N° 1028

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 mars 2023.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France,

 

 

Président

M. Raphaël SCHELLENBERGER

 

Rapporteur

M. Antoine ARMAND

Députés

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

(du 2 novembre 2022 au 12 janvier 2023)

 

 Voir les numéros : 218 et 287.

 


La commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, est composée de : M. Raphaël Schellenberger, président ; M. Antoine Armand, rapporteur ; M. Henri Alfandari ; Mme Anne-Laure Babault ; Mme Marie-Noëlle Battistel ; Mme Véronique Besse ; M. Christophe Bex ; M. Philippe Bolo ; Mme Maud Bregeon ; Mme Danielle Brulebois ; Mme Sophia Chikirou ; Mme Annick Cousin ; M. Vincent Descoeur ; M. Francis Dubois ; Mme Alma Dufour ; M. Frédéric Falcon ; Mme Olga Givernet ; M. Sébastien Jumel ; Mme Julie Laernoes ; M. Maxime Laisney ; M. Alexandre Loubet ; M. Stéphane Mazars ; M. Nicolas Meizonnet ; Mme Marjolaine Meynier-Millefert ; M. Bruno Millienne ; M. Paul Molac ; Mme Natalia Pouzyreff ; Mme Valérie Rabault ; M. Charles Rodwell ; M. Jean-Philippe Tanguy ; M. Lionel Vuibert.

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête

1. Table ronde réunissant M. Yves Bouvier, Professeur des universités, Groupe de Recherche Histoire (GRHis), Université de Rouen et Mme Nathalie Ortar, Anthropologue de l’énergie, Directrice de recherche au Ministère de la Transition Écologique au LAET (laboratoire aménagement économie des transports), ENTPE/Université de Lyon (2 novembre 2022)

2. Audition de M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris (2 novembre 2022)

3. Table ronde réunissant M. Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, Directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN) et de M. Xavier Jaravel, Professeur d’économie à la London School of economics, membre du Conseil d’analyse économique (9 novembre 2022)

4. Audition de M. Jean-Luc Tavernier, Directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et de M. Sylvain Moreau, Directeur des statistiques d’entreprises (9 novembre 2022)

5. Table ronde réunissant Mme Ketty Attal-Toubert, Cheffe du Département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE) de la Direction générale des douanes et des impôts indirects, et son adjoint M. Boris Guannel ; Mme Béatrice Sédillot, Cheffe du service des données et études statistiques (Sdes) au Commissariat général au développement durable (CGDD), Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l’énergie et Mme Virginie Andrieux, bureau des statistiques de l’offre énergie ; Mme Madeleine Mahovsky, Cheffe de l’Unité « Énergie » et M. Gaston Bricout, Gestionnaire en statistiques, Eurostat, Commission européenne ; M. Tanguy de Bienassis, Analyste finances et investissements, et M. Jérôme Hilaire, Analyste investissements et Modélisateur approvisionnements, International Energy Agency (IEA) (15 novembre 2022)

6. Audition de M. David Marchal, Directeur exécutif adjoint à l’expertise et aux programmes, et M. Patrick Jolivet, Directeur des études socioéconomiques à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie ou Agence de la transition écologique (ADEME) (17 novembre 2022)

7. Audition de M. Nicolas de Maistre, préfet et Directeur de la protection et de la sécurité de l’État, au secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) (17 novembre 2022)

8. Table ronde réunissant : M. Pierre-Franck Chevet, Président-directeur général d’IFP Énergies Nouvelles et Mme Catherine Rivière, Directrice générale adjointe ; M. Christophe Poinssot, Directeur général délégué et directeur scientifique du Bureau de recherche géologique et minières (BRGM) et M. Patrick d’Hugues, Directeur de Programme Scientifique « Ressources Minérales et Economie Circulaire » (22 novembre 2022)

9. Audition de M. Patrick Pouyanné, Président-directeur général de TotalEnergies (23 novembre 2022)

10. Audition de M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Directeur du Centre Énergie & Climat de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) (24 novembre 2022)

11. Audition de M. Thomas Courbe, Directeur général des entreprises et Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques, au ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (24 novembre 2022)

12. Audition de M. Yannick d’Escatha, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies (29 novembre 2022)

13. Audition de M. Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique, et Membre de l’Académie des sciences (29 novembre 2022)

14. Audition de M. Pascal Colombani, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies (30 novembre 2022)

15. Audition de M. Philippe Sauquet, ancien Directeur général Gas Renewables & Power, ancien membre du Comité Exécutif de TotalEnergies (1er décembre 2022)

16. Audition de Mme Catherine MacGregor, Directrice générale du groupe Engie (6 décembre 2022)

17. Audition de M. Daniel Verwaerde, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies (6 décembre 2022)

18. Audition de Mme Stéphanie Dupuy-Lyon, Directrice générale de l’aménagement, du logement et de la nature au Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires et de M. Brice Huet, son adjoint (7 décembre 2022)

19. Audition de M. François Jacq, Administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de M. Philippe Stohr, Directeur des énergies (7 décembre 2022)

20. Audition de M. Bernard Fontana, Président de Framatome (8 décembre 2022)

21. Audition de M. Pierre Gadonneix, Président d’honneur d’Électricité de France (EDF) (8 décembre 2022)

22. Audition de M. Laurent Michel, Directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires (13 décembre 2022)

23. Audition de M. Henri Proglio, Président d’honneur d’Électricité de France (EDF) (13 décembre 2022)

24. Audition de M. François Brottes, Conseiller-maître à la Cour des comptes, ancien Président du directoire de Réseau de transport d’électricité (RTE), ancien Député (14 décembre 2022)

25. Audition de M. Jean-Bernard Lévy, Président d’honneur d’Électricité de France (14 décembre 2022)

26. Audition de M. Xavier Piechaczyk, Président du Directoire de Réseau de transport d’électricité (RTE) (15 décembre 2022)

27. Audition de Mme Anne Lauvergeon, ancienne Présidente d’AREVA (15 décembre 2022)

28. Audition de M. Patrick Landais, Haut-Commissaire à l’énergie atomique (15 décembre 2022)

29. Audition de Mme Corinne Lepage, ancienne Ministre de l’Environnement (10 janvier2023)

30. Audition de M. Pierre-Marie Abadie, Directeur Général de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) (10 janvier2023)

31. Audition de M. Bruno Bensasson, Président directeur-général d’EDF Renouvelables (12 janvier 2023)

32. Audition de M. Philippe Knoche, Directeur général d’Orano (12 janvier 2023)

33. Audition de Mme Catherine Cesarsky, Membre de l’Académie des Sciences, Haut-Commissaire à l’énergie atomique (2009-2012) (12 janvier 2023)

 


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   comptes rendus
des auditions menées par la commission d’enquête


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête

Toutes les auditions ont été ouvertes à la presse et sont disponibles en ligne à https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.souverainete-et-independance-energetique-commission-d-enquete
 

1.   Table ronde réunissant M. Yves Bouvier, Professeur des universités, Groupe de Recherche Histoire (GRHis), Université de Rouen et Mme Nathalie Ortar, Anthropologue de l’énergie, Directrice de recherche au Ministère de la Transition Écologique au LAET (laboratoire aménagement économie des transports), ENTPE/Université de Lyon (2 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, bienvenue à la première séance d’auditions de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France.

Je remercie pour leur présence Mme Nathalie Ortar, anthropologue de l’énergie, directrice de recherche au laboratoire aménagement économie des transports (LAET) et enseignante à l’école nationale des travaux publics de l’État (ENTPE) de Lyon et M. Yves Bouvier, professeur des universités et historien de l’énergie au sein du groupe de recherche Histoire de l’Université de Rouen.

Nous avons souhaité débuter les travaux de notre commission par des auditions traitant de l’histoire de l’énergie, de la sociologie, de l’anthropologie et des sciences économiques et politiques, afin de disposer d’un contexte général qui éclairera la poursuite de notre enquête.

La crise en Ukraine a brusquement révélé une situation qui résultait de décisions, de comportements, de pressions et de résistances antérieurs. La politique de l’énergie couvre de vastes domaines, notamment la production, l’approvisionnement et la consommation. Elle définit aussi une façon dont nous concevons la vie en société.

Je vous invite à procéder à un court exposé afin de nous faire part de vos premières analyses à la problématique posée, puis je donnerai la parole aux représentants de groupes et aux autres députés.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bouvier et Mme Ortar prêtent serment)

M. Yves Bouvier, Professeur des universités, Groupe de Recherche Histoire (GRHis), Université de Rouen. Si la question de l’indépendance énergétique est souvent associée au général de Gaulle, elle s’inscrit dans une temporalité plus ancienne et notamment marquée par la Première Guerre mondiale. Pendant le conflit, une partie des mines de charbon est occupée et l’usage massif du pétrole contraint la France à en importer des États-Unis. En 1917, Georges Clémenceau compare ainsi la valeur du pétrole à celle du sang dans les batailles.

À l’issue de la Première Guerre mondiale émerge l’idée d’une coordination des politiques énergétiques par secteur, portée notamment par Henry Bérenger. La loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique fait de l’hydroélectricité une ressource nationale. L’énergie se voit ainsi dotée d’un sens politique. La circulation des ingénieurs, notamment issus de l’École polytechnique ou du corps des Ponts, entre les administrations et les entreprises privées contribue à faire de l’indépendance un mot d’ordre pour les unes comme les autres. Au-delà de cette dimension professionnelle, la quête d’indépendance énergétique représente un horizon politique – et je parle d’un horizon, puisque la France n’a jamais réellement connu d’indépendance énergétique.

Lors du premier choc pétrolier, la France importe environ les trois quarts de l’énergie qu’elle consomme. C’est l’un des motifs qui justifie auprès de l’opinion publique le programme nucléaire dans le plan Messmer, qui permet à la France d’accéder à un taux d’indépendance de l’ordre de 50 % à partir du milieu des années 1980, sachant que la totalité de l’uranium est importée.

L’indépendance en tant que quête politique de long terme – et qui fait consensus – se distingue de la notion de souveraineté. Ce terme, qui renvoie bien davantage à la personnalité du général de Gaulle, désigne la capacité à être maître de ses décisions. Si la souveraineté n’est pas synonyme d’autonomie et qu’elle ne renvoie pas à une production d’énergie uniquement nationale, elle signifie « être en capacité de faire des arbitrages dans le domaine énergétique » et suppose, dans le domaine nucléaire notamment, une industrie compétente et solide.

Les années 1950 sont marquées par le premier plan quinquennal de 1952 et par le second plan de 1957 qui envisagent le développement du nucléaire. La puissance publique fait le choix de mener des expérimentations, relativement lentes, par exemple sur une filière française à uranium naturel. Lors de la conférence d’Atoms for Peace à Genève, Pierre Ailleret, directeur des études et recherches d’EDF, rappelle l’engagement de la France en faveur de l’énergie nucléaire. Il précise toutefois que la France cherche à la fois à développer des réacteurs expérimentaux, sans viser leur rentabilité, et à faire monter en compétences une industrie performante. La construction d’une industrie nucléaire ne se résume pas à la construction de réacteurs : elle s’appuie par exemple sur les usines du Creusot, et ce qui prendra la forme de Framatome notamment.

L’idée selon laquelle la France bâtit seule son industrie nucléaire est bien éloignée de la réalité. Au contraire, cette construction s’inscrit dans un vrai projet européen. En effet, le général de Gaulle considère que l’émergence d’une Europe du nucléaire renforcera la France. Ainsi, sous sa présidence, on assiste à la construction de réacteurs à uranium naturel, sous l’impulsion du CEA, avec également des intérêts militaires, ainsi qu’à des expérimentations sur une centrale à eau lourde et au développement de la première centrale de Chooz, avec un réacteur à eau pressurisée, en partenariat avec la Belgique. Le général de Gaulle souhaite donc développer une filière privilégiée, tout en prenant en compte le champ des possibles, dans un contexte d’incertitudes technologiques.

Lors de l’arrivée au pouvoir de Georges Pompidou, le contexte n’est pas si favorable que l’on pourrait le croire à l’émergence d’une France du nucléaire. Au contraire, elle accuse une forme de retard par rapport à l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, les Pays-Bas, l’Irlande ou encore l’Espagne. En 1969, le député Michel Rocard estime que la France devrait investir dans le nucléaire sous peine d’être déclassée. Ainsi, Georges Pompidou, Bernard Esambert et François-Xavier Ortoli souhaitent plutôt raccrocher la France au train européen que développer un programme uniquement national. Au sommet européen de La Haye en décembre 1969, Georges Pompidou propose la création de l’usine d’enrichissement Eurodif, lequel n’est pas un projet franco-français, en s’appuyant sur les discussions portées en ce sens par les Britanniques et les Allemands depuis quelques années. Il s’agit pour la France de rattraper le train européen dans ce domaine. Arguant notamment de leur souhait de substituer l’électricité au pétrole, François-Xavier Ortoli et Georges Pompidou définissent un programme nucléaire au début des années 1970, recourant à des technologies américaines comme le réacteur à eau pressurisée ou à eau bouillante – bien que cette dernière expérimentation ne soit finalement pas poursuivie – et favorisant l’émergence d’accords industriels européens.

Vous noterez que je n’ai abordé ni le choc pétrolier ni l’environnement dans mon exposé. En effet, la quête d’indépendance énergétique et les accords industriels que j’ai évoqués sont antérieurs au choc pétrolier. La première accélération du programme nucléaire, motivée notamment par le développement du chauffage électrique, date de 1972. Certes, l’expression de choc pétrolier est employée dès 1971 en raison de l’augmentation des prix du pétrole qui justifie alors cet investissement. Cependant, le programme nucléaire est lancé non comme une réaction politique à la crise de 1973, mais bien comme une ambition de long terme fondée sur la coopération entre une industrie compétente en France – qui a pour fer de lance les usines du Creusot et de Chalon-sur-Saône – et l’industriel EDF. Les années suivantes, à partir de 1974, apportent une validation au projet politique industriel précédemment élaboré.

Par ailleurs, le programme nucléaire a suscité de fortes protestations environnementales. En 1971, Serge Antoine, directeur du cabinet du ministère de l’environnement, invite les dirigeants d’EDF à promouvoir le nucléaire comme une énergie propre. Les centrales nucléaires devaient en effet permettre le déclassement des centrales thermiques au charbon, tandis que le chauffage électrique allait contribuer à la disparition des poêles à charbon et à bois dans les logements : par conséquent, le nucléaire était avancé comme un argument de lutte contre la pollution atmosphérique, laquelle n’est pas une priorité à l’époque. Si l’écho de ce dernier a été relativement faible, on ne peut nier son existence. Cependant, c’est surtout la contestation antinucléaire qui a permis la structuration d’un mouvement écologique, aux origines politiques très variées, regroupant tant des militants de gauche et de mouvements syndicaux – notamment proches de la CFDT – que des notables et élus défendant le paysage et la tradition des mondes ruraux face au nucléaire.

Dans les années 1970, le programme nucléaire est accéléré dans le cadre du plan Messmer de mars 1974, élaboré à l’automne 1973 et mis en œuvre les années suivantes. L’accession de François Mitterrand au pouvoir en 1981 n’a pas marqué de rupture sur le nucléaire. Certes, il avait annoncé pendant sa campagne qu’il reviendrait sur la construction de la centrale de Plogoff et, de fait, le projet a été arrêté, mais il avait indiqué que les projets engagés seraient bien poursuivis. Sous sa présidence, plusieurs centrales ont été prolongées, comme les paliers P4 et P’4 ou les centrales de Civaux et de Chooz.

Dans les années 1980, la relation entre exploitants et industriels du nucléaire se déséquilibre. En effet, la fin de la construction des centrales aboutit à une réduction, voire une fermeture du marché national pour les industriels comme Framatome. L’exportation et la maintenance se substituent à la construction des cuves et des générateurs de vapeur. L’absence de marché national contribue toutefois à une perte de compétences, les marchés à l’étranger ne permettant pas d’entretenir des capacités industrielles suffisantes en la matière.

Les années 1990 sont marquées par un double tournant. Tout d’abord, une partie des écologistes intègrent la dimension climatique dans les équilibres énergétiques. Brice Lalonde, par exemple, explique qu’il n’est pas favorable au nucléaire, mais qu’il considère qu’il s’agit de la moins pire des solutions par rapport aux centrales à charbon pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. D’autres continuent à envisager le nucléaire au travers du prisme de la gestion des déchets, comme le soutient par exemple Dominique Voynet lors de la fermeture de Superphénix en 1997.

Le second tournant est celui de l’éventualité d’un marché européen de l’électricité organisé autour de grands groupes privés. Ce projet provoque une forte incertitude notamment pour des opérateurs du nucléaire, qui s’interrogent sur leurs capacités juridiques et financières à investir dans de nouvelles centrales. La puissance publique se montre hésitante à cet égard. Le nouveau projet de réacteur EPR, en gestation depuis les années 1980 et articulé autour d’une coopération franco-allemande, est par exemple remis en cause lorsque l’Allemagne vote en 2002 une loi de sortie du nucléaire, poussant Siemens en 2009 à se retirer de l’accord conclu avec Framatome.

Mme Nathalie Ortar, Anthropologue de l’énergie, Directrice de recherche au Ministère de la Transition Écologique au LAET (laboratoire aménagement économie des transports), ENTPE/Université de Lyon. Chaque année, je propose à tous mes élèves ingénieurs une séquence sur le climat. De même, j’ai décidé de vous inviter à faire un pas de côté, en abordant une dimension qui est absente de l’intitulé de votre commission : le changement climatique. Selon le CNRS, la température moyenne en France devrait augmenter de 3,8 degrés d’ici 2100. Le changement climatique affectera à la fois l’environnement et le monde socio-économique, entraînant des épidémies, des épisodes climatiques extrêmes, des sécheresses importantes et une instabilité politique. Le nucléaire, en effet, a besoin d’eau et d’une énergie extractive – l’uranium – que nous ne produisons pas sur notre territoire. Je parle aussi d’instabilité politique, car les industries nucléaires sont des objets sensibles, comme l’a montré le conflit en Ukraine.

Il me semble important de se reposer ces questions, sans doute certaines décisions ont-elles été suspendues en raison de la dégradation de la situation en Afrique produisant de l’uranium.

La fresque du climat nous apprend également qu’il n’existe pas de solution unique à la problématique du changement climatique. Nous devrons faire preuve d’inventivité pour proposer des réponses adaptées à chaque territoire. Cela suppose que nous comprenions bien nos systèmes sociotechniques. M. Bouvier a présenté l’évolution historique du nucléaire en France. L’industrie nucléaire n’est pas seulement le nucléaire : elle repose sur un ensemble sociotechnique. Ainsi, l’électricité que nous utilisons repose sur un ensemble de câbles d’une importance cruciale. Si nous misons sur les énergies lourdes, nous devons donc renforcer les systèmes sociotechniques, alors même que les prix de l’ensemble de ces composants sont en très forte augmentation, atteignant par exemple 300 % pour le cuivre. Je vous invite à ce titre à auditionner des personnels d’Enedis.

Par ailleurs, la transition énergétique telle que vous l’exposez n’est appréhendée que sous l’angle de la production d’énergie. Or, la transition énergétique actuelle, qui est la cinquième de notre histoire, se caractérise par un retrait des énergies fossiles lié à la contrainte de leur déplétion et du changement climatique, mais également par le besoin de réduire nos consommations énergétiques. Il ne s’agit pas de promouvoir le modèle amish, comme le soutenait le président Macron, mais de faire attention à nos consommations domestiques, ce qui implique un programme de rénovation thermique ambitieux. La transition énergétique doit également passer par une transition des mobilités, impliquant un moindre recours aux industries carbonées dans nos déplacements. La voiture électrique peut représenter l’une des solutions, mais elle dépend elle aussi massivement de l’industrie extractive, et son bilan écologique est encore problématique. Surtout, elle relance dans le monde des combats que nous croyions passés, auprès des peuples premiers, qui subissent les conséquences de notre frénésie extractive. Sans transformation de nos modes de vie, la transition énergétique ne modifiera pas fondamentalement notre rapport au monde, et nous continuerons à utiliser des ressources minières dont la déplétion est annoncée et qui seront source de conflit.

La souveraineté énergétique de la France est un mythe. Elle n’a jamais existé. Le nucléaire est un domaine extrêmement limité de la production énergétique et cette souveraineté s’appuie sur les restes de notre empire colonial que nous ne possédons pas. Les tensions auxquelles nous avons assisté, en Afrique et ailleurs, le montrent bien. Je ne suis pas certaine que nous serons en mesure de lutter contre la Chine et la Russie, qui recherchent les mêmes minéraux que nous, pour les mêmes raisons que nous.

L’anthropologue africain Joseph Tonda analyse une partie du mal-être africain comme la résultante d’une volonté de vivre les rêves de la société occidentale, qui ne sont pas les leurs. Dans un exercice d’anthropologie réflexive, je me demande si nous ne sommes pas, nous aussi, en train de vivre les rêves d’autrui. La mention appuyée à Charles de Gaulle, homme brillant, certes, mais de son temps, et qui n’était pas confronté aux problèmes auxquels nous faisons face, m’invite à vous interroger sur la société que nous désirons construire aujourd’hui. Quand cesserons-nous de vivre les rêves d’hommes du passé, pour fonder notre propre société ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, madame Ortar. Nous avons voulu vous inviter pour votre spécialité universitaire. J’aurais aimé vous entendre sur le comportement des individus par rapport aux besoins énergétiques et sur la place de l’énergie dans le quotidien.

Mme Nathalie Ortar. Le colonialisme est une partie intégrante de ma spécialité universitaire.

S’agissant de nos comportements individuels, M. Bouvier et moi allons prochainement assister à la soutenance de la thèse de Renan Viguié, qui montre comment nos besoins énergétiques nous ont permis d’accéder à un plus grand confort tout en nous rendant plus dépendants d’infrastructures et de coûts qui nous dépassent. Cette thèse montre que l’augmentation de la température préconisée pour chauffer les logements de 14 à 19 degrés s’est accompagnée d’un cortège de coûts de moins en moins maîtrisés par les ménages. La décision du type de chauffage et de rénovation thermique ne dépend plus des individus, mais d’instances en amont : les industries que sont Gaz de France, EDF ou les Charbonnages de France ont progressivement construit cette dépendance pour progressivement déposséder les usagers de leur choix énergétique.

La transition des mobilités s’opère dans un mouvement parallèle. Le système du « tout voiture », particulièrement prégnant en France en raison de notre industrie automobile, s’est développé au détriment de la promotion d’autres modes de transport, comme les transports en commun ou vélo. Nous assistons à un revirement de cette situation. Le retour des transports en commun, comme le tramway, s’est effectué à la demande des citoyens, auxquels les politiques ont emboîté le pas dans le tournant des années 1980-1990. D’autres modes de déplacement individuel, tels que le vélo ou le vélo électrique, ont de nouveau été promus dans les années 2010 en France. Ce mouvement de balancier s’accompagne de tensions de plus en plus fortes dans les territoires – ruraux et périurbains notamment – n’ayant pas accès à une offre de transport décarbonée ou moins chère. Les gilets jaunes l’ont bien montré. Les tensions sur l’énergie provoquent en effet des tensions sur les dépenses des ménages. Lorsque j’ai travaillé en 2010 sur le précédent choc pétrolier, j’avais constaté que les ménages modifiaient rarement leurs modes de déplacement dans le cadre des mobilités domicile-travail, mais que les dépenses liées à la mobilité affectaient d’autres postes, comme l’alimentation et les loisirs – à l’exception des loisirs des enfants, généralement préservés. La population est donc prête à changer de comportement, à condition que les moyens lui en soient donnés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette première audition vise à mieux comprendre les choix faits par le passé, sans anachronisme, en jugeant les actes et les personnes de leur temps dans leur temps. Nous vous remercions pour cet éclairage historique et anthropologique sur les politiques publiques et les évolutions des comportements, du débat public et de l’opinion publique à l’égard de l’ensemble du mix énergétique et en particulier de l’industrie nucléaire. Monsieur Bouvier, je vous invite à terminer le panorama que vous avez interrompu aux années 1990. Par ailleurs, comment, selon vous, le discours des politiques publiques et le discours sur l’énergie ont évolué en France des années 1980 à nos jours ?

M. Yves Bouvier. Les années 1980 sont caractérisées par deux événements majeurs. La catastrophe de Tchernobyl a entraîné un changement radical de notre rapport au nucléaire, dont nous ne mesurons toujours pas l’ampleur. Pour l’industrie nucléaire, il y a un avant et un après Tchernobyl. Les controverses qui ont suivi la communication des pouvoirs publics autour de l’événement restent un fait marquant dans l’opinion publique. L’autre basculement est le contre-choc pétrolier. Le premier choc pétrolier avait donné lieu à des politiques d’économie de l’énergie, de lutte contre le gaspillage et des soutiens à la rénovation et l’isolation. Or, ces changements de comportement ont été balayés par une sorte d’opportunité financière, les économies d’énergie n’étant plus nécessairement productrices d’économies pour la nation.

Dans les années 1990 et 2000, les débats sur l’énergie ont été appréhendés au travers du prisme de l’environnement ; on a assisté à une « environnementalisation » de ceux-ci. Au niveau individuel, l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) puis l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ont assuré une communication importante autour des gestes du quotidien, faisant de l’énergie une question d’abord environnementale. Cet effet socioculturel s’est également illustré par le progressif détachement de l’énergie du ministère de l’industrie ou de l’économie pour être rattaché au ministère de l’environnement dès 2007. Pour les opérateurs du secteur de l’énergie, les individus et les responsables politiques, les questions énergétiques font désormais partie d’un cadre environnemental, ce qui n’était pas le cas auparavant, ni même au début des années 1980.

M. Antoine Armand, rapporteur. Juste une question de précision sur le tournant que vous évoquez, en recourant au terme d’« environnementalisation ». Traduit-il la prépondérance, dans le débat public et dans la prise de décisions, accordée à l’environnement et non plus à l’industrie ou à la souveraineté, comme c’était le cas dans les années 1970 ?

M. Yves Bouvier. C’est cela. Par exemple, des éléments environnementaux sont intégrés aux renégociations des concessions des barrages électriques, en termes de débit ou au regard de la biodiversité, lorsqu’il est question de leur rénovation. Les consommations et les émissions de carbone, plutôt que son utilité économique, deviennent la mesure de l’énergie.

Le tournant environnemental de la politique énergétique s’accompagne aussi d’une prééminence d’une logique de marché financière et économique, liée à la concurrence des fournisseurs d’énergie. Le citoyen, qui est aussi usager, client et consommateur, se trouve confronté à la complexité du sens donné à l’énergie, qu’il ne maîtrise pas totalement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles conséquences chacun des trois accidents nucléaires considérés comme majeurs – Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima – a-t-il eues sur la politique énergétique dans les pays touchés et ailleurs dans le monde ? Identifiez-vous un rapport entre l’ampleur de ces accidents et la réalité de l’importance du changement de la politique énergétique ?

M. Yves Bouvier. Ces trois accidents ont eu des répercussions différentes. Ils ont donné lieu à des missions d’études approfondies, à de nouvelles règles de sécurité et à des investissements parfois considérables, notamment dans le cas de Fukushima. L’accident de Three Mile Island est notable par sa médiatisation, qui s’explique à la fois par l’évacuation de la population, et par le fait que cet accident survienne dans un pays moderne, les États-Unis, où un tel événement semblait inimaginable. Des enquêtes sont alors lancées par la Commission européenne, afin d’accélérer l’établissement de normes européennes. Le prolongement en est le design commun de l’EPR dans ses débuts.

L’accident de Tchernobyl a soulevé la question de la sous-estimation de ses effets et de la nécessité d’une expertise indépendante. Il a d’ailleurs mené à la création de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). L’opinion publique retient avant tout de Tchernobyl le mensonge autour du nuage. L’industrie nucléaire en est sortie durablement affaiblie : durant plusieurs années, l’image d’un nucléaire honteux perdure.

Enfin, Fukushima a joué un rôle d’accélérateur à la sortie du nucléaire en Allemagne et à l’organisation d’un referendum en Italie. Après cet accident, la France se retrouve l’un des seuls pays à avoir des centrales nucléaires, voire à envisager un programme nucléaire de renouvellement. Ainsi, le choix de La Grande-Bretagne de reconstruire des centrales nucléaires est apparu comme bienvenu pour l’industrie nucléaire française.

Mme Nathalie Ortar. J’avoue ne pas être spécialiste dans le domaine nucléaire. Le fait que le gouvernement ait délibérément caché la gravité des événements lors de l’accident de Tchernobyl a durablement affecté la perception du nucléaire en France. Les menaces sur les centrales en Ukraine réactivent ce sentiment d’angoisse, notamment dans les territoires où des Français ont été victimes des répercussions de l’accident, faute de détection préalable. Les Alpes maritimes, par exemple, ont été fortement touchées. Des taches radioactives, appelées « taches de léopard » ont été retrouvées dans des bacs à sable dans des écoles, où des enfants sont massivement tombés malades de leucémie, ce qui a par la suite été étayé scientifiquement. La difficulté réside dans la coexistence de résultats scientifiques et d’éléments relevant de l’ordre de la rumeur.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment jugez-vous le niveau d’information de la société française et le niveau d’enrichissement du débat public sur la question énergétique depuis les années 1970-1980 ? Est-il plus ou moins important que sur d’autres questions techniques ? A-t-il progressé ? Les représentations l’ont-elles emporté sur le fonctionnement technique du modèle énergétique ?

Mme Nathalie Ortar. J’ai commencé à travailler sur les questions énergétiques en 2004, alors que je m’intéressais aux coûts liés aux déplacements des ménages périurbains. Ces derniers m’indiquaient généralement qu’ils ignoraient combien leurs déplacements leur coûtaient précisément. Leur refus de compter s’apparentait à une forme de déni. Ces mêmes questions ont été posées de manière récurrente dans les années suivantes. Or, le discours a changé. En effet, les ménages évaluent les coûts liés aux dépenses automobiles. De plus, ils réfléchissent davantage aux différents types d’énergie utilisée et aux émissions que ces dernières engendrent. Les ménages qui se déplacent en véhicule diesel en milieu rural ont ainsi tendance à se justifier, en arguant notamment du moindre coût de ces véhicules et de l’impossibilité d’utiliser d’autres modes de déplacement sans aides du gouvernement.

En outre, la population s’interroge de plus en plus sur le mix énergétique utilisé de manière domestique. Les choix énergétiques sont pris en fonction de coûts et des critères environnementaux, y compris par les ménages modestes. En effet, lorsqu’ils n’ont pas les moyens d’opter pour des choix plus respectueux de l’environnement, ces ménages font part de regrets, par exemple lorsque, dans le cadre d’une accession à la propriété, l’acquisition d’une maison à basse consommation énergétique reste hors de portée.

La prise de conscience de la question énergétique est donc de plus en plus importante, et elle s’associe à des critères environnementaux. Il est intéressant que ces critères se soient progressivement affirmés comme des éléments de réflexion pour les ménages dans le choix de leur manière de se déplacer ou de se loger.

M. Yves Bouvier. Les autorités, les entreprises et les associations, y compris environnementalistes, ont toujours mené un effort de pédagogie important. Depuis les années 1970, le débat a toujours été très riche. Le citoyen ne manquait pas d’informations, même s’il n’avait pas toujours la capacité de les trier. Toutefois, dans le domaine du nucléaire, la transparence et l’abondance d’informations ne signifient pas la parfaite information du citoyen. Enfin, la principale information retenue par les citoyens dans le domaine énergétique reste la facture. Face à une augmentation des prix, dans un contexte de mise en concurrence de différentes énergies, le révélateur du prix domine, comme cela a été constaté dans les années quatre-vingt lors du contre-choc pétrolier et au début des années 2000 avec l’abondance énergétique jointe à des prix relativement bon marché.

M. le Président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie et vais donner la parole aux autres membres de la commission d’enquête.

Mme Olga Givernet (RE). Vous avez évoqué un grand nombre de facteurs expliquant les décisions prises en matière énergétique. Les besoins énergétiques de la population en font partie. Madame Ortar, comment ces besoins ont-ils évolué ? Par ailleurs, existe-t-il d’autres facteurs que ceux que vous avez mentionnés permettant d’éclairer les décisions politiques dans ce domaine ?

M. Frédéric Falcon (RN). Monsieur Bouvier, depuis 2002, un véritable virage s’est opéré, initié par l’Allemagne. Quels sont les effets de la politique allemande sur les prises de décisions politiques françaises, notamment en matière nucléaire ? Existe-t-il un lobby allemand des énergies renouvelables, qui pénaliserait le nucléaire français ?

Madame Ortar, j’ai compris que vous étiez hostile au gaullisme.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je remercie les députés de modérer leurs propos envers les universitaires.

M. Frédéric Falcon (RN). Nous ne sommes pas nostalgiques envers le gaullisme, toutefois, nous sommes reconnaissants aux gaullistes d’avoir établi la filière nucléaire qui nous permet de mieux traverser que d’autres nations la crise énergétique. L’inflation est en effet inférieure en France, puisqu’elle atteint 6 % au lieu de 10 % dans l’Union européenne. La filière nucléaire nous permet d’éviter d’importer davantage d’énergie que d’autres pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’invite les députés à poser des questions aux personnes auditionnées. Nous pourrons procéder à des échanges de vues ultérieurement.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Monsieur Bouvier, votre exposé aurait pu aborder la question de la place des citoyens et du débat public dans le choix du nucléaire depuis soixante ans. La décision politique est en effet assez décousue. La Commission nationale du débat public (CNDP) a récemment lancé une procédure sur le nucléaire et sur le mix énergétique, alors que le Président de la République a déjà annoncé six, voire huit nouveaux EPR. Les citoyens semblent dépossédés de leur pouvoir, en amont, lors de la prise de décisions et se voient renvoyés à un rôle de « consommacteurs » : ils émettent le choix énergétique au moment de payer la facture, en aval. Cette situation nous amène à nous interroger sur l’arbitrage individuel et politique entre les limites et les avantages des différentes sources énergétiques et nos besoins primordiaux ou envies en termes de consommation. J’aimerais vous entendre sur ces questions.

M. Yves Bouvier. Mme Givernet m’a interrogé sur les facteurs éclairant les prises de décisions politiques en matière énergétique. J’ai évoqué la lutte contre la pollution atmosphérique. Le grand smog de Londres de 1952 a été un véritable traumatisme. Au début du mois de décembre, le brouillard londonien se charge de poussières de charbon. On compte 5 000 à 6 000 morts en un seul week-end, et un total de 10 000 à 12 000 dans le mois suivant. Les ingénieurs, les médecins et les pouvoirs publics identifient cet événement comme un drame qui ne doit plus jamais se produire. La priorité est alors donnée à la lutte contre la pollution atmosphérique, à laquelle le nucléaire est présenté comme une solution, par des personnalités telles que Louis Armand, tout en fournissant également une réponse à la crise pétrolière de 1956.

Par la suite, les notions d’indépendance partielle et de préservation de la souveraineté se conçoivent aussi dans les usages et les besoins identifiés de la population. L’énergie est donc dotée d’un sens politique, et non plus seulement industriel ou économique.

Monsieur Falcon, le parti vert Die Grünen a effectivement un poids important en Allemagne. Toutefois, il faut également prendre en compte le tournant libéral de l’Europe. La première directive sur l’électricité coécrite en 1996 par la Commission et le Parlement avait une forte dimension sociale. Cette orientation se perd dans les directives suivantes. L’Allemagne s’affirme aussi comme leader d’un marché européen de l’électricité, et pas seulement en ce qui concerne les énergies renouvelables, qui est aussi une façon d’affaiblir EDF, érigé comme figure d’épouvantail par les industriels et responsables politiques allemands. La construction de l’Europe de l’énergie se fait donc contre les grandes structures étatiques. En raison de ces décisions allemandes, le choix a été fait en France de différer des décisions dans le nucléaire au début des années 2000.

Monsieur Laisney, une partie importante des mouvements écologistes se sont construits sur l’idée que le nucléaire était imposé aux populations dans les années 1970. Le nucléaire n’a, en fait, pas été plus imposé aux Français que le TGV ou que d’autres grandes infrastructures. Des débats ont lieu au Parlement. Les crédits ont fait l’objet de discussions et de votes. Ce qui explique l’incompréhension des hauts fonctionnaires ou des chefs d’entreprise. La participation et l’adhésion des citoyens sont en tension dans les années 1970 : les tenants du nucléaire n’ont pas le sentiment de faire une œuvre antidémocratique, quand des associations revendiquent davantage d’expression et d’information. Il est vrai qu’une partie de ces choix n’ont pas fait l’objet de concertation avec les citoyens. Pour autant, ce programme n’était pas pensé comme antidémocratique au milieu des années 1970.

Enfin, il est certain que les hauts fonctionnaires et les responsables d’entreprises mettent du temps à s’emparer des participations politiques. Les citoyens sont alors représentés en tant que consommateurs. Ainsi, à partir de 1975, des rencontres régulières sont organisées avec les associations de consommateurs, mais elles portent sur des éléments de consommation, sur la facture et non sur le choix énergétique.

Mme Nathalie Ortar. Je vous renvoie à nouveau à la thèse de Renan Viguié, qui a étudié l’évolution du chauffage au long du XXe siècle, en travaillant notamment auprès des entreprises. Il montre que si le chauffage électrique a peu de succès en France, c’est d’abord parce qu’il nécessite une isolation thermique des bâtiments suffisante pour être efficace. L’usage de l’électricité pour le chauffage est réservé aux logements neufs répondant à des normes d’isolation. Le second facteur explicatif est le coût toujours élevé du chauffage électrique. Par ailleurs, l’absence de poursuite du programme nucléaire a pour cause l’insuffisance de la demande justifiant la création de nouvelles centrales. L’énergie nucléaire est donc poussée par les gouvernements, mais pas totalement, car ils veillent à une répartition du mix énergétique afin d’éviter la dépendance envers une seule énergie. En outre, on observe une tension permanente entre consommation et économies, entre consommation et prix. Des enquêtes menées auprès de citoyens ont montré que le chauffage électrique est généralement associé à de mauvais souvenirs d’enfance, lorsque les intérieurs étaient très mal chauffés. Il conserve mauvaise presse malgré les nouveaux types de chauffages créés.

Ainsi, votre vision d’ensemble du mix énergétique doit englober la perception des usages et des sensations provoquées par ces usages. Le confort est associé à un ensemble de sensations. Si ce confort n’est pas ressenti, l’usage ne suivra pas. Ce constat vaut également pour les choix de nos futures mobilités, comme en matière thermique.

Les historiens ont largement documenté les réticences répétées sur les différents types d’énergies renouvelables, et notamment l’éolien en France. Elles ont été alimentées autant par des campagnes de désinformation puissantes et organisées que par les ambivalences des gouvernements successifs. L’information est abondante, mais celle qui circule est celle diffusée par l’entourage proche, c’est-à-dire la rumeur. Ainsi, le mix énergétique n’a jamais laissé au renouvelable une part au niveau des objectifs annoncés par les gouvernements successifs.

M. Bruno Millienne (Dem). La politisation de la question énergétique a-t-elle éloigné la possibilité d’atteindre la souveraineté énergétique, fût-elle européenne, en imposant parfois des choix comme celui du diesel ou du tout électrique pour les voitures ? Peut-être aurions-nous dû laisser la main aux scientifiques, même si au début des années 1960 la validité de l’option nucléaire était remise en question avant d’être considérée comme peu carbonée. En effet, nous n’avons pas construit le mix énergétique que nous recherchons désormais.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Les différents pays européens n’ont pas réagi de la même manière aux chocs pétroliers. Mme Ortar a abordé la sobriété et la rénovation. Certains pays ont cherché à diminuer la consommation de pétrole pour instaurer une culture du vélo et des transports en commun. La relance nucléaire annoncée sans réel débat démocratique illustre bien la croyance selon laquelle la technologie pourra sauver la planète et le climat sans remettre en cause nos modes de vie. Certains pays européens avaient boycotté des produits français au moment des essais nucléaires lancés par le président Chirac. Le sentiment d’opacité sur la vérité de la filière, la gestion des déchets et leur transport ou encore sur le démantèlement des centrales reste prégnant. J’ai le sentiment que le débat est évité et que la relance technologique est présentée comme une solution à la problématique du réchauffement climatique.

Vous avez évoqué la culture énergétique : quelle est la singularité de la France, notamment du regard de la place sacralisée accordée au nucléaire ?

M. Yves Bouvier. Monsieur Millienne, je dois souligner l’échec de la politique énergétique européenne depuis le traité de Rome. L’Europe s’est construite autour de questions énergétiques – le charbon et l’acier –, sous la forme d’un cartel organisé. Dans les années 1960 et 1970, on trouve de nombreuses esquisses de conception d’une véritable politique énergétique européenne, sur le modèle de la politique agricole commune. Il était même envisagé de construire des centrales nucléaires européennes au sein d’un réseau organisé à l’échelle européenne pour rationaliser la production énergétique. Tous ces projets ont été abandonnés, à l’exception d’une centrale solaire européenne, construite en Italie dans les années 1980. L’une des raisons de cet échec est que les pays européens suivent des stratégies énergétiques différentes, voire divergentes. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont favorisé le gaz naturel, tandis que l’Allemagne a longtemps opté pour le charbon. En période de crise économique, chaque pays s’appuie sur ses fondamentaux, empêchant l’établissement d’une véritable politique européenne. Des concurrences industrielles expliquent également l’échec de l’émergence d’une véritable concertation européenne – souvent présentée sous le slogan « d’Airbus de l’énergie » – au profit d’une logique de marché commun. La question de la souveraineté est minée par ces échecs successifs. En période de crise, les décisions plus tranchées peuvent-elles être prises ou non ? Celle que nous traversons semble montrer le contraire.

M. Laisney a évoqué la dépossession des citoyens sur la question énergétique. Je ne suis pas certain que les citoyens aient déjà été dotés de pouvoir en ce domaine. Je ne pense donc pas que l’on puisse parler de dépossession. Ainsi, Madame Laernoes, le rôle de l’État comme garant de la fourniture d’énergie fait figure d’évidence dans le système français. De même que l’État a apporté aux Français une énergie relativement abondante, il a mené une politique d’économies d’énergie. Dès 1974, le discours à destination des citoyens s’appuie sur le slogan « en France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ». La promotion des économies d’énergie comme politique publique, au même titre que celle de l’abondance énergétique, relève de ce rôle de l’État. La situation a toutefois changé, puisque dans les années 1950-1960, le consommateur était assez infantilisé. Ce n’est plus le cas. La singularité française dans le domaine énergétique reste toutefois le rôle assigné à l’État dans les usages.

Mme Nathalie Ortar. La France est constituée de grands corps d’État, qui ont fabriqué et promu des décisions sur le choix des énergies à favoriser et sur les infrastructures à développer. Leur rôle dans la décision politique est spécifique à la France. Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille donner la main aux scientifiques. Cela reviendrait à une forme de dictature. Le débat politique doit être éclairé par des scientifiques, issus de différents horizons. Cependant, le débat scientifique doit ensuite servir à informer des décisions prises par les citoyens et leurs représentants – d’où l’importance d’une formation efficace des personnels politiques sur l’ensemble des questions dans ce domaine, y compris les plus techniques. S’il y a eu une tendance à s’en remettre à des compétences scientifiques, tout choix énergétique est une décision avant tout politique et éthique.

L’État a toujours eu conscience que les citoyens ne devaient pas dépenser plus que de raison en matière énergétique, du fait de notre absence de souveraineté énergétique. En revanche, vous avez évoqué la culture du vélo. Aux Pays-Bas, dans les années soixante-dix, cette culture s’est développée sous l’impulsion de la population dans un pays qui n’avait pas d’industrie automobile. La volonté des citoyens a abouti à la politisation de la question. Les mêmes mouvements ont été observés en France, mais la poursuite de l’industrialisation du parc automobile a alors été favorisée. M. Millenne a parlé du choix de la voiture électrique. Cependant, il ne faut pas oublier que d’autres mouvements pourraient se développer en parallèle.

M. Charles Rodwell (RE). Vous avez évoqué la relance de l’industrie nucléaire dans les années 1970 à l’appui de technologies étrangères, notamment américaines. Pourriez-vous apporter des précisions sur le cadre de cette aide technologique ? Il me semble qu’il s’agissait de licences Westinghouse. S’agissait-il de transferts technologiques achetés par la France, ou d’une coopération énergétique entre des chercheurs des deux pays pour plusieurs années ?

Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). J’ai retenu de vos propos que le choc pétrolier de 1973 a été l’occasion d’une première vague de sobriété énergétique traumatisante pour la population. Pour la première fois, les citoyens ont été contraints de changer leurs habitudes. Vous indiquez toutefois que les comportements n’ont pas réellement changé, si ce n’est que les orientations industrielles ont induit des comportements. La seule préoccupation des usagers était, et reste, le confort, davantage que la provenance de l’électricité. Comment est vécue l’exigence de sobriété énergétique en 2022 ? L’appel au col roulé et à la doudoune fonctionne-t-il face au besoin de confort ? Comment les choix industriels du Président de la République sont-ils compris ? Les citoyens sont-ils prêts à envisager des choix radicalement différents, qui ouvriraient la voie à une souveraineté totale, comme la sortie du nucléaire ou la fin des énergies carbonées ? Si c’est le cas, quelles en seraient les conditions ? La première exigence des Français reste-t-elle le confort ?

M. Philippe Bolo (Dem). La recherche de l’indépendance énergétique par le nucléaire est aussi un prix à payer. Dans quelles conditions économiques l’entrée dans le nucléaire dans les années 1950-1960 s’est-elle faite, alors que le charbon était perçu comme une énergie facilement accessible ? Que nous enseigne l’histoire sur le lien entre les dynamiques d’investissement ou de désinvestissement dans le nucléaire et la richesse nationale ? Qu’est-ce qui détermine le choix envers les énergies concurrentes ?

Mme Danielle Brulebois (RE). On peut difficilement imposer des décisions contre l’opinion publique. Les accidents de Tchernobyl et de Fukushima ont été déterminants dans le choix de l’énergie nucléaire. Dix ans après cette dernière catastrophe, on assiste à un basculement de l’opinion publique, puisque 59 % des Français sont favorables au nucléaire. Partagez-vous ce constat ? Comment expliquez-vous que les écologistes ne s’élèvent autant plus contre le nucléaire ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Il est souvent avancé que sous l’effet du choc pétrolier de 1973, l’État aurait surinvesti dans sa capacité nucléaire, aboutissant à un surdimensionnement du parc nucléaire. Certains affirment qu’il aurait été multiplié par deux par rapport à la taille nécessaire pour couvrir les besoins de la population française à l’époque. Qu’en pensez-vous ?

Existe-t-il un pays en Europe ou dans le monde qui afficherait une meilleure souveraineté énergétique que la France, et, le cas échéant, grâce à quels facteurs ?

Mme Nathalie Ortar. Madame Chikirou, au cours des nombreux entretiens que j’ai réalisés avec des familles sur les questions énergétiques, j’ai régulièrement regretté d’avoir retiré mon manteau tant il faisait froid. La question du col roulé fait donc malheureusement partie du quotidien de nombreux Français qui depuis des décennies ont du mal à se chauffer parce que leur logement est mal isolé ou en raison de leurs difficultés financières. Des études se sont intéressées aux facteurs et aux effets de la vulnérabilité énergétique des ménages. La période actuelle est marquée par le redoublement des difficultés énergétiques en raison de la hausse des coûts de l’énergie, qui a fait basculer certains ménages dans la précarité énergétique.

L’exigence de sobriété sera appréhendée différemment en fonction des échelles de la société. Pour les ménages les plus pauvres, la hausse des dépenses énergétiques représentera une contrainte supplémentaire qui engendrera des privations sur d’autres postes pour continuer à se chauffer. Pour les plus riches, cette exigence se traduira par une nécessité d’investir dans la rénovation thermique. Cela dépendra aussi des moyens qui seront donnés à la population pour y faire face. Une aide pour faire face aux coûts de l’énergie, comme l’a proposé l’État, est bienvenue pour les ménages les plus en difficulté ; mais elle devra être associée à une vision de plus long terme, afin d’identifier les facteurs structurels de fragilité énergétique. Cette dernière est liée à notre type de bâti, et se pose de manière aiguë principalement pendant la période hivernale, mais aussi de plus en plus pendant la période estivale.

Madame Brulebois, l’énergie nucléaire est présentée comme une énergie décarbonée sans autre conséquence sur l’environnement. Cependant, ce constat doit être interrogé dans le contexte de changement climatique intense.

Madame Meynier-Millefert, la Norvège affiche une souveraineté énergétique plus forte que celle de la France, car le pétrole et l’eau dont elle dispose en abondance lui permettent d’investir dans d’autres énergies décarbonées.

M. Yves Bouvier. La décision de relancer l’industrie nucléaire avait été largement préparée au cours des années 1960 par la commission pour la production d’électricité d’origine nucléaire (PEON), qui comparait les différentes filières. Dès le milieu des années 1960, des contacts sont établis entre les industriels français et américains. Les États-Unis faisaient partie du programme Atoms for Peace, qui soutenait le nucléaire civil, à condition de solliciter des entreprises américaines. En 1969, la France opère un revirement lorsque le directeur général d’EDF Marcel Boiteux annonce pendant l’inauguration de Saint-Laurent-des-Eaux la commande de réacteurs américains à eau légère, alors même que le président de la République ne l’a pas encore rendue publique. Deux accords de licence sont conclus, le premier entre Schneider, Creusot-Loire et Westinghouse sur les réacteurs à eau pressurisée, et le second entre la Compagnie générale d’électricité, qui comprenait alors Alstom, et General Electric pour des réacteurs à eau bouillante. Dans les deux cas, il s’agit d’accords de licence : les industriels français doivent payer des royalties aux sociétés américaines. Des ingénieurs sont massivement formés aux États-Unis et l’élaboration des capacités industrielles françaises est suivie par les industriels américains.

L’accélération du programme nucléaire en 1974-1975, sous la conduite de Valéry Giscard d’Estaing, laisse place à une francisation de la filière technique. Les pouvoirs publics font entrer le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui avait été laissé de côté, dans les participations industrielles, notamment au sein de Framatome. Des investissements importants en R&D sont menés afin de s’affranchir des brevets américains. Un effort similaire est mené à Belfort avec la turbine Arabelle d’Altsom. En 1981, l’accord avec Westinghouse est renégocié et devient un accord de partenariat. Cette francisation de la technologie ouvre des marchés internationaux aux entreprises françaises. Un processus similaire de captation et de transformation des brevets est désormais à l’œuvre dans d’autres pays, notamment en Chine.

Depuis la fin du XIXe siècle, l’utilisation rationnelle de l’énergie et l’éducation des consommateurs afin d’économiser l’énergie sont promues, notamment auprès des jeunes filles : la bonne ménagère de la IIIe République est celle qui saura économiser du charbon, car la France n’en a pas suffisamment et en importe environ un tiers dès le XXe siècle. Ainsi, si la question de la sobriété se pose avec d’autant plus d’acuité lors des crises, elle est un axe fort de tous les discours de politique énergétique depuis la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, le poids de la facture énergétique pour les ménages rend la question de la sobriété sensible pour nombre d’usagers. Les choix industriels ont rarement garanti une abondance de l’énergie : ils ont toujours été relativement mesurés dans la manière dont ils étaient présentés. Si quelques économistes américains voyaient dans le nucléaire une électricité si abondante qu’elle en deviendrait gratuite, en France aucun ingénieur ne s’est orienté dans cette voie, car ce n’était pas la posture de la puissance publique. Les utopies d’une énergie abondante ont eu peu de place en France.

Monsieur Bolo, les pays qui ont mis en œuvre des programmes nucléaires sont ceux dans lesquels l’État a pu se porter garant. Les rapports entre l’État et EDF sont ainsi marqués par une forte conflictualité au cours des années 1970. Georges Pompidou confie aux entreprises publiques une plus grande autonomie de gestion. En tant qu’entreprise publique, EDF finance une partie du programme nucléaire par des crédits publics, reçus par l’État, son actionnaire, mais également par des emprunts sur le marché national et les marchés extérieurs, engendrant une dette en dollars qui deviendra problématique dans les années 1980. Dans le même temps, l’État ne laisse pas EDF fixer le prix de l’électricité ni faire ses propres choix dans les commandes publiques. En 1971 ou 1972, Marcel Boiteux invite l’État à faire preuve de « déontologie administrative » dans une tribune du Figaro. Cette formulation est révélatrice du rôle de l’État dans le domaine de l’énergie : entre la responsabilité laissée aux industriels et les multiples interventions de l’État, en matière tarifaire notamment, la situation se révèle souvent floue et inconfortable au final.

Le choix d’investir dans d’autres énergies s’est effectivement posé. Cela a peu été le cas dans les années 1970, malgré quelques investissements dans l’énergie solaire.

Enfin, en France, énergie nucléaire et gaz naturel se sont développés parallèlement, et non de manière concurrente comme dans d’autres pays. Les accords d’approvisionnement en gaz naturel avec l’Algérie en 1971 et avec l’Union soviétique en 1980 ont assuré deux formes de réduction de la dépendance pétrolière, par le nucléaire et par le gaz naturel. L’essor de ces deux formes d’énergie dans les années 1980 est assez remarquable.

Les études montrent de fortes variations de l’opinion publique sur le nucléaire. Depuis quelques années, toutefois, la référence au climat s’est affirmée, alors que dans les années 1980-1990, l’hostilité envers le nucléaire s’appuyait principalement sur la question de la gestion des déchets à long terme, portée par les mouvements environnementaux.

Enfin, vous m’avez interrogé sur le surinvestissement de l’État dans le nucléaire dans les années 1970. L’État prévoyait un doublement de la consommation tous les dix ans. Cette estimation était adoptée dans les schémas du commissariat général du plan. Au début des années 1970, le chiffre de 200 réacteurs nucléaires en 2000 était fréquemment avancé dans les hypothèses, sans que leur construction réelle soit envisagée. L’État a investi massivement dans le nucléaire pour répondre à la consommation prévue dans les années 1980. Lorsque le nucléaire représente environ 75 % de la part de l’électricité, au milieu des années 1980, on constate en effet un surdimensionnement. Toutefois, ce dernier est aussi lié à l’effondrement de la consommation industrielle, résultant notamment d’une désindustrialisation dans le secteur des entreprises électro-intensives. Il se traduit par des contrats entre l’État et EDF faisant de l’exportation d’électricité un objectif pour l’entreprise, afin d’assurer des rentrées d’argent. En 1990, la production d’électricité nucléaire a atteint le niveau qui était souhaité en 1970.

Mme Meynier-Millefert (RE). Ce surplus a donc été orienté vers les bâtiments et le chauffage électrique. 

M. Yves Bouvier. Pas véritablement. Le développement du chauffage électrique, à partir du début des années 1970, a été préconisé pour les logements neufs bien isolés. Toutefois, il s’agissait de chauffage électrique à partir du fioul. Dans les années 1980, alors plus de 60 % des logements neufs étaient équipés de chauffage électrique, l’émergence de cette tendance a permis d’absorber une partie de l’électricité des centrales nucléaires, notamment parce que le chauffage fonctionnait la nuit, équilibrant la consommation industrielle de jour. Ainsi, le chauffage électrique permettait de rentabiliser un nucléaire de base relativement haut, avec la mise en place de tarifs spéciaux.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cette première d’audition a notamment permis de replacer la question de l’indépendance énergétique dans le temps, de distinguer les notions d’indépendance et de souveraineté, de dater la prise en compte des enjeux environnementaux puis climatiques, d’évoquer la place du marché et de la planification dans le secteur énergétique et de s’intéresser aux comportements individuels, au regard en particulier de l’exigence de confort, qui appellent une réflexion sur les politiques publiques.

Je vous remercie tous deux pour vos éclairages.

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2.   Audition de M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris (2 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues,

Je vous propose de débuter notre deuxième audition de l’après-midi.

Je remercie Jean-Marc Jancovici d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Nous venons de commencer nos travaux puisque notre commission s’est installée la semaine dernière et que notre première audition a eu lieu avec une anthropologue et un historien de l’énergie. Nous cherchons à brosser, de façon générale, le paysage énergétique de la France avant d’entrer progressivement plus en détail dans le processus décisionnel.

Monsieur Jancovici, vous êtes professeur à Mines Paris, membre du Haut Conseil pour le Climat et fondateur du Shift Project. Merci d’avoir répondu à notre demande d’audition dans des délais extrêmement contraints, liés à l’agenda de l’installation de notre commission. Vous êtes par ailleurs relativement connu des Français pour vous exprimer régulièrement sur les sujets de l’énergie dans les médias.

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment.

(M. Jean-Marc Jancovici prête serment.)

Vous avez la parole pour un propos introductif.

M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris. Premièrement, je précise que je ne m’exprime au nom d’aucune des instances pour lesquelles mon nom figure ici. Je ne suis pas du tout habilité à m’exprimer au nom du Haut Conseil pour le climat, de Mines Paris, de Carbone 4 ou du Shift Project.

Deuxièmement, concernant le titre même de votre commission, je souhaite préciser que la France n’a jamais été indépendante énergétiquement depuis qu’elle a quitté l’ère des énergies renouvelables. Nous étions indépendants énergétiquement à l’époque où nous utilisions exclusivement les pierres et le bois du sol français pour construire des moulins à vent et à eau ainsi que le bois et l’herbe française pour faire avancer des animaux de trait.

Depuis que nous sommes entrés dans l’ère des combustibles fossiles, de l’énergie nucléaire et des nouvelles énergies renouvelables, nous ne sommes pas indépendants car il existe une imbrication des énergies en raison de laquelle nous ne pouvons dégager une énergie de façon individualisée. Nous ne construisons pas de réacteurs nucléaires sans métallurgie, donc sans charbon. Nous ne fabriquons pas de panneaux photovoltaïques sans électricité, donc sans charbon. Nous n’importons pas depuis la Chine sans pétrole.

Sauf à ce qu’un pays maitrise sur son sol la totalité des énergies actuellement utilisées dans le monde et exploite sur son territoire la totalité des mines métalliques nécessaires pour fournir les dispositifs d’extraction de l’énergie et de transformation en des vecteurs énergétiques permettant d’alimenter nos machines, nous ne pouvons pas parler d’indépendance ou de souveraineté énergétique. Ainsi, aucun pays n’est indépendant ou souverain énergétiquement. L’Arabie saoudite a davantage de pétrole que la France mais ne dispose pas de mines de fer sur son sol. Si ses frontières étaient fermées, elle ne pourrait pas exploiter son pétrole.

Les mots ayant un sens, je voulais attirer l’attention sur le fait que l’indépendance n’existe pas stricto sensu. Les bonnes questions me semblent être de savoir de qui nous dépendons, dans quelles proportions et avec quelles aptitudes à nous retourner en cas de problème. Ces questions sont nécessairement quantifiées et calendées. Mener un débat philosophique sur l’indépendance n’a pas beaucoup d’intérêt pratique.

S’agissant de l’énergie finale — qui alimente les machines qui nous rendent la vie si douce telles que les ascenseurs, les tractopelles, les trains ou encore les laminoirs —, l’essentiel de l’énergie entrant dans les machines en France est composé de combustibles fossiles. Sauf erreur de ma part, la France n’exploite plus de gisement de gaz sur son sol et extrait de l’environnement 1 % du pétrole qu’elle consomme.

Il y a une quinzaine d’années, j’avais participé, dans une autre salle de l’Assemblée, à un colloque organisé par Yves Cochet sur le pic de production du pétrole, qui avait suscité des moqueries. Je voudrais rappeler que le pic de production du pétrole conventionnel est passé depuis. Tout ce qui n’est pas le shell oil américain et les sables bitumineux canadiens a connu un pic en 2008 dans le monde, ce qui a un lien direct avec la crise des subprimes. Depuis, la production décline. L’Europe est en approvisionnement contraint à la baisse pour le pétrole depuis cette date. Le phénomène, dont les raisons sont géologiques, va s’accélérer dans les décennies à venir.

Un travail très complet, réalisé par le Shift Project et disponible sur notre site, porte sur les possibilités de production de pétrole sous seule contrainte géologique par les seize premiers fournisseurs de l’Europe, qui sont par ailleurs les seize premiers producteurs mondiaux (hors Brésil et Canada). La conclusion de ce travail, mené par deux anciens cadres dirigeants de Total chargés de l’évaluation des gisements et de l’exploration, stipule que la production de nos seize premiers fournisseurs devrait être divisée par deux avant 2050, ce qui signifie que leurs exportations vers l’Europe seront entre deux et vingt fois plus faibles. Nous devons donc nous attendre à une perte de souveraineté sur le pétrole, et pas des moindres.

En novembre, le Shift Project publiera un travail similaire concernant le gaz, confié à des personnes de même envergure et produit à partir de données issues du même endroit, à savoir une base de données des gisements de pétrole et de gaz dans le monde auxquels nous avons eu accès. Le résultat de ce travail est que, pour le gaz, le pic mondial de production est 2030 et que, pour la mer du Nord, ce pic a eu lieu en 2005.

Si nous ajoutons à ces éléments le fait que le charbon est en déplétion géologique en Europe depuis 1950, l’Europe est en « perte de souveraineté » sur toutes les énergies fossiles (depuis 2005 pour le gaz et 2008 pour le pétrole).

Sur les énergies fossiles, qui sont le premier moteur de la civilisation dans laquelle nous vivons, la question de la perte de souveraineté est déjà à l’œuvre depuis longtemps. Cette perte va s’accélérer et se traduire directement en contraction de flux de toute nature, que nous avons l’habitude de résumer classiquement sous l’angle du produit intérieur brut (PIB).

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci. Tout d’abord, la question du climat — et donc celle du cycle carbone, très long pour les énergies fossiles, plus court pour la biomasse et absent pour les énergies renouvelables ou pour le nucléaire — occupe une place centrale dans le débat public. Quel est, à l’échelle du climat, le pas de temps acceptable du cycle carbone ? Pourquoi le bois serait-il acceptable alors que le charbon ne l’est pas ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je préciserai tout d’abord que le cycle carbone des énergies renouvelables et du nucléaire n’est pas inexistant si nous regardons en analyse de cycle de vie puisque du charbon et de la chimie organique sont nécessaires, respectivement pour réaliser de la métallurgie et de la chimie organique en amont. Ensuite, il faut calculer ce cycle carbone et le résultat des comptes n’est pas le même concernant les différentes énergies.

Dans le domaine climatique, nous raisonnons en général au pas de temps de l’année, que nous considérons comme neutre lorsqu’une émission et une reprise de l’atmosphère ont lieu la même année.

Les combustibles fossiles stockent du carbone retiré à l’atmosphère il y a quelques dizaines à quelques centaines de millions d’années, soit environ le temps qu’il faut pour faire du gaz, du charbon ou du pétrole à partir de résidus de vie ancienne. Ces derniers proviennent des fougères ayant poussé au carbonifère pour le charbon et du plancton qui s’est développé dans la mer entre il y a 5 millions d’années et 400 millions d’années pour le pétrole et le gaz. Ces résidus de vie ancienne ont été enfouis par la tectonique des plaques sous le sol, distillés par la géothermie, ce qui a pris quelques dizaines à quelques centaines de millions d’années. Lorsque nous déstockons ce carbone accumulé — ces « poches de soleil anciennes », comme le dit très joliment Yann Arthus Bertrand — et que nous le remettons dans l’atmosphère, nous créons une asymétrie entre le rythme auquel la vie peut reprendre du carbone, de l’atmosphère et le rythme auquel nous déstockons le carbone anciennement stocké.

La biomasse n’est pas nécessairement neutre en carbone, ce qui constitue toute la difficulté du décompte. Pour que la biomasse soit considérée comme neutre en carbone, il faut prélever dans un stock qui, si nous ne l’utilisions pas, serait à l’équilibre, avec, chaque année, une partie des arbres qui meurent et de jeunes arbres qui repoussent. À partir du moment où nous prélevons, dans un stock qui est à l’équilibre, une quantité moins importante que ce que nous appelons l’accru forestier annuel, c’est-à-dire la quantité de biomasses qui se forment par photosynthèse, nous considérons que nous avons affaire à une énergie renouvelable. Si nous prélevons plus, nous considérons qu’il s’agit de déforestation et cela n’appartient pas aux énergies renouvelables. Toute la difficulté est que, dans une partie des réglementations incitant à l’utilisation de la biomasse, nous ne sommes pas capables de fixer des seuils au-delà desquels nous basculons dans la déforestation.

Par ailleurs, dans ce genre de cas de figure, nous savons très mal tenir compte des effets dominos ou des effets de transfert. Aujourd’hui, le colza que nous faisons pousser en France pour fabriquer des agrocarburants est considéré comme de la biomasse neutre en carbone. Or, plutôt que de faire pousser ce colza, nous pourrions très bien diminuer la taille des voitures et faire pousser du soja et de la luzerne, ce qui éviterait des importations du Brésil et de la déforestation. Ainsi, je peux considérer que le colza empêche, par effet d’éviction, d’introduire en France des cultures qui engendreront de la déforestation. Dois-je considérer que ce colza est neutre en carbone ? De nombreuses questions de méthodes sont très compliquées concernant la biomasse et, actuellement, la terre est en déforestation à l’échelle planétaire. Nous pouvons penser que chaque culture énergétique est, en tant que culture marginale, responsable d’une partie de la déforestation que nous pourrions éviter sans cette culture.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour décarboner l’économie à l’échelle de la planète, le seul chemin est-il la décroissance ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je pense que nous ne réussirons pas à éviter la décroissance. Au vu des flux physiques, l’Europe connait déjà une décroissance depuis 2007 ou 2008, c’est-à-dire le moment du pic d’approvisionnement pétrolier. Un premier exemple est que le nombre de mètres carrés construits en Europe a atteint un pic en 2007, jamais atteint depuis. Un deuxième exemple est que la quantité de tonnes chargées dans les camions a été maximale en 2007. Mesurer la production industrielle — qui est mesurée en euros — avec une unité strictement physique telle que les tonnes ou les mètres cubes permettrait d’obtenir une réponse beaucoup plus claire.

En tant qu’élites urbaines préservées du système, vivant en ville loin des flux physiques, nous ne nous rendons pas compte que nous connaissons une décroissance. Nous ne sommes pas les premiers à nous rendre compte avec nos sens que nous vivons déjà une espèce de décrue larvée en Europe. Les Italiens, les Espagnols et les Portugais s’en rendent très bien compte.

Cette décrue va malheureusement s’accélérer car les combustibles fossiles, qui subissent eux-mêmes une décrue, jouent un rôle si central dans l’émergence de la civilisation dans laquelle nous vivons que cette décrue ne sera pas compensée par une autre forme d’énergie décarbonée dans les temps, compte tenu des ordres de grandeur qui sont en jeu. Les énergies décarbonées pourront jouer un rôle d’amortisseur — ce qui justifie l’intérêt de leur production — mais elles ne parviendront pas complètement à éviter une remise en cause car les combustibles fossiles sont absolument partout. Je ne crois pas à la possibilité de faire une civilisation telle que celle que nous connaissons actuellement sans combustible fossile.

En utilisant de moins en moins de combustibles fossiles, nous vivrons ce que nous appelons la décroissance, la contraction ou la sobriété, c’est-à-dire que nous devrons vivre avec moins de choses physiques. Il nous appartient que cette décroissance ne soit pas une catastrophe. Toutefois, je ne crois pas que nous y échapperons, pour des raisons physiques notamment.

M. le président Raphaël Schellenberger. Premièrement, vous avez évoqué la quantité de ressources que nous importons mais comment mobilisons-nous les ressources sur notre sol, notamment les ressources minières comme le lithium ?

Deuxièmement, comment construire des scénarios énergétiques crédibles ? Nous sortons d’une période où nous avons vu beaucoup de scénarios énergétiques se contredire. Quelle méthode devrions-nous adopter pour construire des scénarios énergétiques crédibles ?

M. Jean-Marc Jancovici. Aucune de ces deux questions n’a une réponse simple.

Concernant l’exploitation des ressources, encore faudrait-il que nous en ayons. Le sol français n’a plus beaucoup de charbon et de minerais de fer. Je ne sais pas s’il a contenu des minerais de cuivre mais, le cas échéant, ils doivent être peu nombreux à ce jour. Certes, nous disposons de certaines ressources que nous pouvons exploiter mais il n’est pas du tout certain que nous ayons la possibilité d’exploiter certaines autres ressources.

S’agissant des ressources métalliques, il y a un cercle vicieux — ou, en tout cas, d’asservissement — entre l’énergie et les métaux car, avec le temps, la teneur en métal des minerais baisse, ce qui signifie qu’il faut de plus en plus d’énergie pour produire une tonne d’un métal donné. Par exemple, au début de l’exploitation minière des premières mines de cuivre exploitées dans le monde, et notamment dans la mine de Rio Tinto, le cuivre représentait entre 15 à 20 % en poids dans le minerai. Aujourd’hui, dans le minerai des mines exploitées dans le monde, la teneur moyenne en cuivre s’élève à 0,4 % en poids. Il existe un mouvement général de baisse de la teneur en métaux dans toutes les mines exploitées dans le monde. Une partie des mines françaises ont été abandonnées parce que la teneur devenait trop basse et que ces mines n’étaient pas rentables en comparaison avec d’autres gisements plus intéressants dans le monde.

Pour accéder aux métaux, de l’énergie est nécessaire. Or, les ressources que nous pouvons éventuellement trouver en France sont inévitablement conditionnées à la quantité d’énergie dont nous pouvons disposer pour accéder à ces métaux et, par ailleurs, à l’inventaire de départ. Nous resterons nécessairement dépendants, pour partie, d’éléments qui ne viennent pas de France. Au vu des quantités de cuivre impliquées dans le développement de tout ce qui est électrique, il est évident qu’en France, nous ne pouvons pas déployer quoi que ce soit de significatif comme mode renouvelable — ou même non renouvelable — et comme usage aval électrique sans importer du cuivre. Je ne sais pas si ce sera facile ou difficile.

Concernant le cuivre, une information a récemment été publiée par l’agence internationale de l’énergie (AIE), disant que les mines de cuivre en fonctionnement et en cours de développement dans le monde passeraient leur pic entre maintenant et dans deux ans. Or, pour que de nouveaux projets de mines voient le jour, il faut compter entre dix et quinze ans.

La création de scénarios crédibles est très compliquée. Au sein du Shift Project, nous avions modestement fait un discours de la méthode sur les scénarios électriques, qui nous a valu des dialogues très nourris et fructueux avec Réseau de transport électrique (RTE). Nous avions proposé un mode de réalisation des scénarios indiquant que, pour que le scénario soit complet et que le décideur arrive à s’y retrouver, il faut absolument prendre position sur un certain nombre de points et bien préciser ce qui constitue une donnée d’entrée et une donnée de sortie.

Presque tous les scénarios énergétiques partagent une faiblesse, à savoir de placer l’économie comme une donnée d’entrée. Or, de mon point de vue, l’économie est une donnée de sortie. En effet, c’est parce que nous avons des ressources que nous sommes capables d’avoir un système économique. S’il n’y avait pas d’atomes de fer sur Terre, il n’y aurait pas d’immeubles tels que nous les construisons aujourd’hui avec des armatures en fer. La disponibilité des ressources est donc un facteur limitant de la production économique. La croissance du PIB devrait être une donnée de sortie d’un modèle dans lequel les données d’entrée sont les ressources disponibles et le nombre de gens capables de travailler. Cette faiblesse est notamment partagée par le scénario de RTE.

Une autre faiblesse, partagée par beaucoup de scénarios économiques, est le fait de postuler que les prix d’aujourd’hui sont prédictifs de l’absence de limites sur les quantités de demain. Or, malheureusement, les prix d’hier ne sont absolument pas prédictifs des quantités de demain. Nous le constatons en ce moment avec le gaz, qui était peu onéreux il y a un an et demi, ce qui ne signifie pas du tout que nous aurons du gaz sans problème pour les trois hivers à venir.

La difficulté à désimbriquer l’économie de la partie strictement physique constitue une faiblesse partagée par tous les scénarios énergétiques. Les autres faiblesses sont un peu plus secondaires. Aucun des scénarios énergétiques envisagés aujourd’hui n’est résistant à la récession. Dans un monde dans lequel nos moyens physiques sont en décroissance, nous ne savons pas si le scénario énergétique est toujours réaliste. Ce qui est très étonnant est que même les scénarios de sobriété, tels que les scénarios Transition(s) 2050 de l’agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie (ADEME) qui viennent d’être publiés, contiennent de la croissance économique, ce qui témoigne d’une contradiction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous qualifier l’évolution de la dépendance énergétique dans notre pays depuis l’après-guerre ?

M. Jean-Marc Jancovici. La dépendance a baissé en termes de valeur ajoutée car nous avons coutume de considérer le nucléaire comme une production domestique. Il faut importer moins de 1 euro d’uranium par mégawattheure électrique produit avec du nucléaire en France, ce qui peut être considéré comme une part parfaitement négligeable. Toutefois, si nous raisonnons en termes de dépendance et de capacité à faire fonctionner le système français sans importation venu de l’étranger, nous ne sommes pas plus indépendants sur le nucléaire que sur le reste. Cependant, nous ne sommes pas dépendants de la même manière et, comparé aux hydrocarbures, notre confort temporel n’est pas exactement le même.

La France dispose de trois mois de stock d’hydrocarbures. S’agissant de l’uranium, nous pouvons stocker des années de fonctionnement sur le sol, ce qui laisse un peu plus de temps pour s’adapter si nous rencontrons un problème avec un fournisseur.

En passant des hydrocarbures au nucléaire, ce qui est la décision prise dans la production électrique dans les années 1970, nous ne pouvons pas dire que nous avons gagné en indépendance stricto sensu mais nous avons gagné en confort et en part de valeur ajoutée réalisée sur le sol français, en comparaison de ce qui est fait à l’étranger. Nous avons aussi gagné sur les émissions de CO2, même si ce n’était pas le but à l’époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce que vous venez de dire en prospectif signifie-t-il qu’avec un réinvestissement de la filière nucléaire — à technologie constante, marginalement évolutive avec les réacteurs pressurisés européens (EPR), différente avec les neutrons rapides ou très différente avec la fusion —, nous gagnerions en confort, mais pas en indépendance ?

M. Jean-Marc Jancovici. Nous ne gagnerions toujours pas en indépendance stricto sensu car nous aurons toujours besoin d’un fournisseur étranger, notamment pour le chrome et le cuivre, qui sont nécessaires pour construire une centrale nucléaire et dont nous ne disposons pas en France. Toutefois, nous gagnerions en confort et en quantité. Concernant le cuivre, il me semble que l’ordre de grandeur est supérieur à dix entre le solaire et le nucléaire pour la quantité de cuivre par kilowattheure produit. Ainsi, si nous voulons produire des énergies décarbonées, nous sommes moins dépendants si nous faisons du nucléaire que si nous faisons un système solaire. En outre, d’une manière générale, les énergies renouvelables exploitant des sources diffuses (donc le vent et le soleil) ont besoin de davantage de collecteurs pour avoir la même quantité d’énergie à l’arrivée, sans parler du fait que nous avons besoin de sources concentrées — pour maintenir un système pas trop éloigné du système actuel —  et, éventuellement, de stocker, ce qui demande également des moyens supplémentaires, notamment des métaux. Développer la filière nucléaire ne permet donc pas d’être indépendants mais d’être moins dépendants que d’autres options concernant les métaux.

Parmi les trois solutions que vous avez citées, la fusion peut être exclue d’emblée car, même dans cent ans, elle n’aura pas changé significativement la donne dans l’approvisionnement électrique décarboné. Le dispositif ITER a seulement pour objet de produire un peu plus d’énergie avec la fusion du plasma que l’énergie nécessaire pour mettre le plasma en chauffe à quelques millions de degrés. Par ailleurs, ITER ne comporte aucun dispositif électrogène et j’ignore si nous savons faire un dispositif électrogène avec du rayonnement gamma et des neutrons alors qu’il est possible de récupérer de l’eau chaude dans un réacteur à fission.

La quatrième génération semble être le grand déterminant de la possibilité de disposer d’un nucléaire « durable » à l’avenir. Le nucléaire que nous exploitons aujourd’hui utilise un isotope très minoritaire de l’uranium, à savoir l’uranium 235, présent à environ 0,7 % dans l’uranium naturel. En raison des quantités récupérables d’uranium sur terre, en ordre de grandeur, si nous voulions remplacer une fraction significative des centrales à charbon mondiales par du nucléaire, il n’y aurait pas assez d’uranium 235 pour que cela fonctionne pendant des siècles. Pour que le nucléaire soit durable, il faut absolument passer à la quatrième génération, capable d’exploiter soit l’uranium 238 soit du thorium, sans trop tarder car, pour démarrer ces réacteurs de quatrième génération, nous avons quand même besoin du seul matériau fissile trouvable sur terre, à savoir l’uranium 235. En passant à la quatrième génération, nous serions capables d’exploiter les stocks d’uranium 238 accumulés mais cela ne change pas grand-chose en termes d’indépendance car nous continuons à avoir besoin d’importer d’autres métaux, notamment pour construire les réacteurs. Le poids de l’uranium n’est pas un élément absolument fondamental. Si un passage à la quatrième génération est toujours bon à prendre, l’argument premier est qu’à l’échelle mondiale, il s’agit du seul nucléaire qui puisse être réellement durable.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour compléter le panorama, pouvez-vous dresser le tableau, pour un certain nombre d’énergies renouvelables, en termes de capacité à sécuriser les approvisionnements, à moyen terme, de métaux et de fiabilité ?

M. Jean-Marc Jancovici. Le trio de tête des énergies renouvelables utilisées dans le monde comme en France comprend la biomasse produite avec du bois — sous réserve de ce que j’ai dit en ouverture sur la déforestation —, l’hydroélectricité — c’est-à-dire l’exploitation des fleuves — et l’éolien.

Les perspectives sont assez différentes pour ces énergies renouvelables.

L’utilisation du bois est conditionnée par l’évolution de la forêt, qui sera mise à mal par le réchauffement climatique. À condition climatique stabilisée — c’est-à-dire si le réchauffement s’arrêtait —, 10 % de la forêt française mourra tout de même. Dans un monde se réchauffant de deux degrés, nous nous rapprochons plutôt de 40 ou 50 % des espèces actuelles, selon des simulations réalisées avec toutes les réserves que nous pouvons avoir et sachant que, ces dernières années, l’évolution a été plus négative que les simulations dont j’avais connaissance il y a dix ans.

Concernant l’hydroélectricité, nous connaitrons un stress hydrique qui nous desservira car les simulations au sujet du réchauffement climatique montrent globalement un assèchement sur le pourtour du bassin méditerranéen, et notamment dans les Alpes au sens large. Cet assèchement peut même s’étendre vers le nord puisque cette année, les réservoirs de barrages sont très mal remplis en Norvège. La sécheresse s’est donc étendue suffisamment au nord en Europe pour que la Norvège évoque même la possibilité d’exporter moins d’électricité que d’habitude, ce qui a provoqué de vives réactions au Danemark, qui a besoin des échanges avec la Norvège pour équilibrer l’intermittence de son parc éolien extrêmement développé. L’hydroélectricité ne peut pas être beaucoup plus développée en France. Avec la microhydraulique, nous pouvons faire des microproductions, mais, même en grand nombre, ces dernières ne changeront pas significativement la donne à l’échelle française.

Parmi les nouvelles énergies renouvelables, les deux contributions les plus utilisées sont les pompes à chaleur et l’éolien.

Concernant l’éolien, nous comptons l’énergie électrique qui sort d’une éolienne quand les pales sont mises en mouvement par la force du vent. L’avantage de l’éolien est qu’une fois construite, l’éolienne n’engendre pas d’émission. La limite est qu’il faut construire beaucoup d’éoliennes pour récupérer des quantités significatives d’électricité car l’éolien exploite une énergie relativement diffuse. Développer beaucoup de projets signifie que, pour chaque projet, des gens sont éventuellement capables de s’y opposer. Ensuite, le vent n’est pas toujours régulier en permanence alors que la puissance d’une éolienne dépend du cube du vent. Si la vitesse du vent est divisée par deux, la puissance électrique fournie est divisée par huit. À l’échelle de l’Europe, même avec l’interconnexion de toutes les éoliennes européennes, l’ensemble du parc éolien peut descendre à moins de 5 % de la puissance installée. Nous ne pouvons donc pas avoir un système purement éolien. En outre, même en ajoutant du solaire — qui est un peu contracyclique par rapport à l’éolien —, l’ensemble des deux ne permet toujours pas de garantir l’approvisionnement.

Ces énergies ont une limite en termes d’emplacements et de matériaux, car elles sont beaucoup plus intensives en métal que les modes centralisés que nous avons l’habitude d’utiliser jusqu’à maintenant. Ces limites sont plutôt physiques, a contrario des limites du nucléaire, qui sont plutôt liées aux compétences et au consensus. Je ne dis pas que la volonté humaine est une limite plus simple à franchir car elle peut au contraire être beaucoup plus compliquée.

Les pompes à chaleur exploitent le transfert d’énergie entre l’environnement et l’intérieur d’un logement ou l’intérieur d’une usine avec un cycle thermodynamique, qui a en général l’avantage d’avoir un rendement supérieur à 1 — c’est-à-dire que, pour un kilowattheure d’électricité que vous injectez dans la machine, vous transférez plusieurs kilowattheures de chaleur entre l’extérieur et l’intérieur d’un logement. Cette contribution commence à devenir significative mais cette énergie renouvelable a besoin d’électricité pour être mise en œuvre, ce qui constitue un peu un paradoxe. J’avais fait un petit calcul d’ordre de grandeur et déduit que, si on voulait remplacer l’ensemble du chauffage au gaz de France par des pompes à chaleur, après avoir préalablement isolé l’ensemble des bâtiments, il faudrait quand même trouver quelques dizaines de térawattheures d’électricité, ce qui est possible mais semble difficile.

Après l’éolien et les pompes à chaleur arrivent des contributions plus marginales telles que les agrocarburants, le solaire ou encore la géothermie.

La difficulté est qu’il n’y a aucune de ces énergies renouvelables pour lesquelles nous pouvons nous dire qu’il n’existe pas de problème à son expansion indéfinie.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le discours sur la production des énergies nucléaires en France a beaucoup varié des années 1980 à aujourd’hui. Citons la préparation à la fermeture de Superphénix, les décisions prises dans les années 2000, la fermeture de la centrale de Fessenheim ou encore le discours du Président de la République de Belfort. En tant que participant au débat public, à la fois avec les décideurs politiques, mais aussi dans les universités, quel regard portez-vous sur toutes ces évolutions et quelles causes leur attribuez-vous ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je me méfie beaucoup du fait que je vois midi à ma porte, comme beaucoup de personnes. Les sondages sur les Français et l’énergie montrent que ce qui compte beaucoup est le prix et que d’autres éléments sont perçus comme beaucoup moins importants.

Je constate quand même que les systèmes énergétiques vivent sur un pas de temps qui n’est pas celui de la démocratie. Le principal problème des débats sur l’énergie est qu’ils portent toujours sur des pas de temps d’un ordre de grandeur inférieur à ce qu’il faudrait regarder. Nous nous intéressons à ce que nous allons faire dans les années à venir alors qu’il faudrait que nous disposions d’un plan un peu construit sur les décennies à venir et que nous n’y revenions pas régulièrement.

Il faut parvenir à créer un consensus dans la population — car seul ce consensus transcende les alternances électorales — sur la façon dont il faut s’organiser et ne pas trop dévier, en espérant que le coup d’essai soit un coup de maître. Lorsque nous sommes dans une course contre la montre à la fois avec le changement climatique et l’épuisement de ce qui a fait la civilisation moderne, nous n’aurons pas le droit à cinquante essais-erreurs. Nous payerons d’ailleurs le prix d’une partie des essais - erreurs faites dans le passé.

Je ne suis pas en mesure d’expliquer très exactement ce qu’il s’est passé durant les vingt dernières années. Je continue à chercher, à essayer de me construire une histoire et je ne suis pas au bout de ma quête.

Il y a eu des épisodes isolés que nous sommes capables de reproduire. Par exemple, il ne fait absolument aucun doute dans mon esprit que l’objectif de 50 % de nucléaire et la fermeture de Fessenheim ont été décidés car François Hollande souhaitait conclure un accord avec Les Verts. La situation était similaire concernant Lionel Jospin et Superphénix.

Cependant, il m’est très difficile d’expliquer certains autres éléments. Par exemple, je ne peux pas expliquer pourquoi le pétrole est si absent du débat public en France. Le pic de production du pétrole n’intéresse personne. Encore aujourd’hui, quand vous expliquez que nous sommes déjà entrés en décrue subie d’approvisionnement pétrolier, les gens sont extrêmement surpris. Nous avons un peu commencé à parler du gaz en raison des menaces de Vladimir Poutine. Il existe donc une focalisation sur l’électricité dans le débat public qui ne vous aura pas échappé, notamment sur un antagonisme entre nucléaire et énergies renouvelables électriques qui fait les choux gras de la presse.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’aimerais entendre votre opinion concernant le niveau d’information du grand public et des décideurs publics en termes de connaissance du domaine énergétique et l’implication sur les décisions prises.

M. Jean-Marc Jancovici. Ce niveau est faible.

L’énergie n’est pas un sujet central dans l’information médiatique, probablement parce qu’elle est vue comme un bien de consommation avant d’être vue comme le déterminant de ce qui fait notre monde. Or, sans camions, il n’y aurait pas de villes. Parler de l’énergie uniquement sous l’angle du prix est quand même extrêmement réducteur et court-termiste.

D’une façon générale, dans les médias français, il y a un problème de qualification technique, qui évolue doucement. Les médias français ne sont pas à l’aise avec les sujets très techniques, ce qui tient peut-être à la formation des journalistes — qui n’est pas technique et nécessite de compenser par de l’expérience sur le tas, ce qui prend du temps — ou à l’organisation des rédactions — où l’aristocratie est le service politique qui ne discute pas des vices et des boulons parce que l’intendance suivra.

Il est clair que la qualité de l’information est médiocre et que le niveau d’information de la population n’est pas très élevé. Je serais étonné que la situation soit extraordinairement différente dans les autres pays occidentaux. Toutefois, je pense que quelques pays sont quand même un peu plus matures, notamment la Grande-Bretagne où le débat est un peu plus éclairé. D’une manière générale, le degré de compréhension du grand public et son degré d’implication dans ces débats sont très faibles.

Les débats publics concernent une toute petite fraction de la population. Par exemple, je serais curieux de savoir, à la fin des débats organisés en ce moment par la commission nationale du débat public (CNDP), quelle fraction de la population en aura entendu parler. Mon expérience est que ces débats concernent une toute petite fraction de la population, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle mais constitue en tout cas une donnée du problème.

Concernant les décideurs et les élus, j’ai envie de dire que la situation s’est différenciée durant les dix dernières années. Je pense que le monde civil a progressé plus vite que le monde politique. Au vu des débats que nous pouvons avoir aujourd’hui dans le monde politique sur ce sujet, je n’ai pas l’impression que nous avons beaucoup bougé par rapport à il y a dix ans, même si des décisions peuvent être prises. La conscience, dans la société civile, que les temps qui s’annoncent risquent de ne pas être très simples et la compréhension, parmi les décideurs, d’un certain nombre d’éléments concernant à la fois le climat et l’énergie ont quand même un peu progressé.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Jean-Philippe Tanguy pour le groupe Rassemblement National.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À notre modeste échelle, nous essayons de mettre le sujet du pétrole dans le débat public depuis plus de dix ans. Nous avons échoué. Les ressources financières de la Russie liées au pétrole sont plus importantes que celles liées au gaz. Pourtant, même en évoquant ce sujet, nous avons échoué.

Nous voyons avec la pénurie de carburants que nous avons subie que le pétrole reste un sujet central des préoccupations des Français. Pourtant, nous ne disposons pas de solutions techniques. L’une des raisons de cette commission n’est pas seulement de critiquer pour critiquer mais de savoir ce que nous faisons. J’ai bien entendu votre réflexion sur les moyens de production électrogènes alternatifs, mais que pouvons-nous faire pour remplacer ce don empoisonné de la nature qu’est le pétrole, qui a permis la société de consommation mais aussi l’amélioration des conditions du plus grand nombre ?

L’aporie que nous connaissons dans le débat public est que le lien entre la hausse du niveau de vie et la démocratie est évident. Tout le monde remet en cause l’abaissement du niveau de vie comme une fatalité. Ce qui m’inquiète beaucoup est que je pense qu’il sera lié à une baisse du niveau de démocratie et des libertés publiques, qui va de pair.

L’importance de trouver une solution à ce qui a permis que la vie des personnes soit plus douce, agréable et vivable nous préoccupe vivement. Vous avez formulé de nombreuses critiques, que j’entends. À notre place, quelle option technique prendriez-vous sachant le panel de technologies que maitrise la France ?

M. Jean-Marc Jancovici. La réponse longue figure dans les travaux réalisés par le Shift Project sur la façon de faire évoluer le parc de bâtiments et la mobilité.

Trois grands usages du pétrole sont à dénombrer en France.

Premièrement, l’essentiel du pétrole est utilisé pour la mobilité des marchandises et la mobilité des personnes. Paradoxalement, nous dépendons plus encore de la mobilité des marchandises, qui ne peuvent pas se déplacer seules, que de la mobilité des personnes. Si demain matin, seule une voiture sur trois était capable de rouler en France, il y aurait des protestations de toute part mais nous pourrions nous organiser quand même. Alors que si demain matin, seul un camion sur trois était capable de rouler en France, nous serions confrontés à un sujet d’approvisionnement alimentaire puisque 30 % des camions transportent des denrées alimentaires.

Deuxièmement, le pétrole est un peu utilisé pour le chauffage.

Troisièmement, le pétrole sert un peu dans l’industrie, notamment comme matière première pour faire de la chimie organique, laquelle se retrouvera absolument partout (dans les vêtements, les bâtiments, les détergents et dans les biens intermédiaires qui servent à toute l’industrie à l’aval).

Les options pour remplacer le pétrole ne sont pas les mêmes en fonction de ce que nous regardons.

Plusieurs parties du plan de transformation de l’économie française du Shift Project portent sur la mobilité. Nous avons à la fois analysé la mobilité longue distance — avec un rapport à part consacré à la mobilité aérienne —, la mobilité du quotidien et la mobilité des marchandises. Ce travail conclut qu’il faudra faire avec moins de voitures car, l’énergie cinétique étant ½ mv², déplacer 1,5 tonne de métal nécessite une certaine quantité d’énergie. Sans pétrole, les énergies alternatives — qu’il s’agisse de l’électrification ou des agrocarburants — ne permettront pas de conserver 40 millions de véhicules particuliers en France. Cela n’est pas nécessairement un drame mais cela nécessite de s’organiser en conséquence.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Comment ?

M. Jean-Marc Jancovici. C’est votre métier.

Nous pouvons nous organiser, afin que cette diminution du nombre de véhicules particuliers ne soit pas un drame, ou ne rien faire et, dans ce cas, ce sera un drame. S’organiser signifie développer les transports en commun — pas nécessairement des transports lourds mais aussi des bus et des autocars —, le covoiturage et encourager les modes actifs, particulièrement pertinents en ville et en périphérie des villes denses.

Il faudra également s’occuper du transport des marchandises. Une première partie du fret peut être électrifiée sur autoroute ou sur grands axes en hybridant les camions et en les électrifiant. Une deuxième partie du fret peut être basculée sur le ferroviaire. Enfin, une troisième partie des transports de fret doit s’arrêter, comme les livraisons en 24 heures par une entreprise des GAFA que je ne nommerai pas.

Lorsque nous renonçons à une activité, la vraie question n’est pas tant le consommateur mais le drame qu’un arrêt peut provoquer pour les personnes qui y travaillent. Il est donc nécessaire de planifier, avec un préavis suffisant pour que les gens puissent trouver une autre activité qui les intéresse ailleurs.

Le transport aérien est né avec le pétrole et mourra avec le pétrole. Aucune alternative technologique n’est à l’échelle de façon raisonnable. L’avion consomme 8 % du pétrole mondial. Si je transformais les quatre premières cultures végétales du monde — que sont le maïs, le riz, le blé et le soja — en agrocarburants, cela permettrait d’obtenir un quart du pétrole mondial, soit trois fois la quantité consommée par l’aérien. Il faut donc oublier les agrocarburants pour promener des riches en avion. Une partie du transport aérien va se contracter, ce qui n’est pas nécessairement un drame. Moins ces questions seront anticipées et plus ces évolutions seront désagréables.

La technologie permettra d’amortir un certain nombre d’évolutions. Un vélo électrique est un objet technologique. En France, un certain nombre d’équipementiers ont commencé à fabriquer des pièces pour les vélos électriques. Si nous passons de voitures importées à des vélos électriques fabriqués en France, nous pouvons à la fois accroitre la sobriété dans les déplacements et gagner en emplois. Il ne faut pas nécessairement voir le changement de mode de déplacement comme une évolution dramatique. Des alternatives sont intéressantes tandis que d’autres le sont moins. Nous devons essayer de faire le tri afin de choisir l’option la plus intéressante possible. De toute façon, les limites de l’exercice viennent de la raréfaction du pétrole, qui est si extraordinaire en termes physiques que les options pour le remplacer ne seront pas à l’échelle.

S’agissant des bâtiments, il faut remplacer les chaudières à fioul par des pompes à chaleur tout en ayant isolé les bâtiments, ce qui engendre des problèmes pratiques liés à la possibilité de disposer d’un nombre suffisant d’artisans, de pompes à chaleur fabriquées en France et d’une production électrique suffisante.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à Mme Marjolaine Meynier-Millefert pour le groupe Renaissance.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Les besoins de chaleur représentent environ 50 % de l’énergie finale consommée en France. Pourquoi les sujets des énergies renouvelables thermiques sont-ils si mal investis dans notre pays ?

Concernant l’évolution des consommations énergétiques, nous avons tendance à constater que plus la production augmente, plus les consommations augmentent. Peut-on revenir en arrière sur un certain nombre de technologies inflationnistes d’un point de vue énergétique afin de retrouver des consommations d’énergie moins importantes permettant de répondre à peu près aux mêmes usages ? Par exemple, les véhicules deviennent de plus en plus volumineux mais servent toujours le même usage. Peut-on revenir aux usages pour poser la question du besoin énergétique en France et de la sobriété ?

Vous avez évoqué le consensus que nous devons parvenir à créer dans la population au sujet d’une stratégie énergétique globale qui dépasserait les alternances politiques. Pendant longtemps, les grandes oppositions de dissensus, que vous avez un peu contribué à créer, concernaient les énergies renouvelables et le nucléaire. Comment pouvons-nous dépasser ce dissensus ? Avez-vous réglé votre dissensus concernant les énergies renouvelables ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Maxime Laisney pour le groupe La France Insoumise.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Je partage avec vous des objectifs assez ambitieux de sobriété. Je crois que nous ne nous en sortirons pas si nous ne fixons pas des objectifs et si nous ne parvenons pas à en discuter avec nos concitoyens. La sobriété doit faire l’objet de consensus dans la population.

Le parc nucléaire est actuellement confronté à un problème de corrosions sous contrainte. Avez-vous des indications techniques sur le sujet et la possibilité de les surmonter ?

Concernant les EPR, vous avez parlé des centrales de quatrième génération. Les EPR 2 sont actuellement en projet : celui de Flamanville n’est toujours pas mis en service et doit être mis en service en 2023, en mode dégradé, ou ailleurs dans le monde, à Taichan par exemple. Nous avons entendu parler des small modular reactors (SMR). Quel est votre avis sur ce point ?

Il me semble que le nucléaire pose aussi un problème de délai, entre le moment où une décision est prise et le moment de la réalisation. Est-ce vraiment raisonnable de parier là-dessus pour lutter contre le réchauffement climatique ?

Vous avez évoqué les problèmes de sécheresse ainsi que de déficit et du réchauffement de l’eau, qui constituent un problème pour refroidir les réacteurs. Quel est votre avis sur ce point ?

 Le nucléaire ne semble pas, à l’heure actuelle, payé à son prix réel. En effet, Électricité de France (EDF) est endettée à hauteur de 60 milliards d’euros. En cas d’investissements dans le nucléaire, restera-t-il de l’argent pour investir dans les énergies renouvelables ?

J’aimerais vous entendre sur la question des déchets nucléaires, qui ne peut pas être balayée d’un revers de main.

Enfin, le pilotable constitue un sujet. Parmi les énergies renouvelables, quel est votre avis sur le biogaz et l’hydrogène ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Jean-Marc Jancovici, je vous cède la parole pour que vous puissiez répondre.

M. Jean-Marc Jancovici. J’émets l’hypothèse que la chaleur renouvelable est peu évoquée en France car, au moment du Grenelle de l’environnement, Nicolas Sarkozy avait dit que le nucléaire ne serait pas abordé. Les associations antinucléaires n’en ont donc pas parlé mais ont essentiellement évoqué les renouvelables électriques. Le sujet n’était pas tant le climat car remplacer une énergie bas carbone par une autre énergie bas carbone change peu de choses. Sans le dire, l’accent a été mis sur les renouvelables électriques en raison d’une motivation antinucléaire.

Ce point s’inscrit dans une opposition plus ancienne. Le nucléaire est en général l’élément pivot des débats publics sur l’énergie, beaucoup plus que les hydrocarbures, ce qui a beaucoup structuré, y compris le développement des énergies renouvelables.

En 2018 ou 2019, plus de deux tiers des Français pensaient que le nucléaire contribuait significativement aux émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit, à mon avis, d’une conséquence directe de ce débat ainsi que du fait que les énergies renouvelables et le nucléaire ont été très longtemps opposés.

Lorsque, dans d’autres pays européens, la chaleur renouvelable a fait l’objet de politiques de promotion anciennes, c’est que le pays disposait par ailleurs d’un potentiel important. Dans les pays nordiques, dont les gisements forestiers sont très importants rapportés à la population, la chaleur renouvelable fait l’objet d’effort depuis longtemps. Cet élément a peut-être joué en France car la chaleur renouvelable n’avait pas un potentiel très important. Lorsque le potentiel était important dans certaines régions de France, en particulier dans les départements d’outre-mer (DOM), elle a fait l’objet d’une promotion aussi puisque les chauffe-eaux solaires y sont raisonnablement répandus.

Nous pouvons faire en sorte de limiter les usages en le décidant. Rien ne nous empêche en théorie de militer auprès de l’Union européenne pour limiter le poids des véhicules neufs vendus. Il n’existe pas de limites physiques, mais seulement une affaire de volonté. Augmenter les usages augmente l’activité économique sous-jacente. Lorsque, quoi qu’on fasse, le prisme économique est placé comme prisme de lecture premier, la limitation des usages sera assez rarement recherchée. Même quand il s’agit de fumer et d’avoir des habitudes alimentaires néfastes, les usages ne sont pas limités et de la publicité est diffusée pour les inciter. Dès lors que nous prenons les activités sous l’angle économique, le mécanisme d’incitation à l’inflation des usages se met naturellement en route, parce que c’est ce qui entraîne l’inflation de l’activité. Si nous voulons sortir de ce mécanisme, nous devons accepter de changer la hiérarchie des indicateurs, ce qui n’est pas simple.

Par ailleurs, j’ai toujours la même opinion concernant la pertinence de remplacer le nucléaire par des énergies renouvelables. Je pense délibérément que ce remplacement serait inutile et qu’il a constitué une perte de temps et d’argent. En revanche, dans le cadre dans lequel nous sommes aujourd’hui, il n’est pas stupide de produire des énergies renouvelables — même si cela dépend de leur nature et du but fixé. Je continue à penser qu’il faut raisonner de manière pragmatique et différenciée, en ne parant ni le nucléaire ni les énergies renouvelables de tous les brevets de vertu car toutes les énergies ont des avantages et des inconvénients. Il me semble que la bonne situation, vers laquelle nous devons essayer de tendre, est celle dans laquelle nous jugeons sur pièce.

Des informations publiques sont disponibles concernant la corrosion sous contrainte. Cédric Lewandowski a été auditionné par l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) il y a quelques jours. Je vous invite à aller voir son intervention, assez complète, qui fournit un certain nombre d’indications techniques sur ces corrosions.

Je pense que l’EPR était trop compliqué parce qu’on a cherché à faire à la fois plaisir aux Français et aux Allemands. Depuis l’origine, l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) n’a jamais été chargée de faire un arbitrage coût/bénéfice sur les mesures de sûreté qu’elle doit mettre en œuvre. Son seul prisme de lecture est la sûreté mais, si un excès de sûreté engendre un risque de défaut d’approvisionnement, pouvant lui-même entrainer des conséquences extrêmement délétères, cette question est hors de son champ. Or il me semble que nous ne pourrons pas faire l’économie de nous poser ce genre de question, dans un monde qui va lui-même être en économie de moyens. À l’avenir, nous serons nécessairement obligés — pour le nucléaire comme pour l’éolien — de revoir l’arbitrage avantages-inconvénients à l’aune d’un monde dans lequel nous sommes un peu dans une course contre la montre et dans lequel nous serons en économie forcée de moyens de façon croissante. Ce cadre est évidemment beaucoup moins confortable que le cadre dans lequel nous raisonnions jusqu’à maintenant. Il n’est pas évident que, dans ce monde, il faille faire un nucléaire aussi complexe que celui que nous faisons aujourd’hui.

Je ne crois pas qu’il faille construire uniquement des EPR 2 pour remplacer le parc actuel. La solution qui aurait ma préférence est d’employer les grands moyens sur le développement de la quatrième génération. Si nous nous mettons en « économie de guerre », je pense que nous sommes à quinze ans de pouvoir disposer de modèles déployables. À ce moment, nous faisons la jonction avec des EPR, le temps de pouvoir commencer à déployer de la quatrième génération. Toutefois, nous n’en faisons pas plus que cela. Cette option n’est pas sur la table actuellement. Dans l’intervalle, il est évident qu’aujourd’hui, si nous voulons davantage d’électricité, la seule option qui reste est de rajouter des moyens renouvelables dans les dix à quinze ans à venir.

Avec les énergies renouvelables, la difficulté est dans le système et non dans l’objet. Fabriquer une éolienne n’est pas compliqué alors que faire un système qui repose majoritairement sur des sources non pilotables est tellement complexe que je pense personnellement que nous aurons beaucoup de difficulté à y arriver. Néanmoins, nous pouvons en ajouter un peu.

Par ailleurs, le scénario publié par l’association Les Voix du Nucléaire, qui propose de développer des moyens renouvelables et des stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) dans les décennies à venir, tant que nous ne sommes pas capables de faire la jonction avec du nucléaire de troisième et quatrième génération, me semble assez malin. Je n’ai pas étudié ce scénario en détail mais je trouve qu’il n’est pas inintéressant. L’association Les Voix du Nucléaire indique qu’une fois que nous serons capables de déployer du nucléaire de quatrième génération, nous pourrons déconstruire les éoliennes et cesser de les utiliser.

Je pense que les SMR, du fait de leur taille, ne changeront pas significativement la donne mais peuvent être très intéressants pour les régions insulaires qui dépendent de l’électricité au fioul ou au charbon.

La sécheresse est un problème de production et non un problème de sûreté. Lorsqu’un réacteur est mis à l’arrêt, un millième de l’eau utilisée lors du fonctionnement normal est nécessaire pour le maintenir en condition froide. En cas de manque d’eau, le risque encouru est le défaut de production mais il n’existe pas de risque pour la sûreté. Le défaut de production est un risque pour tous les modes qui dépendent de l’eau tels que les centrales nucléaires et thermiques ainsi que l’hydroélectrique. La plus grande centrale nucléaire américaine fonctionne sans mer et sans rivière mais avec les eaux usées d’une ville, qui lui servent de source froide.

La question du coût du nucléaire est essentiellement une question de cadre de marché. Par exemple, le coût du mégawattheure de la centrale d’Hinkley Point s’élèvera à plus de 100 livres sterling. Or, si le financement de cette centrale avait eu lieu avec de l’argent disponible à 2 % par an — et non pas avec de l’argent disponible à 10 % par an —, la même centrale aurait produit des mégawattheures aux alentours de 50 euros. Le vrai sujet du coût du nucléaire est la structure de financement, qui dépend essentiellement du cadre public ou non. Le nucléaire n’a rien à faire dans un cadre privé car il s’agit, par essence, d’une activité régalienne qui relève de l’État et qui doit accéder à des financements qui sont ceux de l’État. Toutefois, j’ai le même raisonnement pour les énergies renouvelables et je considère que le fait d’avoir fourni des produits financiers à 15 % de rendement sur capitaux investis pour les premiers panneaux solaires n’aurait jamais dû exister.

La question des déchets nucléaires est très importante dans le débat public. Le fait que ces déchets fassent partie des éléments générant le plus de peur ne me semble pas du tout en adéquation avec la hiérarchie des nuisances lorsque nous regardons tout ce qui est déversé dans l’environnement (CO2, phytosanitaires ou encore particules fines). Les déchets nucléaires sont de deuxième ordre car, même si leur nature n’est certainement pas anodine, ils sont tout petits, peu nombreux et confinés.

De très loin, l’option préférentielle est de les mettre dans un trou et de les oublier, ce que les Suédois ont décidé de faire. Je considère que le retraitement est une bonne idée puisqu’il permet de concentrer de façon très importante le volume à stocker et de récupérer un certain nombre d’éléments qui sont récupérables dans les assemblages usés.

La réversibilité du stockage ne me semble pas cruciale. Un stockage non réversible s’est produit de façon très naturelle il y a deux milliards d’années dans une mine d’uranium à Oklo au Gabon, où des réacteurs sont apparus spontanément. Les produits de fission avaient très peu migré par rapport à l’endroit où ils s’étaient formés. Nous sommes capables de mettre du pétrole et du gaz sous pression dans une couche géologique profonde, dans laquelle ils resteront pendant des millions d’années. Nous pouvons donc très bien placer des éléments solides comme des colis vitrifiés dans une couche géologique appropriée et ne pas être très inquiets à l’idée qu’ils réapparaissent cinquante ans plus tard.

Il faut savoir qu’au bout de quelques siècles, les produits de fission sont revenus au niveau de radioactivité de l’uranium initial. C’est moins que la cathédrale Notre-Dame, qui est à l’air libre et donc beaucoup plus agressée. Le chiffre de 100 000 ans est souvent mis en avant mais la partie la plus radiotoxique est beaucoup plus courte.

Le biogaz, qui est une énergie dérivée de la biomasse, est intéressant pour des usages de niche. Faire des cultures dédiées pour produire de grandes quantités de biogaz, comme l’ont fait les Allemands, ne me parait pas du tout pertinent. En revanche, faire du biogaz avec des déchets agricoles ou des couvertures intermédiaires et s’en servir prioritairement pour remplacer les combustibles fossiles de la mécanisation agricole me parait tout à fait approprié. Dans le plan de transformation de l’économie française, nous proposons de déconstruire le réseau de gaz en France et de nous passer de cette source d’énergie, essentiellement fossile. L’injection dans le réseau devient donc un peu moins intéressante.

La production électrique peut éventuellement présenter un intérêt si elle sert à remplacer le gaz dans les usages d’hyperpointe. Ce n’est alors plus le même genre d’installation car il faut de grandes installations pour avoir des quantités de gaz qui ne soient pas complètement dérisoires.

Si l’hydrogène est utilisé pour stocker de la production électrique intermittente, le rendement de chaîne est extrêmement mauvais, de l’ordre du quart de l’énergie initiale. Si nous voulons absolument stocker de l’électricité, il vaut mieux faire des stations de pompage. Il reste à convaincre quelques habitants de Savoie que l’on va noyer les vallées avec l’eau du lac Léman.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Philippe Bolo pour le groupe Démocrate.

M. Philippe Bolo (DEM). Je voudrais revenir sur deux points : l’accès aux métaux, qui conditionne notre indépendance énergétique, et la disponibilité des ressources, qui est un facteur limitant d’une économie. Toutefois, une économie produit aussi des déchets ou des objets en fin de vie ayant une valeur selon le principe de l’économie circulaire. Vous évoquez une énergie plus importante, nécessaire pour extraire des métaux dont la teneur est réduite dans les mines. Or cette même quantité d’énergie pourrait être utilisée pour recycler les métaux, qui se prêtent d’ailleurs plutôt bien au recyclage. Quelle est votre analyse de l’économie circulaire ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à Mme Marie-Noëlle Battistel pour le groupe Socialistes et apparentés.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). L’objet de notre commission d’enquête est d’analyser l’éventuelle perte de souveraineté ou d’indépendance énergétique de la France. Vous nous expliquez, comme beaucoup d’autres, qu’elle n’a jamais été atteinte. Nous avons besoin de cette analyse, qui est véritablement l’objet de notre commission.

Vous nous avez expliqué que, pour toutes les énergies, l’indépendance et la souveraineté sont inatteignables parce que nous dépendons de toute façon d’un matériau.

Concernant l’hydroélectricité, il existe effectivement un stress hydrique. Toutefois, un certain nombre d’études nous indique que, même si la courbe de pluviométrie peut être très fluctuante, les quantités peuvent être récoltées. L’hydroélectricité — et non pas la microhydroélectricité — a une capacité de stockage et une flexibilité pouvant peut-être lui permettre d’avoir une sortie.

Un certain nombre de projets de STEP sont sur la table, et pas uniquement dans la vallée de la Savoie. Pensez-vous que l’acceptabilité est suffisante pour installer une STEP dans une vallée ? L’avantage des STEP est quand même la flexibilité et la question de la pointe évoquée précédemment.

Selon vos propos, nous serions plutôt dans la situation où, plutôt que de savoir quelle est l’énergie qu’il faut produire, il faut se demander comment réorganiser notre société pour in fine nous passer d’un certain nombre de productions dont nous ne disposerons plus dans les années à venir. Pensez-vous que nous sommes à ce stade de conscience au sein des populations et du monde politique ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Henri Alfandari pour le groupe Horizons et apparentés et à Mme Julie Laernoes pour le groupe Écologiste.

M. Henri Alfandari (HOR). Je vous rejoins sur l’hypothèse de base de faire moins et avec ce que nous avons déjà prélevé. J’aime bien votre point sur la différence entre l’indépendance et le confort. Il y a probablement peut-être plus de souveraineté du côté du confort que de l’indépendance, qui est peut-être assez illusoire, sauf si on cherche des guerres.

Dans vos travaux, vous avez clairement dit que nous n’avons plus qu’une seule cartouche à tirer et que nous avons entre vingt et trente ans pour agir au niveau mondial.

Ce qui est extrêmement difficile est le phasage, c’est-à-dire d’arriver à voir la différence entre ce qui est mature, ce qui sera intéressant et deviendra mature à terme et la manière dont nous déployons l’ensemble de ces solutions à travers le temps.

Tandis que des personnes travaillant dans le secteur du nucléaire me parlaient d’un délai de cinquante ans pour le développement de la quatrième génération, vous évoquez un délai de quinze ans si nous le décidons et que nous y mettons la volonté. Combien de réacteurs devons-nous déployer ? Quelle serait la génération de ces réacteurs ? Comment la jonction serait-elle assurée ?

Dans vos travaux, des points sont mis de côté tels que l’identification de la ressource. Nous parlions par exemple des déchets et de l’économie circulaire. Il existe des procédés de gazéification sur une partie d’éléments qui ne sont plus traitables. En même temps, si nous voulons diminuer les produits pétroliers, existe-t-il des plastiques circulaires, sur lesquels nous pourrions trouver le même potentiel hydrogène ? Il existe le problème des dimensionnements industriels.

J’ai visité une société qui réalise de l’impression 3D et qui produit des pièces beaucoup moins lourdes, notamment pour le transport ferroviaire, sans perte de matière. Il y a probablement des gains à trouver de ce côté.

 Même si vous l’esquissez, vos travaux ne prennent pas trop en compte la question de l’aménagement du territoire. Dans les modes de vie qui vont changer, nous pourrions abandonner certains usages. Toutefois, il y a aussi la question relative à la façon d’occuper le territoire et d’y vivre, qui est extrêmement difficile à prendre en compte.

Nous voyons bien que ceux qui gagneront demain ne sont pas forcément ceux qui perdront aujourd’hui, ce qui nécessite un accompagnement. Je me pose, par exemple, la question d’un salaire ou d’un dividende universel, qui viendrait clairement accompagner les gens dans cette mutation profonde qui va toucher nos systèmes économiques, sociaux, de production, de déplacement et d’habitat.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Tout d’abord, le Shift Project et les travaux que vous avez menés ont éclairé un certain nombre de points importants, notamment sur la sobriété et l’importance de prendre les problématiques de manière globale. Vos propos introductifs, notamment sur le fait de placer l’économie comme donnée sortante plutôt qu’entrante en fonction des ressources à notre disposition, favorisent la réflexion un peu plus approfondie et globale, plutôt que la pensée qu’une solution technologique va nous préserver du réchauffement climatique à venir.

À l’évocation de votre nom, l’accent n’est souvent pas assez mis sur vos travaux sur la sobriété et la rénovation ainsi que sur vos propos, notamment concernant le transport aérien. Il y a dans vos écrits, de manière scientifique, technique et étayée, le fait qu’il faut envisager une autre manière de vivre et de partager les ressources, qui me semble importante.

Vous avez évoqué la question du consensus. Votre nom évoque pas mal de dissensus, y compris par rapport aux écologistes, en raison de vos travaux et des propos que vous avez tenus, notamment sur le fait qu’un accord électoraliste entre le parti socialiste et ma formation politique Europe Écologie Les Verts marquerait le début des maux et de la perte de souveraineté en matière de nucléaire.

Dans la lutte qui nous rassemble toutes et tous — en tout cas dans les solutions que nous essayons d’apporter —, nous savons très bien que les quinze prochaines années sont cruciales puisque les émissions de gaz à effet de serre s’accumulent et provoquent un réchauffement climatique qui s’amplifiera. Or la solution qui semble trouver grâce à vos yeux, à savoir le nucléaire, ne pourra pas se déployer de manière massive, comme vous l’appelez de vos vœux d’ici les quinze prochaines années. D’ailleurs, nous ne savons pas exactement sur quelle technologie nous pourrions-nous appuyer pour lancer massivement un tel déploiement. Vous dites vous-même qu’une telle réalisation semble utopique.

Nous voyons bien que la fermeture de Fessenheim aurait pu largement être compensée si l’État français avait réellement investi dans les énergies renouvelables et avait tenu ces objectifs, y compris en matière de sobriété. La production pourrait être dix fois supérieure à ce qu’était la production de Fessenheim. D’ailleurs, dans le contexte de la catastrophe de Fukushima, les investissements nécessaires pour la sécurisation de la centrale de Fessenheim étaient trop élevés pour pouvoir la maintenir ouverte.

Pour vous, tout semble conjugué vers le nucléaire. Or, il me semble qu’au vu du contexte que nous connaissons et des émissions de gaz à effet de serre qui doivent être évitées, le recours au nucléaire ne semble pas le plus logique, y compris en termes d’ingénierie, d’utilisation de métaux et d’importation, puisqu’il faut aussi importer l’uranium.

Toutes les centrales nucléaires sont construites à proximité de cours d’eau. Cet été, des dérogations au droit ont été octroyées concernant le rejet d’eaux plus chaudes dans nos fleuves. Nous allons manquer de plus en plus d’eau. Alors que vos propos sont très étayés et factuels, je ne trouve pas très sérieux de dire que nous allons utiliser l’eau des égouts, pouvant être relativement plus chaude, pour refroidir les réacteurs nucléaires.

Dans le projet de loi d’accélération sur le nucléaire, des dérogations au droit littoral sont évoquées, notamment pour construire de nouveaux réacteurs le long des côtes. Or nous voyons là aussi que le réchauffement climatique va engendrer une hausse des niveaux de la mer.

Si une grande partie de vos travaux contribuent à l’évolution des consciences et des actes — y compris dans le secteur privé —, la solution monomaniaque sur le nucléaire me semble créer du dissensus alors que nous aurions besoin d’un consensus et d’une vraie arme de guerre pour lutter contre le réchauffement climatique qui penche plus du côté de la sobriété, de la rénovation et des énergies renouvelables. Des scénarios comprennent ces éléments et disent que c’est tout à fait faisable.

M. Jean-Marc Jancovici. Quelle était la question ?

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Vous dites que les énergies renouvelables sont trop gourmandes, ne produisent pas assez d’électrons et que seul le nucléaire constitue une solution viable. Or, vous hésitez vous-même entre les différentes générations et vous dites que les ENR ne servent qu’à faire la jonction. Que faisons-nous contre le réchauffement climatique jusqu’à ce que nous puissions construire, de manière hypothétique, de nouveaux réacteurs nucléaires ? Vous ne disposez pas d’informations ou de propositions fiables sur la génération de réacteurs nécessaire. Vous avez évoqué l’uranium 235 et 238. Je ne comprends pas pourquoi, malgré la richesse de vos travaux et propos, vous vous entêtez sur cette unique voie du nucléaire.

M. Jean-Marc Jancovici. Il existe une petite méprise concernant le terme « économie circulaire ». En effet, les atomes sont recyclables mais l’énergie ne l’est jamais. Récupérer des atomes dans un polymère en vue d’en refaire un autre vous demandera quand même de l’énergie. L’économie circulaire peut être une solution partielle ou importante à des questions de disponibilité en matière et en ressource. Toutefois, même l’économie circulaire va toujours avec la disponibilité d’une source énergétique. Dans certains cas de figure, l’énergie du recyclage n’est pas considérablement inférieure à l’énergie de la production de matière primaire. Le papier est un exemple bien connu. Désencrer le papier étant très énergivore, recycler du papier permet assurément d’éviter de s’approvisionner en fibres de bois vierge mais ne permet pas de gagner beaucoup sur un plan strictement énergétique.

Des métaux, peu alliés comme le cuivre, se recyclent facilement tandis que d’autres métaux, alliés comme le manganèse, se recyclent beaucoup plus difficilement. Un certain nombre de petits métaux, appelés les terres rares, sont dilués à des concentrations beaucoup trop faibles pour qu’il soit facile de les récupérer dans les objets dans lesquels ils sont. Il est possible de le faire, mais cela engendrerait des dépenses énergétiques extrêmement importantes, éventuellement supérieures à la dépense énergétique d’extraction de la croûte terrestre. Il n’existe donc pas de réponse unique à la question que vous posez et il faut regarder en fonction du métal. Souvent, pour les métaux onéreux et disponibles quelque part sous une forme un peu pure, les opérations de recyclage ont déjà lieu. Par exemple, lors des chutes dans l’usinage, les métaux sont la plupart du temps recyclés. De même, les carcasses de voitures sont facilement recyclées. En revanche, il est plus difficile de récupérer d’autres métaux ainsi que d’autres ressources, comme certains plastiques. Lorsqu’un plastique est vieux, il peut avoir été un peu fatigué par le rayonnement ultraviolet et ne peut pas être reproduit à l’identique de son usage initial. Bien évidemment, lorsque nous pouvons gagner quelque chose, il faut le faire.

L’acceptabilité des STEP est faible, comme toujours lorsque vous avez l’intention de construire quelque chose quelque part. Nous devrions nous mettre d’accord sur l’idée, difficile à installer dans le débat politique, que les temps qui viennent ne se prêteront à aucune solution parfaite et qu’il faudra accepter, de façon un peu partagée, l’idée que nous nous faisons collectivement du plus faible inconvénient. Ce sera toujours au détriment des gens localement concernés par ce plus faible inconvénient. Si nous décidons que ce dernier est de faire des STEP, des personnes habitant à l’endroit du projet s’y opposeront. Le droit a prévu depuis très longtemps la possibilité de réaliser des procédures d’expropriation. Toute la question est de savoir, collectivement, où nous mettons le moins de douleur pour le plus de bénéfices au profit de la collectivité. Il existe le même problème avec n’importe quelle installation nécessitant de couler du béton quelque part.

Parvenir à installer la sobriété va avec le fait que le cadre physique dans lequel nous devons raisonner à partir de maintenant ne nous laisse plus toutes les options. Il est désagréable d’accepter l’idée que nous ne disposerons plus de certains degrés de liberté physique dont nous disposions, comme la possibilité de parcourir 2 000 kilomètres en avion pour quelques heures de salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic).

Cette acceptation sera compliquée et doit nécessairement s’accompagner d’équité. Un petit débat a eu lieu sur la question des jets privés, qui ne sont pourtant pas cruciaux dans les émissions ou la consommation de carburants du pays. En revanche, les jets privés sont très emblématiques d’un luxe ostentatoire insupportable pour des personnes qui devront effectuer des efforts sur des gestes unitairement beaucoup plus modestes.

La question de la sobriété est fondamentalement associée à la question de la maitrise de son propre destin et à l’idée d’un arbitrage entre moins de libertés aujourd’hui pour plus de libertés plus tard. Combien sommes-nous prêts à payer aujourd’hui, en kilomètres en voiture non effectués, pour continuer à vivre en démocratie dans vingt ans ? Ce type de débat doit aussi être installé dans la population. Or il n’est pas simple d’illustrer ce que pourrait être le monde, dans de mauvais cas de figure, dans vingt ans. Nous sommes clairement dans une discipline un peu nouvelle, que j’appelle parfois la hiérarchie des renoncements, que nous devrons apprendre. À quoi sommes-nous prêts à renoncer ? Qu’avons-nous envie d’avoir en face ?  Gagnons-nous de l’espoir, de la sérénité, de la sécurité ou un autre élément ayant une valeur importante pour les individus, à défaut d’avoir une valeur économique ? Il n’existe pas de réponse miracle. Il est donc clair que nous tâtonnerons probablement un peu, mais il me semble qu’il est important de déplacer le débat sur la juste répartition de l’effort et le fait de tenir un discours adulte à la population sur le cadre physique dans lequel nous serons obligés de réfléchir.

Concernant l’aménagement du territoire, je vous renvoie aux Stratégies de résilience des territoires, rédigées par le Shift Project. Là encore, il faut déconcentrer en partie l’initiative face aux problèmes, mais il faut la déconcentrer de manière intelligente, en mettant les personnes en mesure de comprendre. Comme pour les députés, qui n’ont pas été très assidus à la séance de formation, cela passe aussi pour les élus locaux par le fait de comprendre la situation, où sont leur marge de manœuvre et où est-ce qu’ils doivent être fatalistes, parce qu’ils se retrouveront face à plus fort qu’eux et qu’ils devront composer avec une évolution inévitable.

La première recommandation des Stratégies de résilience des territoires était de consacrer 1 % du budget des communes à l’acquisition de connaissances, avec de la formation (des élus ou des agents) ou des études ad hoc permettant de comprendre la situation de départ, avec les forces et les faiblesses ainsi que la façon de confronter le territoire à l’objectif national de se passer progressivement des hydrocarbures (sous contrainte de métaux, d’espaces, de biomasses et de biodiversité).

Je n’ai pas de réponse à vous apporter sur la question du salaire universel. En France, avec les systèmes de solidarité que nous avons, nous sommes plus proches de cette notion que d’autres pays. Je n’ai pas les compétences pour savoir s’il faut aller plus loin que ces systèmes de solidarité et sous quelle forme.

Vous avez commencé par me dire que mes nombreux propos sur la sobriété ne sont pas assez visibles, puis vous m’avez traité de monomaniaque du nucléaire. Or si je parle beaucoup de la sobriété, je ne peux pas être un monomaniaque du nucléaire.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Vous évoquez d’autres sujets dans vos écrits, mais on ne vous entend que sur le nucléaire.

M. Jean-Marc Jancovici. Si on ne m’entend que sur le nucléaire, il faut vous adresser aux journalistes. J’ai été invité par la matinale de France Inter pour le lancement de la bande dessinée Le monde sans fin, après avoir refusé une première invitation pour parler de nucléaire. Durant la semaine qui vient de s’écouler, j’ai dû refuser entre cinq et dix invitations à parler du nucléaire dans la presse. J’assume mes opinions mais, une fois qu’on vous a enfermé dans une case, il est difficile d’en sortir. Par ailleurs, je n’élude pas les questions sur le sujet. Je fais ce que je peux pour qu’on ne retienne pas que les propos relatifs à ce sujet mais je ne maitrise pas complètement le processus. Je m’exprime également par d’autres canaux que la presse, notamment sur LinkedIn, mon site personnel et dans des vidéos, où je ne parle pas que de nucléaire, tant s’en faut. J’essaie de renvoyer, autant que possible, à mes écrits et mes oraux primaires.

J’ai compris que vous n’aimiez pas beaucoup le nucléaire mais je ne sais pas s’il est utile de répondre en détail à tous vos propos.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Ma position n’est pas un choix idéologique. Lorsque je regarde bout à bout les éléments rationnels, notamment ceux dont vous faites état dans un certain nombre d’écrits, je n’aboutis pas à la même conclusion. C’est pour cette raison que je vous posais une question sur les quinze années qui nous reste pour agir et sur l’incertitude du développement de la technologie, que vous mettez en exergue parmi les options et que vous défendez. Je m’interroge sur cette croyance totale que le nucléaire sauverait le climat, ce qui me parait antinomique.

M. Jean-Marc Jancovici. Si vous avez bien lu ce que j’ai écrit et écouté ce que j’ai dit, je n’ai jamais affirmé que le nucléaire sauverait le climat. J’ai toujours souligné que le nucléaire n’éviterait pas la décroissance. J’ai toujours dit qu’il ne serait pas à l’échelle pour remplacer les combustibles fossiles. La seule chose que je dis est qu’il fait partie des amortisseurs de la décroissance et, dans cette catégorie, je considère qu’il a un certain nombre d’avantages physiques en raison desquels en faire autant que nous pouvons est une bonne idée, sachant que ce ne sera jamais des montagnes puisqu’il existe des limites temporelles et de compétences sur son déploiement.

J’ai également écrit dans mon premier livre que l’énergie infinie serait une absolue catastrophe. En revanche, j’ai toujours dit qu’il fallait, dans un monde imparfait et qui le sera malheureusement de plus en plus, hiérarchiser nos possibilités d’action et choisir en premier l’option ayant la balance entre avantage et inconvénient la plus intéressante. Or je fais partie des gens qui ne croient pas que, pour des raisons physiques, nous irons jusqu’au bout des scénarios de déploiement des énergies renouvelables diffuses, électriques et intermittentes car ce système est trop complexe, qu’il existe quatre conditions physiques au sujet desquelles l’AIE et RTE indiquent qu’il faudrait parvenir à franchir une barrière et qu’il existe des sujets de stockage (notamment intersaisonnier), d’ajustement en fréquence ou encore de disponibilité.

Je pense que nous n’arriverons pas à aller au bout des scénarios de déploiement des énergies renouvelables diffuses, électriques et intermittentes. Or, en France, nous avons déjà réussi une fois un déploiement du nucléaire. Dans Le monde sans fin, nous utilisons l’image d’un parachute de secours. Cette solution présente des avantages supérieurs à ses inconvénients.

Mon opinion sur le nucléaire date d’une époque où je n’avais pas touché un euro de la part d’un acteur de la filière. Cette opinion date du moment où j’ai commencé à m’intéresser à la question climatique. Chronologiquement, j’ai regardé successivement le climat, le nucléaire et le pétrole. À l’époque, je n’avais aucun lien économique avec le monde de la filière nucléaire. J’ai juste posé de nombreuses questions et, tant que je n’avais pas compris, j’ai continué à poser des questions. C’est de cette époque que date ma conviction que le nucléaire est à mettre du côté des solutions et non du côté des problèmes. Toutefois, ce n’est pas parce que cela fait partie des solutions que c’est miraculeux.

J’insiste sur le fait que le nucléaire n’évitera pas des efforts massifs de sobriété, mais les allégera.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole aux députés pour une série de questions.

Mme Danielle Brulebois (RE). Vous êtes une figure incontournable de la sobriété et de la lutte contre le réchauffement climatique. Vous parlez vrai, simple et juste. De plus, vous plaisez beaucoup aux jeunes générations. Votre chaîne YouTube, votre page Facebook et votre profil LinkedIn comptent respectivement 200 000, 185 000 et 600 000 abonnés.

Je m’inquiète de ce numérique, qui est sur la pente ascendante et a augmenté de 9 % en un an. Ce numérique risque de devenir insoutenable pour la planète puisque c’est un gouffre énergétique et un grand consommateur de matière première. En effet, le secteur du numérique génère davantage de gaz à effet de serre que l’aviation, que vous avez souvent citée. Il est dit que d’ici 2050, à ce rythme, le numérique génèrera 35 % des émissions de gaz à effet de serre.

Les bénéfices du numérique à l’environnement ne suffisent pas à compenser sa propre empreinte. Nous avons compté sur la dématérialisation pour économiser des arbres, mais quand nous faisons l’addition, le compte n’y est pas. Que pensez-vous de ce développement exponentiel de ces tweets et retweets futiles et inutiles ? Pensez-vous qu’il faudrait réfléchir à responsabiliser, voire à réguler, l’usage du numérique ?

M. Stéphane Mazars (RE). Nos concitoyens, qui ne sont pas farouchement hostiles au nucléaire, expriment deux craintes à ce sujet. La première crainte concerne les déchets, et vous avez dit qu’elle est peut-être un peu disproportionnée compte tenu de la technologie qui semble assez efficace en matière de retraitement. La seconde crainte exprimée est relative à la sécurisation des sites eux-mêmes, par rapport aux catastrophes nucléaires ou à des attaques. Nous voyons ce qu’il se passe en Ukraine actuellement. Quel est votre avis ? Pouvons-nous rassurer nos concitoyens sur ce sujet ou est-ce une crainte à prendre véritablement au sérieux et qui peut être un écueil au développement du nucléaire ?

Un certain nombre de nos grands ouvrages hydroélectriques sont gérés par des exploitants historiques mais il est demandé à l’État de remettre leur exploitation à la concurrence. Cette question pose un problème de souveraineté, qui n’est pas lié à la technologie ou aux procédures mais à l’identification de celui qui, demain, pourrait piloter ces grands ouvrages. Quel est votre sentiment sur ce sujet ? L’orientation qui semble être prise, notamment avec la nationalisation de l’opérateur EDF, vous semble-t-elle aller dans la bonne direction ?

Mme Anne-Laure Babault (DEM). J’aimerais que vous développiez sur les plastiques dérivés du pétrole. Vous évoquez la mobilité des bâtiments mais il reste effectivement les plastiques du quotidien, notamment dans la partie alimentaire.

Ma deuxième question porte sur le bilan carbone dont vous êtes l’auteur. Nous parlons souvent d’émissions carbone mais moins de bilan. Pour nos prises de décisions, je pense qu’il serait intéressant d’obtenir, dans de nombreux domaines mais aussi pour l’énergie, un bilan carbone clair et précis sur l’ensemble des solutions que nous avons évoqué. Un tel bilan serait intangible et factuel.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il des puits de carbone autres que naturels ?

M. Jean-Marc Jancovici. Concernant le numérique, vous avez raison, j’ai mauvaise conscience.

Je relirai d’abord le numérique au thème de cette commission. Il s’agit d’un domaine dans lequel nous n’avons aucune souveraineté. En effet, la fonction la plus régalienne de l’État, qui est de collecter l’impôt, a été confiée aux GAFA. J’ai donc besoin d’un ordinateur, d’un système internet et d’un système mondial de télécommunication. Ce que nous venons de faire sur la 5 G relève d’un abandon supplémentaire de souveraineté puisque les opérateurs français seront incités à s’équiper avec des tas de composants de réseaux qui ne sont pas fabriqués en France et que les Français seront incités à changer de smartphone pour des appareils fabriqués à l’étranger, afin de regarder Netflix dans le métro et que l’application Tinder fonctionne mieux. Nous sommes clairement aujourd’hui dans ce que j’appelle l’ébriété numérique.

Avant de savoir si la première chose à faire est de fermer la chaîne YouTube de Jean-Marc Jancovici — ce qui est une option puisque cette fermeture supprimerait de la pollution numérique —, je fais ce que je peux en demandant aux personnes qui visionnent mes vidéos de les regarder en très basse définition. Toutefois, il est clair que je participe aux émissions liées au numérique.

Dans le monde, la moitié de l’empreinte carbone du numérique est due à la fabrication des équipements (écrans, ordinateurs, smartphones, composants de réseau et serveurs) tandis que l’autre moitié est due aux opérations de ces équipements. Ce qui augmente aujourd’hui extrêmement fortement la croissance du trafic du système digital mondial est la vidéo en ligne, et notamment le streaming — avec Netflix en tête —, YouTube, la pornographie et les vidéos familiales.

Le Shift Project avait formulé quelques suggestions pour limiter cette inflation. Nous avions notamment proposé à l’autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) que les licences octroyées aux opérateurs soient faites sous conditions de maitrise de l’empreinte carbone. À l’époque, l’Arcep avait noté l’idée. À partir du moment où nous voulons limiter un usage, seules deux options sont possibles : les quantités ou les prix. Au sein du Shift Project, nous sommes un peu plus communistes, donc nous préférons limiter par les quantités plutôt que par les prix car nous considérons que ce système est plus égalitaire.

Par ailleurs, la débauche d’équipements que nous utilisons pour des usages totalement récréatifs tels que le metavers —  dont je ne suis pas complètement convaincu qu’ils aideront à faire pleuvoir ou à se sortir un peu mieux de la situation que nous sommes en train de décrire — nécessite des composants que nous ne pourrons plus mettre dans des choses qui sont indispensables au fonctionnement quotidien de notre société. Par exemple, aujourd’hui, sans électronique, il n’existe plus de banques. Même si nous disons beaucoup de mal des banques par ailleurs, ces usages sont devenus essentiels à très court terme et nous « gaspillons » des ressources pour des choses assez futiles.

Il me semble que cela justifierait également des investigations un peu plus approfondies de l’Assemblée nationale afin de se pencher sur les actions à mettre en place en termes de stratégie numérique dans ce pays. Il ne suffit pas de céder — comme notre Président de la République lors du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas — à la fascination devant le gadget.

