuis la création des premières associations régies par la loi de 1901 puis, progressivement, par la loi de 1905, jusqu’à la reconnaissance des premières congrégations, un contrat de droits et de devoirs s’est établi pour permettre le libre exercice de la pratique bouddhiste au sein de la République française.

Le projet de modification des lois de 1905 et de 1907 n’est pas motivé par leur adaptation à une nouvelle réalité de la pratique religieuse en France mais par la lutte contre le séparatisme religieux et le souhait de renforcer la laïcité. De ce constat, il découle en premier lieu que l’établissement des nouveaux devoirs motivés par cette lutte ne peut être que plus contraignant pour la gestion d’un lieu de culte, en second lieu que les associations seront sous le feu d’un classement cultuel forcé par l’autorité compétente en cas d’activité dont la vocation pourrait avoir un lien indirect avec la pratique bouddhiste. L’évolution envisagée marque en tout cas une discrimination de traitement motivée par cette seule lutte, puisque les nouvelles dispositions s’appliquent à tous sans distinction. Cette situation provoque, de fait, contradictions et incertitudes.

Ainsi, la création d’un contrôle quinquennal de la qualité cultuelle d’une association aura pour conséquence que le préfet pourra s’opposer au classement d’une activité au sein d’une association loi de 1901 sur la seule base du lien direct ou indirect avec le culte. Nous sommes d’une part dans la reconnaissance, d’autre part dans la sanction. Pour les associations loi de 1905, le contrôle des fonds provenant de l’étranger ressortit au même principe : il ne relèvera plus de la confiance fondée sur l’établissement d’une comptabilité transparente mais sera soumis à déclaration, à seule fin de prévenir une atteinte à l’ordre public. C’est une contrainte supplémentaire qui pèsera sur les communautés bouddhistes.

Ces nouvelles dispositions s’accordent mal avec la gestion de la grande majorité des groupes et des centres bouddhistes dont la seule structure juridique est celle des associations loi de 1901. En effet, la lourdeur des procédures et les risques que fait peser une qualification qui peut paraître plus ou moins imprécise selon les différentes traditions bouddhistes rendent ces modifications attentatoires, d’une certaine manière, à l’étude et à la pratique de la philosophie bouddhique.

Aussi l’Union bouddhiste de France fait-elle sien le plaidoyer de la Fédération protestante de France publié sous le titre Le protestantisme alerte et conteste. Outre que les arguments juridiques qui y figurent concernent aussi les associations bouddhistes, l’UBF partage les remarques relatives au fond du projet et les multiples interrogations qu’il soulève – notamment sur l’analyse des causes et les solutions proposées – pour résoudre la question centrale du séparatisme et des radicalisations d’ordre religieux.

D’autre part, nous partageons plusieurs observations faites par le Conseil d’État, dont celle qui suit : « Le projet de loi alourdit les contraintes pesant sur les associations cultuelles et modifie l’équilibre opéré en 1905 par le législateur entre le principe de la liberté de constitution de ces associations et leur nécessaire encadrement du fait qu’elles bénéficient d’avantages publics ».

Je conclurai par une remarque tirée des enseignements du Bouddha, qui disait qu’un remède est une médication lorsqu’il est adapté à la maladie dont on souffre, si bien qu’un même médicament bon pour une personne peut être dangereux pour une autre. L’immense majorité des lieux de culte et de pratique bouddhiste ou d’autres religions sont des lieux sains – je dis bien « sains » – qui n’exigent aucunement de tels traitements.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Que pensez-vous de l’objectif fondamental du projet de loi, qui est de séparer en droit les activités cultuelles des activités culturelles, socio-éducatives ou caritatives ? Si, comme je l’ai compris, les activités de vos membres sont pour l’essentiel organisées dans le cadre d’associations loi de 1901, jugez-vous envisageable, au regard des conditions que poserait la future loi, de faire basculer au moins la partie cultuelle de vos activités vers des associations loi de 1905 ?

M. Sacha Houlié, rapporteur pour les chapitres II et III du titre II, et pour les titres III et IV. Quelle est la part des financements étrangers dans le financement des cultes bouddhistes en France ? Quelles mesures internes ont été prises par le culte bouddhiste pour lutter contre les discours d’incitation ou de provocation à la haine, les propos stigmatisants ou non conformes aux lois de la République ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure pour le chapitre V du titre Ier. En France, comme vous le savez, l’instruction est obligatoire, non la scolarisation ; les parents peuvent donc instruire leurs enfants à l’école publique, à l’école privée ou à domicile. Les motifs de l’instruction à domicile sont nombreux mais l’on ne m’a pas rapporté le bouddhisme comme l’un d’eux. Qu’en est-il, sachant que le projet de loi prévoit en son article 21 que l’instruction des enfants en famille sera désormais soumise à autorisation et que les parents ne pourront invoquer des convictions politiques, philosophiques ou religieuses pour ce faire ? D’autre part, existe-t-il des écoles privées, sous contrat ou hoirs contrat, liées au bouddhisme ?

M. Guillaume Vuilletet. Je prends la parole au nom du groupe La République en marche. J’étais curieux de vous écouter présenter la structuration du bouddhisme en France, selon une organisation qui n’est pas fondée sur une hiérarchie religieuse. J’ai vous ai entendu dire que l’adaptation du bouddhisme à la laïcité s’est faite sans heurts particuliers. J’ai aussi constaté que vous portez un regard assez critique sur le texte qui nous est proposé, qui ne vise pas à lutter contre le terrorisme, mais à créer un cadre de fonctionnement des religions ne permettant pas le séparatisme – ce n’est pas exactement la même chose. D’autres représentants de cultes nous ont dit craindre, comme vous, qu’un renforcement des procédures administratives entrave le fonctionnement harmonieux des religions. Cependant, je crois savoir que l’Union bouddhiste de France a refusé d’admettre en son sein certains courants sectaires du bouddhisme tels que la Sōka Gakkai, pour ne pas favoriser l’intégration de mouvements extrémistes ; cela montre un besoin de régulation par rapport aux valeurs défendues par l’UBF, dont il faut aussi tenir compte. Enfin, les financements provenant de l’étranger supérieurs à 10 000 euros qui vous arrivent sont-ils à ce point nombreux que les nouvelles dispositions alourdiraient considérablement le fonctionnement de vos associations membres ?

M. Xavier Breton. Je m’exprime au nom du groupe Les Républicains. Considérez-vous qu’il existe une continuité entre une religion donnée et une radicalisation violente ? S’agit-il toujours de religion ou d’autres logiques sont-elles à l’œuvre ? En ce dernier cas, le texte est-il sur le bon terrain en se plaçant sur le terrain des cultes ?

Mme Isabelle Florennes. Monsieur le président exécutif, je vous remercie, au nom du groupe du Mouvement Démocrate et Démocrates apparentés, de nous avoir indiqué que l’installation, assez récente, du bouddhisme dans notre pays s’est adaptée sans mal à la laïcité à la française. Je retiens vos interrogations sur la pertinence du texte pour lutter contre la radicalisation.

M. Charles de Courson. Je parle au nom du groupe Libertés et territoires. Je pense résumer votre position en disant que cette loi est inutile dans son volet concernant les cultes car le remède choisi est inadapté au mal que l’on entend soigner ; est-ce bien cela ? Pouvez-vous nous indiquer quelles mesures il conviendrait de prendre, selon vous, pour lutter efficacement contre le radicalisme islamique ?

M. Pierre-Yves Bournazel. Je m’exprime au nom du groupe Agir ensemble. Quelle est votre vision de l’islamisme radical et de ses conséquences sur la société ? Que fait l’UBF si elle est confrontée à des phénomènes sectaires ou de radicalisation ? D’autre part, participez-vous au dialogue inter-religieux ?

M. Alexis Corbière. Je prends la parole au nom du groupe de la France insoumise pour vous demander si vous percevez des aides publiques, communales par exemple. Pouvez-vous aussi nous éclairer sur le statut de la Grande Pagode située dans le bois de Vincennes ? L’article 6 du projet de loi dispose que les associations souhaitant bénéficier d’aides publiques doivent s’engager à respecter les principes républicains de liberté et d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes. Je ne pense pas qu’il appartienne à la République de demander aux cultes de penser d’une manière ou d’une autre, mais le Dalaï-Lama a tenu des propos concernant les femmes qui ne me paraissent pas respecter entièrement le principe d’égalité entre les sexes ; peut-on suivre les dispositions de l’article 6 en se réclamant d’une parole selon laquelle les femmes doivent être dotées d’une certaine beauté physique pour jouer un rôle utile dans la société ?

M. Olivier Wang Genh. Il est assez compliqué de séparer les volets culturels et cultuels de nos associations et de nos lieux de pratique. Les activités cultuelles à proprement parler sont extrêmement encadrées mais le bouddhisme prend beaucoup de formes différentes, et il y a des activités d’ordre plus culturel dans les communautés, notamment dans les communautés asiatiques venues s’installer en France lors des grandes vagues migratoires des années 1970. Elles ont un bagage culturel qu’elles essayent de faire vivre en France et de transmettre à leurs enfants si bien que la pagode est souvent un lieu où les religieux sont bien entendu présents, comme le sont des personnes très engagées dans la pratique bouddhiste, mais où l’on trouve aussi des enfants, et où se pratiquent des danses et des chants qui ne s’adressent pas spécifiquement à des personnes qui se déclarent bouddhistes. Aussi est-il souvent extrêmement compliqué de séparer clairement activités culturelles et cultuelles. Si toutes les associations lois de 1901 sont obligées de s’inscrire dans un cadre cultuel, cela posera des problèmes d’organisation et d’administration des lieux, notamment sur le plan financier. Comme vous le savez, le don est un élément central de la pratique bouddhiste et les revenus et les moyens d’existence des pagodes et des lieux de pratique sont pour beaucoup fondés sur l’organisation d’événements cultuels et sur des dons désintéressés qui permettent notamment la prise en charge des moines.

L’association loi de 1901, notamment sa forme mixte, est évidemment le régime juridique qui convient le mieux, et beaucoup de lieux de pratique ont créé ces dernières années plusieurs structures associatives sous ce régime ou sous celui de la loi de 1905. Certains centres commencent aussi à installer des fonds de dotation pour permettre d’autres formes d’activité et surtout pour être en mesure de recevoir des dons ou des legs leur permettant d’envisager de nouveaux développements.

La plupart des centres situés en France ont été construits par des Français qui se sont tournés vers le bouddhisme au cours des cinquante dernières années. Aussi les financements étrangers ou les dons faits de l’étranger concernent surtout des communautés d’origine et, pour ce que j’en sais, les montants considérés ne sont pas colossaux. La plupart du temps, des campagnes de dons sont faites en France et y participent les Français sympathisants bouddhistes.

L’enseignement même du Bouddha est une médecine pour ne pas tomber dans l’extrémisme. Les visions intégristes, l’incitation à la haine et à la violence, les vues extrémistes sont des dérives par rapport au dharma, le contraire de ce qui fonde l’enseignement que nous recevons quotidiennement et notre pratique personnelle ; aussi n’avons-nous pas besoin de trop insister pour prévenir ce type de dérives. Cependant, vous savez comme moi ce qui s’est passé au Myanmar au cours des cinq dernières années avec les Rohingyas. Des moines ont tenu des discours aberrants et scandaleux qui ont été rejetés par l’entière communauté bouddhiste mondiale ; ils ont d’ailleurs été interdits de prêche assez vite. Les bouddhistes sont souvent perçus comme des Bisounours, mais tous ne le sont pas et certaines personnes ont des discours inacceptables, mais la réaction est très rapide.

À ma connaissance, il n’y a pas d’écoles bouddhistes en France, pour les enfants en tout cas. Dans certaines communautés, on trouvera l’équivalent du catéchisme : les enfants peuvent être instruits sur l’histoire du bouddhisme ou sur certains points historico-culturels, mais il ne s’agit en aucun cas d’écoles de formation. Je ne connais pas non plus de cas où l’on recommande de garder les enfants à la maison pour les instruire ; au contraire, l’école est considérée par l’immense majorité comme une chance et une richesse. Sachant les drames et les difficultés extraordinaires qu’ont dû surmonter toutes ces personnes contraintes de quitter leur pays du jour au lendemain, l’intégration a été vraiment exemplaire au cours des cinquante dernières années, Cet exemple d’intégration silencieuse et discrète, sans faire de vagues, est remarquable et l’on ne peut que s’en féliciter.

Le séparatisme n’a pas lieu d’être pour les bouddhistes car le Bouddha a toujours enseigné de respecter les règles et les lois du pays dans lequel on vit, ses enseignements passant au second plan.

L’UBF a défini des critères précis d’agrément des traditions ou des communautés comme membre. La Sōka Gakkai est un mouvement bouddhiste apparu au milieu du XXe siècle ; nous sommes en discussion avec eux mais, dans les conditions actuelles, ce mouvement ne correspond pas, sur certains points, à nos critères d'adhésion. Nous sommes très vigilants au moment d’accueillir de nouveaux adhérents car nous tenons à préserver notre représentativité et la crédibilité du bouddhisme en France.

Vous m’avez interrogé sur les moyens de lutte contre les phénomènes de radicalisation dans les religions. Je sais qu’il est de votre responsabilité de tenter de régler ce problème, mais le bouddhisme donne une grande importance à l’éveil de la conscience de l’individu. Aussi, du point de vue bouddhiste, vouloir régler les problèmes de l’esprit humain par la loi trouve vite ses limites, puisqu’il faut avant tout des prises de conscience individuelles. Tout ce qui est radical, tout ce qui est extrême comportant en lui-même son propre poison, il nous semble assez difficile de vouloir régler ces questions de façon générale. Je constate aussi que la tendance à l’extrémisme ne concerne pas que les religions : on l’observe dans les champs politique, social et économique. C’est un des problèmes de l’esprit humain de vouloir croire que la vérité est absolument d’un côté et pas de l’autre.

Pensons-nous cette loi inutile ? Non. Revisiter un texte vieux de plus d’un siècle et écrit dans des conditions qui ne sont plus celles d’aujourd’hui n’est pas inutile en soi. En revanche, on peut se demander si le texte tel qu’il est rédigé est adapté aux solutions qu'il est censé apporter et surtout à la réalité religieuse française. Aujourd’hui, en France, les religions ont entre elles des relations apaisées. L’UBF est l’un des membres fondateurs de la Conférence des responsables de culte en France, conseil informel créé en 2010 et qui réunit les six principaux cultes présents dans le pays. Ce dialogue régulier entre les principaux responsables des religions en France se déroule aux niveaux national, régional et municipal, et le bouddhisme est intégré à toutes les formes de dialogue inter-religieux.

Je ne saurais me prononcer sur l’islamisme radical ni proposer de solutions ; on peut difficilement soigner ou apporter des réponses aux problèmes que peuvent rencontrer d’autres religions.

Non plus que les autres religions, nous ne recevons d’aides publiques, sauf pour des actions précises mais d’ordre culturel : une municipalité peut décider qu’un certain événement à vocation culturelle – par exemple, faire découvrir la richesse d’une exposition de statues – peut bénéficier d’une aide. Mais nous sommes bien conscients que tous les dons que nous recevons pour nos activités cultuelles ou pour les congrégations et que les donateurs peuvent défiscaliser sont une forme d’aide publique, et nous en assurons la gestion avec beaucoup de respect et de reconnaissance.

La Grande Pagode du bois de Vincennes étant la propriété de la Ville de Paris, nous avons signé au début des années 2000 avec la mairie une convention qui nous oblige à régler une redevance annuelle de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Grâce à cela, la Grande Pagode est le lieu où toutes les communautés bouddhistes présentes en France organisent leur fête annuelle qui, en temps ordinaires bien sûr, peut réunir plusieurs milliers de personnes.

Je ne veux pas commenter les paroles du Dalaï-Lama, mais le connaissant un peu, je puis vous dire qu’il a beaucoup d’humour, et je pense qu’il ne faut pas prendre certaines de ses déclarations, dont une phrase sortie de son contexte, au pied de la lettre.

M. Frédéric Petit. L’UBF a-t-elle des relations officielles avec les pouvoirs publics ? Vous consultent-ils ?

M. Olivier Wang Genh. Oui. Ainsi serons-nous conviés jeudi prochain, comme depuis quinze ans, à la cérémonie des vœux du Président de la République aux représentants des cultes. Nous sommes en contact régulier avec l’Élysée, avec le cabinet du Premier ministre – notamment ces derniers mois avec la gestion de la crise du Covid – avec le ministère de l’intérieur, le ministre lui-même et le bureau des cultes. Nous sommes consultés régulièrement, au même titre que les autres grandes religions du pays.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie pour cette contribution à nos travaux, qui clôt nos auditions de la matinée.

 

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9.   Audition de Son Éminence le métropolite Emmanuel Adamakis, président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF), lundi 4 janvier 2021 à 15 heures 45

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10106532_5ff32681398a6.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-de-representants-de-diverses-confessions-religieu-4-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Son Éminence le métropolite Emmanuel Adamakis, président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF).

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, dans le cadre des auditions des six cultes que nous organisons, nous avons le plaisir de recevoir Son Éminence le métropolite Emmanuel Adamakis, président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF), auquel je souhaite la bienvenue. Les représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM), que nous devions auditionner en début d’après-midi, ont malheureusement eu un empêchement de dernière minute, en raison d’un problème de santé de son président, auquel nous souhaitons un prompt rétablissement. Nous procéderons à leur audition mercredi.

Mgr Emmanuel Adamakis, métropolite orthodoxe grec de France, président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France. Mesdames, messieurs les députés, je vous présente, au nom de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France, mes vœux pour la nouvelle année, et vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant vous sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République.

Les Français de confession orthodoxe étant, pour la plupart, issus de pays ayant connu soit le totalitarisme politique, soit le fanatisme religieux, ils adhèrent d’autant plus fortement au principe de la laïcité. Par ailleurs, héritiers d’une coexistence multiséculaire avec le monde musulman, ils sont parfaitement conscients de la nécessité de dissocier l’islam de l’islamisme. Enfin, attachés à la dynamique évangélique de l’inculturation, visant à l’intégration du culte dans la culture, ils sont naturellement hostiles au séparatisme et valorisent hautement l’idéal républicain. En somme, les orthodoxes, en France, savent l’impératif absolu que constitue l’intégrité du bien commun et la neutralité de la sphère publique. Ils reconnaissent pareillement qu’il y a urgence à en rétablir la juste signification.

Toutefois, le projet de loi, en l’état, ne manque pas de soulever plusieurs questions. Dans l’avis remis au Gouvernement de la République, le Conseil d’État en détaille deux. D’une part, il observe que le texte modifie l’équilibre, adopté en 1905, entre la liberté du culte et son encadrement ; d’autre part, il s’interroge sur la capacité de la réforme à atteindre son objectif, dès lors que le courant qu’elle vise tend précisément à échapper au cadre institutionnel.

Nous partageons ce double constat. Nous considérons, de surcroît, qu’il faut considérer comme légitime l’inquiétude provoquée par le caractère englobant, indifférencié et niveleur du projet de loi. Que le législateur se refuse à stigmatiser un culte en soi est légitime mais, en pratique, cette intention risque de nuire au libre exercice de chaque culte. Si les communautés de croyants sont égales en droits, elles ne sont pas identiques en matière de constitution, d’histoire et de système. Or les mesures particulières visant certaines franges parallèles et marginales, réfractaires à la loi, s’appliqueront indistinctement, et en premier lieu, à des institutions identifiées et régulées. Un contrôle soutenu des premières, bienvenu, ne risque-t-il pas d’entraîner la coercition malvenue des secondes ? Comment éviter que ne règne la confusion et que ne s’étende la suspicion – ou, plus simplement, que le contrôle administratif ne se concentre abusivement, par facilité, sur celles-ci ?

Tel est donc notre souci. Il est modéré, mais réaliste. Afin de l’illustrer, j’évoquerai les principales dispositions dont nous estimons qu’elles gagneraient à être précisées, commentées ou amendées. Telles qu’elles sont formulées, elles peuvent aisément, nous semble-t-il, être source d’imbroglios inutiles ou constituer un fardeau exagérément lourd.

Premièrement, la juste exigence de l’État en matière de droits humains gagnerait à être contextualisée, dès lors, par exemple, que l’affiliation et la désaffiliation à l’orthodoxie sont libres. Qu’un orthodoxe consente à des restrictions aux ministères ordonnés ne signifie pas qu’il endosse la discrimination ou rejette l’égalité entre hommes et femmes. Pour le dire plus conceptuellement, l’universalité de ses principes fondamentaux n’est pas enfreinte dès lors que la loi civile est rapportée à une forme religieuse adéquate, dont on sait qu’elle en respecte le sens.

Deuxièmement, la notion d’ordre public, dans le texte, nous semble bien floue. Elle est même susceptible d’atténuer le devoir de témoignage et la qualité du débat démocratique. Au contraire, la notion de sûreté nationale et collective a le mérite de la clarté et de l’objectivité.

Troisièmement, en raison, sans doute, du sentiment d’urgence né de la conscience de devoir rattraper un traitement longtemps négligent ou défaillant, une forte pression est mise au travers d’une sorte de surenchère administrative tous azimuts. Le contrat d’engagement républicain reconductible tous les cinq ans, la certification annuelle des comptes, la déclaration annuelle de l’intégralité des donations reçues, la transmission obligatoire des fichiers de donateurs aux services fiscaux, le plafonnement et le suivi des financements étrangers, toutes ces dispositions sont tout à fait compréhensibles dans la mesure où elles ont pour finalité d’abolir des situations anomiques. Toutefois, pour de nombreuses entités au comportement conforme à la norme, elles introduisent une surcharge de travail et un surcoût guère soutenables. Conserver cette échelle d’encadrement en confiant au préfet le pouvoir réglementaire de l’aménager en tant que de besoin, au cas par cas, sur son territoire, permettrait de rationaliser, en la déconcentrant, l’intervention de l’État.

Quatrièmement – point le plus crucial –, le projet de loi vise à remplacer un régime associatif fondé sur l’homologation par un régime sélectif reposant sur la dérogation. Dès lors que cette évolution vise à répondre à un état d’exception, il serait légitime que le projet de loi comporte un échéancier, ainsi que des clauses de revoyure, afin que la nature transitoire du nouveau régime soit dûment inscrite dans la loi, avec pour terme le retour à la normale. Ainsi, la lutte circonstanciée contre la tentation séparatiste ne pourrait être comprise, dénoncée ou combattue comme un amoindrissement de la liberté de culte, laquelle est inséparable de la liberté de conscience et d’expression.

Je vous remercie à nouveau de ce dialogue en amont de l’examen du projet de loi, et propose la création d’un comité de suivi permettant de le prolonger. J’espère que ces observations vous seront en quelque façon utiles.

M. Florent Boudié, rapporteur général. J’aimerais que vous précisiez la façon dont est organisé le culte orthodoxe en France. Sur quelle base juridique – loi du 9 décembre 1905 ou loi du 1er juillet 1901 – repose-t-il ? Pratiquez-vous le mélange d’activités cultuelles et culturelles au sein de vos structures ? La question de savoir si elles sont distinguées ou non est l’un des points fondamentaux du texte.

Par ailleurs, j’aimerais vous interroger sur la possibilité accordée aux associations cultuelles de détenir des immeubles de rapport, dont nous débattrons lors de l’examen du texte à proprement parler. Cette mesure d’assouplissement, d’inspiration libérale, présente-t-elle un intérêt particulier pour le culte orthodoxe en France ?

M. Sacha Houlié, rapporteur. Une disposition du projet de loi prévoit un contrôle approfondi des associations cultuelles, notamment par le biais d’un droit d’opposition de l’administration à tout financement étranger supérieur à 10 000 euros. Dans quelle mesure cette disposition s’applique-t-elle au culte orthodoxe en France ?

Avez-vous eu connaissance de violations plus ou moins graves des dispositions de la loi du 9 décembre 1905, pour lesquelles les peines seront accrues dans le projet de loi ? Si tel a été le cas, quelles réponses y apportez-vous en interne ? Quelles sont les procédures et les mesures de police interne au culte orthodoxe visant à les prévenir ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure. Je suis rapporteure thématique chargée des aspects relatifs à l’enseignement. En France, l’instruction est obligatoire. Le principe de la liberté d’enseignement offre aux parents la possibilité d’inscrire leurs enfants en école publique, en école privée sous contrat avec l’État ou non, ou d’opter pour l’instruction en famille. Des dispositifs de contrôle permettent de vérifier que chaque type d’enseignement respecte le droit de l’enfant à l’instruction, ainsi que les normes minimales de connaissances requises par le code de l’éducation.

Le projet de loi prévoit plusieurs modifications de ces dispositions. S’agissant de l’instruction en famille, la procédure de déclaration sera remplacée par un régime d’autorisation, laquelle sera délivrée pour des motifs inhérents à la situation de l’enfant, sans que les parents puissent justifier leur choix par des convictions politiques, philosophiques ou religieuses.

Les articles 22 et 23 traitent des établissements d’enseignement privé hors contrat. Ils prévoient un régime de fermeture administrative en cas de dérives ou de réitération de manquements graves à la réglementation. L’article 24 traite des établissements d’enseignement privés sous contrat, qui devront désormais dispenser un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public ou par référence à ceux-ci.

Pouvez-vous dresser un rapide état des lieux de l’enseignement privé orthodoxe dans notre pays et donner votre avis sur ces dispositions ?

M. Francis Chouat. J’ai bien compris que vous acceptez les principes fondamentaux républicains que le projet de loi vise à conforter. Toutefois, vous exprimez la crainte que, au nom de la lutte contre le séparatisme, notamment prôné par l’islamisme politique, le texte n’impose à l’exercice de votre culte des contraintes particulières. Pensez-vous qu’un autre moyen, dans la loi, permettrait d’atteindre l’objectif du maintien de la liberté de culte, sans entrave de quelque nature que ce soit, tout en luttant efficacement contre le séparatisme, que vous récusez ?

Par ailleurs, vous avancez des propositions sans doute très intéressantes en matière d’ordre public, de sûreté nationale et de refus de surenchère administrative. Vous partagez l’objectif du projet de loi tout en nourrissant des craintes sur sa mise en œuvre. Pouvez-vous préciser votre pensée à ce sujet ? J’ai pris note de votre proposition d’instaurer un comité de suivi ; il faut sans doute en débattre, mais, sur le principe, elle m’agrée particulièrement.

M. Xavier Breton. Vous avez indiqué que les orthodoxes, ayant souvent vécu dans les dictatures qu’ont connues les pays d’Europe de l’Est au XXe siècle, ont l’expérience d’États liberticides ainsi que de la coexistence historique et géographique entre orthodoxes et musulmans, et qu’ils font la différence entre islam et islamisme. Pouvez-vous approfondir ce point, afin de déterminer s’il existe une continuité entre l’islam et les formes de radicalisation islamiste ? S’il n’en existe pas, comment expliquer cette rupture ? Dès lors, le texte répond-il bien à l’objectif de lutte contre les radicalisations ?

M. François Pupponi. Comme le rapporteur général, j’aimerais savoir si le culte orthodoxe relève principalement de la loi du 9 décembre 1905 ou de la loi du 1er juillet 1901.

Dans la mesure où la loi du 9 décembre 1905 interdit toute activité autre que cultuelle, je suppose que vous avez créé, comme les autres cultes, des associations relevant de la loi du 1er juillet 1901 afin de pouvoir mener des actions caritatives. Dès lors que le projet de loi vise à inciter les cultes à s’inscrire plus strictement dans le cadre de la loi du 9 décembre 1905, êtes‑vous favorable à sa modification visant à y inscrire des activités autres que cultuelles, notamment sociales et caritatives ?

Enfin, vous considérez que les mesures rendues obligatoires par le projet de loi pour les associations relevant de la loi du 1er juillet 1901, notamment celles relatives au contrôle de leurs comptes, induiront pour elles un surcoût. Disposez‑vous d’une estimation chiffrée de celui-ci par association ?

Mme Cécile Untermaier. Y a-t-il, au sein de l’Église orthodoxe, des courants plus intégristes qui complexifieraient son adhésion à ce projet de loi ?

Quelle est la nature de vos relations avec le ministère de l’intérieur ? Sont‑elles fréquentes et sur quels sujets portent-elles principalement ?

La réflexion sur le projet de loi a-t-elle été menée au sein de ce ministère, en charge de la police des cultes ? Que pensez-vous d’un éventuel rattachement de cette compétence, qui sera renforcée, au Premier ministre ou au ministre de la culture ?

Enfin, voyez-vous dans les dispositions de ce projet de loi un danger pour la poursuite des actions humanitaires menées par toutes les Églises chrétiennes en faveur des déboutés du droit d’asile ? Les associations diocésaines permettent notamment d’assurer un accueil digne et responsable.

M. Pierre-Yves Bournazel. Comment percevez-vous les évolutions de notre société au sujet de la laïcité, en particulier dans la nouvelle génération ?

Existe-t-il, chez les orthodoxes, des dérives radicales ? De quel ordre sont-elles et comment les gérez-vous ? Quel regard portez-vous sur les dérives religieuses et politiques de certains radicaux, d’une manière générale, c’est-à-dire dans toutes les religions, et plus particulièrement s’agissant de la montée de l’islamisme radical en France ?

Par ailleurs, quelle est votre lecture du projet de loi ? Quels en sont, pour vous, les points positifs ? Avez-vous des réserves sur certains aspects ? Souhaitez‑vous éventuellement des modifications ?

M. Charles de Courson. Des prêtres orthodoxes de nationalité étrangère financés soit par des Églises étrangères, soit par des États étrangers exercent-ils leur ministère en France ? Je pense à la Russie, à l’Ukraine, à la Grèce et à d’autres pays dans lesquels l’orthodoxie est parfois la religion d’État. Dans l’affirmative, que pensez-vous des mesures prévues par le projet de loi ?

Avez-vous des financements étrangers, venant d’autres États ou d’Églises étrangères, et comment voyez-vous le contrôle que le texte vise à instaurer en la matière ?

L’instruction en famille (IEF) est la possibilité, pour les familles, de choisir d’éduquer elles‑mêmes leurs enfants, dans le respect des dispositions relatives à l’instruction obligatoire et avec un contrôle de l’État. Que pensez-vous de l’interdiction de cette IEF pour les familles justifiant ce choix par des raisons philosophiques, religieuses ou politiques ?

M. Alexis Corbière. S’agissant des liens entre des financements étrangers et des associations cultuelles, en particulier celles que vous représentez, je prendrai l’exemple de la cathédrale de la Sainte-Trinité de Paris, qui se trouve à quelques mètres d’ici. Elle a été directement financée par la Fédération de Russie, par la volonté de son président, Vladimir Poutine, et avec l’accord politique de Nicolas Sarkozy, qui a soutenu le dossier. Cette cathédrale, qui a coûté 170 millions d’euros, directement payés par la Russie, a été inaugurée par le ministre de la culture et l’ambassadeur de ce pays. C’est directement un financement étranger. Existe-t-il d’autres lieux de culte du même type ?

Par ailleurs, ceux qui ont apporté des financements, en l’occurrence le gouvernement russe, ont-ils une influence particulière sur la nomination de tel ou tel ministre du culte ? Y a‑t‑il quelque chose d’un peu organique en la matière ou, du moins, une tradition de consultation du patriarche de Constantinople ou de l’autorité politique à laquelle la cathédrale de la Sainte‑Trinité se rattache ? Le politique a permis la construction de ce lieu de culte. Quelles conséquences en résulte-t-il, aujourd’hui encore, sur la manière dont vous êtes organisés ?

Mgr Emmanuel Adamakis. Nous avons à peu près trois cents lieux de culte en France. Chaque église est une association. La plupart a été constituée sur le fondement de la loi de 1905, mais il existe aussi quelques associations relevant de la loi de 1901.

La métropole du patriarcat œcuménique a quelques immeubles de rapport – mais pas beaucoup : nous ne sommes pas très riches. Ils peuvent provenir de dons de fidèles, que nous acceptons. Nos églises ont été fermées pendant presque quatre mois en 2020. Sans les dons des fidèles et les revenus des quelques appartements que nous possédons, nous ne serions pas capables de continuer à fonctionner comme il faut – nous devons notamment payer nos employés laïcs et les prêtres, auxquels nous ne versons pas vraiment un salaire mais des subsides leur permettant de vivre.

S’agissant du contrôle, j’ai indiqué que nous y sommes tout à fait favorables. Nous ne voulons pas cacher quoi que ce soit. Chaque reçu fiscal que nous remettons est, de toute façon, public.

S’agissant de la question de M. Houlié, je n’ai pas connaissance de violations de la loi de 1905 concernant le culte orthodoxe.

Il n’y a pas, toujours à ma connaissance, d’école purement orthodoxe en France qui serait gérée par une de nos Églises. Tous les enfants vont dans des écoles, publiques ou privées, délivrant l’enseignement prévu par l’État. Il existe des écoles de langue maternelle qui fonctionnent le mercredi ou le samedi, dans quelques cas, mais c’est en dehors des autres cours. Les enfants reçoivent le même enseignement que tout le monde, et je crois qu’il faut continuer dans ce sens.

S’agissant du séparatisme, j’ai bien souligné que nous sommes contre et précisé la manière dont nous considérons les moyens de lutte prévus par ce projet de loi.

Il y a des Églises, surtout en Orient, pour lesquelles la coexistence avec l’islam est un fait : nous avons vécu ensemble pendant des siècles. Néanmoins, nous n’avons pas connu que des périodes de paix. Les chrétiens ont beaucoup souffert et souffrent toujours dans certains pays. Pourquoi y a-t-il encore une émigration de chrétiens d’Orient ? Si l’accent est parfois mis sur leur protection, c’est qu’ils sont victimes d’une oppression, d’une absence de liberté dans certains pays.

Je connais l’islam. Je suis responsable du dialogue avec cette religion et le judaïsme ; je m’en occupe depuis plus de vingt-cinq ans. Il faut bien connaître chaque religion, son histoire et son organisation. On ne doit pas tout confondre ; une approche au cas par cas est nécessaire. L’organisation de l’islam est différente. Nous connaissons les efforts menés depuis la création du CFCM et la situation actuelle. On peut avoir de très bonnes relations avec l’islam, qu’il ne faut pas confondre avec l’islamisme. Un islam radical n’est pas acceptable dans la République.

Nous avons des associations caritatives. Le recours à un commissaire aux comptes peut coûter entre 3 000 et 4 000 euros par an. Je pense qu’il sera difficile pour de petites communautés de faire face à un tel coût supplémentaire. Nous sommes pour un contrôle, et une solution pourrait être que le préfet de chaque département l’organise au cas par cas.

Avons-nous des intégristes ? Je n’en connais pas et je ne peux d’ailleurs pas utiliser ce mot : il n’existe pas d’intégrisme orthodoxe. Qu’il y ait des positions plus conservatrices dans certains milieux, c’est vrai, mais sans intention de créer des problèmes dans la République – en tout cas, je ne connais pas en France d’intégristes orthodoxes au sens habituel de ce terme.

S’agissant de nos relations avec le ministère de l’intérieur, nous avons notamment eu une visioconférence le 3 novembre, si je me souviens bien, au sujet de ce projet de loi. Nos relations ont toujours été très bonnes, aussi bien avec le service des cultes qu’avec le ministre lui-même et ses conseillers. Nous sommes satisfaits des contacts que nous avons.

J’ai été surpris par la réaction du recteur de la grande mosquée concernant la formation des imams en France comme moyen de prévention des dérives radicales. Ce sujet est en discussion depuis plusieurs années. Il faut que, dans la mesure du possible, les imams soient formés en France. Si la formation peut être organisée de manière satisfaisante, chacun doit l’intégrer dans ses projets.

Plusieurs de nos prêtres viennent de l’étranger. Il faut distinguer, à mon sens, ceux qui sont issus d’États de l’Union européenne de ceux qui viennent de pays extérieurs à l’Union. J’ai exercé, pendant près de dix ans, la présidence de la Conférence des Églises européennes, qui regroupe cent trente Églises à travers l’Europe, la plupart d’entre elles se trouvant dans l’Union européenne. Au sein de l’Union, on doit avoir une approche différente selon que les prêtres en sont issus ou proviennent de pays extérieurs. Nous attachons de l’importance à l’inculturation et à l’intégration des prêtres qui viennent en France servir les communautés, mais aussi de nos fidèles.

Quelques prêtres sont rémunérés par un État étranger. Au sein de la métropole du patriarcat œcuménique, plusieurs prêtres d’origine grecque sont détachés et rémunérés par la Grèce. Toutefois, ces détachements ont été rendus plus difficiles par la crise et sont devenus très rares. Un certain nombre de prêtres roumains servent dans la métropole orthodoxe roumaine ; j’ignore si la Roumanie entretient une relation financière avec eux. Je ne peux pas davantage vous dire si la Russie apporte une aide financière aux prêtres russes. Au sein du vicariat pour les paroisses russes en France, que nous avons créé récemment, il n’y a pas de prêtres rémunérés par un État étranger – je parle ici de prêtres qui relèvent directement de la métropole du patriarcat œcuménique.

Nous ne pratiquons pas l’instruction en famille en France. L’instruction est assurée exclusivement par les écoles publiques ou privées.

On sait dans quelles circonstances la cathédrale de la Sainte-Trinité a été construite. Cet ensemble, qui se présente comme un centre culturel, se trouve sur le territoire russe. J’entretiens de très bonnes relations personnelles avec mon homologue métropolite, mais les rapports entre le patriarcat œcuménique et le patriarcat de Moscou ne sont pas les meilleurs qui soient ; cela n’est pas de notre fait. Les deux ou trois fois où je me suis rendu dans l’édifice, j’ai dû passer un contrôle à l’entrée, en présence d’un membre de l’ambassade de la Fédération de Russie. L’influence de l’État russe est évidente, compte tenu des relations qu’il entretient avec l’Église, non seulement en Russie mais aussi avec les représentations de l’Église russe à l’étranger. La cathédrale de la Sainte-Trinité en est un bon exemple.

Je ne prétends pas avoir les réponses à l’ensemble des questions. C’est pourquoi j’ai proposé tout à l’heure l’institution d’un comité de suivi, au sein duquel des personnes plus expertes que moi pourraient répondre précisément à vos interrogations.

M. le président François de Rugy. Il vous est toujours loisible d’envoyer des contributions ou des remarques écrites sur tel ou tel aspect du projet de loi.

M. François Cormier-Bouligeon. J’ai été interpellé, dans votre propos liminaire, par l’affirmation que, compte tenu de l’expérience qu’a connue l’Église orthodoxe au sein de régimes totalitaires, la laïcité était pour vous un bien très précieux. Vous avez, par ailleurs, indiqué, dans le rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité 2019-2020, que la laïcité devait être pensée « dans le contexte de la globalisation ». La laïcité est une clé de voûte de la République française – j’en profite pour glisser à notre collègue Annie Genevard que, pour ma part, je ne fais pas de différence entre la France et la République française. Selon vous, le projet de loi, qui vise à conforter le respect des principes de la République, devrait-il prendre en compte les conceptions antinomiques d’autres États, au prétexte de la mondialisation ? Nous faudrait-il repenser, quitte à l’amoindrir, notre principe laïc, alors que la France fait face, du fait de son modèle singulier, à des tentatives de déstabilisation de la part d’États religieux mais aussi de démocraties libérales, notamment anglo-saxonnes ?

Mgr Emmanuel Adamakis. Je suis arrivé en France il y a plus de quarante ans ; j’y ai étudié et j’occupe depuis dix-huit ans les fonctions de président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France. Je suis fier d’être français. La France m’a donné une certaine vision des choses. J’ai vécu également dans d’autres pays européens et en Amérique. Mon expérience du dialogue m’a permis de comparer les régimes de différents pays et de discerner les spécificités de l’organisation des cultes en France. Le régime français de la laïcité n’est pas bien compris dans d’autres pays. En Belgique, lorsque je parlais de la laïcité à la française, cela suscitait des questions, notamment de la part de personnes travaillant au ministère de la justice, auquel le culte est rattaché. J’ai dû expliquer ce que nous entendons par cette notion et en quoi nous pensons que cette organisation des cultes est un bien.

Toutefois, je m’interroge sur la possibilité d’exporter ce système, qui est unique et propre à la France : il n’est que de comparer le régime existant dans notre pays et dans d’autres États qui se disent aussi laïcs. La laïcité confère aux minorités religieuses – dont nous faisons partie – les mêmes droits que ceux dont bénéficient les religions mieux implantées numériquement.

M. Charles de Courson. Qui est propriétaire des quelque trois cents lieux de culte que vous évoquiez ? J’ai lu dans la presse que la propriété de biens à Nice avait donné lieu à un contentieux.

Mgr Emmanuel Adamakis. Dans la plupart des cas, les lieux de culte sont la propriété des associations. Toutefois, il y a des cas particuliers. Les deux églises russes de Nice ayant été construites par la famille du tsar, l’État russe en a revendiqué la propriété. Il l’a obtenue pour la cathédrale et manifeste toujours la volonté de récupérer l’église Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra. Autre exception, notre cathédrale appartient à l’État grec, car ceux qui l’ont construite en 1895 la lui ont offerte. Nous pouvons librement y exercer notre culte et vivre dans le bâtiment. Peut-être est-ce la même chose – je n’en suis pas sûr – s’agissant de la cathédrale roumaine de la rue Jean-de-Beauvais.

M. Charles de Courson. Est-ce vous qui entretenez ces églises ? L’État grec et l’État russe financent-ils les gros travaux ?

Mgr Emmanuel Adamakis. Ce que je peux vous dire, c’est que, pour notre part, nous ne recevons aucune subvention de l’État grec, du fait de la crise. Toutefois, notre cathédrale est inscrite au catalogue des monuments historiques. J’essaie de faire en sorte qu’elle bénéficie d’un classement, car nous devons effectuer des travaux. Les financements pourraient provenir, par exemple, de la direction des affaires culturelles.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie vivement d’avoir participé à cette audition.

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10.   Audition de M. François Clavairoly, président, et de M. Jean-Daniel Roque, conseiller juridique de la Fédération protestante de France, lundi 4 janvier 2021 à 17 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10106532_5ff32681398a6.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-de-representants-de-diverses-confessions-religieu-4-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. François Clavairoly, président, et M. Jean-Daniel Roque, membre du bureau et conseiller juridique de la Fédération protestante de France.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, pour notre cinquième audition des représentants des cultes, nous recevons M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, et M. Jean-Daniel Roque, membre du bureau et conseiller juridique.

Merci, messieurs, pour le document présentant l’avis de la Fédération protestante de France sur le projet de loi que vous nous avez fait parvenir.

Je vous laisse la parole pour un bref exposé liminaire.

M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France. Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous fournir l’occasion de nous exprimer. Je sais que vous recevrez des représentants de toutes les obédiences maçonniques, mais je n’ai pas vu dans la liste des auditions à venir des représentants des associations d’éducation populaire ou qui travaillent auprès des réfugiés ou les demandeurs d’asile, qui sont pourtant directement concernées par le projet de loi. Cela est peut-être prévu.

M. le président François de Rugy. Pour éviter tout faux débat et à l’attention de celles et ceux qui nous regardent sur le site internet de l’Assemblée nationale ou sur La Chaîne parlementaire, je précise qu’au-delà des auditions menées par notre commission spéciale dans son format complet, les rapporteurs, qui suivent un ou plusieurs chapitres du texte sur des thématiques particulières, notamment celle des associations, conduisent des auditions spécifiques de représentants plus directement concernés.

M. François Clavairoly. J’en suis très heureux, car ces associations sont directement concernées par ce projet de loi.

En introduction, j’évoquerai trois éléments de réflexion, afin de montrer l’esprit dans lequel nous œuvrons et la perspective qui est la nôtre : le premier est marqué du sceau de la confiance, le deuxième de celui de la laïcité, le troisième de celui de la liberté.

Nous souhaitons depuis toujours être, avec beaucoup d’autres, des acteurs responsables dans la construction d’une société de confiance. La confiance appelle chacune et chacun à s’insérer dans un processus, une histoire, un devenir commun mobilisant les forces, les bonnes volontés, les compétences, les valeurs. Ici, le protestantisme apporte son expertise, ses qualités, sa longue et douloureuse histoire, mais aussi son attachement indéfectible aux principes de la République.

La confiance ne signifie pas la naïveté. Dans le temps que nous vivons, la vigilance est de mise et ce projet de loi rappelle la réalité des dangers et des risques encourus par notre société si elle ne se dote pas de moyens pour lutter contre ceux qui veulent mettre en cause ses principes fondamentaux par la violence, le radicalisme, la terreur. Pour ma part, j’ai eu à maintes reprises l’occasion de dire combien nous devons lutter contre l’extrémisme se réclamant de l’islam et le projet politique qu’il veut mettre en œuvre.

Confiance et vigilance ne sont donc pas contradictoires mais créent l’équilibre, la force d’une société et sa qualité en termes de démocratie et de sauvegarde des libertés. À cet égard, la laïcité est la clé qui permet l’expression de cette démocratie et de cette liberté.

Je ne veux pas rappeler l’action décisive des protestants dans ce chemin difficile mais salutaire qui a abouti à la loi de 1905, ni qu’un protestant conventionnel comme Boissy d’Anglas souhaitait déjà la séparation des Églises et de l’État en 1795. Je veux seulement dire combien cette séparation doit être effective et intelligente, de sorte que la loi ne soit ni intrusive ni contraignante. Je veux dire aussi que la garantie de la liberté de culte n’est pas une sorte de pétition de principe abstraite qu’il suffirait d’invoquer comme un refrain, mais qu’elle ne va pas sans les conditions pratiques et juridiques de son exercice.

Nous considérons que le projet de loi visant à conforter le respect des principes de la République, non seulement demande ce respect à ceux qui le lui rendent déjà depuis son origine, notamment les protestants et les juifs, à ceux qui sont précisément dans le cadre de la loi de 1905 et la respectent, mais les contraint et les contrôle plus que de mesure. Alors que les cibles devraient être ceux qui ne respectent pas suffisamment la loi, nous voici visés, juifs et chrétiens. Alors que cette loi devait être attrayante pour de futurs signataires que nous attendons tous, notamment les musulmans, voici la religion rendue encore plus sujette à surveillance et à contrôle. La voici comme assignée à résidence à l’obscurantisme, à l’irrationnel, donc au soupçon, et non perçue comme une ressource ancienne et riche de sens, une ressource de soin et une ressource de paix, comme c’est le cas dans la plupart des démocraties et comme le Président de la République l’a lui‑même rappelé, lors de son premier discours prononcé devant un culte, à l’occasion de la célébration des cinq cents ans de la Réforme, organisée par la Fédération protestante de France en 2017.

La liberté d’association, la liberté de culte ne peuvent et ne doivent pas être les victimes directes d’une telle visée. Cela voudrait dire que le législateur baisserait pour la première fois les yeux devant ceux qui n’attendent que cela, devant la menace et les risques, afin que la République recule sur ses libertés.

Nous sommes une minorité, nous sommes même, selon les sociologues, une ultra-minorité, et nous sommes bien conscients de ce fait. Mais nous sommes aussi porteurs de cette exigence de liberté. La loi est la loi de tous, y compris des minorités, et elle doit être égale pour tous, non discriminante et juste. Je souhaite vraiment que notre propos soit entendu et que nos propositions soient étudiées et prises en compte, au nom même de ces libertés.

Le protestantisme alerte et conteste – c’est le sens du document que nous vous avons remis. Mais il veut aussi et surtout construire ce projet de loi dans l’équilibre et la confiance, non dans le déséquilibre et la défiance. Ce serait alors une étape malheureuse de l’histoire de notre démocratie. C’est la raison pour laquelle je vous remercie une nouvelle fois de nous recevoir pour nous entendre.

M. Jean-Daniel Roque, président de la commission droit et liberté religieuse de la Fédération protestante de France, a élaboré, avec une équipe, le texte que nous vous avons transmis.

M. Jean-Daniel Roque, membre du bureau et conseiller juridique de la Fédération protestante de France. Nous souhaitons présenter deux considérations relatives aux associations cultuelles régies par le titre IV de la loi du 9 décembre 1905 : pourquoi un régime particulier a-t-il alors été créé ? Quels sont les avantages spécifiques dont bénéficient ces associations ?

Au XIXe siècle, les édifices servant à l’exercice public d’un culte appartenaient soit aux collectivités territoriales, soit aux établissements publics du culte. Lorsqu’un établissement public est dissous, il appartient à l’État de procéder à la réaffectation de ces biens. Or, en 1905, le législateur a décidé de déroger à ce principe et a chargé les établissements eux-mêmes de transférer la propriété ou l’affectation de ces biens aux associations cultuelles à créer. Cette procédure particulière a justifié la création du régime particulier des associations cultuelles.

Mais l’histoire est venue doublement modifier ces prévisions, d’une part, par le refus du culte principal de procéder à cette création, et, d’autre part, par le développement sur le territoire métropolitain de cultes qui, postérieurs à 1905, ne pouvaient pas bénéficier de telles attributions ou affectations. Ainsi, aujourd’hui, et j’insiste sur ce point, si 90 % des édifices du culte catholique sont la propriété des communes ou de l’État, pour les cathédrales, ce n’est le cas que pour 12 % des édifices du culte protestant, 3 % du culte juif et 0 % de tous les autres cultes.

Le Conseil constitutionnel a inscrit la liberté d’association parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Dans ces conditions, qu’est-ce qui justifie l’application d’un régime particulier à des associations qui ne sont nullement concernées par la situation à l’origine de ce dispositif particulier ? C’est vraisemblablement pour répondre à cette question que sont fréquemment mentionnés les avantages dont jouiraient les associations cultuelles.

Pour aborder ce point, il importe de prendre en compte la situation constatée en 2020 pour l’ensemble des associations et de distinguer entre les dispositions dont bénéficient un grand nombre d’associations, et autres personnes morales, et celles dont ne bénéficient que les associations cultuelles. Dans la première catégorie, est ouverte à toute association la possibilité de recevoir des dons manuels et d’établir des reçus fiscaux et, à tout organisme privé d’intérêt général, la possibilité de la garantie d’emprunt par l’État ou d’un bail emphytéotique. Est également ouverte à un grand nombre d’associations la possibilité de recevoir des dons et legs, puisque celle-ci est largement étendue par la loi du 31 juillet 2014, et l’exonération des droits de mutation, comme le montre la longue liste de l’article 795 du code général des impôts. C’est dire que bénéficient aux seules associations cultuelles la libre disposition d’un nombre, variable selon les cultes, d’édifices publics du culte et l’exonération de taxe foncière édictée initialement pour éviter l’assujettissement des communes à une taxe leur revenant, étendue par la suite au regard du principe d’égalité de traitement des différents cultes.

Mais il convient de rappeler qu’à cette situation particulière correspond l’interdiction de mettre à disposition de manière régulière et privilégiée un local pour l’exercice du culte, alors même que 85 % des associations sont hébergées dans des locaux municipaux.

Nous souhaitons donc que l’équilibre qui caractérisait la loi du 9 décembre 1905 soit rétabli par le législateur et non que soient multipliées les contraintes sans effet proportionné sur l’objectif, que nous partageons, de lutter contre le terrorisme ou le séparatisme.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Messieurs, le document que vous nous avez remis présente un grand intérêt pour nos débats, ce qui n’exclut pas la possibilité de contradictions avec certains de vos interprétations.

Vous considérez que le projet de loi est susceptible de porter atteinte à la liberté fondamentale de culte. Sur quels éléments concrets fondez-vous vos inquiétudes ?

Reprenant un terme de l’avis du Conseil d’État du 3 décembre dernier, vous évoquez « l’ingérence » de la puissance publique dans l’organisation interne du culte, notamment au travers de l’article 26 du projet de loi, qui imposerait la création d’organes délibérants spécifiques au sein des associations cultuelles, c’est-à-dire des conseils d’administration. Cette disposition, qui se veut une mesure de protection à l’égard de minorités qui prétendraient prendre le pouvoir au sein de l’association, pose problème au culte protestant. À vos yeux, quel autre dispositif permettrait d’atteindre un objectif que, j’imagine, vous partagez totalement ?

Ma troisième question est plus délicate, car elle fait l’objet d’inquiétude au sein même du protestantisme, porte sur la place de certains courants évangéliques minoritaires, dont on connaît à la fois le grand dynamisme et certaines dérives. Quelle est la position de la Fédération protestante à l’égard de ces courants ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. En France, l’instruction est obligatoire, pas la scolarisation. De ce fait, les parents ont une liberté de choix d’enseignement entre l’école publique, l’école publique sous ou hors contrat, et l’instruction à domicile. Des systèmes de contrôle veillent à ce que chaque type d’enseignement respecte le droit de l’enfant à l’instruction, ainsi que des normes minimales de connaissances définies par le code de l’éducation. En ce qui concerne l’instruction en famille, le dispositif de déclaration datant de 1882 serait remplacé par un dispositif d’autorisation, laquelle sera délivrée en fonction des motifs du choix de l’instruction en famille, qui ne pourront procéder de convictions politiques, philosophiques ou religieuses des parents. Que pensez-vous du système de l’instruction en famille ?

Pour les écoles privées hors contrat, un régime de fermeture administrative est prévu pour des établissements où l’on constaterait des dérives ou des manquements réitérés à la réglementation. Pour les écoles sous contrat avec l’État, l’enseignement devra désormais être conforme ou en référence avec les programmes de l’enseignement public. Pourriez-vous faire un bref état des lieux de l’enseignement privé protestant et nous donner votre avis sur ces nouvelles dispositions ?

M. Francis Chouat. Je n’ai pas eu le privilège de lire votre document, mais je sais que vous avez récemment déclaré que ce projet de loi limitait la liberté de culte, principalement du vôtre.

En quoi l’article 27 du projet de loi sur l’obligation de déclaration au préfet, d’ailleurs assouplie après avis du Conseil d’État, gêne-t-il particulièrement le culte protestant ?

En quoi l’article 28, sur la possession des biens immobiliers acquis à titre gratuit, qui élargit les ressources des associations cultuelles, ce qui fait par ailleurs débat, pourrait-il poser problème au culte protestant ?

Pourquoi pensez-vous que les articles 33 et 34 visant à renforcer les obligations comptables seraient plus un tracas que l’expression d’une simple volonté de transparence, que nous pourrions tous partager ?

L’article 35 concerne les ressources en provenance d’un État étranger ou d’une personne morale étrangère ou d’une personne physique non résidente en France. Il prévoit une disposition permettant à l’autorité administrative de s’opposer au bénéfice de ces ressources si les agissements d’une association font peser une menace réelle. Je ne vois pas, là encore, ce qui pourrait gêner le culte protestant.

Mme Annie Genevard. Vous avez souligné la nécessité d’entraver la progression de l’islamisme qui s’infiltre dans tous les milieux et profite de la liberté de culte pour propager un islam moins religieux que politique, une idéologie qui, du reste, considère les autres religions comme des ennemies. La religion que vous représentez n’a aucune difficulté à respecter la suprématie des principes et des lois de la République mais, comme les catholiques, les juifs et les bouddhistes, vous craignez de faire les frais d’une loi qui, destinée à lutter contre l’islamisme, pourrait aboutir à restreindre la liberté religieuse, notamment l’exercice de votre culte. Dans les différents articles dans lesquels vous vous êtes exprimés, vous avez clairement parlé d’une loi « limitante et intrusive qui manque sa cible ».

Avez-vous engagé avec les autres confessions un travail partenarial, puisque votre constat est le même, pour apporter d’autres réponses auxquelles le législateur pourrait légitimement s’intéresser ?

L’article 1er du projet de loi prévoit la neutralité religieuse des personnes ou des structures ayant une mission de service public. Or, depuis la loi Debré, les écoles confessionnelles exercent une mission dans le cadre du service public de l’éducation, même si ce sont des établissements privés. Avez-vous exploré juridiquement le risque d’une neutralité qui pourrait être imposée aux enseignants, ce qui contreviendrait à l’esprit même de vos établissements ?

M. Frédéric Petit. Les difficultés que vous pointez rejoignent celles qui nous sont apparues à la lecture du projet de loi. Le protestantisme étant historiquement le champion de la séparation entre le religieux et le politique, il est normal que vous soyez plus virulents que d’autres. On dit que le protestantisme est dans la loi de 1905, mais vous êtes aussi dans la loi de 1901. Je pense notamment à certaines de vos associations, telle la Cimade. Ce projet de loi prétend éviter que la religion devienne politique. Dans la tradition protestante, des acteurs, à travers leurs organisations, en particulier celles de la loi de 1901, s’engagent dans la société. Or qu’est-ce que faire de la politique, sinon s’engager dans la société ? Vous sentez‑vous protégé par le dispositif actuel ?

Seriez-vous prêts à considérer la question posée à notre République comme un signe des temps et ce texte utile pour ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se passera demain si on en exonérait ceux qui n’ont pas posé de problème depuis un siècle ? Vous évoquez un contrôle accru de l’État : c’est bien ce qu’on recherche. On veut que certaines associations arrêtent de jouer les couleuvres entre différentes législations. Comment disposer d’un outil adapté à la situation de 2021 sans contrecarrer ce qui s’est passé pendant un siècle ?

M. Boris Vallaud. Lors de son audition, le ministre de l’intérieur, reprenant les mots d’Aristide Briand à propos de la loi de 1905, a parlé d’un projet de loi de liberté. Est-ce votre appréciation ? Ou considérez-vous que ce projet, substantiellement remanié par rapport à la rédaction transmise au Conseil d’État, modifie l’équilibre de la loi de 1905, de celles de 1901 et de 1907 ?

Quelle est votre appréciation de la procédure de déclaration d’une association cultuelle, de la procédure de vérification de l’objet cultuel d’une association dans le cadre de la loi de 1901 avec la décision, éventuellement aléatoire pour le représentant de l’État, de se prononcer sur le caractère cultuel de certaines activités ? Y voyez-vous le risque que soient reconnus, à rebours de la loi de 1905, des cultes stricto sensu ?

M. Pierre-Yves Bournazel. J’ai relevé dans votre propos introductif le terme d’« ultra-minorité » utilisé par de prétendus sociologues pour désigner les protestants. Dans une démocratie apaisée, toutes les minorités doivent être prises en considération, et peut-être plus que d’autres groupes, afin de protéger leur liberté de conscience. Nous sommes tous très attachés à la liberté des citoyens de croire ou de ne pas croire. La laïcité, c’est la protection de la liberté pour chaque citoyen de croire ou de ne pas croire et la prise en considération de tous les points de vue, d’où qu’ils viennent.

Je voudrais vous interroger sur l’évolution de la société française, de notre nation. Comment percevez-vous les changements intervenus dans le domaine de la laïcité, notamment dans les nouvelles générations ? Comment percevez-vous la radicalisation, dans votre religion ou dans d’autres, en particulier l’islam, qui représente un vrai danger ? Le législateur doit toujours décider avec sang-froid, raison et sens de la justice. Quels sont pour vous les points positifs du texte et les points de réserve ? Quelles modifications au texte présenté par le Gouvernement attendez-vous du législateur ?

M. Charles de Courson. Je partage largement votre diagnostic global sur le texte, puisque vous indiquez : « Nous regrettons l’esprit de soupçon et de contrôle qui inspire ce projet de loi et doutons de sa capacité à contribuer à bâtir une société de confiance ». Pour moi, ce n’est pas un doute, mais une certitude. Beaucoup de confessions dont nous avons entendu des représentants font le même constat : pour lutter contre une petite minorité de l’islam fondamentaliste, on s’attaque à tout le monde.

À l’article 6, vous critiquez l’expression « sauvegarde de l’ordre public », que vous proposez de remplacer par « sauvegarde de la sécurité publique ». Je n’approuve ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas aux associations cultuelles de s’occuper de l’ordre public, c’est une compétence de l’État.

Considérer que la vérification par les services fiscaux de la régularité des reçus émis par les associations cultuelles porte atteinte à la liberté de conscience et à la liberté de culte me paraît excessif. S’il s’agit de contrôler que les montants figurant sur les reçus sont ceux qui ont été versés à l’association cultuelle, cela me paraît tout à fait normal. En revanche, si le malheureux inspecteur des impôts doit vérifier que l’association est bien cultuelle, c’est-à-dire que les fonds collectés, ouvrant droit à avantage fiscal, ont bien été utilisés à des fins cultuelles, vous avez raison.

Le libre exercice du culte est effectivement atteint par un agrément administratif temporaire. Cet incroyable renouvellement tous les cinq ans fait de toutes les confessions des suspects et a un effet ravageur dans l’opinion publique.

Enfin, à ma grande surprise, vous n’évoquez pas l’instruction en famille (IEF). Est-ce qu’exclure cette possibilité « lorsque les motivations des familles sont philosophiques, religieuses ou politiques » ne constitue pas une atteinte manifeste à la liberté ? Cela signifie que l’IEF sera refusée à une famille protestante souhaitant éduquer son ou ses enfants pour une motivation religieuse, et qu’il lui faudra invoquer un problème psychologique, par exemple, pour obtenir l’autorisation.

M. Alexis Corbière. Je partage beaucoup des critiques exprimées dans votre document et dans la tribune que vous avez signée. L’article 26 vous vise tout particulièrement, vous qui désignez le ministre du culte. Je peux comprendre que ce qui est présenté comme un dispositif anti-putsch sera inefficace et viendra vous tracasser inutilement.

L’article 6 prévoit un contrat d’engagement républicain à l’ensemble du mouvement associatif et pas seulement cultuel. Votre critique est en-deçà. Je connais la loi, les citoyens doivent la respecter. Le protestantisme a une longue histoire d’attachement à la République. Les principes exprimés il y a deux cents ans et la manière dont la République se définit ont fortement évolué.

Votre document me semble comporter une erreur. La question des biens de rapport est traitée à l’article 28 et non, comme vous le dites, à l’article 31. Dans les auditions que j’ai organisées, le bénéfice des biens de rapport a souvent été présenté comme une demande des fédérations protestantes. J’y suis hostile car je pense que cela modifie l’association cultuelle. Les fidèles financent le culte. Si on demande à des associations cultuelles de gérer les biens de rapport, l’exercice d’un culte peut se transformer en activité commerciale, ce qui me semble totalement contraire à l’esprit de la loi de 1905, qui établit une claire distinction. Quel est votre regard sur ce sujet ?

M. le président François de Rugy. On dit souvent que le sujet du texte est l’islam de France en général, les dérives intégristes ou islamistes, et les difficultés d’organisation de ce culte historiquement récent. Mais on voit émerger sur le territoire, notamment dans les grandes villes, des communautés protestantes liées à une émigration de pays anglophones ou ayant une forte imprégnation culturelle anglo-américaine très différente de celles traditionnellement implantées en France. Des règles d’organisation de la liberté de culte veillant à éviter des dérives, ne pourraient-elles concerner aussi ces communautés émergentes ?

M. François Clavairoly. M. Roque répondra sur les questions plus précises notamment celle concernant les biens de rapport. Il y a effectivement un malentendu sur la demande qui n’en est pas une de la Fédération protestante et les choses seront clairement expliquées.

Il est patent que la compréhension de la laïcité a changé. Elle est passée d’un principe à une sorte de valeur, une idée générale, un nez en cire à tordre en fonction de ses propres objectifs. N’étant plus perçue comme un principe juridique et politique mais comme une valeur, elle est instrumentalisée par des discours émanant aussi de responsables politiques et d’élus. Monsieur le président, vous y faites directement écho en évoquant des milieux évangéliques issus de la migration anglo-saxonne, alors qu’il s’agit de protestants français ou étrangers, chrétiens, citoyens ou non de ce pays, pas tous issus de la migration et encore moins de la migration anglo-saxonne. Ils viennent du Congo, du Cameroun, du Togo, de la Chine, du Brésil, de Corée. Cette multitude de réalités socioculturelles et spirituelles ne représente nullement une menace ou un danger. Ce sont des populations qui exprimaient leur foi dans leur pays depuis des décennies et des siècles et qui, arrivés ici, essaient de vivre la même chose.

Entendons-nous, les évolutions sociologiques concernant la religion sont étudiées au microscope par les spécialistes. Dieu sait si, dans le protestantisme, nous en avons ! Je pense au travail de l’École pratique des hautes études, au professeur Baubérot qui y travaille depuis des années, à Valentine Zuber, à Jean-Paul Willaime, qui nous tiennent informés de ces évolutions au millimètre. S’il y a un laboratoire sociologique qui a bien fonctionné depuis trente ans, c’est bien le laboratoire de la sociologie religieuse.

Parce que nous connaissons ces sujets, nous n’en tirons pas de conséquences idéologiques pour faire croire à une menace pour la République, ses valeurs ou ses principes. Non, les évangéliques ne sont pas une menace pour la République. Je le dis ici, il ne faut pas exagérer ! Ça suffit, ce discours de soupçon à l’égard du christianisme dans sa version évangélique !

En revanche, et nous en avons parlé avec les partenaires religieux, en particulier musulmans, la menace existe d’un extrémisme se réclamant de l’islam ayant, lui, un projet non religieux mais politique visant à remettre en cause les principes républicains. Nos amis musulmans en sont tout à fait conscients. Ils sont les premiers concernés par ce projet et ce danger qui déstabilisent un certain nombre d’associations. D’où, ce texte de loi. De fait, l’islam doit trouver sa place, assurée dans le cadre législatif proposé par la République.

L’un des objectifs du texte était de rendre attrayante la loi de 1905, mais toutes les mesures précédemment évoquées vont dans le sens inverse. En renforçant le contrôle, en accumulant les dispositions de vérification, on ne la rend plus du tout attractive. Les partenaires musulmans avec lesquels je dialogue, et non des moindres, le disent : plus ça va et moins nous sommes intéressés par ce dispositif, de sorte que nous resterons sans doute en loi de 1901, ou plutôt en loi de 1907, c’est‑à-dire celle à caractère cultuel. Après tout, la loi de 1905 a pour objet exclusif le culte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le christianisme a créé des associations loi de 1901, associations caritatives, éditions, associations missionnaires, autant d’actions considérées comme cultuelles mais dans le cadre de la loi républicaine. Heureusement que cela fonctionne dans le cadre de cette distinction. Je ne citerai que la Cimade ou les entraides que l’on trouve aussi du côté catholique, comme le Secours catholique. Les associations loi de 1901 sont véritablement le lieu d’expression de l’engagement citoyen des chrétiens dans la société.

Effectivement, la menace existe, mais le projet de loi vise ceux qui précisément jouent le jeu de la République. Avec les catholiques, nous l’avons remarqué tout de suite. Avec Mgr Moulins-Beaufort et avec M. Haïm Korsia, que vous avez entendus ce matin, nous nous sommes dit : que prévoit ce projet de loi sinon un surplus de contrôle pour ceux qui jouent le jeu ?

Et si d’autres, c’est-à-dire les musulmans, acceptaient les dispositions de la loi de 1905 ? Je vous l’ai dit : leur religion est faite. Ils ne sont pas du tout attirés par ce projet de loi. D’ailleurs, si une religion n’y trouve pas son bien, il faudra bien que la République, dans sa sagesse et dans sa souplesse, accompagne cette évolution et trouve des solutions, comme elle l’a fait dans sa grande sagesse et dans sa grande souplesse en 1907, puis en 1924 en créant les associations diocésaines qui, je le rappelle, ont pour objet, non pas le culte, mais la gestion des biens de l’église. La République peut s’adapter. Elle est forte, elle est tenace, elle est sage. Elle peut accueillir tous ses enfants, même les derniers arrivés. Ils sont pourtant là depuis longtemps. Au temps de l’Algérie française, on les avait oubliés, puisque la loi de 1905 ne s’y est pas appliquée, et des musulmans étaient déjà là depuis une centaine d’années. Le projet de loi vise un sujet mais en frappe un autre.

Chrétienne, juive, musulmane ou bouddhiste, toutes les confessions se sentent bien dans ce pays et dialoguent entre elles. Nous avons la chance dans cette République d’avoir un lieu de dialogue et de préparation de ces sujets. Nous en avons beaucoup parlé, même dans un temps de crise comme celle du covid. Nous ne nous sommes pas entendus sur un texte commun, mais celui que nous présentons est en grande partie le fruit de nos réflexions communes. Je sais que catholiques, juifs, musulmans, bouddhistes s’y retrouvent pour une bonne part.

M. le président François de Rugy. Contrairement à ce que vous avez dit, je n’ai pas parlé de menace. Par ailleurs, nous auditionnons des représentants de chaque culte afin qu’ils puissent s’exprimer en leur nom propre et au regard de leurs préoccupations. Seul le hasard de l’agenda et un empêchement du président du Conseil français du culte musulman nous ont empêchés de l’auditionner en début d’après-midi. J’ajoute que l’Assemblée nationale vote des lois de portée générale. Mais nous avons le souci de regarder comment elles s’appliquent à chacun, en fonction de son histoire ou de sa structuration.

M. Jean-Daniel Roque. Je commencerai par les deux points positifs de ce projet de loi, c’est-à-dire l’article 32 et l’article 28.

L’article 32 rétablit une disposition qui avait été supprimée, permettant à des personnes morales – fondations, congrégations, associations ou associations de droit local – recevant des libéralités d’être exonérées de la possibilité de préemption par le maire. Ce droit important a été supprimé à la suite d’un mauvais concours de circonstances. Or il est arrivé qu’un maire exerce son droit de préemption alors qu’une personne avait décidé de donner un bien à une association d’entraide ou humanitaire. Si cela se comprend du point de vue du maire, cela pose un problème au regard de la volonté de la personne qui avait consenti cette libéralité.

Par ailleurs, lorsque des associations cultuelles se regroupent, celles appelées à disparaître font donation à celle qui reste. Or nous avons eu le cas récent d’un maire qui a voulu profiter de la situation pour préempter le temple. Il était certes peu utilisé, mais la loi prévoit au moins deux utilisations par an et une tous les semestres.

Ces deux exemples concrets expliquent que nous ayons insisté pour le maintien de l’article 32, qui devrait figurer, selon nous, dans le titre Ier et non dans le titre II.

Quant à l’article 28, la loi de 1901 interdisait toute propriété de bien non conforme à l’objet de l’association. Cette règle s’appliquait au domaine cultuel et nous ne l’avons jamais contesté.

Toutefois, en 2014, la loi relative à l’économie sociale et solidaire a modifié l’article 6 de la loi de 1901 et étendu à tous la possibilité de posséder des biens de rapport dès lors qu’ils figuraient dans l’énumération au b du 1 de l’article 200 du code général des impôts, ce qui était une manière discrète d’exclure les associations cultuelles, puisqu’elles sont mentionnées au e du 1 dudit article. Nous sommes remontés jusqu’au Premier ministre pour obtenir des explications mais nous n’en avons jamais reçu. Qu’on nous explique en quoi cette exclusion est justifiée ou qu’on y mette fin ! Depuis 2015, en effet, certains préfets, au vu de la modification de l’article 6 de la loi de 1901, ont contesté la qualité cultuelle de certaines associations. Dans notre document, nous citons l’exemple d’un bâtiment de trois niveaux : un rez-de-chaussée accueillant une salle de réunion, un premier étage abritant un presbytère et un deuxième étage destiné à un second presbytère du temps où il y avait deux pasteurs. Il se trouve qu’il n’y en a plus qu’un et que le deuxième étage est loué. Or le préfet, appliquant les textes, considère qu’il est interdit de louer le bien et en conteste la qualité cultuelle. Or si la qualité cultuelle est contestée, l’association cultuelle ne peut plus être membre de l’union, et son ministre du culte n’est plus ministre du culte, puisque la jurisprudence de la Cour de cassation est limitée au cultuel, et ainsi de suite.

Je pourrais malheureusement citer bien d’autres exemples du même ordre. C’est parce que nous sommes soumis à ces difficultés depuis 2015 que nous insistons pour qu’il soit mis fin à cette exclusion. Nous ne souhaitons pas avoir des biens de rapport de quinze étages. Nous voulons juste pouvoir louer le bien dont nous sommes propriétaires.

M. le président François de Rugy. Nous avions compris que vous étiez demandeurs d’une clarification législative et juridique permettant à des associations cultuelles de posséder des biens de rapport.

M. Jean-Daniel Roque. Nous sommes demandeurs parce que, depuis 2015, nous rencontrons des difficultés à la suite du vote de la loi de 2014.

M. le président François de Rugy. Nous sommes là pour traiter les problèmes.

M. Jean-Daniel Roque. En ce qui concerne l’enseignement, lorsque les écoles ont été laïcisées, sous la IIIe République, les protestants en avaient environ 1 650. Ils les ont toutes laïcisées sans en créer de privées. C’était une décision initiale forte, peu surprenante puisque correspondant au choix politique des protestants d’adhérer à l’école publique laïque. Depuis lors, moins d’une quarantaine d’établissements privés ont été créés, certains sous contrat, d’autres hors contrat. Dans notre document, nous n’avons pas pris position sur cette question, car si la première rédaction du projet de loi nous avait inquiétés, celle du texte diffusé après le Conseil des ministres du 9 décembre nous est apparue acceptable. Il était surprenant que l’on mette en cause les choix religieux.

Nous nous demandons d’ailleurs pourquoi seules les associations à finalité religieuse sont menacées dans ce texte. Ainsi, s’il est problématique que de l’argent provienne de l’étranger, il n’a jamais été prouvé qu’il nous était majoritairement destiné. Nous en serions très heureux, mais ce n’est pas le cas. En revanche, des articles de presse récents indiquent que des sommes bien plus importantes bénéficient à des clubs sportifs ou à des activités culturelles. Pourquoi ne viser que les associations cultuelles, alors que l’argent venant de l’étranger touche d’autres domaines beaucoup plus importants ?

Nous considérons que ce texte porte atteinte à la liberté du culte car si aucune de ses mesures ne porte atteinte à la liberté de culte, leur ensemble posera des problèmes à la vie associative. Pour qu’il y ait une vie associative, il faut en effet des volontaires. Des gens voudront-ils encore l’être au vu de la multiplication des exigences ? Et que dire de la sanction d’une amende de 9 000 euros pour les administrateurs qui n’appliqueraient pas toutes les règles comptables ? Pourquoi seuls les administrateurs des associations cultuelles auraient-ils droit à ce traitement de faveur, alors que la jurisprudence des tribunaux et les décisions des cours régionales des comptes montrent que nous sommes loin de figurer en tête des associations qui ne respectent pas la loi ?

M. François Cormier-Bouligeon. Le moins qu’on puisse dire, messieurs, c’est que vous ne nous laissez pas indifférents. Mais rassurez-vous, nous n’avons rien contre les protestants ni contre aucune autre religion, puisque notre République protège précisément les religions.

Je suis député d’une circonscription comprenant la ville de Bourges, où Jean Calvin est venu étudier en 1529, et Sancerre, dont le piton a été assiégé entre 1572 et 1573 par les troupes royales. Pour la petite histoire, les catholiques n’ont pas pris la fuite mais se sont solidarisés avec les huguenots assiégés. Il y eut plus de 600 morts, mais c’était il y a 450 ans. La République française, notamment grâce à la loi du 9 décembre 1905, protège la liberté absolue de conscience. Il n’y a plus de guerres de religion dans notre pays, contrairement à ce que voudrait nous faire croire Jean-Luc Mélenchon. Il n’y a plus de religion d’État et toutes les religions sont traitées à égalité.

Si l’islamisme est l’ennemi, les règles que nous allons adopter doivent s’appliquer à tous sans discrimination. Oui, des lieux de culte sont utilisés par ceux qui cherchent à fragmenter la nation française et à fomenter des attentats sur notre territoire ! En l’occurrence, les plus menacés ne sont pas les associations cultuelles, mais les citoyens français. Certains voient même leur vie retirée en sortant du collège où ils enseignent. Il ne faut donc pas inverser la charge.

Vous êtes attachés à une vision libérale de la laïcité – vous avez cité l’un de vos inspirateurs, Jean Baubérot. Mais souffrez que nous ayons une vision républicaine de la laïcité !

M. Charles de Courson. Nous, c’est qui ?

M. François Cormier-Bouligeon. Un certain nombre de députés qui siègent dans l’hémicycle.

M. Charles de Courson. Certains députés !

M. François Cormier-Bouligeon. Certains députés, qui ont voix au chapitre comme les autres.

Messieurs, quelle est votre définition de l’activité cultuelle ? Par ailleurs, je reviens sur une question posée par mon collègue Francis Chouat à laquelle vous n’avez pas répondu : en quoi les articles 27 et suivants empêcheraient-ils l’exercice du culte protestant ?

M. Xavier Breton. Je vous remercie, messieurs, pour la qualité de votre document et la clarté de l’expression de vos inquiétudes qui rejoignent celles des représentants des autres religions que nous avons entendus tout au long de la journée. Cela me conduit à vous interroger sur les modalités de concertation et de préparation du texte. Nous nous trouvons, en effet, face à des points de blocage importants. Vos échanges avec les représentants des ministères ont-ils donné lieu à des avancées ? Que souhaitez-vous pour l’avenir ? Vous avez écrit : « Par cette tribune, le protestantisme français demande qu’avant la publication des décrets, une réelle et constructive concertation ait lieu ». Comment celle-ci pourrait-elle être organisée ? Le Parlement pourrait-il y être associé ?

Mme Cécile Untermaier. Si l’objectif visé par ce texte est partagé, vous craignez qu’il ne soit pas atteint et d’en faire les frais. Sachez que cette inquiétude est aussi la mienne et celle de mon groupe.

À mon sens, vision libérale et vision républicaine ne sont pas opposées. Les religions n’ont pas à s’excuser d’exister. Par ailleurs, je rejoins la préoccupation exprimée par Xavier Breton : pourquoi ce projet de loi suscite-t-il autant de résistance de la part des représentants du culte que vous êtes ? La loi de 1901 permet l’engagement citoyen des chrétiens dans la société française. Ce projet de loi pourrait-il limiter cette action citoyenne essentielle ? Vous avez cité la Cimade, je pense également aux associations diocésaines qui font un travail remarquable auprès des déboutés du droit d’asile. Quels risques, selon vous, ce projet de loi fait-il encourir à cette indispensable action d’humanité ?

Mme Laetitia Avia. On ne peut nier que la multiplication des Églises et des courants évangélistes ouvre la porte à des dérives. Même si le problème ne se pose pas en France, dans les pays anglo-saxons et de plus en plus en Europe, des dérives évangélistes extrémistes et suprémacistes sévissent, en particulier sur internet, lieu de propagation d’une idéologie haineuse et d’endoctrinement aux conséquences désastreuses. Je rappelle que le terroriste qui a commis les terribles attentats de Christchurch avait été endoctriné et radicalisé sur internet par un évangéliste extrémiste. En tant que culte organisé en France, quelles sont vos préconisations pour nous prémunir contre de telles dérives, pour la protection des esprits et la sécurité de tous ?

M. François Pupponi. La disposition relative au droit de préemption soulève deux problématiques. D’une part, faute de pouvoir l’exercer, un maire pourrait être empêché de réaliser un aménagement urbain du fait de la présence d’un lieu de culte. D’autre part, le code de l’urbanisme est souvent le seul moyen d’empêcher l’implantation d’une mosquée où l’on pratique un islam radicalisé. Après que les services de renseignement ont alerté sur un risque, la préfecture demande souvent au maire de recourir au code de l’urbanisme et au droit de préemption pour prévenir l’implantation d’un lieu de culte. C’est pourquoi je suis surpris de voir réintroduite cette disposition dans le projet de loi. J’en comprends la logique mais il faut trouver un juste milieu pour éviter ces deux écueils. Tel qu’il est rédigé, le texte ouvre la porte à de nombreux risques.

M. Sacha Houlié. Vous avez mis en cause les dispositions du chapitre II du titre II relatives au contrôle des financements étrangers du culte au-delà de 10 000 euros et indiqué que des associations culturelles ou sportives, comme de grands clubs de football, en bénéficiaient dans des proportions bien plus grandes. Considérez-vous que ces dispositions d’ordre public devraient être étendues à d’autres associations ? Elles le sont pour les associations mixtes, où l’activité cultuelle est distincte des autres.

M. Alexis Corbière. Il me semble que nos invités de la Fédération protestante, tout en ayant des convictions spirituelles, sont des défenseurs de cet oxymore qu’est la laïcité républicaine. Je reste attaché à la loi de 1905, compromis qui repose sur un équilibre dont l’un des éléments est la liberté d’organisation du culte, dans le respect de la loi. Toute ingérence du pouvoir politique sur l’organisation du culte m’a toujours semblé incompréhensible au regard de la religion et de la République même.

Concernant l’article 28, vous regrettez une forme d’injustice et un déséquilibre, accentué par la loi Hamon. Mais loi Hamon ou pas, le problème posé par la mise à disposition d’un appartement rendu vacant par le départ d’un des deux pasteurs reste entier. Ne pourrait-on trouver une astuce pour y remédier, comme faire gérer cet appartement par une association ? Je serai sensible à des propositions de nature à éviter le retrait scandaleux du caractère cultuel de l’association par le préfet. Pouvez-vous nous redonner votre position sur ce sujet car il m’a semblé que tout en n’étant pas demandeur de cet article 28, vous en étiez un défenseur, pour une raison de justice.

M. Charles de Courson. Ne faut-il pas abroger le régime de la loi de 1905 et placer tout le monde sous le régime de la loi de 1901 ? Nous pataugeons, et s’il n’y avait qu’un seul régime, toutes ces questions ne se poseraient plus.

M. le président François de Rugy. Nous aurons un débat sur les associations. Certains se sont exprimés dans un sens mais en tant qu’ancien élu local, j’ai le souvenir de souhaits allant dans un sens différent. Pour certaines collectivités, les associations culturelles sont utiles pour financer du cultuel qui ne dit pas son nom. Ne l’oublions pas en évoquant les différences entre les associations. Je m’étonne qu’on puisse envisager de tout basculer en loi de 1901.

M. François Clavairoly. Vous avez dit qu’il ne fallait pas inverser la charge et que la victime était la République.

M. François Cormier-Bouligeon. Ou les Français !

M. François Clavairoly. Je rappelle que les musulmans n’exercent pas leur culte sous le régime de la loi de 1905. Le projet de loi concerne les religions qui utilisent le dispositif de la loi de 1905, en vigueur depuis cent quinze ans. Ne faisons pas un procès aux musulmans qui n’ont pas encore intégré ce régime. Ce texte vise au contraire à leur tendre la main pour les inviter à faire comme tout le monde et à utiliser le dispositif républicain que leur offre la loi de 1905.

Le Conseil d’État, et non simplement la Fédération protestante, relève une modification de l’équilibre. Je reprends les termes de son avis : « Le projet de loi alourdit les contraintes pesant sur les associations cultuelles et modifie l’équilibre opéré en 1905 par le législateur entre principe de liberté de constitution de ces associations et nécessaire encadrement du fait qu’elles bénéficient d’avantages publics ».

On peut lire encore à propos d’un autre article : « Le Conseil d’État constate que le projet conduit à imposer des contraintes importantes à une majorité d’associations cultuelles ou à objet mixte de toutes confessions dont les agissements, de même que le comportement des ministres du culte et des fidèles sont dans leur grande majorité respectueux des règles communes. » Il ne s’agit pas d’inverser la charge, mais de dire que l’ensemble de ces dispositions renforce le sentiment des religions, en l’occurrence, des protestants, des catholiques et des juifs, que le législateur les soupçonne, a priori, de ne pas être respectueuses et qu’il faudrait conforter leur respect des principes républicains, alors que nous nous employons précisément à les respecter depuis que la République existe. C’est surprenant pour les chrétiens que nous sommes.

Je rappelle qu’il y a quatre évangélistes, Matthieu, Marc, Luc et Jean, et que ceux qui sont de confession protestante de tendance évangélique s’appellent en effet évangéliques. On parle d’Églises évangéliques, de membres évangéliques, de théologie évangélique. Votre raccourci est proprement scandaleux. On ne saurait comparer le suprémacisme blanc avec les Églises évangéliques qui sont en France depuis le XIXe siècle ! Je rappelle que l’Église baptiste est membre de la Fédération protestante de France depuis 1916 et que, sans la Première Guerre mondiale, elle nous aurait rejoints avant. L’Armée du salut, dont étaient issues les premières femmes pasteurs, est présente en France depuis la fin du XIXe siècle. S’il vous plaît, cessez de faire de tels raccourcis ! Si, ici même, à l’Assemblée nationale, ces raccourcis sont repris, où cela s’arrêtera-t-il ? Connaissez-vous une association ou un organisme qui n’ait pas causé de dégâts dans son histoire ? Toutes les associations ont, à un moment donné, commis des erreurs  je n’en citerai aucune ici.

En tout état de cause, ce n’est pas le sujet. Il s’agit plutôt de savoir comment la loi, fabriquée ici, va garantir à la fois la liberté et l’exercice du culte. J’entends que la Constitution garantit la liberté de culte, mais il faut aussi garantir les conditions de son exercice. Or l’accumulation de telles mesures apparaît si contraignante que des petites associations cultuelles vont être mises en difficulté. Elles seront obligées, tous les cinq ans, de prouver qu’elles sont bien cultuelles. Ce processus, qui contraint, n’est pas à la hauteur d’un projet de loi ayant pour objectif la lutte contre les séparatismes.

S’il y a bien des confessions étrangères à la logique du séparatisme, ce sont bien les confessions chrétienne et juive. C’est par les associations, la prédication, la catéchèse ou l’enseignement que se transmet aux générations futures le message de la citoyenneté, de l’intégration et de la responsabilité républicaines. Si la loi contraint ceux qui portent ce message, la promesse républicaine ne sera plus portée, y compris dans ces lieux privilégiés à cet égard.

Enfin, comme le disait M. Roque, nous serions très heureux de recevoir les sommes venues de tel pays lointain pour nous aider à entretenir notre patrimoine immobilier ou à élaborer de beaux projets de présence chrétienne dans le pays. Au‑delà, la question est de savoir ce qui justifie ce traitement différencié pour les associations cultuelles.

M. Jean-Daniel Roque. Je souhaite revenir sur l’article 27. Actuellement, toute association qui se déclare en préfecture, reçoit dans les cinq jours un récépissé. Et si son comportement ne respecte pas la loi ou ses statuts, le préfet peut intervenir. Nous sommes entièrement d’accord avec cette disposition. Malheureusement, le texte prévoit de la remplacer par une autre donnant au préfet une capacité d’appréciation. S’agissant d’une création, on se demande d’ailleurs à partir de quoi, la justice se prononçant sur des faits et non sur des intentions. Nous parlons d’expérience car nous avons connu un tel dispositif entre 1988 et 2007. Le préfet d’un département important avait alors contesté la qualité cultuelle d’une association qui existait depuis 1561, parce qu’au titre de ses recettes, elle avait mentionné l’organisation de repas paroissiaux. L’argument du directeur des services fiscaux, validé par le préfet, était que ce n’était pas prévu dans la loi de 1905. C’était exact, mais combien d’associations organisent des repas paroissiaux qui ne sont pas plus prévus par la loi de 1901 que par celle de 1905 ? Pour passer outre l’opposition du préfet, il a fallu remonter jusqu’au Premier ministre, qui a réglé l’affaire en une demi-journée. Mais est-ce vraiment au Premier ministre de s’occuper d’une telle question ? Pour avoir vécu ce système, nous avons pu mesurer combien il n’était ni heureux ni efficace.

L’article 27 prévoit en outre qu’au bout de cinq ans, l’objet cultuel d’une association devra faire l’objet d’une vérification.

La question des biens de rapport est difficile. D’abord, une situation comme celle que j’ai décrite est parfois temporaire. Un logement peut rester vacant pendant un, deux ou trois ans, puis recevoir de nouveau un ministre du culte. La transmission du bien n’est donc pas la solution adéquate. Ensuite, nous avons, comme d’autres cultes, créé une fondation reconnue d’utilité publique à laquelle nous transmettons des biens dont nous sommes sûrs qu’ils ne serviront plus jamais au culte. Le système fonctionne très bien puisqu’elle a elle-même créé une soixantaine de fondations. Mais une fondation reconnue d’utilité publique qui perçoit des loyers ne peut, de par ses statuts, soutenir une association cultuelle. La bonne solution, qui n’est ni dans la situation actuelle ni dans celle proposée, reste à inventer par la concertation. Si nous en sommes à la souhaiter c’est qu’elle n’a pas encore eu lieu. À une époque, le bureau central des cultes tenait des réunions avec l’ensemble des cultes sur toutes ces questions, ce qui est d’ailleurs à l’origine des circulaires de 2011, 2012 et 2013. Ce n’est plus le cas, ce que nous regrettons. Nous sommes obligés de vous dire que l’absence de concertation ne nous a pas permis de soumettre nos propositions, qui auraient pu être retenues.

M. le président François de Rugy. Monsieur le pasteur Clavairoly, vous jugez anormal que tel ou tel propos soit tenu dans cette enceinte. À l’Assemblée nationale, tout peut être dit, la liberté d’expression est totale et nul ne peut être poursuivi pour ses propos.

En outre, les députés sont dans leur rôle lorsqu’ils rapportent dans les commissions et dans l’hémicycle ce qu’ils constatent ou analysent. Si nous avons le sentiment que telle réalité doit être dite, il est normal que nous l’exprimions avec nos mots. Bien sûr, nous n’avons pas tous la même analyse d’un problème. Certains ont l’impression qu’il est nié, d’autres qu’il est survalorisé. Cela fait partie du débat. À nous ensuite de proposer des solutions, qui sont toujours débattues.

Vous avez regretté l’absence de concertation. Nous le répercuterons à l’exécutif. C’est aussi pour cela que nous conduisons ces auditions. Dans le processus législatif, nous revendiquons une forme de concertation informelle. Cela peut déboucher sur des amendements présentés par des collègues ou au nom de la commission, visant à enrichir ou modifier le texte en fonction des propos des uns et des autres, et pas uniquement les représentants des cultes.

Vous avez souligné des points techniques. Beaucoup d’entre nous sont attachés précisément à résoudre de tels problèmes.

Au passage, le fait que j’en sois à mon troisième mandat de parlementaire me permet de dire que le financement des cultes est un sujet récurrent depuis plusieurs décennies, souvent du fait de l’émergence du culte musulman en France, mais pas seulement. Les gouvernements précédents ont préféré évacuer, contourner, éviter le problème. Ce que vous avez dit sur l’évolution de la loi en 2014 mériterait d’être précisé – il ne s’agit pas de jeter la pierre à quiconque. En tout cas, cela montre que chaque fois qu’était abordée une question touchant au financement, on préférait passer à autre chose.

Ce que vous avez indiqué sur les immeubles de rapport prouve qu’il y a un problème à régler. Certains prétendent qu’une nouvelle loi n’est pas nécessaire et qu’il suffit d’appliquer les textes existants. Mais tout ce que vous venez de dire conforte plutôt notre volonté de régler les problèmes en suspens par des dispositions législatives qui, avant d’être adoptées, sont débattues. Je le répète, le rôle de l’Assemblée nationale, c’est de débattre et de décider. Décider sans débattre ne serait pas démocratique, mais débattre sans décider, ne relèverait plus de la politique, y compris dans une commission.

M. le rapporteur général. Monsieur le président, vous avez raison de rappeler que l’Assemblée nationale est un lieu de confrontation et qu’il faut savoir entendre des mots qui n’ont pas une coloration scandaleuse mais qui sont prononcés dans le souci de relayer certaines préoccupations.

Le projet de loi prévoirait une obligation de déclaration préalable valable cinq ans. En l’état du droit, le dépôt statutaire en préfecture est suivi d’un rescrit administratif ou fiscal valable cinq ans qui permet à l’association de savoir si elle bénéficie de la qualité cultuelle. La détermination de la qualité cultuelle d’une association existe déjà. Elle est postérieure au dépôt en préfecture tandis que le nouveau dispositif prévoit une analyse a priori pour sécuriser aussi bien les associations que l’État qui a son rôle à jouer en matière de contrôle.

M. le président François de Rugy. Merci, messieurs.

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11.   Table ronde réunissant des représentants de courants philosophiques, mardi 5 janvier 2021 à 8 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10108128_5ff412789cc9d.respect-des-principes-de-la-republique--table-ronde-de-representants-de-courants-philosophiques-5-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition en table ronde de représentants de courants philosophiques.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd’hui M. Benoît Graisset-Recco, troisième Grand Maître adjoint, en charge de la laïcité, et M. Jean Javanni, Grand Officier délégué à la laïcité du Grand Orient de France, M. Édouard Habrant, Grand Maître de la Grande Loge mixte de France, M. Pierre-Marie Adam, Grand Maître, et Me Philippe Nugues, avocat et membre de la Grande Loge de France, Mme Marie-Claude Kervella-Boux, présidente, et Mme Marie Bidaud, présidente de la commission nationale de la laïcité de la Grande Loge féminine de France, M. Jean-Pierre Rollet, Grand Maître, et M. Patrick Meneghetti, collaborateur en charge des affaires juridiques de la Grande Loge nationale française, M. Georges Voileau, Grand Maître national, et M. Sylvain Zeghni, conseiller national de la Fédération française de l’Ordre maçonnique mixte international Le droit humain, M. Dominique Goussot, vice-président de la Fédération nationale de la libre pensée.

Mesdames et messieurs, je vous souhaite la bienvenue. Je précise que l’ensemble du programme des auditions est établi par le bureau de la commission spéciale. Nous avons souhaité entendre celles et ceux qui peuvent éclairer notre examen du projet de loi confortant les principes de la République, déposé par le Gouvernement. Le cas échéant, nous pourrons amender ce texte, dont la version présente n’est absolument pas définitive. Mesdames et messieurs, parce que vous avez travaillé sur ces sujets depuis de très nombreuses années, nous avons estimé qu’il était intéressant d’entendre votre point de vue.

Pour cette audition groupée, sous forme de table ronde, un représentant par fédération ou grande loge prendra la parole pour un propos liminaire, afin d’exposer son point de vue sur l’ensemble du projet de loi et sur le contexte dans lequel il est présenté. Sans doute souhaiterez-vous attirer notre attention sur certaines mesures. Les rapporteurs, les orateurs des groupes puis ceux de nos collègues qui le souhaitent vous adresseront ensuite leurs questions.

M. Benoît Graisset-Recco, troisième Grand Maître adjoint du Grand Orient de France, en charge de la laïcité. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie, au nom du Grand Orient de France, de nous recevoir et de bien vouloir entendre notre point de vue sur ce projet de loi. La question des principes de la République nous tient particulièrement à cœur : nous y travaillons depuis plusieurs décennies, et même depuis plus d’un siècle. Elle est au cœur de nos préoccupations, notamment son articulation avec le principe de laïcité. Même si la laïcité n’est pas explicitement mentionnée dans le titre du projet de loi, elle y occupe une place centrale.

Nous avons examiné le projet de loi tel qu’il a été déposé le 9 décembre. Dans un contexte où les valeurs et les principes de la République sont contestés, alors que notre société voit l’obscurantisme et la radicalisation progresser dans des proportions très importantes, il est tout à fait satisfaisant qu’un projet de loi vienne renforcer les principes de la République et donner aux citoyens des points de repères essentiels, pour que ces principes soient vécus par chacun comme des facteurs de paix et d’émancipation. Six points ont particulièrement retenu notre attention et nous semblent positifs.

Le premier concerne la généralisation de l’obligation de neutralité laïque à tous les salariés et organismes publics ou privés assumant une charge de service public. Le deuxième point est l’inclusion du principe de neutralité dans les motifs de contrôle des collectivités territoriales par les préfets. Le troisième est la généralisation des prescriptions de la loi de 1905 à toutes les associations à objet cultuel, quel que soit leur statut, et le renforcement des contrôles sur leur fonctionnement et leurs ressources, ce qui pourra mettre fin à la confusion trop souvent entretenue entre le cultuel et le culturel ; depuis de nombreuses années, nous tentons d’éclairer le débat public sur cette confusion. Le quatrième point est le renforcement des contrôles sur les enseignements prodigués en dehors de l’école publique ; c’est une question cruciale qui fait l’objet d’une actualité renouvelée. Le cinquième point, lui aussi au cœur de l’actualité, est la lutte contre la haine en ligne, qui devrait renforcer le droit à la libre expression des personnes. Le sixième et dernier point est la lutte contre les comportements communautaires, notamment sexistes et contraires aux lois de la République.

Nous émettons toutefois des réserves sur l’article 28, qui autorise les associations cultuelles à exploiter des biens immobiliers reçus à titre gratuit. Cette disposition est de nature à rompre l’équilibre financier issu de la loi de 1905, si elle n’est pas assortie de conditions. Ce point doit être retravaillé et nous pourrons vous proposer une solution alternative.

D’une manière générale, il nous semble essentiel de garder à l’esprit, au cours de nos échanges et dans le débat parlementaire, que ce projet de loi poursuit un objectif d’apaisement. Nous l’avons vécu lors de l’examen de la loi du 15 mars 2004 : une loi claire, nette et adoptée à la quasi-unanimité permet de résoudre les problèmes. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une montée de l’obscurantisme. Nous espérons que ce projet de loi sera un facteur d’apaisement du débat, qu’il aidera chacun de nos concitoyens, élus ou non, à aborder ces questions et qu’il apportera des solutions législatives à des problèmes concrets – je pense notamment au contrôle des collectivités locales par les préfets, au renforcement du contrôle des enseignements en dehors de l’école publique ou à la clarification entre objets cultuels et objets culturels. Voilà qui nous paraît essentiel pour apaiser le débat.

M. Édouard Habrant, Grand Maître de la Grande Loge mixte de France. Monsieur le président, vous avez souligné l’importance du contexte de l’élaboration de ce projet de loi : voilà qui me paraît essentiel. Il n’est pas opportun de rédiger des lois sous le coup de l’émotion mais, dans la vie d’un peuple ou d’une nation, il est parfois légitime que l’émotion persiste – je pense à l’abominable assassinat terroriste de Samuel Paty. Loin de céder à la colère, nous devons garder à l’esprit l’humanisme et la quête de sens qui se sont manifestés à la suite de cet attentat et comprendre la résonance qu’il a eue dans notre pays.

Rappeler le contenu des principes républicains qui doivent être confortés me semble important. Certes, ils sont mieux mis en exergue dans l’exposé des motifs du projet de loi. Cependant, le texte parle plutôt des fondements de la République, à savoir la liberté, l’égalité, la fraternité, l’éducation et la laïcité. Je ne veux pas relancer l’éternel débat entre éducation et instruction, mais la question se pose tout de même, d’autant plus que le droit à l’éducation risque d’être mis à l’épreuve dans cette loi. Par ailleurs, c’est à l’aune de ces principes que, dans un second temps, le contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité sera mené. Enfin, rappeler ces principes est nécessaire au regard des exigences qu’impose la vie en commun dans une société démocratique, comme ce fut le cas lors du débat sur la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

Nous sommes auditionnés en tant que représentants d’un courant philosophique. Je m’exprime au nom d’une obédience, la Grande Loge mixte de France, et pas au nom de chacun de ses membres, qui sont en droit d’avoir leur propre opinion, qui pourra souvent différer de celle de l’obédience. Toutefois, la loge a dégagé une réflexion et un travail communs, que j’exposerai devant vous.

La laïcité ne représente pas seulement un cadre juridique mais une philosophie, et même une philosophie politique. Alain nous en donne une idée juste. Il dit, ce qui peut sembler être un paradoxe, que l’esprit laïque n’est « pas une doctrine mais une manière hardie de juger toute doctrine et un profond mépris pour les moyens extérieurs ». Cette promesse d’émancipation et de liberté est ce qui nous permet de ne pas faire de choix entre être laïque et être religieux. La laïcité, d’un point de vue philosophique, offre à la société des espaces vides de toute croyance : c’est ce vide qui permet à chacun de définir ensuite ses propres valeurs. Telle est la liberté de conscience.

Ce texte est ambitieux, mais cette ambition exige cohérence, équilibre et mesure. M. Graisset-Recco a souligné l’importance de l’esprit d’apaisement et d’adhésion ; je le rejoins parfaitement. D’une manière générale, il manque peut-être dans ce texte la dimension généreuse de la République. Il contient un grand nombre de mesures de police et de contrôle. S’agissant d’un texte qui met en avant des principes républicains, notamment le principe de liberté, voilà qui peut paraître paradoxal. Nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion sur les questions d’égalité des chances ou de lutte contre les discriminations. Par ailleurs, le texte contient un grand nombre de dispositions, ce qui rend sa lecture difficile. Un fil conducteur serait souhaitable.

Je note que ne sont mentionnés ni l’Observatoire de la laïcité – peut-être n’est-ce pas le lieu adéquat pour le faire –, ni les collaborateurs occasionnels du service public – je souhaiterais y revenir – ni la possibilité d’étendre le champ d’application de la loi de 1905, en particulier en Alsace-Moselle.

Trois points ont retenu mon attention. Premièrement, le contrat d’engagement républicain porte mal son nom, puisqu’il ne s’agit pas vraiment d’un contrat, comme le Conseil d’État l’a déjà dit. Ces termes figurant toujours dans le texte, nous souhaiterions connaître le contenu d’un tel contrat. Deuxièmement, concernant le combat contre la haine en ligne, l’établissement des preuves d’intentionnalité sera difficile. Établir le caractère intentionnel de la diffusion d’informations, dans le but d’exposer une personne ou un membre de sa famille à un risque d’atteinte à la vie, ne sera pas aisé. Troisièmement, le droit de disposer d’immeubles de rapport, prévu à l’article 28, et l’exemption du droit de préemption, prévue à l’article 32, constituent la difficulté la plus importante. Je pourrai développer ce point plus avant.

M. Pierre-Marie Adam, Grand Maître de la Grande Loge de France. Monsieur le président, je vous remercie pour votre invitation. La Grande Loge de France est une obédience de 34 000 membres et nous n’avons pas l’habitude de nous exprimer en public. En revanche, nous répondons volontiers aux invitations quand sont en jeu des questions aussi importantes.

Nous sommes heureux d’être considérés comme une organisation philosophique et non confessionnelle et de ne pas avoir été invités en même temps que les représentants des cultes, comme cela avait été le cas il y a un certain temps, ce qui nous avait un peu crispés. Cette loi appelle toute notre attention, puisque le respect des principes de la République nous intéresse au plus haut point. J’interviendrai plutôt sur l’aspect philosophique de la loi, tandis que mon collègue et frère, Me Philippe Nugues, qui est avocat, répondra aux questions d’ordre juridique.

Ce projet de loi est vu favorablement par la majorité de nos 34 000 frères, même si je n’ai pu les interroger tous individuellement. Les points qui nous intéressent sont : les questions portant sur les cultes, notamment le renforcement de la laïcité en général, mais aussi le renforcement de la laïcité et de la neutralité dans les services publics ; le contrat d’engagement républicain, même s’il manque sans doute une charte de déontologie qui viendrait s’adosser à ce contrat et qui serait opposable, pour le cas où il ne serait pas respecté ; la protection des agents publics et de la dignité humaine, surtout lorsqu’il s’agit des femmes et du débat sur les certificats de virginité ; enfin, la répression de la haine en ligne. Comme je le disais à Mme Laetitia Avia, j’ai moi-même été menacé, sur un réseau social, d’être étripé en place publique par un abruti, parce que j’avais eu la funeste idée de mettre en avant notre Marianne, qui se trouve être en bronze – et donc plutôt « bronzée », si je puis m’exprimer ainsi. J’ai donc été accusé de valoriser une Marianne noire.

Font consensus la lutte contre l’islam radical, même si nous regrettons que les termes « séparatisme », « communautarisme » et « islam radical » aient été supprimés du projet de loi, et le respect de l’équilibre entre la défense des libertés nécessaires et la sanction des atteintes à cette défense des libertés – ce qui renvoie à la « loi Avia ». Nous nous interrogeons sur un point : pourquoi limiter ces dispositifs aux convictions religieuses ? Je croyais d’ailleurs qu’il s’agissait de croyances, mais sans doute me trompé-je… Sont oubliées les sectes et autres associations à caractère philosophique, qui sont sans doute tout aussi dangereuses que les religions.

Certains désaccords se sont manifestés, par exemple sur l’instruction à domicile. Certains se demandent pourquoi remettre en cause une loi qui fonctionne. Il faudrait simplement, de leur point de vue, s’assurer qu’il s’agit bien d’instruction, que les parents qui instruisent en sont capables et que les enfants ne sont pas confiés à d’autres structures que l’éducation nationale pour faire autre chose qu’apprendre à lire, écrire et compter. Ils s’interrogent sur les moyens de contrôler ce type d’enseignement. D’autres sont tout simplement contre l’instruction à domicile. Enfermer les enfants dans un lieu, fût-il familial, sans ajouter du sport, de la culture, des sorties, du mélange et de la mixité dès le plus jeune âge reviendrait, selon eux, à les exclure de la société. L’instruction à domicile devrait être complétée par des obligations de partage hors de la cellule familiale.

Concernant les cultes, il semble effectivement nécessaire d’apprécier la qualité des associations cultuelles et d’exercer un contrôle sur toute la durée du contrat signé avec ces associations. Il faut veiller à ce que les associations qui ont une portée culturelle n’enferment pas les enfants dans le communautarisme, comme cela peut être le cas dans les piscines ou dans les vestiaires d’associations sportives. Il est nécessaire de vérifier que la neutralité républicaine soit bien appliquée par les associations en question, qui doivent s’engager non seulement par la signature d’un contrat, mais aussi d’une charte respectant les principes de la République.

Mon dernier point sera un peu plus critique. N’est-il pas flou d’utiliser les termes « principes » et « valeurs », les premiers étant d’ordre institutionnel et les secondes d’ordre moral ? Ces termes sont utilisés indifféremment dans le projet de loi. N’est-ce pas une erreur de parler de « Gouvernement » plutôt que d’« institutions » de la République ou de la nation ? Ne nous trompons-nous pas en parlant de « circonscriptions religieuses » ? Qu’est-ce qu’une circonscription religieuse pour un catholique, un musulman ? Quelles en sont les limites ? On parle aussi de « polygamie », ce qui laisse penser qu’elle existe. Or je pensais qu’elle n’existait pas dans le droit français…

Mme Marie-Claude Kervella-Boux, présidente de la Grande Loge féminine de France. Monsieur le président, mesdames, messieurs, si le terme de laïcité ne figure pas dans le titre du projet de loi, la primauté donnée à la laïcité reste sous-jacente dans ce texte et la loi du 9 décembre 1905 est directement concernée par de nombreux articles.

La Grande Loge féminine de France, avec 14 000 membres, est la première obédience féminine mondiale. Dans notre déclaration de principes, nous avons tenu à parler de la laïcité : « La Grande Loge féminine de France proclame sa fidélité à la patrie ainsi que son indéfectible attachement aux principes de liberté, de tolérance, de laïcité, de respect des autres et de soi-même. » Elle déclare aussi « œuvrer à l’accomplissement et au respect des droits des femmes, conditions indispensables à l’universalité des droits humains ».

En tant que femmes franc-maçonnes, travaillant en loge pour nous construire et construire la cité, nous savons ce que la laïcité nous apporte. Sans la laïcité, nous n’aurions pas acquis la liberté qui est la nôtre aujourd’hui. Elle nous a émancipées par rapport au dogme religieux, favorisant l’égalité des hommes et des femmes, le droit des filles comme des garçons à l’instruction, le droit de vote pour les femmes, leur accès à la contraception, à l’égalité professionnelle et à la parité en politique, ainsi que le mariage pour tous, d’où l’importance toute particulière que nous accordons à ce projet de loi.

Depuis plusieurs années, en interne, dans notre obédience, notre commission nationale de la laïcité nous alerte lors des attaques multiples portées contre ce principe et nous informe des combats menés par les associations et mouvements laïques pour défendre et promouvoir ce principe, qui est un pilier de notre République. Les revendications communautaristes se sont de plus en plus manifestées depuis les années 1980. Depuis l’épisode des lycéennes de Creil, les attaques portées à la loi de 1905 n’ont pas cessé.

Les revendications régressives remettent en cause nos libertés individuelles, comme les actions d’opposition à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’exigence d’un certificat de virginité, les obstacles au droit de mourir dans la dignité, l’inégalité entre les hommes et les femmes, revendications portées par des responsables et des mouvements religieux relevant du communautarisme. Et le nombre d’écoles hors contrat continue de progresser sur notre territoire.

Il nous faut aussi souligner l’abandon des structures locales, régionales ou nationales laïques, comme les patronages, les colonies de vacances ou le suivi scolaire, au profit de structures confessionnelles ou sectaires, ainsi que la démission face à l’application stricte des règles et des lois votées. Quid, par exemple, des amendes pour les femmes intégralement voilées sur la voie publique ?

Depuis 2005, les espaces publics, l’école, les services publics sont le théâtre de nouvelles tensions, qui sont autant de remises en cause involontaires où délibérées des règles régissant la vie en société. Certaines de ces tensions sont révélatrices de la contestation de la légitimité même de la loi républicaine par de nouveaux fondamentalismes religieux, convaincus du primat des préceptes religieux sur le droit institutionnel.

Ces remarques ne sont pas exhaustives. En revanche, il est certain que le manque de travail social associé à une absence de construction culturelle favorise le développement du communautarisme comme refuge et constitue un danger constant pour la République, qui est fondée sur le principe d’égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens, quels que soient leur sexe et leur origine, leurs convictions et leur appartenance religieuse.

Les événements qui ont dernièrement secoué la France ont accentué l’urgence pour le Gouvernement de réagir, en dotant notre pays de nouveaux outils. Nous avons pris connaissance des articles de ce projet de loi. Ils sont porteurs d’espoir pour renforcer les principes républicains, qui sont le socle de notre République laïque actuellement malmenée. Ils clarifieront probablement certains points, comme le statut des associations cultuelles, la neutralité religieuse dans le service public, les écoles hors contrat, l’enseignement à domicile et le financement des cultes d’origine étrangère. Nous pourrons, si vous le souhaitez, revenir plus en détail sur ces différentes dispositions.

Nous avons le privilège, dans notre pays, d’exprimer notre engagement citoyen de liberté, d’égalité et de fraternité au sein d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Pour vivre dans un pays en paix, il est important de réaffirmer la suprématie de la loi civile sur des préceptes religieux, ainsi que la priorité à donner à l’école publique et laïque, et au non-financement des cultes par l’État. Aussi, nous, franc-maçonnes de la Grande Loge féminine de France, souhaitons exprimer notre intérêt pour certaines dispositions de ce projet de loi et apporter notre contribution à un renforcement effectif de nos principes républicains. Nous resterons toujours vigilantes et en alerte, car les équilibres demeurent fragiles. Il est essentiel de préserver nos libertés individuelles et d’œuvrer à la construction d’une vie en société préservant nos droits communs.

M. Jean-Pierre Rollet, Grand Maître de la Grande Loge nationale française. Monsieur le président, mesdames, messieurs, notre grande loge, créée en 1913, est particulière dans le paysage maçonnique français, puisqu’elle ne regroupe, parmi ses 31 000 membres, que des croyants, des hommes qui croient en Dieu, que nous appelons le grand architecte de l’Univers. Que ces hommes soient juifs, musulmans, chrétiens ou bouddhistes, ils se retrouvent dans l’absolue unité et harmonie, parce qu’ils ont comme principe fondamental la croyance en un grand principe divin.

Il en découle un principe qui s’accorde bien avec cette loi, celui de la neutralité. Il est absolument interdit en loge, et même en grande loge, de s’exprimer ou de tenir un débat à caractère politique ou religieux. C’est la caractéristique fondamentale de notre obédience. Nous souhaitons non seulement contribuer à la réflexion, mais aussi évaluer si un certain nombre de mesures ne sont pas de nature à perturber notre fonctionnement direct.

M. Patrick Meneghetti, collaborateur en charge des affaires juridiques de la Grande Loge nationale française. Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission, nos questions portent essentiellement sur l’article 1er et sur les articles 6 à 10 du projet de loi.

Nous sommes attachés, comme tout citoyen français, au principe de la laïcité, définie comme le respect des convictions de chacun, le droit de croire ou de ne pas croire ; il ne s’agit pas de privilégier l’une ou l’autre de ces options. Il nous faut donc veiller à ce que la nécessaire imposition du respect de la laïcité ne puisse pas aboutir, à terme, à restreindre la liberté individuelle de croyance ou de foi. Ce point a attiré notre attention, notamment dans les articles relatifs à l’obligation de neutralité. Évidemment, nous souscrivons à cette obligation, mais il faut être attentif au risque de dérive et veiller à ce que toutes les manifestations religieuses individuelles relevant de la liberté de conscience ne puissent pas être sanctionnées à ce titre.

En ce qui concerne les articles 6 et suivants sur la liberté d’association, nous nous interrogeons notamment sur la notion de contrat d’engagement républicain au regard de la charte du 14 février 2014, qui n’avait pas de valeur réglementaire et ne précisait pas spécifiquement tous les engagements tels qu’ils sont repris ici. Nous aurions souhaité que le contenu de ce contrat soit précisé, sachant que l’appréciation du non-respect de cet engagement peut conduire à une dissolution administrative de l’association. Il s’agit d’éviter des atteintes directes ou indirectes à la liberté d’association. L’étude d’impact estime qu’il n’existe pas d’atteinte directe à ce principe, ce qui sous-entend qu’une atteinte indirecte n’est pas à exclure. Nous entendons donc rester vigilants car, faute d’une définition plus précise, le risque existe que l’on interprète des réunions fondées sur la foi ou réservées à une population masculine ou féminine, qui ne sont absolument pas contraires aux lois de la République, comme faisant obstacle à certains principes ou à certaines valeurs. Enfin, nous nous interrogeons également sur l’ajout des mots « contribuent par leurs agissements », prévu à l’article 8 ; nous pourrons y revenir.

M. Georges Voileau, Grand Maître national de la Fédération française de l’Ordre maçonnique mixte international Le Droit humain. L’ordre maçonnique mixte international Le Droit humain a vu le jour en 1893. Nous sommes la deuxième plus ancienne obédience a-dogmatique de France. Nous sommes aussi les premiers à avoir proclamé l’égalité des femmes et des hommes, principe fondateur inscrit dans notre constitution internationale. La fédération française, que j’ai l’honneur de présider, est forte de 16 500 membres. Nous allons bientôt fêter notre centenaire, puisque nous avons vu le jour en novembre 1921.

Notre démarche, tournée vers le progrès de l’humanité, repose sur deux piliers : le perfectionnement personnel, grâce à une démarche initiatique, et l’amélioration permanente des conditions de vie des femmes et des hommes dans la société civile. C’est pourquoi, au sein de notre obédience, un grand nombre de francs-maçons sont engagés dans des associations. Cette démarche d’amélioration continue est fondée, en France, sur nos valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, ainsi que sur la laïcité, dans le respect de la liberté absolue de conscience. Je dois reconnaître que promouvoir la notion de laïcité au niveau international est un sport de haut niveau.

La fédération française approuve les grandes lignes du projet de loi. Nous constatons que le principe coercitif de la loi, qui vise à lutter contre le radicalisme religieux à l’origine d’actes criminels commis envers la République et ses institutions, envers la nation et ses membres, est souvent présenté dans les médias comme dirigé contre l’islam radical. Or, nous tenons à le souligner, les dérives auxquelles s’attaque ce projet de loi ne sont pas le fait de cette seule confession. Celles que l’on observe dans l’enseignement à domicile ou dans les écoles privées hors contrat concernent toutes les religions et les mouvements sectaires. Il en va de même pour la question des mariages forcés. Si nous insistons sur ce point, ce n’est pas par angélisme ou par naïveté. Les maçons que nous sommes doivent porter leur regard au-delà de l’actualité et savoir prendre en compte les mouvements de fond de notre société.

Particulièrement attachés aux principes républicains, nous tenons à ce que cette loi, dont l’objectif est de lutter contre toute forme de radicalisation religieuse ou sectaire, n’entrave pas la liberté d’organisations, associations ou individus qui ne sont en aucune manière concernés ni ne constituent une menace pour la République – je pense, par exemple, à l’instruction dans le cadre de la famille.

Face aux attentats terroristes perpétrés par des islamistes radicaux, on peut comprendre que l’État cherche à renforcer et à élargir les dispositifs légaux pour éradiquer ce phénomène. Cependant, tous les citoyens ou résidents sur le territoire français de culture ou de religion musulmane ne sont pas les ennemis de la République. Par ailleurs, on peut se demander si les lois existantes en matière de sécurité publique, pourvu qu’on les applique dans toute leur rigueur, ne sont pas suffisantes pour faire face à ces attaques.

Nous souhaitons que le projet de loi visant à conforter les principes de la République s’accompagne d’un projet visant à faire vivre ces principes concrètement, notamment en matière de mixité sociale et d’égalité des chances. Les territoires perdus de la République ne sont pas perdus pour tout le monde. Les insuffisances et les échecs de trente ans de politique d’intégration sont patents : quand de vrais ghettos urbains se forment où l’on n’est plus qu’entre soi, où l’on prône le repli et la mise en congé de la société, où l’État n’est plus présent, comment aller vers la République et saisir la main fraternelle qu’elle nous tend ?

Deux points retiennent notre attention : l’enseignement en famille ou à domicile, auquel nous sommes attachés, et la nécessaire élaboration d’un projet d’intégration. La lutte pour conforter les principes de la République repose en effet sur deux piliers. L’un, régalien, est constitué des mesures d’ordre public destinées à lutter contre le radicalisme religieux et sectaire ; l’autre, social, vise à améliorer l’égalité des chances et à lutter contre les discriminations, en favorisant notamment la mixité sociale. Le groupe majoritaire a présenté seize mesures qu’il ne nous appartient pas de commenter ici. En tout état de cause, nous resterons vigilants, car doit pouvoir émerger de ce débat un ensemble cohérent de propositions visant à remédier aux problèmes structurels de notre société.

Nous identifions des oublis, s’agissant notamment des accompagnants scolaires et plus largement des participants occasionnels au service public. Nous déplorons par ailleurs des insuffisances, notamment en ce qui concerne la réserve héréditaire, les mariages forcés, la polygamie et la fermeture des écoles hors contrat. Enfin, nous demandons l’abrogation de l’article 4 de la loi du 2 janvier 1907 et la suppression de la possibilité pour les associations cultuelles d’exploiter des biens immobiliers. Nous pouvons aussi légitimement soulever la question des moyens financiers qui seront mis en œuvre pour atteindre les objectifs fixés par la loi.

La commission des droits de l’homme et de la laïcité de la fédération française, présidée par M. Sylvain Zeghni, a rédigé sur le projet de loi une note que nous tenons à votre disposition. Nous espérons que les échanges de ce matin nous permettront de vous présenter nos arguments et nos propositions.

M. Dominique Goussot, vice-président de la Fédération nationale de la libre pensée. Nous concentrerons notre propos sur la question des associations cultuelles, puisque c’est en quelque sorte notre fonds de commerce. Je rappelle que c’est Ferdinand Buisson, alors président de l’Association nationale des libres penseurs de France, qui présidait la commission chargée d’élaborer la loi du 9 décembre 1905.

Sur les questions d’enseignement, nous nous faisons les avocats de la Ligue de l’enseignement, qui n’a apparemment pas été invitée à s’exprimer devant votre commission. Nous estimons qu’elle aurait pourtant des choses intéressantes à dire à la représentation nationale, même si nous ne partageons pas toujours le même point de vue sur ces sujets.

S’il réaffirme le principe selon lequel les associations cultuelles ont pour seul objet l’exercice public du culte, le projet de loi tend néanmoins, en pratique, et sous couvert de leur permettre d’accroître leurs sources de financement, à étendre l’objet de ces associations. La loi du 9 décembre 1905, telle que modifiée par la loi du 25 décembre 1942 adoptée sous le régime de Vichy, les autorise actuellement à recevoir des libéralités grevées d’obligations cultuelles et de charges pieuses. Le texte proposé ferait sauter ce verrou, de sorte qu’elles seraient légalement fondées à gérer un patrimoine immobilier sans que celui-ci soit affecté à une fin cultuelle.

Ensuite, le projet de loi vise à imposer aux associations cultuelles, actuellement soumises aux seules dispositions des articles 5 et suivants de la loi du 1er juillet 1901, une obligation de déclarer préalablement leur caractère spécifique, obligation qui serait renouvelable tous les cinq ans. L’administration aurait le pouvoir de s’opposer à cette déclaration dans les deux mois. Il s’agirait en réalité d’un système d’agrément qui poserait un problème juridique sérieux, au regard non seulement du principe de liberté d’association, mais aussi du principe de non-reconnaissance des cultes prévu à l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905.

En dernier lieu, les associations cultuelles devraient déclarer tout financement de plus de 10 000 euros provenant de l’étranger. L’administration serait autorisée à s’opposer à l’utilisation de ces fonds au motif qu’ils proviendraient d’un État étranger ou que les membres de l’association tiendraient des propos jugés hostiles à la République. Or le seul motif d’opposition à l’utilisation de tels fonds ne peut être que leur caractère frauduleux ou leur origine criminelle.

Autre sujet de préoccupation : les mesures qui ont trait à la fermeture des lieux de culte et à l’aggravation des sanctions pénales. L’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure permet déjà à l’État, « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme », d’aboutir au même résultat. Le projet de loi vise néanmoins à donner à l’administration le pouvoir, en dehors de tout objectif de lutte contre le terrorisme, de fermer un lieu de culte pour une durée maximale de deux mois, en raison de l’expression de propos et de théories incitant à la haine ou à la violence. Cette disposition nous paraît excessive. S’il était adopté en l’état, le texte fragiliserait très sérieusement, sans menace grave et imminente à l’ordre public ou à la sûreté des biens et des personnes, l’exercice de la liberté de culte, qui n’est qu’un sous-ensemble de la liberté de conscience garantie par la loi de 1905.

Par ailleurs, le projet de loi aggrave très sensiblement un certain nombre de sanctions pénales alors qu’à l’origine, dans un contexte de tension entre l’État et l’église catholique, le législateur avait évité, dans un souci d’apaisement, de recourir au juge pénal de manière trop sévère. Dans le cas présent, on tord le bâton dans l’autre sens.

Enfin, les associations relevant de la loi de 1901 ayant un objet cultuel ainsi que les associations inscrites de droit local alsacien, qui sont pour l’essentiel des associations musulmanes, seraient soumises aux mêmes obligations, grosso modo, que les associations cultuelles, sans bénéficier pour autant des avantages attendus, notamment fiscaux. Cette mesure nous préoccupe, car elle remettrait en cause le cadre juridique équilibré issu de la combinaison de la loi du 1er janvier 1901 sur les associations, de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’État et de la loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes, qu’il a fallu adopter quand l’église catholique a refusé de constituer des associations cultuelles. Depuis cent quinze ans, un équilibre existe ; il ne faut y toucher qu’en prenant beaucoup de précaution.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Je précise tout d’abord que la Ligue de l’enseignement sera entendue par les rapporteurs dans le cadre de leurs auditions, lesquelles sont distinctes de celles de la commission spéciale.

Monsieur Habrant, le texte, avez-vous dit, manque de générosité. Permettez-moi de rappeler que dix des quarante-quatre articles de la loi de 1905 portent sur la police des cultes. Et si son article 1er est d’une très grande générosité, puisqu’il garantit la liberté de conscience et le libre exercice du culte, il n’omet pas les restrictions rendues nécessaires par l’ordre public. Ce que l’on considère comme une marque de générosité en 2021 n’a pas toujours été interprété comme tel en 1905. À l’époque, le débat fut intense. Nous pourrons y revenir, comme sur la notion de circonscriptions religieuses, qui est en effet ambiguë mais qui figure déjà à l’article 19 de la loi de 1905.

J’en viens à mes questions, la difficulté de l’exercice étant lié à votre nombre, puisque vous êtes douze – est-ce un signe ? (Sourires.)

La définition des principes de la République fait débat – ce qui est heureux – alors qu’ils constituent la colonne vertébrale de ce texte et figurent même dans son titre. Quelle est votre définition de ces principes ? Certains points peuvent susciter la discussion. Ainsi, dans son avis, le Conseil d’État indique qu’il est difficile d’étendre aux associations qui signeront le contrat d’engagement républicain le principe de laïcité, qui s’applique aux agents de l’État.

Que pensez-vous de la notion de contrat d’engagement républicain – ce contrat ne devant pas être entendu au sens juridique du terme ? Est-elle de nature à réinscrire le million d’associations qui reçoivent des subventions publiques dans une logique de lien citoyen au sein de la communauté républicaine ou considérez-vous que cet outil est de nature symbolique, voire qu’il est inutile ?

Ma troisième question porte sur les associations mixtes. L’un des objets principaux du texte est de faire en sorte que ces associations, qui mêlent et confondent parfois activités cultuelles et activités culturelles, socio-éducatives ou même caritatives, puissent être distinguées de manière beaucoup plus claire, y compris sur les aspects simplement comptables. Que pensez-vous de la volonté affichée par ce texte de renforcer les contraintes qui leur sont imposées ?

M. Sacha Houlié, rapporteur pour les chapitres II et III du titre II, et pour les titres III et IV. Mes questions portent sur la police des cultes et la préservation de l’ordre public.

Premièrement, vous avez dressé à plusieurs reprises un parallèle entre, d’une part, l’article 6, relatif au contrat d’engagement républicain que toutes les associations devront signer pour pouvoir bénéficier de subventions publiques, et, d’autre part, l’article 35, qui tend à contrôler le financement étranger des seules associations cultuelles. Quel regard portez-vous sur le fait que ces deux obligations nouvelles n’ont pas le même champ d’application ?

Deuxièmement, vous avez tous évoqué certaines des mesures relatives à la police des cultes sans jamais mettre en cause leur proportionnalité. Je vous en suis reconnaissant, mais je souhaite appeler votre attention sur un point. L’article 39 vise à aggraver la répression des propos délictueux tenus dans les lieux de culte ou à leurs abords. Cela n’est pas en soi une difficulté puisque la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne s’appliquait pas jusqu’à présent dans les lieux de culte ; le régime était plus souple et les peines moins importantes. Le Conseil d’État a recommandé, dans un souci d’uniformisation, l’abrogation de l’article 35 de la loi de 1905. Selon vous, faut-il privilégier l’unité du droit ou maintenir l’aggravation des sanctions réprimant les provocations à la haine ou à la violence commises dans un lieu de culte ou à ses abords ?

M. le président François de Rugy. Nous allons à présent entendre les représentants des groupes.

M. Guillaume Vuilletet. Je veux tout d’abord remercier le bureau de notre commission d’avoir pris la décision d’organiser votre audition selon ce format qui, je le sais, a fait débat. La franc-maçonnerie a accompagné et a parfois été à l’origine d’un grand nombre d’évolutions sociétales et sociales de notre pays. Cette profondeur historique justifie que nous vous entendions, en particulier sur la laïcité, à laquelle on vous sait attachés.

Si le groupe LaREM se réjouit des appréciations plutôt positives que vous avez pu porter sur le texte, nous ne pouvons pas ne pas réagir à certaines de vos remarques. Ce projet de loi a été élaboré pour tenir compte de la réalité actuelle de notre pays. Je pense, par exemple, à son article 28. Le point de savoir si les associations cultuelles peuvent gérer des immeubles de rapport est un débat ancien dans l’histoire de la laïcité. Mais la situation actuelle est différente de celle de 1905 : les cultes concernés sont différents et les convictions s’organisent différemment. Ces dispositions ne répondent-elles pas au besoin de trouver un nouvel équilibre ?

De la même manière, nous devons prendre en compte le principe de réalité quand nous abordons l’instruction en famille. Bien entendu, il ne s’agit pas de contraindre les parents dont les enfants sont, pour des raisons de santé ou des raisons géographiques, dans l’obligation d’être instruits à domicile. Aussi une discussion doit-elle sans doute avoir lieu pour définir le périmètre pertinent. Mais comment ne pas tenir compte du fait qu’au sein de notre République, des enfants sont volontairement évincés de l’école et placés dans un cadre communautarisé, voire radicalisé ?

Bien entendu, ce projet de loi n’est pas l’alpha et l’oméga du contrat républicain. Du reste, le discours des Mureaux du Président de la République ne portait pas que sur cette question – le Gouvernement et l’ensemble de l’exécutif ont été assez clairs à cet égard ; d’autres initiatives sont envisagées. Mais ce projet de loi, qui vise à renforcer le respect des principes républicains, se suffit à lui-même.

M. Éric Diard. Je souhaite vous poser deux questions, au nom du groupe Les Républicains.

En dix ans, le nombre des enfants recevant une instruction en famille a doublé et le nombre de ceux qui reçoivent une instruction hors du Centre national d’enseignement à distance (CNED) a augmenté de 275 % ! Le Conseil d’État, dans sa sagesse, a étendu les motifs d’autorisation de l’instruction en famille, en y incluant notamment l’existence d’une situation particulière pour l’enfant, sous réserve que les personnes responsables puissent justifier de leur capacité à assurer l’instruction en famille. Il est bien question de l’intérêt de l’enfant, et c’est une bonne chose. Je souhaite connaître votre point de vue sur cette question car j’ai constaté que vos appréciations divergeaient, ce qui est tout à fait normal – n’y voyez pas une critique de ma part.

Par ailleurs, l’article 4, qui tend à réprimer les pressions et menaces exercées pour motifs religieux sur des agents de la fonction publique, a été créé en réaction au terrible attentat perpétré contre Samuel Paty. Peut-être permettra-t-il de réprimer enfin le nombre faramineux des atteintes à la laïcité et des manifestations de communautarisme constatées au sein de nos établissements d’enseignement, dont même le ministre de l’éducation s’est aperçu, puisqu’après avoir mentionné 400 infractions lors de l’hommage à Samuel Paty, il a finalement indiqué que leur nombre avait été supérieur à 700 – sans parler de tous ceux qui ont évité d’assister à cet hommage pour ne pas créer de troubles. Pensez-vous que l’article 4 permettra de lutter contre le communautarisme rampant et les atteintes à la laïcité qui gangrènent depuis de nombreuses années l’école de la République ?

Mme Géraldine Bannier. La philosophie du texte repose sur un renforcement des contrôles et de la réglementation, ce qui requiert l’adhésion et même la solidarité des différents courants religieux. Ceux-ci peuvent se sentir ciblés alors que ce sont l’extrémisme et les dérives sectaires – qui n’ont plus rien à voir avec le phénomène religieux – qui sont en fait visés. Je souhaiterais savoir, au nom du groupe MODEM, si, selon vous, le volet consacré au contrôle et à la répression doit être complété par un volet consacré à la promotion et à la diffusion des principes de la République. Auriez-vous des propositions à nous faire en ce sens ? Quelles mesures concrètes pourraient être apportées pour lutter contre les dérives des jeunes ? En tant qu’ancienne enseignante, j’estime qu’il manque, dans ce texte, un volet sur la prévention. Quant à vos propos sur l’égalité des chances, j’y souscris complètement.

M. Boris Vallaud. Au nom du groupe Socialistes et apparentés, je vous remercie pour vos interventions.

Le régime des associations, tel qu’il est défini par l’article 18 de la loi de 1905 et l’article 5 de la loi de 1901, est fondé sur une déclaration simple, qui produit d’emblée des effets juridiques. Or l’article 27 du projet de loi introduit une procédure de déclaration préalable pour les associations cultuelles créées sur le fondement de la loi de 1905, en donnant la possibilité à l’autorité administrative, en l’occurrence le préfet, de s’opposer à leur création. L’article 30, quant à lui, permet au préfet de vérifier le caractère cultuel des associations créées sur le fondement de la loi de 1901.

Ma question porte précisément sur ce nouveau pouvoir donné au représentant de l’État de se prononcer sur le caractère cultuel de certaines associations et de leurs activités. Selon vous, sur quels critères devrait-on fonder cette appréciation pour ne pas risquer de porter atteinte, d’une part, à la liberté d’association et, d’autre part, à la liberté de culte ? Ce pouvoir de contrôle, et les modalités de celui-ci, ne risquent-ils pas d’entrer en contradiction avec l’un des principes fondateurs de la laïcité, selon lequel l’État ne reconnaît aucun culte ?

Par ailleurs, j’aimerais savoir si, parmi les loges que vous représentez, certaines ont évolué sur la question de leur mixité.

M. le président François de Rugy. Cette deuxième question excède un peu le cadre du projet de loi.

M. Jean-Christophe Lagarde. Je souhaite, au nom du groupe UDI et Indépendants, vous interroger sur trois points.

Premièrement, vous avez été nombreux à dénoncer la possibilité donnée aux associations qui administrent des cultes de gérer des biens immobiliers. J’aimerais savoir ce qui vous dérange réellement dans cette affaire. Cette disposition permettrait à ces associations de garantir leur fonctionnement en limitant, notamment pour la religion musulmane – même si on évite généralement de le dire –, la part du financement étranger et en favorisant les financements intérieurs, plus traçables et sécurisés. Autant je ne comprends pas que le texte introduise une exemption de préemption, autant je ne vois pas ce qui est problématique dans le fait que des associations cultuelles puissent gérer un bien immobilier. Nombre d’associations, y compris les vôtres, tirent une partie de leurs ressources de la gestion de biens immobiliers : pourquoi faire une différence pour les associations cultuelles ?

Deuxièmement, le contrôle que l’État va exercer sur le caractère cultuel des associations est une question centrale. Là encore, c’est la religion musulmane qui est visée, puisqu’une minorité de ses représentants l’instrumentalise et la met au service d’un projet politique. Ce projet consiste notamment à utiliser des institutions sociales pour diffuser moins une religion qu’une idéologie. Il faut agir, mais comment trouver un équilibre ? L’arbitrage de l’État n’est pas une garantie absolue : il peut y avoir des différences d’appréciation selon les gouvernements ou les préfets.

Troisièmement, je vous remercie, monsieur Voileau, d’avoir rappelé que si l’on a besoin d’un tel projet de loi, c’est parce qu’on a abandonné certains quartiers, qui ne sont pas perdus pour tout le monde puisque les ennemis de la République y propagent l’idéologie que j’ai évoquée.

Enfin, je crois que la deuxième question de M. Boris Vallaud n’est pas anecdotique. En effet, certaines de vos associations refusent la mixité, alors que le projet de loi impose, entre autres principes, le respect de celle-ci. L’un de vous a indiqué que cela pourrait poser des problèmes mais j’aimerais que vous soyez plus explicites sur ce sujet.

M. Charles de Courson. Je souhaite, au nom du groupe Libertés et territoires, vous poser quatre questions.

Premièrement, pensez-vous que ce projet de loi permettra de lutter efficacement contre le séparatisme, et surtout contre le terrorisme inspiré par le fondamentalisme, notamment musulman ?

Deuxièmement, nombre d’entre vous ont estimé, à la suite du Conseil d’État, que le concept de « contrat d’engagement républicain » était inadapté. La République n’est pas un contrat, c’est une adhésion à des valeurs et à des principes. À cette notion de contrat, certains préfèrent, et c’est mon cas, l’idée d’une charte ou d’un engagement à respecter les principes républicains. Pouvez-vous nous dire ce qui, selon vous, pourrait remplacer ce contrat ?

Troisièmement, certains ont estimé que les dispositions relatives à l’instruction à domicile pouvaient porter atteinte à la liberté des familles. Êtes-vous favorables à l’alinéa 8 de l’article 21 qui dispose que ne peuvent être invoquées, pour justifier l’enseignement en famille, « les convictions politiques, philosophiques ou religieuses des personnes qui sont responsables de l’enfant » ? N’y a-t-il pas là une atteinte à la liberté de conscience et d’opinion ?

Enfin, plusieurs d’entre vous ont soulevé le problème que pose, à l’article 27, l’introduction d’un contrôle par le préfet, préalablement à la constitution d’une association cultuelle. Cela ne risque-t-il pas de porter atteinte à la liberté d’association ? Un mécanisme plus classique ne serait-il pas préférable, dans lequel il reviendrait à la justice, le cas échéant, de déterminer si une association a bien une activité cultuelle ? Cette solution ne serait-elle pas plus équilibrée ?

M. Alexis Corbière. Au nom du groupe La France insoumise, j’aimerais vous interroger sur plusieurs points.

Les représentants du Grand Orient de France se sont félicités que ce projet de loi introduise un contrôle de l’enseignement dispensé en dehors de l’école publique mais, pour ma part, je ne vois nulle trace de ce contrôle. Ma conscience républicaine affirmée me fait pourtant penser que l’enseignement privé sous contrat devrait faire l’objet d’un tel contrôle. Ce texte entend faire respecter les principes républicains et c’est dans l’école, et dans l’école publique, que ces principes s’incarnent au premier chef. Or, dans mon quartier, je vois de plus en plus de familles qui refusent de mettre leur enfant à l’école publique. Je suis donc étonné que vous acceptiez cet essor de l’école privée et que vous n’appeliez pas à renforcer les contrôles en son sein. L’actualité montre qu’il vaudrait la peine de regarder ce qui se passe dans les écoles privées sous contrat : propos sexistes, homophobes, antirépublicains... Ce projet de loi ne prévoit rien pour favoriser le retour de nos enfants dans l’école publique, alors que c’est un enjeu fondamental.

Vous vous êtes félicités, ensuite, que ce texte fasse une distinction claire entre le cultuel et le culturel. Pour ma part, je n’ai pas vu cette clarification. Le financement public du cultuel, au nom du culturel, va donc se poursuivre, puisque ce texte n’aborde pas ce problème. Le contrat qui sera demandé aux associations n’a pas grand sens ; pour ma part, je crois qu’il faudrait s’en tenir au respect de la loi. Lorsqu’on appelle à respecter des principes, on est déjà dans l’interprétation.

Je suis absolument opposé à la disposition relative à la gestion des immeubles de rapport, introduite à l’article 28. Selon moi, elle modifie totalement le caractère des associations cultuelles et j’aimerais avoir votre avis là-dessus. Loin de mettre fin au mélange du cultuel et du culturel, ce texte va favoriser le mélange du cultuel et du business : ce n’est pas acceptable !

Si l’on veut que les principes républicains soient respectés, il faut appliquer la loi de 1905 sur l’ensemble du territoire. Soyons sérieux et mettons fin au Concordat en Alsace-Moselle, qui prive les enfants d’une heure d’instruction et qui leur impose une heure d’enseignement religieux. N’y a-t-il pas là quelque chose de choquant ?

Enfin, ne pensez-vous pas que les dérives actuelles et le non-respect de la laïcité sont dus au fait que les lois existantes ne sont pas appliquées par manque de moyens et de fonctionnaires ? Ne faudrait-il pas commencer par donner des moyens à l’école publique dans nos quartiers, mais aussi à la police et au renseignement pour lutter contre le terrorisme ? Le projet de loi comporte des dispositions intéressantes mais n’y a-t-il pas là une forme de bavardage législatif destiné à donner l’impression qu’on agit, alors qu’il suffirait peut-être d’appliquer les lois existantes, en y mettant les moyens, pour que nos principes républicains soient bien vivants ?

M. Dominique Goussot. Les associations cultuelles, depuis 1905, ont un seul objet : l’exercice public du culte. Si on leur donne la possibilité de gérer un patrimoine acquis gratuitement, elles auront un autre objet : celui de gérer ce patrimoine. Or le législateur avait tenu, en 1905, à distinguer nettement les associations cultuelles et les associations de droit commun sur ce point : c’était même un critère essentiel. Alors que la loi de 1901 prévoyait que les associations pouvaient posséder un patrimoine acquis à titre gratuit et en faire ce qu’elles voulaient, le législateur a décidé, en 1905, compte tenu du caractère très particulier des associations cultuelles, que celles-ci ne pourraient pas avoir un tel patrimoine. Toucher à ces dispositions, c’est modifier en profondeur l’équilibre établi en 1905.

J’en viens à la question des associations mixtes. Au départ, il n’était pas question de donner aux associations de droit commun le pouvoir d’exercer le culte. Le législateur du début du XXe siècle avait bien distingué le droit commun de la liberté d’association du problème particulier de l’exercice du culte. Il se trouve que l’église catholique a refusé cette distinction et qu’il a fallu, pour assurer l’exercice public du culte catholique, permettre à la fois à des personnes physiques et à des associations de droit commun d’exercer le culte. Cela a introduit une certaine confusion.

Pour ma part, je pense qu’il ne faut pas modifier les textes, mais si nous le faisons, revenons à la situation de 1905 qui, intellectuellement, est extrêmement claire. Il y a, d’un côté, le droit d’association, qui a valeur constitutionnelle et, de l’autre, la liberté de conscience, avec l’exercice public du culte, qui nécessite un dispositif particulier pour contrôler le non-financement public du culte – l’un des grands principes de la loi de 1905 – et s’assurer que les associations cultuelles ne remettent pas en cause l’ordre public. En tout cas, je ne pense pas qu’il faille aller jusqu’aux mesures extrêmement sévères prévues par ce projet de loi. L’article 35, par exemple, reprend l’essentiel des délits visés à l’article 24 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse mais il prévoit une sanction infiniment plus lourde. Or le Conseil d’État a dit, et je pense qu’il a raison sur ce point, que si l’on veut appliquer la loi de 1881, il faut appliquer toute la loi de 1881 et rien que la loi de 1881. Pourra‑t-on l’appliquer ? Je n’en suis pas sûr, mais l’affichage politique est inquiétant de ce point de vue.

Le contrat d’engagement républicain n’a pas la nature d’un vrai contrat, comme l’a souligné le Conseil d’État. Il peut, en outre, poser certains problèmes. Prenons l’exemple d’une association de femmes immigrées de culture musulmane qui œuvre à l’intégration dans les quartiers difficiles. Va-t-on leur demander, au moment de leur accorder une subvention, d’adhérer à des valeurs ou à des principes ? Ne suffit-il pas que leur travail soit utile ? De même, va-t-on, au nom de l’égalité entre les hommes et les femmes, interdire toutes les associations masculines ou féminines ? Cela pose de sérieux problèmes…

Vous nous demandez, monsieur de Courson, si ce texte sera efficace. Il me semble que le droit existant, qui a été fortement enrichi pour lutter contre le terrorisme, offre déjà d’importants moyens : on peut fermer des lieux de culte, et le ministère de l’intérieur s’en prévaut pour montrer qu’il agit. Dans ces conditions, je ne crois pas que le texte contribuera à améliorer la situation. Ce qu’il faut, c’est renforcer les moyens des services de renseignement. Sur la question du financement, Tracfin fait également un travail fabuleux.

M. Sylvain Zeghni, conseiller national de la Fédération nationale de la libre pensée. Je reviendrai, en premier lieu, sur la question de l’enseignement. Il a beaucoup été question de l’instruction en famille mais cela ne veut pas dire que nous ne nous intéressons pas à l’enseignement dans sa globalité. Nous devons effectivement nous interroger sur les raisons de la perte d’attractivité de l’école publique. Pourquoi les parents mettent-ils leurs enfants dans des écoles privées, qu’elles soient sous contrat ou hors contrat ?

L’instruction à domicile ou en famille est généralement fondée sur des motifs réels. On nous dit de revenir à un principe de réalité, mais tout dépend de la manière dont on voit la réalité ! Ce qui pose un problème, ce n’est pas l’enseignement à domicile en général mais les écoles clandestines, et le fait qu’elles ne sont pas contrôlées. Or ce projet de loi ne prévoit pas grand-chose à ce sujet.

Je suis assez satisfait de la manière dont l’article 21 a été réécrit à la suite de l’avis du Conseil d’État, puisqu’on a désormais une liste des motifs qui peuvent justifier l’enseignement en famille, alors que le texte renvoyait, auparavant, à un décret en Conseil d’État, après le vote de la loi. Les membres du Parlement auraient donc voté une disposition qu’ils ne connaissaient pas, ce qui aurait été une manière de les déposséder de leur pouvoir législatif. On dispose désormais d’une liste de motifs et c’est une bonne chose – même s’il y manque, selon moi, le projet personnel des parents. Mais nous n’allons pas passer tout notre temps sur la question de l’enseignement en famille, qui ne concerne que 50 000 enfants, environ ! Il faudrait réfléchir à l’éducation en France d’une manière beaucoup plus globale.

Ce projet de loi sera-t-il efficace ? Certains d’entre vous ont probablement lu l’opuscule de M. Didier Leschi sur l’évolution de l’immigration en France. Il montre que cette immigration est de plus en plus lointaine, et donc de plus en plus éloignée de nos principes et de nos valeurs. On a évoqué la question de la haine sur internet, mais il faut parler aussi des télévisions satellitaires, qui sont sous le contrôle de certains États, notamment du Qatar. Dans ce contexte, il est de plus en plus difficile d’amener des populations qui, en outre, vivent dans des ghettos, vers nos principes. On ne peut pas faire une loi sur les principes de la République quand la République elle-même tend à oublier de les mettre en œuvre.

Si nous demandons l’abrogation de l’article 4 de la loi de 1907, c’est parce qu’il ne nous paraît plus utile. Il a répondu à un besoin au moment de la dévolution des bâtiments liés aux cultes, puisque l’église catholique ne souhaitait pas entrer dans le système de la loi de 1905. La création des associations diocésaines, quoi qu’on en pense, a résolu le problème en grande partie. Si l’on veut mettre fin à l’ambiguïté qui caractérise les associations mixtes, il faut les supprimer.

S’agissant, enfin, du financement de ces associations, le président de la Conférence des évêques de France, que vous avez auditionné hier, a bien dit qu’il prendrait ce qu’on lui donnerait mais qu’il n’avait rien demandé. De plus, vous risquez d’introduire une inégalité : les catholiques et les protestants ont sans doute un patrimoine à léguer mais je ne vois pas bien quel patrimoine immobilier pourraient léguer les fidèles musulmans. Il serait intéressant d’étudier le patrimoine de chacune des religions avant d’adopter une telle disposition, car l’église catholique pourrait être très favorisée par rapport au culte musulman, alors que c’est à celui-ci qu’on veut apporter de nouvelles sources de financement.

M. Jean-Pierre Rollet. Comme tout à l’heure, nous interviendrons à deux voix. Mesdames et messieurs les élus de la République, vous avez posé, sur les principes généraux, des questions de fond auxquelles il est difficile de répondre.

Premièrement, il est effectivement essentiel de s’interroger sur l’utilité de ce projet de loi, dont on perd un peu le fil directeur. On a le sentiment que tout y est un peu mélangé ; on est parti de la notion de séparatisme et elle a complètement disparu. J’espère que les élus de la République sauront clarifier tout cela.

Deuxièmement, cette loi sera-t-elle efficace ? Je n’en sais rien. Je le souhaite vivement.

S’agissant, enfin, du contrat d’engagement républicain, mon contrat à moi est simple : c’est la Constitution du 4 octobre 1958 et son préambule, qui mentionne la Déclaration de 1789. En tant que républicain, voilà à quoi je me réfère. Faut-il demander à chaque association de respecter, dans un contrat social, les valeurs de la République ? Je suis étonné que nous en soyons là... À ce sujet, je souscris aux propos qui ont été tenus à l’instant par deux éminents représentants de la République.

M. Patrick Meneghetti. Le respect de la loi est un principe qui s’impose à tous et l’idée qu’il faudrait s’engager à respecter les principes de la République me paraît superfétatoire. Soit cette obligation ne recouvre que le respect de la loi et elle n’est pas nécessaire, puisque cette obligation s’impose déjà à tous ; soit elle recouvre autre chose et je voudrais bien savoir de quoi il s’agit pour pouvoir juger de sa pertinence.

S’il s’agit simplement de réaffirmer le respect de la loi, il n’y a pas de difficulté, mais je ne vois pas l’utilité pratique d’une telle disposition. Mais s’il s’agit de promouvoir une laïcité de combat, si, à terme, des associations qui ne recrutent que des hommes, que des femmes, que des croyants ou que des athées risquent d’être accusées de violer les principes de la République, alors il y a lieu de s’inquiéter.

Je dirai un mot, pour finir, de l’article 8, qui modifie le code de sécurité intérieure. Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je veux dire clairement que nous partageons l’objectif de ce texte, qui est de lutter contre le séparatisme et contre les mouvements qui contestent la République. Mais nous devons aussi être vigilants quant à l’application des règles de droit : c’est notre devoir à tous, en tant que citoyens. Et lorsqu’on dit que peuvent être sanctionnées de dissolution les associations qui, non seulement provoquent, mais « contribuent par leurs agissements » à la discrimination, à la haine ou à la violence, j’estime que cette formulation est trop vague. La dissolution est une sanction lourde, qui porte atteinte à la liberté fondamentale d’association ; or on ignore tout des critères qui seront retenus par l’administration pour en décider, sans contrôle préalable du juge. Telles sont les questions qui, en tant que citoyens, nous interpellent.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. Nous interviendrons également à deux voix.

Nous ne pouvons pas préjuger de l’efficacité de ce texte mais il a au moins le mérite de remettre à l’ordre du jour des questionnements qui, s’ils nous sont familiers, à nous qui y réfléchissons quotidiennement, méritent un écho plus large. Peut-être un projet de loi n’est-il pas le cadre idéal pour évoquer toutes ces questions, mais nous n’allions pas organiser un colloque…

L’expression « contrat d’engagement républicain » n’est pas très bien choisie car il est évident qu’un tel engagement doit être respecté par tous, mais il peut être utile de le dire explicitement car tout le monde ne l’a pas toujours à l’esprit. Rappeler dans une charte que la République française repose sur des principes intangibles nous semble important et nous ne sommes pas défavorables à ce que l’on rappelle ces principes à une association, dès lors qu’elle est financée par l’État.

La question des moyens est effectivement essentielle. Ce projet de loi est plein de bons principes mais s’il ne peut pas être appliqué faute d’une réelle présence du service public, il ne servira à rien. Il serait dommage que tout cela ne soit qu’un vœu pieux – surtout dans un système laïque !

L’instruction par les familles n’est effectivement qu’un point d’entrée vers la question de l’enseignement en général. Nous ne sommes pas défavorables à l’instauration d’un contrôle plus strict de l’enseignement dispensé par les familles car ce sont les petites filles et les jeunes filles qui souffrent le plus de cette situation : ce sont les premières à être retirées de l’école, avant les garçons. Se donner les moyens d’exercer un contrôle plus strict serait une bonne chose. On pourrait par exemple introduire l’obligation d’un regroupement régulier des enfants instruits en famille dans une école, ou dans un autre lieu, afin qu’ils ne soient pas seulement soumis à la pression familiale – particulièrement forte sur les filles dans un système patriarcal.

Mme Marie Bidaud, présidente de la commission nationale de la laïcité de la Grande Loge féminine de France. Pour mettre fin à l’imbroglio juridique autour des associations mixtes, ne serait-il pas préférable d’abroger la disposition qui, dans la loi du 2 janvier 1907, a autorisé des associations créées sur le fondement de la loi de 1901 à exercer des cultes ?

L’essentiel, comme l’a dit notre présidente, c’est que les propositions contenues dans ce projet de loi soient réellement appliquées, qu’il y ait à la fois une vraie volonté politique et des moyens. C’est cette volonté, ce sont ces moyens, qui nous permettront de juger de l’efficacité de ce projet de loi.

S’agissant de l’enseignement par les familles – et je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus –, nous sommes convaincus qu’il est nécessaire de faire sortir les enfants de leur famille de façon très régulière et très officielle, dans le cadre d’activités périscolaires. Sans interdire l’enseignement par les familles, il importe de les désenclaver, de les ouvrir, en faisant participer les enfants à des activités périscolaires. Il ne faut jamais oublier que le rôle de l’école est d’abord de faire des citoyens.

Me Philippe Nugues, avocat et membre de la Grande Loge de France. Je laisserai au Grand Maître Pierre-Marie Adam le soin de répondre aux questions relatives à l’engagement républicain et à l’instruction.

En tant que juriste, monsieur de Courson, je m’interroge effectivement sur la compatibilité de l’article 21 avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui donne un certain nombre de droits aux familles et qui permet notamment que leurs enfants soient instruits en fonction de leurs convictions religieuses.

Mon sentiment, c’est qu’il ne faut toucher à cette réalité vieille de plus d’un siècle qu’avec la plus grande prudence. On a coutume de distinguer entre associations cultuelles et associations culturelles. S’agissant des associations cultuelles, il faudrait toujours garder en tête l’avis du Conseil d’État du 24 octobre 1997 sur ce qu’est l’exercice d’un culte : « la célébration de cérémonies organisées en vue de l'accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques ». Il existe donc une définition jurisprudentielle de ce qu’est une association cultuelle. Ce qui importe, c’est de contrôler tout ce qui entoure ces associations : le culturel, les fonds de dotation et les différents moyens de financement utilisés. Or, sur ces questions, le projet de loi manque parfois de clarté.

Je prendrai deux exemples. L’article 43 interdit à une personne condamnée pour faits de terrorisme de diriger une association cultuelle ; or la logique voudrait que cette disposition soit étendue aux associations culturelles. L’autre exemple concerne les fonds de dotation. Si je veux la liste des dirigeants d’une association de type loi de 1901, je peux aller la demander en préfecture mais je ne peux pas, en tant que citoyen, connaître l’identité des membres d’un fonds de dotation.

Dans un même souci de pragmatisme, il me semblerait utile d’ajouter des dispositions relatives aux personnes qui concourent au service public, notamment dans le domaine de l’éducation. Les agents du service public sont tenus à la neutralité, les usagers font ce qu’ils veulent, mais qu’en est-il de toutes les personnes qui sont dans une situation intermédiaire ? Les délégataires de service public sont soumis, avec ce projet de loi, à davantage d’obligations. Mais quand on concourt au service public de l’éducation, on doit également adhérer à ses principes. La question se pose donc d’un meilleur encadrement de ces personnes.

M. Pierre-Marie Adam. Ce projet de loi sera-t-il efficace ? Il ne le sera que si l’on se donne les moyens de l’appliquer : c’est aussi simple que cela.

Il est vrai qu’à la notion de contrat d’engagement républicain, je préfère celle de charte. Je partage, à cet égard, le point de vue de mon homologue de la Grande Loge féminine de France et, comme Jean-Pierre Rollet, j’estime qu’il convient, avant toute chose, de respecter notre Constitution. Que l’on parle de contrat ou de charte, il faut s’assurer que les principes inscrits dans la Constitution sont bien respectés, dans la durée.

Au sujet de l’instruction en famille, je souscris aux propos de la présidente de la Grande Loge féminine et j’ai deux questions complémentaires. S’assure-t-on que la famille est capable d’instruire ? Et, surtout, s’assure-t-on qu’elle ne délègue pas cette instruction à une association dont on ne sait rien et qui échappe à tout contrôle ?

Pour favoriser la mixité sociale, il me semble indispensable qu’un enfant ne reste pas enfermé dans sa famille. Il est nécessaire qu’il se confronte aux autres, que ce soit dans la cour d’école, dans le cadre d’une activité sportive ou d’un cours de musique, pour apprendre la vie en société. Il ne faut pas attendre qu’il ait seize ans pour lui offrir cet apprentissage.

J’en viens au contrôle du caractère cultuel des associations. On n’imagine pas qu’un tel contrôle vise les personnes qui exercent le culte catholique, juif ou protestant… Cette loi est strictement faite pour les musulmans : il faut le dire. Ne faisons pas, pour le culte musulman, ce que nous ne ferions pas pour les autres : ne créons pas des discriminations. Un préfet est-il compétent pour décider de l’aspect cultuel d’une association ?

Personne ne parle de la haine en ligne mais j’insiste sur l’importance de cette question : il faudrait qu’elle ait une place importante dans cette loi.

J’imagine, enfin, que nul n’ignore qu’il existe, dans le contrat de constitution d’une association, l’affectio societatis, qui permet de dire qui est fondé à en devenir membre. La question de la mixité ne se pose donc pas dans cette affaire.

M. le président François de Rugy. Permettez-moi de faire une petite mise au point.

Quand vous dites que personne ne parle de la haine en ligne, nous sommes un certain nombre à sursauter dans cette salle. Je rappelle que ces auditions ont vocation à vous entendre, et non à présenter le projet de loi. Mais en vous écoutant, je me dis que nous aurions peut-être dû procéder à une lecture, au moins partielle, du projet de loi, car certaines interventions ne correspondent pas au contenu du texte.

Par ailleurs, ce projet de loi serait, dites-vous, fait pour ceci ou pour cela : c’est votre interprétation. La parole est totalement libre ici : vous dites ce que vous voulez, et nous aussi. Je l’ai dit hier devant des représentants des cultes et je le répète devant vous : nous votons, à l’Assemblée nationale, des lois de portée générale. Il peut nous arriver de préciser les choses, mais nous ne dirons jamais que telle disposition s’applique à telle religion et pas à telle autre. L’histoire de notre pays explique bien des particularités actuelles et les choses ne remontent pas seulement à 1905 mais bien au-delà : la loi de 1905 n’a fait qu’entériner certaines réalités. À cette époque, certains cultes n’existaient pas en France, d’autres étaient très minoritaires ou n’étaient pas reconnus comme tels : c’est le cas du culte musulman, mais aussi du bouddhisme. Il est évident, en tout cas, que la loi que nous voterons aura une portée générale.

Enfin, renvoyer, dans la loi, à un décret en Conseil d’État est une procédure tout à fait classique : c’est le bon fonctionnement d’un ordre juridique fondé sur la distinction du législatif et du réglementaire. Tout projet de loi comporte des dispositions législatives dont l’application nécessite un décret ou une circulaire d’application. Je tiens à le rappeler pour ne pas laisser penser que, dans cette loi, le législateur déléguerait une partie de son pouvoir. Il ne faut pas faire de confusion avec les cas où le Parlement habilite, sur certains sujets, le Gouvernement à prendre des ordonnances.

M. Édouard Habrant. Compte tenu du grand nombre de questions qui nous ont été posées et du peu de temps que nous avons pour y répondre, je me permettrai, si vous m’y autorisez, à vous faire parvenir une petite note complémentaire. Je me contenterai ici de quelques remarques.

Tout d’abord, vous voyez que tous les francs-maçons n’ont pas les mêmes idées sur tout, loin de là : à mesure que le débat avance, des divergences commencent à se faire jour. De la même manière, tous les juristes n’ont pas le même regard sur cette loi. Je ne suis pas du tout certain, par exemple, que la Cour européenne des droits de l’homme sanctionnerait le dispositif introduit à l’article 21 au sujet de l’enseignement en famille car elle laisse, en la matière, une grande latitude aux États.

On nous a demandé pourquoi nous étions opposés à la possibilité donnée aux associations cultuelles de gérer des immeubles de rapport. Pour ma part, j’ai envie de vous demander en quoi, concrètement, cette disposition va permettre d’atteindre les objectifs fixés par la loi. Pour l’instant, je n’ai pas eu de réponse à cette question. Je note que cette disposition avait été soumise à la représentation nationale en 2018 dans le cadre de la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC) et qu’elle avait été écartée. Elle était sortie par la porte et elle revient par la fenêtre. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? Je n’en sais rien…

D’une manière plus générale, je fais une différence entre les droits-créances et les droits-libertés. Si l’on fait une comparaison avec le droit de propriété, j’ai le droit d’acheter un yacht, mais ai-je le droit de demander à l’État de m’aider à acheter ce yacht ? Si je demandais cela en tant que particulier, personne ne l’accepterait. Pourquoi accorderait-on ce droit aux cultes ? Ce que l’on demande à l’État, c’est d’aider les cultes à constituer leur patrimoine : je ne vois pas en quoi cette disposition est conforme à la liberté de culte.

De plus, on bascule insidieusement – et même assez sournoisement – d’un régime purement laïque à un régime où les cultes sont pour ainsi dire reconnus d’intérêt public, et cela me gêne. Ces dernières années, certains hommes politiques ont pu écrire que la religion et l’espérance donnent du sens, du contenu, mais pour moi, cela relève de la liberté individuelle et de la liberté de conscience, c’est-à-dire de la liberté de chacun. Ce n’est pas à l’État de dire que les religions ont un rôle positif à jouer et qu’elles sont d’intérêt public. De même, je ne vois pas ce qui justifie l’exemption de préemption : elle sanctuariserait la donation et la mettrait complètement à l’abri de l’intérêt public, ce qui me paraît très problématique.

Ce projet de loi a le mérite d’ouvrir un débat dans un contexte qui n’est pas évident et de rappeler que la nation française, avec laquelle chacun entretient des liens différents, est une communauté de citoyens libres et égaux – c’est une formule qui a été reprise dans l’avis du Conseil d’État. Cette dimension universaliste me paraît importante – il me semble que ce mot n’a pas encore été prononcé – et de nature à enrichir ce débat, dans une période qui, je le répète, est assez compliquée.

Je ne reviens pas sur la notion de contrat d’engagement républicain, car je ne perçois pas la nature de ce contrat.

S’agissant du risque de discrimination ou d’atteinte à la dignité au sein des associations, je veux noter que le concept de « dignité » est flou et susceptible d’interprétations très diverses. La question des discriminations au sein des associations se pose et j’aimerais, à l’occasion, analyser la jurisprudence car les choses ne sont pas si simples. Globalement, je ne pense pas que les associations soient autorisées à pratiquer les discriminations. Quand des hommes disent qu’ils veulent travailler entre eux, on ne voit pas le problème. Mais si, tout à coup, on dit qu’il est interdit à des hommes de couleur ou d’une certaine origine de fréquenter une association, on aura tout de suite un autre regard sur la question. Pourquoi les choses seraient-elles différentes sur la question du genre ?

Je finirai en rappelant l’importance de l’État de droit : ce n’est pas dans cette enceinte qu’on me dira le contraire. Cette année, les travaux parlementaires ont été compliqués, le rôle du Parlement dans le fonctionnement des institutions a été rendu difficile. Or je pense qu’il faut systématiquement faire prévaloir le travail du Parlement, mais aussi celui du juge. Le juge judiciaire est le gardien des libertés et il faut le rappeler.

Enfin, il faudrait effectivement favoriser l’enseignement de la laïcité et de la philosophie à l’école. Pour ma part, j’ai appris ce qu’était la laïcité à l’âge de 18 ou 20 ans : c’est une notion qui ne nous est pas familière et qui devrait être enseignée beaucoup plus tôt.

M. Benoît Graisset-Recco. Tout d’abord, je veux rassurer M. Corbière : le Grand Orient de France est tout à fait favorable à l’abrogation du Concordat et à la constitutionnalisation des deux premiers articles de la loi de 1905.

La question de l’efficacité de la loi est au cœur de nos discussions car le problème dont traite le texte est une réalité, et je sais, pour habiter Montreuil, combien elle est difficile. Nous ne pouvons pas faire comme si les dérives n’existaient pas. La situation n’est plus la même qu’en 1905 ou en 1980 : elle a changé depuis l’affaire de Creil, en 1989, et les années 2000. En tant que citoyens et législateur, nous ne devons pas céder à l’angélisme.

La notion d’engagement républicain est un moyen de diffuser les principes de la République, notamment la laïcité, dans la société. Prêter le serment de respecter ces principes ou s’accorder sur un texte qui les rappelle est indispensable et utile car, que ce soit à l’école, dans les quartiers ou dans le monde associatif, ces repères sont parfois oubliés ou n’ont même jamais été perçus. Nous sommes donc tout à fait favorables à cet élément, ainsi qu’au contrôle du respect de cet engagement. Il revient à la loi de favoriser l’apaisement et de protéger l’action des uns et des autres en rappelant quels sont les règles et les principes qui sont au fondement de notre société et de la République.

M. Jean Javanni, Grand Officier du Grand Orient de France délégué à la laïcité. L’article 28 du projet de loi remet en cause l’équilibre de la loi de 1905, qui justifiait les avantages fiscaux dont bénéficient les associations cultuelles. Mais avant de rejeter définitivement cet article, il nous semble nécessaire d’avoir une image claire de la situation financière et fiscale des principaux cultes, d’une part, en dressant un inventaire des revenus du patrimoine, notamment immobilier, des associations à objet cultuel et de l’ensemble des personnes morales de droit privé qui en dépendent et, d’autre part, en procédant à une étude sérieuse de l’impact fiscal d’une telle mesure et des modalités d’application du droit commun. Si l’on estime que les associations cultuelles doivent pouvoir gérer leur patrimoine, il faut les soumettre au droit commun et apporter diverses précisions sur les conditions de mise en œuvre, les montants, les modalités de déclaration, les plafonnements le cas échéant, et le régime fiscal applicable. Une telle étude permettrait de compléter utilement l’article 28, dont les conditions d’application seraient bien entendu renvoyées à un décret en Conseil d’État.

Nous ne comprenons pas pourquoi le principe de neutralité s’applique aux salariés du service public et non aux collaborateurs bénévoles de celui-ci. Dans un État laïc et cohérent, la neutralité de l’action publique ne se divise pas. Quiconque participe à une mission de service public n’est plus un citoyen qui exerce ses droits politiques mais devient bel et bien un collaborateur occasionnel du service public. On pourrait donc compléter l’article 1er en y ajoutant, par exemple, les mots : « bénévoles et collaborateurs occasionnels du service public ».

Enfin, M. Corbière a évoqué le dualisme scolaire. En tant que représentant du Grand Orient de France, je dis : chiche, messieurs les députés ! Abrogez la « loi Debré » et la « loi Carle » : nous serons très heureux que ces mesures de discrimination sociale qui conduisent au communautarisme soient supprimées du droit français. J’ai dit.

M. le président François de Rugy. Comme quoi, on peut être successivement pour le statu quo et pour des bouleversements importants.

Nous en venons à présent aux questions.

M. François Cormier-Bouligeon. Ma première question, d’ordre politique, porte sur votre définition des principes de la République, puisque certaines de vos obédiences ont participé à leur construction depuis le siècle des Lumières. Comment percevez-vous le combat idéologique qui oppose, sur la laïcité, les tenants d’un libéralisme multiculturel et les partisans d’une conception universaliste et républicaine ?

Deuxièmement, vous estimez que l’extension du devoir de neutralité dans le cadre de l’exercice de missions de service public, qui découle de la jurisprudence du Conseil d’État, est un progrès important. Le texte va-t-il assez loin en la matière ou êtes-vous favorable à ce que l’obligation de neutralité politique, philosophique et religieuse soit étendue aux collaborateurs occasionnels du service public ?

Ma dernière question est plus prosaïque. Le texte ayant trait notamment au financement des cultes, je souhaiterais savoir, même si plusieurs de vos obédiences sont a-dogmatiques, comment vous financez vos activités et vos temples. Recevez-vous de l’argent de puissances étrangères, percevez-vous des deniers publics ou avez-vous exclusivement recours aux contributions de vos membres ?

Mme Cécile Untermaier. Je suis très intéressée par la proposition qui a été faite de substituer au contrat d’engagement républicain – qui, en effet, ne nous paraît pas pertinent – une charte déontologique. Si l’on impose une telle charte aux associations, ne faut-il pas l’imposer également aux collectivités locales et à toute personne morale, publique ou privée, qui bénéficie de financements publics ? Par ailleurs, qui contrôlerait le respect de cette charte ? Ne pourrait-on pas profiter de ce texte pour faire émerger une culture déontologique et promouvoir le rôle du juge ?

Enfin, que pensez-vous de l’article 16, qui vise à interdire à un professionnel de santé d’établir un certificat aux fins d’attester de la virginité d’une personne, et de l’article 17, relatif aux mariages forcés ?

M. Jean-Paul Mattei. Le principe de neutralité, que vous avez évoqué à maintes reprises, n’est mentionné que trois fois dans le texte, à l’article 1er et à l’article 2. Cette notion ne devrait-elle pas figurer également à l’article 6, relatif au contrat d’engagement républicain ?

Ma deuxième question est plus taquine. Comment interprétez-vous l’obligation de respecter le principe d’égalité entre les hommes et les femmes dans vos associations, qui peuvent être concernées par la mise à disposition de biens par des collectivités ?

Je n’ai pas tout à fait la même interprétation que vous de l’article 28, qui vise à modifier l’article 19 de la loi de 1905, relatif à la capacité pour les associations cultuelles de recevoir des dons. Actuellement, ces dernières sont obligées de vendre le bien qu’elles reçoivent en don. Ne pourraient-elles pas l’exploiter dans le cadre de l’article 910 du code civil, qui réglemente les dons ?

