N° 909
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er mars 2023.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION de loi, relative à la prévention de l’exposition excessive des enfants aux écrans,
Par Mme Caroline JANVIER,
Députée.
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Voir le numéro : 757.
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SOMMAIRE
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Pages
I. UN CONSTAT : l’ENTRÉE DANS L’ÈRE NUMÉRIQUE amplifie LES RISQUES D’exposition prÉcoce aux Écrans
A. de la tÉlÉvision À l’HYPERCONNEXION : LA NÉCESSITÉ ACCRUE D’UNE ÉDUCATION NUMÉRIQUE
1. La télévision pour les plus petits, un sujet de préoccupation ancien qui tend à être dépassé
3. Faire face à un phénomène nouveau : la technoférence
B. DES RISQUES BIEN IDENTIFIÉS PAR LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE
2. Des risques avérés pour les plus petits
A. Premier axe : mieux SENSIBILISER LES PARENTS
B. SECOND AXE : adapter la formation des professionnels de la petite enfance
Article 2 Introduire de nouvelles recommandations dans le carnet de grossesse
Article 5 Mobiliser les partenaires des projets éducatifs territoriaux
ANNEXE N° 1 : Liste des personnes auditionnÉes par lA rapporteurE
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Trois heures et onze minutes. Voilà le temps passé, en moyenne, par les enfants âgés de moins de 2 ans devant les écrans en 2022 ([1]). Ce sont près de 1 200 heures par an qui sont accaparées par la consommation d’écrans toujours plus nombreux, accessibles et nomades. Ce chiffre alarmant représente entre un tiers et un quart du temps normal de veille d’un enfant, soit pour reprendre le constat déjà établi par le chercheur en neurosciences cognitives Michel Desmurget, « l’équivalent entre les âges de 2 et 8 ans, de sept années scolaires complètes ou 460 jours de vie éveillée ou encore l’exacte quotité du temps de travail personnel requis pour devenir un solide violoniste » ([2]).
La puissance publique est donc confrontée à un phénomène d’ampleur, un phénomène qui, de surcroît, affecte inégalement les familles puisque plus les enfants sont issus de foyers socioculturels privilégiés, plus ils sont préservés d’une exposition excessive aux écrans. Or, les risques d’une surexposition aux écrans, indépendamment même du contenu diffusé, sont de mieux en mieux identifiés par la littérature scientifique : augmentation des risques de trouble primaire du langage, détérioration de la qualité et de la quantité du sommeil, risques d’obésité accrus comptent parmi les effets les plus néfastes désormais démontrés.
Loin d’ignorer la réalité numérique vécue par les familles, ni les effets positifs de certains usages, la présente proposition de loi a surtout vocation à réallouer du temps volé par une exposition excessive des écrans au temps d’interaction ludique et éducatif entre les parents et les enfants. Il ne s’agit pas de culpabiliser les parents mais bien de leur donner les clés de compréhension de ce qui est devenu un réel enjeu de santé publique.
Fruit d’un long travail de réflexion et de concertation mené durant plusieurs années, la présente proposition de loi repose sur deux piliers : d’une part, assurer à tous les parents le même niveau d’information quant aux risques avérés d’une surexposition aux écrans sur le développement de leurs enfants et d’autre part, mieux associer les professionnels de santé et de la petite enfance à la détermination d’une politique de santé publique ambitieuse.
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I. UN CONSTAT : l’ENTRÉE DANS L’ÈRE NUMÉRIQUE amplifie LES RISQUES D’exposition prÉcoce aux Écrans
A. de la tÉlÉvision À l’HYPERCONNEXION : LA NÉCESSITÉ ACCRUE D’UNE ÉDUCATION NUMÉRIQUE
1. La télévision pour les plus petits, un sujet de préoccupation ancien qui tend à être dépassé
● Sans prétendre à l’exhaustivité des avis et recommandations émis depuis les années 2000, il est clair que l’impact de l’exposition des enfants aux écrans, en particulier les plus jeunes, est devenu un enjeu de santé publique. Comme le rappelle le Haut Conseil de la santé publique, les premières recommandations au sujet du bon usage des écrans chez les enfants et les jeunes ont été émises par les États‑Unis dès 1999 ([3]).
En France, dans un avis du 16 avril 2008 rendu dans le contexte de la création de nouvelles chaînes spécifiquement destinées aux plus petits, la direction générale de la santé considérait déjà comme « non-pertinent » le concept de programme de télévision adapté à l’enfant de moins de 3 ans, déconseillant de surcroît la consommation de la télévision jusqu’à l’âge d’au moins 3 ans, indépendamment du type de programme ([4]).