Concernant la sécurisation des sites, il faut vivre avec l’idée qu’un accident est toujours possible. La question est : compte tenu des avantages que nous offrent les dispositifs non accidentés, sommes-nous prêts à courir le risque de l’accident ? Aujourd’hui, le risque le plus important en cas d’accident est le risque de panique, et non celui d’un dommage physique. Pour des raisons que je n’ai pas complètement percées, le nucléaire engendre des réactions disproportionnées par rapport à la cigarette, à la circulation routière ou à un aliment dont je ne redonnerais pas le nom ici. En cas d’accident sur un réacteur à eau pressurisée, le plus probable est que, comme à Three Mile Island, vous perdiez le réacteur à l’intérieur de l’enceinte de confinement. En cas de conflit, la vraie question est de savoir si l’accident ajoutera massivement des dommages. Un accident dans la centrale de Zaporijjia ne changera malheureusement pas significativement le bilan de la guerre en Ukraine. Lorsqu’une installation est endommagée à cause de la guerre, le vrai problème est la guerre.

En outre, il existe de nombreuses manières de causer des morts avec des dommages aux installations de production électrique. La convention stipule qu’en cas de guerre, les belligérants ne doivent pas porter atteinte aux centrales nucléaires ni aux barrages. Or, si vous voulez faire beaucoup de dégâts très rapidement, il vaut mieux détruire les barrages que les centrales nucléaires. En France, faire sauter le barrage de Vouglans engendrerait six mètres d’eau place Bellecour à Lyon.

La bonne réponse tient dans le mot pédagogie. L’époque va probablement nécessiter que votre métier comporte plus qu’avant le fait de faire la pédagogie des problèmes. Je sais bien qu’un élu fait normalement la pédagogie des solutions. Toutefois, de temps en temps, je pense que vous serez contraints de faire aussi la pédagogie des problèmes et la seule manière d’y parvenir est d’être capable de maitriser à peu près les sujets sur le plan technique.

Je me suis exprimé de manière générale sur l’ouverture à la concurrence des systèmes électriques en disant qu’elle avait été une erreur, ce que je pense toujours. Nous avons essentiellement perdu notre temps à faire quelque chose qui n’a apporté aucun élément positif. Cette ouverture à la concurrence a juste servi à enrichir des distributeurs, à divertir de la rente par rapport aux propriétaires des dispositifs de production et à créer des effets de volatilité dans les prix de marché dont nous voyons les effets en ce moment. Il ne faut donc pas aller encore plus loin dans cette direction. Rétropédaler sur ce sujet demande que la France commence à militer et à faire de la pédagogie du problème auprès de nos amis européens, en disant que l’époque voudrait que nous arrêtions ce genre de système, qui n’a strictement aucun intérêt, et que nous revenions à quelque chose de plus intégré, permettant de faire de la planification sur le long terme. En matière de systèmes énergétiques, le maître mot est la planification. Or cette dernière est impossible quand le marché est ouvert.

Nous aurions pu faire de l’ouverture à l’amont et un duopole. C’est exactement ce qui a été fait pour l’eau. Dans les infrastructures très capitalistiques, c’est ce qui finit par se passer, avec un oligopole régulé. Nous pouvons discuter pour savoir si un oligopole régulé est mieux qu’un monopole. Néanmoins, il s’agit du seul marché compatible avec le besoin d’opérateurs capables d’assumer des investissements lourds. La concurrence à l’aval n’avait aucun intérêt.

Il est possible de récupérer du carbone et de l’hydrogène à partir de la biomasse afin de fabriquer des plastiques. En outre, certains plastiques sont créés à partir d’éthanol de canne à sucre ou encore d’amidon de maïs. J’ignore si nous en fabriquerons autant que le plastique créé à partir du pétrole. La fabrication sera, en tout cas, nécessairement plus compliquée.

À partir du moment où nous utilisons de la biomasse, il faut toujours être capable de répondre à une question de système. Vous pouvez vous servir de la biomasse, c’est-à-dire de l’espace, pour manger, avoir des matériaux (des fibres, du bois, du chanvre, du lin ou encore du coton), avoir de l’énergie, et notamment des agrocarburants (avec du bois bûche et non du bois d’œuvre), préserver la biodiversité.

Vous pouvez également combiner les usages de temps en temps en faisant, par exemple, une agriculture moins nocive pour la biodiversité ou une agriculture avec de l’agroforesterie afin d’avoir un peu de bois énergie ou un peu de bois matériaux.

 La question de la quantité de biomasses que nous sommes capables d’utiliser pour produire du plastique est donc indissociable de la question de la quantité de biomasses que nous souhaitons utiliser pour avoir de l’énergie, du bois d’œuvre, etc. La seule chose que je peux vous dire est que, quand vous regardez les plans sectoriels faits par les secteurs industriels, ils ne bouclent pas. Si, en France, vous ajoutez simplement l’appel à la biomasse du secteur aérien et du secteur de la construction pour avoir du bois d’œuvre, vous excédez les capacités de production à surface constante. Ces éléments expliquent la raison pour laquelle je suis incapable de répondre à la question. La seule bonne réponse est que cela dépend de votre ambition sur les usages concurrents de la biomasse.

Il n’existe pas, aujourd’hui, de bouclage entre secteurs. Nous avons fait ce bouclage dans le cadre du Plan de transformation de l’économie française et nous avons choisi d’intégrer très peu de biomasse dans ce plan en raison des résultats que nous avons obtenus.

De plus, à l’avenir, la décrue de la disponibilité fossile aura un impact sur les rendements agricoles puisque le pétrole est nécessaire à la mécanisation des engins de transport amont et aval ainsi que pour les phytosanitaires et que le gaz permet la fabrication des engrais azotés. Notre alimentation nécessite en outre des engrais importés de très loin (des phosphates et de la potasse), dus à l’exploitation minière. La mécanisation, les phytosanitaires et les engrais ont multiplié le rendement céréalier en France par cinq en trente ans, après-guerre. Il est évident que, dans un monde avec un climat plus hostile et moins de combustibles fossiles disponibles, nous ferons une partie du chemin inverse. Devons-nous accepter, par exemple, de manger moins de viande en n’ayant pas plus de surface agricole ? Voulons-nous plus de surface agricole pour manger toujours autant de viande ? Il y aura alors moins de surface agricole pour faire du bois d’œuvre, du bois énergie et pour fabriquer des plastiques. Il est très difficile de répondre à cette question de façon dissociée, y compris en incluant la contrainte d’approvisionnement énergétique fossile et la contrainte de dérive climatique, qui joueront plutôt dans le mauvais sens. La réponse est donc qu’il faudra en utiliser moins.

Mme Anne-Laure Babault (DEM). Ou manger moins de viande.

M. Jean-Marc Jancovici. Et manger moins de viande ! Nous devrons, en outre, bien la choisir. Typiquement, il est évident qu’il faudra commencer par préserver ce qui vient des pâturages parce que vous y valorisez plus facilement de la biomasse avec des animaux. Un débat, pas simple, doit être mené sur ce sujet. Il est très difficile de demander à l’agriculture, qui n’est pas un secteur très riche — à l’exception de quelques acteurs —, de faire des innovations massives sans que les Français acceptent de payer leur nourriture un peu plus cher.

 Pour certaines sources énergétiques, comme les modes électriques, il est très simple de faire une empreinte carbone. Il existe cependant parfois des variations. Par exemple, un panneau solaire, qui aura émis une certaine quantité de CO2 pour sa fabrication, ne produira pas la même quantité de kilowattheures si vous le mettez dans un désert chilien ou dans la brume norvégienne. Ainsi, le contenu carbone en analyse de cycle de vie du kilowattheure produit aura varié, par la force des choses. Toutefois, nous avons quand même des ordres de grandeur, ce qui est assez facile à établir.

Ce qui est plus difficile est d’estimer, pour certaines énergies fossiles, les émissions dites fugitives, c’est-à-dire les émissions qui sont liées à des fuites à l’amont, particulièrement pour le gaz. En effet, de mémoire, à 8 % de fuites, le gaz naturel est aussi nocif que le charbon. Une telle quantité de fuites ne survient pas, en général, mais la fuite de quelques pour cent est possible.

Il est plus difficile de mesurer l’empreinte carbone des tissus car ce calcul nécessite, à chaque fois, une investigation approfondie.

Sur les sources énergétiques, les ordres de grandeur sont globalement assez facilement disponibles. En revanche, il y aura une incertitude importante sur les sources issues de la biomasse. Si cette dernière n’est pas associée à de la déforestation, son bilan est meilleur que celui des fossiles. En revanche, si elle est associée à de la déforestation, son bilan est pire que celui des fossiles. Cet élément fait vraiment changer le résultat de nature. Concernant cette question, vous pouvez faire difficilement autrement que de poser des hypothèses.

Mme Anne-Laure Babault (DEM). Quels résultats en tirer ?

M. Jean-Marc Jancovici. Cela dépend du paramètre. Vous pouvez regarder le CO2, l’espace au sol ou les particules fines. En matière d’émissions de CO2, la plus nocive est, de très loin, le charbon, suivi du pétrole et du gaz. Toutefois, l’impact du bois associé à de la déforestation est encore pire que le charbon. Par exemple, les projets visant à remplacer, pour un certain nombre de pays où le bois de feu est obtenu par déforestation, les foyers par des petits réchauds à gaz sont intelligents.

Parmi les modes dits « non carbonés », c’est-à-dire les modes dont le fonctionnement même n’émet pas de CO2, le solaire arrive en tête, suivi par l’hydroélectricité, l’éolien et le nucléaire, avec de petites variations en fonction des spécificités locales. L’hydroélectricité, l’éolien et le nucléaire représentent entre 5 et 10 grammes de CO2 par kilowattheure électrique tandis que le solaire représente entre 20 et 50 grammes, en fonction des conditions d’insolation notamment. Ces données ne prennent pas en compte le stockage avec des modes classiques (comme les STEP ou les batteries), qui fait perdre 20 à 40 %. Rappelons que la fabrication d’une batterie émet du CO2. Par exemple, pour une voiture électrique, la fabrication de la batterie représente la moitié des émissions de fabrication de la voiture. Ainsi, en ajoutant les émissions du stockage, il est possible, pour le solaire, de dépasser les 100 grammes de CO2 par kilowattheure. En mode purement électrique, le gaz est à 400 grammes de CO2 par kilowattheure électrique tandis que le pétrole à 800 grammes et le charbon à 1 000 grammes.

Vous pouvez oublier les puits de carbone. Réaliser la capture et la séquestration du CO2 peut technologiquement fonctionner. Néanmoins, récupérer le CO2 une fois qu’il est dans l’air avec des modes technologiques me semble être digne de la série Les Shadoks. Une fois qu’une molécule chimiquement inerte, comme le CO2, est diluée à 0,04 % dans un milieu aussi peu dense que l’air, récupérer le CO2 représente une dépense énergétique tellement considérable que vous ne pourrez jamais le déployer à l’échelle.

J’ai fait un petit calcul d’ordre de grandeur à partir de l’aspirateur à CO2 islandais qui a été très médiatisé. Si nous voulions capter, avec ce genre de dispositif de direct air capture (DAC), la totalité de nos émissions annuelles, il faudrait y consacrer la totalité de l’électricité annuelle et la totalité du pétrole consommé dans le monde tous les ans. L’énergie ne servirait donc qu’à récupérer le CO2 émis dans l’air à cause de l’énergie. Je ne suis pas complètement persuadé qu’il faille nous précipiter vers ce type de dispositif. Aujourd’hui, comme l’argent coule à flots partout en raison de la création monétaire, quelques fonds investissent dans ce genre de projets, qui ne serviront à peu près à rien pour changer le destin du monde.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci pour cette conclusion par laquelle vous nous invitez à penser que, pour l’instant, le génie de l’homme n’a pas encore égalé la photosynthèse.

M. Jean-Marc Jancovici. Le génie de l’homme va avoir beaucoup de mal à égaler un certain nombre de merveilles de la nature.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous sommes d’accord sur ce point. Merci pour le temps que vous avez consacré à répondre aux questions de notre commission d’enquête. Votre audition permet d’entrer progressivement dans les sujets, qui seront peut-être davantage des processus décisionnels que des choix technologiques, car cela contribue aussi à la façon dont nous prendrons, dans le futur, les décisions publiques.

Merci à toutes et à tous.

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3.   Table ronde réunissant M. Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, Directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN) et de M. Xavier Jaravel, Professeur d’économie à la London School of economics, membre du Conseil d’analyse économique (9 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues, nous poursuivons le premier cycle d’auditions de la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Il s’agit de recueillir des éléments de contexte, cette fois de nature économique.

M. le rapporteur et moi-même sommes attachés au sérieux et à la crédibilité des travaux de notre commission d’enquête. Lors de notre dernière audition, une anthropologue aux qualités reconnues a tenu des propos qui ont surpris. M. le rapporteur et moi-même lui avons écrit pour lui demander de préciser son argumentation scientifique. Mme Ortar a retiré ses propos, en présentant ses excuses pour leur caractère approximatif, s’agissant d’un champ de compétences universitaire qui n’est pas le sien. Je tenais à en informer les membres de la commission et à la remercier de l’honnêteté de sa réponse, qui est de nature à donner de la crédibilité à ses travaux comme aux nôtres.

Nous auditionnons aujourd’hui M. Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, expert sollicité notamment par la Cour des comptes, et M. Xavier Jaravel, professeur d’économie à la London School of Economics et membre du Conseil d’analyse économique.

M. le rapporteur leur a préalablement adressé un questionnaire, centré sur la notion de souveraineté en matière énergétique, s’agissant notamment de l’approvisionnement en électricité et de sa production.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jacques Percebois et Xavier Jaravel prêtent successivement serment.)

M. Jacques Percebois. En matière d’indépendance énergétique, notamment pour l’électricité, et compte tenu des prix actuels, il faut partir d’un constat : la décarbonation du mix énergétique réduira la dépendance de la France. Dans le total de l’énergie finale – et non primaire – les produits pétroliers représentent 43 %, le gaz 20 % et le charbon 1 %. Nous dépendons donc à 64 % des importations. Le reste, notamment l’électricité, est une production nationale.

L’électricité ne représente pour l’instant que 25 % de l’énergie finale consommée par les Français. Cette part devrait croître avec la décarbonation du mix énergétique. Elle devrait atteindre 55 % à l’horizon 2050 selon Réseau de transport d’électricité (RTE), en raison d’une électrification des usages, notamment de la mobilité. Cela devrait améliorer notre indépendance énergétique, avec cette nuance que la décarbonation imposera l’utilisation de métaux et de minerais stratégiques, tels que les terres rares.

Certains redoutent donc que nous ne transformions une dépendance aux hydrocarbures en une dépendance aux métaux. Cette idée n’est pas tout à fait exacte. D’abord, les métaux et les minerais se recyclent. Ensuite, le progrès technique peut permettre de trouver des substituts. Enfin, les réserves de ces métaux et minerais sont assez bien réparties dans le monde, pays occidentaux compris. Il y en a même en France, où un projet d’extraction de lithium est en cours de développement, dans l’Allier – par ailleurs, nous pourrons à l’avenir produire des batteries sans lithium.

L’origine de l’électricité est nucléaire à 69 %, hydraulique à 12 %, éolienne et solaire à 10 %. Le gaz représente 6 %, le charbon et le fioul 1 % : pour ce qui est de notre mix électrique, nous sommes donc dépendants à hauteur de 7 %.

La France, comme les autres pays européens, est confrontée à une envolée des prix de l’électricité qui encourage, voire impose une réforme du marché européen de l’électricité, suite à sa libéralisation.

Il faut bien dissocier le prix de détail du prix de gros. Le prix de détail est obtenu par l’addition du prix de gros, du coût des réseaux et de celui des taxes. À l’origine, chacun de ces postes comptait environ pour un tiers mais la part du prix de gros est aujourd’hui un peu plus importante, car le prix de la fourniture d’électricité a fortement augmenté.

Cette envolée a deux raisons principales : le prix élevé du gaz, car les centrales à gaz sont en général celles qui font l’équilibre du marché, et le manque de capacités électriques pilotables, c’est-à-dire qui fournissent en fonction de la demande. Or il faut bien reconnaître que nous avons fermé, en Europe, de nombreuses capacités pilotables. Les capacités non pilotables, par exemple les centrales fonctionnant quand il y a du vent ou du soleil, ne produisent pas toujours quand on en a besoin. Les centrales pilotables sont thermiques ou nucléaires, le nucléaire présentant l’avantage d’être à la fois pilotable et décarboné.

Ce manque de capacités est général en Europe. L’électricité étant un produit qui ne se stocke pas, mieux vaut être en surcapacité qu’en sous-capacité ; les risques sont moindres. Les Allemands ont fermé beaucoup de capacités nucléaires et thermiques, nous avons fermé beaucoup de capacités thermiques et quelques nucléaires.

Notre dépendance au prix du gaz découle de la logique de fonctionnement du marché. C’est le coût de fonctionnement de la dernière centrale appelée qui détermine le prix d’équilibre. S’agissant d’enchères à prix limite, tous les participants aux enchères bénéficient de celui-ci. Si le prix d’équilibre s’envole, les centrales dites infra-marginales, qui ne sont pas des centrales à gaz, bénéficient de rentes qui peuvent paraître excessives. Elles ne sont pas nécessairement indues, quand elles permettent de financer les coûts fixes, mais elles peuvent aussi les dépasser très largement.

Ce système préexistait à la libéralisation du marché de l’électricité. Dans une centrale thermique classique, le coût du combustible constituait l’essentiel du coût de production de l’électricité, dans une proportion allant de 50 % à 80 %. Il s’agissait du coût du charbon, du pétrole ou du gaz, augmenté du coût du carbone. Par conséquent, il était tout à fait logique d’appeler les centrales par ordre des coûts marginaux croissants. Le problème actuel découle de l’envolée du prix du gaz.

Face à cette situation, tout le monde cherche des solutions.

La première, unanimement considérée comme pertinente, consiste à réduire la demande, en particulier aux heures de pointe.

La deuxième consiste à taxer les rentes infra-marginales excessives, les surprofits. C’est une solution de facilité mais qui n’est pas sans justification. Plusieurs pays européens, dont la France, considèrent qu’elle mérite d’être explorée, d’autant qu’elle permet de taxer les centrales d’énergie renouvelable qui avaient conclu un contrat d’achat avec l’État et qui l’ont dénoncé, moyennant une indemnité bien sûr – car, même compte tenu de cette indemnité, elles réalisent un gain bien plus élevé en vendant leur électricité sur le marché de gros plutôt qu’à un prix garanti.

En France, le produit de cette taxation ne serait pas considérable, car une grande partie de l’électricité d’origine nucléaire est vendue à un prix régulé, conformément aux principes de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). En outre, cette production a fortement baissé : elle était de 429 térawattheures (TWh) en 2005, et devrait être de 280 TWh cette année.

Les énergies renouvelables ne perçoivent généralement pas de rente. Beaucoup d’entre elles bénéficient d’un prix garanti, avec des contrats en complément marché. Pendant longtemps, le prix garanti était supérieur au prix du marché : elles vendaient à un prix du marché relativement modeste, mais percevaient un complément de rémunération. Quand le prix du marché s’est envolé, le complément de rémunération est devenu négatif, de sorte que les producteurs d’énergie renouvelable reversent la différence à l’État. Le total pourrait atteindre 30 milliards d’euros pour 2022-2023, selon la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Il s’agit donc d’un bon système. Il serait fâcheux que ces contrats soient dénoncés, car ces entreprises ont bénéficié de l’aide de l’État pendant longtemps : il serait un peu facile qu’elles puissent profiter maintenant du marché.

Prélever la rente, au moins en partie, aide le consommateur à faire face à l’augmentation des prix. J’ai remis au secrétariat de la commission d’enquête une présentation d’un système que j’ai élaboré avec un collègue, fondé sur la moyenne des coûts marginaux, ce qui ferait baisser le prix d’équilibre, et prévoyant une compensation pour les centrales marginales. Il a l’avantage d’être efficace et surtout rapidement applicable, en raison de coûts de transaction faibles.

Après la taxation, une autre solution, qui me semble aussi très bonne, consiste à subventionner le gaz utilisé pour produire de l’électricité. Retenue par les Espagnols, et appelée pour cette raison « solution ibérique », elle aboutit à un prix de gros nettement inférieur au prix européen. Toutefois, elle a plusieurs effets pervers, notamment celui de relancer la demande de gaz, donc d’en augmenter le prix pour tous les industriels, qu’ils produisent de l’électricité ou non, et celui d’inciter à vendre l’électricité ainsi produite ailleurs en Europe, où le prix est plus rémunérateur.

La Commission européenne vient donc de faire savoir qu’elle n’est pas favorable à la généralisation de ce système. Les Allemands y sont tout à fait opposés, car la part du gaz dans leur production d’électricité est plus importante que dans la nôtre. Comme ils exportent chez nous de l’électricité aux heures de pointe, ils auraient le sentiment que le consommateur allemand finance le consommateur français. Nonobstant, cette piste mérite d’être explorée, car elle permet de résoudre une partie du problème.

Une autre solution, dite grecque, consiste à organiser un marché dual. La moitié de l’électricité produite en Europe l’est par des centrales nucléaires et d’énergie renouvelable, dont la part de coûts fixes est élevée et celle de coûts variables de fonctionnement modeste – ce qui coûte cher, ce sont les équipements. L’autre moitié l’est par des centrales classiques, utilisant du gaz, du charbon et parfois du fioul, dont la part de coûts variables est très élevée.

L’idée est de diviser le marché en deux segments, en satisfaisant la demande d’abord grâce aux premières, puis, pour le reste, grâce aux secondes. Le consommateur paie la moyenne des deux prix. Ce système, certes complexe, présente l’avantage d’être pérenne car, au fur et à mesure de la décarbonation du mix électrique, la part des centrales à forts coûts variables diminue.

La dernière solution, que d’aucuns appellent de leurs vœux dans le débat public, consiste à revenir au système de l’acheteur unique, dans un cadre national. La France l’avait plus ou moins défendu à l’orée de la libéralisation du marché de l’énergie. Dans ce système, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité émet des appels d’offres et conclut des contrats à long terme avec les centrales les plus performantes. Il s’agit d’une concurrence pour le marché, et non par le marché. Ce système présente l’avantage d’offrir une certaine stabilité des prix pour le consommateur. Toutefois, il est juridiquement incompatible avec les directives européennes en vigueur.

La conclusion, à mon sens, est qu’il est nécessaire aujourd’hui d’investir dans des capacités de production, quitte à se trouver en surcapacité : cela présente moins de risques que la sous-capacité, car la demande d’électricité va augmenter.

La vraie question est de savoir comment financer le nouveau nucléaire. Il y a l’emprunt, bien sûr, mais il est difficile, pour l’opérateur historique, d’y recourir massivement. Les mécanismes utilisés au Royaume-Uni, tels que les contrats pour différence ou la base d’actifs régulés, sont intéressants. Ils auraient l’avantage de permettre, aux fournisseurs alternatifs, aux concurrents d’EDF de participer au financement. À l’heure actuelle en effet, ils bénéficient de l’Arenh, pour des raisons historiques, mais sans participer à l’entretien du parc nucléaire ni surtout contribuer au financement du nouveau nucléaire. Tel serait le cas dans un système d’appels d’offres ouvrant des droits de tirage, sur le modèle de la vente directe d’électricité.

M. Xavier Jaravel. N’étant pas un spécialiste de l’énergie comme M. Percebois, j’adopterai une perspective plus générale.

Je voudrais d’abord m’arrêter sur la notion de souveraineté, en m’appuyant sur des travaux que j’ai menés avec Isabelle Méjean, dans le cadre du Conseil d’analyse économique, sur la stratégie de résilience dans la mondialisation, qu’il est possible d’appliquer spécifiquement aux questions énergétiques.

S’agissant des tendances de long terme en la matière, je suis d’accord avec M. Percebois. Ce que nos travaux ont mis en lumière, c’est que dans un monde globalisé, où chacun dépend de plusieurs chaînes de valeur, la souveraineté tient moins à l’autonomie pure qu’à la résilience, définie comme la capacité à résister aux chocs d’ordre interne, tels qu’une indisponibilité du parc nucléaire, et aux chocs d’ordre externe, tels qu’une guerre rendant difficile l’approvisionnement en énergie.

Il faut donc dresser un diagnostic très fin des chaînes de valeur. Nous sommes parvenus à la conclusion que 4 % de l’ensemble des importations françaises constituent des vulnérabilités, c’est-à-dire traduisent une dépendance à un petit nombre de pays extra-européens. Certains composants dont la part est faible dans une chaîne de valeur peuvent pourtant la mettre à bas dans son intégralité. Ainsi, les semi-conducteurs de dernière génération, qui sont presque exclusivement produits à Taïwan, entrent pour peu dans la valeur ajoutée du secteur automobile, mais en être privés déstabiliserait l’intégralité de la filière.

Il faut donc analyser plus précisément les chaînes de valeur nécessaires à la production de l’énergie, en menant un travail de cartographie qui permette de repérer les vulnérabilités dans les chaînes de valeur et de les anticiper. Ce travail de diagnostic est forcément au long cours, s’agissant notamment des métaux et des minerais stratégiques extraits des terres rares.

Un tel ciblage permet de réduire les coûts de la résilience, à condition de forger une palette d’outils, tels que la relocalisation des productions et, si possible, la diversification des sources d’approvisionnement ou le recours au stockage. Il faut aussi vérifier si nos partenaires européens partagent nos vulnérabilités ou non, et enfin identifier les dépendances réciproques, une faiblesse sur une partie de la chaîne de valeur pouvant être compensée par une force sur une autre, de sorte que la situation n’est pas asymétrique et peut être tolérable du point de vue géopolitique. Exemple de dépendance réciproque : les machines utilisées pour produire les semi-conducteurs de dernière génération à Taïwan viennent presque toutes des Pays-Bas.

Il me semble donc nécessaire de charger une instance de réfléchir au long cours à cette question de la dépendance, de mener ce travail de ciblage de façon très fine et de mesurer les enjeux économiques. Nous en sommes assez loin : par exemple, nous ne disposons pas en temps réel de la part de l’énergie dans les coûts de production totaux des entreprises, et encore moins du point de vue des chaînes de valeur. Si une entreprise en difficulté constitue un goulot d’étranglement au sein d’une chaîne de valeur, il est très difficile de l’identifier. Tout ce dont nous disposons, ce sont des sondages sur l’utilisation de l’électricité par les entreprises qui datent de plusieurs années.

Outre cet enjeu de cartographie et de diagnostic, il faut s’accorder, d’un point de vue plus conceptuel, sur ce que l’on entend par « souveraineté ». Sommes-nous prêts à partager des vulnérabilités avec certains de nos partenaires européens ? Nous accordons-nous sur le fait que l’enjeu est de cibler les vulnérabilités et d’être résilient aux chocs externes et internes, qu’il faut modéliser pour les anticiper ?

Deuxième remarque : le marché européen de l’électricité est souvent présenté, dans le débat public français, comme pétri d’insuffisances, alors même que les interconnexions qu’il permet sont une chance énorme pour notre pays, qui est importateur net d’électricité. Sans le marché européen de l’électricité, l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire français aurait des conséquences autrement importantes qu’aujourd’hui, y compris des blackouts.

Deux enjeux me semblent majeurs.

Le premier est la redistribution de la rente entre producteurs et consommateurs quand les prix sont très élevés. Comme l’a expliqué M. Percebois, la tarification est fondée sur le coût marginal de production, qui est celui du dernier électron produit. Contrairement à ce que l’on entend dire en France, ce système n’est ni absurde ni surprenant : c’est ainsi que fonctionnent les marchés de biens très substituables. La dernière unité produite est très coûteuse, et son prix élevé. Il en résulte des profits excessifs pour ceux dont les coûts de production sont faibles. La redistribution peut être organisée de diverses façons, comme l’Arenh ou la taxation des surprofits : il s’agit dans tous les cas de redistribuer la rente entre les producteurs infra-marginaux et les consommateurs.

Ce fonctionnement n’a donc rien d’absurde. Il a des vertus d’efficacité, car il envoie un signal prix assez juste – il est effectivement très coûteux de produire le dernier électron – et induit une redistribution qui paraît encore plus légitime dans la période actuelle. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes. Le modèle ibérique en est une, puisqu’il permet de corriger le prix marginal en subventionnant les centrales à gaz, ce qui réduit le bénéfice des producteurs infra-marginaux.

L’enjeu est donc d’élaborer un cadre partagé à l’échelon européen pour organiser la redistribution. La Commission européenne s’est exprimée favorablement en ce sens à plusieurs reprises. Reste à établir le dispositif exact.

Le second enjeu soulève la question de l’investissement à long terme, notamment dans la perspective de la transition écologique. Compte tenu de l’incertitude pesant sur le marché de l’électricité libéralisé, sera-t-il possible d’investir suffisamment dans les énergies décarbonées avec un signal prix aussi volatil ?

La nécessité d’une intervention de la puissance publique pour orienter le mix énergétique fait consensus. Le problème est que lorsqu’il y a beaucoup de volatilité sur un marché, il est difficile pour les acteurs privés de se projeter à long terme et donc de faire les investissements nécessaires. Il existe au niveau européen un cadre réglementaire pour les énergies renouvelables, garantissant un prix fixe dans le cadre d’outils comme le contrat pour différence. La compétition est organisée ex ante, lors de l’appel d’offres.

La période actuelle ne me semble pas appeler la modification des fondamentaux du marché européen de l’électricité. Il faut tirer profit du marché de gros à court terme tout en tirant les conséquences de ses faiblesses, qu’il s’agisse des effets redistributifs indésirables ou des investissements à long terme nécessaires à la transition énergétique. Pour ces derniers, il faut simplement un cadre permettant de les sécuriser, tel que le marché dual ou hybride.

Nous ne disposons pas, en France, d’études dressant le bilan de l’effet redistributif du marché européen pour le consommateur français. Il passe pour négatif et coûteux ; en réalité, ce système nous évite des coupures de courant, de sorte que le consommateur français est sans doute gagnant. Une étude impartiale sur ce sujet, qui nécessite un calcul certes complexe mais faisable, constituerait un élément de diagnostic très utile.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Percebois, vous avez longuement parlé de la fermeture des capacités à l’échelle européenne. Chaque pays a développé une stratégie d’interconnexion sans toujours se demander ce qui se passait chez les autres – on tire un câble vers l’Allemagne sans vraiment savoir si elle est en mesure de nous envoyer de l’électricité. Avez-vous connaissance de travaux sur ce point, ou expliquant la façon dont la réflexion européenne sur les interconnexions a été bâtie ?

Monsieur Jaravel, vous insistez sur l’absence de diagnostics de vulnérabilité en matière énergétique, étant entendu que la souveraineté n’est pas l’indépendance et nécessite une bonne compréhension des flux. Les points de vulnérabilité énergétiques des entreprises ont-ils fait l’objet d’une attention particulière par le passé ? Quelle méthode faudrait-il adopter pour les mesurer ?

M. Jacques Percebois. La grande idée qui a présidé à l’introduction du marché unique de l’électricité en Europe était qu’il fallait développer les interconnexions afin de faire converger les prix de gros. C’était cela l’objectif, puisque les deux autres composantes du prix de détail, le coût des réseaux et les taxes, dépendent des États et échappent au marché. Cette convergence devait envoyer un signal prix aux investisseurs les incitant à investir tous dans la même direction.

Les interconnexions ont donc été fortement développées. Certains îlots demeurent moins pourvus, notamment la péninsule ibérique, l’Angleterre et un peu l’Italie, mais la France, l’Allemagne et le Benelux sont bien interconnectés et veulent encore aller plus loin. Les interconnexions existaient avant l’Europe de l’énergie, et même avant le traité de Rome, les électriciens pratiquant depuis longtemps le secours mutuel. Elles ont dorénavant vocation à favoriser l’ensemble des échanges économiques.

Le problème est que chaque pays est resté maître chez lui. La politique énergétique étant, d’après les traités européens, une compétence nationale, le signal prix envoyé n’a pas eu les effets escomptés sur l’investissement. Certains États ont refusé le nucléaire, fût-il bon marché : ils ont mené une politique énergétique allant à l’encontre des résultats du marché.

Ces échanges économiques nous permettent de disposer d’importations. La France exportait auparavant un peu plus de 80 TWh d’électricité par an et en importait environ 44, soit un solde positif d’une quarantaine de térawattheures. Cette année, la France sera importatrice nette car sa production nucléaire n’est pas au rendez-vous. De surcroît, nous exportons plutôt en base, à des prix peu élevés, et importons en pointe, à des prix élevés.

Sans ces interconnexions, nous aurions dû accepter des black-out ou alors conserver des centrales thermiques, notamment à gaz. La puissance installée doit être au minimum égale à la puissance maximale demandée, sans quoi on ne peut pas passer la pointe de la demande. La fermeture d’équipements a été motivée par les économies attendues d’un optimum collectif obtenu grâce aux interconnexions, sans tenir compte des interférences des politiques nationales.

Quoi qu’il en soit, la Commission européenne et les États sont d’accord sur la nécessité de développer les interconnexions. Même si la tendance à la décarbonation du mix énergétique est partagée en Europe, les rythmes et les choix politiques varient d’un pays à l’autre, ce qui maintient des divergences de prix. Ainsi, le prix de gros, en France, est parfois très supérieur au prix de gros allemand, car la part des énergies renouvelables, en Allemagne, est plus élevée à certaines heures, et la France manque de capacité à d’autres heures.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le marché européen de l’électricité tel que vous l’avez décrit, est-il économiquement acceptable pour chaque pays de conserver une capacité de production marginale indexée sur la pointe pour assurer la sécurité de son approvisionnement ? Tous les pays, pas seulement la France, ont fermé des capacités pilotables. L’optimisation de l’usage industriel de l’électricité a permis de réduire la tension, mais globalement les marges ont été grignotées pour faire croître le marché.

M. Jacques Percebois. Sur un marché, la surcapacité est une mauvaise chose : ce sont des investissements qui ne travaillent pas. Une entreprise publique a naturellement tendance à être en surcapacité, par peur d’être défaillante. Le concept de coût de défaillance a été élaboré et explicité par EDF, prêt à surinvestir au-delà de l’optimum pour assurer la sécurité de l’approvisionnement. Mais dans une logique de marché, chacun est tenté de considérer qu’il peut compter sur les autres, dans le cadre d’un jeu coopératif à l’échelle européenne, ce qui fait que tout le monde prend peut-être un peu plus de risques.

M. Xavier Jaravel. Il existe en Europe des marchés de capacité rémunérant certaines capacités de stockage et certains moyens de production de pointe même lorsqu’ils ne sont pas utilisés. Ouverts il y a quelques années, ils mériteraient d’être développés. La rémunération de la capacité, même en l’absence de production de pointe, a donc bien fait l’objet d’une réflexion.

Il faut analyser le marché européen de l’électricité à deux niveaux.

S’agissant des prix de gros, les interconnexions jouent leur rôle, dans une logique de marché. Il s’agit, à équipements électriques donnés, d’optimiser la production sur le marché de gros. En appelant la centrale la moins coûteuse, le marché européen permet d’optimiser le parc existant.

S’agissant des investissements en revanche, chacun s’accorde à dire qu’ils ne sont pas guidés par les prix de marché. Toutes les capacités électriques installées en Europe au cours des quinze dernières années ont bénéficié d’une forme de soutien public. Le marché hybride est donc déjà une réalité, dans un cadre plus développé s’agissant des énergies renouvelables. La question de la définition de la taxonomie européenne devient dès lors essentielle : il s’agit de déterminer quelles énergies sont considérées comme décarbonées.

Pour orienter les investissements à l’échelle européenne, il faudrait disposer de l’équivalent européen du rapport de RTE. La Commission européenne n’a rien d’aussi précis. Il faudra aussi résoudre le problème de la rémunération de la capacité de stockage dans les batteries, quand celles-ci le permettront à un moindre coût qu’actuellement.

S’agissant des diagnostics de vulnérabilité, j’ignore s’ils étaient plus détaillés par le passé. D’après les travaux que j’ai menés, ils doivent être bâtis en deux temps.

Il faut d’abord disposer des meilleures données possibles pour savoir à quels chocs nous sommes exposés, ce qui suppose de tenir compte des vulnérabilités de nos partenaires européens, surtout ceux qui sont d’importants partenaires commerciaux.

Cet exercice est difficile faute d’accès satisfaisant aux données, hormis celles relatives aux entreprises françaises et à leurs partenaires directs. Par exemple, nous ne savons rien des vulnérabilités d’une entreprise polonaise travaillant avec une entreprise allemande qui elle-même travaille avec nous. Nous ne pouvons donc pas cartographier toute la chaîne de valeur, alors même que les données pour ce faire existent. Les règles statistiques d’Eurostat ne permettent pas de faire ces appariements. Or le partage des données est nécessaire pour affiner le diagnostic.

Ensuite, il faut déterminer quels chocs anticiper pour savoir quelles capacités construire. Certains chocs sont de toute façon trop gros pour être absorbés, comme lorsque la demande de masques a crû de 3 000 % pendant la crise de la covid-19. Mais certaines situations peuvent être anticipées, en particulier des chocs géopolitiques. Il faut y travailler dans le cadre d’un groupe transdisciplinaire rassemblant le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay, qui a de ces enjeux une vision fine, des économistes de l’énergie, des économistes des chaînes de valeur et des spécialistes de la géopolitique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Considérez-vous que les politiques publiques de l’énergie françaises et européennes des dernières années ont tenu la production énergétique pour un bien comme un autre, eu égard à ses caractéristiques, notamment son intensité capitalistique et ses exigences en matière de recherche et développement ainsi que d’innovation dans les énergies renouvelables, le nucléaire et la décarbonation ? Cela vous semble-t-il justifié d’un point de vue économique ? Considérez-vous que les caractéristiques propres de la production d’énergie exigent de faire évoluer ces politiques ?

M. Jacques Percebois. L’énergie n’est pas vraiment un bien comme un autre. Elle est un produit stratégique, indispensable à toute activité humaine. Elle apparaît aussi spontanément comme relevant du service public, à cette nuance près que, si l’électricité a effectivement été longtemps confiée à une entreprise publique en situation de monopole, ce n’est pas le cas pour le pétrole.

On a pensé que les mécanismes du marché permettraient d’orienter les choix de long terme, mais on a décidé de nombreuses exceptions au marché, s’agissant notamment des énergies renouvelables, qui n’étaient pas rentables au prix normal : on les a aidées avec un mécanisme de prix garanti sur longue période, ce qui au demeurant a accéléré leur développement.

L’ouverture à la concurrence supposait de pénaliser un peu l’opérateur historique pour permettre aux nouveaux opérateurs d’entrer sur le marché. Tel était l’objet de l’Arenh. Il était assorti de la condition, pour eux, d’investir, ce qu’ils n’ont pas vraiment fait.

Par ailleurs, les centrales électriques, en particulier nucléaires, sont des investissements à très long terme. Leur durée de vie peut atteindre quarante, cinquante ou soixante ans, voire, comme certaines centrales américaines, quatre-vingts ans. Dans ce cadre, ni les prix du marché ni les prix à terme ne peuvent orienter les choix. La puissance publique doit donc intervenir. Elle le fait dans tous les pays, même les plus libéraux, en aidant les entreprises à financer leurs recherches et à investir.

Comme le marché ne suffit pas, un marché de capacité, que l’on pourrait qualifier de secondaire, a été ouvert. La rémunération du kilowattheure n’étant pas une incitation suffisante pour investir, il s’agit de rémunérer le kilowatt ; l’un rémunère l’énergie, l’autre la puissance. Dans ces conditions, l’État doit reprendre la main : c’est lui qui doit orienter le choix du mix électrique. Le marché a l’avantage de permettre la concurrence, donc d’inciter à l’efficience et à l’innovation, mais s’agissant des choix de long terme, la puissance publique a tout son rôle à jouer. Au demeurant, l’histoire de la production d’énergie le démontre : au sortir de la seconde guerre mondiale, l’État est massivement intervenu, en France et ailleurs. Les nationalisations ont permis de reconstruire les économies, quitte à rétrocéder certains secteurs ultérieurement.

La puissance publique, dans le domaine de l’énergie, assure la sécurité et le respect des principes du service public.

M. Xavier Jaravel. L’introduction d’un marché de gros de l’électricité de court terme tendait à faire de celle-ci un bien comme un autre. Toutefois, s’agissant des investissements de long terme, la trace de l’État est visible partout.

S’agissant des enjeux de sécurité et de résilience, le marché, qu’il s’agisse de l’énergie ou de tout autre bien, présente deux limites : d’abord, l’opérateur privé ne tient pas compte des conséquences d’une éventuelle défaillance de sa part sur le reste de la chaîne de valeur ; ensuite il ne sait pas toujours à quels chocs il est exposé, car le goulot d’étranglement ne se trouve pas forcément chez les fournisseurs avec lesquels il est en contact direct dans la chaîne de valeur. C’est ce type de défaillances du marché qui fondent conceptuellement la réflexion sur la résilience et l’intervention publique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment concevez-vous l’indépendance énergétique de notre pays dans l’Union européenne, du point de vue du marché de l’électricité mais aussi du degré d’autonomie stratégique que l’on peut attendre au niveau français et au niveau européen ? Une analogie avec les exigences fixées à d’autres secteurs industriels en matière d’autonomie stratégique serait bienvenue.

Par ailleurs, j’aimerais obtenir une confirmation sur le mécanisme des prix au sein du marché européen de l’électricité. Si j’ai bien compris, le calcul du prix de l’électricité d’après les coûts marginaux, dans une situation ordinaire, qui n’est pas celle que nous connaissons, constitue une incitation économique assez forte pour faire baisser le prix de l’électricité et rendre l’approvisionnement plus compétitif et plus efficace, dès lors que l’interconnexion entre les pays européens est suffisamment développée. En forçant un peu le trait, on peut donc considérer que le mécanisme européen de fixation des prix, hors temps de crise, est plutôt de nature à rendre l’électricité plus disponible et plus compétitive qu’un autre.

Enfin, considérez-vous que le cadre légal européen qui s’applique aux énergies renouvelables, lesquelles sont encore une industrie naissante, y compris sur notre continent, est un frein ou un encouragement à leur développement ?

M. Jacques Percebois. Il faut distinguer les notions de dépendance et de vulnérabilité. On peut être dépendant sans être vulnérable, et indépendant tout en l’étant. Dans le domaine des énergies fossiles, nous n’avons pas le choix : la France ne produit ni pétrole, ni gaz, ni charbon et importe donc la totalité de sa consommation. Toutefois, nous avons diversifié nos approvisionnements. Ainsi, s’agissant du gaz, nous sommes moins vulnérables que l’Allemagne, grâce à nos importations en provenance de Norvège. Le rôle de l’État est de tenir compte des risques de vulnérabilité. Tel sera le cas demain s’agissant des métaux et des minerais.

Dans le domaine de l’électricité, il n’est pas concevable de s’en remettre à l’étranger – sauf peut-être pour une petite principauté. Le pays d’Europe le plus dépendant en la matière, l’Italie, importe 15 % de sa consommation, ce qui est énorme. C’est un produit tellement stratégique – il suffit de songer aux conséquences d’une coupure de courant – que sa production doit être largement nationale, ce qui n’exclut pas les échanges transfrontaliers. Le secours mutuel existe depuis toujours. En 2006, le réseau allemand n’a pas anticipé une surcharge en raison d’un problème technique et c’est la France qui a sauvé l’Europe du black-out, grâce notamment au barrage de Grand’Maison. Rien n’interdit donc la solidarité, mais, s’agissant d’un produit stratégique et impossible à stocker, l’État ne peut s’en remettre à l’étranger.

Même dans le domaine du pétrole, l’État a été prudent. Les lois douanière et pétrolière de 1928 étaient basées sur l’idée que l’État accordait des concessions aux compagnies étrangères, mais sous certaines conditions, notamment la participation de sociétés françaises au raffinage et au transport du pétrole. Il n’était pas question de s’en remettre totalement au marché.

Les interconnexions entre pays européens démontrent que l’Europe de l’électricité et l’Europe du gaz existent. La solidarité joue, en dépit de choix nationaux assez différents. Dans certaines circonstances, les divergences sont fortes : le débat sur l’introduction du nucléaire dans la taxonomie européenne en est un révélateur – dire que les Allemands ne nous ont pas aidés est une litote.

Les choix ne relèvent pas du nationalisme, mais sont bel et bien nationaux. La Pologne envisage de se doter d’électricité nucléaire, et n’a pas choisi pour ce faire l’entreprise européenne qui construit des centrales nucléaires, mais Westinghouse. Chacun est libre de ses choix. En dépit de l’Europe et des annonces, les politiques de l’énergie demeurent fondamentalement nationales.

Sur les énergies renouvelables, il y a eu un consensus. Les aides qui leur sont accordées sont une exception au principe de la concurrence : il s’agissait de les développer sans attendre qu’elles soient compétitives. Au demeurant, toutes les sources d’énergie ont été aidées dans leur histoire, du charbon à l’électricité en passant par le pétrole. Les États ont donc investi dans le développement des énergies renouvelables, notamment l’Allemagne, qui a opté pour des prix garantis très élevés pour aller très vite, et la France dans une moindre mesure. Cette exception au marché est justifiée par la volonté de décarboner le mix énergétique.

Quant à la place des énergies renouvelables et du nucléaire, c’est un choix politique. En France, le consensus très fort en faveur du nucléaire s’était un peu atténué, avant de se renforcer sous l’effet de la crise actuelle. L’électricité ne doit pas seulement être décarbonée, elle doit aussi être pilotable. Les énergies renouvelables ne le sont pas, faute de pouvoir les stocker à grande échelle. Des projets de stockage par hydrogène existent, mais pour l’instant les rendements sont insuffisants – d’autant plus avec les prix actuels de l’électricité puisqu’il faut une électrolyse de l’eau.

M. Xavier Jaravel. Le marché européen est utile à court terme pour optimiser le parc existant, autrement dit la capacité installée. C’est moins clair pour ce qui est de l’investissement. En théorie, le signal prix crée certes des rentes infra-marginales susceptibles d’encourager à investir, mais en pratique la volatilité des prix rend l’investissement très risqué. C’est pourquoi les gros investissements ont tous bénéficié d’un soutien public. Le marché est donc utile du point de vue du coût de fonctionnement, pas de l’investissement, qui dépend beaucoup de la puissance publique, selon des modalités variables.

Le coût du marché européen pour le consommateur français est perçu, en France, comme élevé, en raison de l’existence d’un parc nucléaire historiquement compétitif. Or, même en situation ordinaire, rien n’est moins sûr. Nous importons en effet de l’électricité en pointe, ce qui, du point de vue du pouvoir d’achat, est gagnant. Je n’ai pas connaissance d’études dressant le bilan, en situation ordinaire, pour le consommateur français, de l’impact de l’intégration des marchés sur le prix d’équilibre. Il est possible que le prix soit en moyenne plus haut ou plus bas.

Bref, pour le long terme, les mécanismes de redistribution et d’investissement dépendent de la puissance publique. À court terme, du point de vue de l’efficacité globale du système, le marché européen de l’électricité est très utile, notamment hors période de crise.

S’agissant de l’indépendance énergétique de la France à l’échelon européen, je me contenterai de dire qu’il est souhaitable de la concevoir comme une capacité de résilience aux chocs d’offre et de demande, internes ou externes, sur le marché de l’énergie, ce qui suppose de mener le travail de diagnostic que j’évoquais.

S’agissant du cadre européen des énergies renouvelables, qui en encourage le développement, il s’inscrit en partie dans le registre des aides d’État à l’innovation et en partie dans la priorité donnée à la décarbonation du mix électrique. Les limites à la diffusion de ces énergies sont d’ordre national, voire local, s’agissant notamment de leurs lieux d’implantation.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous des exemples, bons ou mauvais, de pays qui auraient développé des stratégies industrielles, en matière énergétique ou non, favorisant la résilience, la souveraineté et l’absorption des chocs internes ou externes, par exemple en diversifiant leurs fournisseurs ?

M. Xavier Jaravel. De nombreuses annonces sont faites en la matière, dans le cadre du découplage entre les États-Unis et la Chine, mais il est difficile d’en connaître les détails pour d’évidentes raisons de confidentialité. Je songe, à propos des semi-conducteurs, au plan de l’Europe pour redevenir le leader mondial des semi-conducteurs, l’« European Chips Act », ou à celui des États-Unis : difficile de faire la part des effets d’annonce et de ce qui sera réellement pérenne. Je pense que la clé est un effort soutenu et surtout durable. Taïwan s’est spécialisé dans les semi-conducteurs et s’est imposé comme l’acteur prééminent du secteur en maintenant des efforts constants pendant trente ans. Il investit encore aujourd’hui beaucoup plus que l’Europe ou les États-Unis dans le domaine.

M. Jacques Percebois. La politique énergétique d’un pays dépend aussi de ses contraintes. Certains pays sont bénis des dieux de l’énergie et disposent de grandes ressources, comme les États-Unis. La France, elle, n’avait que du charbon à exploiter, lequel est devenu coûteux après la seconde guerre mondiale en raison de la profondeur des filons. Elle a lancé, dans les années 1950, son programme de grands barrages et, en 1960, la moitié de notre production d’électricité était issue de l’hydraulique – c’est 12 % aujourd’hui. L’effort a été colossal. Cela n’a été possible que grâce à la volonté de l’État – un peu aidé par le plan Marshall, il est vrai –, du point de vue économique mais pas seulement, puisque la construction de ces barrages, même celui de Tignes, soulevait déjà beaucoup de protestations.

C’est donc bien la volonté politique qui nous a assuré une certaine indépendance. C’est ce que tous les pays recherchent, car tous savent que la dépendance énergétique est aussi une dépendance politique à l’échelle internationale, une dépendance géopolitique. Il n’en reste pas moins que tout dépend de la « dotation initiale de facteurs », comme disent les économistes, Quand on a beaucoup d’hydraulique et de nucléaire et beaucoup de renouvelable, comme la Suède, on ne s’en sort pas trop mal !

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les propos que nous avons entendus me semblent fournir une bonne partie de la réponse que nous cherchons.

Le marché des énergies supposait un État organisateur et planificateur. M. Percebois a évoqué la politique des grands barrages, on peut également songer au plan énergétique Messmer ou aux programmes qui ont suivi la crise pétrolière. Puis, sous l’impulsion de l’Union européenne et plus généralement des politiques anglo-saxonnes, la planification a disparu. Conséquence : ce qui fonctionnait s’est dégradé et ce qui devait fonctionner n’a pas eu lieu.

Il convient donc de s’inspirer de ce qui a été efficace et le demeure dans d’autres pays. On ne parle jamais des succès de la planification chinoise dans le domaine de l’énergie. La Chine annonce la livraison d’un nombre de réacteurs comparable à ce que la France parvenait à livrer dans les années 1980 : c’est donc encore possible. Et du côté des démocraties, la Corée du Sud a une planification nucléaire qui lui a permis de livrer, si mes informations sont exactes, les réacteurs commandés par les Émirats arabes unis dans des délais très raisonnables. Avec quelles conditions de travail, je n’en sais rien, mais du point de vue de l’ingénierie et de la maîtrise d’ouvrage, la Corée du Sud sait faire.

Dans le débat public, on a le sentiment que plus rien n’est possible, que le moindre programme prendra quinze ou vingt ans, alors qu’en même temps on entend parler de l’urgence climatique. Mais oui, il y a urgence, et pour toute l’humanité ! On a su faire vite, pourquoi n’y a-t-il aucune réflexion pour essayer d’accélérer les choses ? Si c’est pour ne pas avoir à s’opposer à des groupuscules de mécontents, il y a tout de même un problème de rationalité qui se pose.

Tout le monde devrait s’interroger sur la manière dont nos démocraties sont gouvernées. On invente de faux problèmes, dont on entend parler toute la journée – réglementaires, administratifs, idéologiques – et on ne parle surtout pas des vrais : quelles sont les technologies les plus efficaces, quelle planification adopter ? Il faut prendre des décisions, pas refaire toujours les mêmes débats avec les mêmes conclusions tous les ans.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie de bien vouloir poser des questions, plutôt que de tenir des propos liminaires complexes, afin de respecter les règles de fonctionnement d’une commission d’enquête. Nous voudrions travailler au fond. Si vous cherchez une tribune, il y a l’hémicycle.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Que pensez-vous d’un retour aux tarifs réglementés de vente (TRV) de l’électricité et du gaz pour les ménages, les collectivités et les entreprises ?

L’idée d’un acheteur unique national a retenu mon attention. RTE par exemple pourrait souscrire des contrats à long terme avec des producteurs. En ce moment, le marché « ne marche pas » et nous avons besoin de la décision politique, tant en ce qui concerne le mix énergétique qu’en matière de sobriété, puisqu’on sait que le dimensionnement des capacités de production dépend du pic de la demande. Un acheteur unique national ne serait-il pas le plus efficace pour répondre à de tels enjeux ? Dans ce cas-là, l’interconnexion avec nos voisins serait-elle obérée ? Il me semble que non mais je souhaiterais avoir votre avis.

M. Vincent Descoeur (LR). S’agissant en particulier des métaux et des terres rares, considérez-vous que la situation est plutôt satisfaisante et que nous anticipons correctement d’éventuelles vulnérabilités, avec une juste répartition dans la chaîne de valeur ? Dispose-t-on d’une cartographie permettant d’avoir une vision géopolitique de ces ressources ?

M. Jacques Percebois. Les tarifs réglementés de vente, les TRV, et c’est une chance, ont été maintenus pour le consommateur domestique, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays européens. Nul n’en conteste l’intérêt. Les tarifs « jaune » et « vert » ont été supprimés pour les industriels, le tarif « bleu » restant applicable aux particuliers et à quelques artisans.

Leur définition, en revanche, est une véritable usine à gaz. Au lieu de demander aux fournisseurs alternatifs de s’aligner sur la compétitivité d’EDF, on fait l’inverse, de sorte que le « meilleur de classe » s’aligne sur les petits nouveaux, alors que ces derniers sont obligés d’aller sur le marché de gros, ce qui implique un « complément marché », de 58 % en 2022. La concurrence est donc un peu biaisée. Pour moi, le principe de contestabilité du tarif d’EDF et le système dans son ensemble devraient être complètement revisités. Mais le principe des TRV a des atouts et les consommateurs seraient ravis s’ils étaient un peu plus répandus, même si l’État devrait prendre à sa charge un certain nombre de conséquences.

L’acheteur unique est effectivement un bon mécanisme, qui figurait d’ailleurs au départ dans les directives européennes. La France l’avait proposé parce qu’elle n’était pas très enthousiaste au moment de l’approbation de la directive de 1996 : on ne voyait pas très bien ce qu’on allait gagner à l’ouverture des marchés, puisqu’on avait des prix de l’électricité plus bas que les autres. Mais les interprétations qui ont été faites depuis imposeraient de tout revoir, car le système de l’acheteur unique ne serait pas compatible avec le droit actuel.

Ce système qui a bien des vertus n’exclut pas l’existence des marchés. On peut maintenir un marché intrajournalier, ou « intraday », permettant des ajustements quasi instantanés. L’acheteur unique ne suppose en rien de revenir au monopole intégré : dans ce mécanisme, il y a un coordonnateur, un chef d’orchestre qui sélectionne les meilleurs – la concurrence s’organise pour et non par le marché – et leur fait signer des contrats à long terme, qui sont répercutés sur les clients par le biais des fournisseurs. Le marché aux frontières perdurerait aussi : nous en reviendrions ainsi à l’ancien système de Laufenburg et à son marché spot.

La France a abandonné trop vite l’hypothèse de l’acheteur unique qu’elle avait défendue au départ. Il faut trouver le bon dosage, mais la piste mérite d’être explorée.

S’agissant des métaux et des terres rares, je ne dis pas qu’il n’y a pas de goulot d’étranglement, mais simplement qu’à la différence des hydrocarbures, ils peuvent se recycler et que les progrès techniques peuvent changer la donne. Il n’y en a certes pas partout : le cobalt se trouve essentiellement en République démocratique du Congo ; mais pour le lithium, à côté du Chili, de l’Australie et de l’Argentine, on se rend compte qu’il y en a en France. Nous avons d’ailleurs à une époque retraité certaines terres rares, du côté de La Rochelle, avant de délocaliser les installations pour des raisons environnementales. Il est possible de reprendre ces activités, mais il faut savoir qu’elles sont polluantes.

Les goulots d’étranglement sont toujours possibles sur les métaux stratégiques. La Chine tente d’ailleurs de contrôler un certain nombre de gisements. De façon plus générale, l’Europe a tout intérêt à se soucier de la participation que veut prendre de la Chine à ses réseaux électriques et gaziers : la Chine a réussi en Grèce, au Portugal, en Espagne, pas en Allemagne ni en Belgique.

S’agissant de la cartographie, le Bureau de recherches géologiques et minières dispose d’un grand nombre d’informations et me paraît être l’interlocuteur privilégié. L’Institut français des relations internationales a également réalisé un certain nombre de travaux.

M. Xavier Jaravel. Les TRV induisent une redistribution qui n’est pas forcément légitime puisque les consommateurs aisés en profitent plus : dans les déciles 9 et 10, la consommation est deux fois plus élevée que dans les déciles 1 et 2, pour les particuliers. La redistribution, en l’occurrence, est « dégressive ».

D’autres pays ont fait des choix différents pour protéger les consommateurs en période de crise. L’Allemagne attribue ainsi une compensation aux ménages tout en les laissant exposés au signal de marché pour le dernier kilowattheure acheté. Il en est de même en Belgique. Les économistes évoquent des grilles tarifaires non linéaires : une partie en prix fixe, une exposée aux marchés. Le TRV pourrait évoluer, au moins dans certaines situations, afin de préserver le signal prix. En effet, compte tenu des enjeux de sobriété, il peut être paradoxal de protéger le consommateur contre les prix élevés, surtout sans tenir compte de ses revenus.

Les TRV pourraient aussi ne plus être réservés à EDF. Les fournisseurs alternatifs expliquent par l’impossibilité de proposer un TRV les difficultés qu’ils ont eues à attirer les clients, même avant la crise, d’où selon eux leur faible développement et le fait qu’ils ne soient pas passés à la production d’électricité.

S’agissant des vulnérabilités, j’ajoute aux références qu’a données M. Percebois un rapport de janvier 2019 du Conseil économique, social et environnemental consacré à la dépendance aux métaux stratégiques. Ce qui manque souvent dans ce type de rapports, c’est un volet sur l’anticipation des stocks et un travail qui permette de mettre en relation les cartes à la fois des chocs géopolitiques et de nos vulnérabilités en matière d’approvisionnements. Il faut faire en sorte de disposer d’une cartographie complète rapidement.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Quels sont les leviers économiques qui ont servi ou desservi notre souveraineté industrielle ? Nous réfléchissons aujourd’hui à la façon d’intégrer dans les critères économiques des données environnementales, comme les critères carbone, mais nous n’avons pas su faire valoir ce genre de choses par le passé et nous sommes retrouvés dans une compétition industrielle qui a sacrément entamé notre souveraineté, notamment s’agissant de l’énergie solaire et du photovoltaïque. Quels sont selon vous les leviers d’une politique de réindustrialisation ?

M. Philippe Bolo (Dem). Je tiens simplement à remercier nos interlocuteurs pour la précision de leurs propos.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Le marché a montré ses limites, en particulier en période de crise. Moi aussi j’ai une préférence pour la solution de l’acheteur unique, mais en quoi serait-elle incompatible avec l’état du droit européen ? Est-ce définitif ? Une modification d’une directive ou d’une annexe s’impose-t-elle ?

Le dispositif de l’Arenh est à bout de souffle : les fournisseurs alternatifs, qui s’étaient engagés à investir dans des moyens de production, ne l’ont pas fait, ou très faiblement, et EDF a dû supporter l’intégralité de la charge. Le récent relèvement du plafond a obéré les capacités d’investissement d’EDF et entraîné d’importantes difficultés financières. Faut-il donc « supprimer » l’Arenh, ou au moins envisager un nouveau modèle, avec un volume productible exclusivement fléché sur les TRVE, les tarifs réglementés de vente de l’électricité, et les contrats de long terme pour les autres entreprises comme les électro-intensifs ? Sinon, un fléchage des bénéficiaires serait-il utile ? Je n’arrive pas à obtenir une liste précise et fiable de ces bénéficiaires, mais certains d’entre eux ne me paraissent pas avoir du tout besoin qu’EDF les subventionne. Certes, le volume productible de nucléaire français doit profiter à d’autres, mais en priorité aux consommateurs, particuliers et entreprises.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). La question du marché se pose au sein de l’Union européenne dès lors que la résilience et la souveraineté ou l’indépendance énergétiques sont en jeu. Le parallèle qui a été fait entre le pétrole, stockable, et l’électricité, qui ne l’est pas ou qui l’est peu, me paraît très heureux, celui-là relevant du marché mondial et celle-ci de la production localisée. L’électricité est par excellence un bien public et commun. Quel paradoxe, dès lors, que la libéralisation !

L’Union européenne a privilégié les énergies renouvelables mais a délaissé les industries, les technologies, la recherche et le développement qui contribuent à leur production. Dans le secteur photovoltaïque, le dumping chinois a permis d’inonder le marché européen et nos entreprises ont fermé les unes après les autres. Cela a eu un effet d’abord bénéfique sur les prix du marché des cellules photovoltaïques, mais avec des conséquences majeures en matière de souveraineté énergétique.

Enfin, comment maintenir l’interconnexion en sortant de la seule logique libérale du marché, qui incite à la volatilité des prix ? Comment concilier l’existence d’un marché européen et de stratégies nationales différentes en matière de production d’électricité ?

M. Jacques Percebois. Les subventions chinoises à l’industrie du photovoltaïque ou de l’éolien ont tué la technologie européenne. L’Union européenne croit à la vertu de la concurrence universelle, la Chine à la vertu de la concurrence chez les autres. Elle n’est d’ailleurs pas la seule : les États-Unis sont eux-mêmes très protectionnistes, y compris par le biais juridique, avec leurs systèmes de brevets et d’autorisations locales. À cela s’ajoute que les contraintes environnementales, en Chine, ne sont pas du tout prises en compte comme elles le sont dans l’Union européenne. En la matière, l’Europe a donc fait preuve d’une immense naïveté. Certains pays commencent à refuser les investissements chinois dans certains domaines.

À titre personnel, j’ai une préférence pour le système de l’acheteur unique, qui est certainement le moins mauvais. Certes, il faudrait des ajustements juridiques. L’acheteur unique était possible avec la première directive de 1996, peut-être encore compatible avec celle de 2003, mais il ne l’est plus avec celle de 2009 sur la séparation patrimoniale.

Le deuxième meilleur système, c’est ce que j’ai appelé le système grec. C’est un marché avec deux compartiments : des centrales qui ont surtout des coûts fixes et des centrales qui ont surtout des coûts variables. On peut faire coexister ces deux mécanismes et, petit à petit, le prix s’alignera sur le coût moyen. Au fil du temps, les premières vont l’emporter sur les deuxièmes. Le jour où il n’y aura plus que du nucléaire et des énergies renouvelables, une tarification sur le coût marginal ne sera plus possible, pour cette raison simple qu’il sera proche de zéro : le coût marginal est quasi nul pour les renouvelables – il n’y a pas de combustible – et représente 5 % du prix de revient pour le nucléaire. Dans ces conditions, la tarification doit forcément se faire sur le coût fixe. Autrement dit, il faudrait que le marché de capacité l’emporte sur ce qu’on appelait le marché « energy-only », ne rémunérant que l’énergie produite.

Le système grec est donc vertueux, parce qu’il règle le problème à court, mais aussi à moyen terme. Considérant que la solution de l’acheteur unique ne paraît guère envisageable à l’échelle européenne dans le contexte politique actuel, le système grec est assez séduisant.

J’en viens à l’Arenh. Vaste sujet. Il ne faut pas oublier qu’au moment de l’ouverture à la concurrence, le 1er janvier 2000, beaucoup d’industriels ont été très contents de quitter EDF parce que, le prix du pétrole étant très bas – 20 dollars le baril –, ceux du gaz et de l’électricité thermique l’étaient donc aussi, puisqu’ils sont calés dessus. Les concurrents d’EDF ont donc gagné des parts de marché. Les choses ont changé en 2004, quand le prix du pétrole s’est mis à monter, après l’invasion de l’Irak. Il a atteint 147 dollars en juillet 2008. À ce moment-là, ceux qui avaient quitté EDF ont voulu revenir au TRV, mais la loi l’interdisait, conformément aux directives.

Le Parlement avait voté le fameux tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché, le TARTAM, qui a donné lieu à une action en justice de la Commission européenne contre la France pour non-transposition des directives et pour aide d’État, puisqu’EDF était une entreprise publique. C’est alors qu’on a créé la commission Champsaur, qui a proposé le système de l’Arenh.

Quel était le problème ? En France, 75 % de l’électricité était d’origine nucléaire. Les concurrents d’EDF ne pouvaient pas rivaliser avec l’opérateur historique, qui détenait le nucléaire. Il y avait deux solutions : soit on taxait l’opérateur historique pour que ses prix atteignent ceux de ses concurrents, soit on faisait baisser les prix des concurrents à son niveau. Les Belges, qui étaient confrontés au même problème, avec 53 % d’électricité d’origine nucléaire, ont choisi la première solution – ce n’était pas la bonne, à mon avis ; en tout cas elle a engendré de nombreux conflits. La France a choisi l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique. Au départ, on avait envisagé un accès régulé à l’énergie de base, qui devait intégrer aussi l’hydraulique, mais le gouvernement y a renoncé.

Quel était le principe de l’Arenh ? Les concurrents d’EDF n’avaient pas la possibilité de concurrencer EDF, puisqu’ils n’avaient pas accès au nucléaire historique, qui était largement amorti. On a donc demandé à EDF de leur vendre 100 térawattheures – ce qui représentait 25 % de la production d’électricité nucléaire – non pas au prix du marché, mais au prix coûtant, qui a été fixé à 40 euros le mégawattheure pour les six derniers mois de 2011 et à 42 euros au 1er janvier 2012.

Le problème, c’est que ce chiffre n’a pas bougé. Il était clair que ce prix devait évoluer pour tenir compte de l’inflation et des dépenses qu’EDF fait pour la sûreté et l’entretien du parc nucléaire – pas pour son renouvellement, car le système concernait uniquement le nucléaire historique. Mais le tarif de l’Arenh est resté à 42 euros, alors qu’il devrait être au minimum de 50 euros aujourd’hui, d’après la Cour de comptes et la CRE.

Ce système a eu des effets pervers. À l’époque, on estimait que, dans la mesure où tous les Français avaient contribué au financement du nucléaire historique, il était légitime qu’ils continuent d’en profiter, même s’ils n’étaient plus chez EDF. Les concurrents d’EDF peuvent donc faire profiter de l’Arenh leurs clients résidant en France.

En 2016, quand le prix du marché est passé en dessous de celui de l’Arenh, plus personne n’en a voulu : c’était l’occasion de supprimer l’Arenh. On ne l’a pas fait et c’est dommage. Maintenant, d’après la loi, l’Arenh doit se prolonger jusqu’à fin 2025. L’idée était de laisser le temps aux concurrents d’investir dans de la capacité. Or ils ne l’ont pas fait, à de rares exceptions près. Certains disent que c’est parce qu’il n’était pas nécessaire d’investir massivement, mais c’est surtout parce qu’il était plus confortable d’acheter pour revendre.

Il n’est pas question de supprimer l’Arenh dans le contexte actuel. En revanche, il me semblerait logique de ne pas le reconduire après 2025. Si certains veulent continuer de profiter du nucléaire historique, voire du prochain nucléaire, on pourrait imaginer qu’ils passent des contrats à long terme avec l’opérateur historique qui fournit ce nucléaire, mais en participant aux coûts ! L’Arenh, elle, est une option à coût zéro : quand le prix du marché est au-dessus, ils en profitent et quand le prix du marché est en dessous, ils n’en veulent pas – et EDF est obligée de vendre au prix du marché, c’est-à-dire en dessous de 42 euros. Cette asymétrie est discutable. Il peut être justifié d’aider les petits fournisseurs, mais certaines grosses compagnies profitent de l’Arenh alors qu’elles n’en ont pas besoin et profitent d’un effet d’aubaine. Bref, je suis plutôt favorable à la suppression de l’Arenh fin 2025.

La grande différence entre le pétrole et l’électricité, c’est que plus de 50 % de la production mondiale de pétrole est vendue sur le marché international, le taux étant de 25 % pour le gaz, et seulement 1,5 % de l’électricité. L’électricité est d’abord produite et consommée localement. Il y a certes des échanges aux frontières et la France a été, à une époque, le premier exportateur mondial d’électricité, ce qui n’est évidemment plus le cas puisque nous sommes désormais importateurs nets. Les échanges en Europe étaient relativement importants par rapport au reste du monde mais ils restaient assez limités, de l’ordre de 8 %. La France exportait 80 térawattheures sur une production de 530. Je pense que ces échanges sont justifiés : ils permettent le secours mutuel et une certaine harmonisation des prix. Chacun peut y trouver son compte.

M. Xavier Jaravel. Ne pas reconduire l’Arenh en 2025, si on ne met rien à la place, aurait un coût important pour les consommateurs français, notamment pour certains industriels électro-intensifs. Sans Arenh, des prix bas seront une bonne chose pour les consommateurs et une mauvaise pour EDF, et vice versa. Alors que mettre à la place de l’Arenh ?

Comme M. Percebois l’a dit, ce qui frappe dans le système actuel de l’Arenh, c’est son caractère asymétrique. Si les prix sont élevés, le consommateur a droit à un prix fixe et on peut discuter si ce prix reflète le coût complet du parc nucléaire ou non, et si les prix sont bas, les consommateurs sont gagnants. C’est effectivement une option à coût zéro. Une possibilité serait de remplacer l’Arenh par un dispositif qui a été étudié il y a quelques années : le projet Hercule. EDF mettrait toute sa production en vente sur le marché à différents moments. Cela aurait comme autre avantage d’augmenter la liquidité du marché, alors que le marché français est moins liquide que d’autres, donc moins profond. Il est difficile pour le consommateur d’électricité en France de trouver des produits de marché sur cinq ou six ans, alors que c’est possible en Allemagne. On lie souvent cela à l’Arenh : le marché ne développe plus de produits d’assurance à long terme, puisqu’on est déjà assuré gratuitement.

Dans un dispositif comme Hercule donc, il y a un système de compensation. Lorsque la production est mise sur le marché, on calcule une différence en fonction du prix de marché effectif et du coût complet d’EDF et on procède à un transfert, soit vers le consommateur, soit vers le producteur. À la baisse comme à la hausse, on est protégé : parfois c’est le consommateur qui gagne, parfois le producteur. Ce dispositif permet de garantir l’efficience du marché tout en assurant la redistribution entre consommateur et producteur.

J’abonde dans le sens de M. Percebois au sujet du marché dual, ou hybride, en soulignant néanmoins qu’il n’interdit pas de garder une tarification du coût marginal. Par exemple, si l’on rémunérait le dispositif de stockage, il y aurait toujours un coût marginal sur le marché de gros de court terme. Il y aurait aussi le marché de capacité pour rémunérer l’installation de capacités et la sécurité d’approvisionnement, et une incitation pour orienter l'investissement de long terme et réduire les risques avec, par exemple, des contrats pour différence.

Enfin, on ne peut pas dire que c’est la logique de marché libérale qui produit la volatilité des prix. Si on n’avait pas de marché, si on forçait à des transactions de marché au coût moyen par exemple, il y aurait tout simplement beaucoup moins d’électricité car elle est très coûteuse à produire. Le problème fondamental est bien celui du choc d’offre. La solution, c’est, à court terme, de mieux redistribuer pour mieux répartir ce choc et, à long terme, de mieux orienter l’investissement et de mieux anticiper les crises, pour être résilients.

M. Francis Dubois (LR). Vous n’avez pas répondu à la question concernant la sortie du marché européen. Vous avez dit tous les deux qu’il n’y a pas de souveraineté ni de résilience sans intervention de la puissance publique. On comprend bien qu’historiquement, l’intervention de la puissance publique a garanti notre souveraineté et nous a permis d’exporter de l’électricité. Puis on nous a imposé le marché européen et l’Arenh. EDF était la plus belle entreprise au monde en matière de production et de souveraineté énergétiques. Lui avoir imposé l’Arenh, autrement dit une vente à prix coûtant sans retour sur investissement, est vraiment une hérésie. Cela a permis à des opérateurs privés de s’enrichir au détriment de cette entreprise publique.

Monsieur Jaravel, vous n’êtes pas favorable à la suppression de l’Arenh en 2025. Pour ma part, je ne comprends pas pourquoi on ne le supprime pas plus tôt. Les opérateurs privés achètent le kilowattheure 42 euros à EDF et le revendent 460, voire 800 ou 1000 euros. Or c’est l’argent du contribuable qui a fait la force d’EDF. En entrant sur le marché européen, on a ruiné cet investissement national ; on a ruiné EDF.

On ne peut pas d’un côté dire que la souveraineté nécessite l’intervention de la puissance publique, et donc l’argent du contribuable, et de l’autre défendre un marché européen ultralibéral qui enrichit des sociétés privées qui n’ont pas investi un seul denier. Comment accepter cela ?

Mme Natalia Pouzyreff (RE). L’énergie continue à relever de la souveraineté des États membres, mais l’existence d’un marché européen de l’électricité garantit à tous les pays un certain niveau d’approvisionnement, grâce aux interconnexions. EDF a d’ailleurs profité de la hausse des prix de l’électricité lorsque davantage de centrales étaient en fonctionnement. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, puisque notre pays est devenu importateur net. Si la situation évolue d’année en année, il y a tout de même un bienfait de ces interconnexions.

La loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte avait plafonné le niveau de production d’électricité nucléaire. N’était-ce pas une erreur, dans la mesure où cela a bridé, voire gelé les investissements dans le nucléaire ? Quel est votre avis à ce sujet ? Que conviendrait-il de faire en la matière dans une prochaine loi de programmation sur l’énergie ?

M. Philippe Bolo (Dem). Plusieurs collègues s’interrogent sur notre capacité à demeurer autonomes et souverains dans le cadre du marché européen. Je souhaite mentionner à cet égard deux articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

D’une part, l’article 122 évoque la possibilité de prendre « des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie ».

D’autre part, l’article 194 dispose que les mesures relatives au marché intérieur dans le domaine de l’énergie « n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».

À la lecture de ces deux articles, on a l’impression que l’Europe ne peut pas nous contraindre. Nous pouvons notamment prendre des dispositions en cas de crise, ce que nous faisons d’ailleurs en ce moment.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Le contentieux avec la Commission européenne et les discussions sans fin sur l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques ont bloqué les investissements dans ce domaine en France et empêché le développement de capacités supplémentaires de production d’électricité. Le problème n’est toujours pas résolu. Quelle est votre appréciation à ce sujet ?

M. Jacques Percebois. À titre personnel, je pense que la décision prise dans le cadre de la loi de 2015 de réduire la part de l’électricité nucléaire à 50 % à l’horizon 2025 a été une erreur. L’échéance a ensuite été reportée à 2035 et désormais on ne dit plus rien, dans l’attente de la prochaine loi.

Je le dis d’autant plus volontiers qu’en février 2012, une commission que j’ai eu l’honneur de présider et dont Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, était le vice-président a remis au ministre Éric Besson un rapport recommandant de faire tout ce qui était possible en matière d’efficacité énergétique et, surtout, de ne pas fermer de centrale nucléaire, de prolonger autant que faire se peut la durée de vie des centrales et de maintenir l’option de la quatrième génération.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Ma question portait moins sur la part du nucléaire dans le mix énergétique – on peut effectivement se demander si 50 % est un bon équilibre – que sur le principe même du plafonnement de la quantité d’électricité nucléaire produite.

M. le président Raphaël Schellenberger. La loi de 2015 avait effectivement imposé un plafond de 63,2 gigawatts, ce qui a été l’artifice utilisé pour fermer la centrale de Fessenheim.

M. Jacques Percebois. D’un point de vue personnel, je pense que l’on n’aurait pas dû fermer Fessenheim. Je crois que tout le monde convient désormais que c’était une erreur, qui soulève soit des regrets, soit des remords, c’est selon.

Vous avez évoqué, monsieur Dubois, des cas dans lesquels certains opérateurs profitent indûment de l’Arenh.

À l’origine, l’Arenh était une mesure de réciprocité. L’ouverture à la concurrence avait permis à EDF de prendre des parts de marché dans de nombreux pays étrangers, notamment limitrophes, à commencer par l’Allemagne et l’Italie. Or aucun opérateur ne pouvait entrer sur le marché français, parce que l’opérateur historique, EDF, y bénéficiait d’un avantage comparatif. Il fallait donc trouver un moyen pour que les concurrents puissent gagner des parts de marché. D’où la création de l’Arenh, le critère de son bon fonctionnement étant précisément que l’opérateur historique perde des parts de marché, puisqu’il les détenait toutes.

Par ailleurs, la logique de l’Arenh est très claire : il doit profiter au consommateur. D’après la loi, le fournisseur demande des droits Arenh sur le fondement de la consommation prévisible de ses clients et doit répercuter ensuite le tarif sur ceux-ci. Or il arrive que des opérateurs annoncent des volumes de consommation erronés. Ils peuvent se tromper, cela arrive, mais s’ils trichent, c’est une infraction. Il appartient à la CRE d’être vigilante et d’imposer un remboursement, assorti le cas échéant de pénalités.

Nous avons observé un autre type de fraude : un fournisseur demande et obtient des droits Arenh, puis se défait de ses clients et vend ses volumes Arenh sur le marché de gros. Ce n’est évidemment pas conforme à la logique de l’Arenh, qui doit en principe, je le répète, profiter aux consommateurs résidant en France.

Il ne s’agit pas de choisir entre l’État ou le marché. Il faut les deux, toute la question étant de doser. Il existe des monopoles publics intégrés qui sont efficaces. Nous en avions en France, EDF étant souvent cité en exemple. Mais il y avait aussi des monopoles publics inefficaces, notamment au Royaume-Uni, ce qui explique pourquoi les Britanniques ont été à la pointe de la libéralisation. De même, certains États fédérés américains ont souhaité l’ouverture à la concurrence pour contraindre des opérateurs en situation de monopole à gagner en efficacité.

Il faut un système hybride. Je ne suis pas favorable à une sortie du marché européen. Si on le souhaite, il est possible d’instituer un acheteur unique qui soit compatible avec le marché et avec des contrats à long terme. Le problème est ensuite l’équilibre entre les deux.

J’en viens au contentieux sur les concessions hydrauliques. Si l’on avait ouvert le secteur à la concurrence, comme il en était question, de nombreux opérateurs étrangers auraient obtenu des concessions en France. Selon moi, c’est une très bonne chose que l’ouverture à la concurrence n’ait pas eu lieu. En l’espèce, l’État a joué son rôle en préservant l’intérêt national. Qui plus est, l’hydraulique est spécifique : il sert à produire de l’électricité, mais est destiné à de nombreux autres usages.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je ne disais pas qu’il fallait ouvrir à la concurrence, mais que notre incapacité à résoudre ce problème pendant dix ans a empêché EDF d’investir dans les ouvrages hydrauliques.

M. Jacques Percebois. Je partage votre analyse : il aurait fallu trouver une solution à cette situation, qui a bloqué les investissements. La Commission européenne a d’ailleurs tiré prétexte du désaccord sur les concessions hydrauliques pour empêcher la parution du décret sur l’application de l’Arenh, qui aurait réglé une partie des problèmes relatifs à ce dispositif.

M. Xavier Jaravel. Si l’on met fin à l’Arenh en 2025 sans le remplacer par un autre dispositif, le coût sera supporté par les consommateurs d’électricité en France, particuliers et entreprises. La question est donc la suivante : que peut-on instaurer à la place de l’Arenh ? J’ai évoqué à cet égard le projet d’Arenh symétrique, qui permettrait en outre de renforcer l’activité de marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, messieurs, pour vos propos très clairs qui ont le mérite de rendre ce sujet complexe et technique accessible au plus grand nombre, ce qui est l’un des enjeux de notre commission d’enquête.

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4.   Audition de M. Jean-Luc Tavernier, Directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et de M. Sylvain Moreau, Directeur des statistiques d’entreprises (9 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Si l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) reste le chef de file du dispositif statistique français, d’autres administrations produisent également des statistiques relatives à l’énergie. Il existe en effet différentes approches de cet objet d’étude – monétaire ou physique. Par ailleurs, l’appareil statistique français a toujours été corrélé à des organisations européennes ou internationales, ce qui est particulièrement nécessaire pour comprendre les données économiques et suivre les évolutions dans le domaine de l’énergie. Nous auditionnerons donc aussi, le 15 novembre, d’autres instances statistiques françaises et l’Agence internationale de l’énergie (AIE), pour compléter les données que nous nous apprêtons à recueillir.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez, messieurs, prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Jean-Luc Tavernier et M. Sylvain Moreau prêtent successivement serment).

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). L’Insee, navire amiral de la statistique publique en France, est assorti de seize services statistiques ministériels, dont deux intéressent particulièrement votre commission. Le Sdes (service des données et études statistiques), service statistique des ministères de la transition écologique et de la transition énergétique, sis au Commissariat général au développement durable (CGDD), a la main sur toutes les statistiques relatives à l’énergie, notamment exprimée en termes physiques – tonnes d’équivalent pétrole, térawattheures. Quant au département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE), rattaché à la direction des douanes, il gère toutes les données du commerce extérieur.

Les deux tiers de notre travail statistique sont régis par des règlements européens ; dans certains pays, c’est la totalité.

Nous vous avons fait parvenir un document comprenant de nombreux graphiques, statistiques et informations, auquel je vous renvoie.

Je commencerai par la facture énergétique, en milliards d’euros, et son rôle dans l’évolution et la dégradation récente de la balance commerciale. Le solde commercial est resté relativement stable, plutôt en baisse, au long de la dernière décennie, de 2012 à l’avant-covid : un léger excédent en matière de biens hors énergie en moyenne, des services à l’équilibre et un excédent en matière de tourisme – ce que l’on appelle la correction territoriale désigne les dépenses des étrangers en France moins les dépenses des Français à l’étranger ; et, en négatif, la balance commerciale en matière de biens énergétiques. Dans les derniers trimestres, la dégradation de la branche énergie épouse celle de l’ensemble du solde commercial. Un déficit de biens hors énergie est par ailleurs apparu, à peu près compensé par l’excédent du tourisme, revenu après l’interruption due au covid. L’excédent de services s’explique en partie par le fait que nous avons un grand opérateur de fret maritime qui a profité de la situation récente.

Notre présentation du solde des échanges énergétiques en points de PIB repose sur des données annuelles qui s’arrêtent en 2021. Sur le long terme, le déficit est d’environ deux points de PIB, atteignant un niveau plus élevé dans la période qui a suivi le premier puis le second choc pétrolier, puis revenant à ce niveau, voire un peu moins, après le contre-choc pétrolier de 1986.

Si l’on se concentre sur les évolutions récentes, à partir cette fois de données trimestrielles, on voit que la facture énergétique s’est dégradée au début de la dernière décennie, vers 2010, avant de se réduire à la fin, puis de connaître une brutale aggravation depuis un peu plus d’un an. Il est notable que l’excédent dans les échanges d’électricité, certes faible par rapport aux importations de produits pétroliers, mais très constant, ait cédé la place ces derniers trimestres à un déficit prononcé, qui contribue à l’aggravation. En points de PIB, au dernier trimestre, la facture énergétique n’est pas très éloignée de celle du début des années 1980, lorsqu’elle était à son acmé après le deuxième choc pétrolier.

La facture énergétique est le produit de trois termes. D’abord, deux termes en volume : premièrement, la part des importations dans l’énergie primaire consommée ; deuxièmement, l’intensité énergétique de la croissance, ou la quantité d’énergie consommée rapportée au PIB. Le troisième terme est le prix relatif des importations d’énergie par rapport au prix du PIB.

Les données relatives à la part de l’énergie importée sur l’énergie primaire consommée, en volume, sont issues du cahier Chiffres clés de l’énergie publié par le Sdes pour 2021. On voit qu’après avoir baissé avec le développement de la production d’électricité nucléaire dans les années 1970 et 1980, la part de l’énergie importée est restée stable par rapport à celle consommée, à environ 60 %, depuis l’arrivée à maturité du parc nucléaire, et a même un peu diminué en 2021, dernière année considérée. Cet élément n’entraîne donc pas une évolution particulière de la facture énergétique.

Même s’il y a eu une baisse, c’était à partir d’un niveau élevé : en réalité, la perte d’indépendance à laquelle s’intéresse votre commission est ancestrale, datant de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles.

Le deuxième terme, l’intensité énergétique du PIB – ce qu’il faut consommer d’énergie pour fabriquer une unité de PIB –, ici présentée en indice base 100, baisse régulièrement et graduellement, que l’on considère l’énergie primaire ou l’énergie finale, de sorte que nous sommes de 30 % plus économes que nous ne l’étions dans les années 1990. Cela résulte de l’amélioration des technologies et peut-être de la réduction du poids de l’industrie dans l’ensemble de l’économie.

J’en viens au troisième terme de l’équation, celui qui est responsable de la variation récente : le prix des importations d’énergie rapporté au prix du PIB. L’évolution est chahutée, sans tendance établie. Le prix était élevé entre les chocs pétroliers et le contre-choc de 1986, puis a baissé, avant de remonter dans le courant des années 2000. Je reviendrai sur son évolution lors de la crise financière de la fin des années 2000 et du rebond du début des années 2010. En tout cas, avant la crise récente, il était assez commensurable, voire inférieur, aux moyennes historiques. Évidemment, il a terriblement augmenté au cours des derniers trimestres, atteignant des niveaux inédits.

Nous présentons également les bilans annuels du Sdes distinguant les différentes sources d’énergie, exprimées physiquement, en térawattheures, et en valeur, en euros. Vous pourrez interroger sur ces points la cheffe de service, Béatrice Sédillot, lorsque vous l’auditionnerez.

Le prix des hydrocarbures joue bien sûr un rôle éminent dans l’évolution des prix relatifs. Au milieu des années 2010, le développement massif de la production de pétrole et de gaz non conventionnels, comme le gaz de schiste, aux États-Unis et au Canada, rentable à 40 ou 50 dollars le baril, a fixé le prix à ce niveau pour plusieurs années, malgré les décisions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). On avait l’impression que la capacité de substituer cette production au pétrole et au gaz conventionnels empêchait le prix de connaître une tendance durable à la hausse. Ce phénomène a pris fin tout récemment.

La part des importations dans la dépense intérieure en énergie est assez stable en volume, mais, exprimée en prix courants, elle reflète toute la volatilité des évolutions de prix relatifs.

On constate à partir de la fin des années 1970 la prééminence du nucléaire dans l’énergie primaire produite, ainsi que la fin du charbon et l’arrivée, progressive et encore faible, des énergies renouvelables. La part nucléaire de la production nette d’électricité, en térawattheures, jusqu’en 2020 permet de contextualiser l’estimation de production nucléaire d’EDF pour 2022 : elle est de 275 à 285 térawattheures, quand le niveau maximum avait pu dépasser 400 térawattheures, et était encore bien au-delà de 300 en 2019, avant la crise du covid. La baisse est donc très notable ; elle se prolongera très probablement en moyenne annuelle l’an prochain.

L’évolution de la dépendance énergétique – le rapport entre les importations nettes des exportations et l’énergie brute disponible – dans l’Union européenne, calculée à partir de données Eurostat, montre une tendance globale à la hausse, mais pour apprécier correctement cette aggravation, il faudrait prendre en compte l’effet de l’élargissement. En 2020, pour l’Union européenne dans son ensemble, le ratio est d’environ 60 % ; la France fait un peu mieux. Les pays les plus dépendants sont les îles de Malte et de Chypre, dont la situation est un peu à part. On observe un bel écart entre l’Allemagne et la France. À l’époque, notre production nucléaire n’était pas encore affectée par les récentes baisses d’activité.

Nos modélisations macroéconomiques selon le modèle Mésange (modèle économique de simulation et d’analyse générale de l’économie) sont intéressantes, mais ont des limites. Traditionnellement, nous modélisions l’effet d’une hausse du prix du pétrole, car c’était une variable pertinente ; toutefois, une hausse du prix du gaz d’un montant équivalent en milliards d’euros – si l’on ne tient pas compte de ses conséquences sur le prix de l’électricité – revient à peu près au même. Cet effet est important, mais reste assez limité : une hausse de 10 dollars du prix du baril du pétrole entraîne la deuxième année une perte d’activité d’un quart de point de PIB.

Néanmoins, deux facteurs aggravants peuvent conduire notre modèle à minorer la portée de la hausse par rapport à la situation réelle. Premièrement, le prix du gaz influe, du fait du marché européen, sur le prix de l’électricité ; la centrale marginale appelée, la centrale à gaz, fait monter le prix de l’électricité sur le marché. Ensuite, il existe des non-linéarités. Ainsi, lorsque le prix de l’énergie est à un niveau élevé, certaines entreprises – la presse s’en fait beaucoup l’écho –, ne pouvant répercuter le prix des intrants et des consommations intermédiaires d’énergie sur leurs prix de vente, doivent vendre à perte et préfèrent cesser leur activité. Ces éléments, qui n’étaient guère présents au moment où les modèles ont été testés, ne sont pas forcément pris en compte. Dès lors, si l’augmentation dépasse 10 dollars le baril – et la hausse de la facture énergétique est bien supérieure –, il faudra plus qu’une extrapolation linéaire des chiffres ici présentés pour en mesurer l’effet.

Je termine par les effets de l’augmentation des prix de l’énergie sur, d’une part, les ménages, d’autre part, les entreprises.

La contribution de l’énergie au glissement annuel des prix à la consommation a été négative pendant la période de confinement, ce qui a entraîné une inflation quasi nulle en 2020. La situation s’est retournée du fait de la reprise, avant même la guerre en Ukraine, puisque l’énergie est devenue le principal contributeur au relèvement très rapide de l’inflation, en particulier au début de l’année 2022.

En octobre 2022, le glissement annuel des prix à la consommation est estimé à 6,2 %. La principale contribution à l’inflation est apportée non plus par l’énergie, mais par l’alimentation. En effet, la hausse des prix des matières premières – et, dans une moindre mesure, celle de l’énergie – subie en amont par les agriculteurs et l’industrie agroalimentaire est progressivement répercutée sur les prix de détail des produits alimentaires. La limitation de la hausse des prix de l’énergie s’explique aussi par la mise en œuvre du bouclier tarifaire et par la remise appliquée aux prix des carburants à la pompe. Ce phénomène a été documenté : on considère ainsi qu’au deuxième trimestre 2022, l’augmentation des prix de l’énergie a contribué à trois points d’inflation – deux points d’effet direct et un point d’effet indirect –, mais que sans le bouclier tarifaire, l’inflation aurait encore été de trois points plus élevée. Autrement dit, ce mécanisme a permis de réduire de moitié la contribution de l’énergie à l’inflation.

L’impact de la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires est assez différent selon les ménages : il dépend de leurs revenus mais également d’autres facteurs comme leur lieu de vie. C’est quelque chose que nous essayons, là encore, de bien documenter.

La crise nous ayant permis de développer de nouveaux partenariats, nous avons désormais la possibilité de suivre l’évolution des transactions réalisées par carte bancaire. On note ainsi que depuis quelques semaines, les dépenses journalières de carburant sont inférieures à celles constatées à la même période en 2019. L’évolution des conditions tarifaires a un impact important sur la consommation : ainsi, les ménages ont limité leurs achats de carburant avant le 1er septembre mais les ont accrus à partir de cette date, au moment où la remise de 30 centimes par litre a commencé à s’appliquer.

S’agissant maintenant des entreprises, l’indice des prix de production de l’industrie pour le marché intérieur est peut-être moins connu, mais il n’en est pas moins intéressant. Nous pouvons analyser l’évolution de cet indice pour la production et la distribution d’électricité, de gaz, de vapeur et d’air conditionné, ou encore plus finement pour la production, le transport et la distribution d’électricité, tant au niveau français qu’à l’échelle de l’Union européenne. Après avoir connu une certaine stabilité depuis 2015, les prix ont commencé à décoller avant la guerre en Ukraine, dans le courant de l’année 2021. La hausse est très significative : avec une base 100 en 2015, l’indice des prix en septembre 2022 est proche de 200 pour la France et de 300 pour l’Union européenne. Tout cela est lié au dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh).

Nos enquêtes de conjoncture montrent une augmentation massive et inédite des soldes d’opinion concernant l’évolution probable des prix de vente. C’est vrai dans tous les secteurs, mais dans une moindre mesure pour les services.

On observe également des difficultés d’approvisionnement importantes et, là encore, tout à fait inédites, en particulier dans l’industrie manufacturière et l’industrie du bâtiment. Ce phénomène est beaucoup plus difficile à modéliser, notamment parce qu’il n’a encore jamais été rencontré. Vous ne trouverez nulle part, dans les précédentes enquêtes de conjoncture, une telle proportion d’entreprises qui se déclarent confrontées à de telles difficultés.

Enfin, dans une note de conjoncture récente, nous avons analysé la part des consommations intermédiaires en énergie, sous ses formes multiples, dans la production des différentes branches industrielles. Sans surprise, nous avons constaté que la chimie, la métallurgie ainsi que l’industrie du papier et du carton étaient très énergivores – la première consomme beaucoup de pétrole tandis que les autres ont de gros besoins en électricité. Il en est évidemment de même pour le secteur des services de transport. Si l’on compare les chiffres de la production industrielle au troisième trimestre 2022 avec ceux du troisième trimestre 2021, on s’aperçoit que les secteurs subissant d’ores et déjà une baisse de leur production sont justement les plus énergivores – la sidérurgie, la métallurgie, la fabrication de pâte à papier, de papier et de carton, la chimie, la fabrication de ciment… Nous ne constatons pas encore de baisse des volumes produits dans le secteur de la fabrication de verre et d’articles en verre, ce qui est assez inattendu, mais il est probable que la conjoncture se retournera prochainement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je souhaite bien cerner le périmètre d’étude de l’Insee sur la question énergétique. Les chiffres que vous avez présentés sont essentiellement exprimés en fonction des prix, et non en unités énergétiques de base – en kilowattheures ou en mégawattheures, par exemple.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous faisons un peu les deux, mais nous n’avons pas voulu vous présenter trop de données en unités énergétiques car vous auditionnerez prochainement les statisticiens du Sdes, qui les produisent. Vous trouverez dans le document que nous vous avons remis de nombreuses données issues des comptes nationaux et de nos indices de prix – je pense notamment à l’indice de prix de production de l’industrie française. Certains graphiques présentent des données en volume ; ainsi, la notion d’intensité énergétique du PIB, que j’ai évoquée au début de mon propos liminaire, correspond au volume d’énergie exploitée pour produire une unité de PIB. De même, les graphiques illustrant la production d’électricité par EDF présentent des données exprimées en unités physiques, en l’occurrence en térawattheures.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les scénarios prospectifs, notamment en matière de consommation d’énergie, sont au cœur de la décision publique. Même si ce paradigme n’est plus admis par tout le monde, alors qu’il était jusqu’ici communément partagé, on peut considérer que la donnée d’entrée permettant de définir un système productif est le besoin de consommation. Dès lors, contribuez-vous d’une manière ou d’une autre à l’élaboration des différents scénarios envisagés, qu’il s’agisse de ceux produits, par exemple, par l’Agence de la transition écologique (Ademe) ou des schémas institutionnels de Réseau de transport d’électricité (RTE) ? Êtes-vous sollicités afin de permettre aux opérateurs et à RTE, qui n’est pas un spécialiste de la production ou de la consommation économique, de mieux définir ou de mieux comprendre la dépendance énergétique de notre système de production ou la demande de confort des Français ?

M. Jean-Luc Tavernier. Nous n’avons pas eu l’occasion de le faire, mais nous participons actuellement à un groupe de travail réunissant plusieurs administrations, sous l’égide de Jean Pisani-Ferry, en vue d’améliorer la modélisation macroéconomique autour de ces questions. En effet, nous ne pouvons pas nous contenter des modèles néokeynésiens voyant dans les investissements verts une manière de relancer l’activité. En réalité, le système de production se trouvera confronté à l’obsolescence du capital brun, c’est-à-dire des investissements trop polluants. Il est donc nécessaire d’évaluer les besoins accrus en investissements verts, qui se chiffrent en points de PIB, et de voir comment cela fonctionne en matière de financement et d’équilibre entre la consommation et l’épargne.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en déduis que vous n’avez pas contribué à étayer les scénarios quelque peu originaux apparus ces dernières années – je n’ose être plus précis, de peur de déclencher des polémiques – en matière de transition énergétique. Je pense notamment à celui élaboré en 2015 par RTE prédisant une évolution à la baisse, voire à la très forte baisse, des besoins énergétiques en France.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous y avons forcément contribué de manière indirecte, et très en amont.

Les premières données émises par l’Insee sont des projections démographiques, évidemment utilisées pour élaborer de tels scénarios.

Les secondes données que nous produisons, et qui sont beaucoup plus difficiles à établir, sont des estimations de croissance potentielle. Jusqu’alors, nous ne nous préoccupions pas des facteurs de limitation physique car nous n’y avions jamais été confrontés. Pour calculer la croissance potentielle, nous analysions l’évolution du capital, de la population et de la productivité globale des facteurs – je veux parler de la productivité du travail et de celle du capital, autrement dit du progrès technique. Nos estimations ont été prises en compte par bon nombre d’organismes. Bien que je ne connaisse pas l’ensemble des travaux réalisés par RTE et l’Ademe, j’imagine qu’ils sont fondés sur des hypothèses de croissance potentielle de ce type. On peut évidemment se demander si cette manière de faire reste la bonne ou si nous devrions plutôt considérer l’existence de facteurs physiques limitants. Cette question, d’une complexité effroyable, se pose cependant à l’échelle de la planète, et non de notre seul pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous nous rassurez, en quelque sorte, en nous disant que vous commencez à y réfléchir…

M. Antoine Armand, rapporteur. Quels concepts utilisez-vous, au sein de l’Insee, pour évoquer la souveraineté en matière énergétique et, plus largement, en matière industrielle ? Disposez-vous d’autres indicateurs que le taux de dépendance ? Avez-vous recours à des proxys pour parler de vulnérabilité ou de sécurité d’approvisionnement ?

Quelle valeur accordez-vous au taux de dépendance énergétique pour apprécier l’indépendance de notre pays ? Cet indicateur vous semble-t-il fournir une approximation intéressante, en particulier dans une perspective de comparaisons internationales, compte tenu de ses limites et de la diversité des données utilisées par les différents pays ?

M. Jean-Luc Tavernier. Vous ne trouverez jamais, dans un document de l’Insee, le mot « souveraineté ». Il ne s’agit pas d’un concept statistiquement labellisé. C’est pourquoi j’ai préféré vous présenter des faits : la facture énergétique rapportée au PIB, qui me paraît être un bon indicateur de notre dépendance, du moins en matière monétaire, et l’évolution de la production physique d’énergie en térawattheures.

Il existe sans doute d’autres comparaisons internationales – nous n’avons pas eu le temps d’en chercher dans les délais qui nous étaient impartis, et il faut dire que notre document comporte déjà de nombreux graphiques –, mais les données d’Eurostat relatives au taux de dépendance que je vous ai présentées me semblent assez robustes. S’agissant des séries, il convient de faire attention aux évolutions du périmètre de l’Union européenne. Il faudrait examiner la façon dont Eurostat a traité les élargissements successifs. Nous pourrons le faire pour vous, si vous le souhaitez.

Le sujet nouveau pour l’appareil statistique, qui apparaît aujourd’hui pour les questions énergétiques et qui est apparu il y a près de trois ans pour les questions sanitaires, est celui de l’évaluation de la dépendance des chaînes de valeur et de la résilience. Les enjeux géopolitiques mondiaux actuels nous incitent à nous en préoccuper davantage, mais il n’est pas évident de savoir comment ni avec quel type d’instruments éclairer statistiquement les choses, d’autant que je n’ai pas la prétention de connaître mieux que tous les chefs d’entreprise de France l’éventail de leurs fournisseurs et la fragilité de leurs sous-traitants de rang 1, 2, 3 ou 4.

M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d’entreprises. Il existe une enquête européenne expérimentale sur la chaîne de valeur, qui en est à sa troisième édition et dont les résultats devraient être prochainement publiés – j’espère qu’ils le seront au début de l’année prochaine. Cette enquête porte sur la période 2018-2020, ce qui nous permettra d’analyser comment les entreprises étaient organisées avant la crise du covid et le confinement, et comment elles envisageaient de délocaliser certaines parties de leur appareil productif. Elle nous permettra aussi de comparer les différents pays européens dans ce domaine. Un certain nombre d’États membres, y compris parmi les plus importants, comme l’Allemagne, se sont longtemps montrés assez réticents : or, lors des dernières réunions internationales, on s’est aperçu que les enquêtes de ce type devenaient presque structurelles puisque certains pays, notamment du nord de l’Europe, ont décidé de les inscrire à leur programme de travail annuel à compter de 2022 ou 2023. Nous-mêmes envisageons de faire évoluer notre appareil d’observation sur ce sujet en vue d’obtenir des résultats beaucoup plus réguliers, à l’instar de ce que nous faisons déjà dans le domaine de la comptabilité d’entreprise, où nous disposons de résultats annuels. Cependant, comme l’a dit M. Tavernier, une telle enquête n’est pas facile à mener, d’autant qu’elle revêt un caractère qualitatif.

M. Jean-Luc Tavernier. Pour répondre à votre seconde question, je dois m’aventurer un peu au-delà de mon domaine de compétence et exprimer une position personnelle. Puisque nous vivons dans un espace européen assez solidaire et géopolitiquement assez stable, c’est à ce niveau que l’on doit appréhender les questions liées à notre indépendance énergétique. Par ailleurs, notre pays est un grand importateur de matières premières, notamment minérales, lesquelles sont indispensables pour produire des énergies renouvelables : notre dépendance aux énergies fossiles risque donc d’être remplacée par une dépendance aux matières premières métalliques.

Je vous le disais, nous allons essayer de faire des efforts en menant des enquêtes à ce sujet, mais elles sont d’autant plus difficiles à réaliser que les entreprises ont des sous-traitants en cascade et qu’il n’est pas toujours facile d’identifier une dépendance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment évaluer l’interdépendance des pays européens en matière énergétique ? S’il y a un marché européen, il existe aussi des stratégies de production nationales et des tentatives d’influencer la définition du cadre européen, notamment pour ce qui concerne l’électricité. Est-ce quelque chose que l’on peut mesurer ?

M. Jean-Luc Tavernier. L’Insee ne publie rien sur le sujet. En revanche, on dispose d’une description exhaustive des échanges d’énergie entre les pays. Les statisticiens de la direction générale des douanes et droits indirects pourront vous la présenter.

D’autre part, on a une assez bonne connaissance des capacités d’échange entre les pays. C’est d’ailleurs sur cette base que la Commission européenne a accepté de séparer la péninsule Ibérique du reste de l’Europe. Je ne suis pas spécialiste de la question mais je pense qu’elle est assez bien documentée.

M. Sylvain Moreau. Elle est en effet bien documentée. Le Sdes réalise pour la direction générale de l’énergie de la Commission européenne des enquêtes sur les prix et la régulation des volumes. Béatrice Sédillot pourra vous en parler de façon détaillée.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la dépendance énergétique à proprement parler.

Dans le document que vous nous avez fourni, un graphique retrace l’évolution de la dépendance énergétique au niveau européen depuis le début des années 1990, toutes énergies confondues – j’imagine que le même type de graphique existe par énergie. On note une forte tendance à la hausse, à l’exception des périodes de crise. Quelle analyse en faites-vous ?

M. Jean-Luc Tavernier. Quand nous avons préparé ce document, il y a quelques jours, nous nous sommes dit qu’il fallait y inclure des comparaisons européennes. Ce graphique, avec des « montagnes russes » dans la décennie 2010, m’a étonné – on ne trouve pas de telles variations dans les données françaises. Il faudrait que nous y regardions de plus près. À ce stade, je n’ai pas d’analyse à vous proposer. Peut-être pourriez-vous solliciter Eurostat à cette fin.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le graphique suivant présente la dépendance énergétique par État membre en 2020. Certains pays semblent présenter une spécificité en la matière, soit qu’ils disposent de ressources propres, soit que leur taille les place dans une situation particulière. Qu’en est-il de la France ? Pourriez-vous nous donner une perspective historique ? Comment le taux de dépendance a-t-il évolué depuis les années 1970, notamment sous l’effet de l’accroissement de la production nucléaire ? Quelle méthode a été utilisée pour construire ce graphique ?

M. Jean-Luc Tavernier. Au risque de vous décevoir, monsieur le rapporteur, je ne me risquerai pas à commenter les statistiques des autres pays. Je pense qu’Eurostat fait bien son travail et que, quand elle publie des chiffres, c’est qu’elle juge qu’ils sont suffisamment homogènes pour être comparés.

Le résultat affiché ne me surprend pas. La dépendance de la France était bien plus forte avant le développement de l’énergie nucléaire. Le ratio indiqué ici est en cohérence avec ce que j’indiquais précédemment. On observe une certaine stabilité depuis le moment où le nucléaire est arrivé à maturité, jusqu’à une période très récente. Quand on regarde le graphique précédent, on se dit que cela ne devait pas être le cas dans tous les pays, surtout dans la décennie 2010.

Je ne suis pas surpris que l’Allemagne se trouve dans un état de dépendance bien supérieur – cela a été assez commenté ces derniers mois. En 2020, elle ne produisait plus d’énergie nucléaire depuis déjà un certain temps ; de toute façon, cette production n’a jamais eu le poids qu’elle a pu avoir en France.

Je ne saurais commenter plus avant ce graphique. C’est aux organisations internationales chargées de ces questions qu’il faut vous adresser. Tout ce que nous pouvons faire, c’est vous servir d’intermédiaire auprès d’Eurostat, de l’AIE ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans le graphique présentant le solde des échanges énergétiques, on observe une chute des exportations françaises d’électricité au moment de la crise de 2008. Elles semblent être restées par la suite durablement inférieures à ce qu’elles étaient dans la période antérieure. Le confirmez-vous ?

M. Jean-Luc Tavernier. On note en effet une baisse sensible en 2008 et 2009 ; cela remonte après, mais sans jamais retrouver le niveau antérieur à la crise. Il faudra que vous demandiez des explications aux collègues des douanes.

M. Sylvain Moreau. Je crois que c’est lié à l’état du parc nucléaire et aux travaux de maintenance dans les centrales. Le Sdes, la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) ou EDF vous répondront peut-être de façon plus détaillée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce qui est intéressant, c’est que la production nette d’électricité, elle, ne baisse pas.

M. Jean-Luc Tavernier. On observe quand même un petit décrochage en 2008. Il reste que ce sont des évolutions minimes par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est le point de vue du statisticien.

M. Jean-Luc Tavernier. Non, ce sont des faits !

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce que nous cherchons à étudier, c’est la prévision du besoin et la façon dont les pouvoirs publics y répondent. La question que soulève ce graphique est de savoir si la baisse relative des exportations à compter de 2008 traduit une diminution des besoins de nos partenaires ou une réduction de nos capacités d’exportation. Dans cette dernière hypothèse, est-ce lié à un affaiblissement de nos capacités de production, ce qui ne semble pas être le cas si l’on en croit le graphique présentant l’évolution de la production nette d’électricité, ou à une moindre disponibilité pour l’exportation de l’énergie produite ?

M. Jean-Luc Tavernier. Nous dirons à nos collègues de creuser la question dans la perspective de leur audition.

Il me semble que l’épisode récessif de 2008-2009 a été très fortement ressenti en Europe et qu’il a sans doute réduit la demande d’électricité de nos partenaires et, partant, le solde des échanges et la production, puisqu’il y avait moins de besoins à satisfaire. Néanmoins, ce n’est qu’une conjecture.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour étudier la vulnérabilité économique de la France, vous avez appliqué le modèle Mésange à l’hypothèse d’une hausse de 10 dollars du prix du baril de pétrole. Est-ce la seule simulation que vous avez effectuée dans ce cadre ? Avez-vous étudié la sensibilité de l’économie au prix de l’électricité, à celui du gaz ou à d’autres types d’énergie et, si tel n’est pas le cas, pensez-vous que l’Insee aurait la capacité de le faire ?

M. Jean-Luc Tavernier. Pour l’heure, nous ne disposons que d’une modélisation en fonction du prix du pétrole. C’est une variable qui, du point de vue méthodologique, est assez simple à isoler. Il n’y a pas de doute que les résultats seraient similaires avec un choc sur le prix du gaz sans contagion sur celui de l’électricité. La difficulté serait d’« endogénéiser » l’effet de l’évolution du prix du gaz sur le prix de l’électricité, lequel dépend de l’évolution globale du marché de l’énergie européen. C’est une question nouvelle, et je ne prendrai pas d’engagement à ce sujet au nom de mes collègues. Tout ce que je peux faire, c’est m’engager à l’examiner.

Quant aux effets d’un choc sur le prix de l’électricité… Ce sur quoi nous travaillons, c’est plutôt à évaluer au mieux, et dans les meilleurs délais, le choc lui-même. C’est ce que cherchent à faire les équipes de Sylvain Moreau. Étant donné que les contrats et les clauses de prix sont extrêmement variés, c’est un réel défi. Si nous sommes plutôt fiables pour ce qui concerne l’indice des prix à la production – on regarde dans les comptes combien les entreprises ont payé, et cela jusqu’au mois précédent –, nous ne savons pas prévoir ce qui va se passer du fait de l’évolution des contrats. Si j’avais des moyens disponibles, c’est à cela que je les utiliserais, afin d’éclairer au mieux la situation des entreprises et de guider la réponse des pouvoirs publics en matière de bouclier tarifaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le Parlement a le privilège de pouvoir ne pas raisonner à budget constant : cela vous semblerait-il intéressant de disposer de ce type d’informations ?

M. Jean-Luc Tavernier. Le législateur dispose d’un autre privilège, monsieur le rapporteur : celui d’accroître le budget !

Plaisanterie à part, et même si cela me paraît compliqué, je m’engage à regarder avec mes équipes ce que l’on peut faire en cette matière aussi.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le graphique relatif aux difficultés d’approvisionnement, probablement construit à partir de déclarations, illustre la difficulté à appréhender les chaînes de valeur et à définir ce qu’est une difficulté d’approvisionnement. Y aurait-il une manière d’objectiver la chose ? Pensez-vous pouvoir établir une relation entre les difficultés d’approvisionnement, le niveau des prix et l’évolution des productions, de manière à en tirer des leçons en matière de vulnérabilité ?

M. Jean-Luc Tavernier. Il s’agit là d’une enquête de conjoncture : on demande aux entreprises si elles estiment que leur production est limitée par des facteurs liés à l’offre ou à la demande et si elles souffrent de difficultés d’approvisionnement. Les réponses sont pondérées par le chiffre d’affaires. Toutefois, on ne sait rien de la prégnance de ces difficultés. Si les entreprises déclarent qu’elles en rencontrent et doivent provisionner, cela signifie que la production en est probablement entravée, mais on ne sait pas si elle sera réduite pour autant, ni si l’on va arrêter une chaîne de production. Dans l’enquête de conjoncture du mois de novembre, nous formulerons des questions complémentaires pour clarifier ce point. Il convient néanmoins de rester prudent, parce que quand on pose des questions qualitatives, on ne sait jamais quel succès elles vont rencontrer ni si les réponses seront exploitables. Vous le saurez dans les semaines à venir.

On regardera aussi a posteriori si les entreprises qui ont signalé des difficultés d’approvisionnement font partie des secteurs économiques où l’activité a été réduite.

Nous avons enfin posé en juin et en septembre une question concernant les difficultés d’approvisionnement spécifiquement liées à la guerre en Ukraine. Le graphique suivant en présente les résultats. Comme vous le voyez, ils sont très variables selon les secteurs. Les difficultés ont tendance à se réduire, sauf pour ce qui concerne les matériels de transport.

Je ne sais si j’ai répondu à vos interrogations.

M. Sylvain Moreau. Les difficultés d’approvisionnement ont quand même un impact sur l’activité – je vous renvoie aux derniers graphiques du document. On l’avait déjà vérifié pendant le confinement, en particulier dans le secteur automobile, dans lequel plusieurs chaînes de production ont été fermées.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous ne disposons pas de vision globale mais on note une certaine cohérence entre, d’une part, les réponses aux enquêtes de conjoncture, fondées sur la perception par les entreprises des difficultés d’approvisionnement, de l’évolution des prix et de celle de la production, et, d’autre part, les indices de production industrielle – à cette singularité près que dans le secteur de la fabrication de verre, on n’a pas noté, à ce jour, de baisse de la production.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous ne disposez pas d’un suivi des réserves d’énergie ou des stocks stratégiques constitués sur le territoire national ?

M. Jean-Luc Tavernier. Le Sdes le fait. Ma collègue pourra vous en parler.

Si j’en crois mes dernières discussions avec ma collègue d’Eurostat, on possède, pour ce qui est du stockage de gaz, des données assez homogènes entre les différents pays européens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et dans la comptabilité des entreprises, les stocks énergétiques sont marginaux ?

M. Sylvain Moreau. Dans le plan comptable, on ne fait pas de distinction entre les sources d’énergie ; l’énergie et l’eau sont comptabilisées ensemble. Suivant les secteurs, il est parfois difficile de faire la part de ce qui relève de l’une et de ce qui relève de l’autre. Nous sommes en train d’examiner comment l’on pourrait faire évoluer les choses, par exemple en enrichissant d’une enquête le plan comptable. Mais les données seront annuelles et ne seront disponibles qu’avec un décalage temporel de près de deux ans.

M. Jean-Luc Tavernier. Nous n’exploitons pas les comptes infra-annuels.

M. Francis Dubois (LR). L’audition des représentants d’Eurostat permettra de comparer la situation de la France à celle des autres pays européens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, messieurs, d’avoir répondu à nos questions. Nous ne manquerons pas de vous solliciter ultérieurement, notamment après l’audition d’autres personnalités chargées des statistiques, à la DGEC, aux douanes ou à Eurostat.

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ANNEXE – Présentation de M. Tavernier

 


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5.   Table ronde réunissant Mme Ketty Attal-Toubert, Cheffe du Département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE) de la Direction générale des douanes et des impôts indirects, et son adjoint M. Boris Guannel ; Mme Béatrice Sédillot, Cheffe du service des données et études statistiques (Sdes) au Commissariat général au développement durable (CGDD), Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l’énergie et Mme Virginie Andrieux, bureau des statistiques de l’offre énergie ; Mme Madeleine Mahovsky, Cheffe de l’Unité « Énergie » et M. Gaston Bricout, Gestionnaire en statistiques, Eurostat, Commission européenne ; M. Tanguy de Bienassis, Analyste finances et investissements, et M. Jérôme Hilaire, Analyste investissements et Modélisateur approvisionnements, International Energy Agency (IEA) (15 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, après un premier cycle d’auditions qui nous a permis de recueillir divers éléments de contexte, nous poursuivons nos travaux par de nouvelles auditions sur les données statistiques. La semaine dernière, nous avons reçu l’Insee, qui a abordé les questions relatives à la consommation et au marché sous un angle statistique. Cette table-ronde devrait nous permettre de nous pencher davantage sur la production et l’approvisionnement.

Je remercie les nombreuses personnes que nous avons invitées pour leur présence cet après-midi. L’audition réunit des représentants des services des données et études statistiques (Sdes) du commissariat général au développement durable (CGDD), du département des statistiques et des études du commerce extérieur ((DSECE) et de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), qui nous fourniront des données nationales. Nous entendrons également Eurostat, qui est rattaché à la Commission européenne, sur les données relatives aux pays européens et à l’Union européenne ; ainsi que l’Agence internationale de l’énergie (AIE), fondée dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour les comparaisons internationales.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Jérôme Hilaire, Boris Guannel, Tanguy de Bienassis et Gaston Bricout, et Mmes Ketty Attal-Toubert, Madeleine Mahovsky, Béatrice Sédillot, Bérengère Mesqui et Virginie Andrieux prêtent serment.)

Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques (Sdes) au Commissariat général au développement durable (CGDD). Le Sdes est le service statistique du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires et du ministère de la transition énergétique. Il s’agit d’un service du CGDD, ainsi que de l’un des seize services statistiques ministériels qui constituent, avec l’Insee, le service statistique public.

Les pratiques liées à la production et à la consommation d’énergie sont traitées par une sous-direction du Sdes, dont les travaux couvrent des sujets plus larges, comme le transport, le logement, la construction ou l’environnement. Nous produisons des indicateurs statistiques afin d’éclairer le débat public. Nous transmettons aussi des données mensuelles et annuelles à l’AIE et à Eurostat, sur les produits pétroliers et le gaz notamment, afin d’assurer la sécurité de la France en hydrocarbures. Le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa) utilise également pour une large partie de ses estimations nos données. Nous avons aussi pour mission de suivre les engagements de la France sur le plan international comme national. Nous contribuons donc au suivi du protocole de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre, et nous suivons de nombreuses directives européennes, en particulier sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique.

Notre site Internet propose une documentation fournie sur l’ensemble de ces éléments, comme des bilans de l’énergie, des chiffres clés, des notes de conjoncture, des tableaux de bord trimestriels sur les énergies renouvelables, des données mensuelles, ainsi que des publications régulières sur les prix, incluant des comparaisons européennes, sur la R&D, ou encore sur les facteurs d’évolution des émissions en CO2 liées à l’énergie.

Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l’énergie (Sdes). Les statistiques que je vais présenter s’appuient sur des données annuelles consolidées de l’année 2021 et sur des données de l’année 2022 afin d’exposer des tendances plus récentes.

La France connaît une baisse tendancielle de sa consommation d’énergie à la fois primaire et finale depuis le milieu des années 2000. En 2020, un rebond s’observe, en raison de la sortie de la crise sanitaire. La consommation primaire atteint 2760 TWh en 2021 et la consommation finale 1750 TWh. La répartition entre les différents types d’énergie révèle une part importante du nucléaire dans la consommation primaire. La part de l’électricité est moindre en consommation finale, les produits pétroliers occupant une plus large part.

Depuis 1990, la consommation d’énergie dans l’industrie diminue nettement pour atteindre 316 TWh en 2021. La consommation du tertiaire et du résidentiel reste stable depuis le milieu des années 2000. La sortie de la crise sanitaire a entraîné un rebond de la consommation d’énergie des transports en 2021, sans toutefois que ce niveau atteigne celui de 2019.

La production primaire d’énergie a fortement crû depuis les années 1970, principalement grâce au déploiement du programme nucléaire. Elle rebondit en 2021, à la suite de la sortie de la crise sanitaire. Elle reste néanmoins inférieure à son niveau de 2019, notamment parce que la production nucléaire, qui s’établit à 1 150 TWh, se situe à l’un de ses plus bas niveaux depuis la fin des années 1990. En effet, la crise sanitaire a affecté les calendriers de maintenance et des problèmes de corrosion ont été découverts dans plusieurs réacteurs en fin d’année, entraînant leur mise à l’arrêt. La production nucléaire est par conséquent inférieure de 15 % à son niveau le plus élevé, observé en 2005. En 2021, la production hydraulique a également diminué en raison de faibles précipitations et de stocks hydrauliques assez bas, n’atteignant pas le niveau de 2019.

Le nucléaire représente un peu plus des deux tiers de la production électrique, bien que cette part marque un léger retrait par rapport à 2005. Au contraire, la part des énergies renouvelables dans la production électrique est croissante depuis la fin des années 2000.

La production électrique du troisième trimestre 2022 décroît de 24 % par rapport au troisième trimestre 2021. Cette diminution s’explique par la baisse de 36 % de la production nucléaire et de la baisse de 36 % de la production hydraulique, liée à la sécheresse que le pays a traversée en 2022.

En 2021, les énergies renouvelables représentent 19,3 % de notre consommation finale brute. Cette part est légèrement inférieure à l’objectif fixé pour 2020. Elle a toutefois plus que doublé depuis 2005, en raison du développement de l’éolien, des pompes à chaleur et des biocarburants.

La France importe en net 1 247 TWh. Il s’agit essentiellement de pétrole et de gaz naturel. À l’inverse, notre pays est exportateur net d’électricité. Les exportations nettes d’électricité sont toutefois un peu plus fluctuantes depuis 2008, en raison de la fermeture des centrales à charbon et du développement des énergies renouvelables intermittentes. En 2022, la baisse de la production d’électricité s’est doublée d’un effondrement des exportations.

Les statistiques ne définissent pas de concept de souveraineté énergétique. Néanmoins, plusieurs indicateurs permettent d’approcher cette notion. Le taux d’indépendance énergétique correspond au rapport entre la production primaire et la consommation primaire, soit la part de consommation primaire produite nationalement. Le développement du programme nucléaire a permis à ce taux de progresser de 25 % à la fin des années 1970 à 55 % en 2021.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quels sont les critères de définition du taux d’indépendance énergétique ? La part de l’électricité produite sur le territoire national à partir de pétrole importé est-elle par exemple comptabilisée ?

Mme Bérengère Mesqui. Il s’agit de la production primaire, et non de la transformation. Le calcul de ce taux prend donc essentiellement en compte l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables. 

En 2022, le taux d’indépendance énergétique chute de six points, en raison de la baisse de production nucléaire.

Les échanges extérieurs et la diversification des pays d’importation d’énergie sont également révélateurs du degré d’indépendance énergétique. La définition des pays d’importation par les douanes est souvent délicate. Les fournisseurs d’énergie nous transmettent ces informations, contenues dans les contrats d’achat de gaz. Elles diffèrent un peu des données issues des douanes. En 2021, la Norvège représente 32 % des importations de gaz, la Russie 22 %, l’Algérie 8 %, les Pays-Bas 7 % et le Nigeria 7 %. Enfin, 22 % du gaz est importé d’autres pays, notamment de pays indéfinis, car les fournisseurs ne connaissent pas toujours l’origine du gaz acheté sur les marchés.

M. le président Raphaël Schellenberger. S’agit-il essentiellement de gaz liquide ?

Mme Bérengère Mesqui. Il peut s’agir de gaz liquide, mais pas uniquement.

Mme Virginie Andrieux, bureau des statistiques de l’offre énergie. Il est difficile d’obtenir des informations précises à ce sujet, tant de la part des fournisseurs que des transporteurs. En 2020, ces échanges non affectés ont été particulièrement nombreux en raison de la chute du prix du gaz et de la fréquence des échanges sur le marché.

Mme Bérengère Mesqui. La provenance de nos importations de pétrole est beaucoup plus diversifiée. L’Europe nous fournit 42 % de nos produits pétroliers non raffinés. Il s’agit ici d’importations nettes.

Par convention statistique, le nucléaire et les énergies renouvelables sont considérés comme des énergies nationales. Cependant, la totalité de l’uranium naturel utilisé dans nos centrales est importée. Les principaux producteurs en sont le Kazakhstan, à hauteur de 45 %, la Namibie, à 12 %, et le Canada, à 10 %. Les pays fournisseurs d’uranium sont moins diversifiés que ceux dont provient le pétrole. De même, de nombreuses ressources nécessaires à la production d’énergie renouvelable sont importées, comme le précise le Réseau de transport d’électricité (RTE) dans son rapport « Futurs énergétiques 2050 ». De fortes tensions pèsent sur l’approvisionnement en cuivre, indispensable à tous les composants du système électrique, en silicium, nécessaire au développement de l’énergie solaire, ainsi qu’en lithium et en cobalt, notamment utilisés pour stocker l’électricité.

La souveraineté énergétique peut également être évaluée au regard de la facture énergétique. En 2021, cette facture s’établit à 44,3 milliards d’euros. L’année 2022 est marquée par une envolée de la facture en raison de la hausse des cours depuis la fin 2021. La facture atteint 96 milliards sur douze mois, soit une augmentation de 187 %.

En septembre, les stocks utiles de gaz s’élèvent à 137 TWh, ce qui est supérieur à la même date en 2021. Le niveau de remplissage des installations de stockage de gaz naturel sur le territoire s’établit à 96,9 % au 1er octobre 2022. Les stocks stratégiques et commerciaux de pétrole, pour lesquels nous ne disposons que de données annuelles, se situent en dessous des niveaux des années précédentes, à la fin de l’année 2021, et nous ne disposons pas des données afférentes au début de l’année 2022

M. le président Raphaël Schellenberger. Le stockage de gaz en septembre approche du niveau maximal. En début d’année, à l’inverse, le niveau était historiquement bas. En outre, la courbe était particulièrement pentue en fin d’année dernière. Les indices de criticité étaient donc déjà visibles à cette période.

Mme Virginie Andrieux. Les prix étaient alors très hauts, et il était difficile d’anticiper qu’ils continueraient à augmenter.

Mme Bérengère Mesqui. Vous nous aviez également demandé des précisions sur les zones non interconnectées. La production primaire dans les départements d’outre-mer est très faible. Elle est sept fois inférieure au niveau de consommation de ces territoires. Il s’agit d’une production d’énergie renouvelable, électrique ou thermique. La production d’électricité dans les départements d’outre-mer provient essentiellement de centrales au gaz ou à charbon.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est le rôle de votre service dans l’élaboration de scénarios de consommation d’énergie ? Je pense notamment à celui de RTE. Vous disposez en effet de données fiables. Êtes-vous sollicités ou pas ?

Mme Bérengère Mesqui. Toutes nos données sont disponibles en ligne et sont probablement utilisées pour élaborer des scénarios. Nous fournissons des données à ceux qui le demandent, mais RTE, par exemple, dispose déjà de données sur l’électricité.

Mme Béatrice Sédillot. Les données sont utilisées pour les séries longues. Notre service n’assure cependant pas de rôle de prospective.

M. le président Raphaël Schellenberger. Certes, RTE dispose de données sur l’électricité. Cependant, pour travailler sur le transfert d’usage, il peut être utile d’avoir accès à des données plus fines concernant les autres énergies, comme celles dont vous disposez.

Mme Ketty Attal-Toubert, cheffe du département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE) de la Direction générale des douanes et des impôts indirects. Le DSECE appartient à la Direction générale des douanes et des droits indirects. Il est chargé du suivi des échanges extérieurs de la France en matière de biens. Comme le Sdes, le DSECE fait partie du service statistique public.

Nous diffusons de nombreuses informations statistiques sous différentes formes : résultats mensuels sur les imports et les exports et le solde commercial, et bilans trimestriels et annuels. Nous publions également des données en open data. Par ailleurs, nous menons des études plus ponctuelles et approfondies sur différentes thématiques. L’ensemble de ces études est disponible sur le site du kiosque des finances.

Pour produire les statistiques du commerce extérieur, nous distinguons les échanges de biens intérieurs et extérieurs à l’Union européenne. Jusqu’à janvier 2022, pour produire les statistiques intraeuropéennes, nous utilisions la déclaration d’échanges de biens. Cette formalité administrative comprenait un volet fiscal et une composante destinée à la collecte d’informations pour l’établissement des statistiques du commerce extérieur. Cette dernière partie était régie par le règlement Intrastat européen, récemment remplacé par le règlement European business statistics (EBS). La formalité administrative et la collecte d’informations pour l’établissement des statistiques du commerce extérieur ont été séparées. Cette dernière est réalisée par l’enquête mensuelle sur les échanges de biens intra-UE (EMEBI) depuis janvier 2022.

M. le président Raphaël Schellenberger. S’agit-il d’une enquête exhaustive ou d’un échantillonnage ?

Mme Ketty Attal-Toubert. L’enquête est quasiment exhaustive. Nous avons défini un seuil en deçà duquel nous ne collectons pas de données. Nous interrogeons pratiquement tous les acteurs situés au-dessus du seuil.

M. Boris Guannel, adjoint à la cheffe du département de la DSECE. Nous interrogeons l’ensemble des entreprises qui ont dépassé 460 000 euros d’échanges, à l’introduction ou à l’expédition intraeuropéenne, sur l’année. Ces règles existaient déjà lorsque la déclaration d’échanges de biens était pratiquée. Toutefois, cette dernière reposait sur une obligation de déclaration de la part des opérateurs dès lors qu’ils constataient qu’ils avaient dépassé ce seuil. Désormais, il revient à notre service de les identifier, en nous appuyant par exemple sur les chiffres d’affaires à l’exportation, transmis chaque mois à la direction générale des finances publiques (DGFIP). Le passage de la déclaration à l’enquête n’a pas profondément modifié la collecte, car le commerce extérieur est fortement concentré au niveau national : une trentaine de milliers d’opérateurs assurent près de 95 % des échanges de la France. Ce sont des opérateurs de taille connue, que nous suivons donc régulièrement.

Mme Ketty Attal-Toubert. Nous ne disposons pas de définitions de la souveraineté ni de l’indépendance énergétiques. Toutefois, nous avons recours à la notion de vulnérabilité, définie par le Fonds monétaire international (FMI), puis utilisée par direction générale du Trésor et le conseil d’analyse économique. Nous nous sommes notamment appuyés sur ce concept dans notre analyse de la vulnérabilité des approvisionnements originaires de Chine publiée cet été.

La vulnérabilité est définie par deux critères. Le premier est le degré de concentration des pays fournisseurs des importations du produit. En effet, l’importation d’un produit par un nombre réduit de pays fournisseurs peut représenter un risque, à moins qu’un report sur d’autres fournisseurs soit possible. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit comme second critère le potentiel de diversification à court terme du produit. Pour un produit donné, nous analysons le nombre d’exportateurs mondiaux. Nous n’avons toutefois pas encore appliqué ces critères sur le champ de l’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qui définit les champs auxquels vous devez appliquer cette notion de vulnérabilité ? Depuis quand ce concept préside-t-il à l’organisation de vos travaux ?

Mme Ketty Attal-Toubert. Nous présentons un programme de travail au conseil national de l’information statistique (Cnis). Certains sujets peuvent également s’imposer à nous en fonction du contexte économique. Notre dernier bilan trimestriel comprenait une partie approfondie sur les questions relatives aux énergies.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand le concept de vulnérabilité est-il apparu dans vos travaux ?

Mme Ketty Attal-Toubert. Nous l’avons utilisé pour la première fois cet été dans le cadre de nos travaux sur la Chine. Les études du Trésor l’intègrent depuis 2020, en raison du contexte épidémique. Elles mettaient notamment en évidence la vulnérabilité de la France envers certains produits pharmaceutiques.

M. Boris Guannel. Les statistiques que nous allons vous présenter sur le commerce extérieur diffèrent de celles commentées par le Sdes pour des raisons méthodologiques : un certain nombre de statistiques évoquées par le Sdes concernaient par exemple des importations nettes des exportations. En outre, elles mettaient l’accent sur les volumes, en TWh, alors que notre unité de base repose sur les valeurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous ne mesurez donc que les valeurs ?

M. Boris Guannel. Nous mesurons les valeurs et les quantités. Nous publions cependant essentiellement des statistiques en valeurs. Cela ne pose pas de problème méthodologique pour une large partie de l’énergie, puisque le TWh représente un dénominateur commun. En revanche, l’énergie ne représente qu’une composante de ce que nous étudions. Nous devons donc trouver un déflateur commun pour réconcilier différentes mesures de volume. Ce travail est exercé par l’Insee et dans les comptes trimestriels.

Depuis le milieu des années 2000 jusqu’à 2021, nos importations d’énergie ont fluctué. Ces variations suivent de manière assez proche l’évolution des cours de l’énergie. Le point le plus fort a été atteint en 2012, avec un montant d’importation d’énergie de l’ordre de 94 milliards d’euros ; le point plus bas, exception faite de l’année 2020, a été atteint en 2016 avec environ 46 milliards d’importations d’énergie. Ces variations sont essentiellement guidées par les évolutions des prix de l’énergie. L’évolution en proportion de nos importations montre que la part de l’énergie dans nos importations est relativement stable. Du milieu des années 2000 jusqu’au 2010, cette part fluctue aux alentours de 15 % de nos importations. Elle chute vers 2016 pour se stabiliser jusqu’en 2019 autour d’une dizaine de points de pourcentage. La crise du Covid a affecté la demande en énergie ainsi que les prix. La reprise des activités économiques s’est accompagnée d’une augmentation de nos importations énergétiques, accentuée en 2022 par le conflit en Ukraine, qui a eu un effet sur les prix et sur la fourniture en gaz naturel.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’une des séries que vous nous avez fait parvenir concerne l’Europe hors Union européenne. De quels pays s’agit-il ?

M. Boris Guannel. Ce sont tous les autres pays qui ne font pas partie de l’Union européenne, comme le Royaume-Uni.

M. le président Raphaël Schellenberger. La Russie est-elle comptabilisée dans cette série ? Cela signifierait que, pudiquement, les importations russes sont qualifiées d’importations « Europe hors UE ».

M. Boris Guannel. Effectivement. Il s’agit du découpage que nous avons retenu.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends que vous travaillez en unités monétaires. Quelle est la destination interne à votre administration de vos études ? Existe-t-il une instance de surveillance de cette thématique au sein du ministère de l’économie, antérieure à la situation de crise que nous traversons ?

M. Boris Guannel. S’agissant des douanes, il n’existe pas d’analyse spécifique de l’énergie, si ce n’est que nous constatons dans l’ensemble des publications réalisées depuis le début de l’année que le poids de l’énergie ne cesse d’augmenter et qu’il contribue à l’augmentation du déficit observé depuis fin 2021. Au sein du ministère en général, d’autres services du ministère des finances, comme la direction générale du Trésor, peuvent observer de manière plus fine les produits de l’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il s’agit donc essentiellement de données en unités monétaires.

M. Boris Guannel. Ces services ont peut-être accès à d’autres données, qui ne seraient pas issues de notre département. S’agissant de l’énergie, notre service est surtout orienté vers une valorisation en euros. Cependant, l’information est également collectée par la douane en TWh. Nous fournissons également ces informations au Trésor.

M. Antoine Armand, rapporteur de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Au regard des données statistiques que vous nous avez transmises et commentées, est-il correct de dire que l’indépendance énergétique – au sens où vous l’entendez – de la France s’est accrue depuis 2000 ?

Mme Bérengère Mesqui. Le taux d’indépendance énergétique de la France a augmenté depuis 2000 pour atteindre 55 % en 2021. L’évolution est cependant marquée par des fluctuations.

