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N° 486

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME  LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 16 novembre 2022.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
DE LA RÉPUBLIQUE, SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION
 

tendant à la création d’une commission d’enquête
relative aux révélations des Uber Files
et au rôle du Président de la République
dans l’implantation d’Uber en France

 

PAR Mme Danielle SIMONNET

Députée

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Voir le numéro : 295 rect.


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SOMMAIRE

 

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Pages

avant-propos............................................... 5

I. Une proposition de résolution qui semble recevable

II. l’opportunitÉ de crÉer cette commission d’enquÊte est indiscutable

A. Les conséquences de l’uberisation au mépris de l’intérêt général

1. Les conséquences sur la déréglementation du secteur du transport public particulier de personnes

2. Des conséquences économiques, sociales, et environnementales sur l’ensemble de la société

B. L’impérieuse nécessité démocratique de mettre à jour la stratégie de déploiement d’Uber en France

COMPTE-RENDU DES DÉBATS

Personnes entendues

 

 

 

 

 


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MESDAMES, MESSIEURS,

 

En juillet dernier, l’enquête journalistique dite des Uber Files a permis de révéler l’ampleur de la stratégie de lobbying employée par la société Uber pour s’implanter en France. Cette enquête, publiée par le Consortium international des journalistes d’investigation, fut rendue possible par la transmission de 124 000 documents internes à la société Uber par son ancien lobbyiste, devenu lanceur d’alerte, Mark MacGann.

L’existence d’une telle stratégie de lobbying était certes déjà supposée. Cette enquête en a révélé non seulement l’ampleur, mais aussi la façon dont l’action – ou l’inaction – des pouvoirs publics lui a permis de prospérer.  

Le 10 octobre dernier, le groupe La France Insoumise-Nouvelle union populaire écologique et sociale (LFI-NUPES) a déposé une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête qui doit permettre de comprendre les mécanismes ayant permis à l’entreprise Uber de plier le droit français pour imposer son modèle.

Certains des soutiens passés de la société Uber minimisent aujourd’hui l’apport de cette enquête journalistique et réfutent l’existence d’un quelconque scandale démocratique. La légitimité de leur soutien à cette société continue d’être présentée comme étant motivée par la perspective de la création d’emplois sur le territoire français. Cette réponse ne saurait être tenue pour suffisante, et la représentation nationale ne peut s’en contenter.

Il est ici question d’une entreprise qui a pu, sans réaction immédiate ou suffisante des pouvoirs publics, lancer une application ouvertement illégale ; d’une entreprise qui, par l’utilisation de techniques informatiques, est parvenue à empêcher des contrôles administratifs et judiciaires d’être opérés ; d’une entreprise dont l’implantation sauvage a suscité de nombreux troubles à l’ordre public, lorsque les affrontements physiques opposant des conducteurs de taxi et de la société Uber faisaient quotidiennement la une de l’actualité ; d’une entreprise dont l’activité a eu des conséquences sociales dramatiques, non seulement au sein de la profession de taxis, mais également, ultérieurement, pour les chauffeurs qui travaillent pour elle dans des conditions de précarité croissante ; d’une entreprise qui, en dépit de ces méthodes, est parvenue à exploiter chaque faille de la règlementation, à mener chaque manœuvre dilatoire y compris sur le plan judiciaire pour que les pouvoirs publics ne parviennent à rétablir la légalité ; d’une entreprise dont la stratégie consistait à créer le chaos, pour qu’un état de fait s’impose à l’État de droit ; d’une entreprise spécialiste des stratégies d’évitement fiscal ; d’une entreprise qui, pourtant, a trouvé des alliés dans l’appareil d’État.

L’Assemblée nationale doit pouvoir enquêter sur la stratégie d’implantation de la société Uber. Il est indispensable de comprendre les mécanismes qui furent mis en place par la société Uber pour parvenir à jouer avec les limites de la légalité. Il est impérieux d’identifier de quelle façon les décideurs publics ont été approchés, de quelle façon ils ont répondu aux sollicitations de l’entreprise et, quand ils l’ont fait, pour quel motif.

La question qui se pose en filigrane des révélations de l’enquête des Uber Files est celle de la détermination de l’intérêt général. Celui-ci exige de la transparence, là où l’implantation d’Uber en France contient son lot de zones d’ombre.

Ce sont ces zones d’ombre qu’il s’agit aujourd’hui d’éclairer, en permettant à l’Assemblée nationale d’enquêter sur les stratégies employées par la société Uber pour plier le droit français à son modèle économique. Mieux comprendre la réussite des stratégies passées menées par la société Uber, c’est assurer pour le futur une meilleure capacité des pouvoirs publics à faire prévaloir l’intérêt général sur les seuls intérêts financiers.

C’est la raison pour laquelle le groupe La France Insoumise appelle la représentation nationale à se pencher sur les conditions d’implantation de la société Uber.

En application de l’article 140 du Règlement de l’Assemblée nationale, la commission saisie au fond doit vérifier que les conditions requises pour la création d’une commission d’enquête sont réunies et se prononcer sur son opportunité. Seront dès lors successivement abordées les questions de la recevabilité et de l’opportunité de cette proposition de résolution.


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I.   Une proposition de résolution qui semble recevable

A.   Les critères de recevabilité fixés par le règlement de l’Assemblée nationale

La recevabilité juridique d’une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête s’évalue à l’aune de plusieurs critères définis par les articles 137 à 139 du Règlement de l’Assemblée nationale.

extraits du règlement de l’assemblÉe nationale

Chapitre IV

Commissions d’enquête

 

Article 137

Les propositions de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sont déposées sur le bureau de l’Assemblée. Elles doivent déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion. Elles sont examinées et discutées dans les conditions fixées par le présent Règlement.

 

Article 138

1  Est irrecevable toute proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête ayant le même objet qu’une mission effectuée dans les conditions prévues à l’article 145-1 ou qu’une commission d’enquête antérieure, avant l’expiration d’un délai de douze mois à compter du terme des travaux de l’une ou de l’autre.

2  L’irrecevabilité est déclarée par le Président de l’Assemblée. En cas de doute, le Président statue après avis du Bureau de l’Assemblée.

 

Article 139

1  Le dépôt d’une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête est notifié par le Président de l’Assemblée au garde des sceaux, ministre de la justice.

2  Si le garde des sceaux fait connaître que des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition, celle-ci ne peut être mise en discussion. Si la discussion est déjà commencée, elle est immédiatement interrompue.

3  Lorsqu’une information judiciaire est ouverte après la création de la commission, le Président de l’Assemblée, saisi par le garde des sceaux, en informe le président de la commission. Celle-ci met immédiatement fin à ses travaux.

En premier lieu, l’article 137 du Règlement de l’Assemblée nationale prévoit que les propositions de résolution tendant à la création de commissions d’enquête « doivent déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion ».

En l’occurrence, les faits sur lesquels la commission d’enquête devra se pencher semblent définis avec une précision suffisante, puisque la commission d’enquête doit « identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s’implanter en France » et « étudier la responsabilité du ministre de l’économie Emmanuel Macron dans l’implantation et le développement d’Uber en France ». Sur ce dernier point, l’exposé sommaire de la proposition de résolution cite à titre d’exemple des faits précis tels que les « 17 échanges significatifs » entre Uber et les équipes du ministre de l’économie dans les 18 mois suivant son arrivée au ministère.

En second lieu, l’article 138 du Règlement de l’Assemblée nationale prévoit que les propositions de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sont recevables sauf si, dans l’année qui précède leur discussion, a eu lieu  une demande d’une commission de faire usage des pouvoirs dévolus aux commissions d’enquête dans le cadre de l’article 145-1 du Règlement ou une commission d’enquête ayant le même objet ([1]) . Tel n’est pas le cas en l’espèce. La proposition de résolution remplit donc le deuxième critère de recevabilité.

Enfin, en application de l’article 139 du Règlement de l’Assemblée nationale, la proposition de résolution ne peut être mise en discussion si le garde des Sceaux « fait connaître que des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition ».

Interrogé par la Présidente de l’Assemblée nationale, M. Éric Dupont‑Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, lui a fait savoir, dans un courrier en date du 14 novembre 2022 et sans davantage de précisions, que « le périmètre de la commission d’enquête parlementaire envisagée est susceptible de recouvrir pour partie une procédure judiciaire en cours ». La commission devra donc veiller, tout au long de ses travaux, à ne pas faire porter ses investigations sur des questions relevant de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire.

Au vu de ces éléments, il apparaît que la création d’une commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files et au rôle du ministre de l’économie Emmanuel Macron dans l’implantation d’Uber en France est conforme aux critères définis par le Règlement de l’Assemblée nationale.

B.   L’absence d’irrecevabilité tirée de la séparation des pouvoirs

L’enquête journalistique des « Uber files » a révélé que de nombreux contacts avaient été noués entre le ministère de l’économie et la société Uber au moment de son implantation en France. Ces contacts ont pu prendre la forme de rendez-vous avec M. Emmanuel Macron en personne, lorsqu’il était ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, ou avec des membres de son cabinet.


C’est la raison pour laquelle le dispositif de la proposition de résolution prévoit, en son 2°, que la commission d’enquête aura pour objet d’étudier la responsabilité « de l’ancien ministre de l’économie dans l’implantation et le développement d’Uber en France ».

C’est à cet alinéa du dispositif de la proposition de résolution qu’il convient de se référer pour cerner l’objet de la commission d’enquête, qui vise l’action de M. Emmanuel Macron en tant que ministre de l’économie, et non en tant que Président de la République.

Si le titre de la proposition de résolution, qui n’est d’ailleurs doté d’aucune portée juridique, se réfère au « rôle du Président de la République », il ne faut y voir qu’une référence d’ordre protocolaire : il ne s’agit que de désigner M. Emmanuel Macron par sa fonction actuelle.

La proposition de résolution ne cherche donc pas à mettre en cause la responsabilité du Président de la République. Le premier alinéa de l’article unique de la proposition de résolution en atteste, puisqu’il y est précisé qu’il s’agit d’enquêter sur le « rôle du président de la République actuel (…) lorsqu’il était ministre de l’économie ». De la même façon, l’exposé sommaire de la proposition de résolution compte plusieurs références à la qualité de ministre de M. Emmanuel Macron. Néanmoins, pour rassurer totalement les membres de la Commission des lois sur les intentions de votre Rapporteure en la matière, deux amendements visant à supprimer la référence à la présidence de la République dans le titre et le dispositif de la résolution seront soumis à l’examen des membres de la Commission.