En 2013, l’Académie des sciences a élaboré des recommandations concernant l’usage des écrans, se prononçant contre une utilisation des écrans non interactifs (télévision et DVD) avant l’âge de 2 ans, et contre une utilisation sans « présence humaine » après deux ans. À l’époque, l’Académie des sciences se montrait davantage mesurée s’agissant des tablettes numériques pouvant être utilisées comme complément des tables d’éveil. Néanmoins, le développement exponentiel des écrans l’a conduite à réviser ses recommandations de 2013 en publiant en 2019 un « Appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques » qui recommande notamment « de ne pas mettre à la disposition des enfants laissés seuls les écrans sous toutes les formes et surtout ceux dont les enfants peuvent eux-mêmes contrôler l’usage » ([5]).
● L’essor des écrans interactifs ne doit d’ailleurs pas faire oublier que la télévision reste encore aujourd’hui l’écran auquel sont le plus exposés les plus petits. S’appuyant sur des données de 2018, le Haut Conseil de la santé publique rappelait en janvier 2020 que la télévision est le type d’écran le plus regardé par la tranche d’âge des 2 ans. L’exposition quotidienne concerne 68 % de cette classe d’âge ; 79 % des enfants y sont exposés avant l’âge de 18 mois. La durée médiane d’exposition est de 30 minutes par jour ; 8 % de cette tranche d’âge y est exposée plus de 2 heures par jour.
Des données plus récentes collectées par l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) et l’Union nationale des associations familiales (Unaf) confirment toujours cette proportion.
TAUX d’Équipements utilisÉs par l’enfant
Panel de 2012 interviews de parents, échantillon représentatif des foyers français. Réponse à la question : « Parmi ces équipements, le(s)quel(s) utilise votre enfant ? »
Source : Étude réalisée par Ipsos pour l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) et l’Union nationale des associations familiales (Unaf), avec le soutien de Google
● Aujourd’hui, la télévision est clairement concurrencée en termes de temps d’écran par les autres appareils électroniques. Ainsi, le temps de 3 heures et 11 minutes par jour passé par les enfants de moins de 2 ans devant les écrans cité en introduction se décompose de la manière suivante.
RÉPARTITION DU TEMPS D’ÉCRAN POUR LES TRANCHES D’Âge 0 à 2 ans et 3 à 6 ANS EN SEMAINE
Source : Étude réalisée par Ipsos pour l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) et l’Union nationale des associations familiales (Unaf), avec le soutien de Google, février 2022.
Assez logiquement, ce temps d’exposition aux écrans est encore plus élevé le week-end, s’élevant à 3 heures et 21 minutes pour les enfants âgés de moins de 2 ans et à 4 heures et 8 minutes pour les enfants âgés de 3 à 6 ans.
2. De Gulli à YouTube Kids : la difficulté à déterminer des règles pour restreindre l’accès à une offre abondante et illimitée
● L’exposition à l’écran de télévision a conduit à des recommandations de santé publique bien connues du grand public comme la règle des « 3-6-9-12 » du docteur en psychologie Serge Tisseron.
LA RÈgle des « 3-6-9-12 »
La règle des « 4 pas » conçue par la psychologue Sabine Duflo est une autre recommandation complémentaire qui cible particulièrement la restriction des temps d’écran, quel que soit l’âge de l’enfant.
la rÈgle des « 4 PAS »
Il est à noter que l’âge de 3 ans retenu en France est mieux-disant que d’autres recommandations internationales. Ainsi, les États-Unis conseillent de limiter l’utilisation des écrans avant 18 mois mais en tolérant les applications de visioconférence pour maintenir le contact avec l’entourage déjà connu de l’enfant ([6]). La limite d’âge fixée à 3 ans semblerait à l’origine liée, en France, avant tout aux préoccupations de l’apparition de chaînes spécifiquement conçues pour les moins de 3 ans au cours des années 2000 ([7]).
● Les recommandations liées à l’exposition aux écrans des plus jeunes font l’objet d’adaptation à la réalité numérique des familles dans les politiques publiques de prévention. Ainsi Santé publique France préconise que :
– les enfants de moins de 2 ans ne doivent pas être exposés aux écrans ;
– les enfants entre 2 et 5 ans ne doivent pas être exposés plus d’une heure par jour ;
– les enfants entre 6 et 11 ans ne doivent pas être exposés plus de 2 heures par jour aux écrans de loisirs.
Chaque année, l’Autorité de régulation des communications (Arcom) organise une campagne « Enfants et écrans » afin de sensibiliser aux risques liés à l’exposition des enfants de moins de 3 ans aux écrans. Ainsi que l’a rappelé l’Arcom lors de son audition dans le cadre des travaux préparatoires, la protection des mineurs est devenue un fil directeur des actions de prévention qu’elle mène.