M. Antoine Armand, rapporteur. Exception faite de la situation conjoncturelle, il n’y a donc pas de perte d’indépendance énergétique du pays depuis 2000.

Mme Bérengère Mesqui. Nous ne disposons pas des données pour 2022, mais la France n’a effectivement pas perdu d’indépendance énergétique entre 2000 et 2020.

Mme Béatrice Sédillot. Les évolutions sont liées à une tendance à la baisse de la consommation doublée d’une stabilité globale de la production primaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. La courbe du taux d’indépendance énergétique atteint son plus haut point en 2012, avant d’être marquée par une chute, suivie d’une reprise. Comment expliquez-vous ces deux dernières évolutions ? S’agit-il du contrecoup de la crise économique ? Est-elle expliquée par des éléments relatifs au parc nucléaire ?

Mme Bérengère Mesqui. La baisse du taux d’indépendance énergétique s’explique par la stabilité de la consommation et la diminution de la production primaire en 2012, mais nous préférerions vous transmettre une réponse plus détaillée sur les facteurs qui l’expliquent ultérieurement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le taux d’indépendance croît de manière non linéaire entre 2000 et 2020. La croissance sensible des échanges extérieurs de gaz à partir des années 2000 explique-t-elle une partie significative de l’évolution de la dépendance énergétique du pays depuis 2000 ?

Mme Virginie Andrieux. La croissance est plus importante avant cette date.

Mme Bérengère Mesqui. Il est difficile d’en tirer des conclusions sur l’indépendance énergétique, les données concernées portant sur le gaz seul et des importations brutes.

Mme Béatrice Sédillot. Eurostat présentera les éléments sur ce point. Le travail du Sdes porte sur l’ensemble des importations nettes. Il est difficile d’établir un lien direct entre cet indicateur, qui s’appuie sur des données brutes et partielles, et l’évolution du taux d’indépendance.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment s’explique l’évolution des importations de pays non déterminés dans les exportations de gaz ? En effet, ces pays représentent près de 20 % de nos importations de gaz.

Mme Virginie Andrieux. La place des marchés dans les approvisionnements en gaz est importante. Près de 80 % des importations de gaz sont assurées par des contrats de moyen à long terme. Depuis quelques années, la part des achats de gaz sur le marché augmente. L’année 2020 a été celle où ces échanges ont été le plus nombreux. En outre, l’approvisionnement s’est diversifié. L’augmentation des échanges de gaz naturel liquéfié (GNL) a en effet multiplié le nombre de provenances qui ne sont pas retracées dans les statistiques. Nous interrogeons les ports méthaniers, mais certaines origines ne sont pas connues, malgré nos efforts.

M. Antoine Armand, rapporteur. La multiplication du nombre de pays dont nous importons du gaz entraîne-t-elle donc une diminution de notre vulnérabilité envers un pays en particulier ?

Mme Bérengère Mesqui. Nous dépendons moins d’un seul pays. 30 % de nos imports de gaz proviennent toutefois de Norvège.

M. Antoine Armand, rapporteur. Disposez-vous de statistiques aussi affinées pour 2022 ?

Mme Virginie Andrieux. Nous collectons des données mensuelles, qui seront consolidées en fin d’année.

M. Antoine Armand, rapporteur. À partir de ces données non consolidées, constatez-vous une évolution liée aux sanctions ?

Mme Virginie Andrieux. Les importations de gaz gazeux s’effondrent tandis que les importations de GNL progressent très fortement, ce qui assure une plus grande diversification des approvisionnements. Au mois d’août, il n’y a plus d’importation de gaz russe. En très peu de mois, un changement très net s’observe.

Mme Bérengère Mesqui. Au troisième trimestre 2022, les entrées de gaz naturel gazeux diminuent de près de 80 % sur un an alors que les entrées nettes de GNL augmentent de 170 %. Le GNL provient des États-Unis et du Qatar, ce qui diversifie notre fourniture gaz.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cela souligne-t-il notre capacité à substituer rapidement au gaz russe du gaz d’origine étrangère ? La dépendance au gaz russe – qui est réelle en quantité – est-elle facilement substituable avec d’autres fournisseurs d’autres pays ?

Mme Bérengère Mesqui. Il faut rester prudents. La consolidation des données annuelles pour 2022 nous permettra de formuler des observations plus précises.

Mme Ketty Attal-Toubert. Les entreprises doivent s’organiser pour trouver de nouveaux fournisseurs. Les prix d’import peuvent également être modifiés. La substituabilité est donc plutôt potentielle, et l’adaptation peut prendre un certain temps.

M. Boris Guannel. Nous avons constaté une augmentation importante des importations de GNL en provenance des États-Unis notamment, et une baisse des importations en gaz gazeux. La hausse des importations de GNL au troisième trimestre 2022 a été multipliée par dix en valeur sur un an, et quasiment par vingt depuis 2010. Cet effet prix se double d’un effet volume.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous indiquer un ordre de grandeur de la consommation à laquelle correspond la quantité de stock de gaz dont nous disposons ? Combien de temps ce stock nous permet-il de tenir, et pour quelles installations ?

Mme Béatrice Sédillot. Nous pourrons, pour éviter de donner des ordres de grandeur erronés, vous faire parvenir une réponse précise à ce propos.

Mme Olga Givernet (RE). La facture énergétique dépend largement du pétrole brut. Quel lien établissez-vous entre le montant de cette facture et la dépendance – ou l’indépendance – énergétique ? La situation semble évoluer à la fin de la période que vous présentez. D’autres facteurs comme la disponibilité de matériaux pour la production des sources primaires ou les enjeux géopolitiques interfèrent dans nos capacités de production. Aurions-nous pu mieux anticiper cette situation, ou nous trouvons-nous à un tournant de la manière de gérer l’indépendance énergétique par rapport aux décennies précédentes ?

Mme Béatrice Sédillot. Les fluctuations de la facture énergétique sont assez importantes. Elles s’expliquent par l’effet prix pour le pétrole.

Mme Bérengère Mesqui. Le pétrole influençait de manière importante la facture énergétique. En 2021, ce sont le gaz naturel, les produits raffinés et le pétrole qui sont responsables des évolutions. Il est difficile d’en tirer des conclusions sur la gestion de la dépendance énergétique au niveau du Sdes, cela relève plutôt de la DGEC.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le principal service en charge de mesurer les approvisionnements du pays ne possède donc pas d’outil de mesure de la vulnérabilité des approvisionnements, y compris énergétiques. Cette demande n’a jamais été formulée par le Gouvernement depuis la création du service. Ne disposez-vous d’aucune mesure de la vulnérabilité des approvisionnements sous forme statistique ?

Mme Ketty Attal-Toubert. Nos données permettraient de calculer cet indicateur, mais ce dernier doit encore être défini. Ces données existent depuis très longtemps.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ne vous semble-t-il pas étonnant ou problématique que les douanes françaises ne soient pas capables de mesurer statistiquement la vulnérabilité et la criticité de l’approvisionnement en matériaux comme l’uranium ou les métaux rares ?

Mme Ketty Attal-Toubert. Nous avons toutes les données sur les importations de ces produits. Depuis longtemps, nous diffusons par exemple des informations sur la part des importations sur des produits donnés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous parlons de la mise en forme des données. Nous avons compris que la vulnérabilité, la souveraineté ou la criticité peuvent faire l’objet de la définition d’un outil statistique, or, cela n’a jamais été fait. La commande n’a peut-être pas été formulée.

Mme Ketty Attal-Toubert. En effet, à ma connaissance, nous ne procédons pas à un suivi spécifique et permanent des produits vulnérables depuis plusieurs années.

M. Boris Guannel. Cette thématique a émergé principalement après la crise covid. Nous nous équipons pour suivre ce genre de thématiques. Nous observons finement les pays à partir desquels nous nous fournissons. La capacité à faire appel à des pays d’approvisionnement diversifiés forme le premier critère de la vulnérabilité. Les données existent, même si elles ne sont pas mises en forme. Nous étudions par exemple la part de chaque pays dont nous importons des produits énergétiques. Cette information est mise à jour tous les mois sur notre site.

M. Antoine Armand, rapporteur. Sans cet indicateur synthétique, comment les ministres compétents peuvent-ils juger de la criticité d’un approvisionnement ?

M. Boris Guannel. Je suppose que d’autres directions au sein du ministère des finances suivent ces données. Nous disposons et suivons régulièrement la part des pays dont nous importons des produits énergétiques. S’agissant de la décision politique, je n’ai pas d’information particulière à vous apporter.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous indiquez qu’il n’y a pas d’application de la notion de la vulnérabilité au champ des biens énergétiques. Ce travail est-il en cours ? La commande a-t-elle été passée par votre administration et par le ministère ?

Mme Ketty Attal-Toubert. Nous n’avons pas reçu de commande formelle. Il serait cependant intéressant et utile d’effectuer ce calcul.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous n’avez finalement pas d’écran de contrôle. Ce sujet est étudié de manière approximative, sans qu’un outil statistique alerte d’une tension particulière sur un indicateur chaque mois.

Mme Ketty Attal-Toubert. Ce n’est pas le rôle de la statistique publique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Non, mais vous produisez des alertes. C’est la raison même de la mesure du commerce extérieur. L’alerte sur la dépendance ou l’interdépendance énergétique n’existe pas. Elle peut être facilement créée, encore faut-il se mettre d’accord sur des critères, ce qui n’est pas simple. Cette définition relève aussi d’un choix politique.

M. Boris Guannel. Les informations sont précises, et non pas approximatives. Nous publions des données assez fines sur l’évolution des parts des différents pays importateurs d’énergie. Nous n’avons pas d’indicateur synthétique. Sa construction, en réalité, ne serait pas si simple que cela. Vous parlez également d’une implémentation mensuelle. Actuellement, cette dernière ne serait pas possible. Nous aurions besoin d’informations sur les exportations mensuelles dans les parts de marché mensuelles de chacun des pays, notamment pour mesurer le poids dans les exportations mondiales d’énergie de ces pays. Or nous ne disposons pas de cette information. Il faut réfléchir à la faisabilité d’un tel indicateur.

M. Antoine Armand, rapporteur. Une étude de faisabilité est-elle en cours ?

M. Boris Guannel. Ce n’est pas le cas sur l’énergie en particulier. Toutefois, lorsque nous avons réalisé l’étude sur la vulnérabilité de nos importations en provenance de Chine, nous avons été confrontés à un certain nombre de difficultés, notamment sur le niveau de finesse de l’analyse. Considérer la vulnérabilité par produit, par exemple, est très complexe. Le niveau d’agrégation des données collectées dans le cadre de notre étude était si élevé, que si nous le dupliquions dans le cadre de l’énergie, il ne serait pas possible de distinguer le GNL et le gaz gazeux par exemple. L’indicateur ne pourrait être très fin. La méthodologie demande ainsi une phase d’analyse importante.

M. le président Raphaël Schellenberger. Observez-vous des mouvements notables dans les pays limitrophes et dans l’évolution des échanges électriques avec ces pays, dans un sens ou un autre ?

M. Boris Guannel. Dans les derniers mois, notre publication trimestrielle soulignait qu’en solde commercial, nous avons davantage importé depuis le Royaume-Uni. Les pays depuis lesquels nous importons de l’énergie, et notamment de l’électricité, peuvent varier d’un mois à l’autre. Ainsi, nous avons basculé d’un excédent à un déficit envers le Royaume-Uni.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il de l’Allemagne ?

Mme Bérengère Mesqui. En 2021, le solde exportateur vers l’Allemagne a diminué de 45 %. Nous pourrons vous faire parvenir des précisions ultérieurement.

Mme Virginie Andrieux. Les variations sont importantes d’une année sur l’autre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous serions en effet intéressés par ces informations.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment avez-vous sélectionné les pays que vous avez intégrés à votre comparaison sur le taux de dépendance énergétique ? Par ailleurs, à l’aune de l’ensemble des pays de l’Union européenne, dès lors que l’on exclut des pays dont la population est modérée et dotés de fortes concentrations de ressources énergétiques, comme l’Islande, la Suède et le Danemark, il semble que la France ait le plus faible taux de dépendance énergétique.

Mme Bérengère Mesqui. J’ai choisi des pays proches de la France. Je n’ai pas intégré la Norvège, qui est très peu dépendante en raison de son export net d’énergie. La France est l’un des pays qui a le plus faible taux de dépendance énergétique de l’Europe, si l’on exclut également l’Islande. Ce positionnement s’explique par notre importante production nucléaire, considérée comme une production nationale.

Mme Madeleine Mahovsky, cheffe de l’unité « énergie » d’Eurostat. Eurostat est le service statistique de l’Union européenne. Nous fournissons des statistiques comparables au niveau de l’Union européenne. Comme tout office statistique, nous sommes strictement indépendants et nous n’intervenons pas dans les questions politiques.

Nous publions des statistiques mensuelles et annuelles sur l’Union européenne, ainsi que sur l’espace économique européen, les pays candidats à l’adhésion, et les membres de la communauté énergétique, qui rassemble par un traité international certains pays et les membres de l’Union européenne. La Géorgie et la Moldavie font par exemple partie de cette communauté énergétique, mais pas la Russie. Notre site donne accès à nos bilans énergétiques, aux statistiques annuelles et mensuelles par famille de combustibles, et aux grands indicateurs énergétiques, comme la dépendance aux importations. Nous publions également des statistiques sur les prix du gaz naturel et de l’électricité chaque semestre, par usage. Pour La France, le Sdes et non l’Insee nous fournit ces dernières données. Pour la plus grande partie de nos statistiques, nous nous appuyons sur des questionnaires partagés avec l’AIE, ce qui permet à nos différentes études d’être comparées.

Un amendement au règlement qui préside à la collection des statistiques énergétiques imposera deux changements importants en 2022. Nous produirons des statistiques plus détaillées sur les énergies renouvelables, sur l’électricité, et sur la consommation des transports et des activités de service. De plus, nous réaliserons des statistiques pour couvrir de nouveaux phénomènes, relatifs par exemple à l’hydrogène, aux batteries ou encore à la consommation d’énergie des centres de données.

L’évolution du contexte géopolitique et l’invasion injustifiée de l’Ukraine par la Russie ont fortement accéléré nos travaux et réorienté nos points d’attention. Deux nouveaux indicateurs ont été publiés. Le premier permet de mesurer la dépendance énergétique aux importations pour le pétrole, les produits pétroliers et le gaz naturel. Nous en distinguons l’origine. Ces données sont publiées pour les fournisseurs les plus importants. Deuxièmement, Eurostat est chargé de surveiller les mesures de réduction de la demande de gaz.

Les dernières données annuelles définitives dont nous disposons concernent l’année 2020. Nous publierons prochainement les données pour 2021. Les bilans énergétiques seront disponibles en janvier. Nous avons également des statistiques mensuelles et des indications partielles pour 2022.

En 2020, dans l’Union européenne, la plus grande part de l’énergie disponible brute est représentée par le pétrole et les produits pétroliers, à hauteur de 34 %, suivis par le gaz naturel, à 24 %, puis les énergies renouvelables, à 17 %. Viennent ensuite l’énergie nucléaire, qui représente 13 % de l’énergie disponible brute, et les combustibles solides fossiles, comme le charbon, dont la part s’élève à 10 %. Près de 41 % de la production d’énergie est renouvelable, et plus de 30 % sont issus du nucléaire. Les combustibles fossiles représentent 15 % de la production, le gaz naturel 7 %, et le pétrole et les produits pétroliers 4 %.

Pour la première fois en 2020, l’Union européenne a utilisé plus d’énergies renouvelables que d’énergies fossiles pour produire de l’électricité. En revanche, ce constat s’explique notamment par la crise sanitaire, car les chiffres préliminaires de l’année 2021 révèlent un positionnement en tête des énergies fossiles. La production d’électricité nucléaire conserve quant à elle une part stable.

S’agissant des combustibles, on constate une diminution du charbon et du pétrole, au profit d’une forte progression des renouvelables au cours des dernières années.

Cependant, d’importantes nuances s’observent en fonction des pays. La France produit essentiellement de l’électricité nucléaire, tandis que la Pologne utilise massivement du charbon, et que 60 % de l’énergie disponible brute en Suède est d’origine renouvelable. Dans les Balkans occidentaux, le lignite continue à représenter la part majoritaire.

Eurostat définit la dépendance énergétique aux importations comme le rapport entre les importations nettes et l’énergie brute disponible. Nous excluons donc le transit. Nous regardons l’énergie totale pour les activités sur le territoire d’un pays. Entre les années 1990 et 2019, la dépendance énergétique de l’Union européenne a progressé de 50 % à plus de 60 %. Cependant, cette dépendance a baissé en 2020, probablement en raison de la pandémie. Les chiffres préliminaires indiquent en effet que cette tendance ne se poursuit pas en 2021. Dans la plupart des pays européens, la consommation énergétique est restée relativement stable, tandis que la production nationale a diminué, en raison notamment des décisions politiques et du changement de mix énergétique. Malte et Chypre sont quasiment entièrement dépendantes de l’extérieur. Les grandes économies comme l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne ont un taux de dépendance supérieur à 60 %, qui est donc bien plus élevé que celui de la France, qui s’établit à 44,5 %. Certains pays affichent un taux bien plus faible, tels que la Suède, la Roumanie ou Estonie : ils importent seulement 10 % environ de l’énergie qu’ils consomment.

Le détail des combustibles importés est aussi marqué par des différences. L’Union européenne dépend à 95 % des importations de pétrole en 2020. Les principaux fournisseurs étaient alors la Russie, la Norvège, le Kazakhstan, les États-Unis et l’Arabie saoudite. Le taux de dépendance en gaz naturel est de 84 % en 2020. Le fournisseur principal est la Russie, suivie par la Norvège, l’Algérie, le Qatar et les États-Unis. En 2022, cependant, les importations en provenance de la Russie ont fortement diminué en raison des sanctions adoptées par l’Union européenne. Le taux de dépendance énergétique en houille est de plus de 57 %. Il reste cependant moins élevé que celui du gaz et du pétrole, en raison d’une production encore importante en Pologne et en Tchéquie.

La réponse européenne à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été très rapide. Depuis mars 2022, le plan REPowerEU vise à accélérer notre transition vers un mix énergétique moins dépendant des importations des pays tiers et notre transition verte. De plus, depuis août 2022, le Conseil européen a adopté un règlement afin de réduire la demande en gaz naturel au niveau européen, que nous surveillons tous les deux mois. En juin 2022, le Conseil a aussi fixé des objectifs minimaux de stockage de gaz, qui ont été atteints dans tous les pays avant le mois d’octobre. Le pacte vert doit enfin contribuer à l’accélération de la transition écologique.

M. Jérôme Hilaire, analyste investissements et modélisateur approvisionnements, Agence internationale européenne (AIE). L’AIE est une agence internationale créée en 1974, à la suite de la première crise pétrolière. Sa mission consistait originellement à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique de ses membres. L’une des règles fondamentales pour adhérer à cette institution était d’avoir au moins quatre-vingt-dix jours assurés pour sécuriser la consommation de pétrole sur le territoire national. Le deuxième mandat de l’agence reposait sur l’approfondissement de la coopération entre les pays membres.

La mission de l’AIE est désormais de façonner un avenir énergétique sûr et durable pour tous. La sécurité de l’approvisionnement et la coopération restent au cœur de cette mission, mais s’y ajoute la lutte contre le changement climatique. Nous informons les gouvernements et les autres parties prenantes sur les tendances historiques, actuelles et futures du secteur énergétique en publiant des rapports, en présentant nos travaux et en soumettant des recommandations.

Le World Energy Outlook (WEO) expose les perspectives mondiales de l’énergie. Cette publication annuelle utilise les dernières données disponibles pour analyser les tendances du système énergétique, les émissions de CO2 et de méthane associées, et les impacts sur l’environnement et sur le climat. Comme dans toutes les analyses conduites par l’Agence, nous suivons une approche toutes énergies et toutes technologies : nous nous efforçons de conserver une ligne aussi impartiale que possible, sans tenter d’encourager l’utilisation d’un carburant ou d’une technologie en particulier.

Outre des statistiques, nous proposons des analyses de scénarios afin d’informer les parties prenantes sur des futurs plausibles du système énergétique. Nous avons construit trois scénarios cette année. Le Stated Policies Scenario (Steps) inclut toutes les politiques annoncées pour mieux comprendre quels en seront les résultats. Le deuxième est l’Announced Pledge Scenario (APS), qui intègre les nouveaux engagements pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Enfin, le Net Zero Emissions by 2050 (NZE) est un scénario normatif qui définit les actions que nous devons mener ainsi que leur échéance pour décarboner le secteur énergétique.

L’année 2022 a été marquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a déclenché une crise énergétique mondiale. Si les pressions sur les marchés énergétiques préexistaient à cette invasion, cette dernière a fait basculer le secteur de l’énergie dans une zone de profonde turbulence. La Russie était avant 2022 le plus grand exportateur de combustibles fossiles – charbon, gaz naturel et pétrole – au monde. Cette crise cause de graves dommages à l’économie mondiale et exacerbe les pressions inflationnistes. Seule la crise pétrolière des années 1970 était d’une ampleur comparable. La flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires risque de plonger l’économie mondiale vers la récession. Elle nous interroge sur la réaction que les décideurs politiques adopteront, mais nous pousse également à nous demander si cette crise peut servir de catalyseur pour opérer une transition vers un système énergétique plus durable et plus résilient.

Les gouvernements accélèrent la transition vers les énergies propres, qui incluent les énergies renouvelables, le nucléaire, les carburants propres, les réseaux électriques et le stockage, mais également, s’agissant de la demande, les améliorations sur l’efficacité ou le recours aux véhicules électriques. Dans les cinq premières années qui ont suivi la signature des accords de Paris, les investissements mondiaux dans les énergies propres sont restés stables. Il a fallu attendre 2021 pour constater un début de reprise. Cet élan est stimulé par de nouvelles politiques, notamment l’Inflation Reduction Act aux États-Unis, certains éléments du paquet Fit for 55, REPowerEU, le Green Transformation au Japon ou encore des politiques menées en Chine et en Inde. D’ici 2030, notre scénario Steps montre que les investissements annuels dans les énergies propres dépasseront les 2 000 milliards de dollars par an, soit une augmentation de plus de 50 % par rapport aux investissements actuels. Toutefois, la majeure partie de ces investissements est concentrée dans les économies avancées ainsi qu’en Chine. Or la transition énergétique nécessite également des investissements importants dans les économies émergentes et en développement. Les fabricants d’énergie propre se préparent également à des transformations plus rapides.

Le secteur de l’électricité entre dans un tournant en 2022. La croissance continue d’être soutenue par les énergies renouvelables au niveau mondial, avec un nouveau record pour le solaire photovoltaïque et l’éolien. En revanche, l’année a été particulièrement difficile pour l’énergie nucléaire, notamment en Europe et en France, en raison du retard de la maintenance causé par la crise sanitaire et des contrôles de sécurité supplémentaires non planifiés. La production de gaz naturel a également connu des difficultés en raison des prix élevés et des préoccupations en matière de sécurité énergétique. Ces phénomènes ont contribué à une augmentation de la production d’électricité à partir du charbon en Europe ainsi qu’en Asie. Le scénario Steps révèle cependant que la hausse mondiale de production de charbon n’est que temporaire. Les politiques favorisant les énergies renouvelables que j’ai mentionnées auront un poids bien plus important. En 2025, la production mondiale d’électricité à partir du charbon sera inférieure à ce qu’elle était en 2021. L’utilisation globale du charbon devrait atteindre un pic peu après 2025. À l’horizon 2030, la consommation de charbon décline de 10 % par rapport à 2021. La production d’électricité à partir du gaz naturel augmente. Les énergies renouvelables progressent de 90 %. L’énergie nucléaire, favorisée par le redémarrage de réacteurs au Japon, repart également à la hausse. Le pic d’émissions mondiales du secteur de l’électricité devrait ainsi être atteint dans les prochaines années. Cette réduction représente 5 milliards de tonnes de CO2, soit environ 15 % des émissions mondiales actuelles de ce secteur.

M. Tanguy de Bienassis, analyste finances et investissements, Agence Internationale de l'Énergie (AIE). Lorsque nous avions réalisé des estimations sur le marché du gaz et sa demande en 2010, nous nous demandions si nous allions entrer dans une décennie d’âge d’or du gaz. La demande de gaz naturel a effectivement augmenté de 2 % par an dans la décennie. Cependant, dix ans plus tard, le constat a changé. Les coûts du solaire et de l’éolien ont significativement baissé. Par ailleurs, les tensions, les pénuries d’approvisionnement et la sécurité à court terme ont fait grimper le prix du gaz, et ce même avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les évolutions relatives au gaz dépendent également d’autres facteurs, comme les engagements Net zéro pris par les pays. Le gaz reste un combustible fossile ; à ce titre, nous suivons également les émissions de méthane, qui s’échappent lors de la production de gaz et de pétrole, et dont le potentiel de réchauffement est trente fois plus important que celui du CO2.

La demande de gaz augmentait de 2 % par an entre 2010 et 2021. Le scénario Steps ne prévoit plus qu’une augmentation de 0,5 % entre 2021 et 2030. À partir de cette date, la demande reste stable : elle connaît une réduction dans les pays développés, compensée par une hausse dans les économies émergentes.

D’un point de vue commercial, les exportations par pipeline de la Russie vers l’Europe s’effondrent. Pour transférer cette dernière vers l’Asie, des dépenses très importantes seraient nécessaires pour installer les infrastructures, dont les sanctions économiques rendent la réalisation peu probable. Il est donc peu vraisemblable que les exportations par pipeline de la Russie vers l’Asie puissent compenser la perte du marché européen. Les réductions du commerce par gazoduc conduisent à des trajectoires pour le GNL très différentes du gaz dans son ensemble. L’augmentation des exportations de GNL est estimée à plus de 2 % par an. Les exportations américaines augmentent de 60 % par rapport à 2021, pour atteindre près de 150 milliards de mètres cubes en 2030, dont 60 milliards dirigés vers l’Europe.

Une tendance similaire s’observe en Asie, même si certains des importateurs traditionnels comme le Japon et la Corée voient leur demande de GNL diminuer grâce à la suppression graduelle du gaz de leur mix énergétique.

S’agissant de la vulnérabilité et de la substituabilité des fournisseurs, il convient de garder à l’esprit que tous les acteurs souhaitent substituer leur fournisseur au même moment. L’Europe devient généralement très dépendante du GNL américain. Le gaz est un marché international, et la pression sur les prix peut être très forte.

Ces tendances de plateau de la demande mondiale du gaz et de charbon nous permettent d’annoncer pour la première fois un pic de demande des combustibles fossiles au cours de la prochaine décennie. La part des combustibles fossiles est restée aux alentours de 80 % de l’approvisionnement énergétique mondial pour la première fois depuis la révolution industrielle. Elle baisse pour atteindre 75 % en 2030 et 60 % en 2050.

Au-delà de la crise immédiate, les décideurs politiques doivent réfléchir aux nouveaux risques qui pourraient survenir pendant la transition. La transition énergétique et la crise énergétique offrent la possibilité de construire un système plus sûr et plus durable, mais rien ne garantit que le voyage se fera sans accroc. Cette année, l’AIE propose dix lignes directrices pour aider à renforcer la sécurité énergétique et essayer d’apprécier la cohabitation entre les énergies propres et les énergies fossiles. Le WEO montre qu’il est impossible de réduire les investissements dans l’ensemble des énergies et en particulier dans les énergies fossiles sans accompagner cet objectif d’un investissement massif dans les énergies propres et renouvelables. Pour chaque dollar investi dans les énergies fossiles, 1,5 dollar est investi dans les énergies renouvelables. Cela ne suffira pas à atteindre la stratégie Net Zero, qui nécessiterait un doublement des investissements déjà prévus pour 2030, soit 4 milliards. Dans le scénario Net Zero, si aucun nouveau projet n’est développé dans les énergies fossiles, des investissements restent nécessaires pour sécuriser des sources d’approvisionnement existantes, pour améliorer leur efficacité et pour capturer les émissions qui en résultent. Ainsi, le ratio entre les investissements dans les énergies fossiles et les énergies propres passe d’un à neuf.

Nous devons également réfléchir à utiliser au maximum les infrastructures telles que les centrales à gaz, les raffineries et les réseaux de gaz pour gérer l’intermittence des renouvelables dans le scénario Net zéro. Il ne faut donc pas les fermer trop tôt, mais veiller à les utiliser à bon escient afin de répondre aux pics de demandes de production.

Enfin, l’AIE s’intéresse aux nouvelles sources de vulnérabilité, comme les minéraux critiques. Nous avons essayé de faire des estimations à ce sujet. Nous étudions par exemple le niveau de concentration géographique des métaux critiques comme le cobalt, le nickel ou les terres rares. Pour ces trois métaux, la part des trois premiers pays producteurs se situe entre 60 et 90 % du commerce global, contre 40 à 50 % pour le pétrole et le gaz. Il convient donc de rester vigilants, car nous risquerions de quitter un système où nous sommes fortement dépendants envers un nombre restreint de pays producteurs pour rejoindre un système équivalent. Les gouvernements se voient de plus en plus impliqués dans la gestion de ces risques. Cependant, nous estimons que 70 % des investissements dans la transition énergétique devront provenir de sources privées. Ainsi, les politiques doivent veiller à conserver la compétitivité des secteurs de l’énergie et encourager le secteur privé à agir pour la transition. Il y a deux ans, nous avions montré qu’en France, le secteur privé avait besoin de signaux clairs et de long terme sur le futur du mix énergétique.

Au cours des dernières années, les émissions mondiales ont considérablement augmenté, même si les années 2010 ont annoncé un certain plateau. Depuis l’ère préindustrielle, les émissions de CO2 accumulées ont déjà réchauffé la Terre de 1 à 1,1 degré. Les émissions liées à l’énergie s’élèvent à 37 gigatonnes en 2021. Il s’agissait de la plus forte hausse annuelle des émissions jamais enregistrée.

Malgré ces inquiétudes, les émissions de CO2 liées aux combustibles fossiles devraient augmenter d’un peu moins de 1 % en 2022. Un plateau semble atteint. Le scénario Step datant d’avant les accords de Paris annonçait un réchauffement de 3,5 degrés. La crise énergétique et les différentes régulations adoptées à travers le monde devraient permettre de réduire le réchauffement climatique à 2,5 degrés, en prenant en compte les politiques déjà actées et la trajectoire actuelle du système énergétique. Cette augmentation reste supérieure à celle visée dans les accords de Paris. Le scénario APS, qui se fonde sur les engagements des pays, dont beaucoup ont été mis à jour en 2022, et sur les objectifs du Net Zero – pour lesquels quatre-vingt-quatre pays sont engagés – et sur les engagements du secteur maritime et de l’aviation, prévoit une augmentation du climat de 1,7 degré. Cette hypothèse doit être appréhendée avec précaution : elle repose sur la condition que les engagements pris seront respectés à temps. Pour passer en dessous de 1,5 degré de réchauffement climatique, une transition encore plus rapide serait nécessaire : les émissions de CO2 du système énergétique mondial devraient être divisées par deux d’ici 2030. Cet objectif est très ambitieux.

Le WEO envoie cependant un message positif, en soulignant que les réponses des gouvernements à la crise énergétique marquent un tournant majeur dans le système énergétique et orientent l’économie vers un système plus propre et plus sûr. Le plateau d’utilisation des combustibles semble dessiner pour la première fois un semblant de décorrélation entre la croissance du PIB et l’utilisation de combustibles fossiles. Toutefois, des investissements massifs dans les énergies propres sont nécessaires pour remplir nos objectifs climatiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vos derniers propos contredisent ceux de l’une des personnes que nous avons auditionnées, selon laquelle il était impossible de poursuivre la croissance en dehors du carbone. Vous observez au contraire pour la première fois une augmentation du PIB décorrélée de la consommation de carbone.

Disposez-vous d’éléments permettant de qualifier les flux électriques internes à l’Europe, et d’observer d’éventuelles tendances de fond ? Contribuez-vous à des travaux de coordination des schémas de planification électrique européens ? Dans nos schémas de planification nationaux, nous comptons parfois sur des importations, sans toutefois vérifier leur disponibilité dans le pays en question. La Commission européenne, par l’intermédiaire d’Eurostat, ou l’AIE, y travaillent-elles ?

Mme Madeleine Mahovsky. Les flux électriques internes à l’Europe relèvent plutôt du travail de l’European Network Transmission Operators. Cette agence fournit des chiffres à nos collègues, au sein de la direction générale de l’énergie, et à l’agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER), qui est l’autorité de régulation de l’Union européenne. Toutefois, la Commission européenne est dotée d’un groupe de coordination pour le gaz naturel, le pétrole et les produits pétroliers, qui se réunit pour discuter de mesures très concrètes, et qui vérifie que le réseau de transmission fournit suffisamment d’énergie.

M. Tanguy de Bienassis. Je précise que la décorrélation entre la croissance du PIB et l’utilisation de combustibles fossiles est le résultat de la modélisation de l’un de nos scénarios. Je ne contredis donc pas l’intervenant qui a tenu des propos contraires aux miens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Contribuez-vous aux schémas d’évolution de la production et de la consommation ?

M. Jérôme Hilaire. L’Agence a coopéré avec RTE pour élaborer le rapport de celui-ci.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quels éléments fournissez-vous à RTE dans ce cadre ?

M. Jérôme Hilaire. Je n’en suis pas certain, mais je pourrai vous en fournir le détail à l’issue de l’audition.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué la question de la vulnérabilité. S’agit-il d’une problématique récente, ou l’étudiez-vous de longue date ? Sa prépondérance a-t-elle récemment évolué ?

Mme Madeleine Mahovsky. Nous parlons de dépendance des importations. C’est un indicateur qui n’est en réalité pas si révélateur que cela. Il faut toujours se demander quels sont les possibilités, les prix et les vitesses de substitution. Le chiffre seul donne une indication, mais il faut l’interpréter avec précaution. Nous produisons ces données, en y ajoutant depuis septembre la dépendance des importations par pays d’origine pour le gaz et le pétrole. Comme nous n’avons pas pu définir notre niveau de dépendance envers la Russie, nous nous appuyons sur les fournisseurs les plus importants, qui sont au nombre, je crois, de onze pour le gaz et de sept pour le pétrole. À court terme, nous pouvons regarder de près l’origine des importations. Cependant, comme le Sdes l’a souligné, des problématiques méthodologiques subsistent, surtout pour le gaz, puisque le transit est exclu.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cet indicateur a-t-il fait l’objet d’une commande récente ?

Mme Madeleine Mahovsky. Nous avons toujours publié des données sur la dépendance des importations. Cependant, le travail approfondi sur le gaz et le pétrole par origine répond à une demande interne. Il s’agit d’une réponse à la situation géopolitique actuelle.

M. Gaston Bricout, gestionnaire en statistiques, Eurostat, Commission européenne. Ce travail est aussi lié aux multiples requêtes que nous avons reçues de nombreux acteurs, non seulement au niveau interne, mais aussi externe, dès le mois de février. Nous avons souhaité donc affiner notre travail sur la dépendance envers ces produits.

Mme Madeleine Mahovsky. Pour les produits pétroliers, nous essayons également de travailler sur les dépenses secondaires, car certains pays importent du pétrole brut et exportent ensuite du pétrole raffiné.

M. Jérôme Hilaire. La sécurité de l’énergie est au cœur du travail de l’Agence depuis sa création. L’AIE est divisée en plusieurs départements et équipes, dont certaines travaillent à court terme sur les marchés du gaz, du pétrole et du charbon. Elles fournissent des rapports à une fréquence bien plus élevée que nous le faisons. Un rapport publié au début du mois par l’équipe dédiée au gaz a souligné que si nos réserves en gaz nous permettront de passer l’hiver – à condition que les conditions climatiques le permettent – l’hiver prochain sera beaucoup plus difficile, car nous aurons à réapprovisionner nos stocks. De plus, en cas de rebond dans l’économie chinoise, le déficit pourrait s’élever à 30 milliards de mètres cubes de gaz. La méthodologie que nous employons dans notre unité conduit à un équilibre de nos marchés entre la demande et la production. Cependant, nous disposons également d’indicateurs de vulnérabilité. M. de Bienassis en a souligné trois. L’investissement massif dans les énergies renouvelables est la solution clé pour garantir la durabilité de notre système énergétique. Par ailleurs, un chapitre de notre rapport est dédié à la sécurité énergétique. D’autres éléments sont intégrés, comme la sécurité électrique ou encore le changement climatique, à l’origine de nouvelles vulnérabilités, notamment sur le secteur minier, qui pourrait être affecté par les inondations, en Australie et en Amérique du Sud, ou par les vagues de chaleur, notamment en Afrique.

M. Tanguy de Bienassis. La sécurité énergétique était au cœur du fondement de l’AIE. Nous essayons d’analyser des aspects supplémentaires dans nos rapports. Nous nous intéressons notamment aux aspects sociaux et à la question de l’emploi dans la sécurité énergétique.

Mme Madeleine Mahovsky. Nous avons également deux indicateurs importants. En effet, nous suivons l’objectif politique de réduction de la demande de gaz naturel de 15 % par rapport aux cinq dernières années, tous les deux mois sur la période précédente correspondante. Nous avons publié en octobre les chiffres d’août et de septembre, qui montrent que l’objectif a été atteint. Il s’agit d’une réaction à la situation géopolitique. Par ailleurs, nous souhaitons travailler sur notre méthodologie de surveillance du stock de gaz naturel. En effet, nous observons des différences dans les définitions appliquées en statistiques énergétiques et dans le règlement qui détermine le seuil minimum. Ces travaux sont très récents, et leur avancée a été permise par l’évolution du contexte géopolitique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous confirmez finalement qu’un effet annexe de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est l’accélération de la transition énergétique. Les scénarios de l’AIE mentionnent une augmentation de la demande de gaz. La corrélez-vous au soutien nécessaire aux énergies renouvelables intermittentes ?

M. Tanguy de Bienassis. L’augmentation se poursuit jusqu’à 2030, puis se concentre principalement dans les pays émergents. Plus qu’un soutien aux énergies renouvelables, il s’agit de projets de gaz réservés aux pays émergents. Cette augmentation est très faible. Un plateau général est atteint, et la demande de gaz diminue dans les économies avancées pour être remplacée par des énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. La demande reste toutefois présente pour assurer une certaine flexibilité.

M. Tanguy de Bienassis. Effectivement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous disiez vous intéresser aux innovations énergétiques. Quelles sont les pistes de solutions technologiques privilégiées pour accélérer les scénarios combinant la souveraineté et la décarbonation ?

M. Tanguy de Bienassis. Le scénario Net Zero s’est appuyé sur un travail rétroactif pour apprécier différentes solutions au regard de leurs résultats. Nous avons constaté une certaine dépendance envers l’arrivée de nouvelles technologies, comme l’hydrogène ou la capture et l’utilisation de carbone, qui occupent une place importante dans le scénario. Ce dernier propose une comparaison avec les différents scénarios du GIEC qui parviennent également à zéro émission nette en 2050. Nous montrons qu’il est très difficile, voire, impossible d’atteindre cet objectif sans l’apport de ces technologies, en particulier dans les secteurs dont la décarbonation est complexe, comme l’aviation ou l’industrie. Ces technologies, dans la mesure du possible, sont réservées dans notre scénario à ces secteurs. Les secteurs que nous savons déjà décarboner utilisent des énergies renouvelables et ne s’appuient pas sur ces nouvelles technologiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le carburant de synthèse fait-il par exemple partie de ces nouvelles technologies ?

M. Tanguy de Bienassis. Oui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour atteindre les scénarios, vous indiquez qu’il est nécessaire d’envoyer des signaux clairs et de long terme. Avez-vous une opinion sur la nature des signaux tels qu’ils existent, de la part de l’Europe et de la France notamment ?

M. Jérôme Hilaire. Des signaux assez clairs sont envoyés concernant le gaz naturel. Il s’agit des prix, qui sont très élevés. Or, en France, ces prix sont masqués aux consommateurs, ce qui ne les encourage pas à réduire leur demande. Il en résulte une facture énergétique très élevée, et une absence d’incitation à la transition vers un système énergétique fondé sur d’autres technologies.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je n’ai pas compris votre raisonnement. L’explosion des prix énergétiques n’est que partiellement couverte. Le signal du prix reste très négatif en général, et encourage à réduire la consommation énergétique. Vous sous-entendez que les mesures seraient de nature à moins inciter au changement pour des ménages dont la capacité d’investissement est très faible.

Avez-vous pu vérifier la correspondance entre les scénarios précédemment proposés avec la réalité ? Qu’en résulte-t-il ?

M. Jérôme Hilaire. Nous avons présenté l’exemple de l’âge d’or du gaz. Notre projection prévoyait la croissance du gaz pour la prochaine décennie. Elle a bien été vérifiée. Nos scénarios restent toutefois des projections, et non des prédictions. Nous tentons d’explorer les futurs possibles en tenant compte des différentes politiques menées dans les pays et des technologies et de leur coût. Certains sont vérifiés, d’autres le sont moins.

M. Tanguy de Bienassis. Les prix en France sont beaucoup plus bas que les prix du marché. Même si toutes nos factures d’électricité et de gaz ont augmenté, leur croissance n’est pas du tout à hauteur de celle des prix constatés sur les marchés de gros de l’énergie. Dans certains pays, comme au Royaume-Uni, les factures énergétiques ont augmenté de 80 %. C’est dans ce sens que je parlais d’une protection du consommateur. Je n’ai pas de jugement sur sa valeur ; mais elle ne transfère pas l’externalité du prix sur le consommateur et ne l’encourage pas à faire des investissements. Nous sommes bien conscients que la plupart des ménages ne sont pas en mesure de réaliser ces derniers.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le problème est donc le manque d’incitation.

M. Jérôme Hilaire. On pourrait protéger les ménages les plus vulnérables tout en laissant le signal prix pour les ménages qui le sont moins.

M. Antoine Armand, rapporteur. C’est le principe du chèque énergie, ciblé sur les ménages modestes.

M. le président Raphaël Schellenberger. On peut aussi considérer que la construction du pouvoir d’achat ne se fait pas de la même façon dans tous les pays. La part énergétique dans le portefeuille des Français a toujours été plus faible qu’ailleurs. La capacité à augmenter cette part est donc également plus réduite. Quand le prix de l’énergie varie peu en France, l’augmentation a toutefois un effet important.

D’un point de vue technique, comment construisez-vous vos scénarios ? Vous appuyez-vous sur une expertise interne ? Recourez-vous à une expertise tierce ? Le cas échéant, laquelle ? Des ONG participent-elles à la construction de votre expertise ?

M. Jérôme Hilaire. L’expertise débute en recueillant des données, sur le PIB mondial de tous les pays, sur des projections de population, sur les coûts des technologies et sur leur évolution, ou encore sur les politiques. La génération des scénarios est menée en interne. Nous publions un rapport que nous soumettons à un comité de relecture, composé d’une centaine de personnes issues du secteur industriel, des ONG, du milieu académique et des gouvernements, qui analysent et critiquent nos scénarios. Nous intégrons ensuite ces commentaires pour affiner nos scénarios.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque nous avons parlé de dépendance énergétique, nous avons surtout raisonné en watt heures. Avez-vous un suivi de la puissance en watts ? En effet, la question de la souveraineté se pose en particulier lors des pics.

Mme Virginie Andrieux. Nous suivons surtout les capacités pour les énergies renouvelables. Nous avons également de ces indicateurs pour le parc nucléaire, mais ce dernier reste relativement stable. Pour la production d’électricité en particulier, nous avons des informations sur les capacités des centrales. Ces dernières figurent au registre RTE des installations de production et stockage d’électricité.

Pour l’hydrogène et le pétrole, nous avons également des données sur les capacités. Nous n’avons pas ces informations sur le charbon, mais la France n’en extrait plus depuis 2014. Pour le gaz, nous avons des injections biométhanes, mais le phénomène reste mineur. En revanche, nous avons des informations sur les capacités des opérateurs.

Mme Madeleine Mahovsky. Nous regardons les capacités installées et les capacités de production. À partir de l’année de référence 2022, nous étudierons également les capacités décommissionnées. Nous collectons les données en quantités, puis nous calculons en équivalents pétroliers et en construisant nos bilans énergétiques dans une unité commune. Cependant, les différents combustibles sont collectés dans leur propre unité de mesure.

M. Gaston Bricout. Nos bilans énergétiques sont en millions de tonnes équivalents pétrole, en térajoules et en gigawattheure. C’est ce qui nous permet de fixer de manière définitive nos données, avant que l’ensemble des données ne nous parvienne le mois suivant. Ainsi, le délai de livraison des données s’établit à onze mois, mais il sera réduit à dix mois l’année prochaine. Cela explique pourquoi la dimension comparative et les bilans sont importants. Il est utile de disposer des données dans une unité, mais il est nécessaire de pouvoir les convertir dans d’autres unités.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre disponibilité et pour la précision de nos échanges.


ANNEXE – Présentation du Département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE)
de la Direction générale des douanes et des impôts indirects

 


ANNEXE – Présentation du Service des données et des études statistiques (SDES)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6.   Audition de M. David Marchal, Directeur exécutif adjoint à l’expertise et aux programmes, et M. Patrick Jolivet, Directeur des études socio‑économiques à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie ou Agence de la transition écologique (ADEME) (17 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Bonjour à toutes et à tous,

Nous avons presque terminé les deux premiers cycles d’auditions de la commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Ces premiers cycles visent à collecter les informations générales sur le système électrique français.

Une dernière audition relevant de cette première période sera, pour des raisons de disponibilités, organisée le 24 novembre prochain.

Certains membres de la commission d’enquête ont souhaité voir aborder deux thématiques se rattachant à ces cycles.

La première thématique concerne la sécurité et la prise en compte du caractère stratégique des filières énergétiques, que le rapporteur a souhaité approfondir en auditionnant tout à l’heure des responsables du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) puis, la semaine prochaine, du commissariat à l’information stratégique et à la sécurité économique.

La seconde thématique, suggérée par Mme Julie Laernoes, concerne la sobriété.

Je crois utile de préciser que, depuis la première audition organisée par la commission d’enquête, tous les intervenants ont abordé la question de la consommation d’énergie et de son évolution. Les termes consommation, usage, maîtrise, ébriété, sobriété, précarité, efficacité ou encore intensité ont été tour à tour employés au cours de ces premières auditions.

Nous recevons aujourd’hui M. David Marchal, directeur exécutif adjoint à l’expertise et au programme et M. Patrick Jolivet, directeur des études socio-économiques à l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Je vous remercie, messieurs Marchal et Jolivet, d’avoir répondu favorablement à notre demande dans un contexte marqué par des évolutions en cours dans la gouvernance de votre agence, désormais également dénommée agence de la transition écologique – l’énergie semblant s’effacer devant l’écologie, laquelle absorbe l’environnement.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. David Marchal et M. Patrick Jolivet prêtent successivement serment.)

Messieurs, je vous cède la parole pour un propos introductif.

M. David Marchal, Directeur exécutif adjoint à l’expertise et aux programmes à l’ADEME.

Monsieur le président, Mesdames et messieurs les députés,

J’introduirai mes propos en rappelant que l’ADEME est issue de l’Agence pour les économies d’énergie (AEE), créée en 1974 à la suite du premier choc pétrolier. Notre structure est donc effectivement particulièrement compétente sur ces sujets de souveraineté et d’indépendance énergétique, même si son champ d’action s’est considérablement élargi, aux domaines de l’économie circulaire notamment.

Force est de constater que l’indicateur d’indépendance énergétique de la France défini par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), s’élevant actuellement à 55 %, n’est pas véritablement adapté à la situation que nous rencontrons et ne permet pas de prendre en compte toute la dépendance énergétique de la France. En considérant d’autres façons de calculer cet indicateur, notamment en incluant tous les combustibles importés, nous constatons qu’environ 80 % de la consommation d’énergie finale concernent des combustibles importés. Ce chiffre montre bien à quel point la France dépend de ces importations, à la fois d’énergies fossiles mais aussi de combustibles pour nos centrales nucléaires.

Nous pouvons nous interroger sur cette définition et proposer une nouvelle façon de concevoir cette notion de souveraineté énergétique, en incluant à la fois l’intégralité des combustibles importés dans le calcul mais aussi la dépendance aux filières industrielles qui composent notre mix énergétique. Si nous voulions faire un véritable calcul, il conviendrait sans doute d’y inclure les consommations intermédiaires et les matériaux utilisés dans les différentes filières de production d’énergie ainsi que leur provenance.

Un tel calcul n’est pas facile mais permettrait d’englober cette notion de souveraineté de façon plus générale, et de ne pas transformer une dépendance aux combustibles en une dépendance sur des matériaux. En effet, les industries de la transition énergétique dépendent beaucoup d’un certain nombre de matériaux critiques. Or, même si nous soutenons beaucoup leur maintien et leur développement en France, un certain nombre de ces filières se développent à l’étranger. Nous avons constaté, dans notre dernière étude sur l’emploi et les marchés de la transition énergétique, que la balance commerciale des filières de la transition recule depuis 2018. Le déficit s’est creusé de 4 à 10 milliards d’euros, notamment en raison des véhicules propres, dont une part plus importante provient de l’importation.

Concernant les potentiels de l’efficacité énergétique et de la sobriété, notre approvisionnement énergétique provient majoritairement d’importations et réduire notre consommation énergétique permettrait de limiter cette dépendance.

L’ADEME a réalisé les travaux de prospective Transition(s) 2050, publiés en 2021, visant à alimenter les débats sur la stratégie française concernant l’énergie et le climat. Dans ces travaux, nous évaluons quatre scénarios pour atteindre la neutralité carbone, avec différents recours à la sobriété et aux technologies. Notre objectif était de comprendre comment, dans des contextes différents d’évolution de la société à l’horizon 2050, atteindre la neutralité carbone et par quels leviers. Ces quatre scénarios ont tous recours à une baisse significative – allant de 25 % à 55 %, pour le scénario le plus sobre – de la consommation d’énergie finale par rapport à 2015. De plus, ces scénarios montrent que nous pouvons abaisser drastiquement notre recours aux énergies fossiles et notre dépendance aux importations de ces dernières. En effet, en 2050, nous pourrions baisser nos importations de ces énergies de 75 à 95 %, ce qui est confirmé par une analyse macroéconomique permettant de montrer une amélioration significative de la balance commerciale en euros.

Cette sobriété, mise en œuvre dans ces scénarios au travers d’évolutions de la mobilité, de l’alimentation et du bâtiment, permet aussi d’éviter le recours à un certain nombre de matériaux. Dans nos scénarios, nous constatons de fortes différences sur le recours aux matériaux utiles à la transition écologique. Les technologies de la transition, telles que les énergies renouvelables, le nouveau nucléaire ou les véhicules électriques, consomment toutes beaucoup de matériaux nouveaux comme le cuivre, l’aluminium mais aussi des matériaux plus critiques. Notre étude montre qu’entre le scénario le plus sobre et le scénario le moins sobre, la quantité de matériaux – notamment de cuivre, d’aluminium et d’acier – est multipliée par deux. Grâce à des scénarios de sobriété énergétique, nous pouvons donc également réduire beaucoup notre dépendance aux matériaux.

Alors que la France s’est fixé un objectif de baisse de la consommation de 50 % à l’horizon 2050 et de 20 % à l’horizon 2030 (par rapport à 2012), notre consommation était, à la fin de l’année 2021, supérieure de 100 térawattheures par rapport à un objectif de 1 500 térawattheures environ. La consommation de la France baisse donc, mais pas autant qu’il le faudrait. La France est davantage sur la bonne trajectoire concernant les indicateurs relatifs à la baisse de 40 % de la consommation d’énergies fossiles en 2030.

Au vu de ces indicateurs, il est difficile de distinguer la part de responsabilité des politiques publiques favorables à l’environnement et la part liée au contexte économique, et notamment à l’évolution du produit intérieur brut (PIB), aux crises financières et économiques et au recul progressif de l’industrie depuis vingt ans en France.

Nous connaissons donc bien une baisse de consommation depuis la fin des années 2000 mais elle n’est pas suffisante par rapport aux objectifs fixés, d’autant plus que la baisse de 50 % de la consommation à l’horizon 2050 nécessitera d’adopter un rythme plus soutenu et un effort plus important, après 2030, que la baisse de 20 % à l’horizon 2030.

En termes de politiques publiques, le dispositif des certificats d’économies d’énergie contribue beaucoup à l’augmentation de l’efficacité énergétique. Ce dispositif, dont les objectifs sont calés sur ces objectifs de politiques publiques, fonctionne bien et permet de générer environ 5 milliards d’euros de travaux par an, ce qui est tout à fait significatif. Au niveau international, la France occupe la première place des pays du classement de l’association The American Council for an Energy-Efficient Economy (ACEEE) concernant les politiques d’efficacité énergétique, ce qui n’empêche pas que nous soyons en retard sur nos objectifs.

Entre 1990 et 2018, en l’absence de politique de sobriété sur les bâtiments à l’échelle européenne, les améliorations d’efficacité énergétique sur le parc de bâtiments européens ont été intégralement compensées par l’augmentation des surfaces des logements, entrainant un accroissement de la consommation. Concernant le bâtiment, les politiques publiques françaises sont tout à fait ambitieuses, avec la réglementation environnementale notamment. Il est important de rappeler que la rénovation énergétique des bâtiments est bien sûr indispensable pour améliorer notre souveraineté énergétique mais que cette rénovation énergétique englobe l’amélioration et l’isolation du bâti ainsi que l’efficacité des équipements. Une étude, réalisée par l’ADEME et Réseau de transport d’Électricité (RTE) en 2020, montre à quel point améliorer l’efficacité des équipements de chauffage est nécessaire pour ne pas dégrader la sécurité de l’approvisionnement. Il faut donc absolument que nous limitions le parc de radiateurs électriques à effet Joule et que nous incitions au développement de dispositifs efficaces, tels que les pompes à chaleur, pour ne pas dégrader notre sécurité d’approvisionnement.

S’agissant de l’industrie, nous avons longtemps mis en œuvre des politiques de baisse des coûts pour les industriels afin de maintenir leur compétitivité. Aujourd’hui, il est très important que des dispositifs de baisse de coûts pour maintenir la compétitivité des industriels soient associés à une contrepartie d’investissement. Même si nous mettons en place par une baisse de tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) pour les industriels électro-intensifs afin de leur permettre de rester compétitif, il nous semble utile d’inciter, voire d’obliger, au travers des plans de performances énergétiques, ces industriels à investir dans leur outil de production pour maintenir la pérennité de leur industrie en France. Il existe des dispositifs, notamment le fonds de décarbonation de l’industrie, qui permet de faciliter grandement les investissements des industriels dans ce domaine.

Enfin, s’agissant du bilan, nous avons regardé, au sein de l’ADEME, l’impact du développement des énergies renouvelables ces vingt dernières années. Entre 2000 et 2020, le développement des énergies renouvelables en France a permis d’éviter la consommation de 1 500 térawattheures d’énergies fossiles, ce qui représente environ 40 milliards d’euros d’économie pour la facture énergétique française. Grâce au rythme de développement des énergies renouvelables futures, tel qu’il est prévu dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) jusqu’à 2028, nous devrions pouvoir éviter 700 térawattheures d’énergies fossiles supplémentaires. Ces chiffres englobent les questions des énergies renouvelables électriques, de la chaleur renouvelable, du biogaz et des biocarburants.

Afin de contribuer à cette indépendance énergétique, l’ADEME a plusieurs fonds d’intervention mis en œuvre pour le compte de l’État, parmi lesquels le fonds Chaleur, le fonds Décarbonation de l’industrie et le fonds France 2030.

L’ADEME a octroyé environ 3 milliards d’euros de subventions pour le fonds Chaleur, qui existe depuis 2009 et permet de subventionner la chaleur renouvelable. Ces subventions ont permis la mise en place de 40 térawattheures de capacité de production de chaleur renouvelable par an, ce qui est, là aussi, tout à fait significatif. Nous pouvons également mettre en avant l’efficacité économique de ce dispositif puisque, rien que durant l’année 2021, avec les prix du gaz actuel, ces 40 térawattheures permettent d’éviter 1,6 milliard d’euros de dépenses en gaz. Ainsi, en deux ans, nous avons remboursé les subventions du fonds Chaleur grâce aux économies de dépenses de gaz.

Le fonds Décarbonation de l’industrie, qui est un dispositif nouveau, est d’une grande efficacité et suscite énormément d’engouement de la part des industriels. Nous avons disposé d’un budget de 1,2 milliard d’euros en deux ans pour subventionner l’efficacité énergétique, l’électrification et la décarbonation de l’industrie. Ce dispositif fonctionne très bien, avec plus de 250 industries lauréates et plus de 4 milliards d’euros d’investissement qui seront réalisés par les industriels grâce à ces subventions.

En tant qu’opérateur du programme d’investissements d’avenir (PIA) et de France 2030, l’ADEME contribue à favoriser l’innovation et le maintien de l’industrie en France dans les domaines de la transition écologique. De 2009 à 2020, l’ADEME a octroyé, en tant qu’opérateur du programme des investissements d’avenir, environ 3 milliards d’euros de subventions pour des démonstrateurs industriels dans les champs des énergies, de l’économie circulaire, du bâtiment et des transports. De plus, dans le cadre de France 2030, 9 milliards d’euros seront octroyés à l’ADEME dans les années à venir pour contribuer à continuer cet effort de décarbonation.

En outre, l’ADEME publie des fiches-conseils, notamment dans le contexte actuel de crise énergétique et pour le passage de l’hiver. Nous travaillons étroitement avec RTE sur le champ des économies d’énergie de façon globale pour prodiguer des conseils aux entreprises, aux particuliers et aux collectivités sur les actions à mettre en place à court terme pour abaisser nos consommations d’énergie cet hiver.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci. Quel est le fonctionnement de votre agence sur les questions assez pragmatiques tel que les recrutements ? Êtes-vous lié au statut de recrutement de la fonction publique ? Effectuez-vous des recrutements libres ? De quelle façon procédez-vous ? Comment construisez-vous vos organigrammes entre techniciens et administratifs ?

M. David Marchal. Le personnel de l’ADEME représente environ 900 équivalents temps plein (ETP). En tant qu’établissement public industriel et commercial, l’Agence est effectivement soumise à des plafonds d’emplois, définis chaque année, pour l’ADEME, par le ministère de la transition écologique. Après avoir été en décroissance pendant de nombreuses années, ce plafond d’emplois connait pour la première fois, cette année, une augmentation, permettant de compenser en partie les baisses passées. Nous avions formulé cette demande à plusieurs reprises, au vu des budgets à engager. L’ADEME est une agence d’expertise et de financement. Or, pour réaliser des financements et instruire des projets, des gestionnaires et des instructeurs sont nécessaires, de façon relativement cohérente avec les fonds qui nous sont octroyés. Si le budget d’intervention de l’Agence s’est longtemps élevé à environ 700 millions d’euros par an, il s’élève aujourd’hui à un milliard d’euros, auquel s’ajoutent tous les fonds du plan de relance et de France 2030, ce qui constitue un total dépassant les 2 milliards d’euros de budget par an. Les renforts sont donc effectivement utiles mais l’ADEME ne peut pas recruter sans augmentation de son plafond d’emplois.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la répartition des emplois par nature, par fonction et par catégorie ? Répondez-vous aux mêmes critères que la fonction publique ?

M. David Marchal. Les salariés de l’ADEME sont principalement des salariés de droit privé. L’Agence compte quelques fonctionnaires détachés mais la grande majorité des collaborateurs ont des contrats à durée indéterminée (CDI). Nous avons eu recours, pendant le plan de relance, à une centaine d’intérimaires parce que notre plafond d’emplois n’avait pas augmenté. Parmi le personnel, environ 30 % sont gestionnaires tandis que les autres ont des profils d’ingénieurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous vous produisez des études comme Transition(s) 2050, une commande et un cadrage sont-ils effectués par votre ministère de tutelle ? Quelle est leur nature ?

M. David Marchal. Cela dépend. Certaines études réalisées par l’ADEME sont commandées par notre ministère de tutelle, par la loi – qui définit parfois des obligations d’étude – ou sont réalisées en autosaisine. Dans le cadre des travaux Transition(s) 2050, il s’agissait d’une autosaisine de l’ADEME, concertée avec le ministère dès lors que nous avons eu l’idée de produire ces travaux, qui sont dans la continuité de travaux précédents menés en 2012. Nous avons bien entendu échangé avec le ministère pour que ces travaux s’inscrivent dans la préparation de la stratégie française énergie-climat (SFEC). Le scénario de la SFEC ne sera sans doute aucun de ces quatre scénarios mais ces derniers viennent contribuer au débat et donnent un cadrage.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour établir ces scénarios, avez-vous recours à une tierce expertise ? Si c’est le cas, quelle est-elle ?

M. David Marchal. Ces scénarios ont été très majoritairement réalisés en interne. Néanmoins, ils reposent en partie sur des travaux précédents, à savoir de nombreuses études que nous réalisons secteur par secteur. Pour réaliser ces études, l’Agence fait souvent appel à des expertises extérieures effectuées par des bureaux d’études spécialisées, des laboratoires ou des économistes. En termes d’ETP, nous n’avons pas les capacités internes pour réaliser toutes les études que nous menons. Concernant les travaux Transition(s) 2050, étant donné l’intégration et la vision très globale nécessaires, ils ont été réalisés très majoritairement en interne.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand vous recourez à des expertises extérieures, comment choisissez-vous vos prestataires ? S’agit-il de bureaux d’études privés ou d’organisations non gouvernementales (ONG) ? Quelle est la nature de l’évaluation des compétences que vous faites de vos tiers experts ?

M. David Marchal. L’ADEME peut intervenir de différentes façons. Notre budget d’intervention nous permet de subventionner des initiatives portées par des acteurs externes ou d’acheter des prestations. Dans un certain nombre de cas, des acteurs externes nous soumettent l’idée de réaliser des travaux, qui entrent dans notre stratégie d’intervention et que nous subventionnons donc en partie. Dans la mesure où il s’agit d’un cofinancement, l’ADEME apporte une subvention mais elle n’est pas propriétaire des résultats. Le cofinancement concerne, par exemple, des travaux de recherche, pour lesquels l’Agence lance des appels à projets. Le cofinancement peut aussi concerner des travaux menés par des partenaires, des ONG ou des acteurs industriels qui vont mener des travaux de ce type. Toutefois, la plupart des travaux font l’objet de commande. Dans ce cas, l’ADEME a l’idée de faire une étude, définit un cahier des charges et sélectionne des prestataires selon des compétences. Nous sommes soumis à la réglementation de la commande publique. Nous définissons dans nos cahiers des charges les besoins en compétences et les attendus puis nous sélectionnons les prestataires sur la base de notes de prix et sur la base de notes techniques, qui incluent les compétences et la compréhension du cahier des charges.

M. Patrick Jolivet, Directeur des études socio-économiques à l’ADEME. Les travaux Transition(s) 2050 ont mobilisé une centaine d’experts de l’Agence durant deux ans, avec l’appui de quelques prestataires sur des aspects techniques un peu précis. Au cours des travaux, dans les différents secteurs d’intervention de l’Agence pilotés par M. David Marchal, les résultats provisoires ont été confrontés à des professionnels, lors d’échanges et de webinaires, pour présenter les travaux et avoir les retours de ces partenaires. Par ailleurs, le conseil scientifique de l’ADEME a été mobilisé, avec d’autres personnalités qualifiées, pour constituer un comité scientifique du projet Transition(s) 2050. Les résultats provisoires ont été présentés au cours de plusieurs réunions avec le conseil scientifique afin de recevoir les retours, les commentaires et, éventuellement, les réorientations nécessaires sur certains aspects.

M. le président Raphaël Schellenberger. Concernant les études que vous subventionnez, qui ne vous appartiennent pas et ne sont pas de votre initiative, quelle est la répartition entre les ONG, les acteurs industriels ou encore les collectivités locales ? Finalement, ces études se voient apposer le logo de l’ADEME sans en relever réellement.

M. David Marchal. Ces études ne se voient pas nécessairement apposer le logo de l’ADEME. Nous exigeons effectivement qu’elles respectent un cadre de restitution mais le contenu de ces travaux n’est pas de la responsabilité de l’ADEME. D’ailleurs, en règle générale, nous insérons une clause de non-responsabilité en introduction de ses études. Je ne peux pas répondre précisément à votre question car je ne dispose pas des chiffres. Nous pouvons effectivement subventionner des collectivités – pour travailler sur le zéro artificialisation nette (ZAN) par exemple – ou des ONG. La plupart de ces subventions font l’objet d’appels à projets, avec une procédure de sélection. Par exemple, l’ADEME dispose d’un budget significatif de 30 millions d’euros par an pour soutenir la recherche et les sélections se font via des appels à projets avec des comités scientifiques et des comités d’experts. Effectivement, les rapports d’études, subventionnés par l’ADEME, portent le logo de l’Agence. Néanmoins, les thèses ou les travaux de recherche que nous subventionnons ne sont pas tous validés par l’Agence.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vos scénarios pour 2050 imposent des contraintes sociétales très fortes. C’est la première fois que je vois apparaître ces contraintes clairement dans une étude. Vous préconisez la réduction et le partage des surfaces pour les bâtiments. Avez-vous testé l’acceptabilité de ces changements profonds de la société à un horizon de temps très court ?

M. David Marchal. Nous avons volontairement rédigé quatre scénarios très variés, sous l’angle de la souveraineté, des technologies et de la gouvernance. Ces scénarios vont effectivement d’un scénario très sobre, dans une France un peu refermée sur elle-même, à un scénario nommé « Pari réparateur », qui maintient les modes de vie actuels et compte sur les technologies – dont certaines comportent des risques – pour atteindre la neutralité carbone. Dans les résultats de nos travaux, nous présentons certes quatre scénarios mais seuls le premier et le dernier sont, à notre sens, plus risqués. Le premier scénario, nommé « Génération frugale », comporte des risques pour des questions d’acceptabilité et d’appropriation sociétale tandis que le dernier scénario comporte des risques pour des questions technologiques puisqu’il repose en partie sur des technologies qui n’existent pas à l’échelle industrielle à ce jour. Pour le premier scénario, nous avons effectivement assumé l’idée qu’il soit basé sur des politiques publiques plus contraignantes en termes de consommation. Notre idée n’était pas d’imposer une voie mais d’éclairer le débat sur ce qu’il se passerait si nous devions, pour certaines raisons, aller vers davantage de quotas et de contraintes sur la consommation. À l’inverse, dans le dernier scénario, la consommation « effrénée » continue.

Nous avons effectivement assumé la possibilité d’une réduction de la surface des logements, ce qui ne signifie pas que tout le monde vivrait en colocation. Nous voulions surtout mettre en avant l’existence de nombreux logements vacants et le fait que le parc de résidence secondaire est très important en France. Comment pouvons-nous imaginer une meilleure utilisation de ces logements ? Je rappelle que cette étude a été lancée au moment de la crise liée à l’épidémie de Covid-19, alors que nous constations qu’un grand nombre de personnes télétravaillaient depuis leur résidence secondaire. Cette crise a pu montrer les accélérations dans ce domaine. Nous pourrions peut-être réduire les surfaces en utilisant mieux les résidences secondaires, en diminuant les surfaces de bureau en télétravaillant davantage et en réduisant nos besoins en déplacement en utilisant plus le vélo. La crise liée à l’épidémie de Covid-19 a montré à quel point ces accélérations de sobriété pouvaient s’effectuer rapidement.

M. Patrick Jolivet. Il est important de rappeler que, dans la manière dont nous les avons construits, ces scénarios ne sont pas normatifs et ne constituent pas des visions de la société que nous préconisons. Nous avons pris, comme seule contrainte, la neutralité carbone à l’horizon 2050 puis, à partir de cette contrainte physique, nous avons « rétropolé » quatre modèles de sociétés qui pourraient permettre de parvenir à cet objectif. Ces scénarios ne sont donc pas normatifs mais plutôt objectivés et guidés par la contrainte physique. Tout le travail a consisté à essayer de dessiner quatre voies contrastées, mais chacune cohérente, pour atteindre le même objectif, de façon variée.

Nous avons, dans le cadre de cet exercice, réalisé différents travaux complémentaires au rapport principal, que nous avons appelé feuilletons. Dans un feuilleton, qui porte sur les modes de vie, nous avons réalisé une enquête qualitative sur une trentaine de citoyens – et non un sondage sur un échantillon représentatif de Français –, auprès desquels nous avons testé la désirabilité, la faisabilité et les conditions de réalisation de chacun des quatre scénarios, avec tout l’intérêt mais aussi les limites de ce type de dispositif d’enquête. La désirabilité renvoie aux valeurs des citoyens par rapport aux quatre scénarios. La faisabilité renvoie à l’enjeu de contraintes personnelles, économique ou matérielle, liées au logement qu’ils occupent, à leurs ressources financières ou à leur zone d’habitation. Enfin, les conditions de réalisation renvoient à l’ensemble des dispositifs d’accompagnement et de politiques publiques pouvant permettre à la société de s’embarquer dans un scénario en particulier. Nous pourrons évidemment vous envoyer ce travail, qui est public.

Si, spontanément, nous pensions que le troisième et le quatrième scénario – qui sont les plus proches de nos modes de production et de consommation actuels – seraient plus facilement acceptés par les citoyens, nous avons été surpris car cela n’a pas été le cas. Les quatre scénarios présentent chacun des limites et des attraits forts. Par exemple, l’économie du partage peut être vue comme une forte contrainte par rapport aux libertés individuelles mais elle peut aussi être vue comme la possibilité de nouvelles formes de sociabilité, de vivre-ensemble et de modes de vie plutôt désirables. Ainsi, en fonction des dispositifs d’accompagnement que les collectivités locales ou l’État pourraient mettre en place, un scénario peut être désirable ou non. À l’inverse, les scénarios de prolongation des tendances actuelles peuvent être vus comme des scénarios de liberté, notamment grâce à des technologies numériques et à la multiplication numérique. Toutefois, il existe aussi une très forte réticence d’un nombre non négligeable de citoyens vis-à-vis du contrôle de la donnée et du fait que leurs données numériques ne leur appartiendront plus et qu’elles pourraient être vendues par les opérateurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la période durant laquelle vous avez fait ce test de l’acceptabilité sociale de vos scénarios ?

M. Patrick Jolivet. Nous avons lancé l’exercice de Transition(s) au début de l’année 2019 et nous l’avons publié en novembre dernier. Tous les travaux évoqués ont été réalisés entre mi-2019 et mi-2021. Certaines périodes d’enquête ont été effectuées en ligne puisque nous ne pouvions pas organiser de réunions physiques avec des dizaines de personnes. Une grande partie des webinaires avec les parties prenantes ou des enquêtes ont été réalisées en visioconférence.

M. le président Raphaël Schellenberger. Concernant le volet relatif à l’acceptabilité sociale, avez-vous testé le contrecoup de cette période de fortes turbulences sociétales ? L’acceptabilité du changement de mode de vie était peut-être un peu différente de ce que nous pouvons ressentir aujourd’hui.

M. Patrick Jolivet. C’est possible. Il faudrait réaliser de nouvelles enquêtes aujourd’hui pour savoir si la société a, sur ce point, effectivement bougé. Le discours sur le « monde d’après », très fort il y a encore deux ans, est de moins en moins médiatisé. Néanmoins, nous voyons bien l’accélérateur de transformations qu’a été la crise sanitaire. Concernant l’usage du télétravail, un très grand nombre d’entreprises et d’établissements publics comme le nôtre ont accéléré les dispositifs, qui étaient inexistants ou émergents à la fin de l’année 2019 ou au début de l’année 2020 et qui sont beaucoup plus massifs aujourd’hui.

M. David Marchal. Il existe une certaine continuité dans ces crises. Malheureusement, la crise liée à l’épidémie de Covid-19 a été suivie par des incendies, de la sécheresse survenus cet été, et une crise énergétique. Certaines des projections du premier scénario, un peu dures, concernant la limitation des consommations d’énergie, ne sont plus autant de la science-fiction que cela pouvait l’être lorsque ce scénario a été conçu. Lors du design, nous n’avons volontairement pas voulu imaginer un scénario de crise ou collapsologique en travaillant sur des scènes plus ou moins réalistes. Effectivement, nous n’avons pas refait l’enquête à date mais nous pouvons imaginer que les tenants et les aboutissants de la crise énergétique actuelle donneraient un éclairage qui ne serait pas complètement opposé à ce qui avait pu ressortir en 2020.

M. le président Raphaël Schellenberger. Permettez-moi d’avoir le sentiment qu’avec une étude, même qualitative, sur un échantillon de seulement trente personnes, nous sommes quand même très loin d’un résultat fiabilisé. Même sans réaliser une étude quantitative, le nombre de répondants semble ridiculement faible.

M. Patrick Jolivet. Les échantillons qualitatifs de vingt à trente personnes sont assez classiques en sociologie. Les sociologues qui utilisent les méthodes qualitatives sont bien conscients de l’intérêt et des limites de ce type de méthode. En effet, un échantillon qualitatif ne vous donne pas l’état de l’opinion dans la société française à un moment donné mais vous fournit des tendances, des logiques de réflexion et des conditions, qu’il faut ensuite tester et généraliser. Le fait que l’échantillon compte 31 personnes ne me choque pas par rapport au standard de la sociologie qualitative. En revanche, il ne faut évidemment pas en inférer des grandes généralités sur ce que les Français sont prêts ou non à accepter.

M. le président Raphaël Schellenberger. Travaillez-vous sur les contrecoups, en matière de comportement individuel, de l’injonction à la sobriété ? Nous constatons en effet une injonction collective à la sobriété et, notamment, à baisser la température des logements. Certains collectifs baissent quasiment d’office la température pour les occupants, qui n’ont pas forcément la maîtrise du thermostat. Nous constatons, en conséquence, une multiplication des appareils de chauffe d’appoint, dont le niveau d’efficacité est ridiculement faible. Travaillez-vous en temps réel sur ce sujet, très éclairant sur l’acceptabilité de scénarios de sobriété ?

M. Patrick Jolivet. Au sein de l’ADEME, nous avons à cœur de rappeler que l’injonction à la sobriété est vaine si elle ne se rabat que sur un niveau individuel et que s’orienter vers des modes de vie sobres relève avant tout d’enjeux collectifs. Les petits gestes peuvent évidemment être importants mais des politiques de sobriété ne peuvent pas reposer que sur les injonctions individuelles et doivent se traduire par des transformations de nos modes d’organisation collective, des formes d’urbanisme, des modèles économiques ainsi que de nos modes de production et de consommation.

M. David Marchal. Nous n’avons pas encore lancé d’enquête nationale auprès des consommateurs sur la façon dont sera vécu l’hiver et les effets rebonds. Néanmoins, nous travaillons, avec notre ministère de tutelle, sur un suivi de l’impact du télétravail puisque les établissements devront peut-être fermer parfois en cas de coupures d’électricité, ce qui entrainera éventuellement un recours forcé au télétravail. Nous mettons actuellement en place un dispositif de suivi des effets rebonds de ce télétravail, pour savoir s’il induira des consommations supplémentaires dans les logements, en comparaison de celles qui sont économisées dans les bâtiments fermés. Cette petite étude permettra de disposer de premiers chiffres dans le courant de l’hiver.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il de l’étude sur le convecteur électrique d’appoint et la souffleuse dans la salle de bain ?

M. David Marchal. Il peut effectivement être choquant de voir que, dans un certain nombre de grandes surfaces de bricolage, des équipements dont le rendement n’est absolument pas performant sont présentés en « tête de gondole ». Ils sont toujours autorisés à la vente et peuvent être nécessaires dans un certain nombre de cas. L’étude menée avec RTE en 2020 avait justement l’objectif de savoir si nous pouvions faire séparément l’isolation des logements et le recours aux pompes à chaleur. Nous avons testé des scénarios de consommation où l’isolation des logements est plus ou moins forte, mais où nous continuons à utiliser des convecteurs électriques et, à l’inverse, des scénarios où nous installons des pompes à chaleur sans isoler. Nous avons également testé un scénario où nous isolons tout en installant des pompes à chaleur. Cette étude montre que, pour garantir la sécurité d’approvisionnement du système électrique et, ainsi, éviter que la pointe ne s’accroisse, il faut à la fois miser sur la performance du bâti, soit de l’isolation, et sur la performance des équipements, donc des pompes à chaleur plutôt que les radiateurs à effet Joule.

M. le président Raphaël Schellenberger. Certains messages publics, diffusés sur les grandes ondes aux heures de grandes écoutes, tendent quand même à inciter à chauffer moins son logement et à mettre une souffleuse dans sa salle de bain.

M. David Marchal. Le message que nous portons est effectivement que 19 degrés Celsius en moyenne est une température acceptable. Au sein de l’ADEME, nous précisons bien qu’il s’agit d’une moyenne et que la température doit dépendre de la vêture, de l’âge et de l’activité dans le logement. Pour une personne immobile et malade, chauffer à 19 degrés Celsius n’est peut-être pas suffisant tandis que, pour une personne active dans son logement, cette température peut convenir. Le logement peut également être davantage chauffé la journée que la nuit. Dans les pièces inoccupées, la température peut être de 17 degrés Celsius. Ces subtilités ne sont pas faciles à expliquer lorsque nous devons faire passer des messages simples.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Antoine Armand, rapporteur de cette commission d’enquête.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci. Vous avez indiqué que le taux d’indépendance énergétique, tel qu’il est calculé par l’Insee, ne vous semble pas très fiable pour mesurer la souveraineté et l’indépendance de notre pays et qu’en revanche, en intégrant l’ensemble des combustibles importés au calcul, la dépendance de la France s’élève plutôt à 80 %. Pouvez-vous nous expliquer comment vous calculez ce chiffre et pourquoi vous jugez que ce calcul est plus fiable que l’indicateur de l’Insee ?

M. David Marchal. Je ne sais pas si j’ai utilisé le terme fiable, qui n’est pas forcément le bon terme. Nous pouvons bien entendu supposer que les calculs de l’Insee sont fiables selon la formule qui est appliquée. Je souhaitais simplement dire que, dans le calcul du taux d’indépendance énergétique tel qu’il est effectué aujourd’hui, la vapeur primaire issue de la combustion des combustibles nucléaires avant qu’elle soit transformée en électricité – qui correspond à environ trois fois la quantité d’électricité produite – est considérée comme française. Cette vapeur, dont seul un tiers fera de l’énergie finale, provient de l’utilisation de combustibles importés. Dans la définition de l’Insee, la vapeur primaire utilisée pour faire notre électricité est considérée comme française, ce qui permet que nous atteignions un taux d’indépendance énergétique de 55 %. Or, sur la consommation d’énergie finale française d’environ 1 600 térawattheures, les énergies produites en France – principalement composées d’énergies renouvelables – représentent à peu près 19 %, ce qui explique que je donnais le chiffre de 20 % d’autonomie énergétique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dites en creux que vous pensez que la qualité d’indépendance énergétique attribuée au nucléaire est surestimée.

M. David Marchal. Dans le contexte géopolitique actuel et passé, elle a été considérée, par les personnes qui ont décidé de cette formule, comme représentative, sans doute parce que nous considérons que nous maîtrisons le cycle nucléaire et que les pays desquels nous importons sont suffisamment sûrs. L’ADEME n’est pas compétente pour s’exprimer sur ces sujets. Les évènements entre l’Ukraine et la Russie, qui n’étaient pas forcément prévisibles, peuvent aussi interroger sur cette notion d’indépendance énergétique. Mettre ce chiffre de 55 % en avant pourrait laisser croire aux Français que tout va bien alors même que nous constatons qu’une crise comme celle de l’Ukraine remet indirectement en cause beaucoup de nos pratiques sur les carburants, sur le gaz, sur la consommation d’électricité mais aussi sur les céréales et la consommation de denrées alimentaires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous parler de cet indicateur, dont vous disposez visiblement, et qui établirait plutôt le taux de dépendance à 80 % ?

M. David Marchal. L’indicateur que j’utilisais est le taux d’énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergies françaises – actuellement de 19 % – puisque toutes les autres énergies sont principalement importées (gaz naturel, pétrole ou encore uranium). Les énergies renouvelables que nous comptons dans le bilan énergétique français sont produites en France.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous ne comptez pas, dans ce calcul, les métaux importés nécessaires pour la maintenance, et non uniquement pour l’installation, des éoliennes. Vous comptez donc l’uranium – dont nous possédons des stocks importants en France et qui est assez faible, en valeur ajoutée, dans la proportion – comme une production importée tandis que vous évoquez une indépendance nationale pour les éoliennes, qui nécessitent assez régulièrement des matériaux importés.

M. David Marchal. Pour bien réaliser ce calcul de souveraineté, il faudrait inclure deux volets. Le premier volet concernerait les consommations de combustibles, avec un taux de 80 % de dépendance énergétique. Le second volet, à construire, serait relatif aux matériaux et aux chaînes industrielles. En effet, le bilan serait à faire pour déterminer à quel point notre système énergétique dépend d’équipements, à la fois de consommation et de production, dont la fabrication et la source ne sont pas forcément françaises. Concernant la maintenance des éoliennes, ce sont surtout des huiles qui sont utilisées régulièrement, plutôt que des métaux importés.

J’aimerais souligner que cette dépendance sur les matériaux est stratégique à moyen terme mais ne revêt quand même pas le même caractère d’urgence que la dépendance sur les combustibles. Lorsque la Russie décide de couper le robinet de gaz sur une partie du gazoduc, toute l’Europe se retrouve paralysée immédiatement. Or si la Chine adoptait une politique d’arrêt des exportations de panneaux photovoltaïques, l’impact ne serait pas immédiat et la France aurait simplement une difficulté à faire évoluer son système énergétique, lequel continuerait toutefois à fonctionner.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre présentation, pour arriver à 80 % de dépendance – ce qui peut être un parti-pris – vous considérez le combustible nucléaire avec la même volatilité et tension en matière de disponibilité et de flux que le gaz ou le pétrole, soit avec l’incapacité à stocker et avec une part identique du combustible dans la création de valeur ajoutée.

M. David Marchal. L’hypothèse simplificatrice, basée uniquement sur les importations, a été retenue dans ce calcul.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous sommes preneurs du détail du calcul, si vous voulez bien nous le transmettre par la suite.

L’ADEME est une agence de l’État, qui produit des scénarios « rétropolés » par rapport à la neutralité carbone. Néanmoins, à la fin, ce sont essentiellement les titres des scénarios qui sont retenus. Vos scénarios s’appellent « Génération frugale », « Coopération territoriale » ou encore « Pari réparateur ». Comment choisissez-vous ces intitulés ? Ne croyez-vous pas qu’il existe un impact important, et forcément normatif, lorsque des termes comme frugale, réparateur ou coopération sont utilisés ?

M. David Marchal. J’aimerais tout d’abord ajouter un point supplémentaire par rapport à la question précédente. Le taux de 20 % est le taux d’énergies renouvelables dans le mix énergétique. Dans un rapport de 2021, le ministère de la transition écologique indiquait également que, dans le cas de la France qui a recours intégralement à des combustibles importés, utilisés directement ou après recyclage, le taux d’indépendance énergétique perdrait 40 points de pourcentage pour s’établir à 14 % en 2020 si nous considérions comme énergie primaire le combustible nucléaire plutôt que la chaleur issue de sa réaction. Ces calculs ne sont donc pas uniquement le fait de l’ADEME et le résultat publié dans le rapport du ministère est encore plus faible.

Concernant le choix des titres des scénarios, d’autres organismes ne publient qu’un scénario – comme l’association négaWatt – ou produisent plusieurs scénarios – comme RTE, uniquement sur le mix électrique – et choisissent de décrire leurs scénarios avec des codes plus techniques. L’objectif de l’ADEME était de publier des scénarios basés sur des récits qui parlent au grand public. Nous avons eu une volonté pédagogique dans la réalisation et dans la publication de nos travaux. Il était effectivement important pour nous de pouvoir nommer ces scénarios avec des noms qui les représentent. Lors de leur élaboration, nous avons souhaité les traiter à égalité et éviter que leur dénomination induise un jugement ou une préférence pour l’un ou pour l’autre. Les titres ont fait l’objet de longs débats en interne, qui n’étaient pas faciles, mais ils sont représentatifs des difficultés engendrées. Le scénario « Génération frugale » a été appelé ainsi car il assume un recours, parfois contraint, à la question de la sobriété. Le scénario « Coopération territoriale » met en avant l’économie du partage. Le scénario « Technologies vertes » met en avant un recours maximal à toutes les technologies de la transition. Enfin, le scénario « Pari réparateur » illustre le fait que nous avons besoin de technologies pour réparer les impacts que nous causons sur l’environnement mais qu’un certain nombre de ces technologies reposent sur un pari, puisque certaines n’existent pas à l’échelle industrielle à ce jour. Il n’est pas facile de trouver un nom et un adjectif pour décrire des scénarios qui représentent plus de 900 pages de travail.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans les enseignements principaux que vous donnez sur les scénarios, vous dites, dans le point 4, que la réduction de la demande d’énergie est le facteur clé pour atteindre la neutralité carbone. Toutefois, je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi vous écrivez qu’il s’agit de la réduction de la demande d’énergie en général et non de la seule énergie carbonée. Pourquoi prenez-vous, semble-t-il, la consommation énergétique comme porte d’entrée pour l’ensemble des scénarios ?

M. David Marchal. Ce point est véritablement un résultat plutôt qu’une hypothèse. Notre hypothèse était d’atteindre la neutralité carbone dans les quatre scénarios. Dans le quatrième scénario notamment, nous n’avons pas souhaité nous fixer de contrainte sur la consommation d’énergie, par défaut. Néanmoins, nous constatons qu’à l’arrivée, nos quatre scénarios comprennent au moins 25 % de réduction de la consommation d’énergie. C’est pour cela que nous disons que, dans tous les scénarios, il est nécessaire de réduire la consommation d’énergie.

Nous ne pouvons pas simplement réduire la consommation des énergies carbonées parce que le potentiel des énergies décarbonées est lui aussi limité à l’horizon 2050. Les énergies décarbonées sont la biomasse et les énergies renouvelables électriques, qui comportent des limites de rythme ou de prélèvement. Même si nous doublons le recours à la biomasse dans tous nos scénarios pour faire de l’énergie et des matériaux, il faut maintenir un équilibre alimentaire et la capacité de stockage de l’écosystème, ce qui limite le recours à cette énergie. En outre, le recours aux énergies électriques décarbonées (photovoltaïque, éolien et nucléaire) est lui aussi limité en termes d’impact paysager ou de rythme de développement. À l’horizon 2050, nous ne pouvons pas imaginer avoir des dizaines de gigawatts de nucléaire ou des centaines de gigawatts d’éolien, d’où ce nécessaire recours à l’efficacité énergétique et à la sobriété.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment déterminez-vous la limitation du potentiel de ces trois énergies (photovoltaïque, éolien et nucléaire), avec des limites de nature chaque fois assez différentes ?

M. David Marchal. Nous avons effectivement des études de potentiel et de gisements technico-économiques, qui sont bien souvent très importants. Nous avons essayé de limiter le développement de l’éolien à une multiplication par deux par rapport à l’objectif 2030. Nos scénarios comprennent environ 60 gigawatts d’éolien terrestre, ce qui permet de prendre en compte une limitation de la pression sur les paysages, par exemple. Pour les autres énergies, nous nous basons sur des études de potentiel. Sur le photovoltaïque, nous sommes quand même plus limités par des rythmes parce que les potentiels sont gigantesques. En outre, comme RTE, nous faisons un bouclage et une vérification horaire du fonctionnement du mix électrique. Il ne serait donc pas possible d’avoir des mix électriques trop déséquilibrés avec, par exemple, uniquement du photovoltaïque. Concernant le nucléaire, nous avons retenu les trajectoires proposées par les acteurs en entrée de la concertation de RTE, à savoir trois ou cinq nouvelles paires de réacteurs pressurisés européens (EPR).

M. Antoine Armand, rapporteur. Concernant les scénarios de baisse que nous pouvons envisager (côté consommation et production), si vous adoptez un regard rétrospectif sur vos scénarios des précédentes études, quelle conclusion tirez-vous ? Des scénarios se sont-ils révélés parfaitement concordants ? D’autres ont-ils été très largement sous-estimés, par exemple en termes de consommation ?

M. David Marchal. Sur ce sujet de la consommation d’énergie, les visions publiées en 2012 et les mises à jour publiées en 2017 adoptaient une approche assez normative par rapport à l’objectif fixé dans la loi. Ces scénarios visaient plutôt à montrer comment atteindre l’objectif d’une baisse de 50 % de la consommation d’énergie par rapport à 2012. Pour atteindre l’objectif fixé pour 2050, il faudra accélérer nos progressions sur la fin de la courbe car nous sommes actuellement significativement au-dessus de la trajectoire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concernant le nucléaire, qui est davantage dans vos trajectoires de mix électrique, un ou deux passages m’interpellent quelque peu. S’agissant de la place du nucléaire à long terme, vous dites, dans la synthèse de votre d’étude sur la trajectoire d’évolution du mix, que, d’un point de vue économique, le développement d’une filière nucléaire de nouvelle génération ne serait pas compétitif pour le système électrique français. Je ne suis pas sûr de comprendre s’il s’agit d’une compétitivité interne au système électrique ou pour l’économie française. De plus, comment parvenez-vous à déterminer que le développement d’une filière nucléaire de nouvelle génération ne serait pas compétitif d’un point de vue économique alors que, sauf erreur de ma part, vous ne portez pas ce type de jugement économique sur les autres productions d’énergie ?

M. David Marchal. Le point de vue économique est relatif aux évaluations économiques réalisées dans cette étude sur le mix électrique. Dans ces travaux, nous évaluons les coûts du système électrique tous les cinq ans, entre 2020 et 2050, et les coûts du système électrique englobant tous les coûts de production, de réseau, de stockage et des flexibilités. Les résultats de ces travaux montrent qu’avec des niveaux de consommation légèrement supérieurs à ceux d’aujourd’hui, la technologie du nouveau nucléaire – avec les hypothèses de coûts de production et d’investissement issus de la concertation de RTE – est plus chère que les technologies renouvelables. Nos scénarios montrent qu’il est possible de faire des mix électriques renouvelables, avec des flexibilités associées et intégrées dans un mix européen, qui coûte moins cher que des mix avec recours aux EPR.

Dans le troisième scénario, dans un contexte de hausse de 50 % d’électricité par rapport à la consommation actuelle, nous avons comparé un scénario qui recourt au nouveau nucléaire avec trois paires d’EPR en 2050 et un autre qui recourt à l’éolien en mer flottant. La comparaison des coûts du mix électrique entre ces deux scénarios aboutit au peu près au même coût global des trajectoires. RTE, qui a une approche un peu différente, compare les coûts en 2050, tandis que nous calculons ce que cela coûte à la France entre 2020 et 2050.

M. Patrick Jolivet. L’évaluation macroéconomique des quatre scénarios montre que, de ce point de vue, les deux scénarios sont équivalents. Toutefois, il faudrait des études de filière plus approfondies.

M. Antoine Armand, rapporteur. Plus un scénario imagine une consommation d’énergie importante, plus le coût des nouvelles installations nucléaires s’aligne sur celui des ENR. Par ailleurs, l’expérience a montré que nous étions toujours au-delà de nos propres intentions de consommation, en raison de l’inertie. Le confirmez-vous ?

M. David Marchal. Je confirme votre première affirmation, mais pas la seconde. Effectivement, nos travaux montrent qu’en limitant la croissance de la consommation d’électricité, nous pouvons recourir aux énergies renouvelables les plus compétitives (l’éolien terrestre, le photovoltaïque et l’éolien en mer posé). Si ces consommations augmentent trop et que nous voulons limiter la pression sur les paysages, le recours à des technologies d’éolien en mer flottant atteint des coûts qui sont du même ordre de grandeur pour le mix électrique que le recours aux technologies EPR, ce qui n’est pas le cas si les consommations d’énergie sont plus faibles.

En revanche, il me semble que les premiers plans nucléaires tablaient sur des consommations d’électricité largement supérieures à 500 térawattheures. Nous avions, au début du lancement du plan nucléaire, dans les années 1970, des perspectives de consommation d’électricité bien supérieures à celles que nous avons atteintes.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’avais le sentiment que nous allions réussir à atteindre rapidement une baisse de notre consommation qui, à un certain moment, a pu donner le sentiment que nous serions ou que nous pourrions être en surcapacité nucléaire. Je pense ici à la fin des années 1990 et au début des années 2000. En grossissant le trait, si nous atteignons des objectifs de sobriété importants, nous serions non seulement en mesure de baisser notre production nucléaire mais également d’investir uniquement ou essentiellement dans des énergies renouvelables plus compétitives à court terme. Néanmoins, si nous n’étions pas capables d’atteindre ces objectifs de consommation en raison d’une absence d’acceptabilité sociale ou d’une forte relance de notre industrie (pas totalement décarbonée), l’intérêt à recourir au nucléaire serait à la fois plus important et plus économique.

M. David Marchal. Effectivement, plus nous consommons et moins nous saurons le faire uniquement avec des énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Bruno Millienne.

M. Bruno Millienne (Dem). Concernant le nucléaire, nous partons sur l’hypothèse que nous utilisons le combustible que nous connaissons et que nous avons utilisé jusqu’à maintenant. Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Jean-Marc Jancovici a évoqué d’autres formes de combustible nucléaire, notamment du thorium. Auriez-vous des indications sur ce point ?

M. David Marchal. L’ADEME n’ayant pas de compétence particulière sur les énergies nucléaires, je ne me prononcerai pas sur ce point.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Francis Dubois.

M. Francis Dubois (LR). J’ai été interpellé, en tant qu’ancien maire et président d’intercommunalité, lorsque vous avez indiqué que vous pouviez verser des subventions sans valider les scénarios de recherche, ce qui ne correspond pas à mon expérience d’élu d’une collectivité territoriale.

Concernant les quatre scénarios de Transition(s) 2050, vous avez suggéré une meilleure utilisation des résidences secondaires. Je voudrais savoir si dans votre étude, parmi les trente cas, cette meilleure utilisation des résidences secondaires permet de réaliser des économies pour parvenir aux objectifs fixés pour 2050.

M. David Marchal. La meilleure utilisation des résidences secondaires n’est pas forcément en lien avec les trente citoyens, interrogés pour tester l’appréciation sociologique de ces scénarios, et dont les réponses constituent une toute petite partie des travaux de Transition(s) 2050.

Pour réaliser les travaux, nous avons effectivement, dans certains scénarios, supposé une meilleure utilisation des résidences secondaires, induisant, par exemple, une réduction de 2 millions de logements à l’horizon 2050, par rapport au parc actuel. Une telle réduction, qui permettrait de chauffer mais aussi de construire moins de logements, est modélisée de façon systémique et les impacts de cette politique entraînent des répercussions sur les consommations d’énergie, mais aussi les consommations de matériaux et d’énergie de l’industrie. Tous ces éléments ont été pris en compte dans ces travaux.

M. Francis Dubois (LR). L’intégration des résidences secondaires dans le tissu local a-t-elle été également prise en compte ?

M. David Marchal. Tout à fait. Cet élément fait bien partie des baisses.

Concernant le métier de l’ADEME, la plupart des travaux de recherche sont portés par des laboratoires, des groupements de laboratoires ou des groupements de laboratoires et des entreprises. Ensuite, lorsque l’ADEME octroie une subvention, de gré à gré, à une ONG ou une fédération professionnelle pour réaliser, par exemple, un événement en lien avec la géothermie, l’Agence peut apporter des subventions afin d’animer la filière auprès des collectivités locales. Parfois, ces structures souhaitent mener une étude, que nous ne subventionnerons évidemment pas si elle n’est pas alignée avec les objectifs de transition écologique. Dans le cadre de l’octroi d’une subvention, le suivi et la réalisation des travaux sont à la charge de cette structure. Les conclusions auxquelles ils aboutissent peuvent, dans certains cas, ne pas être toutes alignées avec la politique en cours et les objectifs ministériels ou gouvernementaux. Dans certains cas, ces travaux peuvent être en avance de phase par rapport au cadre actuel. En ce sens, l’ADEME n’endosse pas la responsabilité totale de ces rapports quand il s’agit de subventions apportées à des fédérations professionnelles, des ONG ou d’autres acteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je suis surpris de ce que vous décrivez. L’exemple que vous donnez, à savoir le fait de soutenir des fédérations professionnelles afin qu’elles organisent des événements auprès des collectivités locales, est intéressant. En tant que parlementaires, au regard des lois Sapin, entre autres, nous appelons cela des actions de lobbying subventionnées par une agence de l’État sur fonds publics. C’est ce mécanisme que vous venez de décrire.

M. Patrick Jolivet. Ce n’est pas tout à fait le cas. Il est nécessaire de distinguer les différents types de subventions. L’Agence procède en intervention soit en achat soit en subventions. Si, pour l’achat, nous déterminons nous-mêmes le besoin et passons des appels d’offres des marchés publics, pour les subventions, un porteur de projet nous propose un projet, dont nous discutons. Il existe des subventions dans le cadre des grands fonds opérés par l’ADEME, comme le fonds Chaleur, et des subventions pour des événements de communication. Pour nous, organiser un colloque sur la géothermie ou la chaleur renouvelable ne constitue pas du lobbying puisque nous organisons un colloque ouvert au public, aux parlementaires et aux élus locaux.

M. le président Raphaël Schellenberger. La définition du lobbying ne vous appartient pas. Si cet événement concernait l’agroalimentaire ou le nucléaire, le fait qu’il s’agit de lobbying sauterait aux yeux de tout le monde.

M. Patrick Jolivet. Non, organiser un colloque ouvert à tous et toutes…

M. le président Raphaël Schellenberger. Que vous organisiez un colloque, c’est une chose. Toutefois, que vous subventionniez quelqu’un d’autre pour organiser un colloque, c’est différent.

M. David Marchal. Notre action s’inscrit dans le cadre d’un système d’aide aux changements de comportement. L’exemple du colloque était un exemple parmi d’autres mais nous pouvons également subventionner des guides ou des conseils. Par exemple, avec l’association Amorce, nous avons subventionné un guide Les élus et l’éolien, permettant d’expliquer les difficultés auxquelles les élus font face par rapport à cette source d’énergie et de les conseiller. Il s’agit, pour nous, d’information et de communication. Les colloques et les événements sont en effet souvent co-organisés et co-soutenus, par les conseils régionaux quand il s’agit d’événements en région. Les aides de l’ADEME ne sont pas les seules à soutenir ce type d’événements. Les colloques sont ouverts et permettent le partage de retours de bonnes pratiques ou de retours d’expérience de la part de collectivités ayant mis en œuvre une technologie. Ces événements ont des coûts et l’ADEME n’a pas forcément toujours les moyens de les organiser intégralement sur le territoire. Ainsi, lorsque des partenaires souhaitent organiser ce type d’événement, nous pouvons y contribuer. Néanmoins, nous ne subventionnerons évidemment pas des actions de lobbying de ces structures si elles souhaitent en organiser.

M. le président Raphaël Schellenberger. Y compris de certaines ONG…

M. David Marchal. Bien sûr. Les travaux que nous pouvons réaliser avec certaines ONG se limitent à des études ou à des guides.

M. Patrick Jolivet. La troisième forme de subvention concerne le cas de figure où une association vient nous voir avec une étude. Nous ne donnons évidemment pas un « chèque en blanc » à une association afin qu’elle réalise une étude. L’association nous présente un projet, puis nous discutons du contenu. Ensuite, le projet est suivi par un instructeur de l’Agence. Enfin, un certificat de service fait est délivré à l’issue du projet. Nous distinguons bien le cas où le besoin relèverait de l’Agence, justifiant un achat, pour lequel nous aurions la pleine maitrise de l’objet produit, du cas d’une subvention où nous aidons à la réalisation, par exemple d’un guide de bonnes pratiques, sans être propriétaire du résultat final.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit ne pas disposer de compétences sur les perspectives technologiques dans le nucléaire. Pourtant, dans le scénario dénommé « Pari réparateur », que vous présentez, vous explorez un certain nombre de nouvelles pistes technologiques, dont vous jugez de la disponibilité et de la maturité. Je suis donc surpris de cette réponse sur le fait que vous n’auriez pas d’expertise, au moins sur la vraisemblabilité d’un certain nombre de technologies nucléaires, alors que vous semblez dire que, sur certaines énergies renouvelables, semblant reposer également sur des paris, votre expertise semble plus fine. Comment l’expliquez-vous ?

M. David Marchal. Cela dépend du cadre que nous fixe l’État dans nos domaines d’intervention. L’expertise de l’ADEME vient beaucoup des projets de recherche et des thèses que nous pouvons soutenir, qui nous permettent d’avoir une vision sur les technologies de demain. Notre cadre d’intervention, concernant la recherche, le PIA ou France 2030, concerne les technologies de la transition écologique, les énergies renouvelables, le stockage ou encore les technologies de smart grid. Néanmoins, l’État ne nous confie pas de soutien à la recherche dans le domaine du nucléaire. Nous ne disposons donc pas de compétence particulière sur ce sujet. J’inclus le fait que nous avons également soutenu des recherches, par exemple, sur le captage et le stockage de CO2 dans l’air ambiant, que je qualifierai de technologie non mature. Nous avons effectivement des compétences dans ce domaine, du fait des travaux de recherche que nous avons pu soutenir.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est donc surprenant de voir que vos scénarios, assez prospectifs, formulent ensuite des points de vue sur le coût de certaines technologies, alors même que vous ne disposez pas d’expertise sur ces dernières.

M. David Marchal. Concernant ces technologies, nous nous basons sur des hypothèses formulées par des acteurs compétents, notamment RTE, qui a fait toute une concertation sur ce sujet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ces hypothèses ne sont pas forcément construites de la même façon. Vous avez, dans la même étude, des biais méthodologiques distincts qui sont pourtant mis au même niveau.

M. David Marchal. Les hypothèses retenues par RTE et par l’ADEME sur les questions de mix électrique sont extrêmement proches.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sur le mix ?

M. David Marchal. Sur les hypothèses de coût des différentes technologies.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous des éléments sur la transformation du coût en prix ?

M. David Marchal. Nous évaluons également le coût de revient complet au mégawattheure, incluant le coût de réseau et de production mais excluant les taxes – comprises dans le prix de l’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il y a aussi des règles de marché.

M. David Marchal. J’évoque le coût complet facturable au consommateur in fine. Nous nous demandons quels sont les coûts globaux pour la collectivité et, rapporté au mégawattheure produit, combien cela peut engendrer en termes de prix du mégawattheure, hors taxes.

Votre question évoque-t-elle, pour sa part, le prix de marché et le fonctionnement du marché spot de l’électricité ?

M. le président Raphaël Schellenberger. En effet, ainsi que le comportement des producteurs par rapport au prix du marché spot.

M. David Marchal. Les outils de modélisation que nous utilisons, notamment pour le mix électrique, modélisent le fonctionnement du marché spot de l’électricité, dans un contexte précrise, comme RTE. Nous avions émis des hypothèses d’évolution du prix du gaz et du CO2 inférieur au véritable niveau, dû au contexte de crise. Il faut garder en tête que le fonctionnement du prix sur les marchés de gros d’électricité n’est absolument pas représentatif des coûts. Tous les moyens bénéficient, à un moment donné, du prix de l’unité marginale qui fonctionne, y compris les moyens dont les coûts de production sont beaucoup plus faibles. En ce moment, le prix marginal est extrêmement élevé du fait de la crise en Ukraine, ce qui n’est pas représentatif des coûts. Nous avons évalué les coûts du système.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les premiers acteurs à dénoncer des contrats à terme sont souvent les titulaires de capacités de production intermittente, qui étaient, jusqu’à maintenant, achetée à des contrats à terme à un prix supérieur à celui du marché.

M. David Marchal. Nous ne pouvons qu’être critiques par rapport à ce type de comportement. Certains acteurs, qui restent une minorité, ayant bénéficié de tarifs d’achat, souhaitent sortir de ces tarifs pour bénéficier du prix de marché. Ce n’est pas raisonnable de leur part. L’État ayant octroyé une rentabilité acceptable à leur installation au travers des tarifs d’achat, ils devraient rester dans ces tarifs jusqu’au bout afin de contribuer au fait que les énergies renouvelables permettent en ce moment à l’État de grandes économies de facture. La commission de régulation de l’énergie (CRE) a estimé que 16 milliards d’euros d’économies seraient générés en 2022 puis en 2023, grâce à l’éolien et au photovoltaïque notamment.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour le solaire ou l’éolien, quelle est la moyenne des prix d’achat sur des contrats à terme ?

M. David Marchal. Pour l’éolien, la moyenne du prix d’achat doit s’élever à 65 euros du mégawattheure tandis que, pour le solaire, cette moyenne – qui dépend beaucoup de la taille des installations – s’élève à environ 55 euros du mégawattheure pour les grandes installations.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous me confirmer que ces montants ne constituent pas la moyenne des contrats en stock, qui est bien plus élevée ?

M. David Marchal. Oui, en raison du début de période. En 2010, lorsque nous avons mis en place les premiers tarifs d’achat, ces derniers étaient extrêmement élevés car la filière était naissante, ce qui pèse encore beaucoup sur le coût complet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans vos projections de scénario, y a-t-il une entrée démographique ?

M. Patrick Jolivet. Oui. Nous reprenons l’hypothèse de l’Insee relative à la fécondité basse.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous une introduction de vos quatre scénarios à une échelle d’interconnexion ? Que feront les autres pays ? Qu’en est-il des éléments démographiques qui semblent de plus en plus déterminants à l’horizon 2050 ?

M. David Marchal. En termes de cadrage, nous avons supposé des efforts de la part des autres pays. Toutefois, nous supposons l’existence d’une augmentation des températures (scénario RCP 4.5). Nos scénarios prennent en compte un certain niveau de changement climatique, ce qui a un impact sur les productions agricoles, sur les températures et le besoin de refroidissement l’été.

Lorsque nous produisons ce type de scénarios, il n’est pas évident de nous baser aisément sur les possibilités des importations puisque nous pourrions dire que la France importera massivement des énergies décarbonées demain et que nous parviendrons à la neutralité carbone facilement. Dans nos scénarios, nous avons supposé que nous restions dans une situation similaire à aujourd’hui concernant les imports et les exports, en termes d’alimentation et de biens, avec une légère amélioration de la balance commerciale sur les matériaux. Dans le troisième scénario, nous avons supposé que nous nous trouvions dans un monde plus global, où la moitié de l’hydrogène était importée, car il me semblait vraisemblable que, dans certains scénarios, les acteurs économiques importent de l’hydrogène décarboné.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le changement d’heure est-il toujours utile en matière d’économies d’énergie ?

M. David Marchal. Notre dernière étude sur le sujet date de 2016. Il me semble qu’elle montrait que le changement d’heure produit encore un impact en termes d’économies de mégawatts mais que les freins ainsi que les impacts sur le rythme, la santé ou encore l’accidentologie pouvaient, dans une logique coût-bénéfice globale, compenser en partie les économies réalisées.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci d’avoir répondu à l’ensemble de nos questions.

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7.   Audition de M. Nicolas de Maistre, préfet et Directeur de la protection et de la sécurité de l’État, au secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) (17 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, nous accueillons M. Nicolas de Maistre, préfet et directeur de la protection et de la sécurité de l’État au secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN).

Je vous remercie, monsieur le préfet de Maistre, d’avoir accepté de consacrer une partie de votre temps aux travaux de notre commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et de l’indépendance énergétique de la France.

Je remercie également Mme Sylvie Supervil, chargée de mission nucléaire et radiologique, ainsi que M. le lieutenant-colonel Jean-Charles Coste, chargé de mission Vigipirate, qui sont présents à vos côtés. Non mentionnés sur la convocation, ils pourront toutefois répondre aux questions de la commission d’enquête.

Monsieur le préfet, nous avons souhaité auditionner un représentant du SGDSN afin de prendre la mesure du caractère stratégique de l’énergie pour un pays comme la France. La crise qu’elle traverse, sans être aussi dramatique que pour d’autres pays voisins, est potentiellement lourde de conséquences. Le contexte de cette crise, à savoir la guerre non loin de nos frontières, donne d’ailleurs un caractère aggravant à cette menace. Finalement, la crise énergétique mobilise-t-elle autant de moyens que la crise sanitaire que la France a dû traverser ? Cette crise mobilise-t-elle les mêmes institutions de l’État ? En outre, cette crise touche-t-elle aux mêmes intérêts stratégiques ?

Une autre source d’intérêt, pour notre commission d’enquête, réside évidemment dans la filière nucléaire civile française, présentée comme concentrant un certain nombre de risques, pour lesquels les services de l’État et vos services peuvent être concernés. Pour chacun de ces risques, la vigilance est de rigueur de longue date et ce contrôle est exercé par diverses institutions, dont vos services, qui opèrent le plus souvent avec grande discrétion. Or celle-ci reste incomprise, la moindre information dont la diffusion a été autorisée pouvant alimenter des réactions médiatiques en chaîne, difficilement compréhensibles.

Monsieur le préfet, pouvez-vous faire preuve d’un peu de pédagogie sur le rôle de votre service et, tout en respectant les règles du secret auxquelles vous êtes lié, essayer de nous apporter les plus claires clarifications et éléments de compréhension ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas de Maistre, M. Jean-Charles Coste et Mme Sylvie Supervil prêtent serment.)

M. Nicolas de Maistre, préfet et Directeur de la protection et de la sécurité de l’État au SGDSN. Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et messieurs les députés,

Le SGDSN est un secrétariat général, ayant vocation à assister la Première Ministre dans l’exercice de ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale. Ces missions l’amènent à traiter des questions stratégiques de défense, de sécurité, de dissuasion, de programmation militaire et, au sein de ma direction, de sécurité intérieure concourant à la défense nationale, de lutte contre le terrorisme - en lien avec la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT)  de planification des réponses aux crises mais aussi de lutte contre les ingérences numériques étrangères, de lutte contre la menace cyber – qui ne cesse de se développer –  ou encore de protection de nos systèmes d’information classifiés. Le rôle de SGDSN est donc vraiment celui d’un bouclier de la Nation.

Concernant l’énergie, et particulièrement le nucléaire civil, deux missions, inscrites dans le code de la défense, sont suivies de manière plus précise sous ma direction au sein du SGDSN : la sécurité des activités d’importance vitale (SAIV) et la planification de la réponse gouvernementale à des crises majeures.

Le SGDSN pilote le dispositif de sécurité des activités d’importance vitale, qui est un concept français mis en place en 1958 et revu en 2006.

Ce concept a été repris en deux temps, au niveau européen, par une directive de 2018 incluant l’énergie et les transports, visant à opérer un travail collectif européen sur la protection d’infrastructures et ayant vocation à servir plusieurs pays, puis, grâce à la présidence française de l’Union européenne, par une directive sur la résilience des entités critiques dite « REC », que nous devrons transposer en droit français d’ici 21 mois et qui a vocation à développer, au niveau européen, la vision française d’astreindre un certain nombre d’opérateurs – fournissant des services indispensables à l’autorité de l’État, au fonctionnement de l’économie ou au maintien du potentiel de défense et de sécurité de la Nation – à des investissements afin de protéger leurs infrastructures. Cette politique française, portée de 1958 à nos jours, pesait sur nos opérateurs principaux, mais pas sur leurs équivalents au niveau européen. La nécessité d’évoluer sur ce sujet a fait l’objet d’une discussion avec l’ensemble de nos partenaires européens, lors de laquelle la France a joué un rôle leader. Les circonstances internationales malheureuses ont contribué à convaincre tous nos partenaires. Il existe donc une vraie volonté européenne de reprendre cette politique, tant dans cette dimension liée à la résilience des entités critiques que dans la directive Network Internet Security dite « NIS 2 », prévoyant une sécurisation des systèmes d’information.

Dans ce cadre, nous avons eu une discussion avec les opérateurs d’importance vitale afin d’évoquer avec eux une stratégie nationale visant à lutter contre les sabotages, les actes malveillants – essentiellement terroristes – et tous les risques – naturels, technologiques ou sanitaires. Pour cadrer ces éléments, le SGDSN a produit, en discussion avec les ministères ayant la tutelle de ces opérateurs d’importance vitale, 22 directives nationales de sécurité (DNS), couvrant 12 secteurs d’activité. Une directive spécifique couvre l’énergie tandis que des sous-directives concernent l’électricité, le gaz, les hydrocarbures et le nucléaire civil. Une fois ces directives nationales de sécurité fixées, le pilotage et la mise en œuvre s’opèrent au travers des services des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité de chacun des ministères, qui les mettent en œuvre et vérifient que les opérateurs réalisent bien des plans de sécurité d’opérateur (PSO) et des plans particuliers de protection, qui constituent des traductions concrètes de ces directives, ensuite validées.

Concernant le nucléaire civil, la dernière révision de la directive nationale de sécurité date du mois de décembre 2019. Ces directives, qui sont toutes classifiées, sont révisées de manière régulière pour tenir compte des évolutions de la menace. Certaines, dont les plus anciennes datent de 2015, doivent d’ailleurs être modernisées quant à l’évaluation de la menace.

Le SGDSN s’occupe donc de la doctrine et fixe le cadre national tandis que les ministères prennent les directives en compte et traitent avec leurs opérateurs. Toutefois, nous avons parfois un contact direct avec les directeurs de la sûreté de ces grands groupes ou de ces opérateurs d’importance vitale – parmi lesquels les opérateurs du nucléaire civil – afin de traiter de leurs préoccupations du moment et de sujets qu’ils voudraient nous remonter ainsi que pour les tenir au courant des derniers états de la menace. Par exemple, une réunion s’est récemment tenue avec les énergéticiens pour tenir compte des dernières évolutions internationales.

Par ailleurs, la Première Ministre nous a confié la mission de préparer les plans gouvernementaux permettant de répondre à tous types de risques ou de menaces (naturels, technologiques, terroristes, nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques ou liés à l’énergie), dans tous les milieux (aérien, maritime ou cybernétique). Il s’agit de préparer, à froid, en collationnant l’expertise de l’ensemble des ministères, des plans servant de support pour l’action interministérielle. Cette action peut prendre, en fonction de la décision de la Première Ministre, la forme d’une interministérialisation d’une crise sectorielle – laissant le ministère piloter la crise – ou d’une cellule interministérielle de crise, présidée par la Première Ministre ou par un ministre auquel elle confierait cette présidence.

Les plans n’ayant d’intérêt que s’ils sont mis en œuvre, nous sommes également chargés d’organiser des exercices majeurs, avec une réforme que nous avons mise en place. Pendant très longtemps, nous structurions des plans puis, une fois le plan construit, nous mettions en place un exercice majeur afin de le valider. L’inconvénient est que, compte tenu de l’inertie du travail nécessaire à la modernisation de ces plans successifs, nous n’étions pas toujours proches de l’actualité et des défis que la nation avait à relever. Dorénavant, chaque année, nous faisons deux à trois exercices majeurs ayant vocation à être plus en concordance avec les menaces ou les risques éventuels – tels que l’exercice « black-out électrique » effectué au printemps dernier, ou l’exercice gaz réalisé durant l’été et l’exercice de sécurité nucléaire dit « SEC NUC 21 » visant à tirer un certain nombre d’enseignements post-Fukushima – puis nous suivons les enseignements tirés et leur mise en œuvre dans les différents ministères concernés.

Nous sommes donc sur une mécanique de réforme de la planification dont le but est de ne plus associer un risque ou une menace à un plan mais de construire un système beaucoup plus modulaire, permettant au Gouvernement d’assembler les briques afin de pouvoir faire face à tous les types de risques, y compris ceux que nous n’aurions éventuellement pas été capables d’identifier. Par exemple, le droit de la crise et la gestion budgétaire d’une crise sont génériques et constituent des briques que nous voudrions mettre à disposition. La première mise en œuvre de cette réforme de la planification portera sur le plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur, dont le suivi est assuré par Mme Sylvie Supervil, avec l’ensemble des ministères. Cette réforme se met actuellement en place.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci. Suivez-vous plus particulièrement les activités classées d’importance vitale pour la Nation ?

M. Nicolas de Maistre. Tout à fait. Les ministères identifient ces activités puis font remonter ces opérateurs et leurs points d’importance vitale – soit les équipements de nature à susciter une attention particulière – dans une commission interministérielle de défense et de sécurité. Au sein de cette commission interministérielle a lieu un débat sur la nécessité de faire entrer ces opérateurs dans le dispositif, sachant que des contraintes réglementaires pèseront sur ces derniers. Une fois qu’ils sont inscrits, nous suivons l’ensemble de ces opérateurs et leurs points d’importance vitale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le classement en tant qu’activité d’importance vitale pour la Nation est-il classifié ?

M. Nicolas de Maistre. Il s’agit d’une information classifiée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous pouvons produire quelques hypothèses que tout le monde pourrait comprendre, sur les centrales nucléaires par exemple. Pendant la crise liée à l’épidémie de Covid-19, ces activités classées d’importance vitale pour la Nation ont-elles bénéficié de règles particulières en matière d’autorisation de poursuivre un fonctionnement classique alors que tout le monde était appelé à rester à son domicile ?

M. Nicolas de Maistre. Cette question dépasse très largement mes compétences sur le sujet. Nous fixons ces directives nationales de sécurité. Ensuite, ces questions sont directement traitées entre les administrations concernées – c’est-à-dire le ministère chargé de l’énergie – ainsi que le service qui le met en œuvre – à savoir le service du haut fonctionnaire de défense et de sécurité – et les opérateurs. Nous fixons la doctrine puis nous déroulons un processus permettant ce lien entre l’administration centrale, qui a la tutelle, et les opérateurs. Ensuite, nous le testons au travers d’exercices.

M. le président Raphaël Schellenberger. Notre réseau électrique a beaucoup évolué ces dernières années pour tendre vers une logique de réseau intelligent, jusque dans les foyers avec l’installation de compteurs communicants. Avez-vous observé un accroissement des risques sur le réseau en raison de cette mutation ?

M. Nicolas de Maistre. Je qualifierais potentiellement le sujet que vous évoquez de générique. En effet, la numérisation de l’ensemble de notre société entraîne un accroissement des risques cyber. L’autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d’information (ANSSI) a été mise en place en 2009 pour construire une capacité de défense de la Nation afin de protéger l’ensemble de ces activités d’importance vitale, et au-delà. L’ANSSI n’a cessé de croître, en expertise et en moyens, pour répondre à ce risque. Le Président de la République a publiquement exposé une ambition forte pour le développement des savoir-faire cyber. Je suis revenu hier d’une réunion, au niveau « otanien », durant laquelle un certain nombre d’interrogations sur le sujet ont été abordées. Ce risque fait l’objet d’une prise de conscience collective. Si nous comparons avec un certain nombre d’autres nations, la France peut s’enorgueillir de n’avoir pas pris de retard sur le sujet. Cette préoccupation commune vaut pour le nucléaire comme pour l’ensemble des secteurs d’activité. Ces moyens de défense sont mis en œuvre. Ces éléments me permettent de faire le lien avec la réflexion, portée par l’Europe, sur la directive dite « NIS 2 », qui prévoit justement de contraindre progressivement les opérateurs, mais aussi de très nombreux agents puisque les collectivités locales seront impactées. Il s’agit d’une sorte de course entre l’épée et le bouclier sur la dimension cyber. Mécaniquement, la numérisation engendre la croissance du risque et oblige donc l’État à y consacrer davantage de moyens. Toutefois, cette prise de conscience n’est pas qu’étatique puisque nous voyons un très grand nombre d’acteurs économiques investir massivement pour se protéger des rançongiciels. La difficulté est de savoir comment aider des structures de nature plus modeste.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est le rôle de votre administration dans le pilotage, notamment des stocks stratégiques, et dans l’établissement de la doctrine d’usage ?

M. Nicolas de Maistre. Je pense que tous les pays européens, parmi lesquels la France, ont réinternalisé l’idée de stock. Nous avons évolué d’une logique économique du flux tendu vers un constat des difficultés que peuvent poser cette logique en cas de crise majeure et de la nécessité de réintégrer une compréhension de la logique de stock. Cette réflexion n’est pas simplement française mais aussi européenne. Un rapport de la Cour des comptes concernait des stocks alimentaires, par exemple en Suisse ou en Allemagne. Des réflexions de toute nature sont en cours, avec toujours cette éternelle question pour déterminer qui paie le stock. Il existe des modèles extrêmement divers.

Nous avons toujours eu des stocks stratégiques, en particulier dans le domaine sanitaire, et nous continuons à en avoir de façon forte. La question est plutôt de savoir comment nous assurons leur renouvellement et leur accroissement lorsque nous anticipons une menace ainsi que leur disponibilité d’un point de vue logistique.

Il est vrai qu’une réflexion concernant la réintégration de cette notion de stock a eu lieu, puisqu’il s’agit d’un moyen permettant de tempérer la réflexion exclusivement souveraine. Au sein du SGDSN, notre réflexion sur la souveraineté porte plus sur les technologies, avec des réflexions pour préserver les technologies indispensables à la base industrielle et technologique de défense sur certaines filières qui nous intéressent particulièrement, comme les filières d’industrie et de sécurité, pour lesquelles nous avons besoin de technologies souveraines si nous voulons préserver notre modèle démocratique. Pour un certain nombre d’autres sujets, outre la dimension liée à la souveraineté, il existe surtout une dimension liée à la capacité de stockage ou de diversification des achats, permettant de sécuriser la chaîne. Cette dimension est actuellement portée par un certain nombre de ministères, comme le ministère de la santé mais aussi d’autres ministères qui travaillent sur des stocks à vocation plus stratégiques.

Ce travail est opéré mais nous ne sommes pas directement dans la réflexion. En effet, nous avons suscité l’idée qu’il fallait impérativement que tout le monde retravaille sur cette question mais une analyse des besoins et du modèle économique est ensuite nécessaire. À l’époque de la première crise pétrolière, la réflexion sur les stocks stratégiques d’hydrocarbures nous a permis de constituer une capacité à encaisser les chocs et à assurer une liberté et une autonomie d’action de la Nation pendant un temps déterminé. Nous essayons de travailler sur cette voie.

Je veux vraiment attirer votre attention sur ce point car cette dimension est partagée aux niveaux européen et « otanien ». Nous avons une nécessité de réflexion tripartite équilibrée. Sans aller au-delà de ce que je peux dire, concernant un certain nombre de sujets, en particulier ceux relatifs à la santé, l’Union européenne a développé de fortes capacités de stockage. Cette réflexion sur les stockages existe dans tous les domaines. La nouvelle structure Health Emergency Preparedness and Response Authority (HERA), qui dépend de la DGS, travaille sur les stocks de contre-mesures médicales, dont certaines peuvent nous intéresser sur les sujets de NRBC. Cette réflexion a lieu au sein des États, de la Commission et des entreprises. Le modèle économique doit maintenant être trouvé.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors des auditions que nous avons conduites avec des représentants des services internes du ministère de l’énergie, chargés notamment de l’élaboration des statistiques, nous nous sommes rendu compte que la mesure de la vulnérabilité n’est pas forcément au cœur de leurs préoccupations. Votre réflexion sur la définition de la vulnérabilité est-elle complètement autonome ou est-elle alimentée par les ministères ? Si les ministères ne vous alertent pas sur des sujets de la vie courante autour de l’énergie, effectuez-vous une autosaisine ?

M. Nicolas de Maistre. Nous pouvons toujours nous saisir. Dans la réflexion qui est la nôtre, nous sommes des coordonnateurs et, même si j’ai la chance d’être entouré d’experts, l’expertise profonde et structurée se trouve au sein des ministères. Nous veillons au fait que les ministères échangent et que les choses puissent fonctionner mais les études de vulnérabilité sont ministérielles.

Lors de la rencontre, deux fois par an ou de façon plus régulière, de tel ou tel directeur de la sûreté de tel ou tel groupe, des informations directes nous remontent. Néanmoins, il s’agit simplement d’une corde de rappel par rapport à un processus d’analyse des vulnérabilités.

Les services de renseignement nous offrent en amont des informations sur l’évaluation de la menace. Ensuite, nous menons une réflexion sur le risque avec un certain nombre d’administrations telles que la direction générale de la prévention des risques (DGPR). À partir des données recueillies en amont, nous diffusons l’information – au travers du plan Vigipirate par exemple, produit tous les six mois avec une nouvelle posture donnant l’état de la menace. Les opérateurs concernés – et en particulier ceux d’importance vitale – reçoivent cet état de la menace et le confrontent à leurs vulnérabilités afin de faire évoluer leur plan.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous nous préparons à une menace de disponibilité de l’énergie, notamment de l’électricité, que nous n’avions pas envisagée depuis longtemps. Les plans se réactivent, et notamment la projection d’un plan de délestage avant black-out. Quel est votre rôle dans la préparation de ce plan de délestage ?

M. Nicolas de Maistre. Les exercices relatifs au black-out électrique, menés au printemps, et l’exercice spécifique concernant le gaz, mené à la demande du Gouvernement durant l’été, ont été très utiles à la réflexion collective et interministérielle.

Ces exercices ont été très instructifs car ils nous permettent de travailler ou de faire travailler ceux qui auraient à gérer une crise de cette nature, mais aussi parce qu’ils nous ont permis de comprendre que nous devions penser à un plan énergies plutôt qu’à un plan thématique sur l’électrique, le gaz, les hydrocarbures et le nucléaire civil. En effet, l’intrication des réseaux est telle que nous avons peut-être besoin d’une vue plus globale.

Les exercices ont également permis de porter la vision d’une nécessaire interministérialisation plus rapide des crises, ce qui est d’ailleurs un bilan un peu général des processus des crises que nous pouvons observer depuis dix ans. Nous jouons un rôle au travers de notre lien régulier avec les services des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité adjoints, que nous voyons toutes les trois semaines. Un important travail a été mis en place par le MTE sur ce sujet. Dorénavant, une cellule interministérielle de crise (CIC) a vocation à piloter les sujets qui n’auraient pas été pris en compte ou insuffisamment pris en compte et à détecter d’éventuels oublis dans nos travaux préparatoires.

Nous travaillons donc avec notre filière habituelle – c’est-à-dire avec les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité – tout en nous assurant que ce travail en amont a bien eu lieu au travers des exercices pour définir la vision collective. Le travail porté par chacun des ministères, qui se sont emparés du sujet (en particulier le ministère chargé de l’énergie), intervient ensuite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Jouez-vous un rôle dans la classification des documents ?

M. Nicolas de Maistre. Au sein de ma direction, une sous-direction est chargée du secret et suit les process d’habilitation individuelle. Il existe ensuite effectivement une classification de ces documents, sachant que c’est la nature des documents qui justifient leur classification. En effet, les ministères les classifient de facto lorsqu’ils contiennent l’exposé des vulnérabilités d’un opérateur. Ces documents n’ont, bien entendu, pas vocation à être exposés, en particulier dans le contexte que nous connaissons.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si le ministre de l’énergie se voit remettre un rapport qui met le doigt sur un certain nombre de vulnérabilités du système énergétique, est-il tout à fait légitime à décider seul de la classification ?

M. Nicolas de Maistre. Concernant le processus, je veux vraiment appeler votre attention sur le fait que ces éléments entrent dans ce que j’avais exposé, c’est-à-dire les directives nationales de sécurité, qui sont les seules obligations pesant sur les opérateurs dans le cadre de la SAIV. Comme nous leur demandons de rédiger un PSO et un plan particulier de protection, ils sont amenés à exposer leurs vulnérabilités puisque nous expliquons dans ce plan pourquoi nous considérons qu’ils sont d’importance vitale puis nous imaginons des scénarii, corrélés avec leurs vulnérabilités. Le document doit donc, par nature, être classifié.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’évoque une autre nature de document, tel qu’un rapport prospectif de conseil qui soulignerait au ministère de l’énergie les mesures à mettre en œuvre d’un point de vue systémique et stratégique pour réduire les vulnérabilités.

M. Nicolas de Maistre. Je ne peux pas vous répondre sur ce point, monsieur le président.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Antoine Armand, rapporteur de notre commission d’enquête.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci. Je ne suis pas sûr d’avoir compris la nature de vos échanges avec le Gouvernement en matière de mesure de la vulnérabilité. Le gouvernement vous interroge-t-il sur notre vulnérabilité en matière énergétique, de manière structurelle ou en cas de crises de divers types ? Si le Gouvernement vous interroge en effet, quelle est la nature des informations dont vous disposez ? Avez-vous une vision panoramique de la situation concernant l’approvisionnement en combustibles pour nos productions énergétiques (nucléaire, pétrole ou autres combustibles) ? En outre, quelle est la granularité des informations dont vous disposez ?

M. Nicolas de Maistre. Ces informations sont disponibles à la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), qui suit de façon régulière les entrées et sorties et nous en informent, compte tenu de l’actualité et de la perspective éventuelle d’une crise que nous devrions gérer. Un travail, porté par le MTE et par la DGEC en particulier, est opéré en amont afin d’éviter que nous ayons à rencontrer ce premier niveau de crise.

Concernant les vulnérabilités, il faut distinguer deux dimensions.

Une première dimension est l’analyse par les opérateurs eux-mêmes de leurs vulnérabilités. Ces derniers doivent identifier, dans un dialogue avec leur administration centrale et avec les préfets de département, quelles sont leurs vulnérabilités et comment y faire face. Les opérateurs inscrivent ces vulnérabilités dans leur plan, avec les mesures de remédiation qu’ils proposent. Ensuite, ils en débattent avec l’administration centrale pour que ces PSO soient validés, en articulation avec leur ministère de tutelle.

Une deuxième dimension concerne des analyses d’anticipation sur des vulnérabilités éventuelles, pouvant être effectuées dans le cadre de réflexions plus prospectives. Par exemple, un travail a été réalisé pour effectuer une analyse des vulnérabilités potentielles du réseau électrique et ce document a servi – ou peut servir – comme d’autres travaux d’anticipation, à alimenter des réflexions sur des mesures à mettre en place.

Le travail sur les vulnérabilités est donc soit un travail par opérateur, avec les mesures pour y faire face, soit une réflexion générique, plutôt en lien avec des réflexions d’anticipation portées par un certain nombre d’administrations.

M. Antoine Armand, rapporteur. Réalisez-vous une surveillance aigüe de notre approvisionnement en uranium ?

M. Nicolas de Maistre. Pas au sein de ma direction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Savez-vous qui effectue cette surveillance ?

M. Nicolas de Maistre. Je sais que d’aucuns s’en occupent.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends que je n’ai pas à en connaître.

S’agissant de l’évolution de notre système électrique, et donc potentiellement de l’évolution de votre travail dans la supervision générale, le développement d’énergies renouvelables tel que le photovoltaïque et l’éolien – qui sont, par définition, plus disséminées, à la fois sur le territoire et en nombre – rend-il le suivi de notre sécurité énergétique plus difficile ? Le découpage par opérateur d’importance vitale (OIV) ne suffit-il pas de moins en moins à permettre de caractériser ce qui est de l’ordre de l’intérêt vital de la Nation face à des installations multiples ?

M. Nicolas de Maistre. Je pense qu’il s’agit d’une leçon que nous avons collectivement tirée, dans différentes instances. Nous avons réalisé beaucoup de travaux de « protection de fort » mais la notion de réseau était peut-être insuffisamment intégrée.

Une réflexion un peu générique, au niveau européen et en France, est de voir comment on protège plus le réseau par rapport à tous ces travaux effectués pour sécuriser les points nodaux des réseaux.

En cas de coupures sur de la fibre ou des câbles notamment, la multiplication des réseaux a l’avantage de permettre de disposer de pistes de déroutement et de solutions alternatives. Le paradoxe du réseau est qu’il est plus fragile puisque nous ne pouvons pas garantir, de façon aussi évidente que nous le faisions jusqu’à maintenant, la sécurité de tout le linéaire du réseau. En revanche, il a l’avantage de nous permettre une beaucoup plus grande souplesse.

Si nous vérifions bien qu’il existe des redondances et des pistes de déroutement sur les câbles sous-marins, ces solutions rendent le pays plus résilient. Toute une réflexion a été portée sur cette idée puisque la Première Ministre a confirmé la volonté de mettre en œuvre une stratégie nationale de résilience (SNR), validée au mois d’avril dernier. L’État a développé un grand nombre de politiques portées par des ministères, avec des ministères concourants, ayant vocation à rendre le pays plus robuste. Chaque année, cette SNR aboutit à une commission interministérielle, qui balaie l’ensemble des politiques qui ont été exposées, avec des indicateurs pour déterminer comment construire progressivement une résilience plus forte de la Nation. Une réflexion doit porter sur la force que peuvent offrir les réseaux dès lors qu’ils permettent des redondances.

Un équilibre subtil doit être trouvé entre le maintien – car certaines structures ou infrastructures doivent absolument être préservées en tant que telles, ce qui justifie la logique de la SAIV, confirmée par la réflexion européenne et « otanienne » – et le fait d’apporter plus d’attention à notre capacité à protéger les réseaux, justement peut-être parfois par la dissémination et leur redondance.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci beaucoup. J’en viens aux difficultés que nous rencontrons du fait de la crise géopolitique actuelle. Le SGDSN avait-il prévu cette hypothèse ?

M. Nicolas de Maistre. Je ne sais pas si beaucoup de personnes avaient prévu la crise dans laquelle nous sommes. Nous constatons depuis très longtemps – non pas en raison de cette crise mais de manière plus générique – que le réel est souvent plus imaginatif que l’humain. C’est pour cette raison que nous réformons la planification, avec cette logique des briques à mettre à disposition du Gouvernement plutôt que d’imaginer tout type de crise pour être certain d’anticiper la crise qui surviendra. Ce qui a justifié cette réforme de la planification est la volonté de constituer un assemblage de briques à la demande, en fonction du type de menace ou de crise que nous pouvons rencontrer.

Finalement, nous avons la volonté de construire quelque chose qui n’est pas lié – pour ce qui nous concerne – à une capacité d’anticipation. Toutefois, il existe une capacité d’anticipation forte, de même qu’une volonté, mise en œuvre en 2021, de structurer un comité interministériel d’anticipation puisque, dans de nombreux ministères, des administrations pensent les menaces et les risques qui peuvent nous frapper. L’idée était donc de les regrouper afin de leur donner une cohérence et une force nouvelle.