En conséquence, cette proposition de résolution, qui ne remet pas en cause la séparation des pouvoirs, apparait juridiquement recevable.

 

II.   l’opportunitÉ de crÉer cette commission d’enquÊte est indiscutable

A.   Les conséquences de l’uberisation au mépris de l’intérêt général

1.   Les conséquences sur la déréglementation du secteur du transport public particulier de personnes

Lancée à San Francisco en 2009, la société Uber décide de débuter son internationalisation en 2011. C’est à Paris qu’elle lance cette première ouverture internationale, où elle parvient, en quelques années, à déstabiliser durablement le secteur du transport léger de personnes, jusqu’alors principalement organisé autour des taxis.

Au début des années 2010, plusieurs évolutions laissent sans doute espérer à Uber une implantation française possible à brève échéance. La Commission présidée par Jacques Attali, chargée de faire des propositions pour libérer la croissance française, préconise de « développer l’entrée sur le marché des véhicules de petite remise (VPR) et de différentes offres spécialisées sur certains segments du transport urbain », et d’ « augmenter le nombre de taxis » ([2]).

La loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques, dite « loi Novelli » ouvre le marché de la réservation préalable en instaurant le régime juridique des voitures de tourisme avec chauffeur (VTC) et celui du transport de personnes à moto. Si ces VTC ne peuvent intervenir sur le marché de la maraude, réservé aux taxis, elles peuvent intervenir sur le marché de la réservation préalable, après avoir accompli des formalités d’immatriculation aux conditions allégées.

Suite à l’arrivée d’Uber sur le marché, aidée par le développement massif de l’usage des « smartphones », le marché connaît un essor rapide : tandis qu’en 2011, Atout France recense 1286 entreprises de VTC en France, ce nombre passe à 7 213 en janvier 2014 ([3]).

S’ensuit un climat de tension entre taxis et VTC, qui redouble d’intensité lorsqu’Uber lance, en toute illégalité, l’application Uberpop qui consiste à permettre à chacun d’exercer une activité rémunérée de transport de personne, à l’aide de son véhicule personnel, sans remplir les conditions applicables aux taxis et conducteurs de VTC.

Le Gouvernement cherche alors à apaiser le conflit en confiant au député Thomas Thévenoud une mission de concertation destinée à « clarifier les obligations et les droits de chacun, pour organiser durablement le secteur et pour garantir une concurrence équilibrée ». Certaines des préconisations formulées dans le rapport ([4]) remis le 24 avril 2014 reçoivent une traduction législative dans la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur. Cette loi cherche à rééquilibrer les contraintes pesant sur les différents acteurs, à harmoniser les règles qui constituaient des distorsions de concurrence et à moderniser les outils (open-data des taxis).

Elle n’entraine pourtant aucunement le retrait de l’application UberPop, qui participe de la stratégie du chaos de la société Uber. Comme l’a expliqué l’écrivain Laurent Lasne ([5])  lors de son audition par votre Rapporteure, le défaut de base légale n’est pas considéré comme problématique par la société Uber, dont la stratégie consiste, en cette phase de lancement, à « occuper le terrain ».

De fait, la libéralisation du secteur entamée par la loi Thévenoud ne suffit pas à l’entreprise qui, pour s’implanter davantage, s’immisce dans une faille du système liée à la loi « LOTI ([6])  ».

Le dispositif LOTI permet le transport occasionnel collectif de petites dimensions (pour un groupe comprenant de deux à huit personnes) dans des véhicules autres que des taxis. Tandis que la « loi Thevenoud » de 2014 soumet les services occasionnels de transport public collectif à certaines obligations qui s’imposent aux transport public particulier, les véhicules « LOTI » ne sont pas soumis à l’interdiction de location à la place, ni à l’obligation de pouvoir justifier à tout moment de l’existence d’un contrat d’assurance couvrant la responsabilité civile professionnelle du conducteur. La société Uber incite alors ces chauffeurs à recourir à ce dispositif, en allant jusqu’à permettre l’émission de tickets de réservation pour deux personnes, même lorsque la réservation n’émanait que d’une personne, afin de justifier du recours au dispositif LOTI. 

L’ancien député Laurent Grandguillaume, rapporteur de la loi relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes ([7])  constate alors que « certains acteurs ont parfois le sentiment, à juste titre, d’être confrontés à une « jungle urbaine », un « Far West technologique », où chacun cherche à imposer ses règles à l’État de droit par le nombre, la massification et par un état de fait. Or, nous sommes sur le domaine public, et il s’agit bien d’une question d’ordre public et de régulation ».

Après s’être vu confier par le Premier ministre Manuel Valls la mission de médiation de la concertation entre les taxis et les VTC, Laurent Grandguillaume parvient à faire adopter la loi précitée afin d’interdire l’utilisation de véhicules LOTI de moins de neuf places dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, où le statut LOTI est désormais réservé au transport de groupes. La loi renforce en outre les obligations des centrales de réservations, tenues de s’assurer que leurs conducteurs disposent d’un certain nombre de documents (permis de conduire, carte professionnelle, justificatif de l’assurance du véhicule et justificatif de l’assurance de responsabilité civile professionnelle).  

En imposant un état de fait à l’État de droit, la société Uber est parvenue à accentuer la libéralisation du secteur du transport particulier de personnes afin de pouvoir y développer son activité, qui s’est avérée entrainer d’importantes conséquences économiques, sociales et environnementales sur l’ensemble de la société.

 

2.   Des conséquences économiques, sociales, et environnementales sur l’ensemble de la société

L’implantation d’Uber en France a, en premier lieu, eu des conséquences économiques et sociales dramatiques au sein de la profession des taxis.

Auditionnés par votre Rapporteure, M. Rachid Boudjema, Président de l’Union nationale des taxis, M. Christophe Jacopin, Président de la Gescop, et M. Ahmed Senbel, Président de l’école nationale du taxi, ont évoqué ces conséquences d’ordre économique et social sur leur profession, soulignant la chute drastique de la valeur du fond de commerce et la diminution du chiffre d’affaires. La chute du nombre de courses radios, notamment la nuit, a aussi imposé aux taxis de travailler beaucoup plus d’heures pour maintenir un niveau de rémunération acceptable, au détriment du temps de repos nécessaire, mais aussi de la vie sociale et familiale, ce qui a entrainé des drames humains.

L’ancien député et médiateur dans le conflit opposant les taxis aux VTC Laurent Grandguillaume a lui-même témoigné de cette réalité : « J'ai vu sur le terrain des chauffeurs, de tous les statuts, en souffrance, ne parvenant pas à vivre décemment malgré le travail plus de 10 heures par jour et 7 jours / 7. J'ai vu des jeunes se retrouvant avec des crédits importants pour acheter leur voiture et ne parvenant pas à rembourser leur emprunt. J'ai vu des familles en difficulté. J'ai vu de la colère, de l'indignation et de la désespérance » ([8]).

Passée la phase d’implantation dans les villes de la société Uber, les chauffeurs Uber ont à leur tour connu le temps des difficultés économiques et sociales en raison de la stratégie de dumping social mise en place. Après avoir été attirés par des conditions économiques très avantageuses permises par le prélèvement d’une commission très basse et l’attribution d’importants bonus, les chauffeurs, ayant investi dans l’achat d’un véhicule, voient ces avantages économiques s’interrompre dès que la société a suffisamment investi un territoire.

Les chauffeurs ayant investi dans l’achat d’un véhicule n’ont guère d’autre solution que de travailler plus pour subvenir à leur existence. Dans un récent rapport d’information, le Sénat explique ainsi ce mécanisme : « les algorithmes de tarification, utilisés par des plateformes telles qu’Uber ou Deliveroo, ajustent en temps réel l’offre et la demande ainsi que le prix de la prestation en fonction des tensions existantes sur le marché. Si les travailleurs des plateformes bénéficient effectivement de la liberté d’accepter ou non de réaliser la prestation, par exemple parce qu’ils estimeraient que le prix est trop faible, la situation de dépendance économique dans laquelle se trouve la grande majorité de ces travailleurs les contraint à accepter tout de même les missions proposées ([9])  ».

Lors de son audition devant la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen le 25 octobre 2022, le lanceur d’alerte Mark MacGann relativise ainsi l’apport de la société Uber s’agissant de la création d’emploi, dans la mesure où la société n’a « pas créé un nouveau type de travailleur, mais plutôt trouvé de nouvelles façons d'éviter les coûts et les responsabilités que les employeurs ont envers leur main-d'œuvre ».

Aux conséquences économiques et sociales largement commentées et analysées s’ajoutent des conséquences environnementales souvent ignorées mais qui n’en sont pas moins problématiques. L’arrivée d’Uber dans une ville se traduit par un parc de véhicules en circulation plus important, une densification du trafic, et l’augmentation des émissions de CO2 dans l’atmosphère. Les migrations de flottes de véhicules Uber vers des villes accueillant un évènement suscitant un afflux important de clients potentiels sur une période de temps déterminée, à l’image du festival de Cannes, est une autre source de nuisance environnementale que ne causent pas les taxis qui, contrairement aux VTC, sont territorialisés. Peut encore être citée la faible électrification du parc de véhicules « Uber » et, à l’inverse, l’impact qu’a eue l’arrivée massive de voitures Uber dans les difficultés éprouvées par le dispositif Autolib’ à Paris pour parvenir à l’équilibre économique.

Au regard de ces conséquences négatives, il apparaît d’autant plus troublant que la société Uber soit parvenue en un temps relativement bref à imposer son modèle en France. Cette réussite s’explique par une stratégie de déploiement offensive, sur laquelle il importe que la représentation nationale puisse enquêter.

B.   L’impérieuse nécessité démocratique de mettre à jour la stratégie de déploiement d’Uber en France

1.   Lobbying agressif et mépris des lois au cœur de la stratégie d’implantation d’Uber

Lors de son audition par votre Rapporteure, Damien Leloup, journaliste au Monde ayant contribué à l’enquête des Uber Files, a souligné la diversité des techniques employées par la société Uber pour jouer avec les limites de la loi, contourner son esprit, entraver son application et peser sur son évolution.