Enfin, le renforcement de l’agrément préalable des associations ne doit-il pas être vu comme une sécurité juridique plutôt que comme une contrainte, notamment pour les associations cultuelles qui reçoivent des dons ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure pour le chapitre IV du titre Ier. Première question : quelles mesures préconisez-vous pour mieux lutter contre le phénomène de la haine en ligne ?

Deuxièmement, la franc-maçonnerie renvoie, dans l’imaginaire collectif, au secret. Or, à l’heure de la viralité numérique, qui dit secret, dit conspirationnisme et complotisme. Comment protéger les esprits et développer l’esprit critique, notamment des plus jeunes ?

Enfin, l’article 18 du projet de loi tend à créer un nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui sur internet. Considérez-vous la révélation de l’appartenance d’une personne à la franc-maçonnerie comme une information de nature à mettre en danger la vie ou l’intégrité physique ou psychique de cette personne ?

Mme Marietta Karamanli. S’agissant de la vie associative, jugez-vous utile de modifier le code de la sécurité intérieure pour lutter contre les agissements des groupements portant atteinte à la légalité républicaine ? De même, faut-il modifier l’article 31 de la loi de 1905, qui punit ceux « qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte » ?

Enfin, quels critères vous semblent pertinents pour sanctionner les dérives de l’instruction à domicile et quelles sont les mesures d’ordre social ou culturel qui seraient de nature à rendre effective la promesse républicaine auprès des publics fragiles, notamment dans les quartiers ?

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure pour le chapitre III du titre Ier. Le chapitre III, qui regroupe les « dispositions relatives à la dignité de la personne humaine » – chapitre que, pour ma part, je serais tentée d’intituler « Dispositions relatives au respect des droits des personnes et à l’égalité femmes-hommes » – a pour objet de lutter contre les pratiques dégradantes, de s’assurer qu’aucun avantage ne peut être tiré d’une situation de polygamie, de protéger la succession des enfants sans discrimination et de prévenir les mariages forcés. Pensez-vous que ces articles nous permettront d’atteindre la population ciblée et que les sanctions prévues sont utiles et applicables ? Quelles propositions pourriez-vous nous faire pour les compléter ?

Mme Perrine Goulet. Je m’étonne de vos réactions aux mesures concernant l’instruction en famille et du fait que vous ayez rarement abordé la question des écoles hors contrat, lesquelles sont, il est vrai, moins concernées par le texte. Estimez-vous que ces dernières doivent être fermées ?

Que pouvez-vous dire de l’article concernant la réserve héréditaire, sur laquelle les représentants de la Fédération française de l’ordre maçonnique mixte international ont indiqué vouloir revenir ?

Les représentantes de la Grande Loge féministe (Sourires)… féminine – pardon pour ce lapsus – ont évoqué le communautarisme sexiste. S’agissant de l’interdiction des certificats de virginité, le texte concerne uniquement les professionnels de santé. Or on sait que la virginité des femmes est parfois évaluée, au cours de rituels, non pas par des médecins mais par des membres de la communauté. Faut-il, par conséquent, aller jusqu’à interdire ces rituels ? J’ajoute qu’il conviendrait selon moi de traiter également des violences gynécologiques – je pense notamment à la pratique dite du « point du mari » après un accouchement.

Enfin, vous estimez que l’article 6 limite la liberté d’association. Or tel n’est pas le cas : les associations pourront toujours se créer mais, si elles ne veulent pas respecter le contrat d’engagement républicain, elles ne pourront pas percevoir de subventions publiques. Pour ma part, je souhaite que l’association concernée ne puisse pas non plus bénéficier des avantages fiscaux liés aux dons.

M. Benoît Graisset-Recco. Le projet de loi participe au combat idéologique de défense de l’universalisme dans lequel nous nous inscrivons. Il tente en effet de contribuer à la lutte contre l’obscurantisme ; c’est essentiel, et c’est la raison de notre présence à tous ce matin. L’article 16, qui vise à interdire la délivrance de certificats de virginité, est un élément positif, à l’instar de toutes les dispositions qui tendent à limiter les atteintes à la personne.

M. Jean Javanni. Les principes de la République sont définis par un corpus juridique clair, constitué des Préambules de 1946 et de 1958, notamment de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, dont le respect est soumis au contrôle du juge administratif. Il me paraît nécessaire de demander l’application de ces principes – car, oui, nous en sommes là !

S’agissant du financement des obédiences maçonniques, nous refusons toute subvention – c’est un point d’honneur. Pour conserver notre indépendance, nous ne nous finançons que par les cotisations de nos membres – ce qui, je ne vous le cache pas, est parfois problématique.

Le secret maçonnique n’est pas le secret du conspirateur, c’est le secret de la personne. Nos discussions se déroulent dans un lieu à part, dans une structure totalement archaïque où la parole est maîtrisée, de manière que nos échanges soient sincères et échappent aux postures du monde extérieur. Pour que la vérité des personnes existe effectivement, leur secret doit être respecté. La révélation de l’appartenance à la franc-maçonnerie non seulement est contraire à la déontologie maçonnique mais peut également, compte tenu de l’ambiance générale, mettre en danger la sécurité des personnes, voire leur vie. Quant aux autres questions, il faudrait, pour y répondre, organiser un colloque de trois jours !

M. Édouard Habrant. Je ne suis pas fâché que vos questions portent en partie sur les activités maçonniques, car celles-ci reposent sur la notion centrale d’engagement, un engagement inconditionnel. C’est pourquoi l’expression « contrat d’engagement » nous apparaît comme un oxymoron : en l’espèce, on ne peut pas s’engager, comme dans le cadre d’un contrat classique de la vie civile et commerciale, « sous réserve » ou « à condition que ». Nous nous engageons de manière inconditionnelle et nous attendons de celles et ceux qui participent à une action associative qu’ils en fassent autant.

Madame Goulet, je vous rassure : la Grande Loge mixte de France est aussi féministe ! (Sourires.)

Il me semble préférable de parler de respect des droits des personnes plutôt que de dignité, car cette notion est sujette à des interprétations si diverses qu’elle peut, par exemple – nous l’avons vu lors des débats sur la bioéthique –, être invoquée pour justifier aussi bien l’euthanasie que l’interdiction de l’assistance au suicide.

Il est vrai que nous avons peu évoqué la question des écoles hors contrat, mais on se rappelle que certaines obédiences se sont manifestées lors des débats sur la « loi Gatel ». Nous avions alors insisté sur la nécessité d’un contrôle a priori, lequel n’a pas été suffisant. Et l’on s’aperçoit aujourd’hui qu’il faut aller plus loin, voire beaucoup plus loin.

Le financement de notre obédience repose, lui aussi, exclusivement sur les cotisations de nos membres. Non seulement nous ne percevons pas de subventions publiques, mais nous nous refusons à recourir aux aides publiques. Ainsi, lors du confinement, nous avons continué à verser les salaires de nos employés sans solliciter le bénéfice du dispositif d’activité partielle, estimant que nous n’en avions pas le droit moral.

S’agissant de la gestion par les associations cultuelles d’immeubles de rapport, l’article 28 autorise bien leur possession et leur administration, c’est-à-dire la possibilité d’en tirer des revenus.

Enfin, l’article 18 me semble mal rédigé. Le nouveau délit consisterait en effet à diffuser « des informations relatives à la vie privée ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser dans le but de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens ». Or, si quelqu’un dévoile mon appartenance maçonnique, par exemple, il sera très difficile d’établir sa volonté de m’exposer à un risque immédiat, de sorte que l’infraction ne sera pas constituée. Je préférerais donc que le délit soit caractérisé dès lors qu’une personne est exposée à un risque d’une particulière gravité que ne pouvait ignorer – nul besoin, ici, de sonder les reins et les cœurs – celui ou celle qui a diffusé des informations personnelles. Il me semble qu’une telle rédaction améliorerait substantiellement l’efficacité du texte.

M. Pierre-Marie Adam. Tout d’abord, les obédiences, qui ne sont pas des cultes, vivent des cotisations de leurs adhérents. La seule facilité que nous accordent les collectivités consiste dans la mise à disposition à titre gratuit d’une salle pour l’organisation d’une conférence. Au demeurant, la Grande Loge de France est une association loi 1901, tous ses administrateurs sont connus ; il n’y a donc, sur ce point, pas de secret au sens strict du terme. Celui-ci est du reste en partie un fantasme et, pour la presse, un marronnier.

Si nous attachons une si grande importance à la lutte contre la haine en ligne, c’est parce que cette dernière facilite la lâcheté et le défoulement raciste, l’anonymat des auteurs d’insultes et de menaces les protégeant contre d’éventuelles poursuites. Il nous semble donc nécessaire de mettre fin à cet anonymat de façon que les personnes concernées soient à tout le moins responsables de leurs propos.

Pour nous, la dignité consiste dans le respect de la personne en tant que telle : nous n’établissons pas de distinction entre hommes et femmes à cet égard.

L’instruction à domicile, ce n’est pas l’école. Il faudrait, du reste, définir le mot « école », que celle-ci soit sous contrat ou hors contrat. Par ailleurs, je ne sache pas que le projet de loi contre le séparatisme, comme il s’intitulait au départ, doive traiter du concordat, des écoles sous contrat, etc. Délimitons précisément l’objet du texte pour éviter qu’il n’englobe l’ensemble des dispositifs existants.

M. Philippe Nugues. Sur la définition des principes de la République, je vous renvoie à l’article 1er de la Constitution, qui dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », et à son article 2, qui rappelle la devise de la République.

S’agissant de la charte déontologique, dont on a dit qu’elle pourrait se substituer au contrat d’engagement républicain, je rappelle qu’en l’espèce, il s’agit de respecter, non pas une déontologie, mais des règles juridiques. Cependant, la notion de contrat est unanimement considérée comme problématique. Dès lors, une charte pourrait être envisagée dans le cadre de ce que l’on appelle les actes unilatéraux : chaque association serait libre d’adhérer ou non à la charte, sous le contrôle du juge judiciaire, gardien des libertés individuelles.

Nous n’avons pas utilisé le terme d’agrément à propos des associations cultuelles. Du reste, à ma connaissance, il est fait mention dans le texte d’une déclaration et d’opposition. Cela signifie, je suppose, que le préfet vérifiera in concreto si l’association concernée pratique l’exercice d’un culte. Quant à savoir s’il convient de priver une association qui ne pratiquerait pas cet exercice du dispositif fiscal applicable aux dons, pourquoi pas ? Cela me paraît logique.

À l’article 18, relatif à la haine en ligne, il conviendrait, me semble-t-il, de mentionner la vie scolaire et universitaire – je pense à l’affaire Mila. De fait, on peut également mettre en danger une personne si l’on permet son identification en révélant l’établissement où elle étudie.

Tout secret n’est pas un complot : un juge, un médecin, un avocat a besoin du secret. Pour lutter contre le complotisme, peut-être faut-il développer les mécanismes de contradiction.

Il manque, à l’article 225-1 du code pénal, relatif aux discriminations, la discrimination liée aux opinions philosophiques.

Il me paraît nécessaire que les parents d’élèves qui exercent un mandat au sein du conseil d’administration d’un collège ou d’un lycée s’engagent à respecter les principes de la République.

Enfin, il arrive que des bénéficiaires de l’aide juridique refusent l’avocat commis d’office parce que c’est une femme, une personne de confession juive, etc. La loi de 1991 n’est pas suffisamment claire sur ce point. Par ailleurs, le Conseil d’État a reconnu, en avril 2020, qu’en tant qu’auxiliaires de justice, les avocats concourent au service public de la justice ; ils sont, à ce titre, un exemple pour leurs clients. Or – c’est un phénomène mineur mais qui prend de l’ampleur – certains avocats souhaitent porter le voile ou d’autres signes distinctifs. En 2016, la conférence des bâtonniers a clairement appelé les autorités à réglementer cette question, car celle-ci est actuellement régie par le règlement intérieur de chaque barreau, qui est un instrument juridique trop faible.

Mme Marie-Claude Kervella-Boux. Je ne reviendrai pas sur la question du financement des obédiences maçonniques : sous cet aspect, toutes sont dans la même situation.

Nous sommes évidemment favorables à l’extension de l’obligation de neutralité aux collaborateurs du service public, notamment aux personnes accompagnant les élèves lors des sorties scolaires.

Par ailleurs, ce n’est pas la franc-maçonnerie qui est secrète, c’est l’appartenance à une obédience. Lorsque nous entrons en maçonnerie, nous nous engageons à ne pas dévoiler l’appartenance maçonnique des frères et des sœurs. Mais rien n’interdit à un franc-maçon de dire qu’il est franc-maçon, sachant que cela peut, encore de nos jours, l’exposer à un réel danger.

Certes, la dignité humaine concerne les hommes et les femmes, mais force est de constater que ces dernières sont plus particulièrement visées.

Nous sommes bien entendu a priori tout à fait favorables à l’interdiction des certificats de virginité, mais nous nous demandons si une telle mesure ne risque pas de renforcer le contrôle de la famille sur les filles. De fait, le médecin est aussi un garde-fou. Le mieux ne doit pas être l’ennemi du bien. Quant aux mutilations sexuelles, qui ne sont pas abordées dans le texte, elles demeurent encore de nos jours un véritable problème qui nous préoccupe beaucoup.

Je pense également, plus largement, aux certificats de complaisance délivrés, par exemple, pour dispenser un élève de piscine. Là encore, les filles sont les principales concernées. Comment contrôler tout cela ? Enfin, nous ne pouvons qu’être d’accord sur les mesures destinées à lutter contre les mariages forcés, mais se pose la question de savoir comment disposer des moyens nécessaires pour les faire respecter.

Mme Marie Bidaud. À propos des certificats de virginité, j’ajoute qu’il n’est pas normal que la consultation au cours de laquelle ils sont délivrés soit remboursée par la sécurité sociale. Peut-être conviendrait-il de revenir sur ce remboursement.

S’agissant des écoles confessionnelles sous contrat, elles sont bien entendu tenues de respecter la liberté de conscience. Mais pourquoi ne pas leur imposer, en contrepartie du financement dont elles bénéficient, une formation à la laïcité qui leur permettrait de satisfaire à l’obligation de faire de chaque enfant un futur citoyen ? La charte de la laïcité devrait être affichée et signée par les parents. Par ailleurs, les classes mixtes devraient être obligatoires, ce qui n’est actuellement pas le cas dans ces écoles.

L’article 31 du projet de loi vise à étendre aux associations de droit local à objet cultuel d’Alsace-Moselle certaines obligations de droit commun ; c’est un pas vers l’application sur l’ensemble du territoire de la loi de 1901 dont nous nous en réjouissons.

Enfin, le texte tend également, et c’est un point qui nous paraît très important, à étendre l’obligation de neutralité aux salariés des entreprises qui exécutent une commande publique, lesquels pouvaient jusqu’à présent s’en dispenser du fait de leur statut de droit privé – je pense en particulier aux personnels des entreprises de transport public.

M. Jean-Pierre Rollet. Premièrement, la Grande Loge nationale française, comme toute autre structure associative obédientielle, ne perçoit aucune subvention ; elle est financée par les cotisations de ses membres. Lorsque celles-ci sont suffisamment importantes et que nous avons réalisé des économies suffisantes, nous pouvons acquérir les locaux qui abritent nos temples en souscrivant des prêts bancaires, lesquels sont remboursés grâce à la location des immeubles à nos membres. Si tel n’est pas le cas, nous nous entendons très bien avec celles des obédiences qui sont les principaux bailleurs, le Grand Orient et la Grande Loge de France. Nous n’avons aucun tabou sur ce sujet.

Édouard Habrant a indiqué qu’il avait découvert le principe de laïcité à 18 ans ; pour ma part, c’est lors de ma première année d’études politiques que j’ai appris ce qu’est une nation. Selon Ernest Renan, celle-ci se définit, au-delà d’une langue et d’un territoire communs, comme un vouloir vivre ensemble. Or cette expression n’a pas été prononcée une seule fois depuis le début de nos échanges : là est le nœud du problème. Qu’est-ce que le vouloir vivre ensemble à l’heure actuelle, dans notre pays ? L’enseignement est fondamental à cet égard. Sans être vieux jeu, je me rappelle avec émotion les cours d’éducation civique de mon enfance, lors desquels on nous expliquait ce qu’est la liberté, l’État, le respect de la personne…

Enfin, nous sommes très attachés à la lutte contre la haine en ligne parce que nous en sommes des cibles potentielles – certains d’entre nous ont été visés. N’oublions pas que plusieurs de nos illustres aïeux ont fini dans les camps. Tant que l’on maintiendra la possibilité de s’exprimer anonymement sur les réseaux sociaux, il sera très difficile de venir à bout de ce phénomène.

M. Patrick Meneghetti. Je précise, pour éviter toute ambiguïté, que chaque membre de la Grande Loge nationale française s’engage, lorsqu’il entre en maçonnerie, à respecter les lois de l’État. Il va de soi que le respect des valeurs et principes républicains s’impose à tous les citoyens et associations. La seule difficulté réside dans la définition de la limite. Je souscris à l’idée selon laquelle toute structure ou tout citoyen qui ne respecte pas ces principes doit être sanctionné dès lors qu’il contrevient à la loi. Si la notion d’engagement républicain consiste en un simple rappel de l’obligation de respecter la loi, elle nous paraît un peu superfétatoire ; si cet engagement va au-delà du respect de la loi, il doit être précisé.

M. Sylvain Zeghni. Lorsque j’ai évoqué tout à l’heure les normes juridiques, je faisais allusion au principe – que le Conseil d’État a d’ailleurs rappelé dans son avis – selon lequel les exceptions doivent être précisées par la loi ; il ne s’agit évidemment pas de supprimer les décrets.

Sur les certificats de virginité, je partage entièrement les propos des représentantes de la Grande Loge féminine de France. On ne peut évidemment pas approuver la délivrance de certificats de virginité, mais nous redoutons que, du fait de la mesure proposée, les jeunes femmes concernées soient davantage encore reléguées dans leur communauté – nous sommes là sur le fil du rasoir. Quant aux mutilations sexuelles, notamment l’excision, on sait qu’elles continuent, hélas, de se pratiquer, voire se développent.

S’agissant de la réserve héréditaire dans le cadre des successions internationales, le texte marque un progrès très important. Mais, là encore, on se heurte aux limites imposées par les engagements internationaux, notamment européens. Surtout, le texte semble ne viser que les lois étrangères conduisant à une exclusion totale. Or, dans beaucoup de pays, celle-ci n’est que partielle. On a ainsi le sentiment qu’on tolère la différence de traitement entre hommes et femmes, pourvu que les épouses ou les filles aient tout de même un petit quelque chose. Certes, il est très difficile d’intervenir dans une législation étrangère, mais le problème n’est que partiellement réglé.

Nous sommes évidemment pour la lutte contre les mariages forcés. Toutefois, on a le sentiment que le texte ne vise, en la matière, que ce qui se passe sur le territoire français. Mais peut-être avons-nous une mauvaise interprétation du texte. Toujours est-il que, nulle part, il n’est précisé que, dans le cadre d’une demande de certificat de capacité à mariage adressée aux autorités consulaires, les futurs époux doivent être auditionnés de manière séparée. Or, une telle mesure nous semble très importante et de nature à rééquilibrer le projet de loi sur ce point. De même, il faudrait, même si c’est très difficile, assurer l’information et la protection des personnes concernées avant qu’elles quittent le territoire français car, lorsqu’elles sont dans leur pays d’origine, il est souvent trop tard.

M. Georges Voileau. Nous vous transmettrons les travaux réalisés par notre commission sur le projet de loi.

S’agissant des écoles hors contrat, nous avons appelé à leur fermeture.

Être maçon, c’est un engagement. Nous ne nous dévoilons que si nous le voulons. N'oublions pas que nous avons été excommuniés et pourchassés par tous ceux qui n’aiment pas la liberté. À un ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Fred Zeller, qui lui demandait d’autoriser l’ouverture de loges en Union soviétique, Khrouchtchev a répondu qu’il ne voulait pas avoir de puces dans le dos… Dans certains pays, la franc-maçonnerie n’est toujours pas acceptée et l’appartenance à une loge est parfois punie de mort.

La laïcité est-elle un combat ? Oui, et il faut le mener avec des outils pédagogiques. Il en est de même pour le combat en faveur de l’égalité femmes-hommes, lequel ne doit cependant pas faire oublier le combat pour l’égalité de tous les êtres humains. C’est là toute la force de notre engagement à l’intérieur de l’école.

Au Droit Humain, les principes que je viens d’évoquer sont inscrits dans notre constitution internationale, qui a été rédigée en 1900. Je suis donc particulièrement fier d’être membre de cette obédience en ce moment. J’ai dit.

M. Dominique Goussot. Faut-il compléter le code de la sécurité intérieure par des dispositions relatives à la vie associative ? Si j’ai bien compris le projet de loi sur ce point, il s’agit d’étendre les possibilités de dissolution administrative des associations dans le cas où certains de leurs membres tiendraient des propos ou défendraient des théories condamnables. À notre sens, il est impossible de faire porter la responsabilité d’un acte individuel à une organisation collective. Par ailleurs, la dissolution administrative est apparue en 1936, dans un cadre historique particulier puisqu’elle visait les ligues, puis elle a été étendue aux groupes de hooligans. Il faut, me semble-t-il, s’en tenir là et laisser au juge, qui est constitutionnellement le garant des libertés individuelles, le soin de dissoudre, le cas échéant, une association.

Quant à l’école, elle repose, aux termes des grandes lois des années 1880, sur trois piliers : l’école publique, gratuite et obligatoire, l’instruction à domicile et l’enseignement privé. Nous sommes favorables au maintien de ces trois piliers, à condition – mais c’est un autre débat – de supprimer le financement public des écoles confessionnelles sous contrat, qui représente chaque année une somme considérable. Il faudrait par ailleurs renforcer le contrôle de certaines écoles privées, hors contrat ou sous contrat, musulmanes ou non – je pense à un établissement catholique situé dans le département de l’Indre qui aurait mérité de faire l’objet d’un contrôle approfondi.

S’agissant de la loi de 1905, la question a été posée de savoir s’il fallait modifier son article 31. Il ressort des quelques recherches que j’ai faites sur le contentieux lié aux infractions à la police des cultes que le nombre des personnes condamnées pénalement à ce titre est ridiculement faible. Répondant, en 1973, à une question écrite portant sur ce point, le Gouvernement a même indiqué qu’il avait cherché et qu’il n’avait rien trouvé ! On peut toujours augmenter les peines mais, jusqu’à présent, on n’a pas rencontré de problème majeur dans ce domaine.

Enfin, la possibilité pour les associations cultuelles d’administrer leur patrimoine est problématique, car elles pourraient faire ce qu’elles veulent des locaux concernés et les utiliser pour tenir des réunions étrangères au culte, notamment politiques.

M. le président François de Rugy. Mesdames, messieurs, je vous remercie pour les éclairages que vous avez apportés à notre travail législatif.

Mes chers collègues, je vous informe que l’audition du Conseil français du culte musulman, qui n’a pas pu être se tenir hier en raison de l’état de santé de son président, aura probablement lieu lundi prochain à huit heures trente.

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12.   Audition de M. Jean–Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, mercredi 6 janvier 2021 à 9 heures 30, et de M. Nicolas Cadène, rapporteur général

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10109598_5ff5723962cf0.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-6-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Jean–Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, et de M. Nicolas Cadène, rapporteur général.

M. François de Rugy, président. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité (ODL) et M. Nicolas Cadène, rapporteur général.

Messieurs, mes chers collègues, je vous adresse tous mes vœux pour cette nouvelle année.

Monsieur Bianco, je vous laisse la parole pour un propos liminaire d’une dizaine de minutes, puis nous passerons au jeu des questions-réponses, en commençant par entendre les rapporteurs et les porte-parole des groupes.

M. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité. Merci, mesdames, messieurs, pour votre invitation, à laquelle nous sommes sensibles. Je vous adresse à mon tour mes meilleurs vœux, en mon nom personnel mais également au nom de l’Observatoire, pour vous-mêmes, vos familles et vos actions.

L’Observatoire de la laïcité est une commission consultative, placée auprès du Premier ministre, qui a été créé à l’initiative du Président Jacques Chirac, par un décret signé par Dominique de Villepin, Premier ministre, et Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur. Il n’a été installé qu’en 2013 par le Président François Hollande, et son mandat a été renouvelé par le Président Macron et son Premier ministre, Édouard Philippe. Cette continuité républicaine est intéressante.

Sa composition est plurielle, puisque trois catégories de membres sont représentées, ce qui est relativement rare pour une instance consultative. Cela lui donne la capacité de comprendre les enjeux et de définir comment les réformes doivent être appliquées.

Il compte sept membres de droit représentant les ministères les plus directement concernés par les questions de laïcité, quatre parlementaires – deux députés, deux sénateurs –, à parité femmes/hommes, de la majorité et de l’opposition, et dix personnalités qualifiées, de provenance extrêmement diverse, en raison de leurs travaux sur la laïcité et les faits religieux : un conseiller d’État, le vice-président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), un inspecteur de l’éducation nationale, un philosophe, un chercheur, ou encore une femme qui a commencé sa vie professionnelle comme éducatrice de jeunes enfants.

L’ODL a quatre missions. Premièrement, établir un état des lieux de la laïcité, aussi documenté, honnête et impartial que possible. Nos sources sont diverses. Elles proviennent tout d’abord des ministères, qui nous communiquent de nombreuses données, que vous pouvez trouver dans notre rapport annuel, mis en ligne depuis une dizaine de jours sur notre site laïcite.gouv.fr.

Ensuite, de nos déplacements sur le terrain – même s’ils ont été moins nombreux depuis le début de la crise sanitaire. Le rapporteur général et moi-même avons effectué plus de mille déplacements dans l’ensemble des départements de France métropolitaine et à La Réunion.

Par ailleurs, nous avons nos interlocuteurs : les mouvements de pensée, les obédiences maçonniques, les religions, les mouvements d’éducation populaire, les mouvements historiques de la laïcité qui, non seulement nous font des remontées régulières, mais nous présentent chaque année un état des lieux – vous le trouverez également dans notre rapport annuel.

Enfin, nous disposons depuis près de trois ans d’un baromètre qui mesure l’état de l’opinion sur la question de la laïcité, que nous réalisons avec l’institut Viavoice. Nous travaillons également avec un certain nombre de chercheurs, tels que Philippe Portier, car nous sommes conscients que pour un tel sujet, il est difficile de construire des questions qui n’induisent pas en partie la réponse. Nous avons donc œuvré pour élaborer un outil aussi scientifique que possible.

Nous avons ainsi appris que les Français ont une bien meilleure connaissance de la laïcité que ce que nous pouvions craindre. Il s’agit là d’une évolution récente qui tient à l’implication de nombreux acteurs sur la question de la laïcité depuis quelques années.

Première mission, donc, informer. Nous remettrons notre rapport annuel au Premier ministre et au Président de la République dans le courant du mois.

Deuxièmement, conseiller le Gouvernement sur les politiques publiques et les actions touchant au principe de laïcité.

Troisièmement, intervenir sur le terrain. Nos interventions sont extrêmement nombreuses et variées. Nous sommes amenés à jouer un rôle de formateurs, de conseillers, d’animateurs de débats, d’intervenants suggérant des solutions pour des institutions diverses : pour des collectivités locales, dont certaines ont élaboré, avec nous, une charte de la laïcité ; des ministères, y compris ceux qui ne sont pas membres de droit de l’ODL ; des grandes associations ; des partis politiques, aussi bien au niveau local que national ; et différents partenaires, tels que la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’homme, la Fédération nationale de la libre-pensée ou encore Solidarité laïque.

D’ailleurs, l’intensité des actions visant à promouvoir la laïcité a considérablement augmenté. Il suffit de taper « Google laïcité » sur un ordinateur pour se rendre compte de tout ce qui a été réalisé en quatre ans.

Enfin, quatrième mission, former. La formation est prioritaire et doit concerner tout le monde, car la laïcité n’est respectée que si nous avons de bons citoyens, et nous n’avons de bons citoyens que s’ils maîtrisent le principe de laïcité. Je suis d’ailleurs frappé de constater l’intérêt que beaucoup de gens y portent, quelles que soient leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques. Nous prenons le soin de leur donner des clés et évitons de leur asséner des vérités qui viendraient d’en haut.

S’agissant de nos formations, nous avons consenti nos efforts en priorité vers l’éducation nationale, mais nous sommes encore loin du compte. D’après une enquête menée en 2018 par l’IFOP et le Comité national d’action laïque (CNAL), 81 % des enseignants affirment n’avoir jamais été formés à la laïcité. Et ceux qui l’ont été ne sont pas satisfaits.

Par ailleurs, la formation initiale qui est dispensée dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) est de valeur très inégale. Il est rare que le contenu d’une formation comprenne, à la fois, de l’histoire, du droit et de la pédagogie. Que doit faire un enseignant si un élève conteste son cours ? Répondre à cette question difficile suppose d’avoir travaillé avec des enseignants ayant été confrontés à ce type de problème.

C’est la raison pour laquelle, nous recommandons depuis longtemps qu’un module national unique, validé scientifiquement, soit diffusé dans tous les INSPE et fasse l’objet d’une intention importante. J’ai compris que le ministère était d’accord sur le principe, mais que l’élaboration de ce module a été retardée par la discussion puis l’adoption de la loi pour une école de la confiance. Il me semble cependant que ce module est plus urgent que jamais, au regard des difficultés que rencontrent un certain nombre de jeunes enseignants.

Outre ces quatre missions, nous répondons aux questions dans un délai de 48 heures. Ce qui représente une tâche énorme, sachant que l’équipe permanente de l’ODL est réduite à quatre personnes salariées, deux apprentis et un stagiaire. Les 22 membres sont tous bénévoles. Notre budget de fonctionnement, hors charges salariales puisque celles-ci relèvent du Gouvernement, est de 59 000 euros. Nous avons d’ailleurs eu la fierté d’apprendre que, selon le « jaune » budgétaire du ministère des finances, l’ODL a le meilleur ratio activité/coût. Le travail accompli par les membres et par l’équipe de l’Observatoire est en effet extraordinaire.

Nous élaborons divers guides pratiques relatifs à la laïcité et à la gestion du fait religieux, à l’adresse, notamment, des collectivités locales, des associations, des entreprises, des établissements publics de santé. Ils sont très largement diffusés et ont la particularité d’être faciles à consulter. Une partie rappelle la loi, une autre la jurisprudence – le Conseil d’État et la Cour de cassation ont rendu un grand nombre d’arrêts très éclairants – et une dernière est beaucoup plus pratique – que faire en cas de conflit ?

Les atteintes à la laïcité ne sont pas simples à caractériser. C’est ce que révèle l’enquête publiée chaque année par le ministère de l’éducation nationale qui fait état de quelque 950 atteintes à la laïcité, un chiffre relativement faible par rapport au nombre d’élèves. Ces atteintes sont sans aucun doute sous-estimées, les difficultés rencontrées par les enseignants étant bien plus nombreuses. Il apparaît en outre que, dans 40 % des cas, il n’a pas été possible d’identifier un fait précis. Je rappelle que les faits précis sont, par exemple, la façon de s’habiller, la contestation des enseignements, les absences systématiques à la piscine sur présentation d’une ordonnance, etc.

Il s’agit pour beaucoup de manquements aux règles élémentaires de la vie en société, tel le non-respect de l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est la raison pour laquelle, nous nous réjouissons de la circulaire prise par la garde des Sceaux du précédent gouvernement qui prévoit qu’en cas d’atteinte aux principes essentiels de la vie en société, et en particulier à celui de l’égalité entre les femmes et les hommes, les procureurs soient chargés de vérifier les faits, d’enquêter, de poursuivre et de porter plainte. Il revient en effet à la République d’accomplir cette mission.

Pour travailler utilement, il faut se mettre d’accord sur les mots. Je souhaiterais donc vous proposer une définition de la laïcité que j’ai expérimentée devant des publics les plus divers et qui, me semble-t-il, peut faire l’objet d’un consensus : la laïcité est un principe politique et non uniquement juridique ; c’est un principe plutôt qu’une valeur ; un principe politique qui repose sur trois piliers.

Le premier pilier est la liberté. Si nous avons parfois tendance à l’oublier, je peux vous assurer que les femmes et les hommes qui obtiennent le statut de réfugié ou la nationalité français sont, eux, parfaitement conscients de la chance qu’ils ont de jouir de la liberté : liberté de conscience, liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de pratiquer une religion, liberté d’exprimer ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi, comme le précise la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, dans son article 10, ni ne nuise à autrui – article 4.

La liberté est la première valeur, chronologiquement du moins. Nous pouvons débattre pour savoir si, philosophiquement, c’est la plus importante. Je pense que oui, mais on peut ne pas être d’accord. Quoi qu’il en soit, cette notion est plus actuelle que jamais, car elle pose un principe universel. En effet, il ne s’agit pas de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen français, mais de la Déclaration des droits des hommes et des citoyens du monde. Cette universalité, ce caractère relativement abstrait de la notion de citoyen est par nature adaptable et donc utilisable dans des contextes différents et à des époques différentes ; c’est ce qui fait sa force.

Le deuxième pilier est la séparation des Églises et de l’État, conformément à la loi de 1905, qui a pour conséquence la neutralité religieuse des services publics – non seulement des fonctionnaires, mais aussi des personnes chargées d’une mission de service public. Cette neutralité ne souffre aucune exception, dès lors qu’il s’agit d’une mission de service public. Elle conduit à ce que la loi protège la foi, aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi.

Enfin, troisième pilier, la citoyenneté, qui se construit en vivant et en « faisant » ensemble.

S’agissant du projet de loi, nous sommes très heureux de constater que, sur plusieurs sujets importants, il reprend des préconisations de l’ODL – loi de 1905, loi de 1901, financement des cultes, transparence des cultes, contrôle de l’enseignement à domicile. Nous souhaitons insister sur la nécessité de disposer d’outils adaptés. Ce travail a commencé puisque les observations du Conseil d’État, qui rejoignaient certaines des nôtres, ont été prises en compte.

Enfin, nous avons clairement deux priorités pour le pays, à travers ce projet de loi, mais également au-delà de celui-ci : d’une part, la formation, d’autre part, la mixité sociale, la mixité scolaire et l’intégration. Tant qu’il n’y aura pas davantage de mixité sociale, les pressions sociales seront fortes ainsi que les pressions politiques de ceux qui veulent que leur religion prenne le pouvoir sur la loi démocratique.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Tout d’abord, monsieur Bianco, quel regard portez-vous sur le séparatisme dans notre pays, sur cette réalité que nous visons à travers un certain nombre de dispositions du projet de loi ? À ce propos, un sondage diffusé ce matin par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) et la fondation Jean-Jaurès, sur la situation dans l’éducation nationale, indique que 42 % des enseignants s’autocensurent dans leurs enseignements, afin d’éviter des incidents.

Je souhaiterais donc vous entendre sur l’état du pays au regard du séparatisme, sur sa définition, les possibles passerelles avec la radicalisation, ainsi que sur la situation propre à l’éducation nationale.

Par ailleurs, quelle est votre appréciation sur l’obligation d’une déclaration préalable qui serait imposée aux associations cultuelles ? L’objectif étant de définir ce qui relève du cultuel de ce qui relève du culturel, afin d’éviter des mécanismes de confusion, qui peuvent être le support de dérives communautarismes.

Enfin, que pensez-vous de la possibilité, pour des associations cultuelles, de bénéficier de ressources liées à des immeubles dits de rapport ? Ce point suscite de nombreuses interrogations.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. L’Observatoire de la laïcité a soutenu le renforcement de l’apprentissage des principes de la République à l’école, notamment avec la mise en place de l’enseignement moral et civique. Cependant, la question de la laïcité dans l’espace numérique est très peu abordée.

Or on note sur les réseaux sociaux une méconnaissance et une incompréhension du principe de laïcité. On y note à la fois des atteintes au droit au blasphème et une confusion entre celui-ci et l’injure, la provocation à la haine en raison de la religion. Les jeunes sont très vulnérables sur les réseaux sociaux mais aussi très actifs, de sorte qu’ils sont les cibles privilégiées d’un endoctrinement numérique.

Quelles sont vos préconisations pour renforcer une formation, notamment à l’école, aux enjeux et dangers de l’espace numérique, sur les questions relatives à la laïcité et au fait religieux ?

M. Guillaume Vuilletet. Monsieur Bianco, je me réjouis du contenu de la note que vous nous avez envoyée hier, qui rappelle qu’un certain nombre de propositions de l’ODL sont reprises dans le projet de loi : l’extension du contrôle financier prévu pour les associations constituées sous le régime de la loi de 1901 ; le renforcement du contrôle de la transparence des financements des associations qui gèrent un culte ; la limitation de l’instruction en famille (IEF) ; et enfin, les établissements privés sous contrat.

Le rapporteur général a rappelé que, selon un récent sondage, 42 % des enseignants s’autocensurent dans leurs enseignements. Qu’en pensez-vous ? Par ailleurs, quel regard portez-vous sur la formation en matière de laïcité ? Selon vous existe-t-il un lien de causalité entre ces deux points qui traduirait un doute de la société par rapport à la notion de laïcité ?

Nous avons régulièrement été interrogés sur la notion de contrat qui pourrait lier le tissu associatif et la République ; avez-vous un avis sur cette question ?

Enfin, les « accommodements raisonnables », qui pourraient être proposés à ceux qui réclament une différence dans l’application des règles, sont-ils une facilité accordée afin de pouvoir vivre ensemble, ou, au contraire, une glissade vers un monde dans lequel les droits ne seraient pas les mêmes pour tous ?

M. Éric Diard.  L’Observatoire de la laïcité a été très critiqué après l’assassinat de Samuel Paty, pour sa défense d’une « laïcité apaisée ». Je rappellerai qu’au même moment, le ministre de l’éducation nationale dénonçait quatre cents incidents qui se seraient déroulés lors de l’hommage rendu à M. Paty, pour ensuite, le 3 décembre, en dénoncer huit cents.

Je reviendrai sur le sondage de l’IFOP, réalisé le 17 décembre 2020, dont je vais rappeler quelques chiffres : 42 % des enseignants s’autocensurent dans leurs cours, dont 49 % dans le secondaire, avec une progression de treize points par rapport à 2018 ; 53 % des professeurs de collège et de lycée – toutes matières confondues – déclarent que certains de leurs enseignements font l’objet de contestation ; 59 % des enseignants disent avoir été confrontés au moins une fois à une contestation ; 45 % des professeurs de classe affirment avoir observé des absences de jeunes filles au cours de piscine ; un enseignant sur cinq, soit 20 %, déclarent avoir été le témoin d’une contestation lors de l’hommage rendu à Samuel Paty – nous sommes loin des huit cents incidents déclarés par le ministre de l’éducation nationale.

Pourquoi, selon vous, avons-nous sous-estimé ces atteintes à la laïcité, notamment dans l’éducation nationale ?

Mme Isabelle Florennes. Si votre définition de la laïcité est claire, elle est, vous le savez, très régulièrement contestée, notamment dans certains services publics. Que suggérez-vous pour que cette définition soit acceptée par ceux qui en sont très éloignés ?

J’ai trouvé sur le site de l’Observatoire un certain nombre de fiches et de formations. Vous avez notamment mis en place un partenariat avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) pour la formation des cadres territoriaux. Vous devez avoir un certain recul maintenant sur l’efficacité de ces formations. Peut-on s’en inspirer pour la formation des enseignants ?

Par ailleurs, quel est votre avis sur l’article 6 du projet de loi, relatif à l’introduction du contrat d’engagement républicain ?

Mme Cécile Untermaier.  Nous savons que la loi ne fera pas tout et que, pour vivre dans la fraternité, il nous faut aller beaucoup plus loin, s’agissant notamment de la formation, ou de la mixité sociale.

Ce projet de loi est vécu par les cultes que nous avons entendus – sauf le culte musulman – comme la mise en place de nouvelles contraintes imposées aux associations cultuelles, alors même que celles-ci respecteraient la loi de la République.

L’article 27 instaure ainsi un droit d’opposition de l’administration à la création et à la poursuite d’activité d’une association cultuelle sous l’empire de la loi de 1905. Considérez-vous que cela soit très différent du dispositif actuel, qui est le rescrit fiscal ou administratif établi à la demande de l’association, mais qui n’a jamais été vécu comme un droit d’opposition ?

Les contraintes qui sont dénoncées peuvent être des repoussoirs, alors que l’intention première était d’inciter notamment les musulmans à se positionner sous l’empire de la loi de 1905. Allons-nous assez loin dans ce dispositif pour satisfaire cet objectif ?

Concernant les enseignants, l’autocensure est partout, y compris à l’université. Or c’est la grande absente de ce texte. Quelles mesures devrions-nous inscrire dans le projet de loi pour que la formation puisse trouver la place qu’elle mérite ?

Enfin, ne devrions-nous pas envisager, au-delà de la formation, d’autres dispositifs visant à accompagner les enseignants dans leur travail au quotidien, et pour lequel ils manifestent des inquiétudes ?

M. Pierre-Yves Bournazel.  Monsieur le président de l’ODL, je vous interrogerai sur votre vision de l’évolution de la société à l’égard de la laïcité au cours des vingt dernières années. Des témoignages, des travaux universitaires montrent malheureusement dans certains territoires le recul du principe de laïcité, dû notamment à des revendications religieuses. Comment expliquez-vous cette évolution ? Quelles sont vos propositions pour améliorer la situation et faire en sorte que nous puissions vivre tous ensemble, croyants et non croyants, sur le territoire national ?

Par ailleurs, quels phénomènes, selon vous, ont mené à la radicalisation des religions, et singulièrement à l’islamisme radical politisé, qui nuit profondément à la laïcité et au pacte républicain ?

Concernant les associations, une certaine forme de radicalisation religieuse a contribué à un délitement du tissu associatif. Au-delà du contrat d’engagement que nous avons prévu, pensez-vous qu’il serait nécessaire d’adjoindre une obligation de formation à la laïcité et à la lutte contre les discriminations de tous les cadres, à l’octroi d’une subvention ?

Enfin, que faire pour que les enseignements soient dispensés de façon apaisée dans toutes les écoles de la République, et que chacun accepte les cours tels qu’ils sont dispensés ?

M. Charles de Courson. Je vous poserai cinq questions, monsieur le président.

Vous préconisez une limitation stricte de l’IEF. Toutefois, n’y a-t-il pas une défaillance du contrôle par le ministère de l’éducation nationale de cette instruction ? Car s’il existe des écoles clandestines, c’est bien que le contrôle n’est pas correctement effectué ; qu’en pensez-vous ?

Concernant le contrat d’engagement républicain, tout comme le Conseil d’État, vous estimez qu’il ne convient pas de parler de « contrat », la République ne relevant pas d’un contrat ; il s’agit de l’adhésion à un certain nombre de principes. Ne conviendrait-il donc pas de modifier le texte en ce sens ? Sachant que ces principes sont différenciés selon le type d’association, tous les principes républicains ne s’appliquent pas à tous les secteurs.

Par ailleurs, vous évoquez l’attractivité du statut de la loi de 1905. Or, ne pensez-vous pas que ce texte dégradera cette attractivité ? Nous avons auditionné les différentes confessions religieuses, et certaines considèrent qu’elles devraient passer sous le statut de la loi de 1901, qui permet d’avoir des activités à la fois cultuelles et culturelles. Qu’en pensez-vous ?

En ce qui concerne les imams détachés, vous rappelez, certes, qu’ils devraient disparaître. Savez-vous plus précisément quand ces imams, fonctionnaires de la Turquie, du Maroc et de l’Algérie, cesseront d’exercer en France ?

Enfin, ce texte est déséquilibré, car il n’évoque pas les problèmes d’intégration, et notamment de mixité sociale. Conviendrait-il d’introduire des dispositions permettant de la développer davantage ?

M. Alexis Corbière. Je souhaiterais tout d’abord remercier les membres de l’ODL pour leurs travaux. Si je ne suis pas toujours d’accord avec lui, je considère l’Observatoire comme un outil de grande qualité. Il a récemment fait l’objet de critiques, à mon sens injustifiées, qui montrent de quelle manière certains sujets sont instrumentalisés – ce qui instaure un climat qui empêche de réfléchir.

En ce qui concerne le sondage, que je n’ai pas lu dans les détails, la question qui se pose est la suivante : les professeurs s’autocensurent-ils sur le programme ou leur opinion personnelle ? Ce n’est pas du tout la même chose. J’ai enseigné en lycée professionnel en Seine-Saint-Denis pendant vingt-cinq ans et je n’ai jamais évoqué mes opinions devant les élèves, ni censuré le programme.

En 1883, Ferdinand Buisson invitait les professeurs à se poser la question de savoir si ce qu’ils enseignaient à leurs élèves choquerait un père de famille.

Bien sûr, dans certains établissements scolaires publics, pour des raisons d’exaltation religieuse, le programme même est remis en cause. Mais dire qu’un enseignant sur deux n’a pas, durant sa carrière, dit tout ce qu’il pensait peut être d’une extrême banalité.

Par ailleurs, un certain nombre de thèmes sont abordés dans le texte – mariage forcé, certificat de virginité – qui choquent tout le monde. L’ODL constate-t-il une augmentation des réactions à cet égard ?

S’agissant de l’article 28 du projet de loi, que pensez-vous de la possibilité pour les associations cultuelles de bénéficier d’immeubles de rapport ? Ne voyez-vous pas là le risque d’une confusion, l’association aurait ainsi pour objet, non seulement la gestion du culte, mais aussi celle d’un patrimoine ?

Concernant les écoles privées, je suis favorable au contrôle des écoles hors contrat, mais aussi sous contrat avec l’État. Je pourrais en effet dresser une liste des propos choquants qui sont tenus dans ces dernières. Je rappelle que les écoles confessionnelles sont à 95 % catholiques. Quel est l’état du financement public des cultes, que je qualifierai de détourné ? Ce sont ainsi 10 à 12 milliards d’euros d’argent public qui financent, chaque année, l’école privée, soit 20 % des recettes de l’impôt sur le revenu.

Enfin, j’ai été très intéressé par les rites républicains, que vous évoquez dans votre note, qui sont différents des parrainages civils effectués en mairie ou des rappels au principe de laïcité au moment d’une naissance. Cependant, n’y a-t-il pas dans ces principes une subjectivité d’interprétation ? Chaque citoyen doit respecter la loi, mais si nous lui demandons, en plus, de respecter des principes, notamment dans la perspective d’un remboursement de subventions, des interprétations seront toujours possibles.

Mme Marie-George Buffet. Je salue à mon tour les travaux de l’Observatoire de la laïcité et félicite tous ses membres pour son bilan.

Vous avez rapidement évoqué, monsieur le président, le rapport des Français et des Françaises à la laïcité ; pouvez-vous revenir sur cette question ? Les principaux enjeux, avez-vous dit, sont la mixité sociale et scolaire, mais aussi la formation et l’information. Or le projet de loi ne les traite pas suffisamment.

Quelle sera l’efficacité de ce fameux contrat d’engagement républicain que nous proposons de faire signer aux associations, si nous ne créons pas les conditions d’un véritable débat interne au sein du mouvement associatif, pour que le contenu du contrat soit partagé par tous ? Nous le savons, à l’exception de quelques-unes telle la Ligue de l’enseignement, nombre de fédérations, qu’elles soient associatives ou sportives, ne disposent pas de structures suffisamment solides et ni d’une culture du débat.

Concernant l’éducation nationale, vous avez indiqué que 81 % des enseignants n’étaient pas formés à la laïcité. Qu’en pense le ministère de l’éducation nationale ? Car si nous votons ce projet de loi mais que l’éducation nationale ne propose pas de réponses visant à aider les enseignants à faire face aux contestations, nous nous serons juste fait plaisir en l’adoptant.

Quelles actions doivent être menées, à la fois par les ministères et les associations, pour que le débat s’ouvre plus largement sur ces questions ?

M. Jean-Louis Bianco. Je peux comprendre que le Gouvernement ait flotté sur l’appellation de ce projet de loi, car il n’est pas facile de cerner ce qu’on veut dire. Finalement, il a préféré utiliser les termes « principes de la République » plutôt que « séparatisme », ce qui me paraît mieux. Afin d’éviter les débats pénibles de posture, d’accusation, il est important de se mettre d’accord sur le sens des mots. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé une définition de la laïcité. Il faut s’efforcer d’avoir des positions raisonnables, qui recherchent des faits et des qualificatifs, pas des insultes ou des marqueurs idéologiques. C’est ainsi que nous aiderons à la formation des citoyens et des enseignants. L’idéologie ne doit pas être dans les mots. Je n’emploie plus le terme islamophobie, depuis très longtemps, pour ne pas avoir à revenir sur ces différents sens et expliquer en quoi cela peut être une manipulation pour empêcher une critique de l’islam.

Nous constatons depuis longtemps des phénomènes d’homogénéité sociale. Les politiques de la ville, si elles ont donné des résultats, ont globalement échoué sur la mixité scolaire et sociale. Dans certains territoires, totalement homogènes – pas forcément à l’échelle d’un quartier, ce peut être une barre d’immeubles –, la loi économique est celle de la drogue. Vous pouvez toujours essayer de convaincre les jeunes de créer leur entreprise, quand les chefs locaux de la drogue roulent en Mercedes… Et sur le plan idéologique, les habitants de ces territoires, en majorité, voire en totalité, de culture musulmane – des formes très archaïques, littéralistes, hors du temps présent –, refusent les lois de la République avec une volonté de vivre entre soi. Si nous pouvons comprendre qu’ils partagent cette identité, cela ne doit pas être au détriment d’une appartenance commune à la République. Le séparatisme, c’est cela, c’est vouloir vivre selon ses lois.

Mais les propos et les actes contraires aux lois de la République doivent être sanctionnés. C’est là que nous devons placer la barrière : sanctionner toutes les atteintes aux exigences de la vie en société, dès le premier acte. Peu importe leur nombre. Ce qui compte, c’est de sanctionner, non pas sur un jugement, une émotion, un sentiment, une impression, mais sur des paroles et des actes. C’est ainsi que nous éviterons d’alimenter la propagande victimaire. Si l’État prend des mesures et qu’il est suivi par les tribunaux, ce sera bon pour la République.

Je ne m’exprimerai pas sur le sondage de ce matin, que je n’ai pas lu. Je peux dire que de précédents sondages font en effet état d’une augmentation des phénomènes d’autocensure par les enseignants. Mais qu’appelle-t-on autocensure – je rejoins Alexis Corbière ? Cela se produisait notamment dans le primaire, où les parents contestent les cours, mais aussi dans les réseaux d’éducation prioritaire Plus (REP+) et dans certains secteurs de l’enseignement professionnel.

Un autre sondage de l’IFOP, publié en 2018, indiquait que la majorité des enseignants parvenaient, par le dialogue, à surmonter les contestations. Ce même sondage demandait aux enseignants de définir le climat de l’établissement – très apaisé, plutôt apaisé, non apaisé ou dur ; 91 % des enseignants ont répondu « très apaisé » ou « plutôt apaisé ». Ce qui était en contradiction avec les autres réponses.

Je souhaitais vous rappeler ce sondage, car si les faits sont graves et en augmentation, nous ne savons pas très bien de quoi nous parlons. Cela dit, comme pour les atteintes aux règles de la vie en société, toutes les difficultés doivent être résolues.

Depuis un certain nombre d’années, les ministres successifs ont mis en œuvre des avancées indiscutables : la création des référents laïcité, la création des livrets laïcités, la mise en place d’équipes pluridisciplinaires par Jean-Michel Blanquer, avec possibilité d’un recours à un avis national, etc. Tout cela est bon sur le principe. Il faut néanmoins reconnaître que cela fonctionne plus ou moins bien sur le terrain. Il est vrai qu’on demande tout à l’éducation nationale : remplacer les parents absents, donner aux enfants un métier, des compétences, un esprit critique, mais aussi lutter contre l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme, rappeler le principe de laïcité ou les valeurs de la République… C’est trop. Des priorités doivent être clairement établies. Et la priorité des priorités, c’est la laïcité car c’est sur ce socle que les enseignants et les différents personnels de l’éducation nationale pourront développer l’esprit critique des élèves, l’apprentissage de la raison, et fabriquer le vivre ensemble. Or, en la matière, les formations interacadémiques sont en diminution.

On constate en revanche un progrès à l’école de formation des chefs d’établissement et des inspecteurs de Poitiers où je me suis rendu. Les formations y sont solides et ceux qui en bénéficient sont jeunes – plus que je ne l’aurais imaginé – , déjà très compétents et très motivés. C’est un bon point. Il appartient au Gouvernement – pas simplement au ministère de l’éducation nationale – de prendre des mesures pour améliorer la formation des enseignants de base.

S’agissant des réseaux sociaux, vous avez raison, madame Avia, nous aurions dû en faire état dans notre note. Nous sommes, bien entendu, extrêmement préoccupés par ce qui est publié sur les réseaux sociaux et l’usage qui en est fait : on suit les gens qui pensent comme nous et on y trouve sa vérité. Les dispositions que le Conseil constitutionnel a annulées doivent être reprises ; vous devez poursuivre vos efforts dans ce domaine.

Mais nous devons également éduquer les jeunes à l’usage des réseaux sociaux, les éduquer à développer leur esprit critique. Un thème qui est normalement abordé dans l’enseignement moral et civique et qui est capital : apprendre à faire le tri dans les informations, à les recouper pour comprendre ce qui s’est réellement passé. Certains professeurs le font, mais c’est encore très insuffisant. Je fais confiance au travail parlementaire, il faut atteindre l’objectif sans se faire censurer par le Conseil constitutionnel.

La notion de contrat d’engagement républicain soulève en effet des interrogations. Depuis quelques années, nous avons vu se multiplier des chartes. Nous avons considéré que si celles-ci rappelaient les droits et les devoirs de chacun, elles seraient de nature à clarifier la pensée de ceux qui accordent les subventions et des bénéficiaires. Nous avons ainsi participé à l’élaboration de certaines chartes, notamment avec le secrétariat d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, et la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF). Pour cette dernière, nous avons mis en place un comité de suivi. Lorsqu’une caisse rencontre une difficulté, elle saisit le comité de suivi avant d’aller au contentieux. Parallèlement, cela nous donne un état des lieux des cas difficiles, qui ne sont pas systématiquement des cas musulmans.

Cette notion d’un contrat longuement travaillé avec des partenaires et longuement débattu, pour éventuellement changer la règle de la charte, me paraît importante, à condition bien entendu de ne pas ajouter des obligations contraires à la loi.

Lorsque vous auditionnerez la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’homme, les partenaires de terrain, les grandes associations d’éducation populaire, vous comprendrez les difficultés. Leur audition est aussi importante que celle des collectivités locales. Les grandes associations ont réalisé un travail considérable en interne, avec les bénévoles, les professionnels et les usagers. Demandez-leur ce qu’elles attendent du contrat d’engagement républicain. Demandez-le également aux petites associations qui n’ont pas les moyens de suivre des formations.

C’est très important, car il s’agit de l’un des piliers du projet de loi. Nous n’avons pas de religion laïque faite sur ce sujet, mais une interrogation sur la notion de contrat, et surtout sur le contenu. De nombreuses chartes sont très bien faites. Le contenu est plus important que le support – une charte ou un contrat.

En ce qui concerne les « accommodements raisonnables », je n’aime pas cette expression, je ne l’emploie pas et je me permets de vous déconseiller de le faire. Il s’agit d’une philosophie canadienne en vertu de laquelle on considère que tout ce qui peut être raisonnablement fait pour accommoder les règles générales à des pratiques religieuses doit être fait. C’est quasiment un principe. Ce n’est pas ce que nous voulons en France. Nous ne souhaitons pas accommoder le développement « séparé harmonieux », la coexistence pacifique des communautés, comme au Royaume-Uni. Bien sûr, les religions doivent coexister de manière harmonieuse, mais ce n’est pas cela la laïcité, ce n’est pas ce qui construit notre notion de la République. La République, pour nous, c’est considérer que les droits et les devoirs sont les mêmes pour tous. Cela étant, nous ne sommes pas obligés d’appliquer la loi bêtement. Utilisons intelligemment les ressources de la loi, sans faire d’interprétations choquantes et discutables.

Il en est ainsi pour les cantines scolaires. Du reste, de nombreuses municipalités n’ont pas attendu l’avis de l’ODL pour prendre des dispositions. Il faut commencer par ne pas parler de « menus de substitution », car cela fait exclusivement référence à des demandes à caractère religieux. Or il y a aussi des demandes à caractère végétarien et végan, qui sont aussi légitimes, dès lors qu’elles ne troublent pas le fonctionnement du service public ni ne posent de problèmes pratiques. La réponse, c’est d’offrir du choix. Les menus alternatifs, c’est bon pour la santé car cela permet aux élèves de varier leur repas, aux végétariens de ne pas manger de viande et aux élèves de confession ou culture musulmane ou juive de ne pas manger de viande de porc. C’est très simple et cela fonctionne très bien – sauf lorsque ce n’est pas possible pratiquement. Je suis stupéfait de constater qu’il y a encore des contentieux sur cette question ou que des principes acceptés depuis longtemps sont remis en cause.

La loi doit être appliquée avec intelligence et bon sens. Il n’est pas question de faire une loi spéciale pour les juifs, les musulmans ou les végétariens. En se souvenant que la laïcité rassemble, que nous devons rechercher le plus grand dénominateur commun et non ce qui divise, nous pouvons trouver des solutions, très simples. La loi peut servir à préciser les choses parfois, mais le simple bon sens peut souvent suffire.

S’agissant de l’autocensure de la part des enseignants, je partage vos observations. Le phénomène existe, il n’y a aucun doute. Je ne sais s’il est en augmentation mais, en tout cas, on ne cache plus la poussière sous le tapis. Cette progression est-elle due au fait que désormais on en parle, ce qui est très important ? Il est difficile de le savoir.

Il y a aussi des ambiguïtés. Certains enseignants rapportent ainsi qu’ils n’ont pas eu personnellement de difficultés mais qu’ils ont entendu parler de celles d’un collègue, dans un autre collège, dont un élève avait déclaré qu’il préférait la Bible à la Torah. Ce n’est pas forcément une atteinte à la laïcité. En outre, nous déconseillons, ô combien vivement, aux professeurs de se lancer dans des analyses comparatives des grands textes des religions monothéistes ou des autres ; ce n’est pas leur travail. C’est toute la différence entre savoir et croire : savoir, c’est l’école de la République, croire, c’est une affaire personnelle, qui a des conséquences collectives.

En accordant la libre disposition d’immeubles de rapport, qui est notamment demandée par les protestants, allons-nous au-delà des lois de la laïcité ? C’est un vrai sujet de réflexion. Le sentiment des membres de l’Observatoire est que cette demande peut être légitime, acceptable si elle contribue à clarifier les choses. Bien sûr, on pourrait rester en loi de 1901. Mais s’il y a un mélange entre du caritatif, du social, de l’environnemental et du religieux, ce n’est pas possible.

Prenons l’exemple des scouts. Dès lors que les mouvements scouts respectent un certain nombre de règles – mixité sociale, mixité de sexe, ne pas imposer de moment purement religieux et accueillir tout le monde – ils peuvent être subventionnés. En revanche, s’il s’agit d’un instrument de propagande religieuse, ils ne le seront pas.

S’agissant des imams détachés, ils doivent normalement parler correctement français et ils sont supposés avoir suivi une formation théologique dans leur pays d’origine. Une fois en France, en tout cas, ils sont obligés de suivre des diplômes universitaires (DU) sur les valeurs de la République, entourés d’autres ministres du culte et d’étudiants ordinaires. Les retours sont positifs. Il faut mettre fin à ce système, résidu d’une autre époque. Le Président de la République l’a annoncé. Le plus tôt sera le mieux. Si ce n’est pas compliqué sur le plan des principes, cela peut l’être sur le plan diplomatique.

Il est vrai, et je pèse mes mots, que nous n’avons pas été très efficaces dans le combat contre l’influence idéologique de certains islams, notamment wahhabites, des États du Golfe et d’Arabie saoudite, qui ont envahi les librairies, alors qu’ils ne représentent pas la culture majoritaire des musulmans qui vivent en France ou qui sont Français. Nous avons laissé faire, dans les librairies et dans les financements. Or ce sont des idéologies qui sont, au minimum, très tangentes par rapport à nos valeurs, et au pire, très répréhensibles.

C’est un combat prioritaire, un combat diplomatique qu’il ne faut pas forcément mener sur la place publique. Nous devons mettre un terme à cette situation. La Fondation de l’islam de France, avec Ghaleb Bencheikh, en est très préoccupée. Ce dernier va financer, ce qui ne me paraît pas choquant même d’un point de vue laïc, des traductions plus diversifiées d’ouvrages sur l’islam.

Concernant l’IEF, vous avez raison de rappeler, monsieur de Courson, qu’il y a une défaillance de contrôle. Je ne jette pas la pierre au ministère de l’éducation nationale, mais c’est un fait. L’ODL avait suggéré de prendre des mesures sur cette question, sans attendre une loi. Pour les associations, le ministère peut tout à fait procéder à des contrôles sur pièces et sur place en cas de doutes. Mais cela suppose des moyens. Lorsque j’étais élu des Alpes-de-Haute-Provence, j’ai eu à gérer un grand nombre de sectes, notamment le Temple du soleil. Nous les avons combattues avec les moyens qui étaient les nôtres : les préfets et les élus vérifiaient si elles appliquaient à la lettre toutes les réglementations possibles et imaginables – règles d’accès, de sécurité, état de la voirie de l’éclairage… Certes, ce n’était pas l’idéal. En tout cas, il faut une volonté et des moyens, car vous pouvez trouver face à vous des gens très organisés. La loi pourra faciliter ces contrôles, notamment avec les dispositions qui ont été adoptées récemment.

Enfin, monsieur de Courson, faut-il enrichir le texte d’un certain nombre de dispositions concernant la mixité sociale et scolaire ? Oui. Il faut analyser les expériences qui fonctionnent dans certains territoires. Il importe aussi, bien sûr, de mettre la priorité sur la formation à la laïcité.

M. le président François de Rugy. S’agissant du sondage évoqué par plusieurs collègues, j’ai demandé qu’il soit envoyé à tous les membres de la commission. En tout cas, la question qui a été posée aux enseignants est bien celle-ci : « Vous êtes-vous déjà autocensurés dans votre enseignement ? ». Je le précise après l’intervention de M. Corbière, il ne s’agissait pas d’autocensure portant sur ses convictions personnelles.

Mme Géraldine Bannier. Je suis professeure de formation, et si au cours de cette audition, le terme « enseignant » a été prononcé à de multiples reprises, je n’ai pas entendu une seule fois le mot « élève ».

Que chacun soit rassuré, les enseignants sont régulièrement sensibilisés à la notion de laïcité. En 2004, nous avions même reçu un guide républicain contenant une riche documentation, ainsi que le discours de Jacques Chirac. Si la formation peut toujours être améliorée, il faut surtout donner aux enseignants des réponses pour faire face aux déviances, aux atteintes à la laïcité constatées dans les classes. C’est là que réside le problème.

M. François Cormier-Bouligeon. Monsieur Bianco, vous avez présenté la laïcité sous l’angle de la liberté, et vous avez bien raison de rappeler que les migrants qui arrivent en France se réjouissent de découvrir l’espace de liberté qu’est la République française, eux qui proviennent, pour la plupart, de pays où la religion d’État emprisonne ou tue au nom de la loi de dieu. Mais à l’état de nature, la liberté est un trompe-l’œil car le loup est toujours plus libre que l’agneau.

Dans la note que vous nous avez fait parvenir hier soir, j’ai bien noté que vous étiez en accord avec les dispositions du projet de loi consistant à porter au niveau législatif la jurisprudence de la Cour de cassation « CPAM de Seine-Saint-Denis », qui vise à étendre la neutralité, non pas aux seuls agents du service public, mais également à ceux qui exercent une mission de service public. Car c’est bien la mission de service public qui, par sa nature – et non pas le lieu, le temps ou la personne qui l’exerce –, requiert la neutralité politique, philosophique et religieuse, afin que les usagers soient traités à égalité.

Il existe une étude du Conseil d’État sur la question des collaborateurs occasionnels du service public. Ne pensez-vous pas qu’il faille légiférer pour élargir l’obligation de neutralité, par cohérence, aux collaborateurs occasionnels – bénévoles ou non – du service public, le temps de leur mission ? Accepterions-nous qu’un élève soit confronté, lors d’une sortie scolaire, à un accompagnateur portant un tee-shirt sur lequel il serait écrit : « Votez Marine Le Pen » ? La réponse, nous la connaissons, c’est non. Alors interrogeons-nous sur les vraies raisons qui conduisent certains à vouloir faire deux poids deux mesures.

M. Xavier Breton. Je vous remercie, monsieur Bianco, à la fois pour l’action de l’ODL et pour votre intervention qui nous amène à réfléchir sur la laïcité, au-delà des postures.

Le principe républicain de la laïcité, c’est aussi un état d’esprit qui nécessite un climat apaisé. Or celui-ci est un peu tendu. Le Conseil d’État a ainsi dû rappeler à l’ordre le Gouvernement sur la question de la liberté de culte durant la crise sanitaire. De fait, ce texte ne risque-t-il pas de créer des tensions ?

Nous avons procédé à l’audition de représentants de cinq religions, qui, tous, s’inquiétaient des dégâts collatéraux que pouvait entraîner ce texte, qui vise l’islam et notamment l’islamisme radical – y a-t-il continuité ou rupture entre les deux ? Quoi qu’il en soit, toutes les religions seront concernées. Ce texte ne risque-t-il pas de créer davantage de tensions ?

M. Saïd Ahamada. On part du principe que tous les Français sont passés par ce creuset républicain qu’est l’école. Or nombre d’entre eux sont naturalisés et ne sont jamais allés à l’école française ; la notion de laïcité est donc forcément très floue pour ceux qui ont grandi dans un autre pays.

Il me semble nécessaire, en conséquence, de former, d’acculturer les personnes qui arrivent sur notre territoire et qui ont vocation à y rester, pour qu’elles appréhendent mieux cette notion de laïcité, qui n’est pas innée.

Par ailleurs, il a été question de phénomène de ghettoïsation ou d’apartheid social. De fait, les atteintes à la laïcité sont, dans les écoles, en majorité des atteintes aux valeurs de la République, parce que le contrat social n’est pas rempli. Si demain, nous demandons qu’il soit signé, la République et la collectivité devront également s’engager. Le contrat doit engager les uns et les autres, sinon il n’a aucun sens. Dans les écoles difficiles, ce n’est pas tant la laïcité le problème, que l’échec de la République.

M. Christophe Euzet. Je fais partie de ceux qui considèrent que le texte est porteur de vertus dans sa dimension répressive. En tant qu’universitaire, je suis également très attaché à la formation et à la pédagogie. Je rejoins les préoccupations de Saîd Ahamada s’agissant des nouveaux arrivants en France.

Monsieur le président, un système de formation obligatoire aux principes républicains ne serait-il pas souhaitable, lors de la création d’une association ?

Enfin, j’ai le sentiment que l’école ne peut pas perdre le défi de la socialisation républicaine alors qu’elle accueille les enfants huit heures pas jours dans ses murs. La formation aux principes républicains doit-elle encore évoluer ? Et surtout a-t-elle sa place dans ce texte ?

Mme Anne-Christine Lang. L’ODL a notamment pour mission de dresser un état des lieux sur la question de la laïcité en France. Un récent sondage indique que 74 % des Français musulmans de moins de 25 ans affirment que les lois de l’islam sont supérieures aux lois de la République. Et le sondage de l’IFOP de ce matin fait état d’un certain nombre d’atteintes à la laïcité à l’école.

Que vous inspirent ces chiffres ? Avez-vous l’impression que les observateurs sont passés à côté de quelque chose ? Quelles leçons pouvez-vous en tirer, s’agissant notamment des actions de formation de l’Observatoire auprès des associations et des collectivités ?

Mme Perrine Goulet. Concernant la mixité scolaire, conviendrait-il d’interdire les écoles hors contrat qui ne sont pas mixtes ?

Je constate par ailleurs que, depuis que le niveau horaire a baissé en primaire, certains enseignants n’ont pas le temps d’enseigner correctement les matières d’histoire, de géographie ou d’enseignement moral et civique. Or ce sont les bases d’une bonne compréhension de la laïcité. Devons-nous augmenter le nombre d’heures passées en classe par nos enfants ?

Enfin, certaines personnes acquièrent la nationalité française par le mariage et, de fait, ne suivent pas la formation aux principes de la République. Ne faudrait-il pas obliger tous les étrangers souhaitant devenir Français à faire une demande de naturalisation afin qu’ils puissent suivre cette formation ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. Je souhaiterais d’abord vous féliciter, messieurs, pour la qualité des travaux menés par l’ODL.

Mes trois questions portent sur la note que vous nous avez remise.

S’agissant de la formation des prêcheurs, prévue par un décret du 3 mai 2017, certaines mesures doivent-elles, selon vous, passer sous le statut de la loi ?

Le professer Baubérot nous a indiqué que certaines des pratiques de l’armée sont intéressantes pour la préservation et la promotion de la laïcité. Peuvent-elles, selon vous, inspirer des mesures législatives, notamment pour l’école ?

Votre note fait état du statut particulier des aumôniers en milieu carcéral et hospitalier. Ces statuts nécessitent-ils une intervention du législateur ?

Mme Sonia Krimi. Je salue, messieurs, la qualité du travail de l’Observatoire, surtout au regard des moyens dont il bénéficie.

Ma question concerne les signes distinctifs et la neutralité des personnes qui remplissent une mission de service public mais qui ne sont pas tenues contractuellement. Je pense aux hommes et aux femmes de la SNCF qui nettoient les trains ou encore aux personnes présentes sur les quais des métros aux heures de pointe.

Enfin, je souhaiterais entendre M. Cadène sur la nécessité de renforcer la mixité sociale.

Mme Florence Granjus. Monsieur le président, je vous remercie pour la note que vous nous avez transmise, dans laquelle vous rappelez que votre première mission est d’observer, de dresser des états des lieux sur le respect ou non du principe de la laïcité, et ce dans tous les secteurs. Quels retours avez-vous reçu des acteurs de terrain sur ce projet de loi ?

M. Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité. Face aux déviances et aux atteintes à la laïcité, nous devons absolument – même si cela ne suffit pas – renforcer les formations des enseignants, leur fournir des outils leur permettant, non seulement d’initier les élèves à la laïcité, mais de leur donner un enseignement laïque des faits religieux. Cet enseignement transdisciplinaire est au programme depuis les années quatre-vingt-dix, mais n’est pas délivré, faute de formation. Les enseignants ne savent pas répondre, de façon factuelle, aux questions liées aux religions que leur posent les élèves. C’est la raison pour laquelle une formation à l’enseignement laïque des faits religieux est indispensable. Il ne s’agit surtout pas d’aborder la croyance, mais de traiter les religions comme des faits sociaux qui ont eu des influences tout au long de l’histoire.

Par ailleurs, les enseignants le répètent sans cesse, le climat est beaucoup plus apaisé lorsqu’il y a une vraie mixité sociale parmi les élèves. Quand une classe est homogène, un repli communautaire s’opère instantanément et débouche sur des pressions. Les expérimentations menées depuis 2015 en témoignent.

S’agissant de l’étude du Conseil d’État, adoptée en assemblée générale, sur les collaborateurs occasionnels et la nécessité de neutralité, une loi n’est pas nécessaire. En effet, une disposition législative existe déjà : un parent accompagnateur qui porterait un tee-shirt sur lequel est inscrit « Votez Marine Le Pen » serait accusé de prosélytisme. En revanche, le port d’un signe est autorisé depuis toujours par la jurisprudence, car la personne ne cherche pas à susciter l’adhésion d’autrui à sa conviction. On en pense ce qu’on veut mais telle est la jurisprudence. La loi sur la refondation de l’école a du reste renforcé l’interdiction du prosélytisme aux abords des écoles.

Les collaborateurs occasionnels d’un service public n’exercent pas directement un service public. Il s’agit d’une appellation purement fonctionnelle pour des raisons d’assurance. Les parents n’ont pas le droit d’intervenir, de commenter un tableau ou une statue dans un musée, par exemple. Ils ne sont là que pour apporter une aide logistique, ponctuelle et bénévole. Il faut distinguer la mission d’intérêt général de la mission de service public.

S’agissant des migrants, ils ont l’obligation de suivre une formation dans le cadre du contrat d’intégration républicaine, dans lequel a été ajouté – l’Observatoire y a participé – un module relatif à la laïcité, notion que beaucoup découvrent. Par ailleurs, un avis de l’ODL, en date de février 2020, sur les nouveaux rites républicains, vise à rappeler les droits et les devoirs à ceux qui sont devenus Français par mariage, à l’occasion d’une cérémonie spécifique.

S’agissant du tissu associatif, il conviendrait, en effet, que toutes les associations qui accueillent un large public et ont à gérer une diversité religieuse puissent disposer d’encadrants formés. C’est ce que nous avons voulu faire avec le plan Valeurs de la République et laïcité, un plan de formation massif lancé avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et dont la ministre chargée de la ville a annoncé le doublement du financement. Faut-il rendre cette formation obligatoire ? Je ne sais pas. Si tel devait être le cas, il conviendrait de s’assurer qu’elle soit parfaitement conforme au droit et la même pour tous.

En ce qui concerne les écoles hors contrat non mixtes, je ne sais pas s’il faut les interdire, mais sachez qu’il existe aussi des écoles sous contrat non mixtes. Elles sont peu nombreuses, mais elles existent.

S’agissant de l’enseignement moral et civique, il est vrai qu’il n’est pas suffisamment dispensé, tout comme, je le répète, l’enseignement laïque des faits religieux.

La formation des ministres du culte, que nous avons souhaitée, a été reprise par le Gouvernement : tous les aumôniers sont désormais obligés de suivre une formation à la laïcité. Alors faut-il l’écrire dans la loi ? Je ne sais pas, mais il faut vérifier qu’elle est assurée, non seulement auprès des aumôniers, mais aussi des ministres du culte venant de l’étranger, notamment des imams détachés.

Il est vrai que nous pourrions nous inspirer du statut des aumôniers de l’armée. Le statut des aumôniers pose un problème dans les hôpitaux et, surtout, les prisons. Les aumôniers en milieu carcéral sont à peine défrayés et ne restent pas longtemps, ce qui empêche un réel suivi spirituel des prisonniers. Tel est plus précisément le cas des aumôniers musulmans, les autres cultes bénéficiant d’une meilleure structuration et de financements plus satisfaisants. Le Bureau central des cultes, membre de droit de l’ODL, travaille d’ailleurs sur cette question du statut. Cette réflexion sur les aumôneries permettra de mieux structurer le culte musulman.

S’agissant du port d’un signe distinctif par des personnes travaillant pour la SNCF ou la RATP, je rappelle que ne sont soumis à la neutralité que celles et ceux qui exercent une mission de service public. Les prestataires extérieurs n’y sont pas soumis. Je vous renvoie à une note de l’Observatoire qui précise cette question et qui est appliquée dans les administrations centrales.

Enfin, les acteurs de terrain nous rappellent l’importance absolue de renforcer la mixité sociale. Lorsqu’elle existe, le climat est plus apaisé. Pour assurer l’effectivité de la laïcité, il faut, bien sûr, assurer la République en actes. Je vous renvoie au discours du Président de la République du 2 octobre, aux Mureaux, ainsi qu’aux propos de Jean Jaurès : « La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale ».

M. Jean-Louis Bianco. Nous restons à votre disposition pour la suite de vos travaux.

M. le président François de Rugy. Messieurs, je vous remercie. Je précise que votre contribution écrite a été diffusée à l’ensemble des membres de la commission.

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*     *

13.   Audition de M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti‑LGBT (DILCRAH), mercredi 6 janvier 2021 à 11 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10109598_5ff5723962cf0.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-6-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine antiLGBT (DILCRAH).

M. le président François de Rugy. Nous accueillons M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti‑LGBT (DILCRAH). Il est par ailleurs auteur d’un rapport intitulé « Laïcité, valeur de la République et exigences minimales de la vie en société – Des principes à l’action », rapport qui a été remis au Gouvernement en février 2018. C’est à ces différents titres que nous auditionnons M. Gilles Clavreul, auquel je cède la parole pour un propos introductif de dix minutes, qui sera suivi par les questions des groupes.

M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Merci de me donner l’occasion de vous livrer quelques réflexions sur ce projet de loi. En laïc observant, je me garderai toutefois de voir dans le choix de la date de l’Épiphanie un quelconque signe de manifestation d’une bonne nouvelle ! Néanmoins, c’est dans cet esprit que j’accueille ce projet de loi et l’initiative politique qui l’a porté.

Cette initiative est la bienvenue parce que le temps presse au regard du sujet principal, même s’il n’apparaît plus en tant que tel dans le texte lui-même, sinon dans son exposé des motifs, car c’est bien la menace de l’islamisme qui est l’origine et l’objet principal de cette loi, même si, comme toute loi de la République, elle se doit d’étendre ses visées au-delà.

Dans le temps qui m’est accordé, je ne pourrai procéder à de larges développements alors qu’il s’agit de sujets sensibles auxquels il faudrait accorder le temps de la nuance et des explications approfondies. Je ne doute pas que la séquence des questions me permettra de revenir sur tel ou tel point.

Le temps presse. Si je me réfère à mon expérience administrative de la décennie qui vient de s’écouler, autant les pouvoirs publics, les services de l’État, les collectivités locales, la société civile dans son ensemble ont beaucoup progressé en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, la partie haute du spectre, autant une menace plus diffuse pèse sur le milieu et le bas du spectre. Nous avons beaucoup tardé et longtemps sous-estimé la menace.

Le temps presse encore parce que, pour ces raisons, les politiques publiques souffrent d’un excessif cloisonnement qui touche ou tangente l’application au quotidien des politiques de citoyenneté. Il est question, parmi d’autres sujets, de laïcité, de prévention de la radicalisation, de lutte contre les discriminations, de lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes, de protection de l’enfance. Dans l’ensemble de ces champs, nous disposons d’outils d’action publique très nombreux, voire trop nombreux, selon moi.

Depuis 2012, du moins depuis 2015, le mal a empiré. C’est un constat que nous pouvons tirer du terrain. Le sondage réalisé par la fondation Jean Jaurès auprès des enseignants et paru ce matin en porte témoignage. L’idée de venger le prophète a gagné en légitimité et l’idée que la France est coupable a progressé.

Un dernier élément motive l’urgence à agir. Il est un peu décalé mais il convient d’avoir présent à l’esprit que la France n’est pas comprise à l’international. Tous les développements que nous avons connus depuis la rentrée – la tenue du procès Charlie, l’assassinat de Samuel Paty, le discours du Président de la République du 2 octobre 2020, l’annonce de ce projet de loi – ont montré que le concept de laïcité et le combat dans lequel la France est engagée devaient être explicités, un combat qui concerne toutes les démocraties occidentales à des titres divers parce qu’elles sont toutes visées. Aussi, il importe d’avoir collectivement présent à l’esprit que nous devons faire un effort pour mieux nous faire comprendre car nous ne sommes pas les seuls à vivre le problème que nous affrontons ni les seuls à chercher à faire appliquer dans nos démocraties occidentales les règles que nous voulons poser.

S’agissant du projet de loi qui donnera lieu à des débats, à des controverses et à des oppositions, deux ou trois objections méritent d’être prises en compte, même si, à titre personnel, je l’accueille plutôt positivement.

En premier lieu, il convient de répondre à l’idée qu’il ne viserait que les musulmans. L’écueil est sérieux. Cette loi ne doit pas viser les musulmans, mais les protéger. Il ne faut se lasser de répéter que lutter contre l’islamisme n’est pas lutter contre les musulmans, mais les protéger. Avant même les discriminations dont ils souffrent, avant même d’être enfermés, assimilés, amalgamés à l’islamisme ou de tomber dedans, l’islamisme est la première menace qui les enferme, les relègue et les discrimine.

Toutefois, si l’islamisme est la forme de séparatisme ou de réfraction par rapport aux valeurs de la société qui nous préoccupe actuellement le plus, elle n’est pas la seule. Rien ne dit non plus qu’elle en sera la principale cause à l’avenir. Je pense, en effet, que d’autres formes de revendications identitaires se manifestent déjà, qu’il s’agisse de courants religieux, de revendications au nom de valeurs tout à fait respectables – telle que la défense de la cause animale – ou encore d’inquiétudes qui traversent notre société, telles que la peur du réchauffement climatique, de la fin du monde, que sais-je encore. Un conspirationnisme multiforme est à l’œuvre, qui soulève des passions et peut engendrer, tôt ou tard, si ce ne sont des comportements violents, du moins des comportements de mise en retrait de la société, susceptibles d’engendrer de multiples conséquences, notamment pour les personnes vulnérables et les jeunes.

Il importe donc de garder à l’esprit que chaque article de cette loi devra avoir un effet utile sur toutes les formes de contestation des modes de vie dans la société républicaine.

La deuxième critique forte adressée à ce projet loi, qu’il faut entendre et à laquelle il faut apporter des réponses sincères, tient au fait qu’elle revêtirait un caractère répressif et qu’un volet préventif, social, antidiscriminatoire, qui aurait dû en former le complément naturel, ferait défaut.

Oui, il y a lieu de regretter le fort désinvestissement politique face à la constitution de ghettos urbains, à la relégation sociale, à la marginalisation de certains territoires, mais la marginalisation sociale n’est tout au plus qu’un facteur favorisant le séparatisme islamiste et, s’il en est l’une des causes, il n’en est pas la principale et encore moins l’unique.

Oui, nous attendons une grande loi d’intégration sociale qui n’a pas vu le jour jusqu’à maintenant. J’espère une loi contre la ségrégation sociale sous toutes ses formes, et pas uniquement contre la ségrégation des quartiers populaires relevant de la politique de la ville. Je ferai un caveat sur ce point. Je ne crois pas qu’il y ait lieu d’opposer lutte contre le séparatisme et lutte contre les inégalités. On ne peut sortir de la relégation sociale tant que des mouvements séparatistes œuvrent dans les quartiers populaires, travaillent les consciences et déforment les esprits. Il s’agit, selon moi, d’un facteur de relégation et de ghettoïsation en soi. C’est aussi l’une des raisons – je ne dis pas que ce soit la principale – qui pousse un certain nombre de familles, dès qu’elles le peuvent, à quitter ces quartiers pour échapper à ce type d’emprise parce que ce n’est pas l’environnement dans lequel elles veulent voir grandir leurs enfants. Bien sûr, d’autres éléments entrent en ligne de compte, tels que l’insécurité au sens large ou la présence de trafics. Mais encore une fois, lutter contre ces trafics, lutter contre l’insécurité revient à lutter pour et non à lutter contre ces populations. Il faut lutter contre la ségrégation territoriale en soi et pour soi. Si, pour bénéfice collatéral, nous devions assister à une régression de l’islamisme, tant mieux, mais il faut d’abord agir pour l’ensemble de la population et non pas parce que nous devons traiter une large partie du problème qui, fort heureusement, ne concerne pas la majorité de la population.

Enfin, je voudrais faire un sort à l’idée que non seulement le droit existant suffit mais que si l’on appliquait pleinement les lois existantes, nous aurions déjà accompli la moitié ou les trois quarts du chemin.

S’agissant des lois existantes, dont je pourrais citer de multiples exemples, je le confirme, l’arsenal législatif est insuffisamment utilisé. Je ne pense pas uniquement à la loi de 1905 mais également aux lois en matière d’accueil collectif des mineurs ou encore de contrôle financier des associations. Par exemple, des seuils d’appel à la générosité publique rendent obligatoire la publication des comptes et possibles un certain nombre d’investigations des services de l’État. À ma connaissance, ces outils sont très peu utilisés. J’ai en tête des exemples précis d’associations.

Un certain nombre d’articles du projet de loi révèlent et pointent le fait que des parties de la législation sont devenues obsolètes, inefficaces ou encore que des mécanismes de sanction ne sont pas prévus. C’est le cas de l’article 26 sur l’interdiction des manifestations politiques dans les lieux de culte. Tout cela suppose une sérieuse remise à niveau législative.

Je ne suis pas à même de faire des suggestions à la représentation nationale mais j’émettrai peut-être trois regrets qui pourraient vous donner des angles d’attaques et de déboucher sur la prise de mesures très concrètes.

D’abord, des mesures concernant les établissements privés hors contrat ne devraient pas se limiter pas aux établissements confessionnels musulmans, qui ne forment même pas la majorité des cas. Nous sommes dans un régime déclaratif. Or je pense que nous devrions entrer dans un régime d’autorisation préalable.

Ensuite, les associations qui font appel à la générosité publique ou qui reçoivent des subventions publiques devraient être auditées par la Cour des comptes et les inspections générales au premier euro et non à partir de certains seuils, 23 000 euros pour passer des conventions ou 253 000 euros pour les comptes certifiés.

Je partage, pour l’essentiel, les remarques et réserves du Conseil d’État, excepté sur un point. En effet, la modification du régime de dissolution des associations qui figurait dans le texte initial a été retirée à la suite de l’avis du Conseil d’État. Il était initialement prévu de l’étendre au manquement aux atteintes à la dignité de la personne, ce qui était une bonne idée. La réserve du Conseil d’État est un peu surprenante puisqu’il considère le champ trop large, trop subjectif, conduisant à des contentieux d’interprétation. Or, si je me souviens de mes cours de droit administratif, qui commencent à dater un peu, c’est le Conseil d’État lui‑même qui a introduit cette notion d’atteinte à la dignité de la personne dans la jurisprudence par le célèbre arrêt Commune de MorsangsurOrge de 1995. Il serait, selon moi, légitime de le réintroduire.

Il y a tout ce qui figure dans la loi, tout ce dont nous pourrions débattre, tout ce que nous pourrions éventuellement ajouter. Il est au moins tout aussi important, sinon davantage, de s’assurer de ce qui ne figure pas dans la loi ou de ce qui, à partir de cette loi, sera effectivement exécuté par les administrations, les partenaires des administrations, les collectivités locales et l’ensemble des acteurs de la société civile qui concourent, par leur action, aux politiques de citoyenneté.

Dans mon rapport de 2018, que vous avez bien voulu citer, monsieur le président, j’observais qu’autant nous tenions des débats passionnants sur les principes de la laïcité, autant l’application concrète péchait singulièrement, au-delà des apparences et des remontées d’informations selon lesquelles il n’y avait pas de problème ou qu’ils étaient gérés quand il s’en posait. Or, on s’aperçoit de plus en plus qu’il existe des difficultés et qu’elles ne sont pas toujours gérées. Le sondage que j’évoquais précédemment en rend compte. On constate, en effet, des béances en matière de formation des personnels de l’Éducation nationale, qui concernent également tous les fonctionnaires des trois fonctions publiques et, au-delà, les acteurs du champ associatif. Je dirais même que parmi les intervenants du champ de la formation des acteurs, certains développent des théories, des idéologies, des principes qui sont exactement le contraire de ce que nous voudrions appliquer. Selon moi, l’effort essentiel doit porter non seulement sur les principes qui seront dégagés par la loi, mais aussi sur la volonté, qui doit être ferme et cohérente, de les mettre en œuvre, de les exécuter, de les ancrer dans la réalité de la façon la plus fine et la plus suivie possible. À ce titre, la représentation nationale peut jouer un rôle supérieur à celui qui a été le sien jusqu’à présent, en matière d’observation, de contrôle et d’évaluation des politiques publiques dans le champ de la situation de la citoyenneté.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Je vous remercie de votre intervention, dont je partage les orientations, notamment l’idée d’isoler l’islamisme de tout ce qui relève de l’islam en général. L’islamisme est une idéologie, une synthèse théologico-politique à visée totalitaire et qui, en tant que telle, n’est pas à traiter comme une religion mais comme une idéologie et ses dérives.

Ce texte comprend des contraintes supplémentaires, que vous avez qualifiées de volet répressif, un terme que je ne reprends pas. Des contraintes supplémentaires sont imposées à la fois aux associations cultuelles et aux associations mixtes notamment.

Si la loi de 1905, en tout cas en son article 1er, est un texte de liberté, la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Le texte même de 1905 comporte, à peu près pour moitié, notamment dans son titre V relatif à la police des cultes, des dispositions que l’on pourrait qualifier, pour reprendre votre expression, de répressives. Et, en effet, il est normal que la République pose le cadre de l’organisation des cultes, ce qu’elle a fait dès 1905. Sur ce point, je partage vos propos.

Je vous interrogerai sur trois points.

Vous avez évoqué le sondage de l’IFOP, ce que j’ai fait moi-même au cours de l’audition du président de l’Observatoire de la laïcité. Je ne reviens sur ce qu’il prétend révéler. Je comprends d’ailleurs les réserves exprimées par Alexis Corbière. Il y a débat, en effet. Selon vous, révèle-t-il la nécessité de renforcer la formation des enseignants ? Je le pense fortement à titre personnel. Ouvre-t-il la question, qui ne concerne pas uniquement les enseignants, mais aussi les élèves, de l’enseignement des faits religieux, qui peut être utile à notre pays ? C’est un vieux débat.

La question relative aux collaborateurs occasionnels du service public a été posée à plusieurs reprises ; elle suscite des variations d’opinion – c’est normal, nous sommes à l’Assemblée nationale – entre celles et ceux qui considèrent que ce serait une forme de laïcisation, donc de neutralisation de l’espace public, qui n’est pas, en effet, l’esprit de la loi de 1905 et de la laïcité dite à la française – la neutralité s’applique à l’espace étatique, à l’État en tant que tel – et ceux qui considèrent que ce ne serait que le prolongement de l’exécution des missions de service public. Il y a là un très beau débat que nous tiendrons au sein de notre commission et probablement en séance publique. Quelle est votre appréciation ?

Je terminerai par un point plus technique portant sur l’actualisation de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées. Les critères permettant la dissolution d’une organisation sont définis à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, reprenant l’article 1er de la loi du 10 janvier 1936. Le projet de loi comprend des propositions d’actualisation et de modernisation de la loi de 1936 qui, du reste, a été modifiée à plusieurs reprises depuis. Quelle est votre appréciation ? Les outils, notamment de dissolution administrative des associations, vous paraissent-ils complets ou serait-il nécessaire d’apporter des modifications aux propositions du Gouvernement ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Je voudrais vous interroger en votre qualité d’ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Vous avez abordé le sujet de la haine en ligne et évoqué la nécessité de fixer des obligations de modération plus fortes aux plateformes. Ce sujet soulève la question de la protection de nos principes républicains et de nos concitoyens dans l’espace public. Quel constat dressez-vous de l’évolution et de la prolifération de ces contenus haineux au regard de cette confusion entre le droit à la critique, le droit au blasphème et l’interdiction d’injures et de provocation à la haine sur fondements religieux ?

Par ailleurs, quel constat tirez-vous de cet endoctrinement numérique auquel sont de plus en plus sensibles les plus vulnérables d’entre nous, dont les plus jeunes, qui représentent une cible de radicalisation ?

Quel regard portez-vous sur les articles 18 à 20 du projet de loi ? D’une manière générale, comment endiguer ce phénomène ?

Mme Fabienne Colboc. Notre République est forte de ses principes intangibles : la liberté, l’égalité et la fraternité, l’éducation et la laïcité. Incontestablement, ces principes républicains sont menacés, sur le fondement de projets politico-religieux, dans le champ du service public, de l’instruction, du secteur associatif. La menace pénètre également certains espaces numériques et touche à l’égalité hommes-femmes.

Ce texte vise à renforcer les moyens de l’État pour lutter contre ces dérives ; il réaffirme les principes essentiels de la République, acquis d’une longue histoire, qui ont su, au fil du temps, rassembler autour d’une volonté de vivre dans une république de liberté, d’égalité, de fraternité et ouverte sur le monde extérieur. Vous avez déclaré : « Si la laïcité dans les textes est largement observée, la laïcité dans les têtes et plus largement l’adhésion aux principes républicains reculent par endroits. »

Dans votre intervention, vous avez indiqué que des outils existent mais qu’ils sont dispersés. Avec ce projet de loi, les associations qui demanderont une subvention publique devront désormais s’engager à respecter les principes de la République par un contrat d’engagement républicain. J’aimerais avoir votre avis sur cette nouvelle obligation qui sera imposée aux associations ; peut-elle remettre un peu de cohérence parmi ces outils actuellement dispersés ?

Vous avez souligné que la laïcité à la française n’était pas comprise par d’autres pays mais est-elle bien comprise chez nous, notamment par notre jeunesse ? Identifiez-vous des moyens complémentaires à ce qui est fait aujourd’hui pour s’assurer que notre jeunesse comprenne et s’approprie les principes fondateurs de notre République ?

Mme Annie Genevard. Le président de l’association Le Printemps républicain a évoqué à plusieurs reprises la solitude des élus face aux demandes religieuses. Ce projet de loi, répond-il, selon vous, à cette situation et les mesures proposées mettent-elles les élus à l’abri des pressions et des menaces ?

Par ailleurs, en votre qualité d’ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, vous avez produit un rapport et présenté une quinzaine de propositions. Pouvez-vous nous dresser le bilan de leur application ? Certaines de ces propositions figurent-elles dans ce projet de loi ?

L’islamisme va souvent de pair avec la montée en puissance de l’antisémitisme ; il en est d’ailleurs l’une de ses composantes. Il ne cesse de progresser et s’exprime même à visage découvert. Selon vous, qu’est-ce qui pourrait enrayer un tel phénomène ?

Enfin, vous avez indiqué dans votre propos introductif que ce projet de loi n’était pas orienté contre les musulmans, mais pour les musulmans afin de les protéger de l’islamisme. Avez-vous le sentiment que ceux-ci sont prêts à prendre eux-mêmes les mesures qui s’imposeraient pour enrayer, combattre et éradiquer l’islamisme qui s’épanouit dans leur communauté ?

Mme Isabelle Florennes. Merci de votre propos introductif dont le groupe du Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés partage plusieurs points, notamment le réalisme et l’urgence à agir, même s’il faudra du temps, vous le dites. Mais précisément, il ne convient pas d’attendre avant de prendre certaines des mesures que prévoit ce projet de loi.

Merci d’avoir exprimé des regrets quant aux manques. À cet égard, notre groupe en avait repéré un certain nombre ; votre propos nous conforte quant à la nécessité de procéder à des ajouts.

Enfin, vous avez évoqué la grande loi sur l’intégration. Nous-mêmes plaidons depuis longtemps en faveur d’un plan visant au renforcement de la mixité, un sujet qui doit, certes, nous occuper par ailleurs. Cela dit, afin précisément de montrer qu’il ne s’agit pas d’un texte répressif – nous en sommes d’accord –, ne faudrait-il pas introduire dans ce projet de loi une ou des mesures d’incitation aux pratiques vertueuses, notamment menées par un certain nombre de collectivités ? Tout comme moi, vous avez entendu l’appel des deux cents maires. Ce sont des acteurs véritables, qui œuvrent au quotidien dans leur territoire et les quartiers. Ne pensez‑vous pas que ce texte souffre d’un manque à cet égard ?

Mme Cécile Untermaier. Le groupe Socialistes souscrit entièrement à la nécessité d’isoler l’islamisme et de protéger les musulmans. Le texte proposé par le Gouvernement prend en compte cet objectif en traitant l’ensemble des religions et en évitant un amalgame qui pourrait être dangereux.

Pensez-vous que ce texte soit efficace au regard de l’objectif poursuivi de lutte contre l’islamisme radical, une idéologie funeste ? Je rappelle le contexte que constitue la tragédie de l’assassinat de Samuel Paty.

Pensez-vous que l’arsenal législatif et pénal soit suffisant pour protéger les enseignants soumis à des menaces ? Nombre d’entre eux disent s’autocensurer, pas uniquement à l’école primaire. Des universitaires, en effet, nous ont fait savoir qu’évoquer les libertés publiques suscite des frémissements dans les salles, qui les obligent parfois à contenir leurs propos car, ensuite, ils se retrouvent seuls. Au-delà de l’arsenal législatif et pénal qui, à mon avis, existe déjà, avez-vous une idée de ce qui pourrait être entrepris afin de rompre cette solitude ?

Enfin, je n’ai pas bien compris le lien que vous établissiez entre le véganisme, le réchauffement climatique ou le bien-être animal et la question qui nous préoccupe aujourd’hui ?

M. Christophe Euzet. Merci de ce propos introductif assez édifiant. Le groupe Agir ensemble partage votre préoccupation selon laquelle il faut agir vite et bien, dans la mesure du possible.

Je poserai des questions assez précises sur le volet répressif et d’autres d’ordre plus général sur le volet préventif.

Sur le volet répressif, les délégataires de service public sont désormais invités à respecter le principe de neutralité. Pensez-vous qu’il aurait été opportun de soumettre l’ensemble des bénéficiaires de la commande publique, c’est-à-dire les entreprises, à un contrat d’engagement républicain ? Par ailleurs, concernant les sanctions qui s’appliqueraient aux associations qui ne respecteraient pas leur engagement relatif à ce contrat républicain, pensez‑vous que la simple restitution des fonds soit suffisante ?

S’agissant du passage chez le notaire, dans le cas où un héritier potentiel pourrait être lésé par des libéralités qui auraient été concédées par le défunt, pensez-vous que la simple information individuelle de la personne soit suffisante ou qu’il serait nécessaire, au contraire, d’accompagner cette information de la mise à disposition d’un numéro vert par exemple, afin que la personne puisse donner suite à l’information dont elle est bénéficiaire ?

Dans le même ordre d’idées, selon vous, une telle procédure pourrait-elle être usitée en cas de suspicion relative au mariage forcé dans le cadre d’un entretien de quelques minutes dans l’intimité avec l’officier d’état civil ? Pourrait-on envisager un fil conducteur ?

Concernant les sanctions relatives aux médecins qui délivreraient des certificats de virginité, la sanction prévue est-elle suffisante ou le projet doit-il retenir la radiation de l’ordre des médecins ?

Sur le volet préventif, excepté la question de la mixité sociale qui peut être réservée à la politique plus générale du logement, pensez-vous qu’un objectif de mixité scolaire aurait pu trouver sa place dans le texte que nous étudions ?

Avez-vous la conviction que la question de la formation scolaire des étrangers arrivants ou de la formation des responsables associatifs aux principes républicains aurait pu trouver sa place dans ce texte et sous quelle forme ?

M. Olivier Falorni. Monsieur Clavreul, je veux vous dire d’abord le plaisir que j’ai eu à vous écouter et à vous entendre mettre en avant l’urgence à agir. Oui, il y a urgence à agir et vous faites partie de ceux qui ne le disent pas depuis quelques semaines mais depuis de nombreuses années.

Je suis historien. Notre commission travaille, certes, à l’élaboration d’une loi, mais je n’oublie jamais de me demander pourquoi et comment nous en sommes arrivés là. J’ai travaillé sur la Résistance. Même si tous les points de vue sont à prendre en compte, je prête plus d’attention aux propos des résistants du 18 juin 1940 qu’à ceux du 8 mai 1945. Votre rapport, comme celui d’ailleurs de l’inspecteur général Obin sur l’Éducation nationale, a été mis de côté il y a quelques années. Vous avez eu le courage d’exposer vos positions, quitte à prendre le risque d’être qualifié d’islamophobe, pour utiliser la sémantique des islamistes. C’est un symbole assez amusant, si j’ose dire, que vous soyez auditionné après le représentant de l’Observatoire « de la cécité » qui, dans son rapport, écrivait que la France n’avait pas de problème avec le concept de laïcité et que le débat sur la laïcité devait être apaisé. Dès lors que l’on fait suivre d’un adjectif le terme de laïcité, on peut toujours craindre le pire, en tout cas au niveau de l’analyse ! Si l’honneur de l’Assemblée est d’entendre tous les points de vue, le vôtre mérite de l’être davantage encore.

Je partage votre analyse sur la nécessité de distinguer la religion monothéiste qu’est l’islam de l’idéologie totalitaire qu’est l’islamisme. Je sais que vous avez beaucoup travaillé sur le sujet de la laïcité et sur ce texte. N’avoir disposé que d’un quart d’heure pour le présenter a dû être pour vous une frustration. Je vous poserai une question précise et une autre plus générale, vous donnant ainsi l’occasion d’approfondir votre propos.

Le principe de la libre administration des collectivités locales mérite d’être respecté. Comment protéger nos élus contre des menaces de groupes de pression islamistes présents dans leur commune et, inversement, parce que c’est une réalité que vous avez pointée, comment protéger la société du clientélisme de certains élus locaux vis-à-vis de ces mêmes groupes ?

Question plus générale, vous avez évoqué, à juste raison, les établissements hors contrat. Oui, il faut un régime d’autorisation préalable, oui, il faut auditer les associations dès le premier euro, oui, il faut...

M. le président François de Rugy. Oui, il faut conclure, mon cher collègue !

M. Olivier Falorni. Je conclus donc ! Quels sont, selon vous, les manques de ce projet de loi ?

M. Alexis Corbière. Avec tout le respect que j’ai pour Olivier Falorni, je lui dirai qu’il émet des critiques vives à l’encontre d’invités qui étaient présents ce matin et que, dans le cadre de nos débats, il faut s’adresser précisément aux personnes quand elles sont là. Procéder de la sorte ne me semble pas de bonne méthode, quel que soit ce que l’on pense au fond. La clarté doit être faite pour vérifier s’il existe des désaccords et sur quels sujets. Franchement, dans ce débat confus, je n’approuve pas cette façon de procéder. Arrêtons et débattons du fond !

Monsieur Clavreul, selon vous, qu’est-ce que ce texte apporte de nouveau ? Je connais vos positions, nous nous sommes pris de bec mille fois. Je suis d’accord avec vous, des dispositifs législatifs existent, il faut les appliquer. Ensuite, je vous ai trouvé un peu plus vague sur les éléments nouveaux, et puis je crois que vous vous êtes trompé : vous avez évoqué l’article 26 relatif aux manifestations politiques dans les lieux de culte alors que vous vouliez sans doute faire référence à l’article 31. Pourriez-vous reprendre, je vous prie, car je ne saisis pas très bien ?

Par ailleurs, à la place qui est la vôtre, quels sont, selon vous, les éléments objectifs pour mesurer, par exemple, ces thèmes largement évoqués par certains ministres : mariage forcé, certificat de virginité, etc., auxquels nous sommes tous opposés ? Quels sont donc les éléments permettant de juger de la progression ou de la régression des phénomènes ? Ce n’est pas être « collabo » que de vouloir des éclaircissements. Moi aussi, je vis en Seine-Saint-Denis, j’ai les yeux ouverts. Il y a des choses que je vois, des choses que je ne vois pas. J’entends aussi qu’il y aurait urgence à agir, mais il ne faut pas le faire de façon imprécise et ne pas oublier non plus que la commission Stasi, en 2003, avait déjà étudié le sujet de façon approfondie, nous informant, entre autres, que le communautarisme était plus subi que voulu. Elle avait notamment avancé plusieurs propositions portant sur la fermeté dont il fallait faire preuve sur les questions de laïcité, articulée à des politiques d’organisation urbaine et des politiques de réaffirmation de service public, qui n’ont pas vu le jour. Telle est la difficulté à laquelle nous sommes confrontés.

Vous aurez compris le sens de mon propos, je souhaiterais que vous entriez un peu plus dans le détail des outils nouveaux du texte que nous étudions, susceptibles d’apporter des réponses.

Je profite de l’occasion pour évoquer l’article 28, relatif à la possibilité pour les associations cultuelles de ne plus seulement avoir pour objet des activités cultuelles mais de gérer des biens de rapport, ce qui me semble être une incompréhension de la loi 1 905.

Enfin, je reviens au sondage évoqué. Chers collègues, en tant que professeur d’histoire, j’ai souvent été contesté sur la Révolution française, dont je suis un passionné, par des élèves qui considéraient que les responsables de la révolution étaient des illuminati et des francs-maçons. Cela m’a valu des discussions extrêmement tendues avec certains d’entre eux. Lorsque je leur montrai la Déclaration des droits de l’Homme et le triangle contenant l’œil en son centre, on me renvoyait que c’était la preuve que les francs-maçons étaient à l’origine de la révolution. Cette confrontation et la nécessité de trouver les mots pour convaincre font partie du travail de l’enseignant.

Ne pas travailler sur la base d’outils rigoureux est bien le sujet. Les contestations au sein de l’école sont la caisse de résonance des questions qui font débat à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas nécessairement la preuve d’un islamisme – qui existe, je ne le conteste pas – à proportion de ce que d’aucuns considèrent. Que je sache, un professeur sur deux ne se retrouve pas face à un islamiste ou un potentiel terroriste ! L’affirmer reviendrait à ne pas bien comprendre ce qui se passe dans la société, même s’il faut agir.

Mme Marie-George Buffet. Vous avez indiqué que cette loi ne viserait que les musulmans. Le paragraphe 5 de l’exposé des motifs du projet de loi exprime les choses de façon très claire : « Un entrisme communautariste, insidieux mais puissant, gangrène lentement les fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste. » Tel est le sens de la loi, c’est écrit. Cela dit, vous avez raison d’appeler notre attention sur d’autres dangers, y compris l’aspect religieux.

Les lieux de culte les plus nombreux dans mon département de la Seine‑Saint‑Denis sont les lieux de culte évangéliste. Il convient d’avoir ces données à l’esprit et ne pas réduire une religion à un territoire, une religion à une classe sociale, etc. Ayons une vision plus fine.

Vous estimez que le droit existant est insuffisant, considérant même que si on appliquait mieux la loi existante, on ne résoudrait pas pour autant les problèmes ; il faut donc progresser grâce à cette loi sur différents sujets. Je souhaiterais que vous soyez plus précis et que vous nous expliquiez pourquoi la loi s’applique si difficilement. On nous opposera un problème de moyens financiers, de moyens humains dans les administrations et dans les associations. N’existe-t-il pas un problème d’appropriation de la loi, y compris dans la fonction publique ? Vous l’avez souligné, les outils sont dispersés et des cloisonnements existent. Un problème d’appropriation de la loi elle-même par tous nos services publics, nos services d’État, n’empêche-t-il pas son application efficace ?

M. le président François de Rugy. Je me permets d’ajouter une question à cette première salve.

Dans le rapport de 2018 que vous avez remis au Gouvernement, il me semble que vous évoquiez l’idée d’un contrat entre les associations et les collectivités publiques qui les subventionnent. L’idée est reprise sous une autre forme dans le projet de loi. Vous semble‑t‑elle correspondre à celle que vous aviez développée ? La rédaction actuelle vous paraît-elle pertinente et potentiellement efficace ?

M. Gilles Clavreul. Je suis rassuré au moins sur deux points – si j’avais besoin de l’être : d’une part, la discussion parlementaire s’annonce riche et les initiatives nombreuses. D’autre part, j’ignore si l’état d’esprit rappelle celui qui a présidé aux débats de la loi de 1905, en tout cas, c’est un modèle remarquable de discussion parlementaire. L’état d’esprit qui traverse les groupes est très encourageant s’agissant d’un sujet qui réclame de la mesure ; il marque l’envie d’approfondir le sujet. Bien sûr, les différences et les oppositions, non pas au sens d’opposition parlementaire, s’accuseront, des points de vue divergeront, c’est tout à fait normal, mais l’état d’esprit est constructif. Puissiez-vous l’insuffler lorsque la discussion sera portée dans l’hémicycle !

Je commencerai par répondre aux questions du rapporteur général, et ainsi à l’objection d’Alexis Corbière sur le fond. Le sondage de la fondation Jean Jaurès mérite d’être analysé en détail. Iannis Roder, qui a en partie dirigé les travaux de la fondation Jean Jaurès, le disait encore ce matin à la radio : ce sondage témoigne peut-être d’une prise de conscience des enseignants et d’un besoin de parler de sujets jusqu’ici délicats à aborder. Indépendamment des chiffres objectifs, il convient de prendre en compte le fait que les enseignants s’approprient cette question, expriment des inquiétudes et demandent à leur hiérarchie de ne pas les abandonner. De manière plus générale, espérant ainsi répondre à plusieurs des questions que vous avez posées – la loi est-elle suffisante ? Comment être assuré que la loi sera suivie d’effet ? – je considère que la loi, de toute façon, ne sera jamais suffisante en elle-même.

Lorsque j’ai enquêté sur la laïcité, un directeur d’agence régionale de santé m’a demandé, moi qui venais de Paris, de lui dire quelle était la « ligne du parti » – l’expression parlera à Mme Buffet... Excellente question ! Sur le terrain, on a, en effet, des difficultés à savoir en quoi elle consiste. Quand j’emploie le mot parti, je fais référence à une image ! Les préfets ont tendance à se référer à Trotski. Moi aussi, je m’intéresse aux rapports de force !

M. le président François de Rugy. N’ouvrons pas un débat connexe !

M. Gilles Clavreul. Le sujet est bien celui-là, qui rejoint celui de la formation des acteurs de terrain, de l’État ou du monde associatif. Certains textes moins connus doivent être explicités et, à ce titre, il convient de former, mais il faut aussi que les personnels de terrain se sentent soutenus, entendus, épaulés et que la ligne fixée par les pouvoirs publics soit claire.

L’effort essentiel qui doit transparaître à travers ce texte tient à la clarification de la parole publique sur la lutte contre des manifestations ou des contestations plus ou moins graves de la laïcité. Il est dans l’ordre des choses que les jeunes contestent ; en revanche, il est à déplorer que la suspicion devienne une passion mauvaise et commune à tous les étages de la société. On entend des professeurs agrégés de médecine tenir des propos surréalistes sur les traitements, les vaccins, que sais-je encore ! Le conspirationnisme ignore de plus en plus le niveau de diplômes et les niveaux sociaux ; c’est une tendance de fond de notre société.

Raison de plus pour que les responsables publics de l’État, les élus et, par capillarité, tous ceux qui concourent à ces politiques de citoyenneté soient les plus explicites possible. « Clair » ne signifie pas répressif, soupçonneux ou inquisitorial ; la clarté exige de poser un certain nombre de principes, qui doivent être repris pour tracer une ligne très nette entre islam et islamisme, pour répondre à des interrogations légitimes, voire, dans l’exercice de l’esprit critique, permettre d’analyser un sujet qui obéit à une idéologie. Voilà pourquoi j’insiste énormément sur la mise en œuvre de ce texte. La loi ne pourra jamais tout prévoir dans le détail fin. Peut-être faudra-t-il formuler plus clairement, plus explicitement les principes fondamentaux dans l’exposé des motifs, voire dans l’article 1er, afin que cette loi trouve un socle solide.

S’agissant des collaborateurs occasionnels du service public, des mesures supplémentaires sont-elles nécessaires et convient-il de leur imposer la neutralité demandée aux agents de l’État ? Peut-être certains d’entre vous trouveront-ils ma réponse paradoxale. À titre personnel, je trouverais préférable que ce soit le cas et que toutes celles et ceux qui s’associent à un service public ne manifestent aucun signe, ni politique ni religieux. Néanmoins, je ne pense pas qu’il soit politiquement opportun d’ouvrir le front sur ce sujet, qui ne me paraît pas – et de loin – le plus important, le plus sensible ou le plus difficile. Parmi les manifestations délétères, je retiens en priorité celles qui mettent en jeu l’épanouissement des enfants. Pour objectiver les situations problématiques qui ne l’ont pas été suffisamment jusqu’à présent – je reprends à cet égard une partie de l’argumentaire de monsieur Corbière – je préconise, comme je l’avais fait dans mon rapport de 2018, l’organisation d’un audit.

Je m’attache au retrait de certains enseignements. Je m’attache ensuite à la contestation, dont tous les enseignants font l’expérience, et qui n’est pas simple à objectiver : des élèves se bouchent les oreilles au moment où ils évoquent les théories de la création du monde, ferment les yeux ou écrivent en haut de leur feuille « Je ne partage pas cet avis » quand ils doivent remplir un questionnaire sur la laïcité. Tels sont les incidents qui m’ont été rapportés et qui sont remontés par les dispositifs « laïcité » de l’Éducation nationale. L’objectivation est une action publique qui devrait être dupliquée dans d’autres services de l’État afin de disposer de la documentation la plus large possible.

Dans les Yvelines, à Ecquevilly, la chorale en primaire a été supprimée parce qu’un tiers des élèves a décidé qu’il était interdit de chanter pour des raisons religieuses, suivi par un autre tiers qui a voulu imiter ses petits copains. Ces faits sont graves et ne se règlent pas nécessairement par la loi. Là encore, au-delà de la connaissance de la loi, c’est aussi et avant tout une question de rapport de force. Ceux qui sont confrontés à de telles situations ont raison : ils doivent être soutenus, défendus, aidés, outillés intellectuellement, juridiquement au plan relationnel et des ressources humaines. C’est ainsi que des équipes doivent se déplacer pour objectiver la situation et trouver des solutions. Cela a été fait dans l’Éducation nationale ; parfois, cela ne suffit pas.

De plus, il faut étendre cette objectivation à d’autres services publics. Même s’il est normal de concentrer l’attention sur l’Éducation nationale, il n’est pas le service public le plus dépourvu – loin de là. Cela tient à la qualité des enseignants, à leur formation intellectuelle générale, à la solidité de l’institution scolaire, malgré les difficultés auxquelles elle est confrontée et malgré le manque de moyens. Si de telles difficultés existent dans les établissements scolaires, que dire des centres sociaux, des centres de loisirs et des structures sportives ? Pour mille et une raisons, voilà des secteurs où l’on est très loin du compte et dont les situations ont été mal ou très insuffisamment objectivées.

Sur l’actualisation de la loi du 10 janvier 1936 ou de l’article L. 212-1 du code de sécurité intérieure, un huitièmement relatif aux atteintes à la dignité de la personne pourrait être ajouté. Se pose, là encore, une question d’exécution. De mémoire, au cours des vingt dernières années, une vingtaine d’associations ont été dissoutes, majoritairement d’extrême droite ou de l’ultra-droite. Cela montre que l’exécutif opère avec un certain discernement ; cette façon d’agir devrait répondre en partie à la crainte que l’État dissoudrait à tour de bras, ce qui ne serait pas souhaitable. Nous verrons comment les contentieux évolueront. Je ne serais pas défavorable à utiliser la loi existante, complétée dans le sens que je viens d’indiquer.

Madame Avia, je profite de l’occasion pour vous saluer et rendre hommage à l’action que vous avez entreprise avec beaucoup de courage ; vous ne lâchez pas, malgré une forme de consensus un peu étonnante opposée à l’initiative prise contre la haine en ligne considérée comme liberticide, ce que, personnellement, je ne crois absolument pas.

Le nombre de personnes qui souffrent de diffamation et de la destruction de leur réputation en ligne progresse. Ces actes ne sont pas uniquement le fait de personnes isolées, mais de groupes constitués qui attaquent, animés d’intentions précises et selon un calendrier tout aussi précis.

Nous observons que les opérateurs ont peu de prise sur la régulation de ces phénomènes, non pas du point de vue des lois de la République, mais de leurs propres lois et règlements intérieurs qu’ils ont tendance à appliquer de manière très sélective et selon des procédures qui nous échappent. Aussi, je ne peux qu’approuver que la lutte contre la haine en ligne soit remise sur le métier.

Il est assez invraisemblable que des dispositifs de contrôle aussi perfectionnés et parfois extrêmement tatillons s’appliquent aux médias traditionnels, la régulation de l’audiovisuel revêtant un aspect bureaucratique assez fascinant, alors que, dès qu’il s’agit de l’internet, en vertu de principes nouveaux, nous avons l’impression d’être confrontés aux ordini nuovi de Machiavel. On serait dans une ère nouvelle où subitement les dispositifs de contrôle existants ne s’appliqueraient plus pour faire place au règne de la liberté totale ! Or, il ne faut pas oublier les victimes, que l’on ne prend pas suffisamment en compte, et les processus d’endoctrinement, qui passent par l’utilisation des réseaux sociaux, des messageries, voire de l’internet classique, qui est un formidable repère et un véhicule de diffusion des idéologies de haine. En particulier s’agissant de l’islamisme, on trouve absolument toutes les ressources possibles. C’est d’ailleurs un avantage quand on cherche à combattre l’islamisme : le seul mérite que nous puissions reconnaître aux islamistes, c’est ce qu’ils disent tout ce qu’ils veulent faire, tout, y compris les attentats. Souvenez-vous des communiqués d’Al-Qaïda au début du mois de septembre, ils ont dit ce qu’ils allaient faire et ils l’ont fait. Nous avons donc tout intérêt à les écouter et à prendre ce qu’ils disent au pied de la lettre.

Madame Colboc, j’ai, en effet déclaré que la laïcité dans les têtes reculait et que l’on assistait à la dispersion des outils d’intervention publique. Je vous en donne un exemple. Lorsque j’étais DILCRAH, j’ai mis dix-huit mois avant de récupérer le thème de la lutte contre les discriminations. Face à moi, des associations, au demeurant pas toujours très bien intentionnées, me reprochaient de ne pas m’intéresser à la lutte contre les discriminations. Je leur disais y être attaché mais qu’en raison de l’historique, la compétence liée à la lutte contre les discriminations était « logée » à l’Agence nationale de la cohésion des territoires. C’est d’ailleurs toujours le cas. Quel sens cela peut-il bien revêtir ? Pourquoi n’est-elle pas donnée à la DILCRAH ? Je l’ignore. Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres, même si je le considère comme important.

D’une manière générale, nos politiques de citoyenneté ne sont pas coordonnées entre elles, je dirais même qu’elles sont le reflet et la survivance contemporaine d’une très ancienne division des politiques publiques entre prévention et répression, que l’on oppose, que l’on sépare, que l’on divise. C’est un ancien sous-préfet en charge de la politique de la ville dans le département des Hauts-de-Seine qui vous le dit : une idée très prégnante habitait les acteurs publics ou les associations selon laquelle il y avait le sous-préfet « ville » gentil, qui accordait des subventions et qui était copain avec les associations, et le sous-préfet méchant qui faisait régner l’ordre public. Or cela ne se passe pas ainsi. L’action publique est une et mise en cohérence avec ce que fait l’autre.

Les notions de citoyenneté et de lutte contre le séparatisme, quel que soit le nom que l’on donne à ces sujets, ne doivent pas être confondues. La laïcité et la lutte contre la radicalisation sont deux notions différentes, mais concevoir ces politiques et les conduire de manière distincte, séparée, voire opposée, n’est plus possible et suppose une clarification. Encore une fois, les fonctionnaires de terrain ne comprennent pas cette organisation dissociée ni la dispersion des messages des interlocuteurs publics. Si la laïcité n’est pas comprise, peut‑être est-ce en grande partie pour cette raison, les messages ne sont pas clairs, et pas toujours pour des questions d’intelligibilité de la loi.

Madame Genevard, je sais bien que je porte de multiples casquettes, mais il en est une que je ne porte pas, celle de président du Printemps républicain, à qui je vous invite à adresser vos questions : je ne saurais répondre à sa place.

Des conclusions du rapport sur la laïcité que j’ai rendu ont été reprises par un certain nombre d’entre vous. Les problèmes se sont plutôt amplifiés depuis. Comment en mesurer l’évolution ? On ne le fait jamais assez bien. Après les attentats de janvier 2015, nous disposions de peu de données objectives, de rares rapports alors que nous bénéficions désormais des enquêtes très approfondies de Gilles Kepel, pionnier en la matière, et de ses successeurs, Bernard Rougier, Hugo Micheron. L’enquête d’Olivier Galland et d’Anne Muxel sur la tentation radicale est un travail très sérieux, mené en profondeur. Je citerai encore un travail méconnu mais remarquable, Les adolescents et la loi : Premiers résultats, Bouches-du-Rhône, une enquête menée par Sebastian Roché, directeur de recherche, qui analyse les rapports des collégiens aux valeurs de la société, en établissant des catégorisations par pratique et observance religieuses. Je cite Sébastian Roché qui n’est pas particulièrement connu pour être un boutefeu de la lutte contre l’islamisme, ni un soutien inconditionnel des pouvoirs publics, loin de là. Il objective une tendance au raidissement identitaire qui est particulièrement marquée chez les jeunes, notamment chez les jeunes hommes. Je termine en relevant l’enquête remarquable de l’Institut Montaigne qui est souvent citée. Nous disposons donc d’outils d’objectivation mais vous aurez remarqué qu’ils sont tous extérieurs aux services de l’État. Que ceux-ci se dotent de leurs propres outils d’objectivation serait une bonne chose.

Mme Florennes, j’ai des regrets, oui, tout le temps. Sur le projet de loi, on peut essayer d’aller plus loin, mais je ne doute pas que la discussion parlementaire enrichira le texte.

Il a été largement question des mesures à prendre du point de vue de l’intégration ou de logement. Je partage mille fois ces propositions. J’ignore dans quelle mesure on peut adjoindre des pièces nombreuses à un texte qui compte déjà cinquante‑et‑un articles et qui doit garder une certaine cohérence. Je suis un peu embarrassé parce que, sur le fond, je serais très désireux d’aller plus loin, sur la question de l’intégration républicaine en particulier. Mais cela reviendrait à ouvrir un autre débat. Dans certains pays, je pense à l’Europe du Nord donc à une tradition et à un état d’esprit qui sont ceux de la social-démocratie scandinave, à laquelle on s’est souvent référé par le passé – et à raison –, les aides mais aussi les exigences en matière de respect et de compréhension des valeurs du pays sont devenues une préoccupation majeure des politiques d’intégration. Nous serions bien inspirés d’y puiser.

Madame Untermaier, le texte sera efficace dans la mesure où il sera suivi d’effet et exécuté fidèlement par les administrations. Pour avoir apporté ma contribution à une dizaine de projets de loi au cours de mes diverses fonctions antérieures, je considère que le texte proposé est soigné du point de vue de la légistique et relativement concret, pour la plupart de ses articles, en tout cas ceux qui me paraissent les plus importants.

Je n’ai pas parlé des végans ou du réchauffement climatique en tant que tels. Certaines manifestations de protestations radicales sont liées à des causes très particulières. Elles s’accompagnent d’actes violents et d’une légitimation idéologique de la violence. On ne s’oblige plus à discuter, ni à négocier, on se place dans une logique de rupture par rapport à une société, à des pratiques, aux pouvoirs publics et aux institutions, considérés comme foncièrement illégitimes. Cette forme de polarisation et de manichéisme du débat public qui s’accompagne de telles pratiques me paraît devoir éveiller l’attention. Je ne dis pas que ces mouvements auront les mêmes conséquences ou le même impact que l’islamisme mais je pense qu’ils méritent d’être surveillés ; en tout cas, ils font déjà des victimes. Par exemple, des commerçants sont pris pour cible, sont attaqués, y compris physiquement ou en cherchant à détruire la réputation.

Monsieur Euzet, faut-il soumettre l’ensemble des bénéficiaires de la commande publique au contrat d’engagement républicain ? Pourquoi pas, la proposition mérite d’être analysée.

S’agissant de l’héritage, du mariage forcé ou de l’interdiction des certificats de virginité, je ne suis pas certain que l’on puisse aller plus loin que le recueil du consentement éclairé et de prendre à part individuellement la future mariée. Personnellement, je ne vois pas comment, mais sans doute n’y ai-je pas suffisamment réfléchi.

La question de la mixité scolaire trouvera de préférence sa place dans une loi sur l’éducation, tout en reconnaissant qu’il est difficile de repousser des questions aussi légitimes et aussi importantes, mais l’on ne peut traiter de tout.

Vous avez également parlé de la formation des étrangers et des associatifs. Sur ce point, je suis absolument d’accord avec vous. Des exemples récents qui ont défrayé l’actualité ont donné la mesure des insuffisances et donc des besoins.

Monsieur Falorni, vous m’avez interrogé sur la façon de mieux protéger les élus, toutes les personnes dépositaires ou en charge de l’intérêt public. Là encore, même si ma réponse reste insuffisante, je rappelle que des dispositifs précis figurent dans la loi, certains existent déjà ou ont été renforcés, qui font appel à la solidité et à la cohérence des pouvoirs publics en général, lorsqu’il y a menace, interpellation ou tout simplement signalement.

J’ai été frappé de constater que, parfois, celui qui signale le problème dans un service public devient lui-même le problème. On lui demande s’il n’en fait pas un peu trop, on lui fait remarquer que c’est toujours lui qui signale. J’évoquerai une anecdote significative d’une amie enseignante qui, à l’occasion de la prise d’une photo de l’équipe éducative, avait remarqué que l’un des surveillants de l’établissement faisait une quenelle. Elle en a parlé à ses collègues et au principal. On lui a répondu que ce n’était pas une quenelle, qu’il se grattait le coude, et d’ajouter que c’était toujours elle qui portait ce genre de remarques, alors qu’il était manifeste qu’il faisait une quenelle et que cet acte concordait avec certains des propos qu’il tenait. Pour finir, on a effacé sa silhouette de la photo. Aucune autre photo n’a pas été prise, le surveillant a tout simplement disparu de l’image. En effaçant le surveillant, on a effacé le problème lui-même pour ne pas avoir à le traiter. Cette forme d’évitement rend l’objectivation des faits peu aisée. Il faut y travailler afin que les personnels se sentent soutenus car la raison principale, sinon unique, de l’absence de signalement, est de faire craindre aux personnes qui dénoncent les faits d’être les victimes collatérales, voire les seules victimes. Certes, il est peu engageant de signaler un fait, si l’on présume qu’il ne se passera rien, peut-être à tort d’ailleurs. Un effort est donc à produire en ce domaine.

Monsieur Corbière, je visais bien l’article 26 mais de la loi de 1905, relatif aux réunions politiques dans lieux de culte.

Des dispositions existent dans la loi, mais aucune sanction n’est prise, voire, pire, les pouvoirs ne se saisissent jamais des signalements. D’éminents spécialistes expliquent que tout est déjà prévu dans l’article 31 de la loi de 1905 quand les prédicateurs forcent à pratiquer de certaine façon, si ce n’est que cet article n’est jamais utilisé. Dès lors, il convient de s’interroger : les services de l’État ne connaissent-ils pas la loi ? C’est possible. Mais on ne peut supposer que ce soit le cas de tous les services. Soit encore la loi est devenue obsolète ou la sanction insuffisante. Toutes ces hypothèses sont possibles, mais méritent des investigations.

Pendant la campagne des municipales, à Marseille, des discours politiques ont été tenus dans des lieux de culte catholique. Personne n’a réagi. C’est anormal et aurait dû être sanctionné. Ce sont des cas sur lesquels il y a matière à agir.

Madame la ministre Buffet, pour vous avoir croisée au tout début de ma carrière, lorsque je servais dans le département du Gard, je me souviens de quelques conversations que nous avons eues sur l’éducation populaire et sur les débuts des phénomènes de prosélytisme. L’occasion m’est offerte de vous remercier de votre action, du courage et de l’humilité dont vous avez fait preuve en reconnaissant votre évolution sur ce sujet, comme nous avons pu le voir dans l’excellent documentaire diffusé récemment sur La Chaîne parlementaire. C’est la raison pour laquelle votre invitation à porter le regard sur d’autres phénomènes que l’islamisme mérite d’être entendue. Voilà une opinion que je partage entièrement.

Monsieur le président, le contrat est un bon dispositif. Certes, il n’est pas parfait. D’ailleurs, comme le Conseil d’État l’a fait remarquer, il ne s’agit pas vraiment d’un contrat. Néanmoins, il s’agit d’un engagement. Une fois encore, l’essentiel tient à la qualité d’exécution et de suivi, à la nécessité d’agir si les termes du contrat ne sont pas respectés. C’est tout bête mais c’est aussi simple que cela.

Je terminerai, non pas par une critique, mais par une réserve sur le terme de séparatisme. Je redoute au moins autant l’entrisme islamiste que le séparatisme islamiste. Veillons à ce que les groupes qui font semblant de jouer le jeu pour servir d’autres intérêts ne soient pas favorisés par de nouveaux dispositifs dont ils sauraient se jouer habilement.

M. Ludovic Mendes. Merci de vos explications. Nous avons déjà débattu de ces sujets à plusieurs reprises, je devine presque par avance vos propos, en tout cas, ils sous-tendent des débats très riches.

Je souhaite vous interpeller sur la protection des mineurs face aux dérives fondamentalistes et sectaires. Depuis la loi du 5 mars 2007, l’action publique privilégie des actions de prévention ainsi que des procédures de repérage et de signalement des mineurs en danger, le terme de danger étant préféré à celui de maltraitance, même si on peut reconnaître qu’il s’agit une forme de maltraitance morale. Pensez-vous notre arsenal juridique suffisant ou devrions-nous le renforcer dans le domaine de la protection des mineurs ? La vulnérabilité des enfants doit, selon moi, être une priorité face à la dérive qui place la République à un rang inférieur à des textes qui, à l’origine et en d’autres temps, étaient des règles de fonctionnement et que certains veulent imposer comme loi supérieure pour tout homme. En un mot, devrions‑nous lancer de nouvelles procédures pour la protection des mineurs ou le cadre juridique est-il suffisant ?

M. François Cormier-Bouligeon. Merci pour la grande clarté de vos propos. Vous avez contribué à théoriser et à forger le concept de tenaille identitaire, c’est-à-dire, d’un côté, une extrême droite populiste qui a opéré une mue en trompe-l’œil depuis quelques années en faisant croire qu’elle défendrait la laïcité, ce beau principe républicain, qui devient, dans la réalité, chez elle, un outil xénophobe et de rejet d’une religion en particulier et de promotion d’une autre. Il ne s’agit pas ici de laïcité, il convient de sans cesse le rappeler. De l’autre côté de la tenaille identitaire, on trouve ceux qui exacerbent la question de l’identité religieuse, la mélangeant constamment à l’origine, la culture, la couleur de peau et l’ethnie en relégitimant, parfois implicitement ou involontairement, voire parfois très explicitement, la notion de race. Ils assignent les personnes à des identités restrictives, les enferment dans des cases toutes faites – vous l’avez d’ailleurs rappelé.

En 2018, vous préconisiez dans votre rapport sur la laïcité de conditionner le soutien de l’État, notamment le soutien financier, à l’engagement de respecter et de promouvoir les valeurs de la République. On retrouve, dans ce projet de loi, le contrat d’engagement républicain. Pensez-vous que les dispositions de ce texte dans leur ensemble, et plus spécifiquement le contrat d’engagement républicain pour les associations, sont susceptibles d’écarter les mâchoires de cette tenaille identitaire qui pollue la vie politique française, pensez‑vous qu’elles seront efficaces pour lutter contre leur volonté de détruire le modèle universaliste français et surtout pensez-vous que l’État s’en donne encore les moyens ?

M. Frédéric Petit. Monsieur Clavreul, merci de votre analyse qui remonte à vingt ans ; la mienne remonte à quarante ans. Nous assistons à la disparition des tiers de confiance dans les quartiers. Comment percevez-vous ce phénomène ? On parle de ghettoïsation, vous parlez d’agir, vous parlez d’acteurs. Il y a quarante ans, ces quartiers connaissaient non seulement un brassage dans l’habitat, mais aussi dans les associations. Les tiers de confiance ont disparu. Où en sommes-nous sur ce point ? Pouvons-nous réagir grâce à ce texte ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. On ne prête qu’aux riches et on vous a prêté de multiples propos sur la laïcité. J’ai été agréablement surpris car je vous ai entendu tenir un propos très mesuré, distinct de ce que j’avais pour habitude de lire parfois sur les réseaux sociaux. J’ai donc apprécié votre propos et votre présentation.

Je souhaiterais un complément relatif à la police des cultes, notamment sur l’article 35, qui prévoit une traçabilité des fonds finançant les associations, une traçabilité à ce jour limitée aux seules associations cultuelles relevant de la loi de 1905. À la lecture de l’avis du Conseil d’État ou des différents commentaires, je ne parviens pas à déterminer si cette obligation s’étend à la part cultuelle des associations mixtes relevant de la loi 1 907. Considérez-vous qu’il faille étendre cette obligation au terme d’une modification législative de ce texte ?

Mme Géraldine Bannier. J’interviens à la suite des propos tenus par mon collègue Corbière, qui est enseignant comme moi.

Monsieur Clavreul, je vous remercie d’avoir placé votre discours sur le plan de l’efficacité de l’application des textes et de la sanction. Merci pour l’exemple de la quenelle qui montre bien que l’on peut insister autant que l’on veut sur la formation du côté des enseignants, sans obtenir de réponse concrète et un suivi des élèves en déviance. Je l’ai observé sur le terrain, nous restons sans solution. Merci donc d’avoir rapporté cet exemple très parlant.

Ne faudrait-il pas imposer la neutralité des encadrants de mineurs aux associations ?

M. Charles de Courson. Monsieur Clavreul, vos trois suggestions ne posent-elles pas, chacune, de nombreux problèmes ? En effet, substituer un régime d’autorisation est-il compatible avec le principe constitutionnel de la liberté d’enseignement ?

Votre deuxième suggestion vise à supprimer tout seuil quant au contrôle des comptes des associations. En tant qu’ancien de la préfectorale, pensez-vous que ce soit réaliste quand on sait les moyens dont disposent dans les préfectures les bureaux des associations ?

Enfin, vous proposez de réintégrer la notion de respect de la dignité humaine à la liste des critères permettant la dissolution des associations. Le respect de la dignité humaine n’est-il pas tout simplement intégré dans le concept de fraternité ?

Mme Annie Genevard. Les questions que j’ai posées sur la protection des élus ne s’adressaient pas M. El Khatmi, que je n’ai fait que citer.

Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas répondu ni donné votre sentiment à deux de mes questions : d’une part, sur la montée de l’antisémitisme, qui est l’une des composantes de l’islamisme radical ; d’autre part, sur la façon dont les musulmans prennent en charge eux‑mêmes la question de l’islamisme.

Je veux maintenant reprendre l’un de vos propos. Vous avez dit en substance que l’entrisme islamiste pourrait être favorisé par cette loi. Ai-je bien compris ? Si tel est le cas, dans quelle mesure ce projet de loi pourrait-il favoriser ou ne pas empêcher l’entrisme islamique ?

M. Gilles Clavreul. Monsieur Mendes, il est difficile de vous répondre si le cadre est suffisant. De nombreuses dispositions existent déjà. Aux termes de l’article 223-15‑2 du code pénal : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne [vulnérable]. »

Je vous livrerai un second exemple, qui porte sur l’accueil collectif de mineurs. Un article du code de l’action sociale et des familles prévoit que pour les centres de loisirs, il existe des possibilités de contrôle et que le préfet peut mettre à l’écart un responsable qui ne remplirait pas ses obligations. Ces différents textes sont-ils utilisés autant qu’ils le devraient ? Cela mérite d’être étudié. Avant même de faire assaut d’imagination législative sur ces sujets, peut-être faudrait-il regarder si les textes sont appliqués et si l’on dispose des moyens pour ce faire.

Depuis la réforme administrative territoriale de l’État de 2007, j’observe que l’on a tendance à désosser les administrations de terrain, celles qui contrôlent, mais aussi celles qui vivent au quotidien auprès des structures associatives, au profit des structures régionales de contrôle, de supervision, de reporting, que sais-je encore. Établir des tableaux Excel est une très bonne chose mais, à un moment donné, le rôle de l’administration ne consiste pas à descendre du vélo pour se regarder pédaler, c’est aussi agir concrètement. Il est certainement possible de réinsuffler des moyens mais au niveau du terrain et pas ailleurs.

Monsieur Cormier-Bouligeon, je souhaite que le contrat d’engagement républicain permette d’écarter les mâchoires de la tenaille identitaire ; à travers cette image, j’essaye de faire valoir un jeu de correspondances et de solidarité, non pas idéologiques, bien sûr, mais à chaque fois que les islamistes progressent, l’extrême droite progresse, et réciproquement. Cela doit pouvoir aider à former un assez large consensus républicain. Si les moyens de l’État peuvent servir et les moyens offerts par la loi y contribuer, tant mieux.

Monsieur Petit, vous avez évoqué la disparition de ce que vous appelez les tiers de confiance. J’ai eu un doute quant à l’expression utilisée. L’État n’est pas directement responsable de tout. Certaines grandes institutions régulatrices de la vie sociale sont moins présentes que par le passé, en particulier les partis politiques ou des associations d’inspiration cultuelle qui, pour certaines, jouaient un rôle très actif de sociabilisation. Les dispositifs publics ne les ont pas remplacés, nous avons plutôt assisté à un phénomène contraire. C’est aussi dans cet espace en friche que progressent les islamistes. Il faut choisir ce que l’on veut et insuffler des moyens. Si l’on s’attache à l’évolution sur le long terme – sans pour autant pointer un index accusateur sur qui que ce soit –, on observe que les crédits de fonctionnement de la politique de la ville qui servent à faire vivre les associations – je ne parle pas des plans de rénovation urbaine qui ont toute leur utilité par ailleurs –, n’ont guère progressé au cours de ces vingt dernières années, voire ils ont baissé. En outre, il convient de les diviser par le nombre d’habitants. Quand j’étais sous-préfet du département des Hauts-de-Seine, je disposais de 20 euros par habitant, ce qui ne représente pas des sommes considérables. Sans doute des revalorisations ou des remaniements sont-ils à opérer.

Monsieur Houlié, je suis très heureux d’avoir pu dissiper certaines de vos craintes. Vous serez donc d’accord avec moi pour reconnaître que l’on passe trop de temps sur les réseaux sociaux et que, pour le moins, ils n’informent pas toujours très correctement sur les positions réelles des uns et des autres.

Faut-il étendre le contrôle des associations ? Cette question rejoint une préoccupation plus générale. Je constate qu’il y a beaucoup de débats, au demeurant légitimes, sur les immeubles de rapport et sur le basculement du cadre juridique de la loi de 1901 à celui de 1905. Il s’agit, certes, de questions importantes, mais s’agissant de l’islamisme, je rappelle que l’essentiel des faits préoccupants interviennent en dehors des cultes et des mosquées. Lorsque je les croise, je fais observer aux fonctionnaires des renseignements territoriaux que les choses ne se passent pas lors du prêche du vendredi ; il convient de surveiller tout ce qui est autour. De manière plus large, le prosélytisme inquiétant et les formes d’endoctrinement ne passent pas, pour l’essentiel, par les associations cultuelles. Faisons ce qui est nécessaire, contrôlons les associations cultuelles, mais, selon moi, l’effort doit porter essentiellement sur le tissu associatif non officiellement cultuel parce que l’endoctrinement passe par d’autres vecteurs : le sport, l’éducation, l’alphabétisation, l’humanitaire.

J’ai été estomaqué d’apprendre le montant des réserves bancaires de l’association BarakaCity qui a été dissoute. Connaissez-vous beaucoup d’associations humanitaires qui détiennent, selon leur président, une trésorerie de 500 000 euros en avoirs bancaires ? On ne peut que s’interroger sur les contrôles des services de la direction des finances publiques pendant des années, et il ne s’agit pas d’un cas isolé, même si c’est le plus spectaculaire.

Monsieur de Courson, je partage vos réserves. L’autorisation préalable est-elle compatible avec la liberté d’enseignement ? Manifestement, elle l’est dans d’autres pays, au cadre constitutionnel différent du nôtre ; ces pays n’en sont pas moins des démocraties très respectueuses de la liberté de conscience et de culte. Je perçois bien la réserve mais elle n’est pas irrémissible.

Le contrôle au premier euro est-il réaliste ? Les bureaux des associations des préfectures, c’est vrai, disposent de peu d’effectifs, mais ils ont moins encore d’outils pour comprendre ce qu’ils doivent contrôler. La loi de 1901 est très libérale dans son esprit ; au surplus, le peu d’obligations imposées ne sont même pas remplies par les associations. S’agissant en particulier des fonds publics qu’elles reçoivent, le bureau des associations ne constate qu’une seule ligne dans une annexe du registre des délibérations municipales. C’est ainsi que l’on peut lire « Club de pétanque de Bormes-les-Mimosas : 34 000 euros ». Très bien, mais qu’y a-t-il derrière ? Si donc le bureau des associations disposait de plus d’éléments d’information, il pourrait agir plus largement.

Se pose également la question de l’organisation des services de l’État car l’information sur les associations est très dispersée entre bureau des associations, cabinet du préfet, direction départementale de la cohésion sociale, renseignement territorial et bien d’autres. Certes, il s’agit d’un problème interne à l’exécutif qui ne concerne pas directement la représentation nationale, mais une bonne organisation repose sur la volonté de chercher sur le terrain ce que l’on a à rechercher. Or je constate que cette volonté a été absente.

La dignité de la personne est-elle intégrée dans le concept de fraternité ? Tel est le raisonnement qui a été tenu, si je ne m’abuse, par le Conseil d’État. Oui, mais si cela va sans dire, peut-être cela irait-il encore mieux en le disant. Pour dissoudre une association en Conseil des ministres, une référence textuelle précise s’impose. Si dans les motivations d’un décret de dissolution, l’on se contentait de se référer au principe de fraternité, le même Conseil d’État considérerait que c’est insuffisant. C’est la raison pour laquelle je ne partage pas entièrement le raisonnement qui est suivi en vue d’exclure l’ajout de ce critère.

Madame Genevard, je vous prie de m’excuser, effectivement, je n’ai pas répondu à deux de vos questions. Si je savais comment faire pour lutter contre l’antisémitisme et nous en débarrasser, je serais très heureux, mais je crois que nous allons continuer à vivre avec ce problème, d’autant que l’antisémitisme est principiel dans l’islamisme ; plus largement, il est principiel dans les idéologies de l’extrême droite, qui fait toujours plus d’efforts pour le masquer, mais il est aussi principiel dans ce qu’on appelle la mouvance décoloniale, un certain nombre de courants de nouvelles théories qui se font passer pour antiracistes alors qu’ils sont en confrontation directe avec les idées universalistes. Nous ne sommes donc pas près d’être débarrassés de ce fléau ! En effet, il faut savoir débusquer l’antisémitisme là où il est et ne pas lui laisser la moindre possibilité de légitimation, fût-ce pour des considérations géopolitiques que tout le monde a à l’esprit.

S’agissant de la prise en charge par les musulmans, cette question récurrente est très difficile à aborder. Nous l’avons bien vu lors des attentats de janvier 2015. Au nom de quoi interpellerait-on les musulmans pour leur demander de faire le ménage chez eux ? Se pose un principe de fond d’une mise en responsabilité collective. Ainsi que je l’ai indiqué fin novembre 2015, lorsque le président du Conseil français du culte musulman avait réuni tous les représentants de l’Islam de France contre le terrorisme, on ne peut pas dire non plus que cela n’a rien à voir avec l’islam. Se pose une question de rapport de force. Pour les non-musulmans, il est nécessaire, mais aussi très difficile d’aborder cette question sur un mode qui serait immédiatement perçu comme injonctif. Une relation de confiance et d’amitié doit s’établir pour affirmer « Nous sommes là ».

À l’occasion de l’une de mes multiples visites sur le terrain, ce jour-là, à la grande mosquée de Carpentras où il y avait un monde fou, l’accueil fut extraordinaire, les musulmans allant à la synagogue, les juifs allant à la grande mosquée. L’imam m’avait pris à part et m’avait dit : « Aidez-nous, nous avons besoin que vous nous aidiez à lutter contre les intégristes. » Je l’entends encore et cette petite voix – il ne l’a pas dit en public –, il faut savoir l’écouter, la légitimer et la soutenir.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup de vos réponses très précises et très claires.

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14.   Table ronde réunissant des associations d’élus de collectivités territoriales, mercredi 6 janvier 2021 à 14 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10110905_5ff5b9864195f.respect-des-principes-de-la-republique--table-ronde-et-auditions-diverses-6-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition, autour d’une table ronde, de :

 l’Association des maires de France (AMF), représentée par M. François Baroin, président, M. Gilles Platret, maire de Châlon-sur-Saône et président du groupe de travail laïcité de l’AMF, de Mme Aurore Mouysset, directrice de cabinet, et de Mme Charlotte de Fontaines, chargée des relations avec le Parlement ;

 l’Assemblée des départements de France (ADF), représentée par M. Alexandre Touzet, vice-président de l’Essonne, délégué à la prévention de la délinquance, à la sécurité et à la citoyenneté, M. Jean-Baptiste Estachy, conseiller sécurités, et Mme Ann-Gaëlle WernerBernard, conseillère pour les relations parlementaires ;

 l’Assemblée des communautés de France (AdCF), représentée par M. Sébastien Martin, président et président du Grand-Châlon, M. Nicolas Portier, délégué général, et Mme Montaine Blonsard, responsable des relations parlementaires ;

 France Urbaine, représentée par Mme Johanna Rolland, présidente, maire de Nantes, présidente de Nantes Métropole, et M. Emmanuel Heyraud, directeur chargé de la cohésion sociale et du développement urbain

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, nous recevons M. François Baroin, président de l’association des maires de France (AMF) et maire de Troyes, accompagné de M. Gilles Platret, président de la commission laïcité et maire de Chalon-sur-Saône ; M. Alexandre Touzet, vice-président du conseil départemental de l’Essonne, représentant l’association des départements de France (ADF) ; M. Sébastien Martin, président de l’Assemblée des communautés de France (ADCF) et Mme Johanna Rolland, maire de Nantes, présidente de la communauté urbaine de Nantes métropole et présidente de France urbaine.

J’indique que le président de l’Association des régions de France m’avait donné son accord pour participer à cette audition, mais qu’il en a été empêché, ainsi que ses collègues, par la tenue d’une réunion de tous les présidents de région sur la stratégie vaccinale.

Madame, messieurs les présidents d’association d’élus et de collectivités, nous sommes heureux de vous accueillir pour cette audition sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Il nous paraissait indispensable d’auditionner des représentants d’élus de différents niveaux de collectivité.

Vous le savez, ce projet de loi comporte plusieurs articles qui concernent directement les collectivités et nous souhaitons vous entendre sur cet aspect.

M. François Baroin, président de l’Association des maires de France. Permettez-moi, tout d’abord, de vous souhaiter une bonne année 2021 et d’en profiter pour vous rappeler que nous sommes disponibles pour aborder tous les sujets relatifs à l’évolution de l’épidémie sur notre territoire. Nous avons fait part à maintes occasions de la disponibilité des maires et des intercommunalités, au côté de l’État, pour protéger les Français.

Le texte à propos duquel vous nous sollicitez est attendu et espéré, et d’abord au regard des responsabilités des maires en tant qu’agents de l’État pour un certain nombre de missions. Également officiers de police judiciaire, nous avons à connaître du rôle et de la coordination des différents moyens de lutte contre l’islamisme radical. Nous sommes, enfin et peut-être surtout, animateurs d’équipes locales issues du suffrage universel – malgré quelques éclipses, celui-ci est l’unique moyen de gouverner dans une démocratie et une République comme la nôtre. À ces titres, le texte pourrait conforter notre rôle et notre place dans la remontée d’informations qui permettront ensuite à chacun de jouer son rôle tel qu’attendu dans un régime républicain et un dispositif démocratique de lutte contre toutes les formes d’extrémisme. Celles, en particulier, visant les fondements de la République, les principes démocratiques et la conception occidentale de la liberté doivent nous conduire à être des acteurs de premier plan au côté de l’État.

Ce texte affirme la volonté de lutter contre l’islamisme radical, qui prend la forme d’un désordre public, l’ordre public étant l’État. Au regard du droit, les maires ont la charge – et n’en demandent pas plus – de garantir la tranquillité du voisinage et d’être, dans le cadre de conventions, des agents au service de l’État, en tant que de besoin, en cas de désordres de tranquillité de voisinage virant à une problématique d’ordre public. Mais à chacun son métier, l’ordre public est une mission régalienne de l’État, ce qui ne fait l’objet d’aucune contestation, sauf de manière marginale par quelques élus. La volonté des maires n’est pas de remplacer l’État pour assurer le respect de l’ordre public mais d’être à son côté pour l’établir, le préserver et le maintenir.

Ainsi souhaitons-nous répondre à vos questions relatives au titre Ier, dont l’objet est de garantir le respect des principes républicains, concernant les problématiques de neutralité religieuse et politique dans l’espace public. C’est précisément le principe de surveillance de nos espaces publics qui doit être clairement défini. Les collectivités et communes disposent de beaucoup d’espaces publics – hôtels de ville, mairies annexes, complexes sportifs, piscines, espaces culturels et extensions de ces divers bâtiments –, et les communes sont les plus grands propriétaires fonciers d’espaces du service public.

J’ai eu l’honneur d’être parlementaire pendant de nombreuses années. Je suis d’ailleurs parlementaire honoraire, situation qui n’existera probablement plus, puisqu’il faut pour cela avoir effectué trois mandats successifs – bonne chance aux élus de cette législature !

M. le président François de Rugy. Revenons-en au texte, monsieur le président !

M. François Baroin. Cela pour dire que vous êtes des législateurs et que vous pouvez vous appuyer sur de bons administrateurs ; il serait très intéressant que vous puissiez travailler sur une définition d’un espace du service public, à laquelle mes collègues et moi-même avons commencé à réfléchir mais qui n’est pas tout à fait aboutie.

On sait ce qu’est le service public, on voit à peu près sous quelle forme il s’exerce. On voit l’intention du Gouvernement dans son texte, notamment sur la problématique des transports publics. Comme président de l’Association des maires de France, je suis demandeur d’une réflexion sur l’espace du service public. L’espace du service public, c’est la mairie et les mairies annexes ; c’est un complexe sportif avec ses vestiaires, sa salle d’attente, ses salles d’accueil ; c’est une piscine, avec l’espace d’arrivée, les salles d’attente, les vestiaires ; c’est un stade de foot, son espace d’arrivée et son cadre général. Ce sont naturellement aussi les transports publics. Dans le texte, le Gouvernement articule sa réflexion autour de la délégation de service public ; si le Parlement faisait progresser cette notion, cela pourrait éclairer l’opinion publique. Un espace du service public favoriserait une reconquête territoriale par les principes de neutralité auxquels nous sommes tous attachés, eux‑mêmes allant dans le sens du renforcement, de l’affermissement, du ressourcement de nos principes républicains et de leur extension territoriale. Cela fait beaucoup de questions à trancher, mais la notion de neutralité d’un espace du service public pourrait utilement animer vos débats.

Le même esprit anime notre réflexion sur les associations. Le sujet inclut les chartes de la laïcité et leur acceptation, la traçabilité et le suivi des subventions attribuées par les communes ou les intercommunalités au milieu associatif utilisant l’espace public et, si vous en décidez, l’espace du service public. Un cadre général pourrait être fixé par la loi rendant obligatoire la formation des représentants associatifs au partage des obligations fixées par une charte de la laïcité et de neutralité, étant entendu que la neutralité n’est pas seulement religieuse, elle est absolue. Le débat devrait déboucher sur la neutralité à la française du service public – de l’espace du service public, si vous en décidez –, celle-ci permettant de brasser toutes les dimensions et d’apaiser les tensions en s’imposant à tous comme principe fondateur de notre République au nom duquel tous les usagers du service public sont au même rang d’obligation, parfois peut-être à des degrés divers. L’obligation va du premier euro versé à la traçabilité, au suivi et au rendu compte. Nous pouvons être utiles en mettant en place, dans chaque commune de France, des commissions de formation et de suivi, des systèmes d’alerte et de veille pour faire remonter des problématiques particulières et s’inscrivant dans un cadre légal général.

Je passe rapidement sur la lutte contre la haine en ligne et les menaces contre les élus, qui sont au cœur de la déstabilisation républicaine. À cet égard, nous avons salué les initiatives du Gouvernement visant à la constitution de couples préfet‑maire et maire-procureur de la République en fonction des missions. Le problème concerne aussi tous ceux qui, directement ou indirectement, sont des acteurs du service public aux côtés des élus, qu’ils appartiennent au milieu associatif, aux associations paramunicipales ou qu’ils travaillent dans les centres municipaux d’action sociale. Le Parlement pourra améliorer le texte, mais d’ores et déjà des avancées vont dans la bonne direction.

Concernant le titre II et le libre exercice du culte, il n’y a pas de remise en cause des missions régaliennes : la responsabilité de la surveillance des cultes appartient incontestablement au ministère de l’intérieur, donc à l’État. Cependant, nous ne voudrions pas que le préfet puisse se substituer au maire si l’État considérait que celui-ci n’avait pas suffisamment assuré un travail de suivi d’une autorisation de permis de construire d’un lieu de culte ou de financement d’un cadre général. Si nous apprécions que les représentants de l’État dans les départements prennent un peu plus et un peu mieux leurs responsabilités grâce au nouveau texte, nous ne voudrions pas que les maires soient effacés du dispositif législatif en matière de délivrance de permis de construire. Octroyer un permis de construire est une prérogative municipale ; l’État ne saurait s’appuyer sur ce texte pour remplacer le maire. C’est là un sujet sensible, parce qu’il s’ajoute à d’autres sur lesquels nous avons maille à partir avec l’État.

Des avancées restent à accomplir en matière de financement et de suivi, mais je suis persuadé que vous trouverez le bon équilibre.

Concernant l’accès aux informations sur les individus signalés, fichés S ou non, il est insupportable pour un maire d’apprendre dans la presse la présence sur son territoire de quelqu’un qui, directement ou indirectement, a été impliqué dans des attentats, dans des actes liés à l’islamisme radical ou qui a fait du prosélytisme en faveur de ces théories. Nous souhaitons une avancée en matière d’information. Nous y avons déjà travaillé sous les précédents gouvernements, notamment avec Bernard Cazeneuve, lorsqu’il était au ministère de l’intérieur puis à Matignon. Nous souhaitons que le maire ait accès à ces informations, au côté du procureur, voire du préfet. Ce n’est certes pas facile : le schéma de lutte antiterroriste étant centralisé sous l’autorité d’un procureur national, il y a des informations relatives au suivi de décisions judiciaires que nous n’avons pas à connaître, et pourtant elles peuvent avoir des conséquences liées à la présence de ces individus dans nos territoires. Nous souhaiterions également bénéficier d’informations sur d’autres sujets pouvant faire l’objet d’enquêtes administratives. Nous aimerions que la loi permette aux maires d’avoir accès à des données personnelles, dans le cadre d’un contrôle strict, pour qu’ils sachent précisément ce qui se passe dans leur territoire.

M. Alexandre Touzet, représentant l’Assemblée des départements de France (ADF). Je vous prie d’excuser le président Dominique Bussereau, retenu par des obligations locales. Il m’a chargé, en tant que président de la commission de prévention de la délinquance et de la radicalisation de l’ADF, de vous présenter quelques éléments.

Nous considérons que la notion de séparatisme n’appréhende qu’incomplètement l’ensemble du sujet. Dans l’exercice des compétences en matière de collèges, de protection de l’enfance, de service de protection maternelle et infantile (PMI), de maisons départementales des solidarités (MDS) et de médiathèques départementales, les conseils départementaux, leurs élus et leurs agents sont confrontés à une sorte de communautarisme de repli par lequel une communauté tend à se refermer sur elle-même, à s’éloigner de la trajectoire d’un citoyen éclairé ou de notre héritage humaniste, et à se séparer de l’ensemble républicain.

Nous faisons également face à un communautarisme de contestation de la communauté républicaine, qui se manifeste factuellement par la contestation du règlement de la restauration scolaire ou du dispositif d’accompagnement pédagogique dans les collèges, par exemple.

Le communautarisme violent est traité par des mesures relevant de l’état d’urgence introduites dans le droit commun, mais des problèmes restent posés aux collectivités, tels que la sécurisation des établissements ou l’harmonisation des dispositifs d’alerte entre écoles maternelles et primaires, collèges et lycées. Nous pourrions y travailler ensemble. Face à un mécanisme de communautarisme violent, toujours sidérant, il convient d’assurer la formation des personnels afin de renforcer la résilience des enfants et des jeunes

Le sujet est particulièrement difficile à aborder dans nos collectivités. Longtemps, nous avons été retenus par un sentiment de culpabilité ; par crainte de l’amalgame, nous avons eu peur de traiter au fond un sujet qui monte dans nos territoires et qui réclame, qui plus est, une réponse complexe, qui n’est pas uniquement soit individuelle, soit sociale, soit sécuritaire, mais qui prend la forme d’un cocktail de mesures.

Trois points me paraissent importants à développer, le premier étant le partenariat État‑collectivités. Je suis surpris de la faiblesse du diagnostic posé par l’étude d’impact s’agissant du phénomène séparatiste. L’ampleur de celui-ci justifierait un travail partagé entre l’État et les différents niveaux de collectivité. Quelques études ont suscité des polémiques, notamment un sondage de l’IFOP publié en 2020 révélant la proportion de jeunes âgés de moins de 25 ans préférant les convictions religieuses aux convictions républicaines, et le livre d’Olivier Galland et d’Anne Muxel, La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, mais peu d’éléments de diagnostic partagé permettent d’aborder le sujet de façon lucide et sereine.

Au titre du partenariat État-collectivités, il manque aussi une définition partagée des actions. Le plan national de prévention de la radicalisation a été élaboré un peu en chambre, les services de l’État parlant aux services de l’État. Il serait intéressant de disposer d’un travail partagé avec les collectivités, d’une territorialisation de ce plan national et d’une évaluation partagée. Il conviendrait d’assurer localement l’information et la formation des élus, puisque le travail de fond d’information, de mobilisation et de concertation avec les élus, réalisé dans nos territoires après les attentats de masse de 2015, a été abandonné.

L’article 2 après sa réécriture est plus convenable que dans sa rédaction initiale, qui pouvait laisser penser que le problème majeur de la radicalisation en France était, de façon surprenante, les collectivités locales. L’administration nous a d’ailleurs indiqué qu’il s’agissait de moins de dix cas par an, pour lesquels une procédure contentieuse n’était pas la plus appropriée.

L’ADF souhaite que soit repris le recours obligatoire aux dispositifs d’aide à l’évaluation des minorités, qui a été retiré du texte et auquel elle était plutôt favorable. En outre, elle appelle l’attention sur l’effet déstabilisant dans certains quartiers des sortants de prison condamnés pour des faits d’apologie ou d’association de malfaiteurs, pour lequel un travail partenarial entre l’État et les collectivités serait utile.

Le deuxième point concerne le périmètre d’application des principes républicains. L’ADF est plutôt favorable à son extension aux organismes chargés des services publics et aux associations, ce qui correspond à une vision protéiforme de l’action publique. Dans le département de l’Essonne, nous accompagnons les dirigeants et les personnels, parce que les associations peuvent être mises sous tension par certains de leurs membres.

J’appelle l’attention sur la nécessité d’instaurer des conférences de financeurs dans les départements pour partager l’information entre différents niveaux de collectivité et l’État, et pour s’assurer que des associations peu recommandables ne sont pas financées.

Le troisième point concerne les mesures de protection du personnel des collectivités. Les articles 4 et 5 et, dans une certaine mesure, l’article 18 sur la haine en ligne sont des mesures tout à fait bienvenues. Sans même parler du communautarisme, la crise sociale rend parfois difficile la relation entre les usagers de nos services publics et les personnels des collectivités.

En matière de protection de la collectivité vis-à-vis des candidats à la fonction publique et des fonctionnaires, l’article 3 prévoit l’extension du champ d’application du fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT). C’est une bonne mesure mais sans doute insuffisante, car elle n’apporte pas de garantie s’agissant de la radicalisation éventuelle d’agents travaillant dans nos collectivités. Le FIJAIT mentionne les condamnations mais pas le constat de la radicalisation hors condamnation. Se pose également la question du criblage de nos collaborateurs au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) et l’information de la collectivité. En particulier, pour les fonctions liées à la protection de l’enfance, à la prévention spécialisée, à la restauration scolaire ou dans les collèges en général, la collectivité doit être sûre de ses collaborateurs. Là encore, des mesures d’accompagnement et de formation du personnel s’avèrent importantes.

En conclusion, et pour élargir le débat, peut-être devrions-nous réfléchir, nous, élus, au discours que nous tenons sur la France et la République, car cette spécialité française qu’est le dénigrement de nos institutions pourrait constituer un point de faiblesse. Si nous ne nous aimons pas nous-mêmes, comment faire aimer la France et la République à nos concitoyens ? L’élaboration d’un contre-discours face au communautarisme passe aussi par un récit positif de l’histoire de notre pays et l’élan vers la République de la part de tous les élus.

M. Sébastien Martin, président de l’Assemblée des communautés de France (ADCF). Notre instance s’appelle aussi Intercommunalités de France.

Nous nous sommes réjouis, avec France urbaine et l’AMF, du retrait de deux articles relatifs au logement social figurant dans l’avant-projet de loi, qui visaient à légiférer par voie d’ordonnances. Toutes les associations d’élus s’accordaient pour demander qu’un sujet aussi important soit traité autrement. Le futur projet de loi sur la décentralisation dit «  4D » sera sûrement le bon véhicule législatif.

D’une manière générale, ce texte comporte des points positifs, soulignés par les associations d’élus.

Concernant la gestion déléguée d’un service public et la commande publique, écrire dans la loi ce qui relevait jusqu’à présent de la jurisprudence, que nos délégataires de service public sont soumis au principe de neutralité et de laïcité, est une bonne chose, de même que les clauses permettant de s’assurer du respect des principes et d’appliquer des sanctions aux attributaires de la commande publique qui ne les respecteraient pas. S’il est nécessaire de fixer des principes, encore faut-il se donner les moyens de les faire respecter.

Des moyens sont donnés aux collectivités pour protéger les agents du service public : la création d’une nouvelle infraction pénale, l’extension du dispositif de signalement et la création d’un nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations sur les réseaux sociaux.

Les collectivités sont également concernées par le chapitre sur les associations. François Baroin a parlé du contrat d’engagement républicain visant à s’assurer que les moyens accordés sont utilisés dans le respect des principes républicains. Faut-il y inscrire la laïcité ? Une liste des valeurs figure, mais il nous paraît nécessaire d’apporter des précisions sur les modalités pratiques de ce contrat.

Intercommunalités de France approuve la philosophie du texte et les mesures proposées. Reste, mesdames, messieurs les parlementaires, que vous faites la loi et que vous contrôlez l’action du Gouvernement, c’est-à-dire les modalités de mise en œuvre des textes. Il est bon de voter des lois mais, ce qui compte, c’est le mécano qui fait suite sur le terrain. Alexandre Touzet l’a dit, au cœur de ces sujets et d’autres, dont certains d’actualité, on voit bien qu’il y a l’articulation entre l’État et les collectivités. Sans doute l’émotion suscitée par l’odieux assassinat du professeur Samuel Paty renforce-t-elle l’importance de ce texte, et celui-ci intervient-il après le discours du Président de la République aux Mureaux, mais n’oublions pas qu’il s’inscrit dans une stratégie globale de coordination entre l’État et les collectivités territoriales, et dans une action partagée. Le plan national de prévention de la radicalisation date de 2018 et plusieurs mesures – au moins cinq – concernent les élus et les collectivités. La proposition de loi relative à la sécurité globale, la stratégie de prévention de la délinquance 2020-2024 ou le livre blanc sur la sécurité intérieure insistent tous sur les enjeux de coordination et de continuum de sécurité entre l’État et les collectivités. La mise en place de conventions de coordination est même préconisée.

Ces enjeux se retrouvent d’ailleurs dans une compétence relevant des intercommunalités, qui est celle des contrats de ville. Ceux-ci peuvent inclure les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), les conseils intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CISPD) et d’autres éléments qui doivent vraiment, au-delà du projet de loi sur lequel nous intervenons aujourd’hui, refléter la philosophie d’être chacun en responsabilité et à sa place, mais tous ensemble mobilisés. L’ADCF, avec France urbaine, avait d’ailleurs soutenu cette approche dans le pacte de Dijon adopté en juillet 2018, prévoyant des engagements communs et partagés entre l’État, le bloc local des communes et des communautés, et acteurs de terrain. Il prévoyait des engagements pour lutter contre l’isolement des mères de famille, contre le non-recours au soin, pour une meilleure coordination des polices municipales, nationale et de la gendarmerie ainsi que pour la liberté des femmes d’aller et venir dans l’espace public.

Ce projet majeur apporte des solutions, mais nous n’oublions pas le cadre global dans lequel il s’inscrit, ni la nécessité de renforcer les moyens de formation des élus. Le budget de 150 millions d’euros du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) ne suffit pas. Il est nécessaire d’agir collectivement pour confiner l’influence des réseaux islamistes, qui sont généralement présents là où la puissance publique – étatique, communale, intercommunale, départementale ou régionale – a laissé un vide.

Mme Johanna Rolland, présidente de France urbaine. Mon propos liminaire sera articulé autour de trois questions simples.

Premièrement, de quels principes parle-t-on ? L’exposé des motifs cite la liberté, l’égalité, la fraternité, l’éducation et la laïcité, mais une lecture attentive révèle que le sujet majeur est la laïcité, principe essentiel auquel nous sommes, les uns et les autres, particulièrement attachés, un des piliers de notre pacte républicain, valeur à la fois émancipatrice pour chaque citoyen et cadre commun qui les rassemble dans la diversité. Les autres principes fondamentaux, notamment la liberté et l’égalité, sont présents mais n’apparaissent pas fondateurs du texte. L’éducation, fondamentale, est érigée en principe, mais d’autres le sont tout autant, comme la dimension sociale et démocratique de notre République, comme le précise l’article 1er de la Constitution. Je le dis parce qu’il y a un risque à, d’un côté, affirmer une ambition très générale et, de l’autre côté, proposer un texte ayant pour ambition, clairement explicitée dans l’exposé des motifs, de lutter contre les idéologies dites séparatistes et l’islamisme radical. Inutile de développer le danger majeur que représente cette idéologie et les terribles attentats qu’elle a suscités, ces dernières années. Ce combat doit être mené sans faiblesse, sans ambiguïté, sans relativisme, avec une fermeté certaine, et le texte contient des avancées.

Cependant, d’autres points nécessitent d’être approfondis, et d’abord s’agissant des libertés publiques, au sujet desquelles le Conseil d’État a émis des réserves. Je pense à l’article 18 créant le nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations. Comme l’a dit Sébastien Martin, on voit comment le crime odieux commis sur Samuel Paty a conduit à cette réflexion, mais il faut se pencher sur les conséquences de cet article. La précision apportée par le Conseil d’État mériterait d’être inscrite dans ce texte, car si la protection de nos enseignants, et globalement de toutes celles et de tous ceux qui assurent en première ligne une mission de service public, est essentielle, la protection et la liberté de la presse le sont tout autant.

Ensuite, j’alerte sur le sens que pourrait prendre cette loi à travers le prisme des débats qui auront lieu dans l’hémicycle et au-delà. Nous sommes à la recherche d’une avancée universaliste assumée : la laïcité a vocation à s’imposer à tous et partout. Il ne faudrait pas cependant, qui plus est dans le contexte actuel, que cette loi soit perçue comme visant particulièrement une religion, en l’espèce la religion musulmane. Si le débat se déportait sur ce champ-là, l’objectif collectif de rassembler la nation autour de nos principes républicains serait manqué.

Deuxièmement, en quoi concrètement, du point de vue des maires des grandes villes, des présidents d’intercommunalités et des métropoles, ce projet de loi peut-il être efficace ?

Une série de dispositions, aux articles 3, 4 et 5, permettent de renforcer la lutte contre l’islamisme radical et d’améliorer la protection de nos agents. Nous y sommes sensibles mais ces avancées ne sont pas suffisantes ; si l’on ne pose pas en même temps la question des moyens dédiés à la justice, à la police et à la formation, c’est-à-dire des rapports de confiance entre une partie des Français et de la police républicaine, une partie de l’objectif ne sera pas atteignable.

Les dispositions relatives à la dignité de la personne humaine sont également à saluer. Je pense notamment à l’interdiction des certificats de virginité et à la lutte contre les mariages forcés, même si des communes ont d’ores et déjà pris des initiatives sur ce sujet, notamment en formant leurs personnels. Là aussi, il y a intérêt à travailler en convergence et main dans la main pour être le plus possible ancré dans la réalité.