Toutefois, concernant ma direction, plutôt portée sur la réponse, l’idée est que, quelle que soit l’excellence de notre anticipation, nous ne pouvons pas exclure l’apparition d’éléments que nous n’avions pas totalement prévus. Nous devons donc offrir au Gouvernement des capacités de réaction indépendantes de l’anticipation, ce qui ne veut surtout pas dire que nous voulons modérer la réflexion sur l’anticipation. Bien au contraire, la réflexion sur l’anticipation a été développée de façon forte.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’une forme d’embargo sur du gaz. Je veux bien que nous fassions du modulaire mais je ne suis pas sûr de comprendre votre réponse. Aviez-vous anticipé le fait que la Russie pouvait nous « couper le gaz » ? Si c’est le cas, quels étaient les types de réponses que vous aviez imaginées ?

M. Nicolas de Maistre. L’embargo sur le gaz n’a pas été expressément anticipé au sein de ma direction. À partir du 24 février 2021, nous avons sévèrement commencé à imaginer que des problématiques puissent se poser, ce qui explique l’exercice majeur sur le gaz qui a eu lieu au mois de juillet, la réflexion sur l’interministériel et le travail sur la réflexion énergies puisque nous constatons une intrication entre le réseau gazier et le réseau électrique. La vocation de ma direction est plutôt d’effectuer de l’anticipation opérationnelle. Toutefois, je ne peux pas vous dire qu’avant le 24 février 2021, nous avions explicitement imaginé que l’on puisse nous couper intégralement le gaz.

M. Antoine Armand, rapporteur. S’agissait-il du premier exercice sur le gaz dans l’histoire du SGDSN et du pays ces dernières décennies ? Avions-nous imaginé, dans notre planification, la possibilité d’une coupure de gaz de cette ampleur et les réponses opérationnelles ?

M. Nicolas de Maistre. Je ne voudrais pas vous donner le sentiment de me défausser mais il existe un plan d’urgence gaz au MTE depuis 2015. Je ne peux pas m’exprimer à la place de ceux qui gèrent ce plan. Au sein de ma direction, nous nous sommes très vite interrogés sur les conséquences d’une coupure de gaz pour le gouvernement et comment modifier nos pratiques, au vu de cet exercice, pour pouvoir offrir des solutions. Néanmoins, je ne sais pas ce que contient le plan d’urgence du MTE concernant l’anticipation.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant que service interministériel rattaché au Premier ministre, ne pensez-vous pas qu’il est de votre ressort de savoir ce que contient un plan d’urgence gaz ?

M. Nicolas de Maistre. Le plan d’urgence gaz était du ressort du SGDSN avant 2015. Toutefois, la logique de gestion des crises est toujours la même. Un choix administratif fort, lié au code de la défense, avait été fait. Selon l’article L1141-1 du code de la défense, chaque ministre est responsable, sous l’autorité du Premier Ministre, de la préparation et de l’exécution des mesures de défense et de sécurité nationale incombant au département dont il est chargé. La logique est donc clairement ministérielle. Notre vocation est de coordonner. La gestion des crises se déroule sur un continuum – correspondant d’ailleurs aux DNS que je vous ai présentées – avec, d’abord, une gestion par le ministère de ce que nous appelons la crise sectorielle puis, lorsque nous avons le sentiment que cette crise est de nature à engendrer un impact interministériel, la Première Ministre a deux options : une interministérialisation au sein du ministère en question ou la vocation à structurer une CIC. Le continuum des moyens de l’État démarre toujours par une crise sectorielle pilotée par un ministère. C’est pour cette raison que, sur la partie gazière, depuis 2015, un plan est géré par le MTE.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dès lors qu’un service interministériel est chargé de la protection de l’État, y compris en matière énergétique, je comprends parfaitement que la gestion administrative soit opérée par une direction du MTE ou d’un autre ministère. Toutefois, si la Première Ministre ou le Premier Ministre s’interroge sur notre sécurité d’approvisionnement et sur les risques encourus si, par exemple, nous rencontrons simultanément un problème de défaut générique sur nos réacteurs nucléaires et avec une puissance étrangère dont nous dépendons de manière assez conséquente sur un carburant fossile important, qui peut lui apporter une réponse ? J’avais l’impression que la réponse en interministériel appartient plutôt au SGDSN, même si vous ne rentrez pas dans le détail de la gestion administrative. Au-delà du débat théorique pour savoir si la gestion est interministérielle ou ministérielle, ce qui nous intéresse est de savoir qui indique au Gouvernement ce qu’il se passe en cas de défaut d’approvisionnement majeur dans un des pays, pour des raisons géopolitiques par exemple.

M. Nicolas de Maistre. Il s’agit clairement d’une œuvre commune. La question du gaz est pilotée par le MTE depuis sept ans. Un ministère est chargé de travailler sur ce qu’a révélé l’exercice majeur sur le gaz concernant l’articulation entre le gaz et l’électrique. Ce plan existe justement parce qu’il entrevoit la possibilité que nous ne recevions plus l’approvisionnement en gaz correspondant à nos besoins. Ce plan est de nature à répondre à la question que vous posez. Nous disposons de capacités de stockage importantes en France. D’ailleurs, lorsque nous comparons avec nos amis européens, nous sommes plutôt correctement protégés sur cet aspect. Déterminer comment faire face à une pénurie de gaz est l’objet même du plan d’urgence gaz.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci. Nous nous renseignerons auprès du MTE.

Concernant la crise actuelle, regardez-vous la manière dont certaines entreprises stratégiques pour le pays sont capables d’assurer l’approvisionnement et la logistique ? Bien que l’État dispose toujours de la possibilité de réquisitionner dans le cas d’une grève qui s’ajoute à des difficultés d’approvisionnement, nous pouvons nous interroger sur le fait que certaines entreprises aient rencontré des difficultés pour assurer une logistique, concernant l’approvisionnement en pétrole et en gaz, durant des mouvements sociaux. Des plans sont-ils prévus pour réagir à des difficultés d’approvisionnement logistique avant de passer au stade de la réquisition par l’État et via les forces d’armée ?

M. Nicolas de Maistre. Le plan hydrocarbure, mis en œuvre en cas de difficultés en matière d’hydrocarbures, a également été transféré au MTE en 2015. Sur chacun des secteurs, nous avons, au travers de ce plan, une capacité à répondre à une pénurie. Nous le mettons d’ailleurs en œuvre classiquement puisque, malheureusement, il arrive que nous rencontrions des difficultés sur les hydrocarbures.

Ce plan hydrocarbures nous intéressait car nous souhaitions nous assurer que, dans ce plan et de façon plus générique, la capacité à recompléter les générateurs électriques sur nos points d’importance vitale soit bien intégrée. Cette réflexion portait sur la SAIV pour nous assurer que nos opérateurs disposent bien des installations pour générer le courant électrique prévues dans leurs obligations, qu’ils font la bascule de manière régulière sur le réseau et que, si la crise devait s’inscrire dans la durée, ils sont capables de figurer parmi les opérateurs prioritaires pour être approvisionnés en carburants. Nous vérifions ces points de détail mais la gestion de fond est clairement portée par le MTE au travers de ces deux plans.

M. le président Raphaël Schellenberger. Que s’est-il passé pour qu’en 2015, ces plans redescendent au MTE ?

M. Nicolas de Maistre. Je n’étais malheureusement pas présent au SGDSN à cette époque. La décision de transférer a été prise à l’issue de la réforme de la directive générale interministérielle de 2015, qui organise la gestion de crise. La logique qui a prévalu est celle que j’exposais précédemment, avec une gestion sectorielle puis interministérielle. Le ministre exerce, sur chacune de ces composantes, les « responsabilités » qui lui sont allouées par le code de la défense. Il gère le gaz et les hydrocarbures en sectoriel.

M. le président Raphaël Schellenberger. N’existe-t-il pas une forme de confusion entre vendeurs et conseilleurs ?

M. Nicolas de Maistre. Je ne vous suis pas.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je fais un parallèle avec d’autres lois récentes. Cela signifie qu’il est demandé au ministère chargé de ces questions d’être le seul à identifier les risques mais aussi d’être le seul à produire les propositions de réponses aux risques.

M. Nicolas de Maistre. Sur ces sujets sectoriels, nous disposons d’un plan de réponse, qui est mis en œuvre et offre au Gouvernement une capacité à réagir pour minorer les dégâts, par exemple en travaillant avec les dépôts de la société anonyme de gestion des stocks de sécurité (SAGESS) pour les hydrocarbures ou en réalimentant en partie logistique un certain nombre d’opérateurs. Nous disposons donc d’un plan dédié, qui est générique pour le pays. Ce plan va d’un manque ponctuel à la réflexion générique sur un défaut total, pour chacun des items.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourquoi, avant 2015, la gestion de ces plans n’était-elle pas dans les ministères sectoriels ?

M. Nicolas de Maistre. N’étant pas présent au SGDSN à cette période, je suis incapable de répondre à cette question.

M. Antoine Armand, rapporteur. Sans répondre à la question, l’impression que cela donne est que la demande nouvelle de planification des risques, globale et croisée, répond à un besoin qui s’est exprimé, notamment pendant la crise liée à l’épidémie de Covid-19, relativement à des crises précisément globales et multisectorielles. D’une certaine manière, la crise que nous avons connue avec l’épidémie de Covid-19 était multisectorielle, tout comme la crise énergétique que nous connaissons, qui touche à la fois le nucléaire, les hydrocarbures et le gaz. J’ai l’impression de ne pas me tromper quand je dis que la planification, qui devient un impératif et qui est une commande gouvernementale, répond à ce besoin de « désiloter » les plans et de remettre ces questions à votre niveau (ministériel, stratégique et global) pour éviter d’avoir à répondre que le bureau d’hydrocarbures s’occupe du plan hydrocarbure et que le bureau de gaz s’occupe du plan gaz.

M. Nicolas de Maistre. Oui, en partie. C’est ce que j’ai exposé sur la nécessité de basculer sur une réflexion sur les énergies compte tenu de l’intrication des différents moyens. Je tiens tout de même à souligner un choix fort, à savoir la responsabilisation des ministères, ce qui est extraordinairement important dans notre réflexion.

D’ailleurs, dans la réflexion européenne, il y a eu des débats de cette nature entre des pays qui souhaitaient tout recentraliser – ce qui est assez paradoxal mais tient lieu de réponse dans des systèmes fédéraux où le niveau national rencontrait quelques difficultés à structurer sa réponse rapidement compte tenu de l’organisation administrative – et d’autres pays où existe cette volonté de responsabilisation maintenue non centralisée.

Cette commande sur la réflexion liée aux énergies et sur la vision de la réforme que nous proposons est, en effet, une réponse à des crises qui sont de nature immédiatement non sectorielles.

M. le président Raphaël Schellenberger. Est-ce que cela signifie qu’à partir de 2015, le ministère de la santé était chargé, seul, du plan relatif à une infection par un virus pulmonaire et de la capacité à disposer de masques de protection individuelle ? Ce ministère était peut-être moins challengé par un service interministériel comme le vôtre qu’il ne pouvait l’être auparavant dans le renouvellement de son plan et dans le contrôle de la disponibilité des moyens de réponse.

M. Nicolas de Maistre. Le plan pandémie relève toujours du SGDSN. Je distingue la dimension pandémique, qui relève du SGDSN, et la dimension sectorielle, type d’énergie par type d’énergie, qui a été transférée au MTE, pour la partie gaz et la partie hydrocarbure.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en reviens donc à ma première question. Un des éléments de déstabilisation de notre système électrique aujourd’hui est constitué au moment de la modification du plan de charge et d’entretien de notre parc électronucléaire, à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Quelle est la part, dans le plan pandémie qui relève du SGDSN, de préoccupation dans le maintien de l’activité des sites d’importance vitale pour la Nation ?

M. Nicolas de Maistre. Nous avons une réflexion générique. Ce point rejoint la nécessité que l’ensemble des opérateurs assurent, au travers des DNS, une continuité d’activité. D’ailleurs, une commission interministérielle a vocation à travailler sur la continuité d’activité – pour l’instant assez focalisée sur la continuité de l’activité des ministères et des administrations mais qui connaît aussi une traduction dans les obligations de continuité d’activité qui pèsent sur les opérateurs d’importance vitale. Il revient aussi aux opérateurs de tirer des leçons à partir des crises successives pour proposer des évolutions. Des réflexions sont donc en cours. Des opérateurs, qui avaient tiré des conclusions à la suite de crises majeures – par exemple dans le nucléaire civil à l’issue de Fukushima – ont rédigé des plans considérables de sécurisation des centres de production. Une fois que ces travaux ont été opérés, ces opérateurs ont dû ajouter une réflexion sur la dimension sanitaire et les risques d’impact pour leur centre en cas de cumul de crises.

Nous fixons donc seulement les orientations générales tandis que les opérateurs tirent les conséquences des crises et font évoluer leur plan, dans un dialogue avec leur administration centrale. Il y a une réflexion d’anticipation puis, parfois, des découvertes en termes d’impact sur leur fonctionnement. Presque l’ensemble des opérateurs que nous rencontrons de façon ponctuelle ont tiré des leçons de la crise liée à l’épidémie de Covid-19 pour structurer des équipes en deux temps, ne partageant pas les mêmes locaux, et pour organiser des opérations avec équipes « à tiroir » n’ayant pas de contact afin de permettre un fonctionnement permanent. L’obligation qu’on fait peser sur les opérateurs, au travers de la SAIV, est la continuité de l’activité. Ensuite, l’opérateur trouve lui-même les moyens. Si l’État fixe des obligations de résultat, il ne fixe pas des obligations de moyens et l’opérateur indique lui-même comment il y parviendra, dans une discussion avec l’administration de tutelle.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il existe donc une obligation de continuité de l’activité à court et moyen terme. Par exemple, le fait que les centrales nucléaires civiles aient, pendant la crise liée à l’épidémie de Covid-19, l’obligation de continuer leur activité à court terme n’a pas été compatible avec la planification de l’activité à moyen terme. La réaction demandée à Électricité de France (EDF) sur les sites a hypothéqué la capacité de production à moyen terme, ce que nous sommes un peu en train de payer aujourd’hui. Ces éléments sont-ils étudiés en amont ? Pouvez-vous avoir à émettre des avis, par exemple, sur le dimensionnement des capacités ?

M. Nicolas de Maistre. Cette question dépasse très clairement ma zone de compréhension globale du sujet. Je ne suis pas, dans le cadre de mes fonctions, la relation avec l’opérateur concerné sur l’impact des décisions qu’il peut prendre. Je n’ai pas suivi cette continuité d’activité à court terme, qui pourrait avoir un impact sur le moyen terme, et je ne sais pas comment cela a pu s’opérer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons vu, à l’occasion de la crise liée à l’épidémie de Covid-19, que l’ensemble des États et de leurs administrations étaient assez mal préparés aux crises à la fois multisectorielles et de longue durée. Le modèle de la crise ponctuelle est géré, prévenu et anticipé mais c’est moins le cas de la crise de longue durée. Je ne sais pas si nous pouvons parler de crise de longue durée pour les tensions d’approvisionnement que nous connaissons aujourd’hui. Mais dans cette situation de quasi-crise, votre service ou des services ministériels élaborent-ils de nouveaux scénarios en permanence pour imaginer une complexification ou une aggravation de la situation en continu, sur une autre partie de notre système énergétique par exemple ?

M. Nicolas de Maistre. Un travail est opéré, compte tenu de la situation. La CIC fonctionne avec différentes cellules, parmi lesquelles une cellule communication, une cellule décision mais, surtout, une cellule anticipation dont la vocation est de faire remonter les interrogations des uns et des autres, les scénarii imaginés et les moyens d’y faire face. Y compris dans le pilotage « régulier » de cette crise, il existe une dimension anticipation très forte, avec une cellule dédiée qui y travaille. Un travail est donc effectivement effectué sur l’anticipation des risques liés à la crise, mais plutôt dans un esprit de protection des populations et de l’appareil économique.

Cette dimension d’anticipation, que nous voyons dans la crise actuelle, rejoint votre réflexion sur le fait que l’ensemble des pays perçoit finalement, dans la gestion des crises, un changement de nature de ces dernières, par les deux phénomènes que vous avez exposés.

Un phénomène est l’interministérialisation beaucoup plus rapide des sujets, compte tenu du fait que, dans nos sociétés de réseaux où tout est intriqué, la logique purement sectorielle est moins forte qu’auparavant. Il ne faut pas l’exclure car qui dit sectoriel dit expertise. Or cette expertise ne peut pas être diluée dans la seule conception de l’intrication des systèmes.

De la même façon, nous avons des interrogations sur notre capacité collective à gérer la longue durée, ce qui explique la réflexion sur les stocks et sur la stratégie nationale de résilience, avec une composante qui s’adresse aux citoyens, aux collectivités locales et à l’ensemble de la Nation sur une capacité à supporter ou à contribuer à ce que nous supportions mieux ce type de crise. Cette réflexion est partagée par l’ensemble des sociétés. Nous l’avons vu par rapport à notre capacité collective à faire face, par exemple, à des crises terroristes et à inscrire notre action dans la durée. Cette réflexion est en cours et nous a amenés à faire évoluer certains éléments, tels que le plan Vigipirate, pour lesquels nous avons la volonté d’inscrire cette capacité collective permettant de tenir dans la durée. L’axe majeur de la SNR est d’ailleurs de préparer l’État en profondeur pour tenir dans la durée en cas de crise, ce qui constitue un défi collectif qui n’impacte pas que la France.

M. Antoine Armand, rapporteur. La ministre chargée de l’énergie, sous l’autorité de la Première Ministre, a élaboré un plan de sobriété pour prévenir d’éventuelles ruptures d’approvisionnement. Faut-il comprendre que de tels plans n’existent pas ou qu’ils existent uniquement pour nos activités les plus vitales, telles que le soin, le secours ou la sécurité ? Existe-t-il un entre-deux entre un plan de sobriété très général et un plan limité à l’approvisionnement de nos secteurs les plus vitaux ?

M. Nicolas de Maistre. Il me semble que ce plan de sobriété doit être inscrit dans la réflexion sur la résilience. Le MTE avait d’ailleurs déjà initié, sous le gouvernement précédent, un plan sur la résilience, plus spécifiquement dédié à la résilience contre les risques naturels.

Le plan de sobriété rejoint la réflexion générique que nous devons avoir sur la résilience, qui passe quand même par une contribution de chacun. Nous pouvons prévoir tous les scénarii et imaginer des plans de réponse, il existe toujours une inertie nécessaire à la mise en place de nos contre-mesures. Être capable de proposer un plan qui offre une perspective pour nous éviter la crise – ou en tout cas pour en diminuer considérablement les conséquences – est nécessairement une bonne chose dans le dispositif préventif en amont. Cette contribution me paraît absolument essentielle à la sécurisation collective de notre aptitude à faire face.

Le plan de sobriété a également un mérite particulier. En effet, nous sommes un état structurellement très protecteur de nos populations et ce plan de sobriété s’adresse au citoyen en lui demandant un effort permettant à la République de faire face à une situation exceptionnelle. Cette démarche citoyenne est extraordinairement utile. Nous avons cette discussion, sur d’autres sujets, par exemple avec nos amis scandinaves, qui ont développé un concept de défense totale qui intrique complètement le militaire et le civil, avec un grand nombre d’actions demandées aux citoyens. Par exemple, en Suède, des flyers indiquant que les gens doivent disposer de quinze jours de nourriture et d’eau sont distribués pour protéger la population le temps que l’État soit en mesure, avec les collectivités locales, de faire face à la situation rencontrée. Les cultures sont donc très différentes au sein de la construction européenne, avec une participation plus ou moins importante demandée aux citoyens. Je pense que le plan sobriété rejoint cette volonté de faire participer tout le monde à l’effort national.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avons-nous un plan de décélération ou de délestage couche par couche de notre tissu économique et social en cas de problème d’approvisionnement ?

M. Nicolas de Maistre. Non. Notre mécanique de sobriété passe par une sobriété volontaire. Nous disposons ensuite des mécanismes classiques, qui sont d’ailleurs les mécanismes contractuels entre les opérateurs et un certain nombre de gros consommateurs, avec un volontarisme pour le débrayage durant les heures de pointe. Enfin, nous avons tout le dispositif potentiel sur les délestages si nous devions absolument être contraints de sauver le réseau électrique. Outre la sobriété en amont et les plans volontaires pour se décrocher du réseau, nous disposons également de systèmes d’effacement du réseau national, pour ceux qui possèdent des générateurs. Il existe un très grand nombre de mesures en amont pour éviter que nous arrivions à la situation où le délestage est la seule solution.

 Ces éléments existent depuis toujours. Depuis très longtemps, nous avons cherché des solutions avec l’intrication des réseaux européens pour offrir plus de souplesse.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Francis Dubois, qui souhaite poser une question.

M. Francis Dubois (LR). Ne pensez-vous pas, au vu de vos propos, qu’il existe un cloisonnement trop important entre le SGDSN et les ministères ? Cette organisation vous permet-elle d’être force d’anticipation concernant un risque de pénurie à laquelle les opérateurs ne pourraient pas faire face ?

M. Nicolas de Maistre. En 2021, il y a eu la volonté d’améliorer notre capacité collective interministérielle d’anticipation, avec la construction d’un pilotage par le SGDSN des anticipations de chacun des ministères. Un certain nombre de structures étant déjà dédiées, la volonté était justement de s’interroger sur un éventuel oubli. Cette production contribue à nous donner quelque sécurité sur l’anticipation de risques que nous n’aurions pas prévus.

Je voudrais rassurer tout le monde : nous disposons d’un plan pour faire face à tous les risques que nous avons pu imaginer. Nous ne partons pas de rien. Nous avons malheureusement accumulé, avant mais aussi depuis les dix dernières années, de très nombreuses expériences nous ayant permis de renforcer l’ensemble des plans. Actuellement, nous travaillons simplement sur une réflexion autour de la possibilité qu’il existe des menaces et des risques que nous n’avons pas anticipés. Pour l’instant, nous n’en avons pas vraiment identifié mais le travail se poursuit, avec l’idée que nous n’avons peut-être pas suffisamment travaillé sur l’interministérialisation quasi immédiate d’un certain nombre de crises et leur inscription dans la durée – ce qui justifie la réponse avec la SNR.

Je veux vraiment attirer votre attention sur le fait que je ne pense pas que cela inhibe notre relation avec les ministères, que nous voyons très régulièrement – en l’occurrence toutes les trois semaines depuis l’été – pour discuter avec les services des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité adjoints d’un certain nombre de sujets et qu’ils nous fassent remonter leurs thématiques.

Nous disposons d’un corpus solide avec les DNS, la SAIV, les plans de sécurité opérateurs et les PSO. En nous interrogeant, au regard des expériences que nous avons, sur le besoin d’améliorer encore certains éléments, nous avons conclu que, même si notre système d’anticipation a été homogénéisé et calibré pour continuer à chercher des hypothèses que nous n’aurions peut-être pas anticipées, il pourrait malgré tout arriver des circonstances exceptionnelles ou des évènements que nous n’avons pas vus venir, ce qui justifie que nous réformions la planification. Le but de cette réforme est que si, malgré nos efforts d’anticipation, une crise que nous n’avons pas prévue survient, nous devons être capables d’offrir au Gouvernement une nouvelle gestion de la planification, avec des briques permettant de répondre immédiatement. Lors des crises, il faut absolument éviter cet effet de sidération et être capable de débuter une action rapidement.

Je ne pense pas du tout que cela obère notre rôle de coordination, qui existe et est structuré avec les services des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité et des ministères. Le vrai sujet à ne pas perdre de vue est que l’expertise est dans les ministères. Nous avons besoin de ce travail entre les experts du ministère et les experts des opérateurs. Ensuite, les informations, filtrées ou non, nous remontent. Pour éviter un excès de filtrations, nous avons un lien direct, une ou deux fois par an, avec l’ensemble des directeurs de la sûreté pour être certains que d’éventuelles informations déplaisantes nous remontent.

M. le président Raphaël Schellenberger. est le plan d’urgence nucléaire ?

M. Nicolas de Maistre. Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, je vais céder la parole à Mme Sylvie Supervil.

Mme Sylvie Supervil, Chargée de mission Nucléaire et Radiologie. Un plan de réponse en cas d’accident nucléaire ou radiologique majeur, qui est public, existe depuis 2014. Les dix années qui se sont écoulées depuis l’accident de Fukushima ont malheureusement été l’occasion d’accumuler un assez grand nombre d’informations sur du retour d’expérience, notamment sur de la gestion post-accidentelle, lourde sur ce type d’accident. Compte tenu de l’actualité et de la réforme de la planification nationale, la révision de ce plan a été lancée cet été et fait intervenir environ une dizaine de ministères. Cette révision se focalisera sur les aspects post-accidentels, car certains sujets sont clairement à compléter par rapport à ce qui existait dans le plan initial. Elle fera également intervenir les grands opérateurs – tels qu’EDF et Orano – les experts nationaux – comme Météo France et l’institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN) – et les autorités de sûreté nucléaire civile et de défense.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce qu’il se passe sur les hydrocarbures et le gaz n’est pas de cette nature mais relève d’un manque de disponibilité. Actuellement, le nucléaire ne connaît pas des attaques ou des accidents mais une dégradation de la capacité de production imprévue. Où est le plan relatif à ce cas de figure ?

M. Nicolas de Maistre. Nous n’avons pas de plan spécifique sur ce cas de figure. Nous disposons d’un plan de continuité électrique, datant de 2009, mais il n’est pas spécifique sur le nucléaire civil. Des travaux, effectués par le MTE au titre de l’Union européenne et publiés en 2022, couvrent aussi une partie des obligations en matière de continuité électrique.

Il y a vraiment cette idée de répartition des missions entre le SGDSN et les ministères, entre l’amont et l’aval.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sur le gaz et les hydrocarbures, nous voyons qu’une des principales réponses en cas de crise, notamment de disponibilité, passe par le stock. Sur l’électricité, vous nous dites qu’en réalité la réponse n’est pas sur le stock – c’est-à-dire sur les autres capacités de production que celles qui viendraient à défaillir, ce qui est le cas actuellement puisqu’il nous manque une série de réacteurs touchés par des défauts génériques – mais passe par un plan de continuité électrique qui se construit autour de la nécessité d’amener de l’électricité aux organes vitaux pour la Nation.

M. Nicolas de Maistre. Il existe un plan de continuité électrique. Toutefois, ces plans sont chaque fois de nature à offrir à la Nation une capacité à continuer, ce qui ne signifie pas continuer exactement dans la même situation. L’absence de stockage possible constitue une difficulté spécifique sur l’électrique, sauf en combinant parfois de l’hydro-électrique avec des systèmes de stockage d’eau.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est une question de point de vue. Avec les quinze gigawatts de capacité de production d’électricité pilotable qui ont été fermés au cours des dix dernières années, nous disposions de stocks transformables en électricité. De ce point de vue, nous nous sommes appauvris. Le soleil ou le vent ne sont pas des stocks. En outre, nous constatons que le stock d’uranium enrichi, que nous pouvons transformer en électricité, est le seul dont nous disposons encore.

M. Nicolas de Maistre. Nous ne travaillons pas du tout sur le mix énergétique et la gestion de ce mix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour le coup, il ne s’agit plus d’une question de mix. Si nous avons perdu le nucléaire, nous n’avons plus de stock transformable.

Par ailleurs, où est le plan black-out ? Au MTE ?

M. Nicolas de Maistre. Nous avons un exercice black-out, et non un plan. L’idée de cet exercice était de mesurer ce que pourrait signifier une défaillance du réseau électrique afin d’anticiper le choc que cela pourrait représenter pour le pays et comment le gérer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quels sont les enseignements de l’exercice black-out que vous pouvez partager avec nous quant aux risques qu’un tel événement ferait courir au pays ?

M. Nicolas de Maistre. Je ne dois pas avoir le bilan de l’exercice complet. Nous avons émis un grand nombre de propositions, qui sont des propositions d’organisation générique puisque nos exercices ont vocation à permettre la gestion par le gouvernement de la crise en question. Il s’agit donc plutôt d’une dimension gestion de crise en tant que telle plutôt que de structuration d’anticipation pour éviter d’y parvenir, ce qui est l’objet du plan de continuité électrique et des mesures de prévention que nous avions évoquées. Des conclusions ont été tirées essentiellement sur les moyens mobilisés, la gestion administrative, comme la communication, la coordination des travaux ministériels, la mise à jour de la documentation sur tel ou tel aspect.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qui évalue les risques qui courent pour la Nation en cas de black-out ? Ces risques sont très concrets, avec des hôpitaux et des centres pénitentiaires privés d’électricité.

M. Nicolas de Maistre. L’évaluation de ce que signifierait un black-out a justifié la mise en place, au sein de la SAIV, de l’obligation pesant sur les opérateurs et les points d’importance vitale de disposer de capacités à fournir de l’électricité. Le pays ne s’effondre pas en cas de black-out, qui constitue un extrême. Nous formons tous des vœux pour qu’un tel événement, qui est une situation totalement exceptionnelle, n’arrive jamais.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un peu comme l’épidémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine…

M. Nicolas de Maistre. C’est pour cela que nous avons effectué cet exercice. Ce n’est pas parce que nous pensons que tout est fait pour qu’un black-out n’arrive pas que nous ne le prévoyons pas. Nous avons donc effectué cet exercice pour voir comment nous serions en mesure, au niveau gouvernemental, de gérer cette crise. Toutefois, il faut quand même rappeler qu’il existe une obligation de capacité à fournir de l’énergie sur l’ensemble des opérateurs d’importance vitale. Tout ce que nous avons identifié comme étant absolument nécessaire au fonctionnement de la Nation dispose de capacités à générer de l’électricité, à la condition de pouvoir être réapprovisionné en hydrocarbures pour fournir les générateurs. Il s’agit d’une mécanique apocalyptique qui mettra un certain temps à être résorbée au moment de la remise en route mais les points d’importance vitale fonctionneront.

M. le président Raphaël Schellenberger. À combien de jours évaluez-vous le temps de remise en route du réseau en cas de black-out ?

M. Nicolas de Maistre. Je ne suis pas capable de vous l’indiquer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le préfet, ainsi que vos services, pour votre disponibilité et la transparence avec laquelle vous avez répondu à nos questions, tout en la conjuguant avec les obligations qui sont les vôtres, qui contribuent, elles aussi, à assurer prioritairement la protection et la sécurité de la Nation.

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8.   Table ronde réunissant : M. Pierre-Franck Chevet, Président-directeur général d’IFP Énergies Nouvelles et Mme Catherine Rivière, Directrice générale adjointe ; M. Christophe Poinssot, Directeur général délégué et directeur scientifique du Bureau de recherche géologique et minières (BRGM) et M. Patrick d’Hugues, Directeur de Programme Scientifique « Ressources Minérales et Economie Circulaire » (22 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous entamons un nouveau cycle d’auditions axé sur le pétrole et le gaz, fortement consommés sur notre territoire, mais dont la France reste dépendante. Compte tenu des délais contraints des travaux de notre commission, qui doit rendre son notre rapport au plus tard le 11 avril, les problématiques liées aux énergies fossiles ne pourront pas être étudiées de manière approfondie. Cependant, nous avons déjà recueilli différentes informations sur ces questions, notamment au sujet des importations et des approvisionnements.

Nous ouvrons ce cycle par une table ronde consacrée à la recherche en auditionnant les responsables des deux organisations de recherche qui font partie de l’alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (Ancre) créée en 2009.

Monsieur Pierre-Franck Chevet, vous êtes président-directeur général d’IFP Énergies nouvelles (Ifpen) dont Mme Catherine Rivière est directrice générale adjointe. Monsieur Christophe Poinssot, vous représentez le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) en tant que directeur général délégué et directeur scientifique de cette institution de l’État. Monsieur Patrick d’Hugues, enfin, vous êtes directeur du programme scientifique « Ressources minérales et économie circulaire ».

Je vous remercie d’avoir accepté si rapidement notre invitation. La robustesse d’un système énergétique dépend largement de la recherche, de l’expertise technique et de l’existence d’un vivier scientifique. Vous disposez de compétences nationales de très haut niveau et maîtrisez les technologies de l’énergie, ce qui constitue aussi pour un pays un gage de souveraineté et d’indépendance énergétiques.

Cette audition devrait nous permettre de compléter les éléments recueillis par la commission d’enquête, notamment sur le volet statistique, et d’adopter un point de vue plus qualitatif sur le sujet de l’énergie.

L’effet des politiques publiques mises en œuvre pourra aussi faire l’objet de nos échanges. Je pense notamment à la fermeture des sites de production et à la parenthèse de l’exploration des gisements de gaz de schiste, à la loi du 30 décembre 2017 qui met fin aux recherches ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures. Nous devons pourtant garder à l’esprit que des objectifs trop ambitieux risquent de mettre sous pression les organismes de recherche ainsi que les moyens consentis en faveur de nouvelles technologies.

Le rôle de l’Union européenne mérite également d’être examiné dans vos secteurs de compétences. Les financements européens sont désormais nécessaires au bon fonctionnement de la plupart des organismes de recherche français. Dans quelle mesure la taxonomie verte européenne orientera-t-elle vos travaux ?

Par ailleurs, si le verdissement du secteur énergétique, entre autres, est souhaité, la diversité des solutions proposées — gaz naturel, gaz naturel liquéfié, gaz vert, gaz renouvelable et biogaz — peut conduire à perdre le citoyen-électeur dans la compréhension du système gazier.

Enfin, le sous-sol prend de la valeur comme ressource énergétique, mais aussi comme ressource minière, à nouveau et de plus en plus, et comme espace de stockage.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pierre-Franck Chevet, Mme Catherine Rivière, M. Christophe Poinssot et M. Patrick d’Hugues prêtent serment).

M. Pierre-Franck Chevet, président-directeur général d’IFP Énergies Nouvelles. Divers documents vous sont présentés et les réponses au questionnaire donneront des éléments chiffrés sur les hydrocarbures. Mon propos se concentrera sur la transition énergétique.

En créant et en relocalisant de l’emploi local, tout en offrant une énergie verte à notre pays, la transition énergétique contribue à la souveraineté de la France qui semble constituer actuellement un enjeu partagé.

Rappelons en premier lieu que la France est moins dépendante sur le plan énergétique que d’autres pays. En effet, le programme nucléaire nous permet de disposer d’une source d’énergie. Le parc de production d’électricité, qui fournit 70 à 80 % du mix électrique, contribue à notre souveraineté. J’ai été président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et je suis conscient que dans les circonstances actuelles, le programme nucléaire est moins efficace qu’auparavant. Cependant, la situation est liée à des facteurs conjoncturels.

De nombreuses dispositions ont été prises lors de l’ouverture à la concurrence des marchés de l’énergie afin de contribuer à la sécurité de l’approvisionnement. Je pense notamment aux stocks stratégiques en matière pétrolière et aux obligations des opérateurs d’assurer un stock de gaz pour l’hiver. Ces mesures vont dans le bon sens, bien que la France reste presque intégralement dépendante en matière pétrolière.

Nos travaux s’appuient sur les données de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui fournit un important travail d’accompagnement des pays afin d’exposer différentes solutions technologiques. L’AIE propose notamment plusieurs scénarios de baisse des émissions de CO2. Le premier indique qu’en tenant compte des politiques actuellement menées, l’augmentation de la température devrait s’élever à environ 2,7 degrés, soit une hausse supérieure au 1,5 degré visé. Le second scénario de l’AIE prend en considération les engagements des pays pour l’avenir, comme l’objectif de neutralité carbone en 2050 pour l’Europe. La Chine, émetteur important, s’est également engagée à atteindre la neutralité en 2060, tandis que l’Inde, sous condition d’y être aidée, vise cet objectif pour 2050. Selon ce second scénario, l’augmentation prévisionnelle de la température s’élèverait à 2,1 degrés.

Toutefois, pour la première fois depuis longtemps, les investissements dans les énergies propres ont assez largement dépassé les investissements dans les hydrocarbures à l’échelle mondiale. Un mouvement collectif vers la transition énergétique est en cours, même si nous restons encore très éloignés de notre cible. En effet, pour atteindre cette dernière, une multiplication par quatre des investissements dans les énergies propres serait nécessaire.

L’AIE défend plusieurs préconisations pour accélérer la transition. Il n’existe pas de solution magique à la crise climatique, mais une pluralité de leviers peut être activée. Le premier est la sobriété et l’efficacité énergétiques, qui représentent selon l’AIE un peu plus de 10 % de l’effort à fournir. Les véhicules électriques constituent un élément non négligeable de ce panel de solutions, dont l’hydrogène fait partie, au même titre que le solaire et l’éolien ou que les biocarburants à l’horizon 2050. Enfin, les énergies renouvelables autres que le solaire et l’éolien devront être mobilisées. La géothermie, sur laquelle travaille le BRGM, représenterait environ 6 % du mix énergétique de 2050. Le nucléaire aurait vocation à doubler à échelle mondiale pour atteindre 12 %. Les solutions de captage et le stockage du CO2 (CCUS) représentent enfin une partie significative des procédés à déployer pour la transition énergétique, notamment dans le but de décarboner l’industrie. Toutefois, le CCUS peut aussi servir dans la production d’électricité, notamment par gaz.

Les pistes de solutions techniques sont donc nombreuses, et l’Ifpen est massivement investie sur certaines d’entre elles. Ainsi, nous sommes considérés par les organismes de recherche dans le monde comme leader en matière de CCUS. Les technologies de captage, stockage et valorisation du CO2 sont matures et efficientes. Un de ces procédés sera prochainement expérimenté en Chine, tandis que la technologie DinamX fonctionne sous forme d’un gros démonstrateur industriel depuis quelques semaines sur le site d’ArcelorMittal à Dunkerque, pour une durée d’environ un an. Ce procédé est efficient — les taux de captage du CO2 peuvent être supérieurs à 95 % — et d’ores et déjà disponible sur le marché français. Cependant, le coût estimé de cette solution reste supérieur au coût du carbone sur le marché européen. Le prix du procédé expérimenté dans l’aciérie de Dunkerque est de l’ordre de 120 euros la tonne évitée. Cette somme tient compte des étapes de captage, de transport et de stockage dans le gisement Northern Lights proposé par le gouvernement norvégien en mer du Nord. Or, le coût du CO2 sur le marché européen, calculé par le système Emission Trading Scheme (ETS), atteint 75 euros. Cet écart restera probablement significatif une fois les procédés de CCUS déployés à échelle industrielle. Ainsi, lorsque le gouvernement souhaitera adopter une telle solution, il lui faudra compenser cet écart, par exemple en adoptant des règlementations ou des quotas.

Le stockage du CO2 est une solution indispensable. Il soulève des questions techniques, comme celle de l’intégrité à long terme des sites, qui doivent rester étanches. Les problématiques techniques liées au stockage de CO2 restent toutefois plus faciles à appréhender que celles liées à l’enfouissement des déchets radioactifs, dont la durée de vie ou la nocivité est de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’années, contre cent à deux cents ans pour le stockage de CO2. Il n’en demeure pas moins que des réponses devront être apportées à cette question.

Par ailleurs, l’acceptation sociale du stockage du CO2 devra être prise en compte. Le gisement Northern Lights que j’ai évoqué est un ancien site gazier en mer, qui soulève par conséquent peu de questions d’acceptation. Un stockage sous-terrain sur notre territoire, à terme, serait susceptible de soulever davantage de difficultés.

La réutilisation du CO2 — plutôt que son simple stockage — est une autre piste que nous explorons. Une voie consiste à transformer le CO2 en hydrocarbure en le combinant à de l’hydrogène vert, lorsque nous en aurons en masse. L’autre réutilisation matière envisagée est une réinjection du CO2 dans des ciments. Toutefois, le potentiel de réutilisation sous forme matière reste relativement faible par rapport à la quantité de carbone qui doit être captée. Le scénario de l’AIE estime que 8 % du CO2 pourrait être réutilisé, tandis que les 92 % restants devraient être stockés.

Dans le domaine du CCUS, l’IFP Énergies nouvelles détient une place de leader.

Les biocarburants représentent une autre solution essentielle à la transition énergétique sur laquelle nous travaillons. Comme pour le CCUS, les procédés existent. La génération actuelle de biocarburants utilise généralement des ressources agricoles et alimentaires. Le taux d’incorporation moyen sur les moteurs de tous types en France s’élève à 7 %. Notre recherche s’intéresse aux biocarburants de deuxième génération, à base uniquement de déchets forestiers ou agricoles qui n’ont pas d’autre utilité. Nous avons les capacités techniques de fabriquer tous types de carburants, notamment pour l’aviation. Par définition, cette solution ne serait susceptible d’engendrer des économies de CO2 que si nous récupérons la ressource sur notre territoire et que l’usine se situe à proximité de nos frontières. Nous renforcerions ainsi notre souveraineté en créant des emplois sur l’ensemble de notre territoire tout en soutenant une partie de la transition énergétique. Ces résidus pourraient être incorporés à hauteur de 33 % dans les carburants fabriqués, soit environ cinq fois plus que ce que permet la première génération de biocarburants. Il est entendu que la substitution d’hydrocarbures par des biocarburants ne résoudra pas l’ensemble des problématiques liées aux transports, mais elle représente une partie de la réponse à apporter. Ainsi, il me semble ces biocarburants devraient être destinés en priorité aux secteurs pour lesquels il est difficile d’envisager d’autres solutions. Les voitures électriques représentent par exemple une solution pour les véhicules automobiles. Cependant, l’aviation reste encore un secteur problématique, la piste de l’hydrogène étant complexe à déployer. Les biocarburants pourraient donc contribuer à décarboner l’aviation, ainsi que certains poids lourds.

Il est aussi possible de fabriquer des bioplastiques de tous types à partir de ce même type de ressources. Les procédés existent et représentent une voie d’accès à l’indépendance, car ils évitent d’importer le pétrole nécessaire à la fabrication du plastique. Nous travaillons avec Michelin pour fabriquer des biopneumatiques sur le site de Bassens en Nouvelle-Aquitaine. Cette même ressource pouvant servir à plusieurs usages, la puissance publique devra probablement adopter de nouvelles régulations pour en favoriser certains.

Enfin, des travaux assez avancés sont en cours sur le recyclage chimique des plastiques, qui permet d’économiser des ressources pétrolières et de réutiliser la matière plastique. Ces procédés sont matures et représentent un progrès par rapport au recyclage mécanique actuellement employé. En effet, la qualité du produit issu de ce dernier est bien inférieure au produit d’origine. Par conséquent, le plastique ne peut être recyclé qu’un nombre limité de fois. Les recyclages chimiques permettent quant à eux d’obtenir la même qualité que celle du produit d’origine. Des démonstrateurs industriels expérimentent d’ores et déjà ces technologies. Une entreprise procèdera prochainement à des essais de ce type au Japon, pour la fabrication de vêtements. Ces technologies pourront donc probablement être délivrées dans quelques années, sous réserve que la régulation l’autorise. Le recyclage des plastiques a un intérêt pour la souveraineté à condition que l’usine se situe à proximité du lieu de collecte des plastiques.

L’ensemble de ces technologies n’est pas hors de notre portée. Loin de relever de la science-fiction, elles pourraient être déployées dans les années à venir.

M. Christophe Poinssot, directeur général délégué et directeur scientifique du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Le BRGM est un établissement public français à intérêt commercial créé en 1959. Il remplit une double fonction : il s’agit d’un établissement de recherche sous tutelle du ministère de la recherche, en charge de développer des programmes sur les usages, les ressources et les risques du sous-sol. Par ailleurs, le BRGM assure le rôle de service géologique national, et capitalise l’ensemble des connaissances sur le sous-sol de notre territoire et sur les besoins en ressource de notre société et de notre industrie.

Nous sommes particulièrement engagés dans la question de l’usage du sous-sol pour la transition énergétique. Doté de ressources et représentant un espace de stockage, le sous-sol est un lieu important de déploiement de la transition énergétique. Par ailleurs, nous puisons de longue date nos ressources minérales dans le sous-sol pour construire notre industrie et fabriquer les objets de notre quotidien.

Trois grands moteurs conduisent à une augmentation significative des besoins en ressources minérales. Tout d’abord, la croissance d’un certain nombre de pays se poursuit sous l’influence de l’augmentation de leur population. De plus, l’ensemble des pays du monde sont concernés par le déploiement de deux transitions, à savoir la transition énergétique pour se départir des ressources fossiles et utiliser des énergies décarbonées, et la transition numérique. Or, l’une et l’autre de ces transitions font appel à des quantités de ressources minérales de plus en plus importantes et diversifiées, et qui nécessitent des degrés de pureté toujours plus élevés. Alors que le monde du début du XXe siècle s’appuyait sur moins d’une dizaine de métaux pour construire tous les objets de la vie quotidienne, une soixantaine de ces métaux est désormais nécessaire, et l’intégralité des éléments chimiques auxquels nous avons accès sur la planète sera probablement employée dans les décennies à venir.

Les technologies que nous devrons déployer dans le cadre de la transition énergétique sont particulièrement consommatrices de ressources minérales. La capacité de production d’une éolienne offshore nécessitera en effet six fois plus de ressources minérales qu’une installation de production électrique à partir du charbon — qui est la source principale d’électricité à échelle mondiale — par mégawattheure installé. De même, un véhicule électrique contient six fois plus de métaux qu’un véhicule thermique. Nous sommes donc confrontés à un véritable mur en matière d’augmentation des besoins en ressources minérales de manière à répondre à ces enjeux de transition énergétique. L’AIE estime ainsi que d’ici 2040, nous aurons besoin de quarante fois plus de lithium, vingt fois plus de nickel ou de cobalt et sept fois plus de terres rares, à fonctions constantes. Il est donc crucial de s’interroger sur la manière dont nous pourrons nous approvisionner en ces ressources pour déployer correctement ces transitions.

Au-delà du cobalt, du lithium, du nickel et des terres rares fréquemment évoqués dans les débats, les besoins en métaux sont très variés. De nombreux éléments chimiques seront nécessaires pour la transition numérique et la transition énergétique, sans doute en quantités moins importantes que ceux précédemment cités, mais dont le rôle sera néanmoins crucial. La demande en ressources minérales connaît ainsi une forte augmentation tant quantitative que qualitative. Pour déployer ces transitions, on estime qu’il faudra exploiter d’ici le milieu du siècle autant de ressources minérales du sous-sol que ce qui en a été extrait depuis le début de l’âge du fer.

De nombreuses ressources minérales utilisées en France et en Europe, comme le lithium, le cobalt et les terres rares, sont intégralement importées. L’Europe ne dispose pas ou plus de mines pour extraire ces ressources, ni d’industries pour les raffiner. Ces dernières ont été transférées vers des pays tiers depuis plusieurs décennies, en raison du coût de main-d’œuvre peu élevé et de la moindre prise en compte des impacts environnementaux qu’ils induisent dans ces pays. En résulte une forte dépendance pour l’accès à ces ressources, ainsi que des questionnements éthiques.

Les investissements dans l’industrie minérale à échelle mondiale sont colossaux. Ils dépassent les 1000 milliards de dollars. Cette mobilisation concerne cependant relativement peu notre pays. Par ailleurs, malgré l’ampleur de ces investissements, on estime qu’il sera difficile de répondre à la demande en temps et en heure, en raison du rythme soutenu de croissance vers la transition énergétique. Nous aurons besoin de quarante fois plus de lithium d’ici 2040, ce qui nécessitera l’ouverture d’un nombre très important de nouvelles mines dans des délais particulièrement contraints. Pour une bonne partie de ces ressources, plus que leur disponibilité, l’enjeu concerne la capacité à y avoir accès rapidement afin de respecter les échéances des trajectoires économiques et industrielles, par exemple pour la mobilité électrique.

Le Gouvernement a lancé un certain nombre de réflexions en ce sens. Ainsi, Philippe Varin a remis un rapport début 2022 au Gouvernement proposant un certain nombre de pistes d’actions. Quatre leviers doivent être actionnés collectivement. Tout d’abord, nous avons constaté un manque de connaissances précises des chaînes d’approvisionnement, des chaînes de valeur minérales, qui sont extrêmement complexes. Avec un certain nombre d’établissements partenaires, dont l’Ifpen, nous avons pris l’initiative de créer un observatoire national sur les ressources minérales (Ofremi). Il sera financé pour partie par les pouvoirs publics, notamment pendant la phase d’amorçage par le programme France 2030, et par les filières industrielles, qui seront les premières clientes de l’information qu’il fournira. Cet observatoire aura pour objectif de décrypter, comprendre, connaître et simuler l’ensemble de ces chaînes de valeur afin de donner à la filière industrielle la visibilité dont elle a besoin pour décider de ses investissements. L’observatoire mènera en outre un travail de prospective sur l’évolution de la demande. Enfin, il informera les pouvoirs publics et les filières industrielles des risques de rupture des chaînes d’approvisionnement, liés à des événements climatiques, sociaux, logistiques ou géopolitiques. Le conflit en Ukraine a donné plus d’acuité à ces questions.

Le deuxième levier d’action concerne le recyclage et l’économie circulaire. Les objets en fin de vie, les rebuts industriels constituent des matières réutilisables disponibles sur notre territoire. Le développement d’une industrie dans ce domaine représente également un moyen de reconquérir une partie de notre souveraineté et de relocaliser l’activité industrielle plutôt que de renvoyer ces déchets dans des pays tiers. Toutefois, le recyclage ne permettra jamais de couvrir l’ensemble de nos besoins. Il s’agit donc d’une étape indispensable, mais insuffisante.

C’est la raison pour laquelle le redéveloppement d’une industrie minière européenne s’impose comme un nouvel enjeu. Ces mines devront respecter différents standards applicables aux mines responsables, afin de limiter au maximum leur impact environnemental. Il faudra également les co-construire en lien avec les populations locales. Le sous-sol européen est encore riche en ressources. L’inventaire minier, à savoir l’inventaire des ressources disponibles dans le sous-sol français, date d’une cinquantaine d’années, et il a été réalisé avec des moyens limités. Il fournit le détail des ressources jusqu’à une profondeur de 300 mètres seulement, alors qu’il est désormais possible d’extraire des minerais jusqu’à 1000 mètres de profondeur. La France est par exemple particulièrement bien dotée en lithium. À ce titre, l’industriel Imerys a annoncé un projet d’ouverture de mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, d’ici 2027.

Cependant, d’après la moyenne des projets mondiaux menés depuis quinze ans et les chiffres avancés par l’AIE, dix-sept années sont nécessaires entre la décision et l’ouverture d’une mine. Ce long travail doit donc se faire en tenant compte du cycle de vie des matières, des contraintes environnementales, et en impliquant les populations locales. La France joue un rôle actif pour faire émerger une régulation internationale à ce sujet et la mettre en œuvre dans tous les projets auxquels elle pourra être partie prenante.

Enfin, il est certain que les sous-sols français et européen ne pourront nous assurer la fourniture de toutes les ressources dont nous aurons besoin. Il restera nécessaire de procéder à des importations, y compris à très long terme. Cela suppose la mise en place de démarches concertées entre les pouvoirs publics et les acteurs privés. C’est la raison pour laquelle une diplomatie des ressources minérales est actuellement structurée sous l’égide du ministère des affaires étrangères.

M. le président Raphaël Schellenberger (LR). La décarbonation de la production d’électricité nécessitera beaucoup de matériaux, de même que la décarbonation des usages non électriques, notamment dans le secteur des transports. Par conséquent, ne pensez-vous pas que l’interdiction du moteur thermique à horizon 2035 et le pari monotechnologique des politiques publiques sur la voiture électrique constituent une forme d’impasse ?

M. Pierre-Franck Chevet. Le délai de quinze ans imposé à la restructuration de l’outil industriel et à son déploiement représente en effet un défi complexe, même s’il est prévu de faire un point intermédiaire en 2026.

Sur le plan de la transition énergétique, l’intérêt du véhicule électrique sera variable en fonction des pays. L’Ifpen mène des études complètes, publiées sur notre site, pour estimer le bilan en CO2 des technologies de transport. Le mix électrique français étant décarboné, le passage du véhicule thermique au véhicule électrique représente un gain notable de 60 % sur le bilan de CO2, depuis la fabrication à l’utilisation du véhicule. À l’inverse, le mix européen moyen actuel induit un gain beaucoup plus faible à l’échelle de l’Union, notamment en Pologne. Ainsi, pour que le recours aux véhicules électriques représente un véritable progrès en matière de réduction des émissions, il est d’abord nécessaire de décarboner l’électricité. Le rythme de cette mutation peut sembler violent mais celle-ci a du sens.

Par ailleurs, nous devons nous interroger sur le devenir du parc existant et sur son amélioration. La vente de véhicules neufs sera interdite en 2035. Or, la durée de vie moyenne du parc automobile s’élève à quinze ou vingt ans. Le parc existant sera donc toujours majoritaire en 2035, et les véhicules thermiques vendus jusqu’à cette date seront donc probablement utilisés jusqu’en 2055. Une partie de la réponse pour ces véhicules sera sans doute apportée par les biocarburants. En effet, les aides de l’État ne suffiront pas à convaincre tous les Français de changer de voiture immédiatement.

M. Christophe Poinssot. Avec les technologies existantes, comme les batteries, nous manquerons de certaines ressources minérales, telles que le lithium et le cuivre, pour déployer le tout électrique d’ici 2035. Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette situation. Il est par exemple possible de reporter cet objectif dans le temps, ou bien de viser un nombre de véhicules électriques moindre pour 2035.

Par ailleurs, s’il est vrai qu’un véhicule électrique n’émet pas de CO2 lorsqu’il roule, sa construction et l’extraction des ressources minérales nécessaires à sa fabrication sont, elles, émettrices.

Il faut donc peut-être avoir une réflexion plus globale et chercher à faire émerger des solutions différentes en fonction des usages. Si le véhicule électrique est par exemple adapté aux déplacements domicile-travail en ville, il est moins pertinent pour les déplacements de longue durée. En outre, nous devons réfléchir aux infrastructures nécessaires pour alimenter les voitures électriques. La réflexion doit donc être menée à l’échelle du pays entier. Ces deux solutions seraient plus vertueuses, dès lors que le véhicule électrique embarque du CO2 et que son bilan peut se retrouver très proche d’un véhicule thermique à basse émission.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelles alternatives à ce choix monotechnologique, qu’elles soient matures ou non, identifiez-vous ?

M. Pierre-Franck Chevet. J’ai cité la première : il s’agit des biocarburants. Les biocarburants de première génération sont déjà disponibles, tandis que les biocarburants de deuxième génération sont prêts à être déployés. Je rappelle qu’ils représentent une solution pour le parc existant.

D’autres voies, comme l’hydrogène et les piles à combustible, pourraient être explorées, pour d’autres véhicules que les automobiles. L’Ifpen teste ces expérimentations sur la Toyota Mirai. Cependant, l’hydrogène est un gaz à effet de serre. Par ailleurs, ces véhicules ont un coût assez important et leur déploiement nécessiterait l’existence d’une filière de production d’hydrogène.

S’agissant des véhicules lourds, qui nécessitent davantage d’autonomie énergétique, nous réfléchissons à utiliser l’hydrogène en combustion directe dans le moteur thermique, plutôt que des piles. En effet, la molécule d’intérêt dans un hydrocarbure n’est pas le carbone, mais l’hydrogène. Des expérimentations sont en cours sur le site de l’Ifpen de Lyon. L’injection d’hydrogène à 100 % dans des moteurs de type automobile a montré de très bons résultats en matière d’efficacité, mais également de pollution de l’air, puisque les mesures de pollution de l’air sans pot d’échappement ont affiché un résultat conforme aux nouvelles normes Euro 7. Des tests seront menés l’année prochaine sur des moteurs de poids lourds, dont la chambre de combustion, beaucoup plus grande, soulève des enjeux de maîtrise de la combustion plus complexes.

Cette solution n’est pas exclusive de celle qui s’appuie sur des piles à combustible, mais elle pourrait être accessible plus rapidement, et constituer, ainsi, une solution intermédiaire à coût moindre. Elle pourrait enfin contribuer à faire monter en puissance la filière de production d’hydrogène dont le développement dépend des usages.

M. Christophe Poinssot. Les technologies comme le moteur thermique ou les piles à combustible sont beaucoup moins demandeuses en ressources minérales et offrent une meilleure autonomie. La quasi-totalité du marché du véhicule électrique est dominée par les producteurs chinois, si ce n’est pour les ressources minérales, pour les électrodes contenues dans les batteries par exemple. En l’absence d’une industrie européenne, le basculement vers le véhicule électrique induit donc une dépendance envers les producteurs chinois, qui pose donc des problèmes en matière de souveraineté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie pour la qualité de vos exposés et documents, Toutefois des explications complémentaires vous seront demandées pour expliciter certains de vos propos, par exemple sur la perspective d’un goulet d’étranglement en 2035 pour le cuivre ou les comparaisons en matière d’extraction ou de bilan carbone. Je comprends difficilement la raison pour laquelle vous mettez sur le même plan la dépendance au pétrole et aux minerais. La première est une dépendance en flux : chaque fois que nous devons faire le plein, nous avons besoin de pétrole ; dès qu’une industrie fabrique un équipement, elle a besoin d’énergie fossile et elle émet des émissions de gaz à effet de serre. Dans le second cas, il s’agit d’un stock. C’est un investissement initial, qui doit être entretenu, mais dont les matériaux restent généralement les mêmes. Certes, un goulet d’étranglement initial peut ralentir l’investissement dans ces nouvelles technologies. Cependant, je comprends mal pourquoi nous ne serions pas en mesure d’atteindre nos objectifs en 2035 ou en 2050.

M. Christophe Poinssot. Il est vrai que les ressources minérales servent bien à construire des objets de construction électrique, comme les éoliennes ou les panneaux photovoltaïques, ou de moyens d’usage, comme la voiture. Elles représentent un investissement initial pour créer une infrastructure ou un parc, qui, une fois construits, ne nécessitent pas d’apports ultérieurs.

Toutefois, il sera nécessaire de renouveler les infrastructures construites. Nous devrons développer le recyclage autant que possible, mais ce dernier induit toujours des pertes. Nos besoins perdureront donc, même s’ils seront plus faibles que durant la période d’investissement initial.

Les difficultés que j’ai soulignées quant à l’atteinte de nos objectifs d’ici 2035 sont tirées du dernier rapport de l’AIE de mai 2021. Ce dernier montre notamment que le cuivre sera soumis à de très fortes tensions dès 2027. Par ailleurs, il s’écoule en moyenne dix-sept ans entre la date à laquelle il est décidé d’ouvrir une mine et son exploitation effective. Ainsi, les mines que nous décidons d’ouvrir à présent ne seront exploitées qu’en 2039. Or, ces dernières années, l’industrie minière a fait l’objet d’un sous-investissement et nos besoins en cuivre sont croissants. D’ici 2030, il faudrait ouvrir quatre-vingts mines d’une taille équivalente aux plus grandes qui se trouvent en Amérique latine pour répondre aux besoins mondiaux. C’est la raison pour laquelle nous concluons que l’offre ne sera pas en mesure de répondre à la demande pour ce matériau.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous nous indiquer la durée de vie des minerais contenus dans une éolienne ? Par ailleurs, la proportion recyclable et réutilisable de ces minerais est-elle majeure, au vu de l’évolution des technologies que nous pouvons attendre en matière de recyclage ?

M. Christophe Poinssot. Nous pourrons vous fournir des évaluations plus approfondies ultérieurement. Toutefois, la durée de vie moyenne d’une éolienne est de vingt-cinq à trente ans. Ainsi, lorsque nous aurons achevé le développement de notre parc éolien et photovoltaïque tel qu’il a été prévu, les infrastructures de première génération devront déjà être renouvelées. Cependant, il est vrai que le recyclage devrait permettre de pourvoir une partie de la demande, à condition que nous parvenions à créer cette industrie en France.

M. Pierre-Franck Chevet. Il s’agit bien d’un stock, mais dont le taux de rotation sera assez rapide. Ces constats ne s’appliquent d’ailleurs pas uniquement au photovoltaïque et à l’éolien, mais également aux véhicules électriques. La durée moyenne des parcs s’élève à vingt ou vingt-cinq ans. Si les flux sont donc bien moindres que pour les hydrocarbures, ils représenteront toutefois un défi.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsqu’une éolienne est en fin de vie, quelle proportion de minerais peut être recyclée et quelle proportion doit être de nouveau importée ?

M. Christophe Poinssot. Idéalement, nous devrions réussir à recycler l’intégralité des minerais. Néanmoins, nous ne savons pas encore le faire. Les grosses pièces d’aimants permanents, qui contiennent des terres rares, font l’objet d’initiatives pour faire émerger une industrie du recyclage, qui n’est pas encore opérationnelle au regard de nos besoins. De nombreuses pièces électroniques, de conduction électrique, en cuivre, sont probablement déjà recyclées. En revanche, la structure de l’éolienne — la nacelle et les pales —, qui ne sont pas constituées de minerais, mais par exemple de fibres de verre, ne sont à ma connaissance pas recyclées. Elles sont enfouies.

M. Patrick d’Hugues, Directeur de Programme Scientifique « Ressources Minérales et Économie Circulaire ». De nombreux travaux sont menés sur le recyclage des aimants permanents. Ils sont relativement simples à démanteler. Toutefois, l’ensemble de l’infrastructure représente encore une problématique du point de vue du recyclage.

Le recyclage ne sera jamais entièrement efficace, et la création d’une filière du recyclage engendrera elle-même de nouveaux besoins : s’il est techniquement possible de recycler l’ensemble de ces composants, il sera nécessaire d’évaluer la quantité d’énergie nécessaire pour ce faire. Par ailleurs, plus l’objet est complexe, plus il est difficile à recycler.

M. Pierre-Franck Chevet. Des évaluations sont également en cours sur la recyclabilité des moteurs électriques et des batteries, notamment des aimants, qui en sont les composants les plus valorisés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous revenir sur le potentiel des biocarburants ?

Monsieur Poinssot, vous avez indiqué que même lorsque le besoin de métaux rares a fait pressentir le besoin d’ouvrir de nouvelles mines en Europe à la fin des années 1990, l’inventaire n’a été ni repris ni renouvelé à la fin des années 1990. Jusqu’au rapport Varin de 2022 et l’annonce de la création de l’observatoire, vous décrivez un abandon de la souveraineté minérale, de la capacité à anticiper les besoins et la sécurité d’approvisionnement. Quelles causes expliquent la situation des trente dernières années ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous invite, à ce titre, à inclure dans vos analyses la situation de l’outre-mer.

M. Pierre-Franck Chevet. Le pourcentage d’incorporation de biocarburant devrait atteindre 33 % du plein d’essence, contre 7 % environ actuellement. Une étude similaire menée par l’Imperial College confirme ces ordres de grandeur pour le périmètre européen.

M. Christophe Poinssot. Le BRGM a assisté à un désengagement significatif de la politique minière française. L’une de ses causes est la désindustrialisation progressive de notre pays. Nous n’avions plus besoin de ressources minérales pour alimenter nos industries, puisque nous achetions des objets fabriqués dans des pays tiers. Cette désindustrialisation s’est accompagnée d’un développement important des activités tertiaires. La logique de la mondialisation nous a poussés à croire qu’il était toujours possible de sécuriser nos approvisionnements dans le monde.

Cette transformation profonde était également liée au fort impact environnemental des industries de première transformation. La poursuite de leur activité représentait donc un surcoût par rapport à celle menée dans des pays qui n’étaient pas animés par cette préoccupation, et qui exerçaient un effet de dumping sur les produits. Par exemple, 60 % du marché mondial de transformation des terres rares se situait dans une usine de La Rochelle dans les années 1980. Désormais, 99 % de ce marché est localisé en Chine.

Le BRGM a vécu de plein fouet cette transformation. Dans les années 1990, environ 300 membres du BRGM travaillaient sur les ressources minérales, contre 50 à 60 désormais. Ces effectifs ont été maintenus grâce à la contraction de projets à l’international, notamment européens, de développement de procédés pour le recyclage ou de mines plus propres. La préservation de ce noyau de compétences nous permet désormais de répondre aux besoins largement exprimés par la collectivité.

 Outre-mer, la situation est assez différente. La Nouvelle-Calédonie possède de nombreuses ressources en nickel, qui sont exploitées, mais probablement également en cobalt et d’autres types. Dans l’équilibre politique actuel, le développement de ces activités dépend du territoire. La Guyane est assez riche en minerais, outre ses ressources aurifères, mais nos connaissances restent parcellaires. Par ailleurs, leur exploitation nécessiterait le respect de la biodiversité et l’environnement de cette région particulièrement fragile.

M. Pierre-Franck Chevet. S’il est vrai que la désindustrialisation a permis à la France d’émettre moins de CO2 ces trente dernières années, le bilan des matières importées révèle une augmentation des émissions de 6 millions de tonnes. Nous avons finalement exporté notre pollution, alors que le maintien des industries sur notre territoire aurait pu contribuer à une meilleure maîtrise de nos émissions.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous aviez cependant accompagné dans vos précédentes responsabilités la fermeture d’une exploitation minière en France. 

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Je souhaite vous interroger sur la géothermie, que nous aurions gagné à considérer davantage comme une piste de solution pour retrouver notre souveraineté énergétique. Le lancement de France Géoénergie ce matin même démontre un intérêt renouvelé pour la géothermie. Les choix de nos voisins européens en matière d’énergies renouvelables thermiques, et en particulier sur la géothermie, les ont protégés des aléas géopolitiques et de dépendances trop fortes. Quelles mesures pourraient contribuer à une accélération de nos actions en la matière ?

M. Alexandre Loubet (RN). Pour tendre vers l’indépendance énergétique de la France, nous devons explorer le plus de pistes possible et mobiliser l’ensemble des ressources dont dispose notre pays. La France traverse un contexte de dépendance énergétique qui induit d’importants risques sur la sécurité d’approvisionnement du pays, d’explosion des prix de l’énergie, et d’inflation des prix des ressources importées et de déficit record de notre balance commerciale, qui ne pourra que s’aggraver au regard des importations à venir de gaz de schiste américain.

Notre territoire dispose de gaz de couche, notamment en Lorraine. En Moselle-est, grâce aux forages exploratoires et aux essais d’extraction, près de 2,1 milliards de mètres cubes sont déjà certifiés. Les études de la Française de l’énergie évaluent la production annuelle à 1,5 milliard de mètres cubes, soit un peu moins de 4 % de la consommation nationale annuelle de gaz. Cette extraction ne nécessiterait pas de fracturation hydraulique et n’entraînerait donc pas d’effets nocifs majeurs sur l’environnement. Malgré les enjeux de souveraineté énergétique et de création d’emploi dans le bassin houiller que pourrait représenter ce projet, l’État n’a accordé aucune autorisation d’exploitation à ce jour, alors que la réponse est attendue depuis plusieurs mois.

Le BRGM mène-t-il des démarches pour estimer les réserves de gaz en Moselle et ailleurs sur le territoire national ? Quel est votre point de vue sur la possible exploitation de ces ressources ?

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Nous avons besoin de beaucoup plus de métaux pour produire davantage d’énergie verte, mais l’extraction des métaux elle-même nécessite de l’énergie. Plus l’exploitation de ces métaux s’affinera, plus elle consommera d’énergie, qu’elle soit nucléaire, fossile ou renouvelable. Certains chercheurs parlent ainsi d’un « cul-de-sac énergétique » : le retour sur investissement de l’énergie utilisée pour extraire de l’énergie diminue, qu’il s’agisse de pétrole ou de métaux utilisés pour fabriquer des centrales ou des énergies renouvelables. Parvenez-vous au même constat ? Croyez-vous que ce rapport pourrait s’inverser à terme ?

Le Gouvernement a toujours refusé l’adoption d’objectifs de recyclage par métaux critiques au niveau national. Par conséquent, les déchets électroniques sont encore broyés. Les métaux qui ont le plus de valeur sont généralement extraits, mais le reste n’est pas conservé ni recyclé. Des objectifs de recyclage par métaux critiques permettraient-ils de débloquer la situation ?

Enfin, vous avez indiqué qu’il serait souhaitable de procéder à de nouvelles évaluations minières de notre sous-sol. Pouvez-vous d’emblée estimer la production de métaux critiques envisageable en France, et le degré d’indépendance qu’elle induirait ? Le Gouvernement refuse également de flécher les métaux produits en France sur des filières stratégiques, comme la production d’énergies renouvelables ou la défense éventuellement. Or, la transition numérique est elle-même fortement consommatrice de métaux. Les climatiseurs sont les plus forts consommateurs de néodyme dans le monde. La tension attendue sur la ressource n’appelle-t-elle pas à un renforcement du rôle de l’État dans l’attribution de ces métaux à des usages prioritaires, notamment l’énergie ?

M. Christophe Poinssot. Il existe différents types de géothermie. La géothermie électrogène consiste à pomper de l’eau suffisamment chaude pour alimenter une turbine et fabriquer de l’électricité. Elle est uniquement pertinente dans les territoires où des anomalies thermiques donnent accès à une eau très chaude, comme dans le fossé rhénan ou dans les territoires d’outre-mer volcaniques. Une centrale d’eau bouillante alimente par exemple la Martinique. Ce procédé est donc très spécifique et ne saurait changer considérablement le paysage énergétique français.

La géothermie de moyenne profondeur — ou de moyenne température — pompe une eau moins chaude à environ un millier de mètres de profondeur pour alimenter des réseaux de chaleur. Ce procédé est développé dans le Bassin parisien, où 500 000 à 600 000 logements en bénéficient, et qui représente le plus grand pôle géothermique de chauffage urbain mondial. De plus, entre 800 et 900 réseaux de chaleur existent à l’échelle de quartiers. Seule une petite partie d’entre eux fonctionnent grâce à de la géothermie, les autres étant alimentés au gaz. Il serait pertinent d’utiliser davantage de géothermie pour décarboner rapidement la production de chauffage tertiaire urbain.

Enfin, la géothermie de très proche surface s’appuie sur un échangeur de chaleur et serait facilement déployable sur 90 % du territoire. Le BRGM comme l’Ifpen promeuvent cette technologie qui n’est pas suffisamment utilisée, et qui permettrait pourtant de réduire significativement et rapidement notre dépendance envers le gaz pour se chauffer. Toutefois, l’émergence d’une filière industrielle serait nécessaire pour y parvenir. Le métier de foreur, en particulier, connaît une tension importante et exige de l’expertise.

M. Pierre-Franck Chevet. Une fois le réseau établi, il est assez aisé de choisir l’énergie utilisée pour l’alimenter. La souplesse des sources d’approvisionnement confère ainsi une certaine sécurité et représente ainsi un véritable atout énergétique. Il est cependant plus pertinent de s’appuyer sur ce type de dispositif dans des zones à fortes densités, car il est relativement coûteux.

M. Christophe Poinssot. Il serait souhaitable de recourir davantage à ce type de géothermie dans des zones comme le Bassin aquitain.

Par ailleurs, une fois le forage exécuté, il est possible d’en tirer différents usages. Nous préconisons ainsi l’hybridation des solutions. L’eau pompée dans le sous-sol peut par exemple contenir du lithium. Un filtre pourrait ainsi récupérer le lithium pendant que le système de géothermie fonctionne. Plusieurs sociétés promeuvent ce type de projet dans le fossé rhénan. Par ailleurs, l’eau réinjectée pourrait être saturée en CO2 afin de stocker ce dernier.

S’agissant des gaz de couche présents au sein des couches de charbon dans le bassin houiller français, le BRGM assure pour le compte de l’État français la gestion et le suivi des anciens sites miniers, en maîtrise d’ouvrage déléguée. Un département du BRGM s’y consacre. Je confirme qu’il y a bien du gaz dans un certain nombre de ces sites. Plusieurs sociétés, comme la Française de l’Énergie, défendent des projets de valorisation de cette ressource. Nous n’avons pas mené de travaux d’estimation de la quantité de gaz représentée ni le potentiel de développement de ces sites. Des demandes de permis sont en cours d’instruction par les autorités compétentes. Cette piste mérite d’être étudiée comme une ressource complémentaire, sachant que les quantités disponibles ne sont pas d’un ordre de grandeur similaire à celui des approvisionnements extérieurs dont nous disposons actuellement.

Mme Dufour a évoqué un « cul-de-sac énergétique ». Il est vrai que les minerais extraits du sous-sol sont beaucoup moins concentrés en métaux d’intérêt qu’ils ne l’étaient par le passé. Ainsi, leur extraction nécessite une énergie plus importante, même si des projets de R&D explorent des procédés pour compenser pour partie cette augmentation. L’énergie consommée pour extraire un kilo de cuivre est effectivement plus importante qu’il y a vingt ans et est probablement vouée à croître encore. Pour autant, je ne pense pas que nous nous dirigions vers un « cul-de-sac énergétique ». En effet, nous avons d’autres sources d’énergie parallèles, comme les énergies renouvelables qui utilisent le vent et le soleil présents sur notre territoire, et le nucléaire qui utilise de l’uranium dont la consommation sera moindre si des réacteurs de quatrième génération sont déployés. Il est néanmoins certain que la quantité d’énergie nécessaire pour extraire un minerai finira par nous interroger sur la pertinence des exploitations. Toutefois, d’ici là, le recyclage permettra probablement d’apporter une réponse alternative.

Les objectifs de recyclage sont effectivement importants. Dans le cadre du développement de la mobilité électrique, une réflexion est menée à l’échelle européenne pour que les batteries des véhicules électriques contiennent une part minimum et croissante de composantes recyclées. L’imposition d’un pourcentage de matière recyclée ne sera cependant pas suffisante. En effet, les batteries chinoises peuvent elles aussi intégrer une partie de matériaux recyclés. Un passeport carbone et une règlementation aux frontières garantissant un marché juste et équilibré pourraient apporter une solution à ce problème. 

Vous m’avez enfin interrogé sur le fléchage des usages en fonction des filières stratégiques. Nous devons nous orienter vers une économie circulaire qui permette de recycler les matières. Néanmoins, il serait très coûteux de chercher à extraire des éléments chimiques précis dans les matériaux recyclés, plus encore si le degré de purification recherché est très élevé. Nous devons donc réfléchir à des usages avec des spécifications décroissantes : ainsi, lorsqu’un métal est doté d’un très haut degré de pureté, il doit être utilisé en priorité pour fabriquer un objet qui le nécessite. Une fois recyclé, il pourrait servir à un usage induisant un moindre degré de pureté. Nous devrions donc viser une réorganisation des chaînes de valeur, dont le déploiement sera probablement complexe.

M. Patrick d’Hugues. En effet, le recyclage des déchets d’équipements électriques et électroniques, les D3E, est particulièrement coûteux. L’écoconception doit dès lors présider à nos réflexions, en particulier pour les appareils liés au numérique. Elle nécessite des développements technologiques. Ces appareils sont tellement complexes que l’énergie nécessaire pour leur recyclage rend celui-ci contreproductif.

M. Vincent Descoeur (LR). En réponse à la forte augmentation de la demande et des besoins en métaux, vous avez employé l’expression de diplomatie des ressources minérales. Qui a la responsabilité de cartographier et d’anticiper les besoins, tant en qualité qu’en quantité ? Notre commission s’intéresse à la souveraineté de notre pays. A quelle échelle cette diplomatie devrait-elle se développer ? S’agit-il d’une échelle européenne ? Compte tenu de notre dépendance à l’égard de ces métaux et terres rares, pouvons-nous espérer l’émergence d’une filière européenne en matière de batteries et de panneaux photovoltaïques, qui s’appuierait notamment sur le recyclage ?

M. Christophe Poinssot. La diplomatie des ressources minérales était évoquée dans le rapport remis par M. Varin. Une action concertée, pilotée par le Quai d’Orsay, s’appuie sur l’expertise technique que fournissent des organismes tels que le BRGM, et sur la vision et les besoins exprimés par les filières industrielles, qui restent les clients finaux. À ce titre, au travers des nombreux projets que nous avons menés à l’international, et du fait de notre histoire — le BRGM a accueilli à sa création nos services géologiques d’Afrique équatoriale et d’Afrique orientale —, notre Bureau est doté de connaissances majeures en géologie et en ressources minérales dans de nombreux pays, et notamment en Afrique.

La réflexion et l’action sont à la fois déployées à l’échelle nationale, mais également au niveau européen. La présidence française de l’Union européenne a été l’occasion de mener un travail en symbiose entre le gouvernement français et l’administration à Bruxelles. Des projets de réglementation des métaux critiques sont en cours de discussion au niveau européen, comme le critical raw materials Act, qui devrait contribuer à l’organisation de cette filière, ou sur le développement d’une diplomatie des ressources minérales articulée à celles qui sont menées par chacun des États, dont la France.

Des efforts importants sont en cours pour faire émerger des filières européennes sur ces technologies. Je pense en particulier à la question des batteries. De mémoire, une trentaine de projets de gigafactories est en cours d’étude en Europe, en particulier dans le cadre des financements prévus pour « l’Airbus des batteries ». Chacune de ces usines font l’objet d’un investissement d’environ un milliard d’euros, et elles devraient contribuer à alimenter le marché européen. Toutefois, pour fonctionner, ces usines auront besoin d’électrodes, de lithium et d’autres ressources. C’est donc toute la chaîne de valeur en amont des gigafactories que nous devons repenser. Le rapport Varin proposait ainsi la localisation d’industries de raffinage sur le territoire national pour alimenter les trois gigafactories prévues en France, en particulier dans la région de Dunkerque.

M. Pierre-Franck Chevet. Nous travaillons à ce titre sur le recyclage des batteries. Toutefois, il s’écoulera dix à quinze ans avant que nous disposions de batteries à recycler en masse. En effet, nous devrons attendre que les batteries utilisées dans les voitures atteignent leur fin de vie, puis qu’elles soient utilisées pour appuyer le stockage d’énergie produite par l’éolien. Le marché en masse du recyclage européen pourra donc se déployer au terme de ces deux vies successives potentielles.

À l’inverse, l’expérience asiatique a montré que le démarrage de ces gigafactories s’accompagnera de beaucoup de revues de fabrication, qui permettent une montée en puissance technologique de la capacité à recycler les éléments un par un, notamment les matériaux actifs des cathodes. Des travaux de recherche sont en cours afin d’accompagner les gigafactories pour éviter au plus tôt des pertes de matière lors du processus de fabrication.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je souhaitais vous interroger sur les fonctions que vous avez précédemment occupées et qui concernent l’enquête. Monsieur Chevet, vous avez été directeur général de l’énergie et des climats au ministère de l’écologie entre 2007 et 2012, et président de l’ASN entre 2012 et 2018. Monsieur Poinssot, vous avez passé vingt ans au commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.

En 2017, en tant que responsable de l’ASN, vous avez plusieurs fois partagé des déclarations sur la situation préoccupante du nucléaire en matière de sécurité et de sûreté. Vous signaliez notamment des risques systémiques. Votre prise de fonctions est en effet intervenue après les accidents de Tchernobyl et de Fukushima. Vous évoquiez notamment les difficultés techniques et technologiques qui se posaient au prolongement de la durée de vie de dix ans des centrales. La majeure partie des centrales nucléaires ayant été construites en 1980, il devenait en effet nécessaire de prendre des mesures de sûreté sur les réacteurs. Vous estimiez en outre que la crise que connaissaient les réacteurs était conjoncturelle et non pas structurelle. En outre, vous avez tenté de mener des investigations sur les installations de retraitement des déchets, notamment à la Hague, qui vous ont amené à juger que la situation était problématique. Vous avez aussi déclaré qu’il revenait aux exploitants de mener les contrôles sur les problématiques liées aux cuves et aux EPR. Enfin, vous avez parlé de l’omerta qui régnait avant Fukushima en rappelant la nécessité de transparence. Vous avez aussi déclaré : « Si Fessenheim fermait plus tôt, cela ne me dérangerait pas » et préconisiez des investissements en matière de sûreté. Vos propos d’alors ont-ils été entendus et suivis d’effets ? L’omerta sur la sûreté du nucléaire est-elle toujours d’actualité dans notre pays ? Plusieurs lanceurs d’alerte font part de leurs préoccupations, notamment sur la centrale du Tricastin.

Vous avez rappelé qu’il n’y avait pas de solution magique à la crise climatique. Vous avancez que les solutions de captage de CO2 sont matures. Cependant, il me semble qu’elles ne le sont pas. Vous suggérez par exemple de stocker le CO2 en mer plutôt qu’en terre pour faciliter l’acceptation sociale. Toutefois, nous ignorons quels seraient les dangers induits par la libération d’une poche de captage. Vous avez comparé le coût élevé de ces solutions au prix du carbone ; vous auriez aussi pu le mettre en regard du CO2 évité en investissant dans l’efficacité énergétique, la sobriété et les énergies renouvelables dont les technologies sont mieux maîtrisées. Ne vous paraît-il pas plus important d’investir l’argent, la recherche et le savoir-faire dans ces solutions plutôt que dans les procédés de captation, que nous ne maîtrisons pas encore parfaitement ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je suspends la séance afin que les députés puissent se rendre au scrutin solennel en séance.

La réunion est suspendue de dix-sept heures cinquante-cinq à dix-huit heures vingt.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’invite Madame Laernoes à terminer son intervention.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Lorsque vous étiez directeur général de l’énergie et du climat au ministère chargé de l’écologie, avez-vous eu connaissance de projets de relance du nucléaire ?

M. Pierre-Franck Chevet. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, des projets de relance du nucléaire ont en effet été entamés. L’expression employée à l’époque était celle d’une « renaissance du nucléaire ». Des travaux exploratoires ont suivi la loi de 2005 sur l’énergie à l’origine de la construction de l’EPR de Flamanville. Indépendamment du changement de président, l’accident de Fukushima a modifié la trajectoire politique du nucléaire et a entraîné dans le monde entier et notamment en France un travail de réexamen de la sûreté des réacteurs.

J’assume les propos que j’ai tenus dans mes précédentes fonctions. Il est vrai que le président de l’ASN est celui qui prend et défend publiquement les décisions. Cependant, ces décisions sont construites collectivement au sein de l’ASN. Je suis donc pleinement convaincu que l’organisation de l’ASN continue de mener une action cohérente.

Si votre question porte bien sur les effets qui ont suivi mes alertes sur l’anomalie de corrosion sous contrainte, je peux vous indiquer que cette dernière ne découlait pas d’un défaut de maintenance de la part d’EDF, qui a mené un travail rigoureux en procédant à des contrôles plus performants pour identifier le problème et apporter une réparation dans les meilleurs délais. Il est vrai que cette anomalie survient à un moment où nous aurions précisément besoin de davantage d’électricité. Je considère toutefois que le travail a été fait correctement.

Je n’ai pas le souvenir d’avoir employé le terme d’omerta. En revanche, il est certain que la transparence constitue l’une des clés de la sûreté d’un parc nucléaire. En France, notamment, les réacteurs sont standardisés. Il est donc crucial de s’attacher à détecter la moindre anomalie à des seuils très bas et de la traiter le plus vite possible. Sans cela, nous risquons d’être confrontés à des problèmes de grande ampleur. La transparence est une condition de sûreté fondamentale. C’est globalement ce que les exploitants comme l’ASN se sont appliqués à défendre. S’agissant du risque d’omerta, comme j’en avais pris l’initiative, l’ASN a récemment mis en place une plateforme sur son site internet pour les lanceurs d’alerte, afin de documenter les sujets de préoccupation. Nous avons effectivement reçu des alertes au sujet de Tricastin. Il me paraît donc que le fonctionnement de la France à ce sujet est plutôt exemplaire. Le parc standardisé impose plus encore qu’ailleurs cette contrainte. Ce système ne garantit pas l’impossibilité de la survenue d’un accident, mais il faut souligner sa robustesse.

Dans le cadre d’un débat sur l’énergie entre 2012 et 2014, j’ai participé à la rédaction d’une publication de l’ASN qui mettait en exergue les avantages d’un parc standardisé. Les réacteurs des centrales étant presque identiques, la détection d’une anomalie permet de déployer rapidement les réparations sur l’ensemble du parc. La standardisation du parc représente également un atout du point de vue des coûts. Enfin, il s’agit d’un avantage pour la sûreté et la qualité des réacteurs, car les techniciens exécutent les mêmes gestes, ce qui réduit le risque d’incident. Cependant, l’inconvénient de ce parc standardisé est qu’en cas de détection trop tardive d’une anomalie, nous risquerions de mettre à l’arrêt une quinzaine de réacteurs dans un laps de temps relativement court, car tous pourraient être concernés par le même problème. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons. Notre texte rappelait au gouvernement l’importance de disposer de marges sur le système électrique afin de rendre acceptable la mise à l’arrêt dans un délai d’une ou deux semaines d’une quinzaine de réacteurs pour réparation. Il en va de la responsabilité de l’ASN de signaler ces problématiques, mais la réponse politique qui doit y être apportée relève quant à elle du gouvernement.

Si l’on souhaite se passer de l’industrie, il n’est pas nécessaire d’avoir recours au CCUS. Toutefois, pour conserver notre industrie, la seule solution consiste à nous appuyer sur des procédés de capture. Ces derniers sont matures et efficients, comme le prouve le démonstrateur d’ArcelorMittal à Dunkerque. Toutefois, vous avez raison de rappeler que la capture et le stockage ne sont qu’une solution parmi d’autres. Vous parlez d’efficience. Je pense plutôt que nous pourrions changer l’énergie nécessaire au fonctionnement d’une partie des procédés industriels chimiques, en nous appuyant davantage sur une énergie électrique verte et décarbonée. ArcelorMittal a prévu d’expérimenter de tels procédés à Dunkerque. Cependant, lorsqu’il est impossible de modifier le procédé chimique lui-même, et que ce dernier entraîne des émissions de CO2, le captage et le stockage des émissions sont la seule solution qui s’impose à nous. Un travail est en cours sur les voies d’utilisation du carbone. Nous n’avons pas encore trouvé de gisement de réutilisation suffisant en masse, mais nous ne pourrons décarboner notre industrie sans nous appuyer sur le CCUS. Or, la délocalisation de notre industrie n’est pas un geste écologique.

M. Christophe Poinssot. Je souhaite apporter quelques précisions sur le CCUS. Il ne s’agit pas d’installer une bulle de gaz dans le sous-sol. Le stockage de CO2 peut être comparé à une éponge avec de tout petits trous, dans lesquels de l’eau contenant du CO2 serait intégrée. Le risque n’est donc pas celui d’une grande bulle de gaz qui pourrait se libérer soudainement. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que de très grandes quantités de CO2 sont déjà contenues dans le sous-sol, qui en est même saturé par endroits. Il arrive que le CO2 se relâche naturellement, sans induire de risque pour le voisinage. C’est par exemple le cas de la source des Saladis dans l’Allier. Ces phénomènes sont naturels. Nous concentrons d’ailleurs nos efforts pour éviter toute fuite, et détecter très rapidement ces dernières si elles survenaient. Nous avons développé des technologies capables de surveiller les sites de stockage. Dans le cadre d’un contrat en Algérie, le BRGM surveille le site d’In Salah, où 3,8 millions de tonnes de CO2 sont stockées, grâce à des capteurs de surface. Ces solutions sont matures. Il reste toutefois à les développer sur les territoires en lien avec les habitants. Enfin, les technologies du CCUS s’appliquent aux émissions ultimes, non réductibles, auxquelles nous ne pouvons apporter d’autre solution. Elles sont d’ailleurs prônées par le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

M. le président Raphaël Schellenberger. L’ensemble des représentants de groupes présents s’étant exprimés, j’invite les autres députés à prendre la parole.

Mme Olga Givernet (RE). La question de la sobriété et de l’efficacité énergétiques revient fréquemment dans nos échanges. Le cycle de vie et d’usage de nos équipements et de nos infrastructures de production énergétique est inclus dans ces thèmes. Pourquoi n’avons-nous pas plus tôt pris en compte la corrélation entre les besoins de fabrication des infrastructures et les limites d’accès aux matériaux et aux énergies ? Pourquoi nous demandons-nous encore quelle est la durée de vie réelle d’une centrale nucléaire ? Ne devrions-nous pas réfléchir à la manière de lier la durée d’usage, impliquant le réemploi et la possibilité du recyclage, et la capacité à nous fournir en énergie et en matériaux ?

M. Pierre-Franck Chevet. Le cycle de vie complet des équipements est de mieux en mieux pris en compte dans nos analyses. J’ai donné l’exemple du bilan total des émissions de CO2 des véhicules électriques, depuis leur construction jusqu’à leur utilisation. L’analyse des cycles de vie complète nécessite ainsi de prendre en compte les émissions, la pollution atmosphérique induite, les matériaux critiques associés à la solution technologique, ou encore l’énergie nécessaire à sa fabrication. Certaines technologies demandent un regard très particulier. C’est le cas des e-fuels, des fuels de synthèse fabriqués à partir d’hydrogène et de CO2. Ce procédé nécessite une suite d’opérations chimiques. La chaîne globale de fonctionnement soulève donc des problématiques particulières. La plupart des politiques publiques suppose que nous disposerons à terme d’une électricité décarbonée massive, ce qui n’induit donc pas de s’interroger sur la sobriété. C’est pourtant une question que nous nous posons. En effet, nous n’aurons peut-être pas suffisamment d’électricité pour réaliser tout ce que nous souhaitons. La pensée énergétique actuelle a trop souvent tendance à occulter la question de l’économie de la ressource. Après le premier choc pétrolier, cette question primait pourtant sur celle de la production de l’énergie.

M. Christophe Poinssot. Vous nous demandez pourquoi nous n’adoptons pas une approche globale du cycle de vie. L’idée n’est pourtant pas récente, puisque la première norme sur le sujet date de la fin des années 1990. Cependant, les difficultés soulevées par l’analyse du cycle ne résident pas tant dans son calcul que dans la définition des données à y intégrer. Un tel bilan nécessite en effet des informations très détaillées sur l’infrastructure évaluée — par exemple une centrale ou une éolienne — sur l’origine des matières ou encore la manière dont elles ont été transportées. Depuis vingt ans, une partie de la communauté scientifique cherche à collecter et consolider ces informations afin que nous puissions entamer un travail d’évaluation robuste et sérieux permettant d’appuyer des décisions publiques. Ainsi, les évaluations du cycle de vie et du poids de CO2 du kilo wattheure, qu’il soit nucléaire, photovoltaïque ou éolien, sont très récentes. Certaines questions n’ont toujours pas été tranchées : par exemple, sur quel poste affecter le poids CO2 des déchets d’une installation de production d’électricité ? Cette évaluation suppose donc une réflexion méthodologique très complexe.

M. Francis Dubois (LR). Vous avancez que pour sécuriser les approvisionnements en métaux dont nous aurons besoin dans les années à venir, il serait nécessaire de développer une industrie minière européenne. La France est dotée de sols riches en métaux, notamment dans le Massif central. Nous avons perdu notre souveraineté nationale énergétique. Pourquoi, alors, développer une industrie minière européenne et non pas française ?

M. Christophe Poinssot. Une industrie minière européenne serait en partie française. De nombreux pays européens ont conservé une industrie minière. Je pense à la péninsule ibérique ou encore à la Scandinavie. Cette région est particulièrement intéressante, puisque la conservation de l’industrie minière s’est accompagnée du développement d’une forte fibre écologique et environnementale, ce qui montre que ces deux trajectoires ne sont pas antithétiques.

Par ailleurs, nous devons investiguer à nouveau notre sous-sol, qui est loin d’être dépourvu de matières. La réouverture de mines est longtemps restée un impensé du débat public en France. Il me semble que nous devons corriger cette situation. Le projet d’Imerys de mise en exploitation d’une mine de lithium sur le site de Beauvoir me semble très prometteur. Nous devrons assumer les besoins en ressources minérales nécessaires aux choix de notre société. La meilleure des solutions n’est pas de laisser mener cette activité à l’autre bout du monde, dans des conditions que nous ne maîtrisons pas, mais bien de la développer sur notre territoire, en minimisant autant que possible son impact environnemental. Ce faisant, il me semble que nous tirerons l’ensemble de la filière possible vers une diminution de l’empreinte environnementale. Cependant, nous devons avoir conscience que la minimisation de l’impact environnemental engendrera des coûts plus importants. L’enjeu économique est donc également important.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons longuement évoqué la nécessaire reconstruction d’une filière de compétences pour recruter dans le nucléaire. Il s’agit en effet d’un défi auquel nous devrons faire face. Le besoin de reconstitution de compétences dans la filière minière a-t-il été expertisé ? M. Chevet, dans ses anciennes fonctions, a suivi plusieurs anciennes exploitations minières dans ma circonscription. Or, les compétences pour suivre l’extinction de l’exploitation de ces sites sont de plus en plus rares.

 M. Christophe Poinssot. La gestion des sites après-mine en France est assurée par une centaine de personnes. Il s’agissait initialement d’anciens mineurs de Charbonnage de France, progressivement remplacés, à l’occasion des départs à la retraite, par des salariés du BRGM. La filière des anciens mineurs sera éteinte en 2025. Cependant, nous ne rencontrons pas de difficultés pour attirer des candidats vers ces métiers. Nous avons en effet eu suffisamment de temps pour assurer le transfert de compétences et de connaissances auprès des nouveaux salariés. Toutefois, ces compétences concernent la gestion d’après-mine, et non l’exploitation minière.

S’agissant précisément des compétences nécessaires à la prospection minière et au développement de procédés pour faire fonctionner la mine, la France a la chance d’être dotée de bonnes écoles. Je pense par exemple aux écoles des mines sur les pôles nancéien et orléanais. Une partie des jeunes formés dans ces cursus sont souvent recrutés par de grandes entreprises à l’étranger, qui reconnaissent leur savoir-faire. Cependant, il est vrai que la France souffre d’un manque de formation en ingénierie quotidienne d’exploitation des mines. Nous devrons donc reconstruire ces compétences. Nous avons toutefois des partenariats de longue date avec des grands pays mineurs, qui devraient bénéficier à la formation des jeunes générations.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Chevet, vous avez indiqué à Mme Laernoes que vous aviez formulé un certain nombre d’alertes sur la nécessité de préserver des marges dans les capacités de production installées pour éviter de rogner sur nos marges de sûreté. Quelles réponses vous ont-elles été adressées lorsque vous présidiez l’ASN ?

M. Pierre-Franck Chevet. Il faut que le système électrique soit capable de gérer l’arrêt de quinze réacteurs, par des capacités réservées, des capacités supplémentaires, y compris à l’étranger, ou par un effacement organisé. Nous n’avons pas proposé de solutions plus précises, car la définition de la politique énergétique ne relève pas de notre responsabilité.

Je ne suis pas sûr que nous ayons été parfaitement entendus. Par ailleurs, le rattachement à un réseau européen nous donne un certain nombre de garanties. Il est peu probable que la totalité du réseau soit concernée par des anomalies de nature différente. Cependant, l’ensemble des systèmes électriques européens est actuellement en tension.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). En 2016, votre alerte concernait un triple problème en matière de sûreté des centrales, de prolongement des réacteurs, et de l’état et de l’organisation d’Areva et d’EDF notamment. Avez-vous eu le sentiment que ces alertes ont été prises en compte par les responsables ? La question que je vous ai posée ne remettait pas en cause le travail que fournit l’ASN ni l’indépendance dans laquelle elle l’exécute. Vous sembliez indiquer que vous aviez mené des contrôles que les exploitants ne jugeaient pas nécessaires, et qui vous ont amené à découvrir des anomalies. L’ASN dispose-t-elle de moyens suffisants, et vos préconisations ont-elles été suffisamment entendues ?

La France a fait preuve d’une omerta dont chacun se souvient après Tchernobyl. Après Fukushima, l’omerta sur les risques inhérents au nucléaire a-t-elle été levée ?

Enfin, le captage de CO2 est un processus naturel. C’est également le cas de l’effet de serre. Un relâchement massif de CO2 n’est-il pas à craindre ? L’intégration des importations de gaz à effet de serre dans notre comptabilité ferait effectivement une évolution positive. Au-delà du captage, qui est absolument nécessaire, il me semble que nous devons réfléchir à la transformation de notre industrie pour décarboner au mieux ses processus et à la nature des industries qui sera requise par le modèle de sobriété et d’efficacité énergétiques à l’avenir.

M. Pierre-Franck Chevet. En 1986, je commençais ma carrière à l’ASN. J’ai précisément choisi de travailler dans ce domaine après l’incident de Tchernobyl, car j’avais été profondément marqué par cette catastrophe et par la communication qui l’avait suivie. Après Tchernobyl, la France est le premier pays à avoir adopté une échelle de gravité, qui rend obligatoire la déclaration des accidents, y compris publique, lorsque cela est nécessaire. La mise en place de cette échelle revêt donc des enjeux de transparence et de démocratie, et elle représente la meilleure manière d’assurer la sûreté des centrales.

Je ne suis pas certain de saisir à quels propos tenus en 2016 vous faites référence. Je peux cependant vous indiquer, de mémoire, que des mesures ont bien été prises à La Hague.

Concernant le captage de CO2 dans les sous-sols, je vous renvoie à la métaphore de l’éponge employée par M. Poinssot. Les sous-sols sont des milieux poreux qui peuvent contenir du pétrole, du gaz ou encore du CO2. Il ne s’agit pas d’une grosse bulle que nous tenterions de contenir, et qui pourrait se libérer en provoquant une catastrophe. Toute fuite serait très progressive et nous saurions la détecter. Votre question est donc légitime, mais le risque que vous décrivez n’est pas susceptible de survenir.

M. Christophe Poinssot. Seul un accident a été recensé en Afrique, mais le contexte volcanique était particulier et le stockage se trouvait au fond d’un lac et non dans une roche.

Nous souhaitons proposer des stockages de CO2 à l’échelle des territoires au plus près des émetteurs, afin d’éviter des transports sur de longues distances et d’induire un minimum d’investissements, tant sur le plan environnemental que financier. Le stockage en mer du Nord que nous avons évoqué concerne les très grands sites industriels sur les littoraux bordant cette mer. Nous réfléchissons à des stockages locaux relativement de petite ampleur pour les pôles industriels français.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous n’avons pas parlé de stockage d’énergie dans les sous-sols. Par ailleurs, vous évoquez le stockage de bulles de gaz sous l’eau. Le carbone peut-il être stocké sous une forme autre que gazeuse ?

M. Christophe Poinssot. Lorsque le CO2 est stocké dans des nappes phréatiques très profondes, il ne provoque pas de bulles car il est complètement dissout.

Le stockage du CO2 sous une forme autre que gaz nécessiterait une transformation coûteuse du point de vue énergétique. Par ailleurs, nous devrions dès lors nous interroger sur la manière de le réinjecter. Le CO2 a l’avantage d’être présent dans le milieu naturel : son stockage n’engendre donc pas de bouleversement du milieu naturel. Toutefois, certains environnements géologiques sont favorables à la transformation naturelle du CO2 en forme solide. L’Islande a mené des études à ce sujet. Il me semble toutefois qu’il sera nécessaire de commencer par l’injecter sous forme gazeuse ou dissout dans l’eau.

Le stockage d’énergie fait l’objet d’un certain nombre de travaux, afin de créer des batteries thermiques, permettant notamment de gérer l’alternance saisonnière. Ces procédés, sur lesquels la réflexion est encore très récente, mais prometteuse, reviennent finalement à une forme de géothermie plus performante, en injectant et en prélevant à la fois la chaleur. Un prototype a été lancé avec une société de travaux publics française pour stocker l’énergie générée par la chaleur du goudron l’été sur les routes, afin de la récupérer lors des périodes plus froides. Nous pouvons donc attendre des évolutions conceptuelles aux applications intéressantes dans les années à venir.

M. Pierre-Franck Chevet. D’autres technologies de stockage existent. Le stockage de gaz est un procédé de stockage d’énergie qui fonctionne bien. Des procédés de stockage par air comprimé dans des cavités ont également été développés. Ils pourraient apporter une solution de stockage à l’échelle de quelques jours, mais pas de manière inter-saisonnière. Ces procédés nécessitent toutefois un travail d’optimisation énergétique pour assurer un rendement satisfaisant.

La question du stockage est souvent occultée dans les débats, mais nous devons lui redonner une place centrale. La France se dirige vers une électrification massive, si possible décarbonée. Pour assurer la stabilité du réseau, le stockage d’électricité est donc une question majeure. L’électricité ne peut être stockée à l’échelle vers laquelle nous tendons, car les énergies renouvelables sont par définition intermittentes et le nucléaire peut suivre l’évolution des besoins, mais dans des limites relativement contraintes. Le problème du stockage de l’électricité va se poser de manière accrue.

L’hydrogène représente à ce titre une piste de solution. L’hydrogène peut effectivement être utilisé comme une forme de stockage. Dans les usages de l’hydrogène, nous avons cité les mobilités et l’industrie. Toutefois, l’hydrogène peut être utilisé pour être réinjecté avec du CO2, sous forme de combustion afin d’obtenir de l’électricité. Si la filière de l’hydrogène se développe, cette solution pourrait donc aussi être envisagée. Il s’agirait dans ce cas d’un stockage de gros volumes d’énergies sur du long terme, par exemple inter-saisonnier.

Les capacités de stockage nécessaires sont différentes selon l’importance des besoins en électricité. Les différentes formes de stockage doivent être mobilisées afin d’équilibre le réseau avec une très grande précision.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourtant certains décideurs publics donnent de grandes assurances pour l’alimentation en électricité cet hiver en se basant sur les stocks de gaz, ce qui peut entretenir une certaine confusion dans les esprits de nos concitoyens.

M. Antoine Armand, rapporteur. Monsieur Chevet, en octobre 2018, lorsque vous avez quitté la présidence de l’ASN, vous avez déclaré dans une interview auprès de Sciences et Avenir au sujet du nucléaire : « ce qui m’a surpris, c’est la perte de compétences et d’expérience du secteur. Le parc a été construit à marche forcée pendant les années 1980 et nous avons ensuite vingt ans sans projets qui ont été fatals pour la transmission des savoirs techniques. »

Maintenez-vous ces propos ? Le cas échéant, pouvez-vous retracer la trajectoire qui a conduit à un tel constat ? Vous avez commencé votre carrière en 1986 et avez occupé différents postes. Vous avez été à la tête de la direction régionale de l’industrie, puis directeur de l’agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar) de la région Alsace. Vous avez été conseiller pour l’industrie, la recherche, l’environnement et l’énergie au cabinet du Premier ministre, avant de devenir directeur général de l’énergie et du climat entre 2007 et 2012. Ayant occupé de telles responsabilités au plus proche du secteur énergétique, comment avez-vous pu être surpris par l’état du secteur nucléaire lorsque vous avez pris la présidence de l’ASN ?

M. Pierre-Franck Chevet. Je maintiens effectivement mes propos, dont je reste convaincu. L’orientation vers le nucléaire s’est traduite par des décisions massives dans les années 1970. Près de cinquante réacteurs ont été construits en une dizaine d’années ou un peu plus. Lorsque j’ai entamé ma carrière en 1986, six à huit réacteurs étaient mis en service chaque année. Une fois que ces réacteurs ont été achevés, ce travail s’est arrêté, avant le lancement de réflexions sur la construction d’une nouvelle génération de réacteurs. La loi de 2005, qui résultait d’un travail du gouvernement, des parlementaires et d’experts, a ouvert la voie à la construction d’un nouveau réacteur pour expérimenter son fonctionnement. Il y avait vingt ans que la France n’avait pas construit de réacteurs. Le parc actuel avait été mis en œuvre de manière standardisée, ce qui avait garanti l’effet d’échelle et d’apprentissage. En 2005, cela n’a pas pu être le cas, puisqu’un seul réacteur a été construit. Je considère que cette erreur ne relève pas de la faute seule d’EDF, mais qu’elle est bien collective. L’exercice de ce métier sur une première centrale, puis sur d’autres, garantit en effet la progression des compétences.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque vous êtes devenu directeur général de l’énergie et du climat en 2007, aviez-vous déjà posé ce diagnostic ? Avez-vous formulé des propositions pour éviter la disparition totale ou partielle de ces compétences ? Ces dernières ont-elles été suivies d’effets ?

M. Pierre-Franck Chevet. Non. Je n’ai le souvenir d’aucun politique ni parlementaire qui aurait posé cette question. La responsabilité est collective. Nous avons oublié de prendre en considération l’effet d’apprentissage que j’ai décrit dans notre prise de décision.

M. le président Raphaël Schellenberger. Étiez-vous en mesure de formuler cette analyse lorsque vous étiez en poste à l’ASN, ou la faites-vous a posteriori, notamment après le rapport de Jean-Martin Folz et la diffusion d’une forme de doctrine sur la standardisation des parcs ?

M. Pierre-Franck Chevet. Cette vision s’est progressivement construite lorsque j’étais en poste à l’ASN, car je constatais que les anomalies, qui sont usuelles, se répétaient. Or, sur le chantier de l’EPR, il n’était pas possible de répercuter les réparations d’une première anomalie sur un deuxième chantier. En outre, les compétences et le savoir-faire s’acquièrent sur le terrain. En ne lançant qu’un seul chantier de construction d’EPR, nous avons nécessairement limité cet apprentissage progressif.

M. Christophe Poinssot. J’ai été conseiller nucléaire à l’ambassade de France à Pékin. La Chine est engagée dans un programme nucléaire important. Elle lance entre quatre et six nouveaux réacteurs par an, et envisage d’atteindre dix nouveaux réacteurs par an. Entre 2019 et 2020, la Chine a également lancé deux réacteurs EPR, dont la construction n’a pas suscité de difficultés majeures. En effet, les Chinois construisent les réacteurs par paire. Ainsi, dès qu’un problème surgit sur l’un des deux réacteurs, le retard est facilement rattrapé grâce au second. L’efficacité de la Chine pour construire des réacteurs n’est plus à prouver. Les réacteurs sont généralement achevés en cinq ans et dans le respect des budgets prévisionnels, puisque la dérive des coûts est essentiellement liée aux retards des plannings. La Chine redécouvre ainsi ce que la France a expérimenté dans les années 1980, à savoir la grande efficacité d’un programme majeur, régulier, et susceptible d’entretenir les compétences.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sur le plan du développement des filières industrielles et énergétiques de demain, nous aurions donc à gagner en évitant le stop and go. Nous pourrions extrapoler ce raisonnement aux filières de recherche, puisqu’une telle manière de procéder ne pourrait se traduire que par une perte d’efficacité sur la poursuite de la recherche. Ce parallèle serait sans doute également applicable à l’exploitation minière. Vous avez précisé que la France possède toujours des compétences en surveillance minière, mais pas en exploitation minière. Il faut donc s’attendre à ce qu’en cas de reprise des exploitations, nous devions faire face à des difficultés de redémarrage de l’activité.

M. Pierre-Franck Chevet. M. Poinssot a évoqué la Chine. C’est la France qui, une fois la construction de son parc achevé, a aidé les Chinois en 1990 à lancer leur programme nucléaire. Cette expérience d’apprentissage a donc démontré des résultats. Nous pourrions nous attendre, en retour, à bénéficier des compétences de pays étrangers. À ce titre, les pays qui nous fournissent des métaux ont une certaine pratique de l’opérationnalité. Certes, les contraintes environnementales dans lesquelles ils exploitent leurs mines diffèrent des nôtres. Cependant, nous devrions nous appuyer sur leurs compétences. 

M. Christophe Poinssot. De nombreux pays européens n’ont pas arrêté leur activité minière. La Scandinavie, notamment, pratique cette activité tout en développant une fibre environnementale qui a permis l’émergence de mines responsables, propres et à faible impact, comme nous souhaiterions le faire en France. Nous avons donc intérêt à bénéficier de notre proximité avec les pays de l’Union européenne pour développer à nouveau cette activité.

Par ailleurs, il me semble que certains de nos constats sur le nucléaire ne peuvent s’appliquer à la filière minière. En effet, si nous avons mis un terme à notre activité minière depuis une vingtaine d’années, nous avons encore des opérateurs miniers. Nous n’opérons pas de réacteurs nucléaires à l’étranger, mais nous exploitons bien des mines dans d’autres pays que la France. Orano et Eramet exploitent des mines en Afrique, en Amérique du Sud ou encore au Canada. Nous avons donc toujours une filière industrielle minière, même si sa taille a considérablement diminué.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’exemple des mines de potasse en Alsace démontre que la technicité de l’exploitation est liée à la nature du matériau recherché et à son emplacement géologique. Chaque mine requiert un savoir-faire spécifique.

M. Pierre-Franck Chevet. Les instructions menées sur les mines de potasse en Alsace ne mettaient pas réellement en avant des problématiques liées à la technologie minière, mais des précautions de base, notamment pour ne pas introduire de matériaux dans le stockage potentiellement en combustion.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je ne vous interrogeais pas sur le stockage, mais sur l’exploitation elle-même.

M. Pierre-Franck Chevet. Vous avez raison.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’observatoire de ressources minières va bientôt être remis en place. Quels moyens et quels délais seraient nécessaires au lancement d’un nouvel inventaire minier ?

M. Christophe Poinssot. Nous avons eu l’occasion de nous exprimer sur ce sujet devant le Sénat. Nous estimons que le lancement d’un nouvel inventaire minier sur les principales régions d’intérêt françaises — car il ne s’agirait pas de couvrir l’ensemble du territoire — nécessiterait 70 à 100 millions d’euros sur cinq à dix ans. Cependant, une part importante de ce coût est représentée par la prospection aéroportée, qui consiste à faire voler des avions et des hélicoptères équipés de capteurs pour recueillir des informations sur la structure du sous-sol. Toutefois, par effet domino, l’information récupérée permettrait aussi de mieux connaître le sous-sol et bénéficierait à des secteurs bien plus vastes que le seul inventaire minier. Nous pourrions ainsi progresser dans la connaissance des ressources en eaux, des risques naturels, ou encore l’aménagement du territoire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre présence et pour ces propos qui alimenteront les travaux de notre commission.


Annexe 1 : Présentation de IFP Énergies nouvelles

 

 


Annexe 2 : Présentation du Bureau de recherche géologique et minières (BRGM)

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9.   Audition de M. Patrick Pouyanné, Président-directeur général de TotalEnergies (23 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France auditionne cet après-midi M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. Monsieur Pouyanné, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. C’est la deuxième fois en deux semaines que vous vous rendez au sein de notre Assemblée pour répondre aux questions de différentes commissions : c’est dire à quel point l’activité de votre groupe est au cœur des préoccupations des parlementaires.

Nous avons entamé un cycle d’auditions consacré aux enjeux liés aux hydrocarbures. Nous savons néanmoins que le groupe que vous dirigez produit et fournit une multitude d’énergies. Votre rapport intégré de 2021 en témoigne. Les produits pétroliers, le gaz naturel et l’électricité renouvelable composent le mix énergétique de la compagnie, établi selon des principes s’inspirant de ceux adoptés par les États.

L’ambition affichée du groupe d’une neutralité nette carbone d’ici 2050 permet de prendre la mesure des mutations en cours et à venir en son sein de votre groupe. Plusieurs des sujets sur lesquels la commission d’enquête que j’ai l’honneur de présider doit se pencher touchent votre entreprise. Quelle notion de souveraineté peut conduire la réflexion, la stratégie et les travaux d’un groupe aussi international que le vôtre ? Des exemples très récents, comme la ristourne sur les carburants, démontrent que votre entreprise conserve un lien particulier avec l’État français et avec la Nation française.

Après votre propos introductif, nous vous inviterons à échanger avec les députés. 

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Pouyanné prête serment.)

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. Lorsque j’ai pris connaissance du thème de votre commission, je me suis interrogé sur le sens que vous donniez aux termes d’indépendance et de souveraineté. La notion d’indépendance, qui a longtemps animé la politique énergétique française, est difficile, voire, impossible à atteindre, étant donné que notre pays ne possède pas sur son territoire toutes les énergies dont il a besoin. Notre mix énergétique est à 63 % fossile. Malgré nos efforts historiques pour nous doter d’une électricité indépendante, grâce au programme nucléaire et aux énergies renouvelables, l’électricité ne représente que 25 % du mix énergétique. Même si la décarbonation nécessitera l’accroissement de la part de l’électricité dans le mix pour atteindre 50 à 55 %, elle restera une forme d’énergie parmi d’autres.

La notion de souveraineté est selon moi plus intéressante, car elle renvoie à la mission d’un État, qui consiste à assurer l’approvisionnement énergétique de ses citoyens. L’actualité — qui a sans doute conduit à la création de votre mission — montre que ce que nous croyions acquis ne l’est pas. En effet, la souveraineté renvoie aussi à notre capacité à faire face à des situations de crise. Avant 2022, l’approvisionnement du pays en énergie ne posait pas de difficultés particulières. La crise sanitaire avait déjà fait peser un premier risque de rupture d’approvisionnement, en raison de la possible mise à l’arrêt du système mondial. Cette dernière, alors évitée à l’époque, est finalement survenue lors de la crise russo-ukrainienne, qui nous interroge sur notre manière d’assurer notre approvisionnement énergétique. Cette crise nous invite à réévaluer notre capacité d’anticipation, qui relève de l’État, et à travailler en nous appuyant sur des scénarios de stress. Lorsque nous avons construit le marché gazier européen unique, nous ne nous sommes pas demandé ce qui arriverait si nous n’avions plus accès au gaz russe. Pour aborder votre mission, la question de la gestion du stress face aux limites me paraît donc intéressante.

L’année 2022 soulève deux types de stress : le stress en volume et le stress en prix. En effet, nous avons finalement trouvé le gaz dont la France et l’Europe avaient besoin pour passer l’hiver 2022, mais son prix dépend de marchés extérieurs. La notion de souveraineté repose donc à la fois sur la fiabilité de l’approvisionnement et sur ses conditions d’accès en matière de prix. Je suis convaincu que notre mission, en tant que groupe industriel, est d’apporter une énergie fiable et durable, mais aussi abordable, car la dimension économique est essentielle. Le prix de l’énergie pèse en effet de manière importante sur le pouvoir d’achat des Français.

TotalEnergies est une société créée il y a près de cent ans, dans le contexte de la Première Guerre mondiale et en raison de l’absence d’hydrocarbures en France. Les parts de la Deutsche Bank dans l’Irak Petroleum Company avaient alors constitué l’une des prises de guerre françaises. La Compagnie française des pétroles avait été créée pour gérer cet approvisionnement. L’entreprise a depuis évolué et est devenue une société privée. Son siège se situe toutefois en France et ses dirigeants sont pour une grande partie français. Le milieu du pétrole et du gaz continue à considérer TotalEnergies comme la major française de ce domaine. Beaucoup de nos partenaires pensent même que l’État français possède toujours des actions de TotalEnergies, bien que ce ne soit plus le cas.

Pour assurer notre mission vis-à-vis de nos clients au niveau mondial, nous cherchons à préserver notre diversification. La souveraineté peut certes passer par la maîtrise d’un certain nombre de productions, mais elle nécessite également la diversification de nos sources. Ainsi, la Russie occupait une place importante parmi nos fournisseurs, mais elle ne représentait finalement que 10 % de notre portefeuille et nous parviendrons à assurer notre mission malgré la fin de ses approvisionnements. À ce titre, TotalEnergies a contribué à la souveraineté de la France en décidant, en mars 2022, d’arrêter d’acheter du pétrole et des produits pétroliers russes d’ici la fin de l’année 2022, tout en garantissant l’approvisionnement des raffineries européennes par du pétrole issu d’autres pays de notre portefeuille. Nous avons également décidé de substituer les importations de diesel russe par le diesel que nous produisons en Arabie saoudite pour assurer l’approvisionnement de la France. Nous avons été en mesure de procéder à ces substitutions en raison du large éventail dont dispose notre groupe mondial : nous produisons du pétrole dans près de trente pays et le raffinons dans une quinzaine de pays.

S’agissant du gaz, TotalEnergies est devenu le troisième acteur du marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL). Nous possédons 10 % du marché mondial, soit 40 millions de tonnes sur un marché de 400 millions de tonnes. Cette année, nous avons importé en France la plus grande quantité de gaz que nous pouvions. Ainsi, nous avons contribué à 50 % de l’approvisionnement en GNL des stocks du pays, puisque nous détenons 50 % des capacités de regazéification. Nous avons alloué au marché européen une part prioritaire du GNL que nous produisons dans onze pays du monde, dont les États-Unis, la Norvège, le Qatar, le Nigéria et l’Angola. Les capacités de regazéification forment un élément clé de la souveraineté. La France en est plutôt bien dotée. Toutefois, l’Europe est en déficit. Or, le marché unique européen du gaz nous impose un mécanisme de solidarité européenne, qui peut affecter la situation dans notre pays.

Outre les capacités dont nous disposons pour importer cette énergie, la possibilité de raffiner les produits pétroliers participe également de la notion de souveraineté. TotalEnergies possède environ 50 % des capacités de raffinage françaises. La demande de produits pétroliers diminue en France depuis plusieurs années, ce qui nous conduit à adapter notre outil de raffinage, notamment pour qu’il puisse répondre aux évolutions de la demande, en fabriquant, par exemple, des carburants aériens durables. Ainsi, l’évolution de l’outil de raffinage pour créer de nouvelles molécules décarbonées conformes aux nouvelles mesures qui l’imposent s’appuie notamment sur la reconversion d’une partie de nos capacités de raffinage pétrolier.

Le passage de Total à TotalEnergies s’est enfin appuyé sur nos investissements dans l’électricité. Nous considérons que la décarbonation nécessite notamment davantage d’électricité. En l’espace de cinq ans, nous avons réussi à disposer d’une capacité de quatre gigawatts sur le territoire français. À l’échelle mondiale, cette capacité s’élève à dix-neuf gigawatts. Sur ces quatre gigawatts, deux et demi sont issus de centrales à gaz. La dernière a été construite à Landivisiau cette année. Nous possédons environ un tiers du parc des centrales à gaz françaises, que nous avons acquises ces dernières années lorsque nos concurrents les vendaient, considérant qu’elles n’avaient plus d’utilité. Cette année, ces centrales se sont révélées très utiles. Si nous avons fait le choix d’acheter ces centrales, c’est parce que nous souhaitons devenir un acteur électricien. Or, les clients souhaitent avant tout disposer d’une électricité fiable et permanente. La capacité de 1,6 gigawatt d’électricité renouvelable que nous possédons sur le territoire français présente un risque d’intermittence, qui nous a poussés à développer des capacités de génération flexible, qui s’appuient sur les centrales à gaz. Nos capacités d’électricité renouvelable se construisent un peu moins rapidement que ce que nous aurions souhaité : le rythme s’établit à 300 à 400 mégawatts par an, alors que nous espérions atteindre 500 à 700 mégawatts. Nous sommes entrés dans ce marché en rachetant le portefeuille de clients de Direct Énergie, mais notre objectif est de contrôler nos moyens de production et non seulement de nous approvisionner sur les marchés, afin que notre activité soit profitable.

Par ailleurs, la question que vous posez s’intègre dans un contexte national, mais nous faisons partie de marchés uniques européens, tant pour le gaz que pour l’électricité. Je suis convaincu qu’en cas de crise, nous pourrions mieux résister en défendant cette notion de souveraineté. Certes, les traités européens prévoient que l’énergie relève de la souveraineté des États. Cependant, il est difficile de chercher à mener des politiques climatiques au niveau européen tout en laissant les États établir leur politique énergétique. Face aux crises que nous traversons et au regard de l’ambition de neutralité carbone que nous défendons collectivement en Europe, l’échelle européenne semble la plus adéquate pour choisir où nous investissons collectivement nos moyens de production. Je pense par exemple aux investissements dans le solaire de certains pays du nord, qui seraient plus efficaces s’ils avaient ciblé des infrastructures dans le sud de l’Europe. Notre propre système d’électricité, qui était exportateur, devient importateur. L’une des conditions de la souveraineté est aussi de se doter de réseaux électriques. Si nous souhaitons gagner en indépendance, nous devons toujours réfléchir aux échanges et à la qualité des réseaux.

Enfin, la question de la souveraineté, que vous liez à celle de la trajectoire climatique, ne peut se penser qu’au regard de la nécessité d’économiser l’énergie. Cette dernière semble évidente en raison de l’augmentation des prix, mais toute trajectoire climatique suppose un effort majeur d’efficacité énergétique. La France gagne environ un point d’efficacité énergétique par point de PIB depuis les trente dernières années : nous consommons, par point de PIB, environ 70 % de ce que nous consommions il y a trente ans. Toutefois, nous devrions atteindre 2 à 3 % de point de PIB pour nous aligner sur la trajectoire zéro émission nette, mais également pour gagner en indépendance énergétique. Tous les efforts que nous fournirons dès à présent nous aideront donc à nous approcher de la souveraineté.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’État français ne possède plus d’actions chez TotalEnergies. Pourriez-vous néanmoins détailler l’historique de sa participation ?

Dans quelle mesure une société internationale comme la vôtre est-elle française ? Comment contribue-t-elle à la souveraineté française ? En cas de tension sur les marchés mondiaux, lorsque vous devez procéder à un arbitrage de priorités, comment positionnez-vous la France et pour quelles raisons choisissez-vous de lui accorder une place plus favorable ?

M. Patrick Pouyanné. L’État français a détenu jusqu’à 35 % de la société dans les années avant la guerre et jusque dans les années 1970. Ses participations ont pris fin lors de la fusion de Total et Elf en 2000. La Commission européenne a émis comme seule condition à cette fusion la fin de la golden share que détenait alors l’État.

La nationalité d’une entreprise s’exprime par l’emplacement de son siège et par sa soumission aux lois françaises. Nous sommes une société européenne de droit français. Notre management est français pour une grande partie. Environ 10 % de nos investissements annuels sont ciblés en France, ce qui représente une partie importante au regard du poids de la France dans le portefeuille énergétique mondial. Ces dernières années, nos investissements en France ont même augmenté, en raison de notre intérêt croissant pour les énergies décarbonées. Lorsque nous avons décidé d’investir dans l’électricité, nous avons d’abord souhaité développer cette activité en France avant de nous tourner vers le marché international. De la même manière, nous avons commencé à investir dans le biométhane en rachetant une société française avant de développer ces compétences à l’extérieur.

S’agissant des arbitrages, si nous produisons des énergies partout dans le monde, notre société a historiquement développé un portefeuille de clients européens. Nos flux de production se dirigent donc vers l’alimentation de nos raffineries, nos terminaux de regazéification et nos clients européens et français. Il est toutefois clair que nos arbitrages peuvent reposer sur des bases économiques. En 2021, nous devancions l’ensemble de nos concurrents sur le GNL, puisque nous en avons exporté 11 millions de tonnes des États-Unis. Le GNL peut être exporté vers l’Asie ou vers l’Europe. L’arbitrage est à la fois économique — il dépend des prix les plus avantageux —, mais il peut aussi reposer sur d’autres dimensions. Ainsi, les terminaux de regazéification européens affichaient un taux de remplissage de 40 à 50 %. Nous avons fait le choix de les remplir à 95 %, en considérant que notre priorité était d’approvisionner l’Europe en GNL. Les contrats que nous avons avec nos clients peuvent donc influencer nos arbitrages.

M. le président Raphaël Schellenberger. Existe-t-il des obligations de raffiner sur le territoire national ? Si ce n’est pas le cas, comment construisez-vous le panier d’importation entre le pétrole brut et raffiné à l’échelle de la France ?

M. Patrick Pouyanné. Il n’existe pas d’obligation de raffiner. Les obligations concernent sur le stock stratégique. En effet, TotalEnergies possède des 3 400 stations-service, soit près de 25 % du réseau national. En fonction de la mise à disposition des produits, nous sommes soumis à des obligations de stockage qui s’élèvent à quatre-vingt-dix jours. Ces produits peuvent être issus de nos propres stocks ou de la société anonyme de gestion des stocks de sécurité (Sagess). L’obligation de stockage stratégique, qui a été renforcée au fil des années, me paraît bien dimensionnée. L’obligation de stockage de gaz est d’une nature différente. Assez forte en France, elle est relativement faible à l’échelle européenne, puisqu’elle est d’environ deux mois d’hiver. Nous n’avons donc pas d’obligation de raffinage, mais nous cherchons à faire fonctionner nos outils de raffinage en priorité.

Le pétrole brut provient de l’ensemble de nos sites de production dans le monde. Nos propres productions alimentent 25 % de l’outil de raffinage français, mais notre capacité de négoce y participe également. En effet, nous cherchons à aligner la qualité du pétrole sur les caractéristiques des outils de raffinage, car l’ensemble des raffineries ne peut traiter tous les types de pétrole. Nous manipulons environ quatre fois plus de pétrole que ce que nous produisons nous-mêmes. C’est la raison pour laquelle nous avons facilement pu substituer le pétrole russe, dont le principal avantage était son faible coût puisqu’il était très facile de l’acheminer jusqu’en Allemagne. En réalité, très peu de raffineries françaises utilisaient du pétrole russe. Le pétrole que nous raffinons en France est principalement issu du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique latine.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous précisiez qu’en entrant sur le marché de l’électricité, il était fondamental pour vous de disposer de vos propres capacités de production. Pourtant, au regard du cadre européen qui a été établi sur les bases notamment de la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant organisation du marché de l’électricité (loi Nome) et de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), vous faites figure d’exception en tant que vendeur d’électricité — autre qu’EDF — qui se soit doté de capacités de production propre. Comment expliquez-vous ce caractère atypique ?

M. Patrick Pouyanné. Nous avons récemment décidé d’entrer dans le marché de l’électricité de la concurrence, après de longs débats internes liés au caractère régulé de celui-ci. Nous constatons effectivement que ce marché est plus régulé. Tous les pays n’ont pas fait leur entrée dans ce marché de la même façon. En raison de sa volonté historique de contrôler une partie du marché, la France a fait le choix de mettre à disposition une partie de la rente nucléaire à des concurrents comme contrepartie, avec un mécanisme qui allait jusqu’à proposer une option gratuite. Je me suis opposé à cette option, qui a donné naissance à un grand nombre de petites entreprises qui récupèrent à un prix fixe maximum un volume et qui développent un portefeuille de clients en pensant faire la différence. Or, il s’agit de matières premières dont les prix peuvent varier ; aussi, lorsque les prix augmentent fortement, comme cette année, ces sociétés commerciales ne peuvent résister. Ce modèle opportuniste ne nous convainquait pas. Nous avons hérité en partie de Direct Énergie, qui avait déjà racheté la société d’énergies renouvelables Quadran et quelques centrales à gaz. Si nous avons racheté Direct Énergie à cette époque, c’est précisément parce que le portefeuille commençait à se construire. J’ai rapidement compris que nous devrions augmenter nos capacités de production. Il me paraissait impératif de contrôler le coût de production des moyens de nos ventes.

Cette crise soulève en réalité une réflexion plus profonde : le partage de la rente nucléaire était selon moi lié à cette volonté d’ouvrir les marchés à la concurrence, et il doit nous interroger sur les contreparties des entreprises qui en bénéficient, en matière d’investissement ou de valeur. J’avais assisté à l’ouverture du marché des télécommunications lorsque j’étais directeur de cabinet du ministre des technologies de l’information et de la poste. Le débat était similaire : quelle obligation d’investissements devions-nous faire porter sur les opérateurs alternatifs ? L’ouverture de ce marché avait donné lieu aux mêmes questionnements lorsqu’une entreprise avait accédé à des volumes d’interconnexions de télécommunications de la part d’Orange sans avoir investi. Le niveau d’investissement requis des nouveaux entrants doit faire l’objet d’une réflexion lors de toute ouverture de marché. Pour résister à cette volatilité, la seule solution est de construire un outil de production à l’échelle française et européenne compte tenu des interconnexions. Nous avons également acheté des centrales à gaz en Espagne et en Belgique, dont certaines, ont alimenté des implantations d’électricité en France.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles indications sur la sécurité d’approvisionnement en matière de gaz et de pétrole nous apporte la crise actuelle ? Quel regard portez-vous sur notre capacité à anticiper et à réagir à une crise en matière d’approvisionnement ? Au niveau national, la France est dotée d’un plan hydrocarbures et d’un plan gaz, auquel je suppose que vous êtes associé. Au sein de votre entreprise, quelle est votre capacité à gérer la logistique d’approvisionnement en cas de crise géopolitique, d’autant plus lorsque des mouvements sociaux perturbent votre fonctionnement ordinaire ?

Enfin, que pensez-vous des outils à votre disposition ? Quels éléments vous permettent-ils d’estimer que les stocks stratégiques de pétrole et de gaz sont suffisants ? Quelles sont les causes du déficit européen que vous avez mentionné et quels seraient les moyens d’y remédier à court et moyen terme ?

M. Patrick Pouyanné. Le stock de trois mois nous paraît suffisant, car nous n’avons jamais eu besoin d’une telle quantité de pétrole. Les points d’entrée de logistique pétrolière du pays sont relativement fournis. Il est vrai que les mouvements sociaux peuvent perturber ce fonctionnement. En l’occurrence, la récente grève a duré huit jours. Elle relevait d’un droit constitutionnel auquel nous ne pouvons pas nous opposer. Ces situations restent exceptionnelles. L’approvisionnement des Français a été affecté, notamment parce que deux entreprises ont été touchées en même temps. En outre, cette grève est intervenue peu après le lancement de notre opération de rabais sur l’essence. Les stocks étaient donc très bas, car les Français se sont précipités dans nos stations — et en semblaient très satisfaits.

Il existe par ailleurs des outils en matière de souveraineté. Le débat sur l’opportunité de recourir à la réquisition a trouvé un certain écho lors de cette grève. Il ne relève cependant pas de la responsabilité de l’entreprise privée de l’utiliser. Notre rôle était de trouver une solution en interne, ce que nous avons fait. Les pouvoirs publics, quant à eux, peuvent user d’outils légaux pour débloquer les approvisionnements. Il me paraît toutefois que nous devrions être en mesure de piloter un certain nombre de moyens d’accès en automatisant des vannes essentielles du pays, afin d’améliorer notre propre logistique sans dépendre d’un nombre limité de personnes. Il me semble néanmoins que les moyens d’accès au pays sont largement couverts. La France a en effet la chance de posséder une vaste frontière maritime.

La situation dans le domaine gazier est plus compliquée.

Si la capacité de regazéification en Europe est insuffisante, c’est avant tout parce que nous vous écoutons. Quand l’Europe affiche un objectif de sortie du gaz et des énergies fossiles à court terme, les investissements des industriels dans des terminaux de regazéification — qui nécessitent environ vingt ans pour être amortis — se font plus rares. Les États doivent donc s’interroger sur les infrastructures essentielles à l’approvisionnement. L’Allemagne ne s’est pas suffisamment posé cette question en raison de ses approvisionnements en gaz russe. La décision de l’Allemagne de ne pas construire de terminaux, en outre, est intervenue avant Fukushima et l’annonce de la sortie du nucléaire. L’épisode de Fukushima a fortement affecté les programmes nucléaires de tous les pays, y compris en France. Les Allemands ont décidé de sortir du nucléaire sans en mesurer toutes les conséquences. Malgré les relations géopolitiques complexes que nous entretenions avec la Russie, il a été décidé de recourir au gaz russe. Il revient au Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) et à l’État plus largement de s’assurer, au vu des décisions prises et des évènements, que le système d’approvisionnement est correctement dimensionné. Or, les événements récents ont montré que sans gaz russe, nous n’avions pas assez de terminaux de regazéification en Europe. Les capacités françaises sont d’ailleurs récentes. En 2011, nous avons participé à la construction du terminal de Dunkerque. Il n’y avait autrefois que celui de Montoir, pour le gaz algérien ; nous avons racheté Fos Cavaou puis avons décidé de construire Dunkerque, car nous voulions importer du GNL. Notre capacité est suffisante pour subvenir aux besoins des consommateurs français, mais le système européen pourrait imposer la mise à disposition de nos partenaires d’une partie de cette capacité. À l’échelle européenne, il existe, en outre, un déficit en matière de stockage. Ainsi, la France et l’Italie ont des obligations de stockage de gaz tandis que d’autres pays en sont dépourvus. L’ouverture du marché unique gazier, décidée au début des années 2000, ignorait la perspective de l’arrêt du nucléaire. Cependant, la perspective climatique annonçait d’emblée que ce marché serait déclinant. C’est la raison de ce sous-investissement.

Cette année, TotalEnergies a décidé de ramener des terminaux flottants de regazéification en France et en Allemagne. Il s’agit de terminaux flottants, car il nous semblait difficile d’investir dans des terminaux fixes pour vingt-cinq ans. Les terminaux flottants, une fois la crise achevée, pourront être utilisés ailleurs si les besoins français diminuent.

Le système est actuellement sous tension. Les stocks sont pleins et nous ne devrions pas connaître de difficultés d’approvisionnement en gaz durant l’hiver 2022. L’hiver 2023 sera plus difficile à passer. En effet, durant les six premiers mois de l’année 2022, nous avons rempli nos stocks en partie avec du gaz russe. En février 2023, pour reconstituer nos stocks, nous ne disposerons que de GNL et nous n’aurons pas bâti l’ensemble de nos capacités de regazéification à l’échelle européenne. Toutefois, deux phénomènes permettront d’équilibrer l’offre et la demande. D’une part, la température influence la demande ; d’autre part, les prix élevés poussent les consommateurs à faire des économies et font baisser la demande. Le système gazier devrait donc rester sous tension — en matière de volume — jusqu’à la fin de l’année 2024. À cette date, les terminaux flottants auront été installés et les terminaux à terre auront été construits, notamment en Allemagne.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les choix d’investissements stratégiques de votre entreprise comptent 50 % d’investissement dans le maintien d’activités fossiles, tandis que la moitié restante est ventilée entre des investissements pour de nouveaux projets fossiles, à hauteur de 50 %, tandis que le reste concerne l’électricité et le gaz. S’agissant du pétrole et du gaz, vous avez déclaré à l’Assemblée nationale, lors de votre audition du 9 novembre 2022 devant la commission des affaires étrangères, que pour maintenir la production de pétrole, il était nécessaire de poursuivre les investissements. Pour parvenir à l’objectif de zéro émission nette, il suffira, selon vous, de cesser d’investir pour que la production d’énergies fossiles diminue de 4 % par an. Pouvez-vous revenir sur ce phénomène ? Comment vous y préparez-vous, à court et à moyen terme ?