L’entreprise Uber a par exemple opté pour la stratégie du « fait accompli ([10])  » lorsqu’elle lance son service « UberPop » dans plusieurs villes françaises au début de l’année 2014. En dépit de l’illégalité de la pratique du transport de passagers à but lucratif sous couvert de covoiturage, ce service permet de mettre en relation des clients avec des chauffeurs amateurs à un tarif très bas via une application disponible sur smartphone. Tandis que les taxis sont soumis à un encadrement strict, cette application permet à toute personne de s’improviser chauffeur en dehors de tout cadre légal. Pourtant, cette pratique illégale va pouvoir perdurer durant un an et demi sans que l’État ne soit en mesure d’y mettre un terme. La condamnation d’Uber pour pratique commerciale trompeuse par le tribunal correctionnel de Paris le 16 octobre 2014 ne suscite aucun retour au respect de la loi par la compagnie, qui gagne du temps en poursuivant la procédure judiciaire, notamment par la voie de questions prioritaires de constitutionnalité. La menace prononcée par le ministre de l’intérieur d’interdire Uberpop au 1er janvier 2015 à défaut de mise en conformité avec la loi reste ainsi sans effet, de même que les amendes qui commencent à être adressées aux chauffeurs pour exercice illégal de la profession de taxi.

Le mépris de la loi se manifeste encore à travers la pratique de la société Uber consistant à faire obstacle à des enquêtes en cours en verrouillant à distance l’accès de ses ordinateurs aux fichiers et systèmes internes du groupe. L’enquête journalistique révèle que l’ordre de couper cet accès fut exécuté en quelques minutes seulement après l’arrivée des agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) dans les locaux parisiens de l’entreprise. Entre 2014 et décembre 2015, elle fut pratiquée à au moins douze reprises, tandis que les autorités enquêtent sur différents sujets tels que « la fraude fiscale, l’exercice illégal d’une activité de taxi ou le lien de subordination entre l’entreprise et ses chauffeurs([11]) ».

La société Uber engage par ailleurs des moyens colossaux pour mener un lobbysme direct et indirect.

Elle mène un lobbying direct, institutionnel, destiné à peser sur le processus normatif. Dans les premiers mois de son implantation, la société Uber élabore un tableau réunissant les coordonnées de 233 personnes parmi lesquelles se trouvent de nombreux ministres, conseillers ministériels et des parlementaires. Ces contacts noués très en amont de leur sollicitation permet à l’entreprise d’être bien informée des projets de changement de la règlementation. Lors de l’examen de la « loi Thevenoud » ([12]), mais aussi d’autres lois économiques et sociales lui succédant, des députés et des sénateurs acceptent de porter des amendements rédigés par la société défendant ses intérêts.

La société Uber mène en parallèle un lobbying indirect destiné à exercer une pression sur les décideurs par le biais de l’opinion publique. Lors de son audition par votre Rapporteure, l’ancien Député Laurent Grandguillaume, rapporteur en 2016 de la loi relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes ([13]) a souligné le déséquilibre entre les moyens engagés par la société Uber pour empêcher toute évolution législative défavorable et les siens en tant que rapporteur du texte à l’Assemblée nationale. Il fait alors face à une campagne de désinformation massive orchestrée par la société Uber qui achète des pages dans la presse, diffuse des messages aux consommateurs et aux chauffeurs ou organise encore des distributions de tracts à Paris, tout ceci dans le but de diffuser largement l’argument massue de la création d’emplois. La société va même jusqu’à offrir une rétribution de 100 euros à des chauffeurs ayant fait la preuve de leur participation à des manifestations en sa faveur.

Ces quelques exemples illustrent la nécessité qu’une enquête parlementaire puisse recenser avec exactitude la pluralité des actions de lobbying déployées par la société Uber, et d’apprécier la réponse publique qui y fut apportée.

2.   Une interrogation quant à la réponse publique apportée à ces méthodes

 

La réaction des pouvoirs publics aux pratiques de la société Uber est un sujet de première importance démocratique sur laquelle il importe qu’une commission d’enquête parlementaire puisse travailler. Il convient d’établir quels types de réponse ont pu être données par les décideurs contactés (ministres, parlementaires, mais également conseillers ministériels et hauts fonctionnaires) aux sollicitations de la société Uber, et d’établir de quelle manière les contacts privilégiés qu’elle est parvenue à nouer avec certains d’entre eux ont pesé sur les décisions prises, sur l’évolution de la législation et de la réglementation.

La proposition de résolution vise plus spécifiquement le rôle prépondérant joué par le ministre de l’économie Emmanuel Macron dans l’implantation de la société Uber.

Le soutien du ministre à cette société était publiquement affiché et présenté comme étant motivé par l’impact positif escompté en terme de création d’emplois. Mais l’enquête journalistique des Uber Files a révélé l’intensité des contacts – toujours tenus secrets - que lui ou des membres de son cabinet ont entretenu avec les dirigeants de l’entreprise entre 2014 et 2016. Or, un tel niveau d’écoute ne semble pas trouver d’équivalent à cette époque avec d’autres entreprises, y compris les entreprises françaises.

Pas moins de quatre contacts directs entre le ministre lui-même et des représentants de la société Uber sont ainsi organisés entre 2014 et 2016. Le premier d’entre eux se tient le 1er octobre 2014, soit le jour de l’entrée en vigueur de la « loi Thevenoud » relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, et quelques semaines après l’entrée en fonction du ministre de l’Economie. Travis Kalanick, fondateur et alors PDG d’Uber, y participe, de même que le lobbyiste Mark MacGann, qui résume par mail à ses collègues le sentiment de satisfaction des dirigeants de l’entreprise à l’issue de la réunion : « En un mot : spectaculaire. Du jamais vu »([14]). L’enquête journalistique révèle qu’après cette première réunion, « au moins dix-sept échanges significatifs (rendez-vous, appels, SMS) ont eu lieu entre Emmanuel Macron ou ses proches conseillers et les équipes d’Uber France dans les dix-huit mois qui ont suivi son arrivée au ministère » ([15]) .

La régularité de ces contacts fait dire au journaliste Damien Leloup que pour Uber, Emmanuel Macron fut, « à Bercy, plus qu’un soutien, quasiment un partenaire ».

Or, ces réunions, qui ne sont jamais inscrites à l’agenda officiel du ministre, aboutissent parfois à la conclusion d’accords informels entre l’entreprise et le ministre de l’économie. L’enquête journaliste met ainsi en lumière ce que les cadres d’Uber qualifient de « deal », au terme duquel le ministre de l’économie aurait envisagé la simplification des conditions d’obtention de la licence VTC (par la réduction de la durée de formation des chauffeurs) en échange de la suspension immédiate du service UberPop. Le déséquilibre de cet accord interroge pourtant au regard des procédures judiciaires en cours à l’encontre de cette application qui aurait, de toute façon, fini par être interdite.

Les représentants de la société Uber se sentent dans une relation de confiance telle qu’ils se permettent de contacter le directeur adjoint de cabinet du ministre de l’économie, Emmanuel Lacresse lorsque des agents de la DGCCRF se présentent dans les locaux de l’entreprise à Lyon.

Ces multiples prises de contact sont l’une des manifestations des pratiques d’influence menées par la société Uber au contact des décideurs publics.

Depuis, l’encadrement du lobbying a progressé en France. La loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (loi Sapin 2) a notamment instauré des obligations déclaratives dans un registre accessible au public.

Mais cette réglementation apparaît moins contraignante s’agissant du domaine réglementaire, étape pourtant incontournable de l’application des lois. La loi Grandguillaume en donne une manifestation éclatante, puisqu’il fallut attendre le 20 octobre 2021, soit cinq années, pour que soit finalement adopté l’arrêté nécessaire à l’application de l’article L 3120-6 du code des transports.

Il n’en demeure pas moins utile de comprendre comment la stratégie d’Uber s’est déployée, de déterminer dans quelle mesure des décideurs approchés par la société ont pu contribuer à sa réussite, et quels moyens de régulation des pratiques d’influence auraient pu permettre au débat sur l’implantation des véhicules de tourisme avec chauffeur de se dérouler dans des conditions réellement démocratiques respectueuses du principe de transparence.


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   COMPTE-RENDU DES DÉBATS

Au cours de sa première réunion du mercredi 16 novembre 2022, la Commission examine la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files et au rôle du Président de la République dans l’implantation d’Uber en France (n° 295) (Mme Danielle Simonnet, rapporteure).

Lien vidéo : https://assnat.fr/6CyRZV

M. le président Sacha Houlié. Chers collègues, nous examinons ce matin quatre textes inscrits à l’ordre du jour de la journée réservée au groupe La France insoumise, le 24 novembre.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. En juillet dernier, l’enquête journalistique sur les Uber Files a permis de révéler l’ampleur de la stratégie de lobbying employée par la société Uber pour s’implanter en France. Cette enquête, publiée par le Consortium international des journalistes d’investigation, a été rendue possible par la transmission de centaines de milliers de documents internes à la société Uber par son ancien lobbyiste, devenu lanceur d’alerte, Mark MacGann. Si l’existence d’une telle stratégie de lobbying était déjà supposée, cette enquête en a révélé l’ampleur et a montré la façon dont l’action – ou l’inaction – des pouvoirs publics lui a permis de prospérer.

C’est la raison pour laquelle j’ai déposé le 10 octobre, avec l’ensemble du groupe LFI-NUPES, une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête qui doit permettre de comprendre les mécanismes ayant permis à l’entreprise Uber de faire plier le droit français pour imposer son modèle. Le rôle de la commission des lois est de se prononcer sur la recevabilité et l’opportunité de la création d’une telle commission d’enquête.

Examinons d’abord la recevabilité de la proposition de résolution au regard de notre règlement.

Premièrement, pour être recevable au titre de l’article 137 du règlement, une proposition de résolution doit « déterminer avec précision les faits qui donnent lieu à enquête ». La recevabilité est, de ce point de vue, indiscutable. L’enquête portera sur les pratiques de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France et sur la réaction ou l’inaction des pouvoirs publics face à ces pratiques. L’audition du journaliste du Monde Damien Leloup, à laquelle certains d’entre vous étaient présents, a permis de constater que l’enquête journalistique a révélé des faits précis, sur lesquels la commission d’enquête pourra enquêter.