Ces recommandations tiennent de plus en plus compte du système hyper‑connecté, nomade et multi-écrans ([8]) dans lequel s’inscrit désormais l’éducation des plus petits. La règle du « pas d’écran avant 3 ans », qui reste tout à fait pertinente pour le développement neurocognitif de l’enfant, peut être bien plus difficile à faire respecter par les parents dès lors que l’écran ne se cantonne plus au seul téléviseur du salon.
Aussi, de plus en plus, ces recommandations insistent sur la nécessité d’accompagner l’enfant dans son usage de l’écran. Comme l’a souligné le Conseil national professionnel de pédiatrie lors de son audition, l’enjeu actuel est d’apprendre à vivre avec les écrans et de sensibiliser les parents au nécessaire accompagnement qu’ils doivent fournir à leurs enfants dans l’appréhension des écrans. La question de l’accompagnement et de l’interaction entre parents et enfants représente pour la Fondation de l’enfance, également entendue, l’enjeu d’aujourd’hui.
● Les parents se montrent d’ailleurs réactifs à ces campagnes de prévention puisque comme l’indique l’étude réalisée par l’Ipsos, 96 % des parents déclarent avoir mis en place au moins une mesure pour contrôler l’utilisation des écrans par les enfants. En moyenne, ce sont près de cinq règles qui ont été prises par les parents comme l’interdiction de l’utilisation des écrans à table (53 % des parents) ou avant le coucher (43 %) et la limitation du temps d’écran de manière générale (52 %).
Toutefois, les familles se trouvent désormais confrontées à un phénomène nouveau : l’offre de contenus diversifiés et choisis qui incite à une consommation frénétique – voire addictive – de programmes numériques, connue sous l’anglicisme de « binge watching ». Or, si la présente proposition de loi vise moins à s’intéresser aux contenus des programmes qu’aux écrans en tant que tels, il est évident que la stratégie commerciale de certaines plateformes numériques doit nous interpeller ([9]).
3. Faire face à un phénomène nouveau : la technoférence
● Le terme de « technoférence », créé par le chercheur américain en psychologie familiale Brandon McDaniel pour décrire les « interruptions quotidiennes dans les interactions interpersonnelles ou dans le temps passé ensemble en raison des dispositifs technologiques, numériques et mobiles » ([10]), rend bien compte du trouble des interactions entre parents et enfants qui peut avoir cours aujourd’hui.
Ce terme de « technoférence » – qu’aucune des personnes auditionnées n’a jugé inopportun ou non pertinent – trouvait déjà à s’appliquer pour décrire la situation de la télévision allumée en arrière-plan qui capte, même de manière passive, l’attention. La technoférence prend aujourd’hui une tout autre ampleur. Des études citées par Serge Tisseron montrent, ainsi, qu’un parent qui utilise son smartphone tout en parlant ou jouant fait des phrases plus courtes et répond par des mimiques plus pauvres aux sollicitations de son enfant, lui assurant en conséquence un moindre soutien éducatif ([11]).
Si les parents se montrent prompts à édicter des règles restrictives pour leurs enfants, selon l’enquête menée par l’Ipsos, seul un quart d’entre eux se déclare prêt à adapter son comportement numérique pour montrer l’exemple ou favoriser des pratiques numériques plus créatives ou pédagogiques. Interrogés plus précisément dans l’enquête Ifop pour la Fondation pour l’enfance sur les usages qu’ils seraient prêts à modifier pour éviter l’exposition indirecte de leurs enfants aux écrans, seuls 9 % des parents estiment par exemple que la désactivation des notifications serait leur premier « sacrifice ».
PROPENSION À MODIFIER CERTAINS USAGES DES ÉCRANS
Note : Les enquêtés répondaient à la question : « Vous, personnellement, quel usage seriez-vous prêt à modifier pour éviter l’exposition indirecte de vos enfants aux écrans ? En premier ? En second ? »
Source : Ifop.
Comme l’a relevé le secrétaire général du Conseil national du numérique, M. Jean Cattan, lors de son audition, la généralisation du télétravail avec la crise sanitaire de 2020 a bouleversé les habitudes numériques au sein des foyers et rendu encore plus poreuse la fragmentation entre vie professionnelle connectée et vie personnelle préservée des écrans.
● Au total, les parents confient être de plus en plus démunis pour accompagner leurs enfants dans l’usage des écrans. Toujours selon l’étude Ipsos menée pour l’Unaf et Open : 41 % des parents déclarent en 2022 peiner à montrer l’exemple en limitant leur propre temps d’écran, un chiffre en forte augmentation depuis 2019 (+ 13 points). 42 % estiment avoir du mal à limiter le temps d’usage des écrans de leurs enfants, soit 7 points de plus qu’en 2019.