S’agissant du gaz, vous avez employé le terme de transition. Même si la production de GNL entraîne de moindres émissions, cette énergie fossile reste importante. L’investissement dans ce type d’énergies ne représente-t-il pas un choix d’allocation des moyens défavorable au développement des énergies renouvelables, qui seront celles que nous utiliserons dans les décennies à venir ? 

M. Patrick Pouyanné. Au fur et à mesure que l’on construit un puits de pétrole, ce dernier perd en pression et il produit de moins en moins. Les courbes de production des puits de pétrole sont déclinantes. Il ne s’agit pas d’une installation à capacités constantes. Le puits perd en moyenne 4 à 5 % par an à échelle mondiale. Nous luttons donc en permanence contre ce déclin naturel. Il est certes possible de forer de nouveaux puits sur un champ pétrolier pour remplacer ceux qui produisent moins, mais cela ne suffit pas à échelle mondiale. Il est par conséquent nécessaire de mettre en production de nouveaux champs. TotalEnergies est confrontée à cette situation. Dans le scénario dit net zéro de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), il est projeté que 25 millions de barils de pétrole seront produits par jour, contre 100 au niveau mondial. Nous avons cependant déjà commencé à réduire la production, en diminuant quasiment par deux les investissements dans le domaine pétrolier au niveau mondial en l’espace de sept à huit ans. Le renouvellement total de la production à échelle mondiale n’est donc pas assuré, ce qui a conduit à un ajustement des prix, étant donné que les consommateurs continuent à utiliser des véhicules thermiques et que la population mondiale est en croissance. Ce phénomène est donc physique et naturel. TotalEnergies n’a pas d’ambition de croître sur le pétrole, mais simplement de maintenir sa production, ce qui suppose tout de même d’investir chaque année.

Le GNL est une énergie de transition. Il s’agit d’un moyen simple de se substituer au charbon. Une centrale électrique à gaz émet deux fois moins de CO2 que l’équivalent d’une centrale au charbon. Notre marché du GNL n’est pas l’Europe, mais plutôt la Chine, le Vietnam ou encore l’Inde, où TotalEnergies a investi cinq milliards pour construire des terminaux de regazéification et des énergies renouvelables. Ces pays achètent notre gaz pour le substituer au charbon ou pour compenser la demande additionnelle d’électricité — soutenue par la croissance de la population — par du gaz plutôt que du charbon, sachant que ce dernier coûte moins cher, ce qui est à l’origine d’une concurrence économique. Cependant, pour que le GNL soit réellement une énergie de transition, il est nécessaire de maîtriser les émissions de méthane sur toute la chaîne, car son potentiel de réchauffement climatique est supérieur à celui du CO2.

La transition énergétique suppose une électrification croissante des usages. Nous allons introduire de plus en plus d’énergies renouvelables, mais ces dernières fourniront une électricité intermittente. Le nucléaire, en France, est une base d’électricité peu flexible. Il est difficile d’ajuster la production d’une centrale nucléaire, contrairement à celle d’une centrale à gaz. Une première solution consisterait à construire des batteries. Sans cela, il sera nécessaire de s’appuyer sur des centrales à gaz. À ce titre, l’expérience de la Californie est intéressante. Alors qu’il avait été décidé d’éliminer les centrales à gaz du mix énergétique et de s’appuyer sur des énergies renouvelables, la Californie a demandé aux usagers de voitures électriques de laisser leur véhicule chez eux, car le réseau n’était pas capable d’assurer leur recharge. En outre, la Californie a décidé de reconstruire des centrales à gaz pour garantir la flexibilité nécessaire. Ces choix d’investissement ne sont pas évidents, car les centrales à gaz serviront de complément. En période de crise, la centrale de Landivisiau fonctionne ; d’ordinaire, le taux d’utilisation d’une centrale à gaz est plutôt de l’ordre de 30 %. Cependant, plus le système sera intermittent, et plus des moyens de génération flexibles seront utiles.

Pour mieux maîtriser le prix du gaz, une solution consiste à recourir à des contrats à long terme, en contradiction avec la trajectoire climatique européenne. Nous vendons en 2022 sur la base de contrats longs termes, sur quinze à vingt-cinq ans, et sur la base de marchés au comptant. Le prix moyen de vente du GNL au Japon en 2022, qui mêle des contrats long terme et du marché comptant, s’élevait à 60 euros le mégawatt contre 130 en Europe. En effet, les contrats de longue durée permettent des contreparties sur des prix, tandis que les à-coups de l’offre et de la demande affectent immédiatement le marché au comptant.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez déclaré que la première difficulté concernant les énergies renouvelables était la capacité à faire émerger des projets. Pouvez-vous revenir sur l’historique des deux dernières décennies ? S’agissant du nucléaire, quelles raisons vous ont incité à investir dans la centrale de Penly ? Quelle place comptez-vous donner à cette énergie, et quel rôle souhaitez-vous lui attribuer dans votre mix énergétique et dans votre portefeuille ?

M. Patrick Pouyanné. Nous n’investirons pas dans la centrale de Penly. Entre 2007 et 2008, mon prédécesseur s’était interrogé sur l’opportunité d’investir dans les énergies décarbonées, et notamment dans le nucléaire. En effet, l’un des savoir-faire de notre entreprise est de gérer des projets géants, de plusieurs milliards d’euros, de construction de plateformes pétrolières ou d’usines de GNL par exemple. Cette capacité nous a semblé un atout pour une industrie nucléaire qui n’avait pas construit de projets depuis des années. Il nous semblait que nous pouvions donc apporter notre savoir-faire, que nous mettons fréquemment en avant, par exemple au Qatar, où nous avons pris une position majeure dans les projets de GNL. Nous avons avant tout vendu la capacité de nos ingénieurs à piloter le projet, notre capacité d’ensemblier. Par ailleurs, à cette même époque, un certain nombre de pays du Moyen-Orient s’intéressaient au nucléaire. Mon prédécesseur souhaitait donc apporter à ces pays un investissement dans les énergies décarbonées et notamment dans le nucléaire. Finalement, aucune entreprise française n’a obtenu le marché d’Abu Dhabi. En France, nous devions détenir 8,33 % de la société chargée de construire l’EPR de Penly. Cette société a finalement été dissoute à la suite de Fukushima. Pour d’autres raisons, je n’étais pas spécialement partisan de l’investissement dans le nucléaire. Les obligations résiduelles à long terme me paraissaient par exemple complexes à intégrer à notre bilan. Nous avons donc décidé de mettre un terme à cette expérience, qui n’avait de toute façon pas rencontré un franc succès.

Il ne faut pas négliger le poids qu’a eu Fukushima dans les décisions de nombreux pays. Cet événement majeur, en effet, survenait dans un pays occidental. Ce n’était pas le cas de l’accident de Tchernobyl, que nous avions mis le compte d’un moindre contrôle et d’une moindre maîtrise de la sûreté nucléaire. Le Japon, au contraire, est considéré comme un pays à l’avant-garde de la technologie. Nous avons pris conscience que ce risque existait et n’avons pas souhaité poursuivre ces projets, ni inscrire ce risque dans le bilan du groupe. J’estime d’ailleurs que la gestion de ces risques relève largement des États.

Les énergies renouvelables soulèvent la question de l’occupation de l’espace. Or, nos pays européens sont marqués par des conflits d’usage fréquents. Aux États-Unis, l’organisation de l’espace en raison de sa densité, est bien plus propice à l’installation des infrastructures d’énergie renouvelable. Par conséquent, en Europe, les procédures d’autorisation sont souvent très longues. Malgré les simplifications, il faut quatorze autorisations pour implanter une usine solaire en France. Même si j’entends qu’il soit nécessaire de considérer les intérêts de toutes les parties prenantes, ces délais s’opposant à l’urgence de la transition climatique. En France, le ratio du nombre de personnes dans la filiale renouvelable en France et en Europe par rapport aux mégawatts que nous installons est deux fois plus élevé que dans les autres pays.

Le débat en France sur l’éolien est légitime. Il est très difficile pour les acteurs privés de vouloir planifier l’espace. Si l’on souhaite accélérer la construction d’énergies renouvelables, nous devons trouver un moyen d’articuler correctement la planification de l’espace, qui peut relever des collectivités territoriales. Ainsi, en Allemagne, les régions doivent désormais allouer 2 % de leur territoire à la construction de ces infrastructures. Par ailleurs, il serait sans doute pertinent de concentrer les nuisances induites par les éoliennes, de même que nous avons concentré les risques sur quelques sites industriels, plutôt que de tenter de les disperser. Nous devons en effet accélérer le rythme d’installation, qui atteint seulement la moitié chaque année de ce que nous devrions faire pour respecter notre trajectoire. La problématique n’est pas financière. Depuis quatre ans, nous n’avons installé que la moitié des infrastructures que nous avions prévues.

Enfin, le foncier français pour fabriquer des énergies solaires coûte beaucoup plus cher que dans d’autres pays en raison de réglementations interdisant la construction sur certains terrains, ce qui aboutit à une augmentation des prix des terrains adéquats. La résolution de ce problème de nature économique pourrait permettre une accélération du programme d’énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’invite les représentants de groupes à prendre la parole.  

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Vous avez expliqué que la souveraineté énergétique désigne la capacité d’approvisionner le pays, et qu’elle repose essentiellement sur la diversification des sources. Nous sommes loin de l’autosuffisance. Néanmoins, estimez-vous que l’utilisation du biogaz, sous forme de gaz ou de biocarburant, restera marginale, ou pourrait-elle représenter une possibilité de réduire notre dépendance ? Par ailleurs, investissez-vous dans l’hydrogène ? Considérez-vous l’hydrogène comme une possibilité de stockage de l’énergie, sachant que le rendement risque de rendre l’opération coûteuse ? Si nous souhaitons fabriquer de l’hydrogène — y compris avec des énergies renouvelables et du nucléaire — nous aurions besoin de capacités en surplus.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pourriez-vous comparer la stratégie mise en œuvre par les États-Unis à partir de 2000 pour rétablir la politique de souveraineté énergétique américaine à celle menée par l’Union européenne ? Je pense notamment au refus de l’Union européenne de développer ses ressources propres. Que pensez-vous de la possibilité pour la France d’utiliser ses ressources en hydrocarbures ?

Quelles sont les convictions de TotalEnergies sur la possibilité de nouvelle génération de biocarburants ? S’agit-il d’une lubie, ou estimez-vous qu’il existe une réelle chance de progresser dans les rendements, notamment dans l’utilisation des déchets ?

Quel est votre avis sur le stockage du CO2 pour la transition énergétique ? Le Rassemblement national estime que cette solution est encore limitée.

Vous êtes spécialiste du transport de l’énergie. Quelles sont les limites technologiques au transport de l’hydrogène ? L’Allemagne a annoncé de grands projets, en lien notamment avec le Canada, de transport d’hydrogène dans le monde, qui me paraissent peu crédibles.

Nous avons auditionné M. Jancovici, qui nous a exposé sa vision de l’évolution de la nature des stocks de pétrole et du lien avec les crises économiques. Lors de notre mission flash sur les entreprises pétrolières et gazières et celles du secteur du transport maritime qui ont dégagé des profits exceptionnels pendant la crise, à laquelle nous avions eu l’honneur de vous recevoir, les experts avaient contredit M. Jancovici. Quelle est votre analyse ? Identifiez-vous un lien entre la quantité d’énergie à disposition des économies occidentales et notre capacité à créer des richesses ? Pensez-vous qu’une croissance verte, ou sobre, soit possible ?

Enfin, quand les pouvoirs publics annoncent l’affaiblissement ou la disparition de certaines technologies, comme le moteur thermique, les grands fournisseurs adaptent leurs investissements en conséquence. Après avoir été démocratisé par les pouvoirs publics, le gazole est désormais la première cible de ces derniers. Les Français sont pourtant très dépendants de leur moteur diesel. Ces annonces ne risquent-elles pas d’entraîner une diminution plus rapide de notre capacité à disposer de diesel que celle du parc thermique, ce qui engendrerait de fortes difficultés pour les Français ? En effet, le diesel est désormais structurellement plus cher que l’essence.

M. Matthias Tavel (LFI-NUPES). À vous entendre, il semble que la France soit bien traitée par TotalEnergies parce qu’elle est un bon client. Si cela venait à ne plus être le cas, faut-il s’attendre que la France soit moins bien traitée par votre groupe, du simple fait de ses intérêts d’entreprise privée ? Ne pensez-vous pas qu’en matière d’approvisionnement en hydrocarbures, compte tenu du poids de cette société, davantage de maîtrise publique sur le capital de celle-ci — voire, sa nationalisation — serait souhaitable ?

Votre groupe réalise d’immenses profits, qui s’élèveront sans doute à 20 milliards d’euros cette année. Vous disposez vous-même d’une rémunération très confortable. Ces sommes ne seraient-elles pas mieux utilisées si elles étaient investies dans la transition énergétique plutôt que dans la rémunération de vos actionnaires ? Combien représente la part des investissements dans les énergies renouvelables par rapport à ces profits, en particulier en France ?

Vous avez évoqué l’approvisionnement du gaz du point de vue des quantités. Pensez-vous que le prix du gaz va durablement rester à son niveau actuel, voire, continuer à augmenter ?

Enfin, il existe des stocks stratégiques. Il n’y a pas d’obligation de raffinage en France. TotalEnergies a fermé beaucoup de raffineries en France et importe désormais des produits raffinés d’autres pays. Une obligation de raffinage en France ne serait-elle pas nécessaire, notamment pour les produits autres que l’essence ? Ne devrions-nous pas, enfin, adopter une obligation plus forte en matière de flotte stratégique pour garantir l’approvisionnement qui provient du reste du monde ?

M. Patrick Pouyanné. Le potentiel de biogaz de la France est important. Il est le deuxième au niveau européen. D’après les rapports, il s’établirait à 130 térawatts-heures. C’est une énergie totalement locale, dont la production coûte cher, mais qui peut également apporter une partie de la réponse aux problèmes des agriculteurs. Nous sommes prêts à investir. Nous avons pour objectif de multiplier par dix notre capacité de production en France dans les dix années à venir pour atteindre 5 térawatts-heures. Je ne peux que vous encourager à développer les moyens de favoriser le développement du biogaz et du biométhane sur notre territoire. La seule limite qui se pose en France au développement du biogaz est la taille des exploitations, ainsi que la question de l’agrégation et des réglementations. Nous considérons qu’il existe une demande réelle de gaz décarboné de la part de clients qui utilisent du gaz et qui cherchent à améliorer leur mix. La France importait environ 70 térawatts-heures de gaz russe, ce qui représentait 17 % de la consommation française de gaz. Nous pourrions par exemple remplacer cette part par du biogaz.

Il est vrai que parler d’hydrogène n’a de sens que si l’on envisage des surplus d’électricité. Nous aurions besoin de quinze ou vingt réacteurs supplémentaires. Notre parc doit être renouvelé pour assurer la disponibilité de l’électricité aux Français, car nos centrales sont anciennes. Si la France ambitionne de devenir exportatrice d’hydrogène, il sera nécessaire de construire beaucoup plus d’électricité que ce que proposent les trajectoires actuelles. C’est la limite de l’hydrogène vert. La part de l’électricité dans le mix énergétique devrait passer de 20 % à 40 % pour assurer sa décarbonation. Pour faire de l’hydrogène vert, nous devrions apporter 50 % de capacités supplémentaires d’après nos calculs à horizon 2050.

Il est difficile de comparer les trajectoires énergétiques de la France et des États-Unis, qui ont d’immenses réserves de charbon, de gaz, de pétrole, dont notre continent est dépourvu. À ce titre, si vous n’avez jamais entendu TotalEnergies s’élever contre les lois qui interdisent les recherches d’hydrocarbures, ce n’est pas tant par refus d’interférer dans le débat politique national que parce que nous pensons que le potentiel résiduel est très faible. À l’échelle européenne, le Danemark a pris une trajectoire intéressante. Puisqu’il ne sera plus possible de produire d’hydrocarbures en 2050, le Danemark produit autant que possible en attendant cette date. TotalEnergies est le principal producteur de gaz au Danemark. Nous nous organisons pour que la trajectoire s’achève en 2050. Les réserves danoises de gaz seront de toute façon quasiment épuisées en 2050. Le seul pays qui dispose de réserves longues sur le continent européen est la Norvège — qui ne fait pas partie de l’Union européenne.

S’agissant des biocarburants de deuxième génération, nous devons essayer d’identifier, à travers les gisements de déchets municipaux, les lipides et les graisses. Il pourrait s’agir d’une source pour fabriquer des carburants aériens durables. Nous signons des accords avec Veolia et Paprec pour avoir accès à ces gisements. La recherche et le développement sont cependant moins avancés sur la deuxième génération de déchets ligneux, tels que le bois ou la paille. Nous n’arrivons pas à trouver d’effets d’échelle importants. Le rendement est extrêmement faible et il faut manipuler d’immenses quantités de déchets ligneux pour fabriquer des biocarburants. L’exploitation maximale de l’économie circulaire des déchets municipaux pour extraire les graisses et alimenter les bioraffineries me paraît donc une piste plus intéressante à explorer. 

Pour atteindre l’objectif de zéro émission nette, étant donné que nous produirons encore des hydrocarbures en 2050, il est nécessaire de développer des puits de carbone, c’est-à-dire des forêts ou des stockages industriels de CO2. Ces derniers font partie de la panoplie de solutions dont nous disposons. Il est compliqué de faire accepter l’idée d’un stockage souterrain de CO2 aux citoyens. Le grenier à CO2 devrait être la mer du Nord. Une partie des plateformes offshores pourrait être réemployée à ce titre. Nous réfléchissons à des projets de ce type aux Pays-Bas et au Danemark. Un premier stockage a été construit en Norvège. Le stockage de CO2 sera donc nécessaire, mais il ne fournira pas l’intégralité de la solution au problème climatique. Par ailleurs, il me paraît plus facile de développer cette solution en mer que sur terre.

L’hydrogène se transporte très mal. L’importation ou l’exportation d’hydrogène se ferait plutôt sous forme d’ammoniac ou d’un mélange d’ammoniac et de méthanol, qui se transporte beaucoup plus facilement. Je ne suis pas convaincu par les projets de développement de méthaniers à hydrogène. L’hydrogène est transporté à une température de - 270 degrés — contre - 140 degrés pour le GNL — et des investissements très importants seraient donc nécessaires. L’économie de l’hydrogène en est encore à ses débuts, et il me paraît essentiel que nous commencions par identifier clairement les types de demandes. Le premier est local : nous avons annoncé hier avec Air Liquide d’importants investissements pour décarboner la production de la bioraffinerie de Grandpuits. Nous utilisons des graisses animales pour fabriquer des biocarburants et nous produisons dans la raffinerie un biogaz qui alimentera une machine à hydrogène, réinjecté pour faire d’autres carburants durables. Nous pourrons ainsi augmenter nos volumes de production grâce à une chaîne circulaire. C’est une innovation technologique que nous sommes fiers d’installer. Ce type de solution n’induit pas de transport d’hydrogène. Par ailleurs, l’hydrogène pourrait être utilisé comme carburant pour les poids lourds. Il n’est pas certain que cette solution soit réellement déployée.

M. Jancovici a raison de dire que les ressources dépendent totalement du signal prix. Il existe beaucoup de réserves de lithium, mais tant que le prix du lithium reste faible, sa production n’est pas développée. Les ressources naturelles pétrolières existent en très grande quantité sur la planète, mais nous ne les exploitons pas toutes. Cependant, l’histoire nous rappelle que nous devons rester prudents. Nous avons cherché à développer des hydrocarbures coûteux au Canada à base de sables bitumineux. Or, quand les cycles du pétrole sont peu élevés, nous perdons beaucoup d’argent. Nous n’investissons donc que dans des hydrocarbures que nous pouvons produire à moins de 20 dollars le baril. Ma règle, qui est cohérente avec la politique climatique de mon entreprise, est de ne pas développer de nouveaux gisements si les carburants sont chers. Nous éliminons donc une partie de nos réserves de notre potentiel de développement et de croissance.

La sobriété est la meilleure réponse à la problématique générale. Elle est le facteur commun de toutes les politiques, non seulement en raison du prix élevé de l’énergie, mais également pour réduire nos émissions. La sobriété a été le premier réflexe lors du premier choc pétrolier dans les années 1970. Je ne suis pas convaincu par le taux de 3 % d’efficacité énergétique par point de PIB nécessaires pour nous aligner sur la trajectoire zéro émission nette avancé par l’AIE. Un taux de 1 % à 2 % me paraît plus envisageable. Des efforts exceptionnels pourraient être menés sur quelques années, comme le fait l’État français, mais l’essentiel est de rester sur notre trajectoire. Il existe des technologies qui permettent de réaliser des économies. Elles ont un coût. J’ai récemment décidé d’allouer 1 milliard d’investissements supplémentaires pour les deux prochaines années avec comme critère 100 dollars la tonne de carbone. Nous investissons dans des projets qui nous permettront d’économiser davantage d’énergie à l’avenir.

Vous avez évoqué une nationalisation. L’entreprise vaut 150 milliards. Une telle décision revient à l’État français, et non à TotalEnergies. Par ailleurs, de nombreux acteurs, y compris européens, pensent que l’État français a toujours des participations chez TotalEnergies et nous perçoivent comme une entreprise partiellement publique.

Les capacités de regazéification du système énergétique européen ne seront stabilisées qu’à la fin de l’année 2024. Cinq à six années sont nécessaires pour construire une usine de GNL. La capacité mondiale est de 400 millions de tonnes. En 2026-2027, des usines dont la construction a été lancée aux États-Unis et au Qatar seront opérationnelles. Avant cette date, les capacités augmenteront très peu. L’Europe a représenté un véritable choc sur le marché du GNL, ce qui a expliqué l’envolée des prix. Nous avons dû ramener 40 millions de tonnes de GNL en Europe, soit 10 % du marché mondial supplémentaire. L’Europe en consommait déjà environ 20 %. Si nous devions remplacer tout le gaz russe, nous devrions importer 100 millions de tonnes. Les prix resteront donc probablement élevés dans les années à venir.

Le prix du gaz du marché européen a fortement augmenté pour deux raisons. Il a dépassé le cours mondial du GNL, car à la fin du mois d’août, une peur de manquer de gaz a animé le marché. En a résulté une forme de surenchère des cours du gaz, qui ont dépassé l’espace contrôlé. En outre, le marché manquait de liquidités. L’Europe cherche à définir un plafond, mais ce seuil ne pourrait être inférieur au prix du GNL mondial. Nous devrions fixer un niveau qui permettrait d’éviter les effets d’hystérésis qui aboutissent au rationnement des clients.

Il existe environ 1500 pétroliers au niveau mondial. En France, nous avons une obligation de pavillons marginale. Aux États-Unis, l’obligation de pavillons pour le raffinage a conduit la France à exporter de l’essence vers ce pays, car il est moins coûteux d’exporter du Havre à New York que d’utiliser les pavillons américains pour aller de la Gulf Coast à New York. Cette politique risque de renchérir le coût de l’ensemble des produits pour les consommateurs. La flotte mondiale est très importante, et nous avons une flotte permanente de dizaines de pétroliers sous contrats moyen et long terme pour assurer nos activités de négoce à l’échelle internationale.

M. Francis Dubois (LR). Total est devenu TotalEnergies pour diversifier ses activités et d’entrer sur le marché des énergies renouvelables. Il semblerait que l’hydrogène puisse représenter une solution pour les véhicules terrestres. Comment prévoyez-vous de devenir le premier producteur d’hydrogène, pour occuper une place similaire à celle que vous tenez sur le marché des carburants ?

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Nos objectifs de décarbonation à l’échelle nationale, européenne et internationale doivent être ambitieux. C’est le chemin que nous tentons tous de suivre. Notre mix électrique est déjà très décarboné. Quelle est la part de votre production d’énergies renouvelables sur l’ensemble de votre production ?

Quelle est la part de vos investissements dans les énergies renouvelables sur vos investissements globaux ? Sur quels types d’énergies renouvelables concentrez-vous vos efforts ?

L’évolution de l’Arenh est nécessaire, et son extinction est proche, puisqu’en 2025, son dispositif sera aboli ou réajusté. Quel regard portez-vous sur l’utilité de l’Arenh et sur le fléchage de ses bénéficiaires ?

Avant 2010 et la loi Nome, les particuliers, les entreprises et les collectivités étaient couvertes par les tarifs réglementés de vente d’électricité qui s’avèrent bien plus protecteurs désormais. L’Arenh a-t-elle pu affaiblir EDF, alors que l’Arenh était prévue à environ 25 % de sa production et qu’elle a atteint 30 % cette année en raison de l’arrêt d’un certain nombre de centrales ? Ce mécanisme me semble avoir entravé le développement et les investissements de cette entreprise, et réduit sa capacité à atteindre la souveraineté énergétique que nous recherchons.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je trouve frappant qu’en tant que patron d’une très grande multinationale, largement responsable des émissions de gaz à effet de serre, vous reconnaissiez que le profit privé prédomine sur l’intérêt général. Vous affirmez qu’il est préférable pour l’entreprise de s’appuyer sur des sources diversifiées, et que ce n’est pas par philanthropie que vous installez des capacités gazières ou des énergies renouvelables en Inde. Il en va de même pour la question climatique : vous avez indiqué que les réglementations sur la recherche des hydrocarbures ne vous gênaient pas, parce que vous estimiez que ces réserves étaient probablement inexistantes. C’est la raison pour laquelle vous ne les aviez pas contestées.

Matthias Tavel vous a posé une question sur la dépendance aux énergies fossiles. Dans vos prévisions, la France aura-t-elle suffisamment de gaz dans ses stocks à l’hiver prochain et notamment à l’hiver 2023 ? Confirmez-vous que la construction de nouvelles installations, notamment les ports méthaniers flottants, servira à sécuriser l’approvisionnement en gaz en Europe plutôt que l’État français, qui en était déjà suffisamment pourvu ?

Vous avez expliqué que de manière naturelle, la rentabilité des champs pétroliers déclinait de 4 à 5 % par an. Vous avez constaté un déclin de la demande en pétrole dans l’Union européenne en raison de l’interdiction de vente de véhicules à moteur thermique en 2035. La stratégie de Total consistera-t-elle à continuer à vendre des hydrocarbures en vous recentrant sur le marché mondial ?

Le rapport entre la production d’énergies renouvelables et la production d’énergies fossiles de votre entreprise est de un pour 447. Comptez-vous inverser cette tendance ?

L’entreprise Shell a été attaquée par des ONG et des citoyens pour non-respect des obligations en matière de climat. Craignez-vous des procédures similaires ?

Quelle est la stratégie d’investissement de TotalEnergies dans les équipements français ? La centrale de Landivisiau a ouvert cette année. 40 millions d’euros sont versés à la France pour vingt ans. Il semblerait que vous en ayez vendu la moitié à un fonds de pension étranger. Cette décision n’accroît-elle pas notre dépendance énergétique ?

Mme Danielle Brulebois (RE). Alors que votre groupe avait l’image d’une major des énergies fossiles, vous êtes un acteur majeur de la transition énergétique et vous avez pour ambition de devenir l’un des premiers producteurs d’énergies renouvelables en 2030. Vous avez investi 4 milliards d’euros dans le solaire et l’éolien en 2022. Nous examinons le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. Les procédures françaises sont souvent lourdes et représentent des freins au développement de ces énergies. Nous tentons de les lever. Vous avez rappelé qu’il est difficile de prendre des décisions sans tenir compte de l’opinion publique. Quel regard portez-vous sur les autres énergies, dont cette loi, selon moi, ne traite pas suffisamment, comme la géothermie, l’hydroélectricité et les combustibles solides de récupération ?

M. Patrick Pouyanné. TotalEnergies investit 4 milliards d’euros sur un total de 16 milliards dans les énergies renouvelables et l’électricité décarbonée. Nous sommes la cinquième plus grosse entreprise au monde à investir dans ce secteur. Les capacités d’investissement de l’entreprise ne sont pas décidées en fonction des profits réalisés dans l’année. Nous avions annoncé que nous augmenterions nos investissements, qui devraient atteindre plus de 5 milliards l’année prochaine. Le ratio que vous demandez n’a pas réellement de sens, puisque pour produire, il faut d’abord investir. En 2000, nous ambitionnions que 20 % de notre mix 2030 soit constitué d’énergies électriques et renouvelables. Nous avons commencé à investir il y a quelques années. Or, il nous est en même temps demandé de fournir du pétrole et du GNL. Nous devons donc trouver l’équilibre entre l’approvisionnement dans les énergies qui nous font vivre et l’investissement dans les énergies de demain. Nous considérons faire partie des acteurs qui investissent le plus dans ces énergies.

L’Europe, les parlements ont décidé que les véhicules seront électriques. La place des véhicules légers à hydrogène sera par conséquent marginale. La question se pose donc davantage pour les camions. Nous ne ferons pas beaucoup d’effort pour les véhicules à hydrogène. Nous annoncerons prochainement la construction d’un réseau européen d’une centaine de stations à hydrogène pour les camions. Pour des raisons économiques, nous ne pourrons pas construire à la fois une infrastructure à hydrogène pour les véhicules légers et une installation de bornes de charges. Je ne sais pas si le choix qui a été fait est le bon. Pour notre part, nous accompagnons la demande, qui est concentrée sur les bornes de recharge.

Total n’était pas un acteur de l’électricité en 2010 et il m’est difficile de répondre à votre question sur l’Arenh. La France a fait ce choix pour répondre aux exigences de la communauté européenne pour ouvrir à la concurrence en réallouant une partie de la rente nucléaire. L’Arenh n’est pas un gain pour TotalEnergies : nous renvoyons les volumes que nous recevons à nos clients. Nous réallouons l’Arenh dans nos prix. Le défaut du dispositif est que l’Arenh est attribuée à des bénéficiaires qui ne l’utilisent pas. 

Madame Laernoes, je n’ai jamais dit que les profits étaient plus importants que les émissions. Il n’y a rien de surprenant dans le fait qu’une entreprise comme la nôtre a vocation à produire de l’énergie en faisant des profits. Nous ne mènerons pas la transition énergétique uniquement grâce à des investissements publics. Les investissements privés seront nécessaires, et ces derniers doivent engendrer des profits. Cela n’est pas contradictoire avec le respect de la politique de baisse des émissions. Nous nous sommes engagés à diminuer nos émissions de scope 1 et 2 de 40 % entre 2015 et 2030. Elles ont déjà baissé de 20 %. Notre mission est de fournir plus d’énergie au monde en engendrant moins d’émissions. Or, pour investir dans les énergies renouvelables, il est nécessaire que nous réalisions des profits sur nos autres activités.

L’ensemble de ce débat n’est pas seulement européen, mais mondial. L’accord de Paris portait le titre d’accord sur le climat et le développement. La question du développement a également été évoquée lors de la COP 27 à Charm el Cheikh. Les pays émergents expriment une demande légitime d’accéder à une énergie croissante. Le principal enjeu est d’éviter de continuer à ouvrir des centrales au charbon. Or, la seule ressource naturelle majeure de ces pays reste le charbon, qui garantit en outre un emploi à un très grand nombre de personnes. Les Européens ne doivent donc pas seulement se préoccuper de leurs émissions, mais également aider les pays émergents à mener la transition. La bonne réponse n’est pas de laisser ces pays dans une situation de dénuement. Par conséquent, l’essentiel de nos productions est destiné à ces économies, d’où provient la croissance de la demande.

S’agissant de Landivisiau, la rentabilité des centrales à gaz étant assez faible, nous cherchons des partenaires à qui les revendre. Nous gardons le contrôle de la centrale. Par ailleurs, quel que soit son propriétaire, l’objectif de la centrale qui existe est de fonctionner. Une fois construite, elle participera à la souveraineté électrique du pays. Nous avons exécuté ce projet, qui ne remplissait pas les critères de rentabilité du groupe TotalEnergies. Beaucoup d’acteurs financiers sont prêts à investir dans ces infrastructures dont les revenus sont plus ou moins garantis.

Je connais mal la question des combustibles solides de récupération. Je sais que ces déchets constituent une source d’énergie pour les cimenteries depuis longtemps. Le projet de loi me paraît couvrir un grand nombre d’énergies. Il pourrait proposer des mesures approfondies sur le stockage de l’électricité. Pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables, si nous ne souhaitons pas construire de centrales à gaz, nous devrons développer des batteries. Les États-Unis ne construisent désormais plus de centrales solaires sans batteries.

L’éolien offshore devrait être l’une de nos priorités. En effet, une ferme éolienne offshore peut produire 500 mégawatts ou 1 gigawatt d’électricité. La France accuse un certain retard dans ce domaine, alors que ces technologies se sont fortement améliorées au fil du temps. Ces projets demandent du temps, et nous devrions rapidement les déployer pour atteindre les objectifs annoncés par le président de la République.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Pouyanné, nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions. Il nous importait en effet d’entendre la principale entreprise française dans le domaine du pétrole sur ces questions. Encore et toujours, le pétrole reste l’une de nos principales sources d’énergie, et, partant, de dépendance pour l’État français.

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10.   Audition de M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Directeur du Centre Énergie & Climat de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) (24 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France achève aujourd’hui le cycle de ses auditions ayant vocation à présenter le contexte, à interroger les notions de souveraineté et d’indépendance, avant que celui destiné à examiner le processus décisionnel ne débute.

La durée d’une commission d’enquête étant statutairement limitée à six mois, la présente commission devra rendre ses travaux avant le 11 avril 2023.

Nous accueillons aujourd’hui M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Énergie & Climat de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Ce centre a consacré une étude récente au bilan du Green Deal européen. Par ailleurs, le Centre Énergie & Climat de l’IFRI a publié diverses investigations intéressantes, notamment sur l’électrification de l’Afrique, la fin de l’exploitation gazière aux Pays-Bas, les promesses de l’hydrogène ou le nouvel âge nucléaire qu’annoncerait la guerre en Ukraine.

Monsieur Eyl-Mazzega, pouvez-vous nous dire qui détermine la ligne éditoriale des publications de l’IFRI consacrées à l’énergie ? Comment celle-ci a-t-elle évolué ? De votre point de vue, quelles énergies constituent de véritables enjeux à l’échelle internationale (hors dispositifs de nature militaire) ?

Les études que vous avez réalisées ont permis de mettre en évidence l’importance de la recherche dans le domaine de l’énergie et la difficulté à faire le partage entre technologies parvenues, ou pas, à maturité. Avez-vous étudié également les enjeux géostratégiques des compétences techniques accumulées et dont un pays peut disposer pour assurer le fonctionnement régulier et l’amélioration de son appareil énergétique ?

Ces questionnements guideront le fil de nos réflexions.

Auparavant, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Eyl-Mazzega prête serment)

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Directeur du Centre Énergie & Climat de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Pendant longtemps, la géopolitique des hydrocarbures a été le principal sujet d’étude du Centre Énergie & Climat de l’IFRI, que je dirige depuis cinq ans. Cependant, depuis cinq ans, nous avons assisté à l’effacement des sujets liés à la géopolitique des hydrocarbures et à la sécurité des approvisionnements, parce que les prix de l’énergie étaient extrêmement bas. Cela nous a permis de nous concentrer sur la fixation d’objectifs très ambitieux de décarbonation à l’horizon 2050, dont le rythme de réalisation a été accéléré. Non seulement les sujets de géopolitique se sont effacés, mais l’importance que revêt la sécurité d’approvisionnement a été oubliée. Nous en payons le prix aujourd’hui.

Je définis notre ligne éditoriale, en concertation avec mes collègues et un certain nombre d’acteurs publics ou privés, de façon à être en prise avec les enjeux du moment et même à essayer de les anticiper. Ainsi, voilà trois ans que nous traitons le sujet de la sécurité des approvisionnements électriques et que nous alertons les pouvoirs publics sur ce point. En effet, le sous-investissement dans les énergies renouvelables en France, la sortie de l’Allemagne et d’autres pays de toutes les capacités de production d’énergie pilotables (nucléaire, charbon), sans réflexion sur ses conséquences, ainsi que la réaction à attendre des grands producteurs d’hydrocarbures face à la réduction de leurs exportations constituent un risque. Dernièrement, nous avons conduit un important travail sur les enjeux industriels de la transition énergétique (chaîne de valeur, résilience, souveraineté).

Nombreuses sont les personnes, en France, qui pensent que l’indépendance énergétique est non seulement possible, mais souhaitable. Or cela n’a aucun sens. L’indépendance énergétique est, techniquement et économiquement, inatteignable. Cela impliquerait des coûts extrêmement élevés. En outre, nous avons beaucoup à gagner à être interdépendants. Le véritable enjeu est celui de la maîtrise de cette interdépendance et des éléments critiques des chaînes de valeur de toutes les technologies et solutions dont nous avons besoin pour garantir notre sécurité climatique. J’entends par « sécurité climatique » la capacité à mener et à mettre en œuvre les objectifs de décarbonation que nous nous sommes fixés. Il nous faut atteindre ces objectifs, tout en préservant notre stabilité économique et politique et en améliorant notre bien-être, sans créer de nouvelles vulnérabilités.

L’indépendance énergétique n’est ni possible ni souhaitable, mais nous devons impérativement chercher à garantir notre autonomie énergétique et à maîtriser nos vulnérabilités. Malheureusement, le monde se complexifie. Dans le contexte de crise actuel, nous sommes encore très dépendants des hydrocarbures (et cette situation est appelée à durer bien plus longtemps que nous ne le souhaiterions), ce qui nous rend encore plus vulnérables, étant donné que nous avons sous-investi le sujet de la sécurité des approvisionnements en hydrocarbures depuis quelques années et que nous ne sommes pas entrés suffisamment rapidement et fortement dans l’ère des technologies bas carbone. En fait, nous nous trouvons dans une situation intermédiaire, qui prend la forme d’un tunnel, lequel s’annonce très long. Aussi, nous nous sommes doublement exposés. La crise actuelle le met en exergue. C’est la raison pour laquelle il nous faut réagir dans l’urgence, pour nous adapter aux défis et risques à venir.

La France reste extrêmement dépendante aux hydrocarbures, même si elle l’est un peu moins que d’autres pays, grâce au nucléaire qui a permis d’électrifier divers usages. A l’étude du mix énergétique mondial et de son évolution au cours des dernières décennies, nous constatons que la production d’énergie n’a cessé d’augmenter, à la faveur de la croissance économique et démographique, et que la part des hydrocarbures dans le mix énergétique est restée stable (80 %). Ainsi, le monde repose encore très largement sur les hydrocarbures et cet état de fait n’est pas près de changer.

La transition énergétique n’existe pas dans le monde. Nous ne faisons qu’additionner des sources d’énergie (hydrocarbures, énergies renouvelables), sans que l’une ne se substitue à l’autre. Le reste du monde connaît une extraordinaire croissance de la demande d’énergie. Les pays dont la croissance démographique atteint 10 % par an et la croissance économique 5 à 10 % par an ont besoin, chaque année, de dizaines de gigawatts de capacités de production électrique supplémentaires. Le charbon est souvent la seule façon de répondre rapidement à cette demande.

Depuis deux ou trois ans, heureusement, la majorité des investissements dans le secteur de l’électricité dans le monde se fait en direction des énergies renouvelables (en faveur de capacités photovoltaïques, essentiellement). Toutefois, les capacités photovoltaïques ne sauraient suffire, ne serait-ce que parce qu’elles ne peuvent pas produire d’énergie la nuit. Des capacités thermiques sont donc indispensables. Il s’agit généralement de centrales à charbon.

En effet, la crise actuelle et l’envolée des prix ont mis fin à l’engouement que nous observions pour les centrales à gaz. La plupart des pays du monde n’ont plus les moyens de payer du gaz naturel liquéfié (GNL) importé, généralement acheté sur des marchés « spot ». Tel est d’ailleurs ce qui nous a permis de remplir nos stockages de gaz, puisque ces marchés sont très flexibles. Ainsi, nous avons aspiré les volumes disponibles, en payant le prix fort et en privant de nombreux autres pays de ces approvisionnements.

La Russie fournissant du gaz à un tarif relativement compétitif par rapport à d’autres fournisseurs et de façon plutôt stable ces dernières années, l’Allemagne a défini une trajectoire de décarbonation consistant à développer les énergies renouvelables et à renforcer le rôle du gaz. Le système allemand était alors jugé plus performant que le nôtre, eu égard au prix du gaz. L’étape suivante de la stratégie allemande devait consister à promouvoir l’hydrogène et à compenser les émissions des quelques milliards de mètres cubes de gaz encore utilisés par des solutions négatives (reforestation, séquestration de carbone). Jusqu’alors, une forte dépendance à la Russie n’était pas considérée comme un problème, dans la mesure où la Russie a toujours fourni du gaz de façon fiable, y compris au plus fort de la guerre froide. Ce postulat est aujourd’hui battu en brèche.

Malgré le découplage brutal des hydrocarbures russes, la demande de gaz n’a pas disparu en Europe, bien au contraire. La baisse de la demande de gaz que nous observons est liée à une destruction de la demande (fermeture de certaines usines, réduction de production dans d’autres) et non pas à des économies d’énergie. Cette situation est véritablement dramatique. Il n’existe pas de véritable alternative pouvant être mobilisée dans l’urgence, pour compenser la perte du gaz russe. Nous faisons donc face à un choc économique majeur.

A présent que nous avons absorbé tout le GNL disponible dans le monde, la capacité de production supplémentaire de GNL est très limitée. La mise en service d’une nouvelle usine de liquéfaction de gaz ne pourrait se faire que dans un délai de quatre à cinq ans. Or la crise a lieu en ce moment même.

Pour ce qui est des approvisionnements en GNL, le maximum a été fait. Nous avons mis en place des capacités supplémentaires de regazéification, en surenchérissant sur les pays émergents. Cependant, le fait de disposer de capacités d’importation complémentaires de GNL n’implique pas nécessairement d’avoir des approvisionnements supplémentaires. Par ailleurs, en termes d’approvisionnement par gazoduc, la marge est très limitée. Nous avons eu la chance que la Norvège réagisse extraordinairement bien et mobilise toute son industrie, pour exporter jusqu’à 10 % de gaz en plus cette année, mais l’Algérie ne peut pas faire beaucoup plus que ce qu’elle fait déjà. Le goulot d’étranglement que connaît le gaz est voué à perdurer. Nous nous retrouvons ainsi face à un défi d’ampleur, puisque nous avons besoin de gaz naturel dans la durée. En effet, nous avons besoin de gaz dans les secteurs électriques, industriels et résidentiels.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un risque de désindustrialisation accélérée, parce que les industries énergo-intensives ne pourront bientôt plus continuer à produire en Europe (à cause des prix du gaz, des problèmes d’approvisionnement en gaz et des difficultés liées à l’électricité). Il s’agit d’un défi majeur. Le reste du monde n’est pas confronté aux mêmes crises que l’Europe. Or le marché est global. Par conséquent, les grands industriels risquent de se tourner vers les États-Unis, le Canada, les pays du Moyen-Orient, l’Egypte ou l’Algérie, pour délocaliser une partie de leur production. 

Faut-il y voir un drame ? Il faut avoir conscience que si nous accélérons la transition énergétique, jamais nous ne dupliquerons le modèle économique que nous connaissions auparavant. Des transformations sont inévitables, que ce soit au niveau des comportements ou de l’outil industriel. A cet égard, la décarbonation d’industries en France n’a pas toujours de sens. Pour rester compétitives, certaines industries ont tout intérêt à s’installer ailleurs, où elles contribueront à la croissance économique. Une chose est sûre, la situation ne peut pas rester statique. De la même façon, la Chine ne pourrait pas décarboner son économie en conservant toutes les industries actuellement localisées sur son territoire. Une délocalisation des industries vers des pays riches en hydrocarbures (la République démocratique du Congo, par exemple) est indispensable.

Le problème tient au fait que tout cela risque de se faire dans un certain chaos. Il nous faut donc essayer d’anticiper et d’organiser ces mutations.

Permettez-moi, à présent, d’attirer votre attention sur la situation générale de sous-investissement dans laquelle nous nous trouvons. Les volumes d’investissement de l’industrie des hydrocarbures (majors pétrogazières mondiales, sociétés nationales d’hydrocarbures des pays émergents) ont diminué, pour se conformer à l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, alors même que la demande a continué de croître. A l’échelle mondiale et européenne, les efforts n’ont pas été suffisants pour réduire la demande. C’est la raison pour laquelle le prix du pétrole est actuellement très élevé et que notre dépendance à l’OPEP élargie se trouve renforcée.

De plus, nous n’avons pas suffisamment investi dans les énergies renouvelables, en particulier en Europe. Nous avons trop rapidement fermé les capacités fossiles (les centrales à charbon, par exemple) et les capacités nucléaires (en Belgique et en Allemagne, notamment), sans investir suffisamment dans les capacités alternatives. Les réseaux, les interconnexions et les capacités de stockage n’ont pas été assez développés, car les prix étaient bas et que personne n’a pris au sérieux le risque pris en termes de sécurité d’approvisionnement. Ainsi, en France, quel que soit l’avenir de notre filière électronucléaire, il nous faut à présent redoubler d’efforts en faveur des énergies renouvelables. Nous n’avons pas le choix. Nous payons actuellement le prix du sous-investissement de ces dernières années.

Les crises que nous connaissons sont vouées à durer. Un défi industriel et économique immense s’ouvre devant nous. Nous ne pourrons pas limiter l’hémorragie industrielle avec des prix du gaz et de l’électricité aussi élevés qu’actuellement. Subventionner largement les industries est fondamental à l’heure actuelle, mais la France ne pourra pas le faire dans la durée. Par ailleurs, nous n’économisons pas encore suffisamment d’énergie. Il faut impérativement renforcer la culture des économies d’énergie. Nous voyons encore trop souvent des comportements abusifs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous nous dire plus précisément à quel moment notre perception de l’importance des enjeux géostratégiques, dans le domaine de l’énergie, s’est altérée ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Les dernières grandes mobilisations des gouvernements en relation avec les défis géopolitiques de l’énergie étaient liées aux problématiques d’approvisionnement en gaz russe, au moment des crises gazières de janvier 2006 puis janvier 2009 et des crises en rapport avec le Nord Stream 2. A l’époque, considérant que le gaz russe était indispensable, la réponse apportée a consisté à faire en sorte de laisser le Nord Steam 2 se construire, en faisant fi de l’avis des pays d’Europe centrale, mais tout en progressant sur le chemin de la transition énergétique. Nous nous rendons compte aujourd’hui que cette réponse était insuffisante.

Nous avons vu émerger un autre enjeu, celui de la dépendance croissante à la Chine pour la fourniture d’équipements et de services liés à la transition énergétique (photovoltaïque, éolien). Nous avons alors découvert les défis liés aux approvisionnements en minerais et métaux critiques, mais, entre 2010 et 2020, rien n’a été fait. La France s’est mise en alerte grâce au rapport Varin et à la mise en place prochaine de l’observatoire des métaux critiques, mais ce n’est que récemment que l’Union européenne a reconnu la Chine comme un rival systémique et que nous avons compris que nous étions en période de guerre industrielle. Celle-ci porte non seulement sur la microélectronique, les technologies spatiales, le nucléaire civil, mais aussi sur les technologies bas carbone (éolien, batteries, minerais et métaux). Comme en témoigne la loi sur la réduction de l’inflation, l’Inflation Reduction Act, votée début août au Congrès américain, les grandes puissances se mobilisent en faveur du découplage avec la Chine, pour ne plus dépendre de matériaux et d’équipements chinois pour leur système énergétique, pour renforcer et relocaliser les chaînes de valeur sur leur territoire et pour préserver, voire développer, l’emploi sur leur sol.

Nous avons essayé, ces dernières années, de faire changer la Chine. Nous avons voulu faire en sorte qu’elle réduise ses subventions, qu’elle respecte davantage nos règles et qu’une certaine réciprocité soit instaurée, mais force est de constater que nous n’y sommes pas parvenus. Les États-Unis ont donc décidé d’agir comme la Chine et de réduire leur dépendance. Ainsi, le jour où la Chine s’en prendra à Taïwan, les États-Unis seront en mesure de mettre en œuvre des mesures de représailles, sans se trouver trop en difficulté.

En Europe, la situation est plus compliquée. Les 27 pays membres ont des capacités, des intérêts et des dépendances différents. En outre, il est difficile d’avoir une stratégie aussi cohérente et aussi forte en période de récession. Ces dernières années, la Commission européenne présidée par Ursula Von der Leyen, dont Thierry Breton est membre, a posé les jalons d’une vraie politique industrielle, mais le reste du monde progresse beaucoup plus vite que nous et est capable de mobiliser des moyens plus importants. Cela dit, des progrès sans précédent ont été accomplis. Ainsi, la stratégie du Green Deal a été présentée voilà trois ans. Certes, des éléments méritent d’être clairement renforcés, mais la question est avant tout celle de la posture. Aux États-Unis, l’idée que cette guerre économique doit être menée, par tous les moyens, fait consensus au sein de la classe politique. Le vote de l’Inflation Reduction Act par le Congrès en est la preuve. Le même élan manque en France et en Europe. Par conséquent, les défis s’accumulent et il devient difficile de rattraper notre retard.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous faites état d’une forme de naïveté européenne entre 2010 et 2020. Selon vous, comment la position européenne en matière énergétique se construit-elle ? Est-elle le résultat d’un consensus mou ou bien certains acteurs parviennent-ils à convaincre les autres ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. La Commission européenne est l’une des rares instances en Europe capable de penser le long terme, quand la plupart des gouvernements européens sont absorbés par la gestion des crises. La situation est différente s’agissant des autres grandes puissances. La Chine pense et agit à long terme, tout comme les États-Unis et le Japon.

La Commission européenne joue un rôle d’impulsion. Ensuite, un certain nombre d’États membres se mobilise, dont la France (le Président de la République a porté le sujet de l’autonomie stratégique), et ceux-ci doivent essayer de convaincre leurs partenaires. Or pour être convaincant, il faut être crédible dans sa propre ambition. Il est difficile pour un État de porter un sujet tel que celui de l’autonomie stratégique, alors qu’il est lui-même en retard sur ses objectifs de déploiement des énergies renouvelables. De plus, les pays membres de l’Union européenne n’ont pas les mêmes dépendances ni les mêmes besoins et les mêmes trajectoires de décarbonation.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’élaboration de la taxonomie européenne a été un processus excessivement complexe, alors que des décisions auraient dû être prises beaucoup plus tôt. En fait, la construction de notre vision du monde est nécessairement liée à la capacité d’un État ou un autre à imposer sa vision au niveau européen. Comment ces perceptions se construisent-elles à l’échelle européenne ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. L’Union européenne compte 27 États membres, dont les positions et les intérêts diffèrent. Néanmoins, le Parlement européen est capable de dégager des consensus forts. Grâce à lui, plusieurs dossiers de « Fit for 55 », paquet législatif visant à accélérer la décarbonation à l’horizon 2030, ont progressé. Ainsi, des décisions fortes sont susceptibles d’être prises à Bruxelles. En revanche, les conflits peuvent être virulents entre les États membres. L’Autriche et le Luxembourg sont profondément antinucléaires, par exemple.

D’après moi, la France a largement sous-investi les enjeux européens. Cela se ressent à tous les niveaux, y compris celui de l’information du grand public. Ainsi, en France, Bruxelles fait souvent figure d’épouvantail. En outre, nos médias sont sous-représentés à Bruxelles. En définitive, nous ne parlons pas assez et pas suffisamment en détail des enjeux européens. Par ailleurs, nos élites parlementaires et politiques manquent de culture européenne. Tel n’est pas le cas dans d’autres pays. Certains pays parviennent davantage à mettre les sujets qui les préoccupent sur le devant de la scène. En effet, leurs moyens étant plus limités, ils font en sorte de se mobiliser davantage.

A cet égard, un réinvestissement stratégique s’impose. Cela ne doit pas reposer uniquement sur le gouvernement. Les think tanks ont également un rôle à jouer. D’ailleurs, plusieurs pays européens poussent leurs think tanks à s’installer à Bruxelles, mais tel n’est pas le cas en France. L’IFRI existe avant tout grâce au mécénat de grandes entreprises françaises et étrangères, alors que nos concurrents bénéficient de financements importants de la part des États. L’influence se construit par l’intermédiaire de nombreux jalons. Pour être crédible à Bruxelles, un pays doit être capable de montrer qu’il met en œuvre les transformations pour lesquelles il plaide sur son propre territoire.

La France doit admettre que la décarbonation ne sera pas facile à mettre en œuvre, mais qu’il existe des opportunités industrielles formidables en lien avec les énergies renouvelables et qu’il faut aller au-delà de l’acquis nucléaire. L’Europe ne doit pas être considérée comme un problème, mais comme une solution. Malheureusement, nous n’en sommes pas encore là.

Nous entendons souvent dire que le marché européen est responsable des prix élevés de l’électricité. Néanmoins, il faut avoir conscience que les interconnexions avec d’autres pays européens permettent de sécuriser l’approvisionnement en électricité. La situation de crise que connaît l’Italie s’explique par le fait qu’elle ne parvient plus à importer d’électricité.

La plupart des formations politiques en Europe envoient à Bruxelles leurs meilleurs députés. Or en France, le fait de devenir député européen n’est pas considéré comme une réelle opportunité. Ce sujet fait partie de l’équation.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’idée que les politiques nationales ne subissent pas d’ingérences étrangères est en passe de s’effondrer. A cet égard, que pouvez-vous nous dire des mouvements antinucléaires ? Comment l’idéologie antinucléaire pénètre-t-elle le milieu des décideurs politiques européens, pour finir par s’y imposer ? Comment les mouvements antinucléaires sont-ils financés ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Lors de l’accident de Tchernobyl, en 1986, la panique s’est emparée de l’Allemagne. Les enfants ont été confinés, par peur des retombées radioactives, tandis que le discours tenu de l’autre côté du Rhin était différent.

Le mouvement pour la paix qui existe en Allemagne s’est d’abord opposé aux armes nucléaires, avant de s’emparer du sujet du nucléaire civil.

En Allemagne toujours, des mouvements écologistes pro-énergies renouvelables ont bénéficié de financements russes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous vous montrer plus précis ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Je vous communiquerai des éléments plus précis, issus notamment d’articles de presse, ultérieurement.

Le fait de financer des formations environnementales et de soutenir les mouvements pro-énergies renouvelables revenait à soutenir l’industrie gazière. En effet, plus le nombre de parcs éoliens et de centrales photovoltaïques en service augmentait, plus le gaz apparaissait comme la seule solution de flexibilité. La coalition d’Angela Merkel, qui a validé le Nord Stream 2, ne s’y est pas opposée, puisque la combinaison entre gaz et énergies renouvelables avait prouvé son intérêt.

Dans le reste de l’Europe, la conviction qu’un système reposant sur 100 % d’énergie renouvelable est possible est forte. Des financements chinois ou russes ne sont pas nécessaires pour aboutir à cette conclusion.

Il existe différents cas de figure. Il n’y a pas forcément lieu de chercher la trace d’un complot. Il est vrai que le mouvement antinucléaire est bien structuré, mais l’opinion publique est favorable au nucléaire. En Allemagne, une évolution est à l’œuvre : les derniers sondages d’opinion montrent que la majorité des Allemands est favorable à la prolongation des trois centrales nucléaires, compte tenu des circonstances.

Les opposants à quelque sujet que ce soit sont toujours mieux organisés que les autres, car ces derniers ne voient pas l’intérêt de se mobiliser et, car la structure de prise de décision donne davantage de poids à ceux qui se mobilisent plutôt qu’aux autres intérêts. Il faudra nécessairement améliorer ce cadre de gouvernance si nous voulons accélérer le développement des énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous sommes preneurs d’éléments plus étayés au sujet de la façon dont des organisations russes ont pu financer des ONG antinucléaires. In fine, un certain nombre de décisions prises en France concernant le nucléaire ces dernières années est largement lié à la volonté de satisfaire une forme d’entente franco-allemande.

M. Antoine Armand, rapporteur. De quelle façon l’accident nucléaire de Fukushima a-t-il affecté les stratégies énergétiques des pays européens ? Quelle a été l’ampleur du choc dans l’opinion et dans les décisions publiques ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Les conséquences ont été particulièrement importantes en Allemagne. En effet, la chancelière Angela Merkel a immédiatement décidé – sans aucune concertation – d’accélérer le calendrier de sortie du nucléaire allemand, sur la base de sondages d’opinion. L’opinion publique allemande y était très majoritairement favorable.

L’Allemagne, qui estimait que le gaz était une source d’énergie sûre, a vu dans le fait de sortir du nucléaire une opportunité industrielle liée aux énergies renouvelables. En outre, l’Allemagne a toujours considéré la Russie comme un défi sécuritaire. A cet égard, le fait de renforcer l’interdépendance économique avec la Russie était un moyen de la canaliser.

La Belgique, qui disposait de sept réacteurs posant des questions de maintenance et de sûreté, a également décidé de sortir du nucléaire à l’horizon 2025.

La Suisse a pris la décision de sortir du nucléaire, sans pour autant fixer d’échéance, du fait de l’enjeu que représentait la sécurité des approvisionnements.

Par ailleurs, les autorités de sûreté nucléaire des différents pays ont renforcé leurs exigences.

L’Europe centrale, quant à elle, a fait le choix, au fur et à mesure que le débat sur la décarbonation complète progressait, de miser sur le nucléaire existant et sur le nouveau nucléaire. Les pays d’Europe centrale et orientale ont compris que la décarbonation était inéluctable et que leur avenir industriel et économique dépendait de leur capacité à décarboner leur mix électrique. C’est la raison pour laquelle ils ont décidé de construire de nouvelles centrales nucléaires. La Pologne a des ambitions importantes en la matière. La République tchèque a décidé de prolonger ses réacteurs existants et d’en construire de nouveaux. La Slovaquie souhaite également construire de nouveaux réacteurs, tandis que la Roumanie a la volonté de prolonger le parc existant et de développer de petits réacteurs nucléaires modulaires. L’Ukraine ambitionne de construire de nouveaux réacteurs, grands et petits.

Ainsi, l’Europe se retrouve coupée en deux, avec une Europe centrale et orientale absolument pronucléaire. Avec le Brexit, la France a perdu un allié précieux qui partageait la même vision qu’elle au sujet du mix énergétique permettant d’assurer la sécurité des approvisionnements dans la durée. La France n’est pas exactement sur la même ligne que la Pologne ou la Hongrie, car certains principes fondamentaux de l’état de droit y posent question. En ce qui concerne les pays nucléaires tels que la Finlande et la Suède, il faut savoir que la Finlande est confrontée à des problèmes de construction de réacteur, ce qui nuit à notre crédibilité, notamment du fait du contentieux financier existant avec Areva. En Suède, la coalition au pouvoir comprend des formations politiques antinucléaires, qui se sont prononcées en faveur d’un arrêt du nucléaire à terme. Pourtant, il a finalement été décidé de réinvestir dans le nucléaire, la question du stockage ayant été traitée dans la durée.

La plupart des grands pays émergents continuent de s’intéresser fortement au nucléaire. En effet, jamais les panneaux solaires et les éoliennes ne pourront fournir de l’énergie à des mégalopoles de plusieurs dizaines de millions d’habitants. A ce titre, les gros réacteurs nucléaires sont particulièrement attractifs, notamment aux yeux de l’Inde, de la Chine ou d’autre pays d’Asie du Sud-Est.

Au-delà des enjeux de sûreté, la capacité de financement de ces technologies reste un sujet de fond. Compte tenu de l’augmentation des taux d’intérêt, l’accès au financement des pays émergents risque de devenir de plus en plus compliqué. Selon moi, les petits réacteurs nucléaires pourraient constituer une solution d’avenir, permettant de faire face au défi de la décarbonation et à la demande d’énergie, à condition que leur développement soit un succès.

M. Antoine Armand, rapporteur. Sur quelles bases fondez-vous vos affirmations concernant les petits réacteurs modulaires (SMR) ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Le SMR est prometteur, sur le papier, mais il n’existe qu’à l’état de projet (70 projets dans le monde). Ces unités beaucoup plus petites seront nettement moins chères et plus facilement finançables. De plus, le design envisagé permettra de réduire structurellement les risques en termes de sûreté. Par ailleurs, ces unités présentent l’intérêt de pouvoir être produites en série, ce qui permet de réduire les coûts. Elles seront parfaitement adaptées pour se substituer à des centrales à charbon. Un SMR a une capacité allant de 140 à 170 mégawatts, quand une centrale à charbon représente 300 à 400 mégawatts. Une paire de SMR peut donc aisément remplacer une centrale à charbon déjà connectée au réseau électrique et déjà implantée à proximité d’un fleuve permettant son refroidissement. Enfin, le SMR pourra non seulement produire de l’électricité, mais aussi de la chaleur pour les industries et de l’hydrogène, ce qui n’est pas possible avec les réacteurs existants.

Le SMR est tout à fait prometteur, mais encore faut-il réussir son développement. La France s’y attelle et les Américains, les Canadiens et les Britanniques investissent fortement dans ce domaine. Compte tenu du découplage avec la Russie, nous aurons un concurrent de moins sur bon nombre de marchés. Quant à la Chine, elle a largement de quoi faire avec son marché intérieur pour ne pas convoiter les marchés étrangers. En effet, il faudrait, idéalement, que la Chine installe 200 gigawatts de capacités nucléaires dans les vingt ans à venir, pour amorcer la décarbonation du pays. Les Chinois en ont conscience et y consacreront des efforts. Toutefois, le problème qui se pose en Chine est celui de la place. Les zones côtières étant toutes occupées, il faudra installer ces réacteurs à l’intérieur des terres, où l’eau est moins disponible. Je suis néanmoins persuadé que la Chine saura relever ce défi. Si l’industrie chinoise se concentre sur le développement de réacteurs en Chine, notre industrie aura tout à y gagner.

M. Antoine Armand, rapporteur. A quoi attribuez-vous le développement particulièrement dynamique des énergies renouvelables dans certains pays plutôt que d’autres ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Laissons de côté le discours consistant à dire que les pays du sud sont plus ensoleillés et que le vent est plus important dans les pays du nord.

Les Allemands ont rapidement vu dans les énergies renouvelables une opportunité industrielle, synonyme de création d’emplois et de valeur ajoutée. Par ailleurs, les pays les plus dynamiques en matière d’énergies renouvelables sont convaincus qu’un mix intégralement renouvelable est techniquement possible. Ils y voient une opportunité de réduire les coûts du système électrique, ce qui permettrait une décarbonation compétitive de l’économie.

En France, notre système électrique étant déjà bas carbone, les enjeux ne se posent pas dans les mêmes termes. En outre, nous n’avons jamais imaginé que nous pourrions être confrontés à un problème systémique s’agissant du parc nucléaire. Enfin, nous avons longtemps considéré que les énergies renouvelables étaient une bonne chose pour des pays tels que l’Allemagne ou le Danemark, mais que nous n’en avions pas besoin en France, notamment parce que notre système repose en grande partie sur le nucléaire.

Un tournant s’est produit quand deux industries majeures de cette chaîne de valeur ont choisi de s’implanter au Havre et à Saint-Nazaire, alors même que la France n’était équipée d’aucune éolienne offshore. Les promesses de créations d’emploi ont fait évoluer nos perceptions.

Nous n’avons pas suffisamment pris conscience que la transition énergétique ne pourrait pas se faire sans que les paysages, nos modes de vie et notre organisation économique et sociale soient affectés. Il serait bon que le débat gagne en maturité sur ce point.

De plus, nous n’avons pas assez saisi l’ampleur des opportunités économiques que les énergies renouvelables représentent. Nous disposons pourtant, en France, d’acteurs économiques majeurs, tels que Nexans (pose de câbles) ou les chantiers navals (fourniture de navires de pose). Il se trouve que la chaîne de valeur de l’industrie de l’éolien offshore est largement localisable, à la différence des panneaux photovoltaïques. Cette opportunité doit être saisie.

L’acceptation des populations et des différents groupes d’intérêt économique est un point crucial. Au Royaume uni, les capacités éoliennes offshore représentent plus de 12 gigawatts. Comment ce pays a-t-il réussi à développer de telles capacités, alors que la France n’y parvient pas ? De meilleurs mécanismes de concertation, la prise en compte des opportunités économiques et le consensus politique l’expliquent probablement. Voilà ce vers quoi nous devons tendre, pour lever les oppositions.

M. Vincent Descoeur (LR). En ce qui concerne les énergies renouvelables, vous évoquez la nécessité de renforcer la concertation et de faire émerger un consensus. Que pensez-vous du projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, qui vise à réduire les procédures ? Qu’en est-il de l’acceptabilité des projets ?

Pouvez-vous nous fournir des éléments de comparaison quant au déploiement des énergies renouvelables en France et dans les pays voisins ? Par exemple, quelle est la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique allemand ?

De votre point de vue, la France est-elle performante en matière de diplomatie des métaux et terres rares ? Existe-t-il une initiative à l’échelle européenne ?

Vous avez déclaré que, compte tenu de la hausse de la demande d’énergie, les énergies renouvelables ne se substituent pas aux énergies fossiles, mais s’y additionnent. Dans ce cas, comment atteindre l’objectif de diminution des émissions de carbone à l’horizon 2030 et 2050 ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Ce dernier constat ne concerne pas l’Union européenne, mais le reste du monde. En Europe, nous assistons à un découplage entre croissance économique et baisse des émissions de gaz à effet de serre, grâce aux efforts produits en termes d’efficacité énergétique et à la désindustrialisation. La délocalisation des industries énergo-intensives a contribué à diminuer les émissions de CO2, tandis que le PIB continue à augmenter, grâce aux services et à d’autres secteurs, tels que l’agriculture, qui créent davantage de valeur.

Je pense que le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables va dans le bon sens, mais qu’il n’est pas suffisant. Le rythme annuel de déploiement des énergies renouvelables en Europe doit être multiplié par quatre, pour réduire notre dépendance au gaz russe dans le secteur de l’électricité, permettre l’accélération de l’électrification des usages, accompagner la croissance des nouveaux besoins et sortir du charbon.

En ce qui concerne le charbon, il ne faut pas avoir d’approche idéologique. Garder une centrale à charbon opérationnelle en réserve, pour assurer la sécurité des approvisionnements et la stabilité du système électrique en cas de crise, est absolument nécessaire. Il faut se montrer pragmatique. En revanche, il faut cesser d’utiliser le charbon quotidiennement pour produire de l’électricité.

Pour multiplier par quatre le rythme de déploiement des énergies renouvelables, il nous faut diviser par deux, voire par trois, le temps d’instruction des dossiers et de mise en chantier des projets d’énergies renouvelables. Un délai de six ou sept ans pour développer de grands parcs éoliens représente des coûts très élevés pour le développeur, ce qui conduit les grands groupes (TotalÉnergies, Engie, EDF, etc.), dont les objectifs sont globaux, à investir ailleurs, notamment aux États-Unis. De plus, une immobilisation de plusieurs années sur un projet empêche le développement d’autres projets, car les équipes sont mobilisées sur le premier d’entre eux.

L’accélération des procédures est une bonne chose, mais les moyens humains doivent être mis en adéquation. Ainsi, les ressources humaines des ministères, des préfectures et des tribunaux doivent être renforcées. Or, pour l’instant, il ne me semble pas que nous ayons pris la pleine mesure de ce défi.

De nombreux dispositifs sont mis en œuvre en Europe en faveur des énergies bas carbone, mais les États doivent accompagner et amplifier ce mouvement. Par exemple, les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (IPCEI) sont une dérogation aux aides d’État, mais force est de constater que les aides d’État sont extrêmement importantes en Allemagne et que tous les pays ne peuvent pas faire la même chose. Naturellement, les industriels allemands en tirent avantage. Le risque d’un tel système est de voir l’Europe se fragmenter.

Pour se prémunir de ce risque, il convient de se doter de leviers européens, de façon à permettre à des pays moins dotés (dont la France) d’accompagner ce mouvement. C’est la raison pour laquelle l’IFRI appelle de ses vœux un plan Schuman, pour sauver et développer nos industries. L’objectif d’un tel plan est non seulement de préserver nos industries et d’éviter une fragmentation européenne résultant d’une forme de « guerre » de subventions, mais aussi d’investir dans les sujets d’avenir. A ce propos, l’Union européenne s’est positionnée avec succès sur le segment des cellules de batteries. Des gigafactories seront développées et financées partout en Europe, y compris en France. Nous serons ainsi autonomes concernant les cellules de batteries ; nous ne dépendrons plus de la Chine sur ce point.

En revanche, nous continuerons à dépendre de la Chine pour ce qui est des métaux et des minerais, et de leur raffinage. C’est la raison pour laquelle une Alliance des matériaux critiques est en passe de se mettre en place à Bruxelles. Elle vise à mener des initiatives dans le secteur minier, en Europe et ailleurs. Cependant, cette ambition devra être accompagnée par des financements et des initiatives diplomatiques. Or nos relations avec l’Allemagne sont au plus bas actuellement. La France et l’Allemagne ont pourtant des intérêts communs à défendre. En effet, nous sommes tout autant vulnérables en ce qui concerne les enjeux liés à ces métaux. Il serait constructif de travailler avec les Allemands sur ce sujet, pour mobiliser des fonds, utiliser notre poids économique et diplomatique et obtenir des concessions minières dans des pays avec lesquels nous n’avons pas forcément l’habitude de travailler.

Les États-Unis mobilisent beaucoup plus d’argent que l’Europe et ont une véritable culture minière. Les activités minières y sont donc plus développées qu’en Europe. Néanmoins, l’exemple d’Imerys est tout à fait fabuleux. Il faut s’assurer de son succès, en l’accompagnant. Nous pourrions nous inspirer de ce qui se produit en Finlande depuis des années. La Finlande, chantre de l’environnement, souhaite atteindre la neutralité carbone bien avant la France, tout en étant un grand pays industriel. Il se trouve que l’activité minière y est très développée, même s’il est vrai que la Finlande est un pays beaucoup moins peuplé que la France. Nous avons tout intérêt à chercher à comprendre comment la Finlande a pu développer une activité minière acceptée par sa population, bien intégrée à l’environnement, et en impliquant tout l’écosystème local.

Par ailleurs, l’Europe se mobilise en faveur des gigafactories de production de cellules photovoltaïques (l’objectif est de fabriquer 30 gigawatts de capacités de production en Europe), mais aussi en faveur de l’hydrogène. Pour que ces initiatives portent leurs fruits, nous avons besoin d’une électricité décarbonée, dont les prix ne sont pas au niveau actuel, ainsi que d’un approvisionnement stable.

D’un point de vue historique, le reste du monde – celui-là même qui additionne des capacités de production d’énergie – a peu contribué au changement climatique et à la croissance des émissions de CO2. Le changement climatique est le fait des Européens, des Américains, de la Russie et, depuis 20 ans, de la Chine.

L’Inde et les pays d’Afrique sont encore dotés d’immenses capacités de centrales à charbon. Le premier enjeu est d’éviter d’en construire de nouvelles et il se trouve que nous nous approchons de cet objectif. Jamais aussi peu de nouvelles capacités « charbon » n’ont été construites dans le monde que cette année. Les pays qui en construisent encore, notamment la Chine, ont tendance à fermer de vieilles centrales pour les remplacer par des centrales beaucoup plus modernes et efficaces, donc moins polluantes. Aussi, le bilan climatique se révèle plutôt favorable.

Parallèlement, nous constatons des investissements massifs en faveur des énergies renouvelables. Cependant, la remontée des taux d’intérêt risque de priver un certain nombre de pays émergents d’accès aux capitaux.

Le deuxième enjeu est d’éviter que les nouvelles infrastructures industrielles qui seront construites dans ces pays pour accompagner l’urbanisation (cimenteries, aciéries, etc.) fonctionnent au charbon, car cela reviendrait à verrouiller des émissions de gaz à effet de serre dans la durée.

Le dernier enjeu consiste à investir pour fermer les centrales à charbon en activité, bien avant la fin de leur durée de vie technique, et développer les systèmes alternatifs. Nos entreprises pourront participer à cet effort d’investissement. Les émissions sont globales. Bien sûr, nous devons faire autant d’efforts que possible chez nous pour les réduire, mais les opportunités peu coûteuses pour diminuer les émissions sont ailleurs, c’est-à-dire dans les pays émergents. Ce mouvement peut bénéficier à nos industriels et à nos acteurs énergétiques. Cette piste mérite d’être envisagée de façon plus approfondie.

M. Lionel Vuibert (RE). Je suis élu de la région Grand Est, où les éoliennes sont très présentes. Le territoire est également doté de nombreux méthaniseurs. Or je constate que ces nouvelles unités de production d’énergie soulèvent une problématique d’acceptation sociale. La solution ne serait-elle pas de faire en sorte que davantage de valeur reste sur les territoires, au bénéfice des collectivités locales et des habitants ? Par exemple, si la population locale payait moins cher son électricité ou son gaz, elle serait probablement plus encline à accepter l’implantation d’une éolienne ou d’un méthaniseur.

Par ailleurs, j’observe que certaines régions, telles que les Hauts-de-France et le Grand Est, sont devenues de véritables eldorados pour les développeurs du secteur éolien, qui y implantent des éoliennes à tort et à travers. Ce phénomène a provoqué des réactions relativement fortes et la constitution d’associations anti-éoliennes. Je pense qu’une meilleure répartition des éoliennes sur le territoire serait souhaitable. Qu’en pensez-vous ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Vous avez parfaitement raison. L’Allemagne compte plus de 85 000 mâts éoliens installés, quand la France en a à peine plus de 8 000. L’Allemagne est pourtant plus peuplée et son territoire est plus petit que celui de la France. Nous avons donc une certaine marge de progrès. En Allemagne, les énergies renouvelables fournissent 45 % de l’électricité. Cette proportion est nettement moindre en France.

Il s’avère que l’acceptabilité de ce type d’infrastructure est bien meilleure quand les populations locales sont impliquées financièrement dans les projets (sous forme de crowdfunding, de dons de parts d’une société aux municipalités concernées, etc.). Je pense qu’il faut agir dans cette direction.

La répartition des éoliennes sur le territoire est un sujet important, qui se pose également en Allemagne, d’ailleurs. Là-bas, les éoliennes sont surtout concentrées dans le nord du Pays, tandis que la Bavière, qui dispose de centrales nucléaires sur son territoire, n’en accueille pas. En ce qui me concerne, je pense que nous devrions implanter bien davantage d’éoliennes en mer, qu’elles soient fixes ou flottantes. Les objectifs en la matière mériteraient d’être considérablement renforcés dans la prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). S’agissant des éoliennes flottantes, nous pourrions tout à fait acquérir un leadership industriel et exporter notre savoir-faire. Malheureusement, nous n’avons quasiment aucune éolienne en mer, hors le parc récemment mis en service, alors que nous sommes confrontés à des difficultés pour mener à bien les projets à terre. J’espère que nous exploiterons rapidement l’immense potentiel qui existe en mer. Il faut néanmoins avoir conscience que nous aurons également besoin de multiplier le nombre d’éoliennes à terre. Parallèlement, je suggère de développer les parcs photovoltaïques au sol, dans les friches industrielles ou le long des autoroutes, par exemple.

Le potentiel des méthaniseurs doit également être renforcé. Les prix du gaz sont voués à rester élevés, même s’ils ne se maintiendront pas aux niveaux records que nous connaissons actuellement. A cet égard, le biométhane est une solution tout à fait attractive.

Il faut effectivement tendre à un meilleur partage de la valeur, à garantir l’équilibre entre les territoires et à tirer parti du potentiel en mer.

M. Lionel Vuibert (RE). J’ai le sentiment que nous sommes parvenus à un point de non-retour en matière d’acceptabilité sociale. Dans les Hauts-de-France, le conseil régional finance même les frais de justice des associations anti-éoliennes. Comment est-il possible de faire prendre conscience aux populations que nous ne nous en sortirons pas sans développement massif des énergies renouvelables, alors même que ces technologies suscitent des oppositions extrêmement vives ? A quoi bon adopter un projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables si, sur le terrain, nous nous heurtons à des associations s’y opposant, soutenues par des responsables politiques ?

M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. La culture doit évoluer. Vos travaux y concourent. Cela ne peut toutefois pas se faire du jour au lendemain. Il ne faut pas jeter la pierre aux populations qui s’opposent à l’implantation d’éoliennes, mais il est parfaitement absurde de prôner le démontage des éoliennes ou de soutenir financièrement des contentieux. Il serait bon d’élaborer un cahier des charges d’un projet mené de façon optimale, de façon à comprendre pourquoi certains projets se passent sans encombre. Il est également important de donner la parole aux acteurs qui sont favorables à de tels projets, de façon à créer un dialogue.

Il serait malheureux que nous attendions de subir des coupures d’électricité à grande échelle pour en tirer des enseignements et comprendre à quel point nous avons besoin de telles solutions. Soit nous acceptons des coupures d’électricité à répétition, comme le vivent de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, soit nous parvenons à réduire notre demande d’énergie (ce qui est parfaitement irréaliste), soit nous acceptons le développement des énergies renouvelables.

La culture doit évoluer. Je me réjouis de vos travaux, car ils y contribueront. A l’échelle de l’IFRI, nous souhaitons nous déplacer de plus en plus souvent dans les territoires, pour mettre en avant ces grands enjeux systémiques, que nous ne pouvons pas ignorer. Nous sommes déjà intervenus dans le cadre d’un projet de construction d’EPR au Bugey, dans l’Ain. Cette expérience fut très enrichissante, car si ce type d’infrastructure suscite également des oppositions, les maires des communes concernées et la plupart des participants manifestent de l’intérêt pour le projet. Le plus important est que ces projets soient conduits dans la concertation et en toute transparence. La transparence est la clé d’un bon débat public.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre disponibilité. Nous pourrons poursuivre nos discussions en dehors de la présente audition.

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11.   Audition de M. Thomas Courbe, Directeur général des entreprises et Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques, au ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (24 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Bonjour à toutes et à tous. Monsieur Courbe, merci beaucoup d’avoir accepté l’invitation de notre commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Les premiers cycles d’auditions de notre commission d’enquête, qui se clôturent avec votre audition, avaient pour objet de poser un cadre et de questionner le sujet de la souveraineté ainsi que la façon dont les administrations et les ministères abordent ce sujet, tant sur le plan prospectif que sur la planification.

Nous vous remercions, Monsieur le directeur général et commissaire, d’avoir accepté de venir vous exprimer devant la commission d’enquête à un moment où les difficultés croissent, puisque l’on évoque désormais la délocalisation d’entreprises qui serait due à la situation énergétique de la France ou de l’Europe, ce qui laisserait à penser que les industriels estiment que cette situation va perdurer ou s’aggraver. Vous avez été auditionné le 25 novembre 2021 dans le cadre de la commission d’enquête constituée au sein de notre Assemblée, consacrée à la problématique de la désindustrialisation. Vous y aviez évoqué le plan France 2030 et souligné l’enjeu d’une autonomie stratégique des approvisionnements, essentiellement, à l’époque, des produits de santé, et cette fameuse liste des produits critiques établie par l’Union européenne. Dans le cadre du décret du 24 janvier 2011, un comité pour les métaux stratégiques avait été créé. La commission d’enquête a entendu la semaine dernière le préfet de Maistre, représentant le secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale. En tant que commissaire à l’information et à la sécurité économique, vos fonctions ont également une dimension interministérielle. Le SGDSN est rattaché au chef de gouvernement et le commissariat au ministre chargé de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Y a-t-il une logique dans cette organisation et dans le dialogue entre vos institutions ? Enfin, les investissements étrangers constituent-ils une menace dans le secteur énergétique au niveau national et européen ? Autant de questions pour diriger le propos liminaire dont nous vous laissons la liberté.

Avant cela, il me revient de vous demander de bien vouloir prêter serment au regard de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 sur le fonctionnement des assemblées parlementaires.

(M. Thomas Courbe prête serment.)

M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises et commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique, au ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Merci beaucoup Monsieur le président, Monsieur le rapporteur et Mesdames et Messieurs les députés. Merci pour votre invitation sur un sujet évidemment majeur pour le pays.

La responsabilité principale de la définition de la politique énergétique revient bien sûr au ministère de la Transition écologique, mais nous y contribuons tant la politique énergétique et la politique industrielle sont liées. La crise énergétique actuelle, en particulier, démontre que notre dépendance aux énergies fossiles importées rend notre tissu économique vulnérable. Il existe ainsi un lien assez direct entre la souveraineté industrielle et le déploiement de filières de production énergétique bas carbone et souveraine.

Dans ce propos introductif, avant de répondre aux deux sujets que vous avez évoqués, je reviendrai autour de quatre grandes idées. Premièrement, notre politique énergétique a un impact direct sur notre compétitivité industrielle, autour de deux types d’actions. D’abord, nous intervenons dans la conception de la politique énergétique pour assurer à nos entreprises industrielles en particulier et nos entreprises en général un approvisionnement stable et attractif en matière énergétique. Ensuite, de manière conjoncturelle, face à la hausse des prix de l’énergie, nous apportons des réponses permettant de maintenir autant que possible la compétitivité de l’approvisionnement énergétique des entreprises.

Par ailleurs, nous contribuons à la conception de l’indépendance énergétique dans le contexte de la transition énergétique, autour de deux grandes actions : d’une part les actions de soutien à l’offre, pour faire émerger une offre française capable de répondre à nos besoins d’équipement en matière de production d’énergie bas carbone, qu’il s’agisse d’énergie renouvelable ou nucléaire, ou encore de la sécurisation des matériaux critiques pour ces capacités de production, et d’autre part les actions sur la demande, pour inciter l’industrie à se décarboner. La souveraineté industrielle et la souveraineté énergétique passent par la décarbonation.

La compétitivité énergétique est un élément majeur de notre politique de réindustrialisation. Nous l’avons vu avant la crise avec une compétitivité importante de l’énergie en France, en particulier de l’électricité. Au second semestre 2021, nous avions ainsi un prix moyen de l’électricité facturé à 77 euros par mégawatt/heure en France, contre 131 euros en Allemagne, 161 euros en Italie et 123 euros en Espagne. Nous avons également des politiques de compensation carbone pour les industriels les plus énergo-intensifs. Ce dispositif spécifique, voté tous les ans, permet la compensation partielle du prix du quota carbone. Il bénéficie à 500 entreprises chaque année. Nous aurons également des enjeux de moyen terme, avec par exemple la redéfinition du cadre de la régulation du nucléaire historique, dans le cadre de la fin du dispositif ARENH en 2025.

De manière conjoncturelle, nous essayons d’agir sur la compétitivité de l’énergie en période de crise, autour de plusieurs actions : la décision du gouvernement d’augmenter le plafond de l’ARENH de 20 térawatts/heure a eu un effet significatif sur le maintien de la compétitivité de l’énergie pour les entreprises. Nous mettons en outre en œuvre un plan de résilience qui permet depuis juillet d’apporter des aides d’urgence aux entreprises pour compenser en partie la hausse du coût de l’énergie. Ces aides sont mises en place dans un cadre réglementaire négocié avec la Commission européenne, qui permettra d’apporter dans les prochains jours des aides plus importantes et accessibles aux entreprises, afin de leur permettre de compenser la hausse du coût de l’énergie et de maintenir leur production.

Nous menons également une action en matière de transition énergétique, d’abord du point de vue du soutien à l’offre, considérant que les enjeux de souveraineté passent aussi par le fait que la France dispose des capacités de production d’équipements pour produire de l’énergie bas carbone ou renouvelable. Nous consacrons notamment dans le plan France 2030 4 milliards d’euros à l’émergence de filières de production en France, qu’il s’agisse de filières renouvelables, d’hydrogène ou de la filière nucléaire. Pour l’ensemble des énergies renouvelables, le plan France 2030 consacre un milliard d’euros d’investissements afin d’accompagner l’émergence d’une filière de production d’équipements photovoltaïques, qui manque encore largement en France. Nous avons un objectif de 10 gigawatts de production annuelle de cellules et de modules de panneaux photovoltaïques. Par ailleurs, le soutien à l’émergence d’une filière d’éolien flottant doit permettre d’atteindre nos objectifs de 2 gigawatts de production d’éoliennes flottantes. Sur l’hydrogène, nous avons également un plan en cours de mise en œuvre, qui a déjà été initié dans le cadre de France Relance, à hauteur de 1,3 milliard d’euros. France 2030 prévoit 1,9 milliard d’euros supplémentaires, qui permettra, à horizon 2030, d’installer 6,5 gigawatts d’électrolyse en France pour produire de l’hydrogène bas carbone, en vue de répondre aux besoins de transition énergétique de manière souveraine. Par ailleurs, nous avons 10 projets qui doivent permettre de développer en France les capacités de production de la chaîne de motricité lourde hydrogène, afin de disposer des capacités de produire en France les équipements dont nous aurons besoin, en particulier pour les poids lourds, les trains, le secteur naval, etc. Nous avons une action similaire dans la filière nucléaire, en particulier sur les questions d’innovation. Dans le cadre de France 2030, nous soutenons des projets de développement de réacteurs innovants, notamment de type SMR, ainsi que des actions d’innovation sur l’ensemble de la chaîne de valeur nucléaire, en particulier au niveau de la gestion des déchets.

Nous menons également une action sur l’amont de nos politiques, qui vise à sécuriser l’ensemble des intrants les plus stratégiques, pour permettre une souveraineté dans ces politiques, avec un accent particulier sur les métaux critiques, qui sont indispensables à la transition écologique. Nous mettons en œuvre un certain nombre d’actions dans ce domaine pour renforcer la capacité de production primaire ou secondaire de ces métaux stratégiques en France, notamment les aimants permanents, qui sont indispensables pour la transition écologique, à la fois pour les générateurs d’éoliennes et pour les moteurs électriques. Nous nous fixons l’objectif de couvrir, au niveau européen, 30 % des besoins de manière domestique, à la fois par des productions primaires et secondaires. Enfin, dans le domaine des batteries, qui sont une composante essentielle de la transition écologique, entre 2019 et aujourd’hui, nous avons développé dans un cadre européen une chaîne de valeur de production de batteries, avec trois grandes giga-factories en France de production de batteries, et en menant une action à la fois sur l’amont et les métaux critiques nécessaires à leur production et sur l’aval, en termes de recyclage de ces batteries.

Enfin, nous agissons sur la demande afin de décarboner l’industrie. Il s’agit à la fois d’assurer la transition écologique de l’industrie et d’en augmenter la souveraineté. Nous allons ainsi modifier une partie des intrants de l’industrie pour remplacer des énergies fossiles importées par de l’électricité produite en France. Nous constatons déjà l’évolution du mix énergétique utilisé par l’industrie. 40 % de l’énergie finale consommée par l’industrie est aujourd’hui électrique, alors que l’électricité est à 90 % décarbonée. Entre 1990 et aujourd’hui, nous avons vu une baisse de 22 à 10 % de la consommation énergétique de l’industrie s’agissant du pétrole et de 11 à 3 % pour le charbon. Ce mouvement de réduction de nos dépendances énergétiques est ainsi très marqué, et nous cherchons à l’accélérer par cet effort de décarbonation de l’industrie que nous avons engagé en 2019 et qui a conduit à établir des feuilles de route de décarbonation de l’industrie, notamment dans les quatre filières qui représentent 60 % des émissions. Nous avons apporté des financements à un certain nombre de projets de décarbonation, à la fois dans le cadre du plan de relance et de France 2030. Dans le cadre du plan de relance, nous avons financé pour 1,2 milliard d’euros d’aides 240 projets de décarbonation qui ont permis de réduire les émissions de l’industrie de 4,7 millions de tonnes, soit 5 % de réduction. Au total, avec les financements intervenus dans le cadre de France Relance et de France 2030, notre industrie française est sur la trajectoire pour atteindre l’objectif qui avait été fixé dans la stratégie nationale bas carbone de réduction de 35 % des émissions de l’industrie en 2030. Cette transition est possible et, dans le cadre du paquet européen « Fit for 55 », l’ambition a été rehaussée, notamment dans le cadre d’une nouvelle stratégie nationale bas carbone, avec pour l’industrie comme les autres secteurs un nouvel objectif plus élevé de réduction des émissions, auquel nous pourrons contribuer. Sur la décarbonation de l’industrie, le Président de la République a récemment réuni les 50 sites les plus émetteurs pour fixer les objectifs.

Sur les questions de sécurité économique et d’investissement direct étranger, notre action est indissociable de notre politique de souveraineté industrielle. Celle-ci doit ainsi s’accompagner d’une politique de sécurisation des actifs stratégiques. Ces dernières années, nous avons constaté une augmentation forte de la menace sur nos entreprises stratégiques. Depuis 2019, nous avons rehaussé le niveau de sécurisation de nos actifs stratégiques, en partageant en interministériel, dans le cadre d’un comité qui se réunit au SGDSN, la liste des entreprises stratégiques que nous souhaitons protéger. Avec l’ensemble des acteurs, nous menons une veille régulière de ces actifs et identifions les menaces, qui sont nombreuses. Nous enregistrons environ 50 menaces par mois sur des actifs stratégiques. Nous apportons une réponse de nature variable. L’une d’entre elles intervient lors d’une acquisition par un acteur étranger d’entreprises stratégiques, qui se fait pour partie dans le cadre du règlement sur les investissements étrangers en France, que nous mobilisons régulièrement et qui permet soit de refuser l’investissement, soit d’y apporter des conditions qui permettent, en dépit de l’acquisition, de maintenir la capacité de production en France.

Sur la question de savoir si nous devons considérer les IDE comme une menace, nous comptons environ 1 600 investissements étrangers en France tous les ans, dont 200 environ font l’objet d’un contrôle. La France est le premier pays européen en termes d’investissements étrangers, ce qui démontre qu’il est possible de concilier une politique d’attractivité et un contrôle particulier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup Monsieur le directeur général. J’ai deux questions. S’agissant d’abord de la place de la lutte contre les vulnérabilités au sein des administrations de l’Etat, nous avons fait, au cours de ce cycle d’auditions, plusieurs observations. D’abord, l’outil de mesure du ministère de la Transition écologique sur la question des vulnérabilités est inexistant. Cette notion commence à émerger, dans le domaine statistique, mais n’a jamais fait l’objet d’une définition. Par ailleurs, à l’occasion de l’audition du préfet directeur du SDSN, celui-ci nous a précisé que les plans de crise des secteurs étaient redescendus, en 2015, dans les ministères concernés. Le ministère technique reste ainsi en charge de la construction du scénario. En 2011, avec la création du comité pour les métaux stratégiques, nous voyons pourtant que cette préoccupation arrive au niveau central. Les signaux sont donc quelque peu contradictoires. Comment cette préoccupation a-t-elle évolué au sein de votre administration, au cours des dix dernières décennies ?

M. Thomas Courbe. Merci Monsieur le Président. Cette question de la gestion des vulnérabilités doit s’entendre d’abord au niveau des chaînes de valeur stratégiques, qui sont critiques pour le fonctionnement du pays. Nous avons structuré cette politique de réponse aux vulnérabilités depuis quelques années. Nous avons engagé ces travaux en 2019, qui ont été accélérés par la crise. L’Union européenne, à l’occasion de la crise du Covid, a accepté d’adopter une vision beaucoup plus offensive de la question. Depuis 2019, nous identifions beaucoup mieux les secteurs stratégiques et les chaînes de valeur qui y sont associées, en particulier de la part sous la présidence française de l’Union européenne, en mars 2022. Le sommet de Versailles a ainsi permis aux chefs d’Etat et de gouvernement européens de fixer six secteurs particulièrement stratégiques, dans lesquels l’Union européenne souhaite se doter des moyens de production en Europe d’une partie des besoins associés. Il s’agit de l’électronique, de la santé ou encore des moyens de production de l’énergie. Dans ces secteurs, où des produits critiques sont clairement identifiés, nous déployons des actions pour agir sur la réduction des vulnérabilités sur l’ensemble de la chaîne de valeur, à la fois pour produire en Europe et en France une partie de ces produits et pour maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur, jusqu’aux intrants, qui sont soit énergétiques soit d’une autre nature. Ces intrants critiques sont à présent mieux identifiés, à la fois au niveau européen et français. Nous disposons ainsi de listes de produits critiques et d’intrants critiques. Par exemple, sur les métaux stratégiques, nous disposons d’une liste de 30 métaux particulièrement critiques sur lesquels l’Union européenne et la France déploient des actions de réduction des vulnérabilités.

Nous avons également un enjeu de mesure. Nous mettrons en place dans les prochains jours l’observatoire des métaux critiques, qui constituera un outil très précis d’identification des vulnérabilités et d’anticipation d’éventuelles tensions d’approvisionnement sur certains de ces métaux. Certains intrants critiques peuvent en effet être stratégiques sans être nécessairement en tension d’approvisionnement. Dans notre politique industrielle, nous avons en outre un panel de réponses que nous apportons pour réduire ces vulnérabilités. Il en existe trois grandes catégories : la sécurité d’approvisionnement avec les doubles sources (qui permettent d’être moins dépendant des sources uniques, et pour lesquelles nous avons engagé dès 2020 des actions dans trois filières, dont les filières aéronautique et santé, pour inciter les entreprises à développer de nouvelles sources d’approvisionnement, comme pour le titane), le stockage, qui est aujourd’hui peu développé, et enfin la relocalisation en France de capacités de production sur tous ces produits stratégiques sur l’ensemble de la chaîne de valeur (batteries, pour lesquelles nous avons financé dans France 2030 un projet de mines de lithium qui doit permettre d’alimenter la production des constructeurs français à hauteur de 700 000 véhicules électriques). Dans France 2030, nous avons consacré un volet spécifique aux métaux stratégiques, dotés de 500 millions d’euros en capacité de financement. De notre point de vue, depuis trois ans, nous déployons une véritable politique, à la fois au niveau national et européen, de réponse à ces vulnérabilités. Une partie importante de ces réponses doit être apportée au niveau européen. Nous devons également raisonner sur l’établissement et le renforcement des chaînes de valeur à ce niveau, ce que nous faisons à la fois sur la batterie et sur l’électronique.

Le comité pour les métaux stratégiques que vous évoquiez a été un outil utile, en tant que lieu d’échange entre les acteurs publics et privés sur ces questions de vulnérabilités. L’observatoire que j’évoquais, qui sera prochainement mis en place, constitue une seconde étape, plus opérationnelle et plus systématique, qui permettra de reprendre ces objectifs d’identification et de réduction de nos vulnérabilités, avec un outil sans doute plus efficace.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’observatoire des métaux stratégique est donc une forme de continuité du comité pour les métaux stratégiques, créé en 2011.

M. Thomas Courbe. En effet. Le comité pour les métaux stratégiques est un outil de coordination entre les acteurs publics et privés. L’observatoire va permettre d’approfondir cette coordination pour constituer un outil de mesure très précis sur l’état de criticité des différents approvisionnements, des vulnérabilités et des risques de tension, avec une fonction d’anticipation essentielle dans ce domaine.

M. le président Raphaël Schellenberger. Entre 2011, date de la création de ce comité, et la remobilisation publique sur ces préoccupations, 10 ans se sont écoulés sans modification majeure dans le pilotage public de cette question des métaux stratégiques. Ce constat est-il exact ? Cette préoccupation a-t-elle été mise entre parenthèses ?

M. Thomas Courbe. Il me semble qu’un réel changement est intervenu dans la nature et l’intensité des tensions d’approvisionnement entre 2011 et 2020. Nous avons constaté dès 2018-2019 des tensions fortes sur les médicaments, en particulier les principes actifs qui sont actuellement produits en quasi-totalité en Asie. Le gouvernement avait d’ailleurs commandité une mission à Monsieur Biot, qui avait émis un certain nombre de propositions pour réduire ces vulnérabilités. Avec la Covid, nous avons matérialisé des enjeux de souveraineté et d’autonomie stratégique qui ont conduit à toutes les politiques que j’évoquais. En sortie de crise de Covid, nous avons constaté des tensions d’approvisionnement et des vulnérabilités, par exemple dans le secteur électronique, qui ont eu un impact important sur un certain nombre de chaînes de valeur, notamment automobiles, en Europe. Ces vulnérabilités étaient beaucoup plus fortes qu’elles ne l’étaient dans la décennie précédente. Il y a donc objectivement une évolution dans l’intensité des vulnérabilités et des tensions d’approvisionnement, pour des raisons diverses, qui sont spécifiques à chaque secteur. Dans l’électronique, par exemple, il existe une sous-capacité de production par rapport à l’augmentation de la demande, qui est bien documentée et crée, de manière structurelle, des difficultés d’approvisionnement. C’est pourquoi, en France et en Europe, nous avons lancé des actions pour doubler notre capacité de production. Vous avez pu voir, en juillet, l’annonce du projet à Crolles, qui permettra, entre GlobalFoundries et STMicroelectronics, de doubler notre capacité de production sur ce site. Sur les principes actifs pour les médicaments, ces tensions d’approvisionnement, particulièrement identifiées en 2018 et 2019, étaient plutôt liées à la concentration très forte de la production en Chine et en Inde, qui a conduit à des difficultés d’approvisionnement en Europe quand les politiques d’achat de ces pays ont changé. Objectivement, ces tensions se sont donc accélérées ces dernières années, ce qui a conduit à une réponse plus forte depuis trois ans qu’elle ne l’a été au cours des décennies précédentes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous observons un mouvement de retour vers l’énergie nucléaire en Europe et dans le monde, avec un choix quasi monotechnologique sur l’usage d’uranium enrichi, ce qui risque in fine de générer des tensions, alors que la France s’engage elle aussi dans un choix de renouveau de sa filière nucléaire, toujours sur la même technologie de l’uranium enrichi. Suivez-vous ces éléments ? Quelles sont vos préconisations en la matière ?

M. Thomas Courbe. Une partie importante de cette question échappe à mon champ de compétence et entre dans celui du ministère de la Transition énergétique. En parallèle des annonces par le Président de la République à Belfort en février sur le nouveau programme nucléaire, un effort a été engagé dans le cadre de France 2030 sur le soutien à l’innovation et à la R&D s’agissant des réacteurs alternatifs. De nombreuses grandes puissances nucléaires travaillent sur le modèle du SMR.

M. le président Raphaël Schellenberger. En matière de criticité des intrants, pour le SMR, il s’agit vraisemblablement d’uranium enrichi.

M. Thomas Courbe. Tout à fait. Par ailleurs, nous avons engagé des soutiens à la recherche et développement de projets basés sur des technologies différentes. Nous intégrons le fait que les cycles de développement, dans le nucléaire, sont particulièrement longs, ce qui conduit nécessairement à un décalage entre les projets d’innovation et la mise en œuvre. Un effort est quoi qu’il en soit consenti sur des types de réacteurs alternatifs, y compris des technologies de fusion, qui font partie des perspectives potentielles dans le domaine. Cet effort d’innovation et de diversification des technologies existe donc bel et bien.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous allons longuement recevoir le CEA et aurons des échanges sur ce sujet. Je suis toutefois preneur d’éléments de documentation émanant de votre administration sur ce sujet. Entre la recherche à long terme et la possibilité d’imaginer à moyen terme des technologies industrialisables, les temporalités ne sont pas les mêmes. C’est la raison pour laquelle je pose la question de l’uranium enrichi. Le projet Astrid permettrait de mobiliser de l’uranium appauvri, ce qui nous donnerait des assurances sur la disponibilité des matières utilisées qui sont déjà stockées.

M. Thomas Courbe. Nous sortons de mon champ de compétence, et je préfère ne pas trop m’engager sur ce sujet.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci Monsieur le directeur général pour votre introduction et pour ces premières réponses. Ma première question porte sur l’état du ministère et de l’administration que vous avez découvert en prenant vos responsabilités à la tête de la Direction générale des entreprises en 2018, à la fois sur les sujets que nous avons évoqués, en termes de mesure de la capacité à estimer la vulnérabilité de certains approvisionnements, et sur la capacité à répondre de façon rapide et efficace, en termes de protection de nos investissements et de nos technologies critiques.

M. Thomas Courbe. Les actions que j’ai décrites permettront de renforcer considérablement notre capacité de mesure. Nous avons également une contrainte : les stratégies d’approvisionnement des entreprises sont couvertes par le secret commercial et constituent pour elles des enjeux de différenciation. Nous l’avons vu pendant la crise des composants électroniques. Nous avons ainsi constaté, dans la reprise économique qui a suivi la première phase de Covid, que les entreprises étaient très réticentes à partager des informations sur leurs approvisionnements, leurs contrats, leurs difficultés à satisfaire leurs besoins, etc. Ceci est légitime, puisqu’elles s’inscrivent dans une compétition. Nous devons donc articuler des stratégies individuelles d’entreprises qui restent de leur responsabilité avec une action collective, que nous avons beaucoup développée depuis trois ans sur l’identification des vulnérabilités. Comme je l’ai évoqué, nous avons lancé des travaux au sein des filières. Il s’agit du bon niveau d’action pour l’Etat, sans entrer dans les stratégies d’approvisionnement d’une entreprise en particulier. Celui-ci nous avait permis, dans la filière aéronautique par exemple, trois ans avant la guerre en Ukraine, d’identifier la sensibilité du titane comme intrant, dont une partie de la chaîne de valeur se situe en Russie, et d’engager des actions de diversification. Un des enjeux de notre politique de réduction de nos vulnérabilités est de la mener produit par produit. Sur le titane, nous avons identifié à la fois la mesure de la vulnérabilité et un certain nombre d’actions, qui ont été lancées à ce moment pour réduire cette vulnérabilité, notamment sur des questions de diversification des sources. Depuis, d’autres actions, de recyclage notamment, ont été assurées. Ces actions de recyclage permettront de réduire de 30 à 50 % notre dépendance à l’étranger en matière de titane. L’intensification de l’effort sur la mesure s’est produite avec l’intensification des tensions d’approvisionnement, qui étaient moins significatives par le passé. La capacité de réponse que vous évoquez, face à cet accroissement récent des tensions, a été massive. Une rupture très forte apparaît en l’espèce, en particulier sur l’effort de relocalisation et la production primaire ou secondaire de ces intrants. Les actions conduites depuis trois ans pour relocaliser les produits critiques, et en particulier les intrants critiques, sont sans commune mesure avec ce qui avait été fait dans le passé pour répondre à ces enjeux. Ceci est lié à la fois à l’accroissement de ces tensions et à des volontés politiques très fortes, au niveau politique et européen, d’apporter une réponse soutenue à ces sujets.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie, mais je reviens à ma question sur l’état du ministère et des capacités, à la fois en ressources humaines et en technologies. Quelles causes voyez-vous à cette forme de moindre sensibilité, également européenne, et y compris dans l’appareil administratif et la capacité de l’Etat à appréhender ces questions d’indépendance et de souveraineté dans les 20 à 30 dernières années ? Vous êtes arrivé à la tête d’un service que vous avez réorganisé, justement, dans l’optique de mieux répondre aux attentes des entreprises et d’appréhender cette notion de réindustrialisation. Est-ce à dire que l’appareil administratif de l’Etat, et en particulier du ministère de l’Economie et des Finances, avait été progressivement désensibilisé et avait perdu en compétences, en ressources et en capacité à se projeter sur les questions industrielles et énergétiques ?

M. Thomas Courbe. Je pense que les enjeux de réindustrialisation et de politique industrielle volontariste sont portés, en France, par le ministère auquel j’appartiens, depuis de nombreuses années. Les objectifs existaient, étaient bien identifiés, mais se heurtaient en partie au cadre européen, qui ne permettait pas d’avoir la politique industrielle que nous mettons en œuvre aujourd’hui. Dans la décennie précédente et auparavant, nous avons eu des politiques transversales favorables à la politique industrielle, en matière de compétitivité prix et hors prix, par exemple sur la réduction du coût du travail. Des outils de politique industrielle transversale étaient donc déjà déployés, avec cet objectif d’ambition industrielle.

Les nouveautés, dans le quinquennat précédent, ont trait au fait que cette politique industrielle ait pu être accrue par des actions plus verticales, avec la logique d’identifier des secteurs stratégiques et de mener des actions spécifiques qui permettront de renforcer la capacité de production en France de ces produits et équipements stratégiques. Il s’agit d’une réelle innovation, permise en partie par l’évolution du cadre européen. Cet outil incarne une révolution de la politique industrielle européenne, dans le cadre des IPCEI (programmes européens d’intérêt commun), puisque la Commission européenne a autorisé les Etats membres à financer, d’une manière qui n’était pas possible précédemment, des capacités de production en Europe. Nous mobilisons ces outils pour répondre à des enjeux tels que ceux de l’agenda de Versailles. Ces outils n’existaient pas auparavant et ont permis une action beaucoup plus forte. La volonté politique préexistait donc, mais a été renforcée lors du quinquennat précédent et a bénéficié d’un contexte européen favorable, qui préexistait d’ailleurs à la crise de Covid. En effet, en matière de batteries, la première démarche de stratégie industrielle européenne a été engagée dès 2019. La France et l’Allemagne, en particulier, avaient publié un manifeste pour la politique industrielle européenne, qui est à l’origine de ce renouveau.

Enfin, s’agissant des ressources et de l’expertise, il est exact de dire que nous avons, depuis 2018-2019, une politique industrielle beaucoup plus affirmée et des moyens beaucoup plus forts, à la fois dans le plan de relance et dans France 2030, avec un cadre européen qui permet de mobiliser ces moyens financiers. L’Etat a ainsi une capacité d’action beaucoup plus forte qu’auparavant en matière de politique industrielle. Ces moyens plus importants sont sans doute associés à une attractivité plus forte et une capacité, pour une direction comme la mienne, à recruter une expertise encore plus pointue pour mettre en œuvre ces politiques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie. J’en viens à une question sur la filière nucléaire, dans sa totalité. Dans quel état la trouvez-vous en arrivant à vos fonctions ? Comment évolue-t-il ?

M. Thomas Courbe. Nous objectiverons l’état de la filière nucléaire par un audit qui sera lancé prochainement, que nous copilotons avec la direction générale de l’Energie et du Climat et qui permettra, au début du nouveau programme nucléaire, de bénéficier d’un état des lieux très précis de la filière.

Dans la filière, un certain nombre de points d’attention ont été identifiés depuis ma prise de fonctions, sur des sujets maintenant bien documentés, en termes de ressources humaines et de formation. Nous avons commencé à apporter un certain nombre de réponses, en lien avec la filière nucléaire, pour adapter l’outil de formation et renforcer l’effort de formation, par la création de l’université des métiers du nucléaire, la création de bourses nucléaires, un plan de développement de l’emploi et des compétences permettant de mieux adapter l’outil de formation aux besoins des entreprises, etc. France 2030 comprend également un volet important de formation pour les métiers d’avenir. Nous avons commencé à apporter un certain de nombre de réponses concrètes et opérationnelles aux difficultés rencontrées en matière de ressources humaines dans la filière.

Un autre point d’attention porte sur les sous-traitants. Nous avons en effet identifié des fragilités chez un certain nombre de sous-traitants de la filière nucléaire. Nous avons commencé à apporter des réponses, notamment à l’occasion du plan de relance, en 2020, en finançant l’amélioration et la modernisation de l’outil de production d’un certain nombre de sous-traitants du secteur nucléaire. 90 % des entreprises de la filière nucléaire sont des PME, qui ont d’autres clients pour 30 à 40 % d’entre elles, notamment l’automobile et l’aéronautique. Des actions ont ainsi permis de les diversifier, pour renforcer leur résilience dans la durée. Nous poursuivons cette action. Dans le cadre de la politique de filière, nous avons également un certain nombre d’engagements des grands donneurs d’ordres sur la solidarité avec leurs sous-traitants.

Il s’agit des deux principaux sujets d’attention, auxquels nous avons cherché à apporter des réponses, sur la filière nucléaire. Le troisième sujet est celui du renouveau de l’effort d’innovation.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie. Pourriez-vous préciser les différents domaines d’activité des sous-traitants et revenir sur le chiffre que vous citez concernant ceux qui ont également pour clients l’automobile et l’aéronautique ? A l’aune des multiples crises que traversent ces deux secteurs, quel regard portez-vous sur le risque auquel sont exposés ces sous-traitants ?

M. Thomas Courbe. Le choc du Covid a, pour ces entreprises, été amorti par l’ensemble des dispositifs d’aide d’urgence, qui ont permis au tissu économique de sortir de cette crise dans de très bonnes conditions, puisque nous avons vu sur l’année 2020 une augmentation de 3 % du bénéfice des PME et une baisse historique du nombre de défaillances. Les différents plans de relance et les perspectives dans le cadre de France 2030 sont autant de réponses à ces fragilités objectives que vous évoquez, qui sont liées, dans l’automobile, à la transition vers l’électrification. Il est vrai qu’une partie des sous-traitants nucléaires qui sont également fournisseurs de l’automobile le sont pour partie dans la métallurgie et pour partie dans des domaines qui seront impactés par la transition. Nous menons des actions directes de soutien financier à l’investissement dans ces entreprises, afin de les consolider. S’agissant de l’aéronautique, ces entreprises rencontrent effectivement des challenges liés aux évolutions du marché et à l’impact de la crise du Covid sur le marché. Les cycles de reprise sont très différents de ceux de l’automobile, qui verra une transition, d’ici 2030, vers l’électrique. Le plan de relance aéronautique et l’action menée sur l’avion vert dans France 2030 apporteront une partie de la relance face à ces évolutions de marché, qui sont importantes et auront nécessairement un impact sur ces chaînes de sous-traitants. Nous essayons ainsi, notamment sur l’investissement, d’assurer une modernisation de l’outil productif. Un effort important porte également sur les ressources humaines et les compétences qui, dans ces trois secteurs, restent l’un des freins principaux à leur développement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Sur la question des ressources minières, quel est votre éclairage sur un possible nouvel inventaire minier, le dernier datant des années 1970, qui serait susceptible de donner une idée plus précise de nos ressources ?

M. Thomas Courbe. Il s’agit d’un sujet de préoccupation européen. Pendant la présidence française de l’Union européenne, nous avons consacré le conseil compétitivité informel de janvier à cette question de la politique européenne en matière de sécurisation des ressources minières et des politiques pouvant être menées sur le sujet. Nous avons partagé, au niveau européen, l’enjeu de sécuriser pour l’Europe les ressources minières comme un élément essentiel de notre souveraineté et de notre politique industrielle. Nous devons y répondre de trois manières : sécuriser les ressources minières à l’étranger, ce qui suppose un certain nombre d’actions, y compris au niveau national, notamment un fonds d’investissement qui permettra d’investir dans des mines à l’étranger pour sécuriser des approvisionnements en France, conduire une action de recyclage (titane, terres rares lourdes, aimants permanents), et enfin assurer l’activité minière en Europe, y compris le raffinage. Plusieurs réflexions ont été conduites sur cette question. L’ensemble des Etats membres de l’Union européenne partage le sujet de l’acceptabilité de l’activité minière en Europe et le caractère limité de cette acceptabilité, ce qui suppose de conduire un travail important pour renforcer cette acceptabilité. Parmi les actions identifiées, la réalisation d’un référentiel de responsabilité sociale et environnementale des mines au plus haut niveau d’exigence a été évoquée. Cet enjeu ne doit pas être sous-estimé. L’importance des deux premiers leviers d’action, sans doute plus rapides à mettre en œuvre, ne doit donc pas être négligée. Nous avons en outre d’importants potentiels en Europe. Le projet de mine d’Imerys, annoncé il y a quelques semaines, répond à une partie importante de nos besoins de production de batteries en France. Nous avons donc des solutions qui nous permettront de répondre, de façon parfois très significative, à nos besoins.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles seraient les conditions de réalisation d’un inventaire minier ? Est-ce une question de disponibilité des entreprises, de compétences, de capacités de recherche ou de technologies ?

M. Thomas Courbe. Il s’agit d’une compétence de la Direction générale de l’Aménagement, du Logement et de la Nature. Nous travaillons activement avec cette direction pour assurer la cohérence entre nos actions, en particulier l’aval de la mine, où nous avons une responsabilité forte.

M. le président Raphaël Schellenberger. Depuis le début de l’audition, vous évoquez beaucoup la chaîne de valeur, pour conclure sur l’incompétence de votre direction sur l’amont de la chaîne de valeur. N’y a-t-il pas un lien entre cette décorrélation et l’incapacité que nous avons, en France, à travailler sur l’acceptabilité d’un certain nombre d’activités sur notre territoire ?

M. Thomas Courbe. Je ne le crois pas. Il peut sembler incohérent que l’amont de la chaîne de valeur soit piloté par une direction et le reste par une autre. En réalité, nous travaillons très étroitement, au quotidien, avec cette autre direction, et dans de très bonnes conditions. Pour l’un des projets importants de recyclage avec les partenaires industriels, nous menons une négociation conjointe au quotidien, pour assurer une cohérence complète de l’ensemble de nos actions. La coordination peut être une réponse satisfaisante à cette question. S’agissant de l’acceptabilité, il s’agit moins d’une question d’organisation administrative que de tenue du débat public, à la fois au niveau national et européen.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’organisation administrative n’est censée exister que pour répondre à un projet politique. Placer la mine dans une direction chargée du logement et de la nature plutôt que dans une direction chargée d’industrie et de souveraineté correspond à un choix politique.

Mes collègues ont-ils des questions ?

Mme Danielle Brulebois (RE). Merci Monsieur le président. Monsieur le directeur général des entreprises, merci pour votre contribution. De manière plus générale, je souhaite vous remercier pour votre investissement auprès de nos entreprises. Vous avez largement participé à la réussite de la politique industrielle du précédent quinquennat, dans la mise en place des mesures d’urgence, de France Relance et de France 2030. Vous avez été à l’écoute des petites et des plus grandes entreprises. Aujourd’hui, comme vous l’indiquez, la souveraineté énergétique est le facteur essentiel de la souveraineté économique de la France. Or nos entreprises sont très inquiètes, notamment dans le Jura. Des entreprises qui connaissaient une croissance inédite ont aujourd’hui des craintes eu égard à leur facture énergétique.

La Commission de régulation de l’énergie (CRE) avait préconisé, en janvier, de rehausser le plafond de l’ARENH à 150 térawatts/heure. Le dernier relèvement du plafond fut un soulagement. Que pensez-vous de cette mesure ? Par ailleurs, les mesures que nous avons prises dans le cadre du bouclier industriel semblent très peu accessibles à beaucoup de nos entreprises, notamment du secteur de la transformation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous ne sommes pas ici en commission des affaires économiques ni en commission du développement durable, mais en commission d’enquête sur les raisons de la perte de la souveraineté énergétique de la France. J’entends que nos travaux s’inscrivent dans un cadre politique et d’actualité. Je vous propose néanmoins de formuler des questions qui soulèvent l’objet de notre commission d’enquête.

M. Thomas Courbe. Nous avons des actions de court terme et de moyen terme. Sur le moyen terme, il s’agit des actions qui doivent permettre la réforme du marché de l’électricité, en particulier en Europe, qui nous semble être la solution pour décorréler le prix du gaz et de l’électricité au niveau européen. La France a fait un certain nombre de propositions, y compris avec des impacts de court terme. Un débat européen intense se tient entre les Etats membres et la Commission. Nous maintenons l’effort pour obtenir des mesures concrètes et efficaces sur ce sujet au niveau européen. Au niveau national, nous mettons en place un dispositif avec à la fois le tarif régulé pour les TPE et certaines PME, l’amortisseur pour les PME qui n’ont pas accès à ce tarif et, pour les entreprises de taille plus importante, des aides dans un guichet déjà ouvert depuis juillet et qui permettra de renforcer l’accessibilité de l’aide. Les mesures mises en place dans ce guichet doivent bénéficier à beaucoup plus d’entreprises. Nous resterons attentifs à l’effet de ce guichet et au fait qu’il réponde bien aux besoins.

M. Lionel Vuibert (RE). Monsieur le directeur, j’entends l’objectif de décarbonation et la fin des moteurs thermiques. Compte tenu de nos difficultés en matière d’approvisionnement électrique, comment s’inscrit le phasage entre cette mutation de l’industrie automobile et la montée en puissance de notre production ?

M. Thomas Courbe. Nous avons eu de nombreuses négociations pendant la présidence française de l’Union européenne. L’objectif du passage à l’électrique est incontestable, dans notre politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Nous avons deux enjeux : d’une part produire en France 2 millions de véhicules électriques, d’autre part faire en sorte que la production énergétique permette d’alimenter tous ces moteurs électriques. C’est ce que prend en compte la trajectoire énergétique sous-jacente aux annonces du Président à Belfort, en février. Les scénarios de RTE incluent l’électrification du parc automobile et permettent de dimensionner l’augmentation de la capacité de production électrique qui doit être réalisée en France.

M. Francis Dubois (LR). Nous voyons que nous avons besoin de batteries, comme vous l’avez répété. Le BRGM nous indique que nous avons la réserve la plus importante, en matière de métaux, sur le Massif central. Vous avez indiqué que les investissements dans les mines font l’objet d’un programme européen. Que pensez-vous du développement d’une industrie minière nationale dans le Massif central ?

M. Thomas Courbe. Ma réponse sur les compétences des administrations n’avait pas vocation à opposer les administrations, mais je respecte les champs de compétence de chacun. Cette question est du ressort d’une autre direction que la mienne. Je ne peux que répéter qu’une réflexion européenne est en cours sur le sujet et que l’objectif des Etats membres est de renforcer l’acceptabilité de l’activité minière en Europe. Ceci me semble aller dans le sens que vous évoquez. Concernant l’ouverture de mines en France, je ne peux répondre.

M. Francis Dubois. En tant que directeur général des entreprises, qu’en pensez-vous ? Serait-il pertinent de lancer ce chantier national sur notre sol, pour préserver notre souveraineté notamment économique, compte tenu de l’évolution du coût de l’électricité ?

M. Thomas Courbe (LR). Notre politique de réindustrialisation et de souveraineté sur le plan industriel dépend en partie de la compétitivité de notre énergie, et notamment de notre électricité. La volonté de maintenir une compétitivité élevée de cette électricité, en particulier pour les industriels les plus consommateurs, est donc très claire. Il existe un certain nombre de dispositifs, comme la compensation carbone, et nous travaillons sur d’autres évolutions pour maintenir cette compétitivité.

S’agissant des mines, ce sujet revêt différentes dimensions. Sur le plan économique, il est dans notre intérêt de pouvoir développer une activité minière en complément de la sécurisation de projets de mines à l’étranger et du recyclage, qui a également un intérêt en termes d’économie circulaire et de gestion des déchets.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez précisé que le changement de paradigme d’intervention de l’Etat sur les questions de souveraineté économique a été permis par un changement récent du cadre européen, qui est plus ouvert à l’intervention directe des Etats dans l’économie. Pour autant, sur le plan énergétique, nous ressentons des contradictions fortes au niveau européen, y compris dans les mécanismes qui se mettent en place. Quels efforts mesurez-vous dans la capacité à obtenir de l’Union européenne des règles qui permettent à la fois des interventions dans le milieu économique, en respectant des stratégies énergétiques distinctes entre les pays, qui doivent néanmoins rester compatibles ?

M. Thomas Courbe. Vous avez parfaitement résumé la situation. L’évolution que nous avons obtenue dans la politique industrielle doit à présent se traduire sur le plan du fonctionnement du marché de l’énergie. Sur cette question, il existe en Europe des visions et des modèles de production hétérogènes, ainsi que des intérêts divergents. La France a pour sa part 90 % d’électricité décarbonée. Nous avons un intérêt à conduire une réforme du marché de l’énergie permettant de mieux corréler les prix avec les coûts de production, lesquels sont très compétitifs en France. Cela ne sera pas l’intérêt d’autres Etats membres. Les intérêts des Etats sont aujourd’hui plus divergents qu’ils ne l’étaient sur la politique industrielle, où nous avons pu obtenir des décisions rapides.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons démontré tout au long de l’audition le lien entre l’amont et l’aval, pour l’évaluation des risques et pour apprécier le degré de souveraineté. Le prix et la compétitivité sont en grande partie obtenus par la standardisation des technologies, qui semble antinomique avec la définition d’un panier pluraliste sécurisant sur le plan des vulnérabilités et de la souveraineté. En amont, les stratégies, notamment sur l’énergie, tendent à aller vers la diversité. Pour autant, nous n’entendons pas ce discours en aval, où nous observons un basculement vers le moteur électrique comme monotechnologie. Ce pari ne risque-t-il pas de créer une nouvelle vulnérabilité, au-delà des enjeux de matière et d’approvisionnement ?

M. Thomas Courbe. L’enjeu technologique sur le véhicule électrique réside moins dans le moteur, qui est très bien maîtrisé et sur lequel les marges de progrès sont limitées, que dans la batterie. Sur la batterie, plusieurs choix technologiques se poursuivent. De nombreux travaux de développement portent ainsi sur de nouvelles technologies, pour passer par exemple de technologies liquides à des technologies solides, qui auront de meilleures performances. Ce débat sur la technologie que vous évoquez, qui est réel, portera sur la batterie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup pour votre disponibilité et pour avoir répondu à nos questions.

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12.   Audition de M. Yannick d’Escatha, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies (29 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous entamons notre troisième cycle d’auditions, axé sur l’électricité, le nucléaire civil, les énergies nouvelles et le processus de décision gouvernementale qui a accompagné leur développement. Nous entrons donc dans le vif du sujet.

Notre commission auditionnera diverses personnalités ayant exercé des responsabilités importantes dans les années passées et elle commence aujourd’hui avec M. Yannick d’Escatha, qui a notamment été administrateur général du commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans la deuxième moitié des années 1990, puis président de CEA Industrie. Cette audition se déroulera en visioconférence.

Monsieur d’Escatha, vous connaissez bien les assemblées parlementaires, puisque vous y avez fréquemment été auditionné. Vos fonctions d’administrateur général du CEA vous ont notamment conduit à éclairer le Parlement dans le cadre de la commission d’enquête sur Superphénix et la filière des réacteurs à neutrons rapides, en 1998. Vingt ans plus tard, en 2018, vous avez, à la demande des autorités publiques, rendu un rapport dont il semble que nous ne pouvons pas prendre connaissance. Je précise que seules les activités civiles du CEA entrent dans le champ des travaux de notre commission d’enquête. En tant que responsable d’un organisme de recherche fondamentale et appliquée de renom, dont les financements ne sont pas toujours à la mesure des ambitions, vous avez certainement engagé des réformes, qui doivent avoir été actées dans des documents stratégiques internes ou conventionnels avec l’État, prenant en compte le contexte de l’époque et dessinant les évolutions qui étaient alors souhaitées.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez, monsieur, prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

M. Yannick d’Escatha prête serment.

M. Yannick d’Escatha, ancien administrateur général du CEA et membre de l’Académie des technologies. En guise d’introduction, je voudrais faire deux remarques. Premièrement, j’ai été administrateur général du CEA de 1995 à 1999 : c’était il y a vingt-cinq ans. Beaucoup de choses ont changé depuis et il est difficile de faire des comparaisons entre cette époque et l’actuelle. Les circonstances ne sont plus les mêmes ; la société n’est plus la même ; le monde n’est plus le même. Deuxièmement, je m’en tiendrai aux faits que je connais, pour les avoir vécus.

Dans les années 1990, nous étions dans la dernière phase du grand programme national de construction d’infrastructures énergétiques, que le Gouvernment avait lancé après le choc pétrolier de 1973 pour garantir à la France sa souveraineté et son indépendance énergétique. Ce grand programme électronucléaire prévoyait la construction de six tranches par an. Le nucléaire devait représenter les trois quarts de notre production d’électricité et, à mes homologues étrangers, qui s’étonnaient de ce choix, je répondais souvent : « No coal, no oil, no gas, no choice », c’est-à-dire : « Pas de charbon, pas de pétrole, pas de gaz, pas le choix. »

Ce programme était une priorité nationale. Il était conduit directement par l’État, au plus haut niveau. Tous les départements ministériels, toutes les forces vives de la nation étaient alignés sur les objectifs fixés par le Gouvernement, et cela a très bien marché.

À la fin des années 1990, la construction des trente-quatre réacteurs de 900 mégawatts et des vingt réacteurs de 1 300 mégawatts était terminée. On était en train de construire les quatre réacteurs de type N4, de 1 450 mégawatts, et Superphénix fonctionnait depuis 1984. Les N4 représentaient un saut technologique en matière de sûreté : c’étaient des réacteurs de deuxième génération, comme les autres, mais la grande nouveauté, c’est qu’ils avaient un contrôle commande entièrement digital. La mise en service de ces réacteurs a pris beaucoup de retard, parce qu’EDF a eu de grandes difficultés à mettre au point, avec les industriels, ce contrôle commande digital.

Le CEA était le conseiller du Gouvernement en matière de nucléaire, aussi bien civil que de défense. Il était le bras armé du Gouvernement, sa référence scientifique et technique. Il représentait la France à l’étranger pour le nucléaire ; d’ailleurs, les attachés nucléaires sont toujours présents dans les ambassades. Il était aussi, par sa filiale, CEA Industrie, le responsable et le garant de la filière industrielle. CEA Industrie était une holding qui rassemblait les filiales du CEA : Framatome, pour les réacteurs et leurs combustibles ; Cogema, pour le cycle du combustible, à savoir l’enrichissement de l’uranium, le retraitement et le recyclage des combustibles usés et le conditionnement des déchets, par la vitrification ; Eurodif, pour l’enrichissement ; TechnicAtome, enfin, pour la propulsion nucléaire navale.

Le CEA, à l’époque, était très proche d’EDF, qui faisait largement appel à ses chercheurs et à ses moyens de recherche : réacteurs de recherche, « labos chauds », qui permettent de travailler sur des matériaux radioactifs, boucles d’essai – qui sont des moyens expérimentaux en thermohydraulique –, moyens de calcul, etc. Cette proximité avec EDF a été un gage d’efficacité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au-delà des fonctions que vous avez exercées à la tête du CEA et de CEA Industrie, il semblerait qu’au cours du dernier quinquennat, on vous ait demandé un rapport sur la situation de la filière nucléaire. Qu’en est-il ?

M. Yannick d’Escatha. J’ai effectivement rédigé avec Laurent Collet-Billon, qui avait été délégué général pour l’armement, un rapport sur les évolutions possibles de l’industrie nucléaire civile. Il nous avait été demandé par le ministre de l’économie et des finances et celui chargé de l’environnement. Ce rapport a été classifié confidentiel défense.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourriez-vous préciser la date à laquelle ce rapport vous a été commandé ?

M. Yannick d’Escatha. Le travail a été fait au début de l’année 2018.

M. le président Raphaël Schellenberger. Bien que le rapport ait été classé confidentiel défense, le ministre des finances de l’époque avait fait quelques remarques assez cinglantes à son propos dans la presse. « Ce n’est pas un rapport qui décide de la politique du Gouvernement », avait-il notamment déclaré. Comment avez-vous vécu cela ? Pourquoi ce rapport a-t-il été classé confidentiel défense, alors qu’il ne portait que sur le nucléaire civil ?

M. Yannick d’Escatha. Un rapport nous a été demandé, que le Gouvernement a jugé bon de classer confidentiel défense. J’ai fait mon travail, avec M. Collet-Billon et plusieurs experts. Je ne peux pas vous en dire plus.

M. le président Raphaël Schellenberger. Même si votre rapport a été classé confidentiel défense, pouvez-vous, en restant assez général, nous dire sur quels aspects de l’organisation de la filière nucléaire vous avez alerté le Gouvernement ? Avez-vous préconisé des décisions, et selon quel calendrier ? Quelles suites ont été données à ces alertes ? Un grand nombre de ces problèmes étant aujourd’hui de notoriété publique, pouvez-vous en dire un mot ?

M. Yannick d’Escatha. Vous me mettez dans une situation très difficile, car la loi m’interdit de vous parler de ce rapport : divulguer le contenu d’un rapport classé confidentiel défense, c’est de la haute trahison. Il est vrai qu’il y a eu des fuites dans la presse, qui ne viennent ni de M. Collet-Billon, ni de moi. Ce que je peux vous dire, parce que c’est factuel et que c’est un peu extérieur au rapport, c’est que nous avons constaté une désaffection des jeunes pour le nucléaire ; à l’époque, ils ne voyaient pas d’avenir dans le nucléaire. C’était préoccupant, car les compétences, dans ce domaine, tendaient à disparaître. Beaucoup d’ingénieurs se tournaient davantage vers des industries plus rayonnantes, comme la construction aéronautique et automobile ou les énergies renouvelables. Cette perte de compétences nous préoccupait beaucoup : c’était un fait objectif au début de l’année 2018. Il fallait que les jeunes puissent se convaincre que le nucléaire avait un avenir : il fallait donc construire, et c’est ce que nous avons dit. L’avenir, c’est faire du neuf. Mais comprenez que je ne peux pas vous parler de ce rapport.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends très bien. Toutefois, dans la mesure où le ministre qui est responsable de ce classement en confidentiel défense a lui-même commenté dans la presse certains éléments de ce rapport, il semble légitime que notre commission d’enquête s’y intéresse. Vous nous avez, en tout cas, donné une idée de la teneur des conclusions que vous faisiez dès 2018. Certains parlementaires ont une habilitation confidentiel défense : je vais voir s’il est possible qu’ils aient accès à ce rapport. M. Nicolas Hulot et le ministre des finances vont ont commandé un rapport sur le nucléaire, que vous leur avez remis en 2018 : ce n’est pas une date anodine.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si je ne me trompe pas, vous êtes entré au CEA dès 1982 et vous l’avez dirigé de 1995 à 1999. Lorsque vous êtes arrivé à la tête du CEA, dans quel état se trouvait le parc nucléaire ? Quelles étaient ses compétences, sa capacité de développement et son activité en matière de recherche et développement, s’agissant aussi bien du traitement des déchets que de la conception de nouvelles générations de réacteurs ?

M. Yannick d’Escatha. En 1982, je suis entré chez TechnicAtome, où je suis resté huit ans. Je suis entré au CEA en 1990 pour créer la direction des technologies avancées, qui était en charge de toutes les activités technologiques non nucléaires du CEA – en particulier la microélectronique – auxquelles contribuait notamment le Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information (Leti), à Grenoble. J’ai été nommé administrateur général adjoint en 1992 et administrateur général en 1995. À cette époque, EDF était en train de terminer la construction des quatre réacteurs de type N4. La production électronucléaire était très importante, on était même dans une situation de surproduction et on exportait beaucoup.

C’était une situation confortable et le CEA était tourné vers l’avenir. Tous les pays maîtrisant l’énergie nucléaire étaient équipés de réacteurs à eau, bouillante ou pressurisée, dits de deuxième génération. Nous nous sommes demandé s’il était possible d’aller encore plus loin en matière de sûreté et de passer à une troisième génération de réacteurs. La question qui nous animait était la suivante : en cas d’accident ultime, c’est-à-dire de fusion du cœur nucléaire, pouvait-on garantir de façon certaine, déterministe, que l’on serait capable de contenir le cœur fondu à l’intérieur de l’enceinte de confinement, de façon à ne pas avoir à évacuer les populations environnantes ?

Un énorme travail a été fait en ce sens, dans un cadre franco-allemand. Framatome et le département nucléaire de Siemens, Kraftwerk Union (KWU), ont alors fusionné. Ce travail a associé le CEA, Framatome, EDF et les deux autorités de sûreté, française et allemande.

Ces recherches avaient trois volets. Premièrement, il s’agissait de réduire la probabilité de fusion du cœur ; on visait une réduction d’un facteur 10. Deuxièmement, on envisageait le cas où, malgré toutes nos précautions, l’accident se produisait. Si le cœur avait fondu, comment maintenir la radioactivité à l’intérieur de l’enceinte de confinement, pour que rien ne sorte ? Il fallait inventer des dispositifs spécifiques. Troisièmement, il fallait faire toutes ces démonstrations de manière déterministe : cela signifie qu’on n’était pas dans le registre des probabilités. Beaucoup d’autorités de sûreté s’appuient sur des évaluations probabilistes de sûreté. Nous, nous voulions nous assurer que, si le cœur venait à fondre, rien ne sortirait.

Ces travaux ont pris des années et ont conduit à des innovations déterminantes. Je pense à toutes celles qui ont effectivement permis de réduire la probabilité d’un accident : l’instrumentation, le contrôle commande, la multiplication des circuits de sécurité. Mais je songe surtout au récupérateur de corium, ou core catcher, que peu de pays ont réussi à mettre au point. C’est un dispositif qui doit permettre de récupérer le cœur fondu s’il passe à travers la cuve et de l’étaler pour le refroidir, sur des couches de béton sacrificielles. Tout cela a été mis au point dans les installations du CEA à Cadarache. Le refroidissement se fait de manière passive et ne nécessite pas de sources d’énergie : c’est la gravité qui agit.

Les technologies conçues pour ce système ont atteint la totalité des objectifs. Les performances et les caractéristiques de ce réacteur ont été homologuées par les autorités de sûreté non seulement en France mais également au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Finlande et en Chine.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma question portait sur l’état du parc nucléaire quand vous êtes arrivé aux responsabilités au milieu des années 1990.

M. Yannick d’Escatha. Tout fonctionnait très bien : les réacteurs étaient neufs pour la plus grande partie et nous étions plutôt en surproduction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourtant, dès le début des années 1990, certains rapports parlementaires s’inquiétaient de « l’effet falaise », annoncé depuis quelques années déjà, concernant la maintenance des installations nucléaires étant donné l’étendue du parc, la durée de vie des centrales et les visites nécessaires. Avez-vous, tant au CEA qu’à EDF, ressenti ce besoin actuel et futur de maintenance des réacteurs ?

M. Yannick d’Escatha. La maintenance a toujours été une priorité pour le CEA, pour EDF ainsi que pour l’ensemble des industriels car elle est la seule garantie de disponibilité de l’outil de production. Elle est donc, et de loin, la solution la plus économique. Toutefois, comme il y a beaucoup de réacteurs et que la France est un petit pays, cela posait un problème de dimensionnement de la filière industrielle. Afin de disposer de suffisamment de professionnels formés et qualifiés – travailler dans le nucléaire requiert en effet des qualifications spécifiques, notamment pour les interventions sous irradiation –, nous avons prospecté à l’échelle européenne. Le risque de ne pas trouver d’industriels disponibles était identifié : c’était un problème de politique industrielle, de supply chain.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette inquiétude a-t-elle été exprimée auprès du gouvernement de l’époque ? Si oui, quelle a été sa réaction ?