Deuxièmement, l’article 138 du règlement de l’Assemblée nationale exige qu’aucune autre commission d’enquête n’ait été créée ou qu’aucune commission n’ait demandé à faire usage des pouvoirs dévolus aux commissions d’enquête dans les douze mois précédents afin d’analyser les mêmes faits. En l’occurrence, rien de tel n’est advenu à l’Assemblée nationale pour enquêter sur l’implantation d’Uber. La résolution est donc également recevable à ce titre.

Troisièmement, la proposition de résolution doit se conformer à l’article 139 du règlement, qui précise qu’une telle initiative ne peut être mise en discussion si le garde des sceaux fait connaître que des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt du texte. Le garde des sceaux a fait savoir, par une lettre datée du 14 novembre, qu’une procédure judiciaire était en cours dans le périmètre de la commission d’enquête, mais il n’a pas jugé utile de nous indiquer, et je m’en étonne, quel était l’objet de cette procédure. Je l’invite donc à nous en faire part, et je vous indique que la commission d’enquête, une fois créée, veillera évidemment à ce que ses investigations ne portent pas sur des questions relevant de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire. Il s’agit, d’une manière tout à fait classique, de permettre à la représentation nationale d’investiguer sur des faits tout en étant respectueuse de l’indépendance de l’autorité judiciaire. C’était, par exemple, le sens du vote émis par la commission des lois en décembre 2018 s’agissant de la recevabilité de la résolution tendant à créer une commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France.

Sous la réserve que je viens d’indiquer, la proposition de résolution qui vous est soumise me semble ainsi répondre aux conditions requises pour la création d’une commission d’enquête.

Le garde des sceaux s’est également exprimé sur la méconnaissance supposée de la séparation des pouvoirs, au motif de l’évocation dans le titre de la proposition de résolution du « Président de la République ». Je tiens à vous rassurer sur ce point. Cette commission d’enquête ne vise M. Emmanuel Macron que pour son implication, en tant que ministre de l’économie, dans l’implantation d’Uber en France lorsque M. François Hollande était Président de la République. Le titre de la proposition de résolution ne visait qu’à se référer à la fonction actuelle du Président de la République, par respect du protocole. J’en veux pour preuve que le dispositif de la proposition de résolution mentionne très explicitement qu’il s’agit d’enquêter sur le rôle du Président de la République actuel « lorsqu’il était ministre de l’économie ». Or c’est au dispositif de la proposition de résolution qu’il convient de se référer pour cerner l’objet de l’enquête, le titre étant, quant à lui, dépourvu de toute portée normative. Pour achever de vous convaincre de la clarté de nos intentions, j’ai déposé deux amendements concernant le titre et le dispositif de la proposition de résolution.

Il apparaît ainsi que la proposition de résolution ne pose pas de difficulté au regard des conditions de recevabilité.

Examinons à présent son opportunité. Celle-ci me semble indiscutable. Les auditions que j’ai organisées en préparation de cette réunion ont permis d’entendre le témoignage poignant de plusieurs organisations défendant la profession de taxi, qui nous ont fait part des conséquences économiques et sociales de l’implantation d’Uber pour leur profession et des drames humains qui en ont résulté. Alors que le soutien apporté à l’implantation d’Uber par certains décideurs, dont M. Macron, était présenté comme motivé par la perspective de créations d’emplois, nous savons que la réalité de l’ubérisation du monde du travail est bien plus sombre. En dehors de la déréglementation du secteur du transport public particulier de personnes qu’a suscitée l’arrivée d’Uber en France, les conséquences économiques, sociales et environnementales sur l’ensemble de la société sont loin d’être anodines. Cela conduit à s’interroger sur le soutien et les facilitations dont a pu bénéficier cette entreprise américaine pour s’implanter en France, alors que l’existence de sérieux doutes sur les conséquences de son modèle économique aurait dû inciter à se demander où se situait l’intérêt général dans cette affaire.

Il est question d’une entreprise qui a pu, sans réaction immédiate ou suffisante des pouvoirs publics, lancer une application ouvertement illégale ; d’une entreprise qui, par l’utilisation de techniques informatiques, est parvenue à empêcher des contrôles administratifs et judiciaires d’être réalisés ; d’une entreprise dont l’implantation sauvage a suscité de nombreux troubles à l’ordre public, lorsque les affrontements physiques entre des conducteurs de taxi et les chauffeurs de la société Uber faisaient quotidiennement la une ; d’une entreprise dont l’activité a eu des conséquences sociales dramatiques, non seulement au sein de la profession de taxi, mais également, par la suite, pour les chauffeurs de VTC – voiture de transport avec chauffeur –, qui travaillent dans des conditions de précarité croissante ; d’une entreprise qui est parvenue à exploiter chaque faille de la réglementation et à mener chaque manœuvre dilatoire possible, y compris sur le plan judiciaire, pour empêcher les pouvoirs publics de rétablir la légalité ; d’une entreprise dont la stratégie consistait à créer le chaos, pour qu’un état de fait s’impose à notre État de droit, mais qui a trouvé des alliés dans l’appareil d’État ; d’une entreprise qui a été attaquée pour des faits de violence et de viol ; enfin, d’une entreprise qui n’a pas hésité à développer des stratégies d’optimisation et d’évasion fiscale.

L’ancien député Laurent Grandguillaume a témoigné, lors de son audition, des pratiques d’Uber auxquelles il a fait face lorsqu’il était rapporteur, en 2016, de la loi qui porte désormais son nom. Par ailleurs, l’écrivain Laurent Lasne nous a dit qu’il lui paraissait opportun que l’Assemblée nationale puisse enquêter, avec les moyens qui sont les siens, sur la stratégie d’implantation de la société Uber. Il m’apparaît, en effet, indispensable de comprendre les mécanismes mis en place par cette société pour parvenir à jouer avec les limites de la légalité. De quelle façon les décideurs publics ont-ils été approchés ? Comment ont-ils répondu aux sollicitations de cette entreprise ? Surtout, pourquoi l’ont-ils fait ? Au-delà de ces interrogations se pose en filigrane des révélations des Uber Files la question de la détermination de l’intérêt général. Celle-ci exige de la transparence, là où l’implantation d’Uber en France contient son lot de zones d’ombre.

Notre rôle est d’éclairer ces zones d’ombre. Il est de notre devoir de comprendre comment la société Uber est parvenue à faire plier le droit français en fonction de son modèle économique. Nous devons mener ce travail afin de nous assurer, pour l’avenir, que les pouvoirs publics sont davantage capables de faire face au lobbying et de garantir que l’intérêt général est l’unique intérêt visé lors de l’élaboration de la législation et de la réglementation dans notre pays. Tel est notre rôle de députés, et je pense que tous les groupes politiques de l’Assemblée pourront s’accorder sur ce point.

Voilà les raisons pour lesquelles je vous invite à constater que toutes les conditions requises pour créer cette commission d’enquête sont réunies.

M. le président Sacha Houlié. Le long développement auquel vous avez procédé concernant la recevabilité de votre proposition de résolution montre que vous êtes consciente des grandes difficultés qu’elle pose sur ce plan.

Tout d’abord, la proposition de résolution met en cause indirectement la responsabilité du Président de la République, même si vous avez tenté d’apporter une rectification. Or le principe d’irresponsabilité du chef de l’État empêche qu’une commission d’enquête mette en cause sa responsabilité, même de manière indirecte. En la matière, la pratique est constante depuis 1958. En 1984, le président François Mitterrand avait ainsi refusé que son prédécesseur, Valéry Giscard d’Estaing, témoigne devant une commission d’enquête sur l’affaire des avions renifleurs. De même, sous la présidence de Jean-Luc Warsmann, la commission des lois s’était opposée à la constitution d’une commission d’enquête sur les sondages de l’Élysée.

La rédaction de la présente proposition de résolution ne permet pas de s’assurer qu’une éventuelle commission d’enquête ne mettra pas directement ou indirectement en cause la responsabilité du Président de la République. L’intitulé – que vous tentez de rectifier par un amendement – et l’exposé des motifs de la proposition de résolution ne laissent aucun doute à ce sujet.

Avant que vous ne tentiez de le modifier, le dispositif mentionnait le Président de la République, certes quand il était ministre de l’économie, mais cela ne trompe personne. Les références voulues et assumées à la fonction présidentielle actuelle d’Emmanuel Macron ne seraient pas nécessaires si l’objectif n’était que de s’intéresser à la gestion du ministre entre 2014 et 2016.

L’exposé des motifs vise également « l’opacité des réunions organisées dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) », en 2022 donc, ce qui concerne le précédent mandat du Président de la République. Cette précision permet de comprendre pourquoi vous avez choisi de faire référence au Président de la République et non pas seulement à l’ancien ministre de l’économie, et montre que votre objectif est aussi de mettre en cause la responsabilité du Président de la République dans l’exercice de ses fonctions.

C’est la raison pour laquelle le garde des sceaux, dans la lettre que vous avez mentionnée, a estimé que votre proposition de résolution apparaissait contraire à la Constitution. Voici ce qu’il écrit : « Cette proposition de résolution, qui vise explicitement le Président de la République actuellement en fonction, constitue une tentative de mise en cause, par une voie détournée, de la responsabilité du chef de l’État, dont la responsabilité est strictement définie par les dispositions du titre IX de la Constitution. Ce faisant, elle méconnaît également le principe de la séparation des pouvoirs fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. » Certes, cette appréciation ne nous lie pas. Toutefois, le garde des sceaux invoque des arguments constitutionnels que votre présentation n’a pas démentis.

Vous avez présenté des amendements pour atténuer la portée de cette irrecevabilité. Par cette démarche, vous avez signé votre forfait. Quand bien même ces amendements seraient adoptés, il s’agirait d’un détournement de procédure susceptible de remettre en cause l’indépendance de l’autorité judiciaire. L’article 67 de la Constitution prévoit que le Président de la République est irresponsable pour les actes commis dans l’exercice de ses fonctions, mais aussi qu’il bénéficie d’une immunité de juridiction pendant toute la durée de son mandat.