D’autres dispositions me laissent plus perplexe. C’est le cas de l’article 2 qui étend la procédure de référé-liberté exercée par le préfet. Je le dis tranquillement mais fermement : les défaillances qui, à l’évidence, existent ici ou là parmi les élus doivent être sanctionnées, mais la base légale pour le faire existe. Quelle serait donc la plus-value réelle face au risque de discrédit des élus de la République, qui sont pourtant les premiers remparts et les premiers artisans de la République du réel et du quotidien ? Il est essentiel de ne pas donner collectivement le sentiment de leur imputer une responsabilité qu’ils n’ont pas, d’autant que cela soulève, une nouvelle fois, la question des échanges d’informations dont l’État a connaissance au sein des cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire. Il faut trouver des modalités d’avancée. Le sujet n’est pas simple, mais nous avons besoin de travailler ensemble pour trouver les bonnes réponses, car les textes passent, les dispositifs aussi, mais le sujet reste bloqué.

Une dernière disposition inquiète les élus de France urbaine, à savoir l’exemption de droit de préemption urbain dans certaines situations, prévue à l’article 32. Nous ne voyons pas bien le rapport avec le projet de loi et demandons son retrait.

Cela m’amène aux limites de ce projet de loi.

Hormis ceux qui combattent la République et ses principes, et qu’il faut eux‑mêmes combattre avec la plus grande fermeté, il y a tous ceux qui doutent. Ceux-là, quand vous êtes maire, vous les croisez tous les jours : c’est le jeune qui a du mal à trouver un stage, c’est la mère de famille qui devra faire deux fois plus que les autres pour donner les mêmes chances à ses enfants. Ils doutent parce qu’il y a un fossé entre la République telle que nous l’affichons, telle que nous en débattons ici et celle qu’ils vivent tous les jours.

Montesquieu l’a rappelé, ici, au Palais-Bourbon, « il n’y a pas de nation puissante que celle qui obéit à ses lois, non par des principes de peur ou de raison, mais par passion ». Pour moi, la République des mots, ce n’est pas un projet ; la République ne peut pas être un refuge ; la République doit être une ambition. Dans la France d’aujourd’hui, il y a besoin d’innovation pour rassurer nos concitoyens, parce qu’à chaque fois que la devise inscrite au fronton de nos écoles ne correspond pas à ce que vivent les gens tous les jours, le pacte républicain est en danger.

Trois exemples sont, pour moi, absents de ce texte. Je précise que je ne m’exprime plus au nom de France urbaine, même si nombre de mes collègues partagent ces convictions, mais à titre personnel.

Comment un demandeur d’asile à qui l’État ne garantit pas les conditions minimales d’hébergement ou de dignité peut-il vivre cette confiance dans la République ? J’aurais aimé que ce texte inclue des mesures fortes sur ce sujet.

Comment un jeune qui est contrôlé régulièrement, parfois même de manière incessante, en raison de son quartier ou de sa couleur de peau, peut-il ne pas douter ? J’aurais aimé que la question du récépissé trouve ici sa traduction législative.

Comment une personne discriminée ou exclue du marché du travail pour sa couleur de peau ou son adresse ne peut-elle douter de la République du réel, celle qui se traduit dans la vie de tous les jours ? J’aurais aimé qu’un travail avec les organisations syndicales constitue une base d’avancée dans ce texte.

Dans ce texte, nous ne voyons pas l’affirmation d’une ambition de la dimension sociale de la République. Cette question prend davantage d’acuité au moment où la crise sanitaire engendre sur le terrain une crise de la pauvreté sans précédent, que les maires de toutes sensibilités politiques sentent monter. Des familles déjà en difficulté le sont encore davantage et, pour la première fois de leur vie, des hommes et des femmes ne savent pas comment remplir leur frigo après le 20 du mois. Si l’on ne s’attaque pas à cette question sociale, si l’on ne prend pas en compte le contexte global, nous n’atteindrons pas une partie de l’enjeu.

En conclusion, si ce texte propose des mesures nécessaires pour répondre à certaines urgences que je partage, je suis en désaccord avec d’autres. Je m’inquiète de ce que vivent des millions de Français, qui ne sont ni des séparatistes ni des islamistes radicaux et qui ne se reconnaîtront pas dans ce texte si rien ne change dans leur vie quotidienne. Conforter les principes républicains, c’est aussi progresser en matière de discrimination, d’exclusion et de République sociale au sens le plus large. Ce texte gagnerait en profondeur et en efficacité s’il intégrait des mesures allant dans ce sens.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Votre regard au plus près de la réalité est important pour la représentation nationale. Nous sommes quelques-uns à avoir exercé ou à exercer des fonctions locales qui nous font penser que la loi du 14 février 2014 sur le cumul des mandats n’est pas toujours une réussite.

Nous voulons combattre le séparatisme – le terme lui-même s’est imposé dans le débat public et il est compris par beaucoup de Français et de responsables politiques –, considérant qu’il s’introduit parfois dans les services publics, parfois même dans les services publics locaux. C’est l’objet de l’article 1er. Il s’introduit par le biais d’associations, et nous proposons des éléments de nature à renforcer certains contrôles. Il s’introduit par la haine en ligne – des dispositions sont proposées sur ce volet –, par la vie sociale et parfois l’organisation des cultes. Tels sont les éléments sur lesquels nous souhaitons vous interroger.

En tant que parlementaires, il nous intéresserait de connaître votre appréciation de l’état de la société du point de vue de vos responsabilités locales, notamment de celles des maires. Quel est, selon vous, l’état du pays au regard des séparatismes ? Monsieur Touzet, vous avez détaillé trois catégories de repli communautaire fortes au sein de notre pays. Quelle est votre vision concrète de la situation que nous essayons modestement de traiter ?

Monsieur le président Baroin, je suis très intéressé par la notion d’espace du service public, qui fait depuis longtemps débat au sein de la classe politique. Elle rejoint les préoccupations exprimées par un certain nombre de parlementaires, au‑delà de l’Assemblée nationale, au sujet des collaborateurs occasionnels du service public, c’est-à-dire de cet espace entre les agents publics qui appliquent la neutralité de l’État et les usagers du service public. S’agit-il d’une catégorie nouvelle dont vous souhaiteriez que nous débattions ici même ?

Enfin, je note la proposition intéressante de M. Touzet sur la conférence des financeurs.

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Votre éclairage est très précieux, en particulier pour moi qui suis chargée de rapporter les cinq premiers articles du texte, qui vous concernent tous.

Comme le rapporteur général, je souhaite vous interroger, s’agissant des manquements que vous percevez au sein de vos collectivités, sur les réponses à apporter aux comportements dits séparatistes.

À l’article 1er, la notion d’organisme, qu’il soit de droit public ou de droit privé, vous paraît-elle adaptée ? Le sous-traitant vous paraît-il suffisamment bien identifié par l’alinéa 5 ? Je crois que oui, mais peut-être faudrait-il viser plutôt l’opérateur économique, comme dans le code de la commande publique. La définition contractuelle des modalités de contrôle et des sanctions figurant au II, répondant au souci de différencier les situations possibles, vous paraît-elle convenir ?

Concernant l’article 2, il existe certes déjà des moyens de réagir aux défaillances évoquées par la représentante de France urbaine, mais ils demandent du temps, et la procédure de déféré présente l’avantage d’apporter une réponse dans les quarante-huit heures. Cette réécriture, après l’avis donné par le Conseil d’État, vous paraît-elle équilibrée et satisfaisante ?

Enfin, je vous remercie tous d’avoir évoqué des avancées, ce qui me donne de l’énergie.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. C’est toujours un plaisir pour moi, en tant que vice-président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, de pouvoir échanger avec les représentants d’associations d’élus locaux.

Quel regard portez-vous sur le contrat d’engagement républicain pour les associations ? Sachant que les chartes existantes n’ont pas de valeur juridique et ne sont pas opposables, ce contrat devient engageant, mais les mesures coercitives assorties sont-elles suffisantes pour lutter efficacement contre les séparatismes ? Cela pose-t-il un problème au regard de la libre administration des collectivités territoriales ? Que pensez-vous de la responsabilité attribuée à l’autorité publique ayant accordé une subvention d’en demander la restitution en cas de non-respect du contrat d’engagement ? Comment cela peut-il s’appliquer ? Enfin, la possibilité d’imputer des agissements individuels à une association est-elle pareillement applicable à toutes les associations ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. En tant que rapporteure du chapitre V, je m’intéresse plus particulièrement aux sujets liés à l’éducation et au sport.

L’article 131-6 du code de l’éducation prévoit l’établissement, chaque année, par le maire de la liste des enfants de sa commune en âge d’être instruits. C’est un travail difficile, notamment à une époque où la mobilité résidentielle des familles est importante. Dans les grandes villes, en particulier, qui attirent beaucoup de jeunes parents, le sujet doit être délicat. Quelles sont les difficultés rencontrées par les maires à ce sujet ? Quelles propositions faites-vous pour les aider à établir cette liste à partir de laquelle on peut vérifier que chaque enfant de France reçoit l’instruction à laquelle il a droit ?

L’article 131-10, quant à lui, traite de l’enquête à mener par le maire au domicile des enfants instruits en famille. L’instruction en famille est traitée par le projet de loi. Le contrôle en est une tâche difficile également, qui parfois n’est pas faite. Avez-vous des propositions à faire ou des difficultés particulières à nous faire connaître ?

L’article 22 du projet de loi traite des écoles privées hors contrat. Dans la « loi Gatel » du 1er août 2019, nous avons renforcé les procédures d’ouverture. Dans ce projet de loi, nous souhaitons progresser en matière de fermeture de ces établissements en cas de manquements réitérés à la loi ou à la réglementation ou, bien sûr, dans le cas d’écoles clandestines, sujet sur lequel L’AMF s’est déjà exprimée.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. La partie consacrée à la dignité humaine pourrait évoluer vers la notion de respect du droit des personnes et d’égalité entre les hommes et les femmes. L’article 17 prévoit de prévenir et renforcer la lutte contre les mariages forcés. En tant qu’élus, vous jouez un rôle important dans les entretiens auprès des futurs époux en cas de doute ou de signalement. C’est une possibilité dévolue aux officiers d’état civil, mais nous proposons un entretien individuel avec les deux personnes souhaitant contracter un mariage afin de vérifier le libre consentement de chacun. Quel est votre avis sur cette proposition, sur les besoins de formation et d’accompagnement des officiers d’état civil, sur la nécessité d’harmoniser les pratiques entre les communes et le besoin d’outils communs ? Quelles propositions ou dispositions vous sembleraient compléter utilement le dispositif ?

M. Francis Chouat. Je tiens à souligner l’importance de cette table ronde d’élus territoriaux pour la confection de cette loi, tant il me paraît essentiel, comme ancien maire et président d’agglomération, qu’elle soit l’occasion de resserrer l’alliance républicaine de toutes les composantes de l’État pour sa mise en œuvre efficace.

L’article 1er vise à élargir l’application du respect des principes d’égalité, de laïcité et de neutralité aux organismes concourant au service public. Est-il suffisamment précis et exhaustif ? Établit-il bien l’égalité entre ce qui se passe au sein du service public et tout ce qui concourt au service public ? Le président Baroin, avec son agilité légendaire, a versé au débat une proposition relative à l’espace public. Pourrions-nous l’examiner sous forme d’ajout, de complément ou d’amendement au projet de loi ?

L’article 2 prévoit le prolongement du contrôle a posteriori des actes des collectivités sous les auspices de la justice administrative. Considérez-vous ce dispositif comme inutilement coercitif ou bien, au contraire, devrait-il aussi concerner les services publics des autres fonctions publiques et de leurs organismes associés ?

À l’article 6, la terminologie du contrat d’engagement républicain vous semble-t-elle adaptée ? Comment envisagez-vous son articulation avec les dispositifs existants, telle que la charte des engagements réciproques de 2014 ou les chartes de laïcité déclinées localement, dont il est censé permettre l’opposabilité ? Par ailleurs, l’échange d’informations entre les maires et les préfets, notamment au travers des cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR), vous semble-t-il suffisant pour identifier les associations qui avancent masquées ? Garantira-t-il le respect de l’obligation de neutralité par les associations participant à des missions de service public sans délégation juridique explicite ?

Les dispositions relatives à l’enseignement en famille ne risquent-elles pas de modifier, à leur détriment, la responsabilité de contrôle des collectivités territoriales, notamment pour le premier degré ?

Le centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) indique que près de 15 000 agents territoriaux ont bénéficié de la formation à la laïcité depuis 2018, chiffre faible comparé aux 2 millions d’agents. Mme la ministre de Montchalin a évoqué un énorme enjeu managérial devant permettre de mobiliser tous les agents. Partagez-vous ce diagnostic ? Quel bilan tirez-vous du plan de formation national « valeurs de la République et laïcité », piloté par l’association nationale des pôles d’équilibre territoriaux et ruraux et pays (ANPP), le CNFPT et l’observatoire de la laïcité ?

Mme Annie Genevard. Je sais, pour avoir été l’une d’entre eux, que les maires sont les meilleurs connaisseurs de leur territoire. Ils sont souvent des lanceurs d’alerte. En matière de lutte contre l’islamisme, ils sont souvent des remparts, mais ils expriment leur solitude dans ce combat. Par nature, ils sont des cibles potentielles, comme l’ont été, dans un passé terroriste récent, les enseignants, les journalistes, les prêtres et les policiers. Les récentes attaques renouvelées contre le maire de Bron montrent bien que les élus sont maintenant dans le viseur.

Faut-il muscler le texte pour garantir une meilleure protection des élus ? Selon vous, celui-ci remplit-il sa mission de lutte contre le séparatisme islamique et l’entrisme, y compris l’entrisme municipal ?

La réflexion sur l’extension de la neutralité à l’espace du service public à laquelle nous invite le président Baroin est intéressante. La question mérite d’être explorée à la faveur de l’examen du projet de loi.

J’ai noté les craintes exprimées sur la rédaction initiale de l’article 2 qui proposait d’instaurer un nouveau mécanisme d’intervention du préfet lorsqu’il estime qu’un service public local manque au principe de neutralité. Le Conseil d’État a remplacé le déféré suspensif prévu par le Gouvernement, qui remettait en cause le principe de libre administration des collectivités locales, par un déféré accéléré. Quel est votre sentiment sur ce contrôle des actes des collectivités territoriales ?

Les élus locaux et territoriaux vont être amenés à exercer une mission de contrôle plus intense. On a parlé de l’instruction en famille, du contrôle du respect de la charte d’engagements à l’égard des associations. Compte tenu du nombre élevé d’associations et du vœu exprimé par le président Baroin du contrôle dès le premier euro, tout cela aura des conséquences sur les budgets locaux. La question a-t-elle été examinée par vos instances ?

Le projet de loi modifie les modalités et les motifs de dissolution administrative des associations. Les collectivités entendent-elles être associées aux décisions relatives à ces dissolutions ?

L’abandon du droit de préemption des collectivités pour les immeubles faisant l’objet d’une donation au profit d’établissements publics du culte ne prive-t-il pas les maires d’un outil utile ? Je l’ai souvent utilisé, ou plutôt j’ai souvent menacé de l’utiliser, ce qui suffisait à suspendre une manœuvre qu’on ne voulait pas voir aboutir. M. Pupponi remarquait à juste titre que le droit de préemption est parfois le seul outil réglementaire dont disposent les maires pour lutter contre l’installation de lieux de culte radicalisés. Supprimer cet outil utile me semble périlleux.

M. François Pupponi. J’ai entendu la proposition du président Baroin sur l’espace public. À l’école, les intervenants sont tenus à la neutralité, mais, dans des associations périscolaires, celle-ci n’est plus imposée. On y retrouve pourtant les mêmes enfants et les mêmes problématiques. Êtes-vous favorables à l’extension de l’obligation de neutralité aux membres d’associations financées par fonds publics s’occupant de mineurs ?

On ne défendra pas les valeurs républicaines et la République sans engager des actions de formation ou d’intervention, ce qui nécessite des financements. Êtes‑vous favorables à la création de dotations spécifiques pour la défense des valeurs républicaines ? Les communes de banlieue qui bénéficient de la dotation de solidarité urbaine (DSU) doivent rendre compte de son utilisation. De même, pourrait-on financer des collectivités pour agir encore plus efficacement ?

Ne pensez-vous pas qu’un fonds devrait être dédié à des associations ? On reproche à ce texte son caractère répressif et de ne pas valoriser suffisamment ceux qui défendent de façon exemplaire les valeurs républicaines. Les associations qui se battent quotidiennement sur le territoire national pour ces valeurs pourraient bénéficier de financements spécifiques, de même que les structures de formation, d’encadrement, de suivi des fonctionnaires, qu’ils soient d’État ou de collectivités territoriales. Elles ont besoin de soutien, nous le voyons dans un sondage publié aujourd’hui par l’IFOP montrant que les enseignants ont du mal à faire leur travail.

Mme Marietta Karamanli. L’article 2 vise à renforcer l’efficacité du contrôle juridictionnel des actes des collectivités territoriales qui porteraient gravement atteinte au principe de neutralité du service public, en prévoyant que le tribunal administratif devant lequel le préfet a déféré l’acte statue sur la demande de sa suspension dans un délai de quarante-huit heures, comme c’est le cas pour les actes de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle. Quelle est votre appréciation sur ce point ?

En l’état actuel de la législation, aux termes du document Cerfa transmis aux collectivités par les associations, celles-ci respectent les principes et valeurs de la charte conclue le 14 février 2014 entre l’État, les associations d’élus territoriaux et le mouvement associatif, dont la signature est définie dans son préambule comme un acte solennel, fondé sur les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Qu’apporte l’article 6 à l’encadrement des subventions attribuées aux associations par les collectivités publiques, sachant que parmi les éléments nouveaux figurent le rejet de la haine et la sauvegarde de l’ordre public et que l’incitation à la haine est punie par l’article 24 de la loi de 1881 ?

Cette disposition aura-t-elle, pour vous, un effet financier ? Comment détectez-vous ces situations ? Le faites-vous pour les autres personnes morales recevant des subventions ou aides matérielles, telles que des entreprises ou des fondations ? Quels liens sont établis avec les services de l’État afin d’identifier les associations qui ne respecteraient pas ces principes ? On voit bien qu’il est besoin de moyens et d’un suivi. Quelles autres mesures, d’ordre social ou culturel, seraient de nature à garantir le respect de la promesse républicaine pour les publics fragiles des associations et des quartiers, qui seraient tentés de trouver une autre source à leurs actions que les principes affirmés par la République ?

M. Pierre-Yves Bournazel. Pour reprendre l’expression utilisée par le président Baroin, il y a quelques années, nous sommes très attachés à notre modèle français de laïcité. Comment percevez-vous l’évolution de notre société, compte tenu de la montée de la radicalisation religieuse, notamment de l’islamisme politique ? Je pense aux élèves de confession ou de culture juive qui quittent, sous la pression, certaines écoles de la République ou aux retours de professeurs qui disent avoir du mal à enseigner des éléments heurtant certaines consciences religieuses. Quelles réponses attendez-vous du législateur et quelles propositions pouvez-vous formuler ?

Nous sommes également très attachés au tissu associatif de proximité, qui participe à notre cohésion sociale et à l’émancipation des individus. Il existe pourtant un déficit de ce modèle français de laïcité, parce que la radicalisation religieuse conduit certains cadres associatifs à dévoyer le sens et le rôle des associations. La charte d’engagement permettrait de mieux contrôler leur action. Que pensez-vous d’une proposition visant à obliger la formation des cadres associatifs à la laïcité et à la lutte contre les discriminations avant l’octroi de subventions ?

Enfin, il n’est nullement question pour moi de proposer pour les cantines des menus confessionnels, ce qui serait contraire au modèle français de laïcité. En revanche, il est possible de concevoir des menus vegans ou végétariens, pour permettre à tous les enfants de se retrouver à la cantine de la République.

M. Charles de Courson. Pensez-vous qu’en l’état, ce projet de loi permettra de lutter efficacement contre le séparatisme, notamment le fondamentalisme religieux ?

Dans quelles conditions les autorités locales pourraient-elles avoir accès, totalement ou partiellement, au fichier S ? C’est une vieille demande des élus locaux, à laquelle je suis favorable.

D’après vous, les maires disposent-ils des moyens de contrôle de l’exhaustivité du caractère obligatoire de l’instruction ? J’ai fait un test dans ma communauté de communes, qui en compte quarante : pas un seul maire ne savait qu’il avait cette compétence. J’ai été maire pendant trente-deux ans et je n’ai jamais fait aucun contrôle en la matière. Si je demandais au président Baroin si, à Troyes, il a vérifié l’exhaustivité de l’instruction publique des enfants âgés de 6 à 16 ans, il répondrait probablement non. Cela ne révèle-t-il pas un problème de moyens ?

Pourquoi le Gouvernement a-t-il proposé l’exclusion du droit de préemption urbain ? Nous avons auditionné les courants religieux ; aucun n’a demandé cela.

Ne faut-il pas substituer au contrat d’engagement républicain un concept d’engagement à respecter les principes républicains ? Jusqu’à preuve du contraire, la République n’est pas un contrat.

M. Alexis Corbière. Monsieur le président Baroin, pourriez-vous préciser l’idée d’un espace de service public que vous introduisez dans la discussion ? Je la comprends comme le fait que les équipements publics devraient respecter certaines règles de neutralité et de laïcité. Je n’ai pas été maire, seulement adjoint, mais quand on loue un gymnase à une association ou à un parti politique, on n’est plus tenu de respecter le principe de neutralité, tout comme un gymnase peut être prêté pour un événement religieux. Qu’apporterait votre proposition, sinon d’empêcher une association cultuelle, le temps d’un événement particulier, d’occuper un équipement public prêté ou loué ?

Les élus sont souvent la cible d’attaques. Certains seraient, dit-on, laxistes, clientélistes, laisseraient des territoires occupés, etc. Qui sont ces élus ? Où sont‑ils ? Pouvez-vous nous l’expliquer afin que le débat soit basé sur des faits rationnels et non sur le sensationnalisme ? Ne trouvez-vous pas que vous en endossez un peu trop ? Comme vous, j’ai suivi le débat et j’ai parfois du mal à comprendre de quels quartiers il est question. Des commentaires sur mon département ne correspondent pas à la réalité. Je ne conteste pas que cela arrive, mais aidez-nous à y voir plus clair. J’ai peur qu’on en rajoute beaucoup et que des problèmes soient amplifiés et d’autres minimisés.

Que pensez-vous quand, à Orléans, où une charte de la laïcité a été adoptée, les élus participent à une cérémonie religieuse à l’occasion des fêtes johanniques ? Quand, à Nice, le maire participe aux fêtes de la sainte Rita, parce qu’en 1832, la ville a été épargnée par la peste et qu’il faut remercier le Seigneur ? Quand, à Paris, on organise, sur des fonds publics, la soirée du Ramadan, sans oublier la crèche municipale de Robert Ménard ? Parler de tous ces sujets permettrait de fixer des règles de respect de la laïcité communes et non à géométrie variable. Cela éviterait des indignations quand un maire, à tort, selon moi, agit dans un sens envers un culte et dans un autre sens vis-à-vis d’autres cultes sans que cela suscite de débat public.

La « loi Blanquer » imposant la scolarisation dès l’âge de trois ans est coûteuse pour beaucoup de communes, notamment pour le financement d’écoles privées. Je suis choqué de voir le financement d’écoles privées par l’argent public couler à flots.

Enfin, quand on est officier d’état civil, comme je l’ai été pendant quatorze ans, on doit, pour célébrer un mariage, vérifier le consentement des époux en leur demandant de l’exprimer à haute et intelligible voix. On peut même s’entretenir avec eux. L’article 17 propose de remplacer les mots « peut saisir » par le mot « saisit ». Il en résulte qu’en cas de mariage forcé, on pourra vous reprocher de n’avoir pas saisi le procureur. Cela fera supporter une nouvelle responsabilité aux élus, alors que, dans la vraie vie, il est ô combien compliqué d’établir le consentement.

Mme Marie-George Buffet. Qu’elles soient caritatives, sportives ou culturelles, nous savons l’importance du rôle des associations. Parfois même, elles pallient les carences des politiques publiques. En tant qu’élus des collectivités territoriales, quelle est votre appréciation de l’utilisation de l’association à des fins d’islamisme ou de séparatisme ? Sentez-vous la présence de ce phénomène dans vos associations locales ? Pouvez-vous le quantifier, ou bien avez-vous le sentiment que cela passe par une autre voie que les associations déclarées que vous subventionnez ? Il ne faudrait pas jeter l’opprobre sur le monde associatif qui est une composante de notre démocratie.

Pour agir efficacement, ne faisons pas de sensationnalisme, essayons de traiter les choses à leur juste niveau. Vous qui avez l’expérience des chartes, quel moyen de contrôle faudrait-il mettre en place ? Il y a des fédérations structurées, mais même parmi les plus structurées, le rapport au club local n’est pas évident. Assurer le contrôle au plus bas niveau sur le terrain demandera des moyens humains, donc financiers.

La neutralité dans les associations doit être définie. J’ai été confrontée à des associations liées à des cultes, à des mouvements de jeunesse liés à une religion où le principe de neutralité était difficile à définir.

Beaucoup d’entre vous ont insisté sur la nécessaire collaboration entre l’État et les collectivités. Vous avez parlé de convention. Qu’attendez-vous de plus sur ce sujet particulier ? Quelle forme pourrait prendre cette coopération améliorée supplémentaire ?

M. le président François de Rugy. À l’article 6, il est clairement indiqué : « Toute association qui sollicite l’octroi d’une subvention […] s’engage, par un contrat d’engagement républicain, à respecter les principes de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public ». Je tiens à redire que l’Assemblée nationale vote des dispositions de portée générale. Il ne s’agit pas de pointer une religion et il ne s’agit pas uniquement des problèmes posés par des dérives religieuses. Les questions abordées dans cet article sont beaucoup plus larges.

Cela a suscité, dans nos premières auditions, des questionnements ou des critiques. Parce que les collectivités locales, à tous les niveaux, sont les premières à verser des subventions aux associations, est-ce pour vous un levier d’action efficace pour avoir un regard sur une association ? Cet article indique qu’en plus de l’action subventionnée, ce qui se passe dans l’association bénéficiant d’une subvention devra être conforme aux principes républicains. Pensez-vous que les maires, les présidents d’intercommunalité, de département ou de région s’en saisiraient ?

Par ailleurs, en tant qu’élus locaux, constatez-vous une montée de pratiques, de discours, d’actions séparatistes ou visant à ce que certains groupes vivent selon leurs propres règles plutôt que selon la règle commune ? Ils peuvent mettre en avant des « lois » religieuses, mais il existe d’autres formes de séparatisme que la religion. Des dérives sectaires peuvent avoir les oripeaux de la religion ou certains groupes humains peuvent vouloir vivre selon leurs propres règles.

Mme Johanna Rolland. Concernant la notion d’organismes, France urbaine suggère un point d’avancée législative. Les offices publics d’HLM sont concernés mais pas les sociétés anonymes : on gagnerait en cohérence en mettant ces deux types d’acteurs du logement social sur le même plan.

Pour nous, le fonctionnement des CLIR est nettement insuffisant pour partager les informations sur le fonctionnement et le contenu des associations. Je l’ai indiqué dans mon intervention liminaire, il convient de progresser dans le partage d’informations.

Je partage le diagnostic de la ministre Amélie de Montchalin sur la formation des agents et les enjeux de formation en matière de laïcité. Un travail partenarial doit être réalisé, non seulement sur l’injonction à la formation, mais sur la définition claire de son contenu, de qui la délivre et pour quel objectif. C’est nécessaire pour que chacun puisse inciter ses agents à être formés sur ces sujets.

Pourquoi le Gouvernement a-t-il fait figurer dans le texte l’abandon du droit de préemption ? Ce n’est pas à nous qu’il faut poser la question. J’ai dit que France urbaine demandait le retrait de cette disposition. C’est, selon nous, un cavalier législatif dont rien ne justifie la présence dans le texte.

J’ai été frappée, ces dernières semaines et ces derniers mois, par l’expression d’enseignants, notamment de collèges, disant combien ils se sentaient démunis et seuls sur ces sujets. Des gens aux convictions, aux origines et aux parcours très divers expriment un besoin d’accompagnement, de confrontation de leurs points de vue et de leurs pratiques. C’est un enjeu majeur, me semble-t-il.

La question de la restauration scolaire est comparable à celle de l’accessibilité universelle. Dans le monde du handicap, on dit que créer une porte pour un fauteuil roulant, c’est rendre service à tous les citoyens. La France fait-elle de même en matière de restauration, en soutenant que l’instauration d’un double menu est une autre manière de régler la question ? Cela vaut la peine d’en débattre.

Enfin, je citerai un exemple montrant la difficulté de conjuguer les enjeux d’ordre public et de liberté associative loi de 1901. La ville de Nantes a été attaquée au tribunal administratif par un requérant individuel nous reprochant de subventionner le centre LGBT Nocig, qui avait organisé un débat sur la GPA. À la surprise générale des juristes, dans un premier temps, un juge administratif a donné raison au requérant. Cela nous paraissait incongru dans la mesure où il n’y avait pas de prise de position, mais il l’a fait au titre de l’ordre public. Cela montre la nécessité de bien creuser ce qu’on met derrière les mots « neutralité » et « ordre public », afin d’éviter l’instrumentalisation de ce qui est par ailleurs une avancée pour les acteurs du monde associatif.

M. Sébastien Martin. On semble oublier que toutes nos collectivités ont des assemblées délibérantes et que, comme les antibiotiques, la subvention n’est pas automatique. Le contrat d’engagement républicain conforte les valeurs que nous partageons et permet d’asseoir la décision de l’assemblée délibérante de soutenir telle ou telle association. Comment savoir si notre argent est bien utilisé ? Dans une commune, des élus sont en lien avec les associations, en sorte que s’il se produit une dérive, on finit par le savoir et, si l’association est subventionnée, le maintien de la subvention est mis en question. Nous sommes des assemblées d’élus qui prenons souverainement des décisions, et la subvention n’est pas attribuée automatiquement, sans débat, sans échanges ni perspective.

La proposition de création de fonds spécifiques pour défendre et appliquer les valeurs de la République me gêne : nous sommes élus pour cela. Certains élus sont sans doute confrontés à plus de difficultés que d’autres, mais il existe déjà des outils au travers de la politique de la ville.

Nous exerçons le droit de préemption dans de nombreux domaines, y compris les baux commerciaux. Pourquoi ne pas l’exercer pour cela ? Il faut revenir à la raison.

Quant à la collaboration entre l’État et les collectivités, il est temps de considérer que nous avons tous des capteurs, des éléments d’information. Pour résoudre des problèmes, il vaut souvent mieux réunir l’ensemble des acteurs pour décider d’actions communes. Quand, dans une collectivité ou un territoire, on peut examiner des situations particulières en réunissant un bailleur, le responsable du service de l’éducation, les représentants de la police municipale et de la police nationale, on peut trouver des solutions. Voilà ce que nous demandons. Il ne faut pas faire une loi de plus pour se faire plaisir ; en l’absence de résultat, cela n’engendre que de la frustration. On peut se cacher le visage et dire que tout va très bien, mais ce n’est pas vrai. Les gens se posent des questions et attendent des réponses de la part des élus que nous sommes et de la représentation nationale. Rien ne serait pire que de voter des textes de loi non suivis de résultats concrets, faute de coordination des acteurs en mesure d’agir.

M. Alexandre Touzet. S’agissant de notre appréciation de l’ampleur du phénomène, nous disposons de quelques éléments mais nous gagnerions nationalement et territorialement à partager un diagnostic.

Dans les collèges de l’Essonne, l’hommage rendu à Samuel Paty a donné lieu à une dizaine de contestations alors qu’il était très encadré et que les jeunes savaient qu’en se comportant de telle manière, ils seraient un peu secoués. Si on réalise une projection pour évaluer le nombre de jeunes qui pensaient au fond d’eux‑mêmes, sans l’exprimer, que ce qui lui était arrivé, c’était « bien fait », on arrive à environ 200. Dans deux des cinq collèges de mon canton, les élèves de couleur de peau noire ont subi des pressions pour faire le ramadan, parce que certains jeunes pensent que lorsqu’on a la couleur de peau noire, on doit obligatoirement l’observer. Dans deux collèges sur cinq, sur la cohorte des élèves de troisième, une vingtaine refuse le guide « Questions d’ados » publié par le département, car, pour certaines adolescentes, il est impossible de parler de sexualité dans un collège. Dans certains établissements, en matière d’égalité entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes, ou en matière de liberté de conscience, on constate bien un recul.

Comme à la présidente de France urbaine, le soutien des enseignants me semble un sujet important. Dans les collèges, mais aussi dans les lycées, des enseignements sont contestés. Quand on est professeur d’histoire et de géographie, il est compliqué de parler de la Shoah ou de la décolonisation, en raison de la concurrence des mémoires. Des enseignants m’ont dit qu’à l’évocation de la Shoah, des élèves lèvent la main pour demander pourquoi on ne parle pas des Ouïghours ou de la Palestine. Il devient difficile d’enseigner l’histoire, la géographie et la philosophie. Les enseignants ont besoin de soutien. L’attentat contre Samuel Paty a eu pour effet de terroriser les professeurs, qui craignent pour leur image sur les réseaux sociaux et donc pour leur sécurité. Or je ne suis pas sûr qu’on apporte une réponse à la hauteur de leurs inquiétudes.

Concernant le contrôle des associations, nous avons adopté dans l’Essonne une charte prévoyant l’examen des dossiers par une commission comprenant tous les groupes politiques. Nous n’avons pas eu à connaître de cas parce que les associations concernées par ces problèmes, qui s’occupent notamment de foot en salle ou d’arts martiaux, sont en dehors du champ de la subvention publique. En revanche, cette charte permet d’aider les dirigeants d’association qui seraient contestés au sein de leurs propres associations. Elle prévoit leur accompagnement et leur formation pour les rendre à même de résoudre ces problèmes.

Je trouve très intéressante la question de M. Pupponi sur les personnels des associations, d’autant que nous sommes concernés à double titre, avec la prévention spécialisée et les missions locales. Le sujet mériterait d’être traité.

Au sujet des fichiers, je suis partagé. Il faut certes avancer sur l’accès au FSPRT, car il n’est pas possible d’avoir, dans les collèges, des agents du département dont on n’est pas sûr – notre but n’est pas de déposer des bougies, c’est d’éviter d’avoir à le faire. La question est de savoir quoi faire de l’information, car celle-ci peut nous conférer une forme de responsabilité. Cela concerne davantage les maires, mais en tant que représentant de l’ADF, je considère la question de la sûreté de nos personnels comme préoccupante. J’ai écrit à plusieurs préfets de l’Essonne afin de cribler l’ensemble des agents qui interviennent dans nos grands établissements – collèges, château, musées. Il faut avancer sur ce sujet, car nous n’avons pas le droit d’avoir de failles.

M. Gilles Platret, président de la commission laïcité de l’AMF. Ces dernières années, malgré le peu de recul que permet un mandat pour certains d’entre nous, nous notons indéniablement une montée des phénomènes de repli communautariste. Faut-il les appeler séparatismes ? C’est un débat sémantique dans lequel je n’entrerai pas, mais il est certain que des comportements privés – et c’est peut-être une des limites du texte – tendent au repli. Il y a quelques années, il n’y avait pratiquement pas de voile. Aujourd’hui, dans certains quartiers, beaucoup de mamans sont voilées, et des pères ont commencé à amener les enfants à l’école, les mamans restant cloîtrées chez elles.

Nous le sentons aussi dans les revendications auprès de nos collectivités. J’ai promis à François Baroin de ne pas développer la question des cantines, parce que cela nous emmènerait trop loin. Nous avons déjà l’obligation de proposer des menus végétariens chaque semaine dans nos cantines, ce qui répond, quoiqu’incomplètement, à la suggestion de M. Bournazel d’une proposition végétarienne quotidienne. La demande de plats halal est de plus en plus forte auprès des maires : une majorité d’enfants de confession musulmane ne mangeant plus aucune viande parce qu’elle n’est pas halal, les familles réclament du halal. Or c’est interdit, parce qu’en achetant du halal, on acquitte une taxe rituelle pour l’entretien des lieux de culte, ce qui est en complète contravention avec la loi de 1905. Mais cette pratique et cette demande existent.

Vous écoutant à propos des élus communautaristes, je pensais au film d’Henri Verneuil, Le président, et à la réplique de Jean Gabin à un député qui, alors qu’il énumère, au pied de la tribune, dans l’hémicycle, les députés corrompus, notamment des chefs d’entreprise, lui oppose qu’il existe aussi des patrons de gauche : « Il existe des poissons volants mais ils ne constituent pas la majorité du genre ». Il en va de même des élus communautaristes : ils existent, ils ne sont pas majoritaires, mais ils côtoient des personnes infréquentables dont on sait très bien qu’elles appartiennent au frérisme musulman ou au salafisme. Je me garderai de donner des noms – j’ai déjà quelques affaires sur le dos avec certains de mes collègues.

Je peux néanmoins vous dire que le groupe de travail sur la laïcité de l’AMF est allé bien au-delà de la surprotection des élus. Se fondant sur l’article 40, qui n’a pas été évoqué ici, qui interdit la propagande électorale et la tenue d’opérations de vote dans des locaux cultuels, il a envisagé, pour les élus qui ne respecteraient pas cette interdiction, la possibilité de peines allant jusqu’à l’inéligibilité. Il nous semble absolument impossible que des élus se prêtent à ces pratiques. Je dis bien que c’est la position du groupe de travail et non celle de l’AMF, mais je vous en rends compte, car la proposition est venue des élus eux-mêmes, lors d’une réunion au mois de décembre. Oui, le phénomène existe et, sur ce point, le texte va dans le bon sens, même s’il est insuffisant à bien des égards.

L’article 1er implique d’importants enjeux de formation pour les agents qui seront concernés par l’extension de l’obligation de neutralité et de laïcité. Le groupe de travail de l’AMF estime qu’à trop restreindre l’obligation aux organismes liés à la collectivité par un contrat de commande publique, on passerait à côté d’autres organismes remplissant au nom de celle-ci des missions de service public. Je pense à des associations qui organisent des activités périscolaires. Sans qu’il y ait forcément un contrat de commande publique, il peut y avoir une délégation de service public, en sorte que l’obligation de neutralité devrait s’étendre à ces organismes.

À l’article 2, la formulation du déféré neutralité des services publics a été amendée. On est passé d’un régime clairement contraire à la libre administration des collectivités territoriales à un régime correct à cet égard. De nature à éviter certaines dérives, il laisse au juge le pouvoir d’appréciation et de décision. Ce n’est pas le préfet qui décidera, mais le juge, dans les quarante-huit heures.

Concernant la protection des élus et des agents, les élus en général sont certes en première ligne, mais, au sein du groupe de travail, ils ont pensé moins à eux-mêmes qu’aux agents. Un grand nombre de nos agents sont aux prises avec des usagers qui refusent d’avoir affaire à une femme dans un service public d’état civil ou autre. Dans les mairies, nos agents d’accueil y sont souvent les premiers confrontés. Cette nouvelle infraction va dans le bon sens.

L’article 6 a beaucoup animé nos débats. À nos yeux, il est d’abord à visée pédagogique. Le contrat d’engagement républicain qu’il introduit mentionne certes les principes républicains évidents, mais le mot de « laïcité » n’y figure pas – sans doute parce qu’on peut être amené à financer des actions non cultuelles d’associations cultuelles ou para‑cultuelles, tels les Scouts de France. Notre groupe de travail considère que l’absence du mot « laïcité » dans cet article est problématique au regard de l’objet du projet de loi. Nous voyons quelle est la difficulté, mais peut-être faut-il poser le principe de la laïcité et admettre certaines exceptions dans un cadre précis. En tout cas, ne pas inscrire ce mot est ennuyeux sur le plan des principes et de la philosophie politiques du texte.

Dans la lutte contre les mariages forcés, les clés de la réussite, ce sont de bonnes et rapides relations entre la collectivité et les services du procureur de la République. À Chalon-sur-Saône, comme dans d’autres communes, nous faisons des entretiens dès qu’il y a un doute, mais il faut une réactivité forte des services du procureur de la République, parce qu’on ne peut pas maintenir longtemps des couples dans l’attente d’une décision. En outre, il faut qu’il y ait des navettes possibles. Quelle serait la responsabilité de l’élu s’il n’a pas su déceler un mariage contraint ? Pour cela, il faut des moyens supplémentaires pour la justice et les services des procureurs de la République. Vous posez un principe, mais est-il applicable ? Il faut que la justice suive.

Je ne reviens pas sur l’instruction à domicile. Il n’existe pas de mode d’emploi pour ce contrôle. Nous le faisons. Nous établissons des listes d’élèves scolarisables dans chaque commune, mais il est difficile de le faire avec précision. Et plus la commune est grande, plus la difficulté est réelle. Nous y parvenons néanmoins par des échanges constants avec les services de l’éducation nationale, en croisant nos listings. En tout cas, si l’on veut maintenir un peu de liberté scolaire, cet article peut poser un problème constitutionnel qui n’a pas forcément à être abordé par les associations d’élus ; et si l’on veut que le contrôle existe, il faudra attribuer des moyens supplémentaires aux collectivités.

Nous sommes résolument opposés à l’exemption du droit de préemption prévu à l’article 32. Si l’on ne veut plus que les maires aient la maîtrise de leur territoire, qu’on leur retire la possibilité d’exercer ce droit ! Si l’on pouvait plutôt songer à nous aider, en matière d’urbanisme commercial, pour éviter que, dans des pans entiers de villes, les commerces soient communautarisés sans qu’on puisse rien faire, au nom de la liberté commerciale, ce serait une avancée du droit. Le communautarisme emporte aussi un enjeu spatial de contrôle du territoire, qui passe par le contrôle de l’implantation commerciale.

Pour conclure, le texte constitue une avancée dans bien des domaines, malgré les limites que nous avons ciblées, mais, à lui seul, il ne suffira pas à lutter contre le séparatisme. Pour ne prendre que le seul exemple du contrat d’engagement républicain qui s’adresse aux associations, il ne touchera pas le très large spectre de celles qui ne réclameront jamais un seul centime à une collectivité parce qu’elles ne veulent pas être contrôlées. Ne nous leurrons pas, les collectivités n’ont pas les moyens de contrôler le respect des principes de neutralité et de laïcité dans les associations. Chalon-sur-Saône, ville de 47 000 habitants, compte 600 associations, dont environ 400 subventionnées ; comment pourrions-nous contrôler ces 400-là ? C’est un rappel pédagogique utile, mais dans les faits, il est impossible pour les collectivités d’opérer ce contrôle. Il y aura besoin d’autres textes et d’autres débats pour parvenir à notre fin.

M. François Baroin. Je tiens ce projet de loi pour un texte d’urgence. Beaucoup ici savent que je suis l’auteur du rapport « Pour une nouvelle laïcité », rédigé en 2003 à la demande du Président de la République Jacques Chirac et de Jean-Pierre Raffarin. Il s’agissait d’une réflexion sur le cadre général, qui a abouti à une douzaine de propositions d’inégale valeur et d’inégale intensité, parmi lesquelles la première proposition d’interdiction de tous les signes ostensibles – ostentatoires, selon la définition de la commission Stasi. Ce qui m’avait motivé à faire cette proposition d’interdiction à l’intérieur de l’école, au titre du sanctuaire républicain, c’était l’urgence calendaire dans laquelle nous précipitaient les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, la situation en Turquie et la fragilité d’un cadre juridique ne reposant que sur des circulaires de différents ministres de l’éducation nationale. C’est bien le calendrier qui avait guidé ma réflexion, structuré nos échanges, conduit à la production de ce rapport et permis la mise en place de la commission Stasi. Le débat avait été fluidifié auprès de l’opinion publique, ce qui avait permis à la représentation nationale de voter ce cadre à l’unisson.

Comme les avocats, j’en appelle au poids des mots sur le cœur et à la dignité de parlementaire qui est la vôtre. Il ne faut pas avoir peur d’aller loin dans ce projet de loi. Quand nous avions proposé le texte relatif à l’éducation nationale, on avait dit que c’était horrible : ce serait la révolution ; il ne pourrait pas y avoir de rentrée scolaire ; cela provoquerait une sécession ; il y aurait des débats ; des villes ne pourraient pas l’appliquer ; au pied du mur des responsabilités de chacune et de chacun, des élus se retrouveraient quasiment l’impossibilité d’ouvrir les écoles ! Que s’est-il produit à la première rentrée scolaire ? Quelques dizaines de cas. La loi de la République est encore suffisamment vigoureuse dans notre pays pour être ambitieux sur ce texte, à la mesure de l’urgence qu’il y a de fixer un cadre. Car, oui, il y a urgence. Oui, il y a une dégradation à tous les niveaux ; pas une commune n’y échappe, et certaines sont plus touchées que d’autres – François Pupponi connaît Sarcelles, les élus qui sont en Île-de-France la mesurent mieux.

L’article 6 soulève une question de principe. Ne pas y inscrire la laïcité, c’est ne pas intégrer que la laïcité est une valeur et une règle, au même titre que la liberté. La liberté est la règle, mais il n’y a pas de liberté sans règle. Quand on parle d’égalité en République, c’est une égalité en droits. La fraternité, ce n’est pas « Si tous les gars du monde » ; ce sont des politiques de solidarité à l’égard des aînés, des handicapés, des fragiles, de tous ceux qui sont en marge de la société. La laïcité, dans le modèle français, c’est une valeur et c’est une règle. C’est bien la singularité de notre modèle, et c’est parce que c’est une singularité qu’il faut la mettre dans l’article 6, faute de quoi, vous allez offrir à nouveau le choix entre loi de 1901 et loi de 1905 – tout ce qui ne relève pas du culte ira dans le tissu associatif. Or nous avons besoin d’outils juridiques et d’un cadre, car, comme dans une partie d’échecs, la menace est plus importante que l’exécution – le droit de préemption a été évoqué comme tel. En intégrant la laïcité dans l’article 6, vous couvrirez largement le spectre des interventions conjointes possibles, ici, des services de l’État, là, des services de la commune, ailleurs, de l’autorité judiciaire.

Je suis favorable à l’obligation de neutralité pour les salariés d’association, et je ne pense pas être loin de la position de l’AMF. Au passage, je précise que celle-ci fonctionne par groupes incluant toutes les sensibilités ; il n’y a pas un tropisme LR pour la laïcité qui, d’ailleurs, par une curieuse inversion des valeurs dans l’histoire confuse des idées politiques, donnait le sentiment que nous sommes un peu plus durs que d’autres, ce qui n’est pas vrai. Nous sommes dans une parfaite synthèse, même s’il peut y avoir des débats politiques entre nous.

Au fond, l’extension du service public répond au sujet large soulevé par Mme Vichnievsky, en ce qu’elle permet de considérer que dès qu’une collectivité verse un euro, même si ce n’est pas pour une mission de service public, une délégation de service public ou un contrat, tous au sens juridique du terme, c’est pour une production de service public. Pour tout ce qui concerne les flux financiers, c’est la définition juridique d’une telle production de service public qu’il faudrait arriver à stabiliser. En arrière-plan de la problématique de l’espace du service public que j’évoque, il y a l’idée politique de la reconquête territoriale, du renvoi de ce qui relève de l’intime, de l’espérance, de la ferveur, de la croyance, qu’elle soit de nature politique, syndicale ou religieuse, dans la sphère privée, donc dans le domaine privé, donc dans l’espace privé.

La qualification de l’espace public n’est pas très claire, entre le clos, le couvert, l’espace qui va jusqu’au pied de l’immeuble, le trottoir qui doit être nettoyé par les commerçants, le bas du caniveau avec le regard, les eaux usées, les eaux propres. En revanche, quand il s’agit de la pratique de la vie sociale et du contrat social commun, il me semble que le législateur peut définir ce qu’est un espace du service public. Après quoi, vous devrez vous poser la question de savoir s’il concerne exclusivement les salariés directs, c’est-à-dire contractuels, qu’ils soient occasionnels ou permanents, ou les usagers également. C’est un débat de plus grande envergure, et l’Assemblée n’y n’échappera pas.

Ce débat n’est ni médiocre ni inintéressant. On voit à peu près comment il sera tranché, mais ne pas le poser, c’est ne pas regarder droit dans les yeux la réalité. Il n’est pas interdit de le trancher de façon élevée et ambitieuse, sur un temps, un cadre et au moins une extension – par exemple, sur la question des accompagnatrices à l’école. Le maire de Troyes que je suis, qui a fait, comme beaucoup d’entre vous ici, des valeurs républicaines le sens de son engagement politique, a toujours estimé que c’était un péché contre l’esprit de ne pas considérer l’accompagnement des enfants en sortie scolaire, dans le temps scolaire, comme une mission d’accompagnement, quand bien même elle serait exécutée en dehors du périmètre scolaire. Ces femmes rentreraient chez elles, disait-on, et Gilles Platret a évoqué une telle évolution. Dans ce cas, il suffirait de faire des emplois aidés, ce qui aiderait beaucoup de monde, surtout par les temps qui courent. S’agissant d’emplois subventionnés, ils rentreront, à ce titre, dans un cadre global d’accompagnement et de mission de production de service public.

Pourquoi le Gouvernement a-t-il proposé la suppression du droit de préemption ? Je ne la trouve pas mal, cette question ! Depuis des années, en fait depuis 1982, l’État ne cesse d’ignorer l’article 72 de la Constitution, qui garantit la libre administration des collectivités territoriales, comme un fait dans un État centralisé. Tous les véhicules législatifs, tous les textes que vous avez ou aurez à connaître, qui permettent, sous forme de cavaliers législatifs ou d’amendements, de recentraliser les moyens de l’État sont un moyen de conquête ou de reconquête culturelle. Cette idée saugrenue de supprimer le droit de préemption ou de le redonner à la main de l’État est une reconquête par l’État des pouvoirs indépendants de libre administration des collectivités locales. Si vous ne l’avez pas par voie d’ordonnance, vous l’aurez par un texte réglementaire ou par un autre véhicule. De toute façon, nous nous y opposerons, comme à tout ce qui, dans ce texte, de près ou de loin, directement ou indirectement, ira dans le sens de la restauration d’un contrôle a priori par l’État. Le contrôle a posteriori, par les chambres régionales des comptes, par l’État et, si nécessaire, l’autorité judiciaire est normal, mais il ne saurait y avoir de restauration du contrôle a priori. Or la suppression du droit de préemption, c’est la restauration d’un contrôle a priori, donc la mise en cause de la décentralisation, et, d’une certaine manière, la cécité et la surdité aux besoins de liberté locale indispensable à la restauration des principes républicains.

M. le président François de Rugy. Soyons précis sur les termes. Un cavalier législatif est une disposition qui n’aurait rien à voir avec le texte et qui s’y retrouverait pour régler un problème ailleurs. Là, il s’agit bien de préemption sur des donations de biens pour les associations cultuelles. Cet article n’est donc ni un cavalier législatif ni une atteinte générale au droit de préemption. Il concerne uniquement « les immeubles faisant l’objet d’une donation entre vifs au profit des fondations, des congrégations, des associations ayant la capacité à recevoir des libéralités, des établissements publics du culte et des associations de droit local ». Il s’agit de garantir au donateur que sa volonté sera respectée – je ne donne pas ici mon avis, je rappelle le contenu du projet de loi.

Notre collègue François Pupponi a dit, lors d’une précédente réunion, que le respect du droit de préemption pour les communes et le respect de la possibilité de financer des cultes étaient deux sujets différents. Avant d’être élu à l’Assemblée nationale, j’étais élu local dans une région, Nantes et la Loire-Atlantique, où la religion catholique a acquis un gros patrimoine foncier et immobilier par legs successifs. Cela se fait moins, mais cela se fait encore et, pour des religions qui ont moins de patrimoine, ce pourrait être une source de financement. Telle est l’intention. On peut ne pas la partager ou considérer que l’atteinte au droit de préemption est trop grave pour l’accepter.

Mme Valérie Oppelt. J’ai pu constater par moi-même qu’il existe des risques de dérives au sein de quelques associations subventionnées par les collectivités territoriales. Il y a quelques mois, dans un quartier de la politique de la ville, j’ai assisté à un atelier sur la laïcité au cours duquel, sous l’œil bienveillant d’une élue de quartier, les formateurs faisaient clairement une confusion entre laïcité, État islamophobe et question du port du voile. J’ai également rencontré un président d’association d’éducation populaire pour qui l’idée d’un contrat d’engagement républicain relève d’une mesure de contrôle abusive, mettant en avant le droit d’être radical – heureusement encore, sans l’imposer. C’est ce genre de situation que nous cherchons à prévenir avec ce projet de loi. Les collectivités territoriales ont un rôle primordial à jouer pour nous aider à réussir.

Vous l’avez dit, le lien entre l’État et les collectivités est essentiel et, sur ce sujet, le projet de loi peut mieux faire.

Si l’assemblée des élus vote les subventions et peut réagir, encore faut-il qu’elle ait reçu les informations en amont, ce qui n’est pas toujours le cas. Puisqu’il est compliqué d’avoir un contrôle précis en aval, n’est-il pas possible, au moins en amont, d’approfondir les contrôles avant l’attribution des subventions ?

M. Robin Reda. Lutter contre le séparatisme, c’est aussi lutter contre la ségrégation urbaine qui s’est installée dans beaucoup de nos territoires. Regrettez‑vous le retrait des dispositions visant à engager une réflexion en vue d’une meilleure mixité urbaine, sans remettre en cause les principes fondamentaux de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) ? L’élu de banlieue que je suis y est attaché. Des dispositions permettraient d’éviter que certains territoires s’arrogent le droit de produire trop de logements générant cette ségrégation urbaine.

La communication des collectivités a beaucoup évolué depuis le développement des réseaux sociaux. Fortement présentes sur les réseaux sociaux, leurs publications sont parfois sujettes à des commentaires blessants, voire haineux. Ce projet de loi propose opportunément de nouvelles dispositions pour lutter contre la haine en ligne. Comment la communication des collectivités, notamment la modération de leurs pages publiques sur les réseaux sociaux, a-t-elle évolué ? Comment les collectivités perçoivent-elles l’arrivée de groupes non administrés par leurs soins – communautés de parents d’élèves, associations ou citoyens –, qui tiennent parfois des propos qu’elles ne peuvent pas modérer, qui ne leur laissent pas de droit de réponse et qui sont potentiellement des dangers ?

Mme Géraldine Bannier. Je m’intéresse au suivi continu des jeunes en délicatesse avec les principes de la République, qu’il s’agisse de dérives extrémistes ou sectaires. Un travail doit être mené en commun par les enseignants, les collectivités, les présidents d’association et les représentants religieux. Peut-on envisager ou existe-t-il déjà des équipes de suivi des jeunes en dérive pour y remédier à long terme et les ramener au plus vite vers la République ?

M. Ludovic Mendes. Les préfets demandent aux élus locaux de les accompagner dans le contrôle de l’instruction en famille. Des listes sont envoyées à certains élus. J’en ai rencontré qui m’ont dit être dans l’incapacité d’entrer dans les domiciles. Selon vous, l’instruction en famille doit-elle être maintenue en l’état ? La modification que nous entendons apporter me paraît intelligente compte tenu des difficultés rencontrées pour contrôler l’instruction dans les familles.

En loisirs ou en vacances, la règle prévoit un adulte pour encadrer huit enfants, mais dans certaines associations extra-scolaires, il peut y avoir un adulte pour vingt ou trente enfants. Comment contrôlez-vous, en fonction de vos chartes, la protection de ces enfants, puisque tout enfant accueilli hors domicile est placé sous la responsabilité de l’État ou des magistrats de la commune ?

M. François Cormier-Bouligeon. Nous venons de perdre Claude Brasseur, le dernier des quatre mousquetaires du film Un éléphant ça trompe énormément, et j’ai l’impression qu’Alexis Corbière ambitionne de reprendre son rôle dans la scène mythique du restaurant, où celui-ci casse tout en se faisant passer pour un aveugle. Notre collègue, éléphant insoumis, fait mine de ne voir aucun problème d’atteinte aux principes de la République en Seine-Saint-Denis. Il est formidable dans ce rôle, mais la vaisselle cassée, ici, c’est la vaisselle républicaine. Faut-il lui rappeler M. Messaoudene, l’élu de Saint-Denis à l’initiative de la marche contre l’islamophobie, son soutien à la sphère « décoloniale » et son tweet se réjouissant des meurtres commis par M. Merah ? Le maire d’Aubervilliers qui pose de grands panneaux sur lesquels est écrit : « Ici, la municipalité travaille avec les musulmans pour construire une grande mosquée » ? Ou encore le prêt par le maire d’Aulnay-sous-Bois d’un gymnase pour la tenue d’un meeting où s’exprimaient des proches des frères Kouachi ?

Je remercie François Baroin pour le rappel du contexte dans lequel a été votée la loi de 2004 : la démonstration s’adresse parfaitement à nous. Le concept d’espace du service public proposé n’est-il pas un peu trop large ? Ne risque-t-on pas de vous reprocher de vouloir neutraliser un espace trop vaste ? Ne faudrait-il pas s’en tenir à un concept juridiquement plus soutenu, c’est-à-dire fondé sur la nature de l’action effectuée, et considérer que toute personne agissant dans le cadre d’une mission de service public doit respecter l’obligation de neutralité politique, philosophique ou religieuse ?

M. Alexandre Touzet. En Essonne, la cellule départementale de suivi pour la prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles (CPRAF), réunit, sous la direction du préfet, toutes les parties prenantes : caisse d’allocations familiales (CAF), conseil départemental, communes. Le partenariat entre l’État et le niveau local n’est pas toujours efficace, mais cette structure existe.

Les associations qui posent des problèmes ne demandent pas de financement. En revanche, une conférence des financeurs serait un bon moyen pour les très grandes communes qui accordent beaucoup de subventions, le département et l’État, d’échanger en amont et en aval, ce qui produirait, en outre, un effet d’économie en évitant de financer deux fois le même projet.

La haine en ligne est un vrai sujet. Sur leurs réseaux sociaux, les collectivités en tant que telles ou les élus font l’objet d’une utilisation. Les réponses qu’on peut apporter sont limitées au regard de l’effet constaté.

M. Gilles Platret. Le suivi des jeunes repose sur le volontariat de la commune. Si une commune est volontaire pour mettre en place un CLSPD, elle peut constituer, comme nous l’avons fait, un groupe de suivi individuel (GSI) pour suivre un certain nombre de jeunes, repérer les dérives et proposer des solutions. Ce GSI est très utile parce qu’il permet, en mettant de nombreux interlocuteurs autour de la table, de croiser, sous le sceau du secret, les informations et de proposer aux familles des interventions pour tirer les jeunes d’une spirale qui les aspire. Pour le moment, ce n’est pas obligatoire, cela relève uniquement de la volonté du maire ou de l’équipe municipale.

Je ne dis pas que les solutions que nous imaginons fonctionnent toujours, parce que c’est souvent compliqué. Le problème du séparatisme ne tombe pas du ciel, car les jeunes ont d’autres problèmes, d’ordre social, de criminalité, de trafic de drogue. En tout cas, le GSI permet de définir le périmètre des difficultés du jeune.

Sans vouloir répondre à la place de François Baroin, je dirais que les deux notions ne sont pas contradictoires : l’espace n’est pas forcément matériel, c’est aussi un espace dans lequel le service public s’accomplit, ce qui renvoie à l’exercice d’une mission de service public, quel que soit le lieu. Ce lieu d’exercice de la mission de service public peut varier – François Baroin a parlé de l’accompagnement scolaire –, il bouge, il est itinérant. À ce titre, il a raison de dire qu’il ne faut pas avoir peur d’aller loin, car lorsque les défenseurs de la République posent de nouveaux jalons, ses adversaires sont déjà bien au-delà, parce qu’ils sont très inventifs.

Nous n’avons pas les moyens suffisants pour contrôler l’instruction à domicile. Il y a sans doute un problème de liberté au regard de la Constitution et du bloc de constitutionnalité de la loi de 1882 sur la liberté scolaire, mais c’est un autre sujet. En tout état de cause, nous avons été beaucoup sollicités, comme vous sans doute dans vos fonctions de député, par des familles et des associations qui défendent la liberté scolaire.

M. le président François de Rugy. Qui défendent l’instruction en famille plutôt que la liberté scolaire !

M. Gilles Platret. Qui revendiquent la liberté scolaire pour défendre l’instruction en famille. En tout cas, c’est ainsi qu’elles présentent les choses. Je me dois d’ajouter que des représentants d’associations et des parents nous ont dit qu’ils n’étaient pas effrayés par un renforcement des contrôles pour prouver qu’ils ne s’inscrivent pas dans une démarche de séparatisme.

Mme Johanna Rolland. Regrettons-nous la suppression de dispositions liées au logement ? Des discussions ont eu lieu en amont ; nos associations de collectivités ont estimé que des sujets d’une telle ampleur ne pouvaient être traités par ordonnances. Pour France urbaine, Catherine Vautrin a échangé à ce sujet avec la ministre.

La mixité par le logement est un enjeu important. Vous disiez, monsieur Reda, que la construction de trop de logements par des villes pouvait conduire à des formes de séparatisme. Je n’ai pas compris si vous parliez de villes construisant trop de logements sociaux. Il me semblait plutôt que le pays en manquait. Selon des propos récents de la présidente de l’Union sociale pour l’habitat, il y en aurait plutôt moins que trop. En revanche, il y a un enjeu d’échelle. France urbaine défend la mutualisation de 25 % de logements sociaux à l’échelle des métropoles et des intercommunalités. Toutes nos communes ne sont pas identiques et leur histoire doit être respectée.

Dans les débats qui vont suivre, il nous apparaît essentiel de prendre en compte les enjeux de la loi de 1901 et de la liberté associative. Cette loi est déterminante. Je ne reviendrai pas sur ce qui a été très bien dit au sujet de l’utilisation de la confusion entre la loi de 1901 et la loi de 1905. Il importe que vous ayez ces éléments en tête lors de l’examen des amendements.

Je terminerai en témoignant de la diversité des situations des territoires. Je regarde François Pupponi, parce qu’en prenant la présidence de France urbaine et en échangeant avec nombre de mes collègues, j’ai mesuré les grandes différences d’expression des sujets selon les endroits et les territoires de notre pays, et la nécessité de les prendre en compte pour soutenir certains de nos collègues qui, dans certaines communes et dans certaines parties du territoire, sont soumis à de fortes pressions. Je ne dis pas qu’elles n’existent pas ailleurs, mais il faut avoir la lucidité intellectuelle d’admettre que les réalités sont parfois très différentes.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup, madame, messieurs.

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15.   Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, mercredi 6 janvier 2021 à 18 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10111835_5ff5f419edbd9.respect-des-principes-de-la-republique--mme-claire-hedon-defenseure-des-droits--mme-roxana-maraci-6-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, nous auditionnons Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, dans un temps contraint, puisque nous disposons d’une heure. Je vous demande donc, madame la Défenseure des droits, de bien vouloir limiter votre intervention liminaire à cinq minutes.

Il nous a paru intéressant d’avoir votre point de vue sur ce projet de loi, tant sur le contexte que sur le texte – ces deux entrées sont généralement celles de nos auditions. Suivront ensuite quelques interventions des rapporteurs et des groupes, puis vous pourrez répondre.

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous remercie, monsieur le président. Parce qu’il s’agit d’un travail collectif, je suis venue avec une partie de mes équipes. Mon intervention sera un peu plus longue que cinq minutes, j’en suis désolée, mais j’ai tout de même certaines choses à vous dire au préalable.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie vraiment d’avoir sollicité mes observations sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République, que vous êtes chargés d’examiner. Ce texte nécessite un examen attentif et scrupuleux pour lequel la contribution du Défenseur des droits me paraît effectivement utile.

Comme l’a souligné le Conseil d’État dans son avis, le présent projet de loi concerne pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis, dont les plus éminents d’entre eux – la liberté d’association, la liberté de conscience et de culte, la liberté de réunion, d’expression, d’opinion, de communication, la liberté de la presse, la libre administration des collectivités territoriales, la liberté d’enseignement, la liberté du mariage, la liberté d’entreprendre, la liberté contractuelle. Il modifie ainsi quatre de nos grandes lois relatives aux libertés, celle de 1881 sur la liberté de la presse, celle de 1882 sur l’instruction primaire obligatoire, celle de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, et celle de 1907 concernant l’exercice public des cultes.

En tant que Défenseure des droits, je pense que nous devons interroger, au‑delà de leur opportunité, le caractère nécessaire et proportionné des mesures envisagées. C’est d’ailleurs sous cet angle que le Conseil d’État a examiné le texte initial. À cet égard, il convient de souligner qu’à l’issue de cet examen, quelques garanties supplémentaires ont pu être apportées au projet de loi. Cependant, tous les risques d’atteinte aux libertés ne sont pas levés. Avant d’analyser précisément quelques-unes de ces dispositions, je voudrais appeler votre attention sur deux problèmes généraux que pose le texte.

En premier lieu, l’objectif de renforcement des principes républicains passe uniquement par des dispositions de caractère répressif.

Le texte accumule des dispositions très hétérogènes sur des sujets aussi variés que la part réservataire des héritiers, les certificats de virginité, l’instruction à domicile ou la protection des agents chargés du service public. Plutôt que d’apprécier chaque problématique dans sa spécificité et d’élaborer des solutions globales nécessairement complexes à ces questions, le texte ajoute des contraintes et des sanctions supplémentaires, comme si c’était là une condition nécessaire et suffisante pour faire vivre et renforcer nos principes républicains. Je note d’ailleurs que plus d’un tiers des articles vise à renforcer les dispositifs de contrôle et près d’un quart définit des peines d’emprisonnement.

Si le but est de garantir le respect des principes républicains, on ne peut donc, à titre liminaire, que regretter l’absence de dispositions relatives à la mixité sociale, pourtant présentes dans une version antérieure du texte, ainsi qu’à la lutte contre les relégations et les discriminations, qui sont souvent le terreau sur lequel se développent les idéologies radicales amenant au séparatisme.

Le second problème que pose le texte est son caractère disproportionné.

Alors que l’exposé des motifs évoque un entrisme communautariste, pour l’essentiel d’inspiration islamiste, le projet de loi n’en fait pas mention et vise finalement des catégories beaucoup plus larges – les personnels des services publics, les associations subventionnées, les établissements d’enseignement privé, les associations cultuelles, entre autres. Tantôt le projet de loi semble viser une catégorie très spécifique de la population, ce qui peut poser problème au regard des principes d’égalité et de non-discrimination – j’y reviendrai –, tantôt, pour ne pas le faire explicitement, il prévoit des interdictions et des sanctions d’application tellement vastes qu’elles sont hors de proportion avec la difficulté qu’il s’agit de traiter.

Il semble ainsi qu’à l’instar de précédents textes de loi, en particulier de ceux relatifs aux différents états d’urgence depuis 2015, la réponse apportée pour atteindre un objectif d’intérêt général, répondre à une demande sociale ou faire vivre des valeurs passe uniquement par de nouveaux interdits, de nouveaux contrôles ou de nouvelles sanctions. Faute d’imagination peut-être, faute d’outils adaptés, faute de dialogue avec la société civile, l’action publique se replie alors dans la facilité apparente de la restriction des libertés.

Ce texte porte donc le risque de conforter une tendance générale au renforcement global et en partie disproportionné du contrôle de l’ordre social, tendance plusieurs fois dénoncée par le Défenseur des droits comme par d’autres institutions chargées de défendre les droits et les libertés.

Sans examiner l’ensemble des dispositions, je souhaiterais illustrer mon propos en insistant sur celles qui me semblent susceptibles de poser problème car non nécessaires et disproportionnées, et appeler votre attention sur sept points – la liberté d’association, la protection des agents chargés d’un service public, les certificats de virginité, les réserves de polygamie, le nouveau délit de mise en danger, l’instruction à domicile et la liberté de culte.

S’agissant de la liberté d’association, le texte me paraît introduire deux atteintes dangereuses.

La vie associative, à laquelle j’ai consacré de nombreuses années d’engagement, est un pilier de citoyenneté dans notre pays. Le dynamisme de nos associations repose sur la mobilisation des citoyens pour des causes dans lesquelles ils se reconnaissent et qui correspondent à leurs convictions propres. Et même lorsqu’elles sollicitent un soutien des pouvoirs publics, locaux ou nationaux, sous forme monétaire ou en nature, elles n’ont pas vocation en tant que telles à refléter les options d’un gouvernement, les priorités de l’État ou les préférences politiques d’une majorité municipale.

Bien sûr, les associations, comme toute personne morale, ainsi que leurs membres, doivent respecter la loi, ce qui est heureusement déjà prévu. En conditionnant l’attribution de subventions à la signature d’un contrat d’engagement républicain, l’article 6 du projet de loi met toutefois les associations dans une position où on leur demande de s’engager positivement et explicitement, dans leur finalité comme dans leur organisation, sur des principes qui sont ceux de la puissance publique. C’est courir le risque de dénaturer en partie le statut des associations, qui sont des tiers essentiels entre le citoyen et la puissance publique.

De surcroît, les principes contenus dans ce contrat – principes de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de dignité de la personne humaine, de sauvegarde de l’ordre public – ne sont pas explicités et devront être définis par un décret en Conseil d’État. Or leur contenu et leur interprétation en la matière sont parfois incertains.

Je n’en donnerai qu’un exemple : quelles sont les limites de la sauvegarde de l’ordre public ? On peut tout à fait entendre qu’une association doit respecter l’ordre public, mais peut‑on demander aux associations de s’engager à le sauvegarder ? On confierait ainsi au pouvoir réglementaire la possibilité de définir le cadre s’appliquant à n’importe quelle association demandant des subventions, à n’importe quelle collectivité publique, ce qui, d’une part, introduit une forte insécurité juridique pour l’ensemble de ces acteurs et, d’autre part, porte un risque d’atteinte à la libre administration des collectivités locales.

Enfermer le recours aux subventions publiques dans un tel dispositif ferait enfin courir le risque que certaines d’entre elles privilégient par exemple des financements étrangers. A minima, notre avis est donc de renoncer au terme de « contrat », et de préciser dans la loi elle‑même les engagements dont le respect est attendu pour bénéficier de subventions publiques, sans renvoyer pour cela à un texte de nature réglementaire.

Par ailleurs, l’article 8 prévoit qu’il sera possible, pour dissoudre une association, de lui attribuer la responsabilité d’agissements commis par un de ses membres, agissant en cette qualité, si elle en avait connaissance et s’est abstenue de les faire cesser. Mais le moyen introduit, qui s’apparente à un renversement de la charge de la preuve, paraît excessif. En effet, les dirigeants d’association, même de bonne foi, peuvent légitimement éprouver des difficultés à identifier des agissements répréhensibles, d’autant que leurs moyens sont souvent limités.

Le dispositif ferait également courir le risque que des associations soient l’objet de tentatives de déstabilisation de la part de gens qui, prenant la qualité de membre ou se faisant passer pour tel, agiraient d’une façon qui mettrait l’existence de l’association en difficulté.

Cet article gagnerait donc à être resserré sur les agissements imputables à l’association elle-même et à ses dirigeants, au nom de l’association.

J’en viens au deuxième point, relatif aux dispositions visant à protéger les agents chargés d’un service public. Le nouveau délit, défini par l’article 4, interroge quant à son articulation avec l’article 433-3 du code pénal. Il reprend en effet les termes du dernier alinéa de cet article s’agissant des comportements susceptibles d’être sanctionnés, à savoir « le fait d’user de menaces, de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation » à l’égard de toute personne participant à l’exécution d’une mission de service public, mais dans un but différent. Il s’agit ici « d’obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ». Il se différencie également du délit défini au premier alinéa par le comportement visé, et en ce que ce comportement est sanctionné uniquement lorsqu’il a un but précis, défini par le texte.

Il n’apparaît pas nécessaire d’insérer ce nouvel article dans une multiplicité de textes déjà compliqués, rendant la loi pénale peu lisible, peu accessible, notamment au regard du principe de l’égalité des délits et des peines à valeur constitutionnelle.

Bien plus tôt, il aurait été bienvenu, comme l’a d’ailleurs suggéré le Conseil d’État, d’engager une réflexion pour donner plus de lisibilité et de cohérence aux incriminations relatives aux menaces, intimidations ou violences contre des personnes, en particulier contre des agents publics, qui ont droit à une légitime protection.

Par ailleurs, je m’interroge sur la pertinence de l’introduction d’une peine complémentaire d’interdiction du territoire français pour les étrangers et sur ces motifs, en particulier au regard de la rédaction initiale, qui faisait référence aux croyances ou convictions de l’auteur de l’infraction. Le cumul des dispositions laisse penser à l’instauration d’un dispositif pénal ciblé sur une catégorie de population, et, à cet égard, susceptible d’être discriminatoire et de porter atteinte au principe d’égalité.

Les dispositions relatives à la dignité de la personne humaine méritent aussi d’être examinées avec attention. J’en citerai deux.

Tout d’abord – c’était le troisième point que je voulais aborder –, l’extension de la réserve de polygamie. Le texte prévoit la généralisation de la réserve à l’ensemble des titres de séjour. Je souhaite à cet égard vous alerter sur les effets concrets que cela pourrait avoir sur certains étrangers justifiant d’une ancienneté de séjour particulièrement significative sur notre territoire.

Actuellement, la loi prévoit déjà que la carte de résident ainsi que, dans de nombreux cas, la carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » ne peuvent être délivrées aux étrangers polygames. La carte de résident peut également être retirée pour ce motif. Ces réserves de polygamie n’ayant été introduites qu’à compter de 1993, des étrangers polygames et leurs épouses, titulaires de cartes de résident délivrées dans les années 1980, se sont vu, après cette modification de la loi, refuser le renouvellement de leur carte de dix ans.

La loi interdisant également qu’il puisse leur être délivrée une carte « vie privée et familiale », des exceptions ont pu être envisagées pour ces étrangers qui, par hypothèse, justifiaient d’une ancienneté de séjour particulièrement significative. Il a notamment été admis par voie de circulaire, qu’ils puissent se voir délivrer des cartes « salariés », même sans autorisation de travail. En généralisant cette réserve à l’ensemble des titres de séjour, l’article 14 du projet de loi interdirait de telles exceptions.

Or le retrait du document de séjour à tout étranger en situation de polygamie est susceptible d’entraîner des conséquences très larges au regard du respect de la vie privée et familiale. Ainsi, des étrangers résidant régulièrement en France depuis plusieurs dizaines d’années se verraient privés du jour au lendemain de tout droit au séjour ainsi que des autres droits afférents, notamment sociaux.

J’en viens au quatrième point que je souhaitais aborder avec vous, la disposition relative aux certificats de virginité. Ces certificats représentent bien entendu une atteinte au respect de l’intégrité et de la dignité des femmes qui sont amenées à les demander. Néanmoins, la pénalisation envisagée dans l’article 16 ne me paraît pas opportune, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, des sanctions disciplinaires peuvent d’ores et déjà être prises à l’encontre des médecins. Ensuite, ces sanctions pourraient être étendues à l’ensemble des professionnels de santé. Enfin, cette pénalisation risquerait de stigmatiser des médecins, infirmières ou sages-femmes, soucieux de protéger des patientes aux prises avec une pression extérieure forte, et les priverait de la possibilité d’engager une discussion d’information et d’éducation. Un travail de prévention des violences psychologiques et physiques, accompagné d’efforts d’éducation, paraît beaucoup plus approprié, notamment par la mise en œuvre effective des cours d’éducation sexuelle, dont l’obligation figure aujourd’hui dans les textes mais qui ne sont pas encore réellement enseignés dans nos écoles. C’est d’ailleurs ce que recommandent les sociétés françaises de pédiatrie et de pédiatrie médico-légale.

Dans le cinquième point, je souhaitais appeler votre attention sur l’article 18. Cet article crée une nouvelle infraction de mise en danger de la vie d’autrui, par diffusion d’informations « relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne, permettant de l’identifier ou de la localiser, dans le but de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens ».

Deux aspects méritent d’être soulignés, en ce qu’ils distinguent nettement cet article de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. D’une part, cet article incrimine la diffusion d’informations de nature essentiellement privée, et ne relevant pas d’un sujet d’intérêt général. D’autre part, il vise à protéger tout individu contre le risque de mise en danger, associé à la diffusion d’informations permettant de l’identifier ou de le localiser.

J’appelle cependant votre attention sur la référence aux atteintes à l’intégrité psychique. Il s’agit en effet d’une notion mal définie, au contenu large, susceptible d’étendre considérablement le champ de l’incrimination. Le flou qui l’entoure pourrait être de nature à créer une autocensure chez les éditeurs ou des journalistes, qui craindraient de voir engager leur responsabilité par cette nouvelle infraction. Nous sommes donc d’avis de la retirer du texte.

Le sixième point que je souhaitais aborder avec vous a trait aux dispositions prévues par l’article 21 pour limiter et encadrer l’instruction dans la famille. Avec cet article, l’instruction à l’école devient la règle et l’instruction à domicile, l’exception, pour laquelle un régime d’autorisation est substitué au régime de déclaration.

Tout au long de son histoire, l’école de la République s’est développée sur la base de la seule obligation d’instruction, assortie de contrôles, qui a d’ailleurs permis la cohabitation de l’école publique, gratuite et laïque, de l’enseignement privé sous contrat d’association, de l’enseignement privé hors contrat et de l’instruction en famille, ce qui n’empêche pas qu’une priorité soit accordée aux établissements d’enseignement, notamment par la loi, depuis 1998.

La possibilité d’une instruction dans les familles figure dans la loi Ferry de 1882. Il n’y a donc pas d’incompatibilité de principe entre une école républicaine et la liberté laissée aux parents des modalités pratiques de l’instruction, toujours dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Je formulerai trois réserves sur la nouvelle disposition.

D’abord, quant à l’objectif visé : en effet, la place de cette disposition dans le projet de loi interroge sur la possibilité qu’elle soit motivée par des seuls impératifs sécuritaires. On peut se demander si elle ne devrait pas plutôt l’être au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant.

La deuxième réserve concerne l’opportunité de la disposition. D’une part, et sous toute réserve, l’étude d’impact n’apporte aucun élément clair, et toujours aucune visibilité sur le risque de prosélytisme au sein de l’instruction dans la famille. D’autre part, la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance vise déjà à clarifier et resserrer l’encadrement des contrôles pédagogiques de l’instruction dans la famille.

Il apparaît donc plus opportun de commencer par faire le bilan du renforcement des modalités du contenu des contrôles introduits par cette loi, à moins que ce projet d’interdiction ne soit un aveu de l’échec et de l’insuffisance des contrôles a posteriori et des accompagnements qui étaient prévus jusqu’à présent.

La troisième réserve vise la compatibilité de la disposition avec la liberté d’enseigner des parents. Bien que la valeur constitutionnelle de cette liberté ait été reconnue et qu’elle découle de la liberté d’élever ses enfants conformément à ses croyances religieuses et morales, reconnues notamment par la Convention internationale des droits de l’enfant et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, elle se trouve très amoindrie par cet article.

En outre, aucune donnée n’est précisée s’agissant des critères qui seront utilisés par les services académiques pour mesurer la capacité des parents à assurer l’instruction en famille, qui n’est d’ailleurs évoquée que dans le quatrième motif permettant d’accorder une autorisation. Si je comprends et partage la nécessité de prévenir les risques de déscolarisation ou de soustraction des enfants à l’obligation d’instruction, je tiens à rappeler que l’ensemble des mesures prises dans ce but doivent être subordonnées, dans leur conception comme dans leur application, à la considération de l’intérêt supérieur de l’enfant. À cet égard, si je puis me permettre, plutôt que de déployer autant d’efforts pour limiter et encadrer l’instruction en famille de 35 000 enfants, il me paraît urgent de trouver des solutions pour les plus de 100 000 jeunes qui sortent de notre système scolaire sans aucune qualification.

J’en viens, dernier point, aux articles relatifs au libre exercice des cultes. Plusieurs articles du projet de loi me semblent de nature à renforcer un climat de méfiance à l’égard des associations cultuelles, dont la quasi-totalité ne pose aucun problème. Alors que la loi de 1905 a été adoptée dans un esprit d’apaisement, le projet de loi introduit un dispositif d’encadrement renforcé des associations cultuelles.

Tout d’abord, en plus de la déclaration auprès du préfet du département pour obtenir la personnalité morale, les associations cultuelles devront désormais établir une seconde déclaration pour bénéficier des avantages propres à leur catégorie. De surcroît, non seulement le préfet pourra s’y opposer dans les deux mois, mais il pourra également retirer le bénéfice des avantages s’il constate que l’association ne remplit pas ou plus les conditions prévues par les articles 18 et 19 ou pour un motif d’ordre public. Enfin, cette déclaration devra être renouvelée tous les cinq ans. Au-delà du lourd formalisme que cela représente, le dispositif créera une nouvelle catégorie d’association relevant de la loi de 1905, qui ne bénéficiera pas des avantages propres aux associations cultuelles, avantages dont les contours semblent flous en l’état actuel du texte. Par ailleurs, le projet de loi prévoit, aux articles 30 à 33, des exigences comptables particulières pour les associations à objet cultuel. Cette singularité, juridiquement inexplicable, n’est pas de nature à renforcer la confiance. Enfin, le cas des cultes en outre-mer, visé aux articles 47 et 48, est si particulier qu’il devrait être traité comme tel. Une étude d’impact approfondie pour tenir compte des particularités des dispositifs juridiques applicables est indispensable avant toute réforme.

Enfin, je m’interroge au sujet de l’article 44, qui prévoit d’insérer dans la loi du 9 décembre 1905 un article qui autorise le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police, à prononcer la fermeture temporaire des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes ou tendent à justifier ou encourager cette haine ou cette violence. De telles mesures figurent déjà dans la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT. Dès lors, l’introduction de ces nouvelles dispositions dans la loi du 9 décembre 1905 plutôt que dans le code de la sécurité intérieure pose question et mériterait d’être justifiée. Il conviendrait de préciser l’articulation entre les deux textes, notamment pour ce qui concerne les propos ou les activités qui provoquent à la violence ou à la haine.

Ce texte traite pratiquement de tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis. Ces libertés sont au cœur des principes républicains qu’il s’agit, selon le titre du texte, de conforter. Elles n’en sont ni un accessoire ni un regrettable désagrément. Or, certaines dispositions, en affaiblissant ces libertés, pourraient affaiblir les principes républicains eux-mêmes plutôt que les conforter et les promouvoir.

M. le président François de Rugy. Madame la Défenseure des droits, je n’ai pas voulu vous interrompre et je vous ai laissée parler plus de vingt minutes parce que vous aviez préparé un texte mais il nous sera à présent compliqué de mener une audition normale en laissant s’exprimer les uns et les autres. Je demanderai à nos collègues d’être concis pour que vous ayez le temps de nous répondre, même rapidement. Une autre audition, en effet, nous attend à dix‑neuf heures. Si vous en êtes d’accord, madame Hédon, nous transmettrons votre texte aux députés de la commission, ainsi qu’à tous les députés qui le demandent.

M. Florent Boudié, rapporteur général. En vertu de la loi organique du 29 mars 2011, le Défenseur des droits présente chaque année au Président de la République, au président de l’Assemblée nationale et au président du Sénat, un rapport qui rend compte de son activité générale. Cette loi ouvre également le droit, constitutionnellement garanti, au Premier ministre, au président de l’Assemblée nationale ou au président du Sénat, de consulter le Défenseur des droits sur toute question relevant de son champ de compétence. Par conséquent, les avis que vous formulez permettent d’alimenter nos débats et notre réflexion. Je me permettrai quelques remarques avant de vous poser deux questions.

Tout d’abord, il me semble que, dans son avis, le Conseil d’État a considéré que la quasi-totalité des articles du projet de loi prévoyait des moyens proportionnés aux objectifs poursuivis. Je reprends en tout cas le terme du Conseil d’État, qui a un sens juridique, mais peut-être lui donnez-vous une autre connotation.

Vous évoquez le caractère répressif du projet de loi – vous n’êtes pas la seule, d’ailleurs – ainsi que l’esprit d’apaisement de la loi de 1905. C’est probablement ce que nous devons retenir cent quinze ans plus tard mais ce n’est sans doute pas la lecture qui en fut faite lors de sa promulgation. Relisons ensemble son article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » À l’époque, la loi de 1905 fut plutôt perçue comme un outil répressif pour l’exercice des cultes. D’ailleurs, les deux tiers des articles de cette loi concernent la régulation de l’organisation des cultes, à proprement parler, ce qui fut vécu comme une ingérence. Le titre V concerne la police des cultes. Quant à la notion d’ordre public, elle est rappelée à quasiment tous les articles.

J’aimerais à présent que vous éclairiez plusieurs points. Pourriez-vous ainsi préciser vos propos au sujet de la polygamie ? Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) comporte de nombreuses dispositions qui interdisent la polygamie. En particulier, vous l’avez rappelé, la polygamie empêche d’obtenir une carte de résident ou de séjour temporaire. Au fond, il m’a semblé comprendre qu’il s’agissait, par ce projet de loi, de poser un principe général au chapitre III de ce titre Ier plutôt que de se contenter de dispositions perlées au gré des articles du CESEDA.

Je comprends de vos propos qu’on ne pourrait pas condamner une personne polygame, présente sur le territoire français depuis longtemps et intégrée socialement, sous peine de menacer son intégration. Je crois qu’une telle affirmation, si je l’ai bien saisie du moins, mérite un débat.

Par ailleurs, votre autorité administrative indépendante peut être saisie en cas d’atteinte à des libertés que notre projet de loi entend aussi préserver : la liberté de culte et les principes républicains, qui figureront dans un contrat d’engagement – liberté, égalité, fraternité, non‑discrimination, sauvegarde de l’ordre public. Il peut être porté atteinte à ces libertés en raison de certaines dérives, comme le repli communautaire ou des logiques séparatistes. J’aimerais vous entendre à ce sujet.

Enfin, que pensez-vous de l’article 27, qui impose aux associations concernées de déclarer préalablement leur qualité cultuelle au représentant de l’État dans le département ? Y voyez-vous une atteinte à la liberté d’exercice ou d’organisation du culte ? Aujourd’hui, le constat se fait plutôt au cours de la vie de l’association, par l’intermédiaire du rescrit administratif ou fiscal, pour cinq ans également.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Je suis rapporteure pour le chapitre relatif à la dignité de la personne humaine, qui prévoit des dispositions pour lutter contre les discriminations, en particulier celles qui frappent les femmes. M. Boudié a eu raison de le rappeler : vous recevez, de par votre mission, des informations et des signalements de cas de discrimination. C’est pourquoi votre avis sur ces articles nous importe.

Rappelons au passage que les mesures du projet de loi concernant la réserve héréditaire visent à protéger certains héritiers et à assurer une forme d’égalité au sein de la fratrie. Les pensions de réversion ouvrent le droit à une partie de la retraite au conjoint survivant dans le cas d’un mariage monogame, puisque c’est celui qui est reconnu en France. La mesure concernant les certificats de virginité tend également à garantir le respect de la dignité de la personne. On sait bien que la pratique n’est pas reconnue en France mais elle existe et on connaît les risques qu’elle fait encourir. Il en va de même pour les mariages forcés qui portent atteinte au principe du libre consentement. L’esprit de ce projet de loi est de renforcer le niveau d’exigence pour faire évoluer les pratiques culturelles et religieuses, en accompagnant la transition. Le durcissement des textes comporte des risques et nous en sommes conscients, mais il présente l’intérêt de faire comprendre que nous devons vivre ensemble dans le respect des principes de la République. Qu’en pensez-vous ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. Ma question concerne l’instruction en famille, visée à l’article 21. Défenseure des droits, vous êtes aussi Défenseure des droits des enfants. L’article 21, tout comme les articles 22, 23 et 24 qui traitent de l’enseignement privé, tendent à assurer aux enfants le droit à une instruction de qualité, qui réponde à des normes minimales, quel que soit le mode d’instruction choisi par les parents. Avez-vous été saisie à ce sujet ? Ainsi, au Québec, l’État a revu les dispositifs d’instruction en famille à la suite de la plainte d’un enfant qui n’avait pas bénéficié, chez lui, de l’instruction qu’il aurait dû recevoir.

Par ailleurs, vous nous conseillez de nous occuper plutôt des jeunes décrocheurs que de l’instruction en famille. C’est ce que nous faisons puisque nous avons adopté une mesure qui rend obligatoire la formation pour les jeunes de 16 à 18 ans. Du reste, pour ce qui est du décrochage, ne négligeons pas un phénomène que nous avons du mal à évaluer mais qui existe : le retrait du collège de filles et de jeunes filles. En l’espèce, ce ne sont plus des jeunes de 16 à 18 ans qui sont concernées, mais de 14 à 16 ans. En âge d’être instruites, elles le sont à leur domicile. J’aimerais avoir votre avis sur ce sujet.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Je voudrais vous interroger sur l’article 18, pour lequel vous avez émis quelques réserves. Concernant les éditeurs, nous pouvons vous rassurer. La loi du 29 juillet 1881 relève du droit spécial et, à ce titre, ses dispositions l’emportent sur celles du code pénal. Les mesures prévues à l’article 18 ne s’appliqueraient donc pas aux éditeurs.

Vous avez suggéré de retirer la notion d’atteinte à l’intégrité psychique. Rappelons que cet article a été rédigé après le terrible assassinat de Samuel Paty. Les associations que j’ai auditionnées ont identifié de nombreux cas de personnes, y compris des adolescents et en particulier des jeunes filles, dont le numéro de téléphone, l’e-mail, l’école, des photos intimes, les lieux où on pouvait les trouver, ont été révélés et diffusés, pour porter atteinte à l’intégrité, non pas physique, mais psychique de la personne. C’est une vraie violence psychologique qui se trouve ainsi exercée à l’encontre de personnes particulièrement vulnérables. Au regard de ces éléments que je vous communique, maintenez-vous votre position ?

Je voudrais par ailleurs avoir votre avis sur une disposition, qui n’est pas dans les textes aujourd’hui, mais à laquelle nous réfléchissons. Il arrive qu’un dépositaire de l’autorité publique profère des propos discriminatoires ou commette un délit à caractère raciste. La qualité de cette personne n’est pas considérée comme une circonstance aggravante alors qu’elle est un étendard des principes républicains. Devons-nous faire évoluer notre législation ?

M. Guillaume Vuilletet. En tant que Défenseure des droits, vous êtes une autorité administrative indépendante, ce qui vous confère une liberté de parole absolue. En tant que parlementaires, nous avons, de notre côté, la liberté absolue de commenter cette parole.

Concernant les associations, le fait d’exiger d’une association qui demande de l’argent public, à savoir une partie de la richesse du pays collectée par la puissance publique pour la répartir au nom de l’intérêt général, qu’elle respecte les principes qui fondent cet intérêt général et l’action publique, ne me semble pas une contrainte absolue. C’est, somme toute, ce que nous demandons au travers du contrat d’engagement républicain. Le terme de contrat est en discussion mais, au fond, nous voulons simplement que soit respectée cette exigence minimale, dès lors que de l’argent public est en jeu. Quant au financement des associations cultuelles, la principale contrainte à laquelle elles seraient soumises serait de déclarer les dons étrangers de plus de 10 000 euros, pour assurer leur traçabilité, ce qui ne paraît pas scandaleux.

Au-delà de ces quelques remarques, je suis surtout ennuyé par le fait que nous ne partagions pas, me semble-t-il, la même définition de la liberté et la manière de garantir, par la loi, la liberté. Pour moi, cela passe par la sanction de ceux qui veulent priver les autres de liberté. Quand on interdit les certificats de virginité, on garantit la liberté de la jeune femme en empêchant autrui de la soustraire à la liberté de disposer de son corps. Quand on renforce la lutte contre la polygamie, on préserve la liberté de ces femmes qui doivent bénéficier d’avantages clairement définis. Quand on légifère pour préserver la réserve héréditaire, on garantit les droits de ces femmes, aujourd’hui privées d’héritage.

Ce texte, loin d’être répressif, garantit la liberté de catégories de personnes aujourd’hui menacées. On nous oppose le droit à la différence et, par conséquent, la différence des droits. Le texte fixe-t-il le curseur à un bon niveau ?

M. Julien Ravier. Je partage, madame, un grand nombre de vos positions. Au nom du groupe Les Républicains, je souhaite vous interroger sur les conséquences que ce texte emporte pour nos libertés et la restriction des droits qui en découle. Nous avons auditionné de nombreux représentants des cultes et des courants philosophiques. Tous regrettent, vous l’avez rappelé, la limitation de l’exercice de leur liberté de culte, de leur liberté d’association. Ils ont même l’impression d’être les victimes collatérales d’un texte dont la volonté initiale, vous l’avez dit également, était de lutter contre le séparatisme islamiste, l’islam politique, la radicalisation, qui menacent notre République et troublent l’ordre public. Or, ces menaces ne sont pas citées, ce qui provoque des dommages collatéraux et altère gravement nos libertés et nos droits. On le sait bien, la loi, qui doit être de portée générale, doit éviter de pointer une religion en particulier, en l’espèce la religion musulmane, plus exactement sa pratique extrême ou son dévoiement politique.

Pensez-vous qu’il existe une meilleure façon de rédiger ce texte afin de moins restreindre la liberté des associations et des cultes qui ne posent aucun problème, tout en ciblant la véritable menace ?

Par ailleurs, la liberté d’instruction, instaurée par les lois Ferry, a valeur constitutionnelle. Or, il est prévu, à l’article 21 du projet de loi, de passer d’un régime de déclaration de l’instruction en famille, à un régime d’autorisation accordée pour quatre motifs, à l’exclusion des convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Le passage d’un régime de déclaration dans lequel la liberté est la règle à un régime d’autorisation dans lequel la liberté devient l’exception ne serait-il pas inconstitutionnel ou inconventionnel ?

M. Philippe Vigier. Madame la Défenseure des droits, vous êtes dans votre rôle avec une telle déclaration à charge. Mais, pour vous, est-ce que la République va bien ? Constatez‑vous l’existence d’un séparatisme en France, comme ces élus de terrain que nous venons d’auditionner et qui nous faisaient part de reculs insupportables ? La Défenseure des droits que vous êtes n’est-elle pas sensible au fait qu’il faille renforcer les droits de ceux pour lesquels les principes républicains sont mis à mal ?

S’agissant de la fermeture des lieux de culte, les dispositions actuelles sont régies par la loi de 2017, qui a fait suite à l’état d’urgence de 2015. Ne considérez‑vous pas que c’est protéger ceux qui pourraient subir une influence néfaste, que mettre hors d’état de nuire les auteurs de propos inqualifiables contre la République ?

De la même façon, considérez-vous que la scolarisation à 3 ans soit une avancée permettant de mieux protéger les enfants ? Est-ce qu’un régime d’autorisation n’est pas également une très bonne garantie ? Je ne suis pas opposé à la scolarisation à la maison, mais, pour avoir été maire, je peux vous dire que ce sujet interpelle, parce qu’elle n’était pas toujours le rendez-vous attendu.

Quant aux associations, dès lors qu’il y a de l’argent public, c’est la moindre des choses qu’un contrôle puisse s’exercer. Une institution républicaine ne fonctionne bien que si l’on peut regarder ce qu’il advient de l’argent public. Il faut vérifier si les règles comptables ont été observées et s’il n’y a pas eu de dévoiements. Une fois encore, pour avoir été élu local, je sais qu’ils existent. Il convient seulement de repérer ces distorsions, qui ne sont pas acceptables et jettent l’opprobre sur les autres associations, alors que le monde associatif est généreux, indispensable et assure la cohésion sociale.

Enfin, si des éléments peuvent paraître répressifs, d’autres nous semblent essentiels, notamment ceux concernant le renforcement des principes républicains des associations. Pensez-vous que, grâce au contrat prévu, elles pourraient avoir un rôle majeur dans le renforcement des principes républicains, alors que, selon un récent sondage de l’IFOP, 30 % de Français de moins estiment que les associations jouent un rôle dans l’affirmation de la République ?

Mme Cécile Untermaier. Madame la Défenseure des droits, je vous remercie pour votre longue intervention, nourrie et critique. La complexité du problème appelle en effet des positions argumentées, que je partage en grande partie. J’aimerais d’ailleurs avoir la confirmation que votre avis sera bien rendu public vendredi.

Vos réserves sur les articles 6, 27 et sur d’autres font écho à nos doutes : en multipliant les contraintes, ne risque-t-on pas de porter atteinte à la liberté d’association ? Une telle crainte n’a rien de laxiste, mais relève d’un souci d’équilibre. Le législateur doit entendre vos observations.

Dans le cadre de la lutte contre la radicalisation, reprenant une idée de l’Observatoire de la laïcité, notamment, il semblerait intéressant de donner un statut aux aumôniers en milieu carcéral, en s’inspirant de ce que fait le service des armées. Dans la mesure où nous sommes soumis à la censure de l’article 40 de la Constitution, nous ne pouvons pas déposer d’amendement en ce sens. Nous pouvons néanmoins mener un travail de conviction pour que le Gouvernement introduise dans son texte un dispositif qui me paraît essentiel pour lutter contre la radicalisation en prison. Pourriez-vous nous aider en le soutenant ?

S’agissant de l’article 16, je préfère toujours la pédagogie à la condamnation pénale. J’ai quelques réserves, plus généralement, sur les dispositions du chapitre III relatives aux atteintes à la dignité.

Concernant l’instruction en famille, nous devrions profiter du texte pour afficher le plus clairement possible la nécessité qu’aucun enfant n’échappe au radar de l’école et que tous soient identifiés dans les différentes communes, de sorte que l’instruction en famille ou dans les écoles soit absolument garantie, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

M. Alexis Corbière. Madame la Défenseure des droits, je vous remercie pour la qualité et la densité de vos propos, qui interpellent et dont je partage la majeure partie. Je ne sais ce que vous répondrez à la question de M. Vigier, mais pour ma part je pense que la République va très mal. La liberté est remise en cause, tout comme l’égalité, la fraternité, le droit à l’instruction, le droit au travail, le droit au logement ou encore la laïcité. Le fanatisme religieux augmente. La vraie question est : ce texte permet-il de régler les problèmes ou risque‑t‑il de les aggraver ? Quelles sont les priorités ?

Même si vous n’êtes pas directement un observatoire, les réclamations que vous recevez vous donnent une bonne vision de la situation. Quelles sont les discriminations que vous voyez augmenter ? Êtes-vous saisie au sujet des mariages forcés ou des certificats de virginité ? De quels éléments factuels disposez-vous ? J’aimerais que les faits soient quantifiés, afin d’entrer dans la discussion de manière rationnelle. Si les faits mentionnés existent, sans aucun doute, quelle est leur dynamique ? Sont-ils en augmentation ou régressent-ils ? Je regrette parfois que, dans le débat, ils fassent office de rayon paralysant qui balaie tout – et notre système médiatique est tel que l’on viendra toujours nous opposer un cas. Mais, à ce poste privilégié, que voyez-vous réellement monter ?

Quel regard, par ailleurs, portez‑vous sur le fait de demander à des associations de s’engager par contrat sur des principes ? Il faut défendre le droit, sanctionner ceux qui ne respectent pas la loi, mais demander à des gens de s’engager sur des principes, cela risque de laisser place à l’interprétation et à l’arbitraire.

M. Pierre Dharréville. Madame la Défenseure des droits, je vous remercie pour votre apport et votre expertise. Contrairement à certains collègues, je n’ai pas trouvé gênant que vous preniez un temps raisonnable pour vous expliquer devant notre commission. J’invite d’ailleurs notre assemblée à bien examiner vos remarques, qui nous montrent que nous touchons à des points particulièrement sensibles et que cela mérite de bien y réfléchir et de faire le tour des problèmes posés. Pour répondre à la question de M. Vigier, nous pensons, quant à nous, que la République ne va pas bien. Il serait intéressant de se demander pourquoi. Vous avez sans doute des choses à nous dire sur la difficulté à faire valoir ses droits dans notre République, question à laquelle ce texte ne suffirait sans doute pas à répondre.

Quel est votre avis sur l’article 1er ?

Enfin, le texte ne fait-il pas courir le risque qu’un nombre important de libertés ne soient soumises à autorisation, ce qui, en renversant l’ordre des choses, serait problématique ?

Mme la Défenseure des droits. Vous imaginez bien que la défense de la dignité humaine est l’une de mes préoccupations, et ce depuis très longtemps. Mes propos ne signifiaient en rien, évidemment, que je suis pour la polygamie ou pour les certificats de virginité. Mais il faut voir l’impact des décisions prises sur les familles et sur les personnes concernées. Le texte prévoit la suppression des pensions de réversion pour les veuves polygames, ce qui lèse les femmes. La question, c’est quel est l’impact, dès lors que l’on retire le droit de séjour à des personnes en France depuis des dizaines d’années. Cela demande réflexion. Le systématisme n’est pas forcément la bonne réponse.

Les certificats de virginité sont exceptionnels. C’est une fois de plus le corps des femmes qui est un enjeu, comme par hasard. Il y a des médecins qui font au mieux leur travail dans ce genre de circonstances. Plusieurs ont pris la parole publiquement sur ces questions, en disant que les examens n’étaient jamais faits. On peut l’espérer car ils seraient parfaitement condamnables. Il existe déjà des dispositions législatives qui permettraient de les condamner. Je ne vois donc pas l’intérêt d’ajouter cette question au texte et d’en faire un enjeu sur la place publique en ce moment.

S’agissant des questions cultuelles, le risque, c’est que, la loi de 1905 devenant plus compliquée, les associations soient tentées de se rabattre sur celle de 1901. Je ne suis pas sûre que ce ne soit pas contreproductif.

Concernant l’instruction des enfants, je suis évidemment absolument favorable à l’obligation de scolarité dès l’âge de 3 ans. Cela fait partie des éléments en faveur desquels je milite depuis de longues années. Mettre le plus tôt un enfant à l’école est un moyen de lutter plus efficacement contre les inégalités. Mais la loi offre la liberté d’enseigner à la maison, qui doit aussi être respectée. Je ne suis pas sûre qu’il soit nécessaire de passer à une autorisation préalable. Le texte pose en réalité une question essentielle : celle des contrôles. Le plus important, c’est bien de pouvoir contrôler si l’éducation est effective.

Pour ce qui est des violences psychiques et de la haine sur les réseaux sociaux, je trouve que, une fois de plus, on apporte une mauvaise réponse à une bonne question. Évidemment qu’il y a un problème de haine sur les réseaux sociaux. Mais il existe déjà des lois pour cela. La question est, une fois encore, celle du contrôle et du suivi. Je ne suis pas sûre qu’un nouvel article de loi permette de renforcer la protection et le contrôle.

À propos du contrat d’engagement républicain, toute association doit évidemment respecter l’ordre public et la loi. En revanche, je ne suis pas sûre que la question de la sauvegarde de l’ordre public relève de son domaine.

À votre question de savoir si la République va bien, monsieur Vigier, je réponds : non. Nous sommes un bon observatoire pour vous dire que cela ne va pas bien en matière d’accès aux droits et de discriminations. Ces difficultés m’inquiètent d’autant plus qu’elles minent la confiance dans la République et la démocratie. Je suis particulièrement attachée à la question de la fraternité, que nous avons parfois tendance à oublier et qui doit être remise en avant. Nous sommes un observatoire des dysfonctionnements, je vous le redis. À ma connaissance, nous n’avons pas reçu de plaintes concernant des certificats de virginité ou des cas de polygamie ; en revanche, nous en recevons beaucoup à propos de discriminations et de difficultés à les prouver. Mais si nous en recevons beaucoup, nous n’en recevons pas suffisamment encore, parce que nous ne sommes pas saisis de bien des situations, ce qui m’inquiète.

Mme Constance Rivière, secrétaire générale de la Défenseure des droits. L’article 18, comme précisé dans l’avis, nous semble répondre à l’essentiel du problème posé. Néanmoins, à la suite de l’intervention de Mme Avia, nous nous demandions s’il ne vaudrait pas mieux remplacer « intégrité psychique » par « harcèlement », pour plus de clarté.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie, madame la Défenseure des droits, pour votre contribution à nos travaux.

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16.   Audition de Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée chargée des sports, mercredi 6 janvier 2021 à 19 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10111835_5ff5f419edbd9.respect-des-principes-de-la-republique--mme-claire-hedon-defenseure-des-droits--mme-roxana-maraci-6-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Roxana Maracineanu, ministre chargée des sports.

M. le président François de Rugy. Nous accueillons Mme la ministre chargée des sports Roxana Maracineanu en inaugurant un nouveau fonctionnement pour nos auditions de ministres, avec une série de questions/réponses de trois minutes par groupe, sans propos liminaire. Je donne auparavant la parole à la rapporteure thématique pour les articles qui touchent au sport.

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. Je suis rapporteure thématique du chapitre V du titre I du projet de loi, dont l’article 25 est dédié au sport. Celui-ci a notamment vocation à transformer le système de tutelle de l’État en un système de contrôle, ce qui n’est pas anodin. Que changera concrètement la substitution du mot contrôle à celui de tutelle, dans la mesure où la mention selon laquelle « les fédérations sportives exercent leur mission en toute indépendance » est maintenue ? Quels sont les risques d’ingérence pointés dans l’avis du Conseil d’État ? Ce dernier estime aussi que le contrat de délégation conclu entre l’État et une fédération délégataire pourrait utilement comporter un engagement supplémentaire, issu de la charte olympique. Pourtant, l’alinéa 2 de l’article 50 de cette charte, selon lequel « aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique », n’a pas été repris dans la nouvelle rédaction du projet de loi. J’aimerais vous entendre à ce sujet.

Enfin, une importante réforme entrée en vigueur le 1er janvier 2021 entraîne l’intégration des services de la jeunesse et des sports avec ceux du ministère de l’éducation nationale, qui assureront le contrôle du nouveau système. Que pouvez‑vous nous dire de cette nouvelle organisation qui prend effet au moment où nous débattons d’un projet de loi qui modifiera notre écosystème sportif ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée auprès du ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée des sports. Avant de vous répondre, permettez-moi de vous présenter mes meilleurs vœux pour 2021. J’espère que cette année verra le sport reprendre sa place et ses droits sur le coronavirus et nous permettra de retrouver la cohésion sociale qui nous fait défaut. Lors des précédentes auditions, vous avez été nombreux à souligner le rôle central des associations et de nos clubs comme des vecteurs de citoyenneté, d’intégration, de mixité et de cohésion sociale. Lorsque la situation s’améliorera pour notre pays et pour le sport, notre société se portera mieux, elle aussi.

J’ai porté l’article 25 du projet de loi pour qu’il illustre la contribution du monde sportif aux enjeux de notre société et aux principes fondateurs de notre République que sont l’égalité, la liberté et la fraternité. De fait, le sport est la citoyenneté incarnée. Lorsqu’on est membre d’une association sportive, lorsqu’on pratique en club une activité qui permet la rencontre avec l’autre et lorsqu’on apprend la tolérance, c’est déjà un premier pas vers le vivre-ensemble. Nous voulions, au travers de cet article 25, réaffirmer et valoriser ce que font déjà les fédérations et les associations sportives en la matière.

Vous évoquez le risque que le nouveau contrôle sur les fédérations pourrait comporter. Ce n’est pas dans cette perspective que nous installons le contrat d’engagement républicain pour les associations et les fédérations. Au contraire, c’est une manière de leur accorder notre confiance et de montrer que l’État ne parviendra pas seul à créer ce pacte républicain. Nous atteindrons cet objectif avec les acteurs de terrain, les collectivités et les acteurs associatifs.

Le Président de la République a fait la promesse de renforcer l’autonomie des fédérations sportives, mais aussi de les responsabiliser. Au travers de ce nouveau contrat, qui ne sera pas le même pour les associations que pour les fédérations, nous souhaitons impliquer les fédérations au-delà de l’édiction des règles relatives au geste sportif, de l’attribution d’un titre de champion de France ou de la sélection des coéquipiers d’une équipe de France. Nous entendons les placer dans le champ de la protection de l’intégrité des pratiquants et de l’éthique du sport. Nombre de fédérations agissent déjà dans ce domaine, mais beaucoup n’y sont pas encore. Nous devons donc les accompagner au travers d’un véritable contrat, avec des engagements réciproques, des indicateurs et un contrôle régulier exercé par les agents du ministère. C’est ainsi que les fédérations iront dans le même sens que nous, dans le respect du pacte républicain.

M. François Cormier-Bouligeon. Rares sont, en France, les lieux dans lesquels les citoyens peuvent encore forger du commun et construire la République. L’éducation nationale en est un, le mouvement sportif aussi. Dans un cas comme dans l’autre, il existe une tradition de transmission des valeurs et des principes républicains.

Dans notre pays, le mouvement sportif prend en charge près de 17 millions de licenciés, dont plus de la moitié sont des mineurs. Il offre à notre jeunesse l’apprentissage de la pratique disciplinaire sportive, mais aussi celui de valeurs positives et éducatives. La charte d’éthique et de déontologie du sport français établie par le CNOSF sur le fondement de l’article L. 141-3 du code du sport rappelle les valeurs fondamentales du mouvement sportif français : l’ouverture et l’accessibilité à tous, le respect du jeu, des règles, de soi-même, des autres et des institutions, l’honnêteté, la solidarité, la tolérance, l’égalité des chances et le refus de toute discrimination. Nous devons les préserver et protéger le mouvement sportif pour qu’il ne soit pas percuté par de nombreux sujets sociétaux comme les violences sexuelles, que vous combattez avec détermination, la pédocriminalité et, désormais, les atteintes aux principes de la République, le communautarisme et la radicalisation. Dans certains clubs, les femmes ne sont plus les bienvenues. Cela nous inquiète beaucoup, mes collègues Anne-Christine Lang, Fabienne Colboc, Stéphanie Atger et moi-même. Certains vestiaires deviennent des lieux de prière. Certains jeunes refusent de saluer en montant sur le tatami. Nous pourrions, hélas, multiplier les exemples. Le récent rapport de nos collègues Poulliat et Diard en parle excellemment. Nous devons pleinement outiller le mouvement sportif français pour lutter contre ces phénomènes, mais aussi contre ceux qui confondent l’espace sportif et l’espace cultuel ou l’espace politique. Notre mouvement sportif, nos terrains et nos clubs doivent redevenir des espaces d’émancipation républicaine dans lesquels chacun peut pratiquer le sport sans discrimination et sans influence communautaire.

Alors que l’article 25 du présent projet de loi redéfinit la relation entre l’État et le mouvement sportif, comment comptez-vous quantifier les atteintes aux principes de la République dans le sport ? Un amendement a récemment été voté à notre initiative à ce sujet.

Êtes-vous favorable à la transposition de l’article 50-1 de la charte olympique dans les statuts de l’ensemble des fédérations délégataires de service public qui préconisent la neutralité politique, philosophique et religieuse ?

Êtes-vous consciente des possibles effets pervers du changement de statut de fédération en celui de concession de service public ? Les fédérations ne risquent‑elles pas d’être alors soumises aux règles de la commande publique, même si les financements fédéraux sont majoritairement de source privée ?

Que comptez-vous faire pour que le sport redevienne un véritable lieu de mixité ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. L’article 50-1 de la charte olympique s’applique pendant le temps des Jeux olympiques et paralympiques, ainsi qu’aux délégations des Jeux olympiques. Il ne faudrait pas, dans notre législation, multiplier les injonctions qui viendraient des codes internationaux des mouvements sportifs. Il importe, au contraire, de faire prendre conscience qu’en France, la spécificité de l’organisation du sport va plus loin que dans d’autres pays. Nous avons des fédérations délégataires de service public, ce qui n’est pas le cas partout, que nous pouvons emmener vers le respect des valeurs de la République. C’est ce que nous faisons dans ce projet de loi.

La neutralité lors des compétitions peut également être garantie par le principe de laïcité. En l’occurrence, les salariés d’une fédération délégataire de service public comme les membres d’une équipe de France sont soumis à cette neutralité. Dans l’espace public, les pratiquants sont également soumis au principe de laïcité. Nous devons veiller, grâce à des informations précises et concrètes remontant régulièrement du terrain, à ce qu’ils ne fassent pas de prosélytisme lorsqu’ils pratiquent dans le cadre d’un club ou d’une association.

S’agissant de la quantification des atteintes aux principes de la République et des données émanant du mouvement sportif quant au rôle du sport dans la radicalisation de certaines personnes, notre feuille de route relative à la prévention de la radicalisation dans le sport nous permet de mandater l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, l’INHESJ, et le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, le CIPDR, afin de disposer d’une étude précise et fiable. Un échéancier a été élaboré afin que des points réguliers nous soient présentés. Une mission d’inspection générale a également été lancée en septembre. Nous nous appuierons aussi sur votre rapport.

M. Éric Diard. Comment le sport, facteur d’intégration sociale et de vivre‑ensemble, a-t-il pu être aussi touché par « des phénomènes de repli communautaire, de prosélytisme religieux et de radicalisation » pour citer l’avis du Conseil d’État ? Certains sports et certaines disciplines sont particulièrement concernés.

Dans notre rapport, notre 35ème préconisation consiste à redonner aux préfets l’agrément des associations sportives, comme c’était le cas avant l’ordonnance de 2015. Aujourd’hui, être affilié à une fédération vaut automatiquement agrément. Or les fédérations ne sont pas regardantes sur ce que font les associations, notamment s’agissant du respect du principe de laïcité – ce n’est d’ailleurs pas leur rôle. Le projet de loi prévoit que l’autorité administrative pourra retirer l’agrément en cas de non-respect du contrat d’engagement républicain. Comment l’administration pourra-t-elle retirer un agrément qu’elle n’aura pas elle-même donné ?

Pourquoi ne reprenez-vous pas l’alinéa 2 de l’article 50 de la charte olympique ? En quoi serait-il gênant que notre pays affirme qu’aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, un site ou un emplacement sportif ? Pourquoi ce précepte de l’olympisme ne pourrait-il pas s’appliquer à l’ensemble du sport ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Toutes les associations sportives auront l’obligation de signer le contrat d’engagement républicain d’ici 2025. Elles feront l’objet d’un triple contrôle : celui des collectivités qui les financeront et avec lesquelles elles signeront ce contrat ; celui du préfet qui pourra leur retirer l’agrément ; celui des fédérations qui les auront affiliées, lesquelles seront tenues par un contrat de délégation renforcée signé avec le ministère. Nous concevons qu’un article comme celui de la charte olympique que vous évoquez fasse partie du règlement intérieur des fédérations. Celles-ci seront fortement motivées, par le contrat de délégation nouvelle génération, à l’intégrer. La plupart l’ont d’ailleurs déjà fait.

M. le président François de Rugy. Le fait que des clubs sportifs soient liés à des mouvements religieux ou politiques n’est pas nouveau, dans notre pays. C’est même une tradition très ancienne, qui s’est plutôt atténuée depuis quelques décennies.

M. Philippe Vigier. Le sport peut participer à la reconquête républicaine. Partagez-vous le point de vue selon lequel cette reconquête passe par une extension du territoire de neutralité, notamment aux équipements sportifs ? Comme le soulignait François Baroin, il convient de faire progresser ce périmètre dans la mesure où les équipements sportifs et culturels sont exploités par des associations financées par l’État ou les collectivités. Pensez-vous que les dirigeants de clubs et les animateurs sportifs doivent faire en sorte de renforcer le principe de neutralité ?

Par ailleurs, il est question d’une stratégie nationale visant à promouvoir les principes du contrat d’engagement républicain. L’alinéa 24 de l’article 25 du projet de loi explique que les fédérations délégataires, le cas échéant en coordination avec les ligues professionnelles, élaboreront des « stratégies ». Ce terme n’est-il pas un peu faible ? Ne faut-il pas se fixer des objectifs et marquer plus fortement les principes ? Une stratégie peut se décliner durant plusieurs années, tandis que les élus que nous avons auditionnés ont exprimé une notion d’urgence, que nous retenons.

S’agissant des conditions de la protection de l’intégrité physique et morale des personnes, en particulier des mineurs, le projet de loi renvoie à un décret en Conseil d’État. Les services de votre ministère ont-ils déjà réfléchi à ces modalités ? Qui vérifiera que les conditions de cette protection sont réunies ? Avec quels moyens ? Comment ceux-ci seront-ils déployés ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Nous favoriserons la reconquête républicaine en proposant plus de sport dès le plus jeune âge, par exemple dans le cadre scolaire, mais aussi en faisant venir davantage de pratiquantes et de pratiquants dans les associations sportives. Cela va aussi dans le sens de la mixité que nous attendons et à laquelle nous incitions par de véritables mesures et des financements. Nous voulons également que ces institutions soient dirigées en mixité, et que nous trouvions autant de femmes que d’hommes à leur tête.

Conformément à la loi, la laïcité doit être respectée par les pratiquants dans l’espace public – qu’il s’agisse d’un gymnase, d’une piscine ou d’une rue. Que l’on soit majeur ou mineur, fille ou garçon, on doit pouvoir pratiquer comme on est. Ne sont soumis au principe de neutralité, par la délégation que nous accordons aux fédérations, que les salariés de ces dernières, les organisateurs des compétitions nationales et les sélectionnés en équipe de France. Les pratiquants quant à eux, y compris leurs encadrants et leurs éducateurs, sont soumis comme tout un chacun au principe de laïcité qui existe dans notre République.

Nous devons agir ensemble pour sensibiliser et mieux former tous les éducateurs et les bénévoles, qui sont parfois les employeurs de ces éducateurs. C’est ce que nous faisons, en lien avec le CIPDR qui dispense les premières formations et le ministère des sports qui anime, avec une mission nationale, un réseau de référents citoyenneté, laïcité et lutte contre la radicalisation. Nous comptons près de 250 référents dans les fédérations, les établissements sportifs, les CREPS – centres de ressources, d’expertise et de performance sportive – et les écoles de l’INSEP, l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance. Nous animons ce réseau avec de la formation, pour répondre aux questions que se posent les éducateurs lorsqu’ils sont en face d’un fait religieux. L’objectif est de les aider à mieux observer d’éventuels changements ou une radicalisation et, le cas échéant, à les signaler. Cette action a débuté. Un logiciel unique permettra aux éducateurs et aux bénévoles de signaler les radicalisations et les violences sexuelles qu’ils auront observées. Le signalement au ministère des sports sera ainsi plus fluide, avec une coopération renforcée avec le ministère de l’intérieur.

En somme, le rôle du ministère des sports est de comprendre ce qui se passe sur le terrain et de le signaler au ministère de l’intérieur pour multiplier les contrôles quand c’est nécessaire.

Mme Marietta Karamanli. L’article 6 du projet de loi renforce l’encadrement des subventions attribuées aux associations par les collectivités, afin de s’assurer que ces moyens sont employés dans le respect des principes républicains. D’une part, toute demande se fait par l’intermédiaire d’un formulaire administratif Cerfa. D’autre part, la charte des engagements réciproques entre l’État, les collectivités territoriales et le mouvement associatif, signée en 2014, est décrite dans son préambule comme « un acte solennel fondé sur les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ». De nouveaux éléments figurent dans le projet de loi, comme le rejet de la haine et la sauvegarde de l’ordre public. Qu’apporte cet article 6 ?

De quels moyens dispose votre ministère pour contrôler que les associations respectent leurs obligations en matière de laïcité ? Combien de contrôles ont déjà été réalisés et combien d’autorisations, d’agréments ou de subventions ont-ils été remis en cause au titre du non-respect des principes et valeurs de la République ?

Enfin, qu’apporte la modification du code de la sécurité intérieure pour limiter et lutter contre les violations par des groupements portant atteinte à la légalité républicaine par leur fonctionnement et leurs activités ? L’alinéa 6 de l’article L. 212-1 prévoit déjà des solutions, en des termes très précis.

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Je ne répondrai que partiellement à vos questions, pour la partie relative à l’article 25 du projet de loi. La modification du code du sport concerne les associations. Aussi nous semblait-il important de compléter le descriptif du formulaire Cerfa avec la notion de protection des publics érigée en valeur de la République. Le non-respect des valeurs mentionnées dans le Cerfa permet de fermer les structures, le cas échéant. Pour les fédérations, il n’est pas question d’un Cerfa avec une case à cocher, mais d’un véritable contrat avec des objectifs. C’est à ce titre que le code du sport et le ministère des sports auront un grand rôle à jouer.

Il ne s’agit pas d’inciter les fédérations à avoir une stratégie, mais de définir avec elles un contrat articulé autour de trois thématiques. Nous travaillons avec l’Afnor pour élaborer un référentiel dit Afnor SPEC, qui permettra d’ici l’été 2021 aux fédérations et aux ligues professionnelles de garantir l’intégrité de leurs institutions et des compétitions sportives qu’elles organisent, mais aussi pour les pratiquants qu’elles accueillent. Des orientations ministérielles leur seront communiquées, et elles pourront choisir d’atteindre un niveau compris entre 1 et 5. Des rendez-vous réguliers et un dialogue de gestion très poussé seront organisés entre le ministère des sports et ces fédérations pour voir dans quelle mesure elles respectent ces normes et si elles vont au-delà du rôle qui leur est imparti dans l’imaginaire collectif et qui consiste à organiser des pratiques sportives. En l’occurrence, si elles jouent un rôle sociétal affirmé, elles recevront davantage de financements et participeront de manière plus marquée aux politiques publiques des différents ministères. En somme, il ne s’agira pas simplement d’inciter les fédérations à avoir une stratégie, sans aucun regard sur leurs activités. Au contraire, le travail de nos agents du ministère des sports consistera à les accompagner dans la définition de cette stratégie, à l’évaluer avec des indicateurs et à observer la façon dont elle est déclinée au quotidien au sein des associations affiliées.

M. le président François de Rugy. J’observe qu’il n’y a pas de représentant des groupes Agir ensemble et UDI et Indépendants.

M. Olivier Falorni. Le monde du sport n’échappe pas au risque de radicalisation. Il constitue même un terreau favorable à son développement, dans certains cas. Vous avez déclaré en septembre dernier, à la suite de l’excellent rapport d’information parlementaire de nos collègues Diard et Poulliat, que ce phénomène repose sur des on-dit et des éléments figurant dans des livres qui paraissent, sans données objectives pour le mesurer. Il est vrai qu’il est difficile de quantifier cette radicalisation multiforme dans les clubs. Néanmoins, constatez-vous une montée de clubs communautaires, notamment dans le football ? Confirmez-vous l’infiltration de personnes radicalisées dans les sports de combat, avec un risque d’entrisme ? Quant aux pratiques sportives émergentes qui ne sont pas encore officialisées par le ministère des sports, elles posent difficulté car elles sont moins faciles à contrôler.

Êtes-vous favorable à l’extension du champ des enquêtes administratives de sécurité pour les éducateurs sportifs, en raison de leurs liens directs avec des publics par définition jeunes et vulnérables ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Les pratiques émergentes sportives ou associées au sport, comme le e-sport, sont prises en compte par l’étude de l’INHESJ et du ministère des sports relative aux phénomènes de radicalité.

Lors de la création des CLIR, les cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire, le 27 novembre 2019, 127 des 380 000 associations sportives étaient identifiées comme étant en relation avec une mouvance séparatiste, parmi lesquelles 29 tenues par l’islam radical. Nous avons contrôlé 207 établissements recevant du public et fermé cinq d’entre eux, plutôt pour des raisons administratives mais aussi parce qu’une problématique de radicalisation avait été détectée. C’est la raison pour laquelle nous devons aller plus loin dans cette politique de repérage – que l’État ne saurait conduire seul –, de sensibilisation et formation des éducateurs et des bénévoles. Les signalements peuvent être effectués en contactant le numéro vert de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, l’UCLAT, directement sur la plateforme PHAROS ou encore avec le futur logiciel SIGNAL. Il importe que nous nous puissions nous appuyer sur ces relais, qui sont au contact de la jeunesse et des phénomènes de radicalisation qui peuvent voir le jour dans le monde associatif. L’objectif est de multiplier les remontées d’informations, d’agir main dans la main avec le ministère de l’intérieur et d’aller plus loin, le cas échéant.

M. Alexis Corbière. Quels nouveaux outils législatifs ce texte apporte-t-il ? De quels éléments concrets d’observation le ministère des sports dispose-t-il pour quantifier les phénomènes qui sont à la source de ce projet de loi ? Si ces phénomènes existent, quelle est leur réalité sensible ? Sont-ils ultra minoritaires ou en développement ? Certes, le sport communautaire existe. Mais dans notre pays, l’histoire du sport s’est constituée autour du mouvement ouvrier, des églises, du patronage et des amicales laïques. Ce phénomène est plutôt déclinant, même s’il existe encore. Qu’en est-il exactement ? Il faut entrer dans le détail.

Je constate qu’il existe un problème dans les sports de combat. Sans doute convient-il que les services de renseignement et de police s’y intéressent. Ce sujet vous dépasse. Le mouvement sportif est désarmé, si vous m’autorisez cette expression, pour constater que ces sports deviennent le prétexte à des regroupements dans une autre visée. Dans la mesure où nous travaillons de manière très impressionniste, je crains que nous ne sachions plus vraiment de quoi nous parlons. C’est la raison pour laquelle je voudrais savoir ce que vous constatez, et avec quels outils. Il serait dommage que vous n’en ayez pas, ce qui signifierait que nous travaillons à l’aveugle. La presse a souvent pointé du doigt le mouvement sportif comme étant l’un des lieux de radicalisation. Qu’en est-il ?

Si le contrat d’engagement républicain était adopté, les clubs seraient-ils vraiment en capacité de transmettre les valeurs de la République ? Souvent, les bénévoles n’ont pas tous les outils pour le faire. Il faut les aider. À défaut, ils ne transmettront qu’une version light de ces valeurs républicaines. La République ne consiste pas seulement à apprendre la Marseillaise à nos enfants.

Enfin, vous avez indiqué que les fédérations sportives s’engageaient déjà, pour la plupart, à respecter l’article 50 de la charte olympique. Mais celle-ci n’est pas sans poser problème. Ainsi, elle n’autorise aucune sorte de manifestation ou de propagande politique, religieuse ou raciale dans l’enceinte olympique. On peut soutenir cette idée, mais je suis aussi de ceux qui applaudissent quand des sportifs prennent position contre le racisme. Je n’apprécie pas que le mouvement sportif se lave les mains du contexte politique dans lequel il évolue.

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Initialement, l’intitulé du projet de loi était la lutte contre les communautarismes et le séparatisme. Il a changé depuis, de même que la composition du texte avec l’apport de l’article 25 relatif au sport. Je suis fière qu’il s’agisse désormais d’un projet de loi confortant les principes de la République. Le sport et l’association sportive sont déjà des lieux d’éducation à la citoyenneté, précisément parce qu’on y apprend les valeurs de tolérance et de rencontre de l’autre et parce qu’on y arrive tel qu’on est, avec ses différences de culture, d’origine, de culte et de personnalité. C’est ce qui fait la richesse de ces associations, qui rassemblent des personnes très différentes les unes des autres autour du maillot sportif, de la couleur de la ville ou du drapeau français. C’est ce que nous voulions préserver. Aussi ce projet de loi est-il un moyen de valoriser ce que nombre de fédérations et de clubs sportifs font déjà, parfois sans le savoir, sans le dire et sans que cela soit suffisamment reconnu. Le contrat de délégation nouvelle génération valorise ce qu’un club apporte à la société et à l’individu au-delà des règles et des gestes sportifs. C’est un moyen de présenter le sport sous son aspect sociétal dont nous sommes tous convaincus, mais à l’égard duquel les acteurs sportifs ne se sentent pas assez reconnus.

C’est aussi une manière d’orienter nos politiques vers un plus grand soutien des associations, en particulier dans certains territoires plus défavorisés dans lesquels le sport peut remplir le rôle d’éducation à la citoyenneté, de rattrapage des inégalités sociales et du vivre ensemble et en parfaite mixité. Je suis donc heureuse que le sport et les fédérations sportives aient pu trouver leur place dans ce projet de loi et dans la représentation de ce que pourra être le pacte républicain de demain.

Nous devons aussi veiller, dans certaines disciplines, à ce que le sport reste l’objet unique des associations sportives et à ce que rien ne prenne le pas sur lui lors des rassemblements. Le séparatisme – religieux, politique ou idéologique – est dangereux pour tout le monde, surtout pour notre jeunesse.

Mme Marie-George Buffet. Le sport est un lieu de citoyenneté, et les sportives et les sportifs sont aussi des citoyennes et des citoyens. Par ailleurs, la charte olympique n’a pas que des qualités. Pendant des décennies, par exemple, elle a interdit la pratique sportive aux femmes dans les compétitions olympiques. Les récentes prises de parole de sportifs de haut niveau concernant le racisme ou d’autres sujets sont respectables et ne devraient pas être interdites.

Auparavant, le ministère avait les moyens de retirer l’agrément d’une fédération dont les pratiques étaient contraires à l’éthique. Une convention permettait de tisser des liens entre l’État et les fédérations. Quelle sera la place du contrat par rapport à cette convention ? Alors que les conventions sont signées entre les fédérations et l’ANS, l’Agence nationale du sport, ce contrat sera-t-il passé entre les fédérations et le ministère ?

Si un club sportif a des pratiques contraires à l’éthique, notamment des pratiques de radicalisation, quelle sera la responsabilité de la fédération qui aura signé le contrat ? Toutes les fédérations n’ont pas les outils nécessaires pour suivre les pratiques de leurs clubs.

L’étude d’impact appelle notre attention sur le fait que certaines fédérations ne pourraient pas se soumettre aux nouvelles conditions d’octroi de la délégation, notamment l’élaboration d’une stratégie nationale visant à promouvoir et préserver les principes et objectifs du contrat. Avez-vous plus de précisions ? Quelles sont les fédérations qui seront en incapacité de faire face aux exigences du contrat ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Les fédérations signeront le contrat de délégation nouvelle génération avec le ministère, et la convention d’objectifs et de moyens avec l’ANS. Il y aura donc inévitablement un lien, que nous sommes en train de travailler, entre ces deux actes. Par ailleurs, le contrat de délégation ne restera pas à la main et à la responsabilité des seules fédérations. Étant déchargés de la convention d’objectifs et de moyens grâce à l’ANS, nous avons, avec nos agents du ministère, la capacité et la liberté de nous concentrer sur cette mission régalienne qui consiste à veiller à la protection des publics – qu’il s’agisse des instances fédérales ou des clubs, des compétitions ou des pratiquants. Le référentiel Afnor SPEC nous permettra d’accompagner et d’aider ces structures, qui pourront faire du sur-mesure. La charte des 15 engagements éco-responsables pour les organisateurs d’événements et gestionnaires d’équipements fonctionne déjà ainsi : chacun se fixe ses propres objectifs, en accord avec le ministère. Certes, nous voudrons que les objectifs des fédérations soient le plus ambitieux possible, mais nous prendrons en considération leurs moyens financiers et humains de déploiement. Un lien très fort existera entre le nombre de conseillers techniques sportifs mis à disposition et la stratégie de protection des publics des fédérations concernées.

Ce contrat de délégation ne touchera pas uniquement aux principes de la République, mais aussi à la protection des publics, à la lutte contre les violences sexuelles et à la démocratie dans le sport et les fédérations. Ce sera un outil très complet, que nous serons heureux d’installer grâce à la loi. Il ne s’agira pas de l’imposer. C’est la raison pour laquelle nous travaillerons avec les fédérations pour proposer du sur-mesure.

Depuis 2016, un décret introduit dans le code du sport des dispositifs obligatoires relatives aux droits et devoirs des sportifs de haut niveau lorsqu’ils arrivent en équipe de France et représentent leur fédération au niveau international. Je publierai un décret complémentaire dans les prochains mois, pour intégrer les devoirs des sportifs de haut niveau en faveur du pacte républicain, comme le nécessaire respect des symboles de la République, mais aussi la possibilité de s’exprimer et d’être écoutés par les instances.

Mme Perrine Goulet. Il est indiqué, dans le projet de loi et son analyse, que le ministère des sports souhaite renforcer sa mission régalienne. Comment peut-il le faire, en passant d’une tutelle à un contrôle simple via un contrat avec les fédérations ?

Vous évoquez une charte pour les joueurs professionnels. Est-ce à dire que nous ne verrons plus ces derniers effectuer des signes religieux au cours des rencontres sportives ?

Comment le texte que vous nous proposez permettra-t-il de lutter concrètement contre les clubs communautaires ou radicalisés ? Comment un préfet pourra-t-il retirer un agrément donné par une fédération ? Cette disposition est ambiguë.

Pensez-vous que la neutralité doit être étendue aux bénévoles qui encadrent les enfants, pour garantir leur intégrité morale ?

Mme Roxana Maracineanu, ministre déléguée. Le droit et la loi garantissent déjà la neutralité dans l’espace public, grâce au dispositif supplémentaire que nous mettons en place y compris dans le monde associatif, et spécifiquement dans le monde sportif. Je ne vois pas comment nous pourrions imposer la neutralité aux bénévoles d’une association. La loi est ce qu’elle est. C’est à vous qu’il revient de décider s’il y a lieu de revenir sur ce principe. À titre personnel, je ne pense pas que tel soit le cas. L’illustration par des exemples me semble suffisante. Nous devrons aussi faire attention aux images diffusées à la télévision. Souvent, un amalgame est fait entre les sportifs qui représentent l’équipe de France, sélectionnés par une fédération délégataire et tenus à la neutralité par les deux décrets qui seront prochainement modifiés, et les sportifs professionnels membres de clubs. Il s’agit parfois des mêmes personnes, mais dans des situations différentes. Il faudra s’assurer que la distinction est bien faite.

Nous serons en mesure de renforcer notre mission régalienne de protection des publics dans la mesure où nos agents du ministère pourront davantage s’y consacrer. Jusqu’à présent, ils accordaient des subventions et aidaient le CNDS, le Centre national pour le développement du sport, à distribuer de l’argent pour soutenir le monde associatif. Maintenant que l’ANS instruit ces dossiers et que les fédérations nous aident dans la diffusion des subventions, les agents du ministère peuvent se concentrer sur la protection des publics. Pour citer cet exemple, la réforme que nous menons permettra de positionner plus fortement les conseillers techniques sportifs dans les thématiques d’éthique, d’intégrité et de respect des valeurs de la République. C’est aussi avec des moyens humains que nous atteindrons cet objectif, de même qu’avec cette nouvelle relation aux fédérations que le Président de la République a voulu placer sous le signe de la confiance et de l’autonomie, en passant d’un régime de tutelle à un régime dans lequel nous accordons notre confiance tout en renforçant les contrôles. En cas de dérives, des procédures disciplinaires seront proposées par les fédérations. Des évaluations seront effectuées par le ministère des sports à partir des indicateurs que nous aurons définis ensemble dans le contrat de délégation.

Aucune concession ne saurait être faite s’agissant des valeurs de la République. Les dirigeants des fédérations, que nous avons consultés, en sont convaincus et sont tout autant motivés que nous à lutter contre les séparatismes et toute sorte de discrimination qui pourrait exister dans le sport.

M. le président François de Rugy. Merci, madame la ministre.

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17.   Audition de M. Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, mercredi 6 janvier 2021 à 21 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10112621_5ff6160bc58fc.respect-des-principes-de-la-republique--m-cedric-o-secretaire-d-etat-charge-de-la-transition-nume-6-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, auquel je souhaite une bonne et heureuse année 2021, qui sera sans aucun doute placée sous le signe du numérique.

Je rappelle les règles applicables aux auditions de membres du Gouvernement : un enchaînement sans propos introductif de questions de trois minutes maximum – un temps de parole que les groupes peuvent le cas échéant répartir entre plusieurs orateurs – et de réponses de la même durée, afin que nos échanges soient dynamiques et les réponses les plus précises possible.

Certains des articles du projet de loi confortant le respect des principes de la République portent sur la lutte contre la haine en ligne, sujet qui tient à cœur à beaucoup de députés qui ont déjà travaillé sur le sujet dans le cadre de dispositions précédemment adoptées. Le Conseil constitutionnel ayant censuré certaines de ces dispositions, il a fallu remettre l’ouvrage sur le métier.

Ce même sujet a très souvent resurgi – comme peut en témoigner notre collègue Laetitia Avia, rapporteure thématique sur cette partie du texte – lors des auditions que nous avons conduites jusqu’à présent. Nombre de représentants d’instances très diverses ont en effet insisté sur l’importance que le projet de loi traite de ce problème.

Ainsi des représentants des cultes, dont plusieurs ont indiqué avoir été victimes non seulement d’appels individuels à la haine sur internet, mais également d’opérations concertées et militantes impliquant des internautes mobilisés en vue de les désigner à la vindicte.

Certains représentants de loges maçonniques – cibles du complotisme depuis très longtemps – ont fait la même remarque : des membres ont été nommément visés alors que, par principe, eux seuls peuvent révéler leur appartenance à une loge.

Le sujet a en outre été abondamment évoqué par les représentants des élus locaux : certains maires et présidents de collectivité sont ainsi régulièrement et personnellement été mis en cause et leurs coordonnées sont diffusées sur internet, en particulier sur les réseaux sociaux, en vue de leur nuire. Les représentants des associations de collectivités ont également indiqué que leurs fonctionnaires ou leurs agents faisaient également l’objet de telles mises en cause.

C’est également le cas de certains responsables associatifs et de certains fonctionnaires de l’État : nous avons évidemment en mémoire le drame de l’assassinat de Samuel Paty, d’abord mis en cause sur différents réseaux par des internautes.

Cela peut enfin être le cas de n’importe quel citoyen. Il s’agit donc d’une question extrêmement importante à nos yeux.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Monsieur le secrétaire d’État, je vous souhaite une très bonne année en formant le vœu qu’elle soit placée sous le signe de la construction d’un internet protecteur pour toutes et tous.

Le chapitre du texte consacré à la lutte contre la haine en ligne reprend d’une part, dans l’article 19, des dispositions sur lesquelles nous avions déjà travaillé et, d’autre part, de nouvelles dispositions : l’article 18 définit un nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui sur internet correspondant à certaines situations déjà évoquées – l’assassinat de Samuel Paty, bien entendu ; le cas de la jeune Mila ; d’autres situations signalées par les associations, comme celle des jeunes victimes d’outings malveillants ; et peut-être d’autres encore que vous pourriez nous présenter, monsieur le secrétaire d’État.

S’agissant des dispositions sur lesquelles nous avions travaillé ensemble dans le cadre de la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, l’article 19 du présent projet de loi reprend un dispositif voté par l’Assemblée nationale, mais – je vous alerte sur ce point – en étendant à toute personne bénéficiaire d’une décision de justice la possibilité de demander à des fournisseurs d’accès à internet (FAI) de bloquer un site miroir reproduisant un contenu haineux. Pourquoi cette extension, les FAI étant surtout des tuyaux, n’analysant pas les contenus et ne les qualifiant pas ? Comment envisagez-vous l’application opérationnelle de cet article ?

Par ailleurs, on ne peut lutter contre la haine en ligne sans agir contre l’ensemble des acteurs de la diffusion et de la propagation de contenus haineux, et en premier lieu contre les réseaux sociaux, dont le rôle dans cette propagation virale nous a été douloureusement rappelé par les contenus antisémites visant April Benayoum pendant la récente élection de Miss France.

En réponse aux nombreuses interrogations sur le rôle joué par ces mêmes réseaux dans l’assassinat de Samuel Paty, vous aviez indiqué attendre, au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) pour définir les mesures à prendre à l’échelle nationale afin de les responsabiliser et, ainsi, de mieux lutter contre ces phénomènes de haine en ligne. Pouvez-vous présenter à la commission spéciale l’état d’avancement de vos travaux sur le sujet afin de progresser dans la régulation de l’ensemble des acteurs du numérique ?

M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Je vous souhaite également une très bonne année – elle sera en effet probablement placée, comme 2020, sous le signe du numérique.

S’agissant de l’article 19 relatif aux sites miroirs, certains sites fascisants ou appelant à la haine bloqués par le juge réapparaissent dans l’heure qui suit sa décision, sous une dénomination différente. Il faut alors relancer une procédure judiciaire qui dure des mois et aboutit au même résultat. Nous avons quelque peu modifié la « loi Avia » à ce sujet afin de permettre au juge d’empêcher une telle réapparition. D’autre part, nous avons supprimé une disposition de cette même loi qui ne visait pas spécifiquement les sites miroirs : plus générale, elle portait sur les pouvoirs du juge, et il ne nous a pas semblé nécessaire de la conserver puisque celui-ci peut d’ores et déjà enjoindre les hébergeurs et les FAI de retirer certains contenus.

Que prévoient les deux nouveaux articles 63 et 64 que l’article 19 tend à introduire dans la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ? Si le site est exactement similaire – je pense au site Démocratie participative, qui réapparaît chaque fois à l’identique mais avec une extension différente –, le bénéficiaire de la décision de justice pourra demander au FAI d’empêcher que l’on puisse y accéder. Si le site est modifié, le blocage du site pourra être demandé non par ce bénéficiaire mais par le juge, qui pourra prévoir que l’autorité administrative – en l’occurrence, probablement Pharos (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) – fasse en sorte d’en bloquer la réapparition.

S’agissant de la volonté du Gouvernement d’avancer sur la question de la haine en ligne, une petite difficulté temporelle est née de la présentation, le 15 décembre 2020, du DSA, qui vise en substance à réintroduire des obligations de moyens à la charge notamment des grands réseaux sociaux en matière de lutte contre la haine en ligne, sous la supervision d’un régulateur émanant de la puissance publique.

Notre objectif est de prétranscrire dans le projet de loi, sous la forme d’un amendement, les dispositions du DSA relatives aux grandes plateformes et aux grands réseaux sociaux. Le sujet étant sensible tant juridiquement, comme l’a montré la décision du Conseil constitutionnel, qu’au niveau européen – nous devons en discuter avec nos partenaires –, nous prévoyons de transmettre cet amendement dans les jours qui viennent au Conseil d’État, qui devrait l’étudier avant l’examen en séance. Nous proposons de le rendre public dans la foulée, notamment à l’intention de la commission spéciale. Compte tenu de cette sensibilité juridique et de l’enjeu de la conventionnalité, il n’est pas tout à fait certain que le Conseil d’État l’approuvera. Mais si le Conseil nous y autorise, nous l’introduirons en séance.

M. le président François de Rugy. Avant de poursuivre, je souhaite témoigner mon soutien et ma solidarité à nos collègues parlementaires américains qui subissent actuellement un événement très choquant et d’autant plus incroyable qu’il a été déclenché par l’appel du président des États-Unis encore en fonction à marcher sur le Capitole. Des manifestants ont envahi celui-ci, et le vice-président des États-Unis, qui présidait la séance – laquelle a évidemment été interrompue –, a dû être évacué.

Ces mouvements factieux sont intolérables dans une grande et vieille démocratie comme les États-Unis qui a su résister à nombre d’assauts, mais où internet et les réseaux sociaux, que Donald Trump a toujours massivement utilisés afin de battre le rappel de ses partisans, jouent un rôle majeur dans la mobilisation des citoyens, pour le meilleur comme pour le pire.

Je crois pouvoir m’exprimer en notre nom à tous en dénonçant une telle attitude et en exprimant ma plus grande solidarité à l’égard des parlementaires américains. Imaginez un seul instant que de tels faits se produisent ici, à l’Assemblée nationale ! Nous ne pouvons faire comme si ce qui se passe dans le reste du monde ne nous concernait pas, surtout au moment où nous discutons d’un texte de loi visant à conforter les principes républicains – on voit ici un exemple concret des dérives pouvant naître des atteintes à ces derniers.

Mme Anne-Laure Blin. Je m’exprime au nom du groupe Les Républicains. Monsieur le secrétaire d’État, vous avez déclaré en octobre que, dans le cadre de la lutte contre la haine en ligne, l’État devait impérativement avoir un droit de regard sur les plateformes gérant les réseaux sociaux, et vous avez évoqué la création d’une division spécialisée au sein du parquet afin de rendre cette lutte plus efficace et plus rapide. Verra-t-elle le jour avec ce texte qui, malgré l’article 18, contient malheureusement très peu de propositions pour lutter contre la haine en ligne ?

Le projet de loi reprend des dispositions issues de la loi dite « Avia » et dont on perçoit mal ce qui les distingue de celles qui ont été censurées par le Conseil constitutionnel. Pourriez-vous faire le point à ce propos ?

Enfin, la plateforme Pharos, qui existe depuis une dizaine d’années, recueille un certain nombre de plaintes, mais nous avons très peu d’informations sur les suites juridiques données à ces signalements.

M. le secrétaire d’État. Compte tenu du temps de parole dont je dispose, je vous suggère de demander au ministre de l’intérieur une réponse écrite à votre dernière question.

La chambre du parquet de Nanterre spécialisée dans la lutte contre la haine en ligne travaille depuis ce lundi. C’est essentiel : si le retrait des contenus haineux est fondamental, les sanctions le sont tout autant, et nous devons renforcer les compétences de l’administration en matière de haine en ligne.

La censure de la loi dite « Avia » par le Conseil constitutionnel a porté, au fond, sur son article 1er et sur l’exigence jugée non proportionnée d’un retrait des contenus haineux en vingt-quatre heures. Les articles 2 à 4, notamment, qui portent sur les obligations de moyens, ont été censurés par voie de conséquence. Ce sont eux que nous réintroduisons, dans une rédaction plus proche de celle du texte européen que de celle de la proposition de loi initiale. Comme, je le répète, le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé au fond sur ces obligations de moyens, il n’est pas possible de préjuger de la constitutionnalité du texte. Voilà pourquoi nous transmettrons dans les prochains jours au Conseil d’État la prétransposition française du DSA, lequel, lorsqu’il entrera en vigueur, « écrasera » les dispositions françaises, comme tout règlement européen.

Mme Isabelle Florennes. Tout d’abord, monsieur le président, je vous remercie pour les propos que vous venez de tenir à la suite de l’invasion du Capitole. Le groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés s’associe à cette condamnation et considère que tous les groupes politiques du Parlement, de même que l’ensemble des partis politiques, devraient également condamner des agissements aussi graves que ceux qui se déroulent en ce moment même au cœur de la grande démocratie américaine. Certains, sur les réseaux sociaux, ne le font pas, ce qui me semble tout à fait dommageable.

Ne serait-il pas opportun que l’article 18 précise plus encore ce que l’on entend par « personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public » et mentionne les élus ?

Votre amendement de transposition du DSA prévoit-il des sanctions financières, et, si oui, de quel ordre ? Cela seul me semble en effet efficace.

M. le secrétaire d’État. Nous avons beaucoup travaillé sur la formulation de l’article 18, en pensant notamment aux professeurs, mais nous pouvons fort bien poursuivre nos discussions.

À la suite du débat qui a eu lieu dans les médias, je rappelle que la révélation de données personnelles est certes déjà passible de sanctions mais que le vol et la publication de données par un hacker n’est pas comparable au fait, bien pire, de « révéler, diffuser ou transmettre » des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne dans le but de lui nuire.

Par ailleurs, nous alignons sur le DSA les sanctions financières liées au non-respect des obligations de moyens. Elles s’élèveront à 6 % du chiffre d’affaires – contre 4 % prévus dans la proposition de loi Avia –,ce qui est très substantiel et sera très efficace.

M. Alexis Corbière. Quels outils vraiment nouveaux sont-ils prévus pour lutter contre la haine en ligne, la violence et la radicalisation ? Il en existe déjà beaucoup, à commencer par la plateforme Pharos, mais les moyens ne sont pas souvent au rendez-vous.

M. le secrétaire d’État. L’efficacité de la chaîne police-justice est essentielle : dès lors qu’une infraction à la loi est commise, il doit y avoir une sanction.

Par ailleurs, la massification et la viralité sont les deux faits nouveaux du net. Même si la justice pouvait se saisir de toutes les menaces proférées, elle aurait besoin de temps, pendant lequel ces violences se poursuivraient. La loi fera obligation aux grands gestionnaires des réseaux sociaux de disposer d’équipes de modération efficaces, dans la plus grande transparence. De combien de modérateurs de langue française Twitter, YouTube ou Facebook disposent-ils ? Comment fonctionnent leurs algorithmes de modération ? Il est normal que la puissance publique le sache. Si nous jugeons la modération insuffisante, nous sanctionnerons. Nous ne qualifions pas les contenus qui devront être modérés, mais nous considérons le travail de modération dans sa globalité. Les Français, qui sont 40 millions sur cette agora qu’est Facebook, doivent eux aussi savoir comment leurs statuts sont modérés : pourquoi tel contenu est-il retiré et pas tel autre ? C’est une façon de dire à ces grands gestionnaires de réseaux sociaux que, trop souvent, ils n’ont pas été à la hauteur : ils doivent se doter d’un plus grand nombre de modérateurs et d’algorithmes plus efficaces, faute de quoi ils seront sanctionnés.

M. Guillaume Vuilletet. Ce qui est en train de se passer aux États-Unis, et qui me fait songer au 6 février 1934, illustre tristement le bien-fondé de nos débats. Les réseaux sociaux sont à la fois un outil de la démocratie numérique – sans eux, ni Barack Obama ni Bernie Sanders n’auraient pu financer leurs campagnes – et un distillateur de doute, avec le complotisme, que l’on voit à l’œuvre dans les agissements de Donald Trump, mais aussi de haine, non seulement politique mais de toutes sortes.

Les articles 18 et suivants doivent nous permettre de mieux agir sur ces phénomènes en responsabilisant les gestionnaires des plateformes de diffusion. Mais l’immaturité de notre société en matière de numérisation des débats n’est-elle pas en cause ? Ne faudrait-il donc pas prévoir dans le texte une éducation à internet ?

Certes, le temps de la justice n’est pas celui d’internet, mais l’anonymat n’est-il pas le principal obstacle à la responsabilisation ?

Enfin, quels moyens seront dévolus à cette politique ? En Allemagne, 2 000 magistrats se consacrent à la lutte contre la haine en ligne. Nos ambitions sont-elles à la hauteur de la loi que nous voterons ?

M. le secrétaire d’État. Je ne sais pas si l’on peut parler d’une immaturité de notre société. Je vous renvoie à ce propos à l’excellent ouvrage de Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, qui analyse l’attirance de notre cerveau pour un certain type d’informations, pour la violence et tout ce qui est choquant. Ce que nous connaissons avec internet est inédit et nécessite des mesures qui ne soient pas uniquement prophylactiques et défensives. La question de l’école et de l’éducation est donc à bien des égards centrale.

L’anonymat, techniquement impossible et probablement non souhaitable pour bien des raisons, n’est pas le cœur du problème : 99 % des internautes, dans les faits, ne sont pas anonymes, et nous savons fort bien les retrouver, comme nous l’avons encore vu après l’assassinat de Samuel Paty. Le problème, c’est celui de la viralité et de la massification : nous ne savons pas comment empêcher 10 000 personnes d’insulter quelqu’un. C’est à cela que nous devons réfléchir.

La question ne se limite d’ailleurs pas au nombre de personnes chargées de la lutte contre la haine en ligne : elle est aussi technique et sera, à l’avenir, essentielle. Comment la chaîne police-justice gère-t-elle la massification et la viralité ? Nous posons des bases, nous créons des savoir-faire, nous consolidons des acquis, nous développerons les dépôts de plainte en ligne. C’est à cet ensemble « technico-organisationnel » que nous devons réfléchir. Aujourd’hui, pas un seul pays démocratique n’a de solution à ce défi, qui reste en grande partie devant nous.

Mme Caroline Abadie. Je souhaite revenir sur la question de l’éducation et de la prévention. Il s’agit de développer l’esprit critique, d’expliquer ce que sont l’enfermement algorithmique et ses conséquences, la dépendance aux écrans, le harcèlement, et, bien sûr, de faire comprendre que toute parole finit toujours par conduire à un acte, comme le confirme malheureusement ce qui se passe en ce moment aux États-Unis. Nous devons sensibiliser les enfants à ces sujets – nous en avons déjà parlé, monsieur le secrétaire d’État, concernant la proposition de loi Avia. Que peut-on faire pour cela dans le cadre du présent texte, notamment vis-à-vis des plus jeunes, au CM2 puis au collège ?

Lors des auditions que j’ai menées pour la mission d’information relative à l’émergence et à l’évolution des différentes formes de racisme, les représentants de certaines administrations – que je ne citerai pas car le phénomène est assez marginal – se sont inquiétés que leurs propres agents ne comprennent pas ces risques et, dans leur vie privée, utilisent internet d’une façon qui n’est pas toujours bienveillante, ce qui est ennuyeux s’agissant de personnes portant parfois l’uniforme.

Il faut donc que nous prenions en main l’éducation aux risques d’internet à tous les âges de la vie. J’espère que nous pourrons avancer sur cette voie grâce au texte dont nous sommes saisis.

M. le secrétaire d’État. Concernant ce sujet très vaste, nous sommes d’accord sur beaucoup de points – nous en avions en effet parlé à propos de la proposition de loi Avia. Nous vivons une grande transition dont nous ne sortirons pas sans former nos jeunes et nos moins jeunes : les enfants et adolescents, et, du coup, les professeurs, dont une partie se sentent démunis face à ces questions, mais aussi l’ensemble de notre société. Car une personne qui voit débarquer chez elle des policiers pour avoir proféré sur internet des menaces de mort ou des propos homophobes, racistes ou antisémites est souvent très surprise de devoir rendre des comptes et ne comprend pas qu’elle puisse être traduite en justice pour ce qui lui semble un mot malheureux. Nous devons donc réfléchir à l’évolution de notre société, à ses cadres, à son fonctionnement institutionnel et à l’éducation de l’ensemble de notre population pour pouvoir appréhender le phénomène au bon niveau et être à la hauteur de ce changement de société.

M. François Pupponi. Une question de béotien : dans beaucoup de procédures, un délai très long s’écoule avant que les opérateurs ne donnent les noms des personnes impliquées, quand ils le font ; le problème n’est-il pas ce refus de jouer le jeu – d’où l’importance des pénalités, soulignée par Isabelle Florennes ? Comment œuvrer plus efficacement dans ce domaine ?

M. le secrétaire d’État. En la matière, les comportements et le délai de réaction diffèrent beaucoup selon les sujets en jeu et selon les acteurs. Concernant le terrorisme ou la pédopornographie, tout le monde est de bonne volonté et les choses vont très vite ; s’agissant de la haine en ligne, tout dépend des acteurs et du contexte temporel. Ainsi, après l’affaire Samuel Paty, les éléments ont été donnés très rapidement ; ensuite, chacun est revenu à son rythme habituel, plus ou moins rapide.

La difficulté est qu’une partie des acteurs concernés sont de droit américain. En théorie, ils ne sont donc obligés de donner les informations que sur demande adressée à la justice française et dans le cadre d’un mécanisme d’entraide entre celle-ci et la justice américaine.

Sur ce point, la situation peut être améliorée. Mais, à supposer que la chaîne fonctionne mieux, la pression s’exercerait sur la puissance publique française : si nous disposions en temps réel des coordonnées des personnes qui profèrent des insultes sur internet, nous aurions des centaines de milliers de cas à gérer chaque semaine. J’en ai discuté avec Éric Dupond-Moretti ; le problème reste entier. Certes, on pourrait faire un exemple et compter sur son caractère dissuasif : quand les gens s’apercevront du risque – ils commencent d’ailleurs à le faire –, ils s’autolimiteront.

M. le président François de Rugy. La rédaction actuelle du projet de loi incrimine la diffusion de coordonnées ou d’éléments d’identification dans le but de nuire à l’intégrité physique ou psychique de la personne. Mais le respect de la vie privée n’interdit-il pas la simple diffusion des coordonnées personnelles à l’insu de l’intéressé ou contre son gré ? Avant internet, la diffusion de tels éléments dans l’espace public ou dans la presse était condamnée ; le harcèlement téléphonique fait l’objet d’enquêtes en vue d’identifier l’auteur, qui peut lui aussi être condamné. Pourquoi cette logique ne s’applique-t-elle pas à internet ? Certes, il est pareillement possible de porter plainte, mais un long délai s’écoule avant que celle-ci ne produise des conséquences et, dans l’intervalle, un grand tort est fait à la personne visée.

En voici un exemple concret. Récemment, un compte Twitter suivi par plus de 5 000 abonnés, et dont je ne donnerai pas le nom pour ne pas lui faire de publicité, a diffusé les coordonnées d’une personne – son numéro de téléphone mobile, son adresse professionnelle et son adresse électronique – au motif qu’elle travaille dans une entreprise de la filière sucrière, en se plaignant du fait qu’elle ne répondait pas à des questions relatives à la loi sur les néonicotinoïdes et en incitant les internautes à la contacter pour les lui poser. On imagine les conséquences possibles : que sa ligne téléphonique, saturée, devienne inutilisable, qu’elle soit harcelée par téléphone, voire sur son lieu de travail.

Mais considérera-t-on qu’il y a là une intention de nuire à l’intégrité physique ou psychique ? Ne peut-on donc pénaliser la seule diffusion des coordonnées privées ? La disposition est sans doute née notamment du terrible drame que fut l’assassinat de Samuel Paty ; mais, dans bien d’autres cas, sans aller heureusement jusqu’à l’assassinat, les dommages sont réels, y compris, comme dans l’exemple cité, pour une personne qui n’est pas connue, n’exerce aucune responsabilité politique, syndicale ou religieuse et n’est visée qu’en raison de sa profession.

M. le secrétaire d’État. Il existe un délit de révélation des données personnelles ; l’article dont nous parlons vient majorer la peine qui sanctionne ce délit lorsque cette révélation a pour motif l’intention de nuire. En effet, ce n’est pas exactement la même chose de diffuser des informations personnelles à la suite du vol d’une base de données ou dans l’exemple que vous venez d’évoquer...

M. le président François de Rugy. Pour être précis, il s’agissait de la photographie d’une carte de visite.

M. le secrétaire d’État. Je ne suis pas certain qu’il soit contraire à la loi de diffuser des coordonnées professionnelles, qui ne relèvent pas du même traitement que les données personnelles. Mais cela reste à vérifier.

M. le président François de Rugy. Dans le cas de Samuel Paty, c’est l’adresse de son lieu de travail qui avait été diffusée. Cela prouve que l’on peut porter atteinte à quelqu’un en diffusant son adresse professionnelle, sans qu’il soit besoin de donner celle du domicile.

M. le secrétaire d’État. Un cas comme celui de Samuel Paty est couvert par la référence, dans l’article 18, aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public. Celui que vous avez précédemment cité l’est également par le même article, qui vise bien les données relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle ; mais je ne suis pas sûr que cette dernière soit concernée par le dispositif actuellement existant, qui sanctionne la diffusion d’informations sans intention de nuire.

M. Philippe Vigier. Le texte permettra-t-il de mieux identifier les auteurs et protéger les victimes dans le cas de messages orduriers déversés par le biais d’algorithmes ? Les représentants des plateformes de régulation que j’ai interrogés m’ont avoué avoir beaucoup de mal à appréhender les éléments techniques utilisés dans ce cas.

M. le secrétaire d’État. Si les propos sont orduriers, c’est-à-dire illicites, le texte facilitera leur retrait. Certaines plateformes comme Facebook font, malgré des lacunes, des efforts assez marqués pour se doter d’un nombre suffisant de modérateurs et retirer rapidement les contenus. Twitter, en revanche, a plusieurs fois été épinglé pour la lenteur de sa réaction et, comme responsable public, je n’ai jamais pu obtenir de connaître le nombre de modérateurs qu’il affecte aux contenus en langue française. Non seulement nous devons le savoir, mais une plateforme dont l’efficacité est manifestement insatisfaisante sera désormais passible d’une lourde sanction financière. Cela devrait améliorer la modération sur les réseaux sociaux où elle est insuffisante.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. J’ai coutume de dire, comme d’autres, que ce qui est interdit dans l’espace public devrait l’être également sur internet. Toutefois, certains comportements sont spécifiquement induits par l’activité sur internet, parmi lesquels les fatwas numériques qui justifient l’article 18 et dont a été victime Samuel Paty.

Le chapitre dédié à la haine en ligne crée de nouveaux moyens juridiques qui sont nécessaires pour poursuivre les auteurs de délits. Vous nous avez annoncé que nous allions pouvoir mieux réguler les réseaux sociaux et leur imposer des obligations de moyens. Plusieurs de mes collègues ont soulevé à ce propos le problème de l’identification des auteurs. Celle-ci, nous dites-vous, n’est pas aussi rapide sur toutes les plateformes. Le texte permettra-t-il de créer une quasi‑obligation de résultat à cet égard ?

Le DSA reprend plusieurs obligations de moyens en matière de transparence, de conditions générales d’utilisation et de modération – autant d’éléments dont nous avions débattu dans le cadre de ma proposition de loi et qui avaient fait l’objet d’un consensus entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Le texte européen comprend également d’autres éléments dont nous n’avions pas discuté, dont la suspension des comptes de ceux qui abusent de la liberté d’expression, ces « trolls » qui signalent abusivement d’autres comptes ou ont été plusieurs fois épinglés en raison de contenus illicites. Souhaitez-vous promouvoir également ces mesures au niveau national ?

M. le secrétaire d’État. Ce que prévoit le DSA, et qui doit faciliter les discussions juridiques entre les plateformes et les autorités, est l’obligation faite aux plateformes de se doter d’un point de contact unique au niveau européen et de représentants sur le territoire de l’Union européenne. Je ne crois pas que le texte européen, et a fortiori le texte français, contiennent des éléments relatifs à la transmission d’informations dans le cadre judiciaire ; il vise essentiellement la due diligence, approximativement traduite en français par l’expression « obligation de moyens ».

Ce que nous allons prétransposer ne correspond pas à l’intégralité du DSA, dont certains éléments vont d’ailleurs évoluer au fil de la discussion européenne : il s’agit de la partie relative aux obligations de moyens pour les très grands réseaux sociaux. Compte tenu de l’urgence, nous traitons le gros du problème : la modération des contenus haineux sur ces très grands réseaux.

M. François de Rugy. De nombreux membres de la commission spéciale souhaiteront sans doute amender le texte à propos du sujet qui nous a occupés ce soir ; ce sera en tout cas l’un des sujets importants de nos débats en commission et dans l’hémicycle.

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18.   Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), lundi 11 janvier 2021 à 8 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10115305_5ffbfe88156fd.respect-des-principes-de-la-republique--conseil-francais-du-culte-musulman-cfcm---m-eric-dupond-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM).

M. le président François de Rugy. Chers collègues, nous accueillons M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Monsieur, je vous souhaite la bienvenue et vous adresse, ainsi qu’aux membres du CFCM et à tous les musulmans de France, mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année.

La commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République a souhaité auditionner le 6 janvier les représentants des six grands cultes en France, notamment parce que ce texte modifie des dispositions relatives à l’organisation des cultes. Un problème de santé vous ayant empêché, monsieur, de vous rendre à l’Assemblée nationale, nous avons souhaité qu’une nouvelle audition soit organisée au plus vite.

Nous l’avons dit aux autres représentants des cultes, le projet de loi confortant le respect des principes de la République est de portée générale, comme du reste tous les textes que nous examinons au Parlement. Ses dispositions visent bien l’ensemble des cultes, même si l’on peut vouloir régler des problèmes qui se posent davantage pour certains d’entre eux.

Je vous donne la parole pour un propos introductif, qui sera suivi des questions des rapporteurs et des orateurs de groupe.

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Monsieur le président, je vous remercie de m’accorder cette deuxième chance… Je vous présente, ainsi qu’aux membres de la commission spéciale, mes vœux de santé et de prospérité. Je vous souhaite du succès dans vos travaux, en espérant que cette audition pourra y contribuer.

Mon intervention portera d’abord sur l’exposé des motifs, puis sur le projet de loi lui-même. Je vous ferai part ensuite de la contribution du CFCM.

Dans l’exposé des motifs, il est annoncé que le projet de loi a pour ambition d’« en terminer avec l’impuissance face à ceux qui malmènent la cohésion nationale et la fraternité, face à ce qui méconnaît la République et bafoue les exigences minimales de vie en société, [de] conforter les principes républicains ». Y est également évoqué l’« entrisme communautariste [qui] gangrène […] les fondements de notre société dans certains territoires », et précisé que « cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste ». Enfin, il est ajouté que « face à l’islamisme radical, face à tous les séparatismes, force est de constater que notre arsenal juridique est insuffisant. Il faut regarder les choses en face : la République n’a pas suffisamment de moyens d’agir contre ceux qui veulent la déstabiliser ».

« Loi contre le séparatisme islamiste », c’est le nom qui restera probablement accolé à ce texte. Rappelons que la loi qui interdit le port de signes religieux ostensibles dans les écoles, les collèges et les lycées publics est appelée par beaucoup « loi contre le foulard islamique », que certains se sont malheureusement saisis de cette occasion pour entretenir la confusion et faire l’amalgame entre islam et extrémisme et que les débats autour de son adoption ont été accompagnés d’une recrudescence des actes antimusulmans.

Nous formons le vœu que l’appel du Président de la République du 2 octobre soit entendu : « Ne nous laissons pas entraîner dans le piège de l’amalgame tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans. Ce piège, c’est celui que nous tendent les ennemis de la République, qui consisterait à faire de chaque citoyen de confession musulmane un allié objectif parce qu’il serait la victime d’un système bien organisé. Trop facile. »

Le combat contre l’extrémisme se réclamant de l’islam est aussi notre combat. Nous sommes résolument déterminés à user de toutes nos forces. Nos cadres religieux, notamment les imams et les aumôniers, sont en première ligne depuis longtemps. De nombreux jeunes ont pu être sauvés des griffes de l’extrémisme grâce à leurs efforts. Ceux-ci doivent être soutenus et renforcés.

L’idéologie extrémiste a fait le terreau des principaux drames qui ont endeuillé notre communauté nationale ces dernières années. La lutte contre cette idéologie est aussi notre priorité.

Mais avoir choisi de désigner cette idéologie par « islamisme » n’est pas judicieux. Jusqu’aux années 1970, le terme « islamisme » était synonyme d’« islam », comme « judaïsme » et « christianisme » sont synonymes des religions chrétienne et juive. Il désigne désormais une idéologie à combattre, alors que, dans le monde arabo-musulman, il est souvent traduit par « islam ». Ce décalage peut créer de nombreux malentendus. Nous souhaitons que ce terme soit systématiquement suivi des adjectifs « radical » ou « extrémiste », qui marqueraient une certaine distance vis-à-vis de l’islam.

Cette idéologie se nourrit d’autres extrémismes qui gangrènent aussi les fondements de notre société. Faut-il rappeler que le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, qui a assassiné des dizaines de fidèles de deux mosquées, a déclaré être inspiré par les promoteurs français de la théorie du grand remplacement ? Des adeptes de cette théorie ont été condamnés à maintes reprises pour provocation à la haine, ce qui ne les a pas empêchés de continuer à semer les graines de la division – ce séparatisme doit être également combattu.

Ces dernières années, les forces de l’ordre ont déjoué de nombreux attentats planifiés par des extrémistes se réclamant de l’islam, mais aussi des projets qui visaient les musulmans et leurs institutions, fomentés par des extrémistes suprématistes. Je tiens à rendre un vibrant hommage à ces hommes et à ces femmes qui, au risque de leur vie, nous protègent au quotidien.

De nombreuses dispositions du projet de loi sont utiles pour conforter le respect des principes républicains et ne suscitent pas d’importantes réserves. D’autres inquiètent les responsables de culte, parce qu’elles ne sont pas proportionnées au but recherché. Ces inquiétudes, nous les partageons.

Les dispositions relatives au principe de neutralité dans les services publics – inscription dans la loi du principe dégagé par la jurisprudence selon lequel les organismes de droit privé chargés de l’exécution d’un service public sont soumis à la neutralité, renforcement de la protection des agents chargés du service public, amélioration du suivi par les autorités administratives des personnes ayant fait la démonstration de leur adhésion à des idées ou à des actes de nature terroriste – sont nécessaires.