M. Yannick d’Escatha. Ces sujets sont traités au niveau du conseil d’administration d’EDF, auquel participent les représentants de l’État. Le problème est connu. Il faut avoir une industrie suffisamment importante, formée et disponible au niveau européen.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous assisté, dans vos différentes fonctions, à des échanges sur la maintenance, la supply chain et leurs implications en matière de sûreté du parc ?

M. Yannick d’Escatha. La maintenance est un problème industriel banal et c’est le métier de l’ensemble du management d’EDF. Il n’était pas question de ne pas la faire. Si on ne trouvait pas d’industriel disponible au moment où on en avait besoin, on prenait du retard. EDF n’a jamais mis en service ou démarré une installation si la maintenance n’avait pas été faite avec la qualité requise.

M. Antoine Armand, rapporteur. Étant donné le caractère stratégique et sensible de l’industrie nucléaire, on peut imaginer que les responsables de haut niveau d’EDF ne se contentaient pas de parler des installations qui allaient être mises en service : ils anticipaient aussi ce qui allait se passer dans les décennies à venir. Quel était l’état des discussions au sein d’EDF et du CEA lorsque vous en faisiez partie ? Vous en êtes-vous ouverts aux membres du gouvernement de l’époque ?

M. Yannick d’Escatha. Nous faisions le nécessaire pour avoir accès à un tissu industriel suffisamment fourni sur l’ensemble de la place européenne, et nous l’avons obtenu. Nous avons certainement eu à gérer, même si je n’ai pas de souvenir particulier, des retards dans l’exécution d’une tranche parce qu’un industriel n’était pas disponible.

J’ai l’impression que vous avez en tête les travaux de grand carénage. Nous n’étions pas dans ce cadre à l’époque. Nous pouvions rencontrer des difficultés lors des visites habituelles mais nous n’avions pas de souci particulier pour trouver des professionnels, d’autant que nous allions jusqu’à les former : il y a toujours eu une école des métiers chez EDF.

L’énorme programme de visite décennale pour l’extension au-delà de quarante ans de toutes les tranches a demandé une masse de travail considérable. Celle-ci n’a été connue que tardivement car elle répondait aux exigences de l’Autorité de sûreté nucléaire, qui souhaitait que nous fassions toutes les modifications permettant de se rapprocher au maximum de la troisième génération. J’approuve entièrement ces exigences car la sûreté doit progresser en permanence mais cela représentait une masse de travail considérable, dont l’ampleur n’a été mesurée que beaucoup plus tard.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour résumer, à l’époque, il n’y avait pas d’inquiétude sur ce sujet et vous considérez que cette absence d’inquiétude était justifiée.

M. Yannick d’Escatha. C’était une préoccupation de tous les jours dans notre métier : nous devions nous assurer que nous ne prendrions pas de retard et que la maintenance serait faite quoi qu’il arrive, en respectant les normes de qualité, avec lesquelles personne n’a jamais transigé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous étiez au CEA lorsque le Gouvernement a pris la décision d’arrêter Superphénix. Ce réacteur à neutrons rapides, de quatrième génération, avait pour caractéristique d’absorber la quasi-totalité des déchets nucléaires et de produire du combustible de façon quasi cyclique, limitant l’approvisionnement extérieur à un niveau très faible. Pouvez-vous nous rappeler en quoi consistait cette technologie radicalement nouvelle ? Quel jugement portiez-vous sur Superphénix à la veille de l’arrêt de son fonctionnement ?

M. Yannick d’Escatha. Superphénix est un surgénérateur, c’est-à-dire qu’il est capable, grâce aux neutrons rapides, de convertir l’uranium 238, qui est le plus abondant mais qui n’est pas fissile, en uranium 239 qui, lui, est fissile. Si l’on met de l’uranium 238 autour du cœur, il reçoit les neutrons et fabrique plus de matière fissile que le cœur n’en consomme. Les neutrons rapides permettent donc de ne pratiquement plus recourir à l’uranium naturel. De plus, ils peuvent transmuter les noyaux radioactifs à vie longue, ce qui était intéressant pour l’application de la « loi Bataille » (loi du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs).

Lorsque le réacteur Superphénix a démarré, en 1984, il a connu des problèmes de mise au point, comme son ancêtre Phénix avant lui et comme n’importe quel prototype. Les ingénieurs disent qu’il faut « déverminer » le produit, c’est-à-dire qu’il faut le mettre au point pour corriger ses imperfections initiales avant de l’industrialiser. Superphénix était une énorme extrapolation de Phénix puisque l’on passait de 125 à 600 mégawatts : le facteur d’échelle était donc important. Le réacteur, qui a eu beaucoup de maladies de jeunesse, a été assez souvent arrêté pour réparation. Il a été converti en outil de recherche en 1991, puis arrêté en 1997.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel jugement portiez-vous sur son fonctionnement à la veille de son arrêt ?

M. Yannick d’Escatha. Superphénix a subi des pannes et des petites fuites internes. Il n’y a pas eu de fuite de sodium vers l’extérieur – les collecteurs, dont c’est le rôle, les ont absorbées – mais il a cependant fallu les réparer, raison pour laquelle le réacteur était assez souvent arrêté. De plus, chaque arrêt déclenchait une période extrêmement longue pour obtenir l’autorisation de redémarrage.

M. Antoine Armand, rapporteur. Un certain nombre d’experts s’accordent à dire que, durant les deux années qui ont précédé son arrêt par le Gouvernement, le réacteur fonctionnait. Cela correspond-il à vos souvenirs ?

M. Yannick d’Escatha. Superphénix n’était pas sous la responsabilité du CEA. Nous avons apporté notre expertise en matière de neutrons rapides mais je n’ai pas le souvenir exact de son planning de fonctionnement à l’époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, a déclaré, dans une lettre ouverte publiée par Le Point, le 9 novembre 2022, que la décision d’arrêter le réacteur Superphénix était « fondée sur des éléments objectifs, tant fonctionnels que financiers » et que « la réussite technique du projet était fortement compromise et sa rentabilité nullement assurée ». Est-ce que vous vous inscrivez en faux contre ces propos ?

M. Yannick d’Escatha. C’est à l’exploitant qu’il faut poser cette question. Pour ma part, n’étant pas l’exploitant, je ne peux vraiment pas vous répondre – je n’ai pas en tête son planning de fonctionnement. Personnellement, je pense que ce réacteur aurait parfaitement marché après avoir été « déverminé ». Il n’avait pas de tare qui l’empêchait de fonctionner, à ma connaissance.

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2000, vous êtes nommé directeur général délégué industrie d’EDF, qui est l’exploitant de Superphénix.

M. Yannick d’Escatha. Oui mais il était déjà arrêté à cette date.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine que vous avez eu des discussions sur ce sujet avec vos équipes industrielles, avec le comité exécutif d’EDF ou avec des interlocuteurs extérieurs. Dans votre souvenir, l’arrêt de Superphénix puis celui de Phénix semblaient-ils justifiés ?

M. Yannick d’Escatha. Lorsque Superphénix a été arrêté, le Gouvernement a demandé au CEA de prolonger la vie de Phénix jusqu’en 2010 pour pouvoir faire des recherches car nous avions besoin de neutrons rapides. Chez EDF, les discussions portaient sur le démantèlement de Superphénix – il a fallu au préalable construire une usine pour décontaminer le sodium –, qui était arrêté depuis deux ou trois ans. Personne chez EDF n’était heureux de l’arrêt de Superphénix, qui n’a pas été compris.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez une très longue expérience en matière nucléaire, en matière industrielle et en matière de recherche. Avez-vous, à titre personnel, un avis sur l’arrêt de Superphénix, puis de Phénix ?

M. Yannick d’Escatha. En tant qu’ingénieur, mon pronostic est que le réacteur Superphénix, après avoir été déverminé, comme tous les prototypes, aurait parfaitement bien fonctionné. En ce qui concerne Phénix, j’ai dit au Gouvernement qu’on pouvait prolonger sa durée de vie de quelques années. Tout s’est d’ailleurs très bien passé jusqu’à son arrêt en 2010. Les recherches dont le CEA était responsable ont pu se faire dans Phénix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes politiques.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Nous avons le sentiment d’une réécriture de l’histoire de Superphénix. Les experts de l’époque qualifiaient ce réacteur d’expérience sinon dangereuse, du moins qui ne constituait pas le bon modèle car elle recelait un certain nombre de fragilités. On se demande dès lors si l’argent public a été bien employé.

Par ailleurs, quel est le lien entre le CEA et l’Ines (Institut national de l’énergie solaire) ? Le lancement de ce dernier a-t-il pu causer un manque de financement de la recherche sur les énergies renouvelables thermiques et entraîner une compétition entre les différentes énergies ? Le CEA a-t-il un avis sur cette question ?

M. Yannick d’Escatha. Le CEA n’a pas participé à la construction de Superphénix : il a une expertise en matière de réacteur à neutrons rapides et ses compétences étaient utilisées par EDF pour ses propres besoins. Ce que je peux dire, en tant qu’ingénieur, c’est que le passage de 125 à 600 mégawatts est une extrapolation dont le coefficient n’est pas habituel : en général, on ne fait pas un tel saut quand on fait progresser une filière. C’était la conséquence d’une erreur d’évaluation de ce que serait la croissance dans le monde. Même si aujourd'hui, des réacteurs à neutrons rapides de 800 mégawatts fonctionnent dans le monde.

Je ne connais pas très bien l’Ines ; je ne suis pas sûr qu’il existait quand j’étais administrateur général du CEA. Celui-ci apportait ses compétences à l’Ademe (Agence de la transition écologique) dans le domaine des économies d’énergie thermique de l’habitat. En revanche, le CEA ne faisait pas beaucoup de recherche sur le photovoltaïque.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez évoqué un contexte de surproduction d’énergie dans les années 1990, puis vous avez affirmé que les concepteurs de Superphénix avaient anticipé un besoin d’énergie très important, qui ne s’est finalement pas avéré. Les planificateurs et les décideurs de l’époque n’ont-ils pas au contraire manqué de discernement ? On savait très bien qu’il faudrait un jour remplacer le pétrole et le gaz. Ce n’est pas que la France a consommé moins d’énergie, c’est qu’elle a transféré une partie de sa production dans des pays tiers : si l’on analyse ses importations, on constate en réalité qu’elle n’a cessé d’augmenter sa consommation. On ne comprend pas à quel moment des planificateurs ont pu croire que la société occidentale, française notamment, allait avoir besoin de moins d’énergie.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que la France exporte de l’énergie qu’elle est en surproduction ; sinon cela signifierait que l’Allemagne est en surproduction de son industrie ! Exporter de l’énergie, c’est plutôt bien, et qualifier cela de surproduction est une erreur d’anticipation.

Vous dites que la supply chain a été organisée au niveau européen. Sauf erreur, il n’y a pas de programme nucléaire européen mais un programme nucléaire français, qui devait être souverain. À quel moment les responsables du nucléaire français planifient-ils une industrie au niveau européen ? Vous avez qualifié le programme franco-allemand de recherche nucléaire de succès : or non seulement il a été dissout mais un tribunal arbitral a condamné Siemens à une amende de 650 millions d’euros pour ne pas avoir rempli ses obligations contractuelles et pour avoir fricoté avec les Russes. Par ailleurs, peut-on concevoir l’EPR première version, l’EPR finlandais et l’EPR de Flamanville, comme un succès ? Je n’en suis pas sûr.

Dans les années 1990 et 2000, il y a eu une période de transition pendant laquelle un certain nombre de décisions ont été mal prises, voire pas prises du tout. Pouvez-vous nous éclairer sur le conflit entre les directions d’EDF, d’Alstom et d’Areva, manifestement lié à des conflits de personnes ayant pris des décisions industrielles contraires à l’intérêt national et contraires à la convergence des choix technologiques et industriels qui avaient fait le succès du plan Messmer ?

Par ailleurs, vous ne gériez pas une usine de machines à laver : vous saviez qu’il y aurait un effet falaise si les réacteurs n’étaient pas remplacés. Ce n’est pas en lançant un unique réacteur à Flamanville en 2007 – et même un deuxième, si l’on tient compte de l’EPR de Penly qui n’a finalement pas été réalisé – qu’on aurait pu y remédier. Il aurait fallu pour cela anticiper le grand carénage et même la prolongation des centrales à quarante, cinquante ou soixante ans. Les années 1990 et 2000 étaient donc critiques du point de vue de la prise de décisions politiques et industrielles. Or, avec les éléments que vous nous avez donnés, je n’arrive pas à comprendre si elles ont été prises. Vous avez évoqué Superphénix, qui était arrêté, et Phénix, qui a été prolongé, mais étiez-vous déjà en train de travailler sur le projet Astrid, qui sera lancé plus tard par Jacques Chirac, ou bien est-ce qu’on a perdu du temps ?

Autre domaine, peu évoqué, dans lequel le CEA a certainement perdu du temps : le réacteur Osiris. Celui-ci était vieillissant et le réacteur qui devait prendre sa suite a connu un retard monumental. Dans ce domaine, quelles ont été les décisions qui ont mené à l’arrêt d’Osiris et à ce que la France ne dispose pas de son successeur ?

M. Yannick d’Escatha. Dans les années 1990, on parlait de surproduction, voilà pourquoi j’ai employé ce terme ; à cette époque, 80 % de l’énergie produite était d’origine nucléaire, dont une partie importante était exportée – ce qui est très bien.

Quand on a choisi de construire l’EPR à Flamanville 3, on n’a pas décidé, à ma connaissance, de fabriquer Flamanville 3 et 4 ; d’habitude, on construit tous les réacteurs nucléaires par paires pour des raisons de rentabilité et d’efficacité, et, si on avait agi ainsi, il me semble que Flamanville 4 serait déjà en service parce que les équipes peuvent migrer d’un EPR à l’autre sans perte de temps en cas de problème, par exemple le manque d’un matériel. Localement, les gens auraient d’ailleurs souhaité accueillir la paire de réacteurs, mais on a estimé que l’activité de deux réacteurs conduirait à une surproduction et à une impossibilité de vendre l’ensemble de l’électricité produite – je précise que je n’ai pas participé à cette réflexion – : il a donc été décidé de ne construire qu’un seul réacteur.

Sur la supply chain, je me suis mal fait comprendre : il n’y avait pas de politique européenne menée à Bruxelles mais l’industrie européenne travaillait ensemble. Dans la supply chain d’EDF, vous trouverez d’ailleurs des sociétés originaires de tous les pays européens, y compris à Flamanville : c’est normal, sain et tout à fait caractéristique de l’Union européenne.

Ce que vous avez dit sur la relation franco-allemande est exact, mais quand je qualifie de succès l’EPR, je parle de sa conception. Le réacteur AP 1000 américain dit de troisième génération n’appartient en fait pas à cette catégorie car il répond à une exigence probabiliste et non déterministe, contrairement à l’EPR : cela suffit à l’autorité de sûreté américaine mais pas à son homologue française, celle-ci imposant une démonstration déterministe ; l’AP 1000 ne peut pas remplir ce critère, en raison notamment de l’absence du fameux dispositif que j’ai évoqué tout à l’heure, même s’il offre beaucoup de sûreté par ailleurs. D’après de ce que j’ai compris, ce réacteur ne serait pas autorisé en France, alors que l’EPR est, dans sa conception, l’un des seuls réacteurs à avoir atteint le niveau de la troisième génération.

En revanche, la construction de l’EPR à Flamanville a été très difficile pour plusieurs raisons, qui sont connues. J’en vois trois, une massive et deux aggravantes. La massive tient au fait que nous avons cessé de construire des centrales nucléaires pendant plus de dix ans, durée pendant laquelle la maîtrise d’un très grand chantier comme celui de la construction d’un réacteur nucléaire a été perdue. En effet, il s’agit d’un métier difficile qui exige des compétences peu répandues, lesquelles ne s’acquièrent que par la pratique et l’expérience. Le manque de pratique et l’insuffisante maîtrise qui en a découlé ont allongé le chantier et entraîné des surcoûts : comme on dit dans la profession, un chantier qui dure, c’est un chantier qui coûte. Les retards considérables ont provoqué des surcoûts énormes.

Premier facteur aggravant, la conception de l’EPR fut très travaillée et ciselée car son succès n’avait rien d’acquis compte tenu de la difficulté de l’entreprise : encore une fois, les réacteurs chinois et américains ne répondent pas au cahier des charges de la démonstration déterministe – j’ignore ce qu’il en est du réacteur russe –, et l’EPR, réacteur de troisième génération déterministe, est l’un des seuls au monde à le remplir. Par rapport au degré très élevé d’exigence que devait atteindre la conception du réacteur, le reste – béton, logistique, emménagements, coordination des corps de métiers – paraissait simple et a été négligé, ce qui a fait perdre beaucoup de temps – je pense, par exemple, aux porte-à-faux sur les murs, qui nécessitent de mettre du béton, opération complexe qui a créé de nombreux problèmes. Le béton, les emménagements et le soudage ont posé de nombreuses difficultés et fait perdre beaucoup de temps, il n’y a qu’à demander aux équipes du chantier.

Le second facteur aggravant, induit par le précédent, tient au fait que beaucoup de matériels mécaniques et électriques installés sur le site au début des travaux ont vieilli à cause des retards ; en effet, inutilisés, ils se sont dégradés, ce qui a requis de la maintenance : points de rouille à enlever, joints séchés à changer, isolement des connecteurs à revoir, etc.

Ces problèmes n’ont rien à voir avec la conception du réacteur, laquelle a conféré à celui-ci un niveau de sécurité de troisième génération.

Les conflits de personnes que vous avez évoqués ont en effet existé dans plusieurs entreprises, ce qui est regrettable.

L’effet falaise sur le remplacement du parc de réacteurs – et non sur la maintenance dont parlait le rapporteur tout à l’heure – était parfaitement connu ; d’ailleurs, nous avons travaillé sur la troisième génération justement pour y faire face et pour assurer un niveau de sûreté plus élevé que celui de la deuxième génération, mais nous nous sommes arrêtés de construire.

Le projet de réacteur Astrid n’avait absolument pas émergé à mon époque ; je vous ai dit ce que je savais de Phénix et de Superphénix mais Astrid est arrivé beaucoup plus tard. Il s’agit d’un réacteur à neutrons rapides à caloporteur sodium de quatrième génération, sur lequel travaille un groupe de pays s’intéressant à l’avenir du nucléaire.

Vous avez parlé de la fin de vie du réacteur Osiris : juste avant que je ne quitte le CEA, j’ai lancé le projet de remplacement d’Osiris ; nous avions plus de dix ans devant nous, mais il m’avait paru opportun de le faire. Le Haut-commissaire à l’énergie atomique Robert Dautray et moi avions choisi le nom de Jules Horowitz pour le nouveau réacteur, en hommage à ce grand chercheur du CEA, père de la physique des réacteurs dans le monde, qui venait de décéder. Ce nouveau réacteur a pâti des mêmes problèmes que ceux de l’EPR de Flamanville : ces difficultés ont donc touché l’ensemble de la filière nucléaire française. 

M. Francis Dubois (LR). Monsieur d’Escatha, je veux faire appel à votre mémoire récente : en 2018, dans un rapport, vous avez demandé à Nicolas Hulot, alors ministre de la transition écologique et solidaire, et à Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, de lancer immédiatement la construction de six EPR pour redonner des moyens industriels à la filière nucléaire : quelle réponse vous a-t-on apportée ? Pourquoi le Président de la République Emmanuel Macron a-t-il attendu 2022 pour changer de position et relancer un programme de construction ?

M. Yannick d’Escatha. Je vais compléter l’information, contenue dans ce rapport, que vous venez de donner, monsieur le député : il nous paraissait nécessaire, à mes collègues et à moi, de relancer la construction de réacteurs ; en effet, pour attirer à nouveau les personnes qui se détournaient du nucléaire, notamment les jeunes, il fallait faire un palier car la fabrication d’un seul réacteur ne suffit pas. L’idée était de remplacer le moment venu les anciens réacteurs par des réacteurs de troisième génération, mais le programme devait être économique. Pour nous, il fallait annoncer un palier et non la construction d’un seul réacteur pour donner de la visibilité à la filière, reconquérir les professionnels qui l’avaient quittée et attirer les jeunes.

En outre, le nucléaire a le potentiel d’être économique et très compétitif : pour exprimer ce potentiel, il faut construire en série. Il en va de même des autres énergies et activités industrielles : c’est bien le volume – ainsi que la maîtrise née de l’expérience – qui explique la diminution actuelle du coût du photovoltaïque et des éoliennes. Nous avons conduit des études qui nous ont appris qu’à partir de six réacteurs nucléaires, le coût de construction baissait significativement ; or ce coût est la composante essentielle du coût de revient et du coût du kilowattheure nucléaire, le coût du combustible étant faible.

Voilà pourquoi nous avions proposé au moins trois tranches de constructions, le renouvellement du parc nucléaire exigeant un effort bien plus soutenu, comme le montre le rapport du RTE – Réseau de transport d’électricité – dressant le panorama en 2050 – je n’y reviens pas car vous le connaissez. On peut utiliser les réacteurs de deuxième génération bien plus de quarante ans : la durée initialement prévue était de quarante ans mais tous les acteurs du nucléaire savent que l’on peut prolonger la vie de ces réacteurs. De nombreux réacteurs ont déjà une longévité bien supérieure dans le monde ; aux États-Unis, on a autorisé certains réacteurs à fonctionner soixante ans, et quelques-uns iront jusqu’à quatre-vingts ans – certaines personnes parlent même de la possibilité d’aller au-delà. Je ne pense pas qu’il faille emprunter cette voie, mais une extension raisonnable de la durée de vie des réacteurs requiert la construction de réacteurs de nouvelle génération pour assurer le renouvellement du parc.

Quelle réponse avons-nous obtenue, monsieur Dubois ? Aucune. Le rapport a été remis puis classifié, et je n’en ai plus jamais entendu parler.

Mme Danielle Brulebois (RE). Comme vous l’avez dit, nous n’avons construit aucune centrale pendant dix ans si bien que nous avons perdu la culture du nucléaire et, avec elle, la motivation des jeunes ; je me souviens que ces derniers s’engageaient avec passion dans la filière nucléaire il y a trente ans. Connaissez-vous le projet d’université des métiers du nucléaire ? À votre avis, formons-nous suffisamment à toutes les tâches nécessaires à la construction d’une centrale ?

Vous l’avez rappelé, en août 2018, le CEA a annoncé l’abandon d’Astrid, réacteur de quatrième génération capable de consommer les produits issus du recyclage des combustibles usés, projet qui s’inscrivait dans la lignée de Phénix et de Superphénix, arrêtés en 1999 en même temps que le projet du grand canal du Rhône au Rhin qui devait traverser ma circonscription. La fin d’Astrid ne remet-elle pas en cause la stratégie et la capacité de notre pays à traiter les combustibles usés ? Si tel est le cas, la France ne risque-t-elle pas le déclassement dans le domaine du nucléaire civil alors que d’autres, comme la Russie et la Chine, avancent à pas de géant en investissant dans la recherche et le développement ?

M. Yannick d’Escatha. Je sais que l’université des métiers du nucléaire existe et que beaucoup de gens très qualifiés et compétents s’en occupent : elle s’intègre dans le plan Excell d’EDF qui avait bien perçu le besoin né de la désaffection pour la filière. Sans disposer de toutes les informations, je suppose que le problème, assez évident, a été suffisamment identifié et analysé pour que l’on fasse le nécessaire pour renouveler la pépinière et le réservoir des compétences indispensables, d’autant qu’outre le rattrapage, il faut remplacer ceux qui partent en retraite. Il convient donc d’investir massivement dans cette voie car les besoins sont massifs : les étudiants des écoles d’ingénieurs du groupe A ne cherchaient plus du tout à rejoindre l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN), organisme de formation du CEA, et se détournaient particulièrement du génie atomique. Néanmoins, il semble que la tendance commence à s’inverser, même si ce retournement demande confirmation.

Il y a vingt-cinq ans, nous construisions la deuxième génération de réacteurs nucléaires et nous travaillions déjà, au CEA, à la troisième ; de même, il faut lancer maintenant les projets de quatrième génération. Nous disposons pour ce faire du Forum international génération IV, atout qui n’existait pas dans le passé et qui est important pour l’avenir du nucléaire compte tenu des caractéristiques physiques – le nucléaire, c’est de la physique pure – très intéressantes des neutrons rapides, notamment pour la surgénération, donc la gestion du combustible, et pour la réduction de la quantité de déchets à vie longue.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). On explique les problèmes de l’EPR par une perte de compétences liée à l’absence de construction de réacteurs pendant dix ans. Les exigences nouvelles en matière de sûreté ont également pu jouer un rôle à la suite de la catastrophe de Fukushima.

Y a-t-il eu un problème de maîtrise d’œuvre dans le chantier de l’EPR de la fin des années 1990 aux années 2000 ? Le rapprochement entre Framatome et la Cogéma et la restructuration industrielle autour d’Areva, de Framatome et d’EDF ont-ils induit une perte de compétences en matière de maîtrise d’œuvre dans la construction des réacteurs, sachant qu’EDF était jusqu’alors davantage un exploitant qu’un fabricant ?

M. Yannick d’Escatha. L’objectif de la troisième génération de réacteurs était d’accomplir un saut très important en matière de sûreté nucléaire. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est réputée pour son exigence et ses compétences. Il ne peut pas y avoir de nucléaire sans une autorité de sûreté forte et performante. L’ASN applique le principe de sûreté selon lequel il faut utiliser le meilleur des connaissances disponibles : voilà pourquoi le niveau de sûreté ne cesse de s’élever. Ce mouvement est à la fois vertueux et indispensable à l’avenir du nucléaire. À la suite de la catastrophe de Fukushima, des réévaluations de sûreté ont effectivement été menées, dans le but d’accroître la résilience des centrales ; demandées par les autorités de sûreté, ces opérations, que je trouve positives, sont en cours de déploiement chez EDF.

Je l’ai dit tout à l’heure, l’un des facteurs clés du succès de la construction du parc de réacteurs en France fut l’alignement de tous les acteurs, du plus haut niveau de l’État jusqu’à l’ensemble des professionnels dans les entreprises, sur les objectifs du programme – les problèmes de personnes que nous avons évoqués sont un contre-exemple évident. La filière doit s’aligner derrière un chef de file au moment où l’on se prépare, si cette intention est confirmée, à construire à nouveau des réacteurs en série. Les restructurations participent à cette mise en ordre de la filière : il faut poursuivre dans cette voie de consolidation, encore inachevée. Il sera temps ensuite de se ranger derrière la politique du Gouvernement, la nouvelle délégation de programme interministérielle au nouveau nucléaire ayant justement pour but de veiller à l’alignement de la filière derrière les nouveaux objectifs de l’État. La désignation d’un chef de file est nécessaire à l’alignement de la filière, et il me paraît opportun qu’EDF joue ce rôle.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, Monsieur d’Escatha, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Je retiens beaucoup d’éléments de votre audition, d’abord la place de la volonté politique au plus niveau de l’État pour mener à bien un programme aussi ambitieux que le programme électronucléaire français. Nos échanges et le regard au long cours qu’apporte une carrière comme la vôtre font naître des interrogations sur les raisons ayant conduit au classement au niveau confidentiel défense de votre dernière contribution à la réflexion stratégique sur ce thème. Je ne manquerai pas de saisir la délégation parlementaire au renseignement pour connaître les moyens d’accéder à vos écrits, afin d’éclairer nos propres travaux sur la meilleure façon de reconstruire un processus décisionnel à même de réarmer la France en matière de souveraineté énergétique.

M. Yannick d’Escatha. Je vous remercie, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, de votre écoute et de votre attention. Je me tiens à la disposition de votre commission d’enquête.

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13.   Audition de M. Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique, et Membre de l’Académie des sciences (29 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues, la commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France poursuit son cycle d’auditions consacrées à la question de l’électricité. Nous nous penchons aujourd’hui sur la place du nucléaire dans le processus décisionnel au cours des vingt dernières années.

Monsieur Bréchet, vous êtes membre de l’Académie des sciences. Nous vous auditionnons en qualité d’ancien Haut-commissaire à l’énergie atomique, en fonction de 2012 à 2018. Nous avons entendu cet après-midi M. Yannick d’Escatha, qui fut administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de 1992 à 1999, soit quelques années avant votre nomination.

Les fonctions d’administrateur général du CEA et de Haut-commissaire à l’énergie atomique sont à la fois distinctes et corrélées – votre audition va offrir aux Français l’occasion de comprendre cette organisation complexe. Il en est de même des liens entre les activités nucléaires civiles et militaires, lesquelles n’entrent pas dans le champ de compétences et d’investigation de notre commission d’enquête.

Ce qui est clair, c’est que la fonction que vous avez exercée vous a permis d’avoir une vision générale de l’écosystème nucléaire français, de ses réussites comme de ses difficultés, de sa vie intérieure et de ses rapports avec les autres administrations publiques et les autorités politiques.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yves Bréchet prête serment.)

M. Yves Bréchet, ancien Haut-commissaire à l’énergie atomique. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à témoigner devant votre commission d’enquête. Les questions relatives à la souveraineté énergétique, au rôle du nucléaire en particulier, sont complexes. Je vous demanderai donc patience et attention pour pouvoir aller au-delà de la recherche nécessaire des responsables et avancer dans la direction indispensable des solutions.

J’ai l’habitude d’être précis. Je lirai donc un texte que j’ai écrit pour vous. Il vous semblera peut-être rugueux ; dites-vous qu’il s’agit d’un témoignage sincère et véritable. Ce texte est documenté. Je vous laisserai avant de partir une clé USB contenant tous les documents auxquels je fais allusion dans ce texte, ainsi que des documents complémentaires, notamment les rapports et les notes que j’ai remis, et le texte lui-même.

Je commencerai par vous dire succinctement qui je suis, avant de décrire la fonction de Haut-commissaire et son fonctionnement au sein du CEA. J’essaierai ensuite de rappeler quelques faits sur le nucléaire, qu’il est absolument indispensable d’avoir à l’esprit.

Je poursuivrai par une étude de cas sur les réacteurs à neutrons rapides (RNR), sur lesquels porte l’une de vos questions, avant d’en venir à ce qui me semble être, au-delà du nucléaire, le cœur du problème : l’instruction scientifique des dossiers politiques. Il est indispensable, me semble-t-il, que votre commission d’enquête s’interroge sur les raisons pour lesquelles il est difficile de comprendre la logique des décisions qui ont été prises. Enfin, je reprendrai le questionnaire avant de répondre à vos questions.

Encore une fois, ces sujets sont complexes et ne peuvent être abordés uniquement par des effets de manche.

Qui suis-je ? Je suis un scientifique et un ingénieur. Je suis un spécialiste de sciences des matériaux en général et de métallurgie en particulier. J’ai fait l’essentiel de ma carrière dans le monde universitaire, formant des ingénieurs et des chercheurs. L’essentiel de mes travaux a porté sur les matériaux de « structure », plus particulièrement sur leur capacité à produire de l’énergie ou à l’utiliser. Je suis membre de l’Académie des sciences ainsi que de plusieurs académies étrangères, et professeur associé de deux universités, au Canada et en Australie.

J’ai occupé la fonction de Haut-commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018, soit deux mandats de trois ans, à l’issue desquels j’ai souhaité ne pas être renouvelé. J’ai rejoint la compagnie Saint-Gobain en qualité de directeur scientifique en 2018. Depuis 2019, je préside le conseil scientifique de Framatome. J’ai conservé une activité de recherche et de collaboration avec des universités étrangères.

Je n’ai plus aucune relation professionnelle avec le CEA ni avec le Gouvernement depuis mon départ. Je m’exprimerai uniquement, dans cette audition, sur des faits antérieurs à 2019.

En quoi consiste la fonction de Haut-commissaire à l’énergie atomique ? Le titulaire de ce poste, défini par la loi, remplit une mission de conseil scientifique auprès du Gouvernement et de l’administrateur général du CEA sur les missions du CEA, notamment celles relatives au nucléaire civil et militaire, ainsi que sur les questions d’énergie en général. Il est positionné au sein du CEA mais hors de sa hiérarchie, ce qui lui assure une totale liberté de travail. Il est essentiel de comprendre cela. Plusieurs dispositions juridiques, dont les références figurent dans mon texte, définissent les fonctions du Haut-commissaire à l’énergie atomique.

Il est ainsi le conseiller de l’exécutif pour les questions scientifiques et techniques relatives à l’énergie nucléaire. Il peut saisir les ministres intéressés de propositions relatives à l’orientation générale scientifique et technique du CEA.

Il est membre du comité de l’énergie atomique, qui examine toutes les questions relatives au CEA, et dont la loi prévoit qu’il se réunit au moins une fois par an sous la présidence du Premier ministre, ainsi que sur saisine du Haut-commissaire à l’énergie atomique. Il siège au conseil d’administration du CEA, avec voix consultative, ce qui est logique compte tenu du fait qu’il n’y exerce aucune fonction décisionnelle.

Il est le conseiller scientifique et technique de l’administrateur général du CEA pour l’orientation générale de l’établissement, ce pour quoi il est assisté d’un conseil scientifique, qu’il préside. Il est essentiel de se souvenir que les rapports rendus en son nom sont construits par des groupes d’experts et non rédigés de sa seule blanche main, même s’il en assume l’entière responsabilité.

Il est responsable de la chaîne de sécurité de l’intégrité des moyens concourant à la dissuasion et ne relevant pas du ministère de la défense. Il est le garant de la gestion patrimoniale des matières nucléaires nécessaires à la défense. Il peut être chargé, par un ministre ou par l’administrateur général du CEA, de diverses missions de conseil et d’expertise dans les domaines intéressant le CEA, la défense nationale et l’enseignement. Il est essentiel de comprendre qu’il s’agit d’un poste de conseiller dépourvu de pouvoir décisionnel, lequel est exclusivement exercé par l’administrateur général du CEA.

Chaque titulaire de la fonction l’exerce avec son style propre. Pour ma part, j’ai adopté un positionnement exclusivement technique, et transmis mes rapports aux autorités concernées, à l’exclusion de toute diffusion publique. J’ai théorisé cette pratique de la façon suivante : ce devoir de réserve absolu, revendiqué dès ma nomination, va de pair, à mes yeux, avec un devoir de franchise totale. Je ne me suis jamais départi ni de l’une, ni de l’autre.

Les documents émanant du Haut-commissaire sont à diffusion restreinte. Tous ont systématiquement été transmis aux conseillers techniques des ministères concernés, principalement ceux chargés de l’environnement et de l’énergie, de l’industrie, de la recherche et de la défense, ainsi qu’aux cabinets du Premier ministre et du Président de la République.

Ils l’ont aussi été aux administrations directement concernées, généralement la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), la direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI), la direction générale des entreprises (DGE), ainsi qu’à l’état-major particulier du Président de la République. Certains d’entre eux ont été transmis au président et au premier vice-président de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), car je suis par nature profondément respectueux de la démocratie parlementaire.

Bien entendu, l’administrateur général du CEA était destinataire de tous les rapports, qui n’ont jamais fait l’objet d’une couverture médiatique. Je ne parlais quasiment jamais à la presse, sinon pour dire que j’avais dans mon bureau une machine à café, négociée lors de ma nomination, ce qui n’a rien d’un secret d’État. Les rapports étaient systématiquement remis en mains propres aux conseillers techniques concernés, que je rencontrais une fois par trimestre en tête-à-tête pour leur en exprimer le contenu.

Je me considère comme pleinement engagé par leur contenu. Ce qui en a été fait, ou plutôt ce qui n’en a pas été fait, est de la responsabilité des décideurs qui en ont été destinataires.

Les rapports remis par le Haut-commissaire à l’énergie atomique prenaient plusieurs formes selon les sujets traités.

Certains sujets étaient traités selon une échéance allant de six mois à un an. Il s’agissait de rapports sur des sujets scientifiques et techniques demandés par le Gouvernement, la haute administration ou des acteurs du nucléaire. Issus de groupes de travail pilotés par le Haut-commissaire à l’énergie atomique, ils étaient structurés comme suit : conseil du Haut-commissaire, résumé exécutif du rapport et rapport détaillé. Certains rapports étaient longs et techniques. Je mettais un point d’honneur à faire en sorte qu’ils soient tous, au moins en partie, compréhensibles par toute personne ayant envie de comprendre.

La liste complète des rapports que j’ai remis figure dans les documents que je remettrai au secrétariat de la commission d’enquête à l’issue de la présente audition. Je n’en citerai que quelques-uns : Le stockage tout terrain des déchets bitumés, L’avenir de la métallurgie française, L’analyse des scénarios énergétiques : application aux scenarii de l’Ademe et de l’Ancre, Réflexion et avis sur le plan à moyen et long terme du CEA, Le black-out : une menace permanente pour le système électrique avec des conséquences sanitaires potentiellement graves – j’espère que je ne passerai par pour un Cassandre à ce sujet –, Prédiction du vieillissement de l’acier de cuve des réacteurs REP du parc électronucléaire français, Aspects socio-cognitifs des controverses sur les sciences et les techniques, La chaleur : quels enjeux de R&D pour le CEA. En six ans, j’ai dû rédiger ou piloter environ 4 000 pages de rapport.

Nous avons également rédigé des documents plus courts, pour les gens pressés, selon des échéances allant d’un à deux mois. Ces notes courtes du Haut-commissaire, n’excédant pas dix pages, portaient sur un point nécessitant une information directe et rapide. Par exemple : Sur la nécessité des RNR, Opportunité des petits réacteurs modulaires (SMR), Radiothérapie, Épidémiologie des cancers de la thyroïde, Les échelles de temps dans le nucléaire, Opportunité de développer la filière thorium, La participation française aux rapports du GIEC ou encore La chimie séparative au CEA et son application hors nucléaire.

À la demande des acteurs du nucléaire, j’ai animé des groupes de travail chargés de donner un avis aux décideurs. Les rapports qui en résultaient étaient remis aux demandeurs ainsi qu’aux conseillers techniques et aux cabinets des ministères concernés. J’ai ainsi rédigé des rapports détaillés sur les innovations du nouveau modèle d’EPR, les stratégies de fermeture du cycle et le programme Astrid – version longue de la note courte sur les RNR – et la priorisation des programmes de recherche de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) sur le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).

Outre ces actions d’expertise, j’ai mené une évaluation scientifique approfondie du CEA, dont le contenu était décidé en accord avec l’administrateur général. J’ai remis tous les deux ans un rapport d’activité rassemblant les résumés exécutifs des rapports, les discours, les notes et les lettres officielles, ainsi qu’un bilan d’activité assorti de recommandations à la fin de chaque mandat. Je vous remettrai la liste des travaux effectués et les documents afférents.

Je vais à présent vous donner une vue d’ensemble du nucléaire en France. Mes propos seront assez rugueux. Vous n’en avez peut-être pas l’habitude, mais il me semble indispensable, surtout après avoir prêté serment devant vous, de les tenir, et d’une certaine manière.

En 2020, j’ai donné devant un groupe informel de jeunes hauts fonctionnaires intitulé La tortue, à sa demande, une conférence sur la politique électronucléaire en France. Cette mise en perspective historique, que j’ai exposée après avoir quitté mes fonctions, demeure pleinement d’actualité. Je vais donc vous en donner lecture.

Le programme électronucléaire français a été décidé politiquement et mis en œuvre industriellement par un État stratège, dans une situation de crise menaçant la souveraineté énergétique du pays. La clé de voûte de cette stratégie était identifiée dès les années 1970. Il s’agit de la filière à neutrons rapides, qui permet, le moment venu, de requalifier les déchets en ressources et d’assurer l’indépendance du pays vis-à-vis de la ressource en uranium. Ce nucléaire durable n’utilise aucune ressource naturelle, par définition épuisable, et résout le problème de la gestion des déchets. Ce système circulaire est pratiquement parfait. Ses émissions de gaz à effet de serre (GES) sont pratiquement nulles.

Dans la présente situation de crise, climatique celle-là, qui est au moins aussi aiguë que la précédente, l’État français, en dépit d’un discours apparemment volontariste pour la combattre, peine à assumer un atout assurant une électricité décarbonée à 90 %. Il vient de prendre – ce texte a été rédigé en 2020 – une décision lourde de conséquences : l’abandon de la filière à neutrons rapides au moment même où de grands États maîtrisant la technologie nucléaire, tels que la Russie et la Chine, et à présent les États-Unis, en accélèrent le développement.

Cette décision, prise après plusieurs renoncements s’agissant du parc électronucléaire, est emblématique, en matière énergétique, du remplacement d’un État stratège par un État bavard. Elle est aussi révélatrice d’une désinformation continue, acceptée par l’État quand elle n’est pas organisée par lui, sur cette filière.

Plusieurs points doivent être fermement réaffirmés au sujet de l’énergie nucléaire.

L’électricité produite par le nucléaire est essentiellement décarbonée. Dans une optique de lutte contre le réchauffement climatique, il est absurde de dépenser des milliards pour la décarboner. Le démantèlement des centrales est une technologie certes maîtrisée, mais qui créera moins d’emplois que leur fermeture n’en supprime.

Le fonctionnement des centrales est sûr. La létalité de l’énergie nucléaire est faible, par comparaison avec les autres sources d’électricité, notamment les sources fossiles. La gestion des déchets est garantie par les technologies de leur vitrification et de leur stockage géologique profond, dans lesquelles la France a une avance reconnue.

Le problème des ressources en uranium est résolu par la technologie des neutrons rapides et par la fermeture du cycle, qui permettent d’utiliser l’uranium appauvri et de maintenir le bilan en plutonium. La filière à neutrons rapides, dans laquelle la France était pionnière, a été abandonnée en 2018, par une décision à courte vue qui restera dans l’histoire comme un modèle de stupidité ou de cynisme.

Il importe de comprendre comment la cohérence d’une stratégie industrielle a cédé la place à l’opportunisme d’une stratégie de communication. L’historique de la filière et l’inventaire des difficultés industrielles rencontrées permettent de mieux comprendre la situation actuelle.

Le déploiement de la filière industrielle dans les années 1970, consécutif du premier choc pétrolier, reposait sur une décision politique – le plan Messmer –, un choix stratégique – la filière à eau pressurisée – et une stratégie industrielle – la structuration de la filière du combustible à l’aval du cycle. En vingt ans, cinquante-huit réacteurs ont été construits, ce qui a placé la France en tête des nations industrielles de l’énergie nucléaire, et lui a offert un retour d’expérience en matière d’efficacité industrielle et de sûreté inégalé dans le monde et reconnu comme tel.

Ne pas avoir construit de réacteurs pendant les vingt ans qui ont suivi a induit une perte de compétences industrielles, une dégradation de l’outil de production et un délitement du tissu de sous-traitants, dont nous payons aujourd’hui le prix. La doctrine de libéralisation des marchés appliquée à l’électricité, dont la nature non stockable demeure à ce jour incontournable, et la démission des États européens face au besoin pourtant croissant de fournir à tous les citoyens une énergie à bon marché, a amené à une déstructuration ayant pour conséquence une situation économiquement et politiquement intenable, caractérisée par des prix négatifs et une déstabilisation des réseaux.

La gestion de l’intermittence des énergies renouvelables (ENR) et leur déploiement massif, conjugué à la perte de capacités pilotables, signalée à plusieurs reprises par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN), ont induit une grave dépendance au gaz à l’échelle européenne, présentant un risque géopolitique grave. Je pourrais ajouter aujourd’hui que l’histoire récente nous en donne la preuve.

Le prix à payer pour ces erreurs historiques sera lourd. La destruction, à l’heure même de l’urgence climatique, de ce qui a été un fleuron industriel du pays et qui constitue l’un de ses meilleurs atouts dans la lutte contre le dérèglement climatique, l’absence de stratégie claire de remplacement du parc dans le domaine électronucléaire, le sacrifice d’outils industriels amortis et au fonctionnement sûr, la confusion entretenue entre la lutte contre le réchauffement climatique, qui suppose une décarbonation de notre énergie, le manque de lucidité sur les liens organiques entre la dissuasion nucléaire et la propulsion, et les technologies industrielles civiles, tout cela relève au mieux de l’ignorance, au pire de l’idéologie.

J’ai écrit ce texte en 2020. Et je ne vois aucune raison majeure de changer d’avis.

J’en viens à l’étude de cas sur le renoncement à la filière à neutrons rapides. Sauf à supposer que personne, dans les ministères et les administrations, ne lit les rapports techniques, la décision d’arrêter le projet Astrid a été prise en connaissance de cause. J’ai rédigé quatre notes à ce sujet. Le CEA a remis, lors d’une réunion interministérielle, un dossier très complet, tant sur les aspects techniques du projet que sur ses implications industrielles et en termes de relations internationales, concernant notamment les collaborations initiées avec le Japon. J’ai de surcroît remis un rapport détaillé sur les options de fermeture du cycle et son état de maturité.

La note que je vais vous lire date d’août 2017, soit juste avant que la décision ne soit officiellement prise. Elle remet en perspective la décision à prendre, à l’aune de soixante-dix ans d’investissement du contribuable, et décrit, en des termes non techniques, les conséquences de la décision qui était sur le point d’être prise.

La question de la fermeture du cycle des matières nucléaires constitue une illustration de la nécessité d’une instruction technique approfondie des dossiers. La fermeture du cycle vise à éviter l’accumulation des déchets nucléaires, principalement constitués de plutonium, et à tirer le maximum d’énergie des matières premières issues du minerai d’uranium.

Il se trouve que les réacteurs à neutrons rapides (RNR) sont capables de brûler tous les isotopes du plutonium, donc de transformer ce déchet en ressource, et peuvent également brûler l’uranium naturel et l’uranium appauvri. Ils peuvent donc transformer les déchets en ressource et consommer toutes les matières fissiles issues de la mine.

Ce faisant, ils permettent une gestion rationnelle de la ressource, associée aux sites de stockage profond. J’ai d’ailleurs remis un rapport, à la demande conjointe du président-directeur général d’EDF et de l’administrateur général du CEA, démontrant que, parmi les options techniques envisageables pour réaliser la fermeture du cycle, le RNR à caloporteur sodium est la plus mature.

L’obsession, qui semble répandue au sein de certains services de l’administration centrale du pays, de « brûler le plutonium le plus vite possible » n’a aucun sens, sauf à se placer dans une logique de sortie du nucléaire, ce qui contredit la politique voulue par le Président de la République. N’en déplaise à certains, le rééquilibrage du mix énergétique ne prévoit, en effet, aucun engagement de sortie, à plus ou moins long terme, du nucléaire.

En tout état de cause, une telle option ne peut pas être décidée implicitement, par la force des choses et l’enchaînement des décisions. Ma compréhension de la volonté présidentielle est la suivante : le nucléaire est une composante majeure et durable du mix électrique français, le débat porte sur l’évolution de sa part, ainsi que sur le calendrier de cette évolution. La France restera encore longtemps un grand pays nucléaire, même si la part du nucléaire dans son mix énergétique tombe à 50 %.

À l’heure actuelle, personne n’est capable de dire quelle proportion d’énergie décarbonée non nucléaire est compatible avec nos sociétés industrielles. On ne sait pas quelles sont les capacités de stockage réalistes. On ne sait pas quelles modifications du réseau de distribution sont indispensables. On ne sait pas quelle part de production et de consommation localisées est compatible avec un mix énergétique donné. Quant à la production d’électricité décarbonée à partir d’énergies fossiles, rendue possible par un stockage de masse du CO2, elle est à ce jour un vœu pieux.

Quoi qu’il en soit, l’utilisation, même « modérée », du nucléaire impose de fermer le cycle, sous peine de laisser la filière nucléaire s’étouffer sous ses propres déchets. Ne pas fermer le site condamnerait à terme le nucléaire dans notre pays.

Renoncer à cette option sans le dire forcerait la décision politique de façon malhonnête, en donnant de facto au nucléaire un statut d’énergie de transition. La conserver préserve au contraire la possibilité de l’usage du nucléaire dans la proportion qui sera nécessaire, car, à tout moment, les flux de matière entrant et sortant seront équilibrés, sans accumulation s’agissant des déchets non ultimes. Ne pas fermer le cycle, c’est rendre le nucléaire non viable car non durable. C’est irresponsable et politiquement indéfendable, car cela prive le politique d’une marge de manœuvre et revient de facto à décider à sa place.

Finalement, que ce point de vue sur l’arrêt des études sur la fermeture du cycle relève d’un calcul comptable à court terme, d’une méconnaissance du problème énergétique dans son ensemble ou d’une mise en cause de la société industrielle m’est indifférent. Ce qui est bien plus grave dans cette fin programmée du nucléaire, c’est qu’elle procède d’une façon inadmissible, consistant à piéger le politique pour le forcer ensuite à prendre la seule décision encore possible. Au contraire, fermer le cycle, c’est laisser ouvert le champ des options de gestion des matières et des déchets ultimes, de façon à pouvoir prendre au fur et à mesure, rationnellement, les décisions politiques et techniques qui sont les meilleures pour le pays, sortie du nucléaire comprise.

Ces arguments expliquent pourquoi je considère que les RNR ne sont pas un projet du CEA, mais la clé de voûte, dans l’état actuel des choses, qui résulte de choix historiques en faveur d’une politique énergétique rationnelle et respectueuse de la capacité de décision politique du gouvernement du pays. La Russie, la Chine et l’Inde ne s’y sont pas trop trompés et avancent résolument sur la voie des RNR, dont ils ont bien perçu l’importance stratégique.

Les détails de la conception du projet Astrid, qui a tout son sens dans un contexte de collaboration internationale, demeurent ouverts. Il faut en mener l’analyse d’ici à 2019, sereinement, en percevant clairement et sans ambiguïté l’intérêt de mener à bien ce projet.

Last but not least, il ouvre la possibilité de développer une filière valorisant soixante-dix ans d’investissement du contribuable, dans laquelle la France a une avance avérée. Cet argument est d’autant plus recevable que le nucléaire a un avenir dans le monde –200 centrales sont en construction ou programmées, ce qui n’est pas tout à fait rien. Cela suppose que la filière nucléaire française soit remise au carré, et que ses dirigeants disposent d’une vraie stratégie, qui ne se borne pas à équilibrer les lignes ou à faire des annonces médiatiques.

Voilà les informations auxquelles les décideurs politiques avaient accès, quand bien même ils n’auraient pas lu ou fait lire les rapports détaillés précédemment transmis et que leurs conseillers techniques avaient eus en mains.

Il est très important de comprendre que la filière à neutrons rapides est la clé de la fermeture du cycle, laquelle est la clé d’un nucléaire durable et indépendant en matière de ressources, et qu'à ce titre, c’est un outil de souveraineté nationale, du point de vue énergétique et du point de vue industriel. La capacité industrielle à construire des réacteurs nucléaires dans la durée étant essentielle pour répondre aux besoins industriels de la propulsion nucléaire, donc à la crédibilité de la dissuasion, le nucléaire durable est aussi un outil essentiel de la souveraineté nationale au sens militaire.

S’agissant d’un outil de souveraineté, il est indispensable de réfléchir aux collaborations internationales éventuelles dont il peut faire l’objet et à leurs implications géopolitiques. Tel était précisément l’objet de la collaboration avec le Japon.

L’abandon de la filière avec l’arrêt d’Astrid est plus qu’une erreur : c’est une faute grave. Espérons que nous saurons la rattraper sans en commettre de plus graves encore en matière d’abandon de souveraineté ! Non sans oublier les mots cruels de Jonathan Swift : « Pourquoi espérer qu’ils écoutent des conseils quand ils ne sont pas même capables d’entendre des avertissements ? ».

Au cœur du problème se trouve la question de l’instruction scientifique des dossiers politiques. La faiblesse des analyses sur lesquelles se fondent les décisions de l’État interroge, du moins dans le domaine de l’énergie, que je connais.

La doxa prônant le passage de 75 % à 50 % de la capacité électronucléaire dans le mix énergétique, la confusion entre puissance installée et puissance délivrée, l’omission des coûts de réseaux et de stockage dans l’évaluation des aspects économiques des différentes sources d’électricité et le refus de procéder à une analyse de fond des expériences menées par nos voisins témoignent au mieux d’une naïveté confondante.

La propension à considérer que les technologies en développement, telles que l’hydrogène comme vecteur énergétique et les réseaux électriques intelligents, peuvent être massivement et immédiatement déployées en situation d’urgence climatique, témoigne d’une méconnaissance profonde de leurs délais de développement. Si l’on doit réagir à une urgence, on doit utiliser en priorité des technologies disponibles. Or l’urgence climatique est patente depuis au moins dix ans.

À l’inverse, la procrastination dans le domaine du nucléaire et la politique d’annonces, dans l’attente de décisions concrètes de mise en chantier, démontrent une ignorance stupéfiante de l’inertie intrinsèque des industries lourdes et de la nécessité d’une vision stable à long terme pour conserver au bon niveau l’outil industriel. L’incapacité à penser le système énergétique dans son ensemble fait des programmations pluriannuelles de l’énergie (PPE) des « colliers de perles gadgets », alors même que nous avons besoin d’un câble robuste.

Ces constatations sont autant de signes que l’analyse scientifique et technique a déserté les rouages décisionnels de l’État sur ces sujets.

Votre commission d’enquête peut et doit rechercher les responsables du désastre. Mais la situation est trop grave pour se contenter d’un coup de com’ consistant à faire venir telle ou telle « star ». Au-delà des anciens ministres que vous pouvez auditionner pour le fun en étant à peu près certain de n’avoir que des effets de manche, c’est dans la structure des cabinets et de la haute administration, qui sont censés analyser les dossiers pour instruire les décisions politiques, qu’il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté énergétique et industrielle.

Pourquoi, en six ans de mandat et malgré mes demandes réitérées, le comité à l’énergie atomique n’a-t-il été réuni que deux fois, dont une seule dans sa configuration légale, et non chaque année, comme il l’a été s’agissant du nucléaire militaire, soit dit en passant ? Pourquoi est-il rarissime de recevoir un retour sur un rapport technique ? Pourquoi tant de rapports, tels le rapport d’Escatha-Collet-Billon, disparaissent-ils sans laisser de traces ? Pourquoi les avis réitérés de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies sont-ils reçus dans un silence poli ?

Ces dysfonctionnements ont des causes profondes.

La première est malheureusement l’inculture scientifique et technique de notre classe politique. Au temps de la génération qui a reconstruit le pays, les élèves de l’ENA recevaient un cours de Louis Armand, arrière-grand-père de votre rapporteur, sur les sciences et les technologies de la France industrielle. Il faut avoir eu ce cours en mains pour comprendre ce que cela signifiait. Sans faire d’eux des ingénieurs, il leur donnait la mesure du problème. Cette connaissance les rendait bien plus efficaces que ne le sont des ingénieurs n’ayant d’ingénieur que le titre.

La seconde est le rôle des conseillers techniques dans les cabinets ministériels. Quel que soit le prestige de leur diplôme, ils sont censés conseiller, sur des sujets qu’ils ne maîtrisent généralement pas, un ministre qui ne se pose même pas la question. Trop souvent, leur préoccupation première est de ne dire à leur ministre que ce qu’il a envie d’entendre, pour ne pas nuire à leur carrière à venir. Il n’est guère surprenant que lesdits conseillers ne manifestent qu’un enthousiasme limité à l’idée de réunir un comité à l’énergie atomique qui aurait tôt fait de mettre à jour leurs lacunes.

Au fond, par-delà la question du nucléaire et de la souveraineté énergétique, c’est l’instruction scientifique et technique des dossiers politiques qui doit être repensée de fond en comble. Que les corps techniques de l’État forment correctement leurs jeunes au lieu de se contenter d’être les chiens de garde de chasses gardées ! Que les conseillers soient en état de conseiller, ce qui suppose qu’ils réapprennent à analyser le fond des dossiers et à l’éprouver auprès des experts qui leur font rapport, au lieu d’être nommés sur la foi d’un titre fraîchement acquis !

De telles instances existent ailleurs, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, et fonctionnent. J’ai eu à examiner les rapports Quadriennal Energy Review (QER) et Quadriennal Technology Review (QTR) sur la transition énergétique produits sous la présidence de Barack Obama, qui ont été transmis au ministère de l’environnement et au ministère de l’industrie français, ainsi qu’aux cabinets du Premier ministre et du Président de la République, avec le succès que vous imaginez. Ils figurent parmi les documents que je vous laisserai. Leur lecture est éclairante. La qualité du travail effectué reflète la rigueur de la procédure et l’intérêt, pour l’exécutif américain de l’époque, de disposer d’un avis. Il serait peut-être temps de s’y intéresser.

J’en viens aux questions que vous m’avez transmises avant la présente audition, en guise de synthèse de ce que je viens de vous asséner, certes en un peu plus de dix minutes, mais ces sujets ne peuvent pas être traités à la va-vite. Nous devons réfléchir sérieusement à ce qui s’est passé ainsi qu’aux moyens d’en sortir et d’éviter que cela ne se reproduise.

– Pouvez-vous présenter le périmètre de vos fonctions de Haut-commissaire ? Comment ses fonctions s’articulaient-elles avec celles de l’administrateur général du CEA ? J’ai déjà évoqué les missions de conseil de l’exécutif et de l’administrateur général du CEA.

– Lors de votre prise de fonction en 2012, quel jugement portez-vous sur les activités du CEA et leur adéquation avec les enjeux d’indépendance énergétique notamment ? Outre les considérations qui précèdent, je considère que le CEA remplissait convenablement ses missions s’agissant du nucléaire civil et militaire. S’agissant des énergies renouvelables (ENR), le CEA avait une stratégie opportuniste, découlant d’exigences gouvernementales essentiellement pilotées par des agendas politiques.

La mutation du CEA en Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEAEA) témoigne de cet opportunisme et de la volonté de l’établissement, grande maison aux volontés impérialistes nullement négligeables, de préempter ce sujet chéri dans les ministères. Au sein du CEA, les ENR constituaient un État dans l’État, dont le patron avait son rond de serviette au ministère. En revanche, la défense de son action dans le domaine du nucléaire civil, qui n’était pas bien en cour, a été une lutte de tous les instants, menée courageusement par les deux administrateurs généraux avec lesquels j’ai travaillé.

– Comment définissez-vous la souveraineté énergétique ? Ce concept était-il au cœur des préoccupations du CEA lorsque vous étiez Haut-commissaire ? Comment associez-vous ce concept à celui de l’indépendance énergétique ? Et à celui de la résilience ?

Répondre à ces questions n’est pas facile. La souveraineté énergétique, à mes yeux, se définit comme la capacité à fournir au pays, tant à ses citoyens qu’à ses industriels, les quantités et les puissances nécessaires, en maîtrisant les technologies permettant de le faire et en dépendant uniquement, s’agissant des ressources, de pays alliés et diversifiés.

La notion de souveraineté industrielle est – hélas ! – une découverte récente dans les instances gouvernementales. En six ans d’exercice de mes fonctions, je n’ai jamais entendu ce mot ailleurs que dans le secteur de la défense. Chaque fois que je l’ai prononcé, je me suis heurté à un mur d’indifférence. La souveraineté était au cœur des préoccupations de l’administrateur général Daniel Verwaerde, qui avait été – hasard ? – directeur des applications militaires du nucléaire avant de diriger le CEA.

– Quelle place avaient les concepts de souveraineté et d’indépendance énergétique dans la politique énergétique française pendant l’exercice de vos fonctions de Haut-commissaire ? Si elle faisait partie des priorités, de quelle façon cette thématique était-elle traitée ?

Les instances gouvernementales que j’ai servies n’avaient pas, en dépit d’avertissements répétés, la souveraineté et l’indépendance énergétiques dans leurs priorités. Le suivisme à l’égard de la politique énergétique de nos voisins allemands a été total. Le CEA a défendu des positions visant à assurer la viabilité du nucléaire, en maintenant les compétences dans la physique des réacteurs et la physico-chimie du combustible, ainsi que dans les technologies du démantèlement et de la gestion des déchets, et en poursuivant la politique de fermeture du cycle nucléaire qui faisait l’objet du projet Astrid.

– Quel était l’état du suivi de la sécurité d’approvisionnement du combustible nucléaire lors de votre mandat ? Était-ce une préoccupation ?

La politique de fermeture du cycle était la composante essentielle de cette réflexion. N’ayant pas été associé aux négociations internationales sur les ressources en uranium, je ne peux pas répondre à ces questions.

– Comment jugez-vous la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique ? Les institutions et pratiques ont-elles permis que les scientifiques puissent exposer clairement les problématiques aux décideurs ?

Vous ne serez pas surpris de ma réponse : la politique énergétique du pays a été décidée par un canard sans tête. La chaîne de décision publique est désastreuse. En dépit de mes requêtes répétées, je n’ai jamais obtenu l’examen quantitatif de l’impact des décisions prises ni sur le bilan CO2 du pays, ni sur la souveraineté.

En matière de politique énergétique, j’ai vu l’exact opposé du travail effectué au même moment aux États-Unis, sous la présidence de Barack Obama, et au Royaume-Uni. L’analyse scientifique des dossiers était systématiquement ignorée, broyée par un effet de cour au service des gouvernants plus qu’à celui du pays.

– Quels grands projets nucléaires ont été menés pendant l’exercice de vos fonctions ? Pouvez-vous expliciter les raisons ayant motivé les choix de lancer ces projets ?

Faute de soutien gouvernemental, la plupart des grands projets sont restés au stade des études scientifiques, notamment sur la physique des cœurs et l’analyse d’accidents graves. De nombreux dispositifs ont été arrêtés, notamment des outils de recherche, faute de moyens pour les maintenir.

L’arrêt du réacteur Osiris est totalement injustifié. Il a d’ailleurs des conséquences graves sur la disponibilité des isotopes médicaux. Il devait être compensé par le démarrage du réacteur Jules Horowitz, qui a connu des difficultés de réalisation reflétant la dégradation des compétences industrielles en la matière et l’imprécision de la définition initiale dans le cahier des charges. Le projet Astrid combinait une dynamique scientifique, une collaboration internationale, la relance de la compétence industrielle et une garantie de la pérennité, si nécessaire, du nucléaire, grâce à la fermeture du cycle du combustible.

– À l’inverse, quels sont les projets auxquels il a été renoncé, et pour quelle raison ? Pouvez-vous, en particulier, évoquer le programme Astrid ?

Nous avons fermé des dispositifs de recherche pour des raisons budgétaires, ce qui nous a placés dans une situation de dépendance en matière de données de neutronique et d’accidents de criticité dans la fabrication du combustible. L’arrêt du programme Astrid a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, par le Président de la République et le Premier ministre. Toutes les informations étaient disponibles et ont été sciemment ignorées.

Je ne sais pas si tel a été le cas pour des raisons budgétaires –  investissement dont l’utilité se fera sentir d’ici à une ou deux décennies – ou idéologiques – pari de sortir du nucléaire rendant inutile le nucléaire durable. Dans le premier cas, il s’agit d’un raisonnement de chef comptable, qui n’est pas à la hauteur de responsables politiques censés avoir une vision à long terme. Dans le second cas, il s’agit d’inconscience, puisque cela revient à sauter d’un avion en pariant qu’on aura tricoté, en cours de chute, le parachute qui évitera de s’écraser au sol.

Quelle que soit la cause de cette décision, elle constitue pour moi une faute historique grave contre les intérêts de notre pays et une destruction de souveraineté énergétique patente, dès lors que les RNR nous auraient assurés, en brûlant nos 300 000 tonnes d’uranium enrichi, des siècles d’indépendance énergétique.

– Au vu de votre expertise, dans quel état jugez-vous la filière nucléaire française, y compris en comparaison internationale ?

La filière électronucléaire française demeure un atout du pays. En héritage de décennies d’investissement, les compétences scientifiques et techniques demeurent au sein du CEA, d’EDF, de Framatome et d’Orano. Lorsqu’elles sont mobilisées dans un contexte où l’outil industriel est fiable et la réglementation stable, par exemple en Chine et au Royaume-Uni, nous voyons que l’atout industriel existe encore et reste de bon niveau.

Toutefois, il faut bien admettre que les tergiversations multiples des gouvernements successifs dans la politique nucléaire ont grandement endommagé la réputation de la France comme partenaire fiable – mais pas son image de ressource de compétences « à pomper », ce qui n’est pas exactement la même chose qu’un partenariat. En ce qui concerne l’industrie nucléaire à l’export, les pays qui gagnent sur les marchés internationaux sont ceux dont la filière est fortement soutenue par leur État, comme le démontrent les exemples de la Corée du Sud, de la Russie, de la Chine et à présent des États-Unis.

Le drame de l’électronucléaire français, qui est techniquement solide s’il est associé à un tissu industriel mobilisé, a trois causes. Tout d’abord, la perte, depuis une trentaine d’années, du tissu industriel et des compétences en matière de gestion des très grands projets, dont nous n’avons pas fini de subir les conséquences dans de nombreux secteurs. Ensuite, l’absence de politique claire et la multiplication de discours non suivis d’actions concrètes depuis plusieurs années – le contraste avec le plan Messmer est cruel. Tant qu’il n’y aura pas de politique claire avec des engagements clairs et concrets dans la durée, le domaine du nucléaire restera en dessous de ce qu’il doit être. Enfin, la conjonction de flottements décisionnels, de politiques pusillanimes, de dirigeants d’entreprises ayant peur de leur ombre et de froisser le prince, et la démultiplication d’autorités de sûreté dont le travail de qualité est entravé par des communications intempestives. Tout cela rend très difficile la conduite d’une politique industrielle et énergétique rationnelle, et amène à mettre hors service, au pire moment, des outils industriels qui pourraient remplir leur fonction de façon tout à fait sûre.

Les atouts restants du nucléaire français peuvent et doivent contribuer à la souveraineté industrielle et énergétique du pays, ce qui suppose – j’espère que votre commission d’enquête fera passer ce message – de prendre enfin le taureau par les cornes. Il faut prendre conscience du caractère essentiel de l’énergie et de l’atout que nous avons en mains en cessant de le sacrifier à une soumission sans discernement à des intérêts qui ne sont pas les nôtres. Il faut comprendre enfin la temporalité des actions : on répond aux exigences du jour avec les technologies disponibles, on prépare l’avenir par la recherche, on réalise aujourd’hui par les investissements qui ont été décidés hier. Il faut instruire correctement les dossiers, indépendamment des effets de cour et des idéologies. Il faut nommer aux postes clés des personnes compétentes et courageuses ayant le sens du bien public.

Ce sont des Marcel Boiteux, des Michel Hugues, des Jean-Claude Leny, des André Giraud, des Robert Dautrey qu’il faut mettre aux manettes ! Je suis persuadé qu’ils existent encore, mais on ne les trouve pas courbés dans les couloirs des ministères ni pliés dans les valises des compagnons de route.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Bréchet, nous vous remercions pour ces propos, qui tranchent avec les habituelles interventions plus feutrées. Ils ont le mérite de la clarté et de la transparence et m’inspirent de nombreuses questions. Tout d’abord, après avoir effectué deux mandats de Haut-commissaire à l’énergie atomique, comment prend-on la décision de ne pas postuler à un troisième ?

M. Yves Bréchet. Je suis têtu, mais pas obstiné. Après six ans à ce poste, consacrés à faire mon travail correctement et à instruire les dossiers aussi sérieusement que je pouvais le faire, j’ai constaté que l’information, fondamentalement, ne passait pas, que rien n’imprimait, et que le discours n’avait rien à voir avec l’action. Dans ces conditions, j’ai considéré que j’avais autre chose à faire.

J’ai refusé ce poste à deux reprises avant de l’accepter. La première fois, j’avais estimé que ce n’était pas le bon moment. La seconde fois, il m’a été proposé par le gouvernement Fillon dans les quinze derniers jours de son existence. S’agissant d’un poste de confiance pour l’exécutif, j’avais considéré qu’il ne pouvait pas le pourvoir juste avant de partir.

J’ai finalement accepté le poste au début du mandat de François Hollande. J’ai travaillé pendant deux mandats avec deux administrateurs généraux aux styles très différents, mais qui étaient l’un et l’autre, à mes yeux, de grands serviteurs de l’État. Je suis ainsi fait que je ne parviens à travailler correctement qu’avec des gens que j’estime. Tel était le cas et j’ai donc bien travaillé avec eux. J’ai ensuite constaté que les décisions sur le point d’être prises allaient à l’encontre de ce que je considérais comme bon pour le pays, et ne souhaitais pas en être complice.

Par ailleurs, la nomination d’un nouvel administrateur général du CEA nuisait à ma capacité de travailler en toute indépendance. Plutôt que faire semblant, n’ayant pas l’habitude de m’attarder sous les ors de la République, je me suis dit que j’avais encore un cerveau et des capacités, et je suis parti. J’ai refusé toutes les prébendes habituellement distribuées pour faire taire les grands serviteurs de l’État. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec les décideurs.

J’ai rejoint l’industrie comme directeur scientifique de Saint-Gobain, car cela m’intéresse, et j’ai maintenu une activité de professeur d’université, car c’est ma passion et mon métier. Par la suite, j’ai accepté la proposition de Bernard Fontana de présider le conseil scientifique de Framatome, pour une raison très simple : je considérais qu’il était de mon devoir, compte tenu des compétences que j’avais acquises, d’aider cette industrie à se relever de ses ruines. Je ne le regrette pas et je l’assume.

Il était hors de question, en 2018, que je continue à travailler comme Haut-commissaire ; il est hors de question que je revienne vers ce genre de métier tant que je n’aurai pas la conviction qu’on instruit de façon scientifique les dossiers politiques. Il faut changer de fond en comble la manière de procéder.

M. le président Raphaël Schellenberger. Donc, en 2018, vous avez refusé… ?

M. Yves Bréchet. J’ai annoncé que je demandais à ne pas être reconduit. Je n’ai pas démissionné, car j’avais encore la naïveté de penser qu’ils comprendraient. Je suis sorti sans faire de bruit. Ensuite, j’ai poussé quelques « gueulantes » ; quand j’ai vu s’accumuler les âneries, j’ai dit : « Écoutez, ça commence à bien faire, cette plaisanterie-là. » Mais à l’époque, j’ai pensé qu’ils allaient enfin comprendre, après avoir nommé un Administrateur général qui confond serviteur de l’État et laquais du prince, que cela valait le coup de choisir un Haut-commissaire ayant une capacité d’indépendance. Je me disais qu’en ne faisant pas d’éclat, on pourrait au moins obtenir cela. Le résultat n’a pas été celui-là. On a essentiellement dénaturé la fonction de Haut-commissaire, ce qui me donne encore moins de regrets de l’avoir quittée. Est-ce que ma réponse est claire ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Oui !

Vous avez parlé du comité de l’énergie atomique, qui doit, selon la loi, être réuni une fois par an. Je n’ai pas bien compris votre distinction entre le volet civil et le volet militaire lorsque vous avez suggéré qu’il n’avait pas été réuni convenablement.

M. Yves Bréchet. Il y a deux comités de l’énergie atomique. L’un s’occupe des affaires militaires ; celui-là a été réuni chaque année, dans les délais voulus, sous la présidence du ministre de la défense – conformément à sa fonction. Quant à l’autre, civil, je l’ai vu réuni une fois à mon arrivée, présidé par Mme Fioraso, qui était ministre de la recherche – donc pas par le Premier ministre –, puis une seconde fois sous la présidence de Manuel Valls, Premier ministre. Ce sont les deux seules fois, en six ans, où je l’ai vu réuni ; à ma connaissance, il ne l’a pas été depuis que je suis parti.

L’État est une merveille qui est capable de faire fonctionner ses propres institutions contre ses propres lois. Je trouve cela absolument fascinant.

J’ai mis longtemps à comprendre la raison pour laquelle le comité n’était pas réuni. Chaque année, je demandais qu’il le soit et, chaque année, les conseillers des ministères disaient « c’est compliqué, ça n’intéresse pas les ministres, on ne trouvera pas de date dans l’emploi du temps ». J’avais beau leur dire que c’était dans les textes, que la loi l’imposait, rien n’y faisait.

En fait, c’est très simple : quand vous n’instruisez pas correctement les dossiers, vous n’avez sûrement pas envie que des dossiers correctement instruits par des gens qui connaissent le sujet – même si vous pouvez les accuser d’être biaisés – arrivent sous les yeux de ceux qui vous considèrent comme conseillers. Donc la structure a été vidée de son contenu. Le dysfonctionnement de l’analyse scientifique et technique des dossiers en ce qui concerne l’énergie atomique – j’espère que ce n’est pas vrai partout – se manifeste aussi dans le dysfonctionnement organisationnel.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je résume. Le comité civil de l’énergie atomique, qui, selon la loi, doit être réuni une fois par an,…

M. Yves Bréchet. Sous la présidence du Premier ministre.

M. le président Raphaël Schellenberger. …n’a, à votre connaissance, été réuni que deux fois depuis 2012.

M. Yves Bréchet. Oui.

Ce comité fait l’objet d’un compte rendu, il y en a des traces, que l’on peut chercher. Par exemple, on peut voir qu’en 2012, un certain Haut-commissaire a dit : « Écoutez, il faudrait peut-être réfléchir avant de fermer le réacteur Osiris, est-ce qu’on est bien en disponibilité complète des isotopes médicaux ? » Le comité réuni sous Manuel Valls, lui, portait sur le plan à moyen et long terme du CEA. Ce sont des choses qui structurent le fonctionnement d’un rouage essentiel de l’État. Quand elles ne fonctionnent pas, vous avez un machin qui va à vau-l’eau.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous nous avez donné lecture de propos que vous avez tenus en 2020 devant un cercle de hauts fonctionnaires. Quelle est la nature des questionnements qui animent des hauts fonctionnaires en 2020, deux ans après votre départ du CEA et peu avant des changements de cap concernant le nucléaire ?

M. Yves Bréchet. Ce n’est pas à moi de le dire, mais je suis prof dans l’âme, au cas où vous n’auriez pas remarqué, et de jeunes hauts fonctionnaires sont venus me trouver qui avaient vraiment envie de mieux comprendre ce qui se passait. Je ne sais pas si ce groupe, La Tortue, existe encore. Ils proposaient des sujets, faisaient venir des intervenants – je n’ai pas été le seul – à qui ils demandaient de préparer un document recto-verso sur ce dont il allait être question. Cela se passait de manière très sympathique, dans un bistrot. On faisait son exposé et, ensuite, il y avait autant de discussion qu’on voulait. Je peux vous garantir qu’elle était animée ! Il n’y avait pas seulement des énarques, mais aussi des hauts fonctionnaires et d’autres qui ne l’étaient pas nécessairement.

C’était une génération qui avait envie de savoir où elle allait. La génération de mes parents a reconstruit ce pays. Ma génération en a bénéficié. La génération actuelle le démolit. Celle qui va devoir le reconstruire, c’est la vôtre et celle de ces jeunes hauts fonctionnaires. Je n’avais tout simplement pas le droit de les envoyer balader.

M. le président Raphaël Schellenberger. Juste avant vous, nous avons auditionné M. d’Escatha. Nous avions un malaise concernant la disponibilité de ses derniers travaux, produits pour le compte du Gouvernement : un rapport remis en 2018 nous est pour l’instant inaccessible – nous allons voir ce que nous pouvons faire avec les moyens du Parlement –, car classifié confidentiel défense. Dans l’histoire de vos travaux, est-ce un problème auquel vous avez été confronté, vu le caractère critique du sujet que vous avez eu à traiter ?

M. Yves Bréchet. Je ne suis pas aussi souple qu’on peut l’imaginer. Quand je rendais des rapports qui avaient quelque chose à voir avec la dissuasion, ils étaient systématiquement classés confidentiel défense, voire secret défense. Dans les documents que je vous transmets, il n’y a aucun rapport sur la dissuasion. Les rapports sur le sujet, ou sur la séparation isotopique du plutonium par laser, ont été transmis au chef d’état-major du Président de la République et au ministère de la défense. Ils sont classés secret défense. Vous ne pouvez y avoir accès autrement qu’en demandant la levée de ce secret défense.

Le cas du rapport d’Escatha-Collet-Billon est un peu différent. On a demandé à Yannick d’Escatha, ancien administrateur général du CEA et grand connaisseur de la filière, et à Laurent Collet-Billon, à la tête de la direction générale de l’armement et qui connaît lui aussi très bien le nucléaire, de faire un rapport conjoint sur le nucléaire civil et le nucléaire militaire. Ce n’est pas bête : ces choses-là sont assez intriquées. À ma connaissance, d’Escatha s’occupait plutôt du nucléaire militaire, alors qu’il était spécialiste du nucléaire civil, et symétriquement pour Collet-Billon, ce qui permettait une vision structurée.

C’est un moyen très facile de rendre un rapport inaccessible que de dire qu’il contient des informations secret défense. La représentation nationale pourrait de manière parfaitement légitime demander à avoir accès à la partie de ce rapport qui concerne le nucléaire civil. Étant fondamentalement démocrate, je vois mal comment on pourrait vous le refuser.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez parlé de 200 projets de construction de centrale nucléaire dans le monde. Pendant que vous étiez Haut-commissaire à l’énergie atomique, ou ensuite, avez-vous eu connaissance de rapports au Gouvernement sur les enjeux de la disponibilité de l’uranium enrichi pour la France, compte tenu de cette évolution de la place du nucléaire à l’échelle du globe ?

M. Yves Bréchet. Je l’ai dit, je l’ai même écrit.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et ?

M. Yves Bréchet. Parfois, je me suis demandé si cela aurait vraiment changé quelque chose d’envoyer mes rapports reliés des deux côtés. (Sourires.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Mais encore ?

M. Yves Bréchet. Tout cela n’a rien de secret : quand on s’intéresse au développement potentiel du nucléaire, on voit la limitation des ressources accessibles en uranium à enrichir. Il s’agit d’une technologie qui utilise très mal la matière. Nous avons de la chance : c’est une matière qui fournit beaucoup d’énergie. Mais, pour utiliser mieux la matière, il ne faut pas se contenter d’employer de l’uranium appauvri : il faut l’ensemble de l’uranium. D’où l’importance de la filière à neutrons rapides. Voilà pourquoi Bill Gates est en train de mettre des billes dans ce secteur : il sait très bien que si le nucléaire se développe, ce sera un point de passage obligé des filières. Quand j’ai essayé d’expliquer cela, dans un ministère, à un zozo dont j’ai oublié le nom – heureusement pour lui –, il m’a répondu : « Mais si on a besoin de cette technologie, monsieur, on l’achètera aux Chinois ! » C’est ça, la souveraineté nationale dont j’entendais parler dans les ministères !

M. le président Raphaël Schellenberger. C’était pendant la période où vous étiez Haut-commissaire à l’énergie atomique ?

M. Yves Bréchet. Tout à fait.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pendant cette période, vous avez donc transmis des rapports sur la disponibilité de l’uranium enrichi ?

M. Yves Bréchet. Tout ce qui a été écrit sur les RNR porte exactement sur cela : la disponibilité de l’uranium enrichi, la capacité de faire mieux qu’utiliser 3 % de la ressource. Mais, je le répète, c’est de la connaissance commune. Il suffit de lire le petit bouquin de Géraldine Woessner sur le nucléaire : tout y est. Il suffirait presque d’un « Que sais-je ? » sur l’énergie nucléaire. Il est tout simplement invraisemblable qu’ayant à prendre des décisions majeures pour le pays sur ces sujets, on ne se soit pas donné la peine de savoir cela, à moins d’une flemme éhontée et d’un refus de se renseigner un minimum avant de décider.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez indiqué avoir produit des analyses des scénarios énergétiques de l’Ademe. Quel est votre point de vue sur eux ?

M. Yves Bréchet. J’ai demandé à la personne chargée de ces scénarios de venir me faire un exposé. Je lui ai dit : « Non, on ne va pas faire comme ça ; regardez le texte que vous m’avez envoyé : à chaque endroit où il y a un signet, j’ai une question. On ne va pas s’en tirer avec une demi-heure d’exposé. » Il est venu six fois deux heures, et j’avais réuni un groupe de six experts avec qui en discuter. Ce que vous trouverez dans le rapport d’analyse, ce sont les questions posées, les réponses données et les commentaires du comité d’experts. Je ne peux pas me contenter de dire que l’Ademe faisait bien ou mal : il faut regarder le scénario ligne à ligne.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous le sentiment que les points sur lesquels vous appeliez l’attention dans vos analyses ont été pris en considération par les organismes et scénarios qui s’appuient sur les projections de l’Ademe – Réseau de transport d’électricité (RTE), la PPE ?

M. Yves Bréchet. RTE a un petit peu changé d’orientation depuis que Xavier Piechaczyk a remplacé François Brottes, et même avant. Je n’ai pas l’outrecuidance d’imaginer que ce sont mes rapports qui l’y ont conduit. Je crains que cette évolution n’ait d’autres raisons que les analyses techniques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je m’associe aux remerciements du président pour la qualité, la clarté et la quantité des réponses que vous nous avez déjà fournies et pour les nombreux documents que vous allez nous communiquer.

Pouvez-vous revenir sur l’état du parc nucléaire au moment où vous avez pris vos responsabilités de Haut-commissaire, c’est-à-dire l’état des installations comme celui des compétences des personnes chargées de l’exploitation et de la maintenance, et sur la situation que connaissaient l’innovation et la recherche au sein du CEA et dans la filière en général ?

M. Yves Bréchet. Quand je suis arrivé, je n’ai pas fait le point sur l’état du parc : ce n’était pas ma fonction. J’ai eu à produire des rapports sur le vieillissement des cuves, mais ne me posez pas de questions sur les histoires actuelles de corrosion, car je n’ai pas la totalité du dossier et je n’ai pas l’habitude de donner des opinions au lieu d’avis ; je pourrai en donner un quand je connaîtrai tous les éléments. Je suis également intervenu sur diverses autres questions, toujours sous la forme de conseils scientifiques.

Pour ce qui était des activités de recherche, en matière de compétences scientifiques, ceux qui restaient demeuraient à un bon niveau ; en matière de dispositifs, à force de gratter on finit par toucher l’os, et à force de gratter l’os on finit par arriver à la moelle. J’ai vu des dispositifs fermer faute de pouvoir être entretenus. Or fermer un pilote de criticité ou un réacteur d’étude qui permet d’avoir des données neutroniques, cela ne facilite pas la tâche des chercheurs.

En ce qui concerne l’innovation, la question est difficile car le nucléaire est une industrie incroyablement conservatrice, du fait de la nécessité de la sûreté : avant de changer quelque chose, vous regardez de très près si ce changement ne va pas conduire à des problèmes. Il y avait donc relativement peu d’études sur les réacteurs innovants.

Celles qui portaient sur les réacteurs de quatrième génération se focalisaient essentiellement sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, ce qui était un choix stratégique : la quatrième génération a été décidée au niveau international et les différents pays ont opté pour telle ou telle orientation. Avant mon arrivée, je faisais partie d’un comité d’évaluation demandé par M. Bernard Bigot pour examiner les différentes options de cette génération : les réacteurs à très haute température, les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium et les réacteurs à neutrons rapides refroidis au plomb. La deuxième était la plus accessible compte tenu de nos compétences. J’ai hérité, lorsque je suis devenu Haut-commissaire, de cette recommandation que j’avais formulée auparavant, de même que j’avais présidé le conseil scientifique de la direction des applications militaires du CEA avant ma nomination.

Un moment vraiment intéressant a eu lieu au tout début de mon premier mandat. Charles-Antoine Louët, alors chargé du nucléaire au sein de la DGEC, m’a suggéré d’étudier l’articulation des activités de recherche d’EDF, de Framatome, du CEA, de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et du milieu universitaire – qui en fait relativement peu dans le domaine du nucléaire, parce que le CEA s’en occupe et fait en sorte que personne d’autre ne s’en approche. J’ai donc réalisé une étude sur le sujet, ce qui m’a donné très rapidement une vision d’ensemble de tout ce qui se faisait dans les différents centres de recherche. J’arrivais en disant : « Vous pouvez ne pas me répondre, mais sur les questions de politique nucléaire, si vous ne répondez pas au Haut-commissaire, cette omission est illégale. » C’était une époque où il y avait encore des gens pour considérer que faire quelque chose d’illégal, ce n’est pas bien. J’ai donc pu avoir accès à beaucoup d’éléments. Il y a encore une marge de progrès pour une meilleure interaction entre les acteurs du nucléaire, à commencer par EDF, Framatome et le CEA. Mais, à force d’être en difficulté, les gens finissent par comprendre : j’ose espérer que la situation ne pourra que s’améliorer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends bien que vous ne puissiez pas donner une analyse complète de l’état du parc à votre arrivée, mais quel point de vue, même parcellaire, vos travaux vous ont-ils donné sur le sujet ?

M. Yves Bréchet. Dans un parc électronucléaire, il y a deux choses à examiner : le parc de réacteurs et le parc d’outils de fabrication du combustible. Ces deux aspects sont complémentaires, mais à distinguer.

Un réacteur nucléaire comporte différents types de matériaux : le combustible, qui est du consommable ; toute la « tripaille » à l’intérieur, qui est aussi du consommable, et que l’on change régulièrement ; la tuyauterie, à l’extérieur, qui est remplaçable, même si cela coûte cher ; enfin la cuve, qu’on ne peut pas remplacer et dont la durée de vie qui détermine celle du réacteur, d’où toutes les études sur le vieillissement des cuves.

Nous ne nous en rendons pas compte, mais nous avons la chance d’avoir cinquante-huit centrales faites grosso modo sur le même modèle : cela permet un retour d’expérience considérable en matière de vieillissement. C’est ainsi que nous avons vu que les cuves vieillissaient beaucoup moins vite que prévu, d’où l’idée d’en prolonger la durée de vie, c’est-à-dire le degré d’irradiation qu’elles peuvent supporter avant que le matériau ne se rapproche dangereusement d’une zone de fragilité. C’est exactement ce qui est en train de se produire aux États-Unis : après avoir porté cette durée de quarante à soixante ans, ils passent de soixante à quatre-vingts, et il n’est pas du tout impossible que l’on aille jusqu’à cent ans. Au bout du compte, il ne restera presque plus rien du premier réacteur, seulement la cuve. Mais cela suppose des études sérieuses, pas des estimations au doigt mouillé du genre « le réacteur machin est le plus vieux, donc on l’arrête » – si vous voyez à quoi je fais allusion.

M. le président Raphaël Schellenberger. Personnellement, je ne vois pas… (Sourires.)

M. Antoine Armand, rapporteur. Une question adjacente sur la manière dont le CEA a diversifié ses activités, en particulier en développant la recherche sur les énergies renouvelables : Avez-vous constaté une rivalité, y compris budgétaire, entre les deux activités ? L’une a-t-elle été menée au détriment de l’autre ?

M. Yves Bréchet. Je ne vais pas vous dire que la période était idyllique de ce point de vue. Il n’est pas illégitime que le CEA fasse des énergies renouvelables, du fait de sa capacité d’ingénierie, des personnes solides que l’on y trouve, de ses dispositifs, d’une culture de projet qui y est assez saine et robuste. Mais il y a eu un moment, en France, où l’IFP (Institut français du pétrole) est devenu Ifpen (Institut français du pétrole et des énergies renouvelables), le CEA s’est rebaptisé CEAEA… bref, tous ceux qui voyaient passer des financements destinés aux énergies renouvelables disaient : « Et moi, et moi, et moi ! » C’était d’autant plus légitime de la part du CEA que les énergies renouvelables vont devoir cohabiter avec le nucléaire – et c’est une vraie question : comment un parc électronucléaire, qui n’est par nature pas si flexible, peut-il coexister avec un parc d’énergies renouvelables par nature fluctuant ? J’ai rendu un rapport sur les recherches à conduire au CEA pour y parvenir, et la dernière thèse que j’ai encadrée au CEA était une analyse systématique des besoins de stockage liés à des pénétrations plus ou moins importantes du parc.

Le cœur de mission du CEA est bien défini. Il y a un moyen pour cela qui s’appelle le décret relatif à l’organisation et au fonctionnement du CEA, réécrit en 2016 ; n’importe quel gouvernement peut y identifier des missions prioritaires, ou bien le modifier, mais le CEA ne peut pas le faire.

Alors, une force motrice poussait vers le développement à tout crin des énergies renouvelables, de sorte que n’importe quel projet destiné à cela avait la bénédiction du ministère tandis que, pour le nucléaire, on traînait un peu les pieds. Le nucléaire coûte très cher à développer. Faire des matériaux irradiés, est une tâche ardue. On trouvait donc qu’il y avait beaucoup trop d’argent investi dans le nucléaire et pas assez dans les énergies renouvelables. On aurait aussi pu prendre la quantité d’argent investie, la diviser par la puissance fournie, et la question se serait alors posée différemment. A manqué une vision systémique, globale, au niveau gouvernemental, pour déterminer la feuille de route du CEA pour le développement conjoint d’une filière énergies renouvelables – avec les conséquences que cela entraîne sur l’indépendance, l’outil industriel, etc. – et de la filière nucléaire existante. Cette ligne n’a jamais été définie. Du coup, tout le monde se précipitait là où il y avait des opportunités de financement, au CEA, particulièrement doué pour aller en chercher, mais aussi dans les universités ou au CNRS.

Je vous ai parlé de la réflexion menée aux États-Unis autour de Barack Obama, avec le DOI (Department of Interior), pour élaborer les rapports Quadrennial Energy Review (QER) et Quadrennial Technology Review (QTR). Nous, nous avons fait un « machin » qui s’appelait Ancre (Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie) et qui consistait à asseoir à la table une bordée d’apparatchiks du CEA, du CNRS, de l’Ifpen et des universités pour qu’ils discutent de ce qu’il fallait faire. Il en est résulté tout sauf un plan stratégique, car chacun a expliqué que c’est ce qu’il faisait chez lui qu’il fallait absolument promouvoir. Bref, on partage un gâteau qui n’existe pas au lieu de le fabriquer ensemble. Là aussi, il y a un dysfonctionnement grave. Pourtant, si nous avions été capables de regarder un peu plus loin que notre nombril, nous saurions que ce n’est pas une fatalité : il est possible de faire une analyse sérieuse. Mais elle n’est pas faite.

M. Antoine Armand, rapporteur. Parmi les projets innovants qui ont été arrêtés figure le réacteur Osiris. Pourriez-vous revenir sur son intérêt technique et industriel, puis, si vous en avez eu connaissance, sur le contexte et le processus décisionnel qui ont mené à son arrêt ?

M. Yves Bréchet. Je ne l’ai pas connu directement, mais j’en ai entendu parler.

En ce qui concerne tout d’abord l’intérêt du projet, Osiris était un réacteur d’étude qui permettait d’examiner les matériaux post-irradiation. Il était à côté d’un laboratoire d’étude dit « laboratoire chaud » – un endroit où l’on peut mettre de la matière radioactive pour l’observer ; c’est cher, donc il vaut mieux qu’il ne soit pas trop loin du réacteur. Osiris était vieillissant, mais ce n’était pas un réacteur de puissance. En revanche, il avait un énorme défaut : des neutrons, comme pas mal de réacteurs nucléaires, mais à moins de trente kilomètres de Paris, ce qui faisait frémir le 5e arrondissement. On s’est donc dit : « Surtout pas de neutrons sur le plateau de Saclay », puis : « Il est vieux, on l’enlève. » Il y a eu un petit jeu de rôle qui, à mon avis, n’était pas très sain. L’occasion était toute trouvée pour proposer une solution géniale : le réacteur Jules Horowitz, à Cadarache. On a donc fermé Osiris, mais on n’a toujours pas Jules Horowitz… Quant au laboratoire chaud qui se trouve sur le plateau de Saclay et qui allait avec le réacteur Osiris, il n’y a plus que du froid dedans. Dans le genre gestion du bien public, on peut imaginer mieux !

Osiris avait une autre fonction : fournir des isotopes radioactifs pour la médecine. Une telle économie mérite vraiment d’être regardée de près. Les isotopes radioactifs sont des sous-produits du fonctionnement d’un réacteur. Si vous ne les considérez que comme tels, ils ne coûtent rien et vous pouvez les utiliser dans le domaine médical mais, si vous les considérez comme intégrant une partie du fonctionnement du réacteur, leur coût est prohibitif. Je n’ai pas vu fermer un seul réacteur sans que cette question soit mise en avant. Elle est légitime, mais un peu tartuffe, car tout le monde a besoin des isotopes radioactifs, mais personne ne veut les payer.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la fermeture du cycle. Pouvez-vous nous repréciser les choses du point de vue technique, en distinguant ce qui relève de la fermeture très partielle pratiquée aujourd’hui – utiliser le combustible une fois et une seule – des projets de fermeture plus avancés, voire assurant une fermeture totale, à leurs différents stades, et de multirecyclage dans les réacteurs à eau pressurisée ?

M. Yves Bréchet. La technique actuelle utilise le MOX (mélange d’oxydes). En repassant dans le réacteur, le plutonium subit une évolution de son vecteur isotopique. Le caractère plus ou moins fissile d’un atome dépend de son vecteur isotopique. Quand on fait repasser plusieurs fois le combustible dans un réacteur à neutrons lents, on « gagne » une fois, en consommant un peu plus que le combustible naturel, et ensuite, on se retrouve avec du plutonium « pourri ». Il n’est donc pas facile de faire plus d’un tour.

Ce problème n’est pas résolu par le multirecyclage en réacteur à eau pressurisée (REP). Les gens d’EDF disent le contraire parce qu’ils n’ont pas envie de payer pour les réacteurs à neutrons rapides, mais quand vous parlez à un neutronicien, vous comprenez que c’est faux. Mais je ne vais pas vous faire un cours de physique nucléaire.

On peut considérer que le plus simple est d’utiliser les réacteurs à neutrons rapides – il y en a de diverses sortes. Il y a une autre possibilité : l’emploi du thorium, qui est le nucléaire des antinucléaires – on pense que c’est une solution géniale parce qu’on en trouve partout, mais il suppose un cycle de combustible complètement différent, donc de reconstruire une industrie du combustible. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas l’étudier, mais ma logique, pour résoudre un problème urgent, est d’utiliser des technologies disponibles plutôt que des technologies futuristes.

En ce qui concerne les réacteurs à neutrons rapides, on a commis une erreur. Cela vient d’une tare assez profonde du secteur nucléaire, tenant à son caractère schizophrène : les uns s’occupent du réacteur, les autres du combustible, et ils se parlent peu. Beaucoup de travaux ont été consacrés à ces réacteurs – le livre de Georges Vendryes sur Superphénix est fascinant. Ils sont centrés sur le réacteur, sa fabrication, la gestion du sodium, qui a l’avantage de ne pas corroder les matériaux, au contraire de l’eau. Dans ce domaine, on était parvenu à un stade de maturité qui permettait de construire un prototype. Mais comment passer à l’échelle ? Un réacteur à neutrons rapides coûte plus cher qu’un réacteur à eau pressurisée pour fabriquer de l’électricité. On ferait donc de l’électricité à la mesure de la nécessité de réaliser des économies de combustible. Voilà pourquoi la première chose que l’on attend d’un réacteur à neutrons rapides, c’est la fermeture du cycle – la garantie que l’on n’accumule pas du plutonium et qu’on en stabilise la production.

Pour l’ensemble du parc électronucléaire français, cela suppose environ cinq à six réacteurs à neutrons rapides. Or on ne développe pas une filière pour cinq à six réacteurs. La démarche n’a donc de sens que dans la perspective d’un développement massif du nucléaire sur la planète – d’où le risque de carence en uranium dont nous parlions précédemment. Dans cette optique, il n’est pas idiot de coordonner le processus à l’échelle internationale, mais avec des partenaires qui ne peuvent pas vous imposer leurs fourches caudines.

Voilà pour le réacteur. Un point encore faible et qui nécessitait des études, y compris de prototype, concernait les usines de fabrication du combustible. Le combustible de Superphénix ou de Phénix était fabriqué dans des boîtes à gants chez Melox, à Marcoule : c’était un peu artisanal. Pour un réacteur, ou même pour cinq, cela peut encore aller ; pour une flotte de réacteurs, il faut industrialiser la fabrication. Dans ce domaine, le travail n’avait pas été poussé assez loin. J’aurais voulu lancer des études approfondies sur ce point : la fabrication industrielle du combustible pour les RNR en vue du multirecyclage.

En somme, une partie était quasiment livrable clé en main, tandis qu’une autre appelait une recherche, mais pour résoudre des difficultés technologiques, sans verrous scientifiques à lever.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans un récent entretien accordé au Point, l’ancien Premier ministre Lionel Jospin a dit que le réacteur Superphénix avait été arrêté pour des raisons techniques – à cause d’un fonctionnement insuffisant – et de rentabilité économique nulle. Avez-vous un éclairage à nous communiquer à ce sujet, et plus généralement sur Superphénix et Phénix ?

Deux éléments ressortent de la commission d’enquête sur le choix d’arrêter le projet Astrid (réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle, Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration). Premièrement, on a décidé en 2017 d’en réduire la puissance. Que pensez-vous de cette décision ? Empêchait-elle le projet d’être efficace ? Deuxièmement, dans un monde où l’uranium naturel n’est pas aussi rare qu’on avait pu le craindre, la rentabilité économique des projets prenant la succession d’Astrid serait faible. Qu’en dites-vous ?

M. Yves Bréchet. Je ne commenterai pas l’interview de M. Jospin dans Le Point.

Si j’ai une suggestion à vous faire en ce qui concerne Superphénix, c’est de lire le chapitre consacré à son historique dans l’ouvrage que j’ai fait rédiger avant de partir. Il traite des défauts et des causes des pannes, de la manière dont elles ont été réparées et de ce que l’on a retenu, du point de vue technologique et scientifique, du fonctionnement de Phénix et de Superphénix, y compris les étapes de démantèlement. Vous pouvez aussi auditionner son auteur Joël Guidez.

Il est tout à fait vrai que les réacteurs à neutrons rapides ne sont pas rentables immédiatement. Je vous répondrai par une boutade. Benjamin Franklin, qu’on interrogeait sur l’utilité de la recherche, avait dit : « Quelle est l’utilité d’un nouveau-né ? Ça fait du bruit, ça mange, ça ne rapporte rien. Mais on ne sait pas comment faire un adulte autrement. » Ce qui différencie un homme politique d’un homme d’État, c’est que ce dernier est capable de voir ce dont on aura besoin dans trente ans. J’ai écrit récemment un article à paraître dans Commentaire sur les échelles de temps dans le nucléaire. Elles vont de un jour à cent mille ans et les décisions engagent un pays pour trente, quarante ou cinquante ans, ce qui n’est pas commensurable avec les échéances électorales. Si jamais le besoin ne se confirme pas, on aura au moins laissé le choix. Ici, l’arrêt a forcé la décision en ne disant pas tout, ce que je n’apprécie pas, comme scientifique et comme citoyen.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Au sujet des RNR et d’Astrid, on a raison de vouloir fermer le cycle nucléaire, mais les enjeux économiques comptent aussi. On s’est trouvé devoir prendre une décision sur l’ouverture d’une deuxième filière, sachant qu’on avait une filière de réacteurs à eau pressurisée de première génération qui était stabilisée, mais qu’il fallait passer à une autre génération, l’EPR, laquelle est encore en difficulté. Il a fallu faire des arbitrages. Pouvait-on courir tous les lièvres à la fois ?

En théorie, le RNR permettrait de fermer le cycle. La France fait partie des rares pays qui font du recyclage, avec le Japon…

M. Yves Bréchet. Il y a la Russie, la Chine…

Mme Natalia Pouzyreff (RE). La Chine en a l’ambition, mais ne le fait pas encore. Les autres pays sont tous en cycle ouvert : les États-Unis, le Royaume-Uni, la Finlande, la Suède… Chacun fait ses choix selon une arborescence, petit à petit, parfois par élimination. Ces pays ne contribuent pas comme nous à produire un plutonium dont l’isotope n’est pas très sympathique.

Nous avons fait le choix spécifique du MOX, qui réutilise du plutonium. Il existe peut-être une possibilité de multirecyclage dans des réacteurs à eau pressurisée – une voie à explorer ? Les RNR étaient encore un autre choix. Il est vrai qu’il faut garder une porte ouverte, mais Astrid appartenait exactement à la même filière – celle des réacteurs à caloporteur sodium – que Phénix et Superphénix, précédemment abandonnés, et cette filière n’a pas prospéré de par le monde. Peut-être les RNR de quatrième génération ne devraient-ils pas utiliser le sodium comme fluide caloporteur ; quel est votre avis sur ce point ?

N’étions-nous pas dans une voie sans issue après avoir abandonné Phénix et Superphénix ? Ne fallait-il pas éviter de se disperser et stabiliser les filières à eau pressurisée ? À un moment donné, il faut bien faire un choix et arrêter de dépenser à fonds perdus.

M. Yves Bréchet. Avant de vous répondre, je voudrais expliquer pourquoi la puissance du réacteur Astrid a été réduite. La réduction pouvait s’envisager comme une volonté de limiter les coûts, afin que le projet soit mieux accepté mais, en réalité, elle était due au fait que la simulation numérique, de neutronique et de thermo-hydraulique, avait permis de vérifier certaines hypothèses, sans qu’un grand réacteur ne soit nécessaire.

Il n’y a que dans les ministères où l’on croit que les études suffisent pour construire un réacteur. La technologie associée au réacteur suppose de bâtir un outil industriel adéquat, en particulier pour le sodium et la forge, car la cuve des réacteurs à neutrons rapides est en acier inox, non en acier noir. Il fallait donc construire un prototype, si l’on voulait aller dans cette direction.

Reposant sur le même principe que Phénix et Superphénix, Astrid comportait des innovations, notamment sur le cœur à vidange négative, les échangeurs ou les calculs de thermo-hydraulique – on ne s’était pas arrêté de réfléchir !

En mettant les choses en perspective, on voit d’abord que la France n’a pas de ressources en uranium. Elle doit les chercher dans d’autres pays, ce qui peut poser des problèmes s’il ne s’agit pas de pays amis comme le Canada ou l’Australie. Cette dépendance pose aussi des questions en matière de souveraineté. Certes, il faut peu d’uranium, mais vous risquez de le payer cher si le marché se tend car d’autres pays envisagent de construire de tels réacteurs.

Ensuite, la France manque de place pour stocker des déchets. Contrairement aux États-Unis, qui disposent de vastes déserts, elle n’a que quelques sites, comme Cigéo, dans la Haute-Marne. L’espace est une ressource rare, qu’il faut utiliser intelligemment. Il est donc dommage de stocker du plutonium, qui pourrait être utilisé comme combustible. Sans compter que si vous ne construisez pas de filière à neutrons rapides, les 300 000 tonnes d’uranium appauvri deviennent des déchets, qui doivent être stockés.

Il faut donc considérer la vision d’ensemble : décider de mettre fin à Astrid parce que l’on a arrêté Phénix et Superphénix ne relève pas d’une analyse approfondie du système. Ce n’est pas parce qu’on a fait deux fois des erreurs qu’il faut en faire une troisième fois !

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Il s’agissait de faire autre chose qu’Astrid. Tout évolue…

M. Yves Bréchet. Je vous invite à lire mon rapport sur les options de fermeture du cycle, qui analyse de manière scientifique, technique et industrielle toutes les solutions possibles. Ce document a été rédigé en 2017 par douze experts en France ; il a été relu par quatre experts internationaux. Certes, on peut ne pas l’ouvrir et ne pas le lire, comme on l’a fait dans les ministères, mais si vous voulez savoir ce que l’on peut faire, vous le lirez puis m’expliquerez ce que vous considérez comme faux.

La direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) était d’accord avec le rapport, mais pas avec ses conclusions, c’est pourquoi j’avais proposé que nous en discutions page par page avec ses auteurs – ce que j’avais fait avec l’Ademe. Je n’ai jamais reçu de réponse, ce qui n’est pas digne d’une administration, qui est censée prendre des décisions majeures pour le pays.

Je n’ai pas la prétention de tout savoir, mais j’ai celle d’avoir tout étudié de la manière la plus rigoureuse que je pouvais. Je n’ai pas rencontré de gens capables de mener cette analyse et d’en faire leur miel de façon à pouvoir prendre une décision, qui est pleinement politique, j’en conviens. Mais je n’admets pas qu’un décideur politique se dispense de réfléchir à la physique qui sous-tend sa décision.

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame Pouzyreff, si vous avez des questions à l’issue de la lecture du rapport, nous les transmettrons à M. Bréchet. Elles pourront faire l’objet d’une seconde audition.

M. Yves Bréchet. Je transmettrai vos questions au comité de rédaction du rapport. Nous nous verrons ensemble pour discuter du contenu du rapport. C’est ce que j’avais dit aussi à l’administration centrale et aux députés de La République en marche de l’époque que je connaissais par ailleurs. Si trente députés traitent en binôme de la quinzaine de sujets relatifs au secteur de l’énergie, au bout de six mois, ils seront capables de poser les bonnes questions. Personne ne l’a jamais fait !

M. le président Raphaël Schellenberger. N’entrons pas dans une discussion de comptoir.

M. Yves Bréchet. Cela ne relève pas de la discussion de comptoir : il s’agit de respecter le travail qui a été fait.

M. le président Raphaël Schellenberger. Certains propos peuvent heurter certains membres de la commission.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). En tout cas, moi, je ne le suis pas ! Depuis dix-huit ans, nous nous sommes construits en opposition avec la politique énergétique menée, et il est rare que je sois aussi d’accord avec ce qui est dit.

Au début de l’après-guerre, la France, qui connaissait une grande instabilité politique, a réussi à mener un programme nucléaire d’envergure. Paradoxalement, alors que les institutions politiques se sont affermies, la cohérence de la politique nucléaire s’est effritée. Pour lancer de nouveaux programmes dans de bonnes conditions, sans refaire les mêmes erreurs, il importe non de faire le procès de certains responsables de gouvernements, d’institutions ou de filières industrielles mais de les écarter et de trouver les bonnes personnes – vous avez cité celles qui ont œuvré pour la filière nucléaire, l’indépendance énergétique française et la science mondiale. Comment pourrait-on changer les institutions, notamment le mode de consultation du Parlement, pour atteindre ce but ?

Vos rapports n’ont sans doute pas été traités comme il se doit, mais certains sont lus et utilisés – en particulier ceux de l’Ademe ou de l’association négaWatt, qui semblent faire autorité dans certains cercles. Comment expliquez-vous la bouffée délirante d’irrationalité qui, en France, conduit à mettre à égalité, voire en infériorité, les paroles du CEA, de la crème scientifique mondiale incontestable et incontestée, et de personnes qui n’ont aucune légitimité pour s’exprimer ? L’avis de scientifiques de haute volée internationale est considéré comme moins crédible que le rapport d’une ONG dont la transparence du financement ou les compétences sont plus que discutables.

La fiabilité des matériaux est un des angles d’attaque des antinucléaires depuis plusieurs années, en France comme à l’international. L’industrie belge a ainsi subi des tirs croisés pour mettre à bas sa filière nucléaire, qui a été dévorée, l’État belge n’ayant pas la force des grands corps de l’État français – il se rend compte maintenant de ses erreurs.

Certains défenseurs du nucléaire eux-mêmes s’interrogent sur la capacité de l’industrie française à produire des matériaux de qualité. L’ASN, notamment, remet souvent en question le taux de carbone dans certains aciers. S’agit-il de véritables pertes de compétence ou d’une surréaction de l’ASN, qui entre dans la mission qui lui a été confiée ? La France a-t-elle la capacité de rebondir si un problème est constaté dans la gestion de ces matériaux ou d’autres, qui seraient stratégiques pour les filières que vous souhaiteriez lancer ?

Ma famille politique défend depuis longtemps une collaboration intense avec le Japon, en particulier sur la question de la surgénération. Toute collaboration avec la Russie étant aujourd’hui impossible, quel est l’état des relations avec le Japon, un pays qui, comme la France, est pauvre en richesses naturelles et a développé un programme nucléaire important ? Peut-on les relancer ? Le Japon n’a-t-il pas abandonné cette perspective, en constatant le manque d’allant de la France ?

Par ailleurs, la relance du programme américain est-elle réelle, qu’il s’agisse des réacteurs censément équivalents à l’EPR, des petits réacteurs ou de la filière à neutrons rapides dont vous avez parlé en évoquant Bill Gates ? Il est très difficile pour le profane de distinguer ce qui relève de l’espoir ou de la communication.

Pourquoi la cogénération nucléaire a-t-elle été enterrée, alors que le CEA en avait étudié la possibilité et qu’elle est pratiquée en Europe de l’Est ? En France, c’est à petite échelle dans le Centre et autour de Gravelines. J’ai entendu qu’EDF refusait d’envisager ce gisement considérable de chaleur nucléaire car ce n’est pas son métier.

Dans l’urgence, ne pourrait-on pas faire du power up, c’est-à-dire améliorer la production du parc actuel ?

Moduler les réacteurs nucléaires pour s’adapter aux énergies renouvelables ne risque-t-il pas d’abîmer ces derniers et de compromettre leur espérance de vie ?

S’agissant de la doxa autour des 50 %, comme par hasard, RTE a décidé que la filière nucléaire ne pouvait produire que 50 % d’énergie dans le mix énergétique, soit l’objectif fixé par le Gouvernement. Dans un article courageux paru dans Le Point, Géraldine Woessner explique que Jean-Bernard Lévy n’a jamais dit que la filière nucléaire était, par essence, limitée à quatorze réacteurs EPR : elle pourrait faire ce que l’État lui demande, s’il lui en donne les moyens.

C’est la doctrine du Rassemblement national : il faut concentrer tous nos efforts sur la relance du nucléaire, pour prendre de l’avance, et non se disperser dans des dizaines de filières énergétiques, que nous ne maîtrisons pas.

M. Yves Bréchet. Quelques imprécisions méritent d’être corrigées. Historiquement, il n’est pas faux de dire que le nucléaire a été créé par des individus exceptionnels – deux heures de discussion avec Marcel Boiteux, alors âgé de 90 ans, m’ont convaincu de sa grande intelligence stratégique. La filière s’est construite sur un terreau d’avant-guerre, autour du Centre polytechnicien d’études économiques ou « X-crise » et de personnalités comme Louis Armand. Ces ingénieurs et ces hauts fonctionnaires avaient pour fonction de travailler pour le bien de l’État.

Construire une filière électronucléaire n’était pas facile : les cinq premières années de construction du parc, de grandes difficultés ont dû être surmontées. Il a fallu apprendre le métier, notamment construire les forges, instaurer une logistique permettant de transférer les pièces à une centrale en avance, lorsque l’une des cinq à six centrales en construction, était en retard. Tel a été le génie de Michel Hug, dont j’ai été le seul à écrire l’éloge, alors qu’il a été l’architecte de tout le parc électronucléaire français.

Ce terreau de personnes qui reconstruisaient le pays a trouvé, en marchant, les compétences dont la France avait besoin. Il y avait une volonté, pas seulement politique, mais du pays de se redresser. Cela peut exister à nouveau : reconstruire une filière est possible. C’est une question de volonté, non simplement de financements

J’ai suffisamment écrit sur la disqualification des experts, une question qui dépasse le cadre de cette audition. Nous en sommes arrivés à un point où il suffit qu’une personne soit compétente pour être soupçonnée de conflit d’intérêts et voir son avis disqualifié. En conséquence, un physicien ne pourra pas parler de nucléaire, un immunologue, de vaccin, ou un généticien, d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Malheureusement, cela dépasse le nucléaire : notre pays est en train de perdre l’héritage des Lumières.

Disposer d’une autorité de sûreté indépendante comme l’ASN est un atout. Mais la concurrence médiatique à laquelle se livrent l’ASN et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) n’est pas une bonne idée.

Le nucléaire est le seul domaine où l’on considère qu’une instruction sera meilleure si elle est réalisée sur la place publique. Le secret de l’instruction vise au contraire à mener un examen critique dépassionné des sujets. Autant il semble sain que les dossiers instruits sortent sur la place publique, autant exposer le problème revient à encourager le catastrophisme, ce qui a des conséquences délétères.

En tant qu’ingénieur, lorsque je suis confronté à un défaut dans les matériaux des centrales, je m’interroge non sur la non-conformité au règlement, mais sur la dangerosité du défaut, pour estimer s’il appelle une action immédiate, avant l’hiver. Puis, j’essaie de le reproduire pour en trouver les causes. Cela se fait calmement, hors de l’arène, de façon à parvenir à une décision qui tienne debout.

Cela vaut par exemple pour les fissures sous revêtement dans les réacteurs belges. Quant aux taux de carbone élevés dans les couvercles de la cuve des centrales, il faut rappeler que les couvercles ne sont pas irradiés. On doit donc déterminer si les taux changeront de manière drastique les conditions de fragilité de la tête de centrale. Ils révèlent toutefois une perte de compétences dans l’élaboration des calottes, donc un défaut de fabrication. C’est la vraie question à régler : ces taux montrent que l’on ne maîtrise plus correctement la fabrication des lingots.

À la demande d’Emmanuel Macron, à l’époque ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, j’ai passé en revue toutes les usines d’Areva, pour présenter les points qui méritaient d’être redressés. C’est ce que je fais maintenant en tant que président du conseil scientifique de Framatome. Les mêmes personnes que j’ai étrillées dans une série de rapports me demandent de les aider à reconstruire le dispositif. Nous sommes à des années-lumière des histoires de conflits d’intérêts ou de manque de confiance dans les compétences. Il faut que les choses marchent, et qu’elles marchent bien.

J’étais un grand partisan de la cogénération, mais pas partout : la cogénération n’a de sens que lorsqu’il existe un réseau de chaleur à proximité. Aujourd’hui, la logique d’EDF est de produire de l’électricité, non d’être plombier. Le groupe n’est donc pas enclin à faire de la cogénération. L’État reste toutefois l’actionnaire principal : si, en ayant analysé la situation, il décide que la cogénération est pertinente pour certaines villes et centrales, sa décision s’impose.

S’agissant des petits réacteurs, ils peuvent être arrêtés, mais pas redémarrés rapidement, du fait de l’effet xénon, qui empoisonne le fonctionnement du réacteur. De plus, changer les conditions de fonctionnement d’un objet de manière cyclique crée de la fatigue thermique, qui accélère le vieillissement. Ces problèmes s’analysent et se gèrent ; ce n’est pas tout blanc ou tout noir, il faut déterminer l’adaptation aux fluctuations du réseau admissible.

Pour améliorer la quantité d’électricité produite par un même réacteur, il faut soit augmenter la température à laquelle fonctionne la turbine, soit voter une autre loi que la loi de Carnot – malgré tout le respect que j’ai pour le Parlement, cela me semble difficile ! Sortir la vapeur à plus haute température n’est pas impossible mais il faut requalifier tous les matériaux et leur vieillissement. Ce sont de fausses bonnes solutions, des « y’a qu’à, faut qu’on ».

Les 50 % magiques du rapport RTE, c’est la doxa, du « en même temps » avant l’heure. Lorsque j’étais professeur à Grenoble et proche du parti socialiste (PS), j’avais reçu une explication selon laquelle, comme les Allemands qui sortaient du nucléaire, les Français pourraient faire fonctionner vingt centrales de moins que les soixante qui produisaient 75 % de leur électricité. Avec quarante centrales, la part du nucléaire dans le mix atteindrait alors 50 %. Je n’ai jamais entendu de raisonnement plus explicite, mais j’ose espérer qu’il s’agit d’une blague. À ce chiffre s’ajoute l’idée récurrente selon laquelle il ne faut pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Ce n’est pas la peine d’avoir fait l’ENA pour en arriver là…

Mme Natalia Pouzyreff (RE). L’idée reste acceptable.

M. Yves Bréchet. Non, ce n’est pas une manière de décider. On peut fixer un tel objectif, mais avec une démonstration à l’appui.

De mémoire, la collaboration avec le Japon traitait essentiellement des réacteurs à neutrons rapides. Vous pourrez demander à Daniel Verwaerde, administrateur général du CEA entre 2015 et 2018, l’intégralité des documents transmis lors de la réunion intergouvernementale où la décision concernant Astrid a été prise. Je vous ai fourni les recommandations du CEA s’agissant de la puissance et des études à mener, les engagements des industriels impliqués, les engagements des Japonais, ainsi que les budgets dépensés et prévus, mais il serait préférable de les demander à ceux qui les ont défendus – je n’ai pas participé à cette réunion. Ayant assumé les fonctions de directeur des applications militaires, M. Verwaerde fournira une vision complète du nucléaire, civil et militaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous ne manquerons pas d’auditionner M. Verwaerde.

M. Vincent Descoeur (LR). Monsieur Bréchet, après un constat accablant, vous avez fait preuve d’optimisme en affirmant que nos atouts et les compétences mobilisables pouvaient permettre à la France d’espérer jouer un rôle demain, même si sa réputation était endommagée. Votre préférence va à une fermeture du cycle, une orientation qui semble séduisante.

Si l’on choisit de s’engager dans cette direction, à quelle échéance le nucléaire pourra-t-il occuper à nouveau la place qui devrait être la sienne dans le mix énergétique ? Si ce devait être à moyen ou long terme – dix ou vingt ans –, que fait-on dans cette période pour ne pas rester les spectateurs passifs d’une réduction de la part du nucléaire, à l’heure où le besoin en énergie augmente ?

M. Yves Bréchet. La fermeture du cycle impose de raisonner à l’échelle décennale. Le besoin s’en fera sentir dans vingt ou trente ans ; son intérêt, c’est-à-dire le fait d’en profiter pour utiliser au mieux la ressource, sera sensible à des échéances plus longues. On ne peut envisager de résoudre le problème immédiatement mais il faut trouver des solutions viables dans la durée.

Le CEA n’a pas été clair en affirmant que les réacteurs à neutrons rapides remplaceraient les réacteurs à eau pressurisée – je l’ai dit, l’indépendance du Haut-commissaire le permettait. Il fallait plutôt présenter ces réacteurs comme un choix stratégique pour le pays, à des échéances plus lointaines. Mais ce n’est pas parce qu’une échéance est lointaine qu’il ne faut pas la préparer immédiatement. Une filière qui perd ses capacités de production, n’attire plus les jeunes, ni ne stimule le tissu industriel, par manque de visibilité, et se délite. Il est impératif de donner une perspective pour entraîner une génération – j’ai passé quarante ans de ma vie à former des ingénieurs – et de disposer d’un tissu industriel que l’on peut mobiliser en vue de certaines réalisations.

S’agissant du présent, il ne faut pas arrêter le nucléaire lorsque cela n’est pas nécessaire : fermer une centrale parce que votre prédécesseur l’a promis n’est pas raisonnable. Il faut la faire fonctionner de manière sûre aussi longtemps qu’elle le peut.

Ensuite, il faut demander à un vrai Haut-commissaire une analyse technique approfondie de ce que recouvre le programme du grand carénage. L’étude, qui a certainement déjà été réalisée par EDF, devra être présentée aux décideurs de l’État.

Sur les petits réacteurs, je suis un peu dubitatif. Ils peuvent permettre de gérer l’intermittence, en évitant les dents de scie du fonctionnement d’un gros réacteur. En outre, l’investissement immobilisé pour chacun d’entre eux est plus faible, même si la somme totale des financements nécessaires est supérieure. On peut imaginer des réacteurs « préfabriqués ». Mais tout cela mérite d’être étudié. Si une argumentation est possible, elle doit être instruite globalement, non sur le modèle de start-up qui fabriqueraient un réacteur dans un garage. Les avantages et les inconvénients de cette stratégie doivent être pesés.

Dans un pays fortement nucléarisé, disposer de gros réacteurs n’est pas illogique. La taille de l’EPR résultait des exigences de nos partenaires allemands : il s’agissait de diminuer le surcoût lié notamment à la création d’une double enceinte. Il faudrait demander au CEA d’estimer la taille limite des réacteurs que l’on peut développer et s’il est raisonnable de passer de l’équivalent de 1 300 mégawatt à d’énormes puissances. Je ne suis pas certain que le choix stratégique ait été pertinent. Mais il s’agit d’une décision stratégique, industrielle, technique, à analyser, non d’une question politique. Nous avons emprunté cette voie, nous devons la poursuire même si la filière de réacteurs un peu moins puissants fonctionnait bien – d’ailleurs, la filière qui se développe est celle de l’AP 1000.

Quant aux très petits réacteurs, fabriqués en France pour être exportés, ils ne sont pas crédibles s’ils ne sont pas utilisés dans le pays même. Ils sont en outre proches des réacteurs de propulsion nucléaire, ce qui peut conduire à des situations difficiles sur le plan géopolitique : ils peuvent notamment se heurter aux services de contrôle des exportations (l’export control) des États-Unis, en particulier pour toutes les technologies duales, qui recouvrent à la fois un aspect civil et militaire.

Il serait légitime de demander à un CEA correctement gréé, avec un Haut-commissaire qui fait son boulot, d’instruire ces questions, à l’usage d’un gouvernement qui sait décider.

Mme Danielle Brulebois (RE). La génération de nos parents a construit la France moderne. Comprenant que l’électricité était essentielle au progrès humain et à la prospérité de notre pays, nos prédécesseurs en ont fait une mission régalienne ; ils ont électrifié la France et développé l’hydroélectricité, qui n’a pas de place dans le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. En France, cette génération avait conscience que l’électricité n’était pas un bien de consommation comme un autre.

Nous n’en avons plus conscience aujourd’hui. Pour nous, l’énergie c’était comme l’air que nous respirons jusqu’à ce que nous fassions la cruelle expérience de voir qu’elle pouvait faire l’objet de spéculations et d’une concurrence violente. Nous en mesurons le prix : nous sommes face à nos contradictions et aux conséquences de nos choix. À la décharge des politiques qui ont sacrifié Superphénix, la même année d’ailleurs que le projet de canal à grand gabarit entre le Rhône et le Rhin dans mon département, il est difficile de gouverner contre l’opinion publique, marquée par Tchernobyl.

Nos ressources ne sont pas inépuisables, et nos déchets doivent être gérés : l’économie circulaire est indispensable à la survie de notre planète. Or nous avons la capacité de gérer les déchets pour en faire une énergie. Les réacteurs à neutrons rapides et refroidissement au sodium sont en effet capables de transformer les déchets en ressources, en utilisant le plutonium issu des combustibles usés et l’uranium enrichi. Les combustibles solides de récupération (CSR) ont pareillement toujours le statut de déchet en France.

Construire la filière n’était pas aisé, mais cela a été fait, avec une véritable volonté – d’autres le font aujourd’hui, comme la Russie ou la Chine, qui progresse à pas de géant.

Alors que les EPR devraient être prêts en 2040, quelle pourrait être la place des réacteurs à neutrons rapides ? Comment consolider et remettre en place la filière nucléaire, alors que nous avons perdu notre culture nucléaire, en ne construisant plus de centrale depuis longtemps ? Nous manquons notamment de soudeurs à la base : il faut investir dans la formation mais surtout, dans la motivation de nos jeunes, qui ne sont plus autant passionnés par l’énergie nucléaire qu’il y a vingt ans.

Les scientifiques sont peut-être trop silencieux : il faudrait qu’on les entende davantage et qu’ils fassent plus de politique.

M. Yves Bréchet. S’agissant de l’hydraulique, la France a exploité tous les sites. La question des microcentrales pourrait être réexaminée pour les petits sites.

Vous prêchez un convaincu : l’électricité n’est en effet pas un bien comme un autre. C’est un défaut caractéristique d’une idéologie ultralibérale et une erreur fondamentale d’imaginer que l’on peut faire un marché d’un bien non stockable. Un marché suppose un bien fabriqué, que l’on peut consommer ou conserver jusqu’au moment où il est consommé, ce qui permet de spéculer. Là, on a fabriqué un outil de spéculation pure. On a fait gagner de l’argent à des personnes qui n’ont pas produit un électron. Essayer de développer des énergies alternatives à partir de la « rente nucléaire » semblait une bonne idée. Il reste que certains acteurs ont bénéficié du dispositif de l’Arenh (l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique), sans avoir jamais fabriqué une éolienne. C’est à la limite du scandale.

L’électricité est un bien commun, un bien public. Dans une société, il est normal que chaque individu puisse y avoir accès au même tarif, quel que soit l’endroit où il se trouve. L’énergie relève des missions régaliennes de l’État. Mais aujourd’hui, celui-ci passe son temps à faire des choses qu’il ne devrait pas faire et à ne pas faire ce qu’il devrait.

Les scientifiques sont peut-être trop silencieux mais on ne leur donne pas souvent la parole, non plus. Vous ne m’avez pas beaucoup entendu car j’avais fait le choix de conseiller le politique, c’est-à-dire de rendre un rapport dont le politique faisait ce qu’il voulait, pour rendre une décision ayant une valeur politique. Divulguer mes conseils sur la place publique serait revenu à lui forcer la main, ce que je ne voulais pas faire. Depuis que je me suis retiré, je peux dire les choses clairement.

Je me souviens d’un débat où Georges Charpak était sans cesse interrompu car ses raisonnements duraient cinq à dix minutes, quand Noël Mamère s’exprimait en trente secondes. De même, le professeur Pellerin n’a jamais dit que le nuage de Tchernobyl s’était arrêté à la frontière : c’est Noël Mamère qui l’avait suggéré. Par la suite, le professeur Pellerin a déposé quatorze plaintes et gagné tous ses procès, mais aucun journal ne l’a relayé. Les scientifiques devraient peut-être parler plus mais on ne peut pas dire qu’on leur facilite la tâche !

La question des compétences est centrale : quand on « pense d’en haut », on imagine qu’il importe avant tout de former des ingénieurs et des managers, mais les compétences se construisent de la base au sommet. S’il manque des soudeurs dans le domaine du nucléaire, c’est que la désindustrialisation a fait disparaître des quantités colossales d’emplois industriels. Le nucléaire, c’est la partie émergée de l’iceberg : on en parle parce que c’est médiatique. Mais les formations techniques se sont délitées de façon très importante et nous allons rencontrer une série d’autres problèmes dans les prochaines années.

Il est grand temps de réindustrialiser le pays, de créer de nouvelles formations techniques, de remotiver les jeunes à y participer, y compris en les payant bien. Il faut arrêter de fabriquer des « ingénieurs plantes vertes » là où cela fait joli, et dire à ceux qui ont reçu un enseignement gratuit qu’ils doivent quelque chose à leur pays. Quand on a des talents, on n’a pas le droit de ne pas les faire fructifier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour la qualité de nos échanges, qui contribuent à mieux faire comprendre les enjeux des missions que vous avez exercées.

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14.   Audition de M. Pascal Colombani, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies (30 novembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous accueillons M. Pascal Colombani, membre de l’académie des technologies, qui a assuré la direction du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de 1999 à 2002.

Vous avez, monsieur Colombani, marqué de votre empreinte cet organisme de recherche. Vous avez diversifié ses activités en intégrant les technologies nouvelles dont plusieurs s’avèrent nécessaires au cœur de métier du CEA – numérique, pile à combustible, énergies alternatives, nucléaire du futur. Vous avez participé à une mutation industrielle importante : la fusion de CEA-industrie, de Framatome et de la Cogema qui a donné naissance à Areva. Durant votre mandat, vous vous êtes également préoccupé de coopération internationale, avec le lancement d’Iter (International Thermonuclear Experimental Reactor), et de coopération européenne, en assistant peut-être à une banalisation des recherches dans le domaine nucléaire au sein des programmes-cadres européens de recherche et de développement technologique. Enfin, en matière de sûreté et de sécurité, vous avez connu les évolutions consécutives à la création en 2001 de l’Institut de recherche sur la sécurité nucléaire (IRSN), issu de la fusion de deux structures relevant pour l’une du CEA et pour l’autre du ministère de la santé.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite à satisfaire à l’obligation faite par l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Pascal Colombani prête serment).

M. Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l’Académie des technologies. Permettez-moi de me présenter en quelques mots : je suis physicien nucléaire ; après avoir commencé ma carrière au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), j’ai rejoint la société Schlumberger pour laquelle j’ai travaillé aux États-Unis, en Europe et au Japon. Nommé par Claude Allègre, j’ai été directeur de la technologie au ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie de 1998 à 1999. Puis j’ai exercé les fonctions d’administrateur général du CEA jusqu’en 2002 et de président de conseil de surveillance d’Areva jusqu’à la mi-2003. Ensuite, j’ai été administrateur de plusieurs sociétés dans le domaine de l’énergie – EDF, British Energy, Alstom, Technip, Rhodia, EnergySolutions, Valeo dont j’ai présidé le conseil d’administration de 2009 à 2016.

Je propose de balayer le questionnaire que vous m’avez adressé. S’agissant du contexte énergétique en France et en Europe lorsque j’ai pris mes fonctions au CEA, il n’était pas particulièrement tendu ; le prix des énergies fossiles était relativement raisonnable. La Commission européenne avait publié un livre vert qui soulignait les trois éléments clés de la politique énergétique de l’Union européenne : la sécurité de l’approvisionnement, l’environnement et le changement climatique, le coût de l’énergie. Pendant longtemps, la sécurité de l’approvisionnement n’était pas une priorité au niveau européen et elle était assurée par le charbon, le gaz – la politique allemande est allée dans ce sens – et, dans une moindre mesure, le nucléaire, lequel était constamment battu en brèche auprès de la Commission par des ONG mais aussi par le gouvernement allemand. Les énergies renouvelables, dont la place était marginale, ont progressivement vu leur coût baisser jusqu’à les rendre compétitives.

Le gouvernement de l’époque, issu de la majorité plurielle, ne m’a jamais paru inquiet pour l’approvisionnement énergétique de la France – en tout cas, je n’ai jamais été interrogé sur le sujet. La France possédait un atout maître avec 80 % de son électricité d’origine nucléaire et le prix des énergies fossiles était supportable. C’est alors que sont malheureusement intervenus des choix – ou des compromis – politiques qui ont largement démotivé les équipes dont je m’apprêtais à prendre la direction. Les accords entre les différentes composantes du Gouvernement ont amené à des décisions telles que l’arrêt et le démantèlement de Superphénix, qui n’avait de sens que dans un certain contexte politique. Il s’agissait alors, pour la composante écologiste ainsi que pour les ONG, d’un premier pas vers un démantèlement complet et progressif de la filière nucléaire. En fermant Superphénix, on remettait aussi en cause les projets de réacteurs de nouvelle génération, capables de limiter le volume de combustibles usés et celui des déchets, et susceptibles, d’une certaine façon, de poser la question du retraitement.

Cette décision prenait à rebours une opinion publique qui était plutôt favorable au nucléaire – entre 50 et 60 % – sans se poser trop de questions. Surtout, elle a signifié implicitement l’arrêt de tous les projets industriels. Depuis la mise en service du dernier réacteur, celui de Civaux, en 1997, plus rien n’a été construit et l’absence de construction nouvelle allait durablement affecter la résilience de la production d’électricité d’origine nucléaire. Les équipes, en particulier celles d’EDF, se sont dissoutes, et on en mesure aujourd’hui les conséquences.

S’agissant du CEA, j’étais fier d’être administrateur général d’un organisme créé après la guerre par le général de Gaulle pour donner à la France la maîtrise de l’atome et de ses applications civiles et militaires. Il ne faut jamais oublier que le CEA est responsable de la fabrication des matières et des armes nucléaires.

Le CEA était doté d’un statut particulier, proche de celui d’un établissement public industriel et commercial, qui lui assurait une indépendance dont aucun autre organisme de recherche ne disposait, y compris pour la gestion des ressources humaines.

Le CEA comptait 15 000 personnes et son budget était de 2,7 milliards d’euros, en prenant en compte les activités militaires. On dénombrait alors quarante-trois installations nucléaires dont vingt-sept étaient classées secrètes ; nombre d’entre elles nécessitaient des travaux d’assainissement et de démantèlement. Le financement des projets civils s’élevait, de mémoire, à 1,5 milliard d’euros, dont 40 % provenaient de ressources extérieures.

Quand j’ai pris mes fonctions, peu après l’arrêt de Superphénix, l’organisme, en particulier les directions chargées de l’énergie nucléaire, ressentait fortement le manque de soutien politique ; le moral était bas, les objectifs flous et les interrogations nombreuses. Venant de Schlumberger qui avait la réputation d’être une société dans laquelle le contentement de soi n’avait pas sa place, j’y ai remédié. Pour réorganiser la recherche civile, j’ai nommé le directeur des applications militaires, le regretté Jacques Bouchard, qui a accompli cette tâche de main de maître. Grâce à la préservation de compétences d’ingénierie, l’objectif était non plus de maintenir l’option nucléaire ouverte – un slogan défaitiste à mes yeux – mais de lancer de nouveaux projets ambitieux, de soutenir les projets industriels en appliquant les méthodes modernes, comme les méthodes de simulation, ainsi que de développer des techniques en matière d’assainissement et de démantèlement des installations obsolètes.

Lorsqu’on dirige le CEA, on ne peut pas faire abstraction des activités de défense, ne serait-ce qu’à cause des mouvements de personnel entre les directions. Nous n’avons pas hésité à faire appel largement aux personnels de la direction des applications militaires (DAM) pour relancer l’activité nucléaire civile. La DAM était alors en bon état, en comparaison du domaine civil; elle avait mis au point des méthodes modernes, après l’arrêt des essais, qui assuraient la pérennité de la dissuasion.

Nous avons investi dans des domaines d’excellence qui étaient issus de l’activité militaire tels que les micro, les bio et les nanotechnologies. Nous avons déployé des moyens en faveur du développement d’autres énergies, en particulier le solaire, parce que lié au nucléaire, qui pouvait être pertinent pour les applications du nucléaire, et l’hydrogène. Nous avons lancé l’Institut national de l’énergie solaire à Annecy. Sur l’hydrogène, nous avons fait ce que nous avons pu. Nous avons, avec d’autres, lancé des initiatives dont nous commençons à voir les résultats.

Nous avons réorganisé les participations industrielles du CEA. Sur la proposition de Philippe Pontet, PDG de CEA-industrie, et de moi-même, à laquelle Anne Lauvergeon s’est jointe, a été créée une holding industrielle qui est devenue le numéro un mondial du service aux exploitants nucléaires. Cette opération a également permis la création d’un fonds auquel le CEA tenait beaucoup, fonds dédié à l’assainissement des installations nucléaires obsolètes, assis sur la participation du CEA dans Areva et alimenté par les dividendes versés par Areva. D’abord réservé aux installations civiles, il a été étendu par mon successeur aux installations militaires obsolètes. Malheureusement, avec la déconfiture d’Areva, les dividendes se sont taris et mes successeurs ont été contraints de céder des participations. Le fonds était géré par un comité ad hoc indépendant du CEA.