La proposition de résolution vise précisément à contourner cette immunité de juridiction. Elle se substitue à la justice en créant une commission d’enquête parlementaire. L’exposé des motifs et le dispositif de la proposition de résolution mentionnent des « échanges de bons procédés » et demandent de vérifier si certains faits sont susceptibles de constituer des « avantages quelconques à une personne dépositaire de l’autorité publique […] pour qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir […] un acte de sa fonction », soit l’infraction pénale définie par l’article 433-1 du code pénal.

Devant l’impossibilité d’engager une action judiciaire sur les faits allégués pendant la durée du mandat présidentiel, vous avez déposé une proposition de résolution qui a pour objectif de demander aux députés de jouer un rôle d’enquêteur, de procureur et de juge. Il s’agit peut-être d’une déclaration politique, mais elle est incorrecte sur le plan juridique.

La lettre du garde des sceaux précise également que « le périmètre de la commission d’enquête parlementaire envisagée est susceptible de recouvrir pour partie une procédure judiciaire. » Vous avez eu l’honnêteté de le dire. Toutefois, vous auriez pu en tirer les conséquences.

Enfin, vous avez sciemment choisi une procédure qui n’est pas le recours à votre droit de tirage, en vertu duquel la création de la commission d’enquête aurait été de droit, mais après un examen de recevabilité. Vous avez cherché à contourner cette procédure, probablement parce que vous saviez que l’irrecevabilité de votre demande était manifeste.

Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Benjamin Haddad (RE). Dès le titre de la proposition de résolution, vous attaquez personnellement le Président de la République et vous mettez en cause sa responsabilité, sans préciser que vous vous référez à la période 2014-2016, durant laquelle Emmanuel Macron était ministre de l’économie. Vous entretenez la confusion en évoquant dans l’exposé des motifs des liens supposés avec Uber dans le cadre de la récente PFUE et en mentionnant dans le dispositif la campagne présidentielle.

La responsabilité du chef de l’État n’est susceptible d’être mise en cause par le Parlement que selon la procédure prévue par l’article 68 de la Constitution, et non par une commission d’enquête. Pour contourner le risque certain d’inconstitutionnalité, vous avez déposé tardivement deux amendements visant à supprimer la référence à la présidence de la République dans le titre et le dispositif de la proposition de résolution. Les motivations du texte, votre démarche générale et cet aveu tardif entretiennent une confusion préjudiciable au respect et à l’équilibre de nos institutions, ainsi qu’une impression d’improvisation du travail.

Sur le fond, vous mettez en cause la responsabilité d’un ministre de l’économie qui agissait conformément à son rôle en échangeant avec des entreprises qui souhaitaient s’implanter en France et avec l’ensemble des acteurs d’un secteur en mutation profonde. J’ai eu l’occasion d’assister à l’audition d’un journaliste du Monde, membre du consortium qui a publié les Uber Files. Il vous a lui-même indiqué n’avoir rien constaté d’illégal ni d’irrégulier dans ces dossiers concernant le rôle que vous prêtez à Emmanuel Macron, ce qui souligne en creux l’absence de véritable objet de votre proposition de création d’une commission d’enquête.

Nous faisions face à l’époque à une pénurie de taxis par rapport à nos voisins européens. Objet de débats publics antérieurs à la création d’entreprises comme Uber, le secteur du VTC répondait à une demande des consommateurs et s’installait dans un vide juridique auquel il fallait répondre. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, a échangé avec les acteurs du monde des taxis, les syndicats, Uber mais aussi d’autres entreprises de VTC afin de parvenir à l’équilibre nécessaire dans un secteur qui était en mutation en France et partout dans le monde. Ces échanges étaient inhérents au rôle du ministre de l’économie et ne semblent pas justifier la création d’une commission d’enquête. Concernant la protection présumée de la société Uber vis-à-vis de contrôles de l’administration, l’article du Monde précise que la demande d’intervention auprès du ministre de l’économie était restée sans réponse.

Il n’y a eu pas eu d’irrégularités ni d’opacité. Notre vision de la société diffère de la vôtre, mais pouvez-vous reprocher à Emmanuel Macron d’avoir masqué sa conception de ce secteur ? Au contraire, il en avait fait un argument de campagne. Il indiquait ainsi à Mediapart : « Nous voulons lutter contre l’assignation à résidence et accompagner les acteurs qui peuvent permettre à de nouveaux emplois d’émerger ». C’est ce que nous nous appliquons à faire depuis plus de cinq ans, et je rappelle que le chômage est au plus bas depuis quinze ans – nous sommes fiers de notre action. Le Président de la République a toujours été transparent quant à ses intentions et s’est constamment prononcé en faveur de l’installation de ces acteurs. Les gouvernements successifs depuis 2017 se sont attachés, sous son impulsion, à mieux réguler les relations entre taxis et VTC, notamment grâce à la loi d’orientation des mobilités (Lom) de 2019, qui a comblé un vide juridique. Nous avons également défendu la régulation des plateformes au niveau européen et international, en œuvrant pour une fiscalité minimale et la protection des données privées.

Vous pouvez être en désaccord avec ces orientations, mais nous ne pensons pas que ces différences politiques de fond légitiment la création d’une commission d’enquête. Au contraire, cette dernière alimenterait un sentiment complotiste sur le rôle qu’aurait joué, à l’époque, le ministre de l’économie.

S’agissant, enfin, de la représentation d’intérêts, votre demande nous semble satisfaite par l’évolution de la législation entre 2014 et 2017. En effet, l’application de la loi Sapin 2 a rendu obligatoires l’inscription des représentants d’intérêts sur un répertoire numérique et une déclaration annuelle auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), afin de permettre leur identification.

Pour toutes ces raisons, notre groupe réfute la recevabilité et l’opportunité de votre démarche.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Selon le site Wikipédia, « Les Uber Files sont plus de 124 000 documents confidentiels révélant comment l’entreprise américaine Uber […] a implanté son activité dans de nombreux pays et tenté de faire changer la législation à son avantage en menant une stratégie d’influence auprès et à l’aide de personnalités politiques de premier plan. »

Lors de son audition, réalisée la semaine dernière par la rapporteure, le journaliste du Monde Damien Leloup a précisé qu’Uber avait pris de nombreux contacts avec un nombre important de personnalités du monde politique ; que quatre rendez-vous, sur une période courte et ne figurant pas à l’agenda officiel, avaient été pris directement avec le Président de la République, Emmanuel Macron ; que dix-neuf échanges significatifs, qui n’étaient pas de simples rencontres de courtoisie, avaient eu lieu ; que les cadres d’Uber appelaient le ministre de l’économie pour intervenir sur des procédures en cours ; que des SMS, écrits tard le soir, avaient été découverts ; que le ministre avait répondu favorablement aux demandes de la multinationale Uber, à la suite de ces échanges ; que dans le même temps, il n’y avait pas eu de rendez-vous avec des représentants des taxis et des dirigeants du CAC40, ce qui aurait assuré un équilibre ; enfin, qu’Uber USA avait décidé très clairement de ne pas appliquer la législation française.

Tous ces éléments, même s’ils ne démontrent pas à eux seuls des activités de lobbying illégales, conduisent à penser que le président Macron a peut-être voulu modifier la loi française pour satisfaire aux intérêts du géant Uber. Malgré les invitations à la prudence du président de notre commission, nous pensons que ces éléments justifient une enquête et qu’en faire la demande fait partie de notre rôle en tant que députés. Nous voterons donc pour cette proposition de résolution.

M. Andy Kerbrat (LFI-NUPES). « Je faisais partie de cette puissante machinerie de lobbying et je continue à croire qu’un lobbying bien organisé et transparent est un élément fondamental de la démocratie parlementaire. Cela devrait préoccuper tout démocrate. Cependant, lorsque nous atteignons un point où l’équilibre des pouvoirs penche si fortement en faveur d’un côté par rapport à l’autre, comme cela semble être le cas dans ce débat, lorsque les entreprises technologiques disposent de ressources financières disproportionnées pour faire passer leur message aux dépens des travailleurs, beaucoup moins puissants, il se passe quelque chose de vraiment antidémocratique. » Ainsi témoignait le mois dernier Mark MacGann, ancien lobbyiste en chef d’Uber en Europe et lanceur d’alerte à l’origine des Uber Files.

Oui, « quelque chose de vraiment antidémocratique » a eu lieu entre 2012 et 2016 en France, lorsque le ministre de l’économie de l’époque a travaillé avec une multinationale américaine poursuivie par la justice pour mise en danger de la vie d’autrui et de multiples infractions au code du travail. Ce lobbying a conduit à modifier la loi et à implanter dans notre pays un modèle entrepreneurial prédateur, antisocial et profondément inégalitaire. En tant qu’ancien syndicaliste et salarié, je peux vous dire que jamais les travailleurs n’ont bénéficié d’un soutien aussi efficace que celui qui a été offert à Uber.

Si la NUPES rejette le modèle social défendu par les soutiens de l’ubérisation, ce sont des actions antidémocratiques menées durant la période concernée qu’il est question dans cette proposition de résolution. De 2014 à 2016, le gouvernement français a été considéré comme un soutien solide d’Uber en raison de l’action du ministre de l’économie de l’époque pour faire accepter le modèle économique de cette entreprise en France et assouplir le cadre juridique à son avantage.

Nous ne pouvons ignorer les révélations faites par la presse internationale. Il y va de la crédibilité de notre République. Les documents obtenus par Euractiv montrent que durant sa présidence de l’Union européenne, la France a fait pression au Parlement européen pour bloquer la présomption de salariat à l’égard des employés des plateformes, dont Uber, ce qui laisse supposer une collusion entre notre État et cette société. Notre réputation internationale est entachée par les Uber Files, même si le scandale est mondial et touche particulièrement l’Europe, puisqu’une ancienne commissaire européenne, Neelie Kroes, également ancienne ministre des transports néerlandaise, a été épinglée dans l’enquête d’Euractiv pour avoir été embauchée comme lobbyiste durant la période qui nous intéresse.