B. DES RISQUES BIEN IDENTIFIÉS PAR LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE
Il faut d’emblée préciser trois éléments s’agissant des études scientifiques menées sur le risque d’exposition excessive aux écrans :
– la majorité des études réalisées proviennent des États-Unis. Si pour certains scientifiques comme Michel Desmurget, « en matière d’usages du numérique, l’exception culturelle a vécu et les habitudes des petits Français, Australiens, Anglais ou Américains sont désormais fortement similaires » ([12]), d’autres appellent à une « extrapolation prudente des résultats » ([13]) sur la population française ;
– du fait d’un recul plus important, la plupart des travaux conduits concernent toujours davantage l’exposition à la télévision qu’aux autres écrans ;
– une seule étude française d’envergure a été menée : l’étude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe) menée sur 18 000 enfants. Or, cette enquête porte uniquement sur les enfants nés en 2011 qui n’ont donc pas été exposés pendant leurs premières années à la multitude d’écrans et aux plateformes numériques.
● La littérature scientifique converge d’abord sur l’absence de corrélation positive entre le développement du jeune enfant et l’exposition aux écrans avant 3 ans. Soit les études menées aboutissent à démontrer un lien négatif, soit elles n’établissent aucun lien. C’est ce que constate ainsi le docteur Victor Vincent sur le développement du langage, reconnaissant que « malgré des études aux conclusions parfois divergentes (corrélation négative ou résultats non significatifs), aucune association positive n’a été retrouvée entre le développement du langage et l’exposition aux écrans avant 3 ans » ([14]).
Le rapport de la commission des 1000 premiers jours de septembre 2020 ne dit pas autre chose, concluant que « beaucoup de contenus qui se disent "éducatifs" n’ont pas été évalués en ce sens : il n’y a pas de données scientifiques en faveur d’un bénéfice des logiciels commerciaux actuels pour les moins de 3 ans, même en bénéficiant d’un accompagnement par un adulte. Par contre, le temps passé devant un écran n’est pas un temps d’échange, ni un temps d’exploration motrice ni un temps de jeu. » ([15])
L’interaction tactile avec l’écran ne semble pas non plus démontrer d’effets positifs flagrants. Certaines études ont montré qu’une interaction tactile spécifique, c’est-à-dire toucher un endroit précis de l’écran, pouvait améliorer l’apprentissage d’un mot en comparaison avec une vidéo sans interaction ([16]). Néanmoins, ces résultats n’étaient probants que pour les enfants âgés de 24 à 28 mois et ne valaient de surcroît que pour une interaction tactile spécifique, le fait de toucher n’importe où sur l’écran n’entraînant aucun bénéfice dans l’apprentissage. Par ailleurs, ces études menées dans un environnement contrôlé d’expérimentation ne permettent pas de conclure que des résultats similaires adviendraient dans un environnement familial quotidien.
Le chercheur Michel Desmurget met d’ailleurs en garde sur la segmentation entre écran interactif comme la tablette et écran passif comme la télévision : « les recherches montrent que la tablette est, la plupart du temps, pour le jeune enfant, un écran "passif" servant à consommer des contenus audiovisuels dont on nous dit précisément qu’ils sont déconseillés. Par ailleurs, rien à ce jour ne prouve que la tablette possède, à travers sa supposée interactivité, un impact plus positif que la télé sur le développement cognitif, émotionnel et social de l’enfant. » ([17])
● Il existe, en outre, un consensus scientifique sur les facteurs déterminants dans l’exposition excessive :
– le milieu socio-économique. Tous les acteurs auditionnés lors des travaux préparatoires ont fait état d’un fort « gradient social » dans la surexposition aux écrans ([18]). Les études menées s’accordent à dire que ce sont dans les milieux les plus défavorisés que les enfants sont le plus exposés aux écrans ([19]). Plus le revenu par unité de consommation (RUC) est élevé, moins le temps passé devant les écrans est important ([20]). Pour reprendre les chiffres donnés par Michel Desmurget, « chaque jour, près de 90 % des enfants défavorisés âgés d’un an ou moins regardent la télévision, 65 % utilisent des outils mobiles, 15 % sont exposés à des consoles de jeux vidéo » ([21]).