Cette stratégie a été, pour l’essentiel, poursuivie par mes successeurs, Alain Bugat, Bernard Bigot et Daniel Verwaerde. Ces derniers ont officialisé l’extension des activités du CEA aux énergies alternatives – comme l’indique le nom maladroit qui est désormais le sien ; j’aurais préféré « commissariat aux énergies d’avenir ».

Je regrette la modification des statuts, qui a ôté au CEA l’originalité qui le caractérisait depuis sa création. Certaines décisions récentes me semblent critiquables, en particulier l’arrêt des recherches sur le projet Astrid – Advanced sodium technological reactor for industrial demonstration –, initiative internationale destinée à concevoir la quatrième génération de réacteurs en étendant à d’autres types de caloporteurs les idées à l’origine de Superphénix. Cette décision, prise en 2018 ou 2019, est une erreur, ne serait-ce que pour le maintien des compétences. Nous avons besoin de projets de recherche susceptibles d’attirer les ressources humaines et de les former, au bénéfice éventuellement d’autres acteurs du nucléaire tels qu’EDF.

Vous m’avez interrogé sur la souveraineté et l’indépendance énergétiques. Je définirais la souveraineté comme le fait pour un État de ne voir son existence soumise à aucun autre État ou puissance, qu’elle soit technologique ou financière, la souveraineté énergétique n’en constituant qu’un démembrement particulier. La France n’est plus un État souverain dès lors que sa dette est gigantesque et son déficit commercial abyssal. Mais existe-t-il encore des États souverains ? C’est une bonne question à laquelle je ne peux pas répondre.

On peut s’interroger sur la puissance. Je l’ai fait lorsque je suis arrivé au CEA. Le CEA a donné à la France, en garantissant sa capacité de protection nucléaire – condition nécessaire mais peut-être pas suffisante –, la puissance militaire et un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Le CEA a aussi aidé à assurer la production d’énergie électrique – autre forme de puissance. Mais qu’est-ce que la puissance d’un État aujourd’hui ? La puissance ne tient-elle pas aussi aux capacités dans le domaine des technologies de l’information, des sciences du vivant ou des biotechnologies ? Les États-Unis disposent d’une puissance technologique extraordinaire avec laquelle nous ne pouvons pas rivaliser. Le but de CEA Tech était de rassembler nos activités dans les nouvelles technologies.

Quant à la souveraineté énergétique, non seulement la France a peu accès à des sources d’énergie sur son sol – or les énergies fossiles continueront à jouer un rôle important pour plusieurs décennies – mais, pour diverses raisons, nous avons mis en danger la partie la plus crédible de notre indépendance énergétique, le nucléaire, en cédant à des jeux politiques internes et à certaines pressions internationales. De plus, nous avons volontairement renoncé à exploiter ou même à recenser nos ressources, par exemple en gaz de schiste. L’accent mis récemment sur les énergies renouvelables ne suffira évidemment pas avant longtemps à remédier à cet état de fait.

Notre souveraineté énergétique étant nulle, qu’en est-il de l’indépendance énergétique, définie comme la capacité d’un pays à satisfaire de manière autonome des besoins énergétiques, donc à maximiser la production locale d’énergie nécessaire à la population et aux activités industrielles ? Il est très rare que l’indépendance énergétique soit totale mais certains pays peuvent s’en approcher : les États-Unis, notamment depuis qu’ils exploitent leurs ressources en pétrole et en gaz de schiste ; la Russie ; la Norvège grâce à ses ressources hydrauliques et à l’accent mis sur les énergies renouvelables ; et peut-être l’Australie. Il serait intéressant de comprendre comment ces pays sont devenus indépendants, à défaut d’être souverains.

Le taux d’indépendance énergétique, qui mesure le rapport entre la production nationale d’énergie primaire – charbon, pétrole, gaz, nucléaire (mais non l’uranium, ce qui est discutable), hydraulique et renouvelable – et la consommation atteint en France 54 %, ce qui est un niveau satisfaisant. Toutefois, si l’on incluait dans l’énergie primaire l’uranium, plutôt que la chaleur issue de la réaction nucléaire, ce taux tomberait à 12 %.

Si l’on exclut un scénario de décroissance économique, et en tenant compte de nos ressources propres en combustibles fossiles et en énergie hydraulique, on constate que seule l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables peuvent nous garantir une production d’énergie suffisante pour atteindre un certain niveau d’indépendance énergétique. L’accès au combustible nucléaire demeure un point faible, toutefois sans commune mesure avec notre dépendance au pétrole et au gaz, ce qui justifie de retenir l’énergie nucléaire et non l’uranium pour mesurer le taux d’indépendance énergétique.

S’agissant de la résilience de notre production d’énergie nucléaire, le rapport récent de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de Réseau de transport d’électricité (RTE) a souligné l’absence de capacité de production nationale excédentaire susceptible de remédier, par exemple, à des chocs systémiques – comme celui que nous connaissons actuellement. Cette incapacité à dégager une production excédentaire se constate autant pour le nucléaire que pour les énergies fossiles et renouvelables.

Pour ce qui est des concepts de souveraineté et d’indépendance énergétique, j’ai eu le sentiment, pendant mon mandat, qu’ils n’occupaient pas la première place dans les décisions politiques, ni en France ni en Europe. En Grande-Bretagne, la prise de conscience est venue un peu plus tard. Lorsque j’étais administrateur de British Energy, c’était un véritable sujet de préoccupation pour le gouvernement britannique, qui s’est lancé dans une politique de diversification mêlant le nucléaire aux renouvelables et au gaz.

À l’époque, le coût du pétrole et du gaz importés demeurait supportable, et le nucléaire assurait la production d’électricité. Les responsables politiques se contentaient, pour la majorité d’entre eux, de cet état de fait, tout en se posant de nombreuses questions quant à l’avenir de la filière nucléaire. Le Gouvernement me paraissait divisé. Après les concessions faites aux Verts au début de la législature, la majorité de l’exécutif était restée attachée au nucléaire mais peu de responsables envisageaient d’investir dans de nouveaux projets, qui étaient pourtant nécessaires. Le renouveau de la filière nucléaire, en particulier en Asie, date de ce moment-là, mais elle est restée ignorée ou occultée.

Le manque de conviction politique a affaibli la position concurrentielle d’EDF et d’Areva par rapport aux Russes, aux Japonais, aux Coréens et aux Américains, sur des marchés qui s’ouvraient. Il a gêné notre expansion industrielle. Un client potentiel se pose des questions s’il ne vous voit pas soutenu par un gouvernement qui constitue votre actionnaire principal – ce qui était le cas d’EDF, du CEA ou d’Areva. C’est d’ailleurs une des raisons de l’échec d’Areva, après mon mandat, aux Émirats arabes unis, ainsi que de la prééminence de Rosatom, qui est le premier fournisseur industriel, en particulier dans les pays émergents – du moins occupait-il cette position de leadership jusqu’à la guerre en Ukraine. J’ai pu mesurer récemment la présence extrêmement prégnante de Rosatom lorsque j’ai été envoyé spécial du Président de la République, de 2015 à 2019, pour un partenariat nucléaire avec l’Afrique du Sud, celle-ci ayant finalement décidé de ne pas se lancer dans l’aventure.

J’en viens à la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique. Nous avons pris un certain nombre de décisions sur l’organisation de la filière nucléaire et le contenu des projets de recherche : la signature d’un contrat d’objectifs entre l’État et le CEA, dont les syndicats se sont félicités et qui a marqué une avancée même s’il était loin d’être parfait ; la restructuration des participations industrielles du CEA au sein d’Areva ; la création du fonds de démantèlement des installations obsolètes ; diverses décisions du comité de l’énergie atomique sur plusieurs projets ; la création de la joint-venture entre Framatome et Siemens – Framatome ANP –, que l’on a ensuite intégrée au sein d’Areva. Le Gouvernement a pris peu d’initiatives mais a approuvé assez facilement un certain nombre de propositions de la filière. La direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP), le cabinet du Premier ministre et celui du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie ont joué un rôle essentiel de soutien à l’industrie nucléaire. Ils avaient une bonne compréhension des enjeux nationaux et internationaux. Si l’on fait abstraction de l’hostilité permanente du cabinet du ministre de l’environnement, on peut dire que la chaîne de décision publique répondait bien lorsqu’on la sollicitait.

Quelques grands projets nucléaires ont ainsi été menés pendant mon mandat : lancement du réacteur du futur, dit de génération 4 ; maintien de l’expertise sur les réacteurs à caloporteur sodium par la réactivation du petit Phénix ; soutien à l’industrie, en particulier au réacteur pressurisé européen (EPR) ; lancement du réacteur d’essais Jules-Horowitz – qui n’est toujours pas en service, alors qu’il devait l’être en 2010 ; recherche et développement pour améliorer la performance des combustibles ; poursuite des programmes du CEA relatifs au traitement des combustibles usés et des déchets dans le cadre de la loi de 1991 ; lancement d’Iter et du synchrotron Soleil. Je peux également citer, à l’actif de la direction des applications militaires, la conception du premier faisceau laser mégajoule, l’installation de pôles d’excellence sur les lasers et les moyens de calcul de haute performance pour des applications civiles, et le lancement d’un réacteur d’essais pour les applications de propulsion navale, actuellement en fonctionnement.

Les ressources en matières premières, notamment en uranium, sont une condition de notre indépendance énergétique. Or, parmi les gisements français d’uranium, ceux qui ont été exploités sont fermés, les autres n’ont pas été exploités. Areva assumait la responsabilité principale de la disponibilité des minerais. Les pays producteurs – principalement, l’Australie et le Canada – présentaient, à nos yeux, un risque géopolitique très faible en comparaison de celui existant dans les États qui nous fournissaient en ressources fossiles, même si d’autres producteurs, comme le Mali ou l’Ouzbékistan, étaient moins stables.

Les ressources prouvées en uranium étaient estimées à environ 6 millions de tonnes, ce qui représentait, pour une consommation annuelle mondiale de près de 50 000 tonnes, une centaine d’années de fonctionnement. Les ressources spéculées, qui reposaient sur des relevés géologiques, correspondaient à 10 millions de tonnes supplémentaires. À cela, il fallait ajouter des sources secondaires d’approvisionnement, à savoir l’uranium hautement enrichi provenant du démantèlement d’armes nucléaires, en particulier aux États-Unis et en Russie. Lorsqu’on veut s’assurer de la sécurité d’approvisionnement, il convient également de prendre en considération le traitement et le recyclage des combustibles, qui permet d’économiser des ressources minières. Par ailleurs, il faut tenir compte de l’amélioration de la performance des combustibles, sur laquelle on travaille de façon continue. Enfin, le passage à des réacteurs à neutrons rapides peut être envisagé. La sécurité d’approvisionnement était considérée à l’époque sous contrôle, et on peut encore la percevoir ainsi aujourd’hui, sous réserve d’une vérification des données relatives aux ressources minières que j’ai évoquées.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pendant votre mandat, y a-t-il eu des projets de construction de réacteurs nucléaires civils en France ?

M. Pascal Colombani. Aucun. J’ai lancé la construction de deux réacteurs de recherche – le réacteur Jules-Horowitz et le réacteur d’essais pour la propulsion navale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Malgré l’arrêt de Superphénix, qui est une décision politique très forte, vous dites qu’il y a eu peu de relations conflictuelles, au niveau politique, entre le CEA et les cabinets ministériels. Pouvez-vous préciser cet aspect des choses, qui peut paraître contradictoire ?

M. Pascal Colombani. J’entretenais d’excellentes relations avec Isabelle Kocher, qui suivait notre activité au sein du cabinet du Premier ministre, ainsi qu’avec Dominique Maillard, alors directeur de la DGEMP, auxquels il faut ajouter Patrice Caine et Matthieu Pigasse, au cabinet de Laurent Fabius. Il en allait autrement avec le cabinet de la ministre de l’environnement, Dominique Voynet, puis celui d’Yves Cochet. J’ai mis en œuvre une décision qui avait été négociée par mon prédécesseur : la séparation de l’IRSN et du CEA. Les relations étaient mauvaises entre les deux organismes, comme avec le cabinet de la ministre de l’environnement. Cela étant, j’avais beaucoup d’échanges avec Lionel Jospin et son cabinet. Le Premier ministre était un homme informé, mais le nucléaire ne me paraissait plus être l’une de ses priorités : il le considérait simplement, pour reprendre le mot de Laurent Fabius, comme un « atout ». Il ne m’a jamais dit qu’il fallait le développer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous perçu les effets du lobbying antinucléaire ?

M. Pascal Colombani. Il a été relayé par le ministère de l’environnement. Cela dit, un certain nombre d’organisations non gouvernementales, au premier rang desquelles Greenpeace, ont gêné le déploiement de plusieurs projets, en particulier celui de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) à Bure. On a assisté au sabotage de la décision publique et des études menées par les comités qui ont eu à se prononcer. La propagande menée auprès des acteurs impliqués dans le projet révélait une arrogance fondée sur de l’ignorance.

L’arrêt de Superphénix a durement affecté le moral des chercheurs du CEA et probablement aussi d’EDF. Superphénix était un réacteur de puissance branché sur le réseau mais, d’une certaine façon, c’était encore un projet de recherche, que le CEA considérait comme son bébé, plus qu’EDF dont la présidence fut alors confiée à François Roussely. Cette décision a également eu des effets délétères à l’étranger. Nos partenaires japonais n’ont pas compris pourquoi nous opérions ce choix alors que, à leurs yeux, nous étions les leaders : ils avaient conscience que nous avions été les premiers à brancher un réacteur au sodium sur le réseau et que Superphénix marquait le début d’une nouvelle ère. Il est vrai que les États-Unis se posaient aussi des questions sur les réacteurs au sodium mais la Russie, de son côté, n’a jamais cessé de les exploiter. Le résultat est que la France ne développe plus de projets de réacteurs à neutrons rapides, alors qu’il en existe partout ailleurs – en Chine, par exemple.

M. le président Raphaël Schellenberger. Une réflexion a-t-elle été engagée, à un moment donné, sur la marge de production nécessaire pour assurer la sûreté du système électrique et se prémunir contre le risque de défaillance généralisé ?

M. Pascal Colombani. Je vous invite à interroger l’ASN et RTE, qui ont effectué des études à ce sujet. Je vous suggère d’entendre André-Claude Lacoste, qui est la figure tutélaire de l’ASN, qu’il a créée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez refusé la proposition qui vous avait été faite d’animer le comité de pilotage du débat national sur la transition énergétique, qui annonçait la loi du même nom, votée en 2015 ?

M. Pascal Colombani. Ce comité, constitué par la ministre Delphine Batho, comprenait certaines personnes avec lesquelles j’estimais ne pas pouvoir travailler. Il n’en est d’ailleurs rien ressorti.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les gouvernements ne vous ont pas parlé de souveraineté et d’indépendance énergétique, avez-vous dit, mais vos collègues, vos homologues chez EDF ou dans d’autres sphères industrielles ou étatiques ont-ils mis ce sujet sur la table ? Avez-vous fait des propositions ou exprimé des inquiétudes à ce sujet ?

M. Pascal Colombani. Les gouvernements qui se sont succédé de 1997 à la crise financière ont bénéficié d’une période d’expansion relative. Certes, on trouvait que le prix du pétrole atteignait parfois un niveau un peu élevé, on commençait à se préoccuper du changement climatique et on voulait se détacher du charbon le plus rapidement possible, mais on était avant tout soucieux de maintenir notre production, en particulier nucléaire, et de préserver sa fiabilité. On importait du gaz et du pétrole pour les usages énergétiques autres que la production d’électricité. Je n’ai jamais eu le sentiment, lorsque j’étais administrateur général du CEA, d’avoir beaucoup de pression à ce sujet. Cela étant, dans nos services, nous y réfléchissions et nous élaborions des projections correspondant à tel ou tel scénario, par exemple un embargo sur le pétrole et le gaz, mais nous n’étions pas les seuls. EDF, la DGEMP, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), pour ne citer qu’eux, établissaient aussi des prévisions. Toutefois, c’étaient plus des exercices académiques qu’autre chose. À cet égard, les choses ont complètement changé.

Le rapport Pellat-Charpin-Dessus de 2000 avait comparé le coût du kilowattheure (kWh) selon qu’il était d’origine nucléaire ou qu’il provenait d’autres sources de production, et avait conclu, sur cette base, à la pertinence du nucléaire. Cela étant, ses auteurs n’avaient pas prévu la baisse du coût des renouvelables. Mais personne ne l’avait anticipée. En 2002-2003, le prix du kilowattheure d’origine éolienne ou solaire était beaucoup plus élevé que celui issu du charbon ou du nucléaire. Cela a beaucoup changé. L’évolution est apparue clairement entre 2012 et 2014, et elle n’est pas arrivée à son terme : on va connaître des progrès très importants dans le domaine solaire, en particulier en termes d’efficacité énergétique.

Si l’on refaisait le même exercice aujourd’hui, les conclusions seraient probablement sensiblement différentes.

N’oublions pas non plus le gaz, qui dégage nettement moins de gaz à effet de serre que le charbon. Des progrès extraordinaires ont été réalisés depuis les années 1980 : les turbines à gaz permettent désormais des rendements supérieurs pour des coûts inférieurs à ceux que l’on constatait il y a encore vingt ans.

On parle du coût par kilowattheure, mais ce chiffre ne veut pas dire grand-chose car les différentes sources d’énergie ont en réalité des structures de retour sur investissement complètement différentes. Pour un réacteur nucléaire, les investissements initiaux sont gigantesques, mais les dépenses se limitent ensuite au coût du combustible, qui est relativement prévisible, et à l’optimisation du fonctionnement du réacteur tous les dix ans. Pour une turbine à gaz, la somme d’argent à mettre sur la table est beaucoup plus faible, mais l’opérateur est alors soumis aux fluctuations du prix du gaz, relativement imprévisibles. La structure du retour sur investissement des énergies solaire et éolienne est également complètement différente.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends qu’au-delà de la sphère gouvernementale, l’ensemble des filières industrielles n’étaient pas franchement accoutumées à la notion de souveraineté énergétique, un thème qui n’était pas dans l’air du temps économique.

Vous avez parlé de la déconfiture d’Areva. Nous avons lu certaines informations dans la presse et, encore hier, M. Bréchet évoquait des conflits interpersonnels. Pourriez-vous nous donner des éléments plus précis ? Ce qui est arrivé à cette holding était-il déjà en germe au moment de sa conception ?

M. Pascal Colombani. Voulez-vous la vérité telle que je l’ai perçue ou un festival de langue de bois ?

M. Antoine Armand, rapporteur. La réponse est dans la question.

M. Pascal Colombani. Si l’on avait mis à la tête d’Areva un véritable industriel, comme j’en ai connu et comme j’en fréquente encore tous les jours – je pense à Philippe Varin et à Jacques Aschenbroich –, les choses auraient bien marché. En vous disant cela, je ne me fais pas d’Anne Lauvergeon une amie. De toute façon, elle sait ce que je pense. De manière plus générale, c’est un travers français que de ne pas capitaliser sur les compétences existantes et de mettre à ces places stratégiques des personnes qui seraient sans doute très bonnes ailleurs. Anne Lauvergeon n’est pas seule en cause : c’est une personne entreprenante, intelligente, mais qui n’était malheureusement pas bien entourée. L’état-major d’Areva, c’est-à-dire le comité exécutif, était faible.

La deuxième raison de l’échec d’Areva, c’est que ce groupe, qui a hérité des moyens de Framatome et de Cogema, ne disposait pas de capacités d’ingénierie architecturale comme en avait EDF, par exemple. On aurait pu les organiser, mais on ne l’a pas fait – cela rejoint ma première observation.

Enfin, Areva s’est un peu construit en opposition à EDF, ce qui a eu de très mauvais effets. Parce que nous n’avons pas voulu conjuguer nos efforts pour résoudre nos problèmes internes et nous étendre à l’étranger, nous avons fait des erreurs de débutant. Après mon départ, quand Areva a construit à Olkiluoto le prototype du réacteur nucléaire de nouvelle génération – je ne sais pas ce que M. d’Escatha a pu vous dire à ce sujet –, il n’a pas fait appel à Alstom, son partenaire habituel, mais à Siemens. Alors qu’il avait l’habitude de travailler avec Bouygues ou Vinci, il est allé trouver un bétonneur en Finlande, un pays dont l’expérience nucléaire n’était pas comparable à celle de la France. Quant au contrôle-commande, il n’a pas été confié aux entreprises qui constituent maintenant le groupe Atos, lesquelles avaient pourtant conçu tous nos systèmes antérieurs. En ignorant complètement l’existence d’EDF et en faisant participer Siemens, Mitsubishi et d’autres entreprises étrangères à ce projet, Areva s’est sans doute placé dans les plus mauvaises conditions pour construire un prototype. La même erreur a été commise dans la réponse à l’appel d’offres des Émirats arabes unis, et peut-être même lors de négociations en Chine, car le bruit est venu à mes oreilles que certains de nos clients s’étaient inquiétés de ne pas voir EDF, l’opérateur mondial de référence ayant cinquante-six réacteurs en état de fonctionnement, dans notre proposition.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez dit quelque chose qui résonne avec ce que nous avons entendu hier et lors d’autres auditions : il y aurait eu un décalage, voire une divergence entre EDF et les acteurs de la filière industrielle, d’une part, et le CEA, d’autre part, s’agissant de la quatrième génération de réacteurs nucléaires. En somme, l’arrêt de Superphénix a pu arranger certains dirigeants d’EDF et d’autres entreprises car, au vu des coûts et des délais prévisionnels, ce projet n’aurait pas été immédiatement rentable. Pourriez-vous confirmer et préciser ce point ?

M. Pascal Colombani. J’ai coutume de dire que le nucléaire du futur est le nucléaire d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’EPR et les réacteurs comparables de génération III ou III+. En effet, on construit aujourd’hui un réacteur pour quatre-vingts ans – c’est la durée pour laquelle certains réacteurs de 900 mégawatts ou même plus obtiennent des licences aux États-Unis, dans des conditions certes différentes de celles dont nous avons l’habitude. Autrement dit, si nous arrivons à commencer en 2025 la construction des EPR annoncés par le Président de la République, ils seront opérationnels dix ans plus tard et jusqu’à la fin du siècle.

La construction de ces réacteurs rencontrera naturellement des problèmes : elle prendra plus de temps et coûtera beaucoup plus cher que prévu. Aussi, qui supportera le coût des investissements que nécessite la conception de réacteurs de quatrième génération ? Pour ce qui concerne la recherche, ce sera le CEA, comme on l’a vu dans le cadre du projet Astrid. Pour ce qui est de l’exploitation, en revanche, ce sera une autre affaire : il faudra convaincre des entreprises occupées à construire des EPR pour quatre-vingts ans d’investir dans un nouveau type de réacteur sans aucune garantie que ce dernier sera aussi fiable que les réacteurs actuels. On peut comprendre leur hésitation ! Il faudra également construire, à côté de ces nouveaux réacteurs, un certain nombre d’installations qui traiteront les combustibles de façon différente. J’en avais parlé avec Anne Lauvergeon : tous deux trouvions que cela coûterait horriblement cher aux exploitants.

Il y a tout de même un côté positif à cette démarche : c’est le maintien de nos compétences et de notre recherche aux premières places du classement mondial. Du fait de l’arrêt du projet Astrid, nous avons beaucoup perdu dans ce domaine. Il n’est pas trop tard pour nous y remettre, mais à la place du président d’EDF, je serais hésitant, car je considérerais que le réacteur du futur n’est pas mon problème immédiat. À la place de l’administrateur général du CEA, en revanche, ma préoccupation serait de maintenir notre recherche au niveau mondial qu’elle n’a jamais quitté jusqu’ici.

Mme Danielle Brulebois (RE). Sans être une grande scientifique, j’ai beaucoup apprécié votre éclairage.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’excellence française dont vous avez parlé ? Depuis vingt ans, nous avons beaucoup négligé la filière nucléaire. Alors que les générations précédentes avaient fait de la politique énergétique une composante des missions régaliennes de l’État, nous n’avons pas mené dans ce domaine une action très volontariste, estimant que l’énergie était un peu comme l’air qu’on respire, c’est-à-dire qu’elle n’était pas aussi précieuse qu’elle ne l’est réellement. Dans le contexte actuel d’ouverture à la concurrence, d’inflation et d’explosion des prix de l’énergie, nous ne pouvons plus considérer que l’électricité est un bien de consommation comme un autre.

Vous l’avez dit, nous avons besoin de vrais industriels dans ce secteur. Sans doute parvenons-nous toujours à former des chercheurs de haut niveau, mais nous ne devons pas négliger pour autant la formation aux savoir-faire industriels de base dans les domaines de la métallurgie et de la forge, par exemple. C’est d’autant plus important que nous rencontrons des problèmes de soudure sur nos installations. Depuis dix ou vingt ans, nous ne construisons plus dans la filière nucléaire, qui est donc devenue moins attractive pour les jeunes. Que pouvons-nous faire pour innover et relancer la filière ?

Nous avons construit des réacteurs toujours plus gros, toujours plus puissants, dans le cadre de mégaprojets comme Iter qui, pour des raisons déjà évoquées, subit aujourd’hui des revers importants. La course au gigantisme n’a-t-elle pas atteint ses limites ? Le Président de la République a émis la très bonne idée de privilégier des réacteurs plus petits, plus modulables et construits au plus près des besoins. Que pensez-vous de ces SMR (Small Modular Reactors) ? Quelle technique préconisez-vous ? Faut-il opter pour des réacteurs à eau pressurisée de dernière génération ou pour des réacteurs à neutrons rapides ? Cette seconde option correspond à mes yeux à la technologie du futur, et je regrette que nous l’ayons abandonnée en mettant fin au projet Astrid, car de tels réacteurs sont capables de retraiter leurs déchets pour en faire des ressources. Quoi de mieux dans un monde aux ressources limitées, de plus en plus recherchées, où le traitement des déchets nucléaires constitue justement un problème ? Ne faudrait-il pas relancer cette technologie des réacteurs à neutrons rapides ?

M. Pascal Colombani. Nous avons déjà longuement évoqué le sujet du maintien des compétences. Je m’inquiète effectivement de ce que les jeunes se soient détournés des filières nucléaires. Pour autant, nos centres de recherche ne manquent pas de capacités intellectuelles – ils manquent peut-être de motivation. Ils ont besoin de leaders, de personnes qui fixent des objectifs et emportent l’adhésion des troupes.

S’agissant d’Iter, je vous donnerai mon opinion personnelle. À la fin de mon mandat, j’ai effectivement donné mon accord au lancement de ce projet international et à son installation en France. En réalité, j’étais très hésitant, et je ne vous cache pas que le cabinet du Président de la République partageait mon sentiment – il m’a posé beaucoup de questions à ce sujet. Le Haut-commissaire de l’époque, M. René Pellat, malheureusement disparu, était pour sa part absolument enthousiaste, en tant que spécialiste de la fusion. Il n’empêche que la proposition ne me semblait pas très prometteuse : les commanditaires du projet, faisant valoir qu’ils avaient dépensé 5 milliards d’euros pour parvenir à confiner un plasma pendant quelques microsecondes, en demandaient 5 de plus pour essayer de le confiner pendant une milliseconde. En réalité, nous n’avons pas fini de payer ! Vous me répondrez que nous ne sommes pas les seuls à le faire puisque le projet bénéficie d’un financement international. J’avais néanmoins observé que les États-Unis avaient pris une part très faible, qui leur permettait quand même d’avoir accès à tous les résultats. Connaissant l’appétence des Américains pour tout projet potentiellement profitable, il y avait lieu de s’interroger.

Au-delà des aspects scientifiques, le projet revêtait aussi des enjeux géopolitiques et, tout bêtement, locaux. Le conseil général des Bouches-du-Rhône était à l’époque l’un des principaux promoteurs de ce gigantesque projet de béton. Il n’empêche que le centre de recherche installé à Cadarache coûte de plus en plus cher, malgré quelques retombées intéressantes du point de vue scientifique. Les Japonais, qui étaient en concurrence avec nous pour accueillir le projet, s’en sont finalement bien tirés puisqu’ils ont récupéré la modélisation et les études de matériaux – voilà pour eux des retombées tangibles, immédiates. Vous comprenez donc mes réserves s’agissant d’Iter.

Vous m’avez également interrogé sur les petits réacteurs modulaires que sont les SMR. Ils ne sont pas nouveaux puisqu’ils sont utilisés, comme les PWR (Pressurised Water Reactors), dans la propulsion navale. Ils sont intéressants à plusieurs points de vue.

Leur premier atout tient à une question de manufacture. Aujourd’hui, quand on veut installer un réacteur quelque part, on apporte tout ce qui est utile à cet endroit et la construction se fait sur place. La logique est différente pour les SMR, qui sont construits à la chaîne, dans des usines, comme des avions, même si chaque exemplaire a ses particularités. On apporte alors le réacteur presque entièrement fabriqué à l’endroit où il doit être installé, sur du béton que l’on est tout de même obligé de couler sur place. Cela peut permettre des économies d’échelle importantes.

Les SMR ont aussi un avantage de marché : dans de nombreux pays où il n’est pas nécessaire de construire une grille de maintien très puissante, à savoir dans l’ensemble des pays du Moyen-Orient, dans tout l’ouest des États-Unis, en Amérique du sud et en Russie, un SMR ou quelques réacteurs suffisent pour fournir de l’énergie à un village ou à toute une région. Les Russes sont champions en ce domaine : ayant une certaine expérience de la propulsion navale, ils ont essayé tous les types de SMR possibles. Pour répondre à votre question, nous privilégions plutôt les PWR. Il existe aussi des réacteurs à sels fondus, mais je ne suis pas le plus à même pour vous parler du fonctionnement des réacteurs rapides ; je vous invite donc à interroger les personnes qui suivent ce sujet de plus près.

Les SMR peuvent enfin avoir d’autres applications, telles que la désalinisation de l’eau de mer, dont on parle beaucoup en ce moment, ou le chauffage des réservoirs pétroliers d’huiles lourdes, par exemple.

M. Vincent Descoeur (LR). Vous avez déjà répondu presque complètement à ma question, qui portait sur le signal envoyé par l’abandon de Superphénix en matière de compétences. Vous pensez que la filière pourra redevenir attractive, du moins dans sa composante universitaire, mais les entreprises disposent-elles des compétences suffisantes pour construire très rapidement des réacteurs tels que ceux que vous venez de décrire ? Autrement dit, dans un contexte de hausse vertigineuse des besoins en énergie, serions-nous capables de mobiliser des entreprises pour construire des SMR dans un délai raisonnable ?

Vous avez affirmé que le nucléaire du futur était celui que nous connaissions et maîtrisions déjà. Pourrions-nous raisonnablement mener de front la construction de réacteurs de la génération actuelle et des travaux très importants sur la quatrième génération ? Si oui, qui mènerait de tels travaux ? Le CEA a-t-il vocation à être moteur dans ce domaine ?

M. Pascal Colombani. S’agissant de l’organisation, EDF construit les réacteurs actuels, que je qualifie de réacteurs du futur parce qu’ils sont là pour quatre-vingts ans. Jusqu’à l’abandon du projet Astrid, que je regrette beaucoup, le CEA était chargé de la recherche ; il reste actif dans le cadre du projet international Génération IV, où les responsabilités sont réparties entre les différents pays. Si les industriels s’intéressent un jour à la construction de réacteurs rapides, ce sera sur la base de la recherche effectuée par le CEA.

S’agissant maintenant des SMR, je veux mentionner l’existence de la société TechnicAtome, dont j’ai du mal à comprendre la stratégie – ses dirigeants diront qu’ils pâtissent d’un manque de moyens. Cette société a été créée en particulier pour la propulsion navale : elle a donc armé et continue d’armer nos sous-marins et notre porte-avions. Son champ d’activité s’est étendu aux réacteurs de recherche, c’est-à-dire aux petits réacteurs dont la puissance est comprise entre 50 et 300 mégawatts. Elle pourrait aussi œuvrer dans le domaine des SMR, mais on entre là dans la complexité de la gouvernance et des relations actionnariales entre EDF, Framatome, TechnicAtome et Naval Group. Il est très compliqué de savoir qui va faire quoi dans cette affaire ! EDF a son propre projet de petit réacteur ; TechnicAtome devrait en avoir un, mais ne semble pas en avoir ; quant à Framatome, je ne sais pas trop non plus où ils en sont. Le nouveau président d’EDF aura donc des choses à remettre à plat !

M. le président Raphaël Schellenberger. Vos propos recoupent ceux que nous avons entendus lors des auditions précédentes. S’agissant de la conception des réacteurs de quatrième génération, M. Yves Bréchet nous suggérait hier de réfléchir au process industriel nécessaire pour accompagner l’émergence d’une telle technologie – il faut penser au cycle du combustible, notamment à son retraitement. Cela rejoint vos interrogations quant à la capacité d’un opérateur à exploiter deux technologies différentes en même temps. Que devrions-nous mettre en place si nous voulions un jour aller dans cette direction ?

M. Pascal Colombani. Pour tout ce qui concerne le combustible, Orano a un rôle très important à jouer : il doit donc naturellement être impliqué dans le processus.

S’agissant de la recherche sur les réacteurs rapides de puissance, l’expertise acquise dans le cadre de Superphénix a été plus ou moins perdue : tout est donc à reconstruire. C’était précisément le but du projet Astrid. Il y a quelques années, un membre de mon ancienne équipe au CEA m’avait demandé d’écrire un article expliquant qu’il faudrait vingt réacteurs Astrid en 2040 ; je lui ai répondu que je ne le ferais jamais car il faudrait déjà se réjouir d’en obtenir un seul ! Nous en sommes donc à reconstruire des compétences que l’arrêt du projet Astrid, il y a maintenant trois ou quatre ans, n’a certainement pas contribué à maintenir.

Je ne sais pas ce qu’Yves Bréchet a pu vous dire à ce sujet. Mon point de vue est sans doute plus industriel : en me mettant à la place des dirigeants de Framatome et d’Orano, j’essaie de réfléchir aux investissements qui seraient nécessaires si l’on décidait un jour de commercialiser Astrid – je me demande comment le faire et qui va payer.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est précisément ce que j’ai dit : j’ai rappelé qu’Yves Bréchet avait soulevé ces questions hier, en suggérant la réalisation d’une étude qui crédibiliserait ou disqualifierait cette solution.

Je vous remercie, monsieur Colombani, pour la clarté de vos propos et pour le temps que vous avez consacré à notre commission d’enquête.

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15.   Audition de M. Philippe Sauquet, ancien Directeur général Gas Renewables & Power, ancien membre du Comité Exécutif de TotalEnergies (1er décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, nous auditionnons M. Philippe Sauquet au titre de ses précédentes fonctions de directeur général de la branche Gas, Renewables & Power de la société TotalEnergies. Nous souhaitons nous placer dans une démarche rétrospective afin d’analyser les orientations du groupe Total, pilier de la stratégie énergétique nationale.

Nous vous remercions, monsieur Sauquet, d’avoir accédé à notre requête. Présent de 1997 à 2021 au sein du groupe Total, vous avez assisté aux débuts de diverses énergies renouvelables – solaire, éolien terrestre et marin –, à la création d’une infrastructure de stockage de l’électricité par batterie à Dunkerque ou encore aux avancées concernant le captage et le stockage de dioxyde de carbone, tout en participant aux réflexions sur la transition énergétique. Vous aviez d’ailleurs été entendu, en 2019, par une commission d’enquête sur les énergies renouvelables, présidée par M. Julien Aubert.

La crise énergétique que traverse actuellement l’Europe est sans commune mesure avec les quelques incidents qui survinrent dans les années 2000, auxquels vous avez été confronté. Toutefois, les difficultés d’approvisionnement, notamment celles de janvier 2006, n’annonçaient-elles pas déjà ce que nous connaissons aujourd’hui ? Les orientations définies depuis par les pouvoirs publics ont-elles amélioré la situation de la France ou l’ont-elles aggravée ? Votre groupe a procédé à la diversification de ses sources et s’est préoccupé des capacités disponibles de stockage. Avez-vous perçu une réactivité du même ordre de la part des pouvoirs publics ?

Dans le cadre de vos fonctions, vous avez vraisemblablement été intéressé, voire influencé par les différents scénarios émanant d’organismes nationaux tels que Réseau de transport d’électricité (RTE) ou internationaux comme l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Ces scénarios se sont-ils vérifiés ? S’ils n’ont aucune prétention à la prédiction, n’orientent-ils pas, de fait, les investisseurs et les industriels ?

Enfin, les mutations qui se sont produites au sein du nucléaire civil ont-elles intéressé Total ? Le groupe a-t-il été tenté par le nucléaire à moyen ou à long terme, ou bien a-t-il été rebuté par la perspective de devenir un électricien, utilisant à la fois des énergies renouvelables et nucléaires ?

Avant de vous laisser la parole, je vous invite, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et visant les personnes auditionnées par une commission d’enquête à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Philippe Sauquet prête serment.)

M. Philipe Sauquet, ancien directeur général Gas, Renewables & Power, ancien membre du comité exécutif de TotalEnergies. L’énergie a toujours été au centre de mes préoccupations, et je me propose de vous retracer mon parcours afin de vous expliquer quelle a été la stratégie de Total dans le monde de l’énergie et comment l’entreprise est devenue le groupe TotalEnergies que l’on connaît.

Au début de ma carrière, j’ai passé quelques années au ministère de l’équipement et au ministère des finances. Trouvant la maille française trop petite et attiré par l’international, je suis ensuite entré dans l’industrie, d’abord dans la chimie puis chez Total, où je ne me suis consacré au monde de l’énergie qu’en 1997. Le pétrole était alors l’activité majeure de Total, mais le secteur du gaz commençait à croître. Lorsqu’on lançait des forages à la recherche d’hydrocarbures, on ne savait pas s’ils donneraient du gaz ou du pétrole – en général, c’était les deux. Le gaz était plus coûteux à transporter que le pétrole parce que sa densité énergétique est faible. Avant de commencer à le produire, il fallait avoir identifié un marché pour savoir quel type d’infrastructure développer pour l’y acheminer : par gazoduc, c’est une affaire de tuyaux ; par bateau, cela nécessite une usine de liquéfaction, un gros réfrigérateur qui coûte plusieurs milliards de dollars pièce, des méthaniers pour transporter le gaz à moins 160 degrés et des terminaux de regazéification pour le réchauffer. En 1997, cela ne faisait que quinze ans que l’on savait liquéfier le gaz pour le transporter par la mer. Dans ces années-là, la croissance est telle que tous les pays libéralisent leur marché énergétique et les monopoles d’importation sont en train d’être supprimés. Les groupes pétroliers recherchent donc des marchés gaziers pour pouvoir développer leur production en amont.

J’entre dans cette aventure en développant des accès aux marchés pour nos productions de gaz. Ce faisant, nous sommes également entrés dans l’électricité : la moitié du gaz consommé sur la planète servant à produire de l’électricité, nous nous sommes constitué une clientèle à qui nous vendons de l’électricité fabriquée avec notre gaz. Toutefois, ce mode de production n’est pas optimal car il arrive que le prix du gaz soit plus élevé que celui de l’électricité, rendant les centrales à gaz non rentables. Nous étudions donc d’autres types d’énergies électriques, notamment les énergies renouvelables. Total développe l’électricité solaire là où cela a du sens, particulièrement en Afrique. Lorsque le climat commence à devenir un sujet de préoccupation, nous envisageons d’investir dans le nucléaire. Nous aurons une aventure avec Suez et EDF à Abou Dabi, qui ne sera pas un succès. Puis Fukushima nous convaincra que l’énergie nucléaire, même si elle peut être développée dans des pays où le niveau technologique de contrôle est élevé, n’est pas forcément adaptée à tous les pays du monde. Étant un acteur mondial, nous renonçons donc à investir dans le nucléaire.

Jusqu’à la crise financière de 2008, la croissance de la consommation énergétique dans le monde est incroyable. C’est le moment où l’Asie sort de la pauvreté et consomme de plus en plus d’énergie, en particulier la Chine. Celle-ci se tourne vers le gaz non pour des raisons climatiques mais pour lutter contre la pollution de l’air, cette dernière, provoquée par le charbon, étant devenue un fait environnemental majeur.

Durant cette période de croissance, Total s’intéresse à toutes les énergies – même au charbon, je le confesse. Le groupe se lance ainsi dans les renouvelables grâce aux incitations publiques qui, en Europe, permettent de démarrer des projets, par exemple de fermes solaires, avec des prix de reprise garantis sur vingt ans. Cela reste cependant de la diversification, les renouvelables représentant une partie relativement limitée de la production électrique.

La crise financière de 2008-2009 met un coup d’arrêt à cette croissance très forte de la consommation énergétique dans le monde, avec des prix de l’énergie qui s’envolent. La plupart des États ayant des soucis d’équilibre budgétaire, ils réduisent leur soutien aux énergies renouvelables, entraînant la faillite de beaucoup d’entreprises dans ce domaine. Nous avons essayé de sauver un des champions de l’industrie, la société américaine SunPower, qui avait la meilleure technologie en matière de panneaux solaires, mais c’était une période très difficile pour les énergies renouvelables. Beaucoup de pays s’en sont désintéressés.

Cette période est aussi celle qui marque le développement, que l’on n’avait pas vu venir, du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis, qui change complètement la donne. Durant toute la décennie précédente, on était obnubilé par le peak oil, voire le peak gas, persuadé que les hydrocarbures allaient décliner très vite et qu’il fallait trouver d’autres énergies. Le climat n’était pas une préoccupation de long terme, car la fin de la production d’hydrocarbures entraînerait celle des émissions de CO2. Avec le développement du gaz et du pétrole de schiste par les États-Unis, les réserves en hydrocarbures ne sont plus un souci : la planète regorge d’énergies fossiles.

Puis est survenu l’accident nucléaire de Fukushima, qui a été un véritable traumatisme au Japon. Ce pays sophistiqué, doté de très bons ingénieurs et dont le souci de sécurité est au moins égal au nôtre, a soudainement compris que le risque zéro n’existait pas. Il a alors décidé d’arrêter toute sa production nucléaire, qui représentait un tiers de sa capacité de production électrique. Par chance pour lui, il était diversifié et a pu fonctionner avec deux autres énergies, à savoir le charbon et le gaz. Cela a néanmoins déclenché un besoin de gaz supplémentaire ; nous avons donc relancé des projets de gaz naturel liquéfié pour alimenter le Japon.

Fin 2014, notre président, Christophe de Margerie, décède dans un accident d’avion. Patrick Pouyanné devient directeur général avant de devenir PDG du groupe Total. Il me demande de le remplacer et d’entrer au comité exécutif pour diriger le raffinage et la chimie. C’est une période intéressante pour le groupe parce qu’avec un nouveau président et un nouveau comité exécutif, va se reposer la question de sa stratégie de long terme.

Au même moment, en 2015, se tient la COP21 à Paris. Notre siège étant en France, nous sommes aux premières loges pour mesurer l’unanimité des pays sur le climat et leur réelle intention de réduire leur empreinte carbone. Total engage donc toutes ses équipes de par le monde dans une réflexion stratégique. Il en ressort la volonté de faire du groupe non plus seulement un producteur d’hydrocarbures, mais d’orienter son intérêt vers les énergies nouvelles, en particulier l’électricité, non seulement celle issue du gaz, mais aussi celle issue des moyens les plus économiques et les plus appropriés – éolien ou solaire – pour répondre à la demande de ses clients et leur assurer un approvisionnement fiable. C’est ainsi que nous décidons de changer la stratégie du groupe et de créer une nouvelle branche « Gaz, renouvelables et électricité », dont Patrick Pouyanné me confie la direction. Il me demande également d’être, pendant un temps, le patron de la stratégie du groupe afin de rendre cohérent le virage opéré dans la stratégie globale.

Pour réduire les émissions de CO2, il n’y a pas d’énergie idéale : plusieurs types d’énergie y contribuent et le gaz fait partie de la panoplie. Tous les scénarios élaborés pour respecter la trajectoire définie par la COP21 reposant sur un remplacement rapide du charbon par le gaz, nous décidons de développer le gaz, qui constitue, à nos yeux, le moyen le plus économique, le plus rapide et le plus sûr pour réduire l’empreinte carbone – c’est aussi le choix qu’ont fait bien des pays sur la planète. Nous privilégions le gaz naturel liquéfié parce que les gisements de gaz sont épuisés dans la plupart des pays en Europe. Il faut donc faire venir le gaz de régions de plus en plus éloignées, et la liquéfaction est le moyen de lui faire traverser les océans. Pendant cette période, nous nous développons au Moyen-Orient, notamment au Qatar, en Russie – deuxième détenteur de réserves gazières au niveau mondial –, en Australie, pour diversifier nos sources d’approvisionnement.

Nous évitons les gazoducs, pour des raisons techniques mais aussi pour la fiabilité de nos livraisons. En effet, la livraison de gaz à l’Europe a été interrompue au moment de la crise entre l’Ukraine et la Russie, en 2006-2007 : les Russes et les Ukrainiens ne parvenant pas à se mettre d’accord sur le prix facturé à l’Ukraine, la Russie a décidé de lui couper le gaz. Or, les tuyaux acheminant le gaz aux Européens passant par l’Ukraine, les Ukrainiens ont décidé de saisir ce gaz. Cette crise a rappelé, s’il en était besoin, qu’un gazoduc est extrêmement dépendant de tous les pays de transit. Les Russes ont bien retenu la leçon et c’est pourquoi ils ont voulu développer le fameux Nord Stream directement vers l’Europe.

Nous développons, donc, nos marchés gaziers, principalement en Asie et en Europe, ainsi que la production d’électricité à partir de gaz et de renouvelables. Notre incursion dans le solaire, avec la société SunPower, s’était soldée par des pertes à la suite du retrait des subventions aux énergies renouvelables entre 2010 et 2015 dans la plupart des pays développés. Aussi avons-nous décidé de repartir de zéro, cette fois en tant que producteur d’électricité et non plus producteur d’équipements. Nous avons remis d’aplomb SunPower, avec un partenaire chinois, et nous avons développé la production de solaire et aussi d’éolien, auquel nous revenions après une première expérience peu concluante, faute d’acceptabilité de cette technologie en France.

En 2016, nous avons racheté Saft, un fabricant de batteries possédant une technologie remarquable, car il nous semblait important de développer les batteries pour pallier une partie de l’intermittence des énergies renouvelables solaire et éolienne. Nous avons également investi dans le projet ACC, une gigafactory européenne de batteries destinées aux véhicules électriques.

Nous allons également nous intéresser à des énergies de nouvelle génération, en développant des biotechnologies, en particulier le biogaz – nous achèterons d’ailleurs le groupe Fonroche, qui en était le leader français. Nous nous intéressons aussi à l’hydrogène vert, même si la technologie est complexe et coûteuse. L’hydrogène n’est pas un gaz facile à manipuler mais la planète aura besoin de gaz. Les liquides se transportent facilement et possèdent une forte densité énergétique. Le gaz est plus délicat à déplacer et sa densité énergétique est plus faible, mais il est tout de même stockable durant six mois. En revanche, les électrons se stockent très difficilement. Les batteries coûtent très cher et il ne sera jamais possible de stocker de l’électricité en grande quantité. Il faudra donc toujours passer par des molécules. Les molécules décarbonées peuvent être du biogaz ou de l’hydrogène vert – le problème étant que de l’électricité est nécessaire à sa production, ce qui suppose de disposer d’une surcapacité en électricité. L’hydrogène est une énergie d’avenir, amenée à se développer d’ici à dix ou quinze ans. Nous en aurons besoin si nous voulons respecter la trajectoire climatique.

Vous avez évoqué les puits de carbone pour assurer la neutralité carbone de la planète. Il y aura encore des besoins en hydrocarbures, car de nombreuses industries ne peuvent s’en passer, comme la chimie ou l’industrie pharmaceutique. Le carbone qui sera émis par ces industries devra pouvoir être stocké. Deux méthodes existent : le stockage géologique – le premier projet de stockage industriel, Northern Lights, a démarré en Norvège juste avant que je ne quitte le groupe Total – ou les puits de carbone naturels, par la plantation de forêts. C’est bien plus compliqué qu’on ne le pense, car il ne s’agit pas simplement de faire pousser des arbres, il faut aussi s’assurer que la population locale n’aura pas la tentation de les couper. Il faut construire un écosystème complet, ce qui suppose de comprendre l’agronomie – nous avions du reste engagé des ingénieurs agronomes.

En 2021, j’ai pris ma retraite pour laisser la place aux jeunes, au moment où le groupe prenait le nom de TotalEnergies et où, grâce à sa branche Gaz, renouvelables et électricité, il était devenu le cinquième acteur mondial dans les énergies renouvelables et sans doute le leader mondial dans l’énergie solaire. Cette branche représentait alors plus du quart des investissements du groupe Total, ce qui en faisait l’un des premiers investisseurs mondiaux dans les renouvelables.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous avez insisté sur l’importance de diversifier les sources d’énergie. Au regard des enjeux environnementaux et de la capacité énergétique de l’un et l’autre carburant, que pensez-vous du gazole et de l’essence ?

M. Philippe Sauquet. Le pétrole se transporte facilement : 2 dollars suffisent pour faire traverser la planète à un baril de pétrole qui coûte entre 80 et 100 dollars. Par conséquent, en cas de perturbation dans l’approvisionnement, on peut se tourner vers d’autres sources. Le pétrole ne peut être utilisé directement, il doit être raffiné, c’est-à-dire séparé en différents composants : des produits lourds, comme le bitume, des produits moyens, que sont le diesel, le kérosène et le gazole, et des produits légers – l’essence. La proportion d’essence et de diesel produite est relativement fixe et l’outil de raffinage est adapté à la demande du pays où il est installé.

La France, comme ses voisins européens, a incité les automobilistes à préférer les véhicules roulant au diesel, en taxant beaucoup moins le diesel que l’essence. La demande de diesel a donc augmenté beaucoup vite que celle de l’essence, qui a stagné, voire diminué. L’outil de raffinage européen est apparu inadapté pour satisfaire la demande. Les raffineurs européens ont dû exporter l’essence qu’ils produisaient tandis que la France a été contrainte d’importer du diesel, notamment de Russie. L’Europe est, dès lors, devenue dépendante de l’importation, non pas de pétrole, mais de produits pétroliers. Cette politique était-elle justifiée ? Sûrement, puisqu’elle a été décidée. À cette époque, on considérait que le diesel était utilisé pour les véhicules professionnels et l’essence pour les véhicules légers des particuliers, ce qui n’était pas faux. Le diesel était plus polluant que l’essence et il fallait équiper les véhicules de filtres à particules. Et lorsque les constructeurs automobiles ont réussi à concevoir des véhicules à essence qui consommaient peu, cela a fait perdre de son intérêt au moteur diesel, jusqu’alors réputé pour consommer moins d’énergie. Le diesel est devenu très cher sur les marchés puisqu’il fallait l’importer tandis que le prix de l’essence diminuait, car il fallait exporter l’offre excédentaire. Quand la France a dû arrêter d’importer du diesel de Russie, il a fallu trouver d’autres sources d’approvisionnement, car l’outil de raffinage européen ne sait pas produire autant de diesel qu’il en est consommé. Le problème ne fut pas insurmontable, car les produits pétroliers se transportent facilement et Total avait construit une raffinerie en Arabie Saoudite.

M. Raphaël Schellenberger, président. De votre point de vue, le basculement de la consommation du gazole vers l’essence, voulu par les pouvoirs publics, répondrait-il davantage aux contraintes du marché qu’à la poursuite d’objectifs environnementaux ?

M. Philippe Sauquet. Oui car, sur le plan environnemental, le bilan était discutable. Le diesel permet de moins consommer de carburant par kilomètre mais il est plus polluant.

M. Raphaël Schellenberger, président. À partir de 2014, votre groupe s’engage dans le développement de nouvelles énergies – biogaz, bioéthanol. Avez-vous lancé des recherches sur des carburants liquides ou gazeux autres que ceux issus de la transformation de produits agricoles ?

M. Philippe Sauquet. Toutes les énergies dont nous disposons sur la planète ont le soleil pour origine. On peut exploiter l’énergie fossile issue de la transformation des matières organiques enfouies sous la terre depuis des millions d’années et utiliser directement l’énergie solaire grâce aux panneaux photovoltaïques ou aux plantes qui transforment l’énergie solaire et la stockent. Le cycle de production d’énergie des plantes est plus rapide que celui des fossiles. Finalement, il n’y a que peu de solutions alternatives.

L’électricité peut être directement utilisée dans les véhicules, c’est le plus simple. L’électrolyse de l’eau permet de transformer l’électricité en gaz et de produire de l’hydrogène, qui est compliqué à utiliser. Il sert de carburant aux fusées mais ce ne serait pas l’idéal pour les avions. Il serait possible de le liquéfier, mais au prix d’une étape supplémentaire. En combinant l’hydrogène avec du carbone, on peut obtenir un carburant synthétique, le e-fuel, liquide et dense, qui pourra servir de carburant aux voitures ou aux avions. Cependant sa production nécessite beaucoup d’énergie et des équipements spécifiques. Les premiers projets voient le jour. C’est une source possible mais coûteuse.

La filière bio permet de produire du carburant liquide – à partir de déchets, c’est l’idéal. La bioraffinerie de Total, installée à La Mède, peut transformer des graisses animales en biodiesel ou en biokérosène, à un coût moins élevé que les e-fuels. La biotechnologie pose cependant une question qui n’est pas tranchée : doit-elle entrer en conflit avec des terres agricoles ? Sans qu’il soit question de déforester, nous pouvons nous demander s’il serait légitime de réserver une partie des surfaces de la planète à la production de biocarburants, sachant que ces biocarburants devraient être réservés à des usages pour lesquels l’électricité n’est pas adaptée, comme le transport aérien ou de longue distance, en raison du poids des batteries.

M. Raphaël Schellenberger, président. Un raisonnement un peu rapide pourrait amener à déduire du rappel historique que vous nous avez présenté que l’apparition des énergies renouvelables, notamment intermittentes, résulte du lobbying des gaziers. À l’échelle mondiale, avez-vous pu observer de tels mouvements ? Des firmes comparables à Total – que je ne soupçonne pas de tels agissements – pourraient-elles mobiliser des esprits militants pour faire passer certains messages dans les opinions publiques mondiales ?

M. Philippe Sauquet. C’est la première fois que l’on me pose cette question. Honnêtement, je n’ai jamais observé ce phénomène. Je me suis bagarré, jusqu’au sein de la profession des gaziers, pour convaincre mes homologues de développer les énergies renouvelables. C’était très compliqué.

Les énergies renouvelables sont apparues d’une manière quasi autonome. Dans les pays d’Afrique, où le soleil et le vent sont les ressources naturelles, privilégier l’utilisation de l’énergie solaire à la construction d’imposantes centrales électriques tombait sous le sens. Cela étant, l’hydroélectricité occupe une part importante de la production d’électricité dans certaines parties d’Afrique, même si se pose le problème de l’acheminement de cette électricité, contrairement à celle issue de l’énergie solaire puisqu’il suffit d’un fil relié à un panneau photovoltaïque pour faire fonctionner un réfrigérateur ou éclairer une pièce et faciliter ainsi l’accès à la santé ou à la culture.

Dans un second temps, les électriciens s’y sont intéressés pour des raisons environnementales. On continue de croire, en France, que le nucléaire peut répondre à toutes les demandes. L’hiver qui s’annonce nous prouvera qu’il n’en est rien ; si la France peut limiter les dégâts cet hiver, ce sera grâce aux centrales à charbon, à gaz et à énergies renouvelables qui permettront de pallier les défaillances de presque la moitié de notre parc nucléaire. Dans beaucoup de pays, le nucléaire est considéré comme une énergie marginale. Il représente 5 % de l’énergie primaire mondiale. La crainte des accidents pèse dans l’opinion. L’accident nucléaire de Three Mile Island aux États-Unis, ceux de Tchernobyl ou de Fukushima, ont frappé les esprits. Mon ami Jean-Marc Jancovici a beau penser qu’un accident nucléaire causera toujours moins de morts que les accidents de la route, les gens ont peur, ce qui limite le recours à cette énergie dans de nombreux pays. En France, d’ailleurs, il reste compliqué d’ouvrir un nouveau site nucléaire. Je fonde beaucoup d’espoir dans les nouvelles technologies mais, pour le moment, l’eau reste essentielle au fonctionnement d’une centrale nucléaire car elle en assure le refroidissement. Le niveau de la Loire, qui ne cesse de baisser en été, rend difficile le fonctionnement des centrales nucléaires. Il faudrait les installer en bord de mer mais les Bretons n’en ont pas voulu à l’époque, ce que je peux comprendre. De nombreux pays n’ont pas de façade maritime. Par ailleurs, les centrales nucléaires fonctionnent avec de l’uranium enrichi, matière permettant de fabriquer une bombe, ce qui n’aide pas à envisager un avenir radieux sous le signe du nucléaire.

Pour en revenir aux électriciens, lorsqu’ils ont compris les effets néfastes pour le climat du charbon à partir duquel ils produisaient de l’électricité, ils ont essayé d’autres voies. Le gaz, non seulement était cher car il fallait l’importer, mais sa combustion libérait aussi du dioxyde de carbone. Ils ont donc engagé des recherches autour des énergies renouvelables bien avant que les gaziers ne s’en préoccupent. Total est, de loin, la société la plus avancée dans le domaine des énergies renouvelables. Nos concurrents américains, ExxonMobil et Chevron, continuent de penser que les énergies renouvelables n’ont pas d’avenir. Il n’existe aucun consensus entre les producteurs d’hydrocarbures pour faire passer un quelconque message. Ce sont les électriciens, en particulier des indépendants qui, les premiers, se sont intéressés à cette filière et ont commencé par développer des projets modestes. Ils ont à présent des difficultés à passer à la vitesse supérieure et à s’imposer sur les marchés. Ne produisant que de l’énergie solaire ou éolienne, ils ont parfois du mal à fournir leurs clients. Les leaders, aujourd’hui, sont des électriciens, qu’il s’agisse d’Iberdrola et d’Enel. EDF et Engie ont également pris leur part.

Sur un marché électrique, la constante est de fournir autant d’électricité que les clients en consomment, à tout moment. C’est compliqué, surtout lorsque la population se chauffe essentiellement à l’électricité, comme c’est le cas en France – les pointes de consommation demandées par le chauffage sont difficiles à gérer. Les énergies renouvelables, dont la production est intermittente et non contrôlable, ne peuvent pas suivre la consommation des clients ce qui explique qu’il faille déployer d’autres types d’énergie en parallèle. Les centrales à gaz actuelles peuvent utiliser du biogaz ou de l’hydrogène décarboné. Je suis convaincu que nous en aurons besoin encore longtemps pour pallier l’intermittence de la production des énergies renouvelables. Le nucléaire n’y suffira pas seul. Lorsqu’une vague de froid s’abat sur notre pays, le pic de consommation d’électricité peut atteindre 100 gigawatts et celui du gaz, 150 gigawatts. Si vous reportez la consommation de gaz sur l’électricité et, par conséquent, le nucléaire, cela signifie qu’il faudra augmenter la production nucléaire pour répondre à ce surcroît de consommation mais cette électricité ne servira que durant les épisodes hivernaux les plus rigoureux, soit deux ou trois jours par an. Ce n’est pas raisonnable. Nous avons besoin de dispositifs flexibles. Les centrales au gaz, de par leur technologie, le sont. Comme un moteur d’avion, la machine démarre au moment où l’on en a besoin. Bien évidemment, nous devrons les verdir mais nous avons plusieurs pistes pour y parvenir. Les batteries peuvent également aider à surmonter ces pics de pollution s’ils ne durent qu’une heure. C’est plus compliqué s’ils s’étendent durant plusieurs jours.

M. Antoine Armand, rapporteur. Plutôt qu’une stratégie de décarbonation, une entreprise comme Total a tendance à développer une stratégie économique et entrepreneuriale, assortie de divers engagements pouvant avoir trait à l’environnement ou à la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

De fait, en vous écoutant, j’ai l’impression que la décarbonation n’a suscité aucun intérêt chez Total jusqu’à la COP21 et n’a alors été prise en compte que parce que l’ensemble des pays, donc de vos clients, s’apprêtaient à y investir. Je le dis sans aucun jugement. Mais j’ai du mal à comprendre que l’entreprise n’ait pas fait le choix économique de développer fortement les énergies renouvelables au début des années 2010, au moment où, selon nombre de nos interlocuteurs, leur déploiement devenait plus facile et leur coût moins élevé.

Dès le début des années 2000, alors que le problème de l’empreinte carbone est déjà bien connu, comment en êtes-vous venus à faire du gaz votre énergie de transition malgré les coûts initiaux associés ? Pourquoi avez-vous mis de côté aussi vite les énergies renouvelables, mais aussi le nucléaire ?

M. Philippe Sauquet. Nous sommes une entreprise, et une entreprise a des clients. Nous avons besoin d’anticiper leur demande pour investir avant de pouvoir produire. Nous avons pour principe de leur apporter une énergie fiable – donc les énergies alternatives ne peuvent pas suffire, même si elles font partie de la panoplie –, propre et abordable – ce que souhaitent tous les clients.

Les postures, les « y a qu’à, faut qu’on », l’idée que le monde ne veut plus d’émissions de carbone ne correspondent pas à notre expérience. Certes, il existe une aspiration à des énergies décarbonées, et elles ont fait beaucoup de progrès. Nous y avons largement contribué : le coût de production de l’électricité photovoltaïque est tombé de 500 euros par mégawattheure à 50 en Europe et à 15 dans les pays très ensoleillés où nous œuvrons. En revanche, elle n’est toujours pas produite la nuit. Quoi qu’il en soit, aucune énergie n’est idéale ; c’est une affaire de compromis.

Et ce choix, ce sont les clients qui le font, influencés par la manière dont les États réglementent, soutiennent certaines énergies, en taxent d’autres ; nous ne pouvons pas le leur imposer. Quand nous avons commencé à développer les ventes d’énergie électrique aux particuliers – nous avons maintenant 9 millions de clients –, nous avons mis l’électricité verte au même prix que l’électricité dite grise – largement décarbonée en France –, et son taux de succès était d’un sur deux ; maintenant, elle est un peu plus chère et 10 % des clients la choisissent. Pour l’anecdote, certains maires voulaient que Total arrête de produire des hydrocarbures, mais quand nous leur avons proposé de fermer nos stations-services dans leur commune, ils ont dit non.

Nous ne sommes pas des dictateurs. Nous n’avons pas les moyens de décider pour nos clients ce qu’ils vont consommer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce n’était pas le sens de ma question. Je suis entièrement d’accord avec vous. Il s’agissait simplement de vous faire confirmer qu’étant donné les attentes de vos clients, en 2010 pour 2020, l’entreprise n’a pas massivement investi dans les énergies décarbonées.

M. Philippe Sauquet. Nous avons fait de la recherche et développement, et à l’époque, nous étions les seuls. Je peux vous dire que dans les années 2000, il n’y avait pas grand monde pour travailler sur le solaire ! Il s’agissait surtout de recherche, car le développement était limité : peu étaient prêts à payer le prix. Nous nous sommes préparés, nous avons anticipé, comme aujourd’hui. Total fait beaucoup de recherche, notamment en France. Nous n’avons pas réussi à créer le super centre de recherche dédié aux énergies nouvelles dont nous avions le projet à Palaiseau ; je le regrette – surtout pour la France, car ces recherches auront lieu ailleurs. Quoi qu’il en soit, après la phase de recherche, nous passons au déploiement industriel quand les clients sont prêts à consommer.

Bien sûr, nous suivons la trajectoire carbone, mais nous n’allons pas « évangéliser » les populations ; le Giec est là pour ça, pour alerter sur les dangers. Le rôle de TotalEnergies est de travailler à des solutions. Nous nous préparons à une trajectoire conforme à la COP21, qui incorpore encore du gaz et du pétrole, mais en nette diminution. Actuellement, nombre de pays ne la suivent pas. L’Europe se met en avant, ce que je trouve absolument admirable. Mais, globalement, ces énergies sont tout de même plus chères que les énergies fossiles, sans quoi il n’y aurait pas de débat – on ne développe pas des énergies fossiles pour enquiquiner le monde, mais parce qu’elles sont moins chères et abondantes. À l’avenir, l’Europe va donc payer structurellement son énergie plus cher, et il y aura des délocalisations d’entreprises. Les États-Unis ont sur nous un avantage structurel : au lieu de démanteler les fossiles avant d’avoir développé les renouvelables, ils développent celles-ci de surcroît. La démarche européenne est peut-être plus vertueuse, mais aussi plus compliquée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il est de notoriété publique que le déploiement des énergies renouvelables à partir des années 2010 en France a été freiné et que les entreprises qui y étaient prêtes n’ont pas pu s’y employer, du moins dans les conditions qu’elles imaginaient. Pouvez-vous revenir sur ces freins ?

M. Philippe Sauquet. La France est sur ce point à l’image de l’Europe. À partir de 2010, on a restreint partout les budgets par le biais des montants, en mégawatts, inscrits dans les appels d’offres pour un prix subventionné. Cela pouvait se comprendre dans la mesure où le prix de l’éolien, déjà presque abordable, atteignait tout de même 70 à 80 euros par mégawattheure. On pensait à l’époque que le nucléaire était beaucoup moins cher, mais on a vu ensuite que le nouveau nucléaire l’était nettement plus, raison pour laquelle EDF a demandé au Royaume-Uni un prix de vente garanti de plus de 100 euros par mégawattheure. L’éolien semblait cher et le solaire hors de prix. Les volumes ont donc été réduits.

Dans le même temps, la Chine a commencé à développer les renouvelables et à produire des cellules et panneaux solaires. Du fait de l’effondrement du marché européen, les fabricants de cellules et de panneaux, dont Total faisait partie, ont connu d’importantes difficultés financières. Toute l’industrie allemande, la plus développée, a disparu : tout le monde a fait faillite ; certains ont été rachetés par des acteurs asiatiques. Total a souffert pendant cette période, mais nous avons réussi à maintenir nos usines de panneaux solaires de Toulouse et Carling.

L’Europe a d’abord protégé son industrie d’importations trop massives en provenance d’Asie, notamment sur critères environnementaux, puis elle a levé ces barrières qui renchérissaient le coût de production de l’énergie solaire européenne. De ce fait, les deux usines de Total, qui existaient encore quand je suis parti, sont en train de fermer.

L’expérience a été compliquée. En interne comme à l’extérieur, nous étions très critiqués de vouloir continuer à faire des énergies renouvelables.

Mme Annick Cousin (RN). Vous n’avez pas du tout parlé de recyclage.

Vous parlez de développer des forêts, mais des éoliennes sont parfois enterrées dans de grandes forêts primaires, ce qui n’est guère compatible avec le recyclage et la remise en circuit des matériaux.

Pourquoi n’avez-vous pas développé le solaire pour les particuliers, afin de réduire directement le montant de leur facture ? D’autant que les panneaux, en verre, sont facilement recyclables.

Enfin, qu’en est-il du thorium ?

M. Philippe Sauquet. Vous avez raison, le recyclage est absolument fondamental. En développant les énergies renouvelables, nous allons de plus en plus faire appel – pour les batteries, les panneaux solaires, l’électricité en général – à certains métaux et minerais jusqu’à présent produits en quantité suffisante, mais que l’explosion des énergies renouvelables va soumettre à des tensions, voire à des pénuries. Le recyclage sera l’un des moyens d’éviter ces pénuries ainsi qu’une empreinte environnementale trop forte – on ne va pas creuser des mines sur toute la planète.

Le silicium, destiné aux panneaux solaires, n’est pas un problème : on en trouve partout. Le cobalt, utilisé pour sécuriser les batteries, sera rendu inutile par l’émergence des batteries à électrolyte solide, moins sujettes aux départs de feu. Nous avons déjà sorti les premiers prototypes. On parle beaucoup du lithium, et l’idée d’en produire en France est évidemment bonne du point de vue de l’indépendance énergétique, mais je ne suis pas très inquiet : il en existe de grandes réserves en Amérique latine et en Australie, un peu comme pour l’uranium, que l’on trouve en abondance dans des pays pour l’instant fréquentables.

Il en va différemment du cuivre : nous avons cent ans de réserves devant nous si l’on se fonde sur les productions actuelles, qui vont augmenter. Il va donc falloir beaucoup le recycler. Le nickel est aussi un vrai problème, car on en a besoin dans les batteries, ainsi que les terres rares, surtout traitées par la Chine, ce qui soulève d’ailleurs un problème en matière d’indépendance, même s’il en existe des réserves ailleurs.

Le recyclage est aussi important, évidemment, pour des raisons environnementales. L’énergie utilisée pour parvenir à ces produits doit être réutilisée, ainsi que les plastiques.

Je reconnais qu’aller mettre des éoliennes au cœur d’une forêt n’est pas idéal ; c’est même assez stupide. J’espère que mes anciennes équipes ne le font pas.

Mme Annick Cousin (RN). Je ne parlais pas de cela. Vous parliez de développer des forêts comme puits de carbone, mais on sait qu’en Amazonie, on abat énormément d’arbres pour fabriquer les pales des éoliennes, notamment à partir de balsa, un bois léger.

M. Philippe Sauquet. Par définition, pour pouvoir utiliser du bois, on coupe des arbres ; mais si on reste raisonnable, le cycle est respecté. Cela n’a rien à voir avec les éoliennes, mais, pour les puits de carbone, nous nous sommes intéressés au Congo, au Gabon et au Pérou, où nous nous sommes concentrés sur une production durable, adossée à tout un écosystème pour permettre aux populations locales de vivre sans couper le bois de la forêt. En effet, la déforestation provient malheureusement souvent, comme chez nous il y a mille cinq cents ans, de coupes opérées dans la forêt primaire par des populations humaines qui ont besoin de bois pour se chauffer ou d’espace pour des cultures. C’est déjà regrettable lorsque cela est dicté par la nécessité alimentaire ; ça l’est encore plus quand des raisons industrielles sont en jeu.

Nous proposons bien du solaire aux particuliers, ainsi, d’ailleurs, qu’aux professionnels. Les panneaux sur les toits coûtent un peu plus cher qu’au sol, dans les fermes solaires, mais nous faisons les deux. Total est l’un des leaders de ce que l’on appelle la génération distribuée – en gros, le solaire sur les toits. L’intérêt est que les espaces sont déjà imperméabilisés et que l’électricité est consommée à proximité.

Quant au thorium, il fait partie des nouvelles technologies du nucléaire. Total était historiquement investi dans la production de combustible nucléaire : il a été producteur d’uranium et l’un des actionnaires principaux de la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires). Il en est sorti après l’opération de fusion avec Framatome qui a donné Areva, parce que celle-ci avait dilué sa participation et que devenir un actionnaire silencieux n’avait guère de sens. Le nucléaire est absolument nécessaire dans le monde et c’est un choix optimal pour la France. Toutefois, ce n’est pas la panacée dans sa technologie actuelle. Il y a beaucoup de recherches à faire sur le thorium, il y en a eu beaucoup sur le sodium. Si on réussissait à développer la fusion de façon économique, on aurait résolu le problème. Mais cela revient, en gros, à recréer le Soleil sur terre : c’est compliqué !

M. Raphaël Schellenberger, président. C’est toute la difficulté pour notre commission d’enquête que de faire la part du processus décisionnel, de la réalité concrète vécue, de la réalité économique et du rêve. Le rêve d’une énergie infinie est l’objet d’une quête de tous les industriels, mais aussi des pouvoirs publics : à la clé, vous l’avez rappelé, la santé, mais aussi la culture, l’une des principales conséquences de l’éclairage.

Merci de votre disponibilité et du caractère complet de vos réponses.

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16.   Audition de Mme Catherine MacGregor, Directrice générale du groupe Engie (6 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame MacGregor, nous vous remercions d’avoir accepté de nous présenter les activités du groupe que vous gouvernez avec M. Jean-Pierre Clamadieu. Les précédentes auditions que nous avons organisées ont mis en évidence les spécificités du gouvernement d’entreprise pour les groupes tels que le vôtre, qui opèrent à l’échelle internationale. Le champ d’investigation de notre commission est plus spécifique à la France.

Net zéro carbone d’ici à 2045, c’est l’objectif que s’est fixé votre groupe ; accélérer la transition énergétique, c’est le cœur de votre stratégie. Cette orientation est-elle ou risque-t-elle d’être infléchie ou compromise par la crise énergétique que nous traversons ? Quels investissements votre groupe a-t-il réalisés au cours des dernières années pour préparer cette trajectoire ?

Votre groupe exerce ses activités dans divers pays. La France représente le tiers de son chiffre d’affaires, l’Europe, 45 %. Comment cette part a-t-elle évolué ? Comment les choix stratégiques entre la dimension nationale et la dimension internationale sont-ils arbitrés, sachant que l’État français, hors autres entités publiques, détient un peu moins d’un quart du capital ?

Les activités diversifiées de votre groupe – gaz, hydroélectricité, éolien, solaire, nucléaire, réseaux de chaleur et de froid, centrales thermiques – ont de quoi susciter notre intérêt en matière de mix énergétique.

Par ailleurs, les difficultés rencontrées par les pays européens à l’heure actuelle nous amènent à nous intéresser aux réseaux de transport et de distribution, ainsi qu’au stockage et aux terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL), sur lesquels vous avez certainement des choses intéressantes à dire au nom de votre groupe.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Catherine MacGregor prête serment.)

Mme Catherine MacGregor, directrice générale du groupe Engie. Je suis heureuse d’apporter la contribution d’Engie à votre réflexion sur le sujet ô combien stratégique de la souveraineté énergétique, que j’aime traduire en trois volets concrets : la sécurité d’approvisionnement, l’accès à l’énergie et le caractère abordable et décarboné de celle-ci. Pour être durable, la souveraineté énergétique doit inclure l’accès à une énergie de plus en plus décarbonée.

J’aimerais faire passer deux messages.

Premièrement, nous n’atteindrons la souveraineté énergétique telle que je viens de la définir qu’en nous appuyant sur un mix énergétique diversifié. Le bon sens veut clairement qu’on ne mette pas tous ses œufs dans le même panier.

Deuxièmement, la souveraineté énergétique s’appréhende à l’échelon national mais aussi à la maille européenne. Nous avons la chance d’avoir des réseaux intégrés pour le gaz et l’électricité, grâce auxquels, aujourd’hui, nous importons de l’électricité et exportons du gaz quotidiennement. Il s’agit d’une vraie force et d’une vraie valeur, sur laquelle il faut continuer à prendre appui.

Engie est un acteur majeur de l’énergie. Nous sommes un producteur d’électricité, qui est de plus en plus décarbonée. Nous faisons partie du paysage énergétique français et sommes issus d’une longue histoire. Nous sommes nés du rapprochement de Gaz de France et de Suez. L’État reste actionnaire à hauteur d’environ 24 %.

En France, nous sommes le deuxième fournisseur d’électricité et le premier fournisseur de gaz, pour lequel notre part de marché est d’environ 40 %. Nous ne produisons pas de gaz ; nous en achetons au prix du marché, puis nous le revendons au prix de ce même marché. Nous sommes le premier opérateur dans le solaire et l’éolien. Nous avons de grandes ambitions dans l’éolien en mer. Nous sommes très actifs dans la décarbonation de l’industrie, par le biais de nos clients, dont beaucoup sont de gros industriels.

En France, nous avons une forte présence, grâce à nos quelque 50 000 collaborateurs. Notre capacité installée était, en 2021, d’environ 12 gigawatts (GW), dont 8,5 en énergies renouvelables (ENR). En Europe, nous sommes numéro un dans la distribution et numéro deux dans le transport du gaz naturel. Nous comptons environ 28 000 collaborateurs dans les divers pays européens où nous opérons.

Quelques atouts nous distinguent de nos concurrents.

Nous cultivons un fort ancrage au cœur des territoires, que nous contribuons à développer, ce qui nous importe d’autant plus que nous sommes des acteurs volontaristes dans le domaine des ENR. Nous nous reposons beaucoup sur cet ancrage territorial.

Ainsi, nous avons développé, avec notre partenaire Bureau Veritas, un label de certification de notre méthode de développement des projets d’ENR, pour nous assurer de son exemplarité au regard de critères tels que nature, climat et implication des parties prenantes. Nous pensons que la réalisation de projets d’ENR est impossible sans leur bonne appropriation par les citoyens et les élus. Cette marque distinctive est source de fierté parmi les collaborateurs d’Engie.

Par ailleurs, nous avons conclu de nombreux contrats de concession de service public, notamment avec la Compagnie nationale du Rhône (CNR), la Société hydroélectrique du Midi (Shem), des réseaux de chaleur, tels que la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU), et de froid, tels que Fraîcheur de Paris, ainsi que des infrastructures gazières, dont j’aime rappeler qu’elles font partie du patrimoine industriel de la France et qu’elles jouent un rôle majeur depuis le début de la crise que nous vivons.

L’année 2022 a été hors normes à plusieurs égards. Engie a joué un rôle majeur dans la gestion de la crise que vivent la France et plus largement l’Europe.

S’agissant du gaz, nous avons diversifié nos approvisionnements en recourant à d’autres fournisseurs que les Russes. La France dépendait de Gazprom à hauteur d’environ 17 % de ses approvisionnements. Nous avons augmenté les importations de GNL en exploitant au maximum nos infrastructures gazières de transport, de distribution, d’importation et de stockage. Les volumes de gaz transportés ont augmenté de manière significative, à tel point qu’en octobre, GRTgaz, notre transporteur, a livré du gaz à l’Allemagne. Nous sommes parvenus à inverser les flux de gaz au sein de l’Europe.

Les terminaux méthaniers français ont fonctionné à des niveaux records. Engie a atteint sa capacité maximale de stockage grâce à l’engagement incroyable de nos collaborateurs, qui ont compris qu’il s’agissait d’une mission critique. Notre filiale Storengy est parvenue à un taux de remplissage record de 100 %, ce qui nous permet d’envisager l’hiver avec une relative sérénité. À l’échelle européenne, le taux de remplissage des stocks est de 93,5 %, ce qui est exceptionnel pour un début de mois de décembre. Nous aurons peut-être l’occasion d’évoquer l’hiver suivant, dont nous devrons relever collectivement les défis.

En plus d’assurer la sécurité des approvisionnements, nous avons beaucoup travaillé pour soutenir nos clients, particuliers comme entreprises. Nous avons contribué au bouclier tarifaire gaz naturel, lors de son établissement pour nos clients, par le biais d’une avance de trésorerie à l’État, à hauteur de 860 millions d’euros au premier semestre. Pour atténuer les difficultés de nos clients les plus précaires, nous avons abondé le chèque énergie, de façon ciblée, pour un coût de 90 millions.

Par ailleurs, nous avons ouvert un fonds de 60 millions pour aider les PME à contractualiser les énergies, dont la forte hausse des prix rendait difficile l’obtention des garanties nécessaires. Notre service client a été fortement mobilisé pour proposer les meilleures offres à notre portefeuille de clients, ce qui est d’autant plus remarquable qu’il était très difficile, pour un fournisseur, d’acheter des produits et des contrats à terme à la fin du mois d’août dernier.

Par ailleurs, nous avons partagé la valeur avec nos employés et nos collaborateurs. L’annonce de nos résultats à la fin du troisième trimestre de la présente année a été l’occasion d’attribuer à chaque collaborateur, partout dans le monde, une prime de 1 500 euros, qui sera versée avant la fin du mois de décembre.

Cette gestion très active de la crise nous a beaucoup occupés, sans réduire la force de notre engagement en faveur de l’accélération de la transition énergétique, qui fait partie de notre raison d’être, et qui est à nos yeux la meilleure réponse aux récents développements survenus dans le monde de l’énergie. Elle améliorera notre souveraineté énergétique grâce à l’adoption d’outils de production locaux.

Il ne s’agit ni d’autarcie ni d’autonomie, mais de développement de la capacité à produire de l’énergie localement, par des moyens de production locaux. Le nucléaire et l’hydroélectricité font partie de ce mix énergétique mais n’y suffiront pas. En la matière, chaque solution technologique a ses vulnérabilités. Il faut donc, en sus du nucléaire, investir massivement dans l’accélération du développement des ENR électriques et gazières. Chaque mégawatt développé de manière responsable est un investissement sans regret.

À l’échelle mondiale, le groupe Engie vise au niveau mondial une capacité de 50GW d’ENR d’ici à 2025 et de 80GW d’ici à 2030. À l’heure actuelle, elle est d’environ 37GW. Nous soutenons le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. Dans ce domaine, la France accuse un retard que nous devons combler.

Les ENR doivent être complétées par des actifs offrant de la flexibilité, car elles sont intermittentes par nature. À l’heure actuelle, les centrales à gaz jouent ce rôle. Il faudra leur adjoindre, dans le mix énergétique du futur, le stockage d’énergie par batteries et les stations de pompage-turbinage. Il faut aussi travailler au développement du marché de la molécule verte, car la transition énergétique n’aura pas lieu sans un gaz, qu’il faudra décarboner. Le biométhane est très prometteur, ainsi que l’hydrogène et ses dérivés, à plus long terme.

La molécule verte est indispensable au mix énergétique décarboné, qui renforcera notre souveraineté énergétique, car elle constitue la seule solution pour décarboner l’industrie et la mobilité lourdes. Elle présente, de surcroît, une densité énergétique élevée, et peut être stockée et transportée, donc importée et exportée. Elle nous offrira la marge de sécurité dont nous avons tant besoin, comme le montre la tension actuelle des systèmes énergétiques européens.

Ce gaz décarboné présente l’intérêt d’être utilisable avec les infrastructures existantes, qui sont les meilleures en matière de coût comme d’acceptabilité. Engie a donc adopté une approche volontariste du développement du biométhane, notamment en France. Nous estimons qu’il peut représenter au moins 20 % de la consommation totale de gaz à l’horizon 2030. À cette date, nous en serons producteurs. Nous sommes aussi volontaristes s’agissant de l’utilisation de biométhane dans nos infrastructures gazières. Nous avons également des objectifs en matière de développement des capacités d’hydrogène vert, dans l’attente de la maturité du marché.

Il ne faut pas seulement accélérer la transition énergétique, il faut aussi prendre des mesures de sobriété et d’efficacité énergétiques. Sur ce point, nous soutenons le plan du Gouvernement. Chacun s’accorde à dire, me semble-t-il, qu’il s’agit d’un levier essentiel pour améliorer notre souveraineté énergétique.

En tout état de cause, nous ne pouvons pas opter pour l’autarcie. La France est plus forte si l’Europe est capable de surmonter les chocs énergétiques, comme le démontre la comparaison suivante : au troisième trimestre 2021, nous étions exportateurs nets d’environ 20 térawattheures (TWh) ; au troisième trimestre 2022, nous étions importateurs nets à hauteur de 10TWh. Les transferts d’énergie entre pays européens sont indispensables, ainsi que les réseaux intégrés de gaz et d’électricité qu’ils supposent.

Il ne faut pas céder aux sirènes du repli sur soi. Dans la réflexion sur l’évolution du marché européen de l’énergie, il faut d’emblée considérer que ce marché doit demeurer européen, et en envisager les règles à l’échelle européenne. S’agissant de la régulation de l’avenir de l’énergie, le leadership doit être français et européen.

Présidence de Mme Olga Givernet, vice-présidente de la commission d’enquête.

Mme Olga Givernet, présidente. Comment expliquez-vous le retard accumulé au fil des ans en matière de développement des ENR ? Quand en avons-nous pris conscience ?

Dans la situation de crise que nous connaissons, qui entraîne une envolée du prix de l’électricité, que faire pour combattre la tentation d’en produire à partir de gaz ou de méthane ? Certains producteurs ont préféré s’orienter vers la production d’électricité plutôt que de biométhane. La hausse de prix justifie-t-elle ce choix ?

Mme Catherine MacGregor. La première raison du retard accumulé en matière d’ENR tient à la longueur des délais d’obtention des permis et de développement des projets. S’agissant de l’éolien en mer, certains projets mis en œuvre par Engie ou d’autres au début des années 2010 sont toujours en cours de développement, faute d’avoir purgé tous les recours qui leur ont été opposés.

Une autre raison réside dans des mouvements de rejet presque passionnels de certaines ENR, notamment de l’éolien. Il y a toujours, en France, un fort mouvement anti-éolien, ce que je déplore. J’ai rencontré des maires qui ont eu le courage de demander l’implantation de projets éoliens terrestres dans leur commune. J’ai fêté, en présence de trois d’entre eux, les dix ans de l’implantation d’un parc éolien ; ils parlaient de leurs éoliennes, de leur énergie produite localement et de la réduction induite de taxe foncière. Ils disaient que l’implantation de ce parc et les mesures d’accompagnement associées bénéficiaient à tous leurs administrés. J’aime citer cet exemple d’appropriation véritable. En participant à cette célébration, j’ai eu le sentiment que les bons projets sont possibles, dès lors qu’ils bénéficient de ce niveau d’appropriation. Au demeurant, il est faux d’affirmer, comme je l’ai souvent entendu dire, qu’un maire soutenant un projet éolien n’est pas réélu. Les trois maires précités l’ont été sans difficulté. Cette harmonie m’incite à dire qu’il est possible de mener à bien de très beaux projets éoliens en France.

Certes, il y a eu des abus. L’exemplarité des développeurs est indispensable. Nous l’appelons d’autant plus de nos vœux que nous n’avons pas intérêt à la dégradation de la filière. Si des mauvaises pratiques sont constatées, il faut absolument y mettre un terme. Il faut utiliser la situation d’aujourd’hui pour faire preuve de volontarisme et d’exemplarité dans le développement des projets d’ENR, en ayant bien conscience que ces dernières sont produites localement et augmentent collectivement la souveraineté énergétique du pays.

Quant à la question des règles du marché, elle comporte trois volets.

D’abord, la sécurité de nos approvisionnements est mise à l’épreuve. Le système électrique est sous tension, notamment en France. Nous avons besoin de toutes les capacités de production disponibles. Les centrales à gaz produisent beaucoup, d’autant qu’il commence à faire froid. De ce point de vue, le marché fonctionne. Nous faisons appel à toutes les unités de production disponibles.

Ensuite, le marché européen présente actuellement une forte volatilité. Des discussions ont lieu, à l’échelon européen, pour prendre des mesures à court terme visant à la modérer, et à éviter que les prix ne s’envolent. Les pays européens ont du mal à se mettre d’accord, mais parviennent néanmoins à prendre des mesures très techniques ayant vocation à réduire la volatilité du marché. Leur mise en œuvre est longue. Il est difficile de parvenir à un consensus.

Enfin, la réflexion sur le fonctionnement du marché européen occupera nombre d’entre nous en 2023. À l’heure actuelle, il fonctionne comme un vrai marché de l’énergie, selon un système reposant sur le coût marginal de fonctionnement. Dans la mesure où la dernière unité de production appelée est le plus souvent une centrale à gaz, le prix de l’électricité dépend de celui du gaz. Ce système standard a bien fonctionné jusqu’à présent. Il atteint aujourd’hui ses limites, notamment dans le cadre du mix énergétique que j’ai décrit dans mon propos liminaire, qui ne pourra pas faire l’économie d’un marché de gros fonctionnel, tout en encourageant le développement des actifs flexibles, en développant une unité de batterie ou en envisageant un mécanisme de rémunération de la capacité distinct du mécanisme en vigueur, permettant à la batterie d’être rémunérée pour le simple fait d’exister.

Par ailleurs, il faut offrir un cadre aux investisseurs, afin qu’ils continuent à développer des projets d’ENR, notamment dans le cadre de contrats à prix préalablement agréés (PPA), qui permettent aux clients désireux de décarboner l’énergie qu’ils utilisent de le faire, et de contrats sur la différence (CFD).

Il faut donc conserver un marché européen de gros et le compléter par des mesures permettant de développer les actifs flexibles et d’augmenter la proportion des ENR dans le mix énergétique.

M. Antoine Armand, rapporteur. À la lumière de votre parcours dans le secteur énergétique français et international, quel regard portez-vous sur les politiques de sécurité d’approvisionnement menées en France et en Europe au cours des vingt dernières années ?

Mme Catherine MacGregor. S’agissant de la France et de son approvisionnement en gaz, ses infrastructures, le nombre de ses terminaux d’importation et de ses gazoducs, l’interconnectivité dont elle bénéficie avec les nombreuses possibilités d’importer et d’exporter qui en résultent, le niveau significatif de ses stockages et le volume des portefeuilles de clients d’Engie et des autres fournisseurs d’énergie, tout cela permet de dire que nous bénéficions d’une diversification structurelle des options, des plans B, qui nous offre une certaine robustesse. Alors même que nous ne recevons quasiment plus de gaz de la Russie, nous avons réussi à remplir nos sites de stockages à un niveau exceptionnel pour un début d’hiver. Je porte donc un regard globalement positif sur la sécurité de nos approvisionnements. Même dans la situation de crise majeure que nous vivons, en raison de la disparition du gaz russe de notre portefeuille, nous pouvons actionner des leviers permettant de le remplacer, grâce à nos infrastructures et à notre portefeuille de clients.

Bien entendu, nous avons perdu notre marge de manœuvre, ce qui posera problème si une autre crise survient. Il faut la reconstituer.

Si j’ai un regret, c’est en matière de développement des ENR. Je considère que nous aurions pu faire plus, plus vite. Nous avons des ressources extraordinaires, notamment en matière d’éolien en mer.

Les Anglais affichent l’objectif de 40GW en 2030, et les pays nordiques celui de 150 GW en 2050. En France, nous venons à peine de mettre en ligne les premières éoliennes installées au large de Saint-Nazaire. Nos ressources en matière d’éolien en mer sont les deuxièmes d’Europe, et nous ne produisons quasiment rien. Cela n’est pas normal, d’autant que nous avons besoin de reconstituer notre marge de manœuvre.

À l’échelle européenne, la comparaison avec nos voisins est flatteuse. Fortement dépendants du gaz russe, ils manquent de terminaux d’importation pour s’en émanciper.

M. Antoine Armand, rapporteur. S’agissant des outils de flexibilité, pour ne prendre que l’exemple de RTE, dans quelque scénario que l’on retienne, le besoin de flexibilité est accru, et d’une flexibilité qui ne soit pas issue d’une production d’énergie carbonée. Comment voyez-vous le développement du potentiel nécessaire et quelle part pourrait y prendre une entreprise comme celle que vous dirigez pour relever ce défi de court terme ?

Mme Catherine MacGregor. Nous disposons de trois catégories d’actifs de flexibilité : les batteries électriques, qui sont plutôt à très court terme puisqu’elles ne stockent que pour quelques heures ; les stations de pompage-turbinage, actifs merveilleux, mais dont nous ne pouvons pas développer de nouvelles installations ; les centrales à gaz, formidables vecteurs de flexibilité et qui jouent aujourd’hui pleinement leur rôle. Engie doit continuer à opérer les centrales à gaz mais, surtout, décarboner le gaz afin de rendre durable cette flexibilité. C’est là, pour nous, un axe majeur de développement, avec le développement du biométhane et l’utilisation de l’hydrogène et de ses dérivés – nous testons dans certains pays d’Europe des turbines utilisant des mélanges de gaz naturel et d’hydrogène et multiplions les expériences visant à décarboner les actifs gaziers.

Le stockage en batteries est également très important pour développer à la fois cet actif que sont les batteries et leur intégration au réseau. Il faut que les règles du marché soutiennent ces batteries électriques – certains pays les intègrent bien, tandis que d’autres sont un peu en retard : il y a là un point d’amélioration possible. Chez Engie, nous sommes très focalisés sur le développement du stockage en batteries, couplé aux actifs renouvelables ou en tant qu’actif centralisé qui joue pleinement son rôle de flexibilité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans nos territoires, on a l’impression que, s’il existe bien un potentiel de décarbonation du gaz, sa mise en œuvre, les concurrences ou conflits d’usage qui peuvent se faire jour avec certains secteurs économiques et le fait que la notion de gaz décarboné ne concerne encore qu’une partie du gaz – dont une autre partie reste d’origine fossile –, il est encore utopique d’espérer un gaz complètement décarboné à l’horizon de quelques années. Qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, parmi les flexibilités que vous avez évoquées, et qu’évoquent également RTE et certains autres acteurs, figurent les interconnexions, et donc notre capacité à être alimentés par de l’énergie venue de pays voisins. Sous cet éclairage, comment voyez-vous l’évolution du marché de l’électricité ? Au-delà, en effet, de la composante prix, il faut également compter avec la composante approvisionnement : dans quelle mesure pourrait-on réformer le marché de l’électricité pour éviter des situations telles que celle que produit aujourd’hui la question de la rente infra-marginale et du coût marginal, sans risquer un déficit d’approvisionnement depuis l’étranger ou, du moins, en assurant une sécurité d’approvisionnement au niveau européen ?

Mme Catherine MacGregor. Nous estimons aujourd’hui le potentiel de décarbonation du gaz à 20 % environ à l’horizon 2030. Vous avez donc raison de dire que cela ne se fera pas du jour au lendemain. Cependant, une proportion de 20 % commence à compter. Ensuite, selon ce que nous parviendrons à faire techniquement et économiquement avec l’hydrogène et les molécules qui en sont tirées, nous pourrons accélérer le mouvement. En tout cas, nous n’avons pas le choix et il n’est pas réaliste de penser que nous pourrions nous passer de gaz. On ne peut pas tout électrifier – nous n’aurons ni les réseaux ni les usages. Il n’est pas possible d’avoir un monde sans gaz, en interrompant toutes les infrastructures gazières pour électrifier tous les usages. Certaines industries ne s’y prêteront pas et il faudrait, en outre, doubler, voire tripler les infrastructures électriques. Il faudra donc garder dans notre mix un composant de molécules gazier, mais il faudra aussi s’employer avec beaucoup de volontarisme à le décarboner.

Le biométhane semble présenter à cet égard une dynamique positive. Il faut évidemment rester attentifs et responsables, en appliquant une planification équilibrée sans consacrer toute la production agricole à nourrir les méthaniseurs. Aujourd’hui, un millier de projets sont identifiés et prêts à être développés, à divers niveaux de maturité. Il s’agit là d’une économie locale, circulaire, renouvelable, durable, qui contribue à notre souveraineté.

Quant à savoir comment conserver une interconnexion, il me semble primordial de s’assurer que les règles du marché restent fixées au niveau européen. Un excès de distorsion entre les règles de marché de différents pays introduirait une friction entre ces derniers, ce qui rendrait les échanges beaucoup plus difficiles. Il importe donc d’appréhender le marché et d’en définir les règles. Si ces règles doivent évoluer, cela doit se faire au niveau européen ; si elles doivent évoluer au niveau national, elles doivent rester compatibles entre elles et demeurer de même nature, sans distorsion, car il y aurait là un vrai risque. Quel dommage, quand nous disposons de réseaux physiquement interconnectés, de casser ce marché, qui est une vraie force pour l’Europe ! J’aurais sans doute dû insister davantage sur le risque de manque de compétitivité en Europe. Si nous cassons ce marché européen, chacun devient plus petit et cela ne favorise pas la compétitivité. C’est là un risque important.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour ce qui concerne l’éolien, quels que soient les scénarios retenus – et nous pouvons, à cet égard, nous fonder sur ceux de RTE, qui sont assez larges –, les estimations pour 2050 sont très élevées, avec 40 à 60 GW installés pour l’éolien flottant et un doublement ou quadruplement du parc éolien terrestre. Le projet de loi relatif à ces questions est actuellement examiné par l’Assemblée nationale. Identifiez-vous d’autres moyens permettant d’accélérer l’installation ? Quels sont, selon vous – et pour l’éolien terrestre plutôt que flottant –, les défis qu’impliquera pour le réseau l’installation de ces nouvelles puissances, compte tenu des besoins d’interconnexion et de flexibilité y afférents ?

Mme Catherine MacGregor. Vous relevez à très juste titre que les raccordements et le réseau sont souvent dans le chemin critique des projets éoliens. Sans vouloir me défausser, je rappelle que cette question relève de la responsabilité de l’opérateur réseau, avec qui nous avons souvent des discussions et qui est très engagé dans ce domaine. Il reste vrai qu’il faudra accompagner cette croissance, à la fois en termes d’investissement et de raccordement au niveau du réseau et en termes de soutien administratif à ces projets, car de nombreuses démarches sont nécessaires à l’obtention des permis pertinents, en tenant compte de l’environnement. Il faudra donc s’assurer que les services de l’État et les agences concernées disposent des compétences appropriées, du point de vue qualitatif comme quantitatif. Nous devons faire l’effort de nous doter des moyens de notre ambition. C’est un sacré défi, mais il faut absolument que nous y parvenions.

Mme Olga Givernet, présidente. Comment pérenniser les infrastructures que nous sommes en train de créer pour être aussi autonomes que possible en matière de gaz décarboné ? À quelle échéance, au terme du conflit, peut-on penser que le marché s’ouvrira plus facilement et plus largement ? Comment pérenniser la tendance à l’utilisation d’un gaz décarboné, sans revenir aux pratiques d’avant la crise ?

Mme Catherine MacGregor. Il convient, en effet, de continuer à diversifier nos sources d’approvisionnement pour éviter une surdépendance envers un acteur ou un autre. La situation de la France était, de ce point de vue, relativement gérable, étant donné que moins de 20 % de nos fournitures provenaient de Russie. Il faudra continuer à y veiller.

Pour ce qui est, par ailleurs, du mouvement de décarbonation, le train est parti, avec des politiques telles que la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone, qui deviendra prochainement la stratégie française sur l'énergie et le climat (SFEC) et déterminera la nouvelle trajectoire de décarbonation, fixant le cadre dans lequel nous décarbonerons notre énergie et tous nos moyens de production.

Les deux sujets sont assez différents mais se recoupent néanmoins, car plus on décarbone, moins on dépend des autres. Demeurent certes toujours de très fortes dépendances envers d’autres pays pour développer nos projets de d’énergies renouvelables, comme le montrent nos chaînes d’approvisionnement, et c’est là une question sur laquelle nous devrons nous pencher sérieusement. Qu’il s’agisse de l’énergie proprement dite ou des approvisionnements nécessaires pour développer de nouveaux moyens de production, parler de souveraineté suppose que nos chaînes d’approvisionnement nous assurent la robustesse dont nous avons besoin.

Mme Olga Givernet, présidente. Nous en venons aux interventions des représentants des groupes.

Présidence de M. le président Raphaël Schellenberger.

M. Charles Rodwell (RE). Vous avez anticipé la question que je souhaitais vous poser à propos des chaînes d’approvisionnement. Nous avons aujourd’hui tendance – à raison, me semble-t-il – à associer souveraineté énergétique et décarbonation. La crise diplomatique, militaire, économique et énergétique liée à l’agression de l’Ukraine par la Russie a bouleversé une partie des chaînes d’approvisionnement de votre entreprise énergétique. À quel point le conflit les remodèlera-t-il en direction d’autres pays et quelles recommandations pourriez-vous formuler en matière de diversification et de renforcement de la résilience de nos chaînes d’approvisionnement énergétique vis-à-vis de l’étranger ?

Mme Catherine MacGregor. Il s’agit là d’une très bonne question, qui commençait déjà à se poser lors de la crise du covid-19, laquelle a montré la vulnérabilité de certains de nos produits et de nos approvisionnements. La guerre en Ukraine a ensuite montré directement la dépendance – et, pour certains pays, la surdépendance – au gaz russe, mais aussi à d’autres produits. Bien que ce ne soit pas vraiment le cas de la France, cette situation montre que la diversification est le mot-clé. Nous ne pouvons évidemment pas tout localiser, mais il est très important de disposer de plans B. C’est ce que nous avons fait pour l’énergie, comme je l’ai dit tout à l’heure, en diversifiant les sources d’approvisionnement en gaz.

Pour ce qui est de l’éolien ou du solaire, nous devons être très attentifs à disposer d’un nombre suffisant de plans B pour nos approvisionnements. Ce n’est, par exemple, pas le cas aujourd’hui pour l’énergie solaire, domaine dans lequel la France est très dépendante de la Chine.

Le développement de chaînes alternatives est un sujet dont nous devons nous saisir collectivement. Ce n’est, du reste, pas facile, car il nous faut, en même temps, rester compétitifs, c’est-à-dire produire à des coûts abordables. Or, compte tenu de l’échelle de leur production, les produits chinois sont beaucoup plus compétitifs. Il faut relever le défi de la création de nouvelles filières. Dans le domaine de l’éolien, certains de nos nombreux partenaires européens se trouvent dans une situation financière assez fragile, ce qui est un autre motif d’inquiétude, car nous devons protéger notre filière européenne. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille acheter qu’auprès de fournisseurs européens, mais il est très important qu’il en existe.

M. Alexandre Loubet (RN). Le cas du groupe Engie au cours des dernières décennies symbolise le long chemin de la perte de souveraineté énergétique de la France. Engie est l’héritier de Gaz de France, groupe public qui, depuis sa création en 1946, a permis de stabiliser l’approvisionnement en gaz de la France et des Français. La puissance publique et les contribuables français ont donc appuyé pendant près de six décennies le développement de Gaz de France, et la fusion de Gaz de France avec Suez, organisée en 2006 pour éviter l’OPA d’un groupe italien contre Suez, partait d’une préoccupation utile en vue de préserver un champion national.

Cependant, cette décision a dilué les participations de l’État dans ce nouvel ensemble, devenu Engie. Depuis lors, la stratégie de votre groupe a été peu à peu détournée de l’impératif de défense de la souveraineté énergétique de la France, au profit d’une logique avant tout financière. En voici, selon moi, les raisons.

Pour financer sa stratégie d’acquisitions internationales, votre groupe a vendu de nombreux actifs industriels stratégiques, notamment dans le secteur gazier. La filiale exploration et production du gaz d’Engie a été cédée au fonds britannique Neptune, en 2008 me semble-t-il. Dans l’amont gazier, les activités d’Engie dans le domaine du GNL, ou gaz naturel liquéfié, ont également été cédées à Total pour un peu plus d’un milliard d’euros. Ces actifs, qui renforçaient l’approvisionnement énergétique de la France, ont été bradés au profit d’une stratégie illisible, fondée, en contrepartie, sur l’investissement dans des énergies renouvelables qui ne sont clairement pas à la hauteur en termes de capacité de production pour répondre aux besoins, notamment au besoin de sécurité d’approvisionnement électrique du pays. Cette stratégie illisible, qui était également fondée sur l’achat de gaz à des puissances étrangères comme la Norvège ou la Russie, les Pays-Bas, l’Algérie ou le Nigéria, s’est récemment confirmée lorsque vous avez signé, en mai dernier me semble-t-il, un contrat avec un groupe américain pour importer de fortes quantités de gaz de schiste jusqu’en 2041, avec l’appui du Gouvernement, qui refusait jusqu’alors, pour des motifs environnementaux, d’importer du gaz de schiste des États-Unis.

Engie a évidemment un rôle vital pour acheminer le gaz en France, mais pouvez-vous nous éclairer sur la stratégie globale de votre groupe, qui a renoncé à ses propres capacités d’exploration et de production de gaz pour se cantonner aux investissements dans des énergies renouvelables, inefficaces et insuffisantes, et dans l’achat de gaz provenant de puissances étrangères ? En quoi cette stratégie contribue-t-elle à ce qui nous intéresse dans le cadre de cette commission d’enquête, à savoir le renforcement de l’indépendance énergétique de la France ? À mes yeux, elle contribue plutôt, dans une logique privée, à dégrader notre souveraineté dans ce secteur et à nous rendre dépendants.

Mme Catherine MacGregor. La stratégie d’Engie est aujourd’hui très claire. Nous avons certes fait des choix, car j’ai la conviction qu’une entreprise ne peut pas tout faire. En choisissant de nous concentrer sur nos métiers clés – nos expertises historiques d’énergéticien et de gazier –, nous accélérons le développement d’Engie et des investissements dans les énergies renouvelables, avec des ambitions fortes que nous sommes du reste en bonne voie de réaliser : 50 GW à l’horizon 2025, 80 GW à l’horizon 2030, une ambition de production importante de biométhane à 4 TWh en 2030 et de l’hydrogène pour 4 GW en 2030. Nous avons donc des ambitions très claires et une stratégie clarifiée, plus focalisée peut-être, mais qui nous permettra de développer tous nos leviers industriels et de nous concentrer dans l’exécution. C’est le mouvement que j’essaie d’imprimer aujourd’hui chez Engie. Ce faisant, nous voulons participer à la souveraineté énergétique française et européenne – le lien est important – en renouvelant nos capacités en termes d’énergies renouvelables, c’est-à-dire produites localement.

Le biométhane est ainsi une énergie parfaitement locale, pour laquelle il n’y a plus aucune dépendance ni chaîne d’approvisionnement, avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2045. Cet objectif nous a contraints à faire des choix. C’est ainsi que nous abandonnons complètement le charbon, qui représente encore 2,6 % de la production d’électricité et dont nous serons complètement sortis en 2027. Nous avons ainsi décarboné d’une manière très volontariste notre portefeuille, et n’avons pas vocation à faire de l’exploration-production. C’est l’histoire de toute entreprise que de faire évoluer sa stratégie au fil du temps. La nôtre me semble avoir aujourd’hui une très grande cohérence, ce à quoi je tiens beaucoup. Notre raison d’être nous demande d’accélérer la transition énergétique, et nous le faisons avec des investissements importants – 15 à 16 milliards d’euros sur les trois années 2021 à 2023 pour les seuls investissements de croissance –, afin de nous donner les moyens de cette ambition. Je ne suis donc, évidemment, pas tout à fait d’accord avec vous.

À chacun son rôle : certains autres acteurs, dont c’est le métier – très différent des nôtres –, pratiquent très bien l’exploration-production. Il est très important de faire bien ce que l’on fait et c’est le sens des choix d’Engie.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Engie exploite, par le biais de sa filiale Electrabel, sept réacteurs en Belgique, à Doel et à Tihange, et participe à l’exploitation de centrales en France, à Chooz et au Tricastin. De nombreuses discussions ont eu lieu à propos du nucléaire en Belgique et vous avez déclaré qu’il était dangereux, en termes de sûreté, de prolonger les réacteurs de Doel 4 et Tihange 3. Vous confirmez donc, en réponse à certaines propositions de rouvrir des centrales nucléaires fermées, qu’il est très compliqué, voire impossible, de revenir en arrière en pareil cas. Sur BFM Business, vous avez déclaré, le 19 mai 2021, que le nucléaire avait un rôle majeur à jouer, mais pas pour Engie. Pourquoi ce choix stratégique ? Au-delà des décisions politiques belges, les contraintes de l’atome, les coûts, les travaux, la sûreté et la sécurité ont-ils influencé ce choix ?

Toujours à propos du nucléaire, mais sous un autre angle, la société Endel, également filiale d’Engie, a été condamnée en 2016 par le tribunal des affaires de sécurité sociale d’Évry pour faute inexcusable après le décès par cancer du poumon, en 2012, de l’un de ses salariés, agent de maintenance dans les centrales nucléaires. Cette situation confirme, pour la première fois, me semble-t-il, les effets non négligeables des radiations sur la santé. Pensez-vous qu’on puisse sérieusement envisager de prolonger de dix, vingt, trente, voire quarante ans la durée de vie des centrales, compte tenu des risques en termes de sécurité, mais aussi des problèmes de santé et d’environnement que cela pose ?

Pour ce qui est du gaz, vous avez illustré différentes manières de le décarboner, mais cela suppose toujours qu’une partie seulement d’énergies renouvelables – biométhane ou hydrogène – est injectée en complément du gaz d’origine fossile. Est-il possible d’utiliser du gaz 100 % renouvelable ? Travaillez-vous dans cette perspective au niveau de la recherche et de l’innovation ?

Quels sont, selon vous, les freins à la géothermie, domaine dans lequel vous avez des projets ? Comment celle-ci pourrait-elle contribuer à l’indépendance énergétique de la France ?

Enfin, l’hydrogène, brandi comme la solution magique qui nous permettrait de relever nos défis énergétiques, n’est vert que pour 1 %, tandis que 47 % de sa production dépend du gaz naturel, 27 % du charbon, 22 % du pétrole et environ 4 % seulement de l’électrolyse. L’hydrogène, sur lequel on mise beaucoup, coûte très cher : peut-il être une technologie rentable, y compris sans subventions publiques – puisque les projets que vous avez évoqués, notamment en Australie, dépendent aussi de ces subventions ?

Mme Catherine MacGregor. Engie a fait le choix stratégique de ne pas rester à long terme un opérateur dans le nucléaire. Il faut, je le répète, faire des choix, car on ne peut pas tout faire. En revanche, nous jouons pleinement notre rôle d’acteur responsable en Belgique, où nous exploitons sept centrales qui ne sont évidemment exposées à aucun risque de sûreté – c’est là notre première priorité. En revanche, une loi belge prévoit qu’à l’horizon 2025 il n’y aura plus d’activité nucléaire en Belgique. Tout récemment, cependant, le gouvernement belge a demandé d’envisager la prolongation de deux de ces centrales. Nous examinons actuellement cette perspective, en collaboration avec le gouvernement belge, mais nous ne procéderons à cette prolongation qu’avec un cadre technologique, technique, industriel, réglementaire et sécuritaire adéquat. Il existe des cadres assez clairs qui permettraient cette prolongation : nous les explorons avec les différentes parties prenantes en Belgique et, si nous trouvons un accord, nous pourrons avancer, mais toujours dans un souci de sûreté nucléaire, cela va de soi.

En revanche, pour un acteur privé comme Engie, la dimension à long terme des enjeux liés à l’activité nucléaire, la responsabilité et la gestion des déchets qui doivent être assumés sur un temps très long – le passif reste en effet acquis à l’acteur privé, potentiellement pendant des décennies – nous semblent être un risque relevant plutôt d’un acteur national. Nous voulons donc nous consacrer plutôt aux priorités que j’ai décrites tout à l’heure qu’au nucléaire, tout en assumant, je le répète, notre responsabilité d’acteur nucléaire en Belgique jusqu’à la fin de l’opération des sept centrales concernées.

J’avoue cependant que je ne connais pas le cas particulier que vous avez évoqué, et que nous allons donc examiner. J’ajoute que nous avons cédé cette année notre filiale Endel au groupe Altrad.

Quant à la décarbonation du gaz, nous prévoyons, dans nos scénarios, d’avoir décarboné en 2045 tout le gaz que nous vendrons à nos clients, grâce au biométhane de première et de deuxième générations, ce qui suppose d’autres méthodes que la méthanisation que nous utilisons aujourd’hui – à savoir plutôt la pyrogazéification –, et à des dérivés de l’hydrogène. Il s’agit de molécules gazières qui seraient produites à partir d’hydrogène et, potentiellement, à partir de CO2, et qui viendraient compléter le panel des gaz verts et de cette molécule verte. Voilà le scénario sur lequel nous travaillons, à l’horizon 2045 ; il suppose une baisse de la demande structurelle de gaz.

La géothermie a des applications très intéressantes : elle permet de produire de la chaleur très décarbonée dans les bâtiments, particulièrement en Île-de-France. Il n’y a pas de frein structurel au développement de la géothermie de surface ; la géothermie plus profonde pose, naturellement, davantage de problèmes techniques.

Il est vrai que l’hydrogène vert est produit en très petite quantité et que l’équation économique n’est pas la même partout. En Europe de l’Ouest, c’est assez compliqué. L’un des facteurs importants du coût de l’hydrogène, c’est le coût de l’électricité. Dans les zones où il y a énormément d’énergies renouvelables très bon marché, notamment du solaire, on peut produire de l’hydrogène bon marché, mais ces zones sont souvent éloignées des lieux de consommation, ce qui pose la question du transport.

Faut-il transporter l’hydrogène en l’état ou le transformer en e-ammoniac ou en e-méthane ? Ces molécules dérivées de l’hydrogène seraient peut-être plus faciles à transporter. Il importe que la France n’écarte aucun moyen d’avoir accès à cette molécule au prix le plus compétitif possible, en misant à la fois sur une production locale et étrangère. L’hydrogénoduc qui doit voir le jour entre l’Espagne et la France nous permettra de bénéficier de l’hydrogène que l’Espagne, grâce à ses importantes capacités solaires, produira bientôt à un prix compétitif.

La technologie de l’électrolyseur n’en est qu’à ses débuts : il importe maintenant de changer d’échelle et de passer à une phase d’industrialisation. Ce marché s’annonce très prometteur, notamment dans l’industrie lourde, où il permettra de décarboner des processus aujourd’hui très carbonés.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). L’État actionnaire influe-t-il sur votre stratégie industrielle, l’impulse-t-il, l’élabore-t-il à vos côtés ? Pèse-t-il à la hauteur des près de 25 % de parts qu’il a dans votre entreprise ?

Vous avez souligné l’intérêt de la loi du marché, notamment du marché européen. Pensez-vous que celui-ci a joué son rôle et protégé nos concitoyens et nos industries, dont la compétitivité est fragilisée par l’explosion du prix du gaz et de l’électricité ? Pensez-vous qu’il a assuré notre sécurité d’approvisionnement ? Que l’on doive construire dans l’urgence un port méthanier au Havre témoigne d’une certaine impréparation.

Si les dividendes versés aux actionnaires de votre groupe avaient été injectés au service d’une stratégie de recherche, de développement et d’investissement, cela n’aurait-il pas contribué à mieux nous préparer et à garantir notre souveraineté ?

Quel mix énergétique préconisez-vous pour la prochaine PPE, dont l’Assemblée nationale débattra bientôt ?

Vous avez dit que le développement des énergies renouvelables avait pris du retard, du fait de difficultés administratives. Ce retard ne s’explique-t-il pas plutôt par notre incapacité à tenir compte en amont, de manière intelligente et respectueuse, des conflits d’usages causés par le développement des énergies renouvelables ?

Mme Catherine MacGregor. L’État étant actionnaire d’Engie, il siège dans son conseil d’administration, et prend part à la définition de sa stratégie et veille à sa mise en œuvre. La stratégie d’Engie est très claire, et mon équipe et moi-même sommes mobilisés pour la mettre en œuvre.

Lorsque la guerre en Ukraine a commencé, fin février, nous nous sommes tous demandé comment nous allions passer l’hiver. Aujourd’hui, nos stocks de gaz sont pleins, les choses devraient bien se passer cet hiver et nous avons déjà imaginé des scénarios pour l’hiver prochain. Il faut que les planètes restent alignées, mais la situation est plutôt meilleure que ce qu’on aurait pu craindre quand la guerre a éclaté. Le système gazier a plutôt bien fonctionné, nous avons eu une marge de manœuvre et nous sommes en train d’en recréer avec le raccordement d’un nouveau terminal flottant.

Il est vrai que le marché de l’énergie a connu des dysfonctionnements, que nous avons d’ailleurs mis en évidence dès le mois de mars. Nous avons dit qu’il fallait arriver à « caper » le prix du gaz sur les marchés de gros. Nous pensions que la fixation d’un cap suffisamment haut permettrait, si le marché devenait dysfonctionnel, de le ramener à la raison. Mais nous n’avons pas réussi à trouver un consensus entre les différents pays européens et cette mesure a du plomb dans l’aile, même si on continue d’en parler.

Le marché a plutôt bien fonctionné, mais il est vrai qu’il a montré ses limites, puisque nous avons connu une année complètement folle, avec une explosion des prix de l’énergie. Il faudra effectivement tirer les leçons de cette crise majeure, qui a affecté nos clients, puisque la demande de gaz a baissé : les industriels ont diminué leur activité pour tenir compte de l’augmentation du prix du gaz.

S’agissant du mix énergétique, le nucléaire fait partie du paysage et de l’histoire de notre pays. Il faudra ajouter une grande quantité d’énergies renouvelables, ainsi que des actifs flexibles et une molécule verte. Cette dernière sera directement utilisable par l’industrie et la mobilité lourde, et elle servira à produire les actifs flexibles dans les centrales à gaz. Bien sûr, il faudra que le raccordement au réseau suive le développement de toutes ces énergies renouvelables.

Pour ce qui est des dividendes, Engie a des actionnaires et nous nous attachons à un partage de la valeur équilibré entre les différentes parties prenantes. Nous nous focalisons beaucoup aussi sur les investissements de croissance, pour accélérer la transition énergétique. Nous avons des plans d’investissement que nous arrivons à remplir ; nous ne sommes pas limités par nos capacités d’investissement. Ce partage de la valeur nous paraît donc plutôt bon. Nous avons également pris des mesures pour nos clients, en particulier les plus défavorisés, et pour nos salariés, qui ont reçu une prime de 1 500 euros dans le monde entier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment l’État actionnaire formalise-t-il ses attentes, du point de vue stratégique et de la défense des intérêts nationaux, au sein d’une entreprise qui a une couverture mondiale ? Comment se construisent les objectifs communs et la demande de l’État au sein de votre conseil d’administration ? Quelle part décisionnelle a-t-il réellement, eu égard à son actionnariat, qui représente 22 % à 23 % des parts ?

Mme Catherine MacGregor. Les choses se passent comme dans tout conseil d’administration : celui-ci décide de la stratégie de l’entreprise et s’assure de sa mise en œuvre. L’État actionnaire y siège et y joue pleinement son rôle. Il est par ailleurs régulateur avec la Commission de régulation de l’énergie (CRE) et agit au sein Gouvernement. L'État joue son rôle partout à sa place.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Pour vous, quel aurait été un bon prix de marché bloqué ?

Vous trouvez le partage de la valeur équilibré ; dans la situation actuelle, ce n’est pas notre façon de voir les choses. Ce sujet du partage de la valeur revient souvent, dans tous les domaines, et il en est également question en matière d’ENR.

Mme Catherine MacGregor. On avait évoqué, comme prix plafond du gaz, des montants de l’ordre de 150 ou 200 euros le mégawattheure.

S’agissant du partage de la valeur, en plus des mesures que j’ai évoquées dans mon propos liminaire, je veux mentionner celle qui a été prise au niveau européen sur la rente inframarginale. Déclinée dans chaque État, elle va dégager une contribution supplémentaire sur des actifs ayant bénéficié du prix très élevé de l’énergie, sans rapport avec leur coût de production. Engie se pliera à ces mesures, qui contribuent encore au partage de la valeur.

En outre, avec le prix élevé de l’énergie, les mécanismes dits de CFD (contrats pour la différence) sur les énergies renouvelables contribuent en France au budget de l’État de manière significative. L’énergie produite par les renouvelables étant bornée, il y a un surplus qui revient au budget de l’État, de l’ordre de 31 milliards d’euros.

Enfin, il est extrêmement important, pour un acteur comme Engie, de pouvoir investir massivement dans la transition énergétique, ce qui suppose d’avoir la liquidité et la solidité financière.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelles sont les technologies non matures ou en cours de développement dont vous avez besoin pour arriver à décarboner complètement la couverture des besoins français en gaz ?

Mme Catherine MacGregor. Pour la partie hydrogène, une industrialisation des électrolyseurs est nécessaire, et une grande quantité d’électricité décarbonée bon marché. Pour le biométhane, en particulier de deuxième génération, il faudra des technologies de pyrogazéification, ou équivalent, pour lesquelles on est encore au niveau pilote ou démonstrateur. Un vrai travail d’industrialisation s’impose.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelles sont la maturité et la crédibilité des scénarios de décarbonation du mix gazier que soutient votre entreprise ?

Mme Catherine MacGregor. Notre scénario est crédible à l’horizon 2045. La décarbonation du gaz va se faire progressivement : nous l’assumons. Nous aimerions aller plus vite mais il faut être réaliste et faire preuve de pragmatisme : 20 % de biométhane dans le mix gazier en France en 2030, c’est réaliste, pas utopique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez insisté sur la nécessité d’accélérer le développement de l’éolien. Quelle stratégie votre groupe développe-t-il pour trouver des espaces où le développement de l’éolien soit à la fois possible, rentable et acceptable ? Avez-vous une stratégie pour favoriser l’acceptabilité des installations ? Ou alors lancez-vous des projets tous azimuts, en attendant de voir ceux qui aboutissent ?

Mme Catherine MacGregor. Je vous ai parlé du label TED, qui garantit la méthode Engie de développement des projets renouvelables, en particulier de l’éolien. Il prend en compte la biodiversité, la question climatique et, surtout, l’engagement des parties prenantes. Nous sommes convaincus de l’absolue nécessité, pour qu’un projet aboutisse, que les élus s’impliquent dedans et se l’approprient.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle part de votre production d’électricité d’origine renouvelable – éolienne et solaire – fait l’objet de contrats de vente à terme, c’est-à-dire à prix fixe ? Avez-vous déjà dénoncé ou envisagé de dénoncer certains de ces contrats d’approvisionnement à prix fixe, pour revenir au prix du marché ?

Mme Catherine MacGregor. En France, la plupart de nos projets renouvelables sont soumis à des CFD, c’est-à-dire à des systèmes de prix fixe. Nous ne les dénonçons pas et les seuls cas où cela pourrait se produire sont ceux où l’on signe avec un client un contrat de vente directe de gré à gré d’électricité ou PPA. Dans l’ensemble du portefeuille d’Engie, la plupart de nos projets renouvelables sont soumis, soit à des contrats de type CFD, soit à des PPA, avec un client et un prix fixe, prévisible sur une période donnée.

M. Charles Rodwell (RE). Que pensez-vous de la place du gaz naturel et du biogaz dans la taxonomie européenne en cours de négociation ?

Mme Catherine MacGregor. Il nous semble important que le gaz soit identifié comme une énergie de transition. Certains pays continuent de dépendre beaucoup du charbon ; or le remplacement du charbon par le gaz a un impact positif sur l’environnement. Pour atteindre le mix énergétique que j’ai décrit, on va avoir besoin de capacités flexibles et certaines de ces capacités flexibles resteront des centrales à gaz pendant très longtemps.

L’Allemagne, pour sortir du charbon, doit pouvoir s’appuyer sur le gaz, et ce gaz, il faut le décarboner. La taxonomie a d’ailleurs retenu des critères assez stricts, en termes d’émissions, pour les centrales qui continueraient à utiliser le gaz. Ce système est vertueux, car il pousse à avoir des centrales très efficaces, voire équipées de captures de carbone.

On ne peut que saluer l’établissement d’une taxonomie, même si la réglementation européenne est parfois très complexe, et trop exigeante pour une énergie émergente comme l’hydrogène. On discute actuellement d’un critère d’additionnalité, en vertu duquel l’énergie hydrogène ne pourrait être considérée comme verte que si l’on peut démontrer que l’électron utilisé pour la produire provient d’un actif renouvelable qui est nouveau, c’est-à-dire additionnel au mix. C’est imposer de lourdes contraintes à une technologie qui n’est pas encore mûre : cet aspect de la réglementation nous inquiète.

M. Lionel Vuibert (RE). Vous imputez votre retard dans le développement des énergies renouvelables en France notamment aux difficultés administratives. À combien évaluez-vous ce retard par rapport à votre plan de développement ? Ces retards d’investissement en France ont-ils conduit à investir ailleurs en Europe ou dans le monde ?

Mme Catherine MacGregor. Nous ne sommes pas en retard sur nos propres plans de développement. Nous les avons seulement ajustés, pour tenir compte de la réalité du pays. Ce n’est pas Engie France qui est en retard, c’est la France. Engie a toujours des objectifs de développement très ambitieux en France, mais nous en avons aussi aux États-Unis, en Amérique latine et dans certains autres pays d’Europe de l’Ouest. Nous n’avons absolument pas l’intention de sous-investir en France, bien au contraire. Le label TED a été développé en France, pour nos projets français, et nous nous appuyons sur cet ancrage territorial pour développer nos projets renouvelables.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Quand on parle d’énergie, en France, on parle beaucoup de l’électricité, et très peu du gaz. La culture énergétique française, peu prompte à évoquer le gaz ou les énergies renouvelables, n’est-elle pas un peu en contradiction avec la stratégie d’Engie ? Cet écart n’est-il pas un frein au développement d’Engie sur le sol français ? Et ne met-il pas en danger la sécurité d’approvisionnement française ?

Puisque vous dites que notre approvisionnement en gaz est assuré pour cet hiver, que pensez-vous du projet développé par l’Etat et Total de construire un port méthanier flottant ?

Vous avez dit que nous aurons besoin d’électrolyseurs pour fabriquer de l’hydrogène. Vous avez également rappelé que nous dépendons de la Chine pour le photovoltaïque. Ne faudrait-il pas, pour redevenir souverains dans le domaine des énergies renouvelables, lancer un plan d’investissement massif, à la fois public et privé, coordonné avec l’Europe ?

Mme Catherine MacGregor. Engie soutiendra évidemment les initiatives tendant à la création d’une telle filière en Europe – certaines commencent d’ailleurs à voir le jour.

Dans le projet de loi en cours de discussion, nous sommes attentifs aux discussions autour du solaire posé ; il serait important qu’un petit pourcentage soit installé en forêt ou sur des terres agricoles, sachant qu’au total, cela ne représenterait pas plus de 0,04 % du foncier.

Le regard porté sur le gaz change. Ces dernières années, en France, on avait le gaz un peu honteux, mais les choses sont en train de se rééquilibrer. Le biogaz et le biométhane connaissent une dynamique intéressante et on ne peut que s’en réjouir.

Le port méthanier flottant, ou unité flottante de stockage et de regazéification (FSRU), qui est en train d’être mis en ligne nous redonnera une partie de la marge de manœuvre que nous avons perdue avec les volumes de gaz venant de Russie. Cela nous donne plus de flexibilité, même si on avait déjà, en France, une belle infrastructure gazière, d’importation, de stockage et de transport.

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17.   Audition de M. Daniel Verwaerde, ancien Administrateur général du CEA, et Membre de l’Académie des technologies (6 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues, la commission d’enquête accueille M. Daniel Verwaerde, membre de l’Académie des technologies, qui exerça les fonctions d’administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) entre 2015 et 2018. Elle a récemment auditionné deux de ses prédécesseurs, M. Yannick d’Escatha et M. Pascal Colombani, mais n’a pu poursuivre ses investigations sur la douzaine d’années précédant 2015, M. Alain Bugat et M. Bernard Bigot étant décédés.

Monsieur Verwaerde, votre connaissance du CEA ne date pas de votre nomination comme administrateur général, puisque vous en avez été directeur des applications militaires entre 2007 et 2014. Bien que le seul nucléaire civil relève de la compétence de la commission d’enquête, vous pourrez évoquer les apports réciproques des deux domaines de recherche, civil et militaire, ainsi que la prévention des risques de prolifération lors de la conception de nouveaux réacteurs. Vous aviez déjà abordé ces sujets devant l’Assemblée nationale, notamment le 15 mars 2018 auprès de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. L’objet de la présente commission d’enquête est davantage axé sur la sûreté et la sécurité du système énergétique et sur le processus décisionnel au plus haut niveau de l’État.

Le début de votre mandat coïncide avec la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte ainsi qu’avec les programmations pluriannuelles de l’énergie, qui ont orienté les recherches du CEA. Ont-ils eu pour résultat l’arrêt des réacteurs de recherche tels qu’Osiris et du programme de recherche Astrid ?

Lors de la préparation des programmations au sein de l’alliance regroupant divers organismes publics de recherche dans le domaine de l’énergie, des réflexions avaient été menées en parallèle, sans que l’on sache si ces travaux étaient pris en compte. Au sein du CEA, comment se répartissaient les effectifs de chercheurs entre le développement du nucléaire et les autres recherches technologiques, en particulier celles relatives aux énergies renouvelables ?

Enfin, les difficultés du chantier de Flamanville, les suites industrielles de l’accident de Fukushima et la réorganisation de la filière nucléaire marquent votre mandat. Votre avis sur ces questions sera précieux, de même que les réponses au questionnaire que vous a adressé le rapporteur.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite à satisfaire à l’obligation faite par l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Daniel Verwaerde prête serment.)

M. Daniel Verwaerde, ancien administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Ingénieur diplômé de l’École centrale Paris, j’ai effectué ma carrière au CEA, qui se dénomme depuis 2010 « Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives », occupant successivement plusieurs postes, pour l’essentiel à la direction des applications militaires (DAM) et, en dernier lieu, celui d’administrateur général, avant de prendre ma retraite. Aujourd’hui, je suis parfois sollicité par le CEA pour un conseil et je préside l’association Teratec, créée par le CEA il y a une vingtaine d’années, qui vise à diffuser l’usage des supercalculateurs dans l’industrie et la recherche. Pendant près de quarante ans, j’ai été à temps partiel, en parallèle, professeur de mathématiques appliquées à l’École centrale Paris.

Vous avez donc devant vous un ingénieur mathématicien, qui a commencé sa carrière en développant plusieurs logiciels de simulation numérique pour les armes nucléaires françaises. J’ai ensuite assumé des responsabilités au sein du département de mathématiques appliquées, qui avait également la charge des supercalculateurs de la dissuasion française. Lorsque la France a décidé que la garantie des armes françaises nucléaires ne serait plus apportée par des essais nucléaires, j’ai été le premier directeur de la simulation.

La simulation des essais nucléaires comprend trois volets principaux : la physique des armes, avec un grand programme de physique et de développement de logiciels ; le développement de supercalculateurs pour simuler numériquement le fonctionnement des armes ; de très grands instruments expérimentaux, tels le laser mégajoule, en Aquitaine et, en Bourgogne, l’installation de radiographie X Epure, partagée avec le Royaume-Uni selon le traité de Lancaster House dont j’ai été l’un des rédacteurs. Au-delà de leur apport à la garantie des armes, ces trois volets ont été développés dans un souci de souveraineté complète, en particulier pour ce qui concerne les supercalculateurs, qui sont une œuvre commune entre la DAM et l’industriel Bull – aujourd’hui, Atos.

J’ai poursuivi mon parcours à la DAM en exerçant la direction d’un centre du CEA, à Bruyères-le-Châtel, puis la responsabilité de l’ensemble des programmes des armes nucléaires françaises et la simulation associée – il n’en sera pas question dans cette audition mais je suis prêt à répondre à vos questions dans un autre cadre. Enfin, j’ai assumé la responsabilité étendue de directeur des applications militaires pendant près de huit ans.

Les notions de souveraineté et d’autonomie stratégique de la France sont constamment présentes au cœur de ces fonctions. On citera comme fil d’Ariane la phrase que le général de Gaulle a prononcée lors d’une visite à la DAM, qui venait de réussir le programme Gerboise bleue, premier essai nucléaire français : « Le plus important n’est pas que vous ayez réussi cet essai, mais que la France l’ait accompli seule. »

Je me propose de préciser la façon dont je comprends les termes sur lesquels la commission d’enquête fait porter sa réflexion. La souveraineté énergétique est consubstantielle aux notions d’État et de régalien : en parler, c’est mettre en avant la responsabilité de l’État pour l’approvisionnement en énergie. Cela signifie que l’énergie n’est pas un produit comme les autres, qui pourrait être laissé au seul bon vouloir de la loi du marché.

Cette conviction peut paraître dépassée ou datée. Pourtant, l’existence depuis de nombreuses années d’un secrétariat d’État à l’énergie aux États-Unis d’Amérique, pays libéral s’il en est, tendrait à prouver à quel point l’État est important dans ce domaine.

Une raison objective pour que l’État se saisisse de la responsabilité de l’énergie tient au temps : en matière d’énergie, les durées à prendre en considération sont bien plus longues que les visions à court terme des comptes annuels des entreprises. Les stratégies énergétiques doivent être pensées avec une vision de très long terme, en admettant de se priver de rentabilité, au moins au début. Seuls les États ont cette capacité.

L’énergie étant éminemment du domaine régalien, l’État se doit d’avoir une politique énergétique dont le but primordial devrait être de garantir à chacun, citoyen, entreprise et lui-même, de disposer de l’énergie dont il a besoin, à tout instant, aujourd’hui et dans l’avenir, et à un prix raisonnable. Or, depuis 2007, année où l’énergie a été rattachée au ministère en charge de l’environnement, le but primordial de la politique énergétique de l’État me semble être devenu de donner la priorité à la transition énergétique, souvent en remplaçant certains moyens pilotables et très peu, voire pas du tout, producteurs de CO2 par des dispositifs de production d’énergies renouvelables, non pilotables et produisant davantage de gaz carbonique.

La souveraineté énergétique est bien l’élément central qui devrait guider le choix de cette politique. Une France souveraine en matière de politique énergétique doit être en mesure de définir et de décider seule, pour ses propres intérêts, de sa politique énergétique et de disposer des moyens d’atteindre les objectifs définis par cette politique.

La souveraineté est différente de l’indépendance énergétique : la première est la capacité de décider seule, la seconde est la capacité d’assurer de manière autonome l’approvisionnement et la production d’énergie dont les citoyens ont besoin. L’indépendance peut être un élément fondamental de la souveraineté. Elle ne peut toutefois pas se limiter à garantir les sources d’approvisionnement en énergie : il faut maîtriser l’ensemble de la chaîne industrielle, la supply chain, qui permettra in fine de produire l’énergie dont les Français ont besoin.

Quant à la suffisance énergétique, c’est la capacité à garantir qu’à tout instant, aujourd’hui et dans l’avenir, les Français disposent de l’énergie dont ils ont besoin, à un prix qu’ils pourront payer.

La résilience me semble d’une tout autre nature en ce qu’elle suppose qu’un incident est venu remettre en cause le processus d’approvisionnement normal. Elle est alors la capacité de continuer la mission de fournir aux Français l’énergie dont ils ont besoin alors que le processus nominal en place s’est révélé défaillant. La politique énergétique française devrait donc inclure un volet de résilience – un plan B, comme disent les Américains – permettant la continuité d’approvisionnement, dans le cas où le plan A nominal serait défaillant.

Ces termes ainsi définis, vous comprendrez mieux mon référentiel, même si vous n’êtes pas d’accord avec celui-ci.

Je vous propose à présent de mettre la focale sur les années 2015 à 2018, pendant lesquelles j’ai exercé les fonctions d’administrateur général du CEA.