C’est le cas aussi des dispositions destinées à protéger la dignité de la personne humaine et à garantir l’égalité entre les hommes et les femmes, en s’attaquant aux pratiques coutumières dégradantes – mariages forcés, excision, certificats de virginité. Ces pratiques prétendument musulmanes portent atteinte à la dignité des femmes et sont prohibées par l’islam car totalement contraires à ses principes et à ses valeurs.

Les dispositions visant à lutter contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne sont essentielles, car nous savons que les haineux profitent de l’anonymat et de la force de diffusion des réseaux sociaux pour déverser leur haine en toute impunité.

Les dispositions permettant de s’assurer que tous les enfants de la République bénéficient de l’éducation et de la scolarisation auxquelles ils ont droit sont nécessaires pour les soustraire aux formes d’endoctrinement dont ils peuvent être victimes.

Lutter contre l’ingérence étrangère participe à la sauvegarde de notre souveraineté. Le texte contient des mesures en ce sens ; les dispositions relatives au financement doivent être proportionnées au but recherché. L’amélioration des outils pour lutter contre le financement du terrorisme et l’introduction de mesures de protection des associations contre l’entrisme et les putschs sont utiles.

De nouveaux avantages ont été proposés, comme la possibilité d’administrer des immeubles de rapport et de percevoir des dons éligibles à un taux de défiscalisation plus élevé – j’y reviendrai.

Incontestablement, le projet de loi réaffirme les principes républicains et introduit des outils pour les conforter, en ménageant un équilibre parfois difficile à trouver.

C’est probablement le volet associatif, avec les modifications apportées aux lois de 1901 et de 1905, qui fera davantage débat. Ces dispositions inquiètent les cultes.

Toute modification de la loi de 1905 fait l’objet de réticences. Certes, la loi a été aménagée à plusieurs reprises depuis sa promulgation – ce qui a permis le vote par les parlementaires d’une subvention de 500 000 francs pour la construction de la grande mosquée et la donation du foncier par la ville de Paris. Mais ces modifications n’ont pas remis en cause les équilibres trouvés au début du siècle passé. Depuis, le contexte a changé. Le Gouvernement constate que l’arsenal juridique dont il dispose est insuffisant pour relever les nouveaux défis. Quoi de plus normal que de proposer des ajustements si les équilibres sont préservés ?

Permettez-moi de partager avec vous quelques observations d’ordre général. L’immense majorité des associations gestionnaires de mosquées sont sous le régime de la loi 1901. Ce régime étant jugé trop libéral, l’idée est de les placer sous un régime équivalent à celui de la loi de 1905 – comme le sont les associations diocésaines de l’Église catholique, dont le statut a été jugé conforme à l’esprit de la loi de 1905 par le Conseil d’État.

Imposer à toutes les associations à objet cultuel de relever désormais de la loi de 1905 serait trop attentatoire aux équilibres qui ont été trouvés. Un autre choix a été fait, qui repose sur plusieurs idées. La première est que le principe de laïcité et l’égalité devant la loi oblige le législateur à voter des mesures applicables à l’ensemble des cultes – une solution concordataire pour l’islam est inenvisageable dans le cadre constitutionnel. La deuxième consiste à imposer aux associations loi 1901 des contraintes équivalentes à celles que supportent les associations relevant de la loi de 1905, sans toutefois les avantages afférents, dans l’espoir d’amener les associations gestionnaires de mosquées à se placer sous le régime de la loi de 1905. La troisième idée, pour anticiper ce passage d’un statut à l’autre, est d’imposer des contraintes supplémentaires à l’ensemble des associations loi 1905. La quatrième est d’organiser des contrôles réguliers, afin de rendre effectives ces contraintes supplémentaires. Bien qu’automatisés en partie, ces contrôles nécessiteront davantage de fonctionnaires. Cela m’amène à la cinquième idée : ces contrôles cibleront essentiellement les associations d’inspiration islamiste – lesquelles nécessitent de nouvelles mesures, comme l’indique l’exposé des motifs.

Toutefois, les cultes considèrent que certaines dispositions sont de nature à limiter drastiquement leur liberté, sans dissuader pour autant les « mauvais élèves ». De son côté, le Gouvernement estime que la protection collective nécessite d’imposer des contraintes, par ailleurs proportionnées. Chacune des positions est défendable – il convient, là encore, de préserver les équilibres établis.

Je ne suis pas ici pour défendre le projet de loi ni pour m’y opposer, et je dois reconnaître avec humilité que la tâche du Gouvernement et des parlementaires n’est pas facile. Je forme le vœu que les auditions et les débats parlementaires permettent de s’appuyer sur des expertises et de faire évoluer le texte, dans l’intérêt de la nation. Toutefois, la loyauté exige que je me fasse le relais des inquiétudes des associations musulmanes, notamment sur le volet associatif. Elles se concentrent sur quelques points.

Les structures associatives, aux moyens réduits, peinent à mobiliser des bénévoles pour assumer leurs missions. Certaines des contraintes prévues par le projet de loi pourraient aggraver cette précarité et faire fuir les personnes les plus intègres, laissant le champ libre aux aventuriers.

Le renforcement des contraintes imposées aux associations cultuelles ou à objet cultuel pourrait être interprété comme l’expression d’une suspicion généralisée. Or ces associations ne sont pas le support habituel des activités de ceux qui veulent déstabiliser la République.

L’immense majorité des associations gestionnaires de mosquées sont placées sous le régime de la loi de 1901 – elles mènent des activités cultuelles, culturelles et sociales. Elles seront désormais considérées comme des associations à objet cultuel et soumises aux mêmes contraintes que les associations relevant de la loi de 1905, sans bénéficier des mêmes avantages. Comme je l’ai dit, cela entraînera des frais de fonctionnement supplémentaires, comme la certification des comptes, une charge financière lourde pour les petites associations.

L’objectif est sans doute d’amener les gestionnaires de mosquées à adopter le statut de 1905 et à créer d’autres supports associatifs pour les autres activités. J’y suis favorable à titre personnel, je l’ai écrit dans mon programme pour l’élection à la présidence du CFCM : cela permettra d’inscrire le culte musulman dans le paysage cultuel français, de gagner en rigueur de gestion pour obtenir la confiance des fidèles et des donateurs et d’avoir droit à certains avantages dont bénéficient les associations cultuelles. Mais l’évolution souhaitée doit être progressive et les délais inscrits dans le projet de loi ne sont pas suffisants. Compte tenu de l’importance de la tâche, il faut en outre un accompagnement par les services de l’État et des collectivités locales.

La perspective de la multiplication des contrôles administratifs des associations à objet cultuel inquiète les associations musulmanes. L’exposé des motifs annonce clairement que le projet de loi cible essentiellement les associations d’inspiration islamiste – permettez-moi de penser que ce n’est pas parmi les associations catholiques, protestantes ou juives que l’on ira les chercher ! Cette crainte est justifiée, et j’ai bien peur que des fonctionnaires zélés ne se mettent à pratiquer à l’encontre des personnes morales des délits de faciès, comme il en existe déjà à l’encontre des personnes physiques. Il faut mettre en place un mécanisme pour que ces pratiques ne s’installent pas.

Les représentants du culte musulman et d’autres cultes jugent insuffisante la réponse apportée à l’article 28, qui prévoit d’autoriser les associations cultuelles à posséder et à administrer les immeubles acquis à titre gratuit – une disposition qui existe déjà pour les associations d’intérêt général, ce qui ne constitue pas une incitation à adopter ce régime. Les générations anciennes de musulmans ont souvent des revenus modestes et n’ont pu constituer un patrimoine immobilier à léguer. Nous demandons la suppression de la condition que les immeubles aient été acquis à titre gratuit, afin que les fidèles puissent doter, grâce à une souscription collective, leurs lieux de culte de biens immobiliers. La rente permettrait d’assumer le fonctionnement des mosquées et de s’émanciper vis-à-vis des financements étrangers.

D’autres demandes des associations, portant sur les baux emphytéotiques administratifs (BEA), la réforme de la caisse d’assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes (CAVIMAC) ou encore la gestion des lieux de sépulture, ne figurent malheureusement pas dans le projet.

Une mesure, que nous avons défendue avec d’autres cultes, vise à aligner le taux de défiscalisation des dons sur celui des dons aux associations d’aide aux personnes en difficulté, en le faisant passer de 66 % à 75 %. Cette mesure, pour le moment absente du projet de loi, aurait un impact positif pour le financement du culte musulman à moyen et à long terme du fait de l’émergence d’une classe moyenne musulmane plus importante.

Engager la procédure accélérée ne permettra pas aux débats parlementaires d’améliorer et de consolider le projet de loi. Dans ces conditions, il serait utile que le texte soit soumis à un contrôle de constitutionnalité a priori. À défaut, la loi pourrait l’être au cours de son application, à la demande des justiciables. Or le rejet pour des raisons d’inconstitutionnalité d’une loi destinée à lutter contre ceux qui sapent les fondements de la République affaiblirait notre État de droit et renforcerait les ennemis de la République.

Vous avez souhaité organiser une large consultation au sujet de ce projet de loi. Vous y associez les cultes, car au-delà de l’impact que ce texte aurait sur leur exercice, le combat contre l’extrémisme est le leur – c’est aussi le nôtre.

Dans le cadre de ce dialogue et de cette concertation, permettez-moi d’exposer brièvement ce que le culte musulman met en place pour contribuer à la lutte contre l’extrémisme se réclamant de l’islam. Le CFCM entend mobiliser davantage les imams et les aumôniers de France pour investir les réseaux sociaux et être à l’écoute des attentes des jeunes – la radicalisation s’opère essentiellement dans l’espace numérique, pas dans les lieux de culte.

Cette mobilisation nécessite de réorganiser les instances musulmanes et de les doter de moyens pour agir efficacement. La création de conseils régionaux et départementaux du culte musulman permettra de renforcer la proximité et la mobilisation des acteurs de terrain. L’instauration du Conseil national des imams (CNI) et de ses déclinaisons locales permettra d’écarter de l’imamat ceux qui nuisent à cette noble mission et mettent en péril la cohésion nationale. Cette réorganisation permettra aussi de renforcer la formation des imams et des aumôniers et d’harmoniser les pratiques cultuelles en œuvrant en faveur d’une compréhension saine de l’islam, authentique dans sa démarche, contextuelle dans son application et respectueuse de la diversité des opinions. Elle préservera enfin la religion musulmane des dérives et des instrumentalisations politiques et la prémunira contre toute ingérence étrangère.

Les ennemis de la République, nous les vaincrons ensemble, en unissant nos forces, en restant fidèles aux valeurs universelles et au pacte républicain. Dans ce combat, nous pouvons compter sur nos militaires, nos policiers, nos gendarmes, tous ceux qui engagent leur vie pour préserver la nôtre. Nous pouvons compter sur le Parlement pour adopter, dans un esprit de concorde nationale, les mesures nécessaires pour mettre hors d’état de nuire les terroristes. Nous pouvons compter sur le sursaut des familles et du personnel de l’Éducation nationale pour qu’elles s’investissent davantage dans leur mission d’éducation et de transmission des valeurs, à même de préserver nos enfants de la propagande et des prêcheurs de haine. Nous pouvons compter sur nos institutions religieuses pour permettre à chacun de concilier son cheminement spirituel et son engagement citoyen dans la paix et la sérénité, loin de tout extrémisme. Nous pouvons compter sur nos rabbins, nos prêtres, nos pasteurs, nos imams et les guides des autres confessions de France pour s’engager, avec les fidèles, dans le dialogue plus que jamais nécessaire à la cohésion nationale. Nos fois respectives et la fraternité républicaine nous y invitent. Le principe de laïcité, garant du respect de la diversité de nos convictions, nous le rappelle à chaque instant. Nous pouvons compter sur nos femmes et nos hommes politiques pour engager les Français dans un récit national inclusif, en plaçant l’intérêt général devant tout autre. Nous pouvons compter sur nos intellectuels et nos artistes pour faire de la France un grand pays, fier de son histoire, de sa culture, de son rayonnement et de son idéal universel. Nous pouvons compter sur nos médias pour exprimer le meilleur de notre pays et le faire prospérer. Nous pouvons compter sur nos institutions et nos associations, engagées dans la lutte contre toutes les formes de discrimination, afin de renforcer l’unité nationale et d’éviter la division.

Ce combat contre le terrorisme, l’obscurantisme et la haine, nous devons le mener jusqu’au bout. Nous le gagnerons. Notre force immunitaire, c’est notre volonté farouche d’être ensemble ; cette volonté nous donne la confiance dans notre destin collectif et les moyens de résister aux assauts des extrémistes.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation malgré les ennuis de santé dont vous avez souffert la semaine dernière.

J’ai noté votre approche de la notion d’islamisme, dont la terminologie même fait débat. En effet, il est fait mention dans l’exposé des motifs d’un entrisme « d’inspiration islamiste », sans autre qualificatif. Celui-ci est désigné comme l’une des cibles essentielles du projet de loi – ce que la majorité et le Gouvernement assument pleinement. Vous-même, qu’entendez-vous par « islamisme radical » ou par « islamisme extrémiste » ? Quelle est la définition qu’en donne le président du CFCM, garant de la représentation de la communauté des musulmans – si tant est que cette dernière expression ait un sens ?

Nous savons qu’il existe au sein du CFCM des difficultés, des faiblesses – parfois même des dissensions –, qui nuisent à cet outil de représentation, interlocuteur de la puissance publique. Quel rôle le Conseil peut-il jouer dans la régulation et le combat contre la haine, l’obscurantisme, l’islamisme radical – que vous dénoncez ?

Vous avez souligné que le projet de loi avait pour ambition d’imposer aux activités cultuelles exercées par les associations mixtes loi 1901 les mêmes contraintes, notamment en matière de contrôle des comptes, que celle imposées aux associations relevant de la loi de 1905. Comment analysez-vous la confusion de plus en plus grande, et pas simplement au sein du culte musulman, entre les activités proprement cultuelles et les activités culturelles, socio‑économiques, éducatives, parfois caritatives ? Ces dernières peuvent précisément être le support d’idéologies globalisantes, éloignées de l’objectif proprement cultuel, dérivant vers un islamisme que vous désignez comme radical ou extrémiste.

Enfin, vous dites que la disposition relative à la possession et à l’administration d’immeubles de rapport ne va pas assez loin, alors que des membres de la commission spéciale la jugent déjà excessive. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. Je souhaiterais vous interroger, en tant que rapporteur pour le chapitre II du titre II et les titres III et IV, sur la police des cultes, mais j’aimerais moi aussi que vous apportiez des précisions sur la disposition relative aux immeubles de rapport ainsi que sur le recours par les associations au BEA pour trouver des lieux de culte et y héberger des activités cultuelles ou mixtes. Je voudrais également vous questionner sur le droit d’opposition de l’administration à des financements étrangers. Dans la mesure où il s’agit d’une modification de la loi de 1905, ce droit ne pourrait s’exercer que sur les activités des associations cultuelles. Pensez-vous qu’il serait utile de l’étendre aux associations relevant de la loi de 1901 ou issues de la loi de 1907, dans le cadre de la police des cultes et pour limiter l’influence d’un État étranger sur le culte ou sur les activités culturelles connexes ?

Je sais que beaucoup a été fait pour améliorer la formation des prêcheurs – depuis 2017, les aumôniers qui interviennent dans les prisons ou les hôpitaux ont l’obligation de valider une formation. Quelles dispositions suggérez-vous d’ajouter, ou de compléter, étant entendu que le Conseil d’État a jugé que cela relevait du règlement et qu’il n’y avait pas forcément lieu de faire intervenir le législateur ?

Enfin, estimez-vous que l’interdiction d’administrer une association cultuelle faite aux personnes condamnées pour des faits de provocation à la haine ou d’infractions à caractère terroriste doive également concerner les associations mixtes ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. En France, l’instruction est obligatoire, la liberté d’enseignement permettant à chaque famille de faire instruire l’enfant à l’école publique, à l’école privée sous ou hors contrat ou encore à domicile. Des dispositifs de contrôle servent à vérifier que chacun de ces modes d’enseignement respecte le droit des élèves à l’instruction et apporte le niveau minimal de connaissances requis par le code de l’éducation. Pour l’instruction en famille, l’article 21 du projet de loi substitue un régime d’autorisation à celui de déclaration préalable aujourd’hui en vigueur. L’autorisation sera délivrée sur le fondement de motifs propres à l’enfant ; les convictions politiques, philosophiques ou religieuses des parents ne peuvent pourront être invoquées. Qu’en pensez-vous ?

Les articles 22 et 23 instaurent un régime de fermeture administrative des établissements privés ne respectant pas la loi, et l’article 24 prévoit que, pour passer contrat avec l’État, un établissement privé doit dispenser un enseignement conforme aux programmes de l’enseignement public. Pourriez-vous dresser un rapide état des lieux des établissements privés musulmans et nous donner votre avis sur ces articles ?

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Merci d’avoir souligné les avancées que représente à bien des égards le projet de loi, même si j’ai également entendu vos réserves.

Que penseriez-vous d’une extension des dispositions de l’article 1er au-delà des contrats de commande publique, en respectant la définition des missions de service public donnée par le Conseil d’État, par rapport à laquelle l’article peut sembler en retrait ?

L’infraction créée par l’article 4 vous paraît-elle nécessaire, compte tenu de ce que constatent nos administrations de certaines violences ou menaces visant à obtenir une application différenciée des règles de fonctionnement du service public ?

M. Guillaume Vuilletet. Au nom du groupe La République en marche, je souligne l’importance de cette audition. Le projet de loi, de portée générale, vise à permettre un exercice harmonieux et libre des cultes dans notre société. À cet égard, vous avez eu raison de le rappeler, la radicalisation n’est pas l’apanage d’une seule religion, et la loi concernera tout le monde. Toutefois, on ne peut faire abstraction du contexte. En ce qui concerne les associations dont l’activité est multiple – cultuelle, culturelle, sociale –, on nous a déjà objecté que des outils visant quelques personnes radicalisées pourraient en toucher beaucoup d’autres qui ne le sont pas, mais c’est le rôle de la loi de prévoir ce type de situations, et les associations qui développent un contre-modèle de société sont souvent justement celles qui mêlent ces différentes activités.

Le projet de loi a pour ambition de clarifier et de mieux organiser le financement des religions, pour éviter des apports étrangers excessifs – il s’agit non pas de les interdire, mais de les rendre transparents, et complémentaires plutôt qu’exclusifs. Cela vaut en particulier de la religion musulmane. Le discours des Mureaux et l’action entreprise par le Président de la République témoignent de sa volonté de rompre avec l’islam dit consulaire, mais il reste encore à faire ; l’enjeu est de développer la formation des imams en France, aujourd’hui limitée, et cantonnée à des instituts dont certains sont plus influencés par les Frères musulmans que par la conception majoritaire, afin d’avoir des imams de culture française.

Quelle est votre estimation des besoins financiers afférents ? Le projet de loi y répond‑il ? Sinon, que faire de plus, outre la mesure relative aux immeubles de rapport ? Les associations cultuelles bénéficient d’avantages fiscaux non négligeables qu’il convient de mettre en avant.

On sait les frictions que les projets en cours, en particulier s’agissant des imams, ont suscitées au sein de la communauté musulmane. Votre intervention se fait-elle au nom de l’unité retrouvée et relaie-t-elle le message de l’ensemble des composantes de la communauté ?

M. Éric Diard. Je m’exprime au nom du groupe Les Républicains.

Le Président de la République a annoncé le 18 février 2020 à Mulhouse la fin progressive des ELCO (enseignements de langue et de culture d’origine) et du système des imams détachés ainsi que l’instauration d’un Conseil national des imams, et il a réuni l’ensemble des courants de l’islam de France pour donner suite à ce discours, organiser le culte musulman à partir de valeurs communes et assurer les principes républicains dans le cadre de la création de cette nouvelle instance.

Chacun a dû apporter sa contribution pour élaborer la fameuse charte des valeurs. L’ensemble des composantes s’étaient engagées à remettre la leur sous deux semaines et vous deviez vous-même en faire une synthèse ; mais les contributions se sont fait attendre et se sont ensuite révélées très diverses, pour ne pas dire antagonistes. Trois fédérations – Foi et pratique, proche de la mouvance tabligh, Musulmans de France, l’ex-UOIF, proche des Frères musulmans, et la conférence islamique Millî Görüş (CIMG), d’obédience turque – auraient été particulièrement critiques, rejetant le passage faisant référence à l’islam politique. Or, l’islam politique rejette la laïcité, promeut l’homophobie, l’antisémitisme, la misogynie et ne reconnaît pas les principes fondamentaux de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elles auraient également refusé que l’apostasie ne soit plus qualifiée de crime et que l’on interdise de stigmatiser ceux qui renoncent à la religion.

De ce fait, la synthèse s’est retrouvée dans l’impasse et le projet de charte des valeurs au point mort : à la mi-décembre, il n’avait toujours pas été présenté. Les différentes influences étrangères, conjuguées à celle des mouvements intégristes au sein de votre culte, ont ainsi malheureusement paralysé la rédaction de la charte. Elles ont été dénoncées par le recteur de la grande mosquée de Paris, qui a annoncé son retrait des travaux dans un communiqué de presse paru le 28 décembre.

Pensez-vous que le travail demandé par le Président de la République soit voué à l’échec ? Quelle est la position officielle du CFCM à l’égard de l’apostasie, dont l’assimilation à un crime doit être fermement condamnée par l’ensemble de vos composantes dans la charte des valeurs ?

M. François Pupponi. J’ai plusieurs questions précises au nom du groupe MODEM et démocrates apparentés. Vous jugez, comme de nombreux représentants des cultes, que le projet de loi ne rend pas assez attractif le statut prévu par la loi de 1905 et proposez notamment, pour remédier à ce défaut, une hausse du taux de déductibilité fiscale des dons et une amélioration de la rentabilité des immeubles de rapport. Seriez-vous d’accord pour que l’on crée en outre un crédit d’impôt au bénéfice des cultes ?

Vous l’avez dit, beaucoup d’associations loi 1901 qui ont une activité cultuelle ont également d’autres activités. Seriez-vous favorable, pour que ces associations puissent passer au statut de la loi de 1905, à ce que celui-ci permette des activités mixtes ?

Beaucoup d’associations loi 1901 relevant de la communauté musulmane bénéficient de financements publics pour leurs activités autres que cultuelles. Pour continuer de les toucher, elles devront, aux termes de l’article 6, signer le fameux contrat d’engagement républicain impliquant notamment le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes. Cela peut-il leur poser un problème ?

S’agissant du principe de neutralité, quelle est votre position au sujet des mères voilées accompagnant des sorties scolaires ? Si un article de la loi limitait la possibilité qui leur est donnée de le faire, y seriez-vous défavorable ? Cela pourrait-il poser un problème à la communauté musulmane ?

M. Boris Vallaud. Au nom du groupe Socialistes et apparentés, je souhaite vous interroger sur les articles 27 et 30. Le premier instaure une procédure de déclaration préalable des associations cultuelles qui accorde un droit d’opposition aux autorités administratives. Le second crée une procédure de vérification de l’objet cultuel d’une association loi 1905. Pressentez-vous des difficultés à distinguer ce qui, dans l’objet et les pratiques d’une association, est cultuel de ce qui ne l’est pas ? Dans l’affirmative, cela pourrait entraîner un risque d’atteinte à la liberté d’association et à la liberté du culte.

Pouvez-vous revenir sur la question des imams en prison, que vous avez évoquée de façon sibylline ? Le modèle des armées pourrait-il être utilement étendu aux prisons ?

Vous n’avez guère parlé du durcissement de plusieurs mesures de police des cultes, notamment la fermeture administrative des lieux de culte. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Enfin, pourriez-vous nous indiquer ce sur quoi a achoppé l’élaboration de la charte des valeurs républicaines ?

M. Christophe Euzet. Soyez rassuré : le groupe Agir ensemble ne fait aucun amalgame entre islam et islamisme radical. Nous prenons acte de votre souhait que l’islamisme soit toujours qualifié d’extrémiste ou de radical ; accepteriez-vous également de parler d’« islamisme politique » dès lors qu’il défie les principes de la République ?

Nous notons aussi que le CFCM fait sienne la lutte contre cet islamisme radical ou extrémiste. Êtes-vous favorable à la généralisation de la formation des ministres du culte musulman à la laïcité et aux principes républicains, au sein des armées comme de la société civile ?

Vous avez jugé utiles plusieurs dispositions du projet de loi et, tout aussi légitimement, vous vous êtes inquiété de certaines de ses conséquences, en particulier le risque de précarisation des associations en raison notamment des frais de certification des comptes. Y a-t-il dans le texte d’autres éléments qui vous inquiètent à ce sujet ? Vous avez aussi mentionné le risque de suspicion généralisée envers les associations musulmanes ; en quoi le projet de loi le comporte-t-il ?

Vous avez évoqué la nécessité d’un accompagnement par l’État et les collectivités territoriales du changement de statut associatif auquel incite le projet de loi ; en quoi serait-il utile ?

Au sujet des immeubles de rapport, la mesure que vous préconisez ne risque-t-elle pas de donner lieu à une spéculation immobilière de la part des associations ?

Quel est votre position concernant la défiscalisation des dons ?

Enfin, toujours pour vous rassurer, je ne pense pas qu’un projet de loi comme celui que nous examinons puisse se soustraire à un contrôle de constitutionnalité a priori.

M. Jean-Christophe Lagarde. Je m’exprime au nom du groupe UDI et indépendants.

Le retrait du recteur de la grande mosquée de Paris viendrait des réticences de plusieurs membres du CFCM à affirmer le primat de la loi républicaine sur les principes et préceptes religieux. Cela nourrit les inquiétudes quant aux possibilités d’aboutissement de la charte demandée par le Président de la République et démontrant la compatibilité entre l’islam et la République. J’en suis d’autant plus surpris que les musulmans de France que je rencontre régulièrement ne voient aucune contradiction entre l’un et l’autre, contrairement à ce qu’on lit dans la presse qui veut toujours faire sensation, et considèrent en très grande majorité que les principes de la République, comme les principes de l’État dans plusieurs de leurs pays d’origine, passent avant les principes religieux, qui concernent l’intimité. J’aimerais donc que vous nous apportiez des précisions à ce sujet.

Existe-t-il au sein du CFCM des réticences à dénoncer l’islam politique ? À l’opposé de ce qui se dit dans certains milieux islamistes, la laïcité à la française n’est pas hostile aux musulmans : c’est contre la religion catholique qu’elle s’est construite, parce que celle-ci s’immisçait dans le champ politique et voulait y imposer ses préceptes – on retrouve là l’enjeu de l’équilibre entre la loi des hommes et celle qui serait dictée par la religion. Ces éventuelles réticences seraient un problème, car la laïcité est la séparation de la chose publique, dirigée par les citoyens, et de la chose religieuse, régie par les cultes et par ceux qui les suivent.

Concernant la différence entre pratique religieuse et aide sociale au sein des organisations associatives, la religion musulmane a pour spécificité de considérer la charité comme découlant du respect du culte. Or, on l’a vu dans d’autres pays, certaines associations peuvent, sous couvert d’aide sociale, promouvoir une version politique de l’islam qui n’est pas souhaitable en France.

Une dernière question, peut-être plus dérangeante. Bien souvent, les musulmans que je rencontre ne se sentent pas représentés par le CFCM. Son mode d’élection, imposé par l’État lors de sa constitution, favorise les mosquées qui disposent de grands espaces ; en somme, il fait que l’on vote au mètre carré au lieu d’attribuer une voix à chaque citoyen musulman. Vous paraît-il envisageable qu’il soit réformé ? Car rivaliser de mètres carrés, c’est rivaliser d’argent, d’où une lutte d’influence entre puissances étrangères qui nuit au fonctionnement du Conseil comme à sa représentativité. Les musulmans préféreraient choisir eux-mêmes leurs représentants que le faire par délégation selon ce système, assez original en démocratie, qui veut que le vote dépende de la capacité à obtenir des surfaces foncières, c’est-à-dire de la capacité financière.

M. Olivier Falorni. Comment conforter les principes de la République ? Tel est l’enjeu qui nous réunit. À cette fin, le CFCM s’était engagé à rédiger une charte des valeurs républicaines avant début décembre. Vous vous y êtes personnellement attelé et avez tenté une synthèse des différentes sensibilités de votre organisation ; mais le projet ainsi élaboré, dont plusieurs d’entre nous ont eu connaissance, a visiblement posé problème puisque, contrairement à ce qui avait été promis, la charte n’a toujours pas été approuvée. J’aimerais vous poser plusieurs questions à ce sujet au nom du groupe Libertés et territoires.

Dans ce projet fort intéressant, vous distinguiez très nettement islamisme radical et islam afin de dissiper toute ambiguïté : « Par islam politique, la présente charte désigne les courants politiques et/ou idéologiques appelés communément : wahhabisme, salafisme, doctrine des Frères musulmans, et plus généralement toute mouvance locale, transnationale ou internationale qui vise à utiliser l’islam afin d’asseoir une doctrine politique, notamment parmi celles dont les textes fustigent la démocratie, la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes ou qui fait la promotion de l’homophobie, de la misogynie, de l’antisémitisme, de la haine religieuse, et plus généralement toute idée ou pensée qui contesteraient, directement ou indirectement, les principes fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. »

Ce paragraphe est remarquable et on ne peut plus clair. Pourtant, trois fédérations membres du CFCM l’ont refusé. Pourquoi ? Pouvons-nous espérer que la future charte sera fondée sur ces mêmes principes ?

Votre synthèse indiquait également qu’il n’était pas possible de qualifier l’apostasie de crime ni de stigmatiser celles ou ceux qui renoncent à une religion. Deux groupes du CFCM se sont opposés à ce passage. Pourquoi ?

Vous rappeliez en outre « l’importance de l’école laïque publique qui doit être préservée des maux qui touchent la société » et précisiez qu’« aucune autorité religieuse ne peut remettre en question des méthodes pédagogiques ». Là encore, deux mouvements s’y sont opposés.

Quand aurons-nous officiellement une charte des valeurs républicaines émanant du CFCM dans son ensemble et correspondant aux principes que vous avez formulés dans ce projet ?

M. Alexis Corbière. Je prends la parole au nom du groupe La France insoumise.

Je comprends que l’on vous interroge sur le Conseil national des imams, mais votre audition concerne un projet de loi bien précis et ce sujet mériterait une audition séparée.

S’agissant du texte lui-même, le CFCM a-t-il déjà condamné ce que vous décrivez comme des pratiques coutumières contraires à l’islam, mis en avant dans la communication gouvernementale à propos du projet de loi, comme le recours à des certificats de virginité ? Cela aurait le mérite de clarifier les choses.

Vous estimez que le texte n’incite pas à passer du statut loi 1901 au statut loi 1905. Pouvez-vous être plus précis, et rappeler les raisons historiques qui ont poussé à opter pour le premier statut plutôt que pour le second ?

L’article 26, qui modifie l’organisation des associations, notamment lorsqu’elles désignent un nouveau ministre du culte, a été présenté comme un « dispositif anti-putsch ». Quelles en sont les conséquences ? L’instauration de conseils d’administration est-elle banale ou trop tatillonne ? Les fédérations protestantes se sont demandé pourquoi la République se mêlait ainsi de l’organisation des cultes, et je partage leur interrogation. Est-il vrai, comme l’a dit Gérald Darmanin, que des putschs salafistes se produisent à l’occasion d’assemblées générales mal organisées ?

Quel est votre point de vue sur l’article 27, qui instaure un contrôle par le préfet, tous les cinq ans, du caractère cultuel de l’association ? Sera-t-il une source supplémentaire de tracasseries, voire d’arbitraire ?

À l’article 28, pourriez-vous revenir sur le statut des associations ? S’agissant des biens de rapport, je ne suis pas favorable à la modification proposée : une association cultuelle doit s’occuper du culte et non d’acheter et gérer des bâtiments. Or votre propre proposition va encore plus loin en ce sens. Je vois bien l’intérêt de réunir de l’argent dans le cadre d’une association cultuelle, mais je ne souhaite pas cette confusion. Il serait paradoxal qu’un texte de clarification, rompant avec le caractère mixte de certaines associations, incite ainsi au mélange des genres.

Mme Marie-George Buffet. Au nom du groupe de la Gauche démocrate et républicaine, je vous félicite d’avoir conclu votre propos liminaire en disant que nous vaincrons ensemble en défendant les principes de la République.

Si le projet de loi est d’intérêt général, le cinquième paragraphe de son exposé des motifs parle toutefois d’« un entrisme communautariste […] pour l’essentiel d’inspiration islamiste ». Vous souhaitez que le mot d’islamisme soit qualifié par les adjectifs « radical » ou « extrémiste ». Comme l’a demandé mon collègue, accepteriez-vous également le qualificatif « politique » ?

Ce combat, avez-vous dit, est le vôtre ; parmi les moyens de le mener, vous citez la réorganisation des instances musulmanes et une présence accrue sur les réseaux sociaux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la réorganisation, compte tenu du fait que l’islam ne prévoit pas de structure nationale hiérarchique ?

Vous êtes favorable au passage au statut régi par la loi de 1905, bien que vous souhaitiez que ce dernier soit rendu plus attractif. Quels sont les arguments de ceux qui y sont défavorables ?

Enfin, comment se faire une idée aussi objective que possible de la pénétration de l’islamisme radical au sein même des associations loi 1901 ?

M. Mohammed Moussaoui. Pour vous éclairer tout d’abord sur la nature même du CFCM, celui-ci a été conçu à l’origine, en 2003, comme une structure légère – chacun de ces mots a son importance. C’est ce qu’il a été décidé de créer lors des accords-cadres entre les fédérations musulmanes : un espace de dialogue entre les fédérations et un guichet à travers lequel elles parleraient aux pouvoirs publics. De sorte que le Conseil dispose de très peu de moyens : les fédérations n’y mutualisent pas les leurs. La maison est gérée par un secrétariat, à mi-temps ; elle n’a pas de budget de fonctionnement. C’était voulu, dès le départ. Tout se fait donc au niveau des fédérations, d’où leur importance dans la structure.

C’est ce qui a rendu malaisé d’y instaurer des institutions qui lui auraient donné plus d’épaisseur ; la difficulté à créer le Conseil national des imams est liée à ce point fondamental.

Les fédérations au sein du CFCM, dont la grande mosquée de Paris, ne souhaitent pas que le CFCM les chapeaute. Il n’a pas vocation à fonder des institutions qui superviseraient les activités des fédérations : chacune mène ses activités, et l’on se retrouve pour discuter, harmoniser, se préparer ensemble à dialoguer avec les pouvoirs publics. C’est ce qui explique les frictions : le CFCM est une juxtaposition de fédérations qui ont accepté de travailler ensemble dans les limites d’une structure légère.

J’en viens au Conseil national des imams. La création d’un tel conseil et l’adoption d’une charte des valeurs figuraient dans le programme que j’ai présenté en août 2019 en vue de l’élection à la présidence du CFCM – je vous en transmettrai un exemplaire ; dès 2017, le programme de l’Union des mosquées de France proposait la création d’un Conseil national des imams et aumôniers (CNIA), ainsi que de conseils régionaux et départementaux des imams et des aumôniers. La demande du Président de la République s’inscrit donc dans la parfaite continuité du programme sur lequel j’ai été élu.

Nous avons commencé à travailler sur le projet de Conseil national des imams dans l’idée d’aboutir très vite. Le 10 novembre, les neuf fédérations composant le Conseil français du culte musulman se sont accordées à l’unanimité sur les textes fondateurs dudit conseil, à savoir la déclaration de création, avec ses principes fondateurs, le règlement intérieur et plusieurs fiches techniques, dont des fiches de poste instaurant une distinction entre imam, imam prédicateur et imam conférencier, des fiches d’engagement etc. Nous devions annoncer la création du conseil national le 18 novembre 2020, à charge pour lui de rédiger les documents restants, en particulier un code éthique et déontologique, auquel la charte des valeurs va finalement se substituer.

Avant que l’annonce de la création du CNI ne soit faite et alors que, je le répète, il y avait unanimité sur ce point, nous avons entamé nos discussions sur la charte. Le 8 décembre, j’ai récupéré l’ensemble des contributions des fédérations ; j’en ai fait la synthèse, que j’ai envoyée aux fédérations. Le recteur de la grande mosquée de Paris a jugé que cette synthèse était fidèle aux contributions qui avaient été remises ; aucune fédération n’en a contesté le contenu. En revanche, toutes m’ont adressé des propositions de reformulation, ce qui est tout à fait normal dans le cadre d’une coproduction écrite. Le 15 décembre, nous sommes tombés d’accord sur un texte – validé aussi par le recteur de la grande mosquée de Paris. Ce texte, soit dit afin de rassurer M. Falorni et tous ceux qui se posent la question, comprend les passages évoqués concernant l’islam politique, l’apostasie et l’égalité entre les hommes et les femmes. Vous affirmez que trois fédérations s’y seraient opposées, mais ce n’est pas tout à fait exact. Le texte du 15 décembre a été validé par l’ensemble des fédérations. S’il est vrai que deux d’entre elles ont montré, dans un premier temps, quelques réticences, elles ont fini par l’accepter. La charte aurait dû être adoptée le 28 décembre, mais ayant eu vent de ce que certaines fédérations souhaitaient retravailler quelques points de détail, j’ai annoncé le 27 décembre que d’ultimes amendements pourraient être déposés jusqu’au 30 décembre à midi. À ce jour, je n’ai été saisi d’aucun amendement, ni par la grande mosquée de Paris ni par aucune autre fédération. J’en conclus qu’il s’agissait d’un faux bruit. Une charte a été validée le 15 décembre, et c’est là le seul texte de référence qui existe.

S’agissant des pratiques coutumières, ayant déjà été par le passé président du Conseil français du culte musulman, j’ai eu l’occasion de m’exprimer sur l’excision, les certificats de virginité et les autres pratiques coutumières dégradantes pour les femmes. Elles sont interdites par la religion musulmane, tout simplement parce qu’elles portent atteinte à la dignité des femmes ; or l’égale dignité humaine est un principe fondamental de notre religion. L’égalité entre les hommes et les femmes en découle.

Je m’interroge sur les véritables raisons du retrait du recteur de la grande mosquée de Paris. Il est évoqué une « composante islamiste » à l’intérieur du Conseil français du culte musulman, sans plus de précision, jetant ainsi l’opprobre sur l’ensemble des membres du CFCM. Il est de mon devoir de rétablir les faits et de demander au recteur des explications, afin que cette composante islamiste soit clairement identifiée.

Par ailleurs, s’il s’agit des trois fédérations citées par la presse et par certains députés ici – Foi et pratique, Millî Görüş et Musulmans de France –, elles existent depuis des décennies et font partie intégrante du CFCM ; le recteur a travaillé avec elles et il continue à le faire aujourd’hui encore : il n’a pas rompu ses relations avec elles, il n’a même pas remis en cause les conventions bilatérales établies par le passé. C’est pourquoi je lui demande de clarifier sa position, le motif de son retrait n’étant de toute évidence pas la charte, puisque lui-même admet que le texte en a été validé et qu’il ne remet pas en cause ce qui a été décidé le 15 décembre.

Passons maintenant aux questions portant sur le projet de loi proprement dit.

En l’état du droit, les associations d’intérêt général peuvent administrer des immeubles obtenus par donation. Le projet de loi étend cette possibilité aux associations cultuelles. J’ai dit dans mon propos liminaire que je souhaitais voir supprimer la condition que les immeubles aient été acquis à titre gratuit. Si l’on veut inciter les associations à passer au statut de 1905, il faut permettre aux fidèles de se cotiser pour acquérir des immeubles de rapport qu’ils mettraient en location, le produit de celle-ci permettant, par exemple, de verser un salaire à l’imam. Je ne suis pas opposé à un éventuel plafonnement de cette ressource, ou à un système visant à s’assurer que la mesure est proportionnée au but recherché. Il reste qu’au sein de la communauté musulmane, les anciennes générations disposent de revenus modestes ; il s’agit d’ouvriers agricoles ou du bâtiment, qui n’ont pas pu construire un patrimoine immobilier suffisant pour léguer des biens aux associations. Du coup, des donations gratuites, il n’y en a pas, ou très peu, et la mesure ne bénéficiera pas au culte musulman. En revanche, les fidèles qui se sont cotisés pendant des années pour construire des mosquées, qu’ils ont fait sortir de terre à la seule force de leurs bras, sont prêts à poursuivre cet effort pendant quelques décennies pour doter ces lieux de culte d’une autonomie financière. Je pense que ce serait dans l’intérêt de tous. En outre, cela répondrait à une tradition dans le monde musulman ; sur tous les continents, c’est ainsi que les mosquées fonctionnent : à chacune correspond un bien immobilier, qui en assure le financement. Cette tradition pourrait être aisément adaptée à notre droit dès lors qu’on garde à l’esprit que cela répond à un objectif précis et qu’il ne s’agit pas d’aller au-delà : les associations musulmanes ne se transformeront pas en agences de gestion de biens immobiliers.

Afin d’améliorer la formation des imams en France, ce que je propose, c’est d’associer des formations universitaires aux formations théologiques. Si les personnes qui s’engagent dans une formation de quatre ou cinq années pour devenir imam ne bénéficient pas d’une formation diplômante, on n’attirera pas les meilleurs éléments. Pour avoir des imams titulaires d’un master ou d’un doctorat, qui soient une force de production intellectuelle dans notre pays et tirent vers le haut l’islam de France, il faut leur donner la possibilité de suivre en parallèle un cursus universitaire, qui leur ouvre le statut d’étudiant, avec les prestations qui y sont attachées. Si l’indépendance des universités est un principe désormais établi, il serait bon que les présidents d’université nous entendent sur ce point. Là encore, tout le monde y gagnerait.

M. le président François de Rugy. Monsieur Moussaoui, je me vois obligé de vous rappeler nos contraintes horaires. Je vous invite à faire preuve de concision dans vos réponses, d’autant que plusieurs collègues ont demandé la parole pour une deuxième série de questions.

M. Mohammed Moussaoui. Je me plie donc à cette injonction, monsieur le président.

La séparation des activités, j’y suis favorable. J’ai dit clairement que les associations se livrant à des activités cultuelles devaient relever du statut de 1905 et celle assurant d’autres activités du statut de 1901. Le fait d’apporter une aide aux personnes démunies ne me semble pas spécifique au culte musulman : cette dimension est présente dans toutes les religions. Je ne pense pas que ce soit incompatible avec la séparation des activités. Je le répète : il est dans l’intérêt du culte musulman de s’inscrire dans le paysage cultuel.

J’ai déjà exprimé clairement ma position concernant l’éducation. Par manque de moyens de contrôle, des enfants peuvent se trouver dans une situation où ils sont soumis à un endoctrinement. Même si l’on inverse la procédure, en demandant aux associations de solliciter a priori une autorisation et non plus en attendant que le contrôleur se manifeste a posteriori, on aura toujours besoin de contrôles. Les difficultés apparaissent souvent par suite d’un défaut de contrôle ou d’une mauvaise application des lois.

M. Saïd Ahamada. Une question de terminologie, pour commencer : vous parlez d’ « islamisme radical » ; je préfère pour ma part l’expression « islam politique », car j’ai du mal à savoir ce qui est radical et ce qui ne l’est pas et, surtout, qui peut en juger. Quelle est votre opinion sur ce point ?

Vous venez d’évoquer un « endoctrinement » des enfants. Avez-vous des propositions concrètes pour lutter contre ce phénomène ? Si je puis me permettre, le CFCM a été un peu « léger » en la matière au cours de son histoire. Comment faire pour que les jeunes musulmans ne soient pas attirés par l’islam politique – ou radical, si vous préférez ce terme ?

L’objet de la disposition du projet de loi relative aux immeubles de rapport est de faire en sorte que les musulmans de France puissent disposer d’une source de financement. Or, vous l’avez démontré, elle risque d’être sans effet. C’est pourquoi je déposerai un amendement visant à ce qu’une partie des revenus des immeubles de rapport de tous les cultes soit répartie entre ces derniers par péréquation, en fonction du nombre de fidèles, de manière que les musulmans puissent eux aussi en bénéficier. J’aimerais avoir votre avis sur cette proposition.

M. Xavier Breton. En visite à la grande mosquée de Paris, en septembre dernier, le ministre de l’intérieur s’était engagé à ce que l’on ne recoure pas à la procédure accélérée pour examiner ce texte. Que pensez-vous du fait que cette promesse n’a pas été tenue par le Gouvernement ?

M. Charles de Courson. Comment ce projet de loi, initialement destiné à lutter contre le séparatisme, est-il perçu par nos compatriotes musulmans ? Pensez‑vous qu’en l’état, il constitue un outil efficace de lutte contre le séparatisme ?

Quelle est votre position sur l’exercice en France d’imams de nationalité étrangère, ayant la qualité de fonctionnaire d’États étrangers et étant rémunérés par ces États ? Faut-il mettre fin à ces accords interétatiques ?

Mme Cécile Untermaier. Vous avez décrit les efforts déployés en vue de structurer les musulmans de France, afin que ceux-ci se dotent d’une instance de dialogue avec les pouvoirs publics à l’échelon national et à l’échelon départemental. Pensez-vous qu’il serait bon que des dispositions législatives facilitent leur mise en place ?

Mme Nicole Dubré-Chirat. Certaines pratiques coutumières – préjudiciables principalement aux femmes – ont beau être interdites parce qu’elles sont contraires à la dignité de la personne, elles peinent à reculer. Quel message adresser aux familles pour que la volonté des femmes soit respectée et quel accompagnement proposer à celles-ci pour leur permettre de persévérer dans leur refus, sans être exclues des familles ?

M. Julien Ravier. Aujourd’hui, en France, la menace terroriste est très majoritairement d’inspiration islamiste. Le séparatisme et la volonté de faire prédominer les principes religieux sur les principes républicains sont également très majoritairement issus d’un islamisme politique provenant de mouvances religieuses radicales et de puissances étrangères.

Si j’entends bien que vous souhaitez ne pas être stigmatisés par une loi ou certaines dispositions et si, comme l’a souligné le président de la commission spéciale, la loi, ayant une portée générale, ne cible pas la religion musulmane – bien que son dévoiement extrême aurait mérité d’être mis un peu plus en relief –, pour autant, comprenez-vous, monsieur Moussaoui, que d’autres religions, associations ou courants philosophiques puissent se considérer comme les victimes collatérales d’un texte qui vient réduire leur liberté d’exercice du culte, d’instruction, d’association, alors qu’ils n’ont jamais été impliqués de quelque manière que ce soit dans le séparatisme et qu’ils respectent les lois, les principes et les valeurs de la République ?

Il manque un volet important à ce texte : une obligation de formation aux principes républicains pour les dirigeants d’associations, qu’elles soient cultuelles ou culturelles, pour leurs membres, pour les imams, pour les aumôniers. Pensez‑vous que les dispositions contenues dans le projet de loi permettront de lutter efficacement contre la radicalisation religieuse islamiste, l’islam politique et le séparatisme qui en découle ? Dans le cas contraire, qu’y manque-t-il, selon vous ?

M. Francis Chouat. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, monsieur Moussaoui, c’est lorsque vous aviez dû affronter la violence politique et physique de M. Sefrioui à la mosquée d’Évry-Courcouronnes.

Vu que le CFCM traverse de nouveau de très fortes turbulences et que vous êtes confrontés de l’intérieur aux offensives de l’islamisme politique, pourquoi n’affirmez-vous pas plus clairement que ce projet de loi contribue à protéger les musulmans républicains des visées politiques séparatistes ? J’ai été un peu choqué par votre comparaison avec le délit de faciès.

Que faudrait-il faire selon vous pour que cette majorité de musulmans, et tout particulièrement les jeunes, ait davantage envie de s’engager pour disputer le terrain aux islamistes ? Comment comptez-vous y contribuer ?

Eu égard à la nature respective de l’islam, qui vit sans intermédiaire, et de la République, qui considère la religion comme une opinion qui doit s’exprimer dans le respect des principes républicains, n’estimez-vous pas qu’une fois que la République a affirmé clairement ce qu’elle souhaite et ce qu’elle refuse, c’est aux musulmans de prendre leurs responsabilités, en citoyens libres et responsables, plutôt que d’entretenir la chimère d’une organisation institutionnelle de l’islam français ?

Mme Fabienne Colboc. Ma question porte sur la jeunesse : je voudrais savoir si vous avez connaissance d’une stratégie politique qui s’opposerait aux fondements de la République.

M. François Cormier-Bouligeon. Plusieurs de mes collègues vous ont interrogé sous l’angle des libertés religieuses. Je voudrais pour ma part le faire sous celui de la liberté absolue de conscience, qui prime dans la loi de 1905.

Vous avez parlé d’islamisme radical. Peut-il, selon vous, exister un islamisme autre que politique, radical, intégriste ? Existerait-il un islamisme « tranquille » ? Nous faisons pour notre part parfaitement la différence entre les musulmans, qui veulent vivre en paix en France et que la loi protège, et les islamistes, qui luttent contre la République.

Je déduis de vos propos que la charte des valeurs républicaines est implicitement validée. Par conséquent, pourriez-vous nous la transmettre officiellement ?

Aujourd’hui, 11 janvier, c’est le sixième anniversaire de la marche républicaine. L’islam est-il selon vous compatible avec la liberté de critique et de satire ?

Enfin, certains affirment que le voile est une obligation religieuse ; d’autres estiment qu’il n’en est rien, et qu’il s’agit d’une lecture et d’une application intégristes de votre religion. Quelle est votre opinion sur le sujet ?

Mme Géraldine Bannier. Vous avez parlé de l’action bienvenue des imams auprès des jeunes qui se radicalisent. Ne faudrait-il pas renforcer les liens entre les professeurs, les présidents d’associations, les élus et les représentants religieux ?

Mme Aurore Bergé. Oui ou non la charte des valeurs indiquera-t-elle, comme cela est écrit dans le courrier transmis par le recteur de la mosquée de Paris, que par islam politique on désigne « les courants politiques et/ou idéologiques appelés communément : wahhabisme ; salafisme ; doctrine des Frères musulmans […] » ? Confirmez-vous que ces mouvements sont contraires à une pratique du culte musulman compatible avec les valeurs de la République ?

On voit se développer la pratique du voilement de fillettes de 5 ou 6 ans. Considérez-vous qu’il s’agit là d’une pratique coutumière dégradante qu’il conviendrait d’interdire ?

M. Mohammed Moussaoui. Une précision, tout d’abord, s’agissant de l’expression « délit de faciès » que j’ai employée. Ce que nous craignons, c’est que certains fonctionnaires fassent du zèle et « embêtent », si j’ose dire, les associations musulmanes qui sont de bons élèves, au lieu de réprimer celles qui agissent contre la République. Sur ce point, les choses sont claires : nous estimons que ce projet de loi est nécessaire et utile pour lutter contre ceux qui veulent instrumentaliser l’outil associatif à des fins contraires aux valeurs de la République.

Je le dis et le redis : l’islam accepte volontiers que des critiques lui soient adressées, y compris contre ses fondements, sa croyance, son credo. Il n’est pas incompatible avec la liberté d’expression, qui est un outil fondamental et une valeur importante, y compris pour les musulmans. Ceux de nos concitoyens qui veulent critiquer notre religion, ses fondements, certaines pratiques, ont le droit de le faire en toute liberté. Les musulmans n’ont pas à s’en offusquer ; ils doivent y répondre avec dignité et sérénité, dans le cadre d’un débat intellectuel contradictoire.

Mes frères juifs, catholiques et protestants disent de manière pudique que les effets sur leurs cultes respectifs du renforcement de la loi de 1905 pourraient être considérés comme des dégâts collatéraux. Nous le comprenons. Cela étant, c’est aussi le cas pour l’immense majorité des associations musulmanes, qui œuvrent dans le respect des principes et des lois de la République. Je l’avais dit dans mon programme : le principe d’égalité devant la loi nous oblige parfois à accepter certaines contraintes ou restrictions afin de nous protéger collectivement. La pandémie nous a appris qu’il fallait savoir consentir à des sacrifices collectifs pour sauver les plus vulnérables d’entre nous et répondre aux risques les plus importants.

Si l’on consulte le Larousse ou tout autre dictionnaire de la langue française, on note que jusqu’à la fin des années 1970, « islamisme » était l’équivalent d’« islam ». Ce n’est que par la suite que le terme a pris une autre connotation, en liaison avec l’utilisation de l’islam à des fins politiques. C’est aujourd’hui son sens le plus fréquent.

Faut-il dresser une liste des composantes de cet islam politique, qui inclurait les Frères musulmans, le wahhabisme etc. ? Mais qui ferait-on entrer dans cette catégorie ? Les Musulmans de France, par exemple, disent qu’ils ne sont pas des Frères musulmans, alors que certains les considèrent comme tels. Le choix que nous avons fait, c’est de mentionner l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques sans y adjoindre une liste d’organisations – qui, de toute façon, ne saurait être exhaustive : il faudrait en retirer tout ce qui fait débat ou pourrait susciter la polémique. Cela n’aurait pas répondu au but recherché, qui est de combattre l’islam politique. Il faut le dire clairement : aller à l’encontre des principes de la République, refuser l’égalité entre les hommes et les femmes, rejeter le principe de laïcité… : tout cela n’est pas acceptable. C’est ce qu’affirme le sixième paragraphe de la charte du 15 décembre – le plus long de tous.

Je suis opposé à ce que l’on fasse porter le voile à des enfants. Dès lors qu’une femme a la possibilité de choisir librement la façon dont elle se vêt, cela relève de sa liberté individuelle : chaque femme s’habille comme elle le souhaite. Imposer le port du voile à un enfant me paraît relever d’un endoctrinement contraire au respect de la liberté de l’enfant et de sa construction personnelle

Vous dites, monsieur Ahamada, que le CFCM n’a pas beaucoup agi en matière de lutte contre la radicalisation. Je l’ai indiqué tout à l’heure : le CFCM, en tant qu’instance, est avant tout un espace de dialogue entre les fédérations. En revanche, il est du devoir de celles-ci d’appliquer les recommandations qu’il émet ; et je peux vous assurer que, dans ce domaine, les imams et les aumôniers accomplissent un travail formidable. Il faut avoir à l’esprit qu’un million de personnes se rendent chaque vendredi dans les mosquées : vous imaginez bien que si l’on comptait nombre d’imams radicaux parmi les imams français, ce sont des milliers de radicaux qui sortiraient des mosquées ! C’est grâce au formidable travail des imams que nous avons pu sauver de nombreux jeunes des griffes du radicalisme. Certes, ce n’est pas assez, puisqu’il y a des attentats et que l’on observe des comportements visant à saper la République, mais on ne peut pas dire que le CFCM n’ait rien fait.

Je pense avoir répondu aux principales questions.

M. Charles de Courson. Quid des imams détachés ?

M. Mohammed Moussaoui. Le Président de la République s’est exprimé sur le sujet ; 2024, c’est demain. La question relève d’accords bilatéraux entre États, et j’imagine que les États concernés vont réagir. J’ai déjà déclaré, à titre personnel, qu’il était dans l’intérêt des musulmans de France que soient formés sur place des imams français, des personnes qui sont nées en France, qui ont acquis la culture française, qui ont fréquenté l’école publique et qui sont imbibées des valeurs et des principes de la République ; ce sont eux, les imams de demain. Les imams détachés ne peuvent être qu’une solution transitoire. Cela n’empêche pas pour autant les partenariats, les échanges avec l’extérieur : dans un monde globalisé, les musulmans français ne peuvent vivre en autarcie. Néanmoins, il faut que nous acquérions notre souveraineté, et cela passe par la formation de nos cadres sur le sol national.

Bref, les imams détachés, ce n’est pas l’affaire du Conseil français du culte musulman, c’est celle des États, et je pense que l’État français est dans son droit d’exiger la révision des accords bilatéraux.

M. le président François de Rugy. Monsieur Moussaoui, nous vous remercions.

 

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19.   Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, lundi 11 janvier 2021 à 10 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10115305_5ffbfe88156fd.respect-des-principes-de-la-republique--conseil-francais-du-culte-musulman-cfcm---m-eric-dupond-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice.

M. le président François de Rugy. Chers collègues, nous recevons M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, auquel je souhaite la bienvenue.

Notre commission spéciale a déjà auditionné plusieurs ministres. Nous souhaitions bien entendu connaître également votre point de vue sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République, monsieur le garde des sceaux, car vous êtes l’un des trois ministres défendant ce texte au nom du Gouvernement.

L’examen du projet de loi intervient dans un contexte particulier, notamment en ce qui concerne la lutte contre la haine en ligne – sujet sur lequel, comme vous le savez, l’Assemblée nationale s’est déjà penchée, et nous comptons bien poursuivre et amplifier le travail. Un réseau social important – Twitter – a décidé de suspendre le compte d’un président en exercice, considérant que ses propos constituaient des incitations à la violence. Cela soulève évidemment beaucoup de questions. Je crois pouvoir dire que notre conception, en France, est un peu différente : nous considérons que les lois – lesquelles s’appuient sur les principes de la République – doivent s’imposer aux sociétés commerciales. Certes, celles-ci ont leurs conditions générales d’utilisation – expression dont il n’a jamais été autant question qu’en ce moment –, mais elles doivent être conformes à la loi. En tout état de cause, ces conditions générales d’utilisation sont des décisions unilatérales, qui ne sauraient faire loi.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Qu’il me soit permis, d’abord, de vous présenter à toutes et à tous mes vœux de bonne et heureuse année.

Je suis ravi d’échanger avec vous sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Il s’agit, pour moi comme pour le Gouvernement et le Président de la République, d’un texte essentiel.

C’est un texte de liberté, en ce sens que, de façon presque tautologique, rappeler ce que sont les valeurs de la République, c’est rappeler ce qu’est la liberté.

C’est un texte essentiel car nous devons nous prémunir des dérives séparatistes – d’où qu’elles viennent –, qui menacent la nation et la République.

C’est un texte essentiel car il importe de réaffirmer que tous les Français, d’où qu’ils viennent et quel que soit le Dieu qu’ils prient – ou qu’ils ne prient pas –, font avant tout partie de la communauté nationale.

C’est un texte essentiel, enfin, car il a pour ambition de renforcer les principes qui fondent notre État de droit, afin de lutter efficacement contre toutes les idéologies qui menacent celui-ci.

C’est parce que les enjeux de ce texte sont si importants qu’une commission a été spécialement constituée par votre assemblée pour l’appréhender. Le débat parlementaire revêt une importance particulière du fait de l’objet même du projet de loi, qui touche à ce qui fait le pacte républicain.

Les sujets abordés sont propices au manichéisme, aux excès aussi, parfois, et aux solutions caricaturales dont les populistes raffolent et se repaissent.

Après l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, nous avons souhaité réfléchir à la façon dont nous aurions pu prévenir les comportements qui ont été à l’origine de cet attentat terrible, odieux et qui ne pouvait, évidemment, rester sans réponse.

Le projet de loi vise à réaffirmer l’importance que nous accordons à tous ceux qui servent la République et à sanctionner avec une plus grande efficacité ceux qui en bafouent les valeurs et les principes.

Notre ambition est de limiter drastiquement l’impunité dont pourraient jouir ceux qui pratiquent en permanence l’insulte et la menace. Nous souhaitons que les personnes qui sont des victimes potentielles – parce qu’elles transmettent les valeurs de la République, parce qu’elles exercent tel ou tel métier ou tout simplement parce qu’elles sont d’une origine ou d’une confession déterminées – ne tremblent plus.

C’est d’abord avec l’article 3, destiné à faire évoluer le dispositif relatif au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT), que nous entendons faire respecter les valeurs de la République. Il s’agit de permettre aux services de l’État de vérifier, au moment d’un recrutement ou d’une habilitation, si les personnes concernées ont été condamnées ou mises en examen pour des infractions en lien avec des activités terroristes. Ainsi, il est impératif que les structures accueillant du public, en particulier des jeunes, sécurisent leurs recrutements. L’article élargit le champ d’application du fichier à de nouvelles infractions, dont celle d’apologie d’actes de terrorisme, pour lesquelles il prévoit une inscription automatique.

L’article 4, ensuite, crée le délit de menace séparatiste. Il permettra de renforcer la protection des personnes qui participent à l’exécution d’une mission de service public. Ce nouveau délit sanctionne les menaces, les violences et tout autre acte d’intimidation exercé à l’encontre de ces personnes dans le but de se soustraire aux règles présidant au fonctionnement d’un service public. Cela concerne, par exemple, des parents qui feraient pression sur un professeur en contestant un enseignement qui heurte leurs croyances, ou encore un homme menaçant un médecin et dont l’épouse a exigé, pour des raisons religieuses, d’être auscultée par une personne de même sexe – on pourrait multiplier les exemples. Ce nouveau délit permettra de sanctionner des comportements très variés, dans la mesure où il vise les menaces – même en l’absence de réitération –, les violences et, de façon générale, tout acte d’intimidation.

Le projet de loi a également pour ambition de lutter contre la haine sur internet. On sait la place qu’ont prise les réseaux sociaux dans nos vies. Ils sont bien souvent les nouveaux lieux du lien social, de l’échange, de la culture et de l’information – mais aussi, parfois, de la désinformation, de la haine et du malheur : ils sont à la fois ce qu’il y a de meilleur et de pire, à l’image de la langue selon Ésope.

L’article 18 crée le délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations personnelles. L’objectif est bien de réprimer un comportement indépendamment de ses conséquences. Cette disposition est essentielle à l’heure d’internet, qui rend instantanée la diffusion de tous les messages, y compris ceux qui constituent des appels directs à la haine contre une personne dont les éléments d’identification seraient jetés en pâture sur le net. De tels messages peuvent susciter, chez les esprits faibles, le désir d’une violence parfois définitive, qu’il faut à tout prix juguler. Or le droit existant n’appréhende pas de façon satisfaisante ces comportements.

L’article 18 crée une incrimination de portée générale : il protège toute personne étant la cible de tels actes, même si des sanctions renforcées sont prévues lorsque des membres des forces de l’ordre sont plus particulièrement visés.

J’insiste sur le fait que la diffusion d’informations personnelles sur internet ne sera punie qu’à la condition que l’on démontre l’intention manifeste de l’auteur de porter gravement atteinte à la personne visée. Enfin, on pourra appréhender avec ce délit les propos haineux tenus sur les réseaux sociaux qui, sans constituer des provocations directes ou des actes de complicité d’un crime ou d’un délit, poursuivent en réalité les mêmes objectifs.

L’article 19 concerne les sites miroirs. Il reprend certaines dispositions de la proposition de loi de Mme Laetitia Avia, dont je salue l’implication infatigable sur le sujet. L’impact du blocage de sites dédiés à la haine en ligne et à la discrimination est souvent limité par la réapparition rapide de ces sites et de leurs contenus sous d’autres noms. Le texte vise donc à permettre, une fois qu’un site a été bloqué en raison des contenus qu’il publie, de bloquer également tous les autres sites dont les contenus seraient identiques.

L’article 20, quant à lui, est le fruit d’une très large concertation : pendant plusieurs semaines, j’ai reçu au ministère de la justice les professionnels du secteur de la presse – syndicats, patrons de titres, avocats spécialisés dans le droit de la presse. Ces consultations larges ont permis d’aboutir à la rédaction actuelle, qui rend possible la poursuite en comparution immédiate des auteurs de propos incitant à la haine sur internet, en modifiant non pas la loi de 1881 – j’y insiste –, mais le code de procédure pénale.

Je crois profondément que la célérité de la réponse pénale en la matière est cruciale pour casser les spirales mortifères qui peuvent se mettre en place et, comme nous l’avons malheureusement constaté, se révéler dévastatrices. Bien évidemment, nous avons strictement encadré le recours à ces procédures rapides pour que soient préservées les garanties dont bénéficient à juste titre les journalistes grâce à la loi de 1881 : ils ne pourront pas se voir appliquer ce mode de poursuites.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Merci, monsieur le garde des sceaux, pour la gravité des termes qui ont été les vôtres en introduction de votre intervention concernant le sens général du projet de loi. Celui-ci vise à lutter à la fois contre un certain nombre de dérives et de replis communautaires, séparatistes, contre l’islamisme politique et, de façon générale, contre celles et ceux qui contestent les principes de la République. Nous souhaitons réaffirmer ces principes aussi fortement que possible, quel que soit d’ailleurs le groupe auquel nous appartenons, parce qu’ils montrent l’adhésion de la communauté nationale à ce qui constitue le fondement même de ce qui permet aux uns et aux autres de vivre ensemble dans notre pays.

Vous défendrez plus particulièrement cinq articles de ce texte au cours des semaines qui viennent, mais d’autres éléments du projet de loi ont bénéficié de l’expertise du ministère de la justice. En ce qui concerne la justice, le texte comporte trois dispositions majeures, touchant en particulier au FIJAIT et à la judiciarisation des pressions séparatistes exercées sur les agents chargés de l’exécution d’une mission de service public – vous avez évoqué les règles de fonctionnement du service public, que nous souhaitons collectivement protéger.

Je laisserai à mes collègues rapporteurs thématiques le soin de vous interroger sur le détail des dispositions dont ils sont chargés, et me contenterai d’évoquer l’article 18. Un certain nombre de confusions sont faites – en particulier dans la presse, mais pas seulement – entre l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale et l’article 18 du projet de loi confortant les principes de la République. La distinction entre ces deux articles est très nette, mais je souhaiterais que vous alliez plus avant encore dans l’explication, car notre commission spéciale a besoin de clarté sur ce point.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Merci, monsieur le garde des sceaux, pour vos propos liminaires et pour votre grande détermination à lutter contre la haine en ligne.

Mes questions porteront en particulier sur l’article 18. Vous l’avez présenté comme une sorte d’hommage à la mémoire de Samuel Paty, assassiné par un terroriste dans des conditions terribles. Au cours des auditions que j’ai menées, de nombreuses associations ont évoqué d’autres situations auxquelles il pourrait permettre de répondre ; je pense notamment à ce que l’on appelle le doxing dans le jargon des réseaux sociaux, pratique qui vise à rechercher et à divulguer sur les réseaux sociaux des informations sur l’identité et la vie privée d’un individu dans le dessein de lui nuire. Cela touche beaucoup de jeunes lesbiennes, gay, bisexuels et trans (LGBT), mais aussi, de manière plus générale, de nombreuses jeunes filles : des informations les concernant sont diffusées dans une intention malveillante, ce qui a pour conséquence qu’elles ont du mal, ensuite, à retourner dans leur collège ou dans leur lycée.

Ces situations entrent-elles bien dans le champ de l’article et, dans cette hypothèse, seriez-vous ouvert à une extension de la circonstance aggravante au fait de viser des mineurs ? Le texte prévoit de protéger particulièrement les personnes exerçant une mission de service public, mais les mineurs sont très vulnérables face à de tels agissements.

Par ailleurs, vous avez parlé d’éléments d’identification « jetés en pâture » sur la toile : est-ce uniquement leur diffusion publique qui est visée ? Cela n’est pas précisé.

L’article 20 permet la comparution immédiate des pourvoyeurs de haine – lesquels ne sont nullement des journalistes –, mais ne vise que l’incitation et la provocation à la haine. Seriez-vous ouvert à ce que la disposition soit élargie aux injures – racistes, antisémites, plus largement à visée discriminatoire – et au négationnisme ?

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Le Président de la République nous invite à lutter contre les séparatismes et les dérives communautaires pour améliorer le vivre ensemble et se recentrer sur le respect des principes de la République. Ces principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité président à la rédaction du projet de loi, notamment s’agissant des articles 13, 16 et 17 du chapitre III du titre Ier, sur lesquels je voudrais vous poser quelques questions.

Les dispositions concernant la réserve héréditaire ont pour objet d’encadrer la volonté du défunt et de limiter les éventuelles discriminations que celui-ci pourrait instituer entre ses enfants en raison de leur sexe, de leur religion ou de leur ordre de naissance du fait de la loi étrangère dont relève la succession. Cette intention de préserver l’équité entre les héritiers est intéressante mais soulève un certain nombre de questions en raison de la difficulté à rechercher et retrouver les héritiers et à estimer la valeur des biens étrangers et français, sans oublier les risques de blocage des successions, d’allongement des délais et de multiplication des contentieux. Quelles garanties pouvez-vous nous donner sur ces différents aspects ? Pensez‑vous qu’une renégociation des conventions internationales soit nécessaire et envisageable ?

S’agissant de l’article 16, qui interdit aux professionnels de santé d’établir un certificat de virginité, l’intention qui a présidé à sa rédaction est saluée par tous, mais serait-il envisageable de prévoir une gradation des sanctions : contravention avec amende, sanction disciplinaire puis peine d’emprisonnement avec amende ? Par ailleurs, serait-il possible de sanctionner également les demandeurs, à savoir les futurs époux ou leurs familles ? Pourrait-on envisager aussi une obligation de signalement pour les médecins, que ce soit au conseil de l’ordre ou au procureur de la République ? Pour ce faire, le droit existant est-il suffisant ou doit‑il être complété ?

L’article 17 prévoit la possibilité d’organiser des entretiens individuels pour s’assurer du consentement des futurs époux, car chacun doit être libre d’exercer son choix, sans subir de pressions. Le droit permet déjà de sanctionner le fait d’exercer des pressions sur une personne dans cette situation et de prononcer l’annulation du mariage : pensez-vous que les dispositions existantes en la matière sont suffisantes, ou bien doivent-elles être complétées ?

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Monsieur le garde des sceaux, vous avez indiqué que ce texte était essentiel pour vous ; il l’est aussi pour mon groupe et, au-delà, pour l’ensemble de nos collègues, quel que soit le groupe où ils siègent, comme l’a rappelé le rapporteur général.

S’agissant de l’article 3 et de l’inscription au FIJAIT de deux nouvelles séries de condamnations, notamment pour faits d’apologie des crimes terroristes et de provocation à commettre des actes de terrorisme, pensez-vous que ceux qui commettent de telles infractions sont moins dangereux que les auteurs des actes de terrorisme eux-mêmes ? Cela peut-il justifier, à votre sens, un régime dérogatoire pour l’inscription au FIJAIT ? C’est en effet ce que prévoit le texte : la durée de l’inscription est moins importante pour ces faits et les obligations qui découlent de cette inscription, par exemple celle de signaler un changement d’adresse ou un départ à l’étranger, sont différentes.

En ce qui concerne l’article 4, le Conseil d’État a évoqué un possible chevauchement entre l’incrimination déjà prévue au dernier alinéa de l’article 433‑3 du code pénal et la nouvelle incrimination créée : quel est votre avis sur ce point ?

M. Guillaume Vuilletet. Nous sommes saisis d’un texte dont vous avez rappelé l’importance, monsieur le garde des sceaux, et qui présente plusieurs facettes. Nous avons déjà eu l’occasion, lors de précédentes auditions, de souligner qu’il est de portée générale, dépassant la simple question de l’intégration de l’islam en France, contrairement à ce que d’aucuns prétendent pour nous en faire le procès. Il traite aussi d’internet, qui constitue un fantastique vecteur d’informations, mais qui devrait être également un vecteur démocratique – certes, il l’a été et l’est encore en termes d’apport de connaissances, de partage de l’information et de possibilités de communication, mais il véhicule aussi, malheureusement, de fausses informations – les fake news, dont on a beaucoup parlé –, et la haine, ce qui montre bien, s’il en était besoin, que la régulation est nécessaire. Or, s’agissant de régulation, l’exemple qui vient de nous être donné outre-Atlantique est absolument sidérant : une entreprise privée s’est érigée en gardienne de la démocratie en faisant taire, en censurant un président encore en exercice, fût-ce pour quelques jours. Voilà qui témoigne de la réalité du problème.

Les dispositions que vous nous proposez de mettre en œuvre ont une certaine portée. Je note en passant que d’aucuns, qui, il n’y a pas si longtemps, à propos de l’article 24 d’un autre texte, se plaignaient de ce que l’on touchait à la loi de 1881, nous font maintenant le reproche inverse – mais je suppose que c’est ce qui fait la beauté du débat public... Par ailleurs, je me réjouis que l’Europe ait commencé à bouger : une proposition de règlement a été publiée récemment.

Pourtant, certaines questions restent pendantes. Comment éviter que les dispositions que nous allons peut-être voter ne deviennent des outils de censure permanente et ne conduisent à une autocensure trop forte ? Comment éviter que l’algorithme qui met en avant les fausses informations ne devienne demain un algorithme des algorithmes, supprimant les informations par précaution ? Comment faire en sorte, après l’adoption de ces dispositions, que les moyens humains nécessaires à leur application soient mis en place ? Certes, cela relève non pas du cadre législatif mais de l’application de celui-ci. Quelles exigences pourrions-nous avoir à l’égard des modérateurs ?

Enfin, et même s’il s’agit là d’une question prospective, tout cela sera-t-il efficace et aura-t-il une portée véritable tant qu’on ne mettra pas en cause l’anonymat sur le net, qui permet de dire à peu près tout et n’importe quoi en se réfugiant derrière des pseudonymes et des localisations multiples ?

M. Éric Diard. Monsieur le garde des sceaux, lors de la conférence de presse de présentation du texte, vous aviez déjà expliqué avoir travaillé sur ce projet en réaction à l’ignoble attentat dont a été victime Samuel Paty. C’est notamment le cas de l’article 4, qui aggrave les peines à l’encontre des auteurs de menaces, intimidations et violences à l’encontre des personnes chargées de missions de service public afin d’obtenir un traitement différencié. De fait, Samuel Paty a été décapité pour avoir montré des caricatures de Mahomet au cours d’un débat sur la liberté d’expression.

De même, l’article 18 vise à condamner la mise en danger délibérée d’une personne par la révélation d’informations personnelles, dans le but de porter atteinte à son intégrité physique ou psychique. Or c’est grâce à la révélation sur internet du lieu où enseignait Samuel Paty que le terroriste a pu perpétrer son acte.

S’agissant de la rédaction de l’article 4, les recommandations du Conseil d’État ont été largement suivies, afin de garantir son application dans les meilleures conditions. Toutefois, je m’interroge sur les difficultés que peut poser cet article en matière d’établissement de la preuve, notamment quand la personne faisant l’objet de menaces n’est pas soutenue par son administration. Lundi dernier, par exemple, un professeur lyonnais n’est pas retourné en classe : il a préféré changer de métier après avoir été insulté et menacé par des parents d’élèves mécontents du contenu de ses cours. Sa hiérarchie ne semble pas l’avoir suivi. Cette inertie de certaines administrations pourrait freiner, voire empêcher les actions que le projet de loi souhaite mettre en place. Quels dispositifs vous semble-t-il pertinent de créer pour lutter contre cette tendance, afin d’assurer à tout agent public le respect et la sécurité que sa fonction est censée lui garantir ?

Je relève par ailleurs un manque dans ce texte : les prisons, qui sont pourtant un vecteur de séparatisme. Il n’est qu’à voir, pour s’en convaincre, le nombre de détenus de droit commun qui se radicalisent en prison. Il est anormal que des personnes soient incarcérées pour trafic de drogue ou pour vol et sortent de prison radicalisées, sur le point de commettre des attentats. Quelques membres du personnel de l’administration pénitentiaire – entre quinze et dix-sept – sont même inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. Je regrette donc qu’il n’y ait rien dans ce texte concernant les prisons – mais peut‑être est-il prévu de travailler à la question dans un autre projet de loi ?

Enfin, toujours s’agissant des prisons, ne pourrait-on pas aligner le régime des aumôniers qui y officient sur le régime des aumôniers militaires ? Ainsi, c’est le ministère de la justice qui les financerait directement. Certains de nos collègues du groupe La République en Marche, Bruno Questel notamment, évoquent eux aussi cette possibilité.

Mme Isabelle Florennes. Monsieur le ministre, au nom du groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés, je vous remercie pour votre implication de premier plan dans ce projet de loi, qui revêt une grande importance pour notre groupe.

Je m’attacherai aux trois articles qui concernent la haine en ligne et les ravages qu’elle produit tous les jours. L’assassinat de Samuel Paty illustre une évidence : il fallait aller plus loin. Nous y avions travaillé avec ma collègue Laetitia Avia mais, manifestement, le cadrage juridique était insuffisant.

L’article 20 a fait l’objet d’une importante concertation – c’est une bonne chose. La comparution immédiate est un bon choix et vous avez trouvé l’encadrement juridique approprié. Toutefois, lors de son audition, le procureur de Paris nous a alertés sur la possible inclusion des injures à caractère raciste, visées à l’article 33 de la loi de 1881. Quelle est votre position ?

En outre, s’agissant de l’article 18, le procureur de Paris a évoqué des contradictions avec le droit existant et une possible atteinte au principe de légalité des délits et des peines, l’article étant extrêmement large, assez flou, ses contours très imprécis et les notions, comme celle de la mise en danger de la vie d’autrui, difficilement applicables par les magistrats. Vous aviez proposé de viser « l’intention manifeste de l’auteur de porter gravement atteinte », mais ce ne sont finalement pas les termes de l’article.

Enfin, toujours selon le procureur, l’incrimination prévue à l’article 18 est très large et nécessite d’être précisée. Outre les contours de la qualification, la définition du champ d’incrimination pose problème, notamment s’agissant de l’atteinte à l’intégrité psychique. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Cécile Untermaier. Monsieur le garde des sceaux, je vous remercie pour vos bons vœux. À mon tour, je vous souhaite une très bonne année 2021.

Ma première question portera sur la formation des aumôniers. Je ne cesse de le rappeler : l’Observatoire de la laïcité plaide pour une réflexion sur le statut des aumôniers, en particulier en milieu carcéral. Les aumôniers musulmans y sont peu présents, très mal rémunérés et la situation perdure depuis plusieurs années. Le bureau central des cultes du ministère de l’intérieur y réfléchit mais qu’en pense le ministre de la justice ? Ne faudrait-il pas profiter du véhicule législatif que constitue le projet de loi ?

Son article 4 vise à renforcer la protection des agents du service public en amplifiant et en différenciant l’incrimination ; c’est une bonne chose. Mais comment concrétiser cela ? Comment améliorer la réactivité du service public de la justice ? Le dépôt de plainte fait courir un risque à l’agent public : ne pourrait-on s’assurer qu’il implique immédiatement l’ouverture d’une enquête et associer l’employeur, afin que la personne qui dépose plainte soit plus sereine ?

L’article 18 vise à répondre à la tragédie du meurtre de Samuel Paty. Il est intolérable de jeter nos concitoyens en pâture sur la toile. S’il est essentiel de partir des faits, puis de démontrer l’intentionnalité, c’est aussi ce qui fragilise l’efficacité du dispositif car cette dernière est difficile à démontrer. Dans ce cadre, quelles suites seront réservées au dépôt de plainte ?

M. Christophe Euzet. Je vous remercie pour votre propos liminaire. Le groupe Agir ensemble salue l’automaticité de l’inscription des actes de provocation ou d’apologie du terrorisme au FIJAIT et la création d’un délit de séparatisme.

Nous saluons également les dispositions relatives à la lutte contre la haine en ligne et rejoignons les préoccupations exprimées par Guillaume Vuilletet concernant la nécessité de lutter contre toute forme d’anonymat sur internet.

Le deuxième alinéa de l’article 18 prévoit une majoration de peine pour les personnes dépositaires de l’autorité publique : les élus locaux sont-ils concernés ? C’est le cas pour les parlementaires depuis l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation de 2018. Les délais de prescription de l’action publique pour les délits visés à l’article 24 de la loi de 1881 sont, pour certains, de trois mois et, pour d’autres, d’un an. Ne serait-il pas plus cohérent de généraliser la prescription annuelle ?

Seriez-vous favorable à l’extension du système des aumôniers militaires aux milieux pénitentiaire et hospitalier ? En outre, ne faudrait-il pas généraliser et automatiser la formation à la laïcité et aux principes républicains ?

Enfin, le projet de loi prévoit d’interdire l’établissement de certificats de virginité. Ne pourrait-on pas incriminer ceux qui en font la demande au titre du délit de séparatisme ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Je vous prie de bien vouloir m’excuser, je n’ai pas pu vous écouter car j’écoutais le Premier ministre dans le cadre d’une autre réunion.

Quelle est l’appréciation de la chancellerie, et la vôtre naturellement, sur la constitutionnalité du texte, en particulier concernant l’éducation à domicile ? Ces dispositions ne sont pas incompatibles avec le droit européen, mais nous nous interrogeons sur leur conformité au principe de la liberté de l’enseignement, consacré par la Constitution. Nous nous posons la même question concernant la liberté d’organiser son culte.

Concernant la haine en ligne, le Conseil constitutionnel a tranché : une entreprise privée ne peut se voir confier la mission de censurer, en raison des excès que cela pourrait entraîner, y compris en matière d’autocensure. Dans le cadre de l’article 20 du projet de loi, c’est donc l’État qui va devoir mettre en œuvre ce dispositif. Quels moyens humains et financiers les ministères de l’intérieur et de la justice prévoient-ils d’y affecter afin de garantir la réactivité de la réponse ? Y travaillez-vous déjà conjointement, notamment avec l’appui d’outils d’intelligence artificielle, afin de mieux repérer ces contenus ?

L’article 18 du projet de loi remplace-t-il l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, dite « Fauvergue », ou les deux dispositions s’appliqueront-elles en parallèle ? Vous nous avez indiqué que vous ne touchiez pas à la loi sur la liberté de la presse et que vous cherchiez un équilibre. Cet équilibre implique-t-il des dispositions complémentaires concernant les policiers ?

Pour le contrôle du consentement au mariage, comme pour la lutte contre la haine en ligne, tout est question de moyens... En Seine-Saint-Denis, comme ailleurs, faute de moyens, le parquet a des difficultés à traiter le volume des signalements de potentiels mariages forcés, à poursuivre, ou à prononcer la dissolution du mariage dans les quatre ans qui suivent sa célébration si ce dernier ne correspondait pas à une intention réelle. Je profite de notre débat pour appeler votre attention sur ce point.

Je suis d’accord, le régime des aumôniers de prison doit être aligné sur celui des aumôniers militaires.

En France, j’ai été l’un des premiers à affirmer la nécessité de lutter contre l’anonymat sur les réseaux sociaux, voire de l’interdire. Nous sommes tous des personnes publiques – vous l’étiez même avant d’être garde des sceaux, monsieur le ministre. Il faut rendre l’identification par les diffuseurs simple et obligatoire, sauf pour les journalistes.

Quand vous êtes dans la rue, si quelqu’un vous insulte, vous savez de qui il s’agit ; il a un visage et un nom. Quand vous vous trouvez dans l’univers virtuel, c’est impossible. Nous sommes très nombreux à subir tout et n’importe quoi. Pourtant, il est quasi impossible de mettre en œuvre l’action publique. Il est temps que cela cesse.

M. Charles de Courson. Quelles réponses apportez-vous aux critiques formulées sur l’article 18 par les représentants du barreau auditionnés vendredi dernier ? Ceux-ci soulignent l’extrême difficulté de prouver l’intention d’exposer une personne « ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens ».

Comment s’articulent l’article 18 du présent projet de loi et l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale votée en première lecture à l’Assemblée nationale ?

Que pensez-vous de la proposition des représentants du barreau visant à remplacer l’article 18 par de nouvelles dispositions qui compléteraient l’article de la loi de 1881 relatif à l’incitation et la provocation par la diffusion d’informations avec exhortation expresse à commettre des crimes et des délits ?

L’article 13 concerne la réserve héréditaire. Vous n’en avez pas parlé, pourtant, je crois que c’est dans votre champ de compétences.

M. le ministre. Nous y avons réfléchi.

M. Charles de Courson. Si nous votons le texte en l’état, ne risque-t-on pas d’assister à une multiplication des contentieux internationaux ?

M. Alexis Corbière. Monsieur le ministre, je vous souhaite une bonne année, ainsi qu’aux collaborateurs de vos services et à tous ceux qui font tourner ce ministère.

Vous avez mis en avant quelques articles pour souligner combien ce texte est essentiel. La cause et le sujet – comment être efficace et empêcher les attentats terroristes ? – sont essentiels, c’est une évidence. Mais le projet de loi renforce-t-il vraiment les moyens alloués à cette cause ?

En quoi l’article 4 du projet de loi modifie-t-il véritablement l’article 433-3 du code pénal ? La nouvelle disposition n’est-elle pas redondante et ne s’apparente-t-elle pas à du « bavardage législatif » ?

À l’article 3, pourquoi écarter la décision des juges concernant l’inscription au FIJAIT, d’autant que les alinéas 6 et 7 du même article prévoient que le juge peut décider de ne pas y inscrire la personne... Pourquoi ne pas laisser cette liberté au juge ?

Plutôt que de mettre en œuvre les dispositions de l’article 5 pour défendre nos fonctionnaires, ne serait-il pas préférable de porter à leur connaissance la protection fonctionnelle, aujourd’hui bien peu activée, même par la hiérarchie ?

Vous estimez que l’article 18 n’a rien à voir avec l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Vous allez un peu vite en besogne ! L’article 18 vise la diffusion d’une information qui remettrait en cause « l’intégrité physique et psychique » d’une personne. Le débat reste donc entier puisque la disposition vise notamment quiconque filme avec son téléphone. Comment définir l’atteinte à l’intégrité psychique ? Pour ne prendre qu’un exemple, un fonctionnaire de police pourra parfaitement estimer qu’on remet en cause son intégrité psychique en le filmant. Vous interdisez donc, de fait, à quiconque de le filmer, et vous savez bien que nous venons de vivre ce débat.

Vous estimez que la presse n’est pas concernée : mais dans la mesure où il s’agit de diffuser des informations, ne vise-t-on pas l’activité de journalistes ou de citoyens qui cherchent à informer ? Je ne vois pas en quoi le débat est clarifié...

Peut-être cette question relève-t-elle plus de votre collègue Schiappa mais, désormais, l’élu officier d’état civil devra saisir le procureur s’il a un doute. En l’état actuel du droit, il « pouvait » le saisir. La modification est subtile, mais un élu qui n’aurait pas saisi le procureur ne risque-t-il pas d’être poursuivi si l’on constate ensuite que le mariage était forcé ?

Enfin, plus anecdotique, puisqu’il s’agit de respecter les principes républicains et que vous n’utilisez plus beaucoup le sceau que vous gardez, seriez-vous vexé qu’on ne vous appelle plus « garde des sceaux », dénomination historiquement datée et antérieure à la République, mais simplement « ministre de la justice » ? Ne pourrait-on profiter de ce texte pour utiliser des termes républicains, et non pas ceux forgés par l’Ancien Régime, avec lequel nous avons rompu !

M. le président François de Rugy. Il va aussi falloir changer l’appellation du Palais Bourbon dans ce cas !

Mme Marie-George Buffet. Les objectifs du projet de loi sont essentiels puisqu’il s’agit de préserver les principes de notre République et le pacte républicain. Je les partage, mais encore faut-il que nous travaillions sur le projet de loi lui-même afin qu’il réponde efficacement à ces objectifs.

Comme le rapporteur général et mes collègues, j’aimerais que vous nous apportiez des précisions concernant l’article 18 de ce projet de loi et l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale : quelles sont les différences ? Quel est l’avenir de l’article 24 ?

Le président du Conseil français du culte musulman a insisté sur l’utilisation des réseaux sociaux par des groupes séparatistes. Il est important que la loi permette d’agir et que des entreprises privées ne prennent pas seules des décisions concernant la liberté d’expression.

Je partage l’analyse de certains de nos collègues sur la fragilité de la notion d’« intention de porter atteinte », mais vous allez peut-être nous rassurer. Je m’inquiète moins pour la définition de l’atteinte à l’intégrité psychique. En effet, dans la législation contre les violences faites aux femmes, les violences psychiques sont reconnues.

J’avais le sentiment que notre législation était adaptée concernant les mariages forcés. Dans mon lointain passé de maire-adjoint, il m’est d’ailleurs arrivé d’arrêter la célébration d’un mariage. En quoi le projet de loi renforce-t-il les outils à notre disposition ? Ne faudrait-il pas faire le lien avec la carte de séjour ? Beaucoup de femmes n’osent pas dénoncer leur mariage forcé, car il leur a permis d’obtenir une carte de séjour. J’avais défendu une proposition de loi visant à permettre à ces femmes d’obtenir le renouvellement de leur carte de séjour à la fin de la première année, sans avoir à prouver qu’elles sont encore mariées. C’est peut-être une piste à explorer.

La semaine dernière, j’ai eu l’occasion de visiter le centre de rétention du Mesnil-Amelot. Je tiens à souligner le travail remarquable des personnels de ce centre. Lorsque je les ai interrogés sur la présence d’aumôniers, ils m’ont répondu que ce n’était absolument pas prévu dans ce type de structures, mais que certains étaient présents par le biais du droit de visite, libre. Dans ce contexte, ils ne sont pas contrôlés. Ne faudrait-il pas également regarder de ce côté ?

M. le ministre. Concernant l’article 18 de ce projet et l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue, je tiens à dénoncer la conjonction numérologique – et non astrale ! L’article 24 de la proposition de loi Fauvergue vit sa vie législative, si vous me permettez l’expression. Je n’ai donc rien à en dire pour le moment. C’est l’article 24 de la loi de 1881 qui nous intéresse ici, qui réprime notamment la haine en ligne.

Pour compliquer le tout, l’article 18 du projet de loi a malheureusement porté le numéro 25 au cours des différentes rédactions ! La confusion avec l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue aurait alors été totale... Ces modifications de numérotation ont été qualifiées par certains journalistes de tours de passe-passe, qui n’ont pas échappé à leur vigilance et à leur sagacité ! Mais je vais y revenir dans le détail, ces deux articles ne sauraient être confondus.

Un autre point a créé l’émoi chez les journalistes : l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue modifie la loi de 1881 puisqu’il insère un article 35 quinquies après les articles 35 ter et 35 quater, qui visent à restreindre les libertés des journalistes. Cela explique pourquoi les débats se sont enflammés...

De notre côté, nous avons imaginé les dispositions de l’article 18 à la suite de la bulle mortifère qui s’est formée et du crime affreux commis contre Samuel Paty. Je l’ai notamment évoqué avec Jean-François Ricard, procureur national antiterroriste : comment aurait-on pu intervenir judiciairement plus tôt ? Cet article 18 – pardon de le dire ainsi –, c’est l’article Samuel Paty. Il va bien au-delà de l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue puisqu’il envisage de sanctionner des comportements individuels visant à nuire gravement à une personne en dévoilant des informations personnelles la concernant. Cela va bien au-delà de la caricature de l’article 24 – la diffusion d’images de policiers dans les manifestations – relayée par certains observateurs de la vie politique.

La question de la preuve est inséparable de celle de l’efficacité du projet de loi. J’ai entendu ce que le procureur de la République vous a dit, mais c’est le législateur qui fait la loi – ce qui n’interdit pas de recueillir l’avis des professionnels.

Quand le procureur national antiterroriste s’interroge sur le moment où l’on peut judiciariser, il a la réponse que nous lui apportons et c’est le travail d’un procureur de la République que de démontrer qu’une infraction a été commise. Qu’entend-on par « l’intention de nuire » ? Faudra-t-il dire expressément, sur la toile ou ailleurs, qu’on a l’intention de nuire ? Il faudrait être un curieux sot pour ne pas être elliptique dans ses messages. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces messages sont pernicieux et dangereux : ils instillent le poison parce qu’ils sont elliptiques. Le faisceau d’indices et le contexte permettront au procureur de faire son travail.

Certes, le parallèle est caricatural, mais c’est comme si vous me disiez « vous souhaitez réprimer le meurtre, mais n’y allons pas parce qu’il y aura un problème probatoire ». Quand elle est créée, une infraction nouvelle – quelle qu’elle soit – pose la question de la démonstration d’une culpabilité. C’est le travail du procureur de la République. Je pourrai y revenir plus en détail si vous le souhaitez.

L’article 24 de la proposition de loi crée un délit spécial, tandis que l’article 18 du projet de loi institue une incrimination beaucoup plus générale. Cette dernière disposition, qui modifie le code pénal et non la loi de 1881, vise à réprimer la diffusion d’éléments qui vont bien au-delà de la simple identification d’une personne. Voilà l’une des différences principales entre ces textes.

Madame Avia, je suis favorable à vos propositions. On peut réfléchir à l’extension de la circonstance aggravante de l’infraction définie à l’article 18 aux auteurs d’actes commis contre des mineurs ; la procédure doit, en tout état de cause, assurer à ces derniers une protection particulière.

On ne doit pas laisser les injures racistes de côté. Notre philosophie est d’aller chercher les haineux.

Notre législation présente des insuffisances s’agissant des haineux professionnels. Ceux-ci ont pris conscience qu’ils peuvent se lover dans la loi de 1881, protectrice de la presse, qui ne les concerne en rien mais dont ils ont compris le mécanisme. Ce sont les haineux du quotidien. Je ne crois pas à l’exemplarité quand elle concerne les professionnels de la délinquance – comme disait Robert Badinter, quand on commet une infraction, on ne le fait pas avec un code pénal à la main. En revanche, le jour où des gamins qui se permettent n’importe quoi sur les réseaux sociaux seront présentés en comparution immédiate, cela les fera sans doute réfléchir. Beaucoup d’entre eux pensent qu’ils peuvent écrire n’importe quoi, n’importe comment sur les réseaux sociaux, en toute impunité. Quand on en attrape un, aujourd’hui, il bénéficie de la protection de la loi de 1881 et est jugé un an et demi après, ce qui n’a plus aucun sens. La réponse pénale doit être rapide. Le haineux du quotidien doit se faire immédiatement interpeller.

À côté de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), qui dépend du ministère de l’intérieur, nous avons créé un pôle consacré à la « haine en ligne », à Paris, qui n’est pas exclusif d’autres mécanismes. La comparution immédiate sera importante symboliquement. Cela n’éradiquera pas la haine en ligne mais contribuera singulièrement à la diminuer. Voilà pourquoi je crois vraiment à cette disposition.

Madame Vichnievsky, s’agissant de l’article 3, les faits concernés par l’incrimination d’apologie d’actes de terrorisme ne présentent pas tous le même degré de gravité. Pour certains d’entre eux, l’application de mesures de sûreté pourrait être jugée excessive par le Conseil constitutionnel. C’est en particulier le cas du délit prévu à l’article 421-2-5 du code pénal, relatif à la provocation et à l’apologie d’actes de terrorisme, pour lesquels le Conseil constitutionnel opère un contrôle de nécessité et de proportionnalité particulièrement exigeant. On sait d’ailleurs quels arguments juridiques ont été développés, puisque François Sureau les a exposés dans un livre magnifique. Le Conseil distingue l’acte proprement dit de ce qui relève du registre de la pensée, même si elle est délétère et nous est insupportable.

L’article 4 vise à renforcer la protection des personnes qui participent à l’exécution d’une mission de service public, en créant une nouvelle infraction : le fait d’user à l’encontre de ces personnes de menaces, de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation dans le but d’obtenir l’adaptation des règles de fonctionnement du service sera sanctionné d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Quelle est l’utilité de ce nouveau délit, introduit à l’article 433-3-1 du code pénal, par rapport à celui prévu au dernier alinéa de l’article 433-3 ? Cette dernière disposition vise les dépositaires de l’autorité publique chargés d’une mission de service public et concerne les faits commis dans le but que ces personnes accomplissent ou s’abstiennent d’accomplir un acte relevant de leurs fonctions ou de leurs missions. On cite classiquement l’exemple des menaces envers un décideur public pour l’obtention d’un permis de construire. Le nouvel article 433-3-1 vise, quant à lui, à sanctionner les menaces, violences et intimidations commises dans le but d’obtenir une application différenciée des règles de fonctionnement du service. Ces deux dispositions concernent les mêmes personnes mais ne sanctionnent pas les mêmes comportements. Le projet de loi n’est donc pas redondant : il diffère très nettement du texte que vous évoquez.

Les dispositions concernant l’héritage seront sans doute présentées au Parlement par Marlène Schiappa. Le texte prévoit que les biens situés en France sont soumis à la loi française et ne peuvent comporter aucune discrimination tenant notamment au sexe des héritiers. Cela me paraît une bonne mesure. Quant aux biens soumis à la loi étrangère, on en héritera de la même façon. Cette disposition est essentielle, au-delà du symbole ; elle constitue la traduction de l’égalité des sexes, qui est une valeur importante de la République.

Monsieur Vuilletet, monsieur le président, lorsqu’un ministre d’un pays étranger a menacé de mort notre Président de la République, Twitter n’a pas voulu retirer le contenu litigieux. Voilà une démonstration supplémentaire que c’est à la loi, et non pas à Twitter ou à je ne sais quel GAFAM, de définir des règles et d’en imposer le respect. On peut d’ailleurs se demander, s’agissant du président américain, pourquoi Twitter n’a pas pris cette mesure plus tôt – on pouvait lire, dans la presse de ce week-end, les vingt-cinq plus beaux tweets de M. Trump. Il y a peut‑être là une forme d’opportunisme. Il nous appartient, en tout état de cause, de reprendre la main. À cette fin, nous vous suggérons un certain nombre de dispositions. Par ailleurs, des travaux essentiels sont conduits actuellement au niveau européen, que la France soutient, pour que nous reprenions l’initiative. La directive e-commerce, qui a été adoptée à une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas, permet aux GAFAM d’échapper à toute responsabilité au regard des contenus publiés. Nous voulons modifier cette législation. Nous avons tous compris à quel point les réseaux sociaux ont pris une part importante dans nos échanges, dans nos vies, dans la façon dont nous concevons nos rapports sociaux.

J’apporterai un petit bémol au sujet de l’anonymat : ce n’est pas parce qu’un contenu émane d’une personne anonyme qu’il est malveillant. Je pense, par exemple, à l’œuvre d’Émile Ajar. J’ai consulté les représentants de la presse pendant trois semaines. Un des patrons de presse m’a avoué qu’il a préféré s’exprimer anonymement sur des questions dermatologiques, car il ne veut pas qu’on sache qu’il a des boutons. Au-delà de l’anecdote, il y a des choses que l’on n’a pas forcément envie de dire. On peut par exemple évoquer son homosexualité sans vouloir que le monde entier connaisse son identité : il faut aussi préserver cela, car c’est une liberté essentielle. Certaines idées ne seraient pas exprimées sans l’anonymat, même si je reconnais que 80 % des propos tenus anonymement ne sont pas très honorables. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque 11 millions de lettres anonymes ont été rédigées. Cette histoire explique le regard particulier que nous portons sur ce sujet.

Monsieur Diard, nous travaillons, à l’heure où je vous parle, sur la radicalisation, notamment en milieu carcéral.

Madame Buffet, vous m’avez interpellé sur les centres de rétention. Je considère qu’à chaque fois qu’un besoin de spirituel se manifeste, il faut, d’une manière ou d’une autre, y répondre. À défaut, le risque est que la personne cherche à le satisfaire dans la cellule d’à côté, dans la cave, partout où les valeurs de la République peinent à s’exprimer. J’en ai discuté récemment avec les représentants du culte musulman. En même temps, on doit être en mesure de faire des choix et avoir un droit de regard sur les actions engagées.

Nous réfléchissons aux moyens d’améliorer la situation de certains étudiants en théologie, qui peinent à trouver des débouchés professionnels. Le centre de déradicalisation où je me suis rendu au Maroc – dans le cadre d’un déplacement consacré à la question des mineurs non accompagnés – fait appel à des théologiens de très haut niveau pour instiller le doute dans l’esprit de djihadistes, de personnes faisant l’apologie du terrorisme, qui ont un faible niveau théologique. C’est aussi comme cela qu’on peut lutter contre la radicalisation. Nous avons des pistes de réflexion. Nous avons été récemment en contact avec les magistrats antiterroristes du parquet, ainsi qu’avec les juges du siège, au sujet de l’évaluation des dispositifs. La transmission des informations est aussi un sujet majeur. Nous sommes très actifs en la matière.

Madame Florennes, on pourrait en effet mieux définir l’atteinte psychique, à l’article 18.

Madame Untermaier, vous évoquez les difficultés que rencontre parfois l’agent public à déposer plainte. On pourrait envisager que son administration le fasse à sa place.

Monsieur Euzet, vous avez pleinement raison : on doit travailler sur la prescription. L’infraction le plus fortement réprimée, à savoir la provocation – suivie d’effet – à commettre un crime ou un délit, définie à l’article 23 de la loi de 1881, est soumise à une prescription de trois mois. La haine en ligne se voit, quant à elle, appliquer une prescription d’un an. Je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’on harmonise les règles en généralisant la prescription annuelle.

On peut envisager d’appréhender celui qui demande le certificat de virginité. Il n’est pas nécessairement le futur mari ; il peut être le receleur du certificat. En effet, si ce document devient illicite, on peut envisager l’existence d’un recel. Je n’y suis en rien opposé.

Monsieur Lagarde, l’enseignement à domicile ne relève pas tout à fait de mon champ de compétences, même si la constitutionnalité de la mesure proposée me préoccupe. Vous savez ce que le Conseil d’État a écrit à ce sujet.

Monsieur de Courson, le barreau estime que, pour être sanctionnées, les menaces ne devraient plus être suggérées mais formulées expressément. Si tel était le cas, on aurait peu de coupables, car il faudrait que les personnes menaçantes et haineuses soient en plus totalement idiotes. Il faut appréhender les choses largement et laisser au procureur le soin de faire le tri.

Monsieur Corbière, vous ne souhaitez plus que je sois garde des sceaux. Faut-il en déduire que vous avez renoncé à l’instauration, par une modification constitutionnelle, de la VIe République ? En effet, comme vous le savez, les sceaux servent à sceller la Constitution. À moins qu’on se contente désormais d’un coup de tampon... ?

Madame Buffet, je suis tout à fait d’accord avec vous, il faut avancer sur la question des aumôneries dans les centres de rétention. C’est une réflexion de bon sens.

M. François Pupponi. Nous avons auditionné les représentants d’établissements scolaires hors contrat, qui nous ont indiqué que le contrôle des enseignants n’avait lieu au mieux qu’une fois l’an. Seriez-vous favorable à ce qu’on change les conditions de recrutement des enseignants, ainsi que celles des personnes travaillant dans les associations s’occupant de mineurs, afin que le contrôle s’exerce a priori ? Vous semblerait-il souhaitable que l’interdiction de mener des activités auprès des mineurs soit étendue aux fichés « S » ?

M. Julien Ravier. L’article 43 instaure des peines complémentaires d’interdiction de diriger une association cultuelle pendant dix ans pour les personnes condamnées pour faits de terrorisme ou d’apologie du terrorisme. Pourquoi ne pas étendre cette mesure à tous les types d’associations, notamment sportives et culturelles, dont on sait qu’elles sont souvent le foyer de phénomènes de radicalisation, voire de recrutement de terroristes ?

N’est-il pas antithétique ou contradictoire de réaffirmer les principes républicains en limitant plusieurs de nos libertés ? La bonne formule – qui est appliquée çà et là, de manière insuffisante, dans le texte – ne serait-elle pas d’instaurer une obligation de formation aux principes républicains et de sanctionner leur non-application ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. L’article 39 du projet de loi, qui modifie l’article 35 de la loi de 1905, renforce les peines réprimant la provocation à la haine dans les lieux de culte ou à leurs abords. À l’heure actuelle, le régime juridique applicable en la matière est moins sévère que celui prévu par la loi de 1881. Il deviendrait à l’avenir plus répressif. Le Conseil d’État a préconisé la suppression pure et simple de l’article 35 de la loi de 1905 pour aligner le régime juridique applicable sur le droit commun de la loi de 1881. J’aurais aimé connaître votre sentiment à ce sujet.

M. Boris Vallaud. Le taux de judiciarisation à la suite des transmissions faites par PHAROS est très faible, compte tenu, notamment, de la pratique des opérateurs américains. Le projet de loi vous paraît-il répondre aux enjeux posés par la nécessaire augmentation de la judiciarisation des faits signalés par PHAROS ?

M. le ministre. On m’a posé plusieurs questions qui ne relèvent pas de mon ministère. Jean-Michel Blanquer vous exposera son travail et ses projets concernant le contrôle des enseignants. La question relative à l’article 43 ne correspond pas davantage à mes attributions. L’article 39 est, quant à lui, du ressort du ministre de l’intérieur, ministre des cultes.

Monsieur Pupponi, je suis d’accord pour qu’on réfléchisse à votre proposition concernant les fichés « S » ; nous n’avons pas envisagé cette mesure, mais pourquoi pas ? Les travaux parlementaires ne font que commencer. Je ne suis fermé à rien. Toutefois, la difficulté – de taille – tient au fait que l’établissement d’une fiche « S » est secret et qu’on ne peut refuser une habilitation sur ce fondement.

S’agissant de la judiciarisation, monsieur Vallaud, parallèlement au mécanisme PHAROS, nous avons créé un pôle consacré à la « haine en ligne », qui n’est pas exclusif d’autres canaux. On perçoit une prise de conscience. L’affaire Paty exige de nous un devoir de vigilance renforcé. Nous nous sommes demandé, en réfléchissant à ce drame, comment nous aurions pu judiciariser plus tôt. Le pôle dédié à la « haine en ligne » assurera une spécialisation et une meilleure articulation avec PHAROS. Nous souhaitons comme vous une judiciarisation accrue. La modification du code de procédure pénale permettra de déférer, dans le cadre de la comparution immédiate, des personnes haineuses. On ne peut dire que celles-ci s’expriment en toute impunité, mais elles se lovent dans une loi – celle du 29 juillet 1881 – qui n’est pas faite pour eux.

M. le président François de Rugy. Merci infiniment, monsieur le garde des sceaux, pour les réponses que vous nous avez apportées.

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20.   Audition de Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, chargée de la citoyenneté, lundi 11 janvier 2021 à 11 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10115305_5ffbfe88156fd.respect-des-principes-de-la-republique--conseil-francais-du-culte-musulman-cfcm---m-eric-dupond-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, chargée de la citoyenneté.

M. le président François de Rugy. Je vous donne sans attendre la parole pour un bref propos liminaire, madame la ministre déléguée chargée de la citoyenneté, puis, nous entendrons les rapporteurs, les orateurs des groupes et les collègues qui souhaitent vous poser des questions.

Mme Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté. Je vous remercie de me recevoir pour évoquer avec vous le projet de loi confortant le respect des principes de la République qu’avec le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin nous avons présenté en Conseil des ministres le 9 décembre 2020, soit cent-quinze ans après l’adoption de la loi de 1905.

Ce texte repose sur une volonté forte et un objectif : défendre la liberté en protégeant chacune et chacun afin qu’il ne tombe pas sous le joug d’une idéologie qui contraint le corps et la pensée et qui se considère comme supérieure aux lois de la République. Lors du discours qu’il a prononcé aux Mureaux, le Président de la République a rappelé cette promesse républicaine de liberté, d’émancipation, de garantie de la liberté de conscience et du droit de croire ou de ne pas croire.

Ce projet, qui a été élaboré après de très larges consultations conduites par le ministère de l’intérieur, a vocation à conforter le respect de ce qui constitue le ciment de la République. Il était donc essentiel, pour le Gouvernement, de consulter les représentants de la société civile, des cultes, des partis politiques mais, aussi, des associations philosophiques ainsi que des intellectuels.

Les forces séparatistes sont à l’œuvre. Nous devons collectivement faire preuve de fermeté et nous mobiliser pour contrer leurs actions : les attentats islamistes qui, ces derniers mois, ont endeuillé notre pays, sont l’expression la plus effrayante de ce spectre insidieux qui sème la terreur et qui sait exploiter chaque faille de notre droit et de notre organisation pour saper la République. Contre eux, depuis 2017, les services de l’État agissent avec la plus grande détermination au sein des territoires.

Dès février 2018, des plans de lutte contre la radicalisation ont été déployés et des résultats encourageants ont justifié leur généralisation l’année dernière dans chaque département, avec les cellules contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR), dont le bilan est positif puisque près de 18 000 contrôles ont été réalisés, 400 foyers de séparatisme fermés et que l’on a procédé à des redressements à hauteur de 25 millions d’euros.

Nous devons cependant aller plus loin et organiser un « réveil républicain », comme l’a dit le Président de la République, dans les secteurs exposés au risque de l’islamisme et du séparatisme.

Tel est précisément l’objet de ce projet de loi qui traite de six sujets fondamentaux au cœur du fonctionnement de nos institutions et de notre mode de vie : la neutralité des services publics, les activités des associations, la protection de la dignité humaine contre les pratiques humiliantes et dégradantes, la lutte contre la haine en ligne, le renforcement du contrôle de l’éducation en dehors de l’école publique, l’exercice et l’organisation des cultes selon les principes fondamentaux de 1905, dans le respect de l’ordre public. Ce sont les six domaines sur lesquels votre commission spéciale a décidé de désigner des rapporteurs thématiques.

Je souhaite plus particulièrement m’exprimer aujourd’hui sur les mesures relevant de ma responsabilité : celles relatives au droit des associations, notamment, à travers le contrat d’engagement républicain, et celles relevant de la dignité humaine.

Ce texte réaffirme la souveraineté absolue des principes républicains sur tout autre système normatif, ce qui passe par la neutralité des services publics – y compris lorsqu’ils sont assurés par délégation par des personnes relevant du droit privé –, la protection des agents publics et des élus face aux différentes formes de pressions et de menaces séparatistes, ainsi qu’un meilleur encadrement des activités associatives afin d’empêcher que des discours et des pratiques contraires aux valeurs de la République y prospèrent.

Toute association sollicitant une subvention publique, sous quelque forme que ce soit – argent, mise à disposition de locaux – devra signer un contrat d’engagement républicain par lequel elle s’engagera à respecter les valeurs de la République. Suivie par plusieurs élus, j’avais d’ailleurs procédé de la sorte en tant que secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. Je me suis rendue à Montpellier à la rencontre du maire et des représentants associatifs pour discuter de ce texte, très bien reçu sur le terrain, notamment par les élus locaux.

En raison de la grande liberté dont elles bénéficient, les associations sont parfois dévoyées de leur sens et utilisées par des acteurs du séparatisme, notamment dans les champs sociaux, culturels, périscolaires, où des structures agissent comme des officines utilisant des ressources juridiques pour bénéficier de moyens d’action, notamment, d’avantages fiscaux, certaines chartes prises par des élus locaux, dépourvues de contraintes, évoquant des engagements d’associations subventionnées.

L’article 6 vise à généraliser et à rendre obligatoire ce contrat d’engagement républicain engageant les signataires, l’État ou les collectivités et les associations. Il sera joint au Cerfa de toute demande de subvention par une association, celle-ci s’engageant à respecter ces principes républicains que sont la liberté, l’égalité, la fraternité, le respect de la dignité de la personne humaine, l’égalité entre les femmes et les hommes ou la préservation de l’ordre public.

Pas un euro d’argent public ne doit être donné aux ennemis de la République. Nous proposerons un principe de subvention ou de reprise de subvention en cas de manquement. Il sera généralisé à toutes les collectivités publiques – ministères, collectivités locales, etc. Comment les Français pourraient-ils accepter que de l’argent public, issu de leurs impôts, finance des structures séparatistes prêchant la haine ? C’est la question que le Président de la République a posée cette semaine lors de ses vœux aux représentants des cultes. Nous mettrons fin à cette pratique intolérable.

Pour ce faire, nous avons choisi de travailler collectivement. J’ai donc lancé deux séries de consultations autour de ce contrat d’engagement.

Tout d’abord, auprès des représentants des grandes organisations associatives, avec ma collègue Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Nous avons commencé à consulter le mouvement associatif d’éducation populaire, culturelle, sportive, familiale, etc., et nous nous sommes rendues sur le terrain, notamment, la semaine dernière, aux Mureaux.

Ensuite, avec les élus locaux qui, souvent, sont en première ligne. C’est pourquoi, avec ma collègue Jacqueline Gourault, je lance un cycle de consultations auprès des organisations d’élus comme l’Association des maires de France (AMF), France urbaine, Régions de France ou l’Assemblée des départements de France (ADF). Les modalités concrètes de ce contrat seront précisées par décret et tiendront compte de ces consultations.

En outre, les motifs de dissolution des associations seront élargis afin de pouvoir neutraliser une association dont les dirigeants justifieraient, notamment par des considérations religieuses, politiques ou philosophiques, l’infériorité d’une personne par rapport à une autre, le refus de certains droits, avantages ou services, ou des décisions défavorables en raison du sexe d’une personne, de son orientation amoureuse ou sexuelle, de son identité de genre ou de son appartenance réelle ou supposée à une ethnie, à une nation, à une religion, à une prétendue race.

Le respect des principes républicains implique celui de la dignité humaine. Les idéologies séparatistes, nous le savons, s’attaquent en premier lieu aux femmes en décidant de ce qu’elles doivent faire ou non, en les soustrayant à leurs droits et aux lois de la République, ce qui n’est pas acceptable. Ce texte permettra de mettre un terme à des pratiques qui n’ont pas leur place dans notre République. Les droits des femmes ne sauraient être exclusivement théoriques : ils doivent être concrets et ils ne sont pas à géométrie variable. Nous ne pouvons pas tolérer que des femmes soient hors d’atteinte de certaines pratiques tandis que d’autres y sont livrées en raison de leur appartenance familiale, religieuse ou de leur origine.

L’article 13 permettra de veiller à l’égalité de traitement entre héritiers afin que, grâce à la réserve héréditaire, sur laquelle nous avons travaillé avec le garde des sceaux, les filles ne puissent plus être déshéritées. Les enfants écartés de la succession pourront récupérer l’équivalent de leur réserve sur les biens situés en France car il n’est pas acceptable qu’un droit coutumier s’applique aux dépens des femmes sur le territoire de la République.

Les héritiers seront également mieux informés, le notaire ayant une obligation d’information renforcée à l’endroit des enfants concernés. Avant tout partage, il devra recevoir l’héritier seul pour lui délivrer cette information ; à défaut, il sera susceptible d’être professionnellement engagé.

Les articles 14 et 15 introduisent une réserve générale de polygamie – lorsqu’une personne est mariée avec plusieurs autres simultanément – pour la délivrance ou le renouvellement des titres de séjour. Nous nous assurerons donc du statut marital des étrangers qui demandent une autorisation de séjour. Il n’est évidemment pas question de contrôler l’intimité des foyers mais si la polygamie est découverte lors d’un contrôle, le titre de séjour sera retiré.

Nous instituons également une limitation du bénéfice de pension de réversion à un unique conjoint survivant.

L’article 16 interdira aux professionnels de santé d’établir des certificats de virginité. Nous voulons mettre un terme à ces pratiques dégradantes, qui portent atteinte à la dignité des jeunes femmes. Ce n’est pas en produisant de tels certificats que nous améliorerons la condition des jeunes femmes victimes de pressions communautaires, au contraire ! Selon une minorité des acteurs concernés, il importe de pouvoir rédiger de tels certificats car une jeune femme qui n’en présenterait pas serait en difficulté, voire, en danger. C’est le même argument que l’on entendait lorsque la République, courageusement, a interdit la pratique de l’excision sur son sol. Non ! Vient un moment où la République doit dire ce qu’elle tolère et ce qu’elle ne tolère pas ! Non, nous ne tolérerons plus les certificats de virginité ! Qu’en est-il d’une jeune femme qui rentre chez elle munie de son certificat ? Comme si faire vérifier la virginité de sa fiancée, de sa sœur, de sa fille, de sa nièce comme on vérifierait la dentition d’un cheval avant de le vendre confortait la dignité humaine ! C’est inadmissible ! Même avec un certificat de virginité de complaisance, je ne crois pas qu’une jeune femme soit promise, ainsi, à être profondément respectée. Nous proposerons donc de sanctionner l’établissement d’un certificat de virginité d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

L’article 17 renforcera la protection du consentement des futurs époux afin de lutter contre les mariages forcés, lequel concerneraient en 2021 200 000 femmes dans notre pays selon les grandes organisations non gouvernementales (ONG) et associations comme le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles, des mariages forcés et autres pratiques traditionnelles néfastes à la santé des femmes et des enfants (GAMS) ou l’Institut national d’études démographiques (INED).

Ces projets de mariage feront l’objet d’un signalement plus systématique. Nous renforcerons le rôle des ONG et des associations, qui pourront aider l’officier d’état civil à les détecter. En cas de doute sérieux, nous proposerons que ce dernier ait l’obligation – et non plus la simple faculté – de procéder à des entretiens individuels et de saisir le procureur de la République, celui-ci pouvant surseoir à la célébration du mariage et faire procéder à une enquête.

Je suis évidemment prête à répondre à toutes vos questions.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Comment définissez-vous les principes de la République ? Quel en est selon vous le champ d’application ? Se limitent-ils au bloc de constitutionnalité, aux principes de valeurs constitutionnelles ou doit-on leur donner une définition plus politique ?

Au-delà des certificats de virginité, quid des certificats de complaisance ? Le projet de loi doit-il se saisir de cette question délicate – qui intéresse, bien sûr, le secret médical mais, aussi, des comportements qui vont à l’encontre d’un certain nombre de règles communes ?

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. J’ai bien compris l’articulation de ces articles visant à affirmer l’attachement du monde associatif aux principes de la République à travers le contrat d’engagement républicain et à se doter de moyens de contrôles afin de s’assurer d’un fonctionnement transparent des associations mais, si le volontarisme politique à l’origine du contrat d’engagement républicain a été largement reconnu, un certain nombre de questions ne s’en posent pas moins, dont celle de la contractualisation de l’adhésion à la République.

Par ailleurs, aux principes de liberté et d’égalité, il me paraît important d’associer celui de laïcité.

La notion d’ordre public a semble-t-il soulevé quelques problèmes et, à travers elle, surtout celle de la désobéissance civile, mais aussi la question des associations à objet mixte et de leur respect des principes républicains.

La charte des engagements réciproques, quant à elle, n’a pas de valeur juridique à proprement parler et n’emporte pas de possibilité d’opposition mais le monde associatif souhaite qu’elle fusionne avec le contrat d’engagement républicain de manière à fédérer les bonnes volontés.

Plus concrètement, une association devra-t-elle signer un contrat d’engagement républicain pour chaque demande de subvention ? Qui contrôlera le bon respect des principes républicains ? Ce contrôle ne sera-t-il pas plus difficile à opérer dans les territoires où il est le plus nécessaire ?

Enfin, le Haut Conseil à la vie associative s’est interrogé sur le rapport entre les objectifs du texte et les articles 10, 11 et 12. En quoi permettent-ils de lutter contre les séparatismes ?

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Ce texte répond à la demande du Président de la République de lutter contre les séparatismes, les dérives communautaires, les pratiques dégradantes, et propose de renforcer les principes de la République, notamment concernant le respect de la dignité de la personne humaine et de l’égalité entre les femmes et les hommes afin de faciliter le « vivre ensemble » dans le respect des différences.

Pourriez-vous préciser le concept assez général de « dignité humaine » – souvent utilisé et galvaudé – en particulier au sein de l’article 16 ?

L’article 13 protégeant les héritiers réservataires de discriminations potentielles, notamment, les femmes, tout en souhaitant respecter les volontés du défunt et les textes internationaux, ne manque pas d’intérêt puisqu’il va dans le sens de l’équité mais il soulève un certain nombre de questions : difficultés pour rechercher les héritiers et estimer la valeur des biens, possibilités de blocages de successions ou d’allongement des délais, risques multiples de contentieux. Quels éléments ou garanties pouvez-vous apporter ? Une renégociation des conventions internationales est-elle envisageable ?

Les articles 14 et 15 renforcent la lutte contre la polygamie : refus d’obtention ou de renouvellement des titres de séjour, attribution de pension de réversion à un seul conjoint survivant, marié ou divorcé, au prorata de la durée du mariage et de ses conditions. Ce dispositif protège les personnes et respecte les lois françaises, mais les femmes étant souvent les victimes collatérales de ces situations, comment envisagez-vous de les protéger, ainsi que les enfants, durant cette phase transitoire, et les accompagner dans leurs démarches de demandes de titres de séjour autonomes ?

Avancée saluée par tous, l’article 16 interdit aux professionnels de santé d’établir un certificat de virginité mais seuls les professionnels de santé, en cas de non-respect, seront sanctionnés. Une gradation des sanctions – contraventions, sanctions disciplinaires ? – est-elle envisageable avant que ne soient appliquées la peine d’un an de prison et l’amende de 15 000 euros ? Est-il également envisageable de sanctionner les demandeurs que sont les futurs maris et les familles ? De la même manière, un signalement obligatoire auprès du conseil de l’ordre ou du procureur de la République est-il envisageable ? Les sages-femmes sont également concernées.

L’article 17 concerne la protection du consentement et l’entretien individuel avant la célébration d’un mariage. Un guide des bonnes pratiques, une formation des élus, un renforcement des signalements au procureur avec la possibilité de disposer d’un registre commun des avis formulés sont-ils envisageables tant les appréciations diffèrent, en ces matières, entre les communes ?

Mme la ministre déléguée. Monsieur le rapporteur général, nous aurions besoin de plusieurs heures pour débattre de la définition des principes de la République. Je suis toujours étonnée lorsque j’entends dire que la formule de « valeurs ou de principes de la République » serait vide de sens et relèverait des éléments de langage ou de la langue de bois. C’est bien triste, pour le débat public, en 2021, dans notre pays.

Pour moi, les valeurs de la République ont un sens, celui de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, du respect de la laïcité, de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la dignité humaine. La République, avant tout, est un système politique dans lequel le titulaire du pouvoir n’est pas désigné héréditairement mais en vertu d’une organisation démocratique garantissant que le pouvoir se trouve entre les mains du peuple à travers le processus électoral. Les récents événements aux États‑Unis ont montré combien il importe d’y être attachés.

Ce projet, précisément, vise à conforter ces valeurs mais aussi à les redéfinir, à les détailler, à les expliciter, à les « actualiser ». Parce que les attentes sont fortes, nous avons décidé de les mettre en évidence dans le contrat d’engagement républicain, collectivement : ce n’est pas tant « ma » définition de ces valeurs qui importe mais celle qui est élaborée avec les élus locaux, les associations, les parlementaires. Nous avons d’ailleurs commencé les consultations avec les associations et nous les poursuivrons avec les représentants des élus locaux.

À nos yeux, monsieur Poulliat, il est fondamental que ce contrat ait valeur de loi. Lors de mes précédentes fonctions, j’ai publié une charte de la laïcité qui a été validée par toutes les associations subventionnées relevant du champ de l’égalité entre les femmes et les hommes. Il n’y a eu aucun problème, aucune contestation. Pensée collectivement, rédigée par l’Observatoire de la laïcité, elle a fait l’objet de consultations et chacun a donné son accord. L’antenne marseillaise du Planning familial avait toutefois considéré que l’excision relevait d’un choix. La direction nationale était revenue sur ces propos tenus par une jeune stagiaire non formée. Nous ne pouvions qu’entendre le droit à l’erreur mais un tel point de vue n’était et n’est pas admissible. Il nous semble donc fondamental de rappeler que toute grande association subventionnée par de l’argent public, qui a vocation, parfois, à participer à des actions relevant de la délégation de service public, doit respecter les valeurs de la République.

Vous avez eu raison, monsieur le rapporteur général, de revenir sur ce problème important qu’est celui des certificats de complaisance. Yannis Roeder, enseignant en Seine-Saint-Denis, membre du conseil des sages de la laïcité, nous a alertés sur le taux exponentiel de collégiennes allergiques au chlore dans son établissement. Manifestement, elles sont munies de certificats de complaisance pour échapper aux séances de piscine, les familles étant motivées d’après lui la plupart du temps par des considérations religieuses. De tels comportements sont d’ores et déjà sanctionnés puisque la médecine scolaire opère un certain nombre de contrôles, mais la loi que nous défendrons disposera qu’aucun certificat sans rapport avec la santé du patient ne pourra être délivré. Au-delà de la loi, l’action publique doit mener un accompagnement ; Jean-Michel Blanquer reviendra sur ce point.

Il n’est pas question d’arrêter de subventionner des associations non mixtes – par exemple, un club de football où ne jouent que des petits garçons ou une association de femmes enceintes. C’est le bon sens qui, avec les intentions des associations, doit nous guider, et ce sera le cas dans le cadre du contrat d’engagement. Les articles 10, 11 et 12 visent précisément à s’assurer que les associations séparatistes ne bénéficient pas des avantages prévus pour le champ associatif, lequel sortira renforcé par ce projet de loi.

Le principe de la dignité humaine, madame Dubré-Chirat, sera défini dans le contrat d’engagement. La jurisprudence de différentes grandes organisations est très dense à ce propos mais nous pourrons bien évidemment en débattre : si nous sommes attachés à cette expression, nous sommes ouverts à toutes vos propositions et, au final, c’est vous qui trancherez.

Je suis d’accord avec vous : en matière de polygamie, l’action publique doit accompagner la loi. Beaucoup de choses, dans notre pays, sont interdites par la loi mais n’en existent pas moins : il convient donc de renforcer et la législation, et l’action publique. Un accompagnement des élus locaux sera nécessaire – l’AMF sera reçue demain au ministère de l’intérieur.

Mme Géraldine Bannier. Une fois n’est pas coutume, je citerai un poète, Louis Aragon, qui écrivait en mars 1943 :

« Celui qui croyait au ciel

« Celui qui n’y croyait pas

« Tous deux adoraient la belle

« Prisonnière des soldats... »

Il semble que l’amour de la France ne soit plus partagé par tous ses enfants et qu’une haine antirépublicaine viscérale, issue d’un fanatisme rampant, se soit installée avec son lot d’atteintes à la laïcité, qui est pourtant le ciment de notre pays, et une multiplication d’actes tragiques.

En 2003, Jacques Chirac disait de la laïcité : « Il ne s’agit aujourd’hui ni de la refonder ni d’en modifier les frontières. Il s’agit de la faire vivre en restant fidèles aux équilibres que nous avons su inventer et aux valeurs de la République. » Or, si on interroge les Français sur ce que sont la laïcité et les principes républicains, je ne suis pas sûre que les réponses aillent de soi.

Dès lors, si nos débats sont l’occasion de rappeler nos principes, notre attachement à la laïcité, et d’en appeler à la cohésion nationale, à notre aptitude à vivre ensemble, ne faut-il pas poursuivre le travail dans la durée pour réinstaurer l’attachement aux principes qui animent notre pays ? Suite à la mort atroce de mon collègue Samuel Paty, cela passera sans doute par l’estime et le respect que l’on doit avoir pour l’école et les professeurs, premiers passeurs du savoir, mais aussi par un rappel tous azimuts de ce que sont nos principes : laïcité, égalité entre les femmes et les hommes, liberté d’expression, respect de la dignité humaine, tolérance, devise républicaine.

Qu’est-il prévu pour insuffler à nouveau la connaissance, l’amour de ces mots, toujours cruciaux et concrets ? Le groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés proposera la création d’un fonds spécifique pour soutenir les associations qui œuvrent en ce sens.

Mme la ministre déléguée. Madame la députée, je souscris à votre message. Je suis très favorable à l’idée d’accompagner davantage les acteurs qui défendent la laïcité – c’est d’ailleurs le sens de mon ministère délégué, chargé de la citoyenneté – et de créer un fonds spécifique pour soutenir les associations œuvrant dans ce champ. Si les pouvoirs publics agissent déjà dans cette direction, peut‑être pouvons‑nous travailler afin de mener une action de soutien plus visible, grâce au fonds interministériel de prévention de la délinquance.

M. Boris Vallaud. S’agissant des articles relatifs aux associations, quel compte avez‑vous tenu de l’avis du Haut Conseil à la vie associative, notamment pour ne pas reprendre la charte de 2014, qui avait fait l’objet d’un travail de concertation pour être validée par le Centre d’enregistrement et de révision des formulaires administratifs (CERFA) ? Pourquoi ne pas avoir élargi le contrat d’engagement à d’autres personnes morales, comme les fondations, les fonds de dotation ou les sociétés civiles et commerciales ? Quel sera le degré de précision du décret en Conseil d’État qui définira les principes républicains ? Je rappelle que ce même Conseil d’État a fermement suggéré qu’ils soient énoncés dans la loi et non pas renvoyés à un décret. Alors que vous avez mentionné la difficulté à dissoudre les black blocs, en quoi les nouvelles dispositions le permettraient-elles ?

Avez‑vous des éléments actualisés sur la réserve de polygamie ? Vous avez évoqué un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) de mars 2018 ; or je pense qu’il s’agit plutôt de celui de mars 2006. Par ailleurs, j’ai cru comprendre dans l’étude d’impact que, du fait de conventions internationales de sécurité sociale conclues entre la France et au moins treize États, un certain nombre de ressortissants ne seraient pas concernés par les dispositions de la loi. Entendez‑vous les renégocier ? En outre, dans certaines situations, la seconde épouse aura droit aux minima sociaux. N’y a‑t‑il pas là une façon de distinguer les victimes, selon qu’elle est la première ou la seconde épouse ?

Enfin, à la page 136 de l’étude d’impact, pourriez-vous préciser une phrase dont je ne voudrais pas que l’erreur grammaticale se double d’une erreur politique : « Si les raisons du choix n’apparaissent pas clairement dans le testament qui institue légataire universel le fils en déshéritant la fille, devrait présumer que le testateur de religion musulmane opère une discrimination là où le testateur américain ne ferait qu’exprimer sa liberté testamentaire » ? Une nouvelle rédaction serait utile.

Mme la ministre déléguée. Plusieurs chartes ont en effet été signées entre le monde associatif et les acteurs publics, en 2014, 2017 ou 2020, et c’est bien parce que beaucoup d’entre elles sont contestées par des associations – voyez l’exemple récent du maire de Montpellier – que nous avons voulu aller plus loin avec Gérald Darmanin et définir un contrat d’engagement qui ait valeur de loi. Nous prenons en compte la totalité des remontées qui nous sont faites par les associations et par les représentants des organisations d’élus, par toutes celles et tous ceux qui ont accepté notre démarche de consultation. Le texte du contrat d’engagement sera présenté aux parlementaires membres de la commission spéciale, avant l’examen du projet de loi en séance. Vous pourrez donc en prendre connaissance et travailler dessus. Notre but n’est pas de faire voter à tout prix ce que nous avons écrit mais de le voir enrichi, amendé, de sorte à avoir un beau contrat d’engagement républicain dans lequel les représentants des élus, des associations et les parlementaires se reconnaissent.

S’agissant de son contenu, à l’heure actuelle, nous avons idenetifié une dizaine de principes : dignité de la personne humaine ; égalité entre les femmes et les hommes et non‑discrimination ; fraternité et rejet de la haine ; respect des symboles de la République ; liberté de conscience et liberté religieuse – on ne peut pas financer une association qui endoctrine des gens et les oblige à pratiquer une religion ; protection de l’intégrité physique et morale ; respect de la légalité et de l’ordre public ; respect de l’environnement ; emploi de la langue française ; liberté d’association des membres.

Enfin, bien sûr, les conventions bilatérales relatives à la polygamie seront réexaminées.

M. Christophe Euzet. Alors que le dispositif prévoit la restitution des fonds versés par une personne publique pour les associations qui ne respecteraient pas le contrat d’engagement républicain, d’une part, quels sont les mécanismes visant à s’assurer de l’effectivité du respect de ces dispositions et, d’autre part, la simple restitution vous paraît-elle suffisante ?

Par ailleurs, après l’avis du Conseil d’État, on sait que la question de l’atteinte à la dignité de la personne humaine a été retirée des motifs pouvant fonder légalement la dissolution administrative des associations. Vous avez manifesté à plusieurs reprises votre intérêt tout particulier pour cette notion. Ne pensez-vous pas que remettre cette disposition dans les motifs légaux de nature à autoriser la dissolution des associations serait pertinent ?

Enfin, êtes-vous favorable par principe à l’idée de sanctionner ceux qui demandent des certificats de virginité et non pas seulement ceux qui les dressent ? Concernant ces derniers, l’automaticité du lancement d’une procédure disciplinaire devant le conseil de l’ordre vous paraît-elle pertinente ?

Mme la ministre déléguée. Les fonds sont restitués par le biais du tribunal administratif et la dissolution de l’association est proposée en fonction de la gravité des actes commis. Avec le ministre de l’intérieur, nous avons proposé une riposte graduée, permettant d’apporter une réponse spécifique à chaque cas. Si nous ne souhaitons pas voir certaines associations financées par des fonds publics, nous ne souhaitons pas pour autant leur dissolution. Nous voulions trouver une gradation, à laquelle nous sommes, je crois, parvenus.

S’agissant du certificat de virginité, la loi prévoit déjà des sanctions pour les familles qui contraindraient une jeune fille à le solliciter. C’est pourquoi nous ne proposons une nouvelle sanction que pour le professionnel qui l’établit. J’imagine que nous aurons le débat en séance. Si les parlementaires souhaitent apporter des précisions au droit existant, ils sont bien évidemment libres d’amender.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie, madame la ministre, de rappeler la liberté d’amender des parlementaires.

M. Charles de Courson. Sur le contrat d’engagement républicain, ne pensez‑vous pas qu’il ne faudrait pas dire plutôt « des engagements respectés des principes » ? Ce contrat pourrait-il être à géométrie variable, selon la nature des associations ?

Quant à l’article 13 et à la réserve héréditaire, le notariat nous dit qu’il va surtout multiplier des contentieux de droit international privé, dont on ne se sortira pas. Qu’en pensez‑vous ?

Êtes-vous favorable à l’extension de l’article 14 à la polyandrie ?

Concernant l’article 15, le fait d’écrire « sous réserve des engagements internationaux de la France » le vide complètement de son contenu. Seriez-vous favorable à des amendements interdisant toute disposition permettant le partage des pensions de réversion dans les conventions bilatérales internationales de sécurité sociale ?

Enfin, s’agissant du certificat de virginité, ce ne sont pas seulement ceux qui le délivrent qu’il faudrait sanctionner mais aussi ceux qui les demandent. Seriez‑vous favorable à un élargissement des sanctions ?

M. le président François de Rugy. Ces questions appellent presque des réponses par oui ou par non !

Mme la ministre déléguée. Je vais tenter de le faire, monsieur le président.

Non, le contrat d’engagement n’est pas à géométrie variable. Nous voulons qu’il soit simple et qu’il ait valeur de droit.

Oui, il y aura potentiellement une multiplication des contentieux et des recours, mais cela se fera au bénéfice de la personne déshéritée. Je préfère sanctuariser ce droit et protéger les jeunes filles et les femmes déshéritées parce qu’elles sont des femmes et leur donner les moyens de lancer une procédure pour récupérer leur héritage.

Aucun pays n’a légiféré pour permettre la polyandrie. Seules existent des pratiques coutumières, mais non des lois. La polyandrie est pratiquée dans quatre territoires, mais aucun n’a validé par la loi le mariage d’une femme avec plusieurs hommes. Depuis que nous menons des études sur la polygamie, aucun cas de polyandrie n’a été relevé en France. Si vous en trouvez un, je suis à votre disposition pour l’examiner avec vous. À ce stade, ce sont les femmes qui pâtissent partout dans le monde de la polygamie et non les hommes.

Non, pour ce qui est des conventions internationales, puisque cela ne relève pas de la loi.

Enfin, comme je l’ai dit à M. Euzet, nous considérons qu’à l’heure actuelle la loi permet déjà de sanctionner les familles qui demandent les certificats de virginité. Mais cette discussion se poursuivra en séance.

M. le président François de Rugy. Vous avez compris que la question de la réserve héréditaire sera un sujet de débat pour trouver la bonne rédaction...

M. Alexis Corbière. Je suis étonné, madame la ministre, que vous ne voyiez pas la différence entre principes et valeurs. Quand il s’agit de la République, ce n’est pas du tout la même chose. Je suis aussi étonné de vous voir avancer sur le terrain d’une charte qui aurait valeur de loi. En République, c’est la loi qui prévaut ; il n’y a pas de chartes à valeur de loi. Enfin, ne comprenez-vous pas qu’il est pour moi inacceptable de discuter d’un texte qui n’est pas encore connu du législateur ?

Il faut créer des conditions pour que les gens respectent la loi. Or proposer un texte qui ne fera finalement que la rappeler, dans la mesure où il est anticonstitutionnel de demander quoi que ce soit qui aille au-delà de la loi, est simplement redondant, si bien qu’un grand nombre de personnes n’en comprendront pas l’intérêt et que ceux qui sont malveillants signeront tout ce que vous voudrez, puisque ce texte sera sans doute d’une extrême généralité. Donnons les moyens de faire respecter la loi ! Vous évoquez des associations qui reçoivent des subventions alors qu’elles ne le devraient pas. Mais il y a bien des assemblées délibérantes qui les attribuent. Quels sont les moyens offerts par la loi aux services de renseignement ou à la police, par exemple, pour signaler que ces associations mènent des actions contraires à la loi, afin que l’instance délibérante prenne les bonnes mesures ?

Mariage forcé, polygamie, certificat de virginité, évidemment que tout cela est choquant et doit être combattu. Mais rien dans votre dispositif ne protège les femmes. Il faut développer un système de prévention pour accompagner les femmes qui sont amenées à demander de tels certificats. On peut sanctionner le médecin, mais c’est d’ores et déjà prévu par la loi, tout comme pour la polygamie et les mariages forcés. Il me semble, au passage, que vous avez eu tout à l’heure une formulation un peu hasardeuse, en évoquant en 2021 200 000 personnes, alors que le nombre de mariages forcés s’élève plutôt à 70 000. Sans contester la réalité de toutes ces situations, je trouve que notre débat manque parfois de rationalité et d’éléments précis pour discuter des dynamiques à l’œuvre.

En évoquant les CLIR, vous nous avez montré qu’il existait des dispositifs permettant de fermer des établissements.

Enfin, on ne retrouve dans le texte rien de ce qu’avait mentionné le Président de la République aux Mureaux, qui parlait de casser les ghettos sociaux, disait que tout était là et qu’il ne fallait pas ajouter de la pauvreté à la pauvreté. De même, rappelons-nous l’une des conclusions de la commission Stasi selon laquelle le communautarisme était plus subi que voulu. Tout cela est totalement absent du texte ! Ne croyez-vous pas que ce soit là, par rapport aux objectifs affichés, la faiblesse originelle d’un texte qui ne prend pas le temps de donner les moyens non pas de multiplier les sanctions, même s’il en faut parfois, mais de briser les liens qui conduisent certaines personnes à s’enfermer contre leur volonté dans des pratiques coutumières ou réactionnaires dégradantes ?

Mme la ministre déléguée. Je n’ai jamais dit que je ne voyais pas de différence entre les principes et les valeurs. Contrat et charte sont également différents, monsieur le député. Vous êtes un intellectuel qui connaissez le sens des mots. Vous savez parfaitement que ce n’est pas la même chose. C’est justement pour créer un contrat d’engagement et non pas une charte d’engagement sur les principes de la République que nous avons décidé de l’inscrire dans la loi. Son texte sera pris par un décret en Conseil d’État, lequel a rendu un avis assez positif sur le principe de ce contrat. Rien ne permet de dire qu’il ne serait pas constitutionnel. Nous aurons, j’imagine, cette discussion en séance.

Concernant les mariages forcés et le stock de 200 000 personnes, ce n’est pas mon chiffre, mais ceux de l’INED et du GAMS, une organisation indépendante associative qui travaille contre l’excision et les mariages forcés.

Vous avez tout à fait raison de signaler que le combat pour la protection des femmes ne peut pas passer que par des sanctions et par la loi. C’est pourquoi j’avais créé un plan de lutte contre l’excision et un plan contre les mariages forcés dans mes précédentes fonctions. Nous avons ainsi multiplié par quatre les subventions aux associations qui travaillent contre les mariages forcés et l’excision, pour accompagner au-delà de la loi. En effet, si nous considérions que tout le travail mené contre la polygamie, les mariages forcés et l’excision se résumait au travail législatif, ce serait évidemment très insuffisant. Un travail de politique publique est mené par le biais des opérateurs de l’État et d’associations dans les différents quartiers. Je suis à votre disposition si vous connaissez des acteurs dont vous considérez qu’ils devraient être davantage soutenus.

Enfin, je vous remercie de saluer le discours et les objectifs du Président de la République. Cela me fait plaisir de voir que vous avez été convaincu et que vous souhaitez que ses engagements soient pleinement mis en œuvre. Ils le seront au‑delà de la loi et par l’ensemble du Gouvernement, avec votre plein soutien, dont je vous remercie encore.

Mme Marie-George Buffet. Madame la ministre déléguée, j’entends bien ce que vous dites sur le passage d’une charte à un contrat d’engagement républicain fondé sur le rappel de l’ensemble des principes républicains. Néanmoins, dans votre liste, on peut regretter l’absence d’un grand principe : la laïcité. Ce n’est pas gênant pour des associations qui ont une base liée à une religion. On peut être scout et respecter la laïcité. Cela n’est pas contradictoire. Je ne comprends pas pourquoi le mot « laïcité » est absent du contrat d’engagement.

Vous avez dit qu’il fallait faire vivre la loi. Mais c’est bien le problème ! La possibilité de dissolution d’une association, par exemple, existe. Il suffit que le préfet le décide ou qu’un ministre choisisse de retirer son agrément à une fédération, après une inspection, comme je l’ai fait. De la même façon, notre loi interdit la polygamie. La vraie question est celle de la volonté politique et des moyens mis en œuvre pour que ces dispositions soient vraiment utiles pour défendre les droits des individus, des femmes notamment.

Par ailleurs, toutes les associations ne disposent pas d’une organisation leur permettant de suivre tous leurs adhérents et leurs dispositifs locaux – le Planning familial a réagi, mais c’est le Planning familial. Il faudrait soutenir les associations et leur donner les moyens d’agir en leur sein, si on peut demander leur dissolution à la suite de propos ou d’agissements d’un seul de leurs membres.

Je suis absolument d’accord pour lutter contre les mariages forcés. Mais encore faut‑il donner aux femmes étrangères les moyens de leur autonomie, lesquels passent par une nouvelle vision de la carte de séjour, qui leur est donnée en raison de leur mariage et dont on refuse le renouvellement après un an si elles ne sont plus en couple.

Mme la ministre déléguée. J’ai été un peu rapide sur le contrat d’engagement : la laïcité y sera bien évidemment inscrite. D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, nous vous adresserons le texte, avant l’examen en séance, pour que, si vous estimiez qu’il y avait des éléments manquants, il soit possible d’en discuter. Comme vous, je pense que les organisations de scoutisme ne sont pas une menace pour la laïcité, et personne n’en demande la dissolution. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de le préciser.

La dissolution d’une association est actuellement fixée en Conseil des ministres et non décidée par le préfet. Pour avoir été en charge de ce sujet, vous savez que la liberté d’association est fondamentale pour la République française et que nous considérons que dissoudre une association est assez grave, important et rare pour le faire à un tel niveau, dès lors qu’il y a un signalement. Personne à ma connaissance n’a demandé la dissolution du Planning familial dans les différents débats. Vous avez là aussi raison : il faut accompagner les associations. C’est le travail en marge de la loi que nous allons faire, dès la loi votée, avec ma collègue Sarah El Haïry : accompagner les grandes et moins grandes associations pour mettre à leur disposition des guides, des outils et des référents qui leur permettront de mener ce travail en leur sein, étant donné qu’il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur toute une organisation du fait des propos et des agissements d’une seule personne.

J’entends votre remarque sur les femmes étrangères. Nous avons fait traduire la grille d’évaluation du danger en quinze langues, pour qu’elle puisse être utilisée par les femmes étrangères, qui doivent pouvoir faire valoir leurs droits en matière de violences conjugales. Nous avons lancé une campagne de proposition de naturalisation des personnes étrangères qui ont travaillé en première ligne pendant la crise du covid, parmi lesquelles les femmes sont surreprésentées – santé, commerce, garde d’enfants. C’est important que la République fasse ce pas vers ces personnes et accélère leur naturalisation pour leur permettre de bénéficier de tous leurs droits de citoyens sur le sol français.

Mme Fabienne Colboc. Les fondations de notre République construites sur la liberté, l’égalité, la fraternité, l’éducation et la laïcité sont solides. Mais les tentatives de contournement de ces principes à des fins politico-religieuses existent. Nous devons y apporter une réponse. Je vous sais particulièrement mobilisée dans cette lutte, madame la ministre.

Le chapitre III du projet de loi comporte des avancées pour le droit des personnes, notamment des femmes, que vous avez précisées. Ses dispositions ont également l’intérêt d’envoyer un signal fort rappelant que les principes républicains s’appliquent dans tous les pans de notre société.

Concernant les contrats d’engagement républicain, qui seraient signés par les associations, comment s’assurer qu’ils soient connus des adhérents et que ceux‑ci s’approprient également ces principes dans leur action associative ?

Pour lutter contre le séparatisme, il faut en parler, notamment auprès des jeunes. Il est essentiel que les principes républicains soient au cœur de la vie de tous, et ce dès le plus jeune âge. L’important me semble de développer leur connaissance de ces principes, qui permet d’éclairer et de prévenir, en les refusant, certaines situations. Une telle connaissance est un bon rempart contre les dérives. En tant que ministre déléguée en charge de la citoyenneté, que pensez-vous d’un renforcement des actions ciblées en direction des jeunes, afin de s’assurer qu’ils s’approprient les principes fondateurs de la République, ainsi que les droits et les devoirs qui en découlent ?

Mme Caroline Abadie. Madame la ministre, je tenais à aborder la question de la haine en ligne et de l’impact que les réseaux sociaux ont sur les jeunes. Vous connaissez le travail du Parlement sur ce sujet et, bien sûr, le travail colossal qu’a entrepris Laetitia Avia. La place réservée à la haine en ligne dans ce texte démontre que c’est bien sûr internet que se mène la bataille de la citoyenneté, pour que chacun, notamment les plus jeunes, comprenne ce que la citoyenneté française impose et permet. Nous avons travaillé sur la responsabilisation des réseaux sociaux, sur leur régulation. Je travaille également sur la prévention de la haine en ligne, ainsi que sur la prévention de l’enfermement algorithmique. Mais au-delà, je m’interroge sur le rôle des parents, leur responsabilité, leur devoir de surveillance, leur rôle dans l’apprentissage de cette citoyenneté, quand aujourd’hui ce sont très souvent les smartphones qui font office de baby-sitters. Comment les responsabiliser ? Comment faire des parents des partenaires de la République dans tout ce qu’elle entreprend pour protéger ses enfants et les éduquer, y compris sur la Toile ?

Mme la ministre déléguée. Les associations doivent pouvoir être accompagnées pour avoir, en plus de la loi, des guides, des contacts, des référents. Des campagnes d’affichage y sont prévues afin que ce ne soit pas seulement les dirigeants mais bien tous leurs membres qui puissent s’engager dans ce travail.

Madame Abadie, je salue le travail que vous menez de longue date sur ce sujet important, qui nous a aussi inspirés pour élaborer certaines dispositions de la loi. Les dispositions de lutte contre la haine en ligne sont fondamentales. Je salue aussi Laetitia Avia pour son travail précurseur sur le sujet, qui a alerté l’opinion publique sur les dangers de la haine en ligne. Hélas, la suite lui a donné raison sur l’urgence d’agir. Le garde des sceaux travaille aussi sur ce sujet. Les actions de formation sont fondamentales. En ce qui concerne les actions familiales, pensons au travail mené par les caisses d’allocations familiales sous l’autorité d’Adrien Taquet dans son programme des mille premiers jours, qui vise à apprendre à devenir parent, ce qui n’est pas chose aisée, comme chacun le sait.

M. Éric Diard. Madame la ministre, vous avez dit qu’en cas de non‑respect du contrat d’engagement républicain, son agrément serait retiré à l’association. Rappelons qu’avant 2015, c’était le préfet qui donnait les agréments aux associations sportives. Depuis une ordonnance de simplification, l’affiliation à une fédération vaut désormais agrément. Il est dommage que ce ne soit plus le préfet qui donne l’agrément ; il ne fait plus que le retirer. Il serait bien qu’il puisse de nouveau le faire, comme nous l’avons proposé avec Éric Poulliat dans notre rapport sur les services publics face à la radicalisation. De fait, ils ne sont pas soumis à la culture du résultat et sont beaucoup plus attachés à regarder si l’on respecte les valeurs de la République ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes.

Dans son avis, le Conseil d’État recommandait que le contrat assure « la plus large diffusion des valeurs et principes qui inspirent le 2 de l’article 50 de la charte olympique qui stipule que : "Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou emplacement olympique" ». Il semblerait que le Gouvernement n’ait pas retenu cet élément, à mon regret.

Mme la ministre déléguée. Monsieur le député, je salue votre engagement sur ces questions. Le contrat d’engagement a vocation à être signé par l’ensemble des acteurs du champ associatif, incluant le milieu sportif. Nous avons lancé un cycle de formation, sous l’égide du secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR), placé sous mon autorité. Nous avons commencé par le ministère des sports. Avec Roxana Maracineanu, nous avons pu organiser, dès le 12 novembre, des temps de formation pour les directions centrales des administrations. C’est un sujet sur lequel nous travaillons également avec Amélie de Montchalin, pour être certaines que l’ensemble des acteurs qui ont à se prononcer au nom de l’État sur ces questions soient pleinement formés et engagés. Au‑delà de la loi, la question de la formation et de l’information est fondamentale. L’idée est de construire avec chacun. Le rôle de l’État est d’être garant du respect des règles.

Je ne suis pas sûre d’avoir compris votre dernière question. Si je vous réponds à côté, je suis à votre disposition pour échanger. La charte internationale de pratique des Jeux olympiques n’a pas de lien avec notre projet de loi. Le Gouvernement n’a pas fait part d’une quelconque position dessus.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie, madame la ministre.

 

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21.   Audition de Mme Nadia Hai, ministre déléguée auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargée de la ville, lundi 11 janvier 2021 à 14 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10116869_5ffc4b2655745.respect-des-principes-de-la-republique--mme-nadia-hai-ministre-chargee-de-la-ville--mme-elisabeth-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Nadia Hai, ministre déléguée auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargée de la ville.

M. le président François de Rugy. Nous accueillons Mme Nadia Hai, ministre déléguée auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargée de la ville, pour une série de questionsréponses.

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. Je suis rapporteure pour le chapitre V, qui traite de l’éducation et prévoit de modifier les modalités de l’instruction en famille, en passant notamment d’une déclaration à une autorisation préalable. Ce sujet fait écho à la recherche d’enfants non instruits, soit qu’ils n’aient pas été inscrits à l’école, soit qu’ils n’aient pas été déclarés au titre de l’instruction en famille. Les représentants de la caisse d’allocations familiales (CAF) du Nord, que nous avons récemment auditionnés, croisent leurs fichiers avec ceux des mairies de certaines villes du département pour retrouver ces enfants. Ils disposent pour cela d’une cellule de suivi de l’évitement scolaire, présidée par le préfet délégué pour l’égalité des chances. La cellule se réunit sur la base de signalements d’enfants qui ne seraient pas instruits. Elle contacte les parents et cherche avec eux la meilleure solution. Elle a été instaurée dans de grandes villes, comme Douai, Tourcoing, Maubeuge. Dans ces territoires, la mobilité résidentielle des familles est importante et il y est certainement plus difficile de suivre l’instruction des enfants que dans de petites communes. Que pensez-vous d’un tel dispositif, madame la ministre ?

Mme Nadia Hai, ministre déléguée auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargée de la ville. Votre question nous rappelle tout le travail qu’a réalisé le préfet délégué pour l’égalité des chances, Daniel Barnier, dans la préfecture du Nord, avant d’être nommé préfet de la Nièvre.

Des cellules de prévention de l’évitement scolaire ont en effet été créées. Elles répondent à un enjeu majeur, celui de l’instruction et de la scolarisation des enfants, pour éviter le repli communautaire et lutter contre la radicalisation dans certaines communes. Dans cette optique, la préfecture du Nord a fait travailler ensemble des acteurs qui œuvrent dans quatre domaines : l’absence d’instruction ; l’absentéisme scolaire – volontaire ou involontaire – ; le contrôle de l’instruction dans la famille et les écoles hors contrat. Outre les villes que Mme Brugnera a citées, Lille, Roubaix et Denain sont concernées.

Les cellules regroupent autour des services municipaux concernés les services départementaux de l’Éducation nationale et du conseil départemental, de la CAF du Nord, du parquet ainsi que les délégués du préfet, qui jouent un rôle essentiel. Elles réalisent un travail minutieux pour identifier les situations d’évitement scolaire. À Maubeuge, où soixante-cinq situations ont nécessité une vérification, les services de l’État ont dénombré dix-sept enfants invisibles, grâce à un protocole qui évalue tous les aspects de la scolarisation. À Roubaix, trente enfants invisibles ont été recensés.

Avec le ministre de l’éducation nationale, j’ai souhaité mettre en avant ce dispositif à travers le déploiement des cités éducatives. Nous avons donné, par voie de circulaire, des instructions, afin d’intégrer le protocole des cellules de prévention de l’évitement scolaire dans leur labellisation. Nous comptons ainsi déployer un protocole qui a fait ses preuves et dont les méthodes – faire travailler ensemble les acteurs et améliorer la circulation de l’information entre les différents services – permettent de détecter les enfants invisibles et de lutter plus efficacement contre l’évitement scolaire.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. Je suis rapporteur pour la partie du texte relative aux associations, dont la principale disposition est le contrat d’engagement républicain. Certaines associations, on le sait, travaillent avec les populations de leur territoire. Elles s’efforcent de travailler efficacement et, sans être en rupture avec la République, elles pourraient voir dans le contrat d’engagement républicain une nouvelle contrainte, qui s’ajoute aux chartes existantes. Concrètement, comment ferez-vous vivre la notion d’engagement républicain dans ces territoires ?

En outre, la question de la restitution des subventions par les associations qui ne respecteraient pas le contrat d’engagement se pose particulièrement dans ces territoires. Beaucoup d’argent public y est donné, souvent à juste titre, d’ailleurs, pour mener des politiques publiques d’insertion ou lutter contre les discriminations. Qui contrôlera le respect de cet engagement, lorsqu’il y a plusieurs financeurs ? Et comment ? La situation est parfois confuse.

Mme la ministre. Monsieur le député, je vous félicite de votre implication car je sais à quel point vous avez participé à la réflexion sur le projet de loi.

Le ministère de la ville est le premier financeur des associations. L’article 3 de la convention pluriannuelle d’objectifs qui nous lie aux associations prévoit un contrôle des subventions que nous octroyons. Dès lors que l’association ne respecte pas les valeurs de la République ou le principe de laïcité, nous pouvons dénoncer la convention et demander le remboursement des subventions. Le contrat d’engagement est donc, en quelque sorte, déjà intégré dans nos critères d’octroi de subventions.

Le projet de loi va plus loin car il rend effectif l’engagement que doivent tenir les associations en faveur de nos valeurs républicaines et du respect de la laïcité. Il prévoit aussi les critères de dissolution de l’association. Aujourd’hui, lorsque nous constatons un manquement, nous retirons la subvention mais l’association peut continuer à vivre normalement puisque rien ne permet de la dissoudre, en raison du principe de liberté d’association. Le projet de loi permettra de mettre fin à l’activité, mais il faudra veiller à ce que les bénéficiaires de l’association ne restent pas sans solution et qu’une autre solution soit trouvée avec l’aide de l’État.

Nous sommes donc très vigilants. Dans le cadre de la préparation de ce projet de loi, nous avons été associés à la réflexion sur le financement du secteur associatif. Le ministère est également très engagé dans la promotion des valeurs républicaines. Les équipes de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et du Centre national de la fonction publique territoriale délivrent une formation aux valeurs de la République et à la laïcité. Il y a quelques mois, j’ai annoncé le doublement de son financement par le ministère de la ville, pour que nous passions de 20 000 à 40 000 personnes formées par an, dans le milieu associatif, ce qui nous permettra de faire face à des situations où les valeurs de la République et la laïcité sont compromises.

Nous sommes également engagés dans la lutte pour protéger le milieu associatif. Nous devons envoyer un message clair et sécurisant aux associations. Le projet de loi renforce l’action du ministère de la ville et ouvre la possibilité de dissoudre plus facilement les associations.

Mme Cécile Untermaier. Notre préoccupation est qu’aucun enfant ne passe sous les radars de l’instruction obligatoire. À ce titre, pour quelles raisons le projet de loi ne fait-il plus référence à l’identifiant national de l’élève (INE) ?

Ma seconde question concerne l’article 6 et son fameux contrat d’engagement républicain. Vous l’avez rappelé, les subventions d’État sont déjà attribuées à la condition de respecter ces engagements. Un formulaire CERFA de demande de subvention a d’ailleurs été fort utilement adjoint dès 2014. Le terme de contrat pose cependant problème et appelle des précisions. L’article 6 s’adresse aux associations qui relèvent des lois de 1901 et de 1905. Du coup, les associations diocésaines s’inquiètent que l’on puisse leur reprocher de bafouer l’ordre public si elles accueillent des étrangers en situation irrégulière ou des déboutés du droit d’asile. La notion de sauvegarde de l’ordre public, qui pourrait être une condition du contrat passé avec l’État s’agissant d’associations œuvrant dans des domaines divers, n’est pas adaptée à un engagement de cette nature car elle pourrait fonder une dissolution.

Mme la ministre. Nous avons mené de très nombreuses concertations avec les associations. La dissolution administrative n’est pas leur principale crainte. Elles ont en effet bien compris que seuls les associations ou les groupements de fait troublant gravement l’ordre public ou portant atteinte à des droits et libertés fondamentaux étaient concernés. Le dispositif repose sur des règles précises de droit et ne laisse pas de place à la subjectivité quant aux faits reprochés. Les articles 6 et 7 renforcent le tronc commun des valeurs de la République. Le ministère de la ville n’a donc pas reçu ce type de remontées.

Pour ce qui est de l’INE, les parlementaires pourront se pencher sur la question au cours de leurs prochains travaux, en demandant éventuellement au ministère de l’éducation nationale ce qu’il en pense. À mon niveau, je n’ai pas davantage d’informations à vous donner que celles que vous a transmises Jean‑Michel Blanquer lorsque vous l’avez auditionné.

La question rejoint celle des cellules de prévention de l’évitement scolaire dont l’objectif est de rechercher les enfants invisibles et de faire en sorte qu’ils puissent suivre une éducation républicaine. La démultiplication du protocole de lutte contre l’évitement scolaire que réalise le ministère de la ville avec les cités éducatives y répond. C’est de cette manière que nous atteindrons l’objectif. Pour tout le reste, je vous renvoie aux propos de Jean-Michel Blanquer, qui vous a certainement transmis les éléments que vous attendiez.

Enfin, j’ai donné instruction aux préfets de rendre public le nom des associations auxquelles nous avons accordé des financements, pour renforcer la transparence et faciliter le contrôle des subventions octroyées.

M. Pierre-Yves Bournazel. Les associations jouent un rôle fondamental dans notre société, notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Sans elles, la République reculerait car elles conduisent de nombreuses actions utiles, notamment dans les domaines de l’aide alimentaire ou du soutien scolaire. Pour autant, elles doivent accomplir un travail de défense des principes de la République, notamment de la laïcité. À cet égard, le contrat d’engagement républicain est une bonne initiative mais il devra être complété de formations à la laïcité, notamment pour les cadres associatifs. Étant en première ligne, ils peuvent faire face à des citoyens ou à d’autres associations, malheureusement infiltrées par des personnes qui font de la politique, en plaçant leur religion au-dessus de la loi civile et des lois de la République. Il faudra aussi former ces cadres à la lutte contre les discriminations car les associations doivent nous permettre de faire nation et société. Elles y contribuent fortement, mais il y a toutefois un délitement face aux attitudes qui peuvent être liées au racisme, à la haine de l’Autre, à l’homophobie, à l’inégalité entre les femmes et les hommes, à l’antisémitisme.

Que pensez-vous de la formation des cadres associatifs à la laïcité et à la lutte contre les discriminations ? Par ailleurs, quelles actions comptez-vous mener dans les prochains mois ?

Mme la ministre. Vous avez raison, les associations jouent un rôle fondamental dans nos quartiers : elles permettent de faire vivre la République. C’est pourquoi je tiens à soutenir leurs actions, comme à éviter que l’on ne procède parfois à des amalgames. Pour mieux protéger le tissu associatif, il faut être vigilant et lui donner des outils, afin qu’il puisse jouer ce rôle de défense de la République, dont vous avez parlé.

J’ai évoqué la formation aux valeurs de la République et à la laïcité, qui est à la main des élus pour former les agents territoriaux, le milieu associatif et les services des collectivités. Les associations représentent 44 % des employeurs qui demandent cette formation. C’est dire combien le milieu associatif est désireux de se doter des outils pour lutter efficacement contre les situations où les valeurs de la République et la laïcité sont mises à mal. Là aussi, le ministère de la ville joue pleinement son rôle pour les maintenir.

Il s’agit aussi de soutenir les associations car elles sont un acteur fondamental pour lutter contre le séparatisme. Quand il y a un espace vide, déserté par la République, ce sont les séparatistes qui s’en saisissent et qui développent une offre alternative. L’objectif du ministère de la ville et de la politique de la ville en général est de faire reculer les séparatistes, avec cette offre républicaine afin d’apporter l’égalité des chances, le soutien social, l’accompagnement économique et les outils pour lutter contre toute forme de discrimination. C’est l’objet de notre intervention, par le soutien au milieu associatif, la définition de nouvelles méthodes de travail, par de nouvelles actions, telles les cités éducatives, ou, dans quelques semaines, les cités de l’emploi, ainsi que les plans de lutte contre les discriminations, que nous développons à travers l’ANCT.

M. Charles de Courson. Pour aider les maires à contrôler l’exhaustivité de l’obligation d’instruction publique, ne faudrait-il pas passer du code INE au code INSEE ? Aujourd’hui, les maires – je l’ai été pendant trente-deux ans – n’ont pas les moyens techniques pour effectuer ce contrôle. Je l’ai vérifié auprès de dizaines d’élus.

S’agissant du contrat d’engagement républicain, on nous a expliqué qu’il y aurait un contrat type, valable pour toute association, sans variabilité des principes républicains qui doivent être respectés. Ne pensez-vous pas, comme le suggère le Conseil d’État, qu’il faudrait passer d’un contrat d’engagement républicain à un engagement de respecter tout ou partie des principes républicains ?

Par ailleurs, si l’on conserve le texte en l’état, faut-il exclure de toute possibilité de subvention publique des associations d’origine confessionnelle, qui œuvrent dans le domaine social, sportif ou de l’éducation populaire ? Si, comme le prévoit Mme Schiappa, il y a un contrat d’engagement type, dans lequel le principe de laïcité est posé, peut-on aider les Éclaireuses et éclaireurs israélites de France, les Éclaireuses et éclaireurs unionistes de France, les Scouts et guides de France, ou, dans le domaine social, le Secours catholique ou les Entraides protestantes ? Quelle est votre position ? Si l’on pousse le raisonnement à son terme, on détruira une partie du tissu associatif.

M. le président François de Rugy. Le sujet a été évoqué à de nombreuses reprises, notamment par les représentants des cultes que nous avons auditionnés, qui gèrent des associations culturelles, sportives, caritatives, notamment. La question a également été posée par les loges maçonniques.

Mme la ministre. L’interrogation est collective, d’où la nécessité de séparer les activités cultuelles des activités culturelles, et de distinguer les associations qui relèvent de la loi de 1901 de celles qui relèvent de la loi de 1905. Cette clarification des actions des associations permettra de répondre à votre question. Il n’est pas question d’arrêter de financer les activités du Secours populaire ou du Secours catholique, qui proposent des activités sportives, culturelles, fournissent de l’aide alimentaire ou sociale. Dès lors que le culte n’entre pas en ligne de compte, la situation est claire. On n’arrêtera pas de subventionner les associations dont les activités sont clarifiées.

M. Charles de Courson. Comment interprétez-vous le principe de neutralité ?

Mme la ministre. Ce n’est pas une question de neutralité dès lors que le culte n’intervient pas dans l’activité de l’association.

M. le président François de Rugy. C’est une définition, en effet.

Mme la ministre. Je ne peux pas être plus claire. Prenons une association culturelle qui propose du soutien scolaire. Si ses intervenants suivent le programme scolaire, on n’a pas de question à se poser. Mais si l’accompagnement scolaire se traduit par un exercice ou un enseignement du culte, l’association déborde dans le cultuel. Il faut donc clarifier les activités des associations. Le projet de loi y contribue, puisqu’il vise à distinguer les associations qui relèvent de la loi de 1901 de celles qui relèvent du cultuel et doivent se référer à la loi de 1905.

Les associations qui proposent des activités cultuelles ont d’ailleurs tout intérêt à sortir du régime de la loi de 1901 et à s’inscrire dans celui de la loi de 1905, qui leur offrirait de nombreux avantages, qu’il s’agisse des droits de mutation ou de la taxe foncière. En contrepartie, la condition est d’être plus transparente et de se soumettre aux contrôles comptables qui s’imposent. Là encore, il n’est pas question de revoir le financement des associations dites nationales, qui opèrent dans tout le territoire, au prétexte que leur nom aurait un rapport avec le culte.

S’agissant de l’INE et du code INSEE, je vous renvoie à ma réponse précédente. Sur ce sujet, l’intervention du ministère de la ville consiste à travailler sur la lutte contre l’évitement scolaire. Je l’ai dit, nous sommes en pleine action dans ce domaine.

Mme Annie Genevard. Madame la ministre, je voudrais vous poser trois questions.

Tout d’abord, le regroupement de populations homogènes, pour ce qui est de leur appartenance sociale, religieuse, culturelle ou de leurs origines géographiques, favorise le communautarisme, engendre le repli sur soi et peut nourrir un sentiment de rejet. Comment casser ce mécanisme si l’on ne dispose pas de données sur la nature précise de cette homogénéité ? C’est très bien de ne pas créer de nouveaux ghettos mais comment briser ceux qui existent si on n’en connaît pas la réalité, faute de statistiques ethniques ? Peut-être serait-il temps de sortir de cette position de principe et de ne plus avoir peur d’affronter la réalité ? Il faut mieux la connaître pour pouvoir agir.

Par ailleurs, certains proposent d’insérer la charte régionale du respect des valeurs de la République et du principe de laïcité dans la convention d’objectifs et de moyens signée par une association. Cela ne risquerait-il pas de dévaloriser cet engagement, en le réduisant à une simple case à cocher dans un document, sans conséquence pour les adhérents de l’association ?

Enfin, ce projet de loi n’aborde pas le problème du port du voile alors que chacun constate sa prolifération, jusque dans nos plus petites villes. Que pensez‑vous du fait que, sur certaines places publiques, quasiment aucune femme ne sort si elle n’est pas voilée ?

Mme la ministre. S’agissant du regroupement de populations et de l’absence de mixité dans les quartiers, le constat est dressé à partir de critères sociaux et non ethniques. Par expérience, je peux vous dire que cette ghettoïsation, qui existe dans certaines communes de France, est le résultat de plusieurs années d’une certaine politique. Volontairement ou non, on a organisé des quartiers dans lesquels on a concentré de la pauvreté. Les différentes vagues d’immigration n’ont fait qu’aggraver la situation. Les études ne sont pas établies à partir de critères ethniques, ce qui est heureux puisqu’ils sont interdits. En revanche, nous travaillons à partir de critères sociaux. Le ministère de la ville peut s’appuyer sur l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) pour renforcer la mixité sociale de nos quartiers en diversifiant l’offre de logements. C’est l’un des objectifs de l’Agence et nous avons pu constater, dans certaines communes, une baisse flagrante de la proportion de logements sociaux.