Une audition a eu lieu le mois dernier au Parlement européen. Notre Parlement s’honorerait à suivre cette démarche. La transparence et le contrôle démocratique sont la seule voie permettant de protéger les intérêts et l’image de la France. Nous avons été élus, en tant que parlementaires, pour exercer une mission de contrôle de l’action du Gouvernement. Aussi devons-nous faire toute la lumière sur les conditions dans lesquelles un ministre – et seulement un ministre – a pu agir en faveur d’intérêts privés et défendre une entreprise aujourd’hui poursuivie par la justice, lui permettant de gagner des arbitrages, d’échapper à des arrêtés préfectoraux et de s’étendre dans tout le pays. Je précise que nous n’en voulons pas aux soutiens d’Uber, mais à cette société.

La fonction de contrôle est au cœur des missions de la représentation nationale. Elle prend racine dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Ce droit est exercé par le Parlement au nom des Français. Malgré les pressions de notre président au sujet de la recevabilité de la proposition de résolution, notre commission s’honorerait à faire sereinement la lumière sur les dysfonctionnements qui ont permis à un lobby comme Uber d’avoir une telle influence sur l’État. Ce travail doit être transpartisan et nous souhaitons que la commission d’enquête soit menée et rapportée avec l’accord de tous les groupes, de la majorité comme de l’opposition.

M. le président Sacha Houlié. Il ne s’agit pas de pressions, mais d’un simple rappel du cadre juridique.

M. Raphaël Schellenberger (LR). De nombreux députés considèrent que l’introduction du système Uber a cassé une partie du modèle social français. Les évolutions législatives qui se dessinent vont plutôt dans le sens d’un retour en arrière, pour éviter la marchandisation absolue de la capacité de travail de nos concitoyens qu’Uber a institutionnalisée.

Comme les auteurs de cette proposition de résolution, nous sommes attentifs aux liens de plus en plus complexes qui se sont noués entre certaines forces économiques et Emmanuel Macron, notamment lors de sa campagne électorale de 2017. Les Républicains ont multiplié les initiatives pour éclairer ces liens. Olivier Marleix a ainsi présidé une commission d’enquête sur la déconstruction d’Alstom pilotée par Emmanuel Macron. En septembre, nous avons également demandé la création d’une commission d’enquête sur notre perte de souveraineté énergétique et la volonté de déconstruire EDF. Enfin, la récente polémique mettant en cause la ministre Pannier-Runacher fait partie des éléments qui nous conduisent à nous interroger sur les relations entre le monde économique et le pouvoir d’Emmanuel Macron, ainsi que sur le financement de sa première campagne électorale.

Néanmoins, madame la rapporteure, il faut faire attention quand on utilise certains termes. Quand vous parlez d’une volonté de certains acteurs économiques de faire plier le droit français, je ne peux m’empêcher de voir un parallèle avec votre volonté de faire plier le règlement et les usages de notre assemblée, dont témoigne la méthode suivie pour votre proposition de résolution. Les commissions d’enquête font l’objet d’un droit de tirage, que le groupe LR a d’ailleurs été le premier à utiliser durant cette législature. L’ensemble de la coalition formée par la NUPES bénéficie de quatre droits de tirage pour la création de commissions d’enquête par session parlementaire, mais vous cherchez à contourner cette procédure pour nous pousser à un vote en séance publique d’une façon dévoyée.

Si vous considérez que ce sujet est si important, utilisez votre droit de tirage. S’il vous est impossible par la suite d’y recourir de nouveau, parce qu’il est épuisé, en vue d’obtenir la création d’une commission d’enquête sur d’autres faits, notre institution sera suffisamment responsable pour décider de créer une commission d’enquête. Il faut respecter nos règles de fonctionnement, qui visent à permettre aux commissions d’enquête de travailler sérieusement. En procédant comme vous le faites, vous contribuez au moins autant qu’Uber à casser la confiance dans les institutions.

Mme Cécile Untermaier (SOC). Tout est question d’interprétation en matière d’irrecevabilité, et les constitutionnalistes sont très divisés à ce sujet. La référence au Président de la République dans votre proposition de résolution ne pouvait qu’aggraver les interrogations en la matière, ce qui vous a conduit à déposer des amendements pour rectifier le tir.

J’estime que le bureau de l’Assemblée devrait travailler à une révision du règlement pour permettre d’informer les auteurs d’une résolution, comme on le fait au sein de l’autorité judiciaire, quand le motif de l’irrecevabilité est sur le point d’être invoqué, et de leur donner ainsi la possibilité d’apporter des rectifications. Nous devons être en mesure de travailler sur des sujets aussi majeurs que ceux que vous soulevez. Opposer l’irrecevabilité à une volonté de transparence est toujours une forme d’échec.

La proposition de résolution pose d’abord la question du lobbying. Les Uber Files ont révélé un système d’influence, sous des formes multiples : fausses tribunes citoyennes de soutien, payées à des cabinets de conseil ; caviardage de pages Wikipédia ; falsification d’articles scientifiques sur les créations d’emploi d’Uber – dont l’un est encore cité sur le site de Pôle emploi – ; assistance de l’administration fiscale néerlandaise à l’obstruction opposée aux administrations fiscales des autres pays européens, notamment le nôtre ; exacerbation organisée des violences entre taxis et chauffeurs de VTC pour produire des images chocs ; obstruction sophistiquée à l’égard de l’administration, de la police et de la justice avec le logiciel Greyball et la technique du kill switch ; soutien à Uber apporté par la commissaire européenne à la concurrence, alors qu’elle savait qu’elle serait embauchée à la fin de son mandat, en violation des règles déontologiques auxquelles nous sommes tous attachés ; enfin, pressions de l’ambassadrice américaine sur les ministres français. Ces méthodes mêlent intimidation politique, juridique et physique, passage en force et tromperie. Nous devons faire la lumière sur ce qui s’est passé afin d’imaginer des mécanismes juridiques permettant d’empêcher que cela se reproduise.

Le modèle promu par Uber est l’autre problème, comme l’a souligné Raphaël Schellenberger. L’ubérisation signifie l’abandon de la plupart des droits sociaux – les congés payés, les arrêts maladie ou encore la retraite – mais aussi l’absence de toute participation à la solidarité nationale. Si ce modèle s’étendait aux travailleurs d’autres secteurs, cela irait à rebours de toute l’histoire de la construction des droits sociaux.

Nous soutiendrons la création de cette commission d’enquête, sous réserve de la question de son irrecevabilité et des corrections qui pourraient être apportées à ce sujet.

M. Philippe Pradal (HOR). Cette proposition de résolution nous paraît absolument inopportune.

Du point de vue formel, une commission d’enquête parlementaire ne peut mettre en cause le Président de la République. Nous n’avons pas été convaincus par les explications apportées au début de cette réunion. La question de la constitutionnalité de la création de cette commission d’enquête se pose dans la mesure où elle semble mettre en cause directement, dans son titre, le Président de la République en évoquant très clairement son rôle dans l’implantation d’Uber en France. Certes, le dispositif de la proposition de résolution est plus prudent, car il évoque seulement l’ancien ministre de l’économie et se réfère à des faits antérieurs à l’élection de 2017. Cependant, l’objectif politique visé est contraire à la Constitution.

Sur le fond, nous ne pouvons que saluer les propos du Président de la République, qui s’est dit extrêmement fier d’avoir été « un ministre de l’économie qui s’est battu pour attirer des entreprises ». L’essence de la mission d’un ministre de l’économie est bien d’accompagner les entreprises étrangères qui s’implantent en France et créent de l’emploi, tout en construisant un cadre légal adapté tant aux exigences françaises en matière de protection qu’aux enjeux d’attractivité. Nous contestons donc le bien-fondé des accusations formulées par le groupe LFI envers l’ancien ministre de l’économie.

Les gouvernements successifs ont agi pour sécuriser aussi bien le modèle économique de ces plateformes que la protection accordée aux travailleurs, en professionnalisant l’activité, en encadrant son exercice grâce à un examen et en prévoyant une protection sociale entièrement à la charge des plateformes, tout en s’assurant du maintien sur le territoire d’une entreprise qui est un outil de création d’emploi, notamment pour les personnes qui en sont le plus éloignées. La loi Lom vise à atteindre un équilibre en instaurant un dialogue social dans le secteur, qu’il s’agisse des VTC ou de la livraison de repas. Les représentants des travailleurs ont été élus en mai dernier : ceux qui défendaient un modèle d’indépendance sont arrivés en tête, loin devant les syndicats traditionnels, qui appelaient à une requalification en salariat.

L’équilibre social et économique qui a été trouvé nous semble juste, et l’action d’Emmanuel Macron à l’époque n’est nullement sortie du champ de ce qui est attendu d’un ministre de l’économie, premier défenseur de l’attractivité du territoire à l’égard des entreprises souhaitant s’y implanter. Le groupe Horizons et apparentés estime que cette proposition de résolution devrait être déclarée irrecevable et votera, en tout état de cause, contre son adoption.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Je ne chercherai pas à convaincre les députés de la majorité du bien-fondé politique de cette résolution, en revenant sur ce que nous pensons d’Emmanuel Macron comme chef de rayon des multinationales dans notre pays, mais du bien-fondé démocratique de notre démarche. Je nous invite, les uns et les autres, à nous affranchir de nos sentiments politiques à l’égard de l’ancien ministre de l’économie et à privilégier la République par rapport au clan.

Notre démocratie est malade. L’un des symptômes de notre effondrement démocratique est l’influence des intérêts privés sur la prise de décision publique, censée être au service de l’intérêt général. Cette situation est de nature à troubler la confiance de nos citoyens envers les institutions et la démocratie représentative. Il importe que des exercices de transparence, d’information et de contrôle parlementaire puissent lever les doutes ou corriger les dysfonctionnements.

Quand un consortium de journalistes d’investigation internationaux, qui a travaillé sur 124 000 documents, fait de telles révélations, nos concitoyens attendent que le Parlement s’en saisisse. Il ne s’agit pas de faire des supputations ou des mises en cause, mais d’organiser un travail parlementaire transparent, dans lequel chacun pourra faire valoir ses arguments. Ce travail a d’ailleurs été entamé par Danielle Simonnet grâce aux auditions qu’elle a conduites ces derniers jours. La recherche de la vérité est profitable à tous.