Les tout-petits grandissant dans les familles défavorisées cumulent les difficultés puisque le manque d’accès aux jouets, aux loisirs et aux équipements extérieurs retarde leur développement cognitif. Ainsi, l’absence d’interactions quotidiennes fondées sur le jeu à un an provoque un risque de retard de développement socio-émotionnel dès 2 ans ;
– le niveau d’études des parents. Selon des données de l’Agence nationale de sécurité de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), plus le niveau d’étude du représentant de l’enfant est élevé, plus le temps passé devant un écran est faible ([22]). D’après les données de la cohorte Elfe – qui en raison de son ancienneté concerne essentiellement l’écran de télévision – pour la tranche d’âge des enfants de deux ans, le facteur déterminant de recours à l’usage des écrans réside dans le niveau d’études maternel et dans une moindre mesure, paternel. Lorsque la mère possède un niveau d’études primaire, 81 % des enfants regardent la télévision contre 52 % des enfants dont la mère dispose d’un diplôme bac+2 ([23]) ;
– la composition familiale. Toujours d’après les données de la cohorte Elfe, la taille de la fratrie a une influence sur le recours de l’enfant aux écrans dans un processus mimétique des grands frères et grandes sœurs. Ce phénomène serait surtout significatif pour les consoles vidéo, donc pour des enfants qui ne sont plus en bas âge. Il faut noter que le genre de l’enfant ne semble pas influer sur l’usage des écrans avant l’âge de 5 ans, où les garçons deviennent davantage consommateurs d’écrans que les filles.
S’agissant de la structure familiale, certaines études établissent une corrélation entre famille monoparentale et temps d’exposition élevé ([24]), corrélation qui a pu être expliquée lors des auditions par la nécessité d’occuper l’enfant avec un écran pendant que le parent s’occupe d’autres tâches familiales. Toutefois, l’étude menée par le chercheur Victor Vincent n’a pas établi de lien significatif.
● Enfin, un certain nombre de risques développés infra sont unanimement reconnus pour les plus petits.
2. Des risques avérés pour les plus petits
Certaines conséquences de l’exposition excessive aux écrans sur la santé des tout-petits sont bien identifiées par les travaux scientifiques.
● L’effet des écrans sur la qualité et la quantité de sommeil est solidement établi. Chez l’adulte comme chez l’enfant, l’exposition à la lumière bleue diffusée par les écrans altère la sécrétion de mélatonine, dite « hormone du sommeil ». Elle retarde l’heure du coucher, augmente la latence d’endormissement et peut troubler le sommeil. Ces effets sont décuplés chez l’enfant, dont l’œil filtre la lumière bleue avec beaucoup moins d’efficacité ([25]).
Pour des enfants de 6 à 36 mois, chaque heure quotidienne devant un smartphone ou une tablette réduit le temps de sommeil nocturne de presque 30 minutes ([26]). L’heure du coucher est retardée de 60 minutes lorsqu’un poste de télévision est installé dans la chambre où il dort ([27]). Or le sommeil est essentiel au développement cognitif et émotionnel de l’enfant et aux apprentissages.
● L’exposition précoce aux écrans est également susceptible d’affecter l’acquisition du langage oral et, par capillarité, celle du langage écrit. Une étude de cas-témoins en Ille-et-Vilaine ([28]), menée auprès de 167 enfants, conclut que les enfants exposés aux écrans le matin, avant l’école, sont trois fois plus à risque de développer des troubles primaires du langage. Le risque est multiplié par six lorsque l’enfant ne discute pas du contenu visionné avec ses parents.
L’influence néfaste des écrans sur le développement langagier s’enracine principalement dans l’appauvrissement de la quantité et de la qualité des interactions. Une étude démontre que, si les enfants entendent en moyenne 925 mots par heure en journée, ce nombre tombe à 155 mots lorsque la télévision est allumée, soit une baisse de 85 % ([29]).
● Une forte relation est observée entre l’exposition excessive aux écrans et le risque de surpoids voire d’obésité. En sus des risques liés à la sédentarité, l’utilisation des écrans expose à de la publicité incitant à la consommation d’aliments ou de boissons sucrés ou denses en calories. L’étude menée par Zhang et al. (2016) met en évidence une relation linéaire croissante entre le risque d’obésité et le temps passé devant la télévision. Cette analyse fait état d’un risque d’obésité augmenté de 13 % par heure quotidienne supplémentaire de télévision.
RELATION ENTRE LE RISQUE RELATIF À L’OBÉSITÉ
ET LE TEMPS PASSÉ DEVANT LA TÉLÉVISION
Source : Haut Conseil de la santé publique, « Analyse des données scientifiques : effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans », janvier 2020.
A fortiori, l’exposition aux écrans pendant les repas modifie de façon délétère les comportements alimentaires. Pour les tout-petits, ces distractions diminuent la capacité à ressentir la faim, la satiété, à découvrir les goûts et les textures ([30]).