Concernant l’insertion de la charte dans les contrats qu’une association serait conduite à souscrire pour obtenir des subventions, rappelons qu’il ne s’agit pas de cocher une simple case. Au contraire, les associations prennent un véritable engagement. Puisque vous me demandez ce que j’en pense, sachez que cette charte est déjà intégrée dans les conventions pluriannuelles d’objectifs que nous demandons aux associations qui souhaitent des subventions, de signer. Ce n’est pas une case à cocher mais un article à part entière de la convention, qui permettra de dénoncer le contrat si les associations ne respectent pas les valeurs de la République ou le principe de laïcité. Elles prennent un véritable engagement. L’intérêt d’insérer cette disposition dans le projet de loi est que l’adhésion à cette charte ne serait plus laissée à l’appréciation d’une collectivité ou d’un ministère, mais deviendrait obligatoire.

Quant au port ostentatoire de signes religieux, je vous renvoie à la loi, rien que la loi et toute la loi : ils ne sont pas interdits dans l’espace public. Ce projet de loi vise à renforcer la neutralité des services publics, ce qui est une bonne chose pour l’exercice de leurs missions. Je n’ai pas d’autre remarque à faire.

M. Guillaume Vuilletet. Madame, votre ministère est au cœur de la problématique qui nous occupe. Bien évidemment, ce projet de loi ne suffira pas pour tout résoudre. Il suffit de se remémorer les cinq piliers de la stratégie présentée par le Président de la République aux Mureaux pour s’en convaincre. Vous avez évoqué l’action de l’ANRU, celle de l’ANCT. Vous avez expliqué comment, en luttant contre les discriminations, vous souteniez des quartiers en souffrance, qui peuvent devenir des lieux de relégation et favoriser le séparatisme. À ce propos, il est fréquent que le tissu associatif se développe d’autant plus que les services publics ont déserté. Au passage, je me demande quelles actions le Gouvernement mène pour impliquer à nouveau les services publics dans des quartiers qui ont l’impression d’en avoir été privés.

Le projet de loi prévoit des mesures pour éviter que des associations s’engagent dans un mouvement qui irait à l’encontre de la vie en société et conduirait à l’isolement. Cela arrive. La signature d’un contrat d’engagement républicain permet de clarifier l’action de ces associations. Du reste, les articles 6 et 7 du projet de loi prévoient les mesures à prendre en cas de manquement à cette charte. La réalité sera sans doute plus complexe. Il faudra prévoir un accompagnement. Vous avez d’ailleurs conçu la formation « Valeurs de la République et laïcité ». Dans ce contexte, vous vous êtes rendue dernièrement dans mon département, à Argenteuil, pour rencontrer les acteurs et les bénévoles d’une association qui avaient tous reçu cette formation. D’ailleurs, les cadres associatifs ne devraient pas être les seuls à en bénéficier. Tous ceux qui reçoivent une délégation de service public pourraient en avoir besoin et je me demande si nous ne pourrions pas prévoir une telle disposition dans la loi.

Surtout, les associations qui servent de paravent aux séparatistes ne se laisseront pas faire aussi facilement. J’ai bien compris la séparation entre le cultuel et le culturel mais la distinction est parfois subtile. Comment accompagner les associations appelées à les remplacer ? Comment accompagner la séparation des actions cultuelles et culturelles ? L’enjeu n’est pas négligeable, notamment pour ce qui concerne la gestion des ressources, en particulier celle des bénévoles. Souvent, il s’agit d’associations de très petite taille, qui devront recevoir un soutien. Comment ferez-vous pour vérifier qu’au sein de ces associations, des lieux ne sont pas interdits aux femmes ou qu’elles ne sont pas le siège secret de pratiques religieuses ?

Mme la ministre. Vous avez eu raison de rappeler le discours du Président de la République aux Mureaux car, pour lutter contre le séparatisme, il faut actionner deux leviers. Tout d’abord, il faut conforter nos principes républicains et compléter notre arsenal législatif afin de supprimer les derniers angles morts. Il faut également renforcer l’égalité des chances afin de faire reculer tout ce qui fait le lit des séparatistes, sans abandonner le discours d’inclusion de notre diversité, qui n’est pas un discours communautaire, loin de là, mais un outil pour lutter contre le séparatisme.

Vous avez rappelé la désertion, par les services publics, de certains territoires. C’est en effet le constat que nous avons dressé, il y a quelque temps, notamment lors du grand débat national. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que le Président de la République a voulu instaurer ces maisons France Services pour que les services publics reviennent en force dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Des bus France Services circulent même jusque dans les quartiers les plus enclavés.

Il est fondamental de soutenir l’action des associations de nos quartiers qui, pour la grande majorité d’entre elles, œuvre au quotidien afin de promouvoir les valeurs de la République. C’est le cas, vous l’avez rappelé, monsieur le député, de l’association La Maison pour tous, dont les acteurs ont reçu la formation « Valeurs de la République et laïcité » et qui l’ont délivrée ensuite aux bénévoles, pour qu’ils puissent lutter au mieux contre certaines idées délétères.

N’oublions pas non plus les délégués du préfet, dont le rôle est si fondamental que j’ai demandé, dès mon arrivée au ministère, que le plafond d’emplois des préfets soit maintenu. En effet, ils connaissent les citoyens, ils réalisent un véritable travail de dentelle, en recherchant les différents dispositifs existants et en les communiquant aux publics concernés. C’est ainsi que cette formation aux valeurs de la République a pu être délivrée. Ils sont nos ambassadeurs dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville pour défendre les principes républicains. Un dernier mot sur cette formation : elle est dispensée au travers de plusieurs canaux. Je vous ai parlé de l’action de mon ministère mais Jean-Michel Blanquer et Amélie de Montchalin y travaillent également de leur côté.

Je terminerai en insistant sur le rôle fondamental des femmes dans ces quartiers. Depuis mon arrivée au ministère, j’ai à cœur de rendre visible leur action trop souvent passée inaperçue, de leur rendre une place trop longtemps désertée dans certains quartiers. Nous devons les accompagner, y compris par des financements, pour les aider à mieux structurer et organiser leur action. Si elle est plus visible et plus forte, elle touchera beaucoup plus de jeunes filles et de jeunes femmes dans les quartiers.

M. Frédéric Petit. La politique de la ville est, depuis son origine, une politique transversale et une politique positive. On parle, depuis quarante ans, de brassage sociologique, de lutte contre les inégalités, de déterminisme, d’émancipation des citoyens. Je voudrais vous poser deux questions. Dès lors qu’elle est transversale, la politique de la ville est quasiment toujours cofinancée. Si vous demandez à une association de s’engager à respecter les valeurs de la République, que se passera-t-il si elle bafoue le contrat ? Le contrôle pourrait varier d’un acteur à l’autre et nous pourrions nous retrouver avec un maire qui valide une association et un préfet qui ne l’approuve pas. Comment votre ministère jouera-t-il son rôle de régulateur entre les différents financeurs ?

Par ailleurs, votre ministère mène de nombreuses actions pour lutter contre les inégalités mais elles ne trouvent pas leur traduction législative dans ce texte. Est‑il envisagé d’y remédier, dans ce texte ou dans un autre ?

M. François Pupponi. Je compléterai la question de notre collègue Charles de Courson en prenant l’exemple d’une association relevant de la loi de 1901, qui aurait notamment des activités cultuelles, et qui obtiendrait tous les ans d’une collectivité locale, une salle pour l’exercice d’un culte. C’est une pratique courante dans toutes les municipalités. Cette association demandera une subvention. Pourra‑t-on considérer qu’elle respecte le contrat d’engagement républicain, conformément à l’article 6, si, lors de l’utilisation de la salle municipale, transformée en lieu de culte, les femmes sont séparées des hommes par un drap ?

Mme la ministre. Puisque M. Pupponi m’a posé une question claire et directe, ma réponse sera claire et directe. Pour commencer, mettons-nous bien d’accord : le ministère de la ville ne finance pas d’association cultuelle. Par ailleurs, si ce genre de pratique est constaté dans une association financée par le ministère de la ville, les subventions seront coupées car l’association n’aura pas respecté les valeurs de la République, en particulier le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. La réponse est la même au niveau des collectivités locales puisque, là encore, l’engagement républicain n’aura pas été tenu. Il faut bien distinguer entre les associations cultuelles et les associations culturelles. Je vous réponds pour les activités culturelles. Si ces associations culturelles ne respectent pas leurs engagements, leurs subventions seront retirées, pour violation de l’article 3 de nos conventions, aujourd’hui, de la loi demain. Les sanctions pourront être plus sévères si les faits reprochés sont plus graves. Je ne me prononce pas pour ce qui relève de l’exercice du culte par les associations cultuelles.

Monsieur Petit, la politique de la ville est, en effet, une politique transversale et positive, c’est-à-dire une politique d’exception qui s’adresse à des territoires d’exception, dans lesquels nous avons l’ambition de porter l’égalité des chances. Sur le terrain, tout se passe très bien, en général, entre les cofinanceurs. Si l’un d’eux, l’État ou la collectivité, est amené à retirer ses subventions, l’autre le suit. Cela étant, nous avons eu connaissance de cas où l’État avait retiré ses subventions sans que la collectivité territoriale ne le suive. Le contrat d’engagement républicain permettra, dans ce type de situation, de loger tout le monde à la même enseigne, en soumettant les associations aux mêmes règles.

Quant à la lutte contre les inégalités, sa traduction est beaucoup plus financière que législative. Nous menons des actions déterminées pour intensifier l’accompagnement social, lutter contre les discriminations, renforcer l’attractivité économique de nos territoires. Le budget de la politique de la ville, que vous avez voté récemment, est supérieur de 10 % au précédent. Par ailleurs, un comité interministériel à la ville se tiendra fin janvier. Il nous permettra de revoir toutes les mesures qu’il faudra développer en faveur de l’égalité des chances.

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22.   Audition de Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, lundi 11 janvier 2021 à 15 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10116869_5ffc4b2655745.respect-des-principes-de-la-republique--mme-nadia-hai-ministre-chargee-de-la-ville--mme-elisabeth-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances.

M. le président François de Rugy. Madame la ministre, la commission spéciale a souhaité auditionner de nombreux membres du Gouvernement afin de disposer d’un éclairage plus précis sur certains points du projet de loi confortant le respect des principes de la République ou de sa future application. Votre périmètre ministériel inclut l’égalité entre les femmes et les hommes et la lutte contre les discriminations de tout type, sujets qui se trouvent au cœur tant du contexte que du texte.

Cette audition se déroulera par séquences de questions-réponses de trois minutes.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Les articles du chapitre III du titre Ier traitent du respect des principes de la République et de la dignité de la personne humaine.

S’agissant de la protection des héritiers réservataires, pensez-vous que la procédure soit suffisamment opérante ? Ne court-on pas le risque de retarder ou de bloquer les successions, et de pénaliser les femmes ?

Concernant la délivrance et le renouvellement des titres de séjour, ainsi que le versement de la pension de réversion, l’intention d’équité est louable, mais quelle protection peut-on offrir, au sein des familles polygames, aux femmes, mariées ou non, et à leurs enfants pour leur permettre d’entreprendre une démarche indépendante de demande de titres ?

Il est prévu de sanctionner les professionnels de santé qui délivrent des certificats de virginité ; les demandeurs pourraient-ils être également visés ? Des signalements auprès des ordres et du procureur de la République seraient-ils envisageables afin de faire reculer ces pratiques indignes, largement répandues dans plusieurs pays ?

Ces demandes de certificat précèdent souvent les mariages forcés. Pour lutter contre ces derniers, que pensez-vous d’organiser, à la suite de l’entretien individuel, un rendez-vous avec le couple ? Quels outils communs et bonnes pratiques devraient être développés auprès des élus pour les aider à identifier les difficultés ? Quelle protection peut-on offrir aux jeunes filles concernées et comment les orienter vers des associations agréées et habilitées ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances. Mesdames, messieurs les députés, je vous souhaite tout d’abord une très belle et heureuse année 2021, que j’espère voir placée sous le signe de l’égalité et de la justice.

Comme toutes les actions ayant pour but de lutter contre les discriminations, je ne peux que soutenir la disposition relative à la réserve héréditaire. Elle va permettre un partage équitable des successions, ou à tout le moins de réduire une inégalité liée au sexe. Les enfants déshérités par un parent pourront effectuer, sur les biens situés en France, un prélèvement compensatoire équivalent à ce qu’ils auraient reçu si la loi étrangère applicable prévoyait un mécanisme de réserve héréditaire.

Ces dispositions expriment des valeurs politiques et culturelles fortes et traduisent nos principes républicains : la liberté, puisque la réserve héréditaire protégera les enfants des pressions que les parents pourraient exercer sur eux en échange d’un héritage ; l’égalité, puisqu’elle assurera une égalité minimale au sein de la fratrie et limitera le risque de discrimination entre enfants en raison de leur sexe ou de leur filiation ; la fraternité, puisqu’elle est une expression de la solidarité familiale, qui constitue d’ailleurs l’un de ses fondements. Un prélèvement compensatoire ne pourra pas être imposé juridiquement sur des biens situés à l’étranger, mais il sera toujours possible de poursuivre sur le plan pénal un recel successoral si le défunt a soustrait une partie de ses biens pour les transférer à l’étranger.

S’agissant des pensions de réversion, nous sommes conscients de la difficulté qu’engendre l’article 15 pour les femmes, qui ne sont pas toujours informées de la situation et en sont elles-mêmes victimes. Il est prévu qu’il s’applique aux pensions de réversion liquidées à compter de la publication de la loi.

Ce même article respecte les dispositions spécifiques à Mayotte en matière de polygamie et ne remet pas en cause celles des conventions internationales qui prévoient la répartition des pensions de réversion entre plusieurs conjoints survivants. Parmi les pays signataires de telles conventions figurent l’Algérie, le Bénin, le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Mali, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Togo et, jusqu’à la convention signée avec la France en juin 2003, la Tunisie. Les dispositions de ces conventions internationales signées par la France n’ont évidemment pas vocation à être remises en cause.

À propos du certificat de virginité, j’ai conscience que l’entourage peut parfois faire pression sur les jeunes femmes pour l’obtenir, ce qui relève déjà de la contrainte. Quant à envisager une sanction, il faudrait en étudier la faisabilité avec le ministère de la justice.

Concernant le mariage, comme toutes les questions ayant trait à l’égalité entre les femmes et les hommes, sachez que je serai attentive à toutes les suggestions que vous pourriez émettre.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. À l’article 6, le contrat d’engagement républicain énumère les principes formant un cadre dans lequel les associations doivent s’inscrire, parmi lesquels figure le principe d’égalité « notamment entre les femmes et les hommes ». Doit-on se réjouir de cette précision ou regretter de devoir encore l’apporter ?

En vertu d’une logique coercitive, le non-respect de ce principe entraînerait la restitution des subventions. Concrètement, comment contrôler l’effectivité de l’égalité femmes‑hommes, qui nous est si chère, sachant que la confusion est souvent faite entre égalité et parité ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. J’espère que cette égalité est chère au cœur de tous, car c’est l’objectif du Président de la République que de faire en sorte que, dans notre pays, les femmes et les hommes soient également considérés. Nous avons certes énormément progressé ces dernières années, mais, sur le terrain, on se rend compte qu’il reste malheureusement beaucoup à faire. Les femmes sont encore victimes de nombreuses discriminations, que ce soit en matière de salaire, de violences ou du sexisme qu’elles subissent dans l’espace public.

C’est en poursuivant la transformation de notre société et en créant une véritable culture de l’égalité que nous parviendrons à faire évoluer les mentalités et à atteindre l’égalité réelle que nous appelons de nos vœux. La diffusion d’une telle culture constitue, avec la lutte contre les violences physiques et pour l’émancipation économique, l’un des trois principaux objectifs que nous nous sommes fixés en matière d’égalité entre les femmes et les hommes.

Nous avons mis en place plusieurs outils interministériels afin de nous assurer que chaque politique publique mise en œuvre prenne en compte, lorsque cela est pertinent, l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est notamment le cas du service national universel (SNU) et des quatre-vingts projets de cités éducatives, dont plus de la moitié comprend des dispositifs qui lui sont dédiés.

La culture de l’égalité doit se construire dès le plus jeune âge, tant à l’école maternelle qu’à la maison. C’est la raison pour laquelle nous avons également signé avec d’autres ministères une convention pour l’égalité entre les filles et les garçons dans les politiques éducatives. Que ce soit dans les médias, dans la justice, la santé ou le sport, je m’attache à ce que cette dimension de l’égalité soit présente en permanence : si on ne la nomme pas, elle n’existera pas, tant elle n’est pas encore entrée dans les esprits.

Pour toutes ces raisons, il est important que les associations, au moment où elles se forment comme dans toutes leurs activités, promeuvent cette égalité entre les femmes et les hommes. Il ne me semble tout simplement pas possible que celles qui estiment que la femme n’est pas l’égale de l’homme reçoivent une subvention.

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. Je travaille avec Éric Poulliat sur le sujet du sport. Compte tenu de la nécessité de développer l’éthique dans le milieu sportif, l’article 25 prévoit que les associations sportives agréées signeront un contrat d’engagement républicain et que les fédérations sportives engageront un travail sur le même thème. Que conseilleriez-vous d’inscrire dans ce contrat pour aider le monde du sport à progresser en matière de respect des principes de la République et de protection des mineurs, également visée à l’article 25 ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Effectivement, cet article institue un régime de contrôle avec une obligation, pour les fédérations agréées et délégataires, de souscrire un contrat d’engagement républicain se référant aux principes de liberté, d’égalité entre les femmes et les hommes, de fraternité, de dignité de la personne et de sauvegarde de l’ordre public. Il me paraît sain de veiller ainsi au respect des valeurs de notre République et de vérifier l’absence de dérive : on ne saurait accepter qu’une association ou une fédération sportive puisse bénéficier d’argent public alors même que son activité ou ses projets sont contraires aux principes de notre République, et notamment au principe d’égalité entre les femmes et les hommes.

Il s’agit de lutter contre l’existence de structures sportives qui, au nom d’une certaine idéologie, n’acceptent pas la présence des femmes en leur sein ou, parfois, la stigmatisent. Le sport joue un rôle tout à fait fédérateur et promeut des valeurs de solidarité, d’acceptation et de respect de l’autre ; il n’y a donc aucune raison pour que cette culture de l’égalité n’y soit pas véritablement prise en considération.

Extrêmement sensible à ces questions, je suis heureuse qu’elles figurent dans le projet de loi. L’objectif du dispositif est d’empêcher que les femmes renoncent à pratiquer le sport qu’elles aiment en club faute de s’y sentir à l’aise, comme certaines me l’ont confié. Les femmes comme les hommes, les jeunes filles comme les jeunes hommes doivent pouvoir accéder au sport en toute sécurité et en toute égalité.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Tout acte, toute agression, verbale et parfois physique, est un coup de canif porté à notre pacte républicain et crée un terreau fertile sur lequel fleurit le séparatisme. La lutte contre la haine en ligne, au cœur du plan national de lutte contre le racisme et contre l’antisémitisme présenté par le Premier ministre, entend, à travers des mesures de régulation des réseaux sociaux, améliorer la modération de ces derniers. Les torrents de haine dont ont récemment été victimes April Benayoum et la jeune mannequin Christelle Yambayisa démontrent l’urgence d’agir à l’encontre de sites qui n’ont d’autre but que de véhiculer la haine la plus crasse visant toute personne en raison de sa couleur de peau, de son origine, de sa religion ou de son orientation sexuelle – nous connaissons désormais tous le site Démocratie participative.

La délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), placée sous votre autorité, a engagé nombre de procédures à l’encontre de ce site miroir, qui réapparaît régulièrement alors même qu’il a été bloqué à plusieurs reprises. Afin que nous puissions mesurer l’opportunité des dispositions de l’article 19, pourriez-vous nous préciser combien d’actions ont été engagées et combien de fois ce même site a été bloqué ?

Les actes et propos racistes sont encore plus violents lorsqu’ils sont le fait de personnes assurant une mission de service public, qui sont censées incarner l’État et se comporter en hussards de notre République en portant ses valeurs. Êtes-vous favorable à la création dans notre droit d’une circonstance aggravante lorsque des injures à caractère haineux sont proférées par des personnes dans l’exercice de leur mission de service public ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Je sais combien ces questions sont chères à votre cœur. Il importe de les traiter de manière très volontariste.

Dans notre pays des droits de l’homme, les propos haineux, sous quelque forme qu’ils soient proférés, sont simplement intolérables. Les personnes exerçant une mission de service public doivent donner l’exemple ; elles doivent constituer un repère de ce qui peut se faire et de ce qui ne peut pas se faire. Nos agents publics sont les garants de l’application de nos principes républicains, il n’est donc pas acceptable qu’ils puissent commettre des actes racistes dans l’exercice de leurs fonctions. Cela va à l’encontre de toutes les règles.

Le code pénal prévoit une incrimination spécifique pour les actes discriminatoires lorsqu’ils sont commis par des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions. Évidemment, je suis, par principe, favorable à en faire une circonstance aggravante et disposée à travailler avec vous, en lien avec la Chancellerie, pour étudier la faisabilité de son introduction dans le code pénal.

Grâce au travail remarquable de la DILCRAH, d’autant plus dans un contexte de crise de nature à exacerber les tensions, le site Démocratie participative a été bloqué à neuf reprises sur décision de justice. Le 3 décembre dernier, la fermeture du site a été ordonnée en raison de deux publications consécutives à l’attentat qui, au Niger, avait coûté la vie à huit personnes, dont six travailleurs humanitaires français, le 9 août 2020. Le tribunal judiciaire de Paris a fait valoir que la menace que faisaient peser sur l’ordre public ces publications qui, en des termes très violents, exhortaient à la haine, en valorisant par les mots et par les images un passage à l’acte terroriste, n’était tout simplement pas acceptable.

Les sites miroirs, la communication de la haine, du racisme, de l’antisémitisme, des LGBT-phobies et de toutes les discriminations, qui deviennent communes à la faveur de l’anonymat que procure internet, doivent absolument cesser. Je me réjouis que nous nous saisissions de ces problèmes à bras-le-corps, avec la procédure prévue dans le projet de loi pour lutter contre ces phénomènes.

M. Pierre-Yves Bournazel. Partout dans la société, sur les réseaux sociaux, dans les entreprises, les associations, les services publics, les écoles, la formation au principe de laïcité et à la lutte contre les discriminations est un projet essentiel pour que nous fassions société, que nous fassions nation, et que les principes de la République résistent aux outrances et aux attaques politiques et religieuses radicalisées, aux extrémismes de toute obédience.

La formation à la laïcité doit permettre à chacun de comprendre qu’elle est un principe de liberté – liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, d’évoluer de l’athéisme ou de l’agnosticisme à une croyance – et un principe de protection de cette liberté. La formation à la lutte contre les discriminations doit viser autant le racisme, que l’antisémitisme et la LGBT‑phobie, la haine de l’autre en général. Comment mettre en place ces formations, notamment à destination des encadrants qui forment régulièrement nos jeunes et nos moins jeunes dans tous les pans de la société ?

Quelles actions comptez-vous amplifier pour compléter notre législation et accompagner des politiques publiques extrêmement énergiques ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. On ne naît pas haineux, on le devient au contact de son entourage, à la maison, à l’école ou dans l’espace public. Il est essentiel de nous assurer que, dès le plus jeune âge, nos enfants apprennent que la différence peut être belle, qu’elle peut enrichir et qu’il n’y a pas de place, dans notre pays, pour le racisme, l’antisémitisme ou les LGBT-phobies. Il y a, en revanche, de la place pour l’égalité, la considération et le respect des autres.

L’école est le lieu par excellence du partage de ces valeurs. Beaucoup d’associations témoignent de l’accueil tout à fait positif qu’elles reçoivent dans les écoles lorsqu’elles s’y déplacent. Elles se réjouissent des questions tout à fait inclusives que la jeunesse leur pose. Il y a quelques mois, une étude a montré que les deux sujets dont celle-ci veut aujourd’hui s’emparer sont l’environnement et les inégalités – c’est le signe qu’elle est parfaitement au fait des discriminations. Quand les jeunes n’en sont pas eux-mêmes victimes, leurs camarades le sont : ils sont tout à fait conscients que cela n’est pas normal.

La DILCRAH est déjà très fortement engagée dans le domaine de la formation des jeunes et des moins jeunes au sein des établissements, publics et privés. En outre, de nombreuses associations luttent aujourd’hui contre le racisme. SOS Racisme, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), notamment, interviennent régulièrement au sein des établissements scolaires afin d’échanger avec notre jeunesse sur la laïcité et le respect de l’autre. Il faut les renforcer. Je sais que Jean‑Michel Blanquer est très sensible à cette question, et que c’est au sein des écoles, et dès le plus jeune âge, que nous pourrons la faire progresser.

Dès mon arrivée au ministère, j’ai rencontré toutes les associations de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les formes de discrimination. J’ai également travaillé avec les entreprises sur les discriminations, à l’embauche ou dans le déroulement des carrières, qui peuvent exister en leur sein et dont certaines sont conscientes. Quant à nous, nous devons nous montrer tout à fait exemplaires. Nous allons donc faire en sorte de soumettre les entreprises et établissements, du public comme du privé, à des obligations de formation afin que tout le monde sache ce qu’il est permis de faire et ce qu’il n’est pas permis de faire. Il nous faut lutter contre ces biais, parfois complètement inconscients, et contre ces préjugés mortifères pour notre société : ils blessent notre vivre ensemble et touchent à la dignité des individus.

La formation et la sensibilisation, dans le public et dans le privé, dès le plus jeune âge et tout au long de la vie, sont donc absolument essentielles.

M. Charles de Courson. Êtes-vous favorable à ce que ceux qui demandent à une jeune femme de produire un certificat de virginité soient sanctionnés, et pas seulement ceux qui le délivrent ? L’état du droit le permet-il actuellement ? Des médecins qui délivreraient des certificats de virginité pour protéger les femmes concernées seront-ils sanctionnés ?

Du fait de son alinéa 2, l’article 15 est largement vidé de tout contenu puisqu’il ne s’appliquerait que « sous réserve des engagements internationaux de la France ». Or treize ou quatorze conventions internationales concernent des États dans lesquels la polygamie est légale et qui prévoient des règles différentes. La sagesse ne commanderait-elle pas qu’une disposition législative interdise au Gouvernement de signer des conventions ne respectant pas le principe selon lequel on ne peut avoir qu’une seule épouse à la fois ? À défaut d’une telle disposition législative, vous engagez-vous, et si oui dans quel délai, à dénoncer toutes ces conventions ou leur partie concernant les pensions de réversion pour les polygames ?

J’ai été étonné d’entendre une de vos collègues prétendre que la polyandrie n’existait pas dans le monde. Hélas si ! Au Népal par exemple, elle a été interdite en 1981, et à Mayotte en 2010, mais les unions précédentes perdurent. Pourquoi n’avez-vous pas prévu une disposition-balai dans l’article 14 ?

Ne pensez-vous pas que l’article 13 est quasiment inapplicable ? Les conflits de juridiction entre le droit français et celui de l’autre pays concerné seront souvent insolubles, comme nous l’ont dit les représentants du notariat – je pourrais citer quantité de cas. Et, entre nous, il suffit de délocaliser ses biens pour contourner cet article.

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Défendre l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est défendre l’égalité autant pour les hommes que pour les femmes. Il me semble important de considérer toutes les situations d’inégalité de la même façon. Il est vrai que la question de la polyandrie n’a pas été traitée. Peut-être est-ce parce que le nombre de cas est infime, mais il faut le faire, parce qu’il faut toujours aller dans le sens de l’égalité. Nous pourrons peut-être discuter ensemble d’un amendement.

Les jeunes femmes qui demandent un certificat de virginité le font généralement sous la pression de leur famille ou de leur future belle-famille, guidées par des croyances patriarcales bien ancrées. L’inconvénient d’une incrimination spécifique pour les demandeurs réside principalement dans le fait qu’elle ciblerait ces jeunes femmes, qui pourraient se trouver dans une situation extrêmement difficile si elles ne produisaient pas de certificat. Bref, la pénalisation pèserait sur les personnes qu’on cherche à protéger. C’est la raison pour laquelle nous avons écarté cette solution du projet de loi.

Merci, à ce propos, d’avoir posé la question sur le signalement systématique. Les médecins sont directement concernés par cette affaire, leur responsabilité est engagée. De la même manière que nous devons nous assurer que les jeunes femmes ne seront pas des victimes collatérales, nous devons analyser la responsabilité des médecins.

S’agissant de la réserve héréditaire, les jeunes filles doivent avoir les mêmes droits que les jeunes hommes. Le projet de loi doit empêcher les inégalités qui sont advenues par le passé et qui ne sont plus acceptables dans notre pays. Nous devons protéger les jeunes filles sur notre territoire, et leur part de réserve héréditaire doit leur revenir.

Lorsque vous avez parlé d’avoir « une seule épouse à la fois », j’ai souri jaune, car on sait bien les injustices que peuvent recéler ces situations. Même s’il y a heureusement peu de cas dans notre pays, il faut faire en sorte qu’ils disparaissent, tout en s’assurant qu’il n’y aura pas de conflit avec les conventions internationales en vigueur, car cela serait contreproductif. Nous devons travailler sur ces sujets éminemment importants, car, même si ces situations sont peu fréquentes, elles peuvent être dramatiques.

Mme Caroline Abadie. Le Président de la République, dans un discours aux Mureaux, a dressé un état des lieux du terrorisme, de l’islamisme radical et des inégalités sociales encore persistantes dans notre pays, dont se nourrissent justement les extrémismes. Le projet de loi fournit un arsenal législatif complet pour lutter contre le séparatisme, islamiste ou autre. Certains ont regretté de ne pas y trouver de mesure claire pour lutter contre les inégalités sociales. Quelles sont les actions de votre ministère en la matière ? La mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme, dont je suis la rapporteure, a souvent entendu saluer le dédoublement des classes de CP et de CE1, pour ne citer que cette mesure emblématique du quinquennat, mais bien d’autres choses ont été faites, même si le Président de la République reconnaît lui-même qu’il reste du chemin. C’est un sujet auquel le groupe de La République en marche est très attaché. Pour votre part, aurez-vous besoin d’un véhicule législatif particulier pour prendre certaines mesures, et si oui, quand ?

L’aspect répressif de ce projet de loi n’a échappé à personne, avec, par exemple, le non-renouvellement des titres de séjour en cas de non-respect des lois de notre République. Que fait votre ministère pour les femmes victimes de violences physiques ou psychologiques visées par le chapitre sur la dignité humaine ? Certaines mesures dites répressives du texte peuvent d’ailleurs être envisagées comme sauvegardant les libertés et promouvant l’égalité des chances. Les dispositions visant à éviter la déscolarisation des jeunes filles en sont l’exemple le plus frappant.

Lors de votre venue devant la mission d’information, madame la ministre, nous avions parlé des discriminations volontaires et involontaires. J’ai relevé depuis, dans le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et dans des auditions d’associations, que certaines communes font parfois, volontairement ou non, de l’obstruction à l’inscription à l’école : leurs demandes de justificatifs deviennent vite insurmontables pour certaines familles roms ou migrantes. Nous avons encore un taux alarmant de déscolarisation des enfants vivant dans des squats : 80 %. Que pensez-vous de l’idée d’imposer aux communes des formalités harmonisées, avec un nombre limité de pièces justificatives ? Cela aurait toute sa place dans ce texte.

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Merci du travail essentiel que vous accomplissez avec la mission d’information sur le racisme. Ce sera une aide précieuse pour notre action en matière de discriminations.

Je considère que réaffirmer les principes républicains est un levier de lutte contre les discriminations, pour plusieurs raisons. Le principe de non-discrimination est, par essence, rattaché au respect de la dignité humaine. Lutter contre les discriminations, c’est aussi lutter contre les atteintes à la dignité de la personne. Je n’y vois qu’une approche universaliste, républicaine et respectueuse de nos droits et de nos libertés fondamentales. Lutter, par exemple, contre la discrimination en raison des convictions religieuses, c’est aussi réaffirmer la liberté de conscience. Je pense donc qu’il n’y a aucune opposition entre les deux, mais de la complémentarité, qui sera un formidable levier pour améliorer l’égalité dans notre pays et nous permettre de bien vivre ensemble.

S’agissant de l’école, je rappelle que l’instruction dès 3 ans est, dans notre pays, une obligation républicaine. L’éducation est un droit pour les enfants. Laisser un enfant sans savoir pour des raisons administratives serait terrible. Dans ces cas précis, il incombe aux maires de trouver des solutions. C’est ce qu’ils font dans la plupart des cas : avec un peu de bon sens, on y arrive. Et refuser une scolarisation au motif de l’origine de l’enfant ou de son lieu de résidence expose la municipalité à des poursuites pour discrimination. L’Association des maires de France travaille à ces questions et apporte déjà des solutions. La concertation est toujours un bon moyen d’avancer, et le refus délibéré n’est certainement pas acceptable.

L’égalité des chances est un sujet éminemment important, surtout dans des périodes aussi troublées que celle que nous vivons, et nous y travaillons avec l’ensemble de mes collègues du Gouvernement, à commencer par Jean-Michel Blanquer et Élisabeth Borne. Plusieurs mesures ont été annoncées par le Président de la République, qu’il est nécessaire d’enrichir encore. Mais qu’il faille un projet de loi spécifique d’ici au terme du mandat reste à déterminer. La loi ne fait pas tout, la bonne volonté fait beaucoup. Si nous faisions déjà appliquer parfaitement les nombreuses dispositions existantes, nous ferions beaucoup pour l’égalité des chances dans notre pays.

Mme Perrine Goulet. J’ai été heureuse de vous entendre défendre l’égalité autant pour les hommes que pour les femmes. Dans le cas de certaines pratiques traditionnelles, religieuses ou sociétales, on se rend compte que notre pays n’est pas tant que cela celui des droits de l’homme et de l’égalité entre les citoyens.

Pour mon groupe Mouvement démocrate et démocrates apparentés, je suis chargée des articles 13 à 17 relatifs à la dignité humaine. S’agissant des tests de virginité, il serait intéressant d’essayer de trouver un levier pour atteindre l’entourage, qui fait souvent pression sur la jeune fille. Celle-ci n’est d’ailleurs pas toujours envoyée chez le médecin : on sait que le test peut être fait au cours de cérémonies traditionnelles, avec les anciennes de la communauté. Seriez-vous favorable à la pénalisation de ceux qui pratiquent eux-mêmes ces tests de virginité ?

Certains mariages forcés ont pour but d’obtenir la nationalité française. Accepteriez‑vous de durcir la procédure d’octroi de la nationalité par mariage pour l’aligner sur celle de la naturalisation, qui impose aux personnes concernées de démontrer leur assimilation à la communauté française et leur insertion ? Le maire de Bron nous a parlé de réunions de préparation au mariage avec l’ensemble des mariés, qui permettent de détecter certaines choses, et d’une charte de bon déroulement du mariage laïc. Qu’en pensez-vous ?

Concernant la polygamie, d’après l’étude d’impact, certains pays européens, comme la Suède, valident dans leur état civil les unions polygames conclues à l’étranger. Par le biais de la libre circulation européenne, la France peut donc voir arriver des foyers polygames de nationalité européenne. L’article 14 du projet de loi modifie l’article L. 511-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui liste les étrangers qui ne peuvent pas faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Les ressortissants européens figurent sur cette liste. Seriez-vous d’accord pour les en retirer ? Par ailleurs, l’OQTF s’appliquera-t-elle à tout le monde ou seulement au mari ? Et si les femmes sont autorisées à rester, qu’en sera-t-il de la garde des enfants ? C’est une question fondamentale.

S’agissant des pensions de réversion, le projet de loi propose qu’elles ne soient octroyées qu’à un seul conjoint survivant, mais sous réserve des engagements internationaux de la France. Ceux-ci, ainsi que M. de Courson l’a dit, sont nombreux, ce qui limite fortement la disposition. Est-il envisageable de supprimer cette réserve ? Une remise en cause de ces accords bilatéraux est-elle prévue ?

Par ailleurs, les dispositions concernant la réserve héréditaire ne pourront jouer que si la loi étrangère ne connaît aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants. Ne serait-il pas plus efficace, pour qu’elles soient plus largement appliquées, d’enlever cette clause et de permettre à tout moment à quelqu’un qui est lésé par une succession de demander réparation en France ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Difficile de répondre à toutes ces questions en trois minutes. Je vous propose d’approfondir cela par la suite.

Les tests de virginité, quelle que soit la manière dont ils sont pratiqués, sont ce qu’il y a de plus humiliant pour une femme et ne servent à rien. Mais il est parfois difficile de lutter contre les us et coutumes. Je me suis déjà exprimée sur la sanction de l’entourage : je crois qu’il ne faut pas d’incrimination pour l’instant, parce que ce serait dangereux pour les jeunes femmes concernées. Nous sommes au début d’un processus, et je crois beaucoup à l’éducation, à la formation, à la sensibilisation. Je veux croire que le premier pas qu’opère ce texte avec la pénalisation des professionnels de santé va faire réfléchir beaucoup de gens, et nous donnera le temps de faire progresser la sensibilisation, d’expliquer pourquoi cela ne sert à rien. Peut-être faudra-t-il aller plus loin ensuite, afin de protéger les victimes de ces tests, mais, pour l’instant, je pense que c’est prématuré.

S’agissant des pensions de réversion, nous sommes bien conscients des difficultés que peut poser l’article 15, ne serait-ce que parce que les femmes ne sont pas toujours informées du fait qu’elles sont lésées. L’article doit s’appliquer aux pensions liquidées à partir de la publication de la loi, et respectera les dispositions spécifiques à Mayotte en matière de polygamie ainsi que les conventions internationales signées par la France. Il faut échanger avec les pays concernés, mais il n’y aura pas de dénonciation des accords signés, dont les dispositions n’ont pas vocation à être remises en question.

Les dispositions concernant la réserve héréditaire sont un outil de lutte contre les discriminations, que je ne peux évidemment que soutenir. Ainsi les enfants déshérités par un parent pourront-ils faire effectuer sur les biens situés en France un prélèvement compensatoire équivalent à ce qu’ils auraient pu percevoir si la loi étrangère applicable disposait d’un mécanisme de réserve héréditaire. Il me semble évident qu’il faut donner une suite favorable à cet article, toujours pour protéger nos valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité.

M. Boris Vallaud. Pourquoi ne pas avoir élargi le contrat d’engagement à d’autres personnes morales, comme les fondations, fonds de dotation, sociétés civiles, sociétés commerciales qui peuvent recevoir des aides publiques ? Et pourquoi n’y a-t-il rien dans cette loi, même si vous expliquez que tout ne se fait pas par le législatif, sur la lutte contre les discriminations ou sur la mixité sociale dans l’habitat et dans l’éducation, alors que des expérimentations avaient été engagées en la matière fin 2015 et début 2016 ?

Sur la réserve générale de polygamie, je n’ai pas bien compris s’il y aurait ou non renégociation des conventions internationales de sécurité sociale. Au final, combien de personnes l’article 15 concernera-t-il ?

Ne craignez-vous pas que l’interdiction des certificats de virginité conduise un certain nombre de jeunes filles à des examens extra-médicaux sauvages, susceptibles d’atteindre leur santé ? Comment les en prémunir ?

Enfin, voici ce qu’on lit à la page 136 de l’étude d’impact, à propos des successions testamentaires régies par une loi étrangère : « Si les raisons du choix n’apparaissent pas clairement dans le testament qui institue légataire universel le fils en déshéritant la fille, devrait présumer que le testateur de religion musulmane opère une discrimination là où le testateur américain ne ferait qu’exprimer sa liberté testamentaire. » J’aimerais m’assurer qu’il n’y a pas là, outre une faute de grammaire, une faute politique.

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Aucune renégociation des conventions internationales n’est prévue, il faut que ce soit très clair. Par ailleurs, je vous accorde que cette loi, qui peut paraître répressive, doit absolument avoir un volet social très important. Nous n’avions d’ailleurs pas attendu, et travaillons déjà depuis plusieurs années sur de nombreux sujets.

Ainsi, 100 000 missions de service civique supplémentaires vont être proposées, et la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal a prévu 300 000 nouvelles offres de formation pour les néo-bacheliers et les jeunes qui poursuivent leurs études. Des réflexions sont en cours avec son ministère pour promouvoir la diversité sociale et territoriale dans les grandes écoles et les universités. Par ailleurs, l’emploi est un vecteur très important dans l’égalité des chances. Des aides exceptionnelles ont été proposées aux entreprises et 490 000 jeunes en apprentissage avaient été recrutés fin 2019. C’est un niveau historique, qu’il faut maintenir. Sans compter les campus d’excellence ou les cordées de la réussite, le mentorat, destiné à aider les jeunes issus des quartiers défavorisés à acquérir les codes, le langage nécessaires pour pouvoir pénétrer le monde de l’emploi, ou encore les internats d’excellence, dont un par département devrait être installé d’ici à la fin 2022.

Toutes ces mesures doivent donner davantage de chances à ceux qui en ont peu aujourd’hui. Dans la fonction publique, car l’État se doit d’être exemplaire sur ces sujets, Amélie de Montchalin a annoncé l’ouverture, dès 2021, de voies d’accès spécifiques et sélectives pour les candidats de condition modeste à l’entrée dans les écoles de service public comme l’École nationale d’administration ou l’École nationale de la magistrature. Dans le privé, le dispositif des emplois francs permet de lutter contre les discriminations à l’embauche qui minent certains quartiers.

Mais on ne parle souvent que des difficultés, d’un point de vue victimaire. Je veux dire qu’il y a de très belles choses, de très beaux talents qui émergent dans ces quartiers. Je crois beaucoup au rôle de modèle et à la représentativité positive de cette jeunesse, qu’il faut mettre en avant.

Enfin, nous sommes en train de travailler sur trois sujets importants. D’abord, toutes les personnes qui sont l’objet d’une discrimination, en raison de leur handicap, de leur lieu d’habitation, de leur couleur de peau ou de quoi que ce soit d’autre, doivent pouvoir s’exprimer sur une plateforme dédiée et être entendues. Tous les citoyens français pourront aussi s’exprimer sur cette question et comprendre non seulement ce que subissent les personnes discriminées, mais aussi pourquoi il est important de s’emparer du sujet. Et puis nous allons instaurer un index de la diversité afin de permettre aux entreprises d’évaluer leur situation en la matière et de nous rendre compte des actions qui doivent être menées pour donner davantage de place à ceux qui aujourd’hui n’en ont pas beaucoup. Toutes ces mesures montrent à quel point nous sommes engagés sur cette fameuse jambe gauche de notre action.

Quant aux questions techniques que vous avez posées, monsieur Vallaud, je propose que les membres de mon équipe vous contactent ultérieurement pour y répondre de façon satisfaisante. Mais pour ce qui est des contrats d’engagement, je tiens à dire que je crois dans le travail des associations, de l’État et des entreprises : c’est ce triptyque qui fera que ces contrats fonctionneront. Quant à l’interdiction du certificat de virginité qui pourrait conduire de jeunes personnes à le demander ailleurs, encore une fois, je crois énormément à la sensibilisation du cercle familial sur le sujet de l’atteinte à la dignité humaine : l’apprentissage sera toujours plus efficace que la sanction.

M. le président François de Rugy. C’était le mot de conclusion. Merci pour toutes ces réponses, qui éclairent non seulement le texte mais son contexte.

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23.   Audition de M. Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, lundi 11 janvier 2021 à 17 heures 20

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10117746_5ffc77897374b.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-ministres-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics.

M. le président François de Rugy. Mes chers collègues, si le projet de loi que nous étudions peut sembler éloigné du domaine des comptes publics, il a en fait des implications directes pour l’administration du budget. Plusieurs articles prévoient le renforcement de contrôles exercés par le ministère chargé des comptes publics, notamment sur le financement des associations cultuelles et les financements étrangers.

C’est pourquoi nous avons convié le ministre délégué en charge des comptes publics à participer à une séance au format inhabituel, consistant en une série de questions et de réponses de trois minutes chacune.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Monsieur le ministre délégué, le projet de loi instaure l’obligation d’une déclaration préalable du caractère cultuel des associations qui se constituent sur le fondement de la loi de 1905. À l’heure actuelle, ces associations doivent demander un rescrit fiscal pour bénéficier des avantages liés au statut cultuel. Le nouveau dispositif est-il de nature à sécuriser les droits des associations cultuelles et l’appréciation de leur statut par l’administration fiscale ?

Plusieurs cultes souhaitent que les exonérations fiscales au bénéfice de ces associations soient portées de 66 % à 75 %. Quelle est votre appréciation à ce sujet ?

S’agissant des financements étrangers, pensez-vous utile d’étendre le contrôle des relations entre les cultes et les États étrangers en interdisant la cession de lieux de culte à des États ou des personnes morales ou physiques étrangères ?

M. Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics. L’objectif de la déclaration préalable du caractère cultuel est de mieux encadrer les associations dont le statut est mixte, entre loi 1901 et loi 1905. Cette procédure permettra de mieux apprécier le statut de l’association, mais il ne s’agit pas d’un contrôle a priori : nous sommes dans le domaine du droit déclaratif. En cas de contrôles a posteriori, la situation sera plus claire pour l’application du droit.

Le taux de droit commun des réductions d’impôts liées aux dons aux associations est de 66 %, et un taux renforcé s’applique à quelques exceptions. La position du ministère des comptes publics n’est pas déterminée par l’objet cultuel, sportif ou culturel des associations, mais concerne les dépenses fiscales de manière générale. À de rares exceptions près, notamment les déductions « Coluche », dont le plafond a été relevé dans la dernière loi de finances, nous sommes défavorables à la création de nouvelles dépenses fiscales, quel qu’en soit l’objet.

Nous n’avons pas étudié, à ce stade, la question de la cession de bâtiments appartenant à des associations – notamment cultuelles – au profit de personnes morales ou privées étrangères. Nous l’expertiserons d’ici l’examen du texte en séance publique pour déterminer s’il existe des enjeux particuliers – je sais que des élus locaux peuvent être opposés à de telles cessions.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. Les associations sont préoccupées par les articles 10, 11 et 12 du projet. Comme l’a indiqué le Haut Conseil à la vie associative dans l’avis rendu sur ce projet de loi, elles ne comprennent pas bien la relation entre ces dispositions et la lutte contre le séparatisme. Dans quelle mesure le renforcement des contrôles, notamment sur les fonds de dotation et les appels à la générosité du public, conforte-t-il le respect des principes républicains ?

Pourriez-vous préciser si les mesures portant sur les agréments, les fonds de dotation ou le mécénat s’appliqueront de la même façon aux associations loi 1901, loi 1905 et loi 1907 ?

Il semble que la sanction de l’obligation de déclarer le montant global des dons donnant lieu à réductions d’impôt, créée par l’article 11, ne soit pas clairement identifiée. Pourriez-vous la préciser ?

M. le ministre. Les articles 10, 11 et 12 seront appliqués avec prudence, l’objectif n’est pas d’en faire une application au bulldozer.

L’immense majorité des associations ont une activité conforme à leurs statuts et aux principes de la République. Néanmoins, certaines d’entre elles peuvent être utilisées comme des outils de financement d’entreprises terroristes, d’apologie du terrorisme ou de lutte contre les principes de la République. L’application de ces articles dépassera certainement le cadre de la lutte contre le séparatisme, mais lorsqu’une association est utilisée pour mener des opérations de blanchiment ou de recel, même sans lien avec une entreprise séparatiste, c’est une violation des principes de la République. L’utilisation de l’avantage fiscal procuré par le don à ces associations pour financer des activités qui, sans être séparatistes, peuvent être illicites, est contraire aux principes républicains.

Ces dispositions s’appliqueront selon exactement les mêmes modalités pour les associations loi 1901, loi 1905 et loi 1907.

S’agissant des reçus fiscaux et des dons, les associations décident elles‑mêmes si elles relèvent des dispositions législatives qui ouvrent le droit à la déduction fiscale. Le seul moment où nous connaissons la réalité de leur activité, en ce qui concerne cette déduction, c’est lorsqu’elles demandent un rescrit. Nous recevons 6 700 demandes de rescrit par an : c’est beaucoup en valeur absolue, mais très peu au regard du nombre d’associations.

Le contrôle ne peut se faire qu’a posteriori et il est encadré, car la loi ne permet que de vérifier si le nombre de reçus fiscaux délivrés et leur montant cumulé correspondent au montant des dons déclarés. Nous ne pouvons pas nous intéresser au respect des statuts et à l’objet de l’association, ni contrôler le respect des trois critères qui fondent la déduction : une gestion désintéressée, un cercle étendu de bénéficiaires et une activité non lucrative.

Nous souhaitons que les associations soient tenues de déclarer le nombre des reçus qu’elles ont délivrés et leur montant total, et qu’elles le fassent apparaître dans leurs comptes. Nous ne demandons pas aux associations de déclarer le nom des donateurs, qui peuvent avoir envie de rester discrets – c’est légitime. Nous pourrons aussi vérifier que l’activité de l’association est conforme aux trois critères de déductibilité et à son objet social. Dans des cas extrêmement rares, cette disposition permettra de mener des contrôles.

Actuellement, l’administration peut suspendre les avantages fiscaux lorsqu’une association, en tant que personne morale, est condamnée pour abus de confiance ou escroquerie. Nous proposons d’ajouter à cette liste les condamnations pour terrorisme, recel, blanchiment, ainsi que les condamnations pour les deux délits créés dans ce projet de loi : mise en danger de la vie d’autrui ou menaces et pressions sur les agents publics.

Le montant de la sanction en cas de non-respect de l’obligation de déclaration est très bas. Nous pourrons en discuter. L’enjeu est de fixer un montant proportionné à la vie de l’association. Il ne faudrait pas qu’une association tout à fait désintéressée qui aurait oublié de faire une déclaration se trouve condamnée à une amende extrêmement forte et pénalisante. Nous devons trouver l’équilibre pour que la sanction soit dissuasive tout en restant proportionnée.

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. Des associations philosophiques ou cultuelles nous ont déclaré ne pas voir l’intérêt de la disposition relative aux immeubles de rapport bien que, pour ma part, j’y voie un intérêt certain. Pensez-vous qu’il faut plafonner l’avantage accordé, s’agissant des immeubles de rapport, pour éviter que les associations cultuelles ne se transforment en promoteurs ? Faut-il également compléter cette disposition pour y intégrer les baux emphytéotiques administratifs et leur cession ou leur prolongement ?

L’article 35 du projet de loi instaure un droit d’opposition de l’administration aux financements étrangers, mais limite son champ d’application aux seules associations loi 1905. Or le séparatisme peut également être encouragé par des associations culturelles ou sportives, ou d’autres associations loi 1907 ou loi 1901. Pensez-vous qu’il serait judicieux d’élargir le droit d’opposition aux financements étrangers à toutes les associations ? Le cas échéant, quels moyens nouveaux seraient attribués à Tracfin pour procéder à ces contrôles ? Car il ne suffit pas de créer des procédures, il faut y consacrer des moyens.

M. le ministre. Notre choix est d’imposer les cessions des immeubles de rapport en appliquant les règles classiques pour les revenus immobiliers des associations. Cette imposition à un taux forfaitaire s’appliquera aux personnes morales constituées sous forme d’association, quelle que soit la loi auxquels leurs statuts sont rattachés. Nous avons préféré cette solution à un plafonnement.

Nous n’avons pas inclus les baux emphytéotiques dans le projet de loi, mais nous sommes prêts à le faire car il pourrait être utile d’instaurer un parallélisme des formes avec les cessions classiques.

Nous avons choisi de faire porter l’obligation de déclarer les financements étrangers sur les associations cultuelles pour deux motifs.

Dans l’immense majorité des cas que nous avons identifiés, notamment grâce au travail de Tracfin, les financements étrangers répondant à des visées séparatistes sont dirigés vers des associations cultuelles. Cela n’enlève rien à la nécessité d’être attentif à l’utilisation des ressources – d’origine étrangère ou pas – d’autres types d’associations.

Par ailleurs, nous ne souhaitons pas emboliser le système. Il faut en effet des moyens pour effectuer ces contrôles. Les moyens de Tracfin sont renforcés depuis plusieurs années : la loi de finances pour 2021 prévoit une hausse de ses effectifs de cinq équivalents temps plein et il y a aussi un investissement important dans l’intelligence artificielle et le traitement des données, pour permettre à Tracfin d’être efficace. Le nombre d’assujettis et de déclarations de soupçons remontant à Tracfin augmente de manière importante chaque année. Le traitement de ces informations dépend presque autant de l’expertise humaine que de la technologie permettant de les trier et de les recouper.

La même raison nous a amenés à faire porter l’obligation de déclaration sur les dons supérieurs à 10 000 euros. Sur les douze derniers mois, s’agissant des financements étrangers de projets cultuels, le don unitaire le plus bas que nous avons repéré s’élève à 75 000 euros. La moyenne de ces dons est de 700 000 euros, car il s’agit principalement de financements pour la construction de bâtiments. C’est par souci d’efficacité que nous proposons de fixer le seuil de déclenchement de l’obligation de déclaration à 10 000 euros.

M. Charles de Courson. Le quatrième alinéa de l’article 10 prévoit : « L’administration contrôle sur place, en suivant les règles prévues au présent livre, la régularité de la délivrance des reçus [...]. » Qu’entendez-vous par contrôle de régularité ? L’inspecteur des impôts devra-t-il vérifier que le montant figurant sur les reçus correspond à celui effectivement versé à l’association, ce qui paraît normal, ou devra-t-il contrôler que l’association utilise ces fonds dans le respect des principes républicains ? Dans ce cas, on transforme la fonction d’inspecteur des impôts en y ajoutant le contrôle du respect de l’objet social de l’association.

S’agissant de l’article 11, quel sera l’intérêt pour l’administration fiscale que les associations lui adressent le montant global des dons et versements ? Si nous souhaitons être efficaces, il faut prévoir la transmission par des moyens informatiques de la liste des donateurs, en incluant des références permettant à l’administration fiscale de vérifier les montants qui ont été déclarés au titre de l’impôt sur le revenu, de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur la fortune immobilière.

S’agissant des immeubles de rapport, ne faut-il pas inclure dans le texte les droits immobiliers, dont les baux emphytéotiques font partie ?

M. le ministre. Votre question sur les droits immobiliers rejoint celle posée par Sacha Houlié. Nous allons l’étudier en vue de la séance : il me semble intéressant d’intégrer toutes les formes de cession ou de mise à disposition.

La régularité de la délivrance des reçus sera examinée au fond, pour vérifier que le montant des dons inscrit sur le reçu correspond au montant des dons versés et que l’association respecte bien les trois critères – non-lucrativité, gestion désintéressée et cercle étendu de bénéficiaires – qui permettent la remise de reçus ouvrant droit à cette déduction fiscale. Il s’agira d’une vérification allégée, mais si des irrégularités dans la comptabilité sont constatées à cette occasion, une procédure de contrôle plus approfondi, s’apparentant à un contrôle fiscal, pourra être ouverte.

L’article 11 prévoit que l’association informera l’administration fiscale du montant total des dons perçus et du nombre de reçus correspondant. C’est pour préserver l’anonymat des donateurs que nous ne demandons pas la transmission de leur liste.

Actuellement, l’administration ne connaît pas le montant total des dons perçus par une association. L’ouverture des droits à la déductibilité est faite pour chaque contribuable par la demande de déduction d’impôt dans sa déclaration de revenus, charge à lui de conserver le reçu en cas de contrôle sur la réalité de cette déduction. L’association ne fait pas cette démarche.

Cette disposition nous permettra d’obtenir des informations utiles, notamment sur la part du financement par dons, subventions ou cotisations d’adhésion de telle ou telle association. Nous ne disposons pas de ces éléments, qui peuvent constituer des indices d’enjeu fiscal.

Autre intérêt, indirect, si une association se soustrait à cette obligation, elle fera naître des soupçons qui pourront aboutir à un contrôle.

M. Alexis Corbière. Les exonérations fiscales pour l’ensemble du mouvement associatif sont estimées à 2,5 milliards d’euros. Pouvez-vous indiquer quelle part revient aux associations cultuelles ? Combien coûtent les déductions au bénéfice de ces associations, sachant qu’au regard de la loi de 1905, on peut considérer qu’il s’agit d’un financement public des cultes ? J’ai cru comprendre que c’était difficile à établir d’une manière détaillée, en l’absence de transmission d’informations en la matière, mais vos services peuvent‑ils nous donner une idée des proportions ?

De quels moyens de contrôle disposera l’administration pour apprécier le caractère cultuel d’une association ? Une charte d’engagements réciproques entre l’État, les collectivités territoriales et les associations a déjà été signée en 2014 : est‑ce que certaines associations ont été sanctionnées et ont perdu leurs subventions en raison du non-respect de cette charte ? Disposez-vous d’éléments justifiant un durcissement du dispositif actuel, ou bien n’existe-t-il aucun élément probant et significatif pour considérer que cette charte est insuffisante et qu’il est nécessaire de prévoir un contrat d’engagement républicain ? Selon Mme Schiappa, ce contrat aurait même force de loi, ce qui est un peu étonnant.

Concernant les baux emphytéotiques, ne pensez-vous pas qu’il s’agit parfois d’une pratique pouvant s’apparenter à un financement public du culte, notamment lorsque le montant de ces baux est symbolique ? Ces baux emphytéotiques permettent parfois à des associations cultuelles peu fortunées, qui mettent du temps à rassembler des fonds, de bénéficier d’un terrain, mais certaines pratiques peuvent être discrétionnaires et discutables.

M. le ministre. La jurisprudence est assez fournie sur le sujet des baux emphytéotiques. Un certain nombre de tribunaux ont considéré que des baux trop avantageux étaient assimilables au financement d’associations cultuelles et ont remis en cause la mise à disposition de terrains en vue de la construction de bâtiments cultuels. Cette jurisprudence me semble fournir un encadrement suffisant, mais nous sommes prêts à étudier s’il est possible d’apporter des améliorations d’ici à l’examen du texte en séance publique.

C’est l’autorité préfectorale, donc le ministère de l’intérieur, qui est en charge de la reconnaissance du caractère cultuel d’une association. Vous comprendrez que par respect des périmètres ministériels, je ne me prononce pas, d’autant que je connais mal cette procédure, m’étant concentré sur les aspects fiscaux lors de la préparation de ce texte.

S’agissant de la part des déductions d’impôts dont bénéficient les associations cultuelles, c’est justement ce que nous cherchons à savoir. Les associations n’ont pas à déclarer le montant total des dons qui font l’objet d’un reçu fiscal, ce qui nous interdit de savoir à quelles associations profitent les dons qui font l’objet de déductions. Il faudrait que nous ayons connaissance, pour chaque contribuable demandant une déduction d’impôt, de l’identité de la structure à laquelle il a fait un don. Mais aujourd’hui, les contribuables ne sont plus tenus de fournir les reçus des dons, ils doivent simplement les garder en cas de contrôle.

Je peux indiquer que la dépense fiscale au titre des dons versés aux associations s’est élevée à 2,4 milliards d’euros en 2019, dont 950 millions au bénéfice des entreprises et 1,45 milliard pour les particuliers. Mon sentiment personnel est que l’essentiel des dons aux associations cultuelles est le fait de particuliers, mais nous ne pourrons connaître la part exacte de ces dons qu’une fois que le projet de loi aura été adopté par le Parlement, si vous en décidez ainsi. Aujourd’hui, nous sommes incapables de le savoir précisément.

Mme Fabienne Colboc. La durée du contrôle des organismes à but non lucratif prévu par l’article 10 est limitée à six mois. Cette durée est-elle spécifique à cette procédure, ou s’agit‑il du droit commun ?

L’obligation de confidentialité qui s’impose aux professionnels assujettis lorsque Tracfin exerce le droit d’opposition prévu à l’article 46 ne risque-t-elle pas de les priver d’un moyen de défense si leur responsabilité était engagée par un client ? La rédaction proposée pour cet article 46, très large, élargit considérablement les prérogatives de Tracfin. N’est-ce pas donner trop de pouvoir à ce service ?

M. le ministre. La durée de six mois est spécifique à ce texte, elle n’est pas de droit commun. Nous avons décidé d’adapter la durée au fonctionnement des structures concernées, qui sont des personnes morales.

L’article 46 élargit effectivement la capacité d’intervention de Tracfin. Aujourd’hui, lorsqu’un assujetti – une banque, dans le cas le plus courant – fait une déclaration de soupçon auprès de Tracfin concernant une opération qui lui semble litigieuse, Tracfin peut recourir, contre cette opération, à son droit d’opposition. Mais si le titulaire du compte, une association dans le cas dont nous discutons, multiplie le nombre d’opérations litigieuses, la banque devra faire autant de déclarations de soupçons, et Tracfin autant de déclarations d’opposition. Le droit d’opposition est utilisé de manière très parcimonieuse par Tracfin, généralement en coordination avec la justice, avec pour objectif la saisie ou le gel des avoirs.

Nous proposons que pendant dix jours, pour les opérations susceptibles de faire l’objet de déclarations de soupçon – en cas de financement du terrorisme ou d’évasion fiscale, par exemple – Tracfin dispose d’un droit d’opposition globale, afin de ne pas lui imposer une procédure différente pour chaque opération. Nous pourrons ainsi sécuriser le patrimoine concerné dans l’attente d’un gel ou d’une saisie des avoirs.

Je précise que si des transferts font l’objet d’un blocage dans le cadre du droit d’opposition, pendant dix jours, une association ou une autre structure – cela ne concerne pas que les associations – ayant des salariés et souhaitant payer l’URSSAF, par exemple, ne connaîtra pas d’opposition sur ce type d’opérations. Le blocage porte sur les transactions litigeuses.

L’anonymat et la discrétion sont des éléments très importants. Si un client est informé par son interlocuteur bancaire que Tracfin a décidé d’appliquer son droit d’opposition, il saura évidemment qu’il fait l’objet d’une mesure de surveillance, ou d’une enquête, et ce sera de nature à l’inciter à s’organiser différemment.

Nous aurons l’occasion, d’ici à la séance, de proposer au Parlement un amendement permettant d’exonérer de sa responsabilité un assujetti de Tracfin dans le cadre de ce droit d’opposition global à des opérations litigieuses. Cela répondra à votre préoccupation, à laquelle nous sommes attentifs.

M. Robin Reda. Merci de vous prêter à ce jeu de questions et de réponses, monsieur le ministre délégué.

Je voudrais revenir sur l’article 10, qui tend à renforcer, sur le plan procédural, le contrôle fiscal des organismes sans but lucratif : un contrôle sur place sera créé. Conformément à la procédure habituelle, le contrôle sera annoncé, en amont, aux associations concernées. Puisqu’il s’agit d’un contrôle de base, si je puis dire, sur la non-lucrativité et l’existence d’un cercle étendu de bénéficiaires, on pourrait imaginer un contrôle de type douanier, qui serait immédiat et pourrait ensuite conduire à un contrôle fiscal.

Je reprends un peu une question posée par Charles de Courson : cela pourrait-il s’accompagner d’un contrôle d’opportunité sur les dépenses effectuées par les associations, pour vérifier leur conformité aux principes républicains ?

On ne peut pas s’empêcher de penser que la question des moyens est centrale. Or je ne suis pas certain que vous ayez apporté des réponses très rassurantes sur l’augmentation de ceux de Tracfin, compte tenu des ambitions du projet de loi. Pourriez-vous être plus précis sur ce point ?

M. le ministre. Ce sera un contrôle fiscal classique, suivant les règles de procédure habituelles, notamment l’envoi d’un avis de contrôle à l’association concernée, qui aura le droit de se faire assister d’un conseil et d’avoir un débat contradictoire avec le vérificateur. Le contrôle sur place permettra de consulter tous les documents utiles et de réaliser certaines vérifications. Il y aura une information sur le résultat du contrôle, même en l’absence de discordances, et sur la possibilité de présenter des observations ou de former un recours hiérarchique. Cela peut sembler extrêmement protecteur, mais c’est précisément l’objectif : il s’agit de respecter les droits de tous les contribuables, même si nous savons que cela peut amener l’association contrôlée à savoir qu’elle fait l’objet d’une enquête ou d’une surveillance particulière.

Les agents du fisc ne pourront pas réaliser un contrôle de l’opportunité des dépenses, mais ils pourront vérifier, sur place et à l’occasion de la consultation des pièces, s’il y a bien une concordance entre les dépenses réalisées et l’objet de l’association, tel qu’il a été déclaré.

Tracfin renforce ses moyens. Par ailleurs, nous veillons à ce que la réorganisation de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ne s’accompagne pas d’une diminution des moyens consacrés aux contrôles. Les récents résultats en la matière démontrent que cet objectif est tenu.

Un contrôle de type douanier ne collerait pas, si je puis dire. Il existe en la matière un pouvoir de contrôle particulier, sur le fondement du code des douanes. Les contrôles possibles, notamment des perquisitions, des vérifications ou la fouille de véhicules, reposent sur la constatation de faits. La DGFiP ne peut pas s’appuyer sur ce code – ce n’est pas dans son champ de compétences.

M. François Pupponi. L’article 10 va dans le bon sens. Il faut que les associations déclarent les reçus qu’elles ont remis aux contribuables, mais une amende de 150 euros pour non-déclaration ne les y incitera pas. Celles qui ne posent pas de difficultés le feront, mais celles qui ne veulent pas dire la réalité des choses... Je comprends ce que vous avez dit tout à l’heure : on ne doit pas surtaxer une petite association qui n’a pas déclaré, mais il faut faire en sorte qu’il y ait une sanction plus importante pour celles qui ne le font pas pour des centaines de milliers d’euros de dons. La difficulté est que si les vérificateurs n’ont pas de liste, ils n’iront pas faire des vérifications auprès d’une association qui n’a pas déclaré avoir reçu des dons : il faudra qu’ils aient été informés par d’autres biais.

Il ne s’agira pas d’une vérification fiscale. En revanche, le vérificateur pourra décider de réaliser, dans le cadre du contrôle prévu à l’article L. 14 A du livre des procédures fiscales, une vérification de la comptabilité, ce qui est positif. J’ai échangé avec vos services sur un point dont il faudra s’assurer : si l’agent veut faire une vérification de la comptabilité, je pense qu’il n’aura pas accès aux documents mentionnés à cet article. Il pourrait y avoir un problème sur le plan technique.

Beaucoup de représentants des cultes nous ont dit que le Gouvernement voulait inciter leurs associations à aller vers la loi de 1905 mais que les avantages fiscaux qui lui sont liés n’étaient pas assez attractifs et qu’ils en resteraient donc à des associations loi 1901, quand elles existent actuellement. Par ailleurs, ils ont souligné qu’ils étaient déjà presque soumis aux contraintes prévues par le projet de loi. Je comprends la volonté de votre ministère de ne pas augmenter les dépenses publiques, mais les responsables des cultes nous ont tous dit que s’il n’y avait pas un avantage fiscal plus important, ils en resteraient à des associations loi 1901. Il ne faudrait pas priver le texte de son intérêt en l’absence d’avantages supplémentaires.

S’agissant des financements étrangers, nous savons très bien que les réseaux auxquels nous voulons nous attaquer sont souvent hors du champ de la loi de 1905 : ils utilisent des associations loi 1901 qui ne demandent jamais de financements publics, parce qu’ils reçoivent des financements privés. Ne seriez-vous pas favorable à ce que toutes les associations qui touchent des fonds de l’étranger, quelles qu’elles soient – relevant de la loi de 1901 ou de celle de 1905 –, soient obligées de faire une déclaration ? On saurait alors qui est financé de cette manière.

M. le ministre. Nous pourrons regarder d’ici à la séance publique la question portant sur l’article L. 14 A du livre des procédures fiscales – mes services m’ont averti du dialogue engagé avec vous à ce sujet.

S’agissant de l’amende, non pénale, j’ai indiqué que le but est de ne pas fixer un montant fatal pour des associations de petite taille qui auraient simplement manqué à leur obligation de déclaration. Il serait intéressant d’avoir un dispositif proportionné, mais ce n’est pas simple : nous visons des personnes morales qui ont toutes le même statut mais pas nécessairement la même existence, la même nature, dans la réalité. Il faut aussi préciser qu’il y aura une amende supplémentaire, en soi très faible – elle sera de 15 euros – mais applicable pour chaque omission ou inexactitude dans la déclaration : cela permettra d’aller au-delà de 150 euros.

L’absence de déclaration peut être un motif de contrôle. Cela permettra, y compris à la suite d’un regroupement d’informations, comme vous l’avez suggéré, de réaliser un contrôle sur place qui n’est pas possible aujourd’hui et qui est intéressant.

Par ailleurs, nous prévoyons que les associations bénéficiant de dons venant de l’étranger seront tenues non seulement d’établir une liste des donateurs mais aussi d’obtenir une certification par un commissaire aux comptes. C’est une disposition importante. Les commissaires aux comptes font partie des assujettis qui ont l’obligation de faire des déclarations de soupçon. Vous direz sans doute que certaines associations n’auront pas recours à une certification mais elles se placeront ainsi dans une situation délictuelle.

S’agissant du contrôle et de la déclaration des dons venus de l’étranger pour les associations loi 1901, au même titre que les associations loi 1905, je redis que nous souhaitons éviter un phénomène d’embolie. Des dispositions qui existent déjà peuvent répondre à votre attente : le droit d’opposition de Tracfin, sur la base d’une déclaration de soupçon, s’applique à toutes les associations, quel que soit leur statut, et à toutes les personnes physiques ou morales, c’est-à-dire à l’ensemble de celles et ceux qui peuvent avoir accès à un compte bancaire ou à des instruments financiers.

M. François Pupponi. Et s’agissant des avantages fiscaux pour les associations loi 1905 ?

M. le ministre. Je répète que le ministère des comptes publics s’inscrit plutôt dans une logique de stabilité des dépenses fiscales.

Mme Cécile Untermaier. Merci, monsieur le ministre délégué. Je vous souhaite, ainsi qu’à l’ensemble de votre équipe, une bonne année 2021.

Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM) a insisté ce matin sur l’utilité, pour son culte, de pouvoir mutualiser les donations des fidèles pour acquérir des biens permettant de financer un secrétariat ou des imams, ce que la loi ne prévoit pas. Considérez‑vous que cela mériterait une analyse ? Nous ne pouvons pas faire une telle proposition par amendement, en raison de l’article 40 de la Constitution, mais elle me paraît intéressante.

L’article 6 tend à instaurer un contrat d’engagement républicain qui a beaucoup fait parler de lui. Il s’imposerait à toutes les associations, qu’elles soient sous l’empire de la loi de 1905 ou de celle de 1901 – j’aimerais en avoir confirmation car il y a des interrogations sur ce point –, dès lors qu’on souhaiterait bénéficier du dispositif financier prévu par l’article 9-1 de la loi du 12 avril 2000. Considérez-vous qu’il serait utile que nous apportions des précisions, dans la loi, en ce qui concerne la transparence des subventions attribuées à des associations par l’État ou par les collectivités locales ? J’y serais, pour ma part, favorable.

S’agissant de la certification des comptes, dont vous avez parlé, sachez que beaucoup d’associations cultuelles s’inquiètent du coût que cela pourrait occasionner pour celles qui sont de petite taille et n’ont pas beaucoup de moyens. Peut-on imaginer un dispositif permettant d’atténuer la pression financière ? Beaucoup de ces associations disent qu’il s’agit davantage, dans ce projet de loi, de renforcer les contrôles, ce qu’on peut tout à fait concevoir, que de lutter contre l’islamisme radical, alors que c’était l’objectif premier.

Enfin, peut-on raisonnablement penser que les associations qui demanderont une subvention et souscriront un contrat d’engagement républicain sont celles que nous souhaitons éliminer en raison de leur comportement funeste pour notre société ?

M. le ministre. Le contrat d’engagement vaudra rappel des principes républicains, notamment celui de la laïcité, à toutes celles et ceux qui interviennent dans le champ public, et pas seulement aux acteurs dont on imagine qu’ils pourraient suivre une logique séparatiste ou agressive par rapport au modèle républicain et aux valeurs que nous défendons.

Je découvre la prise de position du président du CFCM en même temps que vous l’évoquez. Je regarderai la question d’un peu plus près : je ne sais pas y répondre pour l’instant, et je suis tout à fait preneur des éléments que vous auriez à ce sujet.

Je confirme que l’article 6 concernera toutes les associations – il n’y a pas de renvoi spécifique aux lois de 1901, 1905 ou 1907.

Nous demandons que les comptes soient certifiés dès lors que la liste des donateurs devra être publiée – en cas de dons supérieurs à 10 000 euros. Nous nous éloignons donc de la taille des associations pour lesquelles vous craignez une charge trop importante. S’agissant des associations cultuelles percevant des dons issus de l’étranger, le montant minimum des dons que nous avons constatés s’élevait à 75 000 euros et les dons moyens à 700 000 euros, ce qui laisse quand même de la place pour un travail de certification, et le justifie même.

J’ai du mal à comprendre – j’en suis désolé – la question portant sur la transparence, pour une raison toute simple : les subventions des collectivités locales sont attribuées sur la base de délibérations, qui sont des actes publics. Il n’existe pas nécessairement un recueil spécifique, comportant une liste des subventions versées à des associations, mais il y a une délibération dans chaque cas. Pour le monde sportif – ce sont mes souvenirs de maire qui reviennent –, des tableaux recensent les associations bénéficiaires et les financements attribués. Les délibérations assurent une forme de transparence. Vous pourriez faire des propositions en la matière, bien sûr, mais cela me semble relever d’une question d’organisation plus que de droit : les modalités de décision me paraissent déjà garantir la transparence.

M. Pierre-Yves Bournazel. Je voudrais revenir sur l’article 35, relatif au contrôle des financements étrangers des associations cultuelles, à partir de 10 000 euros, et sur la question de l’extension du dispositif aux associations loi 1901. Il y a, dans certaines d’entre elles, des problèmes concernant la laïcité et la radicalisation de certains cadres. Il me semble important d’insister sur ce point.

Que se passera-t-il concrètement si une même personne décide, à l’étranger, de faire quinze dons de 9 500 euros ? Quels seront les contrôles possibles ? Quel est le travail prévu pour que l’esprit de cet article ne soit pas contourné ?

M. le ministre. Votre second point concerne un sujet auquel nous avons pensé. Même si je ne dis pas que ce n’est pas possible, nous n’avons pas constaté de telles situations. Il existe, par ailleurs, une forme de traçabilité des flux financiers qui nous amènerait à regarder le sujet.

Nous pensons que le risque est minime dans la mesure où, s’agissant des associations cultuelles, les montants concernés sont élevés : le don unitaire le plus bas que nous avons constaté était de 75 000 euros, je le répète, et la moyenne, toujours pour les dons unitaires, s’élevait à 700 000 euros. Par ailleurs, la moyenne du total perçu était de 1,15 million d’euros. L’importance de ces montants rend, peut-être, encore plus difficile une manœuvre de contournement.

Pour ce qui est de la question relative aux associations loi 1901, c’est le risque d’embolie et la volonté d’assurer la fluidité de la gestion qui nous ont conduits à ne pas les intégrer dans le dispositif. Je vois, au fil des interventions, qu’il y a un débat sur ce point. Nous regarderons la question, en croisant les éléments dont nous disposons, notamment au niveau de Tracfin, pour voir s’il est utile ou non d’élargir le dispositif et, si c’est le cas, à partir de quel seuil. Nous n’avions pas considéré que c’était un aspect prégnant, car les difficultés que nous connaissons en lien avec ce type de financement concernent essentiellement des associations ayant un caractère cultuel.

J’ajoute que le seuil de 10 000 euros s’appréciera d’une façon cumulative, par rapport à l’ensemble des dons reçus, ce qui est un moyen de limiter les tentatives de contournement.

M. le président François de Rugy. Lorsqu’un projet de loi est présenté, vous le savez d’expérience, notamment parce que vous avez été député, une partie du débat porte sur la nécessité d’adopter un nouveau texte – tout existerait déjà et il suffirait d’appliquer la loi... En l’occurrence, on évoque souvent Tracfin : ce serait le bon outil pour détecter les financements étrangers susceptibles de poser un problème en ce qui concerne les cultes. Considérez-vous, en tant que ministre, qu’il est nécessaire de se doter de nouveaux outils juridiques pour aller plus loin et pour éviter les contournements des contrôles financiers, étant entendu, comme nous l’avons toujours dit, qu’il n’est pas question de supprimer purement et simplement tous les financements étrangers ?

J’imagine que, pour être diplomate, vous ne nous donnerez pas une liste précise des pays d’où proviennent principalement les financements étrangers : pouvez-vous, néanmoins, nous indiquer quelques grandes lignes ? Vous avez seulement évoqué les montants. Par ailleurs, quels sont les cultes plus particulièrement concernés ? Nous avons posé la question à leurs représentants. Certains d’entre eux nous ont dit que leur culte ne bénéficiait pas du tout de financements étrangers – ainsi, le culte catholique financerait plutôt des activités à l’étranger, au Vatican et dans le cadre de missions dans d’autres pays. Pouvez-vous dire ce qu’il en est ?

Je voudrais aussi vous interroger sur la question de l’argent sale. Existe-t-il aussi un financement des cultes par ce biais ? Beaucoup de nos concitoyens, mais aussi des élus locaux, se posent cette question. Il peut y avoir de sérieuses interrogations, sur le terrain, quant à l’utilisation d’argent provenant d’activités illégales, notamment des trafics, au profit d’associations cultuelles ou d’activités liées à des cultes.

M. le ministre délégué. Ma réponse à la première question relève de l’évidence : nous pensons que nous avons besoin d’outils supplémentaires pour mieux contrôler à la fois les recettes et les dépenses, notamment par rapport au champ et à l’objet des associations, et pour prévenir des entreprises ayant un caractère séparatiste ou bien – c’est la question de l’élargissement des dispositions qui a été posée tout à l’heure – des activités de blanchiment ou de recel, contraires, en soi, aux principes moraux sur lesquels est fondée la déductibilité fiscale. Nous sommes absolument convaincus de l’utilité des dispositions figurant aux articles 10, 11 et 12 mais aussi à l’article 9, relatif aux fonds de dotation. Quant aux articles 30 à 35, qui sont portés, si je puis dire, par le ministère de l’intérieur, et qui ont des conséquences sur le plan de la comptabilité et des financements, nous leur trouvons beaucoup d’intérêt en matière de régulation.

S’agissant de l’origine des financements, il est difficile de répondre à votre question, à la fois parce que certaines informations, concernant des dossiers qui ont pu faire l’objet d’articles de presse ou d’une médiatisation, sont classifiées – il faut le dire très clairement – et surtout parce que l’absence de données dont nous souffrons, notamment le fait qu’il n’y a pas de déclaration du montant total des dons reçus, y compris de l’étranger, nous empêche d’avoir une vision très claire. D’après les flux que nous avons constatés, les pays d’où viennent les financements sont surtout situés au Maghreb, au Proche-Orient et au Moyen-Orient, notamment dans le golfe Persique. Ce n’est pas très surprenant, même si nous n’avons qu’une connaissance parcellaire de la réalité, je le répète, sur la base des constatations faites par Tracfin : ces flux vont, pour l’essentiel, à des projets de construction de monuments cultuels liés à la religion musulmane. Cela s’explique aussi – je suppose que vous en avez mille fois débattu – par des considérations historiques, comme la mise à disposition, en 1905, de bâtiments pour certaines religions et non pour d’autres.

L’argent sale n’est pas l’élément le plus facile à retracer, par définition. Nous visons essentiellement à éviter le financement d’activités, sur notre sol, qui seraient contraires aux principes républicains. Nous savons évidemment que de l’argent sale peut être versé à des associations, cultuelles ou non. S’agissant des faits dont nous avons eu connaissance, cela concerne plutôt des relations de proximité – ce ne sont pas forcément des financements étrangers –, même si nous ne sommes pas en mesure d’identifier la provenance de l’argent : nous pouvons identifier un fonds de dotation ou une fondation, mais pas nécessairement l’origine des fonds dont bénéficient des organismes qui financent des activités sur notre territoire. Ce n’est pas évident à contrôler dans ce type de dossiers, mais les choses sont plutôt assez locales.

M. le président François de Rugy. S’agissant de ces financements locaux, ou de proximité, considérez-vous que le travail de recoupement et de connexion entre votre administration, celle du budget, et le ministère de l’intérieur, pour les enquêtes policières et judiciaires, fonctionne bien ? Le renforcement des contrôles portant sur le financement des associations cultuelles ou culturelles permettra-t-il d’assurer de meilleurs recoupements afin de mieux lutter contre les financements issus d’activités illégales ?

M. le ministre. Il peut exister des financements, quelle que soit leur origine – au-delà de la question des activités illégales –, qui ne sont pas déclarés, notamment aux frontières – on ne les passe pas avec des liquidités sans les déclarer, selon la loi. Nous mobilisons les douanes, Tracfin et les services fiscaux. Il y a beaucoup d’échanges d’informations et une forte coopération entre nos services, ceux du ministère de l’intérieur, notamment au niveau des préfectures et des services de renseignement, et ceux du garde des sceaux, pour donner des suites judiciaires à chaque fois que c’est nécessaire. Tracfin est ainsi amené à transmettre régulièrement des dossiers au parquet en vue de suites judiciaires.

Nous avons récemment lancé, avec le garde des sceaux et le ministre de l’intérieur, des travaux visant à renforcer encore les liens entre nos administrations et à garantir un suivi des signalements. Je précise, à cet égard, qu’il existe un droit de communication entre les préfets et la DGFiP, ce qui est important pour les échanges et la coordination. Nous travaillons sur toutes les possibilités d’enrichissement et de partage des informations, dans le respect, naturellement, de certaines dispositions relatives à la nature des fichiers et des informations partagées. La coopération est à un très bon niveau – je crois que nous n’avons, les uns et les autres, que des motifs de satisfaction – même si cela ne signifie pas qu’on ne peut pas l’améliorer. Il y a, en tout cas, une volonté et une vraie habitude en la matière.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup pour vos réponses.

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24.   Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, lundi 11 janvier 2021 à 18 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10117746_5ffc77897374b.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-ministres-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques.

M. le président François de Rugy. Madame la ministre chargée de la transformation et de la fonction publiques, nous vous souhaitons la bienvenue à l’Assemblée nationale, que vous connaissez bien.

Notre commission mène plusieurs auditions destinées à éclairer nos travaux, et à clarifier le contexte dans lequel nous débattons. À cette fin, et pour déterminer la façon dont le texte serait appliqué s’il était voté tel quel, plusieurs membres de la commission ont souhaité que nous procédions à l’audition de nombreux ministres. Plusieurs articles du projet de loi traitent directement ou indirectement de la fonction publique. À ce titre, votre audition présente un intérêt particulier. Nous procéderons par une alternance de questions et de réponses – la durée de chaque intervention ne pouvant excéder 3 minutes –, que j’ouvre dès à présent.

J’aimerais vous interroger sur la façon dont la fonction publique d’État – et la fonction publique en général – parvient à relever le défi, auquel chacun sait qu’elle est confrontée, de mise en cause de la neutralité et de la laïcité du service public dans l’exercice de ses missions, laquelle procède parfois des agents publics, qui n’acceptent pas les règles en vigueur, rechignent à les appliquer ou même inventent de nouvelles demandes, de nouvelles revendications en matière de neutralité du service public, et parfois d’usagers du service public. Le Gouvernement a inscrit dans le texte des dispositions visant à protéger les agents publics qui y sont confrontés. En quoi le contexte que nous connaissons les rend‑elle nécessaires ?

Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques. Mesdames, messieurs les députés, chers amis, je vous remercie de m’offrir l’occasion de débattre non seulement du texte lui-même, dont l’article 5 porte plus particulièrement sur mon champ de compétences, mais aussi sur le contexte dans lequel il s’inscrit. Il me semble nécessaire d’élargir la focale, comme vous m’y invitez, monsieur le président. Cela permettra de comprendre en quoi ce texte est d’abord un texte de soutien à la République ainsi qu’aux hommes et aux femmes de nos services publics et de notre administration, qui la font vivre jour après jour.

Il me semble essentiel de s’inscrire dans un double mouvement, tenant compte du devoir absolu, pour les agents publics, de faire respecter les principes de la République, qui est au cœur du statut de 1983, d’une part, et, d’autre part, du droit absolu, en contrepartie, d’être protégés lorsqu’ils les font respecter. Dans chaque administration, la hiérarchie doit donc assurer, de façon très concrète et très opérationnelle, la protection des agents publics. Le texte renforce les moyens consacrés à la poursuite de ces deux objectifs. Il s’agit de donner les moyens d’appliquer les principes républicains à ceux qui font vivre le service public, notamment par le biais de l’article 1er, tout en renforçant réellement leur protection.

J’aimerais donner trois chiffres qui, me semble-t-il, illustrent le contexte dans lequel nous nous trouvons. Tout d’abord, 90 % des agents publics déclarent que la laïcité leur permet de bien faire leur métier, notamment grâce à l’égalité de traitement et à la neutralité qu’elle induit, et qu’ils placent au cœur de leur action. Cela me semble très positif. Toutefois, 30 % des agents publics déclarent avoir été confrontés, soit au sein de leur service, soit de la part d’usagers du service public, à des atteintes à la laïcité, et ce de façon régulière pour la moitié d’entre eux. Enfin – ce chiffre doit nous alerter –, 40 % des agents publics ne se sentent pas protégés par leur hiérarchie, soit parce qu’ils ont signalé des faits auparavant sans que les choses, malheureusement, ne se passent comme ils le souhaitaient, soit parce qu’ils pensent que parler sera sans conséquence sur la façon dont leur hiérarchie les soutiendra.

Nous proposons donc de renforcer non seulement les moyens opérationnels permettant de faire en sorte que les principes républicains soient pleinement et toujours appliqués, et que la République, au fond, ne s’affaisse pas, mais aussi la protection des agents publics. L’assassinat de Samuel Paty, dont je salue la mémoire, démontre l’absolue nécessité de renforcer les dispositions permettant de protéger les agents publics, notamment la saisine du procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale par tout fonctionnaire ayant connaissance de faits qui doivent manifestement être signalés et, potentiellement, faire l’objet de poursuites judiciaires, ainsi que leur signalement sur PHAROS (Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements). Appeler au meurtre de quelqu’un, c’est très grave ; appeler au meurtre de quelqu’un parce qu’il est agent public, c’est encore plus grave.

Il s’agit aussi de nous assurer qu’il existe des mécanismes de signalement pour chaque fait. Les dispositions de l’article 5 visent à faire en sorte que la loi du silence – le « pas de vagues », comme certains ont osé l’appeler – cesse, et que les agents chargés de remplir des missions difficiles soient effectivement protégés par leur hiérarchie. Dès le 2 novembre dernier, M. le ministre de l’intérieur, M. le garde des sceaux, Mme la ministre déléguée chargée de la citoyenneté et moi-même avons adressé une circulaire aux préfets et aux secrétaires généraux d’administration, qui couvrent le périmètre de l’État, qui leur offre un mode d’emploi permettant d’accorder à tout agent public une protection fonctionnelle à titre conservatoire dès que cela s’avère nécessaire, et réaffirme la nécessité de signaler les faits qui doivent l’être au procureur de la République et sur PHAROS. Nous avons également réfléchi à la façon dont nous pouvons mobiliser les forces de l’ordre pour protéger physiquement des agents publics exposés à un risque de péril imminent.

Enfin, si nous nous penchons sur le détail des choses, nous constatons qu’il est nécessaire, afin que chaque agent public se sente outillé pour faire respecter la neutralité et l’égalité au sein du service public, de traiter un énorme enjeu de formation. Il ne s’agit pas de former les gens aux grands débats parlementaires qui ont conduit à l’adoption de la loi de 1905, mais de dispenser une formation pratique. En effet, les atteintes à la neutralité et les pressions que peuvent subir les uns les autres ne sont pas de même nature selon qu’on est membre des forces de l’ordre, à l’hôpital, derrière un guichet municipal ou dans une préfecture. Une formation pratique, assortie d’une forte implication managériale, est nécessaire pour que chacun, dans chaque équipe, ait les bons réflexes, et que ce sujet ne soit pas mis sous le boisseau ni source de gêne, mais soit connu le plus largement possible. Marlène Schiappa et moi-même réfléchissons à la possibilité de dispenser aux nouveaux fonctionnaires, qu’ils soient contractuels ou titulaires, recrutés pour une période plus ou moins courte, dans les fonctions publiques territoriales, hospitalière et d’État, une formation à l’enjeu de la neutralité du service public, incluant une formation pratique, afin que chaque fonctionnaire ait accès à une formation adaptée à son métier.

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Madame la ministre, j’évoquerai l’un de nos amendements, que j’ai présenté à M. le garde des sceaux, qui semble y être favorable. Il s’agit, indépendamment du renforcement de la protection fonctionnelle des agents publics et du signalement de faits au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, d’offrir à leur administration, ou au délégataire d’une mission de service public pour lequel ils exercent, la possibilité de déposer plainte en leur nom. Bien entendu, cette possibilité serait tout à fait exclusive de l’exercice de poursuites judiciaires ou de la possibilité de se constituer partie civile, qui sont difficilement envisageables. J’aimerais avoir votre avis sur cette possibilité, qui permettrait d’apporter à l’agent concerné un soutien fort et surtout visible, distinct d’un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale et du renforcement de sa protection fonctionnelle.

J’aimerais également avoir votre avis sur le champ d’application de l’article 1er, dont certaines dispositions s’appliquent aux personnes placées sous l’autorité hiérarchique du titulaire d’une délégation de service public. Une telle formule est-elle transposable à la fonction publique, par exemple aux collaborateurs occasionnels ou réguliers du service public, dont la jurisprudence peine à définir le statut ?

Mme la ministre. Il importe que nous soutenions les agents publics qui portent plainte. J’en ai rencontré beaucoup sur le terrain ; la plupart envisagent le dépôt d’une plainte avec réticence. Il faut donc s’assurer que chaque agent public, si nécessaire, porte plainte lui‑même et signale les faits au procureur de la République.

Par ailleurs, il faut mener une réflexion à ce sujet pour que l’administration puisse, avec l’accord de l’agent concerné, faire un acte allant au-delà du symbolique. Lorsque l’agent signale les faits au procureur de la République, la machine judiciaire, pour ainsi dire, se met en branle ; il importe que nous soutenions cette démarche. En l’état actuel du droit, l’application de la disposition proposée serait assez complexe. Certaines structures, telles que les collectivités locales, les opérateurs publics et les établissements publics, sont dotées d’une personnalité morale ; comme telles, elles peuvent porter plainte. S’agissant d’une direction départementale au sein d’une préfecture, dépourvue de personnalité morale, les choses sont plus complexes. En outre, la constitution de partie civile peut soulever certaines difficultés : l’État, dans la salle d’audiences, pourrait simultanément être du côté du procureur et du côté de la partie civile. Les dispositions proposées doivent s’articuler avec celles du code pénal.

En tout état de cause, il nous semble essentiel de protéger véritablement les agents publics, indépendamment d’un éventuel dépôt de plainte et du signalement des faits relevant de l’article 40 du code de procédure pénale. Nous devons nous inscrire dans une logique opérationnelle d’activation de la protection.

S’agissant du périmètre de l’article 1er, j’estime qu’il ne faut pas chercher à inscrire dans le droit ce que la jurisprudence a clarifié. Le présent projet de loi n’a pas pour objet d’aborder des sujets particuliers, tels que la place du voile dans l’espace public. L’essentiel est de nous assurer que quiconque dépend contractuellement et financièrement d’un service public, parce qu’il est délégataire d’une mission de service public, soit astreint aux mêmes obligations de neutralité, de laïcité et d’égalité de traitement que les agents publics. S’agissant des collaborateurs occasionnels du service public, leurs relations avec l’administration ne sont pas encadrées par un contrat, et leurs activités sont ponctuelles. Si elles acquièrent un caractère régulier, elles font l’objet d’un contrat et s’inscrivent dès lors dans le champ de l’article 1er. La jurisprudence à leur sujet est claire. Il s’agit d’une activité ponctuelle, volontaire et bénévole – aucune rémunération n’y est attachée, et très peu bénéficient d’un défraiement. Le projet de loi présente un équilibre correspondant à des besoins réels ; il n’a pas vocation à rouvrir des débats tranchés précédemment.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Madame la ministre, je vous remercie de votre présentation des dispositions relatives à la protection des agents publics contre les pressions, agressions et violences dont ils peuvent faire l’objet, ainsi que contre les campagnes de déstabilisation qui peuvent être lancées à leur encontre sur les réseaux sociaux, dont l’exemple ultime, que nous déplorons et que nous n’oublions pas, est l’assassinat terroriste de Samuel Paty.

L’article 18 répond à la question. Il complète les dispositions relatives au délit de mise en danger de la vie d’autrui, en portant les peines encourues, s’il est commis au préjudice d’une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.

Toutefois, si de telles protections sont nécessaires pour ceux qui incarnent et représentent l’État ainsi que la puissance publique, il faut également prévoir davantage de mesures d’exemplarité. Mme Élisabeth Moreno nous a dit lors de son audition que les personnes exerçant une mission de service public doivent être un repère permettant d’identifier ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire. À cet égard, j’aimerais connaître votre avis sur l’un de mes amendements, visant à renforcer les sanctions prises à l’encontre des personnes exerçant une mission de service public, ce qui constituerait une circonstance aggravante, proférant des injures à caractère raciste ou incitant à la haine et à la violence. Je propose une peine de trois ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.

Mme la ministre. Nous nous inscrivons dans le balancier des droits et des devoirs de l’agent public, qui n’exerce pas un métier comme les autres. Le statut général des fonctionnaires prévoit explicitement les obligations qui leur incombent dans l’exercice de leurs fonctions, notamment le devoir de réserve, sur lequel nous pourrions travailler. S’agissant de la déontologie des fonctionnaires et de l’exercice de leurs missions, il fixe des règles et prévoit des sanctions disciplinaires. À ce sujet, j’indique que 182 agents publics ont été révoqués en 2018, dont six en raison de manquements aux obligations de laïcité, d’atteintes au principe de neutralité ou de faits de discrimination. Par ailleurs, quarante-huit sanctions disciplinaires ont été prononcées pour de tels actes. L’objectif des dispositions dont je suis plus particulièrement chargée est bel et bien de protéger les agents publics qui en sont victimes.

Dans ce cadre, on peut admettre qu’être un agent public constitue une circonstance aggravante, dès lors que l’on s’inscrit dans l’exercice de ses fonctions, et que l’on traite également tous les agents publics, qu’ils soient dépositaires ou non de l’autorité publique. Au demeurant, le droit pénal comporte plusieurs dispositions en vertu desquelles être un agent public est une circonstance aggravante ; elles offrent une base de travail. La loi du 27 janvier 2017 assortit l’appréciation de certains faits d’une circonstance aggravante, et renforce leur sanction en conséquence, s’ils sont commis par un agent public dans l’exercice de ses fonctions. Il ne me semble pas souhaitable de généraliser cette disposition. Il importe de s’inscrire dans le cadre de l’exercice de ses fonctions par l’agent public. Il importe également – j’insiste sur ce point – d’appliquer cette disposition à tous les agents publics. S’agissant des enjeux de leur protection fonctionnelle, une distinction, au demeurant pas toujours claire, a été opérée entre les agents dépositaires de l’autorité publique et les autres. Nous devons protéger ceux qui assurent une mission au nom de la République et qui la font vivre, quelle que soit sa teneur, quelle que soit leur fonction et quel qu’en soit le lieu d’exercice.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. Madame la ministre, j’effectuerai un pas de côté avant d’en venir à la fonction publique. L’article 1er comporte des dispositions relatives aux opérateurs privés délégataires d’une mission de service public. Concernent-elles, par exemple, l’entreprise chargée de moderniser le réseau informatique d’un service public, ce qui lui donne accès aux informations dont il dispose ? Une obligation de neutralité s’applique-t-elle en pareil cas ?

Par ailleurs, vous avez évoqué les sanctions prises contre les agents publics, ce dont je vous remercie. Estimez-vous que le cadre réglementaire doive être modifié afin d’en faciliter l’application ? Il s’agit notamment de protéger les salariés engagés dans le syndicalisme, afin que cette belle mission ne devienne pas un cadre permettant de rompre plus facilement qu’ailleurs avec le respect des principes républicains.

Mme la ministre. L’article 1er est très clair : tous les contrats entrant dans le champ de la commande publique sont concernés par ses dispositions, ce qui a l’avantage de la simplicité, tout en rappelant clairement que tout contrat implique un engagement financier de l’État, d’une collectivité locale ou d’un hôpital. Dans ce cadre, les obligations sont identiques à celles applicables dans la fonction publique : nous aurions pu mener les activités concernées par nous-mêmes, mais nous les déléguons.

S’agissant des sanctions disciplinaires, elles s’échelonnent de la suspension temporaire de l’agent concerné à sa révocation, en passant par des pénalités susceptibles d’affecter sa carrière et par sa mutation. Le système en vigueur fonctionne bien. Je m’inscris en faux contre ceux qui plaident en faveur de l’automaticité des sanctions disciplinaires, ce qui ne correspond pas à la pratique. Des révocations sont bel et bien prononcées. Le système n’est ni bloqué ni dysfonctionnel.

Toutefois, pour qu’une sanction soit prise, il faut que les faits soient signalés. À cet égard, l’article 5 est essentiel. Nous devons avoir pleinement connaissance des événements qui surviennent au sein de la fonction publique. Pour l’heure, nous portons une attention particulière aux usagers qui font pression sur les agents publics, afin qu’ils fassent l’objet d’un signalement, mais il importe de signaler ce qui se passe à l’intérieur de la fonction publique, notamment les éventuelles atteintes aux principes républicains.

J’insiste sur l’enjeu de la formation, qui me semble offrir un angle d’approche bien plus efficace que les sanctions, dont le cadre est clair. Entre répression et prévention, il existe un énorme enjeu de formation concrète à des actes pratiques de la vie quotidienne, pour que chacun puisse jauger, et juger, de ce qui est tolérable et de ce qui ne l’est plus. Cette distinction demande beaucoup de doigté, ainsi que de la connaissance, de la pratique et de l’expérience. Marlène Schiappa et moi-même y travaillons. À cet égard, je tiens à saluer le travail du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) dans certaines collectivités locales. Ce travail, objectivement très important, prend du temps. Les formations approfondies proposées par le CNFPT occupent trois ou quatre jours à temps plein. Vous imaginez bien qu’on ne peut pas déployer un tel programme à l’échelle de la fonction publique. Nous n’en devons pas moins avoir une idée très claire des personnels qu’il est nécessaire de former, au premier rang desquels les managers.

Nous réfléchissons à la formation des hauts fonctionnaires sous forme de tronc commun, telle qu’elle a été proposée jadis. Il s’agit de faire en sorte que tous les hauts fonctionnaires de notre pays maîtrisent un même socle de contenus, non seulement théoriques et juridiques, mais aussi pratiques, en matière de respect des principes républicains. Que l’on soit directeur d’hôpital, commandant de police, haut fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, préfet un jour, il s’agit de faire en sorte que la haute fonction publique maîtrise un socle commun, s’agissant du respect des principes républicains et de la façon de les faire vivre dans une organisation donnée.

M. Charles de Courson. Madame la ministre, j’ai quatre questions à vous poser.

Premièrement, s’agissant du périmètre de l’article 1er, je déduis de l’étude d’impact que les agents de SNCF Réseau en font partie, mais pas ceux de SNCF Mobilités, du moins pas ceux qui n’exercent pas dans les transports express régionaux (TER) et les trains d’équilibre du territoire (TET), ces deux blocs de lignes faisant l’objet d’une concession. Dès lors, comment appliquer les dispositions de l’article 1er à SNCF Mobilités, alors que les mêmes personnels peuvent travailler dans les TER et les TET, ce qui représente entre 15 % et 20 % de leur activité, et ailleurs ? Le problème ne se pose pas pour la RATP, qui est quasi‑intégralement un service public. De même, les offices publics d’habitations à loyer modéré (HLM) relèvent du périmètre de l’article 1er, mais pas les sociétés anonymes d’HLM. On a du mal à comprendre ! Les lignes aériennes subventionnées en font partie, mais pas les autres – pour les correspondances, comprenne qui pourra ! Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Deuxièmement, êtes-vous favorable à l’application de l’article 1er aux collaborateurs bénévoles ? Le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi, l’exclut, en se fondant sur sa jurisprudence. Or ce n’est pas le Conseil d’État qui fait la loi, mais nous !

Ma troisième question porte sur l’article 2, qui étend le champ du contrôle de légalité. Tel qu’il est rédigé, il s’applique aux collectivités territoriales. Êtes-vous favorable, comme l’est le Conseil d’État, à son extension aux organismes sociaux et, plus largement, à tout organisme délégataire d’un service public ?

Ma quatrième question porte sur l’article 3. Êtes-vous favorable à l’extension aux élus locaux de l’accès au fichier des personnes fichées « S » ? Par ailleurs, pourquoi supprimer la mention de leur adresse, dont la connaissance peut s’avérer fort utile non seulement pour les élus locaux, mais aussi pour l’État, notamment les services de police et de gendarmerie ?

Mme la ministre. Le champ de l’article 1er est délimité par l’existence d’une commande publique et d’une délégation de service public. Cette conception, en dépit des cas limites que vous évoquez, a le mérite de la clarté. Dès lors qu’une personne exerce une mission, qui découle d’une commande publique, et donc d’un financement public, à titre principal, voire exclusif, les obligations sont les mêmes que si elle avait été dans une administration ou un service public.

Cette observation me permet de répondre à votre question sur les collaborateurs bénévoles, qui ne sont pas liés à l’administration par un contrat et ne reçoivent pas d’argent public. Il s’agit de citoyens qui s’engagent à rendre un service ponctuellement. Si tel n’est plus le cas, un contrat est conclu. La jurisprudence sur ce point est très claire.

L’article 2 ne prévoit pas d’étendre le contrôle juridictionnel aux actes des organismes sociaux. Il revient aux tutelles de ces derniers de définir certaines bonnes pratiques.

Les élus locaux se sont toujours vu refuser l’accès direct aux fichiers de renseignement. Cependant, les préfets, les cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR) et les instances similaires examinent les dossiers des personnes susceptibles de poser un certain nombre de difficultés en concertation avec les élus locaux. Lorsque j’étais députée de l’Essonne, j’ai moi‑même participé à ces réunions. Je ne pense pas qu’il faille ouvrir l’accès aux fichiers à l’ensemble des élus locaux ; en revanche, il est de bonne pratique que les décisions, notamment de surveillance, fassent l’objet d’échanges avec les maires et les élus locaux, dans le cadre de relations opérationnelles de terrain. C’est d’ailleurs ce que le coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme a lui-même entrepris dans un certain nombre de situations. Si nous permettions à tous les élus locaux de consulter le fichier des personnes soupçonnées de terrorisme, nous le rendrions assez peu opérationnel. S’agissant de la mention de l’adresse des personnes fichées, je vous invite à interroger Laurent Nuñez et les services qui gèrent ce fichier.

Le suivi de la radicalisation n’est pas l’enjeu du présent projet de loi. Toutefois, en vertu d’une clause de revoyure, le Parlement devra se prononcer à nouveau sur une prorogation de certaines dispositions de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) avant le mois de juillet. Dans ce cadre, j’aimerais que nous travaillions sur les fichiers de renseignement, sur la communication des informations et sur une saisine plus efficace de la commission créée par la loi SILT permettant d’exclure du service public les agents qui, bien qu’ils ne posent pas de difficultés dans l’exercice de leurs fonctions, font l’objet d’un suivi par les services de renseignement.

M. Alexis Corbière. Vous avez indiqué que l’article 1er s’appliquait clairement à tous les contrats de la commande publique et que tous les cocontractants devront donc respecter le principe de neutralité. Je ne suis pas certain que l’article 1er puisse s’interpréter de cette manière. Considérez-vous qu’une entreprise privée de nettoyage à laquelle il serait fait appel dans le cadre de la commande publique devrait exiger de ses salariés le respect du principe de neutralité même s’ils n’ont aucun contact avec le public ? Une femme de ménage qui nettoierait des bureaux entre 6 et 7 heures du matin aurait-elle l’interdiction de porter un foulard, par exemple ?

Vous avez également évoqué la protection fonctionnelle. Dans le cadre d’auditions menées par mon groupe, l’ensemble des organisations syndicales ont considéré que cette pratique était très peu répandue et très peu portée à la connaissance des fonctionnaires. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait renforcer significativement l’information des agents sur l’existence de ce droit et la facilité d’y recourir ? De nombreux fonctionnaires ont témoigné que leur hiérarchie, notamment leur très haute hiérarchie, se montrait plus réticente à engager cette démarche qu’elle ne les encourageait à en faire usage. Comment faire pour que ce droit soit connu de tous les agents et qu’il soit facile d’y avoir recours ? Il y a quelques instants, nous avons évoqué la possibilité que la hiérarchie elle-même accompagne le salarié et porte plainte en son nom : c’est une bonne idée.

Vous avez indiqué que vous réfléchissiez à une formation des agents au respect du principe de neutralité. Le fait que vous en soyez encore au stade de la réflexion, après tant d’années de discussions, me laisse quelque peu songeur. Il serait temps d’assurer réellement ces formations afin que tout le monde comprenne véritablement de quoi il s’agit.

Vous avez dit que 30 % des agents déclaraient avoir été confrontés à une atteinte au principe de laïcité dans l’exercice de leurs fonctions. Ce chiffre reflète sans doute une réalité, mais comme tous les chiffres qui nous sont cités, il mériterait probablement d’être précisé de manière un peu plus scientifique. Cela dépend notamment de la façon dont est compris le principe de laïcité. J’ai entendu par exemple des agents de La Poste prétendre qu’une femme portant un signe religieux dans un bureau de poste ne respectait pas l’exigence de laïcité. Dans ce cas précis, c’est l’agent qui ne comprend pas cette notion – je rappelle que nous n’avons pas à demander à nos concitoyens d’être neutres. Le beau mot de « laïcité » a été utilisé à tort et à travers, si bien que beaucoup de gens s’y perdent : ils ne savent plus si c’est l’État, le service public ou les usagers qui doivent être neutres.

Mme la ministre. Le II de l’article 1er dispose : « Lorsqu’un contrat de la commande publique, au sens de l’article L. 2 du code de la commande publique, a pour objet, en tout ou partie, l’exécution d’un service public, son titulaire est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. [...] » M. Poulliat évoquait le cas d’un prestataire chargé d’élaborer le système informatique d’un service public : dans la mesure où il contribue au déploiement d’une politique publique, il est tenu de respecter les principes de laïcité et de neutralité. Cependant, les personnes qui n’assurent pas « l’exécution d’un service public » – comme dans votre exemple, monsieur Corbière – n’y sont pas tenues. C’est l’autorité publique qui écrira dans le contrat si la prestation commandée contribue ou non à l’exécution d’un service public. Le Conseil d’État a très bien encadré cette notion, et nous sommes aujourd’hui tout à fait capables de dire ce qui relève ou non de l’exécution du service public.

J’ai effectivement dit que 30 % des agents publics avaient été confrontés, dans l’exercice de leurs fonctions, à une atteinte au principe de laïcité, et que 40 % ne se sentaient pas pleinement protégés par leur hiérarchie. Il nous semble en effet important de mieux définir ces notions : qu’est-ce qu’une atteinte à la laïcité ? Nous devons former les agents afin qu’ils ne confondent pas la neutralité attendue de leur part avec la liberté laissée aux usagers. Cette formation doit être pratique : il ne s’agit pas de refaire les débats entre Aristide Briand et ses collègues députés de l’époque, mais d’expliquer comment le principe de laïcité s’applique concrètement, en 2021, en France, dans les différents services publics, et de distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas.

Avec le garde des sceaux, le ministre de l’intérieur et la ministre déléguée chargée de la citoyenneté, nous avons précisé dans une circulaire du 2 novembre 2020 la manière d’activer plus facilement la protection fonctionnelle, qui est en quelque sorte le miroir des obligations de neutralité et de laïcité. Je suis tout à fait d’accord avec vous : il faut mieux informer les agents dans ce domaine. Nous voulons aller plus loin pour que les administrations soutiennent leurs agents. J’ai engagé un travail avec les organisations syndicales, qui sont très demandeuses en la matière, en vue de réviser la circulaire de 2008 relative à la protection fonctionnelle des agents publics de l’État. Ce travail aboutira dans les prochaines semaines ou les prochains mois. Comme vous, je souhaite que les agents connaissent mieux le mode d’emploi de la protection fonctionnelle : il faut qu’ils sachent vers qui se tourner et ce qu’ils peuvent attendre d’un signalement, par exemple. Au fil du temps, la protection fonctionnelle s’est surtout concentrée sur les relations entre agents et a un peu négligé la protection des agents confrontés à des difficultés avec les usagers. La fonction publique a parfois eu tendance à se refermer sur elle‑même, mais nous devons absolument nous intéresser à ses relations avec le reste de la société. C’est le sens des discussions que j’ai avec les organisations syndicales, qui y sont tout à fait prêtes, et avec les secrétaires généraux des différents ministères.

M. le président François de Rugy. Nous sommes un certain nombre ici à penser que nous mettons nos pas dans ceux d’Aristide Briand. Si les deux premiers articles de la loi de 1905 étaient de portée très générale, les suivants étaient très techniques et visaient à régler les nombreux petits problèmes pratiques qui se posaient dans le cadre de cette grande ambition. C’est aussi ce que nous voulons faire aujourd’hui.

M. Guillaume Vuilletet. J’ai bien noté ce que vous venez de dire, madame la ministre, s’agissant des droits et devoirs des agents et de la formation dont ils ont besoin pour mieux assurer leur mission. La loi que nous allons voter fera date dans l’histoire de notre République ; elle vise à prendre en compte une réalité et rendra encore plus impérieuse la réussite de la mission de la fonction publique. Le 10 décembre dernier, vous vous êtes rendue dans mon département pour rencontrer les cadres de l’administration et échanger avec eux sur leur vécu et leurs difficultés.

Ma question, à laquelle j’associe Stéphanie Atger et Caroline Abadie, porte sur la nécessité d’une formation continue : il est indispensable que les agents puissent non seulement parler de la laïcité et des difficultés qu’ils rencontrent à certaines dates fixes, mais également être accompagnés au fil de l’eau, au cours de la réalisation de leurs missions. Cette formation doit porter sur le respect du principe de laïcité tant par les agents eux-mêmes que dans leurs relations avec les usagers. Par ailleurs, quels outils d’évaluation souhaitez-vous mettre en place pour juger de l’efficacité des mesures que nous nous apprêtons à voter ?

Mme la ministre. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur l’importance de la formation, qui ne doit pas être qu’une formation théorique initiale d’une demi‑heure au cours de laquelle on se contenterait de lire les principes de la loi de 1905 et les obligations inscrites dans le statut général de la fonction publique de 1983.

Je le répète avec force : la formation que nous voulons déployer doit concerner tous les agents publics et être adaptée tant à la nature qu’au cadre d’exercice de leurs missions. La situation n’est pas la même selon que le fonctionnaire travaille derrière un guichet, en contact direct avec les usagers, ou qu’il traite des dossiers administratifs dans un bureau. La question ne se pose pas non plus de la même façon pour les personnes qui rejoignent le service public et pour les agents qui ont déjà une certaine expérience. Lors de la table ronde organisée le 10 décembre dans votre département, nous avons perçu à la fois les points communs qui ressortaient des expériences des uns et des autres, dans la fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière, et les grandes spécificités de certains métiers, notamment à l’hôpital.

La formation continue est tout de même une réalité. Aujourd’hui, 15 % des agents disent avoir été formés « récemment » – ce qui n’a pas la même signification pour tout le monde, j’en conviens. Nous voulons rendre cette formation obligatoire pour les nouveaux entrants et nous assurer que les besoins de formation exprimés sont bien remplis. Nous mettrons en place une sorte de baromètre de suivi mettant en parallèle les besoins exprimés et la réponse apportée.

Nous cherchons à renforcer le rôle des référents laïcité dans les différentes administrations. Ces référents, créés en 2017 par une circulaire d’Annick Girardin, jouent déjà un rôle très important : ils doivent à la fois recueillir les signalements de cas difficiles et contribuer à la résolution de ces derniers, identifier les besoins de formation et s’assurer du bon déploiement des formations organisées. Si les référents laïcité existent formellement, ils sont encore très peu connus par les agents publics : nous devons donc veiller à ce qu’ils soient bien identifiés et à ce que leurs missions soient claires, avant de renforcer leur rôle. Les référents déontologues sont aujourd’hui très bien identifiés, notamment dans le cadre de la prévention des conflits d’intérêts et du renforcement de la transparence : il faut qu’il en soit de même pour les référents laïcité. Sur ces deux sujets, nous devons promouvoir une structure offrant aux agents une voie de recours et surtout un soutien, sans toutefois déposséder les managers de terrain de leur rôle. Ce qu’a fait Jean-Michel Blanquer au sein de l’Éducation nationale doit servir d’exemple à d’autres réseaux et d’autres administrations : un soutien extérieur est nécessaire lorsque les équipes de terrain ne disposent pas de tous les outils et afin d’assurer des formations adaptées aux besoins.

M. Robin Reda. Vous avez évoqué le rôle des référents, notamment des référents laïcité. Serait-il envisageable de généraliser, dans les administrations, l’institution de référents ressemblant aux référents RGPD chargés de la protection des données personnelles ? Ils pourraient non seulement porter à la connaissance des agents le dispositif de protection fonctionnelle, mais aussi recueillir leurs plaintes, le cas échéant, si la disposition permettant à l’administration de porter plainte au nom d’un agent, dont nous parlions tout à l’heure, venait à être adoptée.

En outre, ne faudrait-il pas renforcer l’information des usagers sur les droits des fonctionnaires, sur la protection dont ces derniers bénéficient et donc sur les sanctions auxquelles les usagers s’exposent s’ils transgressent les règles ? Je pense évidemment aux hôpitaux, aux accueils des mairies et à tous les guichets sur le terrain.

Enfin, vous parliez de la loi SILT. Nos collègues Éric Poulliat et Éric Diard ont rendu un excellent rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation. La loi SILT permet justement de déclencher des enquêtes, à la demande de la hiérarchie, si des comportements d’agents intervenant dans des domaines stratégiques sont manifestement incompatibles avec les principes républicains. Seriez-vous favorable à ce que cette possibilité soit élargie à l’ensemble des fonctionnaires ? Par ailleurs, on sait que les responsables hiérarchiques préfèrent souvent utiliser les procédures disciplinaires classiques : leur demandez-vous expressément d’engager systématiquement une enquête administrative lorsqu’ils suspectent des cas de radicalisation ou des comportements inappropriés ?

Mme la ministre. En cas de manquement d’un agent à son obligation de neutralité constaté dans l’exercice de ses fonctions, le cadre disciplinaire a un avantage : il est bien connu et la procédure peut être engagée très rapidement. La loi SILT permet surtout de s’intéresser à des agents ne présentant aucun signe de radicalisation dans l’exercice de leurs fonctions. Les services de renseignement et la commission créée par la loi SILT doivent travailler ensemble pour que soient identifiées un plus grand nombre de personnes dont la hiérarchie n’a, par définition, pas connaissance des comportements sur les réseaux sociaux ou dans leur vie privée. Nous parlons donc de deux choses différentes : si l’administration devait constater par elle‑même des éléments de radicalisation pour engager la procédure introduite par la loi SILT, alors le dispositif imaginé ne serait pas complètement opérationnel.

Vous m’avez interrogée sur l’information des usagers. À l’hôpital, beaucoup de choses ont déjà été faites. Il est très important de rappeler et clarifier les règles applicables, les rôles et les responsabilités de chacun, qui pourraient d’ailleurs faire l’objet d’un affichage dans les lieux de service public, à l’instar de ce qui a été fait pendant la crise sanitaire avec la charte de continuité des services publics en période de confinement.

Les référents laïcité ressemblent effectivement aux référents RGPD chargés de la protection des données personnelles, mais leur rôle mérite d’être formalisé. Il conviendrait de s’inspirer des référents déontologues, qui forment un réseau animé, partagent des informations et disposent d’une vision générale et complète de ce qui se passe non seulement dans leur administration, mais aussi dans les autres lieux de service public. Il serait également intéressant de créer ce référent laïcité dans les grandes collectivités locales. Tout agent public doit disposer de ce soutien, de cette voie de recours au cas où sa hiérarchie ne remplirait pas pleinement son rôle. Dans la circulaire du 2 novembre 2020 sur la protection fonctionnelle, nous avons d’ailleurs prévu une forme de sanction pour les administrations, managers ou responsables hiérarchiques qui ne rempliraient pas leur rôle de protection des agents.

Mme Isabelle Florennes. Merci, madame la ministre, pour la clarté de vos propos. La protection des agents publics est un sujet qui m’intéresse particulièrement. Dans la circulaire du 2 novembre 2020 sur la protection fonctionnelle, que vous venez d’évoquer, vous avez demandé la mise en place d’un suivi systématique des menaces ou des attaques dont font l’objet les agents publics ainsi que des protections accordées. Un premier bilan semestriel devait, me semble-t-il, être dressé pour ce début d’année. Avez-vous eu un retour sur ce sujet ? Si oui, pouvez-vous nous en faire part ? Par ailleurs, estimez-vous pertinent que les outils évoqués dans la circulaire trouvent une traduction législative ? Si oui, pourquoi ne pas profiter du présent projet de loi ?

M. Philippe Vigier. Nous avons tous en tête la lutte contre la fracturation de la société et la montée des séparatismes. Madame la ministre, le Président de la République vous a confié une mission transversale d’évaluation de la transformation du pays et de suivi de tous les ministères. Quels sont les secteurs dans lesquels la laïcité a vraiment régressé et quels sont ceux qui ont entrepris des plans ambitieux pour la redresser ? Cette évolution fait-elle partie des critères d’évaluation que vous avez définis ?

Plusieurs collègues ont évoqué l’extension du périmètre du service public, qui concerne naturellement les agents publics et les associations délégataires de service public. Incluez-vous dans ce nouveau périmètre les cantines, les stades ou d’autres établissements publics sportifs ou culturels ? Des élus locaux ont posé cette question la semaine dernière.

Mme la ministre. Je pourrai vous rendre compte de l’évaluation et du suivi semestriels six mois après le 2 novembre 2020. La circulaire ayant été publiée il y a quelques semaines seulement, je ne dispose à ce stade d’aucune remontée. Je vous assure cependant que je suivrai ce sujet. L’article 5 du projet de loi vise à renforcer la procédure de signalement. D’ailleurs, nous n’attendons pas une baisse du nombre de signalements ; une hausse serait une bonne nouvelle car je souhaite que les agents puissent s’exprimer et faire remonter leurs difficultés.

Vous m’avez demandé, madame Florennes, si je jugeais utile de donner à la circulaire une traduction législative. Certaines dispositions doivent bien sûr être renforcées, notamment pour s’appliquer pleinement aux fonctions publiques territoriale et hospitalière. C’est pour cette raison que l’article 5 a été introduit dans le projet de loi : bien que la circulaire du 2 novembre 2020 demande la mise en place d’une procédure de signalement, je n’ai pas le pouvoir de toucher directement aux structures hospitalières et territoriales. S’agissant des référents laïcité, nous réfléchissons à la possibilité d’aller plus loin que la circulaire de 2017, le cas échéant par la voie législative – c’est une discussion que nous pourrons avoir ensemble. Quant à la protection fonctionnelle, il faudrait s’assurer qu’elle s’accompagne bien d’une information au procureur, par le biais d’une plainte ou d’un signalement prévu par l’article 40 du code de procédure pénale. La circulaire du 2 novembre 2020 est d’application directe dans la fonction publique d’État, du fait de la signature des différents ministres, mais pour toucher les autres agents publics, qui doivent tout autant être protégés, nous avons parfois besoin de la loi – c’est pourquoi je me trouve devant vous aujourd’hui.

Vous m’avez demandé, monsieur Vigier, comment l’application du principe de laïcité a évolué dans les différentes administrations. Il m’est impossible de vous répondre aujourd’hui car je ne dispose pas de baromètre factuel, précis, qui me permettrait de vous communiquer autre chose que des on-dit. En revanche, il me semble très important de regarder au-delà des seuls dépositaires de l’autorité publique et de considérer la situation de l’ensemble des agents publics, en particulier ceux qui sont en contact direct avec les usagers, que ce soit dans les mairies ou dans les autres collectivités. La création, par Jean-Michel Blanquer, d’un conseil des sages de la laïcité dans l’Éducation nationale est une initiative très intéressante et ambitieuse ; si elle a été assez décriée à l’origine, chacun en voit aujourd’hui la valeur et la nécessité. Le ministère de l’éducation nationale est donc, à mon sens, l’un de ceux qui ont fortement progressé dans le respect de la laïcité.

Il ne faut pas considérer l’extension du périmètre du service public en termes géographiques. Nous ne nous intéressons pas aux lieux, mais aux hommes et aux femmes qui font vivre la République, aux agents et aux opérateurs qui exercent un service public. L’article 1er s’applique aux délégataires directs et à tous ceux qui, par la commande publique, exercent une mission de service public. Le cadre est clair. Les collaborateurs occasionnels, bénévoles, ne sont pas concernés.

M. Pierre-Yves Bournazel. Il avait été envisagé de prendre en charge les frais d’avocat engagés par les fonctionnaires victimes d’attaques et bénéficiant de la protection fonctionnelle, dès lors qu’ils auraient engagé une action au civil ou au pénal. Cette disposition était importante pour le groupe Agir ensemble : pourquoi ne pas l’avoir retenue ?

Je veux aussi souligner l’importance de la formation des fonctionnaires et agents publics à la laïcité et à la lutte contre les discriminations. Il s’agit non seulement d’éviter la radicalisation de certains d’entre eux, mais aussi de leur donner des outils, des arguments à opposer aux usagers qui peuvent poser des problèmes en la matière.

S’agissant enfin du signalement de la radicalisation au sein de l’administration, quelle coordination allez-vous mettre en place avec les collectivités locales, notamment avec les maires, qui sont en première ligne ? Pouvez-vous nous donner quelques chiffres sur la radicalisation observée dans la fonction publique d’État ? Avez-vous des remontées des collectivités territoriales ?

Mme la ministre. La protection fonctionnelle, telle qu’elle a été définie à l’article 11 du statut général de 1983, consiste précisément à s’assurer que tout fonctionnaire voie notamment ses frais de justice pris en charge par l’employeur. Ce principe continue de s’appliquer aujourd’hui : si cette disposition n’a pas été réécrite dans le projet de loi, c’est parce qu’elle est déjà pleinement opérationnelle. Pour que les frais de justice soient pris en charge par l’administration, il suffit que cette dernière active la protection fonctionnelle, dont le mode d’emploi doit être connu de tous ; c’est pourquoi j’ai proposé, dans la circulaire du 2 novembre 2020, que la protection fonctionnelle soit déployée à titre conservatoire le plus rapidement possible. La première chose à faire n’est pas d’engager un avocat mais de s’assurer d’être protégé et d’aller porter plainte.

J’ai déjà parlé à plusieurs reprises de la formation. Nous réfléchissons au contenu de cette dernière : elle devrait être constituée d’un socle universel destiné à tous les agents publics et d’un module plus spécifique adapté aux métiers, en particulier si l’agent est en contact avec le public. Marlène Schiappa et moi-même mandaterons très prochainement des personnalités qualifiées pour y réfléchir. Nous étudierons aussi comment intégrer cette formation dans le tronc commun des écoles de service public. Surtout, nous la rendrons obligatoire. Je le répète, le ministère de l’intérieur et mon ministère travaillent de manière très rapprochée sur ce sujet, avec le soutien actif du Premier ministre. Cela ne relève pas de la loi – il n’y a donc pas de raison d’évoquer cette question dans le texte –, mais c’est tout de même très important.

La loi SILT a créé une commission qui peut être saisie lorsqu’une administration a des doutes sérieux sur la radicalisation d’un agent sans incidence sur l’exercice de ses fonctions. Lorsqu’un manquement à l’obligation de neutralité ou au principe d’égalité de traitement est constaté dans le cadre des fonctions de l’agent, les sanctions disciplinaires peuvent aller jusqu’à la révocation. La commission instituée par la loi SILT a été saisie à deux reprises au cours des douze derniers mois ; il conviendrait de rendre sa saisine plus effective, plus efficace, afin qu’elle soit plus proactive et connaisse d’un plus grand nombre de dossiers – sans que ceux-ci aboutissent nécessairement.

M. le président François de Rugy. Merci, madame la ministre, de vos réponses précises, qui seront très utiles à nos travaux.

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25.   Audition de Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, lundi 11 janvier 2021 à 19 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10117746_5ffc77897374b.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-ministres-11-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.

M. le président François de Rugy. Madame la ministre, nous avons souhaité vous auditionner, comme plusieurs autres membres du Gouvernement, même si vous n’êtes pas directement en charge du projet de loi confortant le respect des principes de la République, parce que nous avons considéré que vous seriez, si elles sont votées, concernée par l’application d’un certain nombre de ses dispositions.

Nous avons également considéré qu’au-delà du texte, il y a le contexte. Or les collectivités locales, notamment les maires, sont en première ligne dans la lutte contre les séparatismes, les communautarismes et les remises en cause de la laïcité et de la neutralité du service public. Nous venons d’évoquer ces questions avec la ministre de la transformation et de la fonction publiques et nous avons également auditionné, la semaine dernière, les représentants des associations d’élus locaux. Ce sont eux qui, sur ces questions, ont peut-être été les plus clairs, les plus concrets et les plus offensifs.

Madame la ministre, avant que les rapporteurs thématiques et les orateurs des groupes ne vous posent leurs questions, je vais vous donner la parole pour une brève intervention liminaire. En tant que ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales et en tant qu’ancienne élue locale et nationale, pouvez-vous nous décrire la réalité, sur le terrain, de cette remise en cause du pacte républicain, fondé sur la laïcité, c’est-à-dire sur la séparation des religions et de la politique – et pas seulement des religions et de l’État ?

Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Le projet de loi confortant le respect des principes de la République intéresse au premier chef les collectivités territoriales, d’abord du fait du champ très vaste des services publics qu’assument ces collectivités, notamment ceux qui se traduisent par l’accueil d’usagers ; ensuite parce que les élus locaux sont précisément l’incarnation de la République dans la vie de nos concitoyens et qu’ils sont confrontés aux doutes, aux questionnements, aux évolutions de la pensée citoyenne.

Indépendamment de la question du séparatisme et du respect des principes républicains, on a vu les pratiques évoluer. J’ai été maire pendant vingt-cinq ans. Durant mes premiers mandats, lorsque certains de nos concitoyens avaient un problème, ils prenaient rendez-vous avec moi pour en parler. Or, au fil des années, j’ai constaté que leur premier mouvement n’était plus de venir voir le maire mais de lancer une pétition, alors que c’était autrefois l’ultime recours. La montée du radicalisme et de l’extrémisme, la contestation des principes républicains sont des choses beaucoup plus graves et je soutiens avec force ce projet de loi, dans la mesure où il va donner des moyens d’action à l’État et aux élus locaux.

J’ai particulièrement travaillé sur l’article 2, mais aussi sur l’article 1er, dont il découle, et sur l’article 4, qui vise à mieux protéger les agents chargés du service public contre toute tentative d’intimidation. Les articles 6 et 21 concernent également les collectivités locales.

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Madame la ministre, je suis plus particulièrement en charge des cinq premiers articles du projet de loi.

J’aimerais savoir si la rédaction de l’article 1er pose des difficultés aux collectivités locales. Avez-vous eu des remontées en ce sens ?

La réécriture de l’article 2, à la suite de l’avis du Conseil d’État, me semble avoir abouti à une rédaction équilibrée. Est-ce aussi votre avis ? La seule difficulté qui avait été soulevée concernait l’extension de cette disposition – pourquoi la procédure du référé n’était‑elle pas étendue à d’autres établissements ? La réponse qui nous a été donnée, relative à la différence de gouvernance, me paraissant satisfaisante, je n’y reviens pas.

S’agissant, enfin, de l’article 4, pensez-vous qu’il serait utile de prévoir un mécanisme autorisant l’administration ou le délégataire à déposer plainte pour le compte de son agent ?

Mme la ministre. Les collectivités territoriales sont très intéressées par l’article 1er, même s’il ne s’applique pas seulement à elles mais à l’ensemble des services publics. Il a pour objet d’inscrire sans ambiguïté dans la loi le principe dégagé par la jurisprudence selon lequel les organismes de droit privé ou public chargés de l’exécution d’un service public sont soumis aux principes de neutralité et de laïcité du service public. Je n’ai pas de remontées négatives à ce sujet et je pense que toutes les associations d’élus y sont favorables.

La rédaction de l’article 2, sur lequel j’ai beaucoup travaillé, me convient. Il était essentiel pour moi que la décision de suspension relève entièrement du juge et j’ai veillé, à mesure que cet article était réécrit, à ce que cette disposition demeure. Je pense qu’on est arrivé à une solution satisfaisante.

L’article 4 crée une nouvelle infraction pénale afin de mieux protéger les agents chargés du service public, en sanctionnant les menaces et les violences dont ils pourraient faire l’objet. C’est un article important pour les exécutifs locaux et pour les agents des collectivités. Si j’ai bien compris, vous me demandez si un élu pourrait porter plainte pour le compte d’un agent.

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Je voulais savoir si l’option qui consisterait à donner la possibilité à l’administration ou au délégataire de porter plainte vous semble intéressante. En l’état, cette possibilité n’existe pas, puisque nul ne plaide par procureur, mais j’envisage de l’introduire et le garde des sceaux semble avoir accueilli cette proposition plutôt positivement. Elle serait exclusive de la possibilité d’engager des poursuites, de se porter partie civile ou de demander des dommages et intérêts. L’agent craint souvent des représailles : ce serait une façon de l’accompagner, indépendamment de la procédure prévue par l’article 40 du code de procédure pénale.

Mme la ministre. Vous avez bien fait de consulter le garde des sceaux. Je vais également m’entretenir de cette question avec lui, ainsi qu’avec la ministre de la transformation et de la fonction publiques, car je ne suis pas une spécialiste de ces questions. Il faudra veiller aux « effets de bord » qui pourraient résulter d’une telle décision.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. Madame la ministre, je suis rapporteur du chapitre II du titre IER, relatif aux associations. Lors des précédentes auditions, les questions ont essentiellement porté sur le contrat d’engagement républicain, introduit à l’article 6, et sur deux points en particulier.

Le premier concerne l’attribution de subventions. Chaque collectivité a sa convention d’objectifs, son mode d’attribution des subventions, en un mot, son propre formulaire CERFA. Faudrait-il, selon vous, aller vers un formulaire CERFA unique, commun à l’État et aux collectivités territoriales, qui inclurait le contrat d’engagement républicain ?

Le second concerne le contrôle des associations ayant bénéficié de subventions. L’article 6 prévoit que l’autorité publique qui a attribué la subvention doit en demander la restitution en cas de non-respect du contrat d’engagement républicain. Certaines collectivités estiment que ce contrôle est parfois difficile à réaliser et elles n’ont pas envie de jouer le rôle de gendarme sur leur territoire. Comment les aider à le faire de façon à la fois efficace et bienveillante ?

Mme la ministre. Le rôle d’un élu, c’est aussi d’assumer ses responsabilités. En tant que maire, je n’ai jamais attribué une subvention à une association sans lui demander son budget chaque année. C’est basique et c’est très important.

Désormais, le versement de toute subvention à une association sera conditionné par l’engagement, de la part de celle-ci, à respecter les principes de liberté, d’égalité et de fraternité au travers d’un contrat d’engagement républicain. Si cet engagement n’est pas respecté, la collectivité qui aura attribué la subvention devra en demander la restitution.

En règle générale, les élus connaissent leurs associations et ils peuvent s’appuyer sur les services de l’État lorsqu’ils sont confrontés à un cas sensible. Tendre vers un formulaire CERFA unique, c’est tout l’objet de ce projet de loi, et j’y suis tout à fait favorable.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Ce texte a pour objectif de lutter contre différentes formes de séparatisme et de garantir le respect des principes républicains pour faciliter le vivre ensemble.

Je suis rapporteure du chapitre III du titre IER, qui porte des dispositions relatives à la dignité de la personne humaine.

L’article 17 vise à renforcer la lutte contre les mariages forcés en protégeant le consentement des futurs époux. Il est demandé à l’élu, s’il a des doutes « au vu des pièces fournies par ceux-ci, des éléments recueillis au cours de leur audition commune ou des éléments circonstanciés extérieurs reçus », de procéder à un entretien individuel avec chaque futur époux et, si le doute persiste, de faire un signalement au procureur de la République. Pensez-vous qu’un entretien individuel avec les époux, suivi d’un entretien avec le couple, soit envisageable ? Ne pourrait‑on proposer aux élus d’harmoniser leurs pratiques grâce à un guide des bonnes pratiques ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’accompagner et de former les nouveaux conseillers municipaux ? Ne serait-il pas souhaitable, enfin, que l’avis du procureur puisse être motivé et circonstancié, notamment quand il y a une différence d’appréciation ?

Les autres articles du chapitre III concernent notamment l’attribution et le renouvellement du titre de séjour et de la pension de réversion. Pensez-vous que les collectivités locales sont capables d’accompagner et de protéger les femmes, souvent en situation difficile avec leurs enfants, en matière de logement, d’aide au travail et sur le plan financier, dans l’attente d’une demande individuelle de titre de séjour ?

J’ai une question subsidiaire, qui ne relève pas de ce chapitre : entre le besoin de formation, le souhait de formation et la réalité de la formation à la laïcité et au principe de neutralité, il existe encore un grand décalage ; est-il possible d’améliorer les choses pour accompagner réellement les agents des collectivités territoriales ?

Mme la ministre. S’agissant, premièrement, des mariages forcés, mon expérience m’a montré qu’ils sont très minoritaires. Le bon sens des élus les amène généralement à se poser des questions et à interroger le procureur pour demander ce qu’ils doivent faire. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises. Il m’est arrivé aussi de faire des entretiens particuliers avec une future mariée ou un futur marié : même si je n’ai pas toujours pu obtenir des « aveux », la suite m’a donné raison. Tout cela doit évidemment être encadré et une instruction du garde des sceaux dira précisément dans quel contexte tout cela doit se dérouler.

Vous m’avez interrogée également sur la formation. Il existe déjà de nombreuses formations à destination des fonctionnaires territoriaux. C’est le Centre national de la fonction publique territoriale qui les organise, en collaboration avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires ; à ce jour, près de 50 000 acteurs de terrain ont bénéficié de ces formations. Tout est perfectible et l’on peut sans doute encore améliorer les choses, mais vous voyez qu’elles existent.

J’ai oublié de répondre à votre seconde question, relative à la protection des femmes et des enfants. Elle est prise en charge, en général, par la protection maternelle et infantile, qui est gérée par les départements, ainsi que par l’aide sociale à l’enfance, qui dépend également des départements. Et il ne faut pas oublier les centres communaux d’action sociale et les centres intercommunaux d’action sociale.

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. En tant que rapporteure chargée des questions d’éducation, je souhaite vous interroger sur les obligations des maires s’agissant de l’instruction des enfants et de son contrôle. Les maires, vous le savez, ont une double obligation à cet égard : en vertu de l’article L. 131-6 du code de l’éducation, ils doivent établir une liste exhaustive des enfants résidant dans leur commune et en âge d’être instruits ; par ailleurs, ils doivent mener une enquête auprès des familles qui ont fait le choix de l’instruction en famille. Il s’avère que nombre de maires méconnaissent ces obligations ; parmi ceux qui les connaissent, certains ont des difficultés à les mettre en œuvre ou le font de façon incomplète – ignorant par exemple que les enfants doivent être pris en compte jusqu’à 16 ans, âge de l’instruction obligatoire dans notre pays.

Le projet de loi encadre les modalités de l’instruction en famille et en école privée afin de mieux garantir le droit à l’éducation et l’intérêt supérieur de chaque enfant. Mais nous ne pourrons faire ce travail efficacement que si les maires, en amont, font mieux le leur. Comment l’État, en particulier les services qui relèvent de votre ministère, peuvent-ils faire en sorte que tous les maires de France connaissent leurs obligations en la matière ? Je sais qu’il existe un vade-mecum, mais il ne semble pas suffire. Comment peut-on aider les maires à mieux remplir leurs missions ? Faut-il modifier la loi en ce sens, alors que tout y est déjà inscrit ?

Mme la ministre. D’abord, je pense qu’il est très important de passer d’un régime déclaratif à un régime d’autorisation : c’est un grand changement, qui permettra à un certain nombre d’enfants qui ont besoin d’un enseignement ou d’un accompagnement différents, par exemple pour des raisons médicales, d’en bénéficier.

Vous demandez comment faire connaître aux élus le contenu de leur mission. Je crois que, d’une manière générale, les maires connaissent la mission qui leur incombe. Cela étant, il faut peut-être faciliter leur travail car il n’est pas automatique qu’un maire connaisse tous les enfants de sa commune. Il faut trouver un moyen de connaître tous les enfants qui résident dans une commune, y compris ceux dont la famille ne s’est pas présentée à la mairie. Je sais que le ministère de l’éducation nationale y travaille. Cela pourrait reposer sur le croisement des fichiers existants : ceux de l’Éducation nationale, de la caisse d’allocations familiales (CAF), etc. Il ne doit pas être très difficile d’identifier tous les enfants résidant dans une commune : on le fait bien dans d’autres domaines. Il faut, en tout cas, que les choses soient précisées.

M. Alexis Corbière. Madame la ministre, pouvez-vous nous donner des chiffres ? Nous manquons de données concrètes. Connaissez-vous, par exemple, le nombre de collectivités qui ont engagé une procédure pour que des subventions qui avaient été attribuées soient retirées ou que des sanctions soient prises ? Combien de contrôles ont abouti à l’annulation d’une subvention après une infraction à la laïcité ?

Ce projet de loi est né du discours prononcé par le Président de la République aux Mureaux, dont la dernière partie était très forte : il soulignait un problème d’aménagement du territoire, évoquait les quartiers populaires, abandonnés depuis des années par la puissance publique. Or tous ces aspects, malgré la parole forte du Président de la République, sont totalement absents du texte. Ne croyez-vous pas que cela affaiblit l’ensemble du dispositif, qui ne marche que sur un pied ? Le projet de loi introduit des tracasseries administratives qui ne sont pas toujours fondées ; le législateur manque d’informations, par exemple sur le nombre d’associations qui ne respecteraient pas la loi ; surtout, il n’y a aucune réflexion dans ce texte sur notre aménagement du territoire.

Au nom du groupe La France insoumise, j’aimerais vous demander comment le débat a eu lieu. Avez-vous, en tant que ministre, demandé à ce que ces aspects figurent dans le texte ? Des arbitrages ont-ils eu lieu et ont-ils abouti à la disparition de ces thématiques ? Considérez‑vous, finalement, que le texte, tel qu’il est, se suffit à lui-même ?

Mme la ministre. Je n’ai pas ces chiffres, car on ne demande pas aux maires de faire remonter ce genre d’information à la direction générale des collectivités locales.

Dans la plupart des cas, les subventions qui sont versées aux associations sont bien gérées. Peu importe si ce projet de loi ne concerne qu’un nombre de cas très limité : cela en vaut tout de même la peine, car le rôle de la République est de protéger nos concitoyens et les valeurs de la République.

S’agissant de ce qui, d’après vous, manquerait dans ce projet de loi, je rappelle que l’objet de chacune des dispositions de ce texte est de lutter contre la manifestation des projets idéologiques contraires aux principes démocratiques. L’idée est donc de dresser des barrières protectrices contre ces projets et leur manifestation.

Je vois bien ce que vous voulez dire : ces projets prospèrent sur des fragilités de notre société, des crises identitaires, des inégalités sociales, un sentiment d’exclusion. Ce n’est pas inexact mais ils prospèrent également dans d’autres pays, aux histoires et aux spécificités sociales totalement différentes, tant en Europe qu’en Amérique du Nord ou même au Moyen‑Orient. Il ne faut pas toujours lier les difficultés sociales et les prises de position idéologiques. J’ai connu des cas qui démontraient strictement l’inverse : les idées séparatistes se développent parfois dans des milieux inattendus.

L’élaboration du projet de loi a donné lieu à divers débats sur la politique du logement et sur la politique migratoire. J’ai fait savoir que traiter du logement dans ce texte ne me paraissait pas être une bonne idée car cela pouvait susciter des raccourcis déplaisants entre le logement social et le séparatisme. La politique d’un gouvernement, loin de se borner à un seul texte, se traduit dans tous les textes qu’il propose. Nous sommes ainsi en train de développer des dispositions sur le logement dans le futur projet de loi « 4D » (décentralisation, déconcentration, différenciation et décomplexification) que je défendrai au Parlement.

M. Francis Chouat. Le groupe La République en Marche tient à souligner l’importance que revêt votre audition par la commission spéciale. Au-delà de la rigueur indispensable à la rédaction de chaque article, vous incarnez la mise en œuvre de la loi. Une alliance républicaine de l’ensemble des territoires de l’État est indispensable, faute de quoi cela ne fonctionnera pas. De même, nous devons poursuivre nos efforts, voire opérer des ruptures s’agissant de la sécurité globale, de la loi sur l’école de la confiance ou encore du logement. Cela nécessite une très grande interministérialité, laquelle doit être également renforcée concernant la politique de la ville.

Ma question portera sur le seul article 2. Je vous ai écoutée avec attention, ainsi que notre rapporteure, Laurence Vichnievsky, dont je partage souvent les propos. Permettez-moi tout de même de ne pas être totalement convaincu par le fait que le Gouvernement a accepté la position du Conseil d’État concernant le référé-liberté. Le caractère suspensif n’est pas contradictoire avec le contrôle du juge. Cela modifie l’équilibre des relations entre les préfets et les collectivités locales ; j’aurais préféré maintenir la version initiale. Passons...

Par ailleurs, le Conseil d’État propose de ne pas inclure « les actes qui méconnaissent l’obligation de refuser ou de retirer la subvention prévue aux deuxième et troisième alinéas de l’article 10-1 de la loi du 12 avril 2000 », au motif qu’ils ne sont pas de même gravité et que le nombre de parties susceptibles d’être en cause est important. Je ne suis absolument pas convaincu par cette argumentation. Cela alourdira une procédure dont il serait au contraire souhaitable qu’elle soit rapide.

Enfin, le Conseil d’État signale, à juste titre, que les collectivités territoriales ne sont pas les seules concernées et que les autorités compétentes de l’État doivent prendre les mesures propres à faire cesser sans délai d’éventuels manquements au sein de leurs propres services. Que pensez-vous du ciblage des seules collectivités territoriales dans l’article 2 ?

Mme la ministre. Le Conseil d’État a proposé de simplifier le dispositif en modifiant les dispositions existantes en matière de déféré-liberté, afin que le préfet puisse, sur cette base, assortir son recours d’une demande de suspension lorsque l’acte attaqué est de nature à porter gravement atteinte au principe de neutralité des services publics. Le délai laissé au juge administratif pour statuer est extrêmement court puisqu’il est de quarante-huit heures. Nous nous sommes alignés sur la position du Conseil d’État puisque la suspension peut être prononcée suffisamment vite pour éviter que ce type d’acte ne produise des effets. Cela nous a semblé raisonnable et assez clair pour les élus, qui connaissent déjà l’existence du déféré‑liberté.

Les collectivités locales ne sont pas ciblées mais la Constitution confie aux préfets le contrôle du respect des lois. Si le contrôle de légalité concerne exclusivement les collectivités territoriales, les actes des autorités de l’État peuvent également faire l’objet de contentieux. Dès lors, pouvez-vous nous préciser ce qui vous gêne sur le fond ?

M. Francis Chouat. Les services de l’État agissent souvent au même niveau que les collectivités territoriales et sont confrontés aux mêmes difficultés. Le problème n’est pas celui du contrôle de légalité mais du champ d’application de cette disposition car l’État n’est pas infaillible.

Mme la ministre. Il faudra que nous en rediscutions.

M. Robin Reda. Madame la ministre, je souhaite, au nom du groupe Les Républicains, vous poser trois questions sur l’article 6.

Le contrat d’engagement républicain viendra-t-il, de façon systématique et obligatoire, en substitution des chartes proposées par des collectivités, voire des préfectures – c’est le cas de la préfecture de l’Essonne – et qui, souvent, sont afférentes au seul principe de laïcité ?

Deuxièmement, vous avez indiqué que les élus locaux seraient responsables de l’application des contrats d’engagement républicain. Seriez-vous favorable à la création d’un délit de clientélisme permettant de sanctionner un élu, un maire par exemple, qui déciderait de déroger à un tel contrat pour pouvoir verser des subventions ?

La troisième question porte sur l’absence de dispositions relatives au logement et à la mixité sociale. Vous êtes ministre de la cohésion des territoires ; il me semblait que le discours prononcé aux Mureaux par le Président de la République avait été très clair lorsqu’il associait les phénomènes de repli communautaire, de prosélytisme et d’affirmation identitaire à la ghettoïsation d’une partie de nos territoires. On ne peut que regretter que le projet de loi n’aille pas plus loin, dès maintenant, en proposant des dispositions relatives à la mixité sociale réelle. Une fois n’est pas coutume, je rejoins le constat dressé par mon collègue Alexis Corbière, même si je ne partage sans doute pas les solutions qui seraient proposées.

Mme la ministre. Je répondrai par l’affirmative à votre première question : le contrat d’engagement républicain remplacera toutes les chartes de l’État. Cela concerne donc le préfet.

Vous me demandez ensuite ce qu’il se passera si le maire ne respecte pas ce contrat. Le préfet pourra demander à la collectivité de s’expliquer et aura la possibilité de déférer. Cela peut même aller jusqu’au pénal si cela est nécessaire.

J’ai déjà répondu à votre question sur le logement, et je vous demande de soutenir la politique que nous mènerons au travers de la loi « 4D ». Je précise, pour lever toute ambiguïté, que ce cadre national n’interdira pas aux collectivités de poursuivre par ailleurs les politiques de subvention qui leur sont propres, avec des chartes locales, même si elles n’ont pas de valeur contraignante.

M. Philippe Vigier. Vous êtes, madame la ministre, chargée de la cohésion des territoires. Étant en première ligne avec les élus, vous savez parfaitement que le séparatisme que nous constatons tous exige une loi ambitieuse, rappelant que la République est fondée sur des principes, des valeurs, des symboles. La promesse républicaine doit être inscrite au fronton de cette loi, pour une raison majeure : le séparatisme prospère non seulement sur le terreau de la pauvreté, mais également dans d’autres domaines. Si je comprends que vous ne souhaitiez pas traiter de l’immigration ou du logement dans ce texte, la protection des principes républicains nécessite une véritable ambition concernant l’éducation, la laïcité et l’accès aux soins.

Pourquoi ne pas confier aux collectivités locales ou à des associations un fonds de développement de la République ? Celui-ci serait chargé d’expliquer à nos concitoyens qu’ils ont la chance d’appartenir à une communauté de destin, que le fait de vivre dans un pays qui leur apporte tant comporte des exigences et qu’ils doivent se comporter en adultes responsables. Cela pourrait se faire au travers de conventions d’objectifs et de moyens, avec des financements. La réserve parlementaire a été supprimée mais un tel outil à disposition des élus et des associations permettrait, comme cela a été fait pour la politique de la ville, d’aller beaucoup plus loin et d’expliquer qu’il faut se montrer plus exigeant face à la fragilisation de la République.

Ma seconde question, à laquelle j’associe ma collègue Perrine Goulet, porte sur l’instruction à la maison. Le système actuel, qui repose sur une déclaration, concerne près de 50 000 enfants. Vos services ont-ils examiné les conséquences que pourrait avoir le passage à un régime d’autorisation, notamment la possibilité que certains de ces enfants sortent du champ ?

Votre longue expérience d’élue locale imprègne tous vos propos. Je me permets d’ajouter un élément d’information : les meilleurs fichiers pour identifier les résidents dans une commune sont ceux de la sécurité sociale. Ils seront d’ailleurs utilisés pour les vaccinations. Au nom du groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés, je vous invite à suivre ce chemin.

Mme la ministre. Il n’existe pas de budget consacré spécifiquement à la défense des valeurs républicaines. C’est une préoccupation que l’on retrouve dans toutes les politiques. L’objectif, quand on dédouble des classes maternelles et primaires dans les écoles en REP+, est de mieux éduquer les enfants et de soutenir les plus fragiles. Cette mission est fondamentale. Je crois beaucoup à la vertu de l’éducation et, même si ce n’est pas le débat, il me semble très important de développer certains enseignements dans les classes supérieures, notamment dans les programmes d’histoire.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de consacrer une ligne budgétaire ou un fonds à la défense des valeurs républicaines. C’est une démarche globale : développer la culture dans les territoires, comme le directeur de La Villette l’a fait avec les Micro-Folies, ou encore consacrer des montants importants à la politique de la ville, tout cela contribue à la lutte pour le respect des valeurs de la République.

Votre question sur l’école relève du ministère de l’éducation nationale. J’ai entendu votre suggestion de recourir aux fichiers de la sécurité sociale. La réflexion du ministre de l’éducation nationale aboutira, je l’espère du moins, à la constitution d’un tel fichier.

M. Christophe Euzet. Madame la ministre, je vous remercie pour vos explications si nourries qu’elles privent la moitié de mon intervention de toute portée. Je partage votre avis sur le fait que l’éducation, la sécurité globale et la justice de proximité sont des problématiques parallèles, qui doivent être traitées dans des véhicules législatifs distincts de celui que nous examinons.

Si le groupe Agir ensemble pense que la formation aux principes républicains aurait pu être davantage abordée dans le présent texte, la question du logement est à la marge de ce projet de loi et aurait probablement été considérée comme un cavalier législatif si elle y avait figuré. L’existence d’un volet logement dans la future loi « 4D » est de nature à nous rassurer.

En revanche, vous n’avez répondu que partiellement à notre seconde préoccupation, très technique. Je ne reviendrai pas sur le principe initial de substitution du préfet en cas de carence de la collectivité locale en matière de respect des principes républicains. La solution juridique qui a été trouvée est en effet globalement équilibrée : le préfet aura la possibilité de déférer les actes selon une procédure dite de carence républicaine, reposant sur la technique du déféré-liberté et sur la suspension prononcée par le juge. Toutefois, qu’en est-il des actes des collectivités territoriales qui ne font pas l’objet d’une procédure formelle ? Je pense notamment à la décision de retirer des ouvrages d’une bibliothèque, qui ne nécessite pas un acte formel. Le texte prévoit-il des mesures pour contrecarrer ce genre de dérives et éviter que certains élus ne cèdent à la tentation clientéliste ou à des pressions communautaires ?

Mme la ministre. Les agissements des élus qui ne prendraient pas la forme d’une délibération peuvent déjà faire l’objet d’un contrôle, dès lors que cela constitue une décision portant atteinte aux principes républicains, qu’elle soit exprimée par voie de presse, dans une émission de radio ou dans un discours de vœux. Le préfet peut déjà intervenir. Avec cette loi, nous allons le formaliser de façon plus évidente.

M. Charles de Courson. Madame la ministre, je souhaite vous poser, au nom du groupe Libertés et Territoires, cinq questions.

Commençons tout d’abord par l’article 21 : les maires doivent juridiquement contrôler que tous les enfants de 3 à 16 ans demeurant sur le territoire de leur commune respectent le principe d’instruction obligatoire. Mais ont-ils les moyens juridiques de ce contrôle ? Ne faudrait-il pas substituer au numéro INE (identifiant national unique) de l’Éducation nationale le numéro INSEE et autoriser le rapprochement avec les listings de la CAF ou les fichiers fiscaux ? Cela permettrait de vérifier si certains enfants ne relèvent d’aucune structure d’éducation obligatoire.

Ma deuxième question porte sur le contrat d’engagement républicain lié à l’attribution de subventions publiques prévu à l’article 6. Ne pensez-vous pas qu’il y a un vrai risque d’exclusion de certaines associations, notamment à caractère confessionnel, voire ethnique, dans le domaine social, culturel ou sportif ? Appliquer à une association de nature confessionnelle le principe de neutralité ou de laïcité pose problème. Or l’une de vos éminentes collègues ministres nous a expliqué que le contrat d’engagement républicain serait un document standard, applicable à tout le monde : il n’y aura pas d’adaptation aux spécificités des associations.

J’aurai ensuite trois questions concernant l’article 1er. En l’état actuel du texte, les collaborateurs bénévoles sont exclus du champ de cet article. Êtes-vous favorable à leur inclusion ?

Ne faudrait-il pas préciser dans la loi les exceptions à l’article 1er concernant l’enseignement sous contrat ou hors contrat et certains établissements de santé ?

Enfin, peut-on exclure les sociétés anonymes d’habitations à loyer modéré (HLM) du champ de l’article 1er et inclure les offices d’HLM ? Il y a une véritable incohérence concernant la politique du logement : soit on exclut tout le monde, soit on inclut tout le monde. On ne peut pas faire un système à géométrie variable.

Mme la ministre. J’ai déjà répondu à plusieurs reprises à la première question : je suis favorable à la constitution d’un fichier reposant sur toutes les sources que vous avez indiquées. Je n’en maîtrise pas les aspects techniques mais je suis favorable à cet objectif.

La deuxième question est très importante. L’exposé des motifs pour l’article 6 précise que « cet article n’a ni pour objet ni pour effet d’empêcher les associations d’inspiration confessionnelle d’obtenir et d’utiliser des subventions pour leurs activités d’intérêt général. Le contrat d’engagement républicain, dont le contenu est délimité par la loi, ne saurait étendre l’application du principe de laïcité au-delà de l’administration et des services publics ». La laïcité n’a pas pour but d’empêcher l’expression et la pratique des religions. La loi fixe les grands principes et un décret d’application viendra en préciser le contenu.

Votre troisième question, si je vous ai bien compris, concerne les accompagnateurs. Le principe de laïcité doit être respecté par les fonctionnaires et ceux qui concourent à l’exercice républicain. Je ne pense donc pas qu’il soit nécessaire d’étendre l’article 1er.

Concernant votre quatrième question, le texte est clair sur les champs qu’il couvre : s’il fallait lister tout ce qu’il ne couvre pas, il serait relativement long !

Enfin, dans votre cinquième question, vous me demandez de confirmer si les offices d’HLM figurent dans le périmètre de l’article 1er, mais pas les sociétés anonymes d’HLM. Je dois étudier ce sujet.

M. Charles de Courson. Prenez l’exemple de l’enseignement sous contrat ou hors contrat : ces établissements font partie du service public de l’enseignement mais la loi leur accorde un caractère propre. Tel qu’il est rédigé, l’article 1er est général. Le Conseil d’État indique qu’une loi existante admet déjà des restrictions pour l’enseignement hors contrat ou sous contrat et pour les établissements de santé privés d’intérêt collectif. Toutefois, cela n’est que son avis : ce n’est pas le Conseil d’État qui décide de la loi ! Ne faudrait-il pas l’écrire explicitement dans la loi pour qu’il n’y ait pas de discussions devant les juridictions en cas de contentieux ?

Mme la ministre. Le Conseil d’État admet le choix que nous avons fait mais recommande au Gouvernement d’améliorer et de préciser l’étude d’impact pour qu’elle explique plus concrètement ce champ d’application : c’est ce qui a été fait.

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26.   Table ronde réunissant des organisations salariales, mercredi 13 janvier 2021 à 9 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10129920_5ffeadb59e4e1.respect-des-principes-de-la-republique--table-ronde-d-organisations-syndicales-de-salaries--13-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition d’organisations syndicales de salariés :

 Confédération française démocratique du travail (CFDT) – M. Frédéric Sève, secrétaire national, et Mme Caroline Werkoff, secrétaire confédérale en charge des relations avec le Parlement ;

 Confédération générale du travail (CGT) – Mme Nathalie Verdeil, secrétaire confédérale ;

 Force ouvrière (FO) – M. Christian Grolier, secrétaire général de la Fédération des fonctionnaires, Mme Roxane Idoudi, secrétaire confédérale en charge du développement de l’organisation, et Mme Brussia Marton, assistante confédérale au service juridique ;

 Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) – M. Gérard Mardiné, secrétaire général ;

 Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) – M. Cyril Chabanier, Président ;

 Fédération syndicale unitaire (FSU) – M. Benoît Teste, secrétaire général, et M. Stéphane Tassel, secrétaire national ;

 Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) – Mme Émilie Trigo, secrétaire nationale.

M. le président François de Rugy. Pour rappel, l’Assemblée nationale a décidé la constitution d’une commission spéciale afin d’examiner le projet de loi visant à conforter le respect des principes de la République. Cette commission, dont j’assure la présidence, réunit des députés provenant des diverses commissions de l’Assemblée. Nous avons souhaité organiser des auditions relativement variées, avec des représentants d’un certain nombre d’organisations concernées par la loi, afin de recueillir des avis, des analyses ou des propositions sur le texte, mais aussi sur le contexte dans lequel nous agissons.

Nous auditionnons ce matin les représentants de sept organisations syndicales de salariés. Pour ce qui vous concerne, vous représentez des salariés d’entreprises privées, des fonctionnaires ou des agents contractuels des différentes fonctions publiques, avec une très grande variété de situations. Comme vous le savez, ce projet de loi vise notamment à étendre le respect du principe de neutralité des services publics à des salariés travaillant pour des entreprises privées exerçant une mission de service public. Nous serions donc ravis de vous entendre sur cette nouveauté introduite par ce projet de loi, ainsi que sur tout autre sujet sur lequel vous souhaiteriez vous exprimer.

M. Frédéric Sève, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Mon propos liminaire se concentrera sur le texte, le contexte et l’articulation des deux éléments.

Les grands principes au cœur de ce projet de loi ont été présentés par anticipation par le Président de la République, lors d’un discours prononcé aux Mureaux le 2 octobre 2020. Nous en retrouvons la teneur dans l’exposé des motifs de la loi.

D’emblée, je précise que la CFDT partage une large partie des constats exprimés dans ce discours, qui sont d’ailleurs anciens. Je ne dis pas que nous n’avons pas raison de les réactualiser et de les réaffirmer, mais ces constats sont effectivement partagés et anciens. Depuis trente ans, c’est le manque de volontarisme politique et de moyens donnés notamment à la politique de la ville ou à la politique d’intégration qui a permis aux organisations porteuses d’un islam radical – puisque c’est de ce sujet dont il est question – ou de logiques séparatistes ou prônant des idéologies au-dessus des lois de la République de prospérer dans certains quartiers ghettoïsés, dans lesquels – je reprends les mots du Président – la promesse de la République n’a pas été tenue. Je pense que c’est bien la nécessité de tenir, sur la durée, les promesses de la République – qui ont été prises en défaut depuis si longtemps – qui doit guider notre réflexion.

Si le constat est juste, les réponses sont en revanche assez incomplètes, ou en tout cas problématiques. Du moins, elles peuvent être incomplètes ou problématiques.

D’abord, s’agissant du contexte, nous regrettons que la question de l’islam en France – qui est tout de même sous-jacente au débat autour de ce projet de loi ou, de manière générale, au débat autour des questions de laïcité – ait tendance à n’être traitée que sous l’angle réducteur de la vigilance vis-à-vis de l’islam radical. Rappelons tout de même – je pense que nous serons tous d’accord – que l’islam est pratiqué dans un cadre légal par une écrasante majorité des musulmans en France, qui ne souscrivent ni de près ni de loin à l’islamisme et n’ont strictement aucun lien avec celles et ceux qui prennent appui sur une pseudo-lecture rigoriste des textes pour justifier des actes délictueux ou criminels. Il convient de le souligner et de le réaffirmer.

Comme je l’indiquais, la CFDT partage le constat et les objectifs de la loi. Toutefois, lorsque nous passons du propos général au détail des mesures envisagées, nos positionnements s’avèrent plus nuancés. Je prendrai trois exemples de ces nuances, qui biaiseront quelque peu la présentation, mais qui sont révélateurs des problématiques que peut poser une telle loi.

Mon premier exemple concerne l’article 1er, imposant la neutralité religieuse aux salariés des entreprises délégataires de service public. La CFDT partage ce principe, qui est déjà reconnu par la jurisprudence. De ce point de vue, son inscription dans la loi ne pose aucune difficulté. Cela dit, l’essentiel du débat concerne les capacités et les moyens que nous nous donnerons pour faciliter l’application de ce principe. En effet, son inscription dans la loi lui donnera de la visibilité, au point de constituer une nouveauté pour de nombreuses entreprises qui, parce qu’elles n’avaient jusqu’ici jamais été confrontées à ce problème, ne l’avaient pas appréhendé.

De fait, nous devons nous attendre à une demande d’aide relative à l’application de ce principe. Ce n’est pas simple, car la jurisprudence demeure assez floue sur ce que signifie, dans une entreprise délégataire de service public, le respect de la neutralité religieuse. De mémoire, la jurisprudence de la Cour de cassation se concentre essentiellement sur les questions vestimentaires, mais il est évident que le sujet ne se limite pas à cette dimension.

Un travail d’explication est donc attendu, qui sera sans doute aussi important – sinon plus – que la lettre de la loi elle-même. De même, des formations et un accompagnement devront être fournis aux travailleurs et aux services des ressources humaines. En tout état de cause, nous devons éviter de laisser les encadrants, les salariés et les entreprises se confronter seuls aux questions difficiles – d’interprétation, d’équilibre – soulevées par cet article. De notre point de vue, c’est sur cet aspect que porte l’essentiel du débat, davantage que sur le texte lui‑même.

Mon deuxième exemple concerne l’article 6 relatif à l’obligation, pour les associations, de signer un contrat d’engagement républicain. Même si nous pouvons en partager l’inspiration, cette obligation ne nous paraît ni opératoire ni nécessaire. Dans le cadre du régime de subvention, les associations sont, de fait, déjà soumises à un certain arbitraire – dans le bon sens du terme – et au contrôle. Nous estimons que cet article ne renforce guère le contrôle des associations et de leurs activités. En revanche, au plan psychologique, il est susceptible de créer une possible pierre d’achoppement avec le monde associatif, comme un élément de soupçon pouvant se révéler assez contreproductif.

Mon dernier exemple concerne l’article traitant de la scolarité obligatoire dès trois ans. Si ce principe validé par le Conseil supérieur de l’éducation est accueilli favorablement par la CFDT, tout l’enjeu réside, à nouveau, dans l’application de ce principe. Réussir l’intégration de 25 000 à 30 000 enfants – peu importe le nombre, finalement – jusqu’ici non scolarisés dépendra nécessairement des moyens mis en œuvre. Je ne parle pas nécessairement des moyens en termes quantitatifs, mais des processus que l’Éducation nationale mettra en place pour réussir cette intégration.

Mme Nathalie Verdeil, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT). Mon propos introductif s’attachera davantage au contexte qu’au texte en lui-même, sujet sur lequel nous reviendrons probablement par la suite.

Conformément à ses valeurs et à ses statuts, la CGT agit pour que prévalent, dans la société, les idéaux de liberté, d’égalité, de justice, de laïcité, de fraternité et de solidarité. Elle agit aussi contre toutes les discriminations, le racisme, la xénophobie et toutes les exclusions. En ce sens, la CGT est attachée aux valeurs de la République – Liberté, Égalité, Fraternité – et considère que les politiques ou les actes mettant à mal un de ces piliers sont dangereux pour le pacte social et le vivre ensemble. Évidemment, la CGT est favorable à la lutte contre la montée des intégrismes. De tous les intégrismes. Ils ne sont pas des manifestations de convictions religieuses, mais des projets politiques qui sont, de fait, les ennemis de la laïcité. Il est légitime de questionner les valeurs de la République et le principe de laïcité, à condition de parler tous de la même chose. Or elle est trop souvent convoquée, dans le débat public, sous le sceau de la polémique et de l’instrumentalisation politique.

Le projet de loi présenté est un texte « fourre-tout », qui ne correspond ni à son titre ni aux intentions données dans les présentations médiatiques. Il ne suffit pas d’affirmer qu’il est un texte de liberté pour qu’il le soit vraiment. Ce texte est globalement punitif et instaure de nouveaux outils juridiques. Son approche sécuritaire et idéologique est dangereuse, car il ne s’attaque pas aux racines du problème. Le risque est de renforcer un sentiment d’exclusion d’une partie de la population.

La CGT considère que ce qui met à mal la cohésion sociale, c’est le chômage, la précarité, l’effondrement des services publics, le manque d’accès à la culture ou à l’éducation populaire. Qui est le meilleur garant du respect des principes de la République ? La réponse peut paraître évidente : l’État, et ceux et celles qui le représentent. Or cela ne transparaît pas dans le texte. L’entrisme religieux est bien sûr dangereux et à combattre. Toutefois, il n’est pas le seul danger remettant en cause le socle républicain. Les fondements qui sont considérés dans l’exposé des motifs comme solides et intangibles, nous les considérons comme essentiels, mais fragiles. Ils sont le fruit de combats et le résultat, souvent, de consensus et d’équilibres. Pour la CGT, la disparition de services publics constitue également un danger. Elle est une source profonde d’inégalités, de discrimination, d’injustice, de remise en cause des droits fondamentaux. Ce texte s’inscrit par ailleurs dans une logique de texte sécuritaire qui affaiblit les libertés fondamentales. L’adhésion aux valeurs de la République ne peut pas passer seulement par un arsenal législatif et pénal supplémentaire, mais par des responsabilités partagées dont l’État doit être le garant.

Au-delà de ce propos liminaire, sachez que nous n’avons pas l’intention d’intervenir sur l’ensemble des articles du projet de loi. Nous reviendrons en revanche sur les limites de l’extension du principe de neutralité aux salariés de droit privé des entreprises exerçant une délégation de service public. Si un salarié de droit privé agit en tant que sous-traitant d’une mission de service public, le débat ne se pose pas pareillement suivant que ce salarié soit ou non directement exposé à l’accueil ou au contact des usagers ou du public. Le droit du travail encadre déjà la liberté d’expression dans l’entreprise privée. Il existe donc des limites à cet article restreignant la liberté des salariés de droit privé. Enfin, je rejoins la CFDT lorsqu’elle rappelle qu’il existe déjà de nombreux textes – jurisprudences, règlements intérieurs d’entreprises exerçant des missions de service public – encadrant le travail des agents concernés.

Mme Roxane Idoudi, secrétaire confédérale en charge du développement de l’organisation de Force ouvrière (FO). Par son histoire et sa raison d’être, la confédération générale Force Ouvrière est une organisation syndicale ouvrière interprofessionnelle profondément démocrate, républicaine, laïque et pacifique. C’est la raison de son immédiate et constante condamnation des attentats et assassinats terroristes qui ont frappé les journalises de Charlie Hebdo, le professeur Samuel Paty, des policiers et agents publics en tant que tels, et bien d’autres personnes pour le seul fait qu’elles vivaient librement dans le cadre de la République.

Il est bien sûr indispensable d’agir et de prendre des mesures afin de protéger tout un chacun dans l’exercice de ses fonctions et emplois, dans l’exercice paisible des libertés individuelles et collectives, et d’empêcher que cela ne se reproduise. La confédération FO est cependant attentive, attachée et engagée à la défense sans cesse de la démocratie et des libertés, dont la liberté de conscience, la liberté d’expression, la liberté d’informer et de la presse, le droit et la liberté de manifester, et bien évidemment la liberté syndicale. C’est ce qui nous a conduits à nous exprimer contre les dispositions qui nous semblent y porter atteinte, dont celles contenues dans la proposition de loi relative à la sécurité globale, ou encore les décrets récents relatifs à la sécurité intérieure.

Notre engagement républicain est la raison de notre engagement en faveur de la fonction publique, du statut général des fonctionnaires, du service public et des services sociaux, qui voient nos syndicats actuellement mobilisés dans les secteurs de la santé, du social et médicosocial, de l’éducation nationale, des finances, de l’énergie, protestant contre les insuffisances de moyens d’effectifs et de reconnaissance salariale, et pour la préservation des entités et statuts publics.