Par égard pour les chauffeurs de VTC précarisés, pour la profession de taxi et pour nos concitoyens, qui se demandent comment sont prises les décisions d’intérêt public dans notre pays, quel est le rôle des lobbys et des intérêts privés et quelle est l’ampleur de la maltraitance démocratique qu’ils exercent, j’invite à faire œuvre de transparence : c’est la meilleure alliée de la confiance. Nous pourrons ainsi juger, sur pièces, de la nature des dix-sept échanges, en dix-huit mois, entre le ministre de l’économie de l’époque, ensuite devenu Président de la République, et Uber. Nous verrons alors, à l’issue d’un travail parlementaire exigeant et sérieux, s’il y a matière à tirer des conclusions.

Notre discussion m’inquiète : vous vous exprimez davantage en tant que porte-paroles de l’ancien ministre de l’économie et ancien candidat à l’élection présidentielle qu’en tant que parlementaires. Jouons notre rôle. Vous avez fait référence, monsieur le président, à François Mitterrand, mais le contexte d’épuisement démocratique et d’usure de la monarchie présidentielle que nous connaissons n’a rien de commun avec le contexte des années 1980. Il a aussi été question de complotisme. Si nous ne jouons pas notre rôle dans la recherche de la vérité, l’établissement des faits et la discussion démocratique, au sein d’une Assemblée qui représente enfin toutes les sensibilités du pays, qui le fera ?

M. Philippe Latombe (Dem). Nul ne peut contester les riches enseignements auxquels peuvent conduire les travaux d’une commission d’enquête. Encore faut-il que sa création et son périmètre d’action respectent les dispositions constitutionnelles et le règlement de notre assemblée. Or la présente proposition de résolution ne paraît pas conforme à ces règles. Nous ne pouvons, au contraire, que constater leur dévoiement.

Si notre commission n’est pas juge de la recevabilité de la proposition de résolution, elle est fondée à vérifier si les conditions requises pour la création de la commission d’enquête sont réunies, en application de l’article 140 du règlement. À cet égard, nous nous interrogeons tant sur la constitutionnalité que sur l’opportunité d’une telle commission d’enquête.

Il résulte de la lecture combinée des articles 51-2 et 24 de la Constitution qu’une commission d’enquête n’est investie que d’un pouvoir de contrôle et d’évaluation du gouvernement. L’objectif des auteurs de la proposition de résolution est à peine voilé : il s’agit de mettre en cause la responsabilité du Président de la République, alors que celui-ci est uniquement responsable devant le peuple, à l’occasion d’élections démocratiques, et devant la Haute Cour.

L’analyse de l’exposé des motifs, notamment la référence assumée au code pénal, démontre qu’il s’agit d’étudier la responsabilité de l’ancien ministre de l’économie, donc du Président en exercice, et de vérifier « s’il y a eu échange de bons procédés entre les parties citées lors de la campagne présidentielle de 2016 ». La circonstance que les faits allégués sont antérieurs à la fonction présidentielle exercée par M. Macron ne saurait justifier un quelconque détournement des textes constitutionnels.

Les affaires de la Ville de Paris mettant en cause Jacques Chirac pour des actes antérieurs à son entrée en fonction avaient posé la question de l’interprétation des dispositions constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel s’était alors prononcé en faveur du privilège de juridiction. Après avoir rappelé qu’aux termes de l’article 67 de la Constitution, le Président de la République bénéficie d’une irresponsabilité couvrant les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, à l’exception du cas de haute trahison, le Conseil constitutionnel avait ajouté que pendant la durée de ses fonctions, la responsabilité pénale du Président de la République ne pouvait être mise en cause que devant la Haute Cour.

Ne nous y trompons pas : en sus de la responsabilité politique, la création de cette commission d’enquête vise à rechercher une responsabilité pénale. La création d’une commission d’enquête sur les conditions de l’implantation de l’entreprise Uber, avec l’accord du Président de la République, ne saurait avoir valeur de précédent permettant au Parlement d’enquêter sur lui. Par ailleurs, la création d’une telle commission d’enquête n’aurait de sens que si celle-ci pouvait auditionner le Président.

Nous ne sommes pas davantage convaincus par l’opportunité de cette commission d’enquête. La loi Sapin 2 a permis d’encadrer l’activité des représentants d’intérêts, et la mission d’information parlementaire conduite par les députés Raphaël Gauvain et Olivier Marleix a mené une évaluation et formulé des recommandations importantes. En outre, une enquête pénale est en cours, ce qui soulèverait des difficultés pour les auditions.

Pour ces différentes raisons, notre groupe se prononce contre une telle proposition de résolution, qui laisserait la porte ouverte à une judiciarisation de notre assemblée.

Mme Elsa Faucillon (GDR-NUPES). L’affaire des Uber Files, rendue publique par Le Monde, Radio France et un consortium de quarante-deux médias internationaux, a révélé un ensemble d’informations sur la manière dont l’entreprise Uber s’est implantée en Europe.

Des lois françaises auraient été contournées avec l’aide du ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron. Ce dernier aurait rencontré à plusieurs reprises le PDG d’Uber, Travis Kalanick, et serait intervenu, selon France 3 Régions, pour faire suspendre un arrêté préfectoral interdisant certains véhicules Uber à Marseille, en octobre 2015.

Il aurait également fait office de lobbyiste interne pour le compte d’Uber, en proposant à cette multinationale d’envoyer à des députés des liasses d’amendements – par la suite transformés en décrets – lors de l’examen de la loi portant son nom. Début 2016, un décret a ainsi réduit la durée de la formation nécessaire pour l’obtention d’une licence de VTC de 250 à 7 heures – un marché conclu sur le dos de la démocratie.

Les Uber Files dévoilent aussi qu’un lobbyiste en chef de la zone Europe, Afrique et Moyen-Orient d’Uber aurait par la suite aidé Emmanuel Macron à récolter des fonds pour sa campagne présidentielle victorieuse de 2017. Si c’était confirmé, il ne s’agirait pas d’un combat néolibéral classique, mais d’une affaire de corruption.

Par ailleurs, l’essor d’Uber a largement permis au candidat Macron de se présenter en parangon du monde nouveau, tout en faisant campagne, la main sur le cœur, au sujet de la moralisation de la vie politique – cette promesse de campagne est restée lettre morte.

Une fois l’enquête révélée, le président Macron s’est défaussé sur les travailleurs ubérisés et précarisés. Il a déclaré qu’il aurait soutenu l’implantation d’Uber pour « aide[r] des jeunes sans emploi, qui venaient de quartiers difficiles, à trouver des opportunités pour la première fois de leur vie » – ils ont bon dos.

L’entreprise Uber a développé un modèle d’exploitation de nouvelle génération, aux méthodes très brutales. Comme l’affaire McKinsey, les Uber Files démontrent le poids des intérêts économiques dans les processus de décision politique et illustrent la voracité du capitalisme, mû par la recherche prioritaire du profit au mépris des règles, des lois et surtout de l’intérêt général, qui devrait être la seule et unique boussole des décideurs publics.

Je comprends que la proposition de résolution présentée par La France insoumise déplaise, sur le fond, aux députés de la majorité qui ont participé à la campagne de 2017. Cependant, je rappelle que le contrôle démocratique est au cœur de nos missions et qu’il diffère d’une enquête judiciaire. Les contours des commissions d’enquête parlementaires et des enquêtes judiciaires sont clairement définis, et nous ne souhaitons pas aller au-delà. Le contexte d’épuisement démocratique que nous connaissons renforce la nécessité de répondre à certaines questions. Comment un tout petit groupe de personnes peut-il imposer une décision politique à l’échelle d’un pays entier, sans que les citoyens aient leur mot à dire ? Comment un ministre, avec une poignée de conseillers, peut-il décider, sans débat public, du sort d’une profession entière ? Comment ce contournement des règles de droit est-il possible ?

M. Jean-Félix Acquaviva (LIOT). Nous comprenons pleinement la démarche de transparence dans laquelle s’inscrit cette proposition de résolution. L’implantation rapide et offensive d’Uber conduit à s’interroger, et les révélations des Uber Files ont suscité de vives réactions qu’il est difficile d’ignorer. Les documents publiés peuvent en effet laisser entendre que l’entreprise Uber France a bénéficié d’un lien particulier avec le cabinet de l’ancien ministre de l’économie. Ce seul fait est de nature à amoindrir encore un peu plus la confiance des citoyens envers les responsables publics. Nous pensons que cette affaire doit susciter une réflexion beaucoup plus large sur les liens entre les lobbys, le monde économique et le monde politique. Entre de simples échanges et un trafic d’influence, où placer le curseur ? C’est cette question que nos collègues de La France insoumise soulèvent dans leur proposition de résolution, qui porte sur l’opacité des rencontres organisées avec une entreprise privée. Obtenir des clarifications sur une affaire qui a soulevé un tel débat au sein de la profession de taxi et dans notre société nous paraît un objectif légitime. Aussi, notre groupe votera la proposition de résolution.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. La richesse des différentes interventions, y compris celles des collègues plutôt défavorables à la proposition de résolution, montre bien que la création de cette commission d’enquête se justifie.

Dès la réception de la lettre du garde des sceaux, j’ai déposé plusieurs amendements pour répondre aux arguments relatifs à l’irrecevabilité de la proposition de résolution, au motif qu’elle mettrait en cause Emmanuel Macron en tant que Président de la République. Le dépôt tardif de ces amendements est lié à la réception elle-même tardive de la lettre.

Il ne s’agit pas de nous substituer à la justice, mais de nous interroger sur la légalité de la pratique du lobbying. Est-il normal et acceptable qu’une multinationale américaine ait pu s’imposer ainsi sans respecter aucunement le cadre légal et développer un lobbying aussi agressif ?

Trouvez-vous que la loi Sapin 2 garantit véritablement la séparation entre les lobbys et l’État ? Il n’en est rien, et la lecture des Uber Files le montre. La HATVP demande depuis des années une révision du décret qui définit les critères d’inscription au registre des représentants d’intérêts, ce qui lui a toujours été refusé, notamment par Bercy. Un rapport d’information sur l’évaluation de la loi Sapin 2 a émis des propositions sur ce point. La commission d’enquête portera sur le cas concret d’Uber et devrait permettre de formuler des recommandations pour mieux protéger notre République de la pression des lobbys.