● Enfin, l’exposition aux écrans favorise l’apparition de troubles de la vision et de symptômes oculaires (sécheresse, fatigue). Selon certaines études, l’utilisation prolongée des écrans favoriserait les risques de myopie. Les jeunes enfants y seraient particulièrement exposés du fait du développement actif du système visuel entre 0 et 6 ans. Partant de ce constat, l’Anses préconise de privilégier les activités en extérieur, la lumière du jour ayant « un effet protecteur sur le risque de développer une myopie chez les enfants » ([31]).
Les conséquences négatives de l’exposition prolongée aux écrans sur la santé sont perçues et exprimées par les enfants eux-mêmes. Parmi les enfants de 7 à 17 ans interrogés dans le cadre de l’étude menée par Open et l’Unaf (2022), 43 % font état de maux de tête, 42 % de difficultés d’endormissement et 39 % d’un sentiment de passivité.
II. un objectif : mener une politique de prÉvention ambitieuse À destination des parents comme des professionnels de la petite enfance
A. Premier axe : mieux SENSIBILISER LES PARENTS
● Les études récentes révèlent un effet assez ténu de sous-estimation de l’exposition des enfants aux écrans par les parents. Selon l’enquête Ipsos de 2021, les parents ont tendance à sous-estimer le temps passé par leurs enfants devant leurs écrans de 23 % sur une semaine moyenne (jusqu’à 39 % pour leur temps passé sur leur smartphone). Bien entendu, cette sous-estimation vaut davantage pour les enfants plus âgés, en particulier les adolescents.
● La proposition de loi vise spécifiquement les enfants de moins de 6 ans, une tranche d’âge exposée à des risques particuliers. En effet, il est primordial de se saisir des usages précoces des écrans pour au moins deux raisons explicitées par le chercheur Michel Desmurget ([32]) :
– d’une part, la petite enfance est un temps « d’imprégnation ». Les consommations d’écrans du très jeune enfant déterminent très largement ses utilisations tardives. Plus tôt l’enfant se trouve confronté aux écrans, plus il a de chances de devenir subséquemment un usager fervent et assidu ;
– d’autre part, les premières années d’existence sont fondamentales en matière d’apprentissage et de maturation cérébrale. Les occasions manquées de stimulations et d’expériences sensorielles du fait d’un usage excessif de l’écran sont très difficiles à rattraper. Ce qui n’est pas mis en place durant les âges précoces en termes de langage, de coordination motrice, de prérequis mathématiques ou encore d’habitus sociaux est de plus en plus coûteux à acquérir sur le tard.
Pour toutes ces raisons, la proposition de loi cible avant tout les tout-petits voire l’enfant en devenir en préconisant certaines recommandations dès la grossesse (voir commentaire de l’article 2 infra.)
● Un certain nombre de parents continuent de considérer qu’ils ne se sentent pas ou pas suffisamment accompagnés dans l’encadrement des pratiques numériques de leur enfant.
SENTIMENT D’ÊTRE SUFFISAMMENT ACCOMPAGNÉ SELON L’ÂGE DE L’ENFANT
Note : Réponse à la question « Vous sentez-vous suffisamment accompagné dans l’encadrement des pratiques numériques de votre enfant ? ».
Source : Étude réalisée par Ipsos pour l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) et l’Union nationale des associations familiales (Unaf), avec le soutien de Google.
C’est pourquoi la présente proposition de loi s’adresse aussi aux parents en tant que consommateurs d’appareils numériques en renforçant la diffusion de messages de prévention sur les emballages de ces appareils.
● Comme l’ont souligné les acteurs auditionnés, il persiste une fracture sociale nette entre les parents informés et les autres, ce qui engendre des difficultés à suivre les recommandations de santé publique. À partir des données de la cohorte Elfe, les chercheurs Jonathan Bernard et Lorraine Poncet de l’Inserm ([33]) ont conclu dans une étude très récente que le suivi des recommandations est fortement influencé par le milieu socioculturel dans lequel évolue l’enfant. La lecture régulière d’un journal ou d’un livre est, par exemple, très fortement corrélée à une forte adhésion au suivi des recommandations sur l’usage excessif d’écrans.
Dans ce contexte, il est fondamental de toucher les parents les plus éloignés des recommandations en consolidant le rôle joué notamment par les médecins de la protection maternelle et infantile (PMI). En effet, l’étude menée par Victor Vincent souligne que si le thème des écrans était abordé en consultation chez moins d’un quart des répondants à l’enquête, les parents dont l’enfant était habituellement suivi par un médecin de PMI étaient plus susceptibles d’avoir discuté de l’exposition aux écrans lors d’une consultation, en comparaison avec les parents dont l’enfant est habituellement suivi par un médecin généraliste ou un pédiatre.