Notre engagement laïc se traduit de façon historique et constante par notre attachement à la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Nous avons toujours considéré et considérons qu’elle doit être pleinement et entièrement défendue et mise en œuvre et respectée, plutôt que de vouloir la modifier au prétexte de la faire évoluer. À cet égard, la confédération FO s’est toujours opposée aux dispositions prises au cours du temps détournant les financements publics au profit de l’enseignement privé, dont la loi Debré de 1959, étant entendu qu’elle est attachée au principe de neutralité de l’État, et donc de ses services, fonctionnaires et agents dans l’exercice de leurs missions et fonctions, qui doivent en être protégés.

Lors de cette audition, nous interviendrons plus particulièrement sur l’article premier du chapitre 1, sur les articles 18, 19 et 20 du chapitre 2 et sur l’article 31 du chapitre 5, qui nous semblent importants.

M. Gérard Mardiné, secrétaire général de la Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC). Ce projet de loi aborde des sujets structurants vis-à-vis de la capacité de vivre ensemble de la société française, qui est essentielle à sa cohésion, et donc à sa vitalité, à son avenir et même à son devenir. La CFE‑CGC partage l’essentiel des constats décrits dans l’exposé des motifs de la loi. Ceci dit, la reconstruction d’un vivre ensemble plus apaisé et plus fraternel tout en préservant les libertés individuelles fondamentales et les droits de l’Homme ne peut se limiter à conforter le respect des principes, soient‑ils ceux de la République. Elle passe également par l’identification des causes des lignes de fracture qui abîment notre société, dont certaines ont déjà été évoquées, et qui abîment également notre démocratie, et par la volonté d’y apporter des solutions. Un équilibre doit ainsi être trouvé entre des mesures telles que celles inscrites dans ce projet de loi et des solutions à apporter aux problèmes rencontrés.

En particulier, le communautarisme – et les dérives qu’il engendre – puise souvent ses racines dans l’exclusion. Notre société doit devenir davantage inclusive et faire preuve de lucidité, mais aussi et surtout de courage pour rebâtir une démocratie au sein de laquelle les décisions politiques prévalent sur les pratiques de milieux d’affaires et financiers constitués d’une très petite minorité d’individus, qui entendent régenter le monde à leur profit et s’asseoir sur les décisions politiques issues de la démocratie républicaine. Ce ne sont d’ailleurs pas les exemples qui manquent dans l’actualité.

Par ailleurs, l’école doit être, plus que jamais, le creuset de la République. C’est un élément qui nous paraît très important, et nous sommes effectivement favorables aux mesures adoptées pour généraliser la scolarité. Néanmoins, il convient d’allouer des moyens supplémentaires pour doter l’Éducation nationale de moyens favorisant les capacités de réflexion et l’émancipation de nos jeunes, tout en les préservant de l’obscurantisme.

L’insertion des jeunes dans le monde du travail est également essentielle et doit constituer un impératif fort, au-delà du discours. Certes, des mesures ont déjà été adoptées, mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. L’année 2020 fut évidemment particulière, mais le chômage des jeunes est un véritable cancer auquel il convient impérativement de mettre fin.

La préservation d’un monde futur vivable et si possible enviable doit impérativement devenir une priorité politique forte. Nous ne pouvons pas exclure des réactions fortes de citoyens se sentant légitimés dans leurs actions violentes du fait de la perception d’un avenir non vivable ; je fais ici référence à la crise écologique actuelle.

Nous devons donc trouver le juste équilibre entre le respect des libertés individuelles et des droits de l’Homme et les règles régissant une vie en société apaisée, sereine et respectueuse des libertés d’autrui. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a réfléchi et travaillé sur ce sujet, et la CFE-CGC partage très largement l’avis de cette commission. Considérant sa compétence sur le sujet, je suppose que vous avez déjà prévu de l’auditionner sur ce projet de loi.

Garantir le respect des principes républicains ne peut être principalement obtenu par la contrainte. Si le projet de loi devait être essentiellement répressif, comme une première lecture semble le montrer, il risquerait d’entretenir un ressentiment contraire à l’objectif recherché. Il convient donc de trouver un équilibre entre les mesures contraignantes avec leurs sanctions associées et les mesures favorisant la résolution des problèmes de fond.

Le contrat d’engagement républicain est une idée intéressante, mais l’article est pour l’instant formulé dans un sens particulièrement dur en cas de non-respect des engagements. De notre point de vue, seul l’irrespect manifeste des principes cités devrait pouvoir être retenu pour fonder une sanction pour manquement au pacte républicain, afin que le texte n’ouvre pas la porte à des sanctions très fortes pour des motifs mineurs.

M. Cyril Chabanier, président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Mon propos se concentrera sur les articles ayant un impact direct ou indirect sur le monde du travail et les travailleurs.

Pour la CFTC, l’intention de ce texte est plutôt légitime, et nous sommes plutôt en accord avec une grande partie des articles qu’il contient. Néanmoins, je prendrai plusieurs exemples pour souligner qu’il existe, d’une part, des articles avec lesquels nous sommes en accord et dont nous partageons le contenu et, d’autre part, des articles qui nous paraissent aller dans le bon sens, mais pour lesquels des précisions sont attendues afin d’en éviter les effets pervers. Enfin, je partagerai avec vous quelques critiques sur le manque d’équilibre de ce texte.

Parmi les mesures que nous estimons positives, je pense d’abord aux ajustements juridiques que ce projet de loi introduit à juste raison, notamment au sujet des discours de haine par la voie numérique et de la meilleure protection des agents publics. Ces aspects relèvent du périmètre de la sécurité publique, qu’il est nécessaire de renforcer pour lutter contre les violences et toute forme de terrorisme.

Trois exemples viennent étayer mon propos : l’article 3 élargissant le fichier recensant les auteurs d’actes terroristes aux individus faisant l’apologie du terrorisme ; les articles 4 et 5, qui renforcent la protection des agents de l’État en créant une nouvelle infraction, à savoir le fait d’user de menaces ou de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation ; les articles 18 et 20, qui concernent la haine sur Internet et la mise en place de trois nouveaux outils, dont le nouveau délit sanctionnant la diffusion d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne l’exposant à différentes menaces.

Au travers de ces trois exemples, nous parlons de la protection de la vie privée et de ses principaux attributs, à savoir la protection du domicile et de l’intimité des personnes, qui est un droit fondamental pour la CFTC. Ces articles visent l’ensemble de nos concitoyens, et plus particulièrement les travailleurs : enseignants, forces de l’ordre, soit des catégories pour lesquelles des mesures de protection sont aujourd’hui nécessaires. La CFTC est donc plutôt favorable à ce renforcement de droits fondamentaux.

D’autres mesures que nous qualifions de plutôt positives demandent des précisions pour en éviter les effets pervers. Je pense notamment à l’article premier traitant de l’extension du principe de neutralité aux organismes de droit privé ou de droit public participant à l’exécution de services publics, qui concerne également des catégories d’organismes privés ou publics auxquels la loi entend confier l’exécution d’une mission de service public. Au même titre que les articles que j’ai précédemment cités, nous accueillons ce premier article d’un œil plutôt favorable, dans la mesure où il vise des situations parfois vécues comme incertaines et non sécurisantes pour les travailleurs concernés. Dès lors qu’il s’agit d’exercer des missions de service public, nous pouvons entendre qu’il existe un certain parallélisme des formes avec la fonction publique, étant entendu que c’est la mission – plus que le statut de droit public ou de droit privé – qui doit primer.

Cela dit, nous alertons sur le risque de manque de précision. S’agit-il d’imposer une neutralité à tout intervenant ou utilisateur de ces espaces ? Le respect des principes de neutralité et de laïcité doit-il directement s’appliquer aux salariés, aux contractuels, aux occasionnels ? Est-ce pareillement valable pour les usagers ? Des précisions sont donc attendues pour savoir qui serait concerné par quelle disposition. Pour notre part, nous plaidons plutôt pour une définition légale d’un espace ou d’une mission de service public. À défaut de précision, le texte pourrait conduire à une conflictualisation des relations sociales ou professionnelles, là où le bon sens ou les régulations – mais aussi parfois la jurisprudence – produisent un certain équilibre.

Notre approche est quelque peu similaire pour l’article 6 dédié au contrat d’engagement républicain, pour lequel nous sommes en attente de précisions, à commencer par un énoncé précis d’exemples d’infractions.

Enfin, nous considérons nécessaire de rééquilibrer le texte. En l’état, ce projet de loi pourrait être perçu comme essentiellement répressif, ce qui nous pose problème. Dans son discours, le Président de la République avait tracé une voie d’équilibre en abordant la question de l’intégration, de l’égalité des chances, de la lutte contre les discriminations. Or le texte n’aborde pas véritablement ces volets. Au contraire, il désigne explicitement ou implicitement certaines catégories de nos concitoyens. Il s’en dégage une impression d’ensemble alimentant les soupçons des uns vis-à-vis des autres, alors qu’un texte plus équilibré en matière de droits et de devoirs aurait pu renforcer le désir d’appartenir à une communauté sociale et de vivre ensemble que nous ne retrouvons pas – du moins pas suffisamment – dans ce texte.

M. Benoît Teste, secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire (FSU). La question de l’équilibre du texte a déjà été soulevée lors des précédentes interventions liminaires. Partageant cette préoccupation, la FSU considère que le projet de loi est, à ce stade, déséquilibré, même si quelques dispositions prises isolément et séparément nous agréent. Ce texte contient différents éléments intéressants avec lesquels nous sommes en accord, mais nous pensons globalement qu’il risque de cibler et stigmatiser une pratique religieuse, alors que nous considérons impératif d’adopter, en toutes circonstances, une visée universaliste. Dans tous les textes ayant trait à ces questions de laïcité et de principes républicains, tout doit être équilibré, ce qui n’est pas le cas de ce projet de loi tel qu’il est aujourd’hui rédigé.

Par ailleurs, nous tenons à rappeler que ce texte touchera des équilibres fondamentaux et des lois fondamentales, ce qui est loin d’être négligeable. Je sais que vous en avez conscience, mais nous devons souligner que ce projet de loi touche à la loi de 1881 sur la liberté de presse, à la loi de 1901 sur les associations, à la loi de 1905 sur la laïcité, soit autant de lois résultant d’équilibres fragiles et de questions sensibles. Je ne dis pas que nous abordons ce sujet à la légère, mais nous devons veiller à ne pas ouvrir la boîte de Pandore.

Bien que nous soyons du côté des auditionnés, nous souhaitons tout de même vous adresser plusieurs questions sous forme d’interpellation. D’abord, nous nous inquiétons d’une possible procédure accélérée. J’ignore si cette procédure s’applique à ce texte, mais nous nous inquiétons – justement parce que les équilibres sont complexes – de possibles amendements qui pourraient être retenus pour modifier ce texte.

Je prendrai un seul exemple déjà évoqué ce jour, qui concerne l’extension du principe de neutralité aux missions de service public assumées par les entreprises privées. Globalement, ce principe nous agrée, et nous pensons effectivement judicieux d’étendre ce principe au cas par cas, dans certaines situations. Cela dit, veillons à ne pas rouvrir, à l’occasion de l’examen de ce projet de loi, le débat sur les mères voilées accompagnant les sorties scolaires. D’aucuns prétendent, à l’appui de ce texte, que les mères voilées seraient en position de favoriser le prosélytisme religieux, ce qui n’est concrètement pas le cas dans l’immense majorité des sorties scolaires. Si nous réintroduisons ce débat à l’occasion de l’extension d’un principe qui nous semble de bonne politique, nous remettrons sur la place publique des questions sensibles et compliquées et des équilibres complexes. Sur le terrain, cette question est bien souvent réglée au cas par cas, par le professionnalisme des personnels, qui sont à même de juger si un risque de prosélytisme peut conduire à l’annulation de la participation de telle ou telle personne à la sortie scolaire. Nous tenions à vous en alerter.

Par ailleurs, je rappelle que la quasi-totalité des organisations syndicales présentes ce jour ont rédigé un texte commun suite aux attentats de 2015, qui s’intitule Vivre ensemble, travailler ensemble. Ce texte revient notamment sur le refus de tout prosélytisme, sur le refus des dérives comportementales excluantes et discriminatoires sur les lieux de travail, et nous retrouvons d’ailleurs un certain nombre d’éléments dans ce projet de loi. Cela dit, nous avions précisément veillé à l’équilibre du texte, dans la mesure où nous devions nécessairement viser le vivre ensemble.

Plus globalement, nous déplorons que ce texte soit marqué du sceau de l’interdit et de la pénalisation. Je reviendrai d’ailleurs, ultérieurement, sur les dispositions relatives à l’éducation.

Enfin, les modifications relatives au financement des associations cultuelles semblent traduire une dérive vers une pratique concordataire – régime de double autorisation, détermination par le préfet du caractère cultuel ou non d’une association – qui ne nous semble pas nécessaire et enviable en France.

M. le président François de Rugy. Vous avez parfaitement le droit de poser des questions, même si nous avons surtout vocation à vous entendre. D’ailleurs, je suppose que nos collègues députés prendront la parole pour partager à la fois des questions et des prises de position.

Pour faire suite à votre interpellation relative à la procédure accélérée, je me permettrai un bref rappel sur la procédure parlementaire, sur laquelle nous ne faisons jamais assez de pédagogie. Le caractère accéléré de la procédure parlementaire ne garantit nullement une adoption du texte dans un délai très court. Cette procédure autorise seulement, une fois que l’Assemblée et le Sénat ont procédé à un premier examen du texte, à réunir une commission mixte paritaire composée de députés et de sénateurs. S’ils s’accordent sur un texte, celui-ci est soumis au vote des deux chambres dans les mêmes termes. À défaut d’accord, la procédure habituelle suit son cours, avec une navette susceptible de mener à trois lectures du texte au sein de chaque chambre. En outre, dans la mesure où l’examen en commission vaut désormais lecture, ce ne sont pas moins de six lectures qui sont susceptibles d’être engagées. Nous prenons donc le temps de débattre des textes et de les examiner de près.

Comme vous le savez, notre commission examinera, la semaine prochaine, les amendements proposés sur ce projet de loi. Le texte sera ensuite porté à l’examen dans l’Hémicycle durant les deux premières semaines du mois de février.

Enfin, je rappellerai que nous avons souhaité élargir cette audition à d’autres organisations syndicales de salariés que les cinq organisations syndicales représentatives au niveau national, ce qui explique d’ailleurs votre présence ce jour. Comme nous en avons discuté au sein du bureau de la commission, nous avons souhaité que la FSU et l’UNSA puissent être associées à cette audition, dans la mesure où vous êtes particulièrement représentées parmi les fonctionnaires et les agents publics. C’est la raison pour laquelle sept organisations syndicales sont présentes ce matin, avec qui nous prenons le temps d’échanger.

Mme Émilie Trigo, secrétaire nationale de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). L’UNSA reviendra d’abord sur le contexte entourant ce projet de loi. Comme certains camarades l’ont déjà rappelé, ce projet de loi fait suite au discours des Mureaux, dans lequel le Président de la République s’attaquait au séparatisme islamiste, à l’islamisme radical, à l’islam radical, soit autant de termes que nous retrouvons dans l’exposé des motifs et dans l’étude d’impact, au sein desquels figurent les notions d’entrisme communautariste d’inspiration islamiste, de confrérie des Frères musulmans, d’arabo‑salafisme. In fine, aucun de ces termes n’apparaît dans le projet de loi. D’une certaine manière, c’est peut-être très positif en termes de stigmatisation. Néanmoins, le projet de loi semble avoir oublié tout un pan des annonces formulées à l’occasion du discours du 2 octobre, à savoir la recherche de cohésion sociale.

À l’UNSA, nous partageons bien évidemment l’intention qui consiste à lutter contre tous les séparatismes, notamment l’islam politique qui vise la destruction de la République et des démocraties. Il en existe d’autres, mais celui-ci doit tous nous rassembler et souder la communauté nationale autour d’un combat commun. Par ailleurs, dans la mesure où nous devons surtout éviter l’écueil de l’amalgame entre islam et islam politique, ce combat doit rassembler tous les républicains, dont les musulmans qui, dans une très large majorité, vivent leur religion en paix en France – il est important de le rappeler. Cette bataille pour la République, l’UNSA y participera. Si nous ne sommes pas, par principe, opposés à ce projet de loi, nous tenons à partager avec vous quelques interrogations, regrets et points de vigilance.

Nous questionnons d’abord la nécessité même d’un projet de loi pour régler les questions qui nous animent. Bien que le discours du 2 octobre ait été prononcé avant l’assassinat dont fut victime notre collègue Samuel Paty, devons-nous adopter des lois dans un contexte encore largement occupé par l’émotion plus que légitime suscitée par celui-ci ?

Par ailleurs, malgré les explications de M. de Rugy, nous regrettons le choix de soumettre un projet de loi touchant la laïcité à une procédure accélérée, considérant qu’il serait préférable de laisser un temps suffisant permettant des débats sereins et apaisés sur un sujet déchaînant traditionnellement les passions.

Nous en appelons également à la vigilance s’agissant de certains articles, à commencer par l’article premier relatif aux services publics et au principe de neutralité. Évidemment, pour l’UNSA, le principe de neutralité des services publics est la règle à respecter. Veillons toutefois à ne pas étendre ce principe plus largement qu’il ne doit l’être, les collaborateurs occasionnels du service public, les personnes participant à une activité d’intérêt général ou un organisme reconnu d’utilité publique n’y étant pas toujours soumis, ce qui est très satisfaisant. Dans la mesure où mes collègues de la FSU se sont déjà exprimés à ce sujet, je ne reviendrai pas sur le débat – pourtant tranché par le Conseil d’État en 2013 – relatif aux parents accompagnateurs de sorties scolaires, que nous ne devons surtout pas rouvrir. J’aborderai en revanche la question suivante : qu’est-il prévu pour les entreprises dont seule une partie des activités relève du service public ? Le régime de neutralité s’applique alors aux employés, en fonction de leurs missions. Comment procéder pour l’appliquer à long terme ?

Concernant les articles 4 et 5 sur la protection des agents publics, je rappellerai que l’UNSA Fonction publique a rendu un avis favorable lors de la présentation de cet article au Conseil commun de la fonction publique. Je m’abstiendrai d’y revenir plus longuement.

Abordons à présent le sujet de l’école. Pour l’UNSA, sa fédération de l’Éducation et son syndicat des enseignants, l’instruction obligatoire à trois ans est une bonne mesure. La limitation prévue pour l’instruction en famille l’était également, mais le nombre déjà très élargi de cas dérogatoires laisse penser que cette mesure n’entraînera finalement que peu de changements, ce qui est dommageable. En effet, l’UNSA considère qu’une autorisation préalable sur projet pédagogique serait le minimum pour pouvoir élargir les motifs dérogatoires à l’instruction en famille. À cet égard, nous tenons à vous alerter sur les enfants en situation de handicap. S’il est évident qu’il doit s’agir d’un motif dérogatoire, n’oublions pas que l’école doit jouer son rôle d’inclusion, ce qui nécessite de donner des moyens de formation au personnel, mais également du personnel ; je pense ainsi aux problématiques d’assistantes de vie scolaire (AVS) manquantes dans les écoles, sachant que de nombreuses familles font le choix de l’école publique pour leurs enfants en situation de handicap.

S’agissant des établissements privés hors contrat, si la loi prévoit de renforcer l’arsenal juridique pour fermer des écoles, elle laisse toujours leur ouverture à un simple régime de déclaration, et non d’autorisation préalable.

Plus généralement, nous considérons que ce projet de loi manque de dispositions en faveur de la mixité sociale, de la lutte contre les discriminations. Nous pouvons notamment regretter que le volet relatif au logement présent dans la première version du texte ait disparu. Le texte manque également de dispositions relatives à la formation des enseignants. L’école ne doit pas seulement faire vivre la laïcité, elle doit aussi la transmettre. Or plus de 90 % des enseignants n’ont reçu aucune formation sur la laïcité et les principes républicains.

Un autre point de vigilance concerne l’article relatif à l’interdiction des certificats de virginité. Sans remettre en cause le bien-fondé de l’intention, l’UNSA considère qu’il s’agit d’une pratique anecdotique, au point que nous ne parvenons pas à trouver de données chiffrées. De fait, nous nous interrogeons sur le bien-fondé d’une inscription dans la loi. Bien souvent, il s’agit de certificats de complaisance délivrés par des médecins dans le but de protéger des jeunes filles qui en font la demande. L’inscription de ce sujet dans la loi interroge donc sur les effets contreproductifs qu’elle pourrait engendrer.

En conclusion, je rappellerai que la laïcité est synonyme de liberté, et qu’elle ne doit pas devenir une source ou une liste d’interdits. Si le texte actuel ne casse pas encore – malgré quelques critiques – l’équilibre de la loi de 1905, nous serons très prudents et attentifs à ce que le débat et les amendements ne viennent pas rompre cet équilibre.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Je débuterai mon intervention par deux remarques, avant de vous adresser une question de portée générale, sachant que les rapporteurs thématiques vous questionneront sur leurs chapitres respectifs.

Certains d’entre vous ont relevé la très grande variété de mesures et dispositifs visés par ce projet de loi. Le terme de « fourre-tout » a même été employé. Or vous devez comprendre que la volonté du Gouvernement – nous en débattrons dans les prochaines semaines en commission puis en séance publique – est d’essayer de traiter ces phénomènes de replis communautaires, parfois nommés séparatismes, partout où ils s’introduisent, qu’ils visent ou non une religion en particulier – j’y reviendrai ultérieurement. C’est ce caractère multidimensionnel qui justifie une grande part de la variété des dispositions proposées.

En effet, l’introduction de ces phénomènes peut s’effectuer dans les services publics, et notamment dans les services publics locaux. Elle peut aussi s’opérer par le biais du tissu associatif, ce qui explique notre tentative d’apporter un certain nombre de réponses par rapport au tissu associatif. Parfois, ces phénomènes sont introduits dans la scolarisation, y compris lorsqu’elle s’effectue en famille, ce qui nous amène à introduire cette dimension. Parfois, ils se traduisent par des pratiques coutumières, évidemment minoritaires, comme avec la polygamie et les certificats de virginité. Parfois, ces phénomènes s’observent dans l’organisation des cultes, qui repose sur la loi de 1905. À cet égard, je rappellerai que la loi de 1905 n’est pas qu’un texte de liberté, puisque son article premier conditionne la liberté de conscience et la garantie de l’exercice public du culte au respect de l’ordre public.

Pourquoi le terme « islamisme » ne figure-t-il pas dans ce texte ? Il me semble que c’est tout l’honneur de ce texte de ne pas le mentionner, d’abord pour des raisons évidentes de constitutionnalité, puisqu’un texte qui ciblerait une communauté ou une religion en particulier ne passerait pas les fourches caudines de la législation des libertés fondamentales. C’est un choix politique que nous assumons. Ce texte vise l’ensemble des radicalités, dans toute leur diversité, même si nous savons que l’une d’entre elles pose particulièrement un certain nombre de difficultés, que ce soit en France ou dans d’autres pays. De fait, les conditions sociales ne sont pas simplement françaises.

J’en arrive à mes deux questions. L’audition des organisations syndicales de salariés doit nous permettre de savoir si, de votre point de vue, ces phénomènes sont constatés dans les secteurs que vous représentez – le secteur public et le secteur privé. Engendrent-ils des difficultés quotidiennes dans l’exercice des missions de service public, ou dans le secteur privé hors champ public ? Existe-t-il des difficultés concrètes justifiant une protection et une appréhension particulières de la puissance publique et du législateur ? L’article premier et l’article 4 du projet de loi répondent-ils – du moins partiellement – à ces préoccupations ? Sont-ils de nature à atteindre l’objectif que nous nous efforçons de nous fixer ?

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. En tant que rapporteure thématique pour le chapitre traitant de l’éducation et du sport, j’ai bien noté les propos de certains d’entre vous sur la scolarité obligatoire et l’instruction en famille. L’article 21 du projet de loi prévoit effectivement, pour l’instruction en famille, de passer d’un dispositif avec déclaration préalable à un dispositif avec autorisation préalable. J’ai bien pris note des remarques de l’UNSA à ce sujet.

Je souhaite également formuler une remarque sur l’école inclusive. Je partage les propos de Mme Trigo, puisque le handicap constitue effectivement un motif pour l’éducation en famille. Cela dit, nous travaillons déjà depuis plusieurs années sur l’école inclusive, mais aussi sur l’école attractive, et je puis vous garantir que nous saurons redoubler d’efforts.

Ma question porte sur une interpellation qui m’a été adressée dans le cadre de l’examen de ce projet de loi, qui a trait à la formation des enseignants du privé sous contrat, qui sont des agents publics et qui réclament les mêmes formations que leurs collègues du public. Quel est votre point de vue sur cette proposition d’unification de la formation des enseignants ?

M. Guillaume Vuilletet. De vos interventions, je retiens un constat paradoxal que nous avons aussi entendu lors d’autres auditions. D’un côté, le texte paraît très répressif. De l’autre, l’on regrette qu’il ne soit pas assez protecteur. Comme l’a rappelé le rapporteur général, il s’agit bien de viser l’ensemble des séparatismes, des communautarismes et des radicalités, afin que les agents du service public – qu’ils soient de statut privé ou de statut public – soient, avant toute chose, protégés des agressions dont ils peuvent faire l’objet. Malheureusement, l’actualité nous rappelle constamment que c’est bien trop souvent le cas.

Par ailleurs, le projet de loi rappelle aussi les exigences attendues de toute personne représentant la puissance publique par rapport au devoir de neutralité et au devoir de laïcité. À ce titre, et cela ne vous étonnera pas, je considère que ce texte est équilibré. La référence constante et fondée au discours présidentiel des Mureaux n’implique pas, a contrario, que ce texte soit l’alpha et l’oméga de la transcription législative des propos du Président de la République. En ce moment même, un séminaire gouvernemental doit aborder un autre pilier. Des engagements ont été pris, et des paroles fortes ont été entendues. De fait, le vivre ensemble ne se résume pas à la laïcité, puisqu’il dépend également de la cohésion sociale, de l’équilibre que nous devons trouver en matière de mixité et de l’équilibre que nous devons trouver au sein de notre société.

Dans le cas présent, ce projet de loi vise au respect des principes de la République et à leur accompagnement. À cet égard, l’exigence formulée à l’égard des associations peut paraître anodine. D’une certaine manière, nous demandons simplement aux associations percevant de l’argent public de confirmer qu’elles respectent les principes républicains. Il est préférable de l’affirmer haut et fort, d’autant que certaines associations utilisent l’argent public pour combattre la République, dans une logique séparatiste.

Mes questions porteront sur ceux qui représentent et agissent au nom de la puissance publique vis-à-vis du public. Ce projet de loi permettra-t-il, selon vous, d’atteindre la cible d’un phénomène qui existe ? Disposez-vous d’éléments pour le quantifier ? Savez-vous si de nombreux agents sont confrontés, dans leur action quotidienne, à des difficultés liées à des attitudes séparatistes, ou du moins communautaristes ? J’ai pu assister à un échange entre la ministre de la Fonction publique et des hauts fonctionnaires, mais il serait souhaitable de connaître le point de vue des agents en contact avec le public. Par ailleurs, comment pouvons-nous procéder pour mieux accompagner ces agents dans leur appréhension de la laïcité, pour les former à sa défense et à sa mise en œuvre et pour les former aux réactions face aux comportements visant à la combattre ?

M. Éric Diard. Mes questions s’adresseront surtout à Mme Trigo. En préambule, je tiens à préciser que nous sommes tous d’accord sur un point : le plus grand adversaire et ennemi des musulmans, c’est le fondamentalisme, ce fondamentalisme qui leur fait du mal. Vous pouvez penser que ce texte vise particulièrement le séparatisme et la radicalisation islamistes, parce qu’ils sont très prégnants, mais le texte est bien de portée générale. En effet, comme l’ont rappelé certains collègues, il existe d’autres séparatismes, d’autres radicalismes, qui sont malheureusement, je le crains, amenés à se développer dans les prochaines années.

Avec Éric Poulliat, j’ai été rapporteur d’une mission sur les services publics face à la radicalisation. À ce titre, nous nous étions particulièrement penchés sur l’Éducation nationale. Nous avions constaté qu’il existait un avant et un après 2015, année des attentats, et que les informations relatives à la radicalisation avaient tendance à bien remonter, grâce aux référents laïcité et aux enseignants, qui jouaient plutôt bien le jeu – pardonnez-moi l’expression. La problématique des atteintes à la laïcité et du prosélytisme demeurait toutefois prégnante. Malheureusement, la tragédie de la mort de Samuel Paty nous l’a rappelé avec brutalité. Le ministre de l’Éducation nationale avait d’abord recensé quatre-cents atteintes à l’hommage à Samuel Paty, avant d’en dénombrer plutôt huit-cents trois semaines plus tard. La semaine dernière, un sondage révélateur de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) soulignait que plus de 40 % des enseignants s’étaient déjà autocensurés, tandis que 19 % d’entre eux ont fait état de troubles à l’occasion de l’hommage à Samuel Paty. Je suppose donc que nous sommes bien au-delà de huit-cents perturbations. Le sujet semble particulièrement problématique, d’autant plus avec cette volonté « de ne pas faire de vagues ». Pour ma part, j’ai l’impression que les enseignants ne se sentent pas toujours soutenus par la hiérarchie, comme en témoigne l’exemple du professeur lyonnais dont nous avons entendu parler la semaine dernière. Ma question est donc simple : que faire pour que la hiérarchie s’engage auprès des enseignants ?

Ma seconde question concerne les cours d’éducation civique et morale, qui ont été mis en place en 2015. Il ne s’agit pas d’un cours magistral, mais d’un cours structuré autour de débats, qui peuvent parfois poser des difficultés, comme nous l’avons vu avec la tragédie vécue par Samuel Paty et la récente affaire de ce professeur lyonnais. Ne serait-il donc pas souhaitable de revenir à un cours magistral ? Il me semble qu’il appartient aux enseignants de transmettre les éléments en matière d’enseignement civique et moral. N’est-ce pas fondamental de votre point de vue ?

M. Philippe Vigier. Nous avons tous en partage la République. Comme l’a souligné Éric Diard, nos concitoyens constatent – je n’ai d’ailleurs pas entendu une seule voix dissonante dans vos propos – des reculs de la laïcité, qui nous imposent d’agir. Vous considérez que ce texte est trop à charge et trop répressif. Que manque-t-il donc pour que ce principe de laïcité soit restauré, sachant que certains fondamentalistes – le mot a été prononcé – s’opposent à cette République que nous avons tous en partage ?

Ma seconde question concerne la protection des personnels de la fonction publique. Vous savez très bien que certains sont empêchés d’exercer leurs missions. Je pense notamment à certains enseignants, mais aussi aux professionnels de santé, qui sont parfois dans l’incapacité d’assumer leurs missions formidables. J’emploie ces mots à dessein, considérant leur résonnance particulière dans le contexte actuel. Considérez-vous que ce texte apporte une véritable avancée ? Certains personnels n’osent pas porter plainte lorsqu’ils sont empêchés dans l’exercice de leur mission, pour différents motifs. Avec ce texte, leurs chefs de service pourront porter plainte. Pensez-vous qu’ils doivent obligatoirement le faire ?

Ma troisième question s’adresse à M. Frédéric Sève, selon qui la promesse républicaine doit être au cœur de l’action, mais est insuffisamment représentée dans ce projet de loi. Nous nous retrouvons parfaitement sur ce sujet. De votre point de vue, comment cette promesse républicaine s’incarne-t-elle ? À qui la confier ? Devons-nous la confier à des collectivités territoriales ou à des associations ? Comment la faire vivre, sous quelles conditions et quelles en sont les acceptions ? Ce sujet me semble particulièrement important.

Ma quatrième et dernière question porte sur le principe de neutralité. J’ai bien entendu les remarques de M. Teste, qui soulignait que cette extension du principe de neutralité à tous les acteurs publics et délégataires de service public ne concernerait pas que quelques territoires ou quelques bâtiments publics comme les écoles ou les mairies. Nous savons que cette neutralité doit aussi s’exercer pleinement dans certains territoires, sans empêcher les mères de famille d’accompagner certains déplacements. À vos yeux, le texte est-il équilibré sur cette extension de la neutralité fortement réclamée par les élus locaux ?

Mme Cécile Untermaier. Vous avez raison, me semble-t-il, d’affirmer que ce texte est d’abord répressif et qu’il manque de mesures positives. Très largement, les mesures positives échappent aux parlementaires, puisqu’elles impliquent généralement des financements. Or l’article 40 de la Constitution ne nous permet pas de déposer des amendements de cette nature.

La procédure accélérée, que vous avez eu raison d’évoquer, est quasiment devenue une procédure de droit commun. Nous avions déjà engagé cette réflexion lors du précédent quinquennat, en considérant qu’elle devait nous accorder davantage de temps pour la préparation des textes. En l’occurrence, il me semble que ce texte est important et mérite un long temps de préparation. Je vous remercie de l’avoir relevé.

Pour terminer ce propos introductif, et au risque de vous étonner, je rappellerai que notre groupe parlementaire est hostile à un régime d’autorisation en matière d’instruction et d’enseignement, de par le caractère fondamental et constitutionnel de cette liberté.

Ma première question porte sur l’article 6, qui instaure un contrat d’engagement républicain pour toute association sollicitant une subvention. Vous considérez-vous, en tant qu’organisations syndicales, concernées par ce dispositif ? Si tel était le cas, comment accepteriez-vous l’idée d’avoir à passer un tel contrat, qui vous renverrait à l’idée implicite que vous ne vous soumettriez pas aux règles républicaines ?

Ma deuxième question porte sur l’article 18, qui fait suite au drame subi par l’enseignant Samuel Paty, et sur l’article 14 relatif à la protection des agents publics, qui apporte également une réponse à cette problématique. Il me semble nécessaire de mêler les deux articles pour garantir une lecture complète de la réponse qu’entend donner le Gouvernement à cette situation tragique. Considérez-vous que le dispositif prévu dans le texte répond au constat dressé par ce drame et rend possible son évitement ? Pensez-vous que la réactivité à un dépôt de plainte devrait être encadrée dans ce texte de loi ? L’employeur devrait-il, selon vous, être lié au dépôt de plainte d’un agent public ? Enfin, la protection fonctionnelle de l’agent public actuellement consacrée dans les textes vous paraît-elle suffisante ou doit-elle être également complétée ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Le projet de loi traite de nombreuses questions sur le service public et les délégataires de service public. Son article premier relatif à la neutralité touche d’ailleurs une grande partie des salariés des entreprises délégataire de service public. Cette obligation de neutralité existe déjà dans la jurisprudence, que la loi ne fait que confirmer clairement. Comment cette obligation est-elle aujourd’hui appliquée et interprétée sur le terrain ? Induit-elle des difficultés ? Pensez-vous que ce premier article apportera davantage de clarté et de facilité pour le positionnement des salariés et des entreprises ? Il me semble qu’il leur serait plus facile de faire respecter la loi plutôt que des jurisprudences toujours soumises à interprétations.

Depuis la « loi El-Khomri », les entreprises peuvent inscrire le principe de neutralité dans leur règlement intérieur. Disposez-vous de retours sur ce point ? Avez-vous constaté des tensions ? Cela s’est-il généralisé ou cela demeure-t-il exceptionnel ? Certains secteurs sont-ils plus particulièrement visés que d’autres ? Existe-il, a contrario, des secteurs dans lesquels ce principe serait mieux appliqué ? Quel pourrait être, de votre point de vue, votre rôle dans la prévention de la radicalisation au travail et dans la détection des comportements à risques ? Les syndicats ont-ils suivi des formations en la matière ? Je sais que des collectivités locales et des entreprises s’efforcent de s’y préparer, ce qui n’est pas simple, puisque le phénomène est totalement nouveau pour la plupart des organisations et collectivités existantes.

Enfin, dans la mesure où l’obligation de scolarisation ne prévoit que peu de dérogations, quelle est votre approche de ce sujet et quelles en seront les conséquences concrètes ?

M. Charles de Courson. Toutes les organisations syndicales bénéficient de subventions publiques. Si le texte est voté en l’état, il leur faudrait, en application de l’article 6, signer un contrat d’engagement républicain pour continuer d’en percevoir. Or plusieurs d’entre vous ont formulé des remarques intéressantes à ce sujet. Peut-on véritablement parler de contrat ? La République est-elle un contrat ? De mon point de vue, la République ne repose pas sur un contrat, mais sur une adhésion à des principes républicains. En l’état, l’on nous a expliqué qu’il s’agirait d’un contrat type, avec en pratique onze principes à respecter. Pouvez-vous préciser votre point de vue dans ce domaine ?

Par ailleurs, que pensez-vous des restrictions apportées à la liberté d’enseignement par plusieurs articles de ce projet de loi ? Je pense notamment à l’instruction en famille, pour laquelle il est prévu de passer d’un système de déclaration à un système plus restrictif d’autorisation. Pour des motifs philosophiques, politiques ou religieux, nous interdisons à des familles d’avoir accès à l’instruction en famille. Que pensez-vous de ces dispositions ?

Comme vous l’avez quasiment tous relevé, le texte ne comporte aucun volet économique et social visant à améliorer l’insertion de nos concitoyens vivant en marge de la communauté nationale. Quels volets législatifs souhaiteriez-vous voir intégrés dans ce texte ?

Enfin, l’une d’entre vous a soulevé le problème des certificats de virginité, ou plutôt des pseudo-certificats de virginité. Pensez-vous que la sanction doit toucher le médecin, ou les personnes qui ont contraint une femme à demander la délivrance d’un tel certificat ?

M. Alexis Corbière. Je comprends la difficulté de l’exercice des propos liminaires, qui sont souvent de portée générale et qui peuvent générer des frustrations, dans la mesure où nous souhaiterions vous entendre aussi sur des sujets plus spécifiques.

Comme vous le savez, je porte un regard très critique sur ce texte. Si je partage l’idée selon laquelle son objectif nous rassemble tous, son contenu prête nécessairement à débat. À juste titre, vous avez relevé que la dernière partie du discours présidentiel des Mureaux – la nécessité d’une politique sociale, notamment dans les quartiers – était totalement absente de ce projet de loi. De mon point de vue, cela le déséquilibre encore plus.

De manière générale, quels sont vos constats en tant qu’organisations syndicales ? Pour ma part, je souhaiterais que nous partagions des faits. Je ressens une grande frustration depuis le lancement de ce débat, puisque les invités manquent souvent de temps pour en venir aux faits. À l’inverse, comme l’a souligné Mme Trigo, nous constatons que certains sujets pour lesquels nous manquons de données sont largement débattus. Concrètement, pouvez-vous nous remettre des chiffres ? Quelle est la dynamique de ces phénomènes ? Leur existence est indéniable, puisque l’on peut trouver de tout dans un pays de 66 millions d’habitants, mais de quoi parlons-nous précisément ? Au sein de vos organisations syndicales, constatez-vous une recrudescence des phénomènes dont nous parlons aujourd’hui ? Rencontrez-vous plus de salariés qui, en raison de leurs convictions spirituelles, ne respectent plus le règlement intérieur de leur entreprise ? Recevez‑vous plus de témoignages de salariés confrontés à des usagers ou des collègues qui, en raison de leurs convictions spirituelles, se comportent mal ou ne leur disent plus bonjour ? Tous ces thèmes sont extrêmement présents dans l’actualité et les journaux, mais pouvez-vous nous faire part de vos constats ? Ce sujet m’intéresse particulièrement. Pouvons-nous disposer de faits ? S’agit-il d’un phénomène qui mérite que la puissance publique agisse ? S’agit-il d’un phénomène qui, somme toute, dans une longue histoire, a parfois existé, quitte à être moins prégnant sur le terrain que dans le débat public ? À l’inverse, s’agit-il d’un phénomène particulièrement inquiétant ?

J’en viens à l’article 4 du projet de loi, qui traite de la protection fonctionnelle. En tant qu’enseignant, je puis attester qu’il existe un scandale dans ce pays, puisque la protection fonctionnelle s’engage très difficilement, y compris pour des agents confrontés à des difficultés multiples. Ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire de mieux informer les agents, qui ignorent parfois l’existence de ce dispositif ? Ne savent-ils pas que leur administration ou leur direction est en mesure de les aider à trouver un avocat et à prendre en charge les frais ? À cet égard, nous devons éviter l’écueil de la surenchère législative, a fortiori si l’objectif est de faire valoir un droit existant qui, pour de multiples raisons, n’est jamais mis en œuvre.

Ne constatez-vous pas également une confusion des sujets ? N’existe-t-il pas une confusion entre la nécessaire neutralité des services publics et ce qui est demandé aux usagers ? Parfois, j’ai entendu des personnes de bonne foi affirmer, dans des bureaux de poste, que le port du voile était interdit aux usagers, soi-disant au nom de la laïcité des services publics. Ces propos sont sans fondement. Ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire de former nos agents pour que chacun comprenne ce que signifie précisément la neutralité du service public et des agents ?

De la même manière, de quoi parlons-nous lorsque nous commentons des sondages sensationnalistes diffusés au sein du corps enseignant ? Le métier d’enseignant consiste justement à se confronter à des élèves qui, par définition, tiennent de nombreux propos confus. Notre métier est bien d’aller au contact et de les convaincre, et non de dénoncer ou d’en rabattre. Comme je l’indiquais précédemment, c’est bien le but du métier d’enseignant, étant entendu que nous sommes confrontés à des élèves qui, par le biais des réseaux sociaux et de la télévision, sont traversés de nombreuses idées.

En outre, en écho aux propos tenus par Mme Trigo s’agissant de l’article premier du projet de loi, quelles exigences sommes-nous en droit d’attendre des entreprises répondant à la commande publique ? Les entreprises sous-traitantes sont souvent extrêmement précaires. Que demandons-nous aux agents ? Dans quelle situation ? Ce point mérite d’être clarifié. De mon point de vue, l’existence ou l’absence de contact avec le public est déterminante. Quel est donc votre point de vue dans ce domaine ?

Enfin, comme nos collègues enseignants de Force Ouvrière l’ont rappelé à demi-mot, la loi de 1905 n’est pas respectée sur l’ensemble du territoire. Est-il encore normal d’accepter, en raison du concordat d’Alsace-Moselle, l’absence de cours d’éducation civique, l’existence de cours d’éducation religieuse, le financement du culte ? En tant qu’organisations syndicales, ne croyez-vous pas que nous devrions d’abord, pour défendre la laïcité, permettre à la loi de 1905 de s’appliquer sur l’ensemble du territoire ?

Mme Marie-George Buffet. Nous partageons le même sentiment d’urgence de se mobiliser contre tous ceux qui s’en prennent aux principes de la République. Face aux délits et aux attaques menées contre la République, la loi doit prévoir des sanctions. Néanmoins, vous soulignez toutes et tous que la loi est déséquilibrée, et je partage totalement votre point de vue. La loi devrait introduire de nouveaux droits pour les femmes et les hommes vivant dans notre pays. Par ailleurs, des politiques devraient également être mises en œuvre pour favoriser la cohésion sociale par la mixité sociale, l’égalité des droits et l’égalité des chances. C’est le défi qui nous attend pour les prochaines semaines.

Je reviendrai d’abord sur l’article premier, qui se propose – et j’y suis favorable – d’élargir le principe de neutralité du service public aux entreprises délégataires de service public. Quelles en seront toutefois les conséquences pour les salariés de ces entreprises ? Les entreprises dépourvues de charte relative à la neutralité déplaceront-elles des personnels pour obtenir une délégation de service public ? Quelles sanctions les employeurs pourraient-ils mettre en œuvre vis-à-vis de leur personnel ? Nous devons nécessairement creuser les conséquences de cette décision – que je partage – d’élargir l’obligation de neutralité, notamment pour déterminer la manière d’assurer la protection des salariés concernés.

J’observe aussi, avec étonnement, que le contrat d’engagement républicain rappelle l’ensemble des principes de la République, dont celui de la laïcité. J’espère donc que le débat permettra de remédier à cette absence quelque peu surprenante. Par ailleurs, en tant que dirigeants d’organisations syndicales, estimez-vous nécessaire d’engager, au sein des organisations, un débat sur l’utilité de ce contrat ? Signer un contrat au niveau d’une direction nationale d’association ne suffit pas, encore faut-il que ce contrat – pour qu’il soit un tant soit peu utile – vive à l’intérieur de l’organisation. Pensez-vous donc qu’il soit possible d’en débattre ?

En lien avec la scolarité obligatoire dès trois ans, je suis favorable à l’instauration d’une autorisation préalable pour le régime dérogatoire. Comme l’a souligné Mme Trigo, de nombreux motifs de dérogation existaient jusqu’ici. D’après vous, quelles seraient les quelques dérogations nécessaires pour que la scolarité obligatoire dès trois ans ne soit pas détournée par la multiplication des dérogations ?

S’agissant enfin du certificat de virginité, je répéterai les propos de notre collègue Alexis Corbière, à savoir que nous manquons de données chiffrées sur l’ampleur du phénomène, ce qui est aussi le cas pour les mariages forcés. Pour autant, ne nous voilons pas la face : le phénomène existe. Faut-il donc élargir la sanction aux personnes mettant les jeunes femmes sous pression pour obtenir ces certificats ? Est-il nécessaire d’aggraver les sanctions déjà prévues à l’encontre des médecins ? J’entends que de nombreux médecins délivrent des certificats de complaisance pour aider les jeunes filles, mais cela n’encourage-t-il pas parallèlement la pratique ?

M. le président François de Rugy. En tant que représentants des syndicats de salariés, constatez-vous une recrudescence des conflits relatifs à la neutralité religieuse sur le lieu de travail, dans le secteur public ou dans le secteur privé, entre salariés ou entre salariés et employeurs ? Ma question s’entend à double sens, puisqu’elle porte à la fois sur les conflits qui impliqueraient des salariés refusant l’obligation de neutralité religieuse et sur les conflits qui impliqueraient des salariés déplorant la non-application de cette neutralité et l’imposition de pratiques religieuses sur le lieu de travail. Par définition, nous manquons également de données chiffrées dans ce domaine, mais nous savons que le phénomène existe. Nous savons que certains prient parfois sur leur lieu de travail, et que certaines pratiques religieuses sont susceptibles de perturber le déroulement d’une journée de travail, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Que ressentez-vous donc s’agissant de la conflictualité autour de ces questions ?

Mme Emilie Trigo. A défaut de répondre à l’ensemble des questions qui nous ont été adressées, je m’attacherai à réagiir sur quelques points saillants.

D’abord, je partage la position de M. Corbière, qui est le seul à expliquer que la protection fonctionnelle existe déjà. C’est d’ailleurs l’idée que je me suis efforcée d’exprimer dans mon propos introductif, lorsque je questionnais la nécessité de promulguer une loi pour traiter les sujets qui nous occupent. Ne serait-il pas plus judicieux de faire appliquer des dispositions existantes mal appliquées ou méconnues ? Dans ce domaine, je partage ce qui a été exprimé par certains d’entre vous. L’UNSA soutiendra toutes les dispositions permettant de faciliter et de simplifier la protection fonctionnelle des agents, en lien avec l’avis favorable rendu par l’UNSA-Fonction publique en Conseil commun de la fonction publique. Pour autant, nous ne sommes pas certains que cette loi en soit le meilleur vecteur, dans la mesure où le code général de la fonction publique contient déjà des dispositions non appliquées ou mal appliquées.

Je relierai ce premier point aux nombreuses questions relatives à la formation. Faut-il accorder, aux enseignants des établissements privés sous contrat, le même droit à la formation que les enseignants du public ? Je ne peux pas me prononcer en défaveur de la formation de ces enseignants, qui font également face à des élèves en classe. Cela dit, la problématique de base concerne bien la formation des enseignants du public. L’UNSA-Éducation et le SE-UNSA demandent depuis longtemps la mise en œuvre d’un important plan de formation, étant entendu que les enseignants, à qui il est demandé de gérer la question de la laïcité à l’école, n’y sont pas formés dans le cadre de leur formation initiale – ou alors très peu, avec une intervention magistrale d’une heure – ou de leur formation continue. Nous ne nous opposons pas à l’homogénéisation des formations pour l’ensemble des enseignants, mais il convient d’abord de présenter un ambitieux plan de formation pour les enseignants du public, notamment sur ces sujets de laïcité et de valeurs et principes de la République.

M. Diard se demandait s’il ne serait pas préférable de revenir à des cours magistraux d’éducation civique et morale. De mon point de vue, il serait totalement inapproprié qu’un cadre législatif entrave la liberté pédagogique des enseignants. Laissons les enseignants faire leur travail comme ils l’entendent. Après l’assassinat de Samuel Paty, d’aucuns ont tenté de s’immiscer dans la manière de délivrer les cours. Laissons leur liberté pédagogique aux enseignants. Il n’appartient à personne, au sein de cette commission, de décider si les enseignants doivent donner des cours magistraux ou organiser des débats.

M. Diard citait également les résultats d’un sondage IFOP que je ne sais comment interpréter, sachant que ce sondage a été réalisé dans la foulée des hommages à Samuel Paty, avec les conséquences que vous connaissez. Rappelons-nous toutefois que ce terrible assassinat est survenu le jour des vacances scolaires. Par la suite, les élèves ont profité de quinze jours entre le drame et l’hommage pour se construire des argumentaires solides. Ces argumentaires étaient très majoritairement faux, mais les élèves ont pu échanger entre eux sur les réseaux sociaux pour les élaborer. Pendant ce temps, les enseignants ont été totalement abandonnés et laissés seuls durant deux semaines, parce que nous étions en période de vacances. Le lundi matin, beaucoup ont appris les modalités de l’hommage par la télévision. In fine, les enseignants ont été abandonnés à leur sort pour gérer le sujet alors que les élèves s’étaient créé, en communauté, des imaginaires réels ou supposés. Nous en revenons d’ailleurs à la question de la formation. Certains enseignants – souvent d’histoire-géographie – se sentent souvent plus solides pour aborder ces sujets, mais d’autres enseignants se sentent beaucoup plus fragiles sur l’appropriation de ces concepts et principes. Pourtant, nous les laissons seuls pour gérer ces questionnements avec leurs élèves. J’insisterai donc sur la formation des enseignants, plutôt que de s’immiscer dans leur enseignement.

Beaucoup d’entre vous nous ont interrogés sur notre perception du climat en entreprise. Je vous mentirais si j’affirmais que les tensions n’existent pas. Néanmoins, les tensions sont-elles plus nombreuses qu’auparavant ? N’en parlons-nous pas davantage parce que tout le monde en parle ? Pour établir un parallèle avec une autre thématique, j’ignore si la recrudescence de la haine anti-LGBT s’explique par une augmentation des crimes ou par une exposition médiatique renforcée. Cela dit, quel que soit le sujet, cette libération de la parole est bienvenue, puisque cela nous permettra d’aborder et de régler les sujets. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas certaine que les tensions relatives à la laïcité en entreprise soient plus nombreuses qu’auparavant. Ce qui est certain, c’est que nous en parlons davantage, et que les managers en entreprise se sentent en difficulté pour répondre à ces questionnements, comme en témoignent certains ouvrages et certains avis rendus depuis 2013 par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), la CNCDH ou l’Observatoire de la laïcité.

Dans ce domaine, il nous appartient, en tant qu’organisations syndicales, de former nos salariés, nos représentants syndicaux et nos dirigeants pour leur faciliter la tâche. La religion est un sujet de discussion particulièrement crispant, qui génère un véritable malaise. C’est la raison pour laquelle l’UNSA a déployé des formations de lutte contre toutes les discriminations, dont les discriminations à motif religieux, qui doivent être réglées au même titre que toutes les autres discriminations. Lorsque nous parvenons à décrisper le sujet, nous constatons que les tensions s’apaisent et que les problèmes se font plus rares.

M. le président François de Rugy. Avant d’écouter nos autres invités, je précise que vous avez tout à fait la possibilité de compléter vos interventions par des écrits, qui seront diffusés à l’ensemble des membres de la commission, mais aussi à tout député intéressé.

M. Benoît Teste. Je partage totalement les propos de Mme Trigo. La difficulté de mesurer le phénomène est loin d’être négligeable. M. Diard faisait référence à un sondage montrant l’autocensure des enseignants, qu’il serait effectivement intéressant d’étudier. Cela dit, je tiens à rappeler la question posée par le sondage : « Afin d’éviter de possibles incidents provoqués par certains élèves, vous est-il déjà arrivé de vous autocensurer dans vos enseignements ? ». Dans ce cadre, s’autocensurer peut recouvrir diverses réalités, comme des contraintes intolérables ou des renoncements, mais aussi des choix pédagogiques parfaitement réfléchis et assumés. Quelles réalités recouvre ce sondage ? Le chiffre de 19 % n’en dit rien.

S’agissant de la mesure des phénomènes, nous n’observons pas d’augmentation. Le nombre d’atteintes à la laïcité demeure stable, et tous les chiffres montrent que le phénomène demeure marginal si l’on considère le nombre total d’élèves. Le phénomène est toutefois inquiétant et pas si marginal si l’on considère que les faits rapportés sont relativement graves. Dès lors que le fait est attesté, la gravité l’est également. Nous pouvons donc considérer que ce phénomène n’affiche pas – d’après ce que nous pouvons en juger – une dynamique d’amplification exponentielle, mais qu’il ne s’inscrit pas non plus dans une dynamique de régression. Le phénomène stagne à un niveau élevé, ce qui nécessite l’adoption de mesures importantes.

Comme cela vient d’être rappelé, la mise en œuvre de la protection fonctionnelle des agents publics demeure problématique. Le dispositif est mal connu et n’est pas systématiquement activé. Plutôt que de créer un nouveau délit, il convient d’organiser, dans un certain nombre de cas, la protection des agents. À cet égard, la perspective que la menace soit identifiée comme un délit (à l’article 4) interroge sur le délit d’intention, qui est très difficile à évaluer, d’autant plus que les actes d’intimidation sont déjà sanctionnés par la loi. Quoi qu’il en soit, la création d’un nouveau délit spécifique de menace ne nous semble pas être de nature à renforcer la protection fonctionnelle. La question posée n’appelle nullement l’adoption de nouvelles dispositions législatives.

Concernant l’enseignement hors contrat, la problématique principale a trait au contrôle, de la même manière que pour l’enseignement à domicile. Aujourd’hui, le contrôle renforcé n’est pas réalisé, et très peu d’inspecteurs sont disponibles pour mesurer les acquis et les progrès des élèves scolarisés dans le hors contrat ou à domicile. Dans ce contexte, nous ne serions guères favorables à l’extension, au hors contrat, des formations normalement destinées aux enseignants du public, dans la mesure où la charge risquerait d’en incomber à l’institution publique. De notre point de vue, l’urgence doit être le renforcement de la formation des enseignants du public.

L’article imposant aux associations de signer un contrat d’engagement républicain nous interroge fortement. À ce stade, nous ignorons si les syndicats sont ou non concernés, sachant que l’article du projet de loi renvoie les modalités d’application et de contrôle à un décret en Conseil d’État. En outre, cette disposition induit, en creux, que les associations ne demandant pas de subventions pourraient se permettre des entorses aux principes républicains. Nous questionnons donc l’angle de la subvention retenu pour ces contrats. Plus largement, nous pouvons redouter un risque de mise au pas idéologique. Par exemple, une association antimilitariste serait-elle considérée comme une association antirépublicaine ? En tout état de cause, nous nous interrogeons sur les associations qui pourraient pâtir de ces nouvelles dispositions.

Enfin, quid du lien entre l’article 18 du présent projet de loi et l’article 24 de la proposition de loi de sécurité globale ? L’intention du Gouvernement est-elle de réintroduire, dans ce projet de loi, les dispositions écartées de la proposition de loi de sécurité globale ?

M. le président François de Rugy. Dans la mesure où nos auditions sont retransmises par La Chaîne Parlementaire, je ne peux pas laisser dire que l’article 6 introduirait une mise au pas idéologique. Celui-ci est en effet rédigé comme suit : « Toute association qui sollicite l’octroi d’une subvention […] s’engage, par un contrat d’engagement républicain, à respecter les principes de liberté, d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public. ». Les alinéas suivants concernent l’application de ce principe, qui pourra bien sûr être modifié dans le cadre des débats de l’Assemblée. Néanmoins, à ce stade, le contenu de l’article 6 est bien celui que je viens de détailler.

M. Cyril Chabanier. La question posée par M. Corbière s’agissant de la récurrence des faits m’intéresse particulièrement, puisque je suis statisticien et sondeur de métier. Je suis donc bien placé pour savoir que les sondages et les statistiques doivent, malgré les enseignements que nous pouvons en tirer, être considérés avec précaution. Cela dit, je suis incapable de préciser si l’augmentation du nombre de retours aux organisations syndicales résulte d’une recrudescence des faits ou de leur place accrue dans le débat public. Il nous est également difficile de quantifier ces phénomènes. En revanche, je m’inquiète de constater que les faits, lorsqu’ils se produisent, sont de plus en plus violents. J’ignore si les actes sont plus nombreux qu’auparavant, mais leur violence est assurément plus forte. Il en est d’ailleurs de même pour toute une partie des incivilités, indépendamment de ce projet de loi. Quoi qu’il soit, cela suffit pour susciter un certain nombre d’inquiétudes et d’interrogations.

S’agissant de la formation des enseignants, je serais plutôt favorable à l’idée que les enseignants du privé hors contrat bénéficient d’une formation relativement similaire à celle dispensée à leurs homologues de la fonction publique.

J’en profite pour vous alerter sur le contenu de l’article 22, qui place quasiment sur le même plan les établissements d’enseignement illégalement ouverts et les établissements d’enseignement privés hors contrat. Convenez qu’il ne s’agit pas tout à fait du même sujet. Parmi les établissements privés hors contrat, nous distinguons deux catégories : les établissements qui ne génèrent aucun motif d’inquiétude ; les établissements qui sont source d’inquiétudes. Dans les premiers, nous retrouvons toute une série d’établissements hors contrat qui suivent plus ou moins les mêmes lignes que les établissements sous contrat. Dans les seconds, nous retrouvons toute une série d’établissements hors contrat et « hors radar », si vous me pardonnez l’expression. Peut-être devrions-nous porter une attention particulière à ces établissements, sans placer sur le même plan le privé hors contrat et les établissements illégalement ouverts.

Concernant l’autocensure, j’ignore qui, dans cette salle, ne s’est jamais autocensuré. En tant que président de syndicat, je ne suis pas certain qu’il ne me soit jamais arrivé de m’autocensurer.

M. le président François de Rugy. Dans le cas présent, le sondage évoqué par Éric Diard portait bien sur l’autocensure des enseignants vis-à-vis de leurs enseignements, et non de leurs convictions personnelles.

M. Cyril Chabanier. Je l’avais bien compris, mais je tenais à souligner, par ce propos, que la question de l’autocensure était particulièrement compliquée à aborder.

Dans la continuité, M. Diard s’interrogeait sur l’éventuel intérêt de revenir à des cours magistraux d’éducation civique et morale, en lieu et place des débats et des prises de parole. Comme ma collègue l’a précédemment souligné, il me paraît nécessaire de laisser toute liberté pédagogique aux enseignants. Cela dit, si l’on en vient à considérer que le débat est devenu un problème, j’aurais presque envie de dire que nous avons déjà perdu. En tout état de cause, cela serait source d’inquiétude. Je comprends la question, mais si la réponse se borne à mettre fin au débat pour le remplacer par un cours magistral, nous avons déjà perdu.

Par ailleurs, vous comprendrez que notre organisation syndicale n’a guère l’habitude de s’interroger sur les certificats de virginité et sur les destinataires des sanctions. De mon point de vue, il me semblerait raisonnable de punir les personnes faisant pression sur les jeunes femmes pour qu’elles présentent de tels certificats, mais également les médecins, qui ne peuvent être totalement exempts. Je vous avoue qu’il s’agit davantage d’une conviction personnelle que d’une conviction de notre syndicat, puisque nous n’avons pas traité ce sujet.

Enfin, je ne relève aucune mauvaise intention dans le contenu de l’article 6, dont le président de la commission vient de donner lecture. Néanmoins, l’on ne peut pas considérer que la sauvegarde de l’ordre public soit une notion d’une extrême clarté. Je n’ai aucun doute sur les bonnes intentions du Gouvernement, mais nous ne pouvons pas non plus écarter le risque que des personnes moins bien intentionnées interprètent cette notion d’une manière plus inquiétante. De notre point de vue, cette formulation relativement floue nous fait craindre que la contestation de certaines politiques publiques ne soit demain jugée par un décisionnaire moins conciliant, qui pourrait s’opposer à l’attribution de subsides financiers au nom de la remise en cause de l’ordre établi. Il me semble d’ailleurs que le risque est encore plus avéré pour certaines formes d’engagement, en particulier dans le domaine de l’exclusion et de l’accueil de l’étranger.

J’établirai d’ailleurs un parallèle avec un décret récemment publié, qui prévoit la possibilité de ficher des personnes pour appartenance syndicale, décret contre lequel nous avons été nombreux – notamment avec nos collègues de FO et d’autres – à réagir. Comprenez que la quasi-concomitance de ce décret – qui prévoit le fichage pour appartenance syndicale – et de ce projet de loi – qui demeure flou sur la notion de sauvegarde de l’ordre public – soit source d’inquiétudes. Bien entendu, je n’ai aucun doute sur les intentions du présent gouvernement, mais nous ne pouvons pas présumer des intentions des futurs gouvernants. En tout état de cause, ce sujet pose un certain nombre de questions méritant des clarifications. D’ailleurs, dans mon propos liminaire, je proposais de dresser une liste d’exemples précis d’infractions pour lever nos doutes en la matière.

M. Gérard Mardiné. Rappelons d’abord qu’il existe un Guide du fait religieux en entreprise, dont la première édition remonte, à ma connaissance, à la fin de l’année 2016. Les organisations syndicales avaient été concertées au titre de ce guide, qui est toujours accessible, dans sa dernière version datée de 2018, sur le site internet du ministère du Travail. Il s’agit probablement d’un outil que nous pourrions réactualiser et remettre au débat pour nous mettre en cohérence avec la situation telle qu’elle est aujourd’hui perçue. Quoi qu’il en soit, je confirme que les salariés de l’encadrement sont parfois confrontés à ces situations de fait religieux en entreprise, qu’ils doivent parfois gérer, puisque ce n’est pas nécessairement la direction générale qui gère ce type de problème au quotidien.

En matière de fréquence et de volume des faits signalés, mes collègues ont déjà expliqué qu’il était très difficile de produire des données chiffrées. En revanche, nous disposons d’exemples concrets. Notre syndicat de sapeurs-pompiers reçoit parfois des tweets très provocants, ce qui est très mal compris par les principaux intéressés, qui consacrent tout de même leur vie à l’assistance aux populations. Ceci étant dit, il est très difficile de produire une évaluation quantitative des faits, d’autant que les réseaux sociaux permettent une interaction qui n’existait pas auparavant. J’estime néanmoins nécessaire de traiter cette violence, qu’elle soit verbale ou physique dans certains cas.

Concernant les organisations syndicales, je rappelle que nous répondons à un titre particulier du code du travail, ainsi qu’à de nombreuses exigences, qui vont du respect des valeurs républicaines à la transparence financière. Nous nous plions naturellement à ces exigences, qui sont tout à fait légitimes. D’aucuns ont rappelé que nous touchions des subventions. Or c’est bien parce que nous remplissons une mission d’intérêt public – nous sommes sollicités pour des travaux de négociation interprofessionnels – que nous sommes financés par une contribution publique, gérée par l’Association de gestion du fonds paritaire national (AGFPN). Il ne s’agit pas d’une subvention lambda susceptible d’être demandée par n’importe quelle association. En tout état de cause, nous sommes tous très attachés à ces valeurs républicaines, qui sont probablement reprises dans tous nos statuts. Je suis donc convaincu que nous n’avons aucune inquiétude à nourrir dans ce domaine.

Au plan juridique, il me paraît bienvenu que le corpus législatif intègre la jurisprudence pour clarifier certaines situations. À cet égard, nous sommes favorables à l’article premier et à l’article 4 du projet de loi. Néanmoins, comment ces articles seront-ils déclinés en pratique pour ne pas revêtir un caractère trop liberticide ? Comment garantir que la réponse demeure proportionnée au problème identifié ? Il va de soi que nous devons protéger nos collègues du service public ou exerçant une délégation de service public. Pour les entreprises privées, il conviendra certainement de revoir certains chapitres du Guide du fait religieux en entreprise.

Mon a priori sur le contrat d’engagement républicain est plutôt favorable, dans la mesure où il est toujours préférable d’expliciter des éléments qui demeurent implicites tant qu’ils ne sont pas mentionnés. Cela dit, comme je l’ai déjà indiqué, les sanctions devraient seulement faire suite à un irrespect manifeste et visible des principes républicains, et non à des entorses mineures, dans une logique de proportionnalité.

M. Christian Grolier,  secrétaire général de la Fédération des fonctionnaires FO. Dans un premier temps, je répondrai partiellement aux interrogations des députés relatives à la déclinaison des premiers articles du projet de loi au sein de la fonction publique. Comme l’ont souligné mes camarades des autres organisations, nous ne constatons pas de recrudescence des agressions. Rappelons d’ailleurs que la direction générale de l’administration de la fonction publique (DGAFP) publie tous les ans des chiffres au périmètre de la fonction publique d’État, qui montrent que le phénomène demeure stable. En tout cas, nos organisations ne relèvent aucune montée particulière. Naturellement, les affaires dramatiques comme celle ayant conduit à la mort de Samuel Paty sont extrêmement médiatisées et affectent, de fait, l’activité, le travail et parfois même les comportements des agents sur le terrain.

Globalement, ces premiers articles ont un sens, pas nécessairement du point de vue de la laïcité, mais du point de vue du Gouvernement. En effet, sans ces articles, l’on ne pourra pas décliner la loi de transformation de la fonction publique, laquelle entérine la privatisation accrue des missions de service public, promeut le remplacement des fonctionnaires par des contractuels, et prévoit même la possibilité d’externalisation totale des missions de service public, avec détachement d’office des fonctionnaires – c’est une nouvelle position statutaire inédite – dans les entreprises recevant la délégation de service public. Naturellement, il va de soi que ces entreprises embaucheront parallèlement des salariés de droit privé pour mieux fonctionner. De fait, de notre point de vue, ces premiers articles ont pour objet d’assurer, conformément à la volonté politique affichée depuis une décennie, l’externalisation des missions de service public.

À ce titre, il est logique que l’entreprise récupérant la délégation puisse attester qu’elle respecte certaines valeurs, étant entendu que l’obligation de neutralité faisait jusqu’ici défaut au sein du secteur privé. Avec cette nouvelle loi, les valeurs de laïcité et de neutralité se trouveront appliquées au titre du contrat d’engagement républicain. Nous pouvons toutefois nous interroger sur la manière, pour les employeurs, de vérifier la bonne tenue de ces engagements. Quoi qu’il en soit, l’on ne peut nier que ces articles permettront de faciliter l’application de la loi de transformation de la fonction publique et de préparer l’externalisation des missions de service public.

D’aucuns ont souligné que les agressions étaient sans doute plus marquées dans certains secteurs, comme celui de la santé. D’une certaine manière, il est logique, même si nous pouvons évidemment le regretter, que les agressions soient plus nombreuses dans les secteurs où les agents sont en contact permanent avec le public, a fortiori lorsque ce public est en détresse. Les risques de conflit sont plus nombreux à l’hôpital qu’au sein de l’administration fiscale, puisqu’un contribuable qui paie ses impôts par internet ne peut s’en prendre qu’à son écran.

En tout état de cause, je tiens à répéter que les premiers articles de ce projet de loi visent uniquement, de notre point de vue, à faciliter la privatisation des missions de service public.

Si le privé dispose d’un Guide du fait religieux en entreprise depuis 2016, le secteur public bénéficie des droits, obligations et garanties du statut général des fonctionnaires. En outre, la circulaire du 15 mars 2017 édictée par la ministre de la Fonction publique apporte des précisions sur le respect du principe de laïcité au sein de la fonction publique. Nous disposons déjà de tous les outils législatifs et réglementaires en la matière.

Concernant spécifiquement la protection fonctionnelle, nous sommes malheureusement très loin du compte, eu égard aux différentes tragédies – assassinat de Samuel Paty, assassinat d’un couple de policiers à Magnanville – survenues ces dernières années ; sans compter les violences sexistes. Nous ne pouvons pas nous opposer à la protection fonctionnelle, et ce n’est pas le sujet. Néanmoins, deux éléments doivent être pris en compte lorsqu’un agent subit une agression. D’abord, nous constatons clairement un dysfonctionnement de la ligne hiérarchique, ce qui signifie que de nombreux progrès sont encore possibles en matière de management ; il ne s’agit pas d’un problème législatif ou réglementaire, mais plutôt d’un problème de formation. Par ailleurs, de notre point de vue, il serait essentiel que l’employeur public porte plainte aux côtés de l’agent. Si nous nous sommes abstenus lors du vote du texte en Conseil commun de la fonction publique, c’est parce que nous estimions que le texte était insuffisant. De fait, il serait regrettable que le Parlement ne profite pas de ce texte pour garantir que chaque agent se sente soutenu par le dépôt de plainte conjoint de son employeur. Accorder une protection fonctionnelle et prendre en charge les frais d’avocat ne suffit pas, même si cela décharge l’agent de soucis pécuniaires.

Mme Roxane Idoudi. Comme l’a relevé mon camarade, tout agent public ou tout salarié doit, dans l’exercice de son emploi, être protégé contre toutes les menaces et atteintes, en particulier contre la désignation à la vindicte sur internet et les réseaux sociaux. Pour autant, si l’on élargit le débat au-delà de la fonction publique, cette nécessité ne peut conduire à porter atteinte à la liberté d’information de la presse. Dans ce contexte, FO s’interroge sur les conséquences de la rédaction de l’article 18 et note que d’autres pistes présentées comme plus efficaces quant à l’objectif affiché ont été suggérées, tel que le complément à la loi de 1881 relatif à l’incitation et à la provocation.

S’agissant des articles 19 et 20, FO soutient qu’ils ne doivent déroger en rien aux dispositions préservant la liberté d’informer et la liberté de la presse, conformément aux lois existantes. Parallèlement, FO souligne la question prioritaire des moyens et de la justice.

Concernant enfin l’article 31 du chapitre 5, FO renvoie à sa position générale sur la priorité à l’instruction publique dans le cadre du service public de l’Éducation nationale, auquel seul doivent être dédiés les fonds publics, qu’elle estime par ailleurs aujourd’hui insuffisants pour assurer pleinement le droit à l’éducation.

Mme Nathalie Verdeil. Mme Buffet a posé une question essentielle concernant l’extension du principe de neutralité aux salariés de droit privé. Je partage entièrement la position de FO s’agissant du danger que représente l’affaiblissement des services publics, sur lequel je ne reviendrai pas, puisque je l’ai déjà évoqué dans mon propos liminaire. Je rappellerai toutefois que cet affaiblissement constitue également un véritable danger de remise en cause des valeurs de la République, puisque le service public et le statut des agents sont garants – au moins en partie – de la cohésion sociale et du pacte social dans notre pays.

Au-delà de la définition même du service public, cette extension du principe de neutralité pose un certain nombre de questions, à commencer par le risque d’imposer une obligation de neutralité à des agents éloignés d’une mission de service public, à des agents n’ayant jamais de contacts avec les usagers ou à des agents ignorant qu’ils y sont soumis. Dans les grandes entreprises délégataires de service public, l’on peut aisément trouver des salariés qui n’y sont pas du tout confrontés, alors que la neutralité s’applique à tous les agents de la fonction publique, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public. Pour nous, cet article premier n’est pas assez précis sur son périmètre d’application, d’autant que la sanction d’un salarié de droit privé pourrait éventuellement conduire au licenciement, alors que la neutralité imposée est avant tout considérée comme une protection des agents de droit public.

Pour illustrer le débat sur le contrat d’engagement républicain et son utilité, je me permettrai d’évoquer une situation qui a récemment été portée à ma connaissance. Vendredi dernier, j’ai été contactée par la secrétaire générale d’une union locale de la CGT d’une collectivité, qui s’attèle actuellement à constituer son dossier de subvention. Même si nous ne nous inscrivons pas nécessairement dans ce contexte au niveau national, nous disposons de déclinaisons territoriales – unions locales ou union départementales – qui, pour certaines, ont encore accès à des subventions de collectivités. Or la collectivité que je viens de citer – peut-être y en a-t-il d’autres – se réfugie derrière un projet de loi gouvernemental pour demander à l’union locale de la CGT de signer non pas un contrat d’engagement républicain, puisqu’il n’est pas encore en place, mais une charte ou un texte. La CGT n’est pas tant gênée par le contenu du texte que par le fait qu’il soit demandé à une organisation syndicale – quelle qu’elle soit – de « montrer patte blanche ». Compte tenu de l’ancienneté de notre organisation, notamment au plan local, il me semble que nos camarades n’ont rien à prouver de ce côté, d’autant plus que les statuts de toutes les organisations de la CGT sont parfaitement clairs.

Il nous paraît donc dénué de sens de se réfugier derrière un nouveau texte, puisque ce type de demande est souvent vécu comme un soupçon. Rappelons d’ailleurs que la loi de 1901 prévoit, d’une part, la liberté d’association, mais également, dans sans son article 3, qu’une association ne doit pas être contraire aux lois et ne doit pas avoir pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement. De fait, ce contrat d’engagement est surabondant et ne se justifie pas, d’autant plus qu’il risquerait de porter un coup aux lois fondamentales sur la liberté d’association déjà citées par mes camarades. Nous ne prétendons pas que les problèmes n’existent pas. Nous rappelons seulement que les collectivités disposent déjà d’un cadre législatif et de moyens pour agir.

Concernant l’ampleur des phénomènes constatés, sur lesquels nous avons été interpellés à maintes reprises, il serait préférable de disposer de données viables et d’un constat partagé sur lequel nous pourrions nous appuyer pour légiférer. Comme le soulignait précédemment Mme Trigo, est-il véritablement nécessaire de légiférer sur les sujets à l’ordre du jour ? Il me semble que c’est la question à laquelle nous devons prioritairement répondre.

Depuis la publication du Guide du fait religieux en entreprise, dont je vous distribuerai ultérieurement quelques exemplaires, nous avons noué des contacts plus rapprochés avec les syndicats de salariés des entreprises privées. Je ne dirais pas que les problèmes n’existent pas, mais que tout dépend des communautés de travail et des collectifs de travail, ainsi que de la présence, dans ces collectifs de travail et dans ces entreprises, de communautés parfois plus fortes les unes que les autres, avec parfois l’instauration de pratiques particulières. Cela dit, la plupart du temps, ces difficultés sont régies soit par les règlements intérieurs, soit par de bonnes pratiques. Hormis quelques cas exceptionnels, nous n’avons pas constaté, au sein de l’entreprise, un accroissement exponentiel des phénomènes liés à des pratiques religieuses ou à des prosélytismes religieux. Tâchons donc de ne pas légiférer ou de réagir à chaud sous le coup de l’émotion, a fortiori lorsque l’on touche à des sujets sensibles induisant la remise en cause de certaines libertés.

M. Fréderic Sève. En préambule, je remercie mes camarades qui ont déjà répondu à de nombreuses questions, ce qui allègera quelque peu ma tâche.

Je reviendrai d’abord sur les interrogations formulées par M. de Courson. La CFDT tire la très grande majorité de ses ressources des cotisations de ses adhérents. J’ignore d’ailleurs si toutes les autres dotations peuvent être qualifiées de subventions. Pour rappel, jusqu’à une époque récente, la représentativité des organisations syndicales au niveau national était fondée sur la référence à une attitude républicaine durant les heures sombres de notre histoire. Nous avons nous‑mêmes souhaité abandonner ce type de référence, en adoptant en 2008 une position commune selon laquelle la représentativité syndicale – et notamment sa légitimité à percevoir des fonds – devait être objectivée et reposer sur des éléments tangibles ne relevant pas de la logique d’appréciation. De fait, si nous devons nous référer à l’histoire syndicale, nous devrions retenir cette nouvelle approche, car nous avons toujours intérêt à objectiver les éléments. À cet égard, comme mes collègues l’ont signalé, je doute que la redondance par rapport à l’existant soit pertinente. En tout état de cause, se référer à des principes moraux – sans connotation péjorative – n’est pas toujours aidant. Mieux vaut nous référer à des éléments aussi objectifs et factuels que possible.

Concernant l’aspect quantitatif des faits, la réponse imparfaite ou insatisfaisante que nous avons formulée ne résulte pas seulement d’une carence statistique ou d’une absence de renseignements. Elle tient surtout à la nature de ce que nous nous efforçons de mesurer. Nous est-il demandé de préciser si nous avons connaissance de salariés porteurs de revendications liées à une pratique religieuse ? Nous est-il demandé si nous avons connaissance de cas où cette revendication pose difficulté et génère des conflits ? Ces revendications revêtent-elles un caractère sectaire ou séparatiste ? De mon point de vue, la difficulté tient principalement du mélange des genres dans cette volonté de recensement des faits. Néanmoins, ce n’est pas parce que les faits problématiques sont rares – je ne suis pas en mesure de les compter, mais nous savons qu’ils existent – qu’ils ne sont pas graves. Nous devons pouvoir donner toute sa mesure au traitement de ces problèmes, sachant que leur rareté ou leur caractère minoritaire n’enlève rien à leur gravité, surtout au plan local. Le meurtre de Samuel Paty incarne typiquement le genre de fait à la fois extrêmement rare – heureusement – et extrêmement grave.

Dans ce contexte, il me paraît problématique de vouloir traiter de manière très générale, en recourant à la loi, des problèmes de nature particulière ou ponctuelle. La réponse est souvent mal ajustée, dans la mesure où la diversité de ces situations appelle des réponses différentes. En lien avec le déséquilibre que nous pointions du doigt, tout ne relève pas de la loi, puisque la qualité de la réponse réside dans la capacité à répondre de manière localisée et spécifique à un problème particulier. Je m’abstiendrai d’en dire plus à ce sujet.

L’on nous a demandé comment aider les agents et les salariés, et de manière générale les travailleurs. En premier lieu, il me paraît nécessaire de ne pas hystériser cette question et de ne pas lui accorder une trop grande dimension politicienne, sachant que ce sont les agents qui, in fine, devront assumer les tensions autour de ce sujet. J’attire d’ailleurs votre attention sur le fait que les travailleurs doivent être en capacité d’accomplir leurs missions sans se sentir obligés de devoir arbitrer entre leur vocation professionnelle et le respect de la loi. Le législateur doit impérativement veiller à cette dimension, pour que les travailleurs ne soient pas contraints de résoudre quotidiennement les contradictions dont nous avons fait état. Tâchons d’alléger leur fardeau dans ce domaine, sachant que la question se pose dans de nombreux secteurs, et plus particulièrement au sein du secteur éducatif.

De ce point de vue, en matière de laïcité, nous savons qu’il existe une question particulière au périmètre de l’Éducation nationale. Un adulte en position éducative ne peut se contenter d’adopter une attitude répressive et rigide. Pour éduquer, il convient d’accepter l’erreur. Tâchons donc de ne pas faire peser une contradiction insurmontable sur le dos de nos enseignants.

J’en profite pour signaler que je revendiquais professionnellement l’autocensure dans mon ancien métier d’enseignant, y compris sur mes opinions personnelles. L’on ne profite pas de sa chaire professorale pour diffuser ses opinions personnelles. De fait, l’attitude professionnelle de l’enseignant suppose une certaine autocensure, qui est bien sûr guidée par l’éducation, et qui ne porte pas sur les principes républicains. En tout état de cause, veillons à ne pas charger inutilement nos agents avec des contradictions et à ne pas empêcher l’exercice le plus serein possible des métiers de l’éducation, de la santé, de la sécurité, etc.

Enfin, si l’on m’interroge sur ma conception de la promesse républicaine, deux éléments me viennent à l’esprit. La République, c’est bien sûr la loi, mais ce ne peut être seulement la loi. La promesse républicaine, c’est aussi la protection sociale, cette promesse que tout le monde tient à tout le monde. Il ne s’agit pas seulement d’une conception structurelle descendante, mais également d’une conception horizontale de la République. Qui doit porter cette promesse ? De mon point de vue, tout le monde doit la porter, et notamment les corps intermédiaires. Si la République n’est pas la chose publique portée en commun, la promesse républicaine ne peut en aucun cas être tenue.

M. le rapporteur général. Je me permettrai d’apporter quelques éléments de clarification suite à cette deuxième vague de prise de parole.

Je reviendrai d’abord sur les questions de la CGT et de FO s’agissant du périmètre d’application de l’obligation de neutralité. Comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, il s’agit bien, pour l’espace de neutralité, de graver des éléments jurisprudentiels dans le marbre de la loi. De fait, les questions que vous avez soulevées doivent aussi être adressées à la Cour de cassation – eu égard à son arrêt de 2013 – et au Conseil d’État – eu égard à son arrêt de 2007. Pour notre part, nous considérons qu’il n’est pas totalement inutile de faire remonter, dans la hiérarchie des normes, ce qui relève aujourd’hui de la seule jurisprudence, sachant qu’il existe également, au-delà de la symbolique, un enjeu d’applicabilité. Vos questions sont légitimes, mais elles valent déjà, d’une certaine manière, pour le droit existant.

Par ailleurs, j’ignore si les premiers articles du projet de loi ont vocation à anticiper sur la loi de transformation de la fonction publique. Depuis une quarantaine d’années, les modes de gestion des services publics ont considérablement évolué et se sont considérablement complexifiés. Si l’on se place à l’échelle d’une collectivité locale, la gestion des services d’assainissements ou de collecte des déchets – qui sont aujourd’hui beaucoup plus performants – a nécessité de passer d’un système de régie directe à un système de délégation de service public. Il existe ainsi de nouveaux espaces – que la jurisprudence s’est efforcée de combler – en termes de neutralité des agents chargés de l’exécution d’une mission de service public. Il me semblait important d’apporter cette précision.

Enfin, je comprends que certains termes du projet de loi puissent faire débat, y compris au sein de notre commission, qui en débattra à partir de la semaine prochaine. Néanmoins, certains mots ont, en droit, une valeur qui n’est pas celle du langage courant. Dans le langage courant, l’intimidation se prête à plusieurs acceptions. En droit, sa définition est très normée. De même, lorsque l’on parle de menace, aucune intentionnalité n’est à prouver, puisque l’usage de la menace est ressenti par la personne qui en est la cible. Le drame subi par Samuel Paty montre d’ailleurs que la menace est réelle. De la même manière, la notion d’ordre public est l’une des notions les plus précises du droit administratif. Il s’agit même d’un pilier du droit administratif, qui est cité dans toutes les jurisprudences, et qui figure également à l’article premier de la loi de 1905, qui dispose que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes sous réserve des restrictions de l’ordre public. Vous avez certes raison, comme plusieurs collègues députés ont pu le souligner, d’attirer l’attention sur le terme « sauvegarde », qui mérite peut-être d’être modifié. Néanmoins, la notion d’ordre public n’est pas une notion qui peut être évoquée à la légère. Elle repose sur des critères extrêmement précis et demeure sous le contrôle du juge.

Mme Anne-Christine Lang. Je souhaitais initialement vous interroger sur la manière dont vous vous étiez emparés du sondage IFOP commandité par la Fondation Jean Jaurès, mais mes collègues ont largement abordé ce sujet. Je constate que vous ne partagez pas, in fine, les constats dressés par ce sondage, puisque vous ne relevez pas d’augmentation significative des faits, qui sont pourtant assez précis dans ce sondage. Je m’abstiendrai toutefois de revenir sur ce sujet.

Ma première question s’adresse plutôt à la FSU, qui fédère les infirmières scolaires. Avez-vous pu interroger vos collègues du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé (SNICS) sur ce projet de loi ? Dans la mesure où les infirmières sont souvent le premier recours des jeunes filles, ont-elles signalé des inquiétudes quant aux pressions qui pourraient être exercées à leur encontre s’agissant des mariages forcés, des certificats de virginité ou autres menaces diverses ?

Par ailleurs, la FSU a déclaré que cette loi constituait un danger pour la République et la laïcité. Sauf erreur de ma part, il me semble que la FSU n’avait pas voté en faveur de la loi de 2004 soumise à l’avis du CESE. À cet égard, avez-vous eu connaissance d’infractions à la neutralité politique dans les établissements scolaires ?

M. Jean-Paul Mattei. Je souhaite revenir sur votre interprétation de l’article 6, et notamment sur le contrat d’engagement républicain, qui suscite une gêne chez certains d’entre vous, quand d’autres rappellent que des dispositions analogues existent déjà en l’état. Ne pensez-vous pas que ce contrat pourrait être un élément facilitateur dès lors qu’il serait porté à la connaissance de vos adhérents, permettant ainsi de mieux répercuter cette obligation ? S’il est vrai que ce contrat reprend les grands principes républicains tels que définis par l’article premier de la Constitution, ne doit-il pas être considéré comme un élément pédagogique rappelant le cadre de fonctionnement de vos organisations ? Ne l’imaginez-vous pas comme un élément positif structurant la relation entre les organisations signataires et leurs membres, sachant que vous avez pris des engagements dont le non-respect n’est pas sans conséquence ?

M. Fréderic Sève. Je répondrai d’abord à la question relative aux infirmières scolaires, dont certaines sont adhérentes de notre organisation. Comme nous le précisions précédemment s’agissant des signalements de faits, nous savons qu’un certain nombre de cas existent. Cela dit, la question essentielle ne porte pas tant sur l’aspect quantitatif que sur la gravité des problèmes et sur la capacité à y répondre à la juste mesure.

Vous nous demandez si le contrat républicain ne pourrait pas être considéré comme un outil pédagogique entre les organisations syndicales et leurs adhérents. Je m’excuse d’être direct, mais nous n’en avons pas besoin. Nos statuts font d’ores et déjà référence à des valeurs, que je crois pouvoir qualifier sans difficulté de républicaines. Ce travail s’effectue déjà sans passer par un quelconque contrat républicain, qui me paraît redondant. C’est la critique essentielle que je formule à l’égard de ce dispositif.

Plus généralement, il me paraît nécessaire de déterminer les objectifs à atteindre par le biais de la loi. Je reviendrai brièvement sur le sujet de la laïcité, sur lequel je me suis jusqu’ici peu exprimé. Je ne voudrais pas que l’on croie que je m’oppose au débat sur la laïcité. Nous devrions même en débattre régulièrement, considérant son aspect extrêmement problématique. À cet égard, nous en débattons depuis la promulgation de la loi de 1905. Il est donc salutaire que la société continue de débattre de la laïcité. Toutefois, je n’estime pas nécessaire de légiférer constamment dans ce domaine. Mon reproche ne s’adresse pas spécifiquement à ce projet de loi, qui couvre également bien d’autres sujets. Néanmoins, même s’il est salutaire de débattre régulièrement de la laïcité, de l’ajuster en permanence et de se la réapproprier en permanence, il me paraît nécessaire, pour citer Montesquieu, de n’approcher les principes de la laïcité « que d’une main tremblante ».

Mme Nathalie Verdeil. Je partage tout à fait les propos de M. Sève, à commencer par sa position relative au contrat d’engagement républicain. Notre organisation dispose déjà de statuts, d’une charte de vie et de règlements intérieurs, qui sont parfaitement connus de nos adhérents, puisque ces documents leur sont communiqués lors de leur adhésion. Nous disposons même de principes de sanctions, qui ont été parfois médiatisés, mais qui touchent finalement très peu au fait religieux, puisqu’ils sont essentiellement déclenchés pour des problèmes de discrimination ou de violence autres. En tout état de cause, nous avons l’habitude de gérer ces difficultés en interne.

Mme Roxane Idoudi. L’essentiel de notre position tient à l’importance de la réhabilitation du rôle de la fonction publique, des services publics, de leurs statuts, des statuts de leurs agents et de leurs moyens. C’est absolument déterminant. À cet égard, nous pouvons nous interroger sur l’effectivité de certaines dispositions de ce projet de loi.

Les statuts de FO prévoient déjà une indépendance à l’égard de toute obédience, qu’elle soit politique, religieuse ou autre. Ce sujet n’appelle aucun débat. Nous n’avons donc pas de preuves supplémentaires à apporter sur ce que nous sommes et ce que nous représentons. Nos adhérents et nos militants le savent pertinemment et nous rejoignent d’ailleurs – entre autres motifs – pour cette raison.

Nous avons rappelé nos propositions de principe sur d’autres aspects plus généraux. Nous vous en remettrons une version écrite à l’issue de la séance. FO suivra étroitement les débats qui s’organiseront au sein de diverses enceintes, étant entendu que la discussion n’est pas terminée. Elle se poursuivra notamment au sein de la CNCDH, qui rendra son avis sur le sujet. En tout état de cause, nous demeurerons vigilants face à tout risque d’atteinte aux droits fondamentaux et aux libertés démocratiques.

M. Gérard Mardiné. Si l’on se place dans l’optique des associations de portée générale, et non dans l’optique des organisations syndicales, il ne me semble pas inutile d’expliciter, via un contrat d’engagement républicain, des éléments qui demeuraient jusqu’ici implicites. En tout cas, notre organisation n’y est pas opposée. En revanche, comme je l’indiquais précédemment, je considère que seul l’irrespect manifeste des principes en question devrait pouvoir être retenu pour fonder la sanction des manquements. Le détail du texte nous en apprendra davantage dans ce domaine.

M. Cyril Chabanier. Je partage les propos de M. Sève sur l’inutilité, pour les organisations syndicales, de signer un contrat d’engagement républicain, considérant que nos statuts sont déjà suffisamment explicites sur le respect des principes républicains. Cela dit, ce dispositif peut être bienvenu pour d’autres associations. D’ailleurs, j’ai bien précisé que je n’étais pas opposé à l’article 6 du projet de loi, qui me semble plutôt aller dans le bon sens, avec l’objectif d’expliciter des éléments qui demeuraient jusqu’ici implicites. En revanche, malgré les précisions apportées par le rapporteur général, je déplore le flou entourant la formule « sauvegarde de l’ordre public », sachant que c’est évidemment le terme « sauvegarde » qui appelle un certain nombre de précisions et qui risque de poser difficulté.

Sur l’aspect quantitatif, nous n’avons pas nécessairement précisé que les chiffres n’étaient pas en augmentation. Nous avons souligné que le phénomène était difficile à quantifier, et que nous ignorions si celui-ci tendait à augmenter ou à être davantage exposé.

M. Benoît Teste. Ce débat sur les chiffres montre qu’une étude d’impact du projet de loi serait intéressante, afin d’objectiver la situation, même si cette audition y concourt.

Mme Anne Brugnera, rapporteure thématique. Il existe déjà une étude d’impact à ce sujet.

M. Benoît Teste. Je l’ignorais. Je lirai donc avec attention cette étude d’impact.

En écho à l’interpellation de Mme Lang, je tiens à souligner que je n’ai jamais voulu dire que FSU considérait que ce projet de loi mettait la République en danger.

Mme Anne-Christine Lang. C’est pourtant dans le verbatim.

M. Benoît Teste. Ai-je réellement parlé de « mise en danger de la République » ?

Mme Anne-Christine Lang. Vous avez déclaré que ce projet de loi était dangereux pour la République et la laïcité.

M. le président François de Rugy. Merci de ne pas distraire nos orateurs.

M. Benoît Teste. Vous me donnez tout de même l’occasion de rectifier. Selon nous, en l’état, ce projet de loi pose davantage de problèmes qu’il n’en résout, puisqu’il risque de susciter des clivages alors que nous avons besoin d’apaisement. Cela ne vaut pas pour tous les articles du texte, puisque j’ai souligné que certaines dispositions nous agréaient. Néanmoins, globalement, nous avons l’impression que ce projet de loi penche plutôt du côté des mesures répressives que des mesures qui, par exemple, nous paraîtraient nécessaires pour renforcer l’école publique sur l’ensemble du territoire. Autrement dit, de nombreuses mesures positives nous semblent absentes de ce projet de loi.

Les retours des infirmières scolaires sont concordants avec mes précédents propos, à savoir qu’il existe un haut niveau de préoccupation, de nombreuses personnes venant les consulter pour des problématiques liées aux pressions des familles. Ces personnes trouvent dans l’espace scolaire un espace pour être écoutées et conseillées en toute discrétion, avec le bénéfice de neutralité de l’infirmière scolaire. Les retours que nous avons collectés témoignent d’un appel à renforcer ce travail, notamment en zones d’éducation prioritaire, où les infirmières manquent de temps pour gérer l’ensemble des sollicitations des élèves. Cet indicateur nous permet d’établir que la problématique est aujourd’hui importante, bien que les infirmières s’efforcent d’y faire face.

Enfin, si nous avions effectivement manifesté notre opposition à la loi de 2004, nous avions adopté une position équilibrée, avant d’approuver l’équilibre finalement trouvé. Aujourd’hui, la question semble tranchée, à la fois dans la loi et dans son application. D’ailleurs, nous notons que la contestation s’est amenuisée, et que les atteintes à la laïcité sont moins nombreuses, puisque de moins en moins d’élèves souhaitent continuer à porter le voile. Nous en appelons toutefois à la prudence et à ne pas rouvrir, par exemple, le débat sur le voile à l’université. Cela ne nous semblerait guère raisonnable, sachant que l’équilibre qui a été trouvé nous paraît relativement satisfaisant.

Mme Emilie Trigo. L’UNSA est la plus jeune organisation syndicale présente autour de cette table, mais aussi dans le paysage français. À notre création, nous nous sommes dotés d’une charte des valeurs dans laquelle figure la laïcité, qui fait partie des fondements de l’UNSA. Nous ne rencontrons aucune difficulté à faire respecter ces valeurs. Les problèmes sont rares, et nous n’hésitons pas, de manière exceptionnelle, à désaffilier une organisation – je rappelle que nous ne sommes pas une confédération, mais une union de syndicats autonomes – si le problème se pose. Nous avons déjà recouru à cette sanction, pour des motifs tout autres que le fait religieux, mais nous n’aurions aucune difficulté à agir en ce sens pour ce motif.

En conclusion, et comme je l’indiquais dans mon propos introductif, nous ne devons pas oublier que la laïcité est synonyme de liberté. Peut-être convient-il d’en débattre, mais nous devons surtout la transmettre, puisque les débats de 1905 et l’équilibre auquel nous sommes parvenus nous convient bien. Je ne suis pas certaine qu’il soit pertinent de rouvrir ces débats, même si nous devons nécessairement faire acte de transmission. En revanche, il me paraît dangereux de légiférer à nouveau sur le sujet. Je me sens donc le devoir de vous inciter à la prudence vis-à-vis des amendements que vous serez amenés à examiner la semaine prochaine, et que vous serez amenés à adopter le cas échéant.

M. le président François de Rugy. Merci à tous pour votre participation à ces auditions. Pour élargir le débat et vous inviter à une réflexion intégrant un recul historique, je vous renvoie vers l’article intitulé « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le "problème musulman" dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 », rédigé par Vincent Gay et publié dans la revue Genèses en 2015. Vous constaterez que ces préoccupations étaient déjà présentes dans le débat public à cette époque et qu’elles ont fait l’objet de polémiques très virulentes, sur fond de concurrence syndicale au sein des usines Citroën d’Aulnay et Talbot de Poissy, même si le soufflé était ensuite retombé. Si vous avez le temps, je vous incite à lire cet article tout à fait nuancé, qui éclaire nos débats contemporains sur le traitement de ces questions au sein du monde du travail.

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27.   Table ronde réunissant des organisations patronales, mercredi 13 janvier 2021 à 14 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10136949_5ffeed3e870e4.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-13-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition d’organisations patronales :

 Mouvement des entreprises de France (MEDEF) – M. Geoffroy Roux de Bézieux, président

 Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) – M. François Asselin, président

M. le président François de Rugy. Je remercie les deux présidents d’organisation patronale, M. Geoffroy Roux de Bézieux, président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), et M. François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), d’être présents. Malheureusement, l’U2P n’a pas pu désigner de représentant. Nous avons accepté que la réunion se déroule en visioconférence vous concernant. Nous sommes cependant habitués à l’organisation de réunions dans une salle de l’Assemblée nationale et en visioconférence.

Nous avons entendu ce matin les organisations syndicales de salariés, du secteur public comme du secteur privé. Nous avons souhaité vous entendre maintenant, parce que cette loi visant à renforcer le respect des principes de la République, plusieurs articles peuvent concerner les entreprises. En outre, au-delà du texte, il convient de prendre en compte le contexte : montée des communautarismes, tentation du séparatisme, contestation d’un certain nombre de valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité, voire laïcité), ce qui peut se retrouver dans certaines entreprises. Les représentants des syndicats de salariés nous l’ont confirmé ce matin. Nous souhaitons aussi savoir comment les dirigeants d’entreprise, que vous représentez, abordent ce sujet. Êtes-vous confronté à des revendications, à des contestations, voire à des conflits entre employeur et salariés, ou entre salariés, que vous seriez amenés à gérer ? Que pensez-vous des dispositions de la loi qui vous concernent ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux, président du Mouvement des entreprises de presse (MEDEF). Je vais donc essayer d’être synthétique en abordant directement les deux articles qui nous concernent dans le projet de loi.

En premier lieu, l’article 1er, qui étend aux délégataires de service public l’obligation de neutralité, ne nous choque pas. Si une entreprise privée (crèche, cantine scolaire...) est opérée par un prestataire privé, il est légitime de considérer que les contraintes du service public s’y appliquent. Un temps d’adaptation sera néanmoins nécessaire, car certaines habitudes n’ont pas été prises. En revanche, nous avons une interrogation juridique, parce que selon une lecture de nos juristes en interne, cette obligation pourrait être étendue à certains marchés publics. Je comprends que l’esprit de cette loi et de cet article n’est pas de toucher les marchés publics et les fournisseurs des biens et services pour ces derniers, mais bien le service public quand il est délégué à une entreprise privée dont les salariés ne sont pas fonctionnaires et astreints à la neutralité religieuse. Sous cette réserve, et si, dans sa rédaction actuelle ou dans les décrets, l’on exclut bien les marchés publics, l’article nous paraît compréhensible et entendable.

Le deuxième article qui nous concerne est l’article 19, sur la haine en ligne. Nous y sommes favorables : il est nécessaire de modérer les contenus sur internet. Seul un juge peut être amené à le faire. Dans un contexte plus calme, celui des médias traditionnels, cette juridiction a fait ses preuves. L’interdiction de la diffamation et de la haine a constitué une jurisprudence qui a fonctionné. Il faut maintenant prendre position sur les réseaux internet.

Le sujet du monopole de l’information par certains médias et le sujet global du monopole des GAFA et assimilés préoccupe d’ailleurs beaucoup le MEDEF. L’économie de marché est l’économie de la concurrence. L’article 19 a donc tout notre soutien. Il convient de modérer internet et les réseaux sociaux. Le recours à un juge, garant de la liberté d’expression et de ses limites, nous semble être le bon système. La tradition française et européenne n’est pas la tradition américaine. Elle nous semble être la bonne manière de faire. De surcroît, le MEDEF se préoccupe des monopoles mondiaux qui se sont créés depuis dix ans par le numérique, et notamment le monopole de l’information que détient Twitter. Comme certains d’entre vous, nous ne sommes pas supporteurs du président Trump, mais nous nous opposons à ce qu’une entreprise privée, quels qu’en soient les mérites, puisse décider, ou non de la liberté d’expression. Le sujet est encore devant nous.

S’agissant du contexte, depuis l’assassinat de Samuel Paty, nous avons relancé une enquête auprès de nos adhérents avec un groupe de travail pour savoir comment est traité le fait religieux en entreprise. Les derniers événements survenus depuis 2015 ont-ils accéléré les tensions ? Plusieurs études ont été menées, démontrant que la situation s’est quelque peu durcie. Je pense notamment à une étude réalisée par l’Institut Montaigne, mais je n’ai pas encore de telles remontées émanant du terrain. Nos adhérents ne font pas état de problématiques majeures à ce niveau. Dans de nombreux cas, les employeurs trouvent une solution pragmatique, en particulier dans les petites entreprises, pour faire cohabiter la liberté d’expression religieuse, puisque nous ne sommes pas tenus à la neutralité dans l’espace privé d’une entreprise, avec le bon fonctionnement de l’entreprise, et la liberté des autres collaborateurs. Les petits points de friction concernent surtout le comportement vis‑à-vis des femmes dans certaines fonctions et dans certains secteurs. Nous n’avons pas encore pu établir un bilan des dispositions de la « loi El Khomri » de 2016, qui permet de renforcer le règlement intérieur, dans l’objectif d’imposer une forme de neutralité. Cette loi ne vise toutefois pas à empiéter sur la liberté de conscience, mais doit être au service de la liberté de chacun.

Avant l’été, nous serons en mesure de dresser un bilan de la situation en entreprise. À ce stade, nous ne sommes pas demandeurs de mesures supplémentaires pour l’entreprise privée, qui arrive à gérer ces problèmes de manière non conflictuelle pour l’essentiel. Quelques entreprises ont pu connaître des dérives communautaires, soit par des recrutements par cooptation, soit par une forme de communautarisme, mais elles restent minoritaires. Les MEDEF territoriaux s’appuient tous sur un correspondant sécurité en lien avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour surveiller le communautarisme et la radicalisation dans les entreprises. Or, après vérification auprès du correspondant national, nous n’observons pas de montée des signalements au cours des douze à dix-huit derniers mois. Pour autant que l’on puisse en juger, il n’existe pas de phénomène particulier en entreprise. Cependant, l’entreprise fait partie de la société. Nous restons vigilants sur ces sujets. Ce qui se passe à l’école, dans le service public ou sur les réseaux sociaux n’est pas complètement étranger au monde de l’entreprise.

M. François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Le sujet traité me semble assez épineux. Je vais m’efforcer d’exposer la position de la CPME avec mes mots. Sur les deux articles de loi qui nous concernent potentiellement, je partage la position exprimée par Geoffroy Roux de Bézieux. Après les attentats contre Charlie Hebdo, les partenaires sociaux avaient été convoqués par le Premier Ministre, Manuel Valls. Myriam El Khomri était présente. La même question nous avait été posée : dans le milieu de l’entreprise, que faut-il mettre en place pour éviter des phénomènes de radicalisation et d’entrisme, islamique entre autres ? Je ne sais pas ce que vous ont dit les syndicats de salarié. À l’époque, la tentation était de négocier des chartes de la laïcité. La CPME a réfléchi à cette éventualité, que l’on pourrait appeler charte de neutralité cultuelle, mais nous craignons que cette démarche provoque l’effet inverse.

Dans notre réseau, nous n’avons pas de remontées relatives à des problématiques d’entrisme religieux ou autres dans les petites et moyennes entreprises. La situation est gérée avec beaucoup de bon sens. Nous disposons d’un outil précieux, le règlement intérieur. C’est au chef d’entreprise d’être le garant de la culture de l’entreprise. S’il perçoit que des éléments extérieurs viennent la perturber, il peut s’appuyer sur un dispositif légal, le règlement intérieur, pour faire en sorte que cette culture d’entreprise soit respectée. Si demain, sur le terrain de la neutralité, et par le biais d’une charte de la laïcité, il faut négocier les jours fériés parce qu’il faut assurer une égalité entre les différentes confessions, l’immense majorité des responsables d’entreprise va se retrouver dans une situation délicate.

Tous les ans, dans mon entreprise, nous fêtons l’Épiphanie, par le partage d’une galette des rois. À l’avenir, me faudra-t-il négocier cet événement en raison de cette charte de la laïcité ? J’accueille des charpentiers dans mon entreprise, qui constituent une forme de caste de métiers. Tous les 19 mars de chaque année, ils fêtent la Saint-Joseph. Je ne sais pas s’ils sont catholiques pratiquants et s’ils sont baptisés, mais ils ne me pardonneraient pas d’oublier cette fête. C’est ce que j’appelle la culture d’entreprise. Chacun s’y retrouve, quelle que soit sa confession.

Une entreprise est une petite communauté humaine, qui s’appuie sur sa propre culture. S’il y a de l’entrisme, il faut se saisir du règlement intérieur pour remettre la situation en ordre. Si nous obligions à négocier une charte de la neutralité ou de la laïcité, j’ai peur que ceux qui veulent en découdre trouvent un terrain magnifique pour agir. Nous savons ce qu’il risque de se passer. Nous avons peut‑être besoin d’avoir des relais pour accompagner l’entrepreneur s’il commence à véritablement connaître de telles difficultés. Nous pouvons nous appuyer sur des correspondants sécurité, en relation avec les préfectures. Le MEDEF, la CPME et l’U2P s’appuient sur les mêmes correspondants en préfecture. Lorsqu’un cas survient, nous contactons le correspondant relié à la préfecture pour accompagner l’entrepreneur dans ses difficultés. Par ailleurs, nous devons former et accompagner les entrepreneurs dans l’utilisation du règlement intérieur pour les inciter à bien ancrer et défendre leur culture d’entreprise.

M. Francis Chouat. Il est tout à fait normal, voire indispensable, que les organisations que vous dirigez donnent leur avis et transmettent les signaux nécessaires dans cette phase d’élaboration du projet de loi. Comme cela a été souligné, y compris ce matin, il y a le texte en construction, et le contexte. Je souhaite vous poser deux courtes questions sur ce contexte.

Ma première question revêt une portée un peu générale. L’âge avançant, je possède des éléments de comparaison me permettant de couvrir plusieurs décennies. Ne considérez‑vous pas que ces questions, qui ne sont pas uniquement celles de la laïcité, mais qui visent à faire vivre les principes républicains dans tous les lieux d’activité collective, relèvent aujourd’hui d’une responsabilité sociale élargie des entreprises elles-mêmes, en faisant un enjeu, un objet, un sujet de négociation avec les organisations syndicales d’activités des comités d’entreprise, indépendamment des signaux faibles ou des signaux forts que vous pouvez ressentir ? Il y a quelques décennies, les entreprises s’appuyaient sur des organisations syndicales très fortes, avec des comités d’entreprise très forts et des solidarités collectives, entreprise par entreprise, par branche, mais ces organisations se sont émoussées et n’ont pas été remplacées. Il existe donc un espace pour des entreprises qui ont pour objectif de créer un climat de défiance à l’égard de la communauté nationale.

Ma seconde question est la suivante : dans l’application de la loi, par exemple si l’article 1er demeure en l’état, redoutez-vous que des problèmes puissent survenir dans les entreprises dont certaines exercent une délégation de service public dans une partie de leur activité ? Les personnels sont alors évidemment concernés, ainsi que leur hiérarchie par l’article 1er du projet de loi. Cependant, une autre partie des activités ne relève pas d’une délégation de service public. Ne sentez‑vous pas des problèmes que nous aurons à régler avec les organisations syndicales et les représentants du personnel dans le cadre de la mise en œuvre de cette loi ? Je connais très peu d’entreprises, qui ont, via des règlements intérieurs, des documents, des chartes votées par les représentants du personnel, formalisé ce volet républicain de la vie au travail. Avez-vous dressé un bilan à cette aune ? Pensez-vous qu’il existe des marges de progression possibles ?

Mme Annie Genevard. Je voudrais vous livrer quelques éléments avant de vous poser ma question. Notre texte de loi comporte des dispositions visant à la neutralité dans le monde du travail pour les entreprises publiques, les entreprises chargées d’un service public. De mon point de vue, il était légitime de se poser la question de savoir s’il était intéressant, pertinent, judicieux, utile d’étendre cette disposition de neutralité religieuse aux entreprises privées. Je ne vois pas pourquoi, par nature, par principe, par hypothèse, on ne se poserait pas cette question.

Je me suis penchée sur un document datant de 2019 évoquant la situation du fait religieux en entreprise. J’ai retenu quelques items dans cette étude réalisée auprès de quelques milliers de personnes. À la question « quelle est la présence du fait religieux dans les situations de travail ? », 70 % des répondants affirment que cette présence est régulière ou occasionnelle. La deuxième question était la suivante : « quel impact le fait religieux a-t-il sur les relations au travail et sur l’action managériale ? » 54 % des personnes interrogées estiment que cela nécessite une intervention managériale. « Le fait religieux rend-il votre activité managériale plus complexe ? » 63 % des personnes interrogées ont exprimé leur accord avec cette proposition. Enfin, « quelle place doit-on accorder au fait religieux en entreprise ? » 64 % des personnes interrogées estiment que le principe de laïcité devrait s’appliquer aux entreprises privées.

Peut-être faudrait-il renouveler cette enquête, mais voici les éléments dont nous disposons. Vous avez évoqué la « loi El Khomri », qui a constitué une avancée, puisqu’elle précise qu’il peut y avoir un règlement intérieur contenant des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés, à la condition que ces restrictions soient justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et si elles sont proportionnées aux buts de l’entreprise. On voit que très peu d’entreprises se dotent d’un règlement intérieur. Cela a été dit par mon collègue. Lorsqu’elles veulent appliquer ce règlement intérieur, c’est sous conditions. Lorsqu’une personne procédurière saisit une juridiction européenne, la liberté religieuse l’emporte pratiquement toujours sur la neutralité religieuse en entreprise.

J’entends bien, messieurs les présidents, que ce sujet ne remonte guère. Nous pourrions nous en réjouir. Cela signifierait que l’entreprise est épargnée par un phénomène qui se répand sur l’ensemble de la société française. Je m’interroge néanmoins. Ce n’est pas que je souhaite légiférer sur la question par principe, mais nous découvrons aujourd’hui avec effarement que la moitié des professeurs de France s’autocensurent par crainte d’incidents religieux. Comment la France en est‑elle arrivée là ? C’est pourquoi je vous interroge. Est-il pertinent de prévenir ? Faut-il laisser les choses se résoudre ainsi ? Le législateur ne serait-il pas utile en posant clairement certaines règles en matière de neutralité religieuse en entreprise ?

M. Charles de Courson. Ma première question concerne l’article 1er, évoqué par M. Roux de Bézieux. Elle porte sur le champ de cet article. Le contrat de la commande publique a été défini par l’article L. 2 du code de la commande publique : « sont des contrats de la commande publique les contrats conclus à titre onéreux par l’acheteur ou une autorité concédante pour répondre à ses besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, avec un ou plusieurs opérateurs économiques ». Il me semble qu’il y a un vrai problème de périmètre d’application de l’article 1er. Si nous le laissons en l’état, il me semble aller trop loin. Si vous sous-traitez l’entretien de votre immeuble, qui est un service public, tel qu’est rédigé le texte, cet article s’applique. N’est-ce pas aberrant ? Vous avez évoqué cette question, mais vous n’êtes pas allé jusqu’au bout. C’est pourtant la question qui nous est posée en tant que législateur.

À mon grand étonnement, vous n’avez pas évoqué la seconde question que je souhaite poser. Elle porte sur l’article 6. Vous bénéficiez de subventions publiques, directement ou indirectement, comme les syndicats de salariés. Or on ne pourra plus verser de subvention si vous ne signez pas un contrat d’engagement républicain, selon les termes de l’article 6. Ce contrat prévoit le respect des principes de liberté, d’égalité, notamment entre les femmes et les hommes, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public. Cela fait l’objet de nombreux débats. Qu’en pensez-vous ? Êtes‑vous prêts, en tant qu’organisation patronale, à demander à vos associations de signer un contrat d’engagement républicain ? La République est-elle un contrat ? Il me semble que la réponse est clairement négative. Ne faudrait-il pas parler d’engagement, plutôt que de contrat d’engagement ?

M. le président François de Rugy. Je tiens à rassurer les deux présidents de syndicats patronaux. L’article 1er porte bien sur un contrat de commande publique au sens de l’article L. 2 du code de la commande publique, qui a pour objet en tout ou partie l’exécution d’un service public. Ce n’est pas l’ensemble des entreprises qui répond à une commande publique. Il convient de clarifier ce point. Par exemple, si l’entreprise de M. Asselin doit accomplir différents travaux de charpente, elle n’entre pas dans l’exécution d’un service public, même si elle le fait pour une collectivité publique.

M. Charles de Courson. La SNCF n’est pas un service public, mais elle a deux services publics en son sein, les trains express régionaux et les trains d’équilibre du territoire. Si nous interprétons correctement l’article 1er, ses personnels sont soumis à l’obligation de signer une convention d’engagement républicain sur ces deux composantes, mais le fret, par exemple, n’est pas un service public. Comment percevez-vous l’application de cet article ?

M. Alexis Corbière. Vous avez fait part de remontées de terrain avec franchise et clarté, mais ces dernières n’attestent pas d’une dynamique problématique à vos yeux. Vous considérez qu’il n’y a rien à signaler à ce sujet. Votre propos n’est pas de dire qu’il n’y a pas de problème, puisque cela n’existe pas dans un grand pays, mais la dynamique générale perçue sur le terrain tend à montrer que les choses se passent bien. Vous avez évoqué les termes de bon sens ou de règlement intérieur. Ai-je bien compris ? Cette conclusion me semble intéressante.

Par ailleurs, je demande des éléments chiffrés depuis le début de ces auditions, afin de confirmer ces constats, mais je n’en ai pas, ou très peu. Il y en a très peu, hormis des sondages que je conteste. Je crois ainsi que ma collègue Annie Genevard ne comprend pas ce qu’est le métier d’enseignant. Qu’importe. Quoi qu’il en soit, on ne travaille pas sur la base de sondages. J’espère que tous les législateurs seront d’accord avec moi.

Cela dit, je reviens sur les propos de notre ami Charles de Courson, qui soulève un véritable sujet. Dans ce tout ou partie dû à la commande publique, comment comptez-vous vous en sortir ? Certes, le président de Rugy estime que certaines activités ne relèvent pas du service public. Cependant, nous pourrions nous imaginer avoir des salariés d’une entreprise privée auxquels la neutralité religieuse n’est pas demandée. Or vous héritez d’une commande publique susceptible de vous exposer vis-à-vis du public. Allez-vous indiquer à certains salariés que vous ne pouvez pas les prendre sur cette mission ? Comment exiger de ces salariés qu’ils ôtent leurs signes religieux ? N’y a-t-il pas une dimension difficile à gérer, dans la mesure où, en dépit des éléments de clarification contenus dans cet article, il reste une part d’arbitraire et d’interprétation qui ne va pas contribuer à résoudre les problèmes ? Dans votre demande, et eu égard à la situation sur le terrain, n’y a-t-il pas une nécessité de clarification ? Je pense notamment à l’article 1er, relatif à la neutralité des services publics, en lien avec les commandes publiques. J’ai peur qu’il en résulte une certaine tension et une incompréhension.

Comme l’a souligné ma collègue Annie Genevard, j’ai des exigences sur le service public, qui représente l’État et la République, mais concernant les entreprises privées, elles font ce qu’elles veulent dès lors qu’elles respectent la loi. Quel regard aviez-vous lorsque le ministre de l’intérieur, M. Darmanin, s’est ému de l’émergence d’un commerce d’alimentation communautaire ? Avez-vous un regard concernant l’évolution de ce business ? Il s’agit de mettre en évidence une éventuelle croissance du nombre de consommateurs. Ces informations peuvent constituer des éléments probants et nous donner des outils probants de compréhension sur les dynamiques.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Concernant l’idée que les entreprises doivent répondre au pacte républicain dans une responsabilité sociale élargie, je ne peux qu’être d’accord. Leur première mission, quand elles réussissent à se développer, est de créer de l’emploi dans les territoires et de contribuer au pacte républicain par l’emploi et par la création de richesse. Je suis en revanche très défavorable à ce que le fait religieux devienne un objet de discussion en comité social et économique (CSE). Je ne sais pas si mes collègues des syndicats de salariés ont répondu favorablement à cette demande, mais je ne crois pas que nos salariés soient demandeurs. Les règlements intérieurs sont discutés en CSE. Faire du fait religieux un élément de discussion obligatoire ne répond pas aux besoins des chefs d’entreprise et des salariés. Je ne nie pas l’existence de difficultés, mais j’ai le sentiment que nous parvenons à les surmonter par du bon sens, du pragmatisme et de la proximité.

Sur les différences au sein d’une même entreprise, évoquées par MM. Charles de Courson et Alexis Corbière, c’est effectivement un sujet. Si certains salariés peuvent arborer des signes religieux, parce que le règlement intérieur le permet ou parce que ce n’est pas un sujet d’entreprise, cela peut s’avérer plus compliqué sur un autre lieu de travail, par exemple dans le cadre d’une délégation de service public. C’est pourquoi je demandais une certaine souplesse dans l’application du règlement. Il faut prendre en considération une certaine unité de comportement sur un lieu de travail permettant de résoudre ce problème.

Quant aux règlements intérieurs, une étude de l’Institut Montaigne montre que 21 % des entreprises ont établi des règlements intérieurs et/ou des chartes. La plupart des grandes entreprises l’ont fait, mais peu de petites entreprises. L’un des objectifs de notre enquête sera de voir comment cela a été fait et d’essayer de proposer des modèles à suivre, en lien avec les dispositions de la « loi El Khomri ».

Concernant l’intervention de madame Annie Genevard sur l’Institut Montaigne, cette enquête, datant de novembre 2019, montre une montée en puissance des sujets, mais elle démontre aussi que nous parvenons à les traiter dans la majorité des cas, hormis dans le cas compliqué de la discrimination envers les femmes ou du refus de travailler avec une femme, de lui serrer la main ou de cohabiter dans un même lieu de travail. Ce problème est difficile à résoudre par les managers. La « loi El Khomri » peut néanmoins nous aider. Certes, le principe de laïcité à la française n’est pas partagé par nos voisins européens, mais la discrimination contre un sexe l’est. Je ne sais pas s’il y a eu des cas de licenciement pour refus de travailler avec une femme. Certains cas ont-ils été soumis aux prud’hommes, voire à l’Europe ? Je l’ignore, mais nous essayons de rassembler des éléments à ce sujet. Il me semble qu’il s’agit du point difficile à l’heure actuelle dans le management de terrain.

Vous citiez le chiffre de 54 % de personnes interrogées favorables à un règlement sur la laïcité. Je rappelle qu’il existe une grande différence entre laïcité et neutralité religieuse. La laïcité s’applique dans l’entreprise, puisque chacun doit être libre de ses croyances, mais la neutralité religieuse, qui s’applique à la Fonction publique, est différente. À date, mais avec beaucoup de prudence puisque la situation a évolué depuis 2015, je considère que cette disposition de la « loi El Khomri » devrait nous aider.

Sur la remarque de M. de Courson relative aux entreprises concernées par la disposition sur les services publics, je laisse les juristes de l’Assemblée nationale en débattre entre eux. Nous comprenons que le service public est concerné, mais non la commande publique. Il convient de détourer cette obligation de manière précise, pour éviter qu’une femme de ménage ou un agent de sécurité travaillant pour un ministère soient astreints à cette obligation de neutralité.

M. le président François de Rugy. Je pense que votre exemple relatif à l’agent de sécurité dans un ministère est mal choisi. En revanche, il s’agit bien de la différence entre commande publique et exercice d’un service public. Il faudra sans doute préciser cet élément. Par ailleurs, je tiens à répondre aux propos de M. de Courson sur la SNCF, déjà soulevés à de multiples reprises dans nos réunions. Il se trouve que les entreprises de transport ont été entendues par la rapporteure en charge de cette partie du texte. Les transports, souvent exercés dans le cadre d’une délégation de service public, représentent un enjeu particulier. Il n’y a aucune ambiguïté : il s’agit d’un service public exercé dans le cadre d’une délégation de service public. Cependant, certains transports sont réalisés dans un cadre entièrement privé, que ce soit les transports routiers, aériens ou ferroviaires.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne suis pas d’accord avec votre remarque sur l’exemple mal choisi. Je pense au contraire que l’exemple est bien choisi. Un agent de sécurité n’exerce pas un service public. Il se trouve à l’entrée de la préfecture et fouille les sacs. Ce n’est pas un service public. Selon moi, il ne doit pas être concerné. Si la rédaction de l’article l’englobe, davantage d’entreprises seront concernées, ce qui compliquera le dispositif. En effet, cette disposition concernera des personnes qui se rendront sur des lieux de travail différents. Selon ma compréhension, le service public est relatif au service apporté au public, et non aux fonctions back-office ou périphériques de la fonction publique. Ce point doit être clarifié.

Quant à l’article 6, le MEDEF considère que les subventions, c’est-à-dire les cotisations à l’Association de gestion du fonds paritaire national (AGFPN), sont ciblées sur une partie de l’activité au service de certains organismes publics, comme Pôle emploi. Pour le reste, il s’agit d’une activité de droit privé, reposant sur des cotisations privées. Cela étant, s’il faut signer une charte d’engagement républicain, nous le ferons volontiers.

Je précise que le propos rassurant exprimé par la DGSI porte sur la radicalité au sein de l’entreprise, mais nous constatons malgré tout une montée en tension. L’Institut Montaigne le souligne clairement, puisqu’en dix ans, nous sommes passés de 56 % de cadres et managers de terrain affirmant qu’il n’y avait pas de problèmes liés au fait religieux en entreprise, à 30 %. La montée en tension existe, mais, tout en observant une grande prudence, nous avons le sentiment que l’arsenal législatif actuel nous permet de résoudre ces tensions. Les managers parviennent à les surmonter, pas toujours facilement.

Concernant le service public, la mise en œuvre de la loi sera compliquée à gérer à cette aune. Il s’agira de l’une des principales difficultés de la loi pour nous.

Quant au business communautaire, nous avons noté une montée en puissance assez forte de ces activités communautaires, notamment dans le domaine de l’alimentation (halal, casher...). Il ne faut pas que se créent des entreprises communautaires, c’est-à-dire des entreprises recrutant uniquement par cooptation pour des raisons d’association. Nous contribuerions alors à défaire le vivre ensemble et l’esprit républicain. Je rappelle que l’esprit républicain français n’est pas celui des États-Unis. Notre esprit est universaliste. Nous souhaitons que les entreprises soient universalistes, où toutes les confessions et les non‑croyants peuvent cohabiter. Les entreprises ne doivent pas se créer par affinité religieuse.

M. François Asselin. À travers les remarques des uns et des autres, il apparaît que l’entreprise est un acteur de la société, comme tout autre corps intermédiaire. Nous avons notre responsabilité sociétale, que nous nous efforçons d’exercer au mieux. Nous avons tendance à vouloir permettre à l’entreprise de régler ce que la société ne peut pas régler. Nous constatons des problèmes d’égalité femmes/hommes ou de seniors. Comme il y a un mandataire à la tête de l’entreprise, nous lui demandons de résoudre des problèmes que la société peine à résoudre. Or, parfois, l’entreprise y parvient. Nous recrutons parfois des jeunes qui ne savent pas lire, pas compter, ou qui ont des problèmes de comportement ou de savoir‑être, et nous parvenons à en faire des hommes et des femmes debout. Cette question de montée du radicalisme peut imprégner les entreprises, mais si toute la société n’agit pas, l’entreprise ne pourra pas y parvenir seule. Vous connaissez la publicité de McDonald’s qui disait « venez comme vous êtes ». Elle est un peu courte, puisque, dans l’entreprise, il faut venir comme on est, à condition d’accepter ce que nous sommes. Cela renvoie à une remarque très juste de la part de plusieurs d’entre vous : combien de chefs d’entreprise ont-ils formalisé leur projet d’entreprise et les valeurs que porte leur entreprise ? C’est un premier exercice à faire en tant que chef d’entreprise que de définir la culture d’entreprise, sur la base de laquelle se décline le règlement intérieur lorsqu’il a besoin d’être rédigé ou amendé.

Concernant l’allusion faite par Mme Genevard à l’enquête, je ne remets pas en cause les chiffres communiqués, mais je vous confirme que nous ne constatons pas de problématique considérable sur ces sujets. Il y a quelques années, j’ai rencontré un de nos adhérents, également adhérent du MEDEF, le président de l’entreprise Paprec. Il était confronté à ce problème d’entrisme et de communautarisme dans son entreprise. Il voyait de plus en plus de femmes se voiler au sein de son entreprise. L’encadrement lui avait répondu qu’il était de plus en plus compliqué, pour les femmes de confession musulmane, de rester sans voile, en raison de certaines pressions en interne. Avec l’appui des partenaires sociaux, il avait utilisé le règlement intérieur pour la mise en place d’une charte de la laïcité pour régler ce problème d’entrisme. Il existe déjà des outils permettant de régler ce problème.

Sur la liaison sphère publique-secteur marchand, j’attends que mon entreprise soit nationalisée. Je deviendrai alors gérant d’un kolkhoze, et peut-être oligarque dans quelques années. Au niveau de la CPME, nous ne sommes pas allés dans le détail des articles, mais une analyse pourrait s’avérer nécessaire pour bien baliser ces aspects.

Sur la question des marchés communautaires, là où il y a un marché, il y a des marchands. Si une population veut acheter des biens étiquetés communautaires, des marchands répondront à ce marché. La frontière est celle balisée par Geoffroy Roux de Bézieux, puisqu’un problème pourrait se poser si venaient à apparaître des entreprises communautaires. Force est de constater que je ne vois pas d’instrument, dans l’arsenal dont nous disposons, susceptible de l’empêcher. Si un entrepreneur s’affiche de manière très radicale, quels sont les garde-fous pour éviter qu’il fasse de son entreprise une communauté radicale ? Nous ne disposons pas d’outil contre cela, hormis s’il veut faire des affaires dans la sphère publique. Concernant le lien public avec les organisations professionnelles, vous savez que les critères de représentativité, qui vous qualifient comme partenaires sociaux, vous obligent à répondre à des critères républicains, ce qui est écrit dans la loi. Je ne pense pas qu’il y existe un réel danger à cette aune, pour répondre à la question soulevée par M. de  Courson.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie.

Si vous avez des documents écrits d’analyse juridique ou de contexte que vous souhaitez nous transmettre, je ferai évidemment en sorte qu’ils soient communiqués à tous les membres de la commission, ainsi qu’aux députés qui en feraient la demande.

M. François Cormier-Bouligeon. L’intervention de M. Asselin me semble très éclairante. Elle relève une recrudescence du fait religieux en entreprise. Ceux qui ne le perçoivent pas sont atteints d’une forte cécité, ce qui est regrettable considérant les problèmes créés pour les dirigeants de ces entreprises. J’ai également noté qu’il indiquait, en citant l’exemple bien connu de Paprec, que s’exerçait une pression sur les femmes pour qu’elles mettent le voile. Dans notre société, dans l’entreprise comme dans l’espace public, certaines de nos concitoyennes sont soumises à ces pressions pour qu’elles portent le voile. Ne pas le voir pose problème. À l’occasion d’un projet de loi veillant au respect des principes de la République, nous aurions tort de ne pas traiter ce sujet sur le fond, particulièrement dans le cadre de l’article 1er, qui me semble particulièrement bien rédigé dans cette perspective. Je vous remercie.

Mme Florence Granjus. La loi de juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires permet des journées d’autorisation d’absence rémunérées pour des fêtes religieuses. En droit privé, dans les entreprises, je suis assez étonnée. Quand il y a des fêtes religieuses, qui ne sont pas inscrites dans le calendrier national, il n’y a donc pas d’absentéisme ou de demande d’absence. N’avez-vous pas eu ce type de remontées ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Cela passe tout simplement par des demandes de congés payés, rémunérés en tant que tels, mais l’employeur n’a pas à savoir quels sont les motifs de cette demande et s’il s’agit de motifs religieux. Je le dis avec prudence, dans la mesure où nous n’avons pas entrepris d’enquête depuis trois ans, mais nous ne notons pas de recrudescence des difficultés à ce sujet.

M. François Asselin. Pour répondre à Mme Granjus, si demain les entreprises étaient obligées de négocier une charte de la neutralité ou de la laïcité, nous risquons d’avoir ce problème dans les entreprises, en mettant à égalité tous les jours fériés. Ainsi, le calendrier grégorien sera discuté au même titre que les calendriers d’autres confessions. Nous n’en voulons pas.

Mme Florence Granjus. Dans le service public, cet aspect pose d’énormes difficultés, parce qu’il y a de nombreux agents demandant à bénéficier de journées d’autorisation d’absence rémunérées. Ma question est la suivante : dans le privé, ces fêtes existent. J’entends bien que vous ne demandez pas le motif de l’absence, mais n’y a-t-il pas un nombre conséquent de salariés demandant à poser des jours de congé ?

M. le président François de Rugy. Notre préoccupation est de savoir si l’organisation du travail peut être amenée à être fortement perturbée, notamment si de nombreux salariés demandent simultanément un jour de congé. La question a déjà été posée dans de nombreuses entreprises. Je pense à la pratique du ramadan, qui peut être amenée à perturber la pratique du travail. Je pense aussi à des demandes d’espace de prière dans les entreprises, ce qui peut gêner certains employeurs ou certains autres salariés. Si dans votre entreprise, monsieur Asselin, un salarié dit qu’il ne souhaite pas fêter la Saint-Joseph, même s’il est charpentier, parce qu’il ne perçoit pas le lien entre son métier de charpentier et le fait d’avoir un saint patron, allez-vous estimer que participer à cette fête relève de la liberté de chaque salarié ? Les revendications religieuses, ou autres, qui ne relèvent pas de l’application des règles communes et du droit du travail peuvent-elles perturber le fonctionnement de l’entreprise ? Je me permets d’ajouter une remarque : les entreprises communautaires existent déjà, mais elles n’adhèrent pas à vos syndicats. Elles se situent en marge de la représentation des employeurs que vous assurez par ailleurs.

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. En complément des propos qui viennent d’être tenus, je suis intervenue l’année dernière en tant que représentante des membres de l’Observatoire de la laïcité pour m’exprimer sur le fait religieux dans l’entreprise. La résolution des problèmes relatifs aux congés accordés et aux demandes d’espaces de prière est facilitée par la mise en place d’un règlement intérieur assez bien écrit dans l’entreprise, afin de définir les règles d’emblée. Le problème se pose lorsque les entreprises ne définissent pas d’orientation et se laissent déborder par des demandes de plus en plus prégnantes. Face à une population salariée qui formule davantage de demandes relatives au fait religieux, je pense qu’il est impératif d’accompagner les chefs d’entreprise pour les aider à instituer un règlement intérieur, ce qui contribue à faciliter la vie de l’employeur et du salarié. Cela me semble important pour éviter d’être débordé et de ne plus être en mesure de gérer le quotidien.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je vais revenir sur la dernière intervention. Je partage vos propos. Dans certaines entreprises à forte intensité de main-d’œuvre, avec une part importante de salariés musulmans, cette question a pu poser problème, puisque plusieurs salariés demandaient simultanément des horaires aménagés ou des congés. Le dialogue social et l’établissement d’un règlement intérieur ont cependant permis d’établir une forme de régulation ne nécessitant nul durcissement de la loi. Aujourd’hui, 20 % des entreprises ont un règlement intérieur, mais elles couvrent plus de 60 % des salariés. À ce stade, et avec beaucoup de prudence, l’arsenal législatif dont nous disposons nous semble suffire. Je suis néanmoins bien conscient que cette situation est extrêmement évolutive. Nous avons vu ce qui s’est passé entre 2015 et 2020. Il ne faut pas non plus nier l’émergence d’un phénomène générationnel, qu’il convient de prendre en compte. En fonction de l’âge, l’acceptation du fait républicain n’est pas exactement le même. En tant qu’organisations patronales, nous devons être vigilantes. Nous n’avons peut-être pas assez sondé nos adhérents pour avoir des remontées plus précises. Cela peut refléter un petit phénomène d’autocensure sur ces sujets.

Par ailleurs, je tiens à préciser certains de mes propos. L’épicerie casher ou halal est certes une entreprise communautaire, mais cela relève d’une certaine logique. Ma crainte porte sur l’instauration d’un système de recrutement communautaire, comme on a pu le constater dans l’activité des bagagistes de Roissy. Dans une entreprise privée, qui n’a pas de vocation communautaire de par la nature de son activité, et par un système de cooptation excluant un recrutement diversifié, il en résulterait ce phénomène de communautarisation. Cela équivaut au système de numerus clausus dans les ports, dans les années 1950, dans lesquels on ne pouvait être recruté que si l’on possédait telle ou telle carte syndicale – mutatis mutandis. Il y a un danger pour la République, parce que cela communautarise le monde de l’entreprise, qui n’a pas à l’être.

M. François Asselin. Nous débattons sur un sujet extrêmement délicat. Il ne faut pas être naïf sur ce plan : certaines personnes veulent du mal à notre République et à ce que nous sommes. L’entreprise est une sorte de microsociété. Pour une entreprise, il faut savoir le projet que le chef d’entreprise veut porter. Finalement, les enjeux de l’entreprise concernent toute la société. En tant que parlementaires et législateurs, vous avez une mission colossale. Il faut collectivement répondre à cette question et savoir ce que nous sommes. Si nous ne le savons pas, d’autres le savent très bien. Si nous sommes d’accord sur l’objectif que nous poursuivons, les outils que nous devons imaginer permettant de contrecarrer cet entrisme et qui n’existent pas à ce stade pourraient servir à ceux qui nous veulent du mal.

C’est pour cela que votre mission est extrêmement complexe et subtile. Les entreprises seules ne pourraient pas y répondre. Nous devons par ailleurs contribuer à cet objectif. Le présent entretien me semble d’ailleurs très intéressant pour inscrire ce sujet au cœur de nos préoccupations. Il est en tout cas préférable d’anticiper ces démarches, car le curatif nous coûte cher.

Je vous souhaite bon courage dans la suite de votre mission, qui est extrêmement importante pour les chefs d’entreprise, mais aussi pour l’ensemble du pays.

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28.   Audition de M. Ferdinand Mélin‑Soucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, mercredi 13 janvier 2021 à 15 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10136949_5ffeed3e870e4.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-13-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Ferdinand MélinSoucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux.

M. le président François de Rugy. Nous reprenons nos auditions. Je suis très heureux de recevoir maintenant monsieur Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux. Votre présence n’est pas liée aux fonctions que vous avez exercées à l’Assemblée nationale, mais aux travaux universitaires que vous avez publiés sur la question de la laïcité. Comme mes collègues et celles et ceux qui suivent ces auditions depuis le début le savent, nous avons souhaité accueillir des personnes qui, en leurs qualités diverses, peuvent éclairer nos travaux, sur le texte et sur le contexte, à la fois sur les grands enjeux autour de la lutte contre les communautarismes et les tentations séparatistes, de la défense et de la mise en œuvre de la laïcité, et plus généralement, du respect des principes de la République. C’est le titre du projet de loi déposé par le Gouvernement, qui a donné lieu à la création de cette commission spéciale qui examinera les articles et les amendements la semaine prochaine, avant l’examen en séance publique. Nous sommes encore au cœur de cette phase d’audition. Nous souhaitons que les personnes auditionnées éclairent nos travaux, à la fois sur le contenu du texte, sur ses implications et sur d’éventuels ajouts à opérer.

Vous avez maintenant la parole pour un propos introductif. Au risque de vous décevoir, ce n’est pas un cours magistral. Je vous propose d’y consacrer une dizaine de minutes. Il y aura ensuite un temps consacré aux interventions, questions et interpellations de la part des représentants des groupes. Vous pourrez vous exprimer, puis, si des collègues députés ont encore quelques questions, nous pourrons les entendre. Monsieur Mélin-Soucramanien, vous avez la parole.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je m’exprimerai en tant que président d’Université, en toute indépendance, et entièrement détaché, même si certains de mes propos auront des résonances politiques. Il est difficile de ne pas en avoir sur un tel sujet, mais j’essaierai de m’en abstraire au maximum. Je vais me borner ici à deux remarques très superficielles et m’arrêter à la surface du texte.

Ma première remarque portera sur l’objet même de la loi, et ma seconde remarque sur le contenu de ce texte. S’agissant de l’objet de la loi, exprimée dans son titre que vous avez rappelé (projet de loi confortant pour tous des principes de la République), l’intitulé a beaucoup varié. Certains continuent à l’appeler « projet de loi de lutte contre le séparatisme ». Parmi les autres versions envisagées, il y a eu « projet de loi confortant les principes républicains. »

Il faut y ajouter une série de discussions, désormais derrière nous, sur des distinctions très subtiles établies entre les valeurs de la République et les principes de la République, puis entre les principes de la République et les principes républicains. Cela me semble très intéressant, mais peu opérationnel. Derrière les mots, il convient de s’intéresser à l’intention de ce projet de loi, qui vise à renforcer l’universalisme républicain. L’un des axes de ce texte, voire son axe principal, est ainsi de conforter les principes de laïcité et d’égalité, ces deux principes fonctionnant de manière symbiotique. Si l’on est républicain, on ne peut que considérer que l’intention de ce texte est louable. Il n’y a évidemment aucun problème à cet égard.

Je souhaite néanmoins formuler une remarque sur l’objet du projet de loi. Lorsqu’on parle de « principes de la République », le terme me semble un peu général. Il s’agit essentiellement de la laïcité et de l’égalité, alors que la République repose sur cinq principes, énoncés dans l’article premier de la Constitution de 1958. J’ai l’habitude de présenter cet article comme la carte d’identité constitutionnelle de la France. La République s’appuie sur cinq principes : la République est indivisible, laïque, démocratique, sociale et elle assure le respect de l’égalité devant la Loi, ce qui interdit la discrimination. Parmi ces cinq principes qui caractérisent la République, deux sont nuancés et tempérés dans le texte même de l’article premier, l’indivisibilité, qui est nuancée depuis 2003 par « l’organisation de la République est décentralisée » et l’égalité, qui est nuancée par l’exigence de parité, et ce depuis 1999, et encore davantage depuis 2003 et 2008.

Comme je me suis exprimé publiquement sur le sujet, et comme Madame Genevard est vice-présidente de cette commission, je rappelle qu’un complément utile de ce texte aurait consisté à préciser d’entrée la conception française de la laïcité, comme cela a été fait par le constituant pour l’égalité et l’indivisibilité. Je ne vais pas rouvrir ce débat, qui a eu lieu et a été utile, même s’il a été quelque peu sacrifié. Lorsqu’on lit le texte objet de la discussion au sein de votre commission, nous constatons la complémentarité entre cette précision par le haut dans l’article premier et cette nécessité de combler certaines lacunes, ce à quoi contribue utilement votre projet de loi.

M. le président François de Rugy. Je souhaite avoir une précision. Parlez‑vous d’apporter une précision dans l’article premier de la Constitution ou dans l’article premier du texte ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je parle de l’article premier de la Constitution, qui énumère les cinq caractéristiques de la République : indivisibilité, laïcité, caractère démocratique, caractère social, respect de l’égalité. Pour deux de ces caractéristiques, et dans l’article premier même, le constituant a considéré qu’il fallait considérer l’indivisibilité sous réserve de la décentralisation et l’égalité sous réserve de la parité. Le Conseil constitutionnel bloquait depuis longtemps toutes les réformes visant à assurer une meilleure représentation des femmes dans les instances démocratiques ou dans les entreprises. Je regrette un peu cette occasion manquée. Il manque un élément préalable, en quelque sorte, mais cette question sera peut-être ouverte ultérieurement à nouveau. Je l’espère.

Quant au contenu de la loi, je crois qu’il n’a échappé à personne, et en particulier au Conseil d’État, que ce texte est foisonnant. J’ai aimé cette formule subtile du Conseil d’État disant que « ce texte contient un grand nombre de mesures, d’objets divers intervenant dans des domaines variés. » Le Conseil d’État ne craint pas la répétition. En l’occurrence, on y trouve quatre titres, 51 articles. Vous êtes sept rapporteurs. Cette commission est ainsi extraordinaire à tous les sens du terme. Je ne reviens pas sur tous les sujets abordés. Nous aurons l’occasion d’y revenir pendant l’échange. Il est vrai que nous pourrions avoir un jugement négatif sur ce caractère foisonnant. Cela pourrait être une première impression, mais ce n’est pas du tout mon sentiment. Même si nous avons une certaine difficulté à percevoir la cohérence globale du texte, le sentiment inverse prédomine lorsqu’on lit les mesures proposées une par une.

Pourquoi avons-nous attendu aussi longtemps ? La plupart de ces dispositions sont utiles et ont peut-être été trop longtemps différées. Évidemment, nous pouvons regretter que des dispositions particulières n’aient pas été prises pour certains sujets spécifiques, comme l’hôpital ou les universités, même si les dispositions des deux premiers articles peuvent couvrir ces sujets. Nous pouvons aussi regretter que ces dispositions ne soient pas étendues à l’Outremer. Je pense à l’ordonnance de Charles X, datant de 1828, qui continue à s’appliquer à la Guyane. La collectivité territoriale continue à rémunérer les ministres du culte. Le Gouvernement a repoussé la réflexion à ce sujet.

Je souhaite conclure mon propos par une ultime remarque. Autant j’ai affirmé qu’il manquait une précision relative au principe de laïcité, autant je tiens à souligner que le caractère épars du dispositif prévu dans ce projet peut faire l’objet d’une seconde lecture, en particulier sur toutes les thématiques relatives à la laïcité. Je plaide depuis longtemps pour un code de la laïcité et pour une entreprise de codification en la matière. Je sais que le sujet a été un peu miné. C’est une vieille revendication de la Ligue de l’Enseignement. Depuis le début des années 2000, cette dernière réclame cette codification. Nicolas Sarkozy et Claude Guéant ont mis en place une série de mesures, ont créé une commission et ont fait publier un ouvrage à la Documentation française regroupant les textes sur la laïcité. Le débat a cependant été un peu « plombé » par le lien établi entre laïcité, identité et immigration. Sur le plan strictement juridique, la question de l’applicabilité, de l’accessibilité aux droits, qui fait écho à l’intelligibilité du droit, est un objectif de valeur constitutionnelle pour le Conseil constitutionnel. Ces objectifs paraissent plaider pour une codification de ces textes épars, déjà très fragmentés.

Lorsqu’on travaille sur la laïcité, on a l’impression d’être face à un droit de « broussailles », pour reprendre une expression chère à un professeur de droit international privé. La codification pourrait être un instrument de meilleure effectivité de ce droit.

J’ai ainsi formulé deux remarques. Ma première remarque concerne l’article premier de la Constitution, alors que ma seconde remarque, plus prospective, porte sur la question de la codification et de la nécessité de rassembler et de clarifier ces textes pour satisfaire à cet objectif d’accessibilité et d’intelligibilité du droit.

M. le président François de Rugy. Je vous propose de prendre une série de questions, remarques, interpellations. Nous commençons par monsieur François Cormier-Bouligeon, au nom du groupe la République en Marche.

M. François Cormier-Bouligeon. Monsieur le professeur, vous avez beaucoup travaillé sur la question de la laïcité et sur le principe d’égalité, qui ne lui est pas totalement étranger. Comme vous, en tant que citoyen, en tant qu’élu, je défends ce principe constitutionnel. Comme vous, je pense qu’il est nécessaire de le définir dans la Constitution, tant il est fait peu de cas, par le Conseil constitutionnel, de cet adjectif fondamental accolé au régime politique républicain, que ni le législateur ni même le constituant ne peuvent modifier, conformément à l’article 89 de la Constitution.

Ma question mettra en lien la laïcité avec un autre sujet que vous connaissez, la probité des élus. Certains travaux universitaires pourront bientôt l’éclairer. Certes, un élu n’est pas soumis à la neutralité. Par définition, être élu, c’est n’être pas neutre. Cependant, depuis quelques années, certains élus adoptent une vision de laïcité et de leur relation avec les cultes pour le moins étonnante, aussi bien au niveau local qu’au niveau national. Plusieurs litiges contemporains de la laïcité ont pour origine des décisions d’élus. Je pense notamment à la statue de Ploërmel, aux crèches de la Nativité, à Béziers, ou à la construction de certains lieux de culte. Je pourrais également citer le cas de l’adoption d’une charte de la laïcité à Orléans, autorisant les élus à participer à la liturgie lors de la messe des Fêtes johanniques, ou l’affaire des écharpes tricolores que certains élus toulousains portaient lors d’une messe à Lourdes. N’y a-t-il pas, selon vous, matière à réfléchir sur le statut de l’élu dans le cadre de ce projet de loi ? Au-delà de la nomination d’un déontologue au niveau local et des chartes fleurissant çà et là, d’autres propositions courageuses limitant ce type de comportement ne doivent-elles pas être formulées ? Je vous remercie.

M. le président François de Rugy. Madame Annie Genevard intervient pour le groupe Les Républicains.

Mme Annie Genevard. Monsieur le professeur, votre expertise est parfaitement reconnue sur le sujet que nous évoquons. Dans le prolongement de la question de mon collègue, qui s’était ému du fait que, lors d’une audition précédente, une intervenante avait dit que la République était laïque, mais que la France ne l’était pas. Cela rejoint les interrogations de nombreux cultes. Cette réflexion sur la laïcité et sur la neutralité ne développe-t-elle pas un sentiment antireligieux ? En traitant de façon prioritaire les désordres liés à l’épanouissement exponentiel de certaines religions, le risque est de jeter le soupçon sur toutes les religions. Dans l’exemple présenté par mon collègue, il faut distinguer ce qui relève de l’expression d’une opinion religieuse, ce qui ne doit pas être le cas de la part d’élus, tenus à une forme de neutralité, et toute la dimension historique et traditionnelle susceptible de justifier la décision de l’élu d’installer une crèche ou de porter une écharpe lors d’une manifestation tout autant patrimoniale que religieuse. Je souhaite interroger votre sentiment sur le lien existant entre laïcité, neutralité, liberté religieuse et respect des religions. Nous sommes nombreux à ne pas souhaiter que la lutte contre le radicalisme islamiste aboutisse à un soupçon généralisé à l’égard des religions.

Ma deuxième question interroge la constitutionnalité de certaines mesures. Sur ce point, divers intervenants ont formulé des opinions différentes. Je pense aux articles consacrés à l’éducation et à la fin de l’enseignement en famille ou à domicile, qui suscite pour les uns une question de constitutionnalité, alors que d’autres estiment que cette mesure ne comporte pas de risque d’anti constitutionnalité. Je souhaite avoir votre sentiment sur ce point.

Enfin, j’ai porté, comme rapporteure, la proposition de loi constitutionnelle émanant du Sénat sur la modification de la Constitution pour rappeler la règle commune, selon laquelle les partis politiques ne pouvaient pas avoir une dimension religieuse. Cette proposition de loi constitutionnelle n’a pas été validée par l’Assemblée nationale, comme vous le savez. J’ai néanmoins souhaité réintroduire ces notions par voie d’amendements dans le texte de la loi. Je souhaite que cette notion soit réintroduite dans le présent projet de loi. Si le législateur en était d’accord, pensez-vous que cette notion aurait une force utile ?

M. le président François de Rugy. Pour le groupe Modem, la parole est à monsieur Jean-Paul Mattei.

M. Jean-Paul Mattei. Monsieur le professeur, je reçois la référence à l’article premier de la Constitution comme un élément particulièrement intéressant dans notre débat. Ne pensez-vous pas que l’article 6 du projet de loi évoquant le contrat d’engagement républicain est superfétatoire ? Ne faudrait-il pas faire référence à l’article premier de la Constitution dans cet article ? Je souhaite avoir votre analyse sur la notion de contrat. Il me semble que cette notion engage l’autorité administrative et l’association, mais également ses adhérents. Le côté pédagogique de cette référence à la Constitution me semble être un élément intéressant à développer dans l’étude de ce texte. Sur l’aspect relatif à la sécurité juridique, je souhaite revenir sur l’article 27, concernant la démarche nécessaire aux associations cultuelles visant à déposer une demande auprès de l’autorité administrative pour être reconnues en tant que telles. À mes yeux, ce sont des éléments sécurisants. Ne pensez-vous pas que la création d’une procédure permettant d’octroyer un statut d’association cultuelle va dans le bon sens, afin de ne pas courir un risque d’insécurité juridique ? Je voulais vous interroger sur ces deux points, mais je suis très intéressé par votre référence à l’article premier de la Constitution.

M. le président François de Rugy. Pour le groupe socialiste, la parole est à madame Cécile Untermaier.

Mme Cécile Untermaier. Je souscris également à cette nécessité de s’interroger sur la laïcité dans la loi fondamentale. Je souhaite poser quelques questions très concrètes tenant d’ailleurs à votre spécialité de professeur de droit public, en particulier sur le deuxième paragraphe de l’article premier. Considérez-vous que le dispositif proposé (« lorsqu’un contrat de commande publique a pour objet en tout ou partie l’exécution d’un service public, son titulaire est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public »), qui consiste en l’importation de la jurisprudence, et le libellé prévu pourront contribuer à assurer cette neutralité de manière claire et sans ambiguïté, selon les objectifs affichés dans cet article ?

Ma deuxième question porte sur l’article 6 et sur le contrat d’engagement républicain, qui a fait l’objet de nombreuses interrogations, notamment de la part du Conseil d’État. Par une interprétation assez scélérate, on pourrait dire que le fait de ne pas demander d’argent pourrait autoriser à ne pas souscrire d’engagement républicain, alors même que lier la demande de subvention à un contrat d’engagement républicain me paraît, d’une certaine manière, atténuer la portée de principes que l’on souhaite au contraire renforcer en matière d’universalisme.

Enfin, ma troisième interrogation s’adresse toujours au professeur de droit public. Elle porte sur le rôle que doit jouer le représentant de l’État concernant les associations cultuelles, avec la possibilité qui est la sienne, dans les deux mois suivant leur création, d’affirmer que cette association n’est pas cultuelle. Sachant que vous êtes universitaire et que les universités ont pour rôle de penser la place de la religion dans la société, ne pensez-vous pas qu’il faudrait créer au CNI une section relative à la place du culte musulman, de sorte que l’approche scientifique, qui est déjà celle entourant les religions catholiques et protestantes puisse prospérer ?

M. le président François de Rugy. A priori, je n’ai pas d’autre demande d’intervention à ce stade. Professeur, vous avez la parole pour nous éclairer, en réponse à ces interventions.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. S’agissant de la question du lien avec la probité, je constate que vous êtes bien renseignés. Je ferai soutenir samedi une thèse sur le droit de la probité des élus de la République, qui s’annonce tout à fait intéressante. Ce lien existe, mais il est ténu dans le projet actuel. Nous pouvons le percevoir à l’article 2. Les élus ont effectivement une part de responsabilité. Selon moi, ce lien est plus direct et pourrait être plus net dans ce texte ou dans un texte à venir. Le texte sur lequel vous travaillez se trouve à la confluence de deux notions réputées indéfinissables, la laïcité et la République, puisqu’on peine souvent à définir cette dernière. On répond ainsi que la République n’est pas la monarchie ou qu’un État laïc est un État qui n’est pas religieux ou ecclésiastique. On peut se contenter d’une telle définition. C’est d’ailleurs ce dont nous nous contentons dans le texte de la Constitution actuel. Jean Jaurès, lorsqu’on lui demandait de définir la République, répondait qu’elle était un grand acte de confiance. Il se fondait sur cette définition mystérieuse, n’étant pas pour rien professeur de philosophie.

Il est vrai que le lien entre les deux existe. Dans un certain nombre de collectivités territoriales qui se sont dotées d’un référent déontologue, ce dernier est souvent chargé des questions de laïcité et d’application ou d’interprétation du principe de laïcité. Cette piste pourrait être creusée. Je le dis à proximité du bureau de déontologue de l’Assemblée nationale, où des problèmes ont surgi et pourraient surgir à ce sujet. Nous pourrions imaginer que son déontologue pourrait être saisi de ces questions d’interprétation de la laïcité. Je vous renvoie d’ailleurs à un remarquable article, intitulé La cravate et le voile, portant sur la question du port des signes religieux à l’Assemblée nationale, paru dans la Revue du droit public il y a deux ans.

Je suis d’accord avec vous, Monsieur le Député : il existe un lien direct autour de cette question de la confiance en la République. Si nous devions chercher un levier opérationnel, il passerait peut-être par les institutions actuellement chargées de la déontologie.

Quant aux trois questions posées par Madame Genevard, la première question, un peu générale, portait sur le fait d’attiser, par le biais de ce texte, un soupçon généralisé à l’encontre des religions. Cela peut être le cas à l’encontre d’une religion en particulier, selon l’écho que l’on entend parfois. Certains religieux ont l’air de penser que cela attisera également le soupçon à l’encontre des autres religions, mais cela révèle une vision déformée du principe de laïcité. Henri Pena‑Ruiz, que vous allez recevoir et qui est un combattant de la laïcité, considère que cette dernière est un facteur d’émancipation individuelle et collective. Elle n’est en rien l’ennemie des religions, même si elle a pu apparaître comme un instrument de combat dirigé contre la religion catholique. Ceci est entièrement derrière nous.

Indépendamment de la formulation du texte de la proposition de loi constitutionnelle, que vous avez pu défendre ici même, madame Genevard, il me semble que préciser le principe de laïcité dans la Constitution et rappeler qu’il comporte deux facettes, la liberté de conscience, déjà prévue à l’article 10 de la Déclaration de 1789, c’est-à-dire la liberté de croire ou de ne pas croire, ce qui implique la neutralité, et la séparation entre le politique et le religieux. Comme le disait Victor Hugo, « l’État, chez lui, et l’Église chez elle. » Cette dimension de séparation entre le politique et le religieux, qui est la deuxième facette de la laïcité, ne doit pas faire perdre de vue la première facette, la reconnaissance complète de la liberté de conscience.

Pour ma part, j’estime que celle-ci relève d’une conviction juridique, et non politique. Nous savons bien pourquoi en 1958 le Général de Gaulle a souhaité se limiter à cette expression elliptique : la République est laïque. Cette volonté a été exprimée dans différents courriers à divers responsables religieux. Il ne voulait pas aller plus loin pour des raisons précises liées à ses convictions politiques et personnelles. Selon moi, il me semble qu’il serait utile de rappeler que la laïcité induit la liberté de conscience, mais aussi cette séparation entre le politique et le religieux, ce qu’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision de 2004. Il a indiqué que la laïcité reposait sur la séparation entre le politique et le religieux, dans une formulation se rapprochant de celle utilisée dans la proposition de loi constitutionnelle et dans une série de QPC, comme l’a fait le Conseil d’État depuis plus d’un siècle. Ce dernier rappelle que cela induit la liberté de conscience et la neutralité.

Il convient peut-être de l’écrire quelque part, soit, à mon avis, dans la Constitution, soit dans un article un peu surplombant de la loi. Cette proposition me paraît intéressante. De nombreux textes constitutionnels ont connu le trajet décrit par madame Genevard. J’en viens à votre troisième question. Vous suggérez de procéder par voie d’amendements. De nombreuses dispositions constitutionnelles ont connu ce trajet, notamment le droit à la protection de l’environnement, cher à certaines personnes présentes ici même. Dans les facultés de droit, on se moquait fréquemment de l’article premier de la loi de 1995, la « loi Barnier », qui garantissait le droit à un environnement sain. Les professeurs de droit considéraient qu’il s’agissait d’une phrase creuse. Finalement, on la retrouve dans la Constitution sous la forme d’une charte assez complète, avec des effets juridiques effectifs. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont donné un plein effet à la Charte de l’environnement de 2004. Ce trajet ascendant des normes constitutionnelles est tout à fait possible. Pourquoi pas un passage par la loi ? Cette démarche peut tout à fait aller dans le sens qui est le vôtre.

Vous m’avez posé une question plus précise, et visiblement un peu brûlante, relative au caractère constitutionnel des dispositions du texte concernant l’éducation en famille. Alors que je ne savais pas que mon nom figurait sur le site internet de l’Assemblée nationale, j’ai reçu plusieurs dizaines de courriels à ce sujet. Je ne savais pas à quelle heure mon intervention était programmée. Je constate qu’il y a des groupes de pression bien constitués à ce sujet : je ne m’attendais pas à ce flot d’interventions. Au risque de vous décevoir, il est vrai que cet article 21 comporte un risque de contrariété à la Constitution qui, à mon sens, n’est pas très élevé. En tout cas, il ne l’est plus après le passage en Conseil d’État. Pourquoi pensez-vous que ce risque existe ? Cette disposition relative à l’article 21 substitue un régime d’autorisation à un régime de déclaration. Le Conseil constitutionnel, comme le Conseil d’État, n’apprécie guère ce type de mécanisme.

Ce même mécanisme avait provoqué la décision inaugurale ayant fait émerger le Conseil constitutionnel, le 16 juillet 1971, sur la liberté d’association. Le législateur avait souhaité substituer un régime d’autorisation au régime de déclaration. Ce passage est hautement suspect à ses yeux. Le juge lisant une telle disposition dans un texte y prêtera attention. Pour les juristes, il s’agit du passage d’un régime répressif, l’autorité administrative intervenant après que la liberté se soit exercée, à un régime préventif, l’autorité administrative intervenant avant que la liberté puisse s’exercer. La constitutionnalité d’une telle disposition paraît douteuse.

Ceci étant, dans le détail, la liberté d’association était convoquée en 1971, laquelle n’est pas la moindre des libertés, puisqu’il s’agit d’une liberté permettant l’exercice des autres libertés, comme la liberté de formation des partis politiques ou la liberté d’expression. Ici, le droit à l’instruction est un droit extrêmement important, mais dans la galaxie des droits fondamentaux et des libertés publiques, il ne jouit pas d’une densité équivalente à celle d’autres droits, comme la liberté d’expression ou la liberté d’association.

Il existe deux sources relatives à ce droit à l’instruction applicables dans le droit français. La première source est l’alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946. Il indique que l’instruction doit être laïque, gratuite et égale et que le droit à l’instruction est un devoir de l’État. Il en ressort une obligation positive de l’État, mais rien n’est dit sur l’instruction en famille. En revanche, l’article 2 du protocole numéro un à la Convention européenne des droits de l’homme est plus explicite, puisqu’il prévoit explicitement le droit à l’instruction en famille en prévoyant l’existence de ce droit. Dans sa deuxième partie, l’article indique que les États membres du Conseil de l’Europe doivent créer les conditions permettant cette instruction en famille.

Nous pourrions alors considérer que l’article 21 est condamné et pourrait encourir la censure de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Cependant, cette dernière considère qu’il n’y a pas consensus entre les 47 États membres du Conseil de l’Europe sur ce point. Sur ces questions un peu délicates, elle renvoie à la marge nationale d’appréciation. Les États peuvent faire à peu près ce qu’ils veulent. Une censure du Conseil constitutionnel est donc assez improbable sur le fondement de l’alinéa. De même, une censure de la Cour européenne des droits de l’homme sur la base de l’article 2 du protocole numéro un est hautement improbable, d’autant plus que la rédaction actuelle de l’article 21 à l’issue du passage devant le Conseil d’État me semble préserver l’essentiel. En réalité, on passe certes d’un régime de déclaration à un régime d’autorisation, mais le champ des dérogations est tellement large, et en particulier le quatrièmement, qui prévoit l’existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leurs capacités à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il me semble que cette condition permet de lever le doute sur la question de la constitutionnalité. Honnêtement, le dispositif me paraît équilibré. Évidemment, nous ne pouvons pas préjuger de la décision du Conseil constitutionnel. Pour répondre à votre question, madame Genevard, il y a donc un risque d’inconstitutionnalité. À mon sens, compte tenu de la rédaction de la dérogation prévue dans le quatrième paragraphe, conduisant à renverser le principe, l’exigence de proportionnalité, dans le respect du droit à l’instruction, est respectée. Il ne faut jamais préjuger d’une décision du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’État, mais le risque est faible. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

S’agissant des questions de monsieur Mattei, je répondrai à sa première question sur le contrat d’engagement républicain. Je ne comprends pas bien quel était le sens de votre question. Très clairement, ce n’est pas un contrat. Le Conseil d’État l’a affirmé. Il ne satisfait pas aux critères de ce que pourrait être un contrat public. On pourrait l’appeler « contrat », entre guillemets, mais il en résulte une forme d’insécurité juridique. Cela ressemble plus à une vieille tradition existant devant les Assemblées, notamment pendant la période révolutionnaire, puisque cela ressemble plus à une forme de serment qu’à un contrat, c’est-à-dire une déclaration unilatérale de volonté pour s’engager à respecter un certain nombre de principes. Ce n’est donc clairement pas un contrat au sens qu’en droit public, le Conseil d’État donne au contrat.

Je ne sais pas si j’ai bien compris l’autre partie de votre question, mais il est vrai que dans certains pays, on prête serment sur la Constitution. Pour ma part, les principes républicains sont effectivement contenus dans la Constitution, en particulier dans son article premier, a fortiori s’il était plus complet, comprenant une définition plus complète de ce qu’on entend par laïcité (liberté de conscience et séparation du politique et du religieux). Pour ma part, un serment sur la Constitution vaudrait engagement républicain. Pourquoi pas ?

M. Jean-Paul Mattei. Monsieur le président, m’autorisez-vous à compléter ma question ? Puis-je intervenir ?

M. le président François de Rugy. Je vous en prie.

M. Jean-Paul Mattei. Il s’agit souvent d’une convention liant l’autorité administrative et l’association. Quant à la référence à un engagement républicain, l’article premier me semble plus complet sur la définition du contrat d’engagement républicain évoqué à l’article 6, mais ce n’est pas un élément de référence. Le contrat peut concerner d’autres éléments faisant référence à un engagement républicain. La référence à l’article premier de la Constitution me semblerait plus forte.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Pour prolonger les propos de monsieur Mattei, il y a une question sémantique. Pouvons-nous parler de contrat d’engagement républicain dans la loi, alors que ce n’est pas véritablement un contrat ? Pouvons-nous accrocher cette notion à des pratiques existantes dans les relations entre une collectivité publique versant une subvention à une association ? Il existe de nombreuses collectivités signant des conventions d’objectifs, entre une commune, par exemple, et une association percevant une subvention. Nous pourrions imaginer un dispositif équivalent. Le terme convention pourrait être plus adapté. Vous avez évoqué le serment, qui peut sembler séduisant, y compris par la référence historique à laquelle vous faisiez allusion. Je ne crois pas que le serment ait plus de fondement juridique. Faut-il, de manière concrète, employer un autre terme ? Faut-il substituer le terme convention au terme contrat ? Cela me semble un peu indifférent. Le Conseil d’État a tout dit dans son avis sur la nature contractuelle, mais ce ne serait pas la première fois que le législateur utilise un terme parce qu’il y a une intention politique. En l’occurrence, l’intention politique du législateur est bien comprise : conditionner l’octroi de subventions à l’acceptation des principes de la République. Il ne faut pas s’arrêter à la maille des mots.

En revanche, j’en viens à la question posée par madame Untermaier : sur les plans logiques et éthiques, il existe un biais. En effet, les associations ne sollicitant pas de subventions publiques pourraient alors s’affranchir des principes républicains. Il en résulte un petit souci, qui n’est pas uniquement d’ordre esthétique. Il faudrait peut-être généraliser cet engagement.

Pour rester sur les nombreuses questions posées par madame Untermaier, sa première question portait sur le contrat de commande publique et sur l’instabilité de la jurisprudence administrative jusqu’à présent. Le Conseil d’État le confirme clairement dans son avis, par ailleurs remarquable : la formulation est encore imprécise. Il ne s’agit pas uniquement d’une leçon de sémantique. Le Conseil d’État ne goûte guère les dispositions susceptibles de devenir des nids à contentieux. Or la formulation semble imprécise, notamment l’ensemble des dispositions du titre premier. Plusieurs questions se posent, dont il résulte des angles contentieux, liés à cette relative imprécision du texte.

Concernant le rôle du représentant de l’État pour la qualification des associations cultuelles, il en ressort une forme d’intervention de l’autorité administrative sur une qualification cultuelle, ou pas. Pour ma part, cette intervention ne me gêne pas, parce que, dans notre conception de la laïcité (liberté de conscience et séparation du politique et du religieux), la séparation du politique et du religieux suppose que le religieux ne peut pas influer sur le politique. A contrario, l’autorité politique ou administrative peut influer sur le religieux, à la différence de ce que l’on constate aux États-Unis, où le politique ne peut pas intervenir. Dans ce pays, la séparation entre la politique et la religion repose sur l’idée que le politique ne peut pas influer sur le religieux, mais que le religieux peut parfaitement influer sur le politique. Notre conception est complètement opposée : l’autorité politique ou administrative peut parfaitement influer sur le religieux. C’est pour cela que nous avons créé le Conseil français du culte musulman et que nous avons réglementé le port d’un certain nombre de signes religieux dans les établissements recevant du public.

La dernière question posée par madame Untermaier porte sur la création d’une section du conseil national des universités (CNU), qui est presque mort. Nous ne savons pas s’il va se réunir cette année. Je n’ai pas de réponse, mais il doit bien y avoir une section quelconque consacrée au fait religieux. C’est une carence. Si nous avons encore un CNU dans les mois à venir, il s’agit effectivement d’un pan de la connaissance à enrichir.

M. le président François de Rugy. La parole est à monsieur Philippe Benassaya, du groupe Les Républicains.

M. Philippe Benassaya. Je vais être très rapide. En effet, vous avez répondu avec précision à nos questions. Je vais toutefois vous livrer le fond de ma pensée. De nombreux éléments de votre intervention m’ont intéressé, notamment votre définition de la laïcité. Je sais que le texte n’a pas pour objectif de refaire la loi de 1905. Cependant, vous avez ouvert plusieurs portes dans votre intervention, en évoquant notamment les cinq fondements de la République. Vous avez ainsi évoqué son caractère laïc, mais vous avez indiqué qu’il fallait préciser cette définition de la laïcité à la française. Vous avez également suggéré de réfléchir à un code de la laïcité. À mon sens, dans ce texte, nous ne ferons pas l’économie de cette définition de la laïcité, parce que nous n’avons pas tous la même définition de la laïcité. Ma collègue Annie Genevard a rappelé les propos d’un intervenant, selon lequel la République était laïque, mais la France ne l’est pas. Il faudra peut-être un jour ouvrir une porte dans ce texte sur la définition de la laïcité, afin de bien nommer l’ennemi, comme le dirait Albert Camus. Il s’agit de donner la définition de ce qu’est la laïcité à la française. En préambule, il conviendra peut-être de définir cette laïcité à la française dans un souci d’efficacité et pour mieux lutter contre toutes les formes de radicalisme que subit notre pays depuis des décennies. Il existe une séparation entre la sphère publique et la sphère privée. Vous avez rappelé la fameuse citation de Victor Hugo. Comme vous avez répondu à ma question, je considère que nous ne ferons pas l’économie d’une définition de la laïcité productive, efficace, combattante, pour lutter contre ces formes de radicalisme.

M. le président François de Rugy. Vous remarquerez, cher collègue, que nous sommes tentés d’ajouter des adjectifs à la laïcité, alors qu’il y a tout un débat sur le fait de ne pas y ajouter d’adjectifs. Avant de passer la parole à François Cormier-Bouligeon, je tiens à appuyer certains propos. Vous avez préconisé, monsieur le professeur, une définition de la laïcité dans la Constitution. Le texte sur lequel nous travaillons n’est pas constitutionnel, mais vous avez par ailleurs affirmé que certaines notions pouvaient être introduites dans une loi, des affirmations de portée générale, qui ne sont pas forcément immédiatement d’une portée concrète, même si des décisions de justice ont, par exemple, pu être prises au nom du droit à un environnement sain. Cette notion introduite dans la « loi Barnier » de 1995 n’était donc pas totalement décorative.

Si on retient votre raisonnement, il en découle une question que je souhaite vous poser. Même si je ne vous demande pas de faire notre travail de législateur, auriez-vous une définition assez générale complétant utilement le projet de loi présenté par le Gouvernement ? Je rappelle que ce projet de loi émane du Gouvernement, mais que nous sommes maintenant dans la phase parlementaire. Le Parlement entend bien exercer la plénitude de ses fonctions. Monsieur le député François Cormier-Bouligeon, vous avez la parole. Je proposerai ensuite au professeur de répondre.