Le fait qu’il y ait eu dix-sept échanges entre le ministre de l’économie de l’époque et des dirigeants d’Uber, notamment Travis Kalanick, dont aucun n’était inscrit à l’agenda du ministre, n’a rien d’illégal aujourd’hui, mais cela pose tout de même des questions.

J’ai décrit les stratégies très agressives d’Uber pour imposer une activité illégale. La maraude électronique utilisée par la plateforme d’Uber est en effet illégale, et cette société a emprunté la fenêtre ouverte par le statut des capacitaires Loti – loi d’orientation des transports intérieurs – pour pratiquer des activités de VTC sans licence. Uber a délibérément enfreint la loi pour imposer une situation monopolistique et capter des données, dans une nouvelle étape du capitalisme financier. Face à ces développements, certains décideurs sont restés passifs tandis que d’autres ont décidé de les accompagner.

On ne peut pas affirmer qu’Emmanuel Macron n’avait rien à se reprocher en tant que ministre tout en refusant qu’une enquête parlementaire soit menée, au prétexte que nous voudrions nous autoproclamer juges. Nous sommes des élus de la République : nous voulons savoir comment un tel lobbying a été rendu possible et formuler des recommandations pour assurer une séparation entre les lobbys et l’État. Ce sera le premier travail de la commission d’enquête.

Son deuxième objet sera d’étudier les conséquences sociales, économiques et environnementales du développement d’Uber en France et de l’ubérisation. Nous avons maintenant du recul. Il faudrait également comprendre pourquoi l’État était aussi peu préparé à l’arrivée de ces innovations et au chaos qu’elles ont entraîné. Tous les pays n’ont pas réagi de la même façon. La Corée du Sud, pourtant très libérale, a refusé d’accueillir une plateforme américaine qui risquait de déréguler le secteur des taxis. En revanche, les innovations technologiques ont été utilisées au profit de ces derniers. Pourquoi a-t-on considéré en France, comme s’il y avait eu une sorte de maraboutage idéologique, que ces innovations étaient nécessairement bonnes à prendre, sans se demander si elles ne devaient pas s’adapter aux lois de la République, plutôt que le contraire ?

La question de notre droit de tirage est légitime. Cependant, lorsque les révélations des Uber Files ont eu lieu, il nous a semblé que l’affaire était si grave du point de vue démocratique que la réponse devait être transpartisane et que ce n’était pas dans le cadre de notre droit de tirage, pour défendre nos propres orientations politiques, que cette commission d’enquête devait être créée. Tous les élus de la République sont concernés par la préservation de l’intérêt général et par la nécessité que la délibération collective soit menée indépendamment de la pression des intérêts privés.

Un tel sujet ne relève pas du droit de tirage de chaque groupe. C’est par un vote dans l’hémicycle que doit être décidée la création de cette commission d’enquête parlementaire. Si on veut qu’elles soient suivies par toutes et tous, mieux vaut élaborer ensemble, dans ce cadre, des recommandations pour aller au-delà de la loi Sapin 2, afin de nous préserver de l’influence des lobbys et de restaurer l’État de droit, notre droit du travail, notre sécurité sociale et notre fiscalité face à des entreprises à ce point prédatrices, qui tentent d’imposer l’illégalité de l’état de fait à notre État de droit. De même, la décision de créer la commission d’enquête doit être prise par toutes et tous.

M. le président Sacha Houlié. Nous en venons aux interventions des autres députés.

Mme Raquel Garrido (LFI-NUPES). Depuis l’aube de notre histoire parlementaire, nous résistons à ceux qui veulent faire taire la nation assemblée. C’est le message du haut-relief de Dalou, qui rappelle que le 23 juin 1789, lorsque le roi envoya le marquis de Dreux-Brézé dissoudre les États généraux, le doyen Bailly lui répondit : « nous n’avons pas d’ordres à recevoir », tandis que Mirabeau déclarait : « nous sommes ici par la volonté du peuple et nous ne sortirons que par la force des baïonnettes. » Les nouveaux rois sont les forces de l’argent. Notre rôle est de refuser qu’ils nous réduisent au silence. Je ne comprends pas qu’Uber trouve ici des relais pour le faire.

Je trouve honteux l’argument constitutionnel relatif aux prérogatives du Président de la République. La rapporteure a très clairement indiqué le périmètre de notre commission d’enquête. Elle porte sur le pouvoir de séduction de l’entreprise Uber sur le ministre de l’économie de l’époque. Pour analyser correctement la recevabilité de notre proposition, faisons comme si Emmanuel Macron n’avait jamais été élu Président de la République.

Je vous invite à considérer vos actions. Monsieur le président, votre rôle est de défendre les prérogatives du pouvoir parlementaire. Nous ne sommes pas le fan-club du Président de la République. Nous ne sommes pas ici pour vanter tel ou tel candidat à l’élection présidentielle. Soyons dignes de notre fonction. Uber a fait beaucoup de tort aux Français.

M. le président Sacha Houlié. Invoquer la Constitution, le règlement de l’Assemblée nationale et l’État de droit, ce n’est pas faire partie du fan-club du Président de la République. Je suis dans mon rôle de président de la commission des lois en vous rappelant les règles élémentaires de notre République et les règles de recevabilité que vous avez cherché à contourner en n’exerçant pas votre droit de tirage. Le président Warsmann avait procédé de la même manière en 2009 lorsque la création d’une commission d’enquête similaire avait été proposée. Je n’ai fait aucun commentaire sur le fond de cette proposition de résolution : je m’en suis tenu au droit, d’autant que vous auriez pu utiliser votre droit de tirage, ce qui aurait impliqué un examen de recevabilité par la commission. J’ai donc rappelé les règles de l’état de droit, qui auraient dû conduire à déclarer irrecevable votre proposition de résolution.

Article unique

Amendement rédactionnel CL2 de Mme Danielle Simonnet.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Il s’agit de préciser une référence.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL3 de Mme Danielle Simonnet.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. La commission d’enquête a pour objet d’identifier les méthodes d’implantation de la société Uber en France et de déterminer dans quelle mesure et pour quelles raisons des décideurs publics ont pu lui faciliter la tâche. Les Uber Files ont ainsi révélé l’implication particulière du ministre de l’économie de l’époque, M. Emmanuel Macron.

Dans sa rédaction actuelle, la proposition de résolution le vise spécifiquement en tant que ministre de l’économie, mais nous l’avons désigné, par respect du protocole, en faisant référence à son titre actuel de Président de la République. Comme cette rédaction a suscité des craintes, notamment formulées dans le courrier du garde des sceaux, qui a estimé qu’un problème de constitutionnalité pouvait se poser, cet amendement supprime la référence au Président de la République. Nous voulons ainsi vous rassurer sur notre intention de respecter la séparation des pouvoirs.

Par ailleurs, les auditions ont montré l’intérêt d’ouvrir le champ de la commission d’enquête à tous les décideurs publics approchés à l’époque par la société Uber.

M. Antoine Léaument (LFI-NUPES). C’est l’heure de vérité. On nous a dit que cette demande de création d’une commission d’enquête étant irrecevable parce que nous avions ciblé le Président de la République et non le ministre de l’économie. Cet amendement change donc la rédaction. Dès lors, de deux choses l’une : soit nous votons ensemble pour cet amendement et pour la création de la commission d’enquête, soit vous bloquez l’amendement pour faire en sorte que la commission d’enquête soit irrecevable.

Je rappelle qu’une commission d’enquête n’est pas un tribunal. Elle a pour objectif de faire la lumière sur certains éléments. Il est du rôle des parlementaires de contrôler ce qui se passe dans le pays. Nous sommes les représentants du peuple français : il ne peut pas supporter les attaques de certaines entreprises, comme Uber, qui font du lobbying pour que le droit, notamment celui du travail, corresponde à leurs intérêts privés. Nous défendons l’intérêt général, c’est-à-dire les intérêts du peuple français.

La commission rejette l’amendement.

Elle rejette l’article unique.

L’ensemble de la proposition de résolution est ainsi rejetée.

Titre

L’amendement CL1 de Mme Danielle Simonnet tombe.

*

*      *

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande de rejeter la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files et au rôle du Président de la République dans l’implantation d’Uber en France (n° 295 rectifié).

 


— 1 —

1

 

   Personnes entendues

 

   M. Rachid Boudjema, président de l’Union nationale des taxis

   M. Christophe Jacopin, président de la Gescop

   M. Ahmed Senbel, président de l’École nationale du taxi (FNTI) 

 

   M. Laurent Lasne, écrivain

   M. Damien Leloup, journaliste au Monde

 

   M. Laurent Grandguillaume, ancien député

 


([1]) Article 138 du Règlement de l’Assemblée nationale.

([2]) Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, La documentation française, 2008.  

([3]) Rapport n° 2063 (AN, 14e législature) présenté par Thomas Thévenoud au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur la proposition de loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.  

([4]) Rapport « Un taxi pour l’avenir, des emplois pour la France », publié en avril 2014.

([5]) Laurent Lasne, Uber, la prédation en bande organisée, 2015, éditeur Le Tiers Livre.

([6]) Loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d'orientation des transports intérieurs.

([7])  Loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes.

([8])  http://www.grandguillaume.net/2016/10/appel-aux-chauffeurs-taxis-vtc-et-loti-de-l-uberisation-et-des-conditions-sociales-des-travailleurs-le-combat-pour-mettre-l-humain-a

([9]) Rapport d’information n° 867 du Sénat présenté par Pascal Savoldelli au nom de la mission d’information sur « l’uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ? », p. 98

([10]) Abdelhak El Idrissi et Adrien Sénécat, « Uber Files : du Parlement aux ministères, le lobbying tous azimuts d’Uber pour se faire accepter en France », Le Monde, 11 juillet 2022.  

([11]) Martin Untersinger, « Uber Files : Comment Uber a tenté d’entraver les enquêtes et les perquisitions dans ses locaux avec la technique du « kill switch »,  Le Monde, 11 juillet 2022.

([12])  Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.

([13])  Loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016.

([14]) Damien Leloup, « Uber Files : révélations sur le deal secret entre Uber et Emmanuel Macron à Bercy », Le Monde, 10 juillet 2022.  

([15]) Idem.