B. SECOND AXE : adapter la formation des professionnels de la petite enfance
● Les professionnels de la petite enfance, qu’ils exercent en PMI, en établissement d’accueil du jeune enfant, en école élémentaire ou en tant que salariés des particuliers employeurs, occupent un rôle clef dans l’information des parents et la prévention des conduites à risques.
Les modes de garde, tout particulièrement, constituent des espaces privilégiés pour veiller à l’éveil et au développement du jeune enfant. En 2019, plus de la moitié des enfants de moins de 3 ans étaient accueillis à titre secondaire ou principal dans des modes d’accueil individuels ou collectifs. Sur le temps long, cette part tend à augmenter ([34]).
Les solutions d’accueil des enfants de moins de 3 ans
Outre la garde de l’enfant par les familles, il existe différents modes d’accueil :
– l’accueil par un assistant maternel, à son domicile, en crèche familiale ou en maison d’assistants maternels (Mam). Il s’agit du principal mode de garde, avec une capacité d’accueil de 33 places pour 100 enfants en 2019 ;
– les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE), qui regroupent plusieurs types d’établissements : crèches collectives, crèches parentales, haltes-garderies, crèches familiales, établissements multi-accueil, micro-crèches, jardins d’enfants, etc. Ils forment le deuxième contributeur à l’offre d’accueil des moins de trois ans, avec 21 places pour 100 enfants ;
– dans une proportion plus marginale, l’accueil en école préélémentaire et la garde d’enfants à domicile par une personne salariée par les parents ou employée par un prestataire.
Source : Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf).
● La présente proposition de loi s’adresse aux professionnels de la petite enfance comme principaux contributeurs d’une politique de prévention des risques liés à l’exposition précoce aux écrans. Elle met l’accent sur la formation, dans un double objectif :
– d’une part, sensibiliser les professionnels aux conséquences liées aux écrans et leur fournir les outils d’information et de communication pour s’en faire le relais auprès des parents. Les acteurs auditionnés lors des travaux préparatoires ont fait état de l’inquiétude des professionnels, qui constatent les effets délétères des écrans sur le comportement des enfants et se disent désarmés pour intervenir auprès des familles.
– d’autre part, interroger leur propre usage des écrans dans les pratiques professionnelles.
● Or, comme l’a souligné Serge Tisseron lors de son audition, il existe une rupture d’égalité selon les modes de garde. Si les enfants accueillis en EAJE sont relativement préservés de la présence des écrans durant la journée, ce n’est pas toujours le cas des enfants accueillis en mode de garde individuel, chez les assistants maternels ou au domicile. Aussi, il est fréquent que certains professionnels proposent aux enfants de visionner des dessins animés.
Dans ce contexte, il s’agit de renforcer la prise en compte de la prévention des risques liés à l’exposition aux écrans dans les cursus de formation initiale et continue des professionnels de la petite enfance, tout en continuant de réduire les écarts de formation entre les professionnels de l’accueil individuel et ceux de l’accueil collectif.
Des initiatives existent d’ores et déjà à l’échelon départemental afin de sensibiliser les professionnels et mettre à leur disposition des outils d’information et de communication. L’objectif de la présente proposition de loi consiste à formaliser cette démarche sur l’ensemble du territoire.
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Article 1er
Instaurer une politique publique de prévention des risques liés à l’usage des écrans par les jeunes enfants
Adopté par la commission avec modifications
L’article 1er met en place plusieurs leviers pour définir une politique publique de prévention des risques liés à la surexposition aux écrans.
1. Le droit en vigueur
La protection de la santé des enfants se traduit aujourd’hui par plusieurs types d’actions de prévention.
a. Les enfants sont soumis à des examens de santé obligatoires
● Aux termes de l’article L. 2132-2 du code de la santé publique, « tous les enfants de moins de dix-huit ans bénéficient de mesures de prévention sanitaire et sociale qui comportent notamment des examens obligatoires. Le nombre et le contenu de ces examens, l’âge auquel ils doivent intervenir et la détermination de ceux qui donnent lieu à l’établissement d’un certificat de santé sont fixés par voie réglementaire. »
Aussi, le suivi préventif des enfants comprend vingt examens médicaux obligatoires dont quatorze ont lieu au cours des trois premières années, trois de la quatrième à la sixième année et trois de la septième à la dix-huitième année ([35]). Un arrêté du ministre chargé de la santé datant du 26 février 2019 relatif au calendrier des examens médicaux obligatoires de l’enfant fixe la répartition exacte de ces vingt examens entre les huit jours qui suivent la naissance de l’enfant et sa dix‑huitième année.