M. François Cormier-Bouligeon. Merci pour votre utile rappel à l’article 24 de notre Constitution sur le pouvoir du législateur. Oscar Wilde a eu cette phrase célèbre, que vous connaissez tous : « le seul moyen de se délivrer d’une tentation, c’est d’y céder. » Il avait ajouté : « résistez, et votre âme sera malade à force de languir ce qu’elle s’interdit. » Vous nous avez parlé des collaborateurs occasionnels du service public. Je suis très tenté de vous emboîter le pas, puisque c’est un sujet qui m’est cher, étant un républicain de progrès que l’on pourrait qualifier d’universaliste. L’article premier n’évoque-t-il pas les collaborateurs occasionnels du service public ? Je rappelle son premier alinéa : « lorsque la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de la laïcité et de neutralité du service public. Il prend les mesures nécessaires à cet effet, et, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquels il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent de manifester leurs opinions, notamment religieuses, et traitent de façon égale toutes les personnes. » Ma question est simple : comment la loi pourrait-elle imposer aux organismes de droit public ou de droit privé participant à une mission de service public ce que, finalement, on n’imposerait pas à l’État lui‑même, à l’administration, et donc aux collaborateurs occasionnels du service public ?

M. le président François de Rugy. Y a-t-il d’autres demandes d’intervention ? Monsieur le professeur, je vous propose de répondre à ces questions. Ce sera aussi l’occasion de conclure.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Sur la question de la définition de la laïcité, je continue à penser qu’elle est utile, sinon indispensable. Le passage par la loi peut constituer une première étape. Je continue à le penser. Pour ce qui est de la définition de la laïcité, je ne vais pas m’engager dans un tel sujet. En vertu de l’article 24 de la Constitution, cela pourrait être votre office, en effet. Il n’y a pas à aller chercher loin : le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont depuis longtemps donné une définition précise et complète de la laïcité. Le Conseil constitutionnel, en particulier, a établi une définition de la laïcité, peut-être incomplète. Elle est reprise dans la proposition émanant du Sénat et soutenue ici par madame Genevard. Je vous rappelle cette formule, qui est forte et résulte de la décision du 19 novembre 2004, à propos du traité visant à établir une Constitution pour l’Europe. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel se posait la question de la compatibilité du principe de laïcité à la française avec la liberté de religion telle qu’elle est prévue dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. Le Conseil constitutionnel a défini la laïcité en disant que « le principe de laïcité interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. » Cette définition est intéressante et se focalise sur la séparation nécessaire entre le politique et le religieux. Cela a été repris dans la proposition de loi constitutionnelle. Nous pourrions objecter que cette définition n’est que partielle. Je le crois également. Pour être complet, il faudrait ajouter ce que le Conseil constitutionnel a dit dans certaines décisions ultérieures, rappelant les éléments relatifs à la liberté de conscience. Il en a déduit que la République ne salariait ni ne subventionnait aucun culte, soit l’article premier de la loi de 1905, dont la constitutionnalisation est réclamée par de nombreux acteurs, notamment par le Grand Orient de France et par d’autres obédiences, me semble-t-il.

M. le président François de Rugy. C’était même inscrit dans le programme d’un candidat à la Présidence de la République, élu en 2012. Lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle, monsieur François Hollande avait dit qu’il souhaitait constitutionnaliser la loi de 1905. Certains avaient répondu que cette proposition était ridicule, dans la mesure où on ne pouvait pas constitutionnaliser une loi. Il souhaitait inscrire dans la Constitution l’article premier de la loi 1905 et le principe général de laïcité. Ayant été député de 2012 à 2017, sans interruption, je peux témoigner qu’il n’y a pas eu la moindre tentative de dépôt d’un projet de loi constitutionnelle de la part des différents gouvernements nommés par François Hollande, ni aucune initiative parlementaire de la part des groupes majoritaires de l’époque, auxquels je n’ai appartenu que six mois.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. En tout état de cause, la laïcité, sur le plan juridique, a été définie par le Conseil constitutionnel, la plus haute juridiction du pays. Elle repose sur la liberté de conscience (article premier de la loi de 1905) et sur la séparation du politique et du religieux. Il ne faut pas se focaliser sur un seul aspect, au risque de perdre tout un pan de ce qu’est le principe de laïcité à la française.

Sur le principe de codification, je suis persuadé qu’il faudra y venir un jour ou l’autre, même si le débat a été un peu « tordu » en 2010-2011 pour des raisons politiques et politiciennes. Vous avez été confronté, en tant que président de l’Assemblée nationale, à des questions de ce type. On s’interroge constamment sur la question de la règle applicable. Lorsqu’on préside une collectivité ou lorsqu’on intervient dans un établissement d’enseignement supérieur, la question de la règle applicable se pose constamment. En matière de laïcité, on ne compte plus les vademecum, les guides, les chartes diverses et variées. Plus personne ne s’y retrouve. Je ne sais pas si un administrateur ici présent se souvient d’une note de synthèse diffusée il y a deux ans dans le cadre du concours d’administrateur de l’Assemblée nationale. Je m’étais amusé à regrouper un certain nombre de textes relatifs à la laïcité. Cet effort de rassemblement des textes afin d’y créer une forme de cohérence peut passer par l’élaboration d’un code. En effet, les dispositions contenues dans un code peuvent être de tous ordres, incluant des dispositions internationales ou constitutionnelles. Si on ne peut pas modifier les dispositions constitutionnelles, le texte des dispositions législatives ou réglementaires peut être placé sous l’égide de la Commission supérieure de codification, et donc du Conseil d’État. Plusieurs parlementaires siègent d’ailleurs dans cette commission. Le texte peut être lissé, ordonné et mis en cohérence. À mes yeux, il s’agirait d’un outil très opérationnel.

Concernant les collaborateurs occasionnels du service public et la question de l’article premier, je vais être un peu lapidaire : si nous restions sur cette formulation, le législateur imposerait une obligation que l’État ne s’impose pas à lui-même. Il y a donc un biais, d’autant plus que la rédaction de l’article premier reste quelque peu imprécise. Il n’est pas dit qu’elle n’exclut pas la possibilité de couvrir la question des collaborateurs occasionnels du service public. À nouveau, un travail de rédaction doit être entrepris pour revoir ce texte. Je ne doute pas que ce dernier sera amélioré en commission. Le Conseil d’État, depuis fort longtemps, sur cette question des collaborateurs occasionnels du service public, préfère ne pas trancher et estime que c’est au législateur de prendre ses responsabilités. Sur ces questions un peu délicates, il a incité le législateur à le faire. Soit ce dernier le fait, soit il ne le fait pas. Ce sera votre travail politique au sein de cette commission, puis lors des travaux parlementaires. En tout cas, il demeure une imprécision.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie pour vos réponses et votre contribution à nos travaux. Nous allons nous arrêter pour cette audition. La prochaine audition est programmée à dix-sept heures, puisque nous accueillons monsieur Hakim El Karoui, qui a rédigé un rapport sur l’Islam en France.

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29.   Audition de M. Hakim El Karoui, chef d’entreprise et essayiste, mercredi 13 janvier 2021 à 17 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10136949_5ffeed3e870e4.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-13-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Hakim El Karoui, chef d’entreprise et essayiste.

M. le président François de Rugy. Le bureau de la commission spéciale a souhaité vous auditionner, car vous êtes l’auteur d’un rapport, Un islam français est possible, publié en 2016 en collaboration avec l’Institut Montaigne, et d’un second rapport, La Fabrique de l’islamisme, en 2018. Vous avez créé en 2019 l’Association musulmane pour l’Islam de France, qui a vocation à organiser et à certifier des flux financiers liés au culte musulman. Il nous a paru intéressant de vous auditionner sur le texte pour lequel cette commission spéciale a été créée mais aussi au-delà du texte et de certaines de ses dispositions, dont certaines concernent le financement des cultes.

Il est assez rare qu’un gouvernement et une majorité parlementaire adoptent des dispositions sur le financement des cultes, car c’est un sujet très sensible, pour ne pas dire tabou dans notre pays depuis 1905. On s’y est rarement attaqué. Il convient aussi de prendre en considération le contexte. J’insiste sur ce point auprès des personnes que nous auditionnons : il ne faut pas hésiter à s’exprimer sur ce contexte.

Évidemment, la question de la montée, dans notre pays, des communautarismes, des tentations séparatistes, cette expression ayant souvent été employée par le Président de la République ou par le Gouvernement, des atteintes à la laïcité et de la contestation progressant à divers niveaux, à l’école, dans les entreprises privées et dans les services publics est souvent évoquée. Nous en avons parlé avec les représentants des chefs d’entreprise et des syndicats patronaux, avec les syndicats de salariés et avec les représentants de collectivités locales. Nous sommes intéressés par votre éclairage à ce sujet. Je vous cède donc immédiatement la parole, monsieur Hakim El Karoui.

M. Hakim El Karoui. Merci de me donner l’occasion d’échanger avec vous.

Je vais commencer par un bref propos introductif, comme vous m’y invitez, pour évoquer la situation et ce que la loi peut améliorer, mais aussi ce qu’il reste à faire du côté de l’État et du côté des musulmans et de ce qu’il reste à faire ensemble, notamment entre l’État et les musulmans. En effet, si l’État essaie d’agir, il me semble que les musulmans ne font pas grand-chose, pour diverses raisons. L’idée même d’un travail commun est assez éloignée des esprits. Pourtant, c’est la clé du succès.

En préambule, voici quelques chiffres sur la situation de l’islam en France, et de la France avec l’islam. En l’occurrence, de nombreuses choses fausses sont dites sur l’islam en France. Lorsqu’on interroge les Français sur le nombre de musulmans en France, ils se trompent. Ils estiment en effet qu’il y a entre 25 et 30 % de musulmans en France, soit entre vingt et vingt‑cinq millions de musulmans. Or ils sont plutôt au nombre de six millions en France, chiffre sur lequel les experts convergent. Cependant, ils se répartissent selon une structure par âge très spécifique. Il n’y a quasiment pas de retraités, puisque les musulmans représentent 1 % des retraités français. En revanche, les jeunes musulmans sont nombreux. La structure de la pyramide des âges des musulmans est totalement différente de la structure de la pyramide nationale. La plupart des musulmans arrivés en France au cours des années 1950 et 1960 sont repartis. L’immigration a commencé au cours des années 1950 et se poursuit depuis, avec des soubresauts. Cependant, les personnes de plus de 60 ans sont reparties.

Par ailleurs, la seconde caractéristique de la population musulmane est sa grande jeunesse. Si les musulmans représentent 8 % de la population totale, les jeunes musulmans représentent 12 à 13 % des moins de 25 ans et 14 à 15 % des moins de 18 ans. Cette population, très jeune, est de surcroît très concentrée géographiquement. Les musulmans ont contribué à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale et se trouvent historiquement dans le Nord, où ils sont arrivés dans les années 1930, dans le Bassin parisien, en Île-de-France, dans la grande région lyonnaise, autour de l’arc méditerranéen, et dans quelques grandes villes, Strasbourg, Bordeaux et Toulouse. 90 % de la population musulmane de France se trouve dans ces régions, soit 20 % du territoire. Sa concentration est donc très forte. Dans certaines communes, la population musulmane est majoritaire, notamment chez les jeunes.

Ce constat est fondamental, car le modèle français d’intégration est fondé sur le groupe majoritaire attirant le groupe minoritaire vers lui, en lui demandant de se conformer à ses us et coutumes, tout en tenant une promesse d’universalisme, qui est d’ailleurs souvent tenue. Nous le constatons par le nombre de mariages mixtes, qui est une spécificité française. La proportion des mariages mixtes est en effet élevée. L’intégration, voire l’assimilation, se fait par le mariage. Dans certains cas, cette assimilation est bloquée, parce que le groupe majoritaire se retourne, ce constat étant lié à ce phénomène de concentration. De mon point de vue, la problématique est plus liée à la concentration qu’au nombre.

En matière de sociologie, le discours actuel sur l’échec du modèle français d’intégration me semble convenu. Je pense qu’il ne faut pas parler d’échec, mais de résultats très contrastés. Un tiers de la population musulmane dispose d’un diplôme compris entre bac + 2 et bac + 5. Deux tiers des musulmans sont insérés dans le monde professionnel. Il existe une corrélation très forte entre ce constat et la typologie que l’on peut établir des musulmans. La moitié des musulmans de France sont, en quelque sorte, des catholiques comme les autres. Ils sont croyants, plus pratiquants que les catholiques et plus conservateurs que l’ensemble des Français, comme les catholiques pratiquants. Néanmoins, leur système de valeurs met la religion à la bonne place dans le système républicain. Pour eux, la religion est une affaire privée, qui peut avoir des incidences sur la vie sociale et sur la vie publique, mais il n’y a aucune question relative à la hiérarchie des normes. Ils n’ont pas une vision autoritaire de la religion vis-à-vis de la société ou des autres musulmans.

Le deuxième groupe représente 25 % des musulmans et est essentiellement constitué d’étrangers. Ce sont des gens venant en France avec leurs valeurs, leurs us et coutumes, souhaitant les conserver, mais non les imposer.

Enfin, le troisième groupe, évalué dans mon enquête à 28 % des musulmans, est essentiellement constitué de jeunes, soit 40 à 45 % des jeunes, ce qui traduit une situation fortement préoccupante de mon point de vue. Pour ce groupe, la religion, au-delà de sa dimension spirituelle, s’inscrit dans un projet identitaire, idéologique, voire, pour certains, politique. Le bon mot me semble être identitaire. Or l’identité est première par rapport à la société. Ce sont ces musulmans qui estiment que les valeurs de la religion sont supérieures à celles de la République et qui veulent imposer aux autres musulmans, premières cibles des islamistes, leur vision du monde et de l’islam. Ils vont essayer de faire en sorte que la société compose avec eux, et non eux qui composent avec la société. Face à ce constat, nous avons une vieille organisation, fondée sur l’islam consulaire, soit huit fédérations au Conseil français du culte musulman (CFCM), dont cinq financées par des pays étrangers et trois liées à des mouvements que l’on pourrait qualifier d’islamistes, les Frères musulmans, le Millî Görüş turc et Foi et pratique, complètement dépassés. En effet, les jeunes tentés par l’islamisme sont des jeunes Français. Ce n’est plus une idéologie importée. Ce n’est pas une idéologie financée par les pays étrangers. Le phénomène s’est endogénéisé ; c’est donc un phénomène français. Nous sommes maintenant confrontés à un islamisme français.

Quelles sont les améliorations apportées par le projet de loi ? Quatre chapitres me semblent intéressants. À l’évidence, le projet de loi améliore l’entrave, c’est-à-dire ce qui arrive en bout de la chaîne idéologique : l’extension de la neutralité religieuse au délégataire de service public, le contrôle de l’instruction à domicile, même si, pour des raisons de liberté, on ne va pas pouvoir rendre obligatoire l’instruction à l’école à 3 ans, et le travail autour des associations – agrément, contrôle du financement, amélioration de la capacité de dissolution, exigences de transparence. Ces mesures sont opportunes, mais ne sont pas suffisantes, parce que nous sommes au bout de la chaîne. Le projet de loi améliore également la sécurité, avec le renforcement de la protection des agents publics et la volonté de combattre la haine en ligne. Ce débat commence et est loin d’être clos.

Il me semble que l’on insiste peu sur un troisième volet, qui est pourtant important à mes yeux : l’égalité pour tous. Ce sont les dispositions visant à améliorer le droit à l’héritage, qui était encore assez flou. Dans certains pays du sud de la Méditerranée, notamment les pays musulmans, y compris la Tunisie, le droit à l’héritage n’est pas égal entre les hommes et les femmes. Je me réjouis de constater que les ambiguïtés existant encore disparaissent. Il faut aussi souligner la lutte contre les comportements discriminants. Ainsi, la polygamie était encore tolérée d’une manière ou d’une autre. Elle va être bannie. Je pense aussi aux certificats de virginité, de même que les mariages forcés. Ils n’ont rien à voir avec l’islam, mais beaucoup avec certaines cultures. C’est notamment le cas pour les mariages forcés en Turquie. L’excision est ainsi fréquente dans certains pays subsahariens ou en Égypte. Ces comportements sont encore plus bannis.

Le dernier volet, pour moi le plus important et le plus intéressant, porte sur la professionnalisation du culte musulman. Les autres cultes sont en effet déjà professionnalisés. Ils ont d’ailleurs manifesté un certain mécontentement, car ils craignent que leur organisation se trouve complexifiée par ce projet de loi. Si leur organisation fonctionne bien, ce n’est pas le cas de celle des musulmans. Je pense notamment au financement, qui n’est pas clair. En l’occurrence, ce n’est pas une problématique de financement étranger. Ce dernier représente désormais 10, 15, voire 20 % de l’ensemble du financement du culte musulman. Le financement vient désormais essentiellement des fidèles. L’islam prévoit une obligation caritative. Les fidèles, qui sont croyants et très pratiquants, puisque deux tiers des musulmans sont pratiquants, donnent de l’argent, mais ne savent pas où il va. En effet, la collecte est gérée par des associations loi 1901. Cette collecte n’est pas faite de manière transparente, ni même déclarée de manière transparente. Cette question du financement est essentielle. Il est donc tout à fait opportun de mieux contrôler les associations. Je pense aussi aux associations loi 1901 à objet mixte, aux associations de type 1907 et aux associations relevant de la loi de 1905.

Cependant, les responsables du culte soulignent ce paradoxe : si l’on veut encourager les mosquées à être gérées selon la loi de 1905, il en résulte un renforcement du contrôle des associations relevant de la loi de 1905. L’attrait majeur de la loi de 1905, par rapport à la loi de 1901, reposait sur la défiscalisation, qui n’est pas utilisée, parce que les responsables des associations considèrent que la démarche est trop compliquée ou vivent assez bien le fait de ne pas avoir à déclarer tous les fonds. Je pense surtout qu’il faut appliquer la loi actuelle, ce qui devrait encourager les services fiscaux à étudier plus en détail comment sont financées les associations 1901 ou les entreprises autour de la chaîne du halal, qui est tout sauf transparente, ou comment sont déclarés les fonds des agences de voyages organisant le pèlerinage. Il n’est pas nécessaire de changer la loi, mais uniquement de l’appliquer. Cette volonté suppose que les services de l’État soient plus nombreux ou soient plus orientés. C’est un combat pour l’islam et pour les musulmans de France qui ont droit de voir leurs fonds gérés de manière correcte et transparente comme les autres Français. Il est utile de créer de nouveaux dispositifs législatifs, mais il faut aussi les dispositifs actuels.

Enfin, je pense que, dans ce qu’il reste à faire, l’immense majorité des actions à mener ne sont pas d’ordre législatif. J’ai précédemment évoqué l’immigration. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques le pourcentage d’immigrés est passé de 7,5 à 9,2 % en France en 1982 et 2015, mais il est passé de 15 à 30 % en Seine-Saint-Denis, de 13 à 21 % dans le Val-de-Marne et de 20 à 22 % à Paris. La nouvelle immigration s’est concentrée en Île‑de‑France depuis trente ans. L’immigration elle-même a assez peu augmenté, mais tous les immigrés sont en Île-de-France. Considérant le modèle français d’intégration, lorsqu’on concentre l’ensemble de l’immigration au même endroit, on casse ce processus d’intégration. L’État, c’est-à-dire les maires, les préfets, les bailleurs sociaux, doit gérer cet aspect. Finalement, la géographie de l’immigration dépend de la géographie du logement social.

Concernant le manque de financement de la politique de la ville, j’ai récemment rédigé un autre rapport avec l’Institut Montaigne, intitulé Les quartiers pauvres ont un avenir. Nous avons analysé l’argent public dépensé dans les quartiers de la politique de la ville ainsi que la circulation des flux liés à la protection sociale. Il existe un vieux mythe selon lequel les immigrés viennent en France pour bénéficier des allocations familiales et des allocations chômage. Nous avons montré que la Seine-Saint-Denis, huitième département contributeur au financement de la protection sociale, apparaît comme le dernier receveur. La protection sociale représente 31 % du produit intérieur brut, dont les deux tiers vont au financement des retraites et de la santé des retraités, soit 500 milliards d’euros. Le reste – assurance chômage, revenu de solidarité active, politique du logement – représente une petite partie de ce financement.

Ces territoires accueillent de nombreux jeunes, et peu de personnes âgées. Le dynamisme économique que l’on méconnaît est réel dans ces quartiers tirés par la dynamique des grandes métropoles. Je crois qu’il faut aider ces dernières. On ne perçoit pas combien les immigrés contribuent au financement de la protection sociale, parce qu’ils sont jeunes et parce qu’ils travaillent. Pourtant, on finance peu la politique de la ville, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, et même la politique d’éducation prioritaire. La jeunesse du corps des fonctionnaires conduit à faire le constat d’une dépense négative de l’État lorsqu’il affirme qu’il dépense plus dans ces quartiers.

Enfin, il est essentiel lutter contre les discriminations. La France républicaine repose sur trois promesses : la liberté, l’égalité et la fraternité. L’égalité n’est pas assurée. On ne sait pas comment faire. Il existe des lois, mais elles ne sont pas appliquées. Selon une enquête de l’Institut national d’études démographiques, 40 % des jeunes Français d’origine immigrée souffrent d’un déni de francité. On leur dit qu’ils ne sont pas des Français comme les autres. Il ne faut pas s’étonner qu’une partie non négligeable d’entre eux se tournent vers un autre projet idéologique, l’islamisme. Je pourrais également parler de la destruction de l’appareil industriel, parce qu’on parle beaucoup des enfants d’ouvriers.

Je souhaite que nous revenions dans la discussion sur le rôle du financement, qui me semble essentiel. C’est par la construction d’un système financier que nous allons institutionnaliser le culte musulman. Il faut en outre favoriser l’émergence d’un islam français, reposant sur une théologie et un travail historique et critique, comme d’autres religions l’ont fait, sur un système de formation, reposant sur la bonne théologie, et non sur une théologie importée, et sur un système de salariat pour les imams. Il ne sert à rien de financer la formation d’imams s’ils n’ont pas de travail, ce qui est aujourd’hui le cas. Par ailleurs, il faut assurer une présence sur les réseaux sociaux. Enfin, la société civile musulmane et l’État doivent travailler ensemble. Aujourd’hui, l’État fait très peu en matière de prévention et d’engagement, parce qu’il manque d’interlocuteurs et de partenaires du côté des musulmans.

Il faut laisser les musulmans éclairés qui veulent agir, arrêter de les insulter et de les caricaturer, dans un sens comme dans l’autre. Il existe des gens qui ne veulent pas de l’islam en France. Dès qu’on dit qu’on est musulman, on est qualifié d’islamiste. Il y a en outre des islamistes qui ne veulent pas d’islam éclairé en France : dès que les musulmans éclairés s’expriment, ils rétorquent que ce ne sont pas des musulmans. Il convient d’aimer le débat sur cette question, accepter la complexité et chérir la modération. Merci pour votre écoute.

Mme Fabienne Colboc. Monsieur El Karoui, je vous remercie pour votre présentation liminaire, très factuelle et éclairante.

L’objet du projet de loi est de renforcer les principes de la République qui fondent notre société. Ils visent à ce que notre République reste bien une et indivisible. Les dérives séparatistes peuvent se trouver partout et toucher un large public, que ce soit dans le service public, l’éducation, les associations, notamment sportives, l’accès aux droits et sur internet. L’objet de ce texte est donc bien d’améliorer notre arsenal juridique pour mieux prévenir contre ces dérives et renforcer la transparence des conditions de l’exercice du culte et préserver l’ordre public. C’est en effet tout l’objet de ce projet de loi que nous interrogeons aujourd’hui.

Dans votre rapport, vous affirmez qu’en raison de la méfiance, de l’ignorance et de l’hostilité croissantes d’une partie de la population, qui menacent notre cohérence sociale, il est indispensable que les musulmans de France mènent une bataille de la connaissance de l’Islam, afin de lutter contre les idées reçues et contre le fondamentalisme. Monsieur El Karoui, comment mener cette bataille auprès de la population dans son ensemble, pour lutter contre les amalgames, mais aussi auprès des jeunes musulmans susceptibles de basculer dans une sorte de radicalité ?

Mme Constance Le Grip. Je remercie M. El Karoui pour sa présentation tout à fait éclairante.

Pour en revenir stricto sensu à l’objet de ce projet de loi, vous avez raison d’insister sur l’importance cruciale du financement du culte musulman et sur la nécessité d’avoir une organisation plus cohérente, logique et transparente de ce financement. Dans les articles de ce projet de loi relatifs à la question du financement, constatez-vous des maillons manquants ou des aspects vous semblant devoir être complétés, enrichis ou améliorés ? Quel regard précis portez‑vous sur les dispositions juridiques et de contrôle proposées ?

Mme Géraldine Bannier. Je souhaite vous interroger sur votre lecture de ce qu’il se passe au sein des associations encadrant des mineurs. Ne faudrait-il pas que les encadrants des associations sportives et culturelles, qui opèrent après l’école, appliquent le principe de neutralité, qui est rappelé dans l’article 1er de ce projet de loi ? Pour la prévention de la radicalisation, ne faudrait-il pas une réponse simple, uniformisée sur le territoire, reposant sur un groupe de suivi qui se mettrait immédiatement en place et réunissant des élus, des enseignants, des membres d’association et des représentants religieux ? Ce dispositif devrait être assez visible et se réunirait dès lors que l’on constate un profil de jeune qui se radicalise.

M. Boris Vallaud. Vous avez quelque peu dressé la géographie des Français de culture musulmane. Vous avez travaillé et produit deux rapports, sur la fabrique de l’islamisme et sur les quartiers populaires. Ma question est la suivante : d’après vous, qu’est-ce qui manque dans le projet de loi que nous devons examiner afin de contrecarrer ce que le Président de la République appelle le séparatisme ? Que manque-t-il comme dimension réparatrice face à certaines fractures que nous constatons dans notre société ? Ce projet de loi ne donne-t-il pas l’impression que la République ne s’appuie que sur des injonctions, des interdits, des motifs d’ordre public, alors qu’elle repose aussi sur des valeurs et des principes positifs de vie en commun ?

Je souhaite également vous poser une question sur la radicalisation, sur laquelle vous avez également travaillé, et sur les moyens qui sont, ou pas, accordés à la lutte contre cette radicalisation. Je pense à la question des sortants de prison et du soutien qui est apporté à la Fondation pour l’islam de France. J’aimerais avoir un éclairage de votre part sur ces différents sujets.

M. Alexis Corbière. Le propos tenu me semble très éclairant et très intéressant. Alors que je ressens une certaine frustration vis-à-vis de certains de nos invités, nous avons des éléments tout à fait intéressants permettant de nourrir la réflexion. Vous considérez que ce texte apporte quelques réponses, mais vous pointez du doigt, à juste raison, l’absence de promesse républicaine réalisée, à la source de nombreux comportements que nous cherchons à faire évoluer, de sorte que le rapport et l’adhésion à la République soient renforcés.

Lors du discours du Président de la République aux Mureaux, dans sa cinquième partie, la politique de la ville avait été évoquée, mais cette dimension est totalement absente du texte dont nous débattons. De mon point de vue, c’est une faiblesse originelle affaiblissant l’ensemble du texte. Précisément, il convient de casser les phénomènes de ghettoïsation et de revenir à ce que disait la commission Stasi en 2013, selon laquelle le communautarisme était plus subi que voulu. Ce texte n’aborde pas cet aspect, ce qui est fort regrettable. D’ailleurs, même la première version comprenait des éléments sur le logement, en matière de mixité. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Vous proposez des solutions intéressantes : une théologie nouvelle, plus éclairée, le salariat des imams. Cependant, si l’on vous suit, cela induirait une intrusion accrue de la part de la République dans le culte et dans l’islam. Cette conception du rapport aux religions serait très concordataire. Je crois que le législateur n’a pas à se mêler de la théologie. Du moins, je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Comment résoudre ce problème, si ce n’est en laissant les musulmans s’organiser eux-mêmes ? Nous avons une petite difficulté à régler.

Il existe désormais 3 500 lieux de culte en France. Nous sommes clairement sortis de l’« islam des caves », qui était une problématique il y a 25 ans. Les fidèles financent le culte, qui s’ouvre. Nous sortons d’une époque où la mixité du statut associatif était liée à l’histoire de l’immigration. Les gens s’organisaient, puis ouvraient progressivement des lieux de culte. Percevez-vous une dynamique positive dans l’évolution du nombre de lieux de culte ?

Vous avez pointé l’évolution identitaire de certains musulmans dans leur rapport avec la religion, mais pouvons-nous avoir un regard sur l’évolution des autres cultes ? N’y a-t-il pas un rapport plus identitaire qu’il y a vingt ou trente ans, pour différentes raisons, comme la perte de confiance dans la République ?

Certaines religions amènent certaines personnes à s’interroger sur le fait d’aller dans un autre pays pour se mettre en conformité avec leurs convictions spirituelles. Percevez-vous cette évolution sociologique, liée à un pourcentage de personnes se disant culturellement musulmanes ? Avez-vous des éléments sociologiques à ce sujet ? Ce phénomène est-il constaté dans d’autres cultes ? Il ne s’agit pas de minimiser le phénomène concernant les musulmans français, mais de l’inscrire dans une perspective plus générale d’une forme de radicalisation de la part de certains fidèles, propre à l’ensemble des cultes. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Enfin, sur la transparence, je suis d’accord avec vous lorsque vous indiquez que l’islam en France est financé par les fidèles. Le mythe des financements étrangers doit être relativisé. Je soutiens votre idée de transparence, laquelle sera bénéfique, mais, concernant l’exemple donné sur le denier du culte, il convient de rappeler que cette opacité est identique dans les autres cultes. Le fidèle qui donne à la messe ou à la synagogue ne sait sans doute pas très bien où va son argent. Cette visibilité sera bénéfique, mais il ne faut pas aller trop loin dans la suspicion.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Vous avez parlé d’un repli identitaire et d’une forte sensibilité pour les jeunes face à ce repli identitaire. Cela pose la question d’internet et des réseaux sociaux, à deux égards. D’abord, les réseaux sociaux sont le lieu où s’exacerbe la haine de l’autre, avec des contenus qui touchent un certain nombre de personnes, et les jeunes en particulier en raison de leur religion. Les jeunes ont une difficulté à appréhender la différence entre ce qui constitue le droit légitime au blasphème et la critique interdite de l’autre pour sa religion. Internet est aussi ce lieu où peut se dérouler cet endoctrinement numérique. C’est un lieu de radicalisation. Nous constatons que différents auteurs d’attentats terroristes, ces dernières années, ont été radicalisés essentiellement via internet, devenu un vecteur essentiel pour cela. Parmi les solutions que vous avez présentées, vous avez évoqué une présence massive sur les réseaux sociaux. Qu’envisagez-vous par cela ? Pour notre part, nous envisageons de renforcer les actions de sensibilisation relatives au fonctionnement de cet endoctrinement numérique et au bon usage du numérique dans le cursus scolaire. Pensez-vous que, grâce à l’école, nous pouvons rattraper ces jeunes qui basculent dans ce repli identitaire ?

M. le président François de Rugy. Je souhaite prolonger les interrogations de notre collègue sur une question souvent évoquée au cours des dernières années : au-delà du nombre de pratiquants des différents cultes, et notamment du culte musulman, existe-t-il des indicateurs permettant de mesurer, sinon un éventuel repli identitaire, au moins une réaffirmation identitaire sous deux angles ? Le premier angle est l’idée qu’après une affirmation identitaire fondée sur le pays d’origine, il y aurait une affirmation identitaire fondée sur la religion. Il en découlerait l’appartenance à une communauté religieuse qui serait un facteur identitaire plus fort que d’autres considérations telles que la nationalité d’origine ou la nationalité française pour des Français convertis. Pour ces derniers, l’identité, avant d’être française ou musulmane, pourrait être musulmane. Cela peut être le cas pour d’autres religions. Avons-nous des indicateurs à ce sujet ? Finalement, nous pourrions constater cette affirmation identitaire par le fait que des personnes se déclarant d’une certaine confession, notamment de confession musulmane, n’étaient pas dans une pratique très affirmée il y a quelques dizaines d’années. Pour la femme, cela peut se traduire par le fait de mettre le voile. Finalement, à population équivalente, la pratique pourrait s’être renforcée chez les personnes de religion musulmane. Nous pourrions avoir le même raisonnement pour les autres cultes.

M. Hakim El Karoui. Pour vous répondre sur la question de l’islamisme, je publie bientôt une enquête sur le parcours de mille quatre cents djihadistes, sept cents Européens et sept cents Français, afin de comprendre d’où ils viennent et comment ils se sont engagés, mais aussi leur rapport à la religion. Cette étude s’appelle Les Militants du djihad, portrait d’une génération. En effet, il faut lire ce phénomène comme un phénomène générationnel. Quand on parle d’institutionnalisation du culte, de financement du culte, des imams, du conseil des imams, du CFCM, on ne parle en rien aux jeunes Français de confession musulmane. Ils ne se sentent concernés en rien par ces sujets. La radicalisation ne se fait nullement à la mosquée. Cette dernière est éventuellement le lieu d’accueil de la radicalisation. Les mosquées sont extrêmement surveillées, même si les mosquées liées à la Turquie le sont moins, puisque très peu de fonctionnaires du ministère de l’intérieur parlent le turc. L’enseignement du turc et de l’arabe doit ainsi être renforcé.

Il faut comprendre que nous avons un problème de génération. Il s’agit de la deuxième ou troisième génération issue de l’immigration. L’intégration est en majorité un succès en France. L’intégration des musulmans en France se passe bien en majorité. Cependant, pour une minorité d’entre eux, dont une forte minorité des jeunes, elle ne se passe pas bien du tout. L’institutionnalisation doit être réalisée, mais elle concerne les musulmans de plus de 40 ans ou de 50 ans. Elle est nécessaire, mais elle ne résoudra pas le problème de la radicalisation.

Que faut-il faire pour résoudre ce problème ? Il convient de comprendre ce qu’il se passe. L’islamisme n’est pas une religion, mais une idéologie, qui repose sur une représentation du monde, sur un projet global et sur une relation avec le pouvoir politique, mais c’est aussi une relation avec la religion, fondée sur une lecture ultraconservatrice de cette dernière. Cette idéologie vient donner du sens à des jeunes, dans un moment très spécifique de leur parcours d’intégration ou du parcours d’intégration de leur famille. Lorsque leurs parents sont arrivés, ils étaient des étrangers. Ils ont essayé de travailler, puis de rester. La plupart d’entre eux sont restés, mais pas les plus âgés, qui sont retournés dans leur pays d’origine. Les pensions versées le sont à des immigrés qui sont venus reconstruire la France, qui ont cotisé et qui ont eu droit à la retraite. Ils passent leur retraite dans leur pays d’origine, au Maghreb, en Afrique subsaharienne ou au Portugal. Leurs enfants et leurs petits-enfants ont soulevé une question, puisqu’ils sont Français et nés en France et que leur vie se déroule en France. Cette question ne se pose pas : 94 % des djihadistes partis de France en Syrie sont Français. 90 % d’entre eux sont nés en France. La radicalisation et le djihadisme ne sont donc pas un problème importé, mais un problème français.

Pourquoi la société civile musulmane doit-elle jouer un rôle majeur ? Cette radicalisation repose sur un projet qui donne du sens, l’islam vu par les islamistes. C’est un projet global et totalitaire, quand on parle de Daesh, qui donne du sens à la vie, et qui est lié à ce moment compliqué de l’acculturation. Le jeune considère que ses parents ont passé du temps en France et ont peu à peu quitté leur culture d’origine avec laquelle ils ont néanmoins encore un lien, mais que lui-même n’appartient plus à la culture originelle de ses parents. Lorsqu’il se rend dans son pays d’origine, il est sûr d’être Français. Il n’est plus de ce pays d’origine. Pour les habitants de ces pays d’origine, ces jeunes ne sont plus Marocains, Algériens, Tunisiens ou Sénégalais. Pourtant, une bonne partie de la population française leur affirme qu’ils ne sont pas Français. C’est le fameux déni de francité. Ces jeunes examinent leurs conditions de vie et considèrent donc qu’il y a deux catégories de Français, « nous et les autres ». Ce « nous » est essentiel, puisqu’il clive la représentation du monde, construire dans le séparatisme. Ce dernier commence dans cette idée du « eux » et du « nous. » Si « nous » suivons un projet différent, le projet islamiste, « eux » deviennent dangereux. Ils ne nous respectent pas, ont des mœurs et des coutumes qui ne sont pas les nôtres. Leur société est corrompue et corruptrice. Très vite, ils estiment qu’ils vont devoir lutter contre cette société.

Qui l’affirme ? Ce ne sont pas les imams dans les mosquées ou les fédérations du CFCM, ni même les fédérations proches de l’islamisme, mais de jeunes Français. Je pense que vous ne verrez pas la personnalité actuellement la plus importante au sein de l’islam de France. Il s’agit de l’ancien imam de Brest, Rachid Eljay, qui a 1,8 million de followers sur Facebook. Combien d’entre vous, mesdames et messieurs les députés, peuvent se vanter d’un si grand nombre de followers ? Combien de responsables maniant des idées possèdent-ils 1,8 million de followers ? Rachid Eljay a désormais donné à son discours une dimension centriste. Son discours s’est banalisé, avec son succès. Il a quitté le salafisme. Il est maintenant compliqué de considérer que son discours est islamiste. Peu importe : cela signifie qu’il parle à 80 % des jeunes musulmans en France. En fait, Rachid Eljay propose du développement personnel. Il explique comment être un bon musulman, comment être un bon père de famille, comment être un bon employé, comment ne pas avoir peur en tant que musulman. Il islamise totalement la modernité. Il analyse les questions de la modernité à l’aune musulmane islamique. D’une certaine manière, il n’y a plus de contradiction entre ce qu’il dit et les lois de la République, mais il propose un projet alternatif. Il demeure une zone grise. Son parcours est néanmoins intéressant.

Il existe aujourd’hui une demande d’islam, liée à ce besoin identitaire, mais elle est servie quasi‑exclusivement par un discours islamiste, lequel n’émane pas des mosquées. Ces dernières sont conservatrices, puisqu’elles importent l’islam conservateur du Maroc, d’Algérie, de Turquie ou des jeunes imams français, qui n’ont pas entrepris le travail historique et critique nécessaire. Les jeunes Français apprennent l’islam sur les réseaux sociaux. Ils commencent avec la famille, puis ils se rendent sur les réseaux sociaux, se mettant en rupture avec leur famille. Lorsqu’ils veulent affirmer leur identité islamique, ils estiment que leurs parents ne suivent pas le bon islam et ne sont pas assez musulmans, parce qu’ils ne font pas de leur identité musulmane l’ensemble de leur identité.

Il faut donc être absolument présent partout sur les réseaux sociaux, sur Facebook, sur YouTube, sur Twitter, en mobilisant des outils, un profilage et un discours différents à chaque fois. Surtout, ce n’est pas l’État qui doit s’exprimer. Il s’agit de ne pas s’inscrire dans une approche concordataire et de ne pas faire parler l’État au nom de la religion, de l’islam. Il faut donner les moyens à des Français de confession musulmane de s’exprimer. Pour cela, il faut de l’argent.

Est-ce de l’argent public ? Ce n’est pas possible de l’envisager lorsque le sujet est religieux. Comment faire ? Il faut alors chercher l’argent où il se trouve, en sollicitant les Français de confession musulmane. Il convient de le gérer de manière ouverte et transparente. Telle est l’idée centrale de l’Association musulmane pour l’islam de France, que j’ai créée il y a un an et demi. Quel est son objectif ? Rendre des services à la communauté musulmane lorsqu’elle est en situation de transaction économique, par exemple lorsqu’elle achète un billet pour le pèlerinage ou des produits halal. Il s’agit de réguler le marché, mais aussi d’améliorer la qualité du service rendu par les agences de voyages, dans le cadre du pèlerinage et les relations avec l’Arabie saoudite, qui ne considère pas les agences de voyages françaises de façon très sérieuse. Il convient de s’appuyer sur un régulateur, qui n’est pas financé par l’État. Il prélève une redevance pour le service rendu, mais au lieu de la conserver pour lui, il la rend à la collectivité musulmane.

Prenons l’exemple du halal. En 1993, la mosquée de Paris a obtenu la capacité de distribuer des cartes de certificateur, sur le modèle de ce qui a été rendu possible pour le Consistoire central des communautés juives. L’objectif était que le produit du service rendu pour la viande halal aille au financement du culte, à l’image de ce qui se fait pour le Consistoire central et le Beth Din de Paris. Le problème est que cet argent a été privatisé. La mosquée d’Évry et la mosquée de Lyon ont également demandé leur carte. Je leur ai demandé de publier leurs comptes, mais personne ne l’a fait. Où était cet argent ? Pourquoi le fruit de cette libéralité publique, c’est-à-dire la possibilité donnée par l’État de déroger à la loi commune sur l’abattage animal pour respecter une prescription, est-il privatisé ? La seconde question a été posée à l’État : pourquoi l’État tolère-t-il cette situation ? En quoi est‑il compliqué d’agir ? À titre d’exemple, le Consistoire central s’appuie sur un organisme, qui a un monopole de fait, et non un monopole de droit. Pourquoi les trois mosquées ne créeraient-elles pas une association de financement sur la base du produit de cette taxe halal, qui existe déjà de facto ? Il convient de mettre en place un régulateur transparent, qui va publier ses comptes et utiliser l’argent au service de la communauté.

L’objectif est de financer la recherche théologique. On ne peut rien si on ne la change pas et si on importe une théologie conservatrice, traditionaliste et littéraliste qui envahit le monde arabe et musulman. Ce travail théologique est essentiel. C’est la mère de toutes les batailles. Il faut aussi former les imams, sur le fond et sur la forme. Les imams doivent investir les réseaux sociaux. Ils ne doivent pas se contenter d’intervenir dans les mosquées. Il est également essentiel de payer ces imams. Les musulmans, grâce à leur financement, doivent financer un travail théologique de fond. Aujourd’hui, les imams ne reçoivent pas de salaire, ne cotisent pas et sont payés des sommes dérisoires. Certains se tuent à la tâche. Il convient donc de mettre en place un modèle économique de l’imamat. Avant de vouloir instituer un Conseil des imams, il faut réfléchir au financement des imams et à ce qu’on va leur apprendre, donc à ce travail théologique. La clé reste donc le financement.

Les querelles dont nous sommes témoins entre différents représentants des fédérations musulmanes cesseront le jour où une caisse commune sera instituée. En effet, le principe de la caisse commune impose la nécessité de se mettre d’accord pour utiliser l’argent. Si chacun vient avec son argent, lequel peut provenir de pays étrangers ou d’acteurs locaux, la constitution d’une caisse commune obligera les acteurs se mettront à travailler ensemble. Je regrette que le Gouvernement ait consenti autant d’efforts pour constituer un Conseil d’imams, et pas plus pour finir de convaincre le CFCM d’intégrer l’Association musulmane pour l’islam de France. Le CFCM s’y est finalement engagé dans une tribune dans Le Monde, publiée au mois de mars. Nous y sommes presque, puisque le CFCM est venu à la table des discussions et des négociations. Le financement est un sujet clé, qui va permettre d’institutionnaliser peu à peu le culte. Nous sommes loin de la loi. Nous sommes davantage dans le soft power de l’État, qui a un rôle d’encouragement, particulièrement l’exécutif.

Dans le projet de loi, j’observe des mesures intéressantes, mais l’essentiel du sujet n’est pas dans le contrôle des financements. Il en découle la question de la transparence des financements, à laquelle les fidèles ont droit. Elle peut être assurée par la loi, mais doit surtout l’être par des organisations musulmanes.

Pour répondre à Alexis Corbière sur la politique de la ville, je pense que les manques sont considérables en la matière. Je vous invite à lire mon rapport, Les quartiers pauvres ont un avenir. Il a été élaboré dans le cadre d’un think tank techno‑libéral, qui s’intéresse beaucoup aux musulmans et aux quartiers pauvres. Il travaille sur le sujet et a publié un rapport sur les discriminations à raison de la religion. Ce rapport note que l’on dépense peu d’argent dans le cadre de la politique de la ville. De plus, les habitants des quartiers pauvres financent beaucoup la protection sociale du reste des Français. Nous pourrions y consacrer plus d’argent, et nous avons intérêt à le faire. Si nous ne le faisons pas, nous avons des problèmes. Les problèmes commencent par la concentration de l’immigration, et non par son volume, car ce phénomène casse la dynamique de l’intégration. Il faut réfléchir et faire un état des lieux de l’action de l’État dans ces quartiers.

Nous constatons d’ailleurs que, dans ces quartiers, la situation est meilleure que ce que l’on croit, parce que les quartiers pauvres situés à proximité d’une métropole bénéficient d’une dynamique économique extraordinaire. La Seine-Saint-Denis représente 23 % des créations d’emploi en France depuis dix ans et est le quatrième ou cinquième département contributeur à la TVA. On parle pourtant du département le plus pauvre de France, mitoyen de la commune la plus riche de France. Les interactions sont cependant très fortes. L’État réfléchit trop en stock, et pas assez en flux. Il se focalise trop sur le logement et les infrastructures, mais n’investit pas assez sur les habitants, sur l’éducation, sur la santé et sur la sécurité. Il suffit de constater la répartition des forces de police et de gendarmerie par rapport à la pauvreté et par rapport au volume de crimes et délits. C’est dans les quartiers pauvres qu’on trouve le moins de policiers et de gendarmes, mais aussi le moins d’enseignants. Pourtant, dans une classe accueillant 90 % d’immigrés ou de fils d’immigrés, on sait qu’il faudra gérer des problèmes spécifiques.

Nous ne savons pas bien comment procéder. Ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est aussi une question de technologie. Comment assurer l’ordre républicain ? Comment faire pour mieux enseigner la langue française, les principes des valeurs de la République ? Je pense que nous devons nous interroger à cette aune.

Quant aux lieux de culte, la situation s’est améliorée, mais il y a plutôt 2 500 lieux de culte musulmans. Cela reste encore en partie des caves et des garages. Je compte 1 000 vraies mosquées, construites pour être des mosquées. S’y ajoutent 1 500 lieux servant de lieux de prière. La dynamique identitaire existe. Nous pouvons comparer les salafistes aux évangéliques. Il s’agit du même public, des mêmes quartiers, avec une grande différence relative au rapport à la violence. Les évangéliques sont essentiellement des Antillais, des Africains subsahariens et des Français de longue extraction. La dynamique est cependant identique. La matière religieuse travaille dans les quartiers populaires, avec une décorrélation totale avec les autres cultes institutionnels, comme les protestants, luthériens et calvinistes, qui rencontrent les mêmes difficultés.

S’agissant de la transparence, je ne souscris pas à vos propos. La transparence est très faible chez les musulmans, mais elle est bien meilleure chez les autres. Le denier du culte est publié et représente 700 millions d’euros. Il existe un système de collecte des dons, y compris en cash.

Sur les réseaux sociaux, l’école joue effectivement un rôle majeur dans la lutte contre les fake news, contre le complotisme et pour améliorer la capacité d’accès à l’esprit critique. Toutefois, dans la dynamique identitaire, certains acteurs souhaitent le complotisme, parce qu’ils ont une lecture complotiste du monde. Le complotisme est un grand récit, comme l’islamisme. L’islamisme est un récit où les musulmans considèrent être les victimes. De même, le complotisme est un récit où les complotistes estiment être victimes. Il faut déconstruire ce récit, mais aussi proposer un autre discours, d’où la nécessité d’un discours musulman religieux et non religieux pour donner accès à cette culture aux jeunes. 95 % des réseaux sociaux consacrés à l’islam proposent des contenus liés aux Frères musulmans ou aux salafistes. L’État pourrait intervenir sur la partie culturelle et historique. Le temps politique passé, comme cette commission spéciale en témoigne, et l’engagement de tous les partis sont majeurs, de même que le débat médiatique consacré à ce sujet.

L’État doit donc engager des moyens. La Fondation pour l’islam de France est une fondation reconnue d’utilité publique. Elle a reçu une dotation initiale de l’État et un concours de trois entreprises publiques. Elle a reçu 7 ou 8 millions d’euros, mais elle n’a désormais plus d’argent. Le Président de la République a promis que 10 millions d’euros seraient octroyés à la Fondation pour l’islam de France et pour la relance de l’islamologie. Il n’a pas dit sur combien d’années et n’a pas précisé la répartition de ces fonds entre la Fondation et l’islamologie. On ne peut pas avoir dépensé 9 milliards d’euros dans la lutte contre le terrorisme, selon la Cour des comptes, dans le cadre d’opérations extérieures, du recrutement de 2 000 agents à la direction générale de la sécurité intérieure et de l’organisation de concours supplémentaires au ministère de la justice, et ne consacrer que 1 million d’euros par an à la Fondation pour l’islam de France. Le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation ne bénéficie que de 10 ou peut-être 15 millions d’euros consacrés à la lutte contre la radicalisation.

Les moyens publics mobilisés par l’État à la déradicalisation sont donc infimes. J’essaie de contribuer au contre-discours, mais ce financement ne peut pas passer par des moyens privés, parce que les grandes fortunes et les grandes entreprises estiment que ce n’est pas leur rôle. Il faut être présent sur les réseaux sociaux, mais cela suppose d’aider les bonnes volontés. Il convient de faire attention aux prêcheurs de haine, des deux côtés, qui s’efforcent de délégitimer quelqu’un dès qu’il affirme être musulman. Je ne donnerai pas de noms, mais j’ai en tête un certain nombre de personnes produisant un discours dangereux. Le risque est celui de la polarisation, que l’on constate sur les réseaux sociaux, mais aussi dans le débat public. S’il n’y a pas de place pour la modération, qu’il faut chérir, pour un discours musulman éclairé, parce qu’on a le droit d’être musulman en France, il ne faut pas s’étonner que les jeunes souhaitant aller vers l’islam se radicalisent. De même, les musulmans doivent accepter la critique.

M. le président François de Rugy. Vous indiquez qu’on empêche l’émergence d’un discours musulman autre que radical. Qui empêche cette émergence ? Vous soulignez l’importance d’avoir une parole, mais nous avons l’impression que cette dernière peine à émerger par elle-même. Le CFCM n’est pas considéré comme légitime par une partie des pratiquants ou peine à porter une parole forte en raison de ses querelles internes. Comme l’islam ne repose pas sur la même logique que dans la religion catholique, reposant sur une organisation et un clergé organisés, jusqu’à l’autorité internationale que représente le pape, il n’y a pas de parole autre que les paroles émergeant seules. Comment se fait-il que des paroles autres que radicales n’émergent pas ?

M. Hakim El Karoui. Comme sur tous les sujets, il y a une prime à la radicalité. Le débat se noue autour de celui qui crie le plus fort. Deux exemples soutiennent cette perception : Tarik Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, et Mohamed Bajrafil, qui était imam de la mosquée d’Ivry, qui a démissionné à force d’être attaqué, ont tous deux un contrat de Daesh sur leur tête. Tarik Oubrou ne cache pas son parcours complexe, puisqu’il était salafiste à l’origine et qu’il appartenait aux Frères musulmans. Il accomplit aujourd’hui un travail de réforme, mais de nombreuses personnes ne veulent pas l’entendre, parce qu’ils se fondent sur son parcours. Un prédicateur, un imam, est ce qu’il dit. On peut contester ce qu’il dit, mais il faut l’écouter, et non se focaliser sur la position qu’il exprimait il y a trente ans. De nombreux intellectuels étaient maoïstes il y a trente ans et n’étaient pas de fervents défenseurs du modèle républicain. Ces musulmans ont droit de changer. Ce n’est pas parce que tel ou tel a participé à un événement avec quelqu’un que l’on peut rattacher à la sphère islamiste qu’il est lui-même islamiste. Un tel amalgame relève du maccarthysme. Il convient de laisser de la place à ceux qui essaient de construire, et pas toujours à ceux qui veulent détruire, que l’on trouve dans tous les camps. Je parle de ceux qui haïssent l’islam et des islamistes. C’est un sujet absolument essentiel dans la structuration du débat public et des réseaux sociaux, parce que la visibilité sur les réseaux sociaux est fondamentale.

M. Belkhir Belhaddad. Examiner un tel projet de loi doit nécessairement se faire en le replaçant dans le contexte. Cela a été dit par le président de la commission spéciale. Cette contextualisation ne peut faire l’économie de l’histoire de la place de l’islam en France, en outre‑mer et dans ses ex-colonies, avec une relation a priori séculaire. La loi de 1905 ne fut pas appliquée à l’islam pendant longtemps, parce que cette religion était présente au Maghreb, et notamment en Algérie. Cette relation fut instrumentalisée pour des raisons géopolitiques et pour éviter une contestation des moyens de régulation de l’État français, notamment dans ses rapports avec certains pays musulmans. La question du financement du culte, de sa pratique, des relations avec plusieurs pays étrangers et de l’islamologie a toujours été d’actualité, depuis le début du XXe siècle. Via ce regard historique, ce projet de loi, examiné dans cette commission spéciale, puis dans l’hémicycle, va-t-il dans le bon sens sur certains de ces sujets et de ces dérives ? Quelles en sont les clés de succès ? Le combat contre les dérives doit aussi être celui des Français de confession musulmane. Je souhaite avoir votre avis à ce sujet.

M. François Cormier-Bouligeon. J’ai beaucoup aimé votre maxime « aimer le débat, accepter la complexité », parce que nous sommes sur un sujet éminemment complexe, et « chérir la modération », parce que sans modération, nous n’avons aucune chance de nous comprendre et de faire avancer ce débat complexe.

Vous avez évoqué une minorité de musulmans qui passent à côté de l’intégration. Vous avez évoqué une minorité de jeunes non intégrés. Vous avez parlé d’un islamisme français, d’un islam identitaire, d’un déni de francité, ce qui m’a beaucoup marqué. Je note une inflexion sur ces sujets parmi nos compatriotes de tradition musulmane. Dans une enquête de l’Institut Jean Jaurès, il était fait état d’une adhésion à la loi de 1905 pour 88 % des Français, dont 87 % de Français de tradition musulmane, ce qui est considérable. Sur l’adhésion à la loi de 2004, les résultats étaient un peu différents, puisque 44 % de Français musulmans y adhèrent. Quant à l’adhésion à la loi de 2010 sur la prohibition du voile intégral, 88 % des Français l’approuvent, dont 60 % de Français musulmans. Sur l’étude encore plus récente de l’IFOP, sortie il y a peu de temps, 57 % de jeunes musulmans considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République. Ce hiatus entre les jeunes et les moins jeunes musulmans est-il le fruit empoisonné de la tenaille identitaire tentant de mordre le mollet de Marianne ? Cette tenaille est constituée de deux mâchoires, la mâchoire lepéniste, qui s’est emparée de manière inattendue du terme de laïcité pour masquer sa xénophobie, et la mâchoire islamiste.

Le déni de francité est une tradition de l’extrême droite, mais la majorité des Français ne font pas de déni de francité. Nous appartenons à une génération considérant que les Français dont la famille est originaire de l’étranger et nés sur le sol français sont Français autant que vous. Je m’interroge sur le concept de « Français de souche ». Cela n’existe pas. Nous sommes tous de sang mêlé. Se radicaliser au nom d’un déni de francité qui serait porté par une minorité de nos concitoyens, n’est-ce pas être victime de la culture victimaire, qui commence à émerger dans notre pays et qui provient des universités d’Amérique du Nord ?

Enfin, vous avez indiqué qu’il fallait financer l’imamat. Vous avez précisé dans quelle situation se trouvent les imams en France. Je pose différemment la question soulevée par Alexis Corbière. Financer l’imamat ne revient-il pas à instaurer une forme de concordat ? Que préconisez-vous comme financement ? Je vous remercie.

M. Hakim El Karoui. Sur le dernier point évoqué, il ne s’agit pas de mobiliser de l’argent public pour financer le culte et l’imamat, mais de constituer une caisse centrale, afin de financer la formation des imams et la recherche théologique, mais aussi de lutter contre la xénophobie anti-musulmane, qu’il ne faut pas laisser aux identitaires. À aucun moment, il ne s’agit d’utiliser de l’argent public. L’organisation rendant un service pour le pèlerinage ou pour la régulation du hall procède à des appels aux dons, puis réinvestit cet argent dans la formation. La logique veut que les imams soient financés par les communautés locales. Un complément de salaire peut être versé aux imams. Les charges sociales pourraient être prises en charge par une organisation nationale. Cela permet à cette dernière d’examiner d’assez près la qualité des gens qui reçoivent cet argent. Un complément de financement serait opportun.

Sur la question complexe du processus d’intégration, il convient de rappeler que l’intégration s’est toujours mal passée. Nous en avons une vision idéale, a posteriori, une fois qu’elle a réussi, comme ce fut le cas pour les Italiens, les Belges, les Polonais et les Portugais. Pour ces derniers, d’une certaine manière, le processus n’est pas fini. Dans la réalité de l’histoire, cela s’est toujours mal passé. Le processus a été violent. À Aigues-Mortes, des ratonnades se sont produites contre les Italiens en 1892. Dans la Provence déchristianisée du XIXe siècle, on trouvait que les Italiens étaient trop catholiques. Ils n’étaient pas considérés comme des Français comme les autres. L’intégration à la française est une acculturation très rapide. Elle relève d’un projet universel : « Venez, nous sommes ouverts. Soyez comme nous ! » Si vous contestez cette vision française de l’universel, on va vous en vouloir.

L’intégration « à la française » consiste en une rentrée dans l’atmosphère. Il faut alors se dépouiller de ce qu’on est, pour aller vers un projet universel, extraordinairement attractif de mon point de vue. Cependant, à un moment, on n’est plus ce qu’on était, on est acculturé, mais on n’est pas encore un Français reconnu et identifié. Cette problématique va au-delà de la tenaille identitaire et des théories à la mode, sachant que ces dernières ne concernent pas uniquement les musulmans. Dans la société française, chacun veut affirmer sa différence, et notamment les jeunes. Pour ces derniers, le mot-clé absolu est « respect ». Vous n’avez pas cité une enquête, que vous avez probablement lue, parue début septembre avant l’horrible assassinat de Samuel Paty, où il était demandé aux jeunes s’ils condamnaient l’attentat contre Charlie Hebdo. 20 % des jeunes Français ne le condamnaient pas. Certains l’avaient oublié, mais d’autres estimaient que Charlie Hebdo n’avait pas respecté la religion de l’autre. Cela relève du respect de l’identité et de la spécificité. Il faut trouver un nouveau discours institutionnel, pour éviter un hiatus complet entre la génération qui dirige et ces jeunes Français, qui ne sont pas marginaux. Une grande partie de la jeunesse française est à mille lieues de ces enjeux. La différence est pour eux plus importante que l’unité, et donc l’indivisibilité de la République, qui est une valeur inscrite assez haut dans la Constitution.

Le sujet de l’islamisme des jeunes est intéressant, car il traduit quelque part les transformations de la société française dans son ensemble. Il en découle la façon dont il faut y répondre : présence sur les réseaux sociaux, offre institutionnelle adaptée. Il faut savoir parler aux jeunes. Ces derniers ne lisent pas Le Monde, puisqu’ils utilisent TikTok, Snapchat, YouTube. Ils sont sur ces réseaux et se parlent entre eux, s’enferment entre eux. Il faut trouver le moyen d’aller leur parler et d’utiliser leur langage, avec des jeunes parlant aux jeunes. Sur l’islam, cette démarche est essentielle. L’islam consulaire n’a aucun avenir en France, puisqu’il s’agit de l’islam des personnes âgées.

Quant à l’impact de la loi, je souhaite qu’il soit le plus fort possible. L’essentiel se joue dans la société civile. Il est très important de pouvoir entraver certaines pratiques délictueuses, de contribuer à la transparence du financement. Ce sujet ne sera pas résolu par l’État, mais il peut l’être par des associations musulmanes, ensemble, pour créer cette grande caisse dont nous avons besoin.

C’est une caisse qui finance le judaïsme français, de façon tout à fait correcte. Le financement du judaïsme repose pour moitié sur le produit des redevances casher et pour moitié sur les dons des fidèles, soit un montant de 25 millions d’euros. Le budget du CFCM est de 30 000 euros. Aucun euro n’est destiné à des sujets d’intérêt national au sein des organisations musulmanes. En revanche, il y a beaucoup d’argent lié au halal ou dans les fédérations, qui ne participent pas au pot commun. Pourtant, le produit du halal doit bénéficier à ce pot commun. C’est une évidence.

L’État a accepté la distribution de cartes pour l’abattage rituel destinées aux sacrificateurs, via un décret même si sa sécurité juridique est un peu faible. En tout cas, les cartes peuvent être données ou reprises. Il est permis de déroger à la loi commune pour l’abattage rituel musulman, comme pour l’abattage rituel juif, au nom du respect des croyances. La Constitution de la République respecte toutes les croyances. Dans un cas, celui des juifs, la démarche est centralisée via le Consistoire central. Dans l’autre cas, celui des musulmans, elle est entièrement privatisée, avec une transparence nulle.

M. le président François de Rugy. Cette démarche est-elle privatisée par des fédérations, par des mosquées, par des entreprises ?

M. Hakim El Karoui. Il convient de distinguer deux éléments dans le cadre du halal : l’abattage lui-même et la certification. Ceux qui font l’abattage assurent aussi la certification, suivant une séparation des œuvres parfois discutable. En l’occurrence, trois mosquées, à Évry, Paris, et Lyon, ont le droit d’émettre des cartes pour des certificateurs, qui seront les salariés de ces mosquées ou des abattoirs. La mosquée de Paris et la mosquée d’Évry donnent des cartes à des professionnels salariés par les abattoirs. Une petite redevance est alors versée pour service rendu. Elle pourrait d’ailleurs être plus importante. Il y a un autre service relatif à la certification. Aucun euro ne va au financement du culte.

Quant à la certification, les mosquées ont parfois constitué des associations qui assurent cette démarche. Certaines entreprises ont également été créées pour faire de la certification halal, ce dont il résulte parfois un débat assez complexe et jésuitique sur ce qui est halal. Cependant, aucun euro n’est destiné au financement du culte. Les mosquées récupèrent le produit pour elles-mêmes, et non pour le financement du culte musulman et pour les sujets d’intérêt national – formation des imams, travail théologique, présence sur les réseaux sociaux.

On ne sait rien sur les chiffres. Ce n’est pas faute de les avoir demandés. Nous ne connaissons pas non plus le montant des dons aux mosquées. L’essentiel du financement des mosquées repose sur les dons. Ces derniers représentent 250 à 300 millions d’euros pour le culte musulman, contre 700 millions d’euros pour le denier du culte catholique. 3 000 mosquées se sont professionnalisées, mais rien n’est consolidé. Aucun euro ne va à des sujets d’intérêt national.

M. Jean-Baptiste Moreau. Je connais bien le sujet, étant ancien président d’abattoir dans la Vienne et ayant travaillé avec AVS et la mosquée d’Évry. Je suis en réflexion sur ce sujet, sur lequel je souhaite entendre votre avis. Nous constatons une totale opacité dans ce domaine. Vous ne pouvez pas livrer de la viande à des boucheries halal sans passer par ces sociétés. Pour la ville de Paris, si vous ne passez pas par AVS, vous n’avez pas accès aux boucheries parisiennes. Cette société a le quasi-monopole sur l’ensemble des boucheries de la région parisienne.

Je m’interroge sur l’opportunité de créer une taxe sur l’abattage rituel, comme pour le casher. Les sommes considérées sont directement destinées au Consistoire dans le cas du casher. Comment faire pour arriver à une meilleure transparence dans le halal ? Les sommes induites sont loin d’être négligeables, mais nous n’avons aucune idée de leur destination.

M. Hakim El Karoui. Je ne crois pas à la taxe halal au sens de l’impôt d’État, mais plutôt à la redevance. Il existe plusieurs manières de faire. La redevance peut être payée en début de chaîne, lorsque l’État attribue des cartes aux mosquées. Les certificateurs sont liés aux mosquées, d’une manière ou d’une autre. L’État peut exiger, au risque d’un retrait des cartes de certificateur, la transparence des comptes. Les cartes de certificateur sont une libéralité publique. L’État est donc fondé à procéder à des contrôles, puisqu’il s’agit d’associations ou d’entreprises. Le renforcement des contrôles et de la transparence me semble tout à fait intéressant. Nous pouvons d’ailleurs déjà largement le faire. Les acheteurs peuvent aussi se constituer en groupements. La grande distribution peut demander l’institution d’un label, comme cela se fait pour le Beth Din. Ce label de qualité et de transparence sera reconnu. Il m’a été répondu que l’instauration d’un label risquait de contrevenir à des règles européennes de droit de la concurrence, dans la mesure où un monopole se créerait de fait. Les acheteurs peuvent procéder différemment et acheter du conseil de cette caisse centrale de l’islam de France. Quels produits acheter ? Comment la certification et l’abattage sont‑ils réalisés ? Dans ce cas, il n’existe pas de système automatique mis en place.

Enfin, on exporte aujourd’hui beaucoup de viande halal. Cette dernière est devenue un modèle très important pour les abattoirs. Vous le savez très bien, monsieur le député. Dans certains cas, on peut s’accorder avec les régulateurs des pays où on exporte pour que la viande exportée ait été estampillée et contrôlée par le régulateur musulman français, qui, à ce titre, prélèvera une redevance, parce qu’il aura rendu un service. Le produit de cette redevance ne sera pas privatisé, mais placé dans la caisse commune et utilisé pour financer les actions indiquées.

Ce sont donc trois pistes à explorer. S’agissant de la piste initiale, prévoyant une redevance en début de chaîne, l’État devrait s’interroger à ce sujet et exiger la transparence. La deuxième piste intervient en bout de chaîne, avec la grande distribution. Enfin, la troisième piste repose sur les acheteurs étrangers. Dans aucun de ces cas, une taxe fiscale ne s’avère nécessaire. Elle serait en outre complexe à mettre en œuvre, même si nous savons ce que sont les contributions volontaires obligatoires – j’adore les concepts de l’administration fiscale...

M. le président François de Rugy. Il est vrai qu’elles existent – je vois d’ailleurs Jean-Baptiste Moreau sourire... C’est effectivement le modèle pour les chambres d’agriculture ou pour les chambres de commerce et d’industrie. Cependant, nous reviendrions alors au débat du financement public. Nous avons régulièrement des débats sur le devenir de l’argent prélevé au niveau des chambres de commerce et d’industrie. Les pistes que vous avez évoquées sont néanmoins intéressantes et ne relèvent pas forcément du domaine de la loi. Elles s’inscrivent plutôt dans le contexte d’action.

M. Hakim El Karoui. Mon dernier message s’adresse au CFCM. Je suis exigeant avec lui, parce qu’il existe depuis dixsept ans, mais n’a pas fait assez. Les dirigeants ont néanmoins changé. Il y a eu des conflits, mais aussi des bonnes volontés. Je constate également une prise de conscience de l’urgence d’agir. Les dirigeants ont compris qu’ils ne pouvaient pas rester dans leur pré carré institutionnel, loin de la population. Je salue les efforts du président Moussaoui et du recteur de la Grande Mosquée de Paris. Vous avez un rôle politique, pour casser les silos institutionnels, entre les musulmans, entre l’État et la société civile musulmane.

Nous parlions du rôle des associations. Pourquoi les associations musulmanes prospèrent‑elles ? Elles prospèrent parce qu’il n’y a plus d’associations laïques dans les quartiers populaires, parce qu’il n’y a plus l’Église catholique, parce qu’il n’y a plus le Parti communiste. Il y a maintenant les organisations islamistes, qui sont en réseau et ne sont pas hiérarchisées. L’État et les collectivités locales doivent traiter avec de nouveaux acteurs, qui seront des musulmans laïques.

Je conclurai néanmoins mon propos par un message positif. Je constate que la nouvelle génération est bien mieux formée qu’avant et plus consciente de ses responsabilités citoyennes. Or une insertion sereine et paisible de l’islam dans la République est une responsabilité citoyenne. Je vois cette génération qui monte. Je vous le demande collectivement : aidez-la. Aidez-la à prendre la parole, aidez ses initiatives, acceptez une forme d’imperfection. Acceptez que les religieux aient évolué. Ne jetez pas l’anathème. Je pense que la clé du succès réside chez ces musulmans républicains et modérés. Il faut les encourager à s’engager. L’État ne peut pas tout dans ce domaine, comme dans d’autres, et particulièrement dans ce domaine aux frontières du religieux et du politique. Si les jeunes ne perçoivent qu’on peut être Français et musulman, s’ils n’entendent pas un autre discours sur la République et sur l’islam, s’ils n’ont pas accès à des organisations transparentes, que méritent les musulmans en France, le risque va s’amplifier.

M. le président François de Rugy. Je vous remercie pour vos réponses.

Merci, mes chers collègues, pour votre participation à toutes les auditions de ce jour. Comme vous le savez, il n’y a pas d’audition prévue demain. Des auditions seront encore menées par les rapporteurs, ainsi qu’un travail sur les amendements avant l’heure limite de dépôt des amendements, demain à 17 heures. Nous aurons une dernière série d’auditions vendredi, avec plusieurs intervenants. Cette journée commencera à 9 heures par l’audition de Mme Lucile Rolland, cheffe du service central de renseignement territorial. L’après-midi, nous accueillerons plusieurs intervenants.

Par ailleurs, comme vous le savez, à mesure que nous approchons de l’heure limite de dépôt des amendements, puis de l’examen des articles et amendements en commission se posera la question de l’application de l’article 45 de la Constitution relatif à la recevabilité des amendements. Je ne parle pas de l’article 40, relatif à la recevabilité financière, qui est du ressort du président de la commission des finances. Le Président de l’Assemblée nationale nous a écrit il y a quelques semaines pour nous rappeler les dispositions de l’article 45, qui dispose que tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. Il m’appartiendra, en tant que président de la commission spéciale, d’apprécier la recevabilité des amendements déposés en commission lors de leur dépôt au regard de cette disposition, conformément à l’article 98, alinéa 6 de notre Règlement. Il s’agit de conserver la bonne tenue de nos débats et d’éviter un travail législatif dégradé. Ces derniers mois, lors de cette législature, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel ont conduit à censurer articles dont il a considéré qu’ils n’avaient pas de lien avec le texte. Il ne suffit pas qu’il y ait un lien avec le titre d’un chapitre de la loi, mais il faut le lien soit aussi avec le contenu de chaque article. Comme vous le savez, il n’existe pas de ligne blanche délimitant strictement ce qui est recevable et ce qui ne l’est pas. Je tenais néanmoins à le rappeler.

Enfin, à l’approche de la date limite de dépôt des amendements, je tiens à saluer le fait que nous ayons travaillé dans un bon climat. Ce n’est pas fini, puisqu’une dernière session d’auditions est prévue vendredi, suivie de l’examen des articles en commission la semaine prochaine. Je souhaite que nous puissions continuer dans ce bon climat, qui permet à toutes les opinions, aussi diverses soient-elles, de s’exprimer dans le respect mutuel des opinions, ce qui est le fondement, selon moi, du fonctionnement de l’Assemblée nationale. Je continuerai à y veiller dans tous les aspects de nos travaux.

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30.   Audition de Mme Lucile Rolland, cheffe du Service central du renseignement territorial de la direction générale de la police nationale, et de M. Julien Le Guen, adjoint, vendredi 15 janvier 2021 à 9 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10156801_60014867c9918.respect-des-principes-de-la-republique--mme-lucile-rolland-cheffe-du-service-central-du-renseignem-15-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Lucile Rolland, cheffe du Service central du renseignement territorial de la direction générale de la police nationale, et de M. Julien Le Guen, adjoint.

M. le président François de Rugy. Nous accueillons madame Rolland, directrice centrale du service du renseignement territorial ainsi que son adjoint, monsieur Le Guen.

La rédaction et le dépôt du projet de loi confortant les principes de la République ont été motivés par la lutte contre la montée des communautarismes et des tentatives ou des tentations séparatistes, ainsi que par la contestation d’un certain nombre de nos principes et de nos règles communes, par des Français ou des étrangers résidant sur le territoire national. Le fait de se regrouper et de s’associer, sur la base d’affinités, est souvent la première raison du communautarisme. Cependant, il vise parfois à contester de façon organisée nos législations et nos règles communes, voire à commettre des actions violentes.

Mme Lucile Rolland. Le Service central du renseignement territorial (SCRT) appartient à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP), au sein de la Direction générale de la Police nationale, mais il travaille aussi au bénéfice de la Direction générale de la Gendarmerie nationale.

C’est un service mixte qui regroupe policiers et gendarmes. Il a donc une compétence sur la totalité du territoire – qu’il s’agisse d’une zone de sécurité de police ou de gendarmerie – à l’exception du ressort de la préfecture de Police – c’est-à-dire de Paris et des trois départements de la petite couronne, sur lesquels je ne pourrai pas m’exprimer.

Le service a été créé récemment, en 2014, suite à la fusion de l’ancienne Direction de la surveillance du territoire (DST) et de l’ancienne Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) – ou, du moins, d’une partie de celle-ci – en 2008. La sous-direction de l’information générale a existé entre temps. Le SCRT a été créé en 2014, lorsque la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) devenait la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

La mission attribuée au SCRT visait à recueillir, rechercher, centraliser, analyser et synthétiser toutes les informations dans les domaines institutionnels, sociaux, sociétaux et économiques ainsi que les phénomènes pouvant affecter l’ordre public. Sa mission principale est donc le renseignement d’ordre public, afin de savoir si tel ou tel phénomène provoquera des troubles à l’ordre public. Notre travail concerne aussi le repli communautaire ou identitaire, puisqu’il peut poser des problèmes d’ordre public. C’était auparavant la mission de la DCRG.

Historiquement, cela s’inscrit dans le phénomène des banlieues des années 1990 et des « zones de non-droit ». À partir des années 1980, des communautés – immigrées pour la plupart et installées dans les banlieues, aux confins des villes – pouvaient s’estimer délaissées par les services publics et considéraient ne pas avoir les mêmes droits que les autres citoyens. Ce mouvement provenait plutôt de la jeunesse des banlieues, qui a commencé à développer des sous-cultures urbaines. C’est à la fois normal et louable, mais cela s’est mué – pour certains – en une contestation systématique de l’autorité légitime – et notamment de celle des forces de l’ordre. Les revendications ont d’abord porté sur des considérations faisant état d’un délaissement par les services publics, voire d’un racisme systémique. Dans le même temps, certaines de ces cités ont développé une économie souterraine parallèle, qui permettait une certaine vie en autarcie en leur sein. Ceux qui bénéficiaient de cette économie parallèle – notamment ceux qui l’avaient organisée – avaient les moyens d’interdire à la police l’accès aux cités, dans le but de protéger le business.

Dans le même temps, s’est développé un phénomène dénommé « l’islam des caves ». En l’absence de lieux de prière officiels ou créés en nombre suffisant pour que tous les croyants puissent prier, des revendications parallèles ont porté sur l’obtention de lieux de culte et de prière décents. Il y avait à la fois « l’islam des caves » et des prières de rue, qui portaient atteinte à l’ordre public – ou en tout cas à la paix publique. De plus, dans les années 1980-1990, beaucoup de prêcheurs itinérants en provenance du Moyen-Orient et du Maghreb importaient un islam proche de l’idéologie wahhabite. Celui-ci, engagé dans le rigorisme et le traditionalisme, répandait l’idéologie selon laquelle la loi de Dieu est supérieure à celle des hommes.

Quelques émeutes et troubles ont eu lieu dans les quartiers au début des années 2000, pour et par des raisons et causes diverses, généralement lorsqu’une intervention policière tournait mal – mais cela pouvait aussi être un challenge entre différentes cités, dans le but de savoir laquelle brulerait le plus de voitures. Les renseignements généraux (RG) constataient des tentatives de récupération de ces émeutes et troubles à l’ordre public par « les barbus » – tels qu’ils étaient dénommés à l’époque –, c’est-à-dire par des religieux souhaitant récupérer cette vindicte populaire. Cela ne fonctionnait pas puisque les deux buts poursuivis ne convergeaient pas. D’un côté, la jeunesse recherchait un certain affrontement avec les forces de l’ordre et voulait protéger le business des cités de banlieue. De l’autre côté, des islamistes – donc des musulmans assez radicaux – cherchaient à expliquer à cette jeunesse qu’il ne fallait plus boire, fumer et sortir, pour se consacrer uniquement à Dieu. Il n’y avait pas de convergence des luttes.

Ensuite, un discours sur la victimisation et l’islamophobie a émergé à partir de la loi du 15 mars 2004 sur le port ostensible des signes religieux. Il portait des revendications extrêmement fortes, telles que celle d’avoir le droit de porter le voile intégral. Il était alors appelé « tchador » en raison de l’actualité afghane – et ne l’a plus été après, car la façon de le porter n’était pas exactement la même.

À l’époque, la DCRG – puisque c’était avant la création du SCRT – cherchait à caractériser ce repli communautaire – certaines cités se refermaient sur elles-mêmes – et essayait d’en identifier les meneurs, tout en surveillant la potentielle instrumentalisation de la jeunesse des quartiers. Le SCRT a été créé en 2014. Depuis les attentats de 2015, il participe à la prévention de la lutte contre le terrorisme et de la radicalisation. Auparavant, en 2014, il travaillait également sur les pratiques religieuses – pas uniquement musulmanes – s’opposant à la paix publique. Le SCRT intervient donc aussi sur les dérives sectaires.

Le constat est le suivant : l’immense majorité des lieux de culte musulman ne pose aucun problème. Cependant, une petite minorité propage un discours fondamentaliste – comme il en existe dans les deux autres religions du Livre. Une fraction encore plus faible répond à un discours pouvant être qualifié de séparatiste. Il peut être qualifié ainsi, car il fait prévaloir la loi de Dieu sur la loi des hommes, et particulièrement sur celles de la République. Ainsi, il enjoint à ses fidèles de ne pas voter, puisque c’est une inanité – seul Dieu ayant le droit de désigner les dirigeants d’un pays –, et il estime qu’il est aberrant d’être dans un pays où des femmes et des homosexuels peuvent être élus. Il peut également rechercher la mise en place d’un califat mondial, c’est-à-dire d’une théocratie complète, de façon affichée, affirmée et assumée.

Ce discours, qu’il soit fondamentaliste ou séparatiste, peut également être diffusé par toutes les structures qui dépendent des salles de prières ou qui y sont adossées – sachant qu’elles ne sont pas forcément gérées par les mêmes associations. Ce sont des structures culturelles ou éducatives, car dans l’islam comme dans les deux autres religions du Livre, des cours de religion sont dispensés aux enfants. Dans certains lieux – qui prêchent le séparatisme ou une vision extrêmement fondamentaliste et rigoriste –, les enfants n’apprennent l’arabe qu’à travers le Coran au sein d’écoles coraniques. Il leur est enseigné que le monde ne s’est pas créé de la façon dont le croient les scientifiques et qu’il y a une différence entre les musulmans et les tenants des autres religions, qui sont des mécréants – au même titre que les athées.

À cet égard, il ne faut pas confondre les écoles coraniques et les écoles confessionnelles. Une école confessionnelle – qu’elle soit musulmane, chrétienne ou juive – est créée dans un véritable but éducatif. Elle ne dispense pas de cours le soir, le samedi ou le dimanche. Il y a environ une soixantaine d’écoles confessionnelles musulmanes en France, dont la moitié a une vision fondamentaliste de l’islam. C’est un phénomène assez récent, puisque la première a été ouverte en 2001. Une demi-douzaine est sous contrat avec l’Éducation nationale. De plus, toutes font l’objet d’un contrôle de la part de l’Éducation nationale vis-à-vis des programmes enseignés. En outre, elles sont toutes soumises à un contrôle administratif classique au titre des établissements recevant du public – donc à des obligations en matière d’hygiène, de sécurité, etc. Comme pour toutes les structures recevant du public, les manquements peuvent conduire à des fermetures.

Un autre phénomène de communautarisme et de repli identitaire s’observe dans certains quartiers, où il devient difficile pour un commerce qui n’est pas hallal de s’installer – ou d’obtenir des clients s’il s’y installe. Il y a une sorte de pression commerciale – capitaliste même – dans ces quartiers. Vous n’y trouverez aucun commerce qui ne soit pas hallal. Cela peut être considéré soit comme un repli identitaire soit comme un communautarisme, puisqu’il n’y a pas de diversité au sein de la population.

Pour notre part, nous ne considérons pas que ce repli ou ces atteintes aux principes fondamentaux de la République sont le seul fait de la religion musulmane – ni même de quelque religion que ce soit. Nous constatons – et la DRCG avant nous – toutes les atteintes qui peuvent être portées aux principes fondamentaux de la République par le biais de contestations de nature politique ou sociétale. Depuis quelques années, une contestation monte envers tout ce qui représente l’État et le pouvoir, voire contre « le système ». Dans la majorité des cas, ces modes de contestation – les traditionnelles manifestations de voie publique à l’initiative de syndicats ou de grandes associations – ne posent pas de difficultés. Cependant, ces manifestations ont été supplantées depuis quelque temps par d’autres, plus violentes, spontanées et rapides en termes de mobilisation. Elles ne sont pas déclarées et ne respectent pas les principes de la réglementation des manifestations de voie publique. De plus, elles peuvent basculer dans la violence dès que l’opportunité s’en manifeste et dégénérer assez rapidement, entraînant l’intervention des forces de l’ordre, ce qui légitime le recours à la violence de la part des manifestants. Pour les personnes à l’origine de ces discours, le simple fait que les forces de l’ordre s’opposent une manifestation et essayent de la disperser en faisant un usage légitime de la force – comme le permet la loi – prouve que l’État n’est que répressif et s’oppose à toute contestation. Le recours à la violence devient donc légitime, tandis que les moyens de réponse de l’État deviennent illégitimes.

Cela se retrouve des deux côtés « ultra » de l’échiquier politique. L’ultra‑droite considère que l’État est illégitime, car il ne protège pas assez la « nation blanche » et laisse se développer une immigration très forte. L’islam, en devenant de plus en plus visible, alimente cette rhétorique – ce qui « justifie » les discours racistes qui sont tenus par les tenants de l’ultra-droite. L’ultra-gauche cherche quant à elle à déstabiliser le système – cette recherche étant intrinsèque à sa pensée –, d’où un discours justifiant la violence, qui serait le seul moyen d’abattre le système, d’où une dialectique insurrectionnelle. S’y ajoutent d’autres séparatismes, plus géographiques et ancrés territorialement. Ces régionalismes peuvent dériver vers l’indépendantisme et, partant, vers le séparatisme irrédentiste.

Il faut noter le rôle particulièrement important d’internet, qu’il s’agisse de séparatisme religieux ou d’essence politique – ou de tout autre. Internet est un lieu d’échanges d’idées, mais est aussi un piège par le biais des réseaux sociaux. En effet, leurs algorithmes sont configurés de telle façon qu’à compter du moment où vous vous intéressez à un sujet, tous les éléments en lien avec celui-ci vous seront proposés ensuite. Lors de la période des attentats de 2015-2016, un journaliste l’a d’ailleurs expérimenté en commençant à liker des billets sur le djihad sur des réseaux sociaux. Au bout de quinze jours, seuls des articles similaires lui étaient proposés et il n’avait plus accès à d’autres informations s’il ne les cherchait pas volontairement. Dès lors que vous commencez à tutoyer des idées extrémistes, les algorithmes vous proposeront systématiquement ce genre de discours. Ce propos est également valable pour le complotisme. Par conséquent, vous serez piégé et aurez du mal à en sortir afin d’avoir le recul intellectuel nécessaire pour penser différemment. Internet permet également la constitution de groupes, notamment de groupes privés ou utilisant des systèmes de chiffrement – sans que cela démontre forcément une volonté de se cacher, mais parce qu’ils sont gratuits. Ils permettent d’échanger sans beaucoup de risques, y compris sur des sujets illégaux. Internet met aussi chacun au même niveau. La parole d’un quidam vaut celle d’un expert, donc celle d’un expert ne vaut plus rien. Surtout, c’est un formidable facteur et outil de mobilisation. Outil de mobilisation, d’une part, car il permet de rameuter très rapidement des personnes intéressées par un sujet. Facteur de mobilisation, d’autre part, car il permet d’amplifier tous les sujets qui ont retenu l’intérêt d’une personne à un moment donné.

Quels sont nos cadres d’intervention et nos moyens de luttes ? Quels sont nos outils d’entrave vis-à-vis d’associations ou de lieux répandant un discours antirépublicain ? Par définition, le SCRT étant un service de renseignement, il recourt essentiellement aux outils administratifs plutôt qu’aux outils judiciaires. Ce type d’utilisation existait déjà avant que le SCRT existe. Celui-ci a proposé – et les autorités l’ont suivi – la dissolution de huit associations islamistes. Sept ont été dissoutes en grande partie sur la base de contenus mis en ligne sur internet. De la même façon, le SCRT a proposé – et les autorités l’ont également suivi – la dissolution d’associations d’ultra-droite qui tenaient des discours attentatoires et illégaux. Il s’agissait essentiellement de provocation à la haine – quel qu’en soit le motif – et d’apologie du terrorisme. Un autre moyen d’entrave administrative réside dans le gel des avoirs, tant pour les associations que pour les individus, y compris au niveau européen. Pour les individus, cela concerne cependant plus le contexte terroriste que la lutte contre le séparatisme ou le communautarisme.

Le SCRT a également proposé la fermeture d’un certain nombre de lieux de culte et de lieux de réunion attachés aux associations d’ultra droite. La fermeture des lieux de culte se fonde sur la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite « loi SILT ») et l’article L.227-1 du code de la sécurité intérieure, dont les motifs sont assez restrictifs. Elle ne peut concerner que les lieux de culte et non les lieux de réunion , aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme ce qui réduit le champ d’application et à la condition que les discours tenus provoquent à la violence, à la haine, à la discrimination ou à la commission d’actes de terrorisme ou qu’ils en fassent l’apologie. Ce système organise une conjonction de conditions restrictives pour aboutir à la fermeture des lieux de culte. Un autre outil d’entrave administrative mobilisable est l’expulsion d’un étranger portant un trouble grave à l’ordre public. Le SCRT l’a mobilisé, tout comme les Renseignements généraux auparavant.

Nous rencontrons des limites dans l’utilisation de ces outils, qui sont issues de la loi. Ainsi, un lieu de culte ne peut pas être fermé au motif qu’un prêcheur tiendrait des propos tels que « les Juifs sont des singes ou des porcs » et « les homosexuels méritent la lapidation ». Un imam peut parfaitement à la fois condamner le terrorisme et tenir ce genre de propos. Dans la mesure où les conditions requises par l’article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure ne sont pas remplies, il n’est pas possible de proposer une fermeture sur ce seul motif. De plus, seul un lieu de culte peut être fermé sur le fondement de cet article. Il est donc impossible de fermer une salle de réunion attenante à un lieu de culte dans laquelle se tiendraient les mêmes discours. De la même façon, la dissolution d’associations ou de groupements de fait n’est possible qu’à la condition qu’il y ait une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ou au terrorisme. Cependant, ce n’est valable que pour les associations et les groupements de faits, et non pour les autres personnes morales. Il y a donc des limites.

Les faits aussi sont limitants. Nous n’avons pas affaire à des personnes incultes, mais à des gens apprenant très vite à s’adapter aux mesures. Depuis longtemps, nous n’entendons plus lors des prêches des discours faisant ouvertement l’apologie du terrorisme – un certain nombre d’imams ayant « payé » pour cela, les autres l’ont très vite compris. Il en est de même pour les discours contestataires, anti-système ou anti-État, qui peuvent être extrêmement violents, avec des propos tels qu’« un flic, une balle ». Ce sont des discours de propagande qui peuvent être rencontrés au sein de l’ultra-droite comme de l’ultra-gauche, mais qui ne seront pas tenus officiellement par les médias habituels de ces groupements. Chacun fait très attention à son expression, de façon à ne pas prêter le flanc aux outils d’entrave que nous mettons en œuvre.

Comme je l’ai signalé, il y avait de nombreux prêcheurs itinérants dans les années 1990. Ils pouvaient être bloqués à la frontière par le biais d’interdictions administratives du territoire – bien que celles-ci n’existaient pas encore à l’époque et que l’on recourait donc aux « fiches TE » – pour contrer leurs discours particulièrement nocifs. Nous pouvions aussi, en cas d’urgence absolue, proposer l’expulsion préfectorale ou ministérielle d’un imam étranger prêchant la haine. Actuellement, les imams sont français ou binationaux, dans leur quasi-totalité. Cette procédure supposerait donc des déchéances de nationalité pour les binationaux, puisqu’il est interdit de créer des apatrides. Or les conditions de déchéance de nationalité sont particulièrement restrictives et nécessitent une condamnation extrêmement lourde. Il ne nous est donc pas possible d’agir sur ce volet.

La difficulté de notre travail est de pouvoir constater les propos. Ils doivent être tenus de façon publique et assumée. Ils doivent aussi être récurrents, car la défense pourrait plaider l’erreur. De plus, il faut réussir à les matérialiser en protégeant nos sources. C’est un principe absolu dans les services de renseignement. Autrement, nous n’aurions plus de sources et nous ne pourrions plus travailler. Pour toutes ces raisons et en l’état actuel du droit, il nous est compliqué de proposer plus d’outils d’entrave administrative pour protéger les principes fondamentaux de la République et, surtout, l’application de la loi.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Vos propos sont extrêmement équilibrés et permettent de mesurer l’état du droit existant, ainsi que les outils dont vous pourriez avoir besoin pour remplir vos missions.

Vous avez retracé à juste titre les mécanismes d’« autarcisation » – pardon pour ce néologisme – d’un certain nombre de fonctionnements, de populations ou de quartiers. Comment distinguez-vous ce qui relève du repli communautaire et du séparatisme – ce terme étant désormais dans le débat public et politique – de la radicalisation ? Quelles sont les passerelles et, surtout, les distinctions entre eux ? Ce projet de loi vise les mécanismes de repli et non pas, à proprement parler, la radicalisation et la lutte antiterroriste.

Vous avez indiqué la façon dont, petit à petit, des mécanismes de cohésion se sont imbriqués entre économie souterraine et repli communautaire. À votre connaissance, quelle est la part des financements étrangers dans cet écosystème ? Comme vous le savez, des mesures sont proposées dans ce texte sur ce volet, dont monsieur Houlié est rapporteur.

Par ailleurs, combien de lieux de culte – pour lesquels vous ne disposeriez pas des outils juridiques nécessaires pour agir en vue de leur fermeture ou de la dissolution des associations les gérant – sont-ils la cible de phénomènes de repli communautaire ? À combien les estimez-vous ? Peut-être s’agit-il d’une donnée confidentielle. Vous pourriez toutefois nous livrer une estimation.

Enfin, j’aurais une question sur un volet que j’aurai à rapporter : la disposition dite « anti-putsch », qui consiste à imposer aux associations cultuelles la création d’organes délibérants. D’autres associations – en particulier celles d’utilité publique – sont, elles aussi, contraintes par la loi de disposer d’organes délibérants. Par conséquent, ce n’est pas un précédent. Cette disposition est-elle de nature à contrecarrer des phénomènes de prise de pouvoir par des minorités au sein des associations gestionnaires de lieux de culte ?

M. Sacha Houlié, rapporteur. Serait-il intéressant d’étendre le droit d’opposition prévu par l’article 35, consécutif à la déclaration des fonds provenant de l’étranger par les associations cultuelles, aux associations de type « loi de 1901 » ? Cela pourrait-il se traduire opérationnellement pour la Police nationale ?

Par ailleurs, l’article 39 pénalise les propos incitant ou provoquant la haine, qui sont tenus dans les prêches. Dans quelle mesure sont-ils tenus par d’autres personnes que les ministres du culte ? Ceux-ci ont la quasi-exclusivité de la parole dans les lieux de culte, dont ils sont les leaders. Avez-vous des informations ou des exemples à propos des personnes pouvant intervenir dans ce type de salles ?

Enfin, concernant l’article 43 du texte portant sur l’interdiction de paraître, avez-vous des cas, des chiffres ou des exemples concernant les personnes condamnées pour des faits de provocation à la haine ou des infractions à caractère terroriste qui fréquenteraient aujourd’hui des lieux de culte ? Cela nous permettrait de documenter les dispositions que nous nous apprêtons à adopter ou à amender.

Mme Fabienne Colboc. Comme vous l’avez expliqué, les discours fondamentalistes et séparatistes mènent, progressivement, au repli identitaire. Ce phénomène peut aller de pair avec le développement d’activités de soutien scolaire ou d’activités culturelles, qui sont utilisées pour diffuser des discours insidieux et portant une réelle volonté de séparation avec la société française laïque. Ces dynamiques de repli identitaire entraînent-elles progressivement la déscolarisation des enfants ? Dans l’affirmative, sous quelles formes ? L’instruction en famille et les écoles hors contrats se développent-elles dans ces poches de la société utilisées par les fondamentalistes religieux ?

Les agents de votre service travaillent sur le terrain pour prévenir la radicalisation et la lutte contre le terrorisme. De quels types d’acteurs reçoivent-ils des signalements de dérives séparatistes ? Peuvent-ils venir de chefs d’établissements scolaires ou de responsables associatifs ? Comment mieux repérer les personnes radicalisées, mais isolées et qui ne font pas partie de réseaux structurés, avant qu’elles ne passent à l’acte ?

M. Éric Diard. J’exprime tout d’abord une divergence de point de vue avec monsieur le rapporteur général. Si le texte ne traite pas de terrorisme, il n’est toutefois pas possible d’exclure la radicalisation. Il existe des atteintes à la laïcité, le communautarisme et le séparatisme ainsi que la radicalisation. Ces différents phénomènes sont parfois cloisonnés. Cependant, ils font parfois partie d’un cheminement – sans qu’il y ait de processus type. Il y a une véritable zone grise entre le séparatisme et la radicalisation, qui ne peut donc pas être exclue du texte.

Curieuse coïncidence, madame Rolland, mon collègue Éric Pouillat et moi‑même vous interrogions il y a exactement deux ans, jour pour jour, le mardi 15 janvier 2019, dans le cadre de la mission d’information relative à la radicalisation dans les services publics. Je profite donc de ce projet de loi pour actualiser les questions posées alors. Nous vous avions demandé quels étaient les services publics les plus exposés au repli, au prosélytisme et au communautarisme. Je souhaite en avoir une vision actualisée. Quid du développement de ce séparatisme dans les hôpitaux ? Quid du développement de la Roqya, cette médecine confessionnelle alternative ? Quelle est la situation dans le domaine associatif sportif – qui est étudié dans ce texte – et dans les universités – qui apparaissaient, à l’époque, comme un problème de plus en plus prégnant ?

M. Alexis Corbière. Vous démontrez l’ancrage spatial urbain de certains phénomènes – qui avait attiré l’attention des services de renseignements –, qui sont nés dans des quartiers de cités – je dresse un tableau à grands traits, car nous sommes entre nous. Or le texte qui nous intéresse n’aborde absolument pas cette concentration de population en difficulté, précarisée, etc. C’était pourtant une dimension du discours du Président de la République, qui n’est pas abordée ici. Or c’est un problème de fond pour œuvrer à l’acceptation de la vie commune. Je rappelle à ce propos qu’en 2013, la commission Stasi notait que « le communautarisme est parfois plus subi que voulu ». Nous en sommes là. La faiblesse du texte sur ces phénomènes vous pose-t-elle problème ?

En outre, combien de personnes sont-elles concernées, selon vous, par le phénomène de séparatisme en France ? Je conteste intellectuellement le terme de séparatisme, que j’emploie uniquement pour des raisons de commodité de langage. Combien de ces personnes pourraient-elles basculer et commettre des attentats ? Y a-t-il vraiment une passerelle entre les deux ? Est-ce acceptable de considérer que c’est ici que s’ancrent ceux qui ont frappé la France ?

Enfin, il y a manifestement encore aujourd’hui un réseau de trafic d’armes porté par des personnes plutôt liées à l’ultra-droite, qui a été démasquée. La Poudrière est un ouvrage publié récemment par des journalistes sur les réseaux d’ultra-droite armés et prêts à passer à l’acte. Certains ont été démantelés grâce aux services de renseignement. Pouvez-vous quantifier ce phénomène ? Par ailleurs, selon vous – excusez-moi cette question extrêmement triviale –, quelle est la gravité de la menace ? La menace de l’ultra-droite est-elle comparable à celle de l’islamisme radical ? Est-elle plus importante, dans la mesure où il semble que certaines personnes avec une réelle connaissance du maniement des armes s’organisent d’ores et déjà de manière paramilitaire et ont organisé des attentats – qui ont été déjoués – contre des personnalités, le chef de l’État, etc. ?

En outre, j’ai noté dans vos propos qu’il n’y a quasiment pas de porosité entre les lieux de prière et les lieux de radicalisation. C’est assez intéressant pour nombre de points du texte que nous examinons.

Mme Marie-George Buffet. Notre loi, d’intérêt général, se fonde sur la progression des propos et des attitudes séparatistes issues d’un islam radical. Toutefois, elle porte aussi sur les autres phénomènes. Vous avez parlé assez longuement des séparatismes d’essence politique. Je rejoins donc les questions de monsieur Corbière sur leur importance et sur les dangers qu’ils présentent pour notre République.

Je souhaite également vous entendre sur d’autres facteurs religieux, liés aux sectes et aux pratiques religieuses nées de mouvements d’origine américaine et financés par les fonds de grandes Églises américaines. Ces fondamentalismes issus d’autres religions prennent-ils de l’importance dans les quartiers dont vous avez parlé ? Quelle est leur progression ? Dans mon département, et d’après les éléments dont je dispose, j’ai le sentiment que d’autres phénomènes religieux fondamentalistes progressent de façon assez importante.

Enfin, ce projet de loi traitant beaucoup du phénomène associatif, quelle est votre opinion sur le rôle de ces phénomènes séparatistes au sein des clubs et mouvements sportifs ? Est-ce une réalité ou ne sont-ce que de très rares cas ?

M. le président François de Rugy. À la lumière de l’historique des services de renseignement sur près de quarante ans – bien qu’ils aient changé de nom et d’organisation –, considérez-vous que ces phénomènes de radicalisation ou de contestation s’accroissent ? C’est le cœur de notre sujet. Reconnaît-on la loi des hommes, débattue et votée par des assemblées, ou place-t-on la loi de Dieu au-dessus ? C’est parfois une revendication. Cela dépend-il des sujets ?

Concernant l’islam, la modification de l’organisation du culte musulman – mais nous pourrions aussi parler d’autres religions, qui sont émergentes – a-t-elle tendance à installer les fidèles dans le cadre général ? En France, de plus en plus de lieux de culte sont construits pour cela et sont installés dans le paysage de notre pays. Les autres phénomènes de contestation, dont les fondements ne sont pas religieux, mais plutôt politiques ou sectaires – et qui sont d’autres formes de séparatisme et d’autres façons d’exprimer le souhait de vivre selon d’autres règles que la règle commune –, sont-ils stables, en augmentation ou en décroissance ?

Mme Lucile Rolland. J’apporterai tout d’abord une précision sémantique sur les différents termes de repli communautaire, séparatisme et radicalisation. La radicalisation est traitée au niveau individuel. Ainsi, un individu est radicalisé ou ne l’est pas. Ce sont ses convictions et son comportement – la manière dont il les fait vivre et les actions portées par ces convictions. Pour un individu radicalisé, la violence est un moyen comme un autre de faire triompher ses idées, quelles qu’elles soient. De plus, il n’y a pas forcément d’identité entre repli communautaire et séparatisme. Le repli communautaire peut être subi : lorsque nous vivons dans un quartier, nous n’avons pas forcément le choix des commerces que l’on peut fréquenter, d’autant plus si tous ses habitants ont à peu près la même origine. Alors que le repli communautaire peut donc être subi et n’est pas forcément volontaire, en revanche, le séparatisme s’inscrit plutôt dans une démarche volontariste, avec une mise en marge vis-à-vis de la société telle qu’elle est communément acceptée par le peuple et l’idée selon laquelle sa propre façon de voir est supérieure aux autres. Par conséquent, elle est aussi légitime qu’une autre, si ce n’est plus.

Je suis gênée pour vous répondre sur l’économie souterraine et les financements étrangers, car notre service n’a pas les moyens de les caractériser. Cependant, nous discutons et échangeons beaucoup, évidemment, avec les autres services de la communauté du renseignement. Actuellement, l’économie souterraine dans les quartiers défavorisés ne bénéficie pas de financements étrangers – sauf à considérer que les stupéfiants n’étant pas créés en France, il s’agit en conséquence d’un financement étranger. Ce ne sont pas des financements étrangers étatiques volontaires visant à provoquer des troubles dans une volonté d’ingérence. Je ne peux vous répondre davantage, car mon service n’est pas spécialisé dans cette recherche.

Vous posiez la question du nombre de lieux de culte séparatistes et pour lesquels nous n’avons pas d’outils pour agir. Il y a environ 2 400 lieux de culte musulman en France, sachant que moins d’une centaine tient un discours séparatiste, qui ne respecte pas les principes fondamentaux que sont la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité. Nous n’avons pas d’outils pour l’instant, puisque c’est celui que vous avez entre les mains qui permettra de lutter contre cela. En revanche, ces lieux reçoivent du public et sont donc soumis à la réglementation afférente. Nous ne détournons pas la loi et ne profitons pas de la réglementation sur les établissements recevant du public (ERP) pour nous y attaquer, mais nous ne nous interdisons pas non plus d’y recourir, comme pour tout autre lieu.

Fin 2019, le précédent ministre de l’Intérieur avait demandé aux préfets de départements de créer des cellules de lutte contre l’islamisme radical (CLIR). Les préfectures réunissent en leur sein toutes les administrations permettant de trouver des solutions sur le plan collectif et non pas individuel – ce qui est le but des groupes d’évaluation départementaux (GED). Les GED examinent les individus radicalisés et déterminent quels sont les outils pour réduire leur radicalisation, tels que des outils éducatifs et une aide pour trouver un emploi, afin qu’ils soient plus épanouis et, partant, moins radicalisés. Les CLIR travaillent quant à elles sur les structures tenant des discours séparatistes. Par exemple, des clubs de sport, avec des propos tels que : « ici, nous n’acceptons pas les femmes », « ici, il n’y a pas de mixité » ou « ici, nous faisons la prière avant chaque match ou rencontre ». Toutes les administrations essayent de trouver, autour du préfet, comment revenir à la normalité lorsque de telles structures sont identifiées.

Comme je l’ai indiqué dans ma présentation liminaire, les outils liés à la radicalisation – qu’il s’agisse de celle d’individus ou de méthodes pour imposer un point de vue dans divers lieux – existent, mais ils ne sont pas dirigés contre le séparatisme. Ils ne peuvent donc pas prendre en compte la totale réalité du phénomène. Ces limites nous empêchent d’agir de façon optimale.

Par ailleurs, les dispositifs anti-putsch sont intéressants. Ainsi, nous avons parfois été appelés à l’aide, lorsque des lieux de culte ont été dépossédés du prêche et de l’imamat par des individus particulièrement radicalisés qui exerçaient une forte pression sur les bureaux des associations les gérant. Le putsch est assez insidieux, car il n’a pas lieu par la récupération du bureau ou du conseil d’administration de l’association. C’est plus brutal, avec une opposition frontale et cela ne respecte pas le fonctionnement normal d’une association bien administrée. De telles dispositions pourraient éviter qu’un président d’association ou le bureau du conseil d’administration se laissent faire, car ils se sentiraient fragilisés. La présence d’un organe délibératif peut aider à juguler ce type de phénomènes.

Cela rejoint la question visant à savoir si les propos incitant à la haine sont uniquement tenus par des imams ou s’ils le sont également par d’autres personnes. Dans certaines salles, des imams – autoproclamés, puisqu’il n’y a pas encore d’équivalent au séminaire – retiennent quelques jeunes autour d’eux pour leur expliquer la vraie foi lorsque la prière classique est achevée, car ils savent parfaitement que les propos tenus en public et de façon récurrente les exposent à la répression. Les discours tenus à ce moment-là, en petit comité, devant quatre ou cinq jeunes – ce que nous savons grâce aux méthodes de recherche du renseignement –, sont des discours de haine contre les autres religions et les mécréants en général. Le problème tient au fait que les administrateurs de l’association ne sont pas conviés à cette post-séance.

Concernant ensuite la déclaration des fonds reçus de l’étranger : si j’ai bien compris, le projet de loi vise à inciter les associations cultuelles à basculer sous le régime de la loi de 1905 plutôt qu’à rester sous l’empire de la loi de 1901. Il n’y aura pas besoin d’étendre cette obligation si elles le font. Les associations de la loi de 1901 sont très diverses et il serait donc compliqué de calculer ce qu’apporterait cette extension. De plus, si ce dispositif était étendu à la totalité de la loi de 1901, nous devrions alors nous intéresser à toutes ces associations. Or je ne suis pas certaine que nous puissions le vérifier et cela serait compliqué.

Les conséquences du repli identitaire sur l’instruction à domicile sont un sujet qui catalyse des contestations tous azimuts. Nous le constatons actuellement par le biais d’un certain nombre de manifestations de voie publique : des manifestations contre la proposition de loi pour la sécurité globale deviennent désormais des manifestations contre les lois liberticides. Pourquoi ? Parce qu’elles regroupent à la fois des personnes opposées à la proposition de loi pour la sécurité globale, au port du masque obligatoire partout, au port du masque par les enfants, à l’obligation ou à l’incitation au vaccin, ainsi qu’à la restriction de l’instruction à domicile. Toutes se retrouvent ensemble, alors que leurs idéologies ne sont pas les mêmes. La difficulté de l’instruction à domicile – surtout pour l’Éducation nationale – est de s’assurer que les enfants recevront un programme d’éducation leur permettant d’avoir un esprit ouvert et la culture nécessaire pour comprendre la marche du monde et les phénomènes se déroulant autour d’eux. L’augmentation de l’instruction à domicile n’est pas que le fait des tenants d’un islam rigoriste fondamentaliste. Certains parents estiment qu’un enfant est mieux instruit par ses propres parents et qu’ils peuvent ainsi lui transmettre leurs propres valeurs. Ils considèrent soit que celles portées par l’Éducation nationale ne sont pas conformes aux leurs, soit qu’ils sont mieux placés que la plupart des enseignants pour les instruire dans le cadre d’un tête-à-tête – puisqu’un professeur doit gérer trente élèves. Il m’est donc compliqué d’établir un lien direct entre l’augmentation du repli communautaire et celle de l’instruction à domicile. La première n’est pas le seul moteur pour lequel la seconde est revendiquée par un certain nombre de personnes.

Je ne pourrais pas être précise sur les signalements des dérives séparatistes pour des raisons – que vous comprenez – de protection de nos sources. Toutefois, notre travail de renseignement territorial est réalisé en proximité. Nous appartenons à la DCSP et sommes un service mixte entre police et gendarmerie, car nous considérons que nos collègues policiers et gendarmes – qui s’occupent de la sécurité au quotidien – sont des capteurs de renseignements ou d’informations. Schématiquement, l’information est remontée tandis que le renseignement est recherché. L’information est brute ; le renseignement est travaillé. Il est important de conserver ces capteurs, qui peuvent mettre en évidence des phénomènes grâce aux patrouilles ou aux dépôts de plainte ou de main courante. C’est une formidable armée de capteurs – bien que cela puisse être compliqué à gérer, puisque les informations sont nombreuses et doivent pouvoir être triées. Le SCRT déploie également une politique de renseignement par le biais de la fréquentation de tous les acteurs locaux. Nous agissons à visage découvert – sauf lorsqu’il s’agit de surveillances et de filatures, puisqu’elles ne sont pas menées en voiture sérigraphiée et en uniforme. Ainsi, nous nous présentons à un chef d’entreprise, à un syndicaliste, à un petit commerçant ou à un responsable associatif, en lui disant : « Bonjour, je suis Lucile Rolland. Je suis policière et j’appartiens au service central du renseignement territorial. » Cette volonté de relations ouvertes avec les acteurs nous permet aussi d’être alertés par ceux-ci.

Beaucoup d’entreprises ont des difficultés avec la radicalisation. Elles souhaitent par exemple savoir si leurs employés peuvent leur demander une salle de prière – quelle que soit la religion considérée – et s’absenter du service. Leurs heures de prière peuvent-elles être décomptées ? Peuvent-ils être licenciés de ce simple fait ? Elles ont de nombreuses questions et nous pouvons les sensibiliser pour leur expliquer ce qu’ils ont le droit – ou non – de faire. Elles peuvent nous alerter en nous indiquant, par exemple : qu’un agent refuse de serrer la main des femmes – hors contexte sanitaire, car cela sera désormais compliqué à déterminer –, qu’il refuse de participer aux moments de convivialité à cause de la présence d’alcool ou d’une nourriture qu’il estime contraire à ses croyances ou qu’il tient des propos proches de l’apologie et qu’il estime que les dessinateurs de Charlie Hebdo ont eu ce qu’ils méritaient, car ils insultaient le Prophète. Nous recevons ce type de signalements de toutes les couches de la société, puisque notre travail est d’être en contact avec tout le monde.

Comment repérer les personnes radicalisées isolées et, surtout, les empêcher de passer à l’acte ? C’est le sujet d’inquiétude de tous les services de renseignement. Nous n’avons pas de moyens pour repérer les individus isolés de toute vie sociale, car par définition, nos capteurs s’inscrivent dans une vie sociale. Le SCRT s’occupe des personnes figurant dans le bas du spectre du fichier de signalement des personnes radicalisées et terroristes (FSPRT), c’est-à-dire des individus qui ne sont pas encore en train de fomenter des attentats et proches du passage à l’acte. Or une proportion non négligeable de ces derniers – entre 23 et 25 % – a avant tout des problèmes d’ordre psychologiques graves, voire psychiatriques et diagnostiqués comme tels. Il nous est quasiment impossible de détecter à quel moment une personne souffrant d’un problème psychologique grave ou psychiatrique diagnostiqué passera à l’acte. Nous essayons d’avoir un dialogue avec les autorités médicales (notamment psychiatriques), mais celui-ci est empêché par le respect du secret médical – c’est un constat et non pas une appréciation. Cette personne est‑elle entourée par sa famille et ses amis ? Dans la négative, c’est un facteur aggravant, qui doit nous alerter. Cette personne est-elle toujours sous traitement ? L’interruption du traitement peut nous alerter sur le fait qu’elle risque de passer à l’acte.

Néanmoins, personne ne connaissait l’auteur de l’attentat de la cathédrale de Nice. Il venait d’arriver sur le territoire national et j’ignore comment nous aurions pu, concrètement, empêcher son acte. De même, comment imaginer que l’individu qui s’est rendu devant les anciens locaux de Charlie Hebdo passe à l’acte de cette façon – parce qu’il vient d’un pays où l’islam est quasiment une religion d’État et où des manifestations de rue ont eu lieu contre la republication des caricatures du Prophète –, alors qu’il n’avait pas attiré l’attention sur lui jusqu’alors ? C’est le défi auquel nous sommes confrontés, mais nous n’avons aucune solution miracle et je ne peux pas vous dire que nous pourrons empêcher ces passages à l’acte.

Quels sont les services publics les plus exposés ou les plus concernés par une augmentation du radicalisme ou du séparatisme ? Comme vous le savez, monsieur le député – puisque nous en avons discuté il y a deux ans –, il devient compliqué pour un médecin masculin de soigner une patiente dans certains hôpitaux, car son mari s’y opposera et demandera qu’elle soit examinée par une femme, ou vice-versa. De plus, il nous a été rapporté que, dans certaines associations sportives, il est impossible d’intégrer l’équipe sans partager la même religion que ses membres. En outre, des discours s’opposant à ceux tenus par l’Éducation nationale ou l’enseignement supérieur peuvent être tenus dans les universités comme dans les autres écoles. Je ne suis toutefois pas certaine que ce soit dans les universités que se trouve le plus grand nombre d’individus susceptibles de passer à l’acte terroriste. Des discussions et des contestations s’y tiennent, mais n’est-ce pas justement le rôle des universités de les favoriser ? Les universités ont pour but le développement de l’esprit critique et non pas seulement la délivrance d’un enseignement minimal.

Nous avons porté beaucoup d’attention à la radicalisation au sein même de l’institution de police et de gendarmerie et en particulier au sein des services de renseignement, car cela nous a touchés au premier plan. Un système de signalement des cas de radicalisation, déjà instauré, a été renforcé. Son traitement est suffisamment construit pour permettre, d’une part, de caractériser la radicalisation des individus et, d’autre part, de les neutraliser administrativement – en allant jusqu’à les évincer de l’institution s’il est avéré qu’ils sont très radicalisés.

Par ailleurs, il n’y a pas forcément de lien de cause à effet entre séparatisme et attentat. Certains attentats ont été commis par des individus qui n’avaient pas prêché un séparatisme et qui ne considéraient pas qu’il fallait créer une sorte de sous-République islamiste sunnite au sein de la République française. Toute la propagande d’Al Qaeda et de l’État islamique en Irak et au levant – Daesh – repose sur l’instauration d’un califat mondial et d’une conversion de tous les mécréants. Parmi eux se trouvent les musulmans chiites, de même que les sunnites n’ayant pas la même acception de la religion qu’Al Qaeda et Daesh. Ceux-ci veulent « porter le feu chez les mécréants » pour qu’ils soient saisis de terreur et se convertissent ou qu’ils démettent les gouvernements et les autorités qu’ils ont portés au pouvoir, afin qu’ils ne les empêchent plus de devenir de vrais croyants.

Je ne peux pas – et je ne veux pas – dire que tous les tenants du séparatisme islamiste en France sont des suppôts du terrorisme. Ce serait, d’une part, totalement caricatural et, d’autre part, presque entièrement faux. Par exemple, les Frères musulmans ont un discours séparatiste, mais s’inscrivent dans la société – contrairement aux salafistes – et utilisent ses ressorts pour faire progresser leur propre vision du monde. En cela, ils sont moins brutaux. Ils ne recourent pas à la force et à la violence, mais à la dialectique, afin de s’insérer au sein des institutions, pour pouvoir les modifier de l’intérieur. Ainsi, elles ne répondront plus aux principes de la République démocratique telle que nous la connaissons, mais à ceux d’une théocratie conforme à leur propre vision.

Les terroristes islamistes qui ont agi – parce qu’ils étaient scandalisés et horrifiés par la republication et l’utilisation des caricatures du Prophète, car ils considèrent que le blasphème est un acte méritant la mort – peuvent être qualifiés de séparatistes. En effet, ils refusent la version républicaine et démocratique de notre pays, qui ne recourt pas à la peine de mort et pour lequel le blasphème n’est pas une infraction. Tous les séparatistes ne sont pas des terroristes en puissance. Il n’y a ni blanc ni noir, mais de nombreuses nuances de gris.

Je ne pourrais pas vous répondre quant à l’ultra-droite et à ses réseaux armés. Nous travaillons certes sur l’ultra-droite, mais cela relève du champ de compétence de la DGSI lorsqu’elle s’organise en milice armée susceptible de passer à l’acte. Nos deux services dialoguent toutefois en permanence sur ce sujet. La menace vient-elle plus de l’islam sunnite séparatiste terroriste ou de l’ultra-droite ? Ce sont des menaces de natures différentes, mais des menaces dans l’un et l’autre cas. Nous sommes des services chargés de préserver la sécurité et l’intégrité de nos citoyens : il n’y a donc pas de gradation dans la gravité. Il est aussi grave que des individus veuillent s’attaquer à l’intégrité physique de nos concitoyens et de nos résidents qu’aux institutions républicaines.

Vous mentionniez les sectes et pratiques religieuses venant d’Églises américaines. Je suppose que vous faites référence aux évangélistes. Elles sont effectivement en hausse, car beaucoup de ces Églises sont implantées en France – et pour certaines, depuis des années. Néanmoins, je suis incapable de répondre à votre question sur leur progression et leur nombre, car nous ne nous intéressons à un sujet qu’à partir de l’instant où il devient dangereux ou qu’il s’oppose frontalement aux principes de la République. Les dérives sectaires sont des sujets que nous regardons de près. Cependant, une dérive sectaire suppose – dans notre acception, fondée sur les infractions judiciaires –, une emprise psychologique sur l’individu qui l’empêche de penser par lui-même. Elle se double très souvent d’une volonté de récupération de son avoir financier. Or ces phénomènes ne se retrouvent ni chez les Églises évangélistes ni dans l’islam sunnite radical fondamentaliste – voire séparatiste. Ce sont véritablement deux systèmes différents.

M. Xavier Breton. Vous distinguez les écoles confessionnelles et les écoles coraniques. Les premières sont concernées par le texte, tandis que les secondes ne le sont apparemment pas. Dans quelle catégorie classez-vous les écoles clandestines ? Cette notion fait-elle référence aux écoles confessionnelles non déclarées ou aux écoles coraniques – qui n’ont pas à être déclarées, mais auraient une activité complètement clandestine ?

De plus, d’autres secteurs que les cultes sont-ils des foyers de radicalisation, tels que le sport et la culture ?

Enfin, vous avez évoqué les idéologies politiques des ultra-droites et des ultra-gauches. Actuellement, l’idéologie animaliste croît, elle aussi. Les courants animalistes et antispécistes constituent-ils une menace ?

Mme Lucile Rolland. J’aurais tendance à penser qu’une école clandestine est plus une école confessionnelle qu’une école coranique. L’on parle d’école pour cette dernière, car le Coran y est enseigné, mais il s’agit plutôt de l’équivalent du catéchisme pour les catholiques ou de l’étude du Talmud pour les juifs. Pour ma part, une école clandestine serait confessionnelle, puisque plusieurs élèves y seraient pris en charge toute la journée et chaque jour de la semaine par des enseignants – ou plus exactement par des individus prétendant leur apprendre une certaine vision du monde qui, a priori, n’est pas vraiment conforme à la nôtre.

Effectivement, il y a des foyers de radicalisation dans le sport et la culture. Comme je l’ai mentionné au début de mon intervention, certains lieux de culte sont adossés à des associations culturelles. Celles-ci expliquent aux femmes qu’elles doivent rester au domicile et faire la cuisine et le tricot, mais ne surtout pas être dans la rue et exprimer quelque idée que ce soit. De tels foyers – portant une idéologie qui n’est pas conforme aux principes de la République – existent. De même, j’ai mentionné à deux reprises qu’il existe aussi des lieux où il est impossible d’entrer dans une équipe ou de faire partie d’un club de sport si vous êtes une femme ou que vous ne participez pas à la prière avec les autres, et où est préférable de porter la barbe que d’être imberbe. Je suis caricaturale, car je dois conclure rapidement.

Enfin, l’antispécisme est une radicalisation de l’animalisme. Pour un antispéciste, il n’y a pas de différence entre l’espèce humaine et les autres. Ainsi, une femme appartenant à cette mouvance s’est fait marquer au fer rouge pour subir la même souffrance que les vaches et les ovins. Est-ce une menace ? Pour l’instant, en France, nous ne connaissons pas de phénomène de soldats écologistes (EcoWarriors) comme dans les pays anglo-saxons ou germaniques. Dans certains de ces pays, les directeurs de laboratoires et d’abattoirs, ainsi que les éleveurs, sont désignés à la vindicte publique. Leur identité, leur domicile, l’école dans laquelle leurs enfants sont scolarisés, le lieu où travaille leur conjoint sont mis à la disposition du public, de façon à ce que chacun puisse leur faire du mal, afin qu’ils payent pour ce qu’ils font subir aux animaux. Cette dérive est une radicalisation. Néanmoins, je ne suis pas certaine que cela puisse être qualifié de séparatisme. Ces personnes ne veulent pas se séparer de la République, mais faire pénétrer leurs idées dans la population, pour aboutir à un mouvement de fond. Ainsi, les animaux ne seraient plus utilisés dans l’alimentation, les vêtements et le mobilier. Autrement dit, l’on arrêterait de voler le miel aux abeilles et d’obliger les vaches à produire du lait à longueur de journée. Ce mouvement est radical et, en tant que tel, est surveillé. Nous recherchons des renseignements et les analysons pour éclairer nos autorités. Peut-être est-ce le séparatisme de demain. Cependant, nous voyons à court et moyen terme, mais très peu à long terme, car nous ne sommes pas devins et ne prétendons surtout pas connaître l’avenir.

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31.   Audition de Mme Raphaëlle Bacqué et Mme Ariane Chemin, journalistes et essayistes, vendredi 15 janvier 2021 à 14 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10157485_60018f19d913f.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-15-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mmes Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, journalistes et essayistes.

M. le président François de Rugy. Je suis heureux d’accueillir Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, journalistes au Monde et coauteures du livre La Communauté, paru en 2017. Nous avons souhaité vous auditionner aujourd’hui pour éclairer les travaux de notre commission spéciale. Vous êtes journalistes et êtes habituées à suivre la vie politique française. Nous voulons éclairer nos travaux, non seulement sur les effets potentiels du projet de loi, mais aussi sur le contexte dans lequel nous serons amenés à prendre des mesures.

Je tiens à préciser que votre livre n’est pas une compilation d’articles que vous auriez publiés dans Le Monde. C’est un livre « enquête » sur l’évolution de la ville de Trappes. J’imagine que vous allez nous dire pourquoi vous l’avez titré La Communauté et comment cette ville a évolué, notamment sur la question du communautarisme religieux, sur le plan des relations interreligieuses à l’intérieur d’une commune où il y a toujours eu des personnes de confessions différentes, sur le plan des relations avec la politique, avec les autorités politiques locales, avec l’enjeu de l’éducation, du temps scolaire, la volonté de créer des établissements scolaires spécifiques, mais aussi l’éducation en dehors du temps scolaire, le soutien scolaire, etc.

Mme Raphaëlle Bacqué. Ces sujets sont souvent débattus de façon violente, polémique et difficile dans la société, et ce depuis au moins une quarantaine d’années. Il nous a semblé que plonger dans cette ville de Trappes permettrait de raconter toutes les difficultés, les événements et les époques qui font que nous en sommes arrivés là.

Nous nous sommes intéressées à Trappes parce qu’elle présentait une double caractéristique. En sont issus des jeunes gens qui, aujourd’hui, symbolisent la réussite la plus spectaculaire. Le show-business n’est bien sûr pas la seule forme de réussite, mais il se trouve que Jamel Debbouze, Nicolas Anelka et Omar Sy ont été des personnalités incroyablement emblématiques et très populaires et qu’ils sont issus de cette ville. Il nous a semblé intéressant de voir comment, d’un côté, elle pouvait produire des réussites très spectaculaires et très visibles et, de l’autre, elle pouvait être la ville qui détenait le triste record de départ au djihad en Europe. Nous nous sommes plongées dans cette ville pour la raconter des années 1950 et 1960 jusqu’à aujourd’hui. Nous pensons que cela permet de raconter aussi tous les écueils auxquels la République s’est heurtée, dans lesquels elle est tombée.

Mme Ariane Chemin. Raphaëlle Bacqué et moi sommes souvent d’accord sur plusieurs sujets et, pour ce sujet-là, nous voyions des gens débattre de manière très vive, nous voyions la gauche et la droite se diviser sur le sujet de l’islam et des banlieues. Ce sujet nous intéressait et nous ne savions pas très bien quoi en penser parce que nous n’avions pas été voir. Le fait de baigner pendant une année dans la ville de Trappes visait à nous faire essayer de penser par nous-mêmes et à ne pas entrer dans des clans. Au sujet de la laïcité, tous les partis se sont déchirés. Je me souviens que nous lisions un jour un reportage intéressant et que nous lisions une tribune qui disait l’inverse le lendemain. Nous voulions obtenir des éléments pour penser par nous-mêmes et pour être capables de débattre de manière informée.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Ma première question concerne la notion de séparatisme. C’est un terme qui s’est introduit dans le débat public, au départ avec un certain flou sur sa signification et avec un parallèle fait avec d’autres séparatismes, géographique, culturel, etc.. C’est un terme qui s’est plutôt imposé dans le débat public. Recouvre-t-il les réalités que vous avez pu constater ? Considérez-vous qu’il apporte au débat public et qu’il permet d’isoler un certain nombre de phénomènes qui correspondent à ce que vous avez pu analyser à travers votre expérience et votre ouvrage ?

Ma seconde question se pose à travers ce que j’ai pu comprendre de votre ouvrage – car je ne l’ai pas lu. Vous décrivez, semble-t-il, le rôle d’un certain nombre d’institutions, voire de formations politiques, parfois ce que l’on a pu appeler, à l’époque, le « socialisme municipal. » Le socialisme municipal n’est pas lié au parti socialiste. On a aussi pu parler du « communisme municipal ». Comment un certain nombre d’institutions se sont-elles affaiblies progressivement et, d’une certaine façon, ont-elles passé le relais – sans intention de le faire, bien entendu – à d’autres formes d’actions locales et, en particulier, à des logiques communautaires dans lesquelles, au fond, une petite société s’invente avec ses codes, ses réflexes, ses habitudes, ses règles, qui peuvent s’apparenter à ce que le terme « séparatisme » tente d’identifier ? Au fond, il est rare qu’un gouvernement réussisse à imposer un terme dans le débat public. J’ai plutôt connu une période précédente où il y avait une difficulté à nommer les choses. On comprend que ce terme s’est imposé, y compris pour être contesté. Ma question porte donc sur ce caractère propre à l’affaiblissement des institutions, et parfois même des services publics, et le relais pris par des tentations communautaires.

M. Éric Poulliat, rapporteur thématique. Je prolongerai la question de mon collègue. Les Français sont attachés au secteur associatif, au tissu associatif, et il est souvent très vivant dans des territoires où l’on peut penser que les services publics se sont un peu affaiblis, voire sont partis. Par une forme de délégation plus ou moins assumée, les associations sont venues remplacer une action ou une dynamique collective visant à répondre à un intérêt commun ou général. Ces associations sont aussi parfois devenues la cible évidente de personnes souhaitant entraîner ceux qui en étaient membres dans une forme de séparatisme, que l’on appelait avant le communautarisme, ou, au contraire, sont venues exister des formes de collectif qui n’étaient pas dénuées de contexte politico-religieux. Je voulais donc savoir comment ce tissu associatif s’est transformé, a évolué dans une ville comme Trappes, où il y a aussi eu de belles réussites, et comment l’on peut avoir un glissement de ce qui ferait « commun » à quelque chose qui ferait « communauté. »

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Dans le cadre de nos débats, nous avons évoqué la question d’internet, des réseaux sociaux et du rôle du numérique dans la propagation de discours de haine, mais également dans les stratégies d’embrigadement et d’endoctrinement. Dans votre livre, vous menez une approche territoriale puisque l’on est concentré sur la ville de Trappes. Dans les mécanismes d’endoctrinement et de constitution de la filière djihadiste, particulièrement présente à Trappes, avez-vous identifié une présence numérique et un rôle du numérique également ? Le cas échéant, via quel vecteur cela passait‑il ? S’agissait-il de plateformes en particulier ? Que préconisez-vous pour mieux lutter contre ces phénomènes ?

Mme Annie Genevard. Je souhaiterais tout d’abord que vous reveniez sur le rôle des politiques dans l’évolution de la ville de Trappes. Il a été pointé dans votre ouvrage, mais cela interroge la société tout entière et la faiblesse dont elle a pu faire preuve et qui conduit à la situation que nous connaissons.

Deux thèses s’opposent au sujet de la situation de la ville de Trappes et d’autres territoires. La première consiste à dire que le contexte social et économique est l’une des explications majeures de la sécession de certains territoires et de certaines populations. Les services publics ayant disparu, les associations ont pris le relais et elles ont été infiltrées. Tout cela fait porter la responsabilité à la sphère publique, essentiellement. Une autre thèse est qu’indépendamment du contexte économique et social parfois difficile, il existe des écosystèmes qui veulent faire de l’entrisme, qui sont très organisés, qui ont un projet de modification de ce qu’est notre pays. J’aimerais avoir votre sentiment sur ces deux explications à la lumière du travail que vous avez conduit à Trappes.

Ma troisième question porte sur le voile. À Trappes ou dans d’autres communes, on ne voit quasiment plus aucune femme qui n’est pas voilée. Ce phénomène n’est pas propre à cette ville et, dans beaucoup de territoires, les élus locaux et les Français observent avec désolation la propagation du voile qui, pour les femmes que nous sommes, autonomes et affranchies, est un signe de sujétion et de recul de liberté.

Ma dernière question est la plus ouverte. À l’issue de l’enquête que vous avez faite, j’aimerais avoir votre avis : êtes-vous pessimistes sur l’évolution de la situation ? Pensez-vous qu’il est déjà bien tard et, pour certains, trop tard pour enrayer ce phénomène qui croît de manière exponentielle ?

Mme Ariane Chemin. Une chose est certaine : nous ne sommes pas là pour donner des solutions. Ce n’est pas notre rôle. Nous sommes présentes pour raconter. L’optimisme ou le pessimisme n’est pas une question à laquelle j’ai envie de répondre parce que nous nous sommes contentées de raconter sur la durée. Nous avons commencé après la guerre en essayant de comprendre comment nous sommes arrivés à cette situation.

Au sujet de la haine en ligne, un épisode nous a beaucoup frappées. Le commissariat de Trappes fait partie des premiers commissariats qui ont été attaqués de manière organisée et violente, un jour d’été, il y a quelques années. Tout cela est parti d’appels sur les réseaux sociaux et c’est la première fois que l’on voyait, dans cette ville, le rôle que ces derniers pouvaient jouer dans ce genre de manifestation. Par ailleurs, les vidéos ont eu un rôle très important dans l’assassinat de Samuel Paty. Nous avons eu vent d’une histoire au cours de laquelle un entrepreneur en bâtiment est allé au McDonald’s de Trappes ; il a croisé plusieurs personnes qui déjeunaient là, dont une femme voilée, son mari et ses enfants. Il a eu un regard sur la femme voilée qui, à mon avis, n’était pas un regard très appuyé, et il a été victime d’une sorte de punition filmée. On l’a placé devant le McDonald’s et on lui a fait baisser la tête. Cela faisait beaucoup penser à la posture des premiers morts lors des exécutions par l’État islamique. Cette vidéo était épouvantable et a tourné sur les réseaux sociaux, à tel point que l’entrepreneur a dû quitter le département. Je me souviens qu’un couple d’homosexuels a aussi dû quitter sa ville parce qu’il était moqué sur les réseaux sociaux.

Il est évident que, plus les années passent, plus les réseaux sociaux ont un rôle dans la haine en ligne. Ils peuvent aussi avoir un rôle d’apaisement. Nous l’avons nous-mêmes constaté quand notre livre est sorti : personne ne l’avait lu et nous avons été victimes d’une interdiction d’aller le signer à Trappes ainsi que de nombreux commentaires. Heureusement que nous avions vu beaucoup de personnes à Trappes. Les réseaux sociaux ont aussi contribué à apaiser cette espèce de vindicte dont nous aurions pu être victimes.

Vous parliez du socialisme municipal. À Trappes, il s’agit plutôt d’un communisme municipal. Parfois, le relais a été passé de manière consciente parce que cela fait partie des jeux politiques. On a parfois l’obligation de s’appuyer sur la communauté musulmane pour gagner des élections et c’est exactement ce qu’il s’est passé à Trappes avec le maire socialiste, qui s’est appuyé sur la promesse d’une mosquée légitime. En écrivant le livre, nous nous disions qu’au fond, dans les journaux, on raconte toujours les marchandages, les alliances entre les partis politiques dans les municipales, mais que l’on oublie toujours les composantes religieuses, qui sont de plus en plus importantes, comme si l’on ne voulait pas les regarder. À Trappes, cela s’est passé ainsi. Je pense que l’on ne peut pas dire que c’est la faute de gens ayant des intérêts particuliers et qui veulent déstabiliser la République ou la faute des politiques. La situation est évidemment multicausale. Il est vrai qu’au temps du communisme municipal triomphant, il existait un réel encadrement des enfants, avec une multitude d’activités périscolaires et un encadrement scolaire. Aujourd’hui, ce qu’il se passe par exemple dans la ville de Trappes et ce qui nous a beaucoup frappées, c’est la fin des emplois aidés. Les associations qui proposaient un soutien scolaire ont soudainement perdu beaucoup d’aides financières et c’est l’école coranique qui a pris le relais de ces associations, des curés et des pasteurs qui aidaient les enfants à la sortie de l’école.

Mme Raphaëlle Bacqué. Au sujet du séparatisme et de ce qu’a dit Annie Genevard, il est vrai qu’à Trappes, la situation commence bien par une séparation. Dans les années 1960, par la volonté du communisme municipal, il s’est produit un mélange dans les cités et dans les squares. Le square de la Commune, qui est un très grand ensemble de logements sociaux, est mélangé entre Français d’origine et immigrés dans les années 1960 et 1970. Puis il se crée une séparation et les Français d’origine s’en vont dans les années 1980. On ne peut pas complètement oublier cet aspect social et sociologique. Cela existe avant l’arrivée des religieux. Le film La Smala de Jean-Loup Hubert, qui a été tourné en 1983 dans le square de la Commune, offre une vision idyllique de cet endroit, où tout le monde est mélangé, mais la réalité est que, déjà à cette époque, la séparation entre les gens était à l’œuvre. Je crois que cela commence comme ça, par un contexte social, un appauvrissement très réel des habitants et plus encore des immigrés, qui font que cette grande communauté de ceux qui vivaient ensemble jusque-là, Marocains, Portugais, Espagnols, Français, mais aussi juifs et musulmans, va peu à peu se déliter. Je crois que c’est très important et que l’on ne peut pas l’oublier.

Le communisme municipal, jusqu’ici, permettait de souder tout le monde. Il est vrai que Jamel Debbouze, Omar Sy, Nicolas Anelka et La Fouine, que nous mettons en avant dans notre livre, sont des produits du communisme municipal. La Fouine fait du rap au conservatoire, Nicolas Anelka est dans le club de football de Trappes et Jamel Debbouze fait de l’improvisation au lycée. Ils sont les produits de ce communisme municipal. Il se trouve que le déclin du communisme entraîne aussi le déclin de la prise en charge des enfants, d’où qu’ils viennent et quel que soit le niveau de revenus ou d’éducation de leurs parents. Cette séparation – puisque l’on peut parler de séparation – va se faire petit à petit. Les religieux n’arrivent qu’ensuite et, dès les années 1990, l’on voit arriver les premiers prédicateurs du Tabligh, qui répondent aussi à une demande de la population. Alors que la drogue s’est installée dans les quartiers au moment de l’explosion du sida et que beaucoup de jeunes gens meurent à la fois d’overdoses et de contaminations, les tabligh répondent à un besoin auquel ni la mairie ni la police ne réussissent à faire face. Ils jouent un rôle dans ces quartiers. Ils essaient de convaincre, ils y parviennent, ils font sortir les jeunes des caves pour les ramener à la mosquée. Ils ont joué un rôle social et l’on ne peut pas séparer le contexte social de l’influence des religieux. C’est un contexte qui saute aux yeux quand on est à Trappes.

Après, l’influence de la guerre d’Algérie joue son rôle puisque des réfugiés du Groupe islamique armé (GIA) vont arriver à Trappes. Il y a vraiment un contexte politique international, social et religieux. Le tout est combiné. Ce n’est pas arrivé d’un seul coup, mais de multiples éléments font que, peu à peu, la séparation s’installe. Peu à peu, des communautés se forment. Dans ce qui était avant la grande communauté des habitants de Trappes où tout le monde était mélangé, chacun va retrouver sa communauté d’origine. C’est à la fois un lieu de réassurance et de chaleur et cela peut être un lieu pour toutes les dérives, mais ce n’est heureusement pas systématique.

Enfin, en ce qui concerne les femmes, je crois que le voile n’est pas la seule difficulté. On a bien vu le changement qui s’est opéré pour les femmes à Trappes. Les femmes immigrées étaient beaucoup plus émancipées dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, il existe toujours des femmes émancipées, qui se battent et qui sont extrêmement courageuses. Nous avons fait un chapitre sur le café qui se trouve en plein centre-ville, sur la place du marché. Ce qui nous a frappées, c’est qu’il n’y avait pas de femmes. Il n’existe aucun interdit et le patron du café voudrait que les femmes viennent, mais, de fait, il est difficile pour elles d’y aller et de se mettre en terrasse. Il y a eu beaucoup de tentatives et une sous-préfète venait ainsi avec plusieurs femmes pour s’installer en terrasse. Des mouvements de femmes le font encore. La situation des femmes à Trappes est frappante. Nous voyons surtout des femmes courir les bras chargés d’enfants et de courses. On a l’impression qu’elles font tout et je pense que beaucoup de choses reposent sur leurs épaules.

Mme Marie-George Buffet. On ne peut pas évacuer la question sociale du problème que nous rencontrons aujourd’hui. Vous avez retracé en quelques mots l’histoire sociale, avec des villes et des quartiers très populaires et des hommes et des femmes qui, quelles que soient leur identité, leurs origines et leur religion, travaillaient dans de grandes entreprises de l’Île‑de‑France et se retrouvaient dans la cité. Les questions sociales et politiques traversaient ces villes et, petit à petit, nous avons assisté à un phénomène de ghettoïsation. Il y a eu la fermeture de très grandes entreprises dans cette région, qui fait que la question du rapport aux autres à travers le travail s’est atténuée petit à petit, au fil des décennies. Étant de la banlieue depuis toujours, je me rappelle que nous étions des « Renault », dans la cité, lorsque nous travaillions chez Renault. Nous étions unis avec d’autres « Renault », quelles que soient leurs origines. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Cela a permis à certains d’essayer de profiter de cette situation pour montrer leur opinion religieuse, philosophique, etc.

Pouvez-vous nous parler des lieux de résistance à ce séparatisme, à ce fondamentalisme ? Dans le milieu associatif et dans le milieu politique, avez-vous senti qu’il existait quand même des hommes et des femmes qui, conscients du danger, jouaient ce rôle de résistant et essayaient de faire de l’éducation populaire pour faire reculer la menace du séparatisme ?

Mme Ariane Chemin. Il est intéressant que vous parliez des « Renault. » Si nous avons voulu inscrire ce livre dans la durée, c’est parce que nous voulions aussi raconter l’histoire de l’immigration. Trappes est très intéressante pour cela puisque c’était une sorte de cité dortoir pour toutes les entreprises automobiles. Cela concernait des personnes qui étaient d’abord passées par les bidonvilles de Nanterre et qui étaient arrivées à Trappes après. En racontant l’histoire de Trappes, nous avons aussi raconté l’histoire de l’immigration, qui est très peu connue et très peu racontée en France. Nous avons raconté les hommes seuls qui venaient du Maroc. Ils venaient en promettant à leur épouse ou à leur fiancée de rentrer après deux à trois années. Finalement, leur épouse ou leur fiancée finissait par venir à contrecœur, pensant qu’ils repartiraient trois ou quatre ans plus tard. Les enfants naissaient ensuite, allaient à l’école et ne voulaient plus partir car ils ne connaissaient pas le Maroc. C’est la France qui les faisait venir dans les années 1950 et 1960. Nous avons voulu raconter cela et cette rencontre avec le communisme municipal.

Une figure nous a beaucoup frappées : c’est le curé de Trappes, qui est un peu le héros de notre livre parce qu’il est formidable. Il vient de Versailles, d’une famille aisée, et il se donne entièrement à sa paroisse. Ce n’est pas simple parce qu’il a vécu les attentats de Charlie Hebdo, le Bataclan, l’assassinat de Samuel Paty ainsi que les départs au djihad. C’est quand nous nous sommes intéressées à Trappes que nous avons réalisé qu’elle détenait le record de départs pour le djihad, chose qui n’avait jamais été racontée. Les départs y sont plus nombreux qu’à Molenbeek-Saint-Jean.

Nous avons tenté de donner des éléments de réponse à cette question : pourquoi Trappes ? Comme Raphaëlle Bacqué l’a dit, les réponses tiennent à la présence des tabligh à la fin des années 1990, à un nid de GIA qui s’est installé à Évreux et qui a irrigué jusqu’à Trappes, et aussi à ces fameux squares, que l’on ne trouve que dans deux villes en France et qui sont plus petits que les cités. Des enfants de Trappes sont parfois partis par grappes entières de ces squares parce qu’ils formaient une famille. On les a retrouvés en Syrie ou en Égypte. C’est la raison pour laquelle la ville de Trappes est aussi inouïe. En enquêtant, nous avons découvert que tout commençait et finissait à Trappes. Les premiers départs au djihad se font à partir de Trappes et ce sont des enfants de Trappes qui ont revendiqué les attentats de Charlie Hebdo. Au même moment, un jeune garçon de Trappes, qui se trouvait dans les locaux de Charlie Hebdo, a assisté à la première tuerie des frères Kouachi et a vu son copain, qui venait lui-même de Trappes, se faire tuer. C’était comme une sorte de cercle qui se refermait.

Les villes comme Trappes sont tout le temps stigmatisées, mais les choses sont souvent faites un peu vite. Je me souviens d’un sujet de Valeurs actuelles qui donnait l’impression qu’il n’y a que des femmes voilées à Trappes, ce qui n’est quand même pas tout à fait le cas. Nous avons traîné dans un café pour comprendre ce qu’il se passait vraiment et cela nous a fait penser au sujet qui a été fait sur le café de Sevran. Nous n’avions pas besoin d’arriver en caméra cachée ou en nous cachant. Il faut discuter avec les personnes. Je me souviens que nous étions avec une jeune femme qui donnait des colis au Secours populaire et qui voulait récupérer l’un des colis. Son frère se trouvait à la terrasse du café et nous ne comprenions pas pourquoi elle ne s’approchait pas. Il y avait un périmètre et son frère, beaucoup plus religieux qu’elle, ne voulait pas qu’elle s’en approche. Il faut donc du temps pour comprendre les choses.

Mme Raphaëlle Bacqué. Les professeurs sont ceux qui résistent le plus efficacement. Ils ont été les premiers à donner l’alerte car ils ont été les premiers à être contestés par les parents, mais aussi par les élèves eux-mêmes. Ces alertes ont circulé dès la fin des années 1990 et le début des années 2000, mais elles n’ont pas été entendues par le rectorat pendant très longtemps.

Les professeurs se sont d’abord divisés sur la question de la laïcité et des contestations de leurs élèves. Je pense que beaucoup ont été désarçonnés par les revendications religieuses. Ceux qui ont suivi se sont aussi divisés pour des questions politiques et idéologiques. Nous avons été frappées de voir des professeurs si courageux. Beaucoup de professeurs sont restés longtemps et il n’existe donc pas un turnover du fait de professeurs qui s’enfuiraient après avoir passé deux ans à Trappes. Il y a, au contraire, des professeurs qui se sont investis pendant longtemps et je pense qu’ils ont sauvé plusieurs élèves en les ouvrant à la culture, à l’éducation et au savoir. Ils ont aussi parfois échoué et, pour la plupart des professeurs, le début des départs au djihad a été une terrible démonstration d’échec.

Ces départs sont évidemment une catastrophe pour la ville et pour le pays, mais ils ont eu un bon côté : l’alerte a été donnée à Trappes, ce qui a donné lieu à quelques tentatives pour aider les professeurs. Je pense que nous ne les aidons pas assez et qu’ils restent en première ligne. Ce sont souvent eux qui sont dans des associations et ils n’agissent donc pas seulement à l’intérieur des lycées et des collèges.

Les religieux ont aussi un rôle. Il s’est évidemment produit des dérives au sein de la mosquée, mais il y a aussi eu des religieux qui ont fini par s’inquiéter des évolutions concernant les musulmans, les protestants, les catholiques et le djihad. Ariane Chemin soulignait que la suppression des emplois-jeunes était un problème. Pour une ville comme Trappes, c’est l’assurance que seules les religions prendront en charge le soutien scolaire. Cela peut être très bien fait, mais il est vrai que le soutien scolaire est, la plupart du temps, assumé par l’église, la mission protestante et la mosquée.

M. Alexis Corbière. Vous vous êtes livrées à un exercice difficile parce que nous avons un texte à examiner. Vous nous avez dit que vous n’aviez pas de conseils à donner, mais vous êtes des observatrices attentives et je m’intéresse tout de même à ce que vous percevez de ce texte en fonction de votre travail.

J’ai lu votre livre, qui prend une forme un peu romanesque, avec des personnages. Il est indiscutablement intéressant et met en lumière des phénomènes que l’on a pu appeler « ghettoïsation ». Un premier ministre, dont je ne partageais pas beaucoup les idées, avait même parlé d’« apartheid social ». Cela existe, c’est une réalité. C’est la dynamique qui m’intéresse.

Le reproche que je fais depuis le début est que le texte que nous avons à examiner s’appuie sur un discours de Président de la République qui n’avait pas oublié cette dimension dans sa cinquième partie. Il s’attachait à la politique à construire pour la ville, à la façon de casser ces ghettos, de favoriser le retour du service public, mais cela n’y est pas dans le texte. Je pense que c’est ce que vous pointez. Cela a été pointé par Marie-George Buffet. Le chômage de masse, la précarité et le recul des services publics se sont installés et votre exemple démontre que, lorsque cela n’existait pas, cela donnait des résultats extraordinaires. Nous avons ainsi des artistes parmi les plus appréciés des Français.

Ma question est la suivante : l’exigence qui monte est-elle une exigence d’égalité ou de séparatisme ? J’ai le sentiment qu’il existe d’abord une exigence d’égalité qui n’a pas trouvé de réponse dans ces quartiers. D’autres réponses ont donc été apportées. Pouvons-nous donc raisonnablement travailler sur ces sujets en essayant d’y apporter des réponses ? Si l’on perd de vue cet aspect, ne s’agit-il pas finalement uniquement de constater des choses sans s’interroger sur la façon dont nous sommes arrivés là ? Certains disaient que chercher à comprendre, c’est déjà excuser. Je ne le pense pas. Chercher à comprendre, c’est trouver les bonnes réponses. Que pensez-vous de cela ? Pensez-vous que c’est un peu trop naïf ? Ce que je dis est-il un peu trop caricatural ? Il me semble que cela répond au fond du problème.

Je ne conteste pas la réalité et je le dis avec respect vis-à-vis de ma collègue, Mme Genevard : il n’est pas vrai que toutes les femmes sont voilées à Trappes. De la même façon, l’histoire du café interdit aux femmes est une caricature des médias, qui ont oublié que la patronne du café était justement une femme. Si nous abordons ces sujets, abordons-les dans toute leur dimension et dans leur histoire. Il existe des cafés où le machisme règne dans la France profonde. Il faut donc mettre tout cela en perspective. De la même manière, l’histoire de communautés issues de l’immigration qui ont été très fortes dans certains quartiers est une banalité. La question est la suivante : quelle est la dynamique des événements ? Ce que vous pointez, c’est sans doute le fait que la dynamique, à Trappes, semble plus en recul qu’en avancée. Il existe d’autres villes dans lesquelles les populations sont dans une meilleure situation sociale, où le communautarisme n’a pas la même physionomie et où, pour des raisons plus géopolitiques, il ne se retrouve pas rattaché à des tentatives de participer à des combats à l’étranger. Essayons donc de mettre Trappes en perspective.

Vous comprenez le sens de ma question : le moteur de tout cela a-t-il été la question sociale ? Dans ce pays, contrairement aux discours, nous n’avons pas mis trop d’argent dans les quartiers, mais des annonces ne se sont pas vues sur le terrain. Avant-hier, j’écoutais Hakim El Karoui qui disait que la Seine-Saint-Denis était le huitième département contributeur en termes d’impôts, mais le dernier à percevoir des aides publiques. Nous voyons bien la difficulté des quartiers qui, contrairement à la caricature qui en est parfois faite, n’ont pas été arrosés d’argent, au contraire. C’est peut-être cet oubli qui a servi de caisse de résonnance. Quel regard avez-vous sur ce sujet ?

Comme toujours, la République est une tension vis-à-vis d’autres forces. L’égalité ne va pas de soi et ce ne sont que des politiques publiques volontaristes qui peuvent la permettre. Quand elles ne sont plus là, d’autres projets politiques se mettent en place. J’ai peur que le texte que nous avons à examiner n’aborde absolument pas cette question. Il ne réglera absolument rien, voire mettra en lumière des problèmes sans les résoudre.

M. le président François de Rugy. C’était plus une affirmation qu’une question.

M. Alexis Corbière. La critique qui vous a été faite par certains est qu’il y a eu du clientélisme à Trappes et que vous ne le pointez pas. Il y aurait eu un projet politique de la part de personnes qui ont fait basculer les aides vers les religieux. Le projet politique a-t-il été voulu ? Vous m’avez compris.

Mme Ariane Chemin. Je crois que vous allez vous heurter au même problème que nous. Nous avons essayé de ne pas faire de caricatures et nous ne disons pas que toutes les femmes sont voilées. Les associations qui aident les enfants à la sortie de l’école regroupent ainsi des femmes voilées extrêmement républicaines. Il était difficile d’écrire un livre sans caricatures et la seule façon de le faire était d’aller sur le terrain. Vous dites que nous avons reçu des critiques parce que nous ne pointions pas suffisamment le séparatisme. Nous avons plutôt reçu des critiques disant l’inverse et, à vrai dire, nous avons eu tous types de critiques.

Cela nous a interrogées sur notre travail. Contrairement à ce que nous pensions, nous avons été extrêmement bien accueillies à Trappes. Nous n’avons jamais eu peur et nous avons fait notre métier comme ailleurs. Les critiques sont plutôt venues de notre profession. L’on nous disait : « Qui êtes-vous pour parler de Trappes alors que vous n’êtes pas de Trappes ? » C’est insupportable parce que le principe même du journalisme consiste à être curieux et à aller ailleurs.

Nous avons aussi découvert de nouvelles pratiques. Je me rappelle avoir eu rendez‑vous à la mosquée de Trappes après six mois d’attente. Le rendez-vous était fixé un 14 juillet parce que je pense qu’ils s’étaient dit que je ne viendrais pas. J’ai été reçue par six hommes. Chacun se surveillait pour être certain de ce qui apparaîtrait dans un livre ou dans la presse. De même, nous avons été enregistrées à notre insu lors d’un rendez-vous. C’est un religieux qui, à l’issue de notre entretien dans une voiture, nous a annoncé qu’il nous avait enregistrées. Nous étions furieuses.

Une autre chose beaucoup plus importante m’a frappée. Après les attentats du Bataclan, une jeune associative de BarakaCity est morte dans le XIe arrondissement. À l’occasion d’une cérémonie républicaine, on a exigé que les préfets aillent dans les mosquées en hommage à cette jeune femme. Je me souviens que j’étais chargée de raconter cette cérémonie pour mon journal. Je me souviens avoir dit que, pour la première fois de ma vie, je n’avais pas pu faire mon travail comme un homme. J’avais été placée derrière une immense bâche, dans le petit carré des femmes, et je n’avais rien entendu à ce qu’avaient dit le préfet et l’imam. En revanche, il est faux de dire que nous avons été mal accueillies à Trappes et que nous n’avons pas pu faire notre travail. Il faut donc, chaque fois, être dans la nuance et veiller à tous ces petits progrès.

Mme Raphaëlle Bacqué. Pour répondre à votre question sur les politiques publiques, Trappes est une ville qui a bénéficié de la rénovation urbaine. Elle est d’ailleurs assez agréable, a été très bien rénovée et est très agréable, mais cela n’a rien empêché. Je me souviens que Jean‑Louis Borloo était désarçonné puisque le résultat des efforts faits pour la ville était très négatif.

Il est vrai que les professeurs ont été livrés à eux-mêmes, que les renseignements et la police n’ont pas réagi suffisamment tôt face aux alertes sur la radicalisation et les départs au djihad, qu’il y a encore énormément de chômage et que la plupart des jeunes gens qui veulent s’en sortir partent de Trappes. Les transports sont aussi une difficulté. Les services publics et les infrastructures manquent.

J’insiste aussi sur la situation des femmes, qui est un peu à part. Le voile n’est pas le seul signe de cela. Il est vrai que les jeunes femmes qui veulent porter un maillot de bain à deux pièces ne vont pas à la piscine de Trappes. Il existe donc une difficulté propre aux femmes à Trappes, mais des femmes se sont regroupées pour se manifester et être visibles.

Un changement s’est tout de même produit après que les pouvoirs publics ont réalisé qu’il y avait un record de départs au Jihad. Le fisc s’est intéressé aux kebabs qui constituaient des lieux de recrutement et les renseignements se sont intéressés aux filières de départ au djihad, mais des pans entiers ont été laissés de côté. C’est ce que nous disions au sujet des emplois‑jeunes. Trappes est une zone d’éducation prioritaire, mais il faudrait plus que cela. Cela tient souvent beaucoup aux volontés et aux efforts individuels, à la bonne volonté des habitants qui se regroupent et tentent de faire quelque chose.

M. le président François de Rugy. Je me permets de prolonger la question d’Alexis Corbière. Comment le livre, qui a été en compétition pour le prix du livre politique de l’Assemblée, a-t-il été reçu à Trappes ? A-t-il été reçu avec intérêt, avec une indifférence polie, avec une forme de rejet ? Je me souviens par exemple que vous racontez que des personnalités très populaires, très connues, ont eu du mal à revenir à Trappes, voire qu’elles ont pu, d’une certaine façon, être rejetées. Vous racontez qu’un spectacle de Jamel Debbouze a été saboté et qu’il n’a jamais pu ou voulu en refaire un.

Mme Raphaëlle Bacqué. Nous avons été prises entre deux feux, tout comme ce débat est reçu dans la société. Nous avons à la fois été contestées par Éric Zemmour et par l’extrême gauche. L’on nous interrogeait chaque fois pour savoir si nous étions islamo-gauchistes ou lepénistes. C’était grotesque et il existe une vraie difficulté à aborder ce genre de sujet avec nuance.

À Trappes, il n’existe qu’une librairie. Elle est tenue par un religieux qui ne vend que des livres religieux. Le livre n’a donc pas été en vente dans Trappes. Nous n’avons pas pu le signer à Trappes.

Mme Ariane Chemin. C’était, paradoxalement, à cause du maire.

Mme Raphaëlle Bacqué. Nous racontions en effet les marchandages du maire, Guy Malandain. Ce cas montre toute la complexité du sujet car c’est un chevènementiste. Or, pour des raisons électorales claires et peut-être aussi parce qu’il est démuni, il fait affaire avec les Frères musulmans. C’est la complexité des contradictions de chacun, dans ce genre de ville, que nous voulions raconter.

Mme Ariane Chemin. Raphaëlle Bacqué disait que c’était des affaires d’individus. Je rejoins ce que vous disiez, monsieur Corbière. Vous demandiez si le moteur de tout cela était le social. J’ai deux exemples. Nous avons pris sous notre aile un jeune migrant dont nous racontons l’histoire et qui est exceptionnel. Il vient du Mali, il n’a plus de parents, il a réussi sa scolarité, il travaille, il a établi un projet d’installation de puits d’eau au Mali et a reçu des subventions. Il a été recueilli et hébergé par le curé de Trappes. Par ailleurs, nous avons pris en stage une jeune fille qui était en troisième et qui voulait « prendre le voile ». Elle a passé quinze jours chez nous. Elle m’a appelée il y a un mois pour m’annoncer qu’elle était en première année à la Sorbonne et qu’elle voulait devenir journaliste. Il a suffi de pas grand‑chose et, pour les deux seules personnes dont nous nous sommes occupées, cela a marché. Je pense donc que des volontés peuvent tout sauver.

M. Jean-François Eliaou. Ma question est en relation avec celle qu’a posée François de Rugy. Vous avez commencé votre propos en disant que des vedettes étaient nées à Trappes et qu’elles s’en étaient sorties. Comment ces personnes sont-elles perçues ? Sont-elles des greffons que l’on aurait rejetés ou sont-elles considérées par une partie de la population comme des exemples ? Mènent-elles des actions militantes pour faire connaître les mécanismes de leur « sortie » ? Par exemple, appartiennent-elles aux milieux de résistance ? Les aident‑elles ?

Mme Ariane Chemin. Il y a toujours des jalousies lorsque vous vous extrayez d’un milieu. Il ne faut donc pas faire des réussites de Trappes un exemple à part. Il est vrai qu’Omar Sy est parti sur la côte ouest des États-Unis et qu’il est devenu l’une des personnalités préférées des Français selon le baromètre du JDD. Par ailleurs, il est très militant et s’engage dans mille causes. C’est intéressant parce que je pense que, quand des personnalités prennent des positions pour des personnes ou sur des sujets particuliers, les habitants de Trappes s’y retrouvent. La période qui a suivi les attentats de Charlie Hebdo a été très compliquée pour Jamel Debbouze puisqu’il s’est passé à Trappes ce qu’il s’est passé dans de nombreuses écoles de France et que l’on avait du mal à voir : les élèves ne voulaient pas respecter la minute de silence, etc.

Mme Raphaëlle Bacqué. Ces personnalités ont réussi non seulement par le communisme municipal, mais aussi par des politiques de discrimination positive. C’est important et nous y consacrons un chapitre dans notre livre. Jamel Debbouze, Omar Sy et Nicolas Anelka entrent à Canal+ ou au PSG par les politiques de discrimination positive et par la volonté de Canal+ de développer la diversité. Nadia Hai, qui est aujourd’hui ministre et qui a été députée, est de Trappes. Elle est aussi le produit d’une politique de discrimination positive, qui lui a permis d’entrer dans la banque.

Nous pouvons constater que les politiques mises en place dans une ville comme celle‑là peuvent permettre de tirer de jeunes gens vers le haut, mais pas forcément dans le showbusiness. Ce sont des politiques très bénéfiques et nous voyons bien qu’elles ont joué un rôle très important à Trappes, notamment dans les années 1980. Cela peut peut-être vous donner un élément de réponse. Aujourd’hui, Nadia Hai s’est fait élire dans sa circonscription, à Trappes. Omar Sy, Jamel Debbouze et Nicolas Anelka ont plutôt apporté une aide financière, mais ils ont souvent été rejetés. Jamel Debbouze a aussi été rejeté pour une raison que nous n’avons pas encore abordée, à savoir l’antisémitisme. Les juifs sont partis de Trappes et il se trouve que Jamel Debbouze a été photographié devant le Mur des Lamentations, à Jérusalem. Il y a ensuite eu toute une série de graffiti antisémites contre lui. C’est compliqué, et le discours incroyablement ouvert et militant qu’il tient sur ce sujet a été mal perçu par une frange de la population, qui l’exprime hélas.

Mme Ariane Chemin. La synagogue de Trappes est la première qui a brûlé depuis 1945.

M. le président François de Rugy. Vous décrivez bien dans votre livre la façon dont les juifs ont quitté Trappes alors qu’il existait une tradition d’implantation, de cohabitation et même d’échange interreligieux et interculturel. Je ne sais pas si la situation a évolué depuis lors. C’est plus que de la séparation : la situation relève d’une impossibilité à vivre ensemble et même d’un conflit interreligieux manifeste. Ce que vous dites au sujet de l’incendie d’une synagogue est particulièrement grave.

M. Éric Coquerel. J’ai l’impression qu’il faudrait parler de séparation sociale et spatiale à l’origine plutôt que de séparatisme. La différence est importante puisque qui dit « séparation » dit « des causes et des origines différentes ».

Vous avez rapporté de la manière la plus fidèle possible la situation de la ville de Trappes, avec un contexte frappant et inquiétant à bien des égards. Ce n’est pas nouveau. Au moment de la loi sur les signes distinctifs à l’école, je me rappelle que l’on parlait beaucoup de Trappes comme base d’une opposition à cette loi, justifiée par des opinions très intégristes. Certains voudraient certainement qu’une généralisation découle de l’exemple de Trappes. En tant que journalistes, pensez‑vous que la situation que vous décrivez pour Trappes est une situation extrême ou que cela vaut généralisation, notamment pour les villes et les quartiers populaires au sein desquels il y a eu une immigration forte ou des enfants de l’immigration ? Vous aurez compris que je pense que ce n’est pas le cas, mais j’aimerais vous entendre sur ce point.

M. le président François de Rugy. Alexis Corbière demande à apporter une précision.

M. Alexis Corbière. Elle porte sur ce que vous avez dit au sujet de l’incendie de la synagogue de Trappes. En 2002, le procureur a considéré que l’événement était peut-être accidentel. Cela fait débat, mais, pour vous, il semblerait que ce soit un acte criminel.

Mme Ariane Chemin. Dans ses mémoires, La Fouine a raconté comment l’événement s’était déroulé. C’est pour cela que nous l’avons écrit. L’incendie était bien criminel.

M. le président François de Rugy. Je n’ai pas tout à fait le même point de vue que M. Coquerel, mais je me permets de prolonger sa question. Ce qui m’a frappé en lisant votre livre à l’époque, c’est que cela fait écho à ce que je peux voir à Nantes. Je suis natif et élu de Nantes. L’histoire n’est évidemment pas la même que celle de Trappes. Il se produit pourtant un glissement d’un regroupement – qui n’est pas forcément un enfermement communautaire – sur le pays d’origine et l’identité liée à un pays d’origine, qui devient une double identité, vers une identité religieuse. C’est au point que cela peut regrouper des convertis. Ce n’est donc pas forcément une question de pays d’origine, mais il se trouve que de nombreux musulmans croyants et pratiquants sont d’origine étrangère. L’un des personnages de votre livre est un entrepreneur en informatique dynamique et moderne d’un point de vue économique, mais il est à la pointe d’une association qui revendique une école, puis un collège puis un lycée musulmans. On le soupçonne de vouloir devenir maire ; il assure que la seule chose qui l’intéresse est la création d’un établissement scolaire musulman. Nous nous trouvons clairement dans l’affirmation d’une identité religieuse et dans l’idée qu’il faut le faire séparément pour assurer la scolarité.

Mme Ariane Chemin. Trappes n’est pas la France, et la France n’est pas Trappes. Trappes est une ville très fermée. C’est un petit enclos pauvre dans un département riche et il n’est pas facile de se rendre à Paris. Par conséquent, lorsque l’on est à Trappes, on reste à Trappes. Nous aurions pu choisir d’autres exemples et des sociologues et des chercheurs l’ont fait en choisissant le village d’Artigat. Situé près de Toulouse, c’est un lieu de formation pour ceux qui ont commis des attentats. Il existe chaque fois des explications locales et géopolitiques différentes. Ce que nous avons voulu raconter au sujet de Trappes, c’était aussi un demi-siècle d’histoire. Ce n’est pas une situation qui a été créée à partir de rien ; elle vient d’une longue histoire que nous ne connaissions pas forcément bien. Nous avons voulu la raconter, l’explorer, mais nous n’avons pas voulu dire que la France était Trappes.

Mme Raphaëlle Bacqué. Je ne sais pas si l’on peut dire que toutes les banlieues ressemblent à Trappes. Ce qui est intéressant, c’est que Trappes est un condensé de ce que l’on peut rencontrer ailleurs. Elle concentrait tout, y compris les réussites, et c’est ce que nous voulions raconter.

Sur le fait de choisir le séparatisme, vous citez le personnage qui a créé une école, qui est un frère musulman. Les deux personnes qui vont se battre pour la construction de la mosquée de Trappes sont des frères musulmans qui ont une stratégie politique claire, et ils ne s’en cachent pas. Il n’existe donc pas de tentative cachée et c’est parfaitement assumé. Je pense qu’il y a eu plusieurs couches de population. Les tabligh, qui viennent presque évangéliser, ne sont pas du tout pareils que ces deux frères musulmans, qui sont diplômés d’écoles d’ingénieur. Ils ne s’adressent pas du tout de la même façon à la population. Il y a aussi eu un imam afghan, réfugié de la guerre, qui est accueilli comme une espèce de héros dans cette ville communiste qui a pourtant soutenu l’intervention soviétique. Nous avons vu qu’il pouvait exister des rivalités et des conflits politiques à l’intérieur de la communauté. Il est vrai qu’il existe une identité musulmane qui, parfois, fédère, mais il peut y avoir des rivalités à l’intérieur. Ceux qui sont d’origine africaine ou turque ne sont pas du tout dans les mêmes réseaux et ne sont pas toujours d’accord avec la majorité de la communauté musulmane qui, à Trappes, vient d’un même endroit, à savoir la région de l’Oujda. Cela renforce la communauté et nous avons bien vu qu’il y avait des liens communautaires, à la fois géographiques et religieux, très forts. C’est aussi parce qu’ils sont tous pauvres et parce qu’ils vivent tous dans les mêmes endroits.

Mme Ariane Chemin. Nous avons discuté avec un religieux relativement radical qui mettait ses enfants à l’école catholique parce qu’il voulait que ses enfants réussissent. Il nous expliquait qu’il déménagerait à Paris pour que ses enfants aillent dans des lycées parisiens. Il voulait à la fois sortir de la pauvreté et obtenir la réussite. C’est une note d’espoir.

Mme Géraldine Bannier. Je vous remercie pour la reconnaissance que vous exprimez pour les enseignants. Je viens d’une autre France, d’un département rural au sein duquel la confiance dans l’école est très forte. Au cours de votre enquête, qu’avez-vous perçu au sujet de la confiance dans l’école et dans l’ascenseur social ? Celui-ci a-t-il varié au cours des cinquante années que vous avez explorées ?

Mme Raphaëlle Bacqué. Nous voyons que les stratégies scolaires sont les mêmes que partout ailleurs. Trappes regroupe à la fois l’école publique et des écoles privées. Il existe une école musulmane et une école catholique, laquelle a énormément de succès et reçoit essentiellement des enfants musulmans. Leurs parents veulent en effet une école où les enfants sont « tenus ». Il y a le sentiment que l’école publique n’est parfois pas au niveau. Les parents qui ont le souci de la réussite scolaire de leurs enfants ont parfois peur de cette école parce que « les enfants n’y sont pas tenus », « on n’y fait pas attention »...

Les professeurs sont en première ligne de cette histoire et ils continuent à l’être. C’est ce qui nous a frappées. Ils ont donné l’alerte, continuent à la donner et sont là chaque fois qu’il y a des dérives possibles.

Mme Ariane Chemin. Ils sont aussi les premiers à voir que l’on peut récuser leur enseignement. Ils se sentent souvent très seuls, trop seuls.

M. le président François de Rugy. Nous vous remercions pour ces propos et pour votre contribution à nos travaux.

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32.   Audition de M. Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain, vendredi 15 janvier 2021 à 15 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10157485_60018f19d913f.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-15-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain français.

M. le président François de Rugy. Je suis désolé pour le petit retard. Nous reprenons nos travaux avec l’audition de M. Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain qui a beaucoup travaillé sur la question de la laïcité, et qui a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, entre autres La laïcité pour l’égalité, Histoire de la laïcité et Dictionnaire amoureux de la laïcité.

Nous avons souhaité vous auditionner pour éclairer nos travaux dans le cadre de cette commission spéciale créée pour examiner le projet de loi visant à conforter le respect des principes de la République. Nous conduisons une série d’auditions, qui se terminent d’ailleurs cet après-midi, pour éclairer nos travaux, soit avec des personnes qui sont directement concernées par l’application du texte s’il est voté en l’état, soit qui peuvent nous éclairer sur le contexte, c’est-à-dire sur l’analyse de ce qu’est la société française aujourd’hui, sur la réalité des phénomènes de remise en cause, de contestation de la laïcité, sur le communautarisme, les tentations séparatistes, sur tout ce qui peut justifier de prendre un certain nombre de mesures législatives. Nous entendons également des universitaires, des philosophes, comme vous-même, qui sont peut-être un peu plus dans une approche théorique ou historique, mais qui éclairent également grandement nos travaux. Je vous donne tout de suite la parole pour un propos introductif.

M. Henri Peña-Ruiz. En préambule, je voudrais vous remercier pour la confiance que traduit cette invitation à m’exprimer sur des principes qui me sont très chers. L’ampleur du projet de loi en discussion ne peut faire l’objet d’une étude exhaustive dans le temps qui nous est imparti. J’ai donc choisi de traiter les points qui me semblent essentiels. Bien sûr, au cours de la discussion, je tenterai de répondre à des interrogations éventuelles sur d’autres points que je n’aurai pas abordés.

Permettez-moi tout d’abord, c’est le travers du philosophe, de faire quelques réflexions préalables de philosophie politique qui me servent de boussole pour les points à traiter.

Nous traitons des points concrets à partir de principes. Conforter les principes républicains et leur respect est la finalité du projet de loi. Nous parlons de principes, qui sont également des valeurs. Il existe souvent une confusion des deux termes. Un principe est ce qui vient d’abord, une règle première, de la pensée ou de l’action. Ce principe se constitue en valeur, c’est-à-dire en quelque chose qui vaut, dès lors que l’on en reconnaît le bien-fondé et que l’on s’efforce de le défendre. Par exemple, le principe de la liberté d’expression s'est imposé comme un marqueur essentiel du débat démocratique. Il a de la valeur, il vaut, en ce qu’il permet à tous les points de vue de s’exprimer, donc de nourrir au mieux de l’intérêt général la prise de décision. Nourrir au mieux la prise de décision : telle est la finalité de la liberté, outre que la liberté est reconnue comme un droit fondamental de tout être humain. Rousseau disait que la liberté n'est pas un objet que l’on possède, mais une caractéristique de l’être. Elle est de l’ordre de l’être et non pas de l’avoir.

Nous savons aussi que cette liberté d’expression possède une limite qui lui est intrinsèque, à savoir que le respect des personnes comme telles est dû. Mais cela n’implique pas le respect de leur croyance. On peut avoir peur d’une religion et la rejeter. Ce n'est pas un délit. Mais rejeter ses adeptes en tant que personnes est un délit. Je crois que la ligne de démarcation est très clairement tracée par la République. À ma connaissance, jamais une personne n’a été poursuivie pour racisme parce qu’elle manifestait sa peur et son rejet d’une doctrine religieuse. Jamais. Rejeter et caricaturer une croyance est permis, mais rejeter la personne du croyant ou de l’incroyant ne l’est pas. Je dis ces choses qui paraissent enfoncer des portes ouvertes parce que ces derniers temps, la frontière a été brouillée. On a pu qualifier de racistes des personnes qui rejetaient une religion. Il s’agit d’une grave erreur. Pire, c’est une faute. Voilà pour l’exemplification de la défense et l’illustration d’un principe.

Montesquieu dans l’Esprit des lois affirme que la force de la République ne lui vient que de la vertu civique des citoyens. Le despotisme joue sur la peur. La monarchie hiérarchique joue sur le respect du rang. La République, elle, joue sur l’attachement des citoyens à ce système républicain qui organise la coexistence de leurs libertés et qui est respectueux de l’égalité. D’ailleurs, Montesquieu dit magnifiquement « la vertu (qu’il entend au sens civique) des citoyens, c’est l’amour des lois et de l’égalité. » Suggérer l’amour des lois et de l’égalité, c’est rendre possible dans la population l’émergence d’un attachement à la République qui évidemment est la seule force sur laquelle la République puisse compter, puisqu’elle ne recourt pas à la domination despotique comme le despotês, le maître absolu en grec. Elle ne recourt pas non plus au respect du rang hiérarchique puisqu’elle est égalitaire en son principe.

Maintenant, laissez-moi vous dire quelques mots sur les principes et les valeurs de notre triptyque républicain, faire un rappel qui me semble essentiel. Pardon si j’enfonce des portes ouvertes. En 1789, l’essence de la nation française change radicalement. Les particularismes coutumiers et religieux ne font plus la loi. La France cesse d’être la fille aînée de l’Église. Cela ne veut pas dire que les catholiques y seront persécutés. Ils seront aussi libres qu’avant, la domination sur les lois communes en moins.

L’Assemblée constituante va promouvoir un nouveau fondement pour « faire nation » : les droits de l’Homme. Je rappelle la magnifique Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que je citais souvent à Sciences Po auprès de mes élèves. Outre l’article 1er, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » et l’article 10, « nul ne pourra être inquiété pour ses convictions, même religieuses », extraordinaires fondements de ce qui sera la laïcité, il y a un attachement particulier au préambule. Que dit-il ? Il dit à peu près ceci, en substance : « Nous avons décidé de proclamer solennellement les droits de l’homme (« homme » étant au sens générique et englobant de la femme et de l’homme bien entendu) pour qu’à tout moment désormais, les citoyens puissent comparer ce que font les pouvoirs et ce qu’ils devraient faire. » Autrement dit, la finalité d’une déclaration des droits est subversive. À l’opposé de ce qui se passait dans la monarchie absolue de droit divin qui faisait dire à Bossuet dans la politique tirée des paroles de l’Écriture sainte : « Le Roi est ministre de Dieu sur la terre », qui enjoignait aux citoyens l’obéissance. Ce n'étaient pas encore des citoyens, mais des sujets, c’est-à-dire des personnes assujetties. Les sujets ne devaient en aucun cas discuter de ce que Dieu avait voulu. À l’opposé d’une légitimation religieuse de l’ordre hiérarchique de l’Ancien Régime, la Déclaration des droits de l’Homme vaut ensemble de références à l’aune desquelles on pourra juger les pouvoirs. Autrement dit, c’est un texte subversif. D’ailleurs, sous la monarchie restaurée, c’était un délit que de détenir une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cela en dit long.

L’essence de la nation française change donc radicalement. Fondée désormais sur les droits de l’Homme, qui sont bons pour les divers croyants, comme pour les humanistes athées ou agnostiques, cette République est une communauté de droits. Les particularismes coutumiers et religieux demeurent, mais ils ne seront libres que dans les limites fixées par le droit. Prenons un exemple : si un homme bat sa femme, il commet une atteinte à la réalité physique de l’être. Il met en cause son intégrité physique, comme dans le cas plus tard des mutilations, et il est passible d’une lourde sanction.

Dès lors, cette refondation de la nation qui en fait une communauté de droit, lui donne une portée universelle. Lorsque l’on parle d’universalisme, il faut évidemment tout de suite faire attention. Je n’appelle pas « universel » l’ethnocentrisme colonialiste qui a déclaré qu’une civilisation particulière était universelle. Il s’agit d’une imposture clairement dénoncée par Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire. Non, l’universel n'existe pas quelque part, il se construit à rebours des oppressions. Que sont les principes des droits humains qui vont refonder la nation ? Ce sont des principes qui sont issus de ce que Walter Benjamin appelait la tradition des opprimés. Autrement dit, si l’on m’empêche de respirer, j’aspire à respirer sans entrave. L’aspiration à la liberté est donc ce qui se construit à rebours des oppressions. Il faut le rappeler.

Il peut y avoir un usage mystificateur des droits de l’Homme lorsque l’on se contente de proclamer des droits formels, mais que l’on ne donne pas les conditions de possibilité des droits réels. Par exemple, si l’on se contente de proclamer l’égalité de la femme avec l’homme, mais que l’on ne lui donne pas le principe « à travail égal, salaire égal », les droits proclamés resteront formels, ce seront des coquilles vides.

C’est pourquoi Jean Jaurès disait que la République doit être laïque et sociale. Si elle cesse d’être sociale, elle est décrédibilisée. Cela est très grave. Je crois que d’ailleurs aujourd’hui, avec la politique du néolibéralisme destructeur des droits sociaux et des services publics voués à la privatisation, la République perd son visage social. Cela est extrêmement grave. Il faut le rappeler.

Conquis à rebours des oppressions, les droits ont une portée universelle parce qu’ils rendent possible l’émancipation. Proclamer l’égalité c’est dire que, par exemple, l’assujettissement de la femme à l’homme n’a aucune légitimité. C’est donc fournir un point d’appui, un principe de référence de la révolte. Et bientôt le triptyque républicain définira l’ordre public. Il y a une diversité des conceptions spirituelles. Vous savez qu’en France aujourd’hui, à peu près la moitié des Français ne croient pas en Dieu, mais en d’autres choses. Ce n'est pas parce qu’ils sont dépourvus de croyance religieuse qu’ils n'ont pas de principes ni de valeurs. Dans un pays comme le nôtre, où la moitié des personnes à peu près sont agnostiques, c’est-à-dire qu’elles ne tranchent pas sur l’existence de Dieu, et où l’autre fait partie des diverses croyances, ce qu’il faut établir, le triptyque républicain le dit. La définition de la laïcité va en résulter. C’est extrêmement simple. Le fait de dire que la laïcité est très difficile, qu’il y en a 40 000 versions, ou qu’il y a des laïcités ouvertes, fermées, concordataires, etc., est une façon de disqualifier la laïcité.

Selon moi, il n’y a qu’une laïcité. C’est le principe qui reconnaît la liberté de conscience. Les croyants sont libres de croire, les athées sont libres de ne pas croire. Comme le disait le beau poème de Louis Aragon : « Celui qui croyait au ciel, - Celui qui n’y croyait pas, - Tous deux adoraient la belle, (…) - Qu’importe comment s’appelle, - Cette clarté sur leurs pas, - Que l’un fût de la chapelle, - Et l’autre s’y déroba. » C’est le fameux poème La rose et le réséda, qui est à mes yeux le plus bel hymne que l’on puisse faire à la laïcité. Honoré d'Estienne d'Orves, officier catholique, Gilbert Dru, catholique également, Gabriel Péri, communiste, Guy Moquet, communiste, ont été fusillés par les nazis. Tous les quatre étaient fidèles à la République.

Donc la laïcité pose la liberté de conscience. Cela veut dire que celui qui croit en Dieu est libre de croire, mais il n’engage que lui-même par cette croyance. S’il croit que la sexualité n’a pour finalité que la procréation, il ne doit pas imposer sa loi à la communauté. La loi commune transcende la loi particulière que dicte la religion. D’ailleurs, la religion a souvent dicté cela par mégarde, en sacralisant ce qu’étaient des usages sociaux dans le patriarcat. Effectivement, il faut rappeler ce qui préexiste aux trois religions du Livre. Malheureusement, les trois religions du Livre qui préconisaient la transcendance n'ont pas du tout transcendé le patriarcat. Elles l’ont plutôt légitimé. La notion de chef de famille émerge dès l’Ancien Testament. On la retrouve dans les Évangiles et on la retrouve dans le Coran en sa lecture littérale. Yvette Roudy, en 1982, a fait re-rédiger le livret de mariage et a substitué à la phrase de l’époque : « Le mari est le chef de famille, il choisit le domicile conjugal et sa femme est tenue de le suivre. » par la phrase suivante : « Le mari et la femme exercent conjointement l’autorité parentale et choisissent de concert le domicile conjugal. » Cela a tout de même une autre allure.

Je voudrais redéfinir cette laïcité par le triptyque républicain. La liberté de conscience n'est pas la liberté religieuse, qui est une forme particulière de la liberté de conscience. On ne dit pas « liberté athée ». La liberté de conscience du croyant n’engage que le croyant. De même, la liberté de conscience de l’athée n’engage que l’athée. Au-dessus, la République cherche à définir un principe d’union qui ne soit pas assujetti aux us et coutumes, surtout lorsque ceux-ci sont contraires aux droits de l’être humain. L’excision du clitoris est une infamie. La jeune fille perd son clitoris. Elle est mutilée. Elle n’aura plus de sexualité clitoridienne. Elle est sexuellement, physiquement mutilée. C’est une infamie. Et si la République française condamne l’excision du clitoris, ce n'est pas par ethnocentrisme colonialiste. Ce n'est pas au nom d’une culture qui serait meilleure qu’une autre culture, c’est au nom des droits humains qui valent référence universelle par rapport à toutes les cultures.

L’historien Gérard Noiriel parle du « creuset français » pour souligner que la France, qui est un territoire d’immigration doit faire vivre ensemble une diversité de personnes de toutes origines. Elle le fait justement, elle le fait très bien à mon avis. C’est un idéal admirable, en disant : liberté de conscience, égalité de droits des divers croyants, des athées et des agnostiques. Cela interdit tout privilège public des religions. Le maintien de la « loi Debré » qui détourne l’argent public vers les écoles privées religieuses, pour 90 % d’entre elles, le maintien du concordat d’Alsace‑Moselle qui fait payer par les contribuables de toute la France, et pas seulement des trois départements concordataires, les salaires des prêtres, des rabbins et des pasteurs, sont des anomalies, puisque ce sont des privilèges, c’est-à-dire des avantages que certains ont et que d’autres n'ont pas.

Le troisième principe est l’universalité des buts de la puissance publique. Celle-ci est légitime quand elle vise des buts d’intérêt général, des buts universels. Là encore, je souligne que l’universalisme est une boussole essentielle, à condition, je le répète, de ne pas le confondre avec l’idée que l’occident chrétien s'est faite de lui-même quand on justifiait la colonisation par la prétendue supériorité de la culture occidentale. Il a fallu dégager l’universel de sa caricature ethnocentriste, mais une fois que la chose est faite, la référence à des principes qui peuvent valoir pour tout le monde, pour les athées, pour les croyants divers comme pour les agnostiques, est universelle.

J’en ai fini avec mon préambule de philosophie politique. Pardonnez-moi si j’ai été un peu long, mais pour moi il était essentiel d’exposer les principes à partir desquels je forme un jugement sur les problèmes particuliers.

Le deuxième temps sera plus court.

M. le président François de Rugy. Il le faudrait. Je ne sais pas si vous avez vu : il y a un compteur. Il faudrait que les collègues puissent poser leurs questions.

M. Henri Peña-Ruiz. Je vais aller très vite. Les responsables politiques et les élus doivent, dans leur langage, incarner l’universalisme. Un langage universaliste est essentiel pour montrer que l’on ne stigmatise pas. Par exemple, parler de la loi sur le voile à propos de la loi de 2004 (je faisais partie de la commission Stasi) est un scandale. C’est la loi sur les signes religieux.

Un papa en kippa, pour parler comme certains responsables, serait aussi illégitime qu’un athée avec un t-shirt sur lequel il y aurait écrit « humaniste athée » ou « ni dieu, ni maître ». Il a le droit lui aussi de manifester. Je donne un exemple. À Bagnolet, où j’étais invité à parler de la laïcité dans un collège par la directrice du collège, une femme de confession musulmane vient me voir et me dit : « Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas encadrer des enfants avec mon voile ? » Je lui ai dit : « Madame, je vais tenter de dire pourquoi en prenant un autre exemple. Vous élevez votre enfant dans la confession musulmane. Seriez-vous contente que quelqu’un, avec le même droit que celui que vous revendiquez pour vous d’exprimer son particularisme spirituel, vienne avec un t-shirt sur lequel il y aurait écrit « humaniste athée » pour encadrer votre enfant, qui croit en Dieu du fait de sa famille ? » Elle m’a répondu que non. Je lui ai dit : « Voilà, vous avez compris. Il ne s’agit pas de stigmatiser une religion particulière. Ce n'est pas le voile en lui-même qui pose problème. Vous n’aimeriez peut-être pas un papa en kippa. Vous comprenez que vous ne devez pas faire aux autres ce que vous ne voulez pas subir vous-même ». Tel est le discours de l’universel. Je crois que c’est extrêmement important. Le Rassemblement national est différentialiste. La mouvance décoloniale est différentialiste. Nous, nous nous devons d’être universalistes.

Dernier point, je pense que l’État n’a pas à s’occuper de théologie. Il revient aux fidèles des religions de faire eux-mêmes le ménage chez eux, comme ont essayé de le faire les catholiques, les religions. Ce n'est pas à l’État de se comporter de façon paternaliste et concordataire en disant : « Voilà, je vais vous encourager à vous constituer en un islam de France. Je vais vous donner de l’argent pour que vous puissiez le faire de façon indépendante. » C’est le vieux préjugé de l’ancien régime : celui qui paie l’orchestre dicte la musique. Nous n’avons pas à entrer dans ce jeu-là.

En République, il n'est pas nécessaire de payer pour régler, car en République c’est par la loi et l’état de droit que l’on règle les comportements, non pas en tentant de les acheter. Quand l’imam Bouziane dans la grande mosquée de Lyon a appelé à battre des femmes adultères, il a été traîné en justice pour incitation à la violence. Voilà comment la République doit dissuader et sanctionner les atteintes à la loi commune. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la proposition qui consiste à doter les associations cultuelles d’immeubles de rapport. C’est une violation de la loi de 1905, surtout en cette époque où les services publics sont en pleine déshérence et font cruellement défaut dans les banlieues déshéritées. Pourquoi donner de l’argent aux cultuels ? C’est aux fidèles de pourvoir à leurs propres religions. Si le service public de santé est en bon état, un citoyen de confession musulmane qui entre à l’hôpital et qui reste dix jours grâce à la sécurité sociale créée par Ambroise Croizat, ministre communiste à la Libération, pourra se soigner. À 1 000 euros la journée, il économise 10 000 euros en 10 jours. S’il veut consacrer ces 10 000 euros à cotiser avec ses coreligionnaires, il le pourra d’autant plus que la République aura assuré ses responsabilités sociales.

Je m’arrête là par égard pour vous. J’avais encore bien des choses à dire. Pardonnez-moi d’avoir été un peu long.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup. Je précise que la question des immeubles de rapport est de l’argent privé des fidèles. Ce n'est pas du tout de l’argent public. Il faut quand même le préciser. C’est un sujet de dons pour les associations cultuelles si la disposition est votée telle qu’elle figure dans le projet de loi.

Par ailleurs, je rappelle que nos auditions sont suivies sur le site internet de l’Assemblée nationale et parfois aussi sur la chaîne parlementaire. Donc il peut être intéressant de faire des mises au point sur le contenu du texte. Les immeubles de rapport correspondent juste à la capacité pour une association cultuelle de louer des logements qu’elle aurait dans son patrimoine, ce que la loi actuelle ne permet pas. Ce n'est pas de l’argent public, c’est de l’argent privé.

Le débat politique aura lieu, n’en doutez pas, dans la commission, mais aussi dans l’hémicycle.

Je passe tout de suite la parole à Madame Laetitia Avia, qui est rapporteure sur une partie du texte, notamment celle qui concerne la lutte contre la haine en ligne.

Mme Laetitia Avia. Oui, merci M. le président. Merci beaucoup pour votre propos liminaire, que vous avez qualifié, je crois, de philosophie théologique. Vous avez commencé en disant quelque chose de très juste : on peut avoir peur d’une croyance et la rejeter, cela est permis, mais on ne peut pas critiquer ou rejeter un croyant. Cela est vrai et c’est ce que vous avez démontré pendant de très longues minutes. Je parle du temps, parce qu’à l’heure des réseaux sociaux, on s’exprime en 10 secondes dans le cadre d’une story, on s’exprime en 280 caractères sur Twitter. Comment pouvons-nous faire pour que ce principe soit une réalité au quotidien pour ceux qui communiquent et échangent via ces outils ? Je crois que vous avez‑vous‑même été la cible d’une campagne de cyberharcèlement parce qu’un de vos propos a été présenté de manière tronquée. En effet, des sujets aussi sensibles font qu’il est très difficile de les aborder de façon complète dans le cadre d’un simple tweet ou d’une simple communication.

Le deuxième aspect de ma question concerne la façon de faire pour les jeunes qui sont les plus utilisateurs des réseaux sociaux et qui sont les plus sensibles à ces questions et à ces problématiques que vous soulevez. Comment pouvons-nous procéder pour bien faire comprendre la différence entre ce qui relève du droit au blasphème et ce qui relève de l’interdiction de la critique d’une personne pour ce qu’elle est ?

Il y a un troisième aspect à ma question. Le numérique fait également sauter un certain nombre de barrières, notamment de frontières. À l’étranger, la conception de la laïcité n'est pas la même que chez nous, voire le concept n’existe pas, ce qui peut donc choquer, interpeller un certain nombre de personnes en voyant les communications que nos concitoyens peuvent avoir de la critique légitime et autorisée de la religion. À l’heure du numérique, en gros, comment faisons-nous pour faire vivre ce qui est au cœur de nos principes, mais qui reste très difficile à appliquer dans le quotidien et dans la communication instantanée ?

M. le président François de Rugy. Merci, je le dis pour les collègues : dans notre organisation, nous prenions souvent un tour complet d’orateurs, mais je crois qu’il est plus intéressant que vous puissiez répondre directement à la question et à l’interpellation de Laetitia Avia. Nous poursuivrons ensuite avec les autres orateurs.

M. Henri Peña-Ruiz. Pardonnez-moi, Mme la Députée, de répondre de façon elliptique et schématique, parce que je ne veux pas abuser du temps. La difficulté de faire valoir un principe n'est pas une objection contre ce principe. De nombreuses choses sont très difficiles. À l’époque où on croyait que les esclaves étaient naturellement inférieurs aux hommes, lorsqu’un esclave comme Spartacus revendique la liberté de l’homme et dit « moi, je vaux l’empereur romain », c’est très difficile. On les a éduqués de telle façon qu’ils croient que ça va être éternellement l’esclavage, fondé sur la nature. Mais ce n'est pas une raison.

Aujourd’hui, je réponds aussi pour ceux qui disent qu’il est difficile de distinguer l’homme de sa croyance. Il ne faut pas sous-estimer les hommes. Quand un homme croit, il doit savoir qu’il croit. La capacité de distance à soi est une propriété de l’humanité. Il faut arrêter d’être compassionnel et de dire « si vous attaquez sa religion, vous attaquez son être. » Ce n'est pas vrai. On a une religion, on a un athéisme, mais on n’est pas sa religion. L’important est de respecter la personne du croyant, mais ça n’exige pas, ça n’entraîne pas que l’on doive respecter sa conviction. De la même façon, l’important est la personne de l’athée, mais ça n’entraîne pas d’accepter son athéisme. Voltaire le disait très bien : « Je ne suis pas d’accord avec vous, mais vous devez avoir le droit de dire ce que vous dites, et moi j'ai le droit de vous critiquer. » Soyons voltairiens. Il faut arrêter avec cette confusion compassionnelle et presque méprisante, ou condescendante, qui consiste à dire que parce que les personnes sont par ailleurs dans la misère ou connaissent des conditions difficiles, elles sont incapables de distance par rapport à leurs convictions.

Si vous dites qu’un être peut être confondu avec sa conviction, vous entérinez le fanatisme. Montaigne dit à ce propos qu’il faut toujours « distinguer la peau de la chemise ». Ce qu’il appelle la chemise est le rôle social, le vêtement. Il était maire de Bordeaux, mais voulait que l’on sache qu’il y a deux personnes bien distinctes : le maire de Bordeaux et Montaigne.

Je suis d’accord avec vous dans le constat qu’il est nécessaire de produire une régulation sur les réseaux sociaux, mais je ne vois pas en quoi ce constat, Mme la Députée, change la donne. Que ce soit par des réseaux sociaux, des écrits ou par des interventions orales, il faut garder clairement ce principe de bon sens : un être ne doit pas être confondu avec sa conviction. Personnellement, je serai partisan d’une révision constitutionnelle. L’article 1er se termine par : « La République respecte toutes les croyances. » Cette formulation n'est pas bonne. Il faudrait dire : « La République respecte en chacun et en chacune la liberté de croire ou de ne pas croire. » Ce qui est respectable est la personne.

Les réseaux sociaux sont prompts à diffamer. J’en ai été victime très douloureusement il y a deux ans. Moi qui ai lutté toute ma vie contre le racisme me suis fait accuser de racisme parce que je dis que la phobie éprouvée à l’égard d’une religion ou de l’athéisme n'est pas un propos raciste. Que la critique de la religion ne fasse pas plaisir à l’adepte, je le conçois. Mais cela n'est pas une raison pour faire un procès. J'ai milité au parti communiste. Je me suis fait traiter de stalinien parce que j’étais au PC. Je disais à ceux qui faisaient l’amalgame qu’ils n’avaient pas le droit. Mais je n’ai pas fait de procès pour autant. Il convient de ramener le sujet à des choses raisonnables et sensées. Pardon de m’exprimer un peu brutalement, mais il est important de rappeler ces choses.

M. le président François de Rugy. Merci. Ne vous excusez pas de vos réponses. À l’Assemblée nationale, la parole est libre. Les auditions ont justement pour but de recueillir des avis divers. Nous poursuivons avec François CormierBouligeon, qui s’exprime au nom du groupe La République en marche.

M. François Cormier-Bouligeon. Merci M. le président. Merci M. PeñaRuiz. Je dois vous dire mon émotion à l’écoute de vos propos. Votre audition restera comme une grande audition de cette commission spéciale parce que vous avez abordé beaucoup de sujets de fond, vous avez cité Voltaire, Montesquieu et l’Amour des lois, Jean Jaurès et la République sociale, Louis Aragon et la Rose et le réséda.

Certains disent que le présent projet de loi serait inutile, car il n’y aurait pas d’atteinte à la République en France. D’autres pensent au contraire qu’il est liberticide. La vérité est sûrement entre les deux. Ce projet de loi répond à des difficultés auxquelles il est indispensable et urgent d’apporter une réponse.

Comme le disait Lacordaire, « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui protège ». C’est bien la mission de la représentation nationale, au nom de sa légitimité démocratique, et non celle du juge, de forger la loi.

Vous êtes bien placé pour savoir que la loi peut apaiser. Je fais référence à votre rôle dans la commission Stasi qui a conduit à la loi du 15 mars 2004, après 15 ans de flou suite à l’avis du Conseil d’État de 1989. Que n’avons-nous pas entendu à propos de cette loi ! Loin de n’être qu’une loi d’interdiction, elle était aussi et surtout une loi de dialogue. Cette loi a justement permis d’apaiser. Elle est globalement bien comprise, bien acceptée et bien respectée. Pourtant, le combat était loin d’être gagné.

Dans le débat sur la laïcité scolaire, deux courants s’opposent : ceux qui envisagent l’école comme un service public comme un autre et ceux qui font de l’école « un asile dans lequel les querelles d’hommes n’entrent pas » pour reprendre une formule de Jean Zay. Certains auteurs évoquent un dualisme de la laïcité en ce sens qu’elle est liée à la fois à la République et à l’école de la République.

Je souhaiterais, M. Henri Peña-Ruiz, savoir ce que vous pensez de la laïcité. A-t-elle un rôle encore plus important à tenir au sein de l’école ? Pensez-vous que ce projet de loi est exhaustif ou qu’il comporte des manques (peut-être sur les sujets que je viens d’aborder) ?

Je voudrais, s’il me reste encore quelques secondes, citer cela : « Et quand vient l’aube cruelle - Passent de vie à trépas - Celui qui croyait au ciel - Celui qui n'y croyait pas - Répétant le nom de celle - Qu'aucun des deux ne trompa - Et leur sang rouge ruisselle - Même couleur même éclat - Celui qui croyait au ciel - Celui qui n'y croyait pas - Il coule il coule il se mêle - À la terre qu'il aima - Pour qu'à la saison nouvelle - Mûrisse un raisin muscat ».

C’est cela la République. Je vous remercie.

M. le président François de Rugy. Merci mon cher collègue de mettre de la poésie dans nos débats, comme vous l’avez fait, M. Henri Peña-Ruiz, tout à l’heure.

M. Henri Peña-Ruiz. M. le Député a complété la citation parcellaire que j’ai faite de la Rose et le réséda. Ce poème m’émeut toujours autant, je l’ai récité des centaines de fois.

Je reviens à la question de l’école. Souvent, on ne comprend pas ce qu’est l’école. L’enfant a une première vie : la vie dans sa famille. Dans cette vie, on lui fait peut-être passer des représentations, des idées, des croyances, etc. Puis, un jour, il a le droit à une deuxième vie : la vie de l’école. Il est très important que la vie à l’école soit distincte de la vie dans la famille. Donnons à l’enfant le droit à une deuxième vie. Les parents d’élèves indirectement sont les auteurs de l’assassinat de Samuel Paty à qui je voudrais à nouveau rendre hommage. Je lui ai rendu hommage dans des textes parus dans Marianne que j’ai eu du mal à écrire tant j’étais bouleversé. Samuel Paty incarnait la deuxième vie de l’enfant. L’enfant a le droit d’apprendre autre chose que ce qu’il a appris dans sa famille. Ça ne veut pas dire que l’école est faite pour démanteler l’éducation familiale. Elle est faite pour l’intégrer à un horizon plus vaste.

Reconnaissons à l’école l’autonomie par rapport aux groupes de pression de la société civile. C’est fondamental. J’ai appris des tas de choses à l’école que mes parents ne pouvaient pas m’apprendre. Ils étaient issus de l’immigration espagnole. À Pantin, au Pré-Saint-Gervais, à Aubervilliers, ils m’ont appris des choses magnifiques, mais ils me disaient parfois qu’ils ne pourraient pas m’expliquer ce que j’apprenais à l’école.

L’école est une deuxième vie qui doit être rigoureusement indépendante de la vie familiale. La laïcité scolaire est le vœu que Condorcet avait formulé dans ses mémoires sur l’instruction publique, le vœu que le lieu où l’enfant apprend ce qu’il ignore puisse un jour se passer de maître. J’apprends ce que j’ignore en tant qu’enfant, je deviens un élève, un être qui s’élève.

Il est important qu’il n’y ait pas, de la part des maîtres, de tentatives d’inculcation. Je peux m’enorgueillir qu’en 42 ans d’enseignement philosophique, mes élèves n'ont jamais su si je croyais en Dieu. Je ne répondais pas quand ils me posaient la question pour deux raisons. La première est qu’il s’agit de ma sphère privée. La deuxième est que la République ne me paie pas, en tant qu’enseignant, pour que je mette en avant ma conviction, mais que je vous élève à l’autonomie de jugement. Cela implique tout refus d’inculcation.

Telle est la grandeur de l’école laïque. Sa finalité est de faire advenir pour la République les citoyens incommodes, munis d’esprit critique dont elle a besoin. Par exemple, si l’on fait un cours sur le racisme, il convient d’expliquer que le concept de race n'est pas pertinent pour les êtres humains, qu’il ne l’est que pour les animaux. Il est très important de déconstruire à l’école. Ce faisant, nous ne sommes pas dans la neutralité. Jaurès avait raison de dire qu’il y a d’un côté, la neutralité laïque qui consiste à ne pas profiter de la position que l’on occupe en tant qu’enseignant pour faire valoir l’athéisme ou la religion, et que d’un autre côté il n’y a pas de neutralité. On ne va pas renvoyer dos à dos le racisme et l’antiracisme, on va expliquer pourquoi le racisme n'est pas pertinent. Il n’y a qu’une race humaine : l’homo sapiens. La différence de pigmentation de la peau n’intervient pas dans l’essentiel de ce qu’est l’être humain.

L’école doit être rigoureusement indépendante des groupes de pression de la société civile, qu’il s’agisse de groupes religieux, de groupes politiques, de groupes économiques. Cette question de l’école est décisive. L’école n'est pas un simple service public. On ne va pas à l’école comme on monte dans l’autobus. L’école est une institution organique de la République.

Je disais tout à l’heure en citant Montesquieu que la République a besoin de citoyens incommodes. C’est l’école qui fournit à la République les citoyens éclairés dont elle a besoin. Pour cela, elle doit être laïque, ce qui ne veut pas dire antireligieuse, mais séparée, distinguée de la religion. D’ailleurs, Victor Hugo avec sa célèbre formule : « Je veux l’Église chez elle et l’État chez lui » dans le discours du 20 janvier 1850 se révolte contre la loi Falloux qui organise le contrôle du clergé sur les écoles.

Soyons universalistes. Il faut que toutes les personnes, venues de tous les horizons, puissent bénéficier des droits conquis en France. Il faut offrir à toutes les personnes issues de l’immigration les droits qui ont été conquis sur notre sol. La laïcité n'est pas un particularisme. Il est insensé que certaines personnes osent dire que la laïcité, que la loi de 2004 est un racisme d’État. La loi de 2004 n'était pas une loi sur le voile. Les journalistes ont été peu rigoureux. Je me souviens d’une vive discussion avec Xavier Ternisien qui m’interviewait pour Le Monde, qui venait de titrer : « La loi sur le voile est adoptée ».

Je lui ai suggéré de se mettre à la place d’un citoyen de confession musulmane. Je ne dis jamais « un musulman ». Aucun être ne se réduit à son appartenance religieuse. Sa richesse ontologique déborde son appartenance. Quelle est la réaction du citoyen musulman qui passe devant le kiosque et qui voit en tabloïd « La loi sur le voile est votée. » ? Il dira « Que me veut-on encore ? » Les journalistes, par un défaut de rigueur, produisent la stigmatisation qu’ils reprochent ensuite à l’école. La loi issue des travaux de la commission Stasi disait clairement « les signes religieux, par exemple la croix, la kippa et le voile, sont interdits dans l’école ». C’est devenu pour les journalistes : « La loi sur le voile est votée. » Voilà un exemple qui produit la stigmatisation, là où la vérité de l’information ne la produirait pas.

Soyons rigoureux. Les politiques et les élus doivent être très rigoureux dans leur discours. S’ils utilisent l’universalisme, ils ne se tromperont pas. C’est une bonne boussole. La dame de Bagnolet m’a dit qu’on ne lui avait jamais expliqué la laïcité de cette façon. Elle m’a dit : « Je comprends. Vous avez raison. Je n’aimerais pas que mon enfant soit encadré par quelqu’un qui porterait un t-shirt "humaniste athée" ». Elle découvrait d’un seul coup que la neutralité exigible des encadrants scolaires n'est pas tournée contre l’islam, mais qu’elle est destinée à protéger les enfants de tout prosélytisme. Si une sortie scolaire n'est pas une sortie touristique, cela signifie selon le code de l’éducation, qu’elle a une finalité éducative, pédagogique ou les deux et que, par conséquent, on a beau sortir de l’école, il s’agit toujours d’une activité scolaire. La déontologie laïque doit régner.

La laïcité pâtit du fait que les frontières n’en soient pas respectées. Le fait qu’un maire de la Côte d’Azur, que je ne citerai pas, veuille empêcher une femme de se baigner dans la mer en burkini est absolument absurde. Il le fait au nom de la laïcité, alors qu’il salit l’idée de laïcité. En revanche, qu’une femme en burkini ou qu’un curé en soutane ne puisse pas se baigner dans une piscine, la question n'est pas la laïcité, mais l’hygiène. N’attribuons pas à la laïcité une interdiction qui relève d’autre chose. Il faut être extrêmement rigoureux.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup. Poursuivons avec les orateurs de groupe. La parole est à M. Robin Reda pour le groupe Les Républicains.

M. Robin Reda. Merci, M. le président, et merci, M. Henri Peña-Ruiz, pour votre présence et votre exposé. J’ai trois questions que je vais essayer de formuler rapidement. Vous avez commencé à répondre à la première, mais j’aimerais que vous développiez encore. Elle concerne le principe de laïcité qui est perçu par une partie des élites universitaires et par certains de nos concitoyens comme une forme de domination. Dans le portrait qu’un quotidien national vous consacrait l’année dernière, il était dit que vous ne vous rendiez pas bien compte de la dégradation de l’état des lieux intellectuel. Je parle de toute cette mouvance qui présente la laïcité un racisme d’État et qui, à mon sens, forme une déviance, qui n'est pas à l’honneur de ses orateurs. Je vous repose la question que mon collègue précédent vous a posée. Vous n’y avez pas réellement répondu. Que pensez-vous de ce projet de loi ? Pour vous, est-il utile, nécessaire, urgent ? Au-delà des points que vous avez cités, pensez-vous qu’il s’inscrit dans un calendrier important pour la défense de nos principes républicains de laïcité ?

Ce projet de loi aurait pu s’appeler « projet de loi de lutte contre les séparatismes, contre les communautarismes ». Le terme a été abandonné pour sa difficulté conceptuelle et sa difficulté de le définir. On peut le comprendre. Il est difficile de définir le communautarisme. Avez-vous des éléments de définition de ce qui pourrait mesurer un communautarisme ? On sait depuis Raymond Aron, et cela a été repris par ensuite par Dominique Schnapper, que dans tout État, même homogène, il existe forcément des sous-groupes, auxquels les individus ont conscience d’appartenir, ce qui ne les exclut pas d’appartenir à la communauté nationale. En réalité, nous avons le sentiment que certaines communautés posent plus problème que d’autres parce qu’elles n'ont pas intégré que la République était au-dessus de ces communautés d’identité, de langue, d’origine, etc.

Ma troisième question sera rapide aussi. Vous avez beaucoup évoqué l’universalisme. On a abandonné en France la politique d’assimilation dans nos politiques d’intégration des citoyens immigrés. Ne pensez-vous pas que l’universalisme est l’autre nom d’une politique d’assimilation qui ne s’assume plus dans notre pays et qui n'est plus capable de faire partager les valeurs républicaines à ceux que nous accueillons dans notre pays ?

M. Henri Peña-Ruiz. D’abord, je suis entré trop vite dans mon préliminaire philosophique. Je voudrais dire que je suis content qu'on mette un terme au déni. On ne voulait pas nommer les choses. Or il faut les nommer et les nommer correctement. Le terrorisme islamiste existe et il n’a rien à avoir avec l’immense communauté musulmane. Nous ne confondons pas la communauté musulmane de personnes qui vivent en paix avec la République et qui pratiquent leur religion de façon paisible et parfaitement compatible avec les principes républicains, avec les terroristes islamistes qui sont une infime minorité.

C’est rendre un mauvais service que de dire que la laïcité est devenue le déguisement de la haine des musulmans. Je trouve ce propos inacceptable. Cela présuppose qu’il y aurait une haine des musulmans en France. Je ne le pense pas. Sans doute que certains ont une haine des musulmans, mais je ne vois pas ce qui permet de dire qu’ils seraient très nombreux. En revanche, il y a une détestation du fascisme islamiste. Et pour cause ! Les trois fidèles tués à Notre-Dame de Nice, notre collègue Samuel Paty décapité, ce n'est pas rien. À un moment donné, certains, de peur de stigmatiser une communauté, ne disaient pas les choses. Il faut les dire.

Après, il faut concevoir une politique adéquate au système. Je pense que le projet de loi compte de très bonnes choses, mais aussi de mauvaises. Les bonnes choses sont de dire stop à la polygamie, stop aux certificats de virginité, comme nous avons dit stop à l’excision du clitoris. Il faut rappeler que dans un état de droit, avec une boussole laïque, universaliste, une femme a le droit à son intégrité physique. Si l’on condamne l’excision du clitoris, ce n'est pas parce que l’on est un affreux colonialiste.

J’ai exprimé tout à l’heure ma réticence à la modification de la loi de 1905 avec la question des immeubles de rapport. Je rappelle pour M. le président que ce qui me pose problème est qu’il est dit dans la loi de 1905 que la finalité constitutive des cultuels est le culte et uniquement le culte. Ce n'est pas une finalité lucrative. L’interdiction du financement public direct ou indirect par des défiscalisations se justifie me semble-t-il, par le fait que l’argent public doit toujours avoir une destination homogène à son origine. Quelle est l’origine de l’argent public ? L’impôt payé par tous les contribuables. L’origine est donc universelle. Quelle doit être sa destination ? Elle doit être universelle : les services publics, l’intérêt général. C’est clair. Mais ce principe n'est plus respecté en France. Parce qu’on applique cette maudite politique de la réduction de la dépense publique sur ordre du néolibéralisme. On voit à quoi nous a conduits cette réduction de la dépense publique, malgré la vaillance des médecins et des soignants et des infirmières face à l’épidémie. Je suis obligé de faire de la politique et de parler du social. Il ne faut pas invoquer le social comme une excuse. Il n’y a pas d’excuse à l’assassinat. Karl Marx le disait déjà à propos du lumpenprolétariat. Il n’y a pas d’excuse à assassiner parce qu’on serait opprimé. D’ailleurs je ne suis pas sûr que ce soit des opprimés qui commettent les assassinats. Ce sont des personnes venues de l’extérieur avec de l’argent pour leurs armes, leurs voyages, etc. Il faut arrêter avec cette histoire.

Vous me demandez comment définir le communautarisme. C’est très simple. C’est le fait que l’individu n’existe plus dans la communauté. Fadela Amara dit : « Je ne veux pas porter le voile. Nous sommes des femmes ni putes, ni soumises. Nous aurons les cheveux au vent, à l’air, mais ce n'est pas pour autant que nous sommes des putes qui veulent séduire. » D’ailleurs, une femme a le droit de vouloir séduire. Il faut arrêter aussi avec ce politiquement correct. Lorsque Tariq Ramadan lui répond : « Tu trahis ta communauté. », il marque là que le mode d’existence de l’individu par rapport à la communauté devrait être celui d’une soumission intégrale. Or lorsque l’on milite pour la liberté, on doit dire que tout individu doit avoir le droit d’être différent. La seule chose qui s’impose à lui, c’est le respect de l’ordre public, du droit commun. Celui-ci est d’autant plus respectable qu’il est fondé sur des droits humains.

J’ai beaucoup insisté sur la mutation de la conception de la nation avec la Révolution française. Ernest Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ?, la conférence qu’il donne en Sorbonne après l’annexion de l’Alsace-Moselle, dit admirablement les choses : « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». Le mot « plébiscite » n'est peut-être pas très bien choisi. Cela signifie que l’on fait nation lorsque l’on veut vivre selon des principes que l’on se donne à soi-même. Rousseau disait que la démocratie était le fait que le peuple se donnait à lui-même ses lois au lieu de les recevoir d’en haut.

Dans le communautarisme, il y a une négation de la liberté de l’individu de se définir autrement que dans la soumission à sa différence supposée. Oui, une femme a le droit de ne pas porter le voile. C’est pourquoi nous ne voulons plus qu’il y ait à l’école une imposition du voile par les chefs religieux. On parle de la liberté de qui ? La liberté de la personne de résister à la pression communautariste. Je n’ai rien contre le terme communautariste, même s’il peut être ambigu. Nous ne sommes pas des robinsons vivant sur une île. Nous vivons dans une communauté. J’aime le sens du commun. J’aime le mot « commun ». L’oubli du commun est catastrophique. Nous en voyons le résultat : la déshérence des services publics, la solitude des individus ramenés au rapport de force. Cette notion de communautarisme reste valide à condition de la définir.

Enfin, vous m’interrogez sur la différence entre assimilation et intégration. C’est un grand débat. Je travaille sur le concept d’immigration. À un moment donné, « assimilation » a pu vouloir dire que l’on imposait aux personnes d’être exactement les mêmes (simile en latin signifie devenir le même). Or il ne s’agit pas de devenir les mêmes, mais de vivre sa différence, sa singularité dans le respect de la loi commune, qui n’impose pas n’importe quoi, de s’habiller d’une façon déterminée. Elle impose de respecter le droit commun. Une femme en burkini a le droit de se baigner dans la mer, mais elle n’a pas le droit de se baigner dans une piscine parce que tous les règlements de piscine imposent le port d’un maillot de bain moulant pour des questions d’hygiène. Il convient de distinguer la frontière entre la règle légitime qui relève de l’ordre public et la règle illégitime qui relève d’une incitation à se soumettre à des mœurs relatives. Les mœurs sont relatives. Chez nous, le noir signifie le deuil. Dans d’autres pays, c’est le violet, dans d’autres, c’est le blanc. On ne va pas imposer à des personnes sur notre sol de se plier à des mœurs relatives et qui n'ont pas d’incidences sur les libertés. En revanche, tout ce qui a une incidence sur les libertés, sur l’intégrité de la personne doit être soumis à l’ordre commun.

Le modèle multiculturaliste qu’on oppose à l’intégration républicaine pose problème. Je suis allé trois fois au Québec. Là-bas, au nom du multiculturalisme, si une communauté revendique la supériorité de ses lois particulières, de ses us et coutumes sur la loi fédérale générale, cela peut poser problème. En général, on est soumis à des us et coutumes, alors que la loi fédérale peut être émancipatrice par rapport à cette soumission. C’est peut-être pour cela que l’on a abandonné le terme « assimilation » pour lui substituer le terme « intégration ». Tous les termes peuvent avoir des inconvénients. Les immigrés en France depuis trois générations n'ont pas besoin de s’intégrer. Je suis d’origine espagnole. Mes grands-parents se sont intégrés. Il faut être précis sur les termes que l’on utilise.

M. le président François de Rugy. Je vais rappeler davantage les horaires pour que l’on puisse entendre les collègues, que vous puissiez leur répondre et que nous finissions à l’heure. Je donne la parole à Mme Géraldine Bannier pour le groupe Modem.

Mme Géraldine Bannier. Vous avez signalé que la lecture de la loi de 2004 avait été tronquée. Ce point est important, car il est significatif du rôle des journalistes et des acteurs, qui doivent employer des termes précis. Comment inculquer la précision de la communication ? Le même phénomène risque de se produire avec cette loi. Parler de loi sur le séparatisme peut être stigmatisant. Une certaine population pourrait mal prendre cette loi. Comment inculquer à tous les acteurs (journalistes, politiques) la justesse et la précision sur les termes ?

M. le président François de Rugy. Je vous propose qu'on prenne plusieurs questions à la suite. Vous répondez souvent de façon assez vaste. Cela permettra peut-être de couvrir plusieurs questions. Je donne la parole à M. Alexis Corbière pour le groupe de la France insoumise.

M. Alexis Corbière. Merci, président, et merci à notre invité M. Henri Peña-Ruiz que je connais, que je lis. L’exposé qu’il nous offre est très riche, mais je voudrais connaître son avis sur ce texte. Nous sommes ici en audition parlementaire. Nous avons un texte à examiner. Je sais que l’exercice est difficile pour un philosophe. Mais vous êtes aussi un acteur engagé dans la Cité et que vous vous exprimez sur des choses. Ce texte est-il bon ou non ? Pensez-vous qu’il faille demander à l’ensemble des associations un « contrat d’engagement républicain » ? Celui-ci me semble au mieux inutile, au pire préoccupant dans la mesure où le législateur ne connaît pas la nature de ce contrat d’engagement républicain. Je crois que c’est même une incompréhension de ce qu’est la laïcité. L’État doit respecter bien sûr la neutralité. Aller trop loin dans le mouvement associatif n'est-il pas une incompréhension de ce qu’est la laïcité ?

Vous vous êtes exprimé sur les biens immobiliers de rapport. Je marche dans vos pas. Je pense que c’est une incompréhension de la loi de 1905. C’est un paradoxe de la part de la majorité qui veut que les associations qui gèrent le culte cessent d’être mixtes comme elles le sont parfois, mais donne un autre rôle aux associations cultuelles de 1905 qui ont pour seules activités la gestion du culte et qui devront gérer des biens de rapport. Je n’y vois toujours pas clair sur le régime fiscal desdits biens de rapport qui pourront être cédés à des fondations, avec, pour le contribuable, une perte d’argent. Je suis farouchement contre, à la fois sur le fond et sur ce que cela entraînerait.

Vous l’avez dit : peut-on se prétendre défenseur de la laïcité quand on ne remet pas en cause le concordat d’Alsace-Moselle, qui coûte 60,5 millions d'euros chaque année et qui entraîne une injustice totale qui devrait choquer n’importe qui : le fait de salarier certains cultes. Le maintien de cette loi semble problématique. Il y a même des articles qui expliquent comment le maintenir.

N’est-il pas temps d’abroger la « loi Carle » ? La « loi Debré » de 1959 coûte 10 milliards d’euros d’argent public. Des exemples récents ont d’ailleurs montré que des propos nettement antirépublicains, homophobes étaient tenus dans ces écoles et que les contrôles étaient trop faibles. Ce texte n’aborde pas tout cela.

Pensez-vous utile que la République demande à des associations cultuelles, lorsqu’elles désignent le ministre du culte, qu’elles modifient leur statut ? N’y a-t‑il pas là du point de vue intellectuel une incompréhension de ce que sont le rôle et les relations que la République doit avoir avec ces associations ? Nous n’avons pas à nous mêler de la façon dont elles s’organisent.

Que pensez-vous, du point de vue de la sémantique qui vous est si chère, du mot de « séparatisme » ? N’y a-t-il pas là un concept un peu trop « fourre-tout » ?

Enfin, cher M. Henri Peña-Ruiz, pour marquer quelque désaccord avec vous, vous dites : « Il n’y a pas de haine envers les musulmans en France. » J’entends que ce n'est pas institutionnel, mais la haine anti-musulmans en France existe. Des partis, des journaux prospèrent là-dessus. Cela fait partie hélas du débat public. Il y a de l’antisémitisme en France, il y a de la haine contre les musulmans en France. Cela existe. La question est de savoir à quel niveau elle se situe. Il s’agit de la combattre.

C’est là que les mots ont leur importance. Vous m’avez appris à être attaché aux mots. Ils ont aussi une histoire. Je n’utiliserai pas le mot de « judéophobe » pour dire qu’on a le droit d’être judéophobe parce que ce pays a connu la Shoah. Ce mot serait compris comme extrêmement blessant. Il faut être pédagogique sur le fait qu’on a le droit de critiquer les religions. On doit garder ce droit. C’est sacré. Mais il convient que les mots soient compris par tous. Dans tous les débats, y compris dans le débat législatif, il faudra faire attention à ce que l’on dit. Au-delà du texte lui-même, le texte se situe dans un contexte politique où l’objectif est de faire de ce sujet une conversation permanente. Or vous l’avez dit, la grande question reste la question sociale. C’est d’ailleurs la caisse de résonnance dans laquelle les fanatismes trouvent un écho particulier. Si l’on n’aborde pas la question sociale, totalement absente de ce texte, on fait de la politique politicienne.

M. le président François de Rugy. Merci M. le Député. Je vous demande d’être synthétique. La parole est à Mme Marie-George Buffet pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

Mme Marie-George Buffet. Merci M. le président. C’est un bonheur intellectuel de participer à cette audition. Merci, M. Henri Peña-Ruiz, pour votre apport. Vous insistez sur la précision des mots dans la parole publique et politique. Vous dites « les citoyens et les citoyennes de confession musulmane ». J’ai participé à une émission d’investigation de LCP avec l’INA, qui a travaillé sur tous les débats politiques à la télévision depuis des décennies. On observe un moment où l’on ne parle plus des travailleurs immigrés, de l’immigration, des personnes originaires du Maghreb, mais systématiquement des « musulmans ». Ce mot est introduit par certains volontairement, mais les politiques reprennent ce terme petit à petit et ne caractérisent plus ces individus, ces citoyens et citoyennes, par leur situation de travailleur, ou leur situation maritale, etc. Cette tendance de parler d’hommes et de femmes à partir de leur religion de façon quasiment systématique dans nos propres débats de la commission doit nous interroger.

Deuxièmement, je m’interroge sur des positionnements dans les forces progressistes qui visent, parce qu’il y a « compassion », parce que ces hommes et ces femmes sont de la classe populaire, à justifier des pratiques culturelles qui mettent en cause les droits humains. Vous avez cité des exemples concernant les droits des femmes. Nous avons encore ce débat à propos de cette loi sur les certificats de virginité, avec l’idée parfois dans certaines interventions d’hommes et de femmes à la gauche de cet hémicycle de dire « Il faut protéger la jeune fille ». Cette attitude de compassion à gauche nous a peut-être empêchés de continuer à agir en commun pour transformer la société et à être dans une position de respect de différentes cultures. Je m’interroge sur des positions que j'ai eues moi-même, notamment en 2004.

Sur la piscine, le problème n'est pas uniquement sanitaire selon moi. Lorsqu’il y a exigence d’horaires particuliers pour les femmes, c’est aussi une pression par rapport aux femmes elles-mêmes et aux droits des femmes à être comme elles veulent pour se baigner. La situation est la même dans le sport. J’ai connu ça de très près. Est-ce que l’on autorise les femmes venues de pays où la pratique sportive est très réglementée pour les femmes, voire interdite, à pratiquer dans les compétitions sportives dans un costume qui n'est pas le costume sportif réglementaire ? Aidons-nous les femmes en faisant des concessions ou au contraire encourageons-nous ceux qui brident les femmes ?

Je vous remercie.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup. La dernière intervention sera celle de Jean-Baptiste Moreau, du groupe la République en marche.

M. Jean-Baptiste Moreau. Merci M. le président. Bonjour M. Henri Peña‑Ruiz. Je m’exprime avec un peu d’émotion. J'ai une grande admiration pour vous et pour l’ensemble de vos travaux. Ma question est un peu plus large que le projet de loi. Nos discussions autour de la laïcité et notre vision de l’universalisme se heurtent à une incompréhension de la plupart des pays européens ou extra-européens. Le communautarisme et le multiculturalisme anglo-saxon sont répandus un peu partout. Comment pourrions-nous expliquer simplement à nos partenaires et aux pays amis ce qu’est la laïcité telle que nous l’entendons ? Elle est souvent interprétée à l’étranger comme du racisme ou du rejet de l’autre. Notre vision de la laïcité n'est pas largement partagée à travers le monde.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup. M. Henri Peña-Ruiz, vous avez la parole. Je vous laisse la tâche un peu ardue de répondre à ces différentes interpellations et de conclure avant que nous passions à l’audition suivante.

M. Henri Peña-Ruiz. Il m’est demandé ce que je pense globalement du projet de loi. Certaines choses me conviennent et d’autres pas. J’ai un avis mitigé, sélectif. Je trouve très bien qu’il y ait une prise de conscience alors que pendant très longtemps, on n’a pas voulu dire les choses. Il est très bien de dire qu’il y a un terrorisme islamiste qui n’a rien à voir avec les musulmans et de refuser immédiatement l’amalgame. Je comprends mon ami Alexis Corbière qui est soucieux de cela. Et je comprends aussi que Marie-George Buffet, que je considère comme une amie, pour qui j'ai beaucoup d’admiration et d’estime, soit horripilée et révoltée par cette sémantique qui parle tout le temps des musulmans. Des Arabes sont victimes de racisme alors qu’ils sont athées. Il faudrait créer une autre catégorie : l’arabophobie. Il faut arrêter de clouer les gens à leur religion. C’est pourquoi j’utilise toujours l’expression qui alourdit mon discours « citoyen et citoyenne de confession musulmane », parce que je considère qu’il est indigne de réduire une personne à son appartenance religieuse. En termes de laïcité, la religion est une affaire privée soit d’essence individuelle, soit d’essence collective. Une messe catholique est une affaire privée collective. De la même façon, une tenue maçonnique est une affaire privée collective. Je ne comprends pas la nécessité de déballer le privé dans le public.

Je suis entièrement d’accord avec ce que vous dites. J’ai toujours refusé ce vocabulaire. J’ai toujours été exaspéré par ce qui cloue une population diverse, hétérogène en son sein, à une appartenance religieuse supposée. D’ailleurs Fadela Amara a répondu à Tariq Ramadan qu’un Arabe n'était pas tenu d’être musulman. Il ne faut pas confondre les catégories. Le choix des mots est très important, car c’est dans les mots que réside la mystification. Quand le MEDEF parle de « charges » là où nous parlons de « cotisations », nous refusons la notion péjorative de « charges ». Bien sûr que les cotisations pèsent sur le salaire du travailleur comme pour les revenus de l’employeur. Mais pourquoi parler de « charges » ?

Une petite remarque à Alexis Corbière : la judéophobie est un délit. C’est l’autre nom de l’antisémitisme. En revanche, la judaïsmophobie n’en est pas un. Il convient d’être précis. La musulmanophobie est un délit parce que l’on s’en prend à la personne du musulman. Stéphane Charbonnier dans la Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes le dit impeccablement. On peut être athéophobe, islamophobe, cathophobe, mais qu’on ne peut pas rejeter des personnes parce qu’elles sont musulmanes. C’est clair bon sang ! La musulmanophobie est un délit parce qu’elle s’en prend à la personne. L’islamophobie n’en est pas un parce qu’elle s’en prend à la religion. C’est sur ce point très douloureux que j'ai été désavoué il y a deux ans. Mais je ne souhaite pas évoquer ces circonstances. J’ai demandé à l’époque un droit de réponse qui ne me fut pas accordé. Mais laissons cela, ne soyons pas dans le ressentiment.

Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas de haine anti-musulmans, mais qu’il est scandaleux de dire que la haine des musulmans se déguise en laïcité. On ne s’y prendrait pas autrement pour rendre la laïcité odieuse aux citoyens de confession musulmane. C’est une généralisation scandaleuse. La détestation de l’islamisme est une chose très différente de la haine des musulmans. Nous n’avons pas le droit de transformer la détestation de l’islamisme, que je partage, en haine des musulmans. Il convient d’être très précis dans la communication. Je fais un appel aux politiques, aux responsables, à tenir un discours universaliste. Kant en faisait un principe moral : quand tu t’apprêtes à dire quelque chose, demande-toi si cela peut s’universaliser. Si cela ne peut pas s’universaliser, retiens-toi. Lorsque l’on se situe du point de vue universel, que l’on parle de signes religieux et non pas de voile, que l’on parle de telle ou telle attitude et non pas d’une catégorie de citoyens, on évite à coup sûr la stigmatisation.

La judaïsmophobie est le rejet de la religion de certains juifs. Ce n'est pas un délit. Je l’ai soutenu devant un auditoire regroupant de nombreuses personnes de confession juive. Je n’ai pas reçu d’opposition. La judéophobie, étymologiquement, est le rejet du juif comme tel. C’est donc exactement l’antisémitisme. Alors que la judaïsmophobie est le rejet de la religion juive. L’islamophobie est le rejet de la religion de l’islam. La musulmanophobie, comme disait Stéphane Charbonnier ou l’arabophobie, voilà des termes qui désignent des racistes. Si nous continuons à mêler les choses, nous allons tout brouiller. Je ne me suis jamais défini comme islamophobe, j'ai simplement dit « le fait de rejeter l’islam n'est pas un délit. En revanche, le fait de rejeter une personne parce qu’elle est musulmane est un délit. » C’était clair, univoque, je ne jouais pas sur les termes. J’ai été invité à faire une conférence sur la laïcité. Évidemment, mes formulations étaient tirées au cordeau. Eh bien non, je ne sais qui a dit que j’étais raciste. J'ai même été menacé de mort par un dénommé Taha Bouhafs qui a dit que la canicule aurait bientôt raison de moi. Il faut raison garder et essayer quand même de préciser les choses. Sinon, nous n’y arriverons pas.

Les luttes traditionnelles du mouvement laïque ont toujours été les miennes : le rejet de la « loi Debré » qui détourne l’argent public vers des écoles privées religieuses, le rejet du concordat qui est doublement scandaleux puisque l’on paie des évêques au niveau d’un préfet, ce qui représente des fortunes, payées par tous les contribuables de France, et pas seulement ceux des trois départements d’Alsace-Moselle. De plus, c’est une erreur de dire qu’ils sont attachés au concordat. Les Alsaciens-Mosellans sont attachés à leurs droits sociaux hérités de la période bismarckienne. J'ai fait une conférence à Strasbourg devant 1 200 étudiants. Je leur ai dit : « Je propose deux choses : étendre la loi de 1905 à l’Alsace-Moselle et étendre les droits sociaux de l’Alsace-Moselle à toute la France. » J’ai rencontré un franc succès. L’attachement des Alsaciens-Mosellans à leur droit local est un attachement aux droits sociaux, ce n'est pas forcément un attachement au concordat, qui est un privilège des religions. Je ne suis pas partisan d’étendre le privilège à une autre religion, car on stigmatiserait les athées ou les agnostiques. Il faut supprimer ce privilège et rapatrier l’argent public pour les services publics.

J’aborde aussi la question de la compassion. J’ai souvent de la compassion quand je vois par exemple en Seine-Saint-Denis des personnes qui ne peuvent même pas se soigner les dents. Leur sourire est marqué par ça. Je ne suis pas sûr que la suppression du reste à charge promise par le Président de la République soit encore effective. Il est hallucinant qu’un être humain ne puisse pas avoir accès aux soins. Il peut exister une compassion, mais celle-ci ne doit pas se convertir en politique. C’est très important. La culture de l’excuse, qui consiste à dire que « Charlie avait bien mérité »… Je ne peux pas me reconnaître dans le texte d’Emmanuel Todd à l’époque « Qui est Charlie ? » Non, Charlie n’a pas mérité d’être assassiné à la Kalashnikov en quelques heures. Les clients de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes n'ont pas mérité d’être assassinés. Les jeunes gens qui prenaient un pot sur les terrasses ou qui assistaient au concert de rock au Bataclan ne l’ont pas mérité. Il y a des choses qui sont incommensurables. Un dessin, une décapitation. Il est hallucinant de prétendre que la violence symbolique d’un dessin, qui effectivement peut choquer, pourrait être comparable à la violence irréversible d’un couteau qui décapite un homme. Comment peut-on mettre sur le même plan des choses absolument incommensurables ?

La question pour les piscines a été très controversée lorsque Martine Aubry a appliqué des horaires particuliers pour les femmes. Est-il normal de consacrer l’usage de la piscine à une partie de la population ? On se heurte à d’intenses problèmes psychologiques. Je pense que la mixtisation est toujours un progrès. Quand on décida en suivant Condorcet que les jeunes filles et les jeunes garçons pouvaient avoir les mêmes programmes scolaires et se côtoyer dans les mêmes écoles, ce fut un magnifique progrès. C'était une incitation au progrès dans l’égalité des sexes. Le sujet du sport est le même : faut-il faire des concessions vestimentaires pour permettre à des femmes de faire du sport, car sinon, elles n’en feraient pas ? Marie-George, moralement, je n’ose pas trancher cette question. Je la trouve très difficile. Mais je suis obligé de remarquer que si nous faisons trop de concessions, nous consacrons l’aliénation. Or il ne faut pas la consacrer. Il faut en prendre le contrepied. Quand je dis « il faut », j’ai conscience que je n’ai pas de leçon à donner. Cependant, c’est un vœu, un idéal régulateur comme dirait Emmanuel Kant.

Il faut qu’un jour les femmes puissent accéder à la plénitude de l’égalité des sexes. Nous avons eu une affaire du voile en France. Lisez Molière : « Couvrez ce sein que je ne saurai voir, Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées ». Et Dorine lui répond : « Je vous trouve bien prompt à vous échauffer Monsieur, Je ne suis pas si prompte à désirer, Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenterait pas. » Magnifique Molière dans Tartuffe ! Le voilement des femmes a existé aussi dans l’occident chrétien. Entre l’islamisme littéral et le catholicisme intégriste d’une certaine époque, il n’y a pas de différence ontologique, il n’y a qu’une différence d’histoire, de niveau d’émancipation.

Je chéris particulièrement le mot liberté et le mot émancipation. La sortie du mancipium, qui était à Rome le domaine que le père de famille tenait sous sa main (manus capere), était l’exmancipatio, le processus de sortie de la dépendance. Le mot émancipation a été appliqué à Spartacus, à Toussaint Louverture, à Nelson Mandela, à Martin Luther-King et aux prolétaires, lorsque Karl Marx dit dans les statuts de la première AIT (Association Internationale des Travailleurs) en 1864 : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Nous devons travailler sur les différents registres d’émancipation.

Une question concernait le communautarisme anglo-saxon. Beaucoup de personnes ne comprennent pas la position de la France. Le rejet ou le brouillage de la notion de laïcité sont produits par deux types d’hostilité. Premièrement, les religieux qui jadis avaient des privilèges temporels n’ont jamais accepté de les perdre. La preuve est que l’Église catholique française qui se dit être convertie à la laïcité grimpe aux rideaux dès que l’abrogation du concordat d’Alsace-Moselle est évoquée. Pourquoi ? Si l’Église est favorable à l’égalité, elle ne peut pas admettre la perpétuation des privilèges concordataires. Napoléon disait, comme il le raconte dans le Mémorial de Sainte-Hélène : « Je les paie donc je les contrôle ». Maintenant, il n’y a plus de contrôle. Pour la nomination des évêques, le Président de la République reçoit une liste préparée par le Vatican et il valide. Il ne se demande pas si tel ou tel choix est conforme à la République. Il n’y a plus de contrôle. Le concordat napoléonien était un donnant-donnant. Ce n'est plus le cas. Il n’y a plus qu’un privilège unilatéral. Deuxièmement, les tenants des traditions rétrogrades, par exemple du patriarcat, de la domination de l’homme sur la femme, n’acceptent pas que la laïcité opère un découplage entre la loi civile et la loi religieuse.

Ces deux hostilités, la nostalgie des privilèges perdus et l’attachement à des traditions rétrogrades, suffisent à expliquer que la laïcité sente encore le soufre dans le monde. Même quand il y a des mouvements de laïcisation, il peut y avoir des régressions. Voyez Erdogan, qui essaie de défaire l’œuvre émancipatrice de Mustafa Kemal, dit affectueusement Atatürk, « le Turc bien-aimé ». Mustafa Kemal a donné le droit de vote aux femmes turques en 1934, dix ans avant la France.

De par le monde il existe une certaine incompréhension à l’égard de la laïcité. Quand le Portugal a aboli la peine de mort, Victor Hugo qui était abolitionniste a dit : « Vive le Portugal, qui est à l’avant-garde de l’Europe. » Mais les autres pays ne comprenaient pas que l’on puisse abolir la peine de mort. Ils disaient : celui qui a tué, il faut le tuer. La justice n'est pas la vengeance, les philosophes nous le disent. On le voit avec Athéna qui gracie Oreste dans Eschyle. Quand un pays est en avance sur un principe d’émancipation, les autres pays ne comprennent pas. Dans le multiculturalisme anglo-saxon, comment s’arrange-t-on pour faire vivre ensemble les personnes de la communauté A qui ont une loi A et les personnes de la communauté B qui ont une loi B ? Quel est le tertium, le troisième terme, qui sera leur langage commun ? Alors que dans une République, il n'est pas question d’écraser les particularismes, il est simplement question de les faire vivre dans une modalité compatible avec la loi commune, qui est fondée sur les droits humains.

Je m’arrête parce que j’ai trop parlé. Je vous prie de m’excuser.

M. le président François de Rugy. C'était très intéressant. Merci infiniment. En effet, il faut savoir s’arrêter, car c’est ce qui nous permet d’entendre les différents points de vue. C’est la règle commune de l’Assemblée qui permet à tous les points de vue de s’exprimer. Merci, M. Henri Peña-Ruiz, je pense que votre audition, quels que soient les points de vue de chacun, a été très enrichissante pour toutes et tous.

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33.   Audition de Mme Catherine Kintzler, philosophe, vendredi 15 janvier 2021 à 17 heures

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10157485_60018f19d913f.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-15-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de Mme Catherine Kintzler, philosophe.

M. le président François de Rugy. Bienvenue à l’Assemblée nationale et bienvenue devant notre commission, qui a été créée spécialement pour examiner le projet de loi visant à conforter le respect des principes de la République. Comme vous l’avez peut-être constaté, nous avons auditionné des personnalités diverses. Certaines représentent des organisations ou des secteurs de la société qui peuvent être directement concernés par l’application de cette loi, si elle était votée, telle qu’elle aujourd’hui proposée par le Gouvernement.

Par ailleurs, nous avons souhaité éclairer nos travaux avec des éléments de contexte. Il peut s’agir d’éléments de contexte philosophique ou d’éléments de renseignement sur l’état de la société. C’est à ce titre-là que nous vous auditionnons. Vous êtes bien sûr totalement libre de vos paroles. Après un propos introductif, les collègues députés pourront vous interpeller ou vous poser des questions. Je rappelle que vous avez également publié l’ouvrage Penser la laïcité, que vous pourrez montrer tout à l’heure à l’écran.

Mme Catherine Kintzler. Mesdames et messieurs les députés, je suis ravie d’intervenir et je parlerai bien entendu de la laïcité.

J’ai élaboré un modèle théorique s’efforçant de rendre compte du concept de laïcité comme principe d’organisation politique et d’en articuler les propriétés. Jusqu’à présent, ce modèle s’est révélé assez souple, puisqu’il m’a permis d’éclairer la plupart des questions qui sont apparues depuis l’affaire de Creil en 1989. À l’époque, j’étais co-auteure et signataire du manifeste « Profs, ne capitulons pas ! ». Je me contenterai, dans les dix minutes que vous m’avez attribuées, d’en énumérer quelques thèses, de vous les asséner, en quelque sorte.

Dans sa Lettre sur la tolérance de 1689, le théoricien John Locke, qui sépare clairement le pouvoir civil et le pouvoir religieux, récuse la participation des athées et des incroyants à l’association politique. Le motif est qu’« ils ne peuvent pas former de lien », dit‑il, « ils ne sont pas fiables ». C’est dans ces propos que j’ai trouvé mon noyau conceptuel.

Une question fondamentale peut être formulée. Le lien politique a-t-il besoin du modèle de la croyance ? Le lien politique modélise-t-il sur la croyance dans sa forme ? Le propos ne concerne pas son contenu, bien sûr, puisqu’il s’agit d’une théorie de la tolérance. Locke répond : oui, ce lien a besoin du modèle religieux et il convient d’exclure les athées, parce qu’ils ne sont pas fiables, parce qu’ils sont trop dispersés.

Ce grand esprit a perçu le cœur de la question. Il a paradoxalement tracé le champ conceptuel sur lequel va s’installer la laïcité. Il faut retourner la réponse de Locke pour obtenir la laïcité du point de vue philosophique : non, le lien politique n’est pas d’ordre fiduciaire, il n’est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour former association politique. Ce retournement se révèle très riche. Il est comme un bout de ficelle que vous tirez. J’ai vu s’organiser la cartographie conceptuelle de la laïcité – je romance un peu mon exposé, car cela m’a quand même pris un peu plus de temps que cela.

Locke a tracé un champ conceptuel décisif. Nous pouvons tirer une grande partie des propriétés du concept de laïcité à partir de ce noyau. Je vais en énumérer les principales.

D’abord les propriétés relatives à la conception de l’association politique.

Premièrement, la séparation de l’Église et de l’État est nécessaire pour penser laïcité, mais elle n’est pas suffisante. Un régime laïc pose, en outre, que l’association politique, pour exister, pour être pensée, n’a besoin d’aucune référence à un lien qui lui serait préalable, que ce lien soit religieux, ethnique, coutumier, etc. La laïcité commence par installer ce que j’appellerai un espace zéro. Le lien politique est distinct de tout autre lien et va rendre possible la coexistence des libertés. J’ai un collègue qui, après avoir entendu l’une de mes conférences, m’a suggéré cette image du zéro. Il m’a dit : « Au fond, nous les Anglo-Saxons » – c’était aux États-Unis – « nous commençons à compter par un. Avec la tolérance, nous organisons les libertés réelles. Quant à vous, les Français, vous commencez à compter par zéro. » J’ai trouvé cette image éclairante. La laïcité, de ce fait, est un minimalisme politique, puisqu’elle va économiser un modèle. L’association politique laïque est autoconstituante. Pour apprécier le caractère laïc d’une association politique, le critère de la liberté de culte est insuffisant. Le critère décisif est la condition politique, morale, juridique des non-croyants. Non qu’ils soient plus importants que les autres, mais ils permettent de faire pierre de touche. La loi et la foi sont disjointes, dans leur conception et pas seulement dans leurs objets et dans leurs effets.

Deuxièmement, l’association politique laïque ne supposant aucun lien préalable dont elle s’inspirerait – ce qui ne signifie pas qu’elle abolit les liens existants, bien sûr, mais qu’elle ne leur accorde pas d’efficience politique –, associe d’abord des personnes singulières, qui assurent leur indépendance par la loi. Dans une telle association, il n’y a donc pas d’obligation, ni même de supposition d’appartenance. Le droit de non-appartenance ne se juxtapose pas au droit d’appartenir à tel ou tel groupe. Il en est la condition. La non-appartenance est logiquement et politiquement première. C’est donc un atomisme, un minimalisme, un immanentisme, qui fonde la primauté de la loi civile sur toute autre norme.

Troisièmement, dans cette association, le modèle contractuel ordinaire, qui suppose que des parties prenantes constituées préalablement contractent, n’est pas adéquat. Il n’existe pas de contrat entre la République laïque et les citoyens. Ce sont les citoyens qui, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, font les lois. Ils se constituent comme citoyens par l’acte même d’association politique. En pratique, cela signifie que la République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe. Elle ne se traite pas avec des lobbies. Il ne s’agit pas d’un modèle d’échange marchand. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier que l’on obtient ses droits, sa liberté et sa sécurité. Ces derniers sont traduits en termes universels pour être possibles, tous en même temps, et juridiquement énonçables et applicables à tous en même temps. C’est dans cet esprit que l’on s’efforce de faire les lois. Certes, nous ne réussissons pas toujours, mais du mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des Églises et de l’État à l’émancipation juridique et politique des femmes, en passant par la protection de la recherche, du savoir, etc. les dispositions laïques sont exemplaires à cet égard.

Ensuite les propriétés relatives au fonctionnement de l’association politique.

Quatrièmement, nous en venons à la dualité. Le régime de laïcité est souvent confondu avec le principe de laïcité. Or je ne pense pas qu’il faille les confondre. Le principe de laïcité fait partie du régime de laïcité.

Il convient de distinguer deux principes.

D’une part, il y a le principe de laïcité proprement dit. La puissance publique est installée sur le moment zéro. Elle ne dit rien sur les croyances et les incroyances et elle s’en protège. Elle s’abstient aussi bien dans la loi que dans les discours qui sont tenus en son nom, dans l’attitude de ses magistrats. Cela s’applique à ce qui participe de l’autorité publique – discours officiels, magistrats, fonctionnaires, textes législatifs, école publique, etc. – et à une mission de service public – j’ai trouvé cela dans le projet de loi, effectivement.

D’autre part, ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile et partout ailleurs – dans la rue, dans les lieux publics, dans les transports, dans les commerces, etc. –, l’application de ce qui ne devrait même pas être énoncé, mais qu’il faut tout de même dire, c’est-à-dire le principe de libre expression et de libre affichage dans le respect du droit commun. Par exemple, nous avons le droit d’organiser une procession religieuse et nous avons le droit de critiquer toute croyance ou toute incroyance sans nous attirer les foudres d’une législation sur le blasphème.

Cette dualité fonde ce que j’appelle la respiration laïque.

Cinquièmement, on peut déduire de cette dualité deux dérives, deux façons de déformer la laïcité. Ces deux dérives s’obtiennent par le même fonctionnement : l’un des principes recouvre l’autre.

La première dérive – on l’a appelée laïcité plurielle, raisonnable, apaisée et je crois qu’on l’appelle à présent laïcité inclusive – consiste à vouloir étendre au domaine de l’autorité publique ou à l’une de ses portions, le principe qui régit la société civile. On récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique. On fait de l’opinion religieuse une norme. On autorise les propos religieux au sein de la puissance publique. À terme, cela légitime la communautarisation religieuse du corps politique. Cette dérive a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004. Elle regagne régulièrement en vigueur, avec les toilettages de la loi de 1905. Je considère que le projet de loi sur lequel vous travaillez constitue vraiment une avancée dans le travail de désaveu de cette dérive. Je le salue avec un certain enthousiasme, je dois dire.

La seconde dérive repose sur l’autre principe. L’extrémisme laïc consiste, symétriquement et inversement, à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu’il se soumette à l’abstention qui doit régner dans le domaine de l’autorité publique, ce qui consisterait à réclamer l’abolition de la liberté d’expression, c’est-à-dire au nettoyage de tout signe religieux et de toute expression religieuse dans le domaine de la société civile. Cette seconde dérive refait régulièrement surface en réaction à la première dérive. Ainsi, nous avons vu se former des groupes favorables à l’effacement, dans l’espace civil, de tout signe religieux. Ces groupes ont diffusé des thèmes non pas antireligieux en général, comme il serait cohérent de le faire compte tenu de leur position, mais plus particulièrement anti-musulmans

Ces deux courants se font face. Ils se relaient. Ils ont offert la laïcité à l’extrême droite. Ils sont structurés de la même manière et tendent tous deux à une uniformisation de la vie, l’un par reconnaissance d’assignation – celle-ci constitue une forme d’uniformisation moléculaire ; un patchwork n’est pas uniformisé, mais si vous regardez chacune de ses parcelles, il est uniformisé –, l’autre par une uniformisation d’État très facile à percevoir.

Le personnel politique se montre très vigilant, à juste titre, sur cette seconde dérive, mais il est souvent resté aveugle à la première, laquelle est portée par une pensée diffuse, qui fait du religieux une norme sociale. Je dois dire que je salue une fois encore cette loi, qui est une loi de lucidité sur cette question.

Je terminerai en énumérant quelques notions que je peux construire ou rendre intelligibles à partir de là, mais que je ne traiterai pas.

La notion de « respiration laïque » est la distinction de différents espaces, le résultat de la dualité des principes abordés précédemment. Prenons l’exemple de l’élève qui ôte son affichage religieux à l’entrée de l’école et le remet à la sortie. Il vit deux univers différents, ce qui lui permet d’échapper à l’assignation qui pourrait être exigée par son milieu, mais aussi à une assignation uniformisante d’État, si nous étions tombés dans la seconde dérive. La question des accompagnateurs scolaires peut être abordée sous cet angle, mais je n’aborderai pas ce point à présent.

Qu’est-ce que le communautarisme ? Nous avons des communautés d’association, des outils juridiques qui permettent aux communautés constituées dans un cadre légal de s’organiser, ce qui ne pose aucun problème. Le communautarisme social recourt à des pressions sur des prétendus membres d’une communauté. Il est donc nécessaire de protéger les individus. Il me semble que vous y avez pensé dans cette loi. Le communautarisme politique, enfin, réclame des droits et des devoirs spécifiques – c’est seulement là que nous pouvons parler de séparatisme.

S’agissant de la liberté de conscience et de la liberté des cultes, il convient de distinguer les droits-libertés et les droits-créances. La liberté des cultes, dans cette perspective, est hiérarchisée. Elle est un cas particulier de la liberté de conscience, ce qui est le résultat de l’espace zéro. La rédaction de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 le dit bien. Les deux phrases sont séparées par une ponctuation entre liberté de conscience et liberté des cultes. Lorsque la liberté de conscience est assurée, la liberté des cultes est garantie. Un point a été placé entre les deux, parce que la liberté des cultes est conditionnée par la liberté de conscience. La liberté des cultes est un droit-liberté et non un droit-créance. L’État ne l’assure pas, au sens où il n’est pas tenu de donner à chacun les moyens financiers et matériels d’exercer cette liberté.

Il n’existe pas de contradiction entre les religions et la laïcité. La laïcité s’oppose aux religions lorsqu’elles veulent faire la loi et se substituer à la loi civile, parce qu’elles ont des visées politiques. Un individu peut donc être à la fois laïc et catholique, laïc et musulman, laïc et athée. Il n’y a pas non plus de confusion entre laïcité et athéisme.

En revanche, il existe une forme de religion à laquelle la laïcité est entièrement contraire. Il s’agit de la religion civile. La foi n’a pas à faire la loi, mais la loi n’a pas à se transformer en article de foi. Je tire cela de la lecture de Condorcet : « On ne va pas transformer les écoles en temple national », dit-il. Cette question est toujours à l’ordre du jour.

Enfin, pourquoi les élèves sont-ils concernés par la laïcité scolaire ? Tel était le grand débat entre 1989 et 2004. La réponse se trouve dans la nature même de l’activité de l’école : l’école n’est pas un service. Il s’agit d’un service au sens juridique, bien sûr, mais au sens du fonctionnement et au sens philosophique, il ne s’agit pas d’un service. L’école n’est pas une consommation. Les élèves ne sont pas de simples usagers. C’est un lieu de production, par chacun, de sa propre autonomie. Ce point demanderait un développement à part entière.

M. Francis Chouat. Je suis très honoré, chère madame Kintzler, de vous voir après vous avoir souvent lue.

Vous venez d’employer une expression que je ne connaissais pas, mais qui me semble illustrer magistralement l’enjeu intellectuel et culturel de ce projet de loi, qui demeure bien plus aride que vos propos et que nous sommes en train d’examiner. Je fais allusion à l’expression « respiration laïque ».

Je vais faire un raccourci pour rester dans le format de nos interventions. Vous avez, en mars 2018, publié aux côtés de cent intellectuels français un manifeste contre le séparatisme islamiste, qui est l’exact opposé de la respiration démocratique. Vous y dénonciez notamment, pour citer le texte de l’appel, « un nouveau totalitarisme qui avance, masqué, cherchant à passer pour une victime de l’intolérance, alors qu’il est en réalité l’arme de la conquête politique et culturelle d’un islam qui rejette les autres, y compris les musulmans ou les personnes se reconnaissant dans la confession musulmane et qui ne partageraient pas ses vues ».

Pensez-vous que ce projet de loi, sur lequel vous avez commencé à indiquer votre sentiment, permet de raffermir la République ? Comment, selon vous, faire de nouveau respirer par la laïcité ne serait-ce que partiellement ?

Je souhaite vous interroger sur deux points particuliers.

Le premier est d’ordre général. De partout émerge un discours culpabilisant, dans une dimension que vous avez vous-même qualifiée d’expiatoire, qui prône l’antiracisme, mais au nom d’un autre séparatisme que celui de l’islamisme politique. Face à cette tenaille identitaire, le contexte dans lequel s’inscrit cette loi est d’une grande complexité. Quel regard portez-vous sur ces deux blocs qui s’opposent, avec d’une part des républicains, qui se veulent émancipateurs et respirateurs à travers la laïcité, et d’autre part un émiettement de la société qui revendique à tout va ses particularismes au nom de la liberté d’expression ? Cette loi peut-elle, ne serait-ce que modestement, contribuer à faire en sorte que la respiration l’emporte sur l’étouffement et l’émiettement ?

Ma seconde question porte sur l’instruction en famille, notamment sur l’article 21 du présent projet de loi. Vous avez déclaré avoir toujours été défavorable à la scolarisation obligatoire, lui préférant l’obligation d’instruction régie par les programmes nationaux et par des diplômes nationaux. L’un de vos principaux arguments tient, de manière un peu paradoxale, au risque que la scolarisation obligatoire devienne un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une idéologie officielle. Je devine la source de vos inquiétudes. Pour autant, nous sommes nombreux à croire que l’école républicaine doit être précisément le lieu d’émancipation, le creuset de la respiration, de la socialisation. Quel regard portez-vous sur l’article 21 qui, précisément, exprime deux choses : la prééminence de l’école et la nécessité de ne pas utiliser une liberté qui existe – celle de l’instruction en famille – pour des projets totalement séparatistes, portant d’ailleurs atteinte à la protection de l’enfance.

Mme Annie Genevard. Madame, je suis très heureuse de vous auditionner aujourd’hui, d’autant que, comme l’a dit mon prédécesseur, nous vous lisons toujours avec beaucoup d’intérêt.

J’ai été particulièrement intéressée par l’opinion selon laquelle, de votre point de vue, il n’est pas souhaitable qu’il y ait une sorte de nettoyage laïc, un effacement dans l’espace public de tout signe religieux. Je vous rejoins. La laïcité ne doit pas être une religion laïcarde. Il est bon de le rappeler.

Néanmoins, que vous inspire le fait que l’espace public soit de plus en plus occupé par des personnes portant des signes religieux manifestes ? Je fais bien entendu allusion à la question du voile en particulier. J’aimerais connaître votre sentiment sur le sujet, et plus particulièrement sur la question du voile des accompagnatrices scolaires. C’est un point sur lequel vous nous avez dit que vous vous exprimeriez. Je vous ai lue dans la presse. J’ai cru comprendre que vous n’y étiez pas favorable. Un certain nombre de députés ne le sont pas non plus. C’est mon cas. J’aurais aimé que vous développiez plus particulièrement ce point.

Mme Géraldine Bannier. Je vais reprendre l’une de vos citations : « C’est peut-être pour cela que je suis devenue professeure : ce moment où vous rencontrez une classe et vous vous dîtes “on va commencer un chemin”... Ce qui compte c’est de faire sentir aux élèves qu’ils commencent tous à égalité, que c’est avec leur raison naturelle qu’on va emprunter ce chemin, et ça peut mener vers les sommets. »

Quel rôle peut jouer la perception de l’inégalité sociale par les élèves sur la menace de nos principes républicains ?

Je souhaite également réagir aux propos de ma collègue Annie Genevard, puisque j’ai été professeur. La question des accompagnatrices n’est-elle pas insoluble ? Il est vrai que, lorsque nous faisons une sortie scolaire et que nous faisons venir des parents, ces derniers participent au service public de l’éducation. En même temps, les enseignants ont la nécessité de faire venir des parents, de faire participer des parents. Or si nous ne respectons pas la liberté de conscience, les parents ne participeront pas. Cela constitue aussi un enjeu majeur pour les enseignants. Le sujet n’est-il pas difficile à trancher ? N’existe-t-il pas un risque, en s’intéressant de trop près à ce sujet, de menacer la laïcité et le vivre-ensemble ?

Mme Catherine Kintzler. Je commence par votre question, M. Chouat. À mon avis, cette loi a un effet politique. En effet, nous pouvons constater que nos concitoyens musulmans se divisent. Ils se divisent de manière politique, de manière rationnelle, et nous réalisons qu’il est une insulte de les amalgamer, de les coaliser autour de ce que cette religion a de plus réactionnaire et de ses dérives totalitaristes. Cet effet politique m’a beaucoup frappée. On ne souligne d’ailleurs pas assez que les attentats islamistes font beaucoup de victimes dans les pays musulmans. Ils s’en prennent à des pays où l’islam est religion officielle. Ils n’en ont jamais assez. Nous ne leur ressemblerons jamais assez. Il s’agit d’une entreprise d’uniformisation totale, qui n’épargne aucun secteur de la vie et des mœurs.

S’agissant de mon point de vue sur l’effet de la loi sur le citoyen, vous m’avez demandé mon sentiment sur les deux blocs, le républicain et l’émiettement de la société. L’objet politico-juridique que vous appelez « raffermir » ou « conforter les principes républicains » est de toujours rappeler aux citoyens qu’ils peuvent sortir de l’assignation, que l’assignation n’est pas quelque chose de naturel. Nous sommes tous assignés, acculturés dans un milieu. J’en profite pour répondre à la question sur l’école. L’école est aussi le moment où l’on sort de l’assignation, où un dépaysement s’opère. Lorsque vous êtes professeur, votre première tâche n’est pas de renvoyer les élèves à ce qu’ils sont ou à ce que l’on croit qu’ils sont, mais d’essayer de les faire sortir et de leur montrer qu’il existe un ailleurs. Tous les professeurs ont cette expérience, que j’appelle le dépaysement scolaire.

L’instruction à la famille ne permet pas ce dépaysement. S’agissant de ma réticence à cette idée, je pense qu’éduquer signifie faire sortir. Bien sûr, les classes regroupent des élèves d’origines sociales différentes et d’origines différentes. Pourquoi les fixer à cela ? Je suis fille d’immigré. La sœur de mon père, ma tante – c’est une famille italienne – aimait l’école. Elle m’a expliqué qu’elle se sentait bien à l’école, car au fond, elle n’était pas la fille de la famille. Elle n’était pas renvoyée à sa condition. Elle vivait ainsi une double vie, d’une certaine manière.

Ce dépaysement est une élévation. Ce n’est pas non plus une réconciliation avec soi‑même. C’est un parcours dans lequel on se fâche avec soi-même. Pour démontrer que deux angles opposés par le sommet sont égaux, il faut d’abord en douter. Il faut d’abord se fâcher avec soi-même. Tout ce chemin, auquel vous avez fait allusion, est effectué par le professeur avec ses élèves. S’il ne se fait pas en lui, il ne se fait pas en eux. Le fait de sortir de l’assignation n’est pas une obligation, mais une possibilité. Le citoyen n’apparaît qu’à partir du moment où il est capable de prendre ses distances avec ce que l’on croit qu’il est, quitte à renouer avec cette identité, mais de manière seconde. C’est la secondarité qui va caractériser à la fois l’élève, le professeur et le citoyen. Nous ne sommes jamais directement assignés. Nous ne sommes jamais directement ce que l’on nous dit que nous sommes.

Cette loi aborde cette question de manière juridique. Elle comprend des points très techniques, notamment sur la question de la polygamie, qui est très compliquée. Je l’ai lue et je dois dire que je me suis perdue en route, mais au moins, il est établi que ce qui est amené comme quelque chose de naturel doit être remis en question. De la même manière, la loi ne se présente pas comme une loi de défense des valeurs républicaines, mais des principes républicains. Je suis très sensible à cet intitulé.

Quand j’ai dit que j’étais attachée à la liberté dans l’enseignement, c’était une manière de lire Condorcet, qui a toujours été attaché à la liberté de l’enseignement. Il avance l’argument suivant : s’il y a monopole de l’instruction par l’État, alors la liberté de l’enseignement s’effondre nécessairement au vu de la nature de cette activité. La concurrence entre réseaux est indispensable. Il maintient cette idée de l’instruction privée, à domicile.

Cela s’inscrit dans une lutte que j’ai menée dans les années 1980, où j’ai vu le moment où l’école n’était plus sommée de faire sortir les élèves et de les dépayser, mais au contraire de les renvoyer constamment à leur être supposé. Je me suis dit que, si les programmes nationaux et les examens nationaux ne tenaient pas bien les choses, l’instruction deviendrait une éducation obligatoire. Elle constituerait alors un outil très puissant pour un pouvoir politique qui imposerait ses vues. Les choses ont changé depuis. L’instruction à la maison est devenue un outil au service d’une forme d’enfermement et de totalitarisme. Je ne vais donc pas partir en guerre contre cette disposition.

S’agissant des accompagnateurs scolaires, j’ai également coécrit et signé un texte pour demander que ces accompagnateurs scolaires soient tenus de protéger la liberté de conscience des élèves. En effet, l’école n’est pas faite pour les parents, mais pour les élèves. Ce n’est pas aux parents que l’on propose une sortie, même s’ils ont bien du mérite de l’accompagner. D’ailleurs, il ne s’agit pas nécessairement de parents. Le chef d’établissement peut choisir d’autres personnes que des parents. Nous n’abordons pas la question dans le bon sens si nous nous posons la question du statut des personnes. Il convient de poser la question de la nature de l’activité. L’école reste l’école. C’est une activité pédagogique. Qu’elle soit dans les murs ou hors les murs, l’école est tenue d’assurer la protection de la liberté de conscience des élèves. Que dirait-on si un accompagnateur se présentait avec un t-shirt vantant La Manif Pour Tous ou bien des positions autres que celles que nous avons évoquées ?

Lorsque je collaborais avec le Haut Conseil à l’intégration dans les années 2010, les associations de parents d’élèves arguaient qu’il fallait laisser les accompagnateurs porter le voile et les signes religieux. Je leur ai demandé ce qu’ils diraient si les élèves étaient accompagnés par des messieurs portant une kippa. Elles m’ont vivement répondu qu’elles ne l’admettraient pas. C’était donc à sens unique. Je leur ai demandé pourquoi elles ne l’admettraient pas. J’ai obtenu une réponse très intéressante : « De toute façon, cela ne se produira pas. » Je leur ai demandé pourquoi. Elles m’ont répondu : « Parce que ce n’est pas l’affaire des hommes. » Comme si c’était l’affaire des mères exclusivement. Comme vous le voyez, il y a quelque chose de choquant. Il semble que ces bénévoles extérieurs soient d’abord des parents – alors que ce n’est pas obligatoire – et plus particulièrement des mères. Pourquoi serait-ce une fonction maternelle ? Pourquoi importer dans l’école cette notion et faire de l’école quelque chose de maternisant ? Le modèle familialiste n’est pas adéquat dans l’activité scolaire.

En outre, il faut quand même rappeler que ces accompagnateurs n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs. Réciproquement, nous avons entendu les développements selon lesquels les enfants seraient humiliés si l’on demandait à leur maman d’enlever tel ou tel signe religieux. Or les accompagnateurs ont à traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui.

Je voudrais tout de même revenir sur cet argument du dépaysement. Après tout, pourquoi enfermer quelqu’un dans un rôle de maman voilée ? Est-ce que cela doit la poursuivre toute sa vie ? Est-ce que la respiration laïque, justement, ne consiste pas à offrir à des personnes – puisque nous raisonnons en termes d’offre – des moments où elles vivent précisément autre chose, où elles peuvent être autres. À l’argument du petit garçon qui craint que l’on demande à sa maman de retirer son voile, il convient de répondre que ce garçon va découvrir que sa maman n’est pas seulement sa maman. C’est aussi une citoyenne. Il faut aussi voir les choses du côté positif, du côté de la respiration laïque. Croire qu’une femme voilée serait incapable de comprendre cela revient à l’enfermer et à la mépriser. Voilà comment je répondrais à la question des accompagnateurs de sorties scolaires.

Il me semble également qu’il existe un argument valable aux yeux des législateurs que vous êtes. Ces accompagnateurs se substituent à des personnels dont nous ne disposons pas. Si les écoles disposaient de personnels en nombre suffisant et formés pour cela, ces sorties scolaires seraient assurées par les personnels de l’Éducation nationale. Ces derniers seraient alors astreints, en tant que personnels d’un service public, au principe de laïcité. Ces accompagnements constituent ainsi une manière d’appuyer la République. Or nous n’appuyons pas la République en important cela au sein de l’école et en renonçant à la respiration laïque.

Enfin, madame Bannier, vous m’avez interrogée sur la perception de l’inégalité sociale. Je pense vous avoir répondu sur l’expérience du professeur. Notre travail, en tant que professeurs, est de faire en sorte que le fils ou la fille de médecin, de cadre et d’ouvrier se sente à égalité. Je donne l’exemple de la langue. Tous parlent une langue spontanée qui s’avère très éloignée de celle que l’on enseigne à l’école. Il convient donc d’enseigner le français comme s’il s’agissait d’une langue étrangère. D’ailleurs, les élèves adorent jouer avec la langue. Ils adorent les subjonctifs, les passés simples, etc. Leur attitude est tout le contraire de ce que l’on croit. Les professeurs en ont tous fait l’expérience.

Mme Genevard m’a demandé mon sentiment sur l’espace public. Le nettoyage des signes religieux dans la rue constitue un nettoyage, mais pas un nettoyage laïc. Je ne reprendrai pas le terme « laïcard », dont vous ne connaissez que trop l’origine. Il ne peut pas me convenir. Cependant, à quoi bon la laïcité s’il s’agit précisément de faire obstacle à ce que j’ai nommé la respiration ? Nous ne nous associons pas pour être égaux, mais nous nous rendons égaux pour être libres et pour pouvoir faire de cette liberté quelque chose de possible. De la même manière, nous ne nous associons pas pour être laïcs, mais nous demandons à la puissance publique d’assurer la laïcité pour jouir des libertés, dans le cadre du droit commun et à égalité.

Vous dites que cet espace est de plus en plus occupé par des signes religieux. Certes, mais la réciproque est possible. Ce point est politiquement vécu de manière très conflictuelle. Qu’est-ce qui m’empêche de critiquer ce qui ne me plaît pas ? C’est la même liberté. Si je fronce le sourcil devant un signe religieux, alors je vais m’entendre dire que je suis intolérante, que je n’aime pas les religions, etc. Cependant, l’opinion irréligieuse est tout aussi libre de s’exprimer que l’affichage religieux. Il faut en faire usage.

Il se trouve que la presse satirique en fait usage. À quel prix ? Il se trouve que l’on peut impunément afficher une option ultra réactionnaire politico-religieuse. Or dès que l’on caricature cette option et que l’on s’en prend à elle, on devient un affreux réactionnaire. Comme le disait mon ami Henri Peña-Ruiz dans l’un de ces récents articles, la simple publication d’un dessin vous vaut décapitation.

Ce n’est pas en pourchassant les signes religieux que l’on résout la question. Il serait anti-laïc et liberticide de le faire. Au contraire, il faut rétablir la liberté d’expression. Bien sûr, nous entendons dire qu’il existe une certaine discrétion dans les mœurs, mais nous n’en sommes plus là. Il faut pouvoir soutenir l’existence de la liberté d’expression dans le cadre du droit commun. La liberté d’expression n’a jamais été absolue. Elle a toujours été encadrée par un droit qui vaut pour tous, mais il faut faire usage de cette critique. Il faut faire usage de la liberté d’opinion, de la liberté d’exposer des options irréligieuses ou de critiquer tel ou tel aspect ou telle ou telle religion. Cette liberté doit s’exercer. Il appartient au législateur de la protéger.

Voilà comment je répondrai à cette remarque. Nous ne vivons plus dans un monde où la civilité consiste à se restreindre. Toute une partie de la société ne le fait pas, et ce, en toute légalité. Laissons donc s’exprimer les opinions, et surtout, exerçons ce droit de critique. La loi ne sanctionne que le fait de s’en prendre aux personnes et aux biens. Elle ne sanctionne pas le fait de s’en prendre à des doctrines et à des idées. Il convient de faire la différence. Il faut l’expliquer inlassablement, mais il ne suffit pas de l’expliquer. Il faut le pratiquer.

Pour résumer l’ensemble de ces questions, j’ai parcouru ce projet de loi et un aspect m’a frappée : la volonté de défendre les personnes. Cela est très important. Il convient de revenir à cet atomisme qui n’est pas un individualisme, puisqu’il n’est possible que dans le cadre d’une association politique extrêmement forte. Cette association doit sa solidité à la manière dont elle surmonte la difficulté d’envisager la fragilité. J’en ai parlé tout à l’heure avec l’exemple du professeur qui s’efforce de faire sortir, de donner de l’air, de passer par le doute, de faire en sorte que chacun soit capable de se fâcher avec lui-même pour se trouver lui-même. L’école doit reprendre toute sa dimension. Les professeurs doivent être recrutés sur le plus haut niveau possible – et ils doivent être payés en conséquence. La loi le dit : l’école est le cœur de la République. Il y a un passage à ce sujet. C’est très important. Nous ne pouvons pas nous contenter d’un formalisme de la laïcité. Cela ne fonctionne pas. Il faut que cela soit soutenu par les citoyens. La secondarité dont j’ai parlé doit être effective dans leur expérience d’élève, puis de citoyen.

Mme Marie-George Buffet. Vous avez affirmé, dans votre propos liminaire, qu’il n’y avait pas de « deal » entre la République et les citoyens. Pourtant, dans ce projet de loi, nous proposons aux associations de signer un contrat d’engagement républicain. Nous employons le terme de contrat. Cela vous pose-t‑il problème ?

Ma seconde question porte sur le contenu de ce contrat, qui n’est pas encore rédigé. Il se dit que ce contrat rappellera les principes républicains. Or un principe a été oublié, celui de la laïcité. Ce contrat ne comprendrait pas le principe de la laïcité, ce qui est étonnant dans une telle loi. On nous répond que cela est impossible. Pourtant, vous avez rappelé dans votre propos qu’une personne peut être catholique et laïque, musulmane et laïque ou juive et laïque.

M. François Cormier-Bouligeon. Chère Catherine Kintzler, les débats qui se tiennent dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale se déroulent face à la tapisserie représentant L’École d’Athènes de Raphaël. Cet après-midi, mes collègues et moi avons l’impression de voir cette toile s’animer sous nos yeux.

Vous êtes philosophe et spécialiste reconnue, entre autres, de la laïcité et de l’éducation. Vous êtes notamment membre du Conseil des sages de la laïcité instauré par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Vous êtes ici en tant que spécialiste de la question. Cependant, il m’apparaît important, dans le cadre de nos travaux, que vous nous indiquiez, sur la question que je vais vous poser, à la fois votre position et celle du Conseil des sages. Je veux notamment parler des collaborateurs occasionnels du service public, en particulier dans ce lieu de l’Éducation nationale.

Le projet de loi que nous examinons est indispensable. Il est urgent. Vous avez parlé à l’instant de loi judicieuse. Si l’on veut qu’il soit compris et mis en œuvre, il doit être clair, et pour cela, il doit être complet et exhaustif.

L’article 1er est véritablement opportun. Je l’affirme. Il étend en effet l’obligation de neutralité aux organismes de droit public et de droit privé, et donc à leurs salariés, dans le cadre de l’exécution d’une mission de service public, à raison de la nature de cette mission et non en fonction desdits salariés. L’article 1er évoque même, je le cite, « les personnes sur lesquelles l’organisme de droit public ou de droit privé exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction ».

Tout d’abord, ne trouvez-vous pas un peu baroque qu’un projet de loi sur les principes de la République étende l’obligation de neutralité aux catégories que je viens de citer sans en faire de même pour celles qui participent à l’exécution d’une mission de service public sous l’égide de l’État ? Nous avons cité les accompagnateurs de sorties scolaires, mais nous aurions également pu citer les réservistes des différentes réserves, ainsi que les témoins ou les experts dans les tribunaux.

Ensuite, pouvez-vous nous rappeler en quoi la neutralité est importante au regard de l’usager du service public et de l’égalité qu’il est en droit d’attendre, et pourquoi cette importance est renforcée s’agissant des élèves des écoles ? Vous avez parlé tout à l’heure de sortir de l’assignation. Vous avez parlé de dépaysement scolaire. Ces termes m’ont beaucoup interpellé. Pouvez-vous nous en dire plus sur les consciences en cours de formation chez les élèves ?

Enfin, pouvez-vous nous dire si, selon vous, une sortie scolaire entre bien dans le champ de la mission de service public ? Ce point est important pour éclairer le débat.

Je conclus en disant, comme vous, que le terme « laïcard » a été forgé par Charles Maurras. Il est donc un peu particulier de le reprendre, mais je suis persuadé que notre collègue Annie Genevard ne le faisait absolument pas dans cet état d’esprit.

Mme Annie Genevard. Il n’y avait bien évidemment rien de maurrassien dans cette allusion. Je me permets de le préciser.

M. le président François de Rugy. Bien entendu. Le mot « laïcard » est effectivement employé depuis de nombreuses années par des personnes qui n’ont rien à voir avec Charles Maurras. Il convient tout de même de ne pas interdire les mots qui ont été employés, même s’ils ont été forgés à l’époque par une personnalité hautement contestable.

Mme Catherine Kintzler. Merci, monsieur le président. Il n’y a pas de « deal » entre la République et les citoyens. Vous et moi n’avons pas contracté avec la République, qui est notre émanation. Nos droits ne sont pas obtenus par des groupes de pression. D’ailleurs, il me semble que les Églises ont été retirées de la liste des lobbies au mois de juin 2018. Je me demande pourquoi. Ce point mériterait d’être réexaminé.

C’est dans ce sens que j’ai utilisé l’impertinence de la notion de contrat. Il n’y a pas d’essence. Ce n’est pas parce que je paie le policier par mes impôts que celui-ci doit fermer les yeux quand je grille un feu rouge ou au contraire qu’il doit exercer sa fonction.

À l’occasion des discussions de la Révolution française sur l’instruction publique, l’on s’est demandé si les instituteurs devaient être payés par les parents. Moi qui ai beaucoup lu Condorcet, je me suis dit que ce n’était pas possible. Cela reviendrait à installer une forme de contractualisation. Au contraire, c’est la puissance publique qui doit les payer, parce que c’est elle qui ordonne l’instruction et qui la rend nécessaire. Il y a cependant contrôle des citoyens. D’ailleurs, l’école n’est pas seulement contrôlée par les parents, mais par les citoyens eux‑mêmes. Il en va de même pour tout ce que l’on appelle les services publics.

Ce projet de loi propose à des associations, et non à des citoyens, de signer un contrat d’engagement sans lequel elles ne pourraient pas recevoir de subvention publique. La question peut être posée à l’envers. Est-ce qu’il serait conforme à la neutralité et à la laïcité de la puissance publique, sous toutes ses formes, y compris dans ses composantes territoriales ? La loi s’est d’ailleurs penchée sur cette question, qui n’est pas facile à résoudre et qui est technique. Trouverions-nous normal que la puissance publique subventionne des associations qui feraient un usage de cet argent contraire à la laïcité, contraire aux principes républicains ? C’est dans ce sens qu’il convient de poser la question. Il reste du travail à engager sur ce point.

Vous avez précisé que ce contrat ne comprendrait pas le principe de laïcité. Je vous renvoie la question. En est-il ainsi ? Je n’ai pas étudié ce point avec précision.

L’intervention de M. François Cormier-Bouligeon rassemble beaucoup d’éléments. Je vous remercie de l’allusion à la tapisserie de L’École d’Athènes, mais restons modestes et parlons de l’école. Cette référence m’inspire que nous ferons beaucoup plus pour la laïcité à l’école en enseignant et en construisant les humanités modernes – mais dans l’esprit des humanités, c’est-à-dire l’esprit du lointain – qu’en faisant du prêchi-prêcha sur les valeurs, les principes de la République, en nommant des référents et en multipliant les équipes, c’est‑à‑dire en introduisant un millefeuille laïc. Celui-ci est nécessaire pour assurer la formation initiale et permanente des personnels, mais le risque est d’arriver à une forme de religion civile. La laïcité ne s’enseigne pas comme un prêche. Elle se pratique. Il existe une manière laïque d’enseigner, y compris s’agissant de ce que l’on nomme les « faits religieux ». Cela s’est toujours fait ainsi.

Lors de ma scolarité, je venais d’une petite famille d’athées, mais je connaissais tous les sacrements. Nous avions travaillé sur les guerres de religion. Il fallait faire la différence entre Luther et Calvin. L’enseignement était fait de manière très précise. C’était une manière laïque d’enseigner. Le professeur ne supposait jamais qu’il y avait, dans l’ensemble de ses élèves, des personnes qui auraient pu s’identifier à tel ou tel point. C’était de l’Histoire. L’Histoire, c’est le paradoxe : j’aurais pu y être, mais je n’y suis pas. C’est du révolu, mais qui forme notre présent. C’était dans cet esprit-là que l’enseignement était pratiqué.

Nous pouvons continuer à faire comme cela. Il est important de commencer par les religions auxquelles on ne croit plus, qui sont lointaines, plutôt que d’introduire de manière maladroite et massive des éléments auxquels les élèves sont priés de s’identifier. Il y a aussi une forme d’assignation subreptice à dire que le fait religieux est quelque chose d’universel et que les élèves ne peuvent pas y échapper. Ce n’est pas comme cela que les choses se passent. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de faits, mais d’une pensée et d’une mythologie, etc.

Ce sont les humanités qu’il faut reconstruire. Il faut introduire les élèves à ce dépaysement.

S’agissant des collaborateurs occasionnels du service public, j’ai donné tout à l’heure l’essentiel de mon argumentation sur ce l’on appelle les accompagnateurs scolaires. Ce qui m’intéresse, dans la démarche que vous avez rappelée, est que cette obligation de neutralité n’est pas introduite par le statut des personnes, ce qui induirait nécessairement des points de vue de division. On dira qu’il faut respecter la liberté de conscience des parents quand ils sont accompagnateurs. Dans ce cas, comment faire avec les élèves ? Il n’existe pas de solution. Au contraire, vous avez insisté sur le fait que cela avait été abordé par la nature de la mission. La question est ainsi beaucoup mieux posée. Que fait-on quand on effectue une sortie scolaire ? Il s’agit d’une activité pédagogique, d’une activité à part entière. C’est l’école qui sort, mais elle reste l’école néanmoins.

Pourquoi exclure les bénévoles de cette obligation de neutralité ? Je me pose également cette question. Cette question pourrait être élargie. Nous entendrons que nous n’en avons jamais assez avec la laïcité, qu’il faut toujours étendre les objets. C’est une objection que vous avez dû rencontrer. Mais la vie du droit est telle que les principes sont toujours valides, mais que les objets peuvent changer. Certains objets deviennent problématiques. Ils n’existaient pas auparavant. Quand l’école sollicitait du personnel pour les sorties scolaires, le problème ne se posait pas. À présent, il convient d’examiner cette question des bénévoles.

Vous m’avez demandé quelques éléments sur la conscience en formation des élèves. Pourquoi cette neutralité ? Le mot « neutralité » ne me semble pas suffisant. Il est bien sûr pertinent du point de vue juridique, mais il n’est pas suffisant du point de vue de ce qui se produit à l’école.

Il n’est pas toujours si simple d’expliquer à un enfant comment fonctionne une retenue dans une soustraction en système décimal. Ce n’est pas neutre. C’est une manière de travailler et de conduire à des propositions vraies. Il s’agit de faire comprendre à un élève que le vrai n’est pas comme la pièce de monnaie qui se trouve dans sa poche. Il ne peut pas vérifier la proposition avec un original, alors que la présence de la pièce de monnaie peut être vérifiée. Il y a une pierre de touche. Nous sommes livrés au traitement de la pensée par elle-même. La pensée est obligée de se faire face, de se prendre elle-même comme objet. Ainsi, lorsqu’on explique le fonctionnement d’une retenue dans une soustraction, on est déjà dans un domaine où on a dépassé ce que l’on appelle les compétences, l’utilité. On commence à comprendre ce qu’est un nombre. Cela est intéressant en soi, car il s’agit d’un objet libre régi par ses propres lois. Cela n’est cependant pas neutre. Le système décimal n’est pas neutre. Il possède ses propres lois, son fonctionnement et ses nécessités. Lorsque j’effectue la soustraction ou l’addition, je ne suis jamais aussi libre qu’en sachant ce que je fais.

La conscience des élèves se forme à ce moment-là. L’élève se rend compte que personne ne lui dicte ce qu’il fait ni ce qu’il pense au moment où il effectue cette opération, au moment où il a compris. Il comprend également que son camarade situé juste à côté de lui ne va pas comprendre l’opération exactement au même moment que lui, mais qu’il va le faire. Il le fera peut-être demain. Il l’a peut‑être fait avant lui. C’est ainsi que se forme ce que j’appelle une petite république des lettres.

Nous en revenons aux humanismes et aux humanités. Cela constitue des consciences en formation, cela constitue un enseignement laïc. Lorsque j’aborde des élèves, ils arrivent soit ignorants – personne n’est jamais vraiment ignorant – soit imbus d’un savoir qui est partiel. Je suis ainsi obligé de les faire recommencer.

Le Bourgeois gentilhomme comporte une belle scène, où le maître de philosophie explique à M. Jourdain les voyelles et les consonnes. M. Jourdain est émerveillé, parce qu’il découvre que la langue qu’il parle tous les jours possède une existence en elle-même, qu’elle a des lois. Il découvre ce que nous appelons aujourd’hui les phonèmes, et que ces phonèmes ne s’articulent pas de la même manière. « Ah que cela est beau ! ». Molière le dit en truisme, mais il y a une grandeur dans cette scène, dont Molière se moque, mais qu’il fait tout de même exister. C’est ce genre d’effet que nous essayons de produire. C’est pour cela que nous sommes toujours un peu ridicules quand nous exposons quelque chose de ce genre, quand nous entrons dans un domaine du savoir. C’est le moment de la liberté. Il n’existe pas d’expérience plus haute de la liberté que ce genre de découverte. La preuve est que M. Jourdain, un peu plus tard dans la pièce, se précipite sur sa femme et sa servante en se disant « Mon Dieu, elles ne savent pas ça ! Comment peuventelles vivre sans savoir ça ? ». Et il essaie de le leur enseigner. Bien sûr, il s’emmêle les pinceaux, parce que son savoir est tout frais, qu’il est insuffisant, et Molière fait rire à ses dépens. Mais il fait rire également aux dépens de Mme Jourdain et de sa servante Nicole, qui pose des questions comme « À quoi cela sertil ? », « Cela va vous faire une belle jambe ! ». Mais il découvre la libéralité des objets du savoir.

Nous aurons fait beaucoup plus pour la laïcité lorsque nous aurons remis l’école sur ses rails, qu’en convoquant les élèves et en les abreuvant de bons sentiments. Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on les détourne des discours plus puissants, des sirènes très puissantes qui leur parlent d’héroïsme, d’abnégation. Ces gourous-là, vous ne pouvez pas les faire taire. Ce qu’il faut, c’est donner un aliment qui soit capable de leur résister. Il faut fournir à ces élèves des nourritures fortes, choisies.

Monsieur François Cormier-Bouligeon, vous m’avez interrogée sur la position du Conseil des sages de la laïcité. Vous comprendrez que je n’ai pas à l’exprimer sur des questions actuellement en discussion. Je ne représente ici que moi-même. D’ailleurs, je vous remercie de m’avoir invitée sur ce fondement. C’est aussi, pour moi, une illustration d’un point que j’ai abordé, à savoir que la République a d’abord affaire à des personnes, à des singularités. Ce sont ces singularités qui s’associent et c’est cette association, qui n’est pas une adhésion de croyance une fois pour toutes, qui rend la chose solide. Mais cela repose sur des bases fragiles qu’il faut sans cesse entretenir, parce que c’est un consentement raisonné de tous les jours, de tous les instants. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de dire cela.

M. le président François de Rugy. Merci d’avoir contribué à nos travaux, d’avoir éclairé nos réflexions et nos futurs travaux législatifs puisque, comme vous le savez, après le temps du Gouvernement, qui présente le projet de loi, vient le temps du Parlement. La semaine prochaine, nous étudierons les articles et les nombreux amendements qui ont été déposés par les collègues députés, avant de le faire à nouveau en séance à partir du 1er février.

Mme Catherine Kintzler. J’ai vu que deux amendements ont été déposés sur la question des immeubles de rapport. Je n’ai pas non plus abordé cette question.

M. le président François de Rugy. Elle a été abordée de nombreuses fois par de nombreuses personnes auditionnées, en pour comme en contre, même si ceux qui l’ont demandée oublient parfois de la défendre, alors que certains expriment leur point de vue défavorable.

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34.   Audition de M. Bernard Rougier, professeur de sociologie, directeur de l’ouvrage « Les territoires conquis de l’islamisme », vendredi 15 janvier 2021 à 18 heures 30

http://videos.assemblee-nationale.fr/video.10157485_60018f19d913f.respect-des-principes-de-la-republique--auditions-diverses-15-janvier-2021

La commission spéciale procède à l’audition de M. Bernard Rougier, professeur de sociologie à l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, directeur de l’ouvrage « Les territoires conquis de l’islamisme ».

M. le président François de Rugy. Nous reprenons à présent pour la trente‑quatrième et dernière audition en séance de la commission spéciale, sans compter les auditions conduites par les rapporteurs thématiques. Ce cycle représente plus de cinquante heures de réunion pour ces auditions, que nous avons voulues variées. Nous en aurons à nouveau l’illustration à présent avec la présence de M. Bernard Rougier, à qui je souhaite la bienvenue à l’Assemblée nationale et devant notre commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république. M. Rougier est professeur en sociologie à l’Université Paris 3-Sorbonne-Nouvelle, et a notamment dirigé l’ouvrage Les Territoires conquis de l’islamisme, publié en début d’année 2020. J’imagine que ce travail assez récent a demandé beaucoup de temps et des recherches approfondies.

M. Rougier, vous avez également publié un livre sur le salafisme. Ces questions constituent la toile de fond de notre réflexion politique, qui a débouché sur la rédaction par le Gouvernement de ce projet de loi. Certaines de nos auditions portaient davantage sur le texte et son application future ; nous avons échangé à cette occasion avec des personnes directement concernées par l’application éventuelle de ces dispositions, si elles sont votées, mais également avec d’autres plus concernées par le contexte. Chacun s’est exprimé librement, soit sur le contenu du texte, soit sur ce que nous vivons actuellement en France et qui justifie aux yeux du Gouvernement et de la majorité l’adoption d’un texte contenant de nouvelles dispositions. Je vous laisse à présent la parole pour un propos introductif, qui sera suivi de questions de mes collègues des différents groupes politiques.

M. Bernard Rougier, professeur en sociologie à l’Université Paris 3-Sorbonne-Nouvelle. Merci, monsieur le président. Mesdames et messieurs les députés, mon propos introductif sera bref. Au travers de l’ouvrage Les Territoires conquis de l’islamisme, mon équipe et moi-même avons souhaité établir un diagnostic. Cette équipe réduite s’est attachée à travailler sur les quartiers populaires afin d’analyser les formes de discours et de pratiques diffusées dans ceux-ci, habités par des populations souvent originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne.

Nous souhaitions éviter deux écueils qui, à mon sens, nous empêchent de disposer d’une bonne vision de la situation et d’établir un diagnostic aussi fidèle et juste que possible de la réalité sociale. La première posture à éviter est le déni, qui consiste à dire que rien ne se passe dans ces quartiers et que les attentats terroristes étaient produits par des loups solitaires. Nous avons essayé, au travers de notre démarche sociologique, de démontrer, en étudiant la socialisation d’individus, que ceux-ci avaient été influencés par telle structure, telle mosquée, tel discours, telle exposition à telle influence. Nous nous sommes ainsi efforcés de restituer le contexte sociologique. Le second écueil est l’hystérisation, la peur, l’accusation d’une société faisant face à une invasion islamique. Cette hystérisation a en effet souvent monopolisé le débat sur ce type de phénomène, notamment à l’extrême droite. Nous avons donc procédé de manière empirique pour comprendre, et en premier lieu savoir ce qu’il se passait.

Au travers de terrains choisis de manière aléatoire, nous avons identifié des écosystèmes cohérents, au sein desquels nous retrouvions les mêmes perceptions de la société française, ainsi qu’une salafisation de la prédication religieuse musulmane. Nous en avons recensé de très nombreux exemples.

Le salafisme est souvent défini comme le retour à l’islam des origines. Évidemment, personne ne sait à quoi ressemblait cet islam ; il s’agit donc d’une construction intellectuelle idéologique. Ce mouvement repose en outre essentiellement sur la tradition prophétique, c’est-à-dire les hadiths, paroles et comportement attribués au Prophète, mais en réalité reconstitués 150 ans après sa mort. L’un de ces hadiths très explicites porte en arabe le titre de « L’imitation de l’Occident ». Un hadith attribué au Prophète de l’islam indiquerait ainsi qu’en adhérant aux institutions de la société dans laquelle il vit, le croyant devient membre de ce peuple, et perdrait donc sa qualité de musulman. Nous avons constaté ce type de catégorisation dans la prédication et les conversations.

L’on retrouve également une littérature inspirée du salafisme, voire directement traduite de ce mouvement, dans la plupart des librairies islamiques. Le travail conduit par Anne-Laure Zwilling démontre ainsi que quantitativement, la littérature proposée dans ces librairies est essentiellement une littérature salafiste traduite. L’une des conclusions auxquelles nous avons abouti est celle d’une France traduite en catégories religieuses. Lors d’incidents, nous entendons souvent affirmer que tel ou tel jeune importe le conflit israélo-palestinien en France ; il ne s’agit pas ici uniquement de ce conflit, mais de l’importation en France de l’ensemble des catégories de classement, de jugement et de perception du salafisme, principalement saoudien ou moyen-oriental. Ainsi, la réalité institutionnelle et sociale française devient une réalité traduite.

Cette tendance est naturellement accompagnée par un mouvement d’apprentissage de l’arabe dans les mosquées, qui concerne à la fois la langue arabe et la religion dans sa version salafiste, rigoriste et littéraliste. En effet, les manuels d’apprentissage sont des ouvrages saoudiens, les exemples sont essentiellement pris dans le corpus des hadiths. En outre, en apprenant ainsi la langue arabe, l’on apprend aussi d’une certaine manière à se définir et à définir autrui.

Nous nous sommes attachés à essayer de comprendre les modes de diffusion de cette idéologie, les raisons de la salafisation d’une partie de la prédication en France, ainsi que la grande difficulté de ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce mouvement à l’affronter et à la dénoncer au plan local.

Les éléments d’explication sont très nombreux. Ce phénomène touche principalement la jeunesse, avec un vrai clivage générationnel entre l’islam des parents, du « bled », et celui des adolescents. D’une certaine manière, il s’agit d’une sorte de révolution adolescente, où des jeunes gens ont remis en cause la pratique religieuse de leurs parents, allant même jusqu’à déclarer qu’ils ne les considéraient même plus comme musulmans.

Que s’est-il passé pour arriver à ce résultat ? Je pense que comprendre cette évolution implique de prendre en compte la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite au cours de la décennie 1990, après la guerre du Golfe de 1990-1991. En effet, le soutien à Saddam Hussein des opinions arabes et d’une population d’origine arabe en Europe, contre les émirats du Golfe, a entraîné de la part de l’Arabie Saoudite un effort de contrôle des populations qui lui étaient hostiles. Cet effort a pris la forme de construction de mosquées et de financements. En outre, la crise algérienne de la décennie noire des années 1990 s’est conclue en 1999 par une amnistie entre Abdelaziz Bouteflika et les éléments armés du groupe islamique armé (GIA). Il est intéressant de relever que la médiation entre le régime et les combattants a été accomplie par des membres de l’institution religieuse saoudienne, qui ont notamment intimé aux combattants de ne pas faire couler le sang en terre musulmane, les invitant donc à porter leurs actions terroristes plus au nord – donc en Italie, en Espagne, en France. Ces combattants devaient toutefois prendre des précautions : appeler au préalable la population à se convertir, éviter de toucher des populations civiles, etc. L’art de la rhétorique permet de fixer des conditions qui rendent l’action presque impossible, tout en décourageant les actions touchant les populations musulmanes et en appelant les terroristes à opérer plus au nord. De plus, en échange du renoncement au combat, une partie des acteurs issus de cet islamisme djihadiste radical a occupé des positions d’influence dans le champ culturel et religieux algérien. Du fait de l’intimité de la relation franco-algérienne, ces transactions ont aussi affecté une partie de la population française d’origine algérienne sur le territoire.

S’y ajoute la survalorisation du pèlerinage dans les mouvements salafistes. Le pèlerinage est l’un des piliers de l’islam, mais le salafisme préconise de le pratiquer à plusieurs reprises, voire plusieurs fois par an. Or, l’exposition à un certain type d’islam à La Mecque et à Médine a conduit des jeunes à revenir en France avec des catégories religieuses apprises dans la péninsule arabique, pour répandre ce qu’ils appellent « le véritable islam ». Nous avons en outre constaté au cours des années 1990 et jusqu’en 2011 une diplomatie, une invitation permanente, une vraie noria de plusieurs oulémas docteurs de la loi saoudiens ou non, mais dans tous les cas salafistes, dans les mosquées de France. Les jeunes sont également tentés par le prestige de l’acquisition d’un diplôme à l’université de Médine, celle‑ci ayant joué un très grand rôle dans la propagation de cette forme d’islam dans les sociétés africaines, au Maghreb, en Europe, au sein du continent sud-asiatique, etc.

Plusieurs instruments et un contexte expliquent donc que cette révolution salafiste se soit imposée tant dans le monde musulman qu’auprès des personnes d’origine musulmane dans les sociétés européennes. Nous constatons un phénomène très classique en sociologie, qui remonte à la sociologie de la communication de Paul Lazarsfeld et même à Gabriel Tarde : vous avez d’autant plus de chances d’adopter cette croyance que celle-ci est confirmée par diverses sources d’autorité. Ainsi, si l’imam de quartier dénonce telle ou telle pratique ou considère que la femme, comme le dit un hadith, est « le combustible de l’enfer » et qu’elle doit toujours obéir à son mari, que cette conception est répétée par des camarades, des livres proposés par la librairie islamique, l’imam du bled et Google, un processus d’objectivation se met en place. Certains jeunes, en particulier, peuvent considérer que cette vision est l’islam.

Cette offensive idéologique s’opère dans un contexte particulier qui est celui du chômage de masse, de la désindustrialisation, ainsi que de la crise des instruments d’intégration – surtout à gauche – qui ont joué un rôle très important dans l’intégration des étrangers dans la société française. De plus, le contexte mondialisé, de crise sociale et économique que vous connaissez parfaitement, a facilité le travail de ces entrepreneurs, qui ont diffusé cette conception dans les quartiers pour resocialiser, en quelque sorte, une partie de la population qui était déscolarisée ou sans emploi. Ces acteurs ont des ressources et cherchent à conquérir de l’influence, des positions auprès de cette population.

J’ajouterais pour finir qu’il existe une sorte de consensus entre l’islamisme des régimes politiques du sud de la Méditerranée et l’islamisme d’opposition. Les uns et les autres étaient d’accord, au fond, pour éviter que cette population d’origine arabe ne devienne un vecteur de démocratisation du nord vers le sud. L’enfermer autant que possible dans une identité religieuse, conservatrice et littéraliste faisait donc aussi bien les affaires des gouvernements que des mouvements d’opposition.

Je pourrai développer au cours de la discussion la description des écosystèmes, les relations entre les différents acteurs, ainsi que les mouvements qui composent ce tissu associatif.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup.

M. Guillaume Vuilletet. Monsieur Rougier, votre thème de recherche concerne essentiellement l’infiltration des milieux islamistes dans les quartiers ; vous avez publié à ce propos deux ouvrages, Les Territoires conquis de l’islamisme, paru il y a un an en écho aux Territoires perdus de la République paru en 2002. L’écart de temps entre ces deux parutions démontre que la tendance actuelle n’est pas bonne. J’imagine qu’il y a là un symbole. Vous y démontrez comment ces réseaux se sont installés, comment le retrait des services publics a laissé des réseaux d’inspiration salafiste prendre le contrôle de ces quartiers au travers d’actions culturelles, sociales, mais aussi de l’occupation des lieux qui permettent aux gens de se rencontrer et qui imprègnent donc l’ensemble de la vie sociale, culturelle et spirituelle d’un quartier.

Au travers de ce texte, nous ne souhaitons pas uniquement répondre à cette problématique. Ainsi, le séminaire gouvernemental a répété hier que la dimension sociale serait traitée séparément au travers d’un texte relatif à l’égalité des chances et à la mixité. Le séparatisme ne se résume en outre pas uniquement au séparatisme islamiste. D’autres catégories de secteurs savent très bien le manier.

Pour autant, pour en revenir à votre thème de recherche, j’ai une question générale : pensez-vous que la cible est touchée par les mesures que nous prenons ? Pensez-vous que l’ambition de faciliter la vie des religions qui fonctionnent normalement dans notre pays correspond à un enjeu fort ? Enfin, j’ai le sentiment que lorsque nous aurons réussi à séparer le bon grain de l’ivraie en distinguant les associations qui respectent véritablement les principes de la République de celles qui se jouent des mots pour utiliser l’argent de la République contre elle-même, une compétition s’installera entre structures. Comment faire pour accompagner les structures qui devront prendre la place, pour aider un islam de progrès à se manifester, en particulier au travers des associations promues et dirigées par des femmes ?

M. Bernard Rougier. À mon sens, l’idée de la loi suit un sens souhaitable, car elle fournit des outils qui permettront aux préfets et aux autres autorités publiques de desserrer l’étreinte islamiste sur les quartiers. Il s’agit, au fond, de restituer du pluralisme dans les quartiers, et non d’interdire. Certaines associations seront islamistes sans être terroristes, mais il doit à tout le moins exister une offre alternative, des espaces où l’on trouvera une autre expression, qu’elle soit religieuse ou sociale, non contrôlée ou imprégnée par l’islamisme.

En ce sens, l’enjeu de la loi est de restituer le pluralisme de la société civile dans les quartiers. Ainsi, si vous vous mettez à la place d’un jeune Français issu de l’immigration, lorsque vous traversez la rue Gabriel Péri, tout vous ramène à votre identité religieuse – commerces, inscriptions « hallal », magasins de mode islamique, oursons jouets qui répètent des formules religieuses, etc. Rien ne vous ramène à une identité citoyenne ou une identité exclusivement sportive. La politique des signes joue aussi un grand rôle dans le fait que l’on est interpellé essentiellement comme croyant et mis en demeure de se définir comme tel, avec une norme que l’on doit respecter sous peine d’être sanctionné par le contrôle social.

D’après moi, ces dispositifs de quartier, établis de manière plus ou moins concertée, mais qui produisent un effet intimidant, doivent être au moins concurrencés par d’autres formes associatives, d’autres possibilités d’expression, par exemple artistique. Il convient que l’État ait les outils pour limiter l’empreinte idéologique.

Je n’ai sans doute pas complètement répondu à votre question, mais à mon sens, la loi va dans le sens de la libération d’une population largement contrôlée. Le pire serait que par victimisation, les acteurs communautaires, communautaristes et islamistes s’emparent de ce segment pour en être le représentant face à ce qu’ils décriront – et qu’ils décrivent déjà sur les réseaux sociaux – comme une atteinte contre l’islam.

M. le président François de Rugy. La parole est à Mme Annie Genevard, qui intervient en visioconférence.

Mme Annie Genevard. Merci pour le travail que vous avez accompli, qui nous est très utile dans la réflexion que nous conduisons autour de ce projet de loi. Je souhaiterais revenir sur un point de votre ouvrage, où vous documentez assez précisément la question du maillage de l’espace local, que vous venez d’évoquer au travers des commerces communautaires.

Ce texte comprend deux dispositions qui interrogent la question de l’occupation territoriale. La première concerne la possibilité introduite pour les cultes de gérer et de tirer des ressources de la location d’immeubles de rapport dont ils seraient propriétaires. Ces immeubles ne seraient pas achetés, mais légués ou donnés. Les cultes nous ont indiqué qu’ils n’étaient pas demandeurs d’une telle disposition, mais qu’ils en seraient preneurs si nous la leur offrions. Le président du CFCM a annoncé qu’il souhaiterait que les cultes puissent acheter, et non simplement être bénéficiaires de dons d’immeubles qu’ils exploiteraient. Nous voyons bien qu’une telle disposition se révélerait défavorable, puisqu’elle accentuerait précisément l’occupation du territoire. Nous savons en effet que la possession foncière représente un avantage considérable. La deuxième disposition est de priver les maires du droit de préemption s’agissant des lieux de cultes. Je souhaiterais connaître votre position s’agissant de ces deux mesures, afin de savoir si selon vous, elles comportent les risques que j’imagine.

Ma deuxième question porte sur un autre sujet abordé dans votre ouvrage, qui est le vote communautaire lors des dernières élections municipales. Nous avons également constaté que lors des élections européennes, certains partis animés essentiellement par une vocation identitaire et religieuse ont réalisé des résultats à deux chiffres. Selon vous, le texte devrait-il comporter des dispositions obligeant les partis et groupements politiques à respecter non seulement les principes de souveraineté nationale et de démocratie, ce que garantit aujourd’hui la Constitution, mais également de laïcité ?

M. le président François de Rugy. Je crois que la connexion de Mme Genevard est interrompue. Je propose que M. Rougier réponde aux questions qui lui ont été adressées, avant de rendre la parole à Mme Genevard lorsqu’elle nous aura rejoints.

M. Bernard Rougier. Ma réponse portera essentiellement sur la deuxième question. Il n’y a pas eu de listes communautaires aux dernières élections, ce qui n’exclut pas le communautarisme. Celui-ci s’est en effet manifesté de manière beaucoup plus subtile dans un grand nombre de communes que nous avons étudiées. J’ai analysé ce phénomène, que j’ai repéré à Aubervilliers, à Saint-Denis, et in fine un peu partout.

Je ne sais pas comment le législateur peut lutter contre cette tendance. En effet, interdire les listes communautaires ne servirait probablement à rien, car le phénomène est plus subtil. Il se met en place au travers de listes qui ne sont pas communautaires, mais qui comprennent des personnalités communautaristes. La responsabilité des élus et des maires peut être invoquée dans ce cas. Nous constatons ce phénomène lorsque l’élection se traduit par des pratiques communautaristes, et il me semble que la loi comprend des dispositions permettant d’y répondre. Il me semble préférable d’agir en aval plutôt qu’en amont, car l’action en amont présente un risque pour les libertés publiques, si je comprends bien, alors que nous pouvons identifier clairement en aval les politiques clientélaires ou clientélistes, par exemple l’embauche de médiateurs urbains issus de tel ou tel quartier. L’analyse des rapports de la chambre régionale des comptes permet ainsi de constater clairement l’embauche de 200, 300 voire 400 médiateurs ou agents urbains après l’élection, l’octroi d’avantages, la location de salles pour des montants très modestes, etc. Nous voyons apparaître les mécanismes qui laissent transparaître un lien de clientèle et une transaction qui brise la citoyenneté.

Le drame de ce type de transactions est en effet qu’entre le système local et le quartier, celui qui ne veut pas être assimilé ni être sous l’emprise de ces associations ne peut exister en tant que citoyen. C’est extrêmement grave, et le rôle des préfets est d’avoir les outils et la vigilance pour alerter et sanctionner ce type de pratiques. Ce sont là les instruments que j’identifie pour lutter contre le clientélisme, le dénoncer et le rendre illégitime, tout en sachant que la politique locale implique toujours une part de transaction.

S’agissant de votre première question, je ne suis pas à la place du législateur et je n’ai pas d’avis sur ces dispositions techniques. J’imagine que la préemption des mairies peut être très utile pour maintenir un minimum de pluralisme, mais je ne sais pas quel était l’esprit des rédacteurs de cette mesure technique. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous apporter une réponse plus intéressante.

Mme Annie Genevard. Je vous présente mes excuses pour ce problème technique. M. Rougier, les dispositions techniques que vous évoquez feront partie du débat, mais il faudra bien que nous traitions un jour ou l’autre le sujet de l’occupation spatiale.

Ma dernière question portait sur les prisons, auxquelles vous consacrez un chapitre et que vous présentez comme un lieu particulièrement exposé à la radicalisation. Ce texte ne prévoit pas de dispositions relatives aux prisons ; selon vous, quelles seraient les actions à mettre en œuvre prioritairement pour éviter que les prisons deviennent des lieux de radicalisation, comme nous l’avons constaté ces dernières années ?

M. Bernard Rougier. La prison est un enjeu fondamental, dont le problème porte sur la suroccupation. Il convient en effet d’isoler les détenus les plus dangereux, ce que nous essayons de faire au travers des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER). Ce que je vais dire est horrible : nous avons créé le renseignement pénitentiaire pour essayer de mieux comprendre et d’analyser le phénomène, nous tentons de regrouper et de séparer les individus, mais cela n’a pas empêché la progression de la radicalisation au sein des détenus de droit commun. Ainsi, l’administration pénitentiaire recense désormais plus de 500 détenus qualifiés d’islamistes, contre environ 700 en 2015. Les répartir parmi les prisonniers de droit commun ouvre la voie au prosélytisme idéologique ; les regrouper revient à prendre le risque de constituer des noyaux durs qui se reverront une fois sortis de prison. Les solutions se trouvent entre ces deux positions, avec un suivi psychologique des intéressés.

Le problème est la persistance des téléphones portables en prison, en dépit de tous les efforts. La communication avec l’extérieur ne cesse jamais. Les prisons et les quartiers partagent en outre les mêmes mécanismes de diffusion et de sanction, bien que ceux-ci soient quasiment caricaturaux en milieu carcéral. Certains voient l’autorité dans la prison comme l’équivalent du policier dans le quartier. Les prisons concentrent également le mélange entre délinquance et religiosité observé dans les quartiers.

La solution passe par la construction de prisons. Or, vous connaissez mieux que moi l’état des ressources publiques. La construction de nouveaux établissements pénitentiaires n’est pas actuellement une priorité, mais c’est pourtant la seule solution. Il convient en outre d’améliorer la formation de ceux qui y travaillent et de mener un travail d’accompagnement pour isoler au maximum les détenus les plus dangereux. Or, jusqu’à présent, j’ai observé que tous les programmes et toutes les tentatives de déradicalisation au sein des prisons n’avaient que peu d’effet.

M. Stéphane Peu. Je suis député de Seine-Saint-Denis, après avoir été maire adjoint de Saint-Denis pendant vingt-cinq ans. Vous avez travaillé sur les quartiers, et notamment au sein de notre département. Bien évidemment, des phénomènes communautaires ou communautaristes se manifestent lors des élections ou dans l’exercice des responsabilités. Néanmoins, si vous connaissez bien la SeineSaintDenis, les plus grandes complaisances vis-à-vis du communautarisme ne se retrouvent pas du côté de l’échiquier politique vers lequel se tournent généralement les regards. Je pourrais en citer de nombreux exemples.

J’ai commencé ma carrière de militant au début des années 1980 à Saint-Denis et j’ai toujours entendu des leaders communautaires parler d’un vote musulman ; je constate toutefois qu’en dépit de ces affirmations, d’élection en élection, ce vote ne se manifeste pas. Il n’y a pas de vote musulman. La plupart des musulmans et personnes d’origine musulmane, dans ma ville ou mon département, se comportent comme tout le monde, avec des sensibilités plutôt de droite, de gauche, plutôt réformistes ou conservatrices. Les tentatives de candidats estampillés comme musulmans existent depuis une trentaine d’années et ont toujours été un échec.

Selon vous, une menace pèse-t-elle sur la République par le jeu d’une influence ou d’une pénétration, d’un entrisme de l’islam radical ou politique dans les institutions ? Il ne me semble pas que tel soit le cas. Je ne nie pas que des tentatives existent, mais il me semble que nos formations politiques, sur l’ensemble de l’arc républicain, y résistent plutôt bien.

M. Bernard Rougier. Vous avez raison : il n’existe pas de vote musulman en tant que tel, et il faut s’en réjouir. Heureusement, nos compatriotes d’ascendance musulmane ont encore une identification partisane ou des préférences qui peuvent passer par tous les partis de l’arc républicain, pour reprendre vos termes. J’ai toutefois observé aussi bien à gauche qu’à droite que lors des élections municipales, les listes comprennent des candidats placés là car on estime qu’ils recueilleront « les voix de la mosquée ». J’ai rencontré cela dans de nombreuses communes, pas seulement en Seine-Saint-Denis, mais également dans les Yvelines ou ailleurs. En ce sens, il s’agit d’une forme de communautarisme subtil, qui ne s’affiche pas en tant que tel en se présentant comme liste musulmane, mais qui va donner des avantages à un acteur communautaire influencé souvent par l’islamisme dans ses prédications. Ces mouvements distribuent très habilement les rôles et attribueront le rapport aux élus à quelqu’un de très urbain, tandis que la prédication, les cours de religion seront confiés à d’autres personnalités, beaucoup moins urbaines, avec un autre lexique et un autre vocabulaire.

Dans les transactions locales, la ressource supplémentaire tirée du vote fera qu’une partie des habitants comprendra très vite que pour obtenir un logement, un poste municipal, l’attribution d’un marché ou un rôle important dans le marché local, elle a intérêt à se rapprocher du réseau associatif religieux. Si nous pensons la citoyenneté comme un sentiment à la fois d’appartenance et d’engagement, c’est au niveau local qu’une forme de citoyenneté combinant un engagement et une appartenance islamique forts vis-à-vis du réseau religieux, de causes « musulmanes » (Rohingyas, Ouïgours, etc.) peut se construire, le niveau national étant relégué au deuxième ou au troisième plan. Ce phénomène est inquiétant : la consolidation de certains réseaux associatifs, la pression qu’ils sont en mesure d’exercer sur une partie des habitants, ainsi que l’intériorisation par ceux-ci de la puissance électorale du réseau. Si je vote et que je me rapproche du réseau associatif, j’aurais plus facilement accès à un logement, à des avantages ou à des ressources publiques. Nous avons rencontré ce phénomène et de nombreuses personnes nous l’ont évoqué – je n’ose pas citer les communes en question. Nombre de personnes nous ont dit : « J’ai remarqué que le logement était attribué rapidement à tel ou tel, parce qu’il est proche du président de l’association, qui lui-même a des transactions avec l’équipe municipale élue ».

Ce phénomène passe, à gauche et à droite, par des listes électorales qui sont de moins en moins cohérentes idéologiquement et politiquement, qui visent à permettre aux différents candidats de récolter autant de voix que possible, sur fond d’une abstention électorale souvent massive que vous connaissez mieux que moi. Dans ce contexte, les élections se décident à 50, 100 ou 200 voix, et les élus le sont avec 3 000 à 4 000 voix dans des communes de plus de 30 000 habitants. Nous constatons des différentiels très faibles de nombre de voix et la mise en place d’un lobby électoral et communautaire qui se renforce dans les élections municipales, qui exerce une force d’influence et de contrôle sur la population. Or, dans ce contexte, la citoyenneté s’arrête.

Donc, vous avez tout à fait raison : il n’existe pas de « vote musulman » caricatural, mais de l’associatif musulman, parfois islamiste, qui s’introduit à l’échelon électoral lors des élections municipales.

M. François Cormier-Bouligeon. Monsieur le professeur, j’introduirais ma question en citant trois exemples que vous connaissez bien, car je les tire de vos travaux, de ceux d’Hugo Micheron et de William Gasparini. Abdoullakh Anzorov, assassin de Samuel Paty, fréquentait une salle de sport, l’une des premières en France à être dans le viseur de l’État et placée sous tutelle. Amedy Coulibaly, terroriste de l’Hyper Cacher et de Montrouge, était un ancien coach sportif et appelait dans une vidéo, je cite : « les sportifs musulmans à défendre l’islam. » Les frères Clain, qui ont recruté de nombreux terroristes à Toulouse, dont Mohammed Merat, et qui étaient les voix de l’audio suite aux attentats de Paris et du Bataclan, tissaient depuis le début des années 2000 une toile dans le grand Mirail, à Toulouse ; une partie de leur stratégie reposait sur leur présence dans le monde sportif, avec notamment la création d’un club de basket pour recruter et l’aide apportée à des jeunes d’autres clubs sportifs en leur distribuant des sucreries après l’effort.

Loin d’être exhaustifs, ces exemples démontrent un lien aujourd’hui bien documenté entre sport, radicalisation religieuse et passage à l’acte. Le sport permet d’entrer en contact facilement et rapidement avec toute une jeunesse issue de l’immigration. Tout comme l’école, il est en France un très puissant vecteur d’émancipation et d’intégration citoyenne. Il n’est donc pas surprenant que des idéologues séparatistes islamistes attaquent ces deux secteurs plus particulièrement pour enrôler une partie de la jeunesse, l’empêcher de s’émanciper et utilisent le sport comme un levier symbolique, celui d’une puissance virile et violente fantasmée qui correspond à leur idéologie. Je n’ai pas besoin de prendre l’exemple des premières actions du FIS en Algérie, qui illustraient déjà à la fin des années 1980 et dans les années 1990 cette stratégie.

Ces deux points m’apparaissant fondamentaux, j’ai déposé des amendements au présent projet de loi pour veiller à une véritable neutralité dans le monde sportif. Outre cette plus grande neutralité dans le monde du sport et le retour aux valeurs de l’olympisme, quels sont, selon vous, les moyens que nous devrions mettre en œuvre au sein des fédérations pour veiller à ne plus appliquer la politique des trois singes décrite par Médéric Chapitaux, je cite : « ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire » ? Je vous remercie.

M. Bernard Rougier. Vous avez parfaitement raison quant à l’analyse de la pertinence du sport. Partout où il existe du lien social, les entrepreneurs religieux chercheront à l’exploiter pour gagner en influence et en adeptes. Nous l’avons observé partout, tant avec Hugo Micheron qu’avec Médéric Chapitaux, qui consacre sa thèse à cette question. Comment faire ? Il faut qu’il y ait des alertes, que ceux qui vont dans ces clubs puissent immédiatement intervenir dès qu’ils constatent l’absence de mixité, la diffusion d’anachid (des chants religieux a capella) pendant les entraînements. Les fédérations peuvent mettre en place un numéro de téléphone, tout comme le ministre Jean-Michel Blanquer l’a fait pour l’Éducation nationale. Tout sujet doit donner lieu à une alerte immédiate, et ceux qui pratiquent le sport doivent être en mesure d’alerter sur la réalité.

Par ailleurs, rien ne serait plus dangereux que la multi-positionnalité, c’est‑à-dire d’avoir un réseau associatif, voire des élus locaux qui sont d’anciens présidents ou des présidents actuels du club de foot, élus locaux, membres de l’association religieuse, etc. Dans ce cas, le système social enferme et bloque la citoyenneté et l’émancipation. Il convient donc de bien veiller à ce que le réseau ne soit pas transversal et ne puisse pas viser à la fois le culturel, le politique et le sportif. Des règles pourraient être introduites pour que la personne à la tête d’un club de sport ne soit pas un élu municipal, n’ait pas d’ambitions politiques au niveau local ou national, ce qui lui donnerait un instrument d’influence supplémentaire. C’est très difficile, car un certain nombre de prédicateurs utilisent volontiers les joueurs de football, notamment ceux de l’équipe de France ou d’un certain nombre de clubs, pour en faire des modèles communautaires. Ils jouent évidemment sur la fascination des jeunes pour les sportifs et en profitent pour diffuser un certain nombre de prescriptions religieuses. Il convient donc de mettre en place des instruments d’alerte pour vérifier que l’éthique sportive (égalité entre hommes et femmes, sens de l’effort) n’est pas mélangée avec d’autres types de courants, de propagande ou de diffusion, et que l’association est fidèle à son objet. Cela passera par des contrôles ; ceux qui les pratiquent doivent disposer d’un instrument de dénonciation, ou en tout cas d’alerte.

De manière plus globale, je dirais que l’effort doit être fait au niveau du renseignement territorial. Or, dans certains cas, je ne suis pas sûr que l’appareil d’État ait une très bonne connaissance du tissu associatif et militant local. Selon qui est l’entraîneur, son identité, son système d’attitudes, son passé, nous voyons bien s’il est capable d’influence et s’il se place lui-même dans une galaxie idéologique. C’est assez facile à savoir. Il convient donc de prescrire que ne peuvent assurer des responsabilités sportives que des personnes engagées dans l’idéal sportif et ne poursuivant pas un autre agenda.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup. Je me permets à mon tour une question : j’ai lu que vous vous interrogiez sur le fait de savoir si l’islamisme n’était pas en train de prendre le pouvoir sur l’islam en France. Il s’agit d’une question clé par rapport à la situation française, si l’on se place dans une perspective républicaine laïque où les religions ont toute leur place en France, mais où elles ne deviennent pas les vecteurs d’un projet et d’un militantisme politiques visant à créer des regroupements de personnes – y compris d’un point de vue géographique – qui essaient de faire valoir d’autres lois que les lois communes et qui font primer la loi de Dieu sur celles des hommes. Cela peut aussi avoir pour but de pénétrer la société, ou du moins certains de ses secteurs, avec des possibilités plus fortes dans certains territoires, afin de changer progressivement les lois.

Ainsi, nous avons constaté dans nos travaux la récurrence d’une contestation des lois communes, au nom pour certains de la religion. Il peut y avoir un but de changement en profondeur et nous voyons bien que les contestations de la laïcité et d’un certain nombre de dispositions se font sur l’ensemble de la loi. Il ne s’agit pas simplement de demander un régime particulier pour soi-même, mais d’imposer à l’ensemble de la société des dispositions revendiquées au nom d’un projet politique directement inspiré par la religion. De ce point de vue, la question de la radicalisation de certains pans de telle ou telle religion est clé ; ce n’est en effet pas le propre de la religion musulmane, mais ce phénomène peut y être plus important en pourcentage des croyants et des pratiquants. Au-delà de cela, une mainmise, une hégémonie culturelle ou dans le discours, voire même numérique quand elle est mise en œuvre par les gens les plus actifs, peut s’insinuer progressivement. Cela prend alors une autre dimension ; il ne s’agit plus simplement d’une marge, mais plutôt du cœur d’une « communauté », ou en tout cas de personnes ayant les mêmes croyances. Je souhaiterais vous entendre sur ce point.

M. Bernard Rougier. Vous avez absolument raison. Je pense qu’il y a de l’entrisme et qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir une communauté qui serait immunisée contre les lois de la République et qui garderait ses propres lois dans son entre-soi. Différents courants cherchent à exercer leur influence, notamment en passant des alliances avec la mouvance dite « décoloniale » pour disqualifier les institutions de la République, caricaturer l’État comme étant une institution organiquement raciste, discréditer la mémoire et la légitimité. Au travers d’institutions syndicales, politiques, locales, ils tentent de transformer la loi, ou en tout cas de dénoncer la laïcité comme un instrument d’oppression supprimant la liberté des individus et des groupes, cherchant à imposer un modèle et à lutter contre le pluralisme, le tout en s’appuyant sur les médias anglo-saxons.

Il s’agit d’une stratégie tout à fait consciente, que l’on retrouve en particulier chez les Frères musulmans. Je l’ai observée à travers certains journaux de journalistes « amis », dans des descriptions de certaines situations. Ils reviennent ensuite à des textes en anglais pour décrire la situation en France, avec la spécificité américaine et en entretenant le malentendu. En effet, en Amérique, l’État est vu comme la source du mal et la tradition américaine est de protéger la société contre l’État, alors que l’équation française est de protéger l’État contre la société. Avec Jean Bodin, la souveraineté et la loi civile, donc politique, mettent fin aux affrontements des protestants et des catholiques au nom de leurs croyances. La vraie valeur de la laïcité vient ainsi prendre racine dans la souveraineté, qui met fin aux guerres de religion. Ce discours, cette attitude américaine se combine avec la mouvance décoloniale très puissante au sein de certains campus américains, qui vient considérer que toute institution et tout savoir occidental est invalidé par la race de celui qui le produit. Cette tradition et ce mouvement idéologique se confondent pour discréditer le modèle institutionnel français.

La grande difficulté est qu’il existe à la fois des réseaux intellectuels, des intellectuels islamistes, un discours parfaitement rôdé sur les valeurs du libéralisme et de la démocratie culturelle, une mise en accusation systématique des institutions et du passé historique de la France relayée dans les quartiers par des dispositifs religieux, etc. C’est une vraie machine idéologique face à laquelle nous ne pouvons nous contenter, de manière incantatoire et faute de mieux, d’invoquer les valeurs de la République. Il faut naturellement le faire, mais en l’absence d’autres instruments de socialisation, d’engagement et de collectif, avec un sens de la mission aussi fort que ceux animés par une idéologie, le combat sera difficile.

L’histoire de la République comprend des collectifs, des syndicats, des luttes ouvrières, des utopies, des héros, mais tout cela n’existe pas dans les quartiers, où ce discours sur la laïcité apparaît comme une abstraction. Cette abstraction n’est pas parlante si elle n’est pas accompagnée de mécanismes, d’exemplarité, d’un engagement idéologique et collectif aussi puissant que dans l’autre camp. Il s’agit d’une grande difficulté, quasiment idéologique. Il faut un appareil d’État animé par le sens de la mission et la connaissance des enjeux au niveau de nos préfets, de nos élus. Je ne suis pas sûr que tel soit complètement le cas. Outre l’engagement républicain, il convient de gagner du temps, de montrer la possibilité d’ascension, de créer des collectifs qui fassent concurrence au collectif islamiste, de miser sur des personnalités charismatiques qui ne vendent pas un argumentaire religieux, d’identifier dans le tissu local sur qui s’appuyer et d’avoir un contrat de confiance avec ces acteurs. Encore une fois, il ne s’agit pas de faire disparaître ces réseaux islamistes, mais de les contenir et de permettre le pluralisme afin que la population d’origine étrangère et des quartiers ait au moins le choix.

Si ces dispositifs, qui demanderont de l’imagination, ne sont pas mis en place et que nous nous contentons du discours incantatoire, nous ne parviendrons pas à lutter contre ce phénomène. Comme vous l’indiquez, le terrain sera alors perdu d’avance face à ceux qui auront l’intelligence d’infiltrer des institutions existantes pour faire prévaloir une autre conception de la démocratie et subvertir progressivement le modèle républicain en avançant leurs valeurs de façon habile, comme ils essaient de le faire depuis longtemps dans le cas de l’école. C’est pour cette raison qu’il est très difficile de réagir face à cette forme d’alliance entre la mouvance décoloniale – qui s’étend bien au-delà des islamistes, qui touche des intellectuels et des politiques – et les plus intelligents des islamistes, probablement ceux qui ont le sens de la stratégie et qui jouissent de relations avec la Turquie. Cette alliance fonctionne puissamment dans l’enseignement supérieur, en particulier. Il est très difficile d’y réagir, car nous faisons face à une position défensive, à un discours d’universalisme abstrait. Même si ce mouvement est encore heureusement minoritaire, il faut trouver les moyens de le contrecarrer avec des méthodes plus efficaces que le simple rappel des valeurs de la République.

M. Stéphane Peu. J’ai deux questions complémentaires. La première est très en lien avec la loi ; vous évoquez un universalisme abstrait qui serait très insuffisant pour contrecarrer les discours promus par l’islamisme politique, qui s’insinuent dans la société et les quartiers. Nos services publics, quels qu’ils soient, résistent bien et sont fidèles à leurs principes de neutralité et de laïcité. Ne pensez‑vous pas que le meilleur contrepoids concret, et non abstrait, reste la place et le rôle des services publics (école, police, santé, poste, loisirs, etc.), en nombre et efficaces, dans les quartiers ? Mon expérience d’élu de Saint-Denis très attaché aux principes républicains m’amène à toujours m’inquiéter lorsqu’un service public s’affaiblit dans un quartier.

Ma deuxième remarque relève de la curiosité ; je vous la soumets en tant que spécialiste de l’islam. Dans des villes comme la mienne, 90 % de l’immigration algérienne est kabyle et les trois quarts de l’immigration marocaine sont une immigration berbère. Il me semble que l’interprétation de l’islam au sein de ces communautés présente une moindre perméabilité au salafisme et à l’islam politique que dans d’autres. Est-ce également votre avis ?

M. Bernard Rougier. Il me semble que vous avez raison. Nous trouvons également des idéologiques d’origine kabyle ou berbère, dont un très connu, franco‑marocain et très proche des thèses d’Al Qaida, qui publie énormément et qui a une certaine influence dans les milieux universitaires. Néanmoins, il est tout à fait vrai que les identités héritées du passé, la langue, la culture berbère, etc. constituent des obstacles. En Algérie, pendant la « décennie noire », la revendication berbère a été utilisée par le régime – après l’avoir largement réprimée – comme un rempart face à l’islamisme. Il est vrai que les identités héritées historiques, les liens d’ethnicité forts peuvent faire obstacle et représenter une force face à l’islamisme. Cela n’empêche pas l’existence d’islamistes dans ces milieux, mais tout ce qui relève de la réactivation de ces héritages peut faire largement barrage à ces mouvances. C’est notamment le cas, à Saint-Denis, d’éléments kabyles extrêmement laïques et tout à fait hostiles aux mouvements islamistes. La France a aussi utilisé cet outil, cette ressource pendant la période coloniale, ce qui nous expose au risque de s’exposer au reproche de réactiver de vieilles tactiques de contrôle colonial. Néanmoins, tous les éléments qui vont dans le sens d’une affirmation collective où le référent religieux n’occupe pas la place primordiale sont bons à prendre. En effet, le fait communautaire est tout à fait reconnu en France. Contrairement à la caricature anglo-saxonne, il est tout à fait possible d’assumer le fait communautaire et d’être citoyen, à partir du moment où ce fait communautaire ne vient pas contredire le modèle de citoyenneté. La République est une synthèse de tous ces éléments, dépassés au moins par l’adhésion au socle de valeurs communes. En ce sens, je suis largement d’accord avec vous. Pouvez-vous me rappeler votre première question ?

M. Stéphane Peu. Je faisais référence aux services publics comme meilleur contrepoids face à l’islamisme.

M. Bernard Rougier. Le risque est de voir des agents du service public radicalisés, car cette situation existe également. Au cours de notre enquête de terrain, nous avons en effet recueilli des témoignages concernant des agents publics municipaux qui ne se conformaient pas à la stricte neutralité. Cela nous a été raconté avec détail dans une commune d’Île-de-France, en mentionnant des agents représentant tel syndicat, arborant une barbe ou un Coran dans leur bureau. Dans certaines mosquées, des agents s’interpellent par « Salam aleykoum », « Salut sur toi, frère ». Nous ne sommes pas ici dans le lexique républicain.

Il faut évidemment assurer la présence de l’État, des services publics et leur qualité. Nous avons assisté à un recul de l’État faute de ressources publiques nécessaires. Cet enjeu nous dépasse, car nous savons que si nous avions le plein emploi, des ressources publiques, des agents, le phénomène islamiste serait moins vivace. Il est évident que nous faisons face à des acteurs intelligents qui ont des ressources, souvent tirées de l’extérieur, mais que ce n’est pas tout. S’y ajoute en effet la bonne foi du croyant. Ceux qui se rendent à la mosquée ne sont pas nécessairement idéologisés ; c’est l’offre qu’ils reçoivent qui risque d’en transformer un certain nombre.

Beaucoup d’entre eux déposent de bonne foi une partie de leur argent dans des quêtes réalisées à la sortie des mosquées, qui contribuent au financement de ces acteurs. Ainsi, le mouvement de construction des mosquées en France à partir des années 1980 émane de la demande légitime d’une population qui souhaite exercer son culte. Il a toutefois été pris en main par des réseaux qui avaient un autre but et qui ont exploité la bonne foi, l’incrédulité ou la naïveté d’une partie des croyants.

Vous avez raison s’agissant des services publics, mais certains agents peuvent être extrêmement influencés et devenir à leur tour des tenants de ces courants. Le principe de laïcité doit être mis en application et doublé d’une vigilance particulière des maires vis-à-vis de leur personnel municipal. Ces radicalisations sont faciles à repérer et la loi doit permettre de sanctionner ou de rappeler ces agents à la neutralité.

M. le président François de Rugy. Je n’ai pour le moment pas d’autre demande de parole. Je ne partage personnellement pas cette opinion répétée à l’infini du recul continu des services publics dans les quartiers en difficulté, les villes, nos communes en général. Tout d’abord, l’État continue à dépenser beaucoup d’argent pour faire vivre les services publics, notamment le service public de l’Éducation nationale, qui n’est pas en baisse, y compris lorsque les effectifs scolaires diminuent, mais également le service public de la santé. Nous pouvons considérer que ce dernier est insuffisant, mais nous n’avons jamais dépensé autant pour la santé, et ce n’est pas uniquement à cause de la crise Covid-19. L’État dépense également pour le service public de la police, de la sécurité. Nous avons débattu de statistiques s’agissant des efforts comparés ; l’effort est peut-être insuffisant à certains endroits, mais nous ne pouvons pas dire qu’il est totalement absent.

Les services publics locaux sont pour leur part assurés par les collectivités locales, qui ont plus ou moins de moyens, mais qui assurent et ont même développé des services publics. Ainsi, le service de la petite enfance a considérablement pris en ampleur pour accueillir des enfants dès leur plus jeune âge, notamment pour permettre à leurs parents de travailler. Vous connaissez nos débats politiques au sujet des services publics – et je passe ici les services publics des transports, qui se sont développés dans toutes les villes. Les seules villes qui ne le font pas sont celles où ont été élues, élection municipale après élection municipale, des équipes qui ne veulent rien faire en ce sens, ce qui est tout de même étonnant. De plus, ce sujet est du ressort intercommunal ; en Île-de-France, il est pris en charge par le syndicat des transports d’Île-de-France (STIF). Enfin, le logement social est lui aussi une forme de service public, extrêmement développé dans notre pays et qui continue à s’y étendre.

Nous avons entendu tout à l’heure Mmes Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, deux journalistes auteurs d’un livre enquête sur la ville de Trappes. N’ayant pas la prétention de généraliser ce qu’elles ont vu à Trappes à toute la France, à toutes les villes de banlieue ou même à tous les quartiers présentant un fort taux de logement social, elles nous ont indiqué avoir souvent constaté une forme de résistance face aux dérives. L’école a vocation à faire exister cette ouverture d’esprit et cette défense des valeurs de la République. Cet enjeu républicain date de plus d’un siècle, car la problématique de l’école a été identifiée dès que la République a voulu s’ancrer en France, à l’origine face, et même contre l’Église catholique et son influence. Avant même la loi de 1905, souvent citée, la loi de 1881 pour l’école se plaçait dans cet esprit. Elle a quelque part été complétée par la loi de 1905 afin d’aller plus loin sur la question de la séparation entre l’éducation et la religion. Des compromis existent, puisqu’il existe des écoles confessionnelles sous contrat, mais cet enjeu a bien été identifié dès le début.

Vos études confirment-elles que l’école est un pôle où circule un discours autre que le discours religieux ? Bien entendu, il ne s’agit pas de l’engagement collectif tel que vous l’avez décrit et qu’évoquait au cours d’une précédente audition Mme Marie-George Buffet, collègue de Stéphane Peu, appartenant au même département, au même groupe et à la même famille politique. Je ne sais pas si Stéphane Peu a pu l’entendre, car il n’est pas possible d’assister à toutes les auditions. Mme Buffet racontait qu’en Seine-Saint-Denis existait aussi il y a plusieurs dizaines d’années une structuration par le travail, par le syndicalisme, parfois par le parti communiste, qui avait des liens très forts avec un syndicat, ainsi que par des associations. Trappes en est aussi un exemple.

L’école n’est pas un engagement, elle n’est pas composée de militants, mais elle occupe un temps important pour les enfants et les jeunes. Vous est-elle apparue comme un enjeu d’ampleur dans les territoires que vous avez étudiés ?

M. Bernard Rougier. Oui, elle m’est malheureusement apparue comme un lieu d’influence pour les islamistes, avec des effets de proximité. Ainsi, lorsque certaines mosquées, certaines associations ou certains lieux sont proches de collèges ou de lycées, ceux-ci deviennent une cible et tel professeur, tel type d’enseignement sont volontairement contrecarrés. Les mosquées contrôlées par tel ou tel groupe font un travail de contre-acculturation et de contre-savoir, affirmant que le savoir républicain est un savoir laïc donc impur, que la vérité relève d’autres conceptions tirées de la religion et qu’il faut lutter contre certains enseignements. Je vois donc l’école comme une cible de ces discours islamistes, tout comme l’université. De par mon expérience personnelle, je me souviens d’une étudiante qui me répondait que la théorie de l’évolution était mon point de vue et qu’elle avait le droit de ne pas y adhérer. Cette étudiante voilée, qui portait le djelbab, adhérait à une autre conception.

Nous voyons bien ici que le rôle de l’école est absolument nécessaire pour briser ce discours. Toutefois, l’islamisme est aussi une épistémologie, et non seulement un programme politique et un contrôle moral. Il comprend une forme de production du savoir. Ainsi, beaucoup de musulmans, y compris non islamistes, adhèrent à l’idée que le Coran est un texte scientifique, avec des découvertes scientifiques. Or, lorsque ces conceptions sont sacralisées, elles sont extrêmement difficiles à récuser. Le savoir d’épistémologie devient un lieu commun, et le remettre en cause revient à remettre en cause le groupe et l’appartenance à l’islam. La situation revient très difficile pour l’école, dont le rôle est évidemment nécessaire.

Nous voyons bien ici que l’école est l’extension de la République. En effet, la démocratie française repose sur un versant libéral et un versant républicain ; ce dernier ne peut pas se contenter d’une laïcité-neutralité, qui consiste à dire « C’est votre conception, j’en ai pour ma part une autre ». La laïcité s’appuie en effet sur une positivité, un ensemble de conquêtes scientifiques qu’il faut expliquer à l’école.

L’école défend une épistémologie scientifique. Elle ne peut se contenter de la neutralité des croyances, elle doit casser non la croyance, mais la prétention de la croyance à s’emparer de la science. Or, un vrai problème se fait jour lorsque l’on parle avec les professeurs. Il leur est en effet extrêmement difficile de déconstruire un discours idéologique qui fait le lien entre la croyance et la science. Dans ces conditions, le rôle de l’école et des professeurs devient littéralement héroïque, car ceux-ci doivent défaire un préjugé scientifique justifié par la religion. Ils doivent en quelque sorte être relayés par des familles, des structures associatives qui feront que ce discours ne sera pas uniquement celui du professeur, mais un discours encouragé par d’autres lieux collectifs et d’autres liens.

Comme Stéphane Peu le sait probablement mieux que moi, le problème est que nous sommes passés d’un progressisme émancipateur, universaliste dans les quartiers communistes, à un progressisme racialiste et différentialiste. Là où l’un intégrait, l’autre désintègre. Or, la transition entre ces deux formes de progressisme a pris place en une vingtaine d’années ; pour des raisons le plus souvent électoralistes, les tenants de la première forme se sont convertis à la deuxième selon le jeu des circonstances.

M. Francis Chouat. Je souhaite prolonger les propos du président de Rugy, sans en débattre longuement ce soir, car il est trop tard pour cela. Je suis élu depuis plus de vingt ans, j’ai été maire d’Évry-Courcouronnes et j’ai habité Saint-Denis, où j’ai encore de la famille. Je connais bien Stéphane Peu ; lui et moi avons eu l’opportunité de voir comment se jouent sur une échelle de vingt ans ces évolutions, qui ne sont pas qu’épistémologiques.

Le président de Rugy et Stéphane Peu évoquaient la question des services publics. Selon vous, n’avons-nous pas nous-mêmes – dans notre immense diversité des républicains – péché par une sorte de croyance, peut-être un surmoi marxisant, considérant qu’en vérité, les services publics délivrent des prestations sociales, éducatives et culturelles dans un contexte sans cesse accru de consumérisme et de rapports individuels ? Dans ce contexte, la partie épistémologique de la République, ce perpétuel travail d’adhésion et de réadhésion à une communauté nationale dans le respect des parcours, des diversités, des origines et des communautés, n’a-t-elle pas été totalement délaissée ? Sans doute est-ce en partie lié au contexte de très grande crise démocratique, qui n’est pas que celle des institutions, mais qui touche à l’effondrement des appareils politiques et syndicaux, à leur substitution, ainsi qu’au fait que certaines associations ont une existence nationale et de moins en moins de réalité locale et territoriale, y compris de grandes associations d’éducation populaire.

Je n’espère pas que cette loi permette de retrouver les cellules du parti communiste, que j’ai moi-même connues, fréquentées et animées, ou la confédération nationale du logement, qui est l’un de mes premiers engagements – le tout premier étant d’avoir fait du porte-à-porte avec mon père, en 1959, pour faire signer la pétition du comité national d’action laïque contre la « loi Debré »... Pensez-vous toutefois qu’elle permettra d’assigner un rôle culturel à ce tissu, et non de service, de le réarmer démocratiquement ? Dans le cas contraire, nous ferons face à un partage infernal des rôles, et nous savons que ce ne sont pas les républicains qui gagneront.

M. Bernard Rougier. Pour le dire vite, car nous sommes en fin de la semaine et nous sommes tous fatigués, cette loi est une première étape. Je pense que ceux qui l’ont conçue savent bien qu’elle ne résoudra pas toutes les difficultés, mais qu’elle pourra donner des premiers outils pour contrecarrer l’islamisme. Dans un deuxième temps, un effort devra être réalisé afin de donner des perspectives à ces populations, pas nécessairement par le biais d’une loi ou d’un effort réglementaire.

J’utilise ici le terme « ces populations » sans aucun mépris, car j’ai constaté qu’il existe une demande. Je n’ai ainsi rencontré aucune difficulté à composer mon équipe de recherche, qui était issue de ces mêmes quartiers. J’ai indiqué à ses membres que nous allions travailler sur l’islamisme et être accusés d’islamophobie, l’accusation ayant précisément pour rôle d’empêcher la distinction entre l’islamisme et l’islam. Étant eux-mêmes musulmans, je voulais qu’ils soient à l’aise avec cette problématique. Tous m’ont répondu qu’ils luttaient précisément contre ces acteurs qui, au nom de la foi, propagent des conceptions qu’ils n’acceptent pas. Je n’ai eu aucune difficulté à trouver ces personnes pour enquêter avec moi. J’ai réalisé ce travail à très petite échelle, mais je crois que si des perspectives sont offertes, la demande d’exercer pleinement sa citoyenneté et son appartenance à la France sera remplie. Pour ce faire, il est toutefois nécessaire que les mécanismes concrets qui empruntent à l’adversaire, mélangeant le cognitif et l’affectif dans de nouvelles formes collectives, puissent exister. Cela ne passera pas nécessairement par une loi. Cet effort demande de l’imagination et du travail, mais nous n’avons pas le choix.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup, nous nous arrêterons sur ces propos. Merci, M. Rougier, pour vos contributions à nos travaux et vos réponses à nos questions. Merci, chers collègues, pour votre participation jusqu’à cette heure tardive un vendredi.

Nous reprendrons lundi avec l’examen des articles et des amendements. J’ai décidé de repousser à dix-sept heures le début de notre commission, certains de nos collègues souhaitant se rendre à la cérémonie d’obsèques de notre ancienne collègue Marielle de Sarnez. La réunion de lundi commencera donc à dixsept heures, se terminera à vingt heures puis reprendra à vingt et une heures trente. Nous observerons un rythme plus normal les jours suivants, quoiqu’intensif, car plus de 1 700 amendements ont été déposés. Tous n’ont pas encore été examinés au titre de leur recevabilité financière ou de l’article 45, mais leur nombre n’en reste pas moins suffisant pour nous occuper toute la semaine prochaine. Je vous souhaite un bon weekend.

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([1])  La composition de cette commission spéciale figure au verso de la présente page.