Le contenu de ces examens porte sur :
1° La surveillance de la croissance staturo-pondérale de l’enfant ;
2° La surveillance de son développement physique, psychoaffectif et neuro‑développemental ;
3° Le dépistage des troubles sensoriels ;
4° La pratique ou la vérification des vaccinations ;
5° La promotion des comportements et environnements favorables à la santé, en particulier l’activité physique et sportive ;
6° Le dépistage d’éventuelles contre-indications à la pratique sportive.
● En complément de ces examens, les enfants sont également soumis à des visites médicales obligatoires dans le cadre scolaire, les « actions de promotion de la santé des élèves » faisant partie des missions de l’éducation nationale ([36]). En vertu de l’article L. 541-1 du code de l’éducation, « les élèves bénéficient, au cours de leur scolarité, d’actions de prévention et d’information, de visites médicales et dépistage obligatoires, qui constituent leur parcours de santé dans le système scolaire. Les élèves bénéficient également d’actions de promotion de la santé constituant un parcours éducatif de santé [visant à favoriser] notamment leur réussite scolaire et la réduction des inégalités en matière de santé. »
Une visite est, en particulier, organisée à l’école pour tous les enfants âgés de 3 à 4 ans. Cette visite permet notamment de dépister des troubles de santé, qu’ils soient sensoriels, psycho-affectifs, staturo-pondéraux ou neuro-développementaux, en particulier du langage oral.
b. Les enfants sont spécifiquement protégés des messages publicitaires
● Introduit par l’article 183 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, l’article L. 5231-3 du code de la santé publique interdit expressément « toute publicité, quel qu’en soit le moyen ou le support, ayant pour but direct de promouvoir la vente, la mise à disposition, l’utilisation ou l’usage d’un téléphone mobile par des enfants de moins de quatorze ans ». A également été introduit l’article L. 5231-4 qui permet d’interdire, par arrêté du ministre chargé de la santé, « la distribution à titre onéreux ou gratuit d’objets contenant un équipement radioélectrique dont l’usage est spécifiquement dédié aux enfants de moins de six ans afin de limiter l’exposition excessive des enfants ».
Dans une même optique de protection des enfants face aux appareils numériques, l’article L. 5231-1, créé par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ([37]), prévoit qu’à « la demande de l’acheteur, pour la vente de tout appareil de téléphonie mobile, l’opérateur fournit un dispositif d’écoute permettant de limiter l’exposition de la tête aux émissions radioélectriques adapté aux enfants de moins de quatorze ans ».
● Bien qu’à destination de tous, l’encadrement des messages publicitaires faisant la promotion d’aliments peu sains pour la santé entre particulièrement en résonance avec la protection de la santé des enfants, cible privilégiée des industriels de ce type de produits alimentaires.
Aussi, l’article L. 2133-1 du code de la santé publique prévoit que « les messages publicitaires en faveur de boissons avec ajouts de sucres, de sel ou d’édulcorants de synthèse ou de produits alimentaires manufacturés doivent contenir une information à caractère sanitaire ». Le non-respect de cette obligation d’information par les annonceurs et promoteurs est passible d’une amende de 37 500 euros.
Certains messages spécifiquement destinés aux enfants ont été déterminés par voie réglementaire ([38]). Les préparations à base de céréales et les aliments pour bébé doivent ainsi contenir l’information sanitaire suivante : « Apprenez à votre enfant à ne pas grignoter entre les repas » et « Bouger, jouer est indispensable au développement de votre enfant ». Le même arrêté prévoit également que « pour les écrans publicitaires télédiffusés ou radiodiffusés encadrant les programmes jeunesse destinés aux enfants ou insérés dans ces programmes et pour les publicités insérées dans la presse destinée aux enfants, les mêmes informations à caractère sanitaire peuvent être formulées en utilisant le tutoiement ».
c. Une plateforme d’accompagnement des parents créée en février 2021
Lancée par le secrétariat d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques et le secrétariat d’État en charge de l’enfance et des familles, la plateforme « Je protège mon enfant » propose des outils et des ressources pratiques pour mieux informer et accompagner les parents dans la protection de leurs enfants.
À l’origine exclusivement dédiée à la lutte contre l’exposition des mineurs à la pornographie en ligne, la plateforme s’est enrichie en février 2022 d’un volet dédié à l’usage des écrans dans le cadre du plan d’actions gouvernemental « Pour un usage raisonné des écrans par les jeunes et les enfants » en collaboration avec l’Autorité de la régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), le Conseil national du numérique et la Défenseure des droits.
EXTRAIT DU PORTAIL « JEPROTEGEMONENFANT »