Au risque de paraître un « homme du passé », comme M. Denis Baupin me l’avait dit lors de mon audition en tant qu’administrateur général, il faut rappeler ce qu’est le CEA. Le Commissariat à l’énergie atomique a été créé en 1945 par la volonté du général de Gaulle, qui en a confié le pilotage scientifique à Frédéric Joliot-Curie et l’administration, à Raoul Dautry – ce principe de binôme, comme celui que j’ai formé avec Yves Bréchet, existe encore.

Que l’usage de l’arme nucléaire en 1945 ait mis fin à la seconde guerre mondiale a fait comprendre au général de Gaulle tout ce que l’atome – comme on disait à l’époque – apporterait à la souveraineté française, tant dans le domaine civil que militaire. Grâce notamment aux travaux d’Henri Becquerel et des époux Curie ainsi qu’à la remarquable école de physique française de la première moitié du XXe siècle, la France avait acquis une position pionnière dans le domaine de l’énergie nucléaire. Frédéric Joliot-Curie avait d’ailleurs élaboré le principe d’une arme nucléaire et déposé, en 1939, un brevet assurant à la France la paternité de cette découverte. Pour la petite histoire, dans sa lettre au président des États-Unis lui recommandant le projet Manhattan, Albert Einstein cite ce brevet comme preuve scientifique de la faisabilité d’une telle arme. Inutile de dire que les États-Unis n’ont jamais payé les redevances de ce brevet à la France – cela pourrait être discuté lors d’un prochain voyage présidentiel.

L’énergie, particulièrement l’énergie nucléaire, était au cœur de la fondation du CEA, ainsi que l’explicite le préambule de l’ordonnance du 18 octobre 1945 instituant un Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives : « Il est apparu que cet organisme devait être à la fois très près du Gouvernement, et pour ainsi dire être mêlé à lui, et cependant doté d’une grande liberté d’action (…)  Il doit être très près du Gouvernement parce que le sort ou le rôle du pays peuvent se trouver affectés par les développements de la branche de la science à laquelle il se consacre et qu’il est par conséquent indispensable que le Gouvernement l’ait sous son autorité. Il doit, d’autre part, être doté d’une grande liberté d’action, parce que c’est la condition sine qua non de son efficacité. ».

Ce positionnement au cœur de l’État que, comme moi, je pense, vous considérez être le bon, est sans aucun doute l’une des causes premières de toutes les attaques et remises en cause dont le nucléaire a été et est encore l’objet : le but des luttes partisanes est souvent davantage le combat pour le pouvoir que pour la sécurité des approvisionnements énergétiques ou la sécurité ultime de nos concitoyens. Ce positionnement implique aussi que chaque gouvernement assume la responsabilité de l’énergie, en particulier celle du nucléaire. Un gouvernement qui a le « nucléaire honteux » conduit de facto à la déconfiture du système de production d’énergie national.

Depuis sa création, et jusqu’au milieu des années 1970, le CEA a atteint ses objectifs, à la fois en conseillant le Gouvernement, en servant de pilote stratégique à la filière nucléaire et par des réalisations exceptionnelles telles que la construction de l’industrie du cycle du combustible nucléaire – maîtrise de la mine, de l’enrichissement, de la fabrication du combustible, du retraitement des combustibles après usage en réacteurs, du traitement et du conditionnement des déchets. Le CEA a aussi construit et défini deux catégories de réacteurs nucléaires – les réacteurs nucléaires à l’uranium naturel-graphite gaz, qu’utilisait EDF, et les réacteurs à eau pressurisée, à l’uranium enrichi, qui sont à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Il a réalisé en toute autonomie les armes qui constituent notre dissuasion et des chaufferies nucléaires qui permettent à la sous-marinade française de jouer en première division, aux côtés de ses homologues américaine et russe.

Depuis les années 1970, pour les activités civiles, le rôle du CEA au cœur de l’État a été progressivement rogné avec : le choix de la technologie de réacteurs Westinghouse pour EDF, en 1974 ; l’externalisation de la division industrielle et la création de la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema), en 1976 ; la perte du contrôle de ses filiales et la création, en 2002, d’Areva, dont la gestion a été confiée à l’Agence des participations de l’État, le CEA restant actionnaire ; la cession de ses parts à l’État français pour financer, très partiellement, le démantèlement de ses installations de recherche en lieu et place d’une dotation budgétaire annuelle, en 2016.

Autrefois organisme au cœur de l’État, qui portait la stratégie nucléaire voire la souveraineté, sous la responsabilité directe du Premier ministre, le CEA est désormais, pour la partie civile de son activité, un établissement public industriel et commercial cantonné dans une activité de recherche à majorité non nucléaire, qui peine à financer par la dotation budgétaire les salaires de son personnel et dont le principal budget nucléaire est dédié au démantèlement de ses installations. Voilà, selon moi, le parcours qui a contribué à la perte de souveraineté.

Le nucléaire étant la fille aînée de la science physique et chimique, pour le comprendre il faut disposer de quelques indications techniques.

La première est la quantité de dioxyde de carbone rejetée dans l’atmosphère par kilowattheure d’électricité produit. Elle diffère en fonction du mode de production et, selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), les valeurs sont les suivantes : avec du charbon, les rejets de CO2 sont de 1 060 grammes ; avec du fuel, ils sont de 730 grammes ; avec du gaz naturel, de 418 grammes ; avec la géothermie, de 45 grammes ; avec le solaire, de 43 grammes ; avec l’éolien à terre, de 14 grammes ; avec l’hydraulique, de 6 grammes, à égalité avec le nucléaire. Quand on veut lutter contre le réchauffement climatique en diminuant les rejets de CO2 dans l’atmosphère, ce sont là des données susceptibles d’orienter les choix.

À cet égard, deux faits qui se sont produits en 2020 sont à mettre en perspective. L’un est la mise en service, le 30 mai 2020, par nos amis allemands de la centrale à charbon de Datteln, d’une puissance de 1 100 mégawatts, qui rejette 28 000 tonnes de CO2 par jour de production. L’autre est la mise à l’arrêt définitif, le 21 juin 2020, par la France de la centrale de Fessenheim, qui, pour une production journalière électrique identique, rejetait 150 tonnes de CO2 – un chiffre qui intègre les tonnes rejetées lors la construction de la centrale. Par ces deux choix technologiques, l’Europe rejette 8 millions de tonnes de CO2 supplémentaires chaque année.

La deuxième donnée technique concerne l’uranium. Tel qu’issu de la mine, l’uranium naturel est composé de deux isotopes : l’uranium 235 et l’uranium 238. Celui des deux qui est utile pour les centrales du parc français est l’uranium 235, mais il n’est pas présent en proportion suffisante pour que la réaction en chaîne se développe. Il faut donc l’enrichir pour porter cette proportion de 0,7 % à 4 %. Or, le principe de la chimie voulant que rien ne se perde, dans le même temps que l’on fabrique 1 tonne d’uranium enrichi, on crée 8 tonnes d’uranium appauvri, qui n’a plus d’emploi à ce jour.

La troisième donnée importante concerne la consommation annuelle d’uranium de la France. Chaque année, 900 tonnes d’uranium enrichi à 4 % sont introduites dans le parc EDF, où elles restent quatre ans. Pour obtenir ces 900 tonnes, 7 000 tonnes d’uranium appauvri ont été fabriquées – au 31 décembre 2013, la France en possédait 286 000 tonnes, et bien plus de 300 000 tonnes aujourd’hui. Pour produire de l’électricité, sur les 900 tonnes introduites dans les réacteurs, 36 tonnes vont être brûlées : ce sont les déchets ou cendres de la réaction nucléaire. Restent 864 tonnes, qui sont encore utilisables car elles contiennent 1 % de plutonium et 99 % d’uranium appauvri, et qui sont récupérées à l’usine de La Hague.

Quatrième donnée, les réacteurs à neutrons rapides, tels Superphénix et Astrid, ont la propriété spécifique, que n’ont pas les réacteurs à eau, de transformer l’uranium 238 en plutonium de bonne qualité, fissile pour les réacteurs comme l’est l’uranium 235. L’utilisation des 300 000 tonnes d’uranium appauvri présentes sur son territoire et dont la France est propriétaire permettrait de fournir au pays de l’électricité pour plus de 5 000 ans – les calculs disent 8 000 ans –, en totale autonomie.

Nous avons donc la connaissance physique d’un process et la matière sur le territoire pour assurer une production en toute autonomie pendant plus de 5 000 ans. Cela suppose, naturellement, de fabriquer des réacteurs de quatrième génération. Bien sûr, si l’on est contre et si l’on ne veut pas que le nucléaire soit pérennisé, il faut supprimer cette filière. C’est là un choix politique.

J’en viens au contexte énergétique qui prévalait lorsque j’étais administrateur général du CEA, et à l’incidence qu’il a pu avoir sur les décisions stratégiques du CEA.

Durant le milieu des années 2010, l’énergie était globalement bon marché et les énergies carbonées abondantes. Les prix relatifs à l’uranium étaient de ce fait au plus bas. La priorité du gouvernement français allait à la transition énergétique, et le début de mon mandat a coïncidé avec la promulgation de la loi relative à la transition écologique pour la croissance verte (LTECV), le 17 août 2015. Cette loi visait à réduire sérieusement l’usage des énergies carbonées, à développer les énergies renouvelables, principalement le solaire et l’éolien, à améliorer l’isolation de l’habitat, à plafonner le nucléaire à 62 gigawatts et à réduire sa part dans le mix énergétique de 75 % en 2015 à 50 % en 2025. Dans la foulée, un exercice de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) a été réalisé à l’automne 2015, que j’avoue avoir éprouvé quelques difficultés à comprendre : alors que, dans la LTECV, l’électricité devait remplacer l’énergie fossile pour de nombreux usages, la PPE prévoyait une stagnation voire une légère diminution de la consommation d’électricité.

Le CEA a été fortement incité à limiter ses recherches pour le nouveau nucléaire, à conduire avec rigueur le démantèlement de ses installations, et à développer des technologies pour produire des énergies renouvelables. Sa dotation n’en a pas été augmentée pour autant.

Cette orientation vers les énergies renouvelables s’est renforcée à partir de mai 2017. À l’époque, le ministre de la transition écologique et solidaire, M. Nicolas Hulot, qui assurait la principale tutelle du CEA, était l’un des trois ministres d’État du Gouvernement. Lors de notre première rencontre, il m’a invité à parler « de tout ce que faisait le CEA, mais pas du nucléaire ». Et, dans les nouveaux cabinets ministériels, les conseillers à l’énergie auprès des ministres en charge de la tutelle du CEA m’ont tous dit que le nucléaire était une énergie du passé, que la quatrième génération de réacteurs que je venais leur présenter n’avait aucun sens, puisqu’on ne savait même pas si l’on construirait des réacteurs après le réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville et qu’il fallait s’engager totalement vers les énergies renouvelables.

J’ai fait part du manque de réalisme d’une politique électrique du tout renouvelable. Non pas qu’il ne fallait pas développer des énergies renouvelables – je suis le premier à l’avoir fait au CEA –, mais on ne disposerait pas avant très longtemps de moyens de stockage de l’énergie électrique à la dimension du besoin de la France. De plus, par leur caractère intermittent et non pilotable, les énergies renouvelables ne permettaient pas d’assurer la stabilité électrique du réseau et comportaient un risque de blackout à moyen terme. Mais la physique était peu de chose devant l’enthousiasme de la jeunesse !

Il serait malhonnête de limiter l’appréciation du contexte à ces échanges anecdotiques. Dans le même temps est arrivée une commande de l’Élysée demandant aux trois acteurs du nucléaire – EDF, Areva-Orano, le CEA – d’étudier et de proposer dans les meilleurs délais un agenda pour le nucléaire futur, faisant largement place au renouvellement des réacteurs et au devenir de l’usine de La Hague. Ce travail a été fait, même si on peut regretter que, pour des raisons conjoncturelles, ses résultats n’aient été dévoilés que tardivement, ce qui a fait perdre de précieuses années. La commande démontrait toutefois une préoccupation du long terme et de l’avenir. Or, après mon départ à la retraite, il a été décidé d’arrêter le programme Astrid – au sens de la souveraineté énergétique, c’est plus que regrettable.

S’agissant du périmètre d’action du CEA et de ses missions entre 2015 et 2018, ils font l’objet d’un décret spécifique, pris en application du code de la défense et du code de la recherche. Ce décret relatif à l’organisation et au fonctionnement du CEA a été réécrit durant mon mandat et publié par le Gouvernement le 17 mars 2016.

Le périmètre d’action du CEA est l’application du nucléaire dans son ensemble et le développement de technologies issues de la recherche. Huit missions sont évoquées dans le décret : outre le nucléaire, tant civil que militaire, elles visent à développer des technologies nouvelles pour l’énergie, à condition qu’elles soient des applications des programmes conduits dans l’énergie nucléaire. L’État avait le souci que la recherche dans l’ensemble des organismes ne s’éparpille pas : le CEA a été autorisé à mener des recherches sur les renouvelables et les nouvelles technologies de l’énergie, à condition qu’elles restent dans son périmètre de compétences. Ce nouveau décret n’a pas vraiment fait évoluer le périmètre d’action du CEA. Il a officialisé le fait que le CEA pouvait travailler hors du domaine nucléaire, à condition qu’il s’agisse d’une application de ses acquis.

La principale évolution a plutôt porté sur son rôle au cœur de l’État. Le décret acte que le CEA n’est plus le pilote de la filière nucléaire. Surtout, sa sortie concomitante de l’actionnariat d’Orano ne lui permet plus d’avoir la vision d’ensemble du nucléaire français, ni d’être le garant de la cohérence des décisions entre le domaine civil et domaine défense. En France, les actions dans ces deux domaines sont très imbriquées. Il est bon de s’assurer qu’une décision prise d’un côté n’a pas un effet trop négatif sur l’autre ou que l’on connaisse cette incidence pour la compenser.

Vous m’avez interrogé sur la place qu’avaient les conseils de souveraineté et d’indépendance énergétique dans la politique énergétique française pendant mon mandat : ni la souveraineté ni l’indépendance énergétique ne semblaient être la priorité des gouvernements d’alors pour ce qui concerne le nucléaire civil – au contraire du ministère de la défense, qui témoignait, lui, d’un souci pointilleux d’indépendance énergétique pour les besoins de la défense. Pourrait expliquer cet état d’esprit le fait que l’énergie était alors abondante et que la France avait une vision du rôle planétaire qu’elle devait jouer pour sauver le monde du réchauffement climatique – pour Mme Ségolène Royal, avec qui j’en ai souvent parlé, l’exemple français serait imité par le monde entier. La notion de souveraineté apparaissait donc secondaire, compte tenu de l’abondance de l’énergie et de la volonté d’avancer à marche forcée vers la transition énergétique, même si certains estimaient que nous n’allions pas assez vite.

La chaîne de décision publique en matière de politique énergétique est en place depuis plus de dix ans. Elle est constituée de plusieurs instances, la plus haute dans le domaine du nucléaire civil étant le Conseil de politique nucléaire. Présidé par le Président de la République, il réunit l’ensemble des acteurs publics concernés. À la suite de ce conseil, le Président décide de toutes les questions relatives au nucléaire civil. Un conseil miroir, le Conseil des armements nucléaires, traite des sujets relatifs au nucléaire de défense.

Une autre instance très importante est le comité de l’énergie atomique, responsable devant le Président de la République de la bonne exécution des décisions prises tant en Conseil de politique nucléaire qu’en conseil des armements nucléaires. Il est présidé par le Premier ministre, pour donner les orientations données par le Président de la République et s’assurer de leur bonne exécution. Il donne lieu à des séances dédiées soit au domaine civil, soit à la défense. Le conseil d’administration du CEA, présidé par l’administrateur général, vient en dessous.

Deux autres comités jouent un rôle très important. Dans le domaine de la défense, le comité mixte Armées-CEA s’assure tous les mois de l’avancée des travaux du CEA et procède à un suivi budgétaire et technique de tous les projets. Avant le décret de 2016, il n’existait pas d’équivalent pour le nucléaire civil. C’est à ma demande qu’a été créé le comité des engagements pour le nucléaire civil – je pensais que le CEA travaillerait d’autant mieux que les tutelles le suivraient de près. Le rôle de ce comité n’a toutefois pas pu être aussi étendu que celui du comité mixte.

Il n’y a aucune raison objective pour que la gouvernance ne fonctionne pas aussi bien dans le nucléaire civil que dans celui de la défense. Force est pourtant de constater qu’il en va ainsi. La principale raison, lorsque j’étais administrateur général du CEA, en était que les ministères civils de tutelle ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas donner des directives de recherche trop précises ou s’engager sur des budgets – il faudra leur demander pourquoi. Pour un organisme de recherche qui prépare le long terme, cela rend la tâche compliquée.

Vous souhaitiez savoir si les institutions et pratiques ont permis que les scientifiques du CEA puissent exposer clairement les problématiques aux décideurs politiques ou dans les ministères : ma réponse est mitigée, et d’autant plus qu’en comparaison, dans le domaine de la défense, les possibilités de dialogue et de remontée d’informations sont très directes.

Durant mon mandat, le Conseil de politique nucléaire, présidé par le Président de la République, ne s’est pas réuni de façon systématique. Venant du monde de la défense et ayant connu la rigueur et l’exigence du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, j’ai été frappé du manque de préparation des réunions auxquelles j’ai assisté. Pire, l’information qui devait être apportée au Président de la République n’était pas protégée et était parfois préparée la veille pour le lendemain – il m’est arrivé de recevoir à minuit, sur ma messagerie personnelle, des fiches qui devaient être présentées le lendemain au Président alors qu’il aurait dû en avoir la primeur.

Je pense que les choses se sont grandement améliorées depuis – vous demanderez à mon successeur de le confirmer.

Pour ce qui est du comité de l’énergie atomique, le décret relatif à l’organisation et au fonctionnement du CEA en prévoit la réunion au moins deux fois par an, une fois pour l’activité civile et une fois pour l’activité défense. Pour l’activité civile, la réunion sous la présidence du Premier ministre est impérative pour rendre l’arbitrage nécessaire entre les trois ministères civils de tutelle du CEA. Durant les trois ans de mon mandat, le comité ne s’est réuni qu’une fois, sous la présidence de M. Manuel Valls – autant dire que je n’ai pas pu demander autant que je le souhaitais l’arbitrage du Premier ministre. Pour l’activité défense, le comité s’est réuni chaque année sous la présidence du ministre des armées, par délégation du Premier ministre.

Le conseil d’administration du CEA s’est réuni régulièrement. Tous les représentants, y compris des tutelles, étaient présents mais le niveau subalterne de ces derniers ne permettait pas à ce conseil d’être un lieu d’expression pour le CEA. Il était davantage un lieu d’écoute pour les représentants des salariés qui y siègent.

Enfin, le comité des engagements pour le nucléaire civil s’est réuni pour examiner le sérieux des projets qui doivent être lancés, mais il n’a pas été possible de lui faire jouer un rôle de suivi mensuel, ce que je regrette.

En matière de dialogue avec les tutelles, j’avais aussi souhaité que soit établi, sur le modèle de ce qui se fait en matière de défense, un plan à moyen et long terme (PMLT) glissant, c’est-à-dire une vision d’ensemble, mise à jour annuellement, de tous les programmes sur lesquels doit travailler le CEA, avec les devis et les budgets correspondants. J’ai réussi à établir une première version du plan mais jamais à le mettre à jour, notamment en raison des difficultés des directions des ministères civils à approuver les programmes de recherche et surtout à s’engager de manière pluriannuelle sur des budgets. Il était très difficile d’avoir une vision ne serait-ce qu’à trois ans. La seule chose que nous avions obtenue, c’est un contrat d’objectifs pluriannuel ne comportant aucune donnée financière et indiquant très peu d’objectifs quantifiés – tous les organismes étaient logés à la même enseigne, avait-il été prétexté. Le PMLT était pourtant un instrument de dialogue.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, trois grands projets nucléaires étaient en cours : la construction du réacteur de recherche Jules Horowitz, destiné à remplacer le réacteur Osiris, arrêté en 2015 ; le programme de réacteurs de quatrième génération Astrid ; le programme de démantèlement et d’assainissement des installations nucléaires mises à l’arrêt définitif. Aucun projet n’a été lancé ni arrêté durant ces trois années.

Situé sur le site du CEA à Saclay, Osiris était un réacteur de recherche destiné à étudier le comportement des matériaux, en particulier des aciers, sous irradiation et de produire des radioéléments à usage médical. Dans les années 2005-2010, il est apparu que la poursuite de l’exploitation de ce réacteur nécessiterait un investissement de l’ordre de 200 millions. Considérant les conséquences qu’aurait un accident en Île-de-France, il a été décidé que ces travaux ne seraient pas réalisés et que le réacteur Osiris mourrait de sa belle mort. Le choix a été fait de construire le réacteur Jules Horowitz à Cadarache, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, pour remplir les mêmes fonctions. Afin de s’ajuster au calendrier de sa construction, l’arrêt définitif d’Osiris, qui devait intervenir au début de la décennie 2010, a été décalé à la fin 2015. Il n’a pas été possible de prolonger davantage le fonctionnement d’Osiris pour des raisons de sûreté : il aurait fallu effectuer les travaux prescrits par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

La construction du réacteur Jules Horowitz, lancée à Cadarache dans les dernières années de la décennie 2000, s’est très vite heurtée à des difficultés techniques et surtout budgétaires. Lorsque j’ai pris mes fonctions d’administrateur général, en 2015, le principal enjeu était d’assurer la maîtrise calendaire et financière du projet. Je me suis d’abord préoccupé de trouver des ressources financières supplémentaires et de réduire le coût de plusieurs contrats industriels pour essayer de poursuivre la construction. Cette situation rendait difficilement envisageable le lancement d’un nouveau projet nucléaire. Il ne s’agit pas d’imputer cela au Gouvernement ni à qui que ce soit. Dans la mesure où il manquait un milliard pour financer cette construction, il ne me paraissait pas raisonnable de lancer un nouveau projet, pour lequel il aurait fallu trouver des financements. C’était mon rôle d’administrateur général du CEA de dire non.

Le projet de réacteur de quatrième génération Astrid a été lancé au début des années 2010, avec plusieurs objectifs. Le premier d’entre eux, après l’arrêt définitif du réacteur Phénix en 2009, était de doter la France d’un réacteur à neutrons rapides bénéficiant d’innovations importantes, en particulier du point de vue de la sûreté – sur l’échelle de la sûreté, Superphénix se situait à environ 1,5 et l’ambition pour Astrid se situait entre 3 et 4.

Le deuxième objectif était de poursuivre les recherches sur la transmutation des actinides mineurs, qui sont présents en très petit nombre, de l’ordre du pour mille, dans les réacteurs mais sont très irradiants et ont une durée de vie très longue – le plutonium 239, par exemple, s’autodétruit pour moitié en 24 000 ans. La loi de 2006 sur la gestion des déchets avait pour ambition la destruction de ces actinides mineurs, ce que les réacteurs de quatrième génération sont capables de faire grâce aux neutrons rapides. Le développement d’un prototype n’était que l’exécution d’une demande de la représentation nationale.

Le troisième objectif était de maintenir, tant dans le domaine de la recherche que l’industrie, la compétence française qui risquait de disparaître à la suite de l’arrêt de Phénix. Le projet Astrid n’était pas financé par la dotation budgétaire mais par des crédits du Commissariat aux grands investissements, à hauteur d’un milliard d’euros. Ces fonds ont permis de réaliser des études de conception d’Astrid, de mobiliser des industriels susceptibles de participer à la future supply chain, pour environ un quart du budget, et de remettre à niveau au sein du CEA des installations expérimentales indispensables pour démontrer l’adéquation de la conception du réacteur aux fonctions qui lui étaient assignées et au degré de sûreté attendu. En revanche, le budget ne couvrait pas le coût de la construction, qui était du même ordre de grandeur que le coût de fabrication d’un réacteur pressurisé européen (EPR). C’est l’une des raisons, au-delà de tout ce qu’on a dit, de l’arrêt d’Astrid, avant même que sa conception soit finalisée. Souhaitait-on se payer un EPR de quatrième génération ? C’est un choix politique que je ne souhaite pas commenter en tant qu’administrateur général.

Pour ce qui concerne les approvisionnements, dans les années 2015 et suivantes, la rareté des matières servant à élaborer le combustible nucléaire n’était vraiment pas un problème. À l’exception de l’approvisionnement des matières nucléaires pour la défense, qui était l’objet d’une préoccupation permanente et très rigoureuse, celui des matières à usage civil n’était pas particulièrement suivi par le CEA. Depuis la création de Cogema, c’est Areva qui était en charge de cette question – je vous suggère d’interroger les représentants d’Orano. L’attention se concentrait surtout, de façon compréhensible pour une entreprise industrielle, sur les prix du yellow cake – ce qui sort de la mine –, alors très bas, et des services de conversion et d’enrichissement.

Par parenthèse, en dehors du suivi des matières, la préoccupation était surtout celle de l’avenir d’Areva et de sa capacité à poursuivre l’exploitation, ne serait-ce qu’une année supplémentaire. La question a plusieurs fois été soulevée au sein du conseil d’administration. Lorsqu’il est arrivé à la présidence d’Areva, en 2015, M. Philippe Varin a constaté l’immense difficulté financière dans laquelle se trouvait la société, tant en raison des coûts de construction des EPR, en particulier à Olkiluoto et à Flamanville, que du fait de la surévaluation de plusieurs actifs miniers.

Dans l’organisation industrielle telle qu’elle avait été établie, donc, Areva avait seule la responsabilité de réaliser les opérations sur les matières en toute souveraineté et de s’assurer de leur disponibilité. La déconfiture d’Areva a eu pour conséquence la cession de plusieurs actifs, tels que Framatome et TechnicAtome, mais a aussi conduit à envisager la cessation d’activités non profitables à l’époque, telles que la conversion du yellow cake en hexafluorure d’uranium pur (UF6), ce qui était peut-être plus grave. La chaîne de production, qui venait pourtant d’être remise à neuf, a failli être ferraillée. Je suis intervenu parce que, si cette fermeture avait eu lieu, nous aurions perdu, en même temps que notre capacité à produire nous-mêmes dans la chaîne du combustible, un élément notre souveraineté. Je tiens à saluer l’initiative du gouvernement d’alors, qui a préservé la totalité de la capacité nationale, grâce à un montage capitalistique et juridique – la transformation d’Areva en Orano et la cession de Framatome – d’une complexité exceptionnelle.

La manière dont l’État a contrôlé le fonctionnement du groupe Areva au cours de la décennie qui a précédé cette déconfiture me semble devoir être questionnée collectivement, et particulièrement par les membres de la communauté nucléaire. Il faut se demander, sans intenter de procès individuels, comment on a pu laisser advenir cette situation, qui a contribué à la perte de notre souveraineté.

Je suis convaincu que la perte de souveraineté dans le domaine nucléaire provient du manque de contrôle de l’État sur les activités qui y sont menées et probablement aussi du manque d’intérêt qu’il porte à ce domaine, sauf peut-être pour réduire sa part dans le mix énergétique. L’énergie et, plus encore, le nucléaire sont éminemment régaliens. L’État doit non seulement en contrôler le management, ce qu’il ne fait pas si mal grâce à l’Agence des participations de l’État, mais aussi exercer le pilotage stratégique de ce domaine dans son ensemble – CEA comme sphère industrielle. À mes yeux, il serait inepte de transférer cette responsabilité purement régalienne à un industriel, fût-ce EDF : ce n’est pas sa raison d’être. Il est important que l’État se saisisse de ce domaine et l’assume, même si ce n’est pas chose aisée, comme l’a montré l’affaire Areva. C’est là ma conviction la plus profonde.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le programme Astrid a-t-il été défini par la loi de 2006 ou était-ce un moyen de mettre en œuvre les objectifs fixés par le législateur ?

M. Daniel Verwaerde. La loi de 2006 s’articulait en trois axes, en particulier le stockage profond des déchets, dont elle a chargé l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), et les travaux sur la transmutation des actinides mineurs – le principal caillou dans la chaussure –, qu’elle a confiés au CEA et qui justifiaient le programme Astrid. Il ne s’agissait cependant que d’injonctions, sans que des objectifs précis aient été définis, et encore moins des actions et des financements.

M. le président Raphaël Schellenberger. En abandonnant le programme Astrid, peut-on dire que, d’une certaine manière, on a cessé de respecter la loi de 2006 ?

M. Daniel Verwaerde. Absolument, à moins qu’un nouveau programme ait été récemment créé au sein du CEA.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le programme n’a pas été arrêté sous votre mandat mais sous celui de votre successeur. En revanche, la décision a-t-elle été préparée sous votre autorité ?

M. Daniel Verwaerde. Au cours de mon mandat, le message qui me parvenait des tutelles, en particulier de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), était que, une fois épuisé le budget issu du grand emprunt et terminé le travail de conception du CEA, dans la mesure où aucun financement n’était prévu pour construire Astrid, les chances étaient fortes que tout s’arrête. Fin 2016, il restait à dépenser environ 200 millions du grand emprunt. Estimant que les résultats obtenus par le CEA et les industriels étaient déjà relativement substantiels, j’ai écrit à Mme Royal une lettre avec un cachet rouge, dans laquelle je proposais, compte tenu de ce qui était annoncé, d’arrêter le programme tout de suite pour utiliser ces 200 millions à autre chose. Je n’ai pas eu de réponse ; on a donc dépensé cette somme.

Lorsque j’ai senti que nous n’aurions pas les moyens financiers de construire le réacteur, j’ai écrit au Gouvernement pour défendre l’avancée de la connaissance et la capacité de faire le moment venu. J’ai donc proposé un programme de poursuite de la recherche et développement (R&D) et de réalisation d’un tout petit réacteur, d’une centaine de mégawatts (MW), équivalent à un petit réacteur modulaire (SMR) rapide. Astrid bénéficiait de nombreuses collaborations internationales, dont l’une, très importante, avec le Japon. Les Japonais, qui éprouvaient des difficultés avec leurs réacteurs de recherche, auraient sans doute été enclins à travailler avec nous sur un tel réacteur. Je n’ai pas reçu de réponse du Gouvernement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand et à qui avez-vous fait cette proposition ?

M. Daniel Verwaerde. Lorsque j’écrivais, c’était en général à mon ministre de tutelle, en l’occurrence à la ministre en charge de l’énergie. Je lui ai écrit avec M. François Gauché, en 2017.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous, à cette occasion, évoqué l’évolution du parc nucléaire mondial et les besoins à venir en matière de combustible ?

M. Daniel Verwaerde. Mes quarante ans de carrière m’ont conduit à me concentrer sur le service de la France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le rôle que jouait historiquement le CEA dans le cycle du combustible a certes évolué après la création de Cogema, mais, compte tenu de la consommation du minerai à l’échelle mondiale, la notion de disponibilité du combustible est demeurée un enjeu. On a connu un stop-and-go des projets nucléaires dans le monde. Le CEA réfléchissait-il sur ces questions ?

M. Daniel Verwaerde. Oui. Vous pourriez demander la note rédigée à ce sujet au CEA.

Contrairement à la présentation qui en a été faite et qui a valu une certaine opposition à ces projets, Astrid et la quatrième génération ne sont pas une affaire de réacteur mais bien plutôt de cycle du combustible. Les réacteurs à eau fonctionnent en cycle ouvert ou quasi-ouvert – l’uranium issu de la mine est consommé et ses déchets sont éventuellement retraités une fois avec du MOX – alors que tout l’enjeu de la quatrième génération est d’utiliser tout l’uranium disponible, non plus seulement les 0,7 % d’uranium mais les 99,3 % d’uranium. Tel était le sens de ma note – cela a toujours été mon discours.

Avec les 300 000 tonnes d’uranium 238 qui peuvent être brûlées en remplacement de l’uranium 235, la France a 8 000 ans d’autonomie électrique devant elle – c’est si gros qu’on a du mal à y croire. C’est tout l’intérêt de la quatrième génération et la clé de voûte de cette industrie. Les opposants au nucléaire ont compris que s’ils veulent nous faire sortir du nucléaire, c’est cela qu’ils doivent arrêter.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans quel état se trouve le programme Astrid aujourd’hui ?

M. Daniel Verwaerde. Je l’ignore. Il faut le demander à mon successeur.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le risque systémique auquel est confronté le parc nucléaire français en raison de la corrosion sous contrainte était-il un champ d’étude du CEA ? Des préconisations avaient-elles été faites pour assurer la sauvegarde du système en cas de problème générique ?

M. Daniel Verwaerde. Aujourd’hui, le pilote stratégique des réacteurs du parc n’est pas le CEA, c’est EDF ; pour la conception, voire l’entretien de l’ensemble, c’est Framatome, AREVA auparavant. Le CEA est la base arrière scientifique. Il étudie certains problèmes qui pourraient apparaître dans le parc mais il agit plus à titre correctif que préventif. Par le choix de Westinghouse, le CEA a été renvoyé à un rôle d’organisme de recherche et de support scientifique. Cela n’empêche pas qu’il y a une très bonne coopération entre EDF et le CEA. Lorsque s’est posé le problème des impuretés dans la cuve de Flamanville, le CEA a participé aux expertises les plus pointues mais n’a pas piloté le dossier lui-même – c’est un regret personnel.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez mentionné que le comité de l’énergie atomique n’a été réuni qu’une seule fois, durant votre mandat, par M. Manuel Valls. Qu’en est-il du Conseil de politique nucléaire, qui est placé auprès du Président de la République ?

M. Daniel Verwaerde. Il a dû se réunir une ou deux fois, j’hésite – de mémoire, je dirais une seule fois.

M. le président Raphaël Schellenberger. Depuis quand le niveau de responsabilité des représentants de l’État au sein du conseil d’administration du CEA s’est-il dégradé ?

M. Daniel Verwaerde. Ce n’est pas qu’il se soit dégradé, c’est une question d’appréciation par l’État du niveau des personnes qu’il doit placer au sein du conseil d’administration du CEA. Par exemple, le niveau des représentants, en particulier de l’APE, au sein du conseil d’administration d’EDF n’est pas du tout le même. Cela étant, l’organe important pour le CEA est le comité de l’énergie atomique, qui devrait être le véritable conseil d’administration, y compris sur les plans budgétaire et technique. Si ce comité joue bien son rôle, le conseil d’administration a pour seule tâche de s’assurer que l’administrateur général gère bien l’institution et les appels d’offres.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sous le mandat de votre prédécesseur, le comité de l’énergie atomique ne s’est pas davantage réuni.

M. Daniel Verwaerde. De surcroît, lorsqu’il s’est réuni, la présidence n’a pas toujours été assurée par un ministre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Puisque ce rôle ne revient plus au CEA, qui pilote aujourd’hui la stratégie nucléaire en France ?

M. Daniel Verwaerde. Le fond de ma pensée, c’est que l’État devrait la piloter, mais ne le fait pas. Sous mon mandat, il y a eu des tentatives d’ériger EDF en pilote. La question n’était pas tant celle des relations entre CEA, EDF et Areva ; elles étaient très bonnes et je rencontrais régulièrement MM. Jean-Bernard Lévy et Philippe Varin pour discuter des problèmes. Mais faire des choix entre telle ou telle filière, décider d’exporter dans un pays donné, c’est de la responsabilité de l’État. Lorsqu’Orano envisage d’exporter en Chine l’équivalent de l’usine de retraitement de La Hague, la décision doit en revenir à l’État. Le nucléaire est trop au cœur de la souveraineté pour qu’un industriel en décide. Or, progressivement, l’État a laissé faire les choses, et cela a commencé bien avant 2017 et s’est produit progressivement. Lors de la tentative d’exportation des réacteurs aux Émirats arabes unis, les présidents d’EDF et d’Areva se sont livrés querelle publiquement, chacun voulant être chef de file. Or, celui-ci ne peut être que l’État. L’APE fait honorablement son travail de suivi, mais le problème tient au pilotage stratégique de la filière, du CEA et des industriels. À cet égard, il me paraît normal que le Président de la République annonce la construction de six EPR.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand le rapport sur le renouvellement des réacteurs du parc et la rénovation de l’usine d’Orano à La Hague vous a-t-il été commandé et à quelle date a-t-il été rendu ?

M. Daniel Verwaerde. La demande m’a été faite en juillet 2017 et nous avons rendu le rapport à l’automne suivant, de mémoire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelles prescriptions contenait-il ?

M. Daniel Verwaerde. Le rapport a estimé la durée de vie des réacteurs. Il s’est intéressé aux EPR qu’il faudrait créer, à puissance équivalente, pour remplacer les réacteurs existants. Les réacteurs qui utilisent le plutonium et, d’une manière générale, le combustible MOX extrait à La Hague ont une capacité de 900 MW, qui est le palier le plus ancien. L’une des études importantes est de savoir quels réacteurs les remplaceront. Aujourd’hui, les 1 300 et les 1 450 MW ne sont pas moxés. On a étudié la possibilité de placer du combustible MOX dans un EPR et de transformer les 1 300 MW pour qu’ils puissent absorber le MOX. Notre première recommandation a été de lancer dans les meilleurs délais la construction de six EPR, chiffre sur lequel tout le monde était d’accord : EDF, la DGEC comme le CEA.

Ce travail collectif, quelque part, a pâti des temps de procédure, toujours longs, de l’État. Avant de pouvoir parler de ce projet, il a fallu passer par une programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), ce qui n’était pas prévu. Beaucoup de choses ont retardé l’annonce.

M. Antoine Armand, rapporteur. Des conseillers ministériels vous auraient dit qu’il était hors de question de penser à la quatrième génération alors que l’on se posait des questions sur la troisième. Pouvez-vous nous indiquer qui étaient ces conseillers et quand cela s’est produit ?

M. Daniel Verwaerde. Je n’ai plus les noms en tête, mais j’ai eu un interlocuteur au ministère de l’économie et un autre au niveau du Premier ministre. C’était entre juin et juillet 2017. Ces personnes m’ont livré leur avis, qui méritait d’être entendu.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’ai sous les yeux un document, signé de votre main, proposant l’adaptation nécessaire du programme Astrid, avant que vous ne suggériez sa réduction à un programme de simulation. On comprend qu’il s’agit probablement d’un pis-aller et d’un accommodement avec la réalité du pouvoir politique. J’ai toutefois du mal à comprendre comment, alors que vous affirmez l’importance de mener correctement un programme comme Astrid, vous avez pu faire, en conscience, la proposition de l’adapter et de le réduire à une simulation. N’était-ce pas là enfoncer un coin dans les principes importants que vous venez de nous expliquer ? Était-ce de nature à répondre efficacement et rapidement à la demande – étant entendu que c’était un programme de long terme et que la poursuite de la recherche n’avait aucune incidence sur notre capacité de production nucléaire à court et à moyen terme ?

M. Daniel Verwaerde. Le programme, tel qu’il avait été contractualisé dans le cadre du grand emprunt, portait sur la R&D, la conception, le remplacement d’installations et la remise à niveau d’une supply chain. La construction du réacteur de 600 mégawatts lui-même n’était pas budgétée et les signaux que j’ai reçus ou cru recevoir étaient que la France ne serait pas en capacité de le financer à partir de 2020. Considérant qu’il était important de poursuivre les recherches pour en assurer la construction maîtrisée pour le jour où on la déciderait, j’ai effectivement proposé de poursuivre ces travaux par la simulation – n’oubliez pas que j’ai été le premier directeur de la simulation. Ce type d’approche permet de progresser dans la physique, dans la modélisation, dans la compréhension, dans la mise en équation des problèmes qui sont censés se poser, et de vérifier, à l’aide d’un petit réacteur d’une centaine de mégawatts, que la compréhension et la mise en équation sont bonnes. Tel était l’état d’esprit qui m’animait en rédigeant cette note.

M. Antoine Armand, rapporteur. De qui émanaient les signaux que vous avez reçus ou cru recevoir, et dans quel cadre ont-ils été envoyés – au cours d’une réunion, sous forme de note ou d’instruction ? Quels éléments matériels vous ont conduit à écrire cette note qui intériorise une partie de la contrainte en proposant une solution dégradée ?

M. Daniel Verwaerde. Le CEA exécute certes les directives du Gouvernement mais il prend aussi des initiatives, d’autant qu’il est plutôt celui qui détient la compétence technique. Une fois qu’on vous a fait comprendre qu’il n’y aurait pas d’argent pour construire – plus qu’une question d’hostilité ou de principe, c’était bêtement une affaire d’argent –, vous vous demandez comment préserver l’acquis et continuer à progresser. Je n’avais que deux solutions : mettre les équipes en grève ou admettre que l’État fait ce qu’il peut et tenter de trouver une solution qui convienne à tout le monde.

Un comité de suivi du projet avait été mis en place par le Commissariat aux grands investissements, qui se réunissait dans les locaux de la DGEC. Personne ne m’a écrit « on ne vous construira pas le réacteur » : j’en suis arrivé à cette conclusion sur la base d’échanges oraux. J’ai donc pris sur moi de faire cette proposition et je l’assume complètement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour bien saisir votre réponse, vous n’avez pas reçu d’instruction matérielle ou écrite vous demandant de vous recentrer sur tel ou tel projet ?

M. Daniel Verwaerde. Au contraire, c’est une proposition de ma part, rédigée avec l’homme à la tête de la direction de l’énergie nucléaire, François Gauché. Nous avons fait ce travail tous les deux et je prétends avoir écrit au moins 80 % de la note que vous avez sous les yeux.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez dit quelque chose qui me semble assez dissonant avec les propos tenus par M. Brechet : selon vous, il ne s’agissait pas d’une hostilité sur le fond mais d’une affaire budgétaire.

M. Daniel Verwaerde. Clairement, le budget ne prévoyait pas 10 milliards pour construire le réacteur. Il en aurait même fallu un peu plus car, si le très préliminaire design que l’on avait fait d’Astrid amenait à la conclusion qu’il coûterait de l’ordre d’un EPR, autrement dit de 7 à 10 milliards, beaucoup de choses méritaient encore d’être affinées. Il n’était donc pas exclu que l’on glisse à 15 ou 20 milliards. Or je ne savais même pas comment financer la fin du réacteur Jules Horowitz ! J’ai donc pris sur moi de faire cette proposition. Sans doute que des gens y étaient hostiles, mais la cause principale est que les conseillers que j’ai cités doutaient de notre capacité à continuer. Chacun a le droit de douter et de ne pas être d’accord.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous une idée de l’origine de ce doute ? Vous avez mentionné le rattachement de l’énergie au ministère de l’environnement, ce qui soulève la question de la doctrine de la DGEC. Sous votre direction, avez-vous perçu une évolution au sein de la DGEC ? Quel était votre sentiment sur la position de cette dernière et sur son évolution potentielle concernant l’innovation nucléaire ou la troisième génération ?

M. Daniel Verwaerde. Pour m’en tenir aux faits, le dialogue avec la DGEC a toujours été extrêmement administratif. En particulier, j’ai essayé de travailler avec elle à l’élaboration d’un PMLT, cet inventaire des programmes sur lesquels le CEA souhaitait travailler et leur coût. Le dialogue n’a jamais porté sur la doctrine. La réponse de la DGEC était d’ordre financier : elle n’avait pas de quoi tout payer et souhaitait que l’on fasse des choix, en établissant des priorités. La tendance générale était de développer les énergies renouvelables, les directives en ce sens étaient claires. Et comme le budget n’avait pas augmenté, tout ce qui allait d’un côté n’était pas mis de l’autre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Par leur formation, les ingénieurs de la DGEC avaient une connaissance au moins partielle de ces projets. Avez-vous eu avec eux des échanges qui vous ont incité à penser que leurs analyses étaient à l’origine du doute émis par les conseillers ministériels sur la troisième et la quatrième génération ?

M. Daniel Verwaerde. La DGEC et les conseillers énergie ont une autonomie certaine dans leur manière de travailler ; ces agents essayent de comprendre la politique d’ensemble qui doit être menée. Je ne sais pas quelles étaient leurs convictions profondes, n’ayant pas eu de discussion avec eux sur ce point. Ce qui me gênait en tant qu’administrateur général, c’était l’absence de directive. Je venais du monde de la défense où les choses peuvent être brutales et carrées, mais sont néanmoins claires. Quand le Président, le chef d’état-major ou un ministre veut un programme, il le demande et le CEA lui indique combien cela coûtera. On négocie et on finit par se mettre d’accord : le CEA s’engage à faire un programme et le ministre s’engage à donner le budget correspondant.

Il n’y a pas du tout ce dialogue dans le monde civil. Si le CEA n’est pas force de proposition, alors il n’y a pas vraiment de proposition, seulement des encouragements ou des remarques sur le coût des programmes. Ces deux sphères ont des mécanismes différents. Les ministres demandaient de développer les renouvelables, en particulier au moment de la COP21. Peut-être n’ai-je pas su susciter les échanges que vous mentionnez. Je n’ai en tout cas jamais ressenti d’hostilité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque vous arrivez à la tête du CEA, quel est l’état de l’art et des compétences, au sein du CEA et à l’extérieur ? Après l’arrêt de Superphénix puis de Phénix, a-t-on complètement déserté le champ des connaissances en raison de l’idée que la quatrième génération ne ferait pas florès ? Ou bien y a-t-il eu un travail d’archivage, de concaténation et d’échanges, y compris avec nos partenaires internationaux ?

Par ailleurs, j’imagine qu’après quelques mois à la tête du CEA, vous formulez des questionnements et que vous les soumettez à votre tutelle. Pouvez-vous nous en dire ce qu’il en est sur la quatrième génération et, au-delà, sur l’innovation en matière nucléaire ?

M. Daniel Verwaerde. Le CEA est suffisamment cloisonné pour que je ne sache pas dans le détail ce qui se faisait sur SuperPhénix. Les chercheurs sont spécialisés et n’ont pas toujours la curiosité d’aller voir ce qu’il y a dans la gamelle d’à côté. Il y a eu des écrits, des monographies, mais ce n’est pas vraiment un archivage technique. Je sais, en revanche, que lorsque le projet Astrid a commencé, des anciens du CEA ont participé aux travaux et ont conseillé les jeunes d’Astrid : à défaut d’archivage, il y a eu un véritable compagnonnage assuré par les anciens de SuperPhénix.

Quand j’ai pris mes fonctions, Astrid était un projet qui se déroulait bien, beaucoup mieux que le projet Jules Horowitz. Les équipes travaillaient dans l’enthousiasme et ont produit des innovations remarquables. Si le cœur de SuperPhénix se caractérisait par une instabilité presque générique, qui imposait une sûreté avec des temps de réaction très courts, les jeunes d’Astrid ont réussi à proposer un cœur d’une très grande stabilité et d’une très grande sûreté. Les ingénieurs du CEA se passionnaient pour le progrès et, jusqu’à 2018, étaient persuadés que le programme continuerait, car ils ne pouvaient imaginer qu’en dépit d’un investissement d’un milliard d’euros, tout s’arrêterait à nouveau brutalement. Pour ma part, à la direction générale, je sentais le vent tourner, et c’est pourquoi j’ai pris l’initiative de dire que nous n’aurions pas la capacité de tout financer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous un avis sur les réacteurs à neutrons rapides actuellement déployés dans le monde ? À votre connaissance, présentent-ils un dysfonctionnement notable ? Même si on ne sait pas exactement ce qu’il est advenu des restes du projet Astrid, quelles seraient les conditions d’une relance d’un tel programme en France, étant donné l’avance prise par d’autres pays ?

M. Daniel Verwaerde. Plusieurs pays s’intéressent à cette technologie. En premier lieu, les États-Unis, qui ont commencé avant nous et s’étaient arrêtés, sont peut-être en train de reprendre leurs travaux.

La Russie a toujours mené de pair plusieurs programmes de réacteurs, dont des réacteurs de troisième génération à eau pressurisée, remarquables, et des réacteurs à neutrons rapides qui, pour l’essentiel, fonctionnaient à l’uranium enrichi et non au plutonium – cela a peut-être évolué depuis. La France avait une véritable avance parce qu’elle faisait fonctionner son réacteur rapide avec un oxyde d’uranium et de plutonium, alors que les Russes, à ma connaissance, n’utilisaient que de l’uranium enrichi. Ils avaient un réacteur de 300 ou 400 mégawatts, en ont mis en service un autre de 600 à 800 mégawatts, que j’ai pu visiter, et avaient le projet d’en construire un encore plus gros. L’important est de savoir s’ils peuvent utiliser le cycle de l’uranium 238 plutôt que d’être obligés d’aller à la mine ; je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Il faudrait poser la question à mon successeur car, n’étant plus aux affaires, je n’ai plus accès à ce genre d’information.

Le Japon a développé deux prototypes. L’un était arrêté pour longtemps, le second était à l’arrêt mais ils entendaient le redémarrer.

Deux autres pays sont en train de s’y mettre : l’Inde et la Chine. La Chine a un programme très volontariste. Elle s’est beaucoup inspirée de la politique française. Sa démarche stratégique dans le domaine nucléaire est la copie conforme de ce que nous avons fait en France. Leur objectif est de fermer le cycle en économisant l’uranium à la mine et d’utiliser le mieux possible l’uranium. Ils avancent à marche forcée. Je ne serais pas étonné que le premier État capable de faire le réacteur que nous avons différé soit la Chine.

L’Inde travaille depuis très longtemps sur ces réacteurs, mais je ne suis pas certain qu’ils relèvent tous du domaine civil. Il se peut qu’ils soient dans le domaine militaire, car ils ont bloqué l’inspection de leurs installations par WANO (World Association of Nuclear Operators), l’association mondiale des exploitants nucléaires qui envoie des experts dans l’ensemble des sites pour faire des audits et améliorer la sûreté.

Nous avons probablement pris du retard sur ceux qui parviendront à mettre en service un réacteur de 600 ou de 1 000 mégawatts. Si les Russes amélioraient un peu leur combustible, ils pourraient même le faire dès maintenant. Mais il ne faut pas raisonner comme cela : la seule chose qui compte, c’est que la France possède les outils qui lui permettent d’avoir son électricité, si possible de manière autonome.

Tout l’intérêt du milliard que nous avons dépensé dans le programme Astrid, c’est que nous avons évité de perdre des connaissances, que nous avons remis à niveau la plupart des choses que nous savions et que nous l’avons fait de manière active : mieux que de l’archivage, nous avons fait de la conception.

De la même manière, chez les industriels, on a commencé à retrouver la supply chain. Un réacteur nécessite de l’argent non seulement pour sa construction mais aussi pour sa supply chain, qui couvre tant le réacteur que le cycle du combustible. Les dépenses nécessaires au fonctionnement d’un réacteur s’élevaient probablement à 30 ou 40 milliards en tout, la chaîne industrielle de combustible à elle seule coûtant plusieurs milliards – dans le nucléaire, l’unité de compte, c’est le milliard. J’ai donc pensé que le moment n’était pas venu de remobiliser tout ce secteur. Continuer à monter en compétence était probablement ce qui coûtait le moins cher et qui était le plus efficace, avec le peu d’argent dont disposait la France. Nous sommes en effet un pays de taille moyenne, nous ne sommes pas les États-Unis ni la Chine : il fallait donc faire astucieux à défaut de faire gros.

S’il n’est pas trop tard, je pense qu’il serait opportun de se demander quel est le bon moyen de monter en compétence et d’être capable de construire, après avoir « déverminé » ou débogué tout ce qu’on n’a pas encore vu avec de la simulation, de manière à être bien meilleurs que ce que nous étions en 2020 si le Président de la République nous demande de relancer le recyclage dans les années qui viennent. Je ne suis pas là pour pendre qui que ce soit, mais pour que la France ait le réacteur dont elle a besoin pour assurer son autonomie grâce à l’uranium 238.

C’est pour cela que j’insiste autant sur les chiffres. Retenez qu’il y a 300 000 tonnes d’uranium 238 et qu’en une année, nous en consommons 36 ; même si la consommation devait atteindre 50 tonnes, nous en aurions pour 6 000 ans. Certes, produire un kilowattheure avec un réacteur à neutrons rapides coûte plus cher qu’avec un EPR, mais la crise de l’énergie remet le neutron rapide en selle car elle gomme son désavantage financier. C’est une affaire de long terme : dans cent ans, il n’y aura plus d’uranium sur Terre et les éoliennes, intermittentes, ne pourront supplanter les autres énergies. Quant à l’hydraulique, presque tous les sites propices à cette énergie sont déjà équipés : la seule chose qu’on puisse faire, c’est augmenter de 20 % la production, mais ça n’ira pas beaucoup plus loin – la PPE ne contient d’ailleurs que des objectifs microscopiques sur ce point. Il est donc nécessaire d’avoir un plan B, d’être résilient vis-à-vis de l’intermittence.

Enfin, en tant que physicien et mathématicien, je pense qu’il faut prendre le réchauffement climatique au sérieux. Continuer à rejeter du CO2 ne me semble pas être la meilleure idée pour laisser une Terre propre à nos enfants. En ce sens, je suis un écolo plus que convaincu.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie d’avoir conclu votre propos sur une note d’optimisme et d’ambition concernant les technologies que nous léguerons aux futures générations. Nous avons bien compris que les enjeux du CEA, de la recherche et du développement s’étendent sur des générations.

M. Daniel Verwaerde. J’insiste sur le fait qu’on ne peut pas demander à un industriel, qui doit démontrer pouvoir équilibrer son bilan en fin d’année, de supporter un projet sur cinquante ans. Cela ne peut pas être sa décision. J’aimerais vous avoir convaincu que l’État doit être le maître de sa politique. Nous pouvons être souverains : cela ne veut pas dire avoir une indépendance totale, c’est être libres de nos choix. Nous ne sommes pas obligés de ne faire que du nucléaire mais celui-ci doit faire partie des différentes options. En mettant un terme à Astrid, on a empêché le futur Président de la République, qui sera peut-être complètement coincé dans quinze ou vingt ans, d’opter pour cette énergie. Mon devoir est d’offrir un maximum de choix au Président ; c’est ensuite sa responsabilité, en tant qu’autorité politique, de trancher.

Il me semble important que l’État ait conscience de son rôle. Savoir être autonome est une nécessité, car cela permet de mieux coopérer avec les autres. Dans ma vie, j’ai énormément coopéré avec les États-Unis et j’ai constaté que les Américains donnent d’autant plus volontiers que vous leur en donnez autant. Ne nous faisons pas d’illusions, dans ce monde, si nous n’avons pas de connaissances ou de technologies à donner aux autres en face, nous ne pourrons pas échanger avec eux. Même si on ne construit pas de réacteur industriel de quatrième génération, l’avoir dans la manche permet d’offrir un choix à notre président et la possibilité de l’échanger contre quelque chose d’autre. Voilà ma conviction.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre passion du service de l’État fait plaisir à entendre : c’est une passion saine et juste. « On n’a pas de pétrole mais on a des idées », disait-on dans les années 1970. Je souris à votre conclusion de traiter les idées comme une monnaie d’échange. Je vous remercie très sincèrement pour la franchise de vos réponses.

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18.   Audition de Mme Stéphanie Dupuy-Lyon, Directrice générale de l’aménagement, du logement et de la nature au Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires et de M. Brice Huet, son adjoint (7 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je remercie Mme Stéphanie Dupuy-Lyon, directrice générale de l’aménagement, du logement et de la nature, ingénieure générale des ponts, des eaux et des forêts, et son adjoint, M. Brice Huet, lui aussi ingénieur des ponts, des eaux et des forêts, d’avoir répondu rapidement à notre invitation.

Malgré ce que l’intitulé de vos fonctions peut laisser entendre, au premier abord, nous avons souhaité vous auditionner pour compléter les informations que nous avons d’ores et déjà recueillies au sujet des mines et de l’approvisionnement de la France en métaux ou matériaux critiques. Cela dit, les autres compétences de la direction générale placée sous votre autorité, madame Dupuy-Lyon, nous intéressent aussi. En effet, la question de l’acceptabilité sociale et territoriale a souvent été évoquée lors de précédentes auditions, notamment pour ce qui est de l’implantation de panneaux solaires et, plus encore, d’éoliennes. Je rappelle, à cet égard, que la protection des paysages et des sites est dans le périmètre de vos compétences. Le débat en cours dans l’hémicycle sur les énergies renouvelables nous dispensera toutefois d’aborder certaines questions, sauf peut-être de façon rétrospective, car notre commission d’enquête porte sur la façon dont on a abouti à la situation actuelle.

Ce n’est qu’en consultant les décrets relatifs aux attributions ministérielles et portant organisation des administrations centrales qu’il est possible d’identifier vos responsabilités en matière minière. Le décret du 9 juillet 2008, modifié, portant organisation de l’administration centrale des ministères chargés de la transition écologique, de la cohésion des territoires et de la mer, qui place la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) au sein de ces ministères, dispose ainsi que votre direction générale « élabore, anime et évalue les politiques de l’urbanisme, de la construction, du logement, des paysages, de la biodiversité, de l’eau et des substances minérales non énergétiques », la recherche et l’exploitation de ces matières relevant de la direction de l’eau et de la biodiversité.

En application du décret du 1er juin 2022, votre direction générale est placée sous l’autorité du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. Cependant, le décret relatif aux attributions du ministre de la transition énergétique prévoit que celui-ci dispose de votre direction générale et précise que la politique des matières premières et des mines relève de sa compétence « conjointement avec le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à l’exception des mines en mer ». Le décret relatif aux attributions du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique lui donne compétence pour « le renforcement des chaînes de valeur et d’approvisionnement critiques » et précise qu’il est chargé conjointement avec le ministre de la transition énergétique de la politique des matières premières et des mines, à l’exception des mines en mer, et que, pour celles-ci, il participe à la politique conduite par le Premier ministre, comme d’ailleurs le ministre de la transition énergétique.

Si je comprends bien, vous n’êtes pas sous l’autorité de la ministre chargée de la transition énergétique. Surtout, on est en droit de se demander, au vu de ces différentes dispositions, qui fait quoi dans le domaine minier.

La loi du 22 août 2021, dite « climat et résilience », ainsi que diverses ordonnances, semble-t-il, ont réformé le code minier. Quelle administration a été cheffe de file en la matière et quelles ont été les grandes évolutions introduites par cette réforme ? Je rappelle que nous avons entendu, lors d’une précédente audition, des responsables du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), qui est apparemment soumis à la tutelle des ministres chargés de la recherche, de l’écologie et de l’économie.

La troisième observation que je souhaite formuler concerne le caractère relativement récent de la prise en compte des contraintes liées à l’approvisionnement minier, notamment dans le cadre des travaux prospectifs sur le mix énergétique, un peu comme si l’on découvrait une réalité pourtant connue depuis longtemps par les professionnels et les experts.

Je précise enfin que vous avez été destinataires d’un questionnaire préparé par le rapporteur. Avant de vous donner la parole pour un propos introductif, je vous demande, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de bien vouloir prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Stéphanie Dupuy-Lyon et M. Brice Huet prêtent successivement serment.)

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon, directrice générale de l’aménagement, du logement et de la nature. En réponse à vos questions, je commencerai par présenter la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature. C’est une structure interministérielle qui dépend non seulement du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires mais aussi du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, de la ministre de la transition énergétique et du secrétaire d’État en charge de la mer. Au gré des gouvernements et du découpage des portefeuilles ministériels, cette direction générale peut dépendre de différents ministères : nous étions auparavant sous la tutelle du ministère de la transition écologique et du ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.

La direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature est en charge de douze politiques publiques, réparties en quatre grands blocs : assurer la disponibilité et la qualité des ressources, y compris les ressources minérales, le bois et l’eau ; protéger les écosystèmes, en veillant en particulier sur les espèces et espaces protégés, notamment les espaces littoraux et marins ; accélérer l’aménagement durable, ce qui inclut la maîtrise de l’usage de l’espace, le droit des sols – vous avez ainsi parlé des paysages –, l’urbanisme et la planification, c’est-à-dire tout ce qui constitue le cadre de vie ; enfin, garantir l’accès à un parcours de logement adapté à tous, par la régulation et la transparence du marché du logement, mais aussi la performance énergétique et environnementale des bâtiments.

Nous avons deux directions, celle de l’eau et de la biodiversité et celle de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages, qui sont outillées par des structures transverses. Notre raison d’être est d’offrir un cadre de vie de qualité, en harmonie avec les dynamiques des territoires et de la nature, en limitant les pressions sur les écosystèmes, en développant une gestion durable des ressources et en favorisant l’accès à un logement adapté, sain et sûr. Nous nous occupons ainsi de l’habitabilité de la planète, dans toutes ses composantes, notre socle étant la question des ressources naturelles : l’eau, le sol, le sous-sol, la biodiversité et les ressources minérales non énergétiques – j’y reviendrai.

La politique énergétique n’est pas le cœur de métier de la DGALN, mais nous concourons à la réalisation de la transition bas-carbone, en particulier sous l’angle de l’approvisionnement national en ressources minérales non énergétiques, et nous avons pour mission de donner un cadre de développement au mix énergétique, notamment en matière de planification, d’urbanisme et de droit des sols. Nous sommes donc très concernés par le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. Quand on veut implanter des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques, des règles d’urbanisme, de droit des sols ou encore de protection des paysages s’appliquent. Nous apportons notre appui à la direction générale de l’énergie et du climat sur ces sujets.

Depuis sa création, il y a douze ans, la DGALN est l’administration des mines : elle conduit la politique minière, laquelle doit permettre à la France de renforcer sa connaissance de son sous-sol, y compris le sous-sol profond, et de préparer des ouvertures de mines en fonction de la potentialité des ressources pour l’ensemble de l’industrie. Dans le cadre de la transition énergétique et écologique, la DGALN mène aussi la politique de sécurisation des approvisionnements primaires et secondaires, sous l’autorité du ministre chargé des mines, à savoir le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Les mines et les ressources minérales non énergétiques, avant d’être un sujet industriel, sont profondément un enjeu territorial. C’est une question de ressources dans un territoire donné, et cela ne se délocalise pas. Afin de conduire la transition écologique et énergétique, nous allons extraire autant de matériaux dans les trente prochaines années que depuis le début de l’humanité. Nous serons au cœur de ce défi majeur.

Le ministre chargé des mines dispose de la DGALN, de la direction générale de la prévention des risques, qui est également rattachée au ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, et de la direction générale de l’énergie et du climat, que vous allez sans doute auditionner si vous ne l’avez pas déjà fait. La DGALN est l’héritière, pour la partie matières premières, de l’ancienne direction générale de l’énergie et des matières premières. Les ressources minérales sont réparties entre deux directions : la direction générale de l’énergie et du climat est chargée des ressources minérales énergétiques, tandis que la DGALN a compétence pour les ressources minérales non énergétiques, comme les minerais et les métaux, les minéraux industriels, les granulats et les autres matériaux de construction, les roches massives et les argiles.

Nous avons développé notre expertise selon trois axes : informer et sensibiliser en ce qui concerne les risques d’approvisionnement ; conforter un approvisionnement responsable ; mobiliser l’action internationale afin de construire une diplomatie des ressources. La DGALN travaille en interministériel, notamment avec la direction générale des entreprises (DGE), qui est spécialisée dans l’accompagnement des filières industrielles – je reviendrai sur le travail partenarial que nous avons mis en place.

J’en viens aux missions de la DGALN concernant la politique des mines. Nous élaborons et mettons en œuvre la politique des ressources minérales, qui vise à assurer la sécurité des approvisionnements, notamment stratégiques, dans des conditions économiques compétitives et respectueuses de l’environnement. La DGALN assure une veille économique sur les marchés des matières premières, avec l’appui de la cellule d’intelligence minérale du BRGM et du tout récent Ofremi, l’Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles, qui a vu le jour la semaine dernière. La DGALN contribue au contrôle des pratiques d’approvisionnement à risque, faisant l’objet de réglementations européennes – cela concerne l’or, l’étain, le tantale et le tungstène, soumis au règlement relatif aux minerais de conflit, dit 3TG, le nickel, le cobalt, le graphite et le lithium. La DGALN élabore la législation et la réglementation concernant la recherche et l’exploitation des substances minières non énergétiques. C’est ainsi elle qui a eu le lead pour la réforme du code minier. Lors de ma première bilatérale avec Barbara Pompili, à mon arrivée en décembre 2019, la décision a été prise de faire aboutir cette réforme, après dix ans de travaux, dans le cadre de la loi « climat et résilience ». La DGALN procède également, pour le compte du ministère chargé des mines, à l’instruction des demandes de titres d’exploration et d’exploitation des substances de mines non énergétiques, sur terre et en mer. Par ailleurs, elle coordonne l’élaboration des schémas régionaux des carrières, avec l’appui des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), et elle contribue au développement économique de la mine en France, par la valorisation d’actifs miniers nationaux. Elle accompagne des opérateurs économiques dans le développement de procédés minéralogiques ou métallurgiques et elle consacre, sur son budget propre, le programme 113, 5 millions d’euros à des activités en lien avec les ressources minérales, dans le cadre d’une convention d’appui au BRGM, qui concerne l’inventaire des ressources minérales sur notre sol.

La DGALN a créé en 2011 le Comité pour les métaux stratégiques (Comes) afin de rassembler l’État, les opérateurs des mines et les filières industrielles. Le site internet MineralInfo, qui permet de diffuser largement tous nos travaux et ceux du BRGM, est devenu le portail de référence dans la communauté des ressources naturelles minérales non énergétiques françaises, et nous faisons aussi référence au sein des instances européennes et internationales. Peter Handley, chef de l’unité chargée des matières premières de la Commission européenne, avec qui nous travaillons étroitement, était présent la semaine dernière lors du lancement de l’Ofremi.

J’en viens à l’articulation avec la DGE – vous vous êtes, je crois, interrogés sur ce point lors de l’audition de Thomas Courbe. L’amont minier, les opérations de première transformation et la transparence dans le secteur extractif sont le cœur d’expertise de la DGALN. La DGE se concentre sur l’aval, les utilisateurs des matières premières, en particulier les chaînes de valeur qui doivent bénéficier d’approvisionnements responsables. Nous nous rencontrons, avec la DGE, sur la sécurisation des chaînes de valeur pour notre industrie et nous travaillons main dans la main pour soutenir des champions des mines, du recyclage et de la transformation des métiers.

Où en sommes-nous en matière de ressources ? La France est l’un des rares pays européens à avoir la possibilité d’accéder directement à certains métaux – on en compte environ soixante – qui sont indispensables à la transition bas-carbone, à savoir le lithium, le silicium et le nickel. Il faut toutefois introduire une nuance : les ressources nationales, telles que nous les connaissons aujourd’hui, ne permettront pas, a priori, de couvrir l’intégralité des besoins de l’industrie nationale. Au-delà des métaux de la transition bas-carbone, notre sous-sol offre beaucoup d’opportunités, face aux monopoles détenus par certains pays ou à certains contextes de conflit, pour assurer un approvisionnement durable en matières premières. Je pense à l’antimoine, utilisé par l’industrie électronique, au tungstène, pour l’outillage et l’armement, au tantale, pour l’électronique, et à l’or. Il existe actuellement vingt-cinq permis exclusifs de recherches (PER), qui constituent des titres valides d’exploration, pour le lithium, l’hélium, le tantale et l’or, et quarante titres miniers d’exploitation, c’est-à-dire de concession sur notre territoire, concernant l’or, le sel, la bauxite et le calcaire bitumineux.

Lorsque c’est possible, des mines sont rouvertes. Nous sommes en avance pour ce qui est du lithium en roches dures et du lithium géothermal : deux PER relatifs à des mines de lithium ont ainsi été délivrés. Un PER dit « permis lithium d’Outre-Forêt », dans le Bas-Rhin, a été attribué pour une durée de cinq ans à la société Électricité de Strasbourg, du groupe EDF. Il s’agit de rechercher du lithium et des substances connexes dans des fluides géothermaux du fossé rhénan. Par ailleurs, le PER dit « permis de Beauvoir », à Échassières, dans l’Allier, lui aussi délivré pour cinq ans, vise la recherche de lithium, d’étain, de tantale, de niobium, de tungstène et de nombreuses substances connexes. Je me suis rendue sur place, il y a un mois, pour rencontrer les dirigeants d’Imerys, la préfète et l’ensemble des services locaux.

Cela fait plusieurs années que nous travaillons sur ce projet avec la société Imerys, qui est en train de finaliser la connaissance du potentiel avéré du gisement et travaille à la modélisation de la mine. Ce sera une mine souterraine, installée sous une carrière de kaolin existante. Le procédé d’extraction, totalement novateur, est également en cours de finalisation. La roche sera broyée de manière souterraine, on va extraire et séparer ce dont on a besoin, en particulier le lithium, puis on va remblayer avec tout le reste, afin de « recompacter » la roche. Une usine sera implantée à l’extérieur pour produire du lithium, sous forme de lithium carbonate : 30 000 tonnes de poudre de lithium doivent ainsi être produites par an. Ce projet représente un milliard d’euros d’investissement, 1 000 emplois directs et indirects et une production permettant de subvenir aux besoins pour 700 000 véhicules électriques.

S’agissant de la gouvernance mise en place en matière de connaissance des ressources et des besoins d’approvisionnement, nous conduisons trois actions depuis de nombreuses années pour poser les bases de la stratégie française en matière de mines. La première action est le renforcement et la mise à jour, avec le BRGM, de la connaissance du sol et des sous-sols. Les données de l’inventaire minier, réalisé de 1975 à 1991, ont ainsi été réexploitées : 99 cibles minières ont été étudiées en priorité entre 2012 et 2015, et les fiches afférentes ont été rendues publiques. On a également étudié les potentialités des résidus miniers : il existe aujourd’hui très peu de recyclage des ressources minérales et des métaux, hormis le fer et le cuivre. Il faudrait passer à 70 % de recyclage à terme, c’est un enjeu essentiel. Enfin, nous avons entrepris tout un travail de classification du potentiel des gisements connus, suivant des critères internationaux – la norme UNFC (United Nations Framework Classification for Resources, classification-cadre des Nations unies pour les ressources).

Nous préparons depuis 2020 un programme ciblé d’acquisitions stratégiques en magnétisme et gamma-spectrométrie, pour lequel nous avons mandaté le BRGM, en vue de pouvoir mieux explorer notre sous-sol et recaractériser nos ressources minérales stratégiques. Nous avons obtenu un premier budget de 5 millions d’euros pour démarrer l’exploration à l’est du Massif central, qui était la zone prioritaire. Les résultats sont en cours de livraison mais paraissent assez prometteurs. Nous devons ensuite lancer des programmes concernant le Cotentin, les Pyrénées, l’ouest du Massif central, les Vosges et la Corse.

Le Comes, que j’ai déjà évoqué, a été installé à la suite d’un décret du 24 janvier 2011 pour servir, avant tout, de lieu de diffusion d’informations et de concertation entre les acteurs français, à la fois les ministères, les organismes publics et surtout les industries, minières et utilisatrices des produits de la mine, en lien avec le comité stratégique de la filière mines et métallurgie. Puis l’Ofremi, dont la création était très fortement soutenue par la DGALN et le BRGM, a vu le jour tout récemment, grâce à un cofinancement – 6 millions d’euros de financement public et 4 millions venant du secteur privé –, pour assurer une véritable veille en matière d’intelligence minérale. Tous les travaux réalisés depuis dix ans avec le BRGM en matière de connaissance de nos ressources et d’intelligence minérale ont été communiqués à l’Ofremi.

J’en viens à la question de la stratégie française pour l’approvisionnement en ressources stratégiques, qui est au cœur des enjeux de souveraineté. Plusieurs documents de programmation ont jalonné la mise en place de la gestion stratégique des ressources.

Le premier d’entre eux a fait suite à l’adoption, en 2015, de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte : un plan de programmation des ressources nécessaires aux principaux secteurs d’activité économique a été élaboré par l’ensemble des directions – du grand ministère de l’environnement ou, selon les époques, de la transition écologique – que j’ai évoquées tout à l’heure. Publié dès l’été 2018, ce plan délivrait quatre messages : la nécessité d’accélérer la transition vers une économie circulaire ; le fait que le recours à des ressources primaires, qu’elles soient produites sur le territoire national ou importées, resterait indispensable ; l’idée que la transition énergétique allait se traduire par un besoin accru en biomasse et en ressources minérales ; le besoin, pour anticiper les risques associés aux évolutions de l’offre et de la demande en matière de ressources naturelles, de mener d’importants efforts d’amélioration des connaissances, en particulier des sols et des ressources minérales.

Le Gouvernement a souhaité compléter ces travaux au moyen d’un plan de programmation des ressources minérales de la transition bas-carbone, qui s’est traduit par quatre rapports publics décrivant les choix technologiques, les enjeux en termes de matières et les opportunités industrielles associées au photovoltaïque, aux mobilités bas-carbone, à l’éolien et aux réseaux électriques – lignes électriques, stockage stationnaire et réseaux intelligents. Ces rapports ont également été rendus publics.

Une stratégie a été engagée sous l’impulsion du Premier ministre, lors du quinquennat précédent, pour soutenir et accompagner le regain d’activité qui doit permettre de contribuer à la sécurité d’approvisionnement de notre industrie et de créer des emplois dans les territoires d’implantation. Plusieurs blocs de travaux ont été réalisés : la réforme du code minier, la mise en évidence d’un ensemble de bonnes pratiques, au-delà du simple respect des obligations légales, et le renforcement de l’attractivité minière de la France.

Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, j’ai hérité de quasiment dix ans de travaux sur la réforme du code minier lors de mon arrivée à la tête de la DGALN, et j’ai jugé que nous étions parvenus au bout de ce processus. Dès ma première bilatérale avec la ministre Barbara Pompili, qui arrivait également, nous nous sommes entendues sur l’importance d’achever la réforme du code minier dans le cadre du projet de loi « climat et résilience ». Cette réforme a amélioré le cadre juridique de l’activité minière et renforcé la concertation et l’association du public. Par ailleurs, le code minier permet d’établir une politique minière, dénommée « politique nationale des ressources et des usages du sol et du sous-sol ».

Le renouveau de l’activité minière ne peut s’envisager que dans le cadre de projets exemplaires, respectant les meilleurs standards en matière d’exploitation et d’insertion dans les territoires. Pour moi, je le répète, la mine et la ressource minérale sont d’abord des objets éminemment territoriaux, avant d’être des objets industriels. La mine de bauxite de Villeveyrac, la mine d’andalousite exploitée par Imerys en Bretagne et la future mine d’Imerys à Échassières s’inscrivent ainsi dans le cadre du concept de mines responsables. La stratégie française en la matière est fondée sur la reconnaissance de standards environnementaux, sociaux et de gouvernance. Sans chercher à introduire une norme unique, nous travaillons à une procédure d’homologation, au niveau européen ou international, d’un certain nombre de labels de mines responsables.

La France s’est dotée d’une stratégie à la suite du Conseil de défense et de sécurité nationale du 14 septembre 2021, dont les recommandations opérationnelles sont classifiées. Un certain nombre de recommandations ont ensuite été formulées dans le rapport remis, en janvier 2022, par Philippe Varin, qui conforte et amplifie toutes les actions que j’ai mentionnées, notamment le financement et l’accélération industrielle au sein de la filière. Ce rapport a trouvé un écho dans France 2030. Une enveloppe de subventions de 350 millions d’euros a ainsi été prévue pour un appel à projets portant sur une liste de métaux prioritaires, dans le cadre du volet « sécurisation des approvisionnements » de la stratégie minière. Cinq projets ont été identifiés lors d’une première relève. Nous avons aussi une enveloppe de 45 millions pour un appel à projets qui cible des solutions innovantes pour améliorer le recyclage et la réincorporation des matériaux – c’est vraiment le défi des cinquante ans à venir –, et nous sommes en train de travailler sur une enveloppe de fonds propres, de 500 millions, en vue d’accompagner, aux côtés des acteurs privés, le lancement d’un fonds Métaux qui permettra d’aller chercher de la ressource minérale et de faire des acquisitions de mines pour des matières que nous n’aurions pas sur le sol français. À cela s’ajoutent les 6 millions d’argent public, dont je vous ai déjà parlé, destinés à l’Ofremi.

Toute cette action s’inscrit dans un cadre stratégique européen et international. Nous menons, avec l’appui du MEAE, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, une diplomatie des ressources qui est déclinée en cinq axes. Nous nous assurons de la cohérence entre la stratégie française et celle de l’Union européenne, et nous travaillons en particulier à l’élaboration de l’European Raw Materials Alliance – Alliance européenne des matières premières. Nous promouvons les priorités de la diplomatie française dans les instances de discussion clefs pour nos approvisionnements – je pense notamment à l’initiative américaine. J’ai d’ailleurs rencontré cet été le sous-secrétaire d’État américain à l’énergie, M. Jose W. Fernandez. Nous avons aussi identifié un certain nombre de positions consolidées sur le code de bonnes pratiques à privilégier dans le secteur minier. Enfin, nous menons, dans une logique interministérielle, la diplomatie des métaux français – il existe en effet des opportunités d’échanges, bilatéraux et multilatéraux, avec le Canada, l’Afrique du Sud, l’Australie, l’Indonésie et le Chili.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, madame la directrice générale. Il est toujours intéressant d’entrer dans le détail du fonctionnement de l’État et de ses subdivisions fonctionnelles.

S’agissant de l’organisation administrative, une question de néophyte : pourquoi distinguer ressources minérales énergétiques et ressources minérales non énergétiques ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Il y a d’un côté le pétrole et le gaz, et de l’autre toutes les autres ressources minérales stratégiques. Ce sont deux typologies de ressources minérales différentes, et nous n’avons pas tellement de pétrole et de gaz sur notre sol. La DGALN est l’administration des mines : elle s’occupe de toutes les ressources minérales présentes sur notre sol, lesquelles sont plutôt de nature non énergétiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela n’explique pas pourquoi on fait une telle distinction entre les ressources minérales.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure – mais je n’ai pas dû me faire bien comprendre –, la DGALN s’occupe du sol. J’ai évoqué les ressources en eau, mais j’aurais pu vous parler également de la lutte contre l’étalement urbain et de l’objectif de zéro artificialisation nette, dont nous sommes également chargés. Il y a une cohérence très forte entre la question des ressources minérales stratégiques non énergétiques qui sont présentes dans notre sous-sol et les questions d’aménagement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le gaz et le pétrole sont aussi présents dans le sous-sol – pas forcément le nôtre, c’est vrai.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Oui, je vous parle effectivement de notre sous-sol. La réglementation des mines concerne l’exploitation du sous-sol, qui a des conséquences sur d’autres ressources, comme l’eau, et il y a aussi la question des paysages. À Échassières, la mine de lithium ne se verra pas : elle sera souterraine. D’autres mines, en revanche, se verront sûrement. Rouvrir des mines sur notre sol, comme nous allons le faire, c’est d’abord une question de projets de territoire, de ressources des territoires, de planification et d’urbanisme.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends parfaitement ce qu’implique une mine : je suis député d’une circonscription où on a fermé une des dernières mines de notre pays – toute activité n’y a pas encore cessé, mais l’exploitation minière est terminée. En revanche, je continue de ne pas comprendre la distinction qui est faite, du point de vue de l’administration, entre les ressources minérales énergétiques et les ressources minérales non énergétiques. Si on considère la façon dont on traite la question, dont on gère les conséquences sur le sol et les conjugaisons avec les autres intérêts environnementaux, je ne vois pas ce qui distingue les ressources minérales énergétiques et celles non énergétiques.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Nous n’avons ni pétrole ni gaz, ou très peu…

M. le président Raphaël Schellenberger. Ou nous avons fait le choix de ne pas les explorer.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. À l’inverse, nous avons des ressources minérales stratégiques non énergétiques conséquentes, qui entrent dans mon champ de responsabilité. Ma direction générale s’occupe de l’ensemble des ressources – la biodiversité, le sol et la maîtrise de l’espace, l’eau et le sous-sol –, ce qui est assez cohérent.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sauf en ce qui concerne les ressources énergétiques.

M. Brice Huet, adjoint de la directrice générale de l’aménagement, du logement et de la nature. Ce sont des marchés différents. L’un est régulé et l’autre non. Les réglementations sont différentes, de même que les flux. L’action de l’administration n’est donc pas du tout la même pour les ressources minérales non énergétiques qui sont présentes sur notre sol, même si ce n’est pas de façon pléthorique, et pour d’autres matières dont on ne dispose que peu. Il faut agir différemment.

M. le président Raphaël Schellenberger. D’accord. La loi « énergie et climat » incluait une réforme du code minier par ordonnances – vous m’arrêtez si je me trompe.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. En partie par ordonnances, en effet.

M. le président Raphaël Schellenberger. La petite musique, à l’époque, était qu’on y travaillait depuis dix ans et qu’on allait enfin aboutir. Comment ont évolué les enjeux et les objectifs de la réforme du code minier au cours de ces dix années ? J’ai le sentiment que l’évolution n’a pas été très linéaire.

M. Brice Huet. Les objectifs politiques n’ont pas changé au cours des dix années, mais il y a eu un momentum, lié aux différentes crises que vous connaissez, qui a permis d’inclure la réforme dans un projet de loi. C’était une question d’opportunité politique. Auparavant, le projet avait mûri et une proposition de loi avait fait un bout de parcours à la fin du mandat de François Hollande.

L’objectif était de sortir du statu quo en prévoyant plus de concertation, plus d’information des parties prenantes et une simplification des procédures tout en donnant aux pétitionnaires la capacité d’instaurer un dialogue dans le territoire où ils envisagent d’installer leur projet. Les procédures qui s’appliquent encore jusqu’au début de l’année prochaine, car la réforme entre en application avec un décalage temporel, conduisent à sélectionner les pétitionnaires selon des critères qui ne correspondent plus aux enjeux et aux exigences d’aujourd’hui. Les pétitionnaires sont retenus en fonction de critères de capacités techniques et économiques avant même d’avoir pu engager vraiment un dialogue pour construire le projet avec le territoire concerné. Les deux fondements de la réforme étaient l’accélération des procédures et l’acceptabilité des projets.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. La majorité des mines en activité jusque-là avaient été ouvertes au XIXe siècle. On n’avait pas vraiment connu de processus d’ouverture de mines au siècle dernier. Le projet de la réforme, depuis son démarrage, était de redonner un cadre juridique, ce qui était un point sensible. Les questions qui se posaient concernaient l’information, l’acceptabilité sociale et le rôle des élus, et il fallait aussi s’inscrire dans une logique de mines responsables : l’exploration minière et l’exploitation doivent prendre en compte la question de l’habitabilité de la planète, les conséquences environnementales et les conditions humaines d’exploitation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand la réflexion sur la réforme du code minier a-t-elle débuté au sein des services ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. C’était il y a dix ans, en 2012.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les objectifs étaient-ils alors les mêmes ? La logique suivie était-elle l’ouverture de nouvelles mines ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Oui, en tout cas pour l’administration en charge des mines, au regard de notre potentiel. Comme je vous l’ai dit, nous avions formulé dès 2018 des recommandations sur la nécessité de sécuriser nos approvisionnements.

M. le président Raphaël Schellenberger. D’accord, mais 2018, ce n’est pas 2012.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Ce que je veux dire, c’est que cela a été conforté par des rapports et différentes actions, mais nous poursuivons le même objectif depuis le début.

M. le président Raphaël Schellenberger. Depuis le début du projet de réforme du code minier, l’objectif était donc de rouvrir des mines en France ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Si on laissait les choses en l’état, on ne risquait pas de rouvrir des mines : c’était compliqué compte tenu de la législation. Par conséquent, oui.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à une autre question, même si elle sort peut-être du champ de notre commission d’enquête : sous quelle forme se présente le filon de lithium à Échassières ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Il est enchâssé dans la roche. Si vous allez à Échassières, ce que je vous recommande de faire, vous pourrez voir des carottes qui ont été extraites. C’est du granite et du mica, avec des zones un peu translucides. On va broyer la roche, séparer le lithium et d’autres substances, comme l’étain, pour les récupérer. Ce qui n’aura pas été utilisé sera réinjecté. Une usine faisant appel à une technologie totalement novatrice, ce qui nécessite des investissements industriels très importants de la part d’Imerys et une recherche technologique, permettront de produire une poudre de lithium.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est l’épaisseur du filon et à quelle profondeur se trouve-t-il ?

M. Brice Huet. Il est en forme de pain de sucre, à 1 000 mètres de profondeur.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Je pourrai vous montrer des photos après la réunion : Imerys a modélisé la mine. Cela ressemble à un gros pain de sucre souterrain.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et vous disiez que cela se trouve en dessous d’une autre mine.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Il y a une exploitation de kaolin. La nouvelle mine sera totalement souterraine : tout se passera dans le sol, jusqu’à 1 000 mètres de profondeur.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce sera souterrain de manière un peu fictive.

M. Brice Huet. Ce ne sera pas fictif : on ne creusera pas un grand trou. On ira vraiment en profondeur sans impact notable supplémentaire sur le terrain. C’est réellement une exploitation souterraine.

M. le président Raphaël Schellenberger. La mine permettrait de produire du lithium pour 700 000 batteries, mais le parc automobile français est composé d’environ 40 millions de véhicules.

M. Brice Huet. La comparaison est peut-être à réaliser non pas avec le parc automobile mais plutôt avec la production annuelle de véhicules : cela correspondra à environ 30 % des besoins, ce qui représente une part certes minoritaire mais énorme du point de vue de la réduction de notre dépendance.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. C’est important pour la transition bas-carbone. L’objectif qui a été annoncé est de produire un million de véhicules électriques avec une chaîne de valeur intégralement française. Grâce à cette mine, on pourra fabriquer des batteries pour 700 000 voitures.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit qu’une nouvelle stratégie d’acquisition de potentiels miniers hors des frontières nationales avait été mise en place à partir de 2020. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions à ce sujet ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Il y a eu un malentendu. Nous faisons depuis 2020 de l’acquisition de données sur notre sol, en commençant par le Massif central – on m’a annoncé la semaine dernière que les premières données récoltées étaient assez prometteuses. L’objectif est d’améliorer notre inventaire. La question des participations dans des mines à l’étranger relève du fonds Métaux, dont la création était une des propositions du rapport Varin et qui est un des trois sujets sur lesquels France 2030 nous permet de travailler. Nous sommes en train d’étudier les modalités de sélection du gestionnaire du fonds.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’est-ce qui a déclenché, en 2020, cette nouvelle stratégie ? Il semble qu’il y ait eu, dans une certaine mesure, un changement de cap.

M. Brice Huet. Sans aller jusqu’à parler de changement de cap, c’est un peu comme pour la réforme du code minier : il y avait des compétences et une volonté depuis de nombreuses années, mais l’actualité fait davantage ressortir certains sujets. Ainsi, la tension sur certaines chaînes de valeur se faisait déjà sentir avant la crise du covid, mais c’est à partir de là que le sujet est vraiment ressorti, à propos des semi-conducteurs, mais pas seulement. Ce fut pour nous, même si c’est malheureux, une opportunité pour accélérer la réforme du code minier, la sécurisation des approvisionnements à l’étranger et le recyclage, puisque nous soutenons aussi des projets dans ce domaine.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, nous avons réalisé en priorité entre 2012 et 2015, sur la base des données de l’inventaire minier de 1975-1991, des études sur 99 cibles minières, et nous avons également fait des études de potentialité concernant les résidus miniers. C’est à ce moment-là qu’on s’est dit, en interne, que nous avions besoin d’un programme ciblé d’acquisitions stratégiques en magnétisme et gamma-spectrométrie. Nous avons préparé cette demande pendant plusieurs années et nous avons engagé des discussions à la fois avec le BRGM et sur le plan budgétaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous semblez dire qu’il y a eu une forme de concomitance avec la prise de conscience liée aux chamboulements mondiaux qui se sont produits en 2020.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Oui, ils ont accéléré des arbitrages budgétaires sur des demandes et des projets que nous avions.

M. le président Raphaël Schellenberger. On nous a dit lors d’une précédente audition que le Comes, créé en 2011, ne s’était pas réuni très souvent et qu’il n’intéressait pas les foules. On l’aurait donc laissé vivoter, avant de créer, très récemment, une nouvelle instance.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Le Comes et l’Ofremi sont totalement différents. Le Comes permettait de réunir à la fois l’État, les différentes administrations, les opérateurs et la filière, de première et de deuxième transformation. En réalité, la prise de conscience des industriels, en particulier dans certaines filières, a été très tardive. Il y avait un intérêt du côté de l’administration des mines, des industries minières et d’un certain nombre d’opérateurs, mais l’appétence et la prise de conscience de certaines filières industrielles, qui ne se posaient pas la question de leur amont et de leur sécurisation, parce qu’on n’était pas, a priori, dans un monde d’incertitudes, ont été un peu longues à venir. L’Ofremi est un peu différent. Il existe aujourd’hui une vraie prise de conscience dans un certain nombre de filières industrielles.

M. le président Raphaël Schellenberger. Jusqu’à une période récente, la prise de conscience de l’administration et du Gouvernement, à l’origine de la création du Comes en 2011, n’était donc pas partagée.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. La prise de conscience était très partagée par l’industrie des mines et par l’industrie de première transformation, mais très peu par des filières industrielles acheteuses qui pouvaient accéder, très loin de notre territoire, à des produits à foison, très intéressants et sans problématiques de transport ou de coût.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit que la transition bas-carbone nécessiterait soixante métaux. Pouvez-vous nous donner davantage de détails sur les choix technologiques qui seront particulièrement gourmands si on se place sous l’angle de la pluralité des métaux utilisés ?

M. Brice Huet. On pourrait souhaiter orienter les choix technologiques pour avoir besoin du moins de métaux possible, mais je crois, malheureusement, que ce n’est pas entièrement entre nos mains. On observe plutôt une explosion de la diversité des besoins, et on ne peut pas se dire que choisissant telle solution plutôt qu’une autre on aurait besoin d’un quart de métaux en moins, par exemple.

M. Antoine Armand, rapporteur. Après l’inventaire minier des années 1970, du fait de la désindustrialisation, de l’ancienneté des mines existantes et de la faible probabilité d’en ouvrir de nouvelles à court terme, on est tombé, jusqu’au tout début des années 2010, dans une sorte de trou noir de la réflexion stratégique à propos de la disponibilité des minerais, puis on est entré, à partir des années 2010, et cela s’est concrétisé avec la création du Comes, dans une réflexion, nécessairement longue puisqu’il s’agit d’enjeux extrêmement complexes et délicats, sur les minerais dont on disposait et sur le lien entre leur disponibilité – éventuelle – et les opportunités en matière industrielle. Cette réflexion étant longue et complexe, ce n’est que récemment, en particulier grâce aux rapports que vous avez cités, qu’a pu se concrétiser une capacité à observer la situation, mais aussi et surtout à aller plus loin, en réenvisageant des activités d’exploitation. Ce résumé, par définition rapide et incomplet, est-il quand même à peu près juste ? Sinon, qu’ajouteriez-vous ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. C’est à peu près juste, à ceci près qu’on était là pour accompagner tous les industriels qui voulaient prendre de l’avance, qui avaient eu une prise de conscience. Ce qui est fait à Échassières est le fruit de travaux conduits avec Imerys depuis de nombreuses années – et les recherches technologiques ne sont pas encore totalement achevées pour la mine souterraine et l’usine. On ne faisait pas masse, en effet, ces dernières années, mais on était aux côtés des industriels qui voulaient agir et on suscitait ce genre d’initiatives.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment expliquez-vous la période creuse dans la réflexion, entre la fin des années 1970 ou peut-être le milieu des années 1980 et le début des années 2010, sur les opportunités et la sécurité d’approvisionnement ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. C’était assez vrai dans beaucoup de secteurs industriels : on avait un modèle, basé sur le pétrole et plus généralement les énergies fossiles, qui fonctionnait à pleine puissance et qui se caractérisait par une forme d’abondance, par des technologies et des coûts maîtrisés, mais aussi par une forme de progrès très important sur le plan social, en matière de travail et dans la vie quotidienne – les tâches ménagères étaient assez différentes pour la génération de ma grand-mère. Ce qu’ont apporté l’industrie et les énergies fossiles a sûrement éclipsé certaines perspectives, notamment notre connexion, si je puis dire, à nos ressources naturelles, et pas seulement minérales. Nous nous occupons, à la DGALN, je l’ai déjà indiqué, de toutes les ressources, ainsi que de l’aménagement, du logement, des activités industrielles et du cadre de vie, notre objectif étant d’aboutir à des réimplantations, de façon territorialisée et, le plus possible, avec des circuits courts et une économie circulaire, alors que ce n’était pas nécessairement le modèle suivi au siècle dernier.

M. Antoine Armand, rapporteur. Après cette prise de conscience progressive, quel devrait être le prochain étage de la fusée ? D’autres interlocuteurs nous ont dit que l’on pourrait aller plus loin dans l’identification des ressources, par exemple au moyen d’un nouvel inventaire minier. Voyez-vous d’autres options, d’autres outils, d’autres perspectives ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Il faut, en premier lieu, que nous puissions connaître notre potentiel, afin de pouvoir extraire des ressources minérales de notre sous-sol. Il convient, par ailleurs, de développer davantage les technologies et les investissements en matière de recyclage. Je vous ai également parlé du fonds Métaux : comme nous n’avons pas dans notre sol toutes les ressources dont nous avons besoin, il faut travailler sur la manière dont on s’organise pour sécuriser la chaîne d’approvisionnement, en nouant des partenariats et en réalisant des acquisitions – c’est assez prioritaire.

Je vous ai dit que nous avions commencé une première série de relevés et d’analyses dans le Massif central, mais beaucoup d’autres régions sont également concernées. Il faut agir très vite et très fort dans ce domaine.

J’ajoute qu’on travaille, pour les sécuriser, sur la structuration des chaînes de valeur dans le cadre des appels à projets de France 2030, du lithium, du nickel et du cobalt à la batterie, de l’extraction des matières premières au recyclage.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous semblez dire que cette approche, notamment suivie dans le cadre de France 2030, est relativement nouvelle, du point de vue de la démarche en tant que telle et des politiques publiques qui sont menées.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. France 2030 est un projet de réindustrialisation. Il est vrai qu’on n’avait pas forcément eu de grands programmes et de grands investissements en matière de réindustrialisation ces dernières décennies. En tout cas, c’est un sujet dont je me suis vraiment emparée dès que je suis arrivée à mon poste, dont j’ai tout de suite saisi l’importance et que je suis à mon niveau. Il n’était pas question que les mines ne soient pas sur la photo de France 2030, et je me suis également battue pour qu’il y ait le bâtiment, l’aménagement, la ville et les territoires. L’activité minière, c’est un peu moins « waouh » que l’avion vert et l’hydrogène, mais pour moi c’était très important.

M. Antoine Armand, rapporteur. Peut-on dire, pour revenir sur une précédente série de questions, que la ligne de partage, un peu floue, entre les ressources énergétiques et les ressources non énergétiques est celle qui sépare le national et l’international ? En vous écoutant, on pourrait avoir l’impression que la question des ressources présentes sur notre sol, c’est-à-dire dont nous disposons, et de la manière dont ces ressources peuvent répondre, ou non, à nos besoins en matière d’approvisionnement est de votre ressort, mais que la question de la sécurité d’approvisionnement pour les ressources, y compris minières, qui ne sont pas disponibles sur notre sol – et qui, même si nous avions un inventaire tout à fait complet, ne seraient toujours pas disponibles en France – relève plutôt de la direction générale des entreprises ou d’autres structures. Est-ce exact et, dans ce cas, est-ce problématique ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. J’ai essayé de vous expliquer que ce n’était pas forcément problématique et que, de mon point de vue, cela n’avait pas entraîné de retard. Cela ne nous a pas empêchés de franchir, au cours des dix dernières années, un certain nombre d’étapes, et nous travaillons en interministériel.

Cela dit, les filières industrielles, en aval, n’ont pas forcément une « culture » – je le dis avec des guillemets – de la mine et de l’approvisionnement primaire. Il existe peut-être actuellement un choc et une prise de conscience, mais il est probable qu’il y aura de nouveau, dans une vingtaine ou une trentaine d’années, quand on aura sécurisé la question et changé totalement de modèle, une distance entre l’amont, la ressource minérale, et l’aval.

Je ne vois pas forcément les limites de notre organisation. Ce n’est pas une question d’international ou de national : les ressources minérales énergétiques ont été rattachées à la direction qui est en charge de la politique énergétique du pays ; les ressources minérales non énergétiques servent à la transition bas-carbone, mais ce sont aussi des sujets industriels dans un sens plus large –  je pourrais vous parler, par exemple, de la diatomite, qui a des utilisations en matière de filtrage et en santé. Nous avons une compétence multisectorielle.

La mine, je le redis, n’est pas délocalisable, et c’est avant tout un sujet territorial. J’assume l’idée que sa place est au sein du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, à la DGALN, plutôt qu’au sein du ministère de l’industrie, à la DGE. Avant d’être un sujet industriel, c’est une question de ressources et un enjeu territorial. La rencontre avec les industriels, par ailleurs, est fondamentale – c’est un sujet sur lequel nous travaillons depuis de nombreuses années.

M. Brice Huet. La question de l’acceptabilité est un trait d’union très important entre l’action de la DGALN et celle de la DGE. Il faut, en outre, garantir que les approvisionnements sont durables, soit à partir de notre sol soit depuis l’étranger : il existe aussi une vraie complémentarité de ce point de vue.

M. Antoine Armand, rapporteur. S’agissant de la sécurité des approvisionnements et de notre capacité à penser l’intégralité du cycle, j’ai l’impression, mais vous m’arrêterez si je me trompe, qu’on a davantage raisonné en termes d’opportunités économiques qu’en termes de sécurité d’approvisionnement au cours des dernières décennies.

L’une de vos missions cardinales, selon le document que vous nous avez remis, est d’assurer la disponibilité et la qualité des ressources. Comment cela se traduit-il dans votre organigramme ? Sauf erreur de ma part, on ne retrouve cette mission dans le nom d’aucune sous-direction.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. C’est la sous-direction de la protection et de la gestion de l’eau, des ressources minérales et des écosystèmes aquatiques qui s’en occupe.

M. Antoine Armand, rapporteur. La mission consistant à assurer la disponibilité et la qualité des ressources porte aussi bien sur l’eau que sur le lithium ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Oui, c’est bien cela.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’entends le besoin de traiter au sein d’une même direction les questions relatives à la protection des écosystèmes, à l’aménagement du territoire, à la disponibilité des ressources et aux capacités de production. Néanmoins, sans être exagérément pessimiste, si nous examinons un projet de loi visant à accélérer la production d’énergies renouvelables, c’est que le retard pris dans ce domaine sur notre sol, ces dernières années, n’est pas complètement étranger, me semble-t-il, à la difficulté de produire de l’acceptabilité sociale et de protéger les écosystèmes. Comment gérez-vous, au quotidien, la conflictualité normative et sociale qui peut exister en ce qui concerne la gestion des nouvelles énergies, les conflits d’usages entre le foncier agricole, l’objectif de zéro artificialisation nette, le besoin de construction et la question du cadre de vie, qui relèvent aussi de vos attributions ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Nous produisons un cadre et une réglementation pour permettre la conciliation des usages. Cela passe notamment par la planification et les documents d’urbanisme, qui organisent la maîtrise de l’espace, selon la qualité des sols, lesquels peuvent être agricoles, forestiers, naturels ou déjà aménagés, et la localisation par rapport aux infrastructures de transport. Une conciliation est possible, mais tout dépend des projets, de la volonté politique et des élus. En effet, pour quasiment tous les sujets dont nous traitons, les compétences sont décentralisées.

Il arrive que des projets ne voient pas le jour pour des raisons de portage ou d’acceptabilité dans les territoires. Notre travail est de rendre possible, grâce à l’existence d’un cadre, une conciliation. De nombreux territoires savent l’organiser, mais il y en a aussi beaucoup qui ne savent pas le faire. Pour aboutir, il faut une rencontre entre un projet de qualité, une volonté politique, des investissements, publics ou venant d’industriels, et une concertation bien menée. Une volonté de faire collective peut manquer, mais ce n’est pas le cadre réglementaire ou normatif qui l’empêche d’exister.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre direction générale a une compétence très large en matière de planification, d’aménagement de l’espace, mais elle n’a pas de fonction de planification, celle-ci étant plutôt décentralisée. Vous êtes, en fin de compte, une sorte de Datar – Délégation à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale – sans mission de planification.

M. Brice Huet. La quasi-intégralité des sujets, qu’il s’agisse de gestion de l’eau, de biodiversité, d’aménagement, d’urbanisme ou de logement social, correspondent à des compétences des collectivités territoriales, à l’exception des mines, lesquelles relèvent de l’État.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Nous avons néanmoins compétence pour les stratégies et les trajectoires nationales. Ce sont ensuite les exercices de planification au niveau local qui contribuent à les atteindre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Par rapport à ce que faisait la Datar, vieille administration qui disposait de très fortes capacités pour planifier, pour amener l’action dans les territoires, on a renversé le paradigme : aujourd’hui, c’est la libre administration des collectivités territoriales qui prévaut. Les projets émanent plutôt des territoires, et vous les accompagnez avec les moyens de votre direction générale, notamment grâce à un cadre réglementaire.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. On essaie quand même de consolider les trajectoires. S’agissant de la zéro artificialisation nette, il faut que chaque territoire contribue à atteindre le jalon prévu en 2031 et l’objectif pour 2050. Nous avons à vérifier la consolidation de l’ensemble.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour ce qui est des ressources minières, comment conjuguez-vous votre fonction de planification, dont on comprend bien la nécessité, notamment du fait des enjeux de souveraineté et de maîtrise des filières, avec le paradigme de notre temps, qui est l’initiative locale pour l’émergence des projets ?

M. Brice Huet. Revenons à l’exemple d’Échassières. Nous ne choisissons pas les ressources présentes sur notre sol, mais nous pouvons accompagner les territoires, au niveau des porteurs de projets, des services de l’État et des collectivités, pour faire aboutir les projets qui nous paraissent stratégiques. Le lithium étant stratégique, nous nous sommes mis en ordre de marche, dans le cadre d’une task force, pour que le projet aboutisse. C’est là que réside notre capacité d’action.

M. le président Raphaël Schellenberger. Par conséquent, vous accompagnez, après avoir identifié ou créé un intérêt.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Nous accompagnons toute initiative industrielle, en essayant de faire en sorte qu’il y ait une rencontre entre elle, l’identification d’un gisement, déjà connu, et l’acceptabilité territoriale. À Échassières, tous les élus soutenaient la démarche. Dans d’autres cas, en revanche, ils ne sont pas volontaires. Il faut arriver à persuader ou, en tout cas, à nouer des alliances pour faire aboutir certains projets.

M. Francis Dubois (LR). Je voudrais revenir sur l’acquisition de données dans le domaine minier. Le BRGM, que nous avons entendu, reconnaît notre richesse sur ce plan – c’est même l’une des plus importantes d’Europe –, en particulier dans le Massif central et en Bretagne. Il faut relancer l’industrie minière pour assurer notre résilience, notamment en ce qui concerne les métaux, compte tenu du choix politique de favoriser le tout-électrique pour les véhicules. Actuellement, le lithium et le cobalt font l’objet d’importations en provenance de pays pauvres où on ne se gêne pas pour faire travailler des enfants dans les mines, quasiment sous forme de travail forcé, afin de réduire les coûts. Vous avez dit que les compétences étaient partagées avec le ministère de l’industrie, mais qu’il s’agissait plutôt d’aménagement du territoire, ce qui fait que la question relevait davantage du ministère dont vous dépendez. Faut-il davantage de synergies ? De quoi manque-t-on pour parvenir à relancer l’industrie minière ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. On a tout mis en place pour que des mines rouvrent, mais la question qui se posait, jusque très récemment, était celle de la volonté industrielle, c’est-à-dire que l’industrie en aval n’était pas forcément intéressée par l’achat de produits de première transformation au coût qu’on pouvait lui proposer. L’activité minière n’était pas nécessairement rentable sur notre territoire au cours des cinquante dernières années.

Néanmoins, nous avons tout fait pour ne pas perdre l’activité existante et pour garder la connaissance des gisements. Nous travaillons depuis des années avec le BRGM, nous avons réformé le code minier, et l’Ofremi vient de naître. Nous sommes prêts et la rentabilité est de nouveau là.

Comme on a ouvert très peu de mines au XXe siècle, il y a aussi une question sociétale qui se pose. Je pousse pour qu’on mène une action pédagogique auprès des Français, des citoyens, afin d’expliquer ce qu’est une mine et le fait que, derrière la réindustrialisation, se trouve l’activité minière. Je considérais, comme je vous l’ai dit, qu’il était important que les mines soient sur « la photo de la France industrielle de 2030 ».

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous avez dit qu’il n’y avait pas eu d’ouverture de mines, ou quasiment pas, au XXe siècle, ce qui est vrai. Des mines d’uranium avaient certes ouvert, mais elles ont fermé, voire mal fermé. Ma première question porte donc sur la protection et la réglementation de l’exploitation des mines, y compris les anciennes.

Que pensez-vous du scénario négaMat, adossé au scénario négaWatt, relatif à la transition énergétique ? La question des matériaux dont nous allons avoir besoin pour la transition énergétique est essentielle.

Puisque les forêts et le bois sont également placés sous votre égide, avez-vous pu modéliser la quantité de matériaux et de ressources nécessaires, sur ce plan, pour atteindre nos objectifs en matière de rénovation des bâtiments ? Les rénovations qui sont menées, y compris en application de la réglementation thermique, font souvent appel à des matériaux carbonés, comme le polystyrène. Nous avons pourtant des ressources forestières en France, même si elles sont souvent privées. Il faut développer cette filière économique, d’importance stratégique. Des conflits d’usages concernant la forêt sont possibles, mais il existe aussi une complémentarité entre le bois-énergie, les puits de carbone et les matériaux renouvelables pour les bâtiments neufs et les rénovations.

Le sable, qui a de multiples usages, aussi bien pour la production de béton que dans l’agriculture – les maraîchers en utilisent beaucoup pour la culture de la carotte ou encore de la mâche –, fait l’objet de tensions, notamment dans mon département, la Loire-Atlantique. Aurons-nous des ressources suffisantes ?

La même question se pose en matière d’eau, notamment compte tenu des projets de nouveaux réacteurs nucléaires. La situation devient très critique pour l’agriculture et les conflits d’usages vont se multiplier. On a constaté des tensions concernant l’hydroélectricité, avec la baisse du débit des cours d’eau, et le refroidissement des centrales nucléaires – de nombreuses dérogations ont été accordées en la matière.

M. Brice Huet. En ce qui concerne la ressource en eau, un travail a été lancé par le Gouvernement en vue de mettre en œuvre les objectifs de réduction des prélèvements qui ont été fixés dans le cadre des assises de l’eau et du Varenne de l’eau – c’était d’ailleurs le premier travail engagé à la suite de l’installation du Secrétariat général à la planification écologique. L’eau est, en effet, une ressource dont on va beaucoup manquer dans les années à venir. À l’horizon 2050, certains territoires n’auront plus que la moitié de l’eau qu’ils utilisent aujourd’hui. Il faut donc créer, ou recréer, une véritable gouvernance à propos des usages et du partage de l’eau dans la filière énergétique, la filière agricole ou tout simplement pour les usages quotidiens. Des solutions sont envisagées, notamment des retenues d’eau, mais il faut s’assurer qu’elles conviennent – on peut aussi utiliser les forces de la nature et le stockage naturel dans les nappes phréatiques. Nous avons devant nous un chantier important.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Nous avons lancé avec l’INRAE, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, et le BRGM le programme Explore, qui vise à élaborer des prévisions et des scénarios pour la ressource en eau. Selon les projections pour 2050, le quart sud-est du pays ne pourra plus répondre à la moitié de la demande actuelle.

M. Brice Huet. Pour ce qui est du sable, autre ressource essentielle, notamment en matière d’aménagement et de construction, un travail est en cours, sous l’égide des préfets, avec l’ensemble des services déconcentrés et tous les partenaires concernés, au sujet des schémas régionaux des carrières, qui permettent de mettre en regard les besoins des territoires et les opportunités qu’ils recèlent, mais aussi d’identifier toutes les zones à éviter, notamment celles qui comportent des hotspots de biodiversité, des zones riches en espèces, sachant qu’on prélève chaque année plus de 120 millions de tonnes de granulats sur notre territoire.

Il y a effectivement une articulation très importante entre la question des ressources forestières et les politiques relatives à la qualité de la construction. C’est pour cette raison que nous avons pu obtenir l’inscription de la forêt au sein du plan France 2030. Nous avons beaucoup parlé des mines, mais une enveloppe est également consacrée au renouvellement forestier.

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Nous nous sommes fortement impliqués, et beaucoup battus pour que la forêt et le bois soient aussi sur la « photo de France 2030 ». L’investissement qui va être fait pour le renouvellement forestier est fondamental, qu’il s’agisse des puits de carbone, de l’aménagement du territoire, de la biodiversité ou des usages récréatifs des forêts. C’est un investissement énorme et une vraie question de réindustrialisation pour l’ensemble de la filière, à la fois de bois-énergie et de bois-construction.

M. Brice Huet. En ce qui concerne négaMat, nous n’avons pas connaissance du scénario que vous avez évoqué, mais nous pourrons revenir vers vous. Quant à l’après-mine, c’est une compétence de la direction générale de la prévention des risques : nous vous invitons à vous adresser à elle sur ce point.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Et qu’en est-il de la filière de la rénovation ?

Mme Stéphanie Dupuy-Lyon. Un travail a été mené sur ce sujet, mais je n’ai pas les éléments en tête. Je vais interroger le délégué ministériel forêt-bois, qui est placé auprès de ma direction générale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous pourrez adresser des compléments au secrétariat de la commission d’enquête, qui les fera suivre.

Il me reste à vous remercier pour votre disponibilité et la précision de vos réponses.

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19.   Audition de M. François Jacq, Administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de M. Philippe Stohr, Directeur des énergies (7 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous recevons cet après-midi M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et M. Philippe Stohr, directeur des énergies du CEA.

Monsieur Jacq, le rapporteur vous a préalablement envoyé un questionnaire afin de guider votre propos liminaire. Vous êtes en fonctions depuis 2018. Nous avons déjà entendu trois de vos prédécesseurs, mais, par la force des choses, la période 2003-2014 n'a pu être explorée ; nous serions donc intéressés aussi par votre regard sur cette période.

En dépit d’une diversification des activités du CEA engagée depuis une vingtaine d'années, le nucléaire semble occuper encore une place déterminante dans ses travaux. Le confirmez-vous ? La filière attire-t-elle toujours autant de talents ? Quels facteurs influent sur l'attractivité de la filière ?

Les réacteurs de quatrième génération ont-ils un avenir en France et dans le monde ? Que recouvre précisément le « nouveau nucléaire », auquel vient d’être dédiée une délégation de programme interministérielle ? Dans quelle mesure les prescriptions édictées en matière de sûreté et de sécurité nucléaires ont-elles amélioré les caractéristiques des centrales ? Ces améliorations portent-elles sur la seule sécurité des installations ou également sur leur productivité, leur disponibilité et leur rentabilité ? Quelles activités de recherche le CEA consacre-t-il aux combustibles, aux déchets et au démantèlement ? Autant de questions que nous avons déjà abordées avec vos prédécesseurs mais qui reçoivent des réponses assez différentes suivant la période.

Avant de vous laisser la parole, il me revient, en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Jacq et M. Philippe Stohr prêtent successivement serment.)

M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Comme vous l’avez suggéré, je me fonderai, dans mon propos liminaire, sur le questionnaire qui m’a été envoyé par le rapporteur. J’en traiterai une partie, afin de brosser un panorama général du CEA et de planter le décor avant de répondre de manière plus détaillée aux questions de la commission. Cela signifie que je n’aborderai pas dans cette introduction les points que vous venez d’évoquer, monsieur le président. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.

Le CEA est un établissement public à caractère industriel et commercial créé en 1945. Ses salariés relèvent du droit privé, et non de la fonction publique. Il fait partie de l’association European of Research and Technology Organizations (RTO), dont j’ai le privilège d'être le vice-président et qui compte parmi ses membres des institutions telles que le centre de recherche technique finlandais Teknologian tutkimuskeskus (VTT), au profil similaire. Ces organismes font le pont entre la recherche amont et les déploiements industriels, en étant à l’écoute des grandes questions de société et des attentes des industriels. Les homologues du CEA à l’étranger sont, outre le VTT, l'Institut de microélectronique et composants (Imec) en Belgique, la Fraunhofer-Gesellschaft en Allemagne, le Department of Energy aux États-Unis et des instituts comparables en Suède, au Danemark, au Japon ou à Taïwan, qui essaient d’assurer la convergence entre la science, la technologie et l’industrie.

Les activités du CEA reposent sur cinq piliers : l’énergie et le climat – Valérie Masson-Delmotte fait partie de ses salariés ; le numérique, de la microélectronique au logiciel ; la santé, d’abord en relation avec le nucléaire, puis de manière plus diversifiée ; la dissuasion ; la recherche fondamentale sur les thématiques de l’énergie, du climat et de la santé, en liaison avec le monde académique.

Y a-t-il eu diversification des activités du CEA ? Je n’en suis pas certain. Je pense plutôt que la manière dont elles se sont développées répond à une logique profonde. Je vais vous en donner une illustration. Le CEA est une organisation à vocation technologique initialement dévolue au nucléaire. Dans les années 1950, le futur prix Nobel de physique, Louis Néel, étudie à Grenoble le magnétisme. Pour ce faire, il a besoin de neutrons. Il se tourne donc vers le CEA pour que celui-ci lui fournisse ce qu’on appelait à l’époque une pile, c’est-à-dire un réacteur. C’est ainsi qu’est créé le Centre d'études nucléaires de Grenoble, autour duquel va se développer un service d'électronique extrêmement avancée qui deviendra le laboratoire d'électronique et de technologie de l'information (Leti), qui compte aujourd’hui parmi les leaders de la microélectronique dans le monde. Tout cela est donc cohérent.

Le nucléaire civil représente 40 % des activités du CEA ; le reste se partage entre le numérique, la santé et la recherche fondamentale – la dissuasion étant un univers à part.

Quel est le contexte énergétique à mon entrée en fonctions – étant précisé que je ne pense pas qu’il ait beaucoup changé, nonobstant l’épidémie de covid et la guerre en Ukraine ? Il y a vingt à trente ans, deux questions principales se posaient : la sécurité de l'approvisionnement et le coût ; il fallait avoir de l’énergie et qu’elle soit bon marché. Est venu s’ajouter un troisième impératif, relatif au climat et à la décarbonation. Toute la problématique énergétique est contenue dans ce triptyque, étant entendu que le dosage entre ces différentes préoccupations varie avec le temps. Par exemple, quand, aujourd’hui, on redémarre des centrales à charbon, on est animé par la préoccupation de la sécurité d'approvisionnement plutôt que par la préoccupation climatique, ce qui n’était pas forcément le cas il y a deux ans. Néanmoins, quand, en 2018, j'ai été auditionné par vos collègues préalablement à ma nomination, ces trois préoccupations existaient déjà.

Quelles sont les grandes tendances ? Il y a d’abord la nécessité de mobiliser toutes les énergies décarbonnées possibles pour faire face aux échéances de 2030 et 2050 en matière de climat, sachant que cela permet aussi de renforcer la sécurité d'approvisionnement et de minimiser les coûts. Ensuite, pour décarboner les usages, on a besoin d'électrification – c’est une tendance mondiale. Certains usages industriels seront toutefois difficiles à décarboner parce qu'ils ont besoin de fortes températures et ne peuvent être électrifiés ; il faut donc apprendre à produire de la chaleur par des moyens décarbonés. Enfin, les systèmes énergétiques et les réseaux électriques sont appelés à évoluer. Le grand réseau centralisé va probablement laisser la place à des formes d’organisation locales ; cela permettra aux citoyens de se mobiliser tout en accroissant la résilience des réseaux, notamment face aux phénomènes climatiques. À ces facteurs, qui étaient déjà connus en 2018 et inclus dans le diagnostic, s’est ajoutée la crise de la globalisation liée à l’épidémie de covid et à la guerre en Ukraine. On s’est aperçu que tout n’était pas accessible, qu’on dépendait d’un certain nombre de pays et qu’on avait besoin de recherche et d'innovation pour proposer des solutions.

Comment relever ces défis ? Ce que j’avais déclaré lors de mon audition en 2018, c’est que nous devions, non pas opposer les différentes formes d'énergie, mais proposer une vision intégrée, en examinant comment les diverses formes d'énergie pouvaient coopérer et comment les problèmes de stockage, de réseau et de technologies associées que cela soulève pouvaient être résolus. C’est pourquoi nous avons décidé de créer une direction des énergies afin que tous les spécialistes de l'énergie au sein du CEA puissent travailler ensemble. Nous avons en outre essayé d’élargir la gamme du nucléaire, en mettant l'accent sur les réacteurs de petite puissance, les petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors ou SMR) et les réacteurs modulaires avancés (Advanced Modular Reactors ou AMR), pour répondre aux nouveaux besoins en matière de configuration du réseau électrique et d’utilisation de la chaleur. Si la question revêt désormais une certaine urgence du fait de la guerre, ces grandes tendances étaient présentes dès 2018.

Qu’est-ce que la souveraineté ? Selon le Larousse, il s’agit du « pouvoir suprême reconnu à l'État, qui implique l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l'ordre international où il n'est limité que par ses propres engagements (souveraineté externe) ». Le même dictionnaire nous apprend que le mot est synonyme d'indépendance ou d'autonomie. Par conséquent, il me semble que la souveraineté énergétique n’existe pas – et je crois que Jean-Marc Jancovici vous a dit à peu près la même chose. Cela supposerait en effet une autonomie totale, une autarcie. Or le seul moment où l'autonomie et l'indépendance ont pu véritablement exister, c’était il y a des centaines de milliers d'années, lorsque les Homo sapiens vivaient en tout petits groupes dont la sphère d’influence ne dépassait pas les quatre-vingts kilomètres et qui n’étaient pas connectés entre eux. Dès lors qu’il y a du commerce ou des échanges, on s’inscrit dans une forme de dépendance.

Le secteur de l’énergie en offre une illustration frappante. Fin 2020, nous consommions 1 600 térawattheures, à raison de 700 de pétrole, 300 de gaz, 400 d'électricité – dont 350 d’origine nucléaire – et 165 d'énergie thermique renouvelable. Des dépendances, nous en avons donc. Le problème est plutôt de savoir les identifier, les anticiper, les maîtriser et les pallier. Est-ce le rôle du CEA ? Je le pense, et cela dans tous ses domaines d'activité. Par exemple, lorsque le CEA développe la microélectronique et qu’il crée Soitec, leader mondial d'une technologie clé pour l’industriel STMicroelectronics, cela permet à la France de ne pas dépendre de pays comme Taïwan et de disposer de ressources technologiques en vue d’acquérir, sinon son indépendance, du moins une relative maîtrise de son destin.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous n’avez pas la même perception de l'indépendance et de la souveraineté que vos prédécesseurs. Si tout le monde semble convenir que l'indépendance énergétique est un mirage, pour ce qui est de la souveraineté, certains croient à la possibilité de diversifier les circuits d’approvisionnement de sorte que la dépendance soit davantage choisie et mieux maîtrisée.

Comment envisagez-vous le cycle du combustible nucléaire ?

M. François Jacq. Accordons-nous pour commencer sur ce qu’on entend par « cycle ».

Au départ, on a besoin de matière première, à commencer par de l’uranium, que l’on va transformer et enrichir pour en faire des combustibles, qui seront utilisés dans les réacteurs. C’est ce qu'on appelle l’amont du cycle.

On décharge ensuite ces combustibles et on les entrepose. Il existe diverses options suivant les pays. Soit on les laisse en entreposage en vue d'une solution définitive, qui pourrait être le stockage – c'est la politique des États-Unis ; le cycle est alors complètement ouvert. Soit on récupère le combustible pour le retraiter en vue d’une réutilisation des matières qu’il contient. C’est ce qu'on appelle l’aval du cycle.

Le premier enjeu, c’est donc de se procurer du minerai. Depuis la fermeture des mines françaises, nous nous approvisionnons en uranium à l'étranger : au Niger, au Canada, au Kazakhstan, etc., étant entendu qu’on n’a pas vraiment le choix de la localisation des mines. C’est Orano Mining qui est chargée en France de gérer de la manière la plus avisée possible le portefeuille de gisements miniers en essayant de trouver un équilibre entre les pays et entre les conditions d'exploitation, de sorte que nous obtenions de l'uranium. Depuis des années, elle le fait fort bien et il n’y a guère de risque ni de pénurie : en l’état des réacteurs, les réserves mondiales d'uranium accessibles assureraient 130 à 135 années de fonctionnement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors d’une précédente audition, on nous a signalé qu’on dénombrait près de 200 nouveaux projets nucléaires dans le monde. Cela peut-il changer la donne ?

M. François Jacq. On compte aujourd’hui quelque 450 réacteurs en fonctionnement dans le monde. Parmi eux, un certain nombre, vieillissants, vont fermer ; et tous les projets ne se réaliseront peut-être pas. On ne sait donc pas à combien s’élèvera la croissance nette du nombre de réacteurs. Il convient de rester prudent.

Quand bien même les 200 projets verraient rapidement le jour, on pourrait compter sur 90 années de fonctionnement – ce n’est pas moi qui le dis, c’est ce qui est écrit dans le Livre rouge de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) et de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Une fois le minerai obtenu, il faut le transformer. La technologie est maîtrisée par Orano. Il faut la faire évoluer, mais cela ne pose pas de difficultés autres qu'industrielles.

L’étape suivante est celle de l'enrichissement. On possède aussi cette compétence en France, à l'usine Georges-Besse II, exploitée par Orano. Cela nous distingue des États-Unis, qui dépendent pour une grande part dans ce domaine de la Russie – ce qui explique qu'il n’y ait pas beaucoup de sanctions dans ce secteur.

On passe ensuite à la fabrication des combustibles. On peut faire appel à divers fabricants : EDF, par exemple, s'approvisionne tant chez Framatome que chez Westinghouse. Néanmoins, nous maîtrisons la technologie en France.

La question de la taxonomie européenne soulève celle du combustible ATF (Accident Tolerant Fuel), qui serait plus robuste en cas d'accident. Des recherches sont en cours. C’est un élément sur lequel nous travaillons pour préparer l’avenir, en liaison bien entendu avec les industriels.

J’en viens à l’aval du cycle. Il existe aujourd'hui deux voies. La première est celle du cycle ouvert, choisie, entre autres, par les États-Unis. L’autre, que nous avons retenue, est celle du recyclage, assuré en France par Orano à La Hague et dans l’usine Melox. On retraite le combustible UOX, à base d'uranium, pour séparer le plutonium et l'uranium de retraitement des produits de fission et des actinides mineurs, lesquels sont vitrifiés et traités comme des déchets. Le plutonium extrait est réutilisé dans un combustible appelé MOX, qui est fabriqué dans l'usine Melox et est utilisé, de manière optimale, dans les réacteurs du palier 900 du parc. Les combustibles MOX une fois utilisés ne pouvant être, à ce jour, retraités, ils sont ensuite entreposés. Le cycle est donc partiellement fermé.

Faut-il le fermer complètement ? Là encore, il faut savoir ce qu’on entend par là. Penser qu’un cycle fermé ne produirait pas de déchets est scientifiquement absurde – c’est un ancien gestionnaire de déchets qui le dit. En revanche, on pourrait essayer de retraiter le combustible MOX pour en récupérer la matière et utiliser celle-ci dans de nouveaux combustibles. La solution idéale consiste à utiliser des réacteurs à neutrons rapides (RNR), capables de mieux utiliser la matière, en particulier l’uranium appauvri, les isotopes fertiles de l'uranium et le plutonium : c'est ce qu'on a appelé des « surgénérateurs », comme Phénix et Superphénix. C’est l'horizon privilégié à ce jour par la politique nucléaire française.

Fermer le cycle permet en effet de réduire la dépendance aux importations d'uranium et de développer une forme de recyclage, même si chaque cycle produit une certaine quantité de déchets de nature à être stockés en profondeur.

Cela pose néanmoins un certain nombre de problèmes. Il faudra, d’une part, disposer de réacteurs à neutrons rapides, d’autre part, avoir la capacité d’assurer le fonctionnement du cycle, car cela suppose de manipuler dix fois plus de plutonium qu’aujourd’hui et les matières réutilisées présenteront des défauts ou des impuretés radiologiques qui empêcheront la production du combustible en boîtes à gants, comme c’est le cas à Melox ; il faudra utiliser des chaînes blindées. Toutes ces installations, à ce jour, n'existent pas.

J'y insiste parce que si l’on parle beaucoup des réacteurs, on ne parle jamais du cycle, ce qui n’est guère cohérent puisque si l’on veut fabriquer de tels réacteurs, c’est pour fermer le cycle. D’ailleurs, dans un rapport qu’elle vient de publier à la demande du Congrès, l'Académie nationale des sciences des États-Unis fait exactement la même remarque.

Cela m’amène à la politique que nous menons depuis 2018. Nous disposions en France d’une grande compétence en matière de réacteurs à neutrons rapides, grâce à Rapsodie, Phénix et Superphénix. À la fin des années 2000 a été lancé le projet Astrid, dont l’objectif était de livrer, non pas un réacteur, mais un avant-projet afin de décider si l’on réalisait ou non un prototype de RNR d’une puissance de 600 mégawatts qui se serait inscrit dans la logique de fermeture du cycle. L'avant-projet a été mené à son terme et les données techniques ont été produites. En 2018-2019, on a considéré, sur cette base, qu’il n’était pas pertinent de se lancer immédiatement dans la construction d’un prototype.

Pourquoi ? Tant que nous avons de la matière nucléaire, il n’y a aucune urgence à se doter de réacteurs à neutrons rapides, car il n’est pas prouvé, à ce jour, qu’ils permettront de produire de l'électricité à un coût inférieur ; au contraire : comme l'investissement est de 50 % supérieur, l’électricité sera plus chère. Or les stocks d'uranium sont suffisants pour permettre le lancement, la poursuite ou la relance de programmes de construction de réacteurs classiques d’une durée de vie de soixante à quatre-vingts ans, ce qui nous mène à la fin du siècle – je vous renvoie aux divers rapports produits à travers le monde sur le sujet. Bref, à l’heure actuelle, la rentabilité économique de la filière à neutrons rapides n’est pas assurée, surtout dans le format indiqué de 600 MW. En outre, les recherches menées entre 2009 et 2018 ont très majoritairement porté sur le réacteur, et non sur le cycle. Cette question n’a pas été travaillée.

Du coup, une autre stratégie a été proposée pour atteindre l'horizon d’une fermeture du cycle : elle consiste à avancer pas à pas. Commençons par essayer de retraiter le combustible MOX et de recycler la matière extraite dans les réacteurs à eau pressurisée (REP) actuels – ce que l’on appelle le multirecyclage en REP. Cela nous apprendra beaucoup de choses sur le cycle, qui est le point faible du programme. Nous pourrons ensuite passer au cycle fermé avec des réacteurs à neutrons rapides.

On rejoint là la question du « nouveau nucléaire » évoquée par le président Schellenberger. Une partie du programme porte en effet sur la conception de réacteurs nucléaires dits innovants, c'est-à-dire de petits réacteurs susceptibles de produire de la chaleur ou pouvant être utilisés de manière combinée. Or on peut se demander si ce travail ne permettrait pas de perfectionner aussi la technologie des réacteurs à neutrons rapides, mieux en tout cas qu’en utilisant un prototype de réacteur à grande puissance. C’est d’ailleurs ce qui semble se passer à l’échelle internationale, puisqu’on recense de par le monde près de quatre-vingts projets de SMR, dont la moitié très innovants.

Et si l’on veut être futuriste, l’étape suivante pourrait être la conception de réacteurs à sels fondus, qui représenteraient pour le coup une véritable rupture technologique, puisque le combustible serait non plus solide mais liquide et le retraitement pourrait être effectué en ligne, par branchement sur le circuit combustible du réacteur. Cela permettrait de tout rassembler en un seul dispositif et d’améliorer la sûreté de l’installation. Ce serait une solution élégante pour régler le problème du cycle. Nul ne sait néanmoins si nous y parviendrons, car la technologie est extrêmement compliquée à mettre en œuvre, en raison de l’utilisation de sels de chlorure ou de sels de fluorure. Il n’a existé qu’un seul prototype de ce type de réacteurs, aux États-Unis, dans les années 1960-1970, qui n’a fonctionné que très peu de temps.

En avançant ainsi pas à pas, on aboutirait à la fin du siècle à un cycle fermé.

M. le président Raphaël Schellenberger. S’agit-il d’une conviction ancienne chez vous ?

M. François Jacq. Lors de mon audition en 2018 par le Parlement, j’avais déjà exprimé la même position sur le projet Astrid, à savoir qu'il n'était pas utile et pertinent de construire un réacteur ; c'eût été une forme de gâchis de l'argent public.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le pensiez-vous déjà lorsque vous étiez directeur du département de l’énergie, des transports, de l’environnement et des ressources naturelles au ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie entre 1997 et 2000 ?

M. François Jacq. À cette époque, l’enjeu était plutôt la mise en œuvre de la « loi Bataille » de 1991, qui soulevait la question du cycle et du devenir des matières et déchets radioactifs. La loi prévoyait d’explorer durant quinze ans trois axes : la séparation-transmutation, en vue de séparer les matières et d’appliquer à chacune un traitement spécifique dans un réacteur ; le stockage géologique, en profondeur ; l’entreposage de longue durée, en surface ou en subsurface. En 2005, un rapport a été remis par les acteurs concernés. C’est l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) qui était chargée du deuxième axe : j’en ai donc été le responsable entre 2000 et 2005. Antérieurement, au ministère, il avait fallu mener les recherches.

Les conclusions de ces travaux, présentées en 2005, examinées par le Parlement et qui ont abouti à la loi de 2006, étaient que nous n'arriverions vraisemblablement pas à nous passer d'un stockage en formation géologique profonde et que l'Andra avait démontré la faisabilité de celui-ci. En revanche, la voie de la séparation-transmutation ne produirait probablement pas les effets attendus, notamment parce qu'on ne saurait pas traiter les produits de fission, qui sont les principaux éléments constitutifs de la dose à l’exutoire d’un stockage, et que le traitement de tous les actinides mineurs aurait posé toute une série de difficultés. La priorité a donc été donnée au stockage, tout en continuant la stratégie de fermeture du cycle, qui permet de limiter les déchets radioactifs, donc de réduire à la fois l’emprise du stockage et sa radioactivité en cas d’intrusion.

M. le président Raphaël Schellenberger. En 1998, on décide aussi l’arrêt du plus grand réacteur à neutrons rapides…

M. François Jacq. Superphénix est en effet arrêté et Phénix redémarré afin de conduire des expériences dans le cadre de l’axe 1 de la loi Bataille, la séparation-transmutation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Était-ce sous la tutelle de votre département ?

M. François Jacq. Un chef de département dans un ministère ne prend pas ce genre de décisions ! Elles relèvent du niveau ministériel. Ce n'était donc pas sous ma tutelle.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il se trouve que vingt ans plus tard, vous êtes à la tête du CEA au moment où l’on décide de ne plus financer le projet Astrid. Quid de ce projet aujourd'hui ?

M. François Jacq. D’abord, il n’y a aucun rapport entre Superphénix, réacteur destiné à produire du courant de manière industrielle, et un projet de recherche comme Astrid. Au demeurant, au-delà de toute considération politique, cette filière industrielle produisait une électricité plus chère que celle des autres réacteurs.

Ensuite, il n’est pas tout à fait exact de dire qu’on ne finance plus la recherche sur ces questions. Astrid était un réacteur de quatrième génération. Or il y a aujourd'hui au CEA 135 personnes qui travaillent sur les réacteurs de quatrième génération, dans l’optique que j'indiquais, à savoir en liaison avec le multirecyclage, les petits réacteurs, la capitalisation de la connaissance et les programmes internationaux. Dans cette matière, le pays dont la France est la plus proche est le Japon. S’il fait encore retraiter un certain nombre de combustibles en France, il souhaite mettre en œuvre une politique complète de retraitement – l’usine de Rokkasho devrait finir par ouvrir – et s’intéresse à ce titre aux réacteurs à neutrons rapides. Nous sommes convenus de poursuivre le travail de modélisation, de veille et d’articulation avec le cycle sans nécessairement construire dès maintenant un réacteur. Certainement devrons-nous un jour disposer de données physiques et tester certaines hypothèses, mais il faut le faire en temps et en heure. Cela ne signifie pas pour autant que le programme de recherche est abandonné. Nous n’avons pas arrêté un projet, nous n’avons pas pris la décision de construire un objet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sur quoi exactement les personnels du CEA travaillent-ils ? Sur un projet de réacteur à neutrons rapides fonctionnant sur le même principe qu’Astrid, à savoir avec un échangeur sodium-gaz, ou sur d'autres technologies de quatrième génération ?

M. François Jacq. Ils travaillent sur des réacteurs de quatrième génération refroidis au sodium, dans la continuité des travaux précédents, étant entendu que leur design est susceptible d’évoluer. Parallèlement à cette voie principale, nous réfléchissons aussi à de petits réacteurs – en tant que tels, non des modèles réduits – qui pourraient produire par exemple de la chaleur. Enfin, nous travaillons, mais de manière plus marginale, sur des réacteurs à sels fondus.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le petit réacteur que vous entendez un jour construire appartient donc à la filière au sodium ?

M. François Jacq. Je crois qu’il convient de clarifier les choses. Astrid devait être le dernier pas avant la réalisation d'un modèle industriel de 600 mégawatts. Les objets sur lesquels nous travaillons aujourd'hui sont un peu différents. Par exemple, aux États-Unis, la société TerraPower développe un projet de petit réacteur au sodium, appelé Natrium, non pour préparer la construction de plus gros réacteurs, mais parce qu'elle pense que le déploiement d’une telle flotte de réacteurs de 300 à 400 mégawatts peut avoir un intérêt en tant que tel.

Les « petits » réacteurs, du type SMR ou AMR, sont des objectifs en soi, non des prototypes. C'est dans cette direction que nous nous sommes engagés dans le cadre du volet nucléaire et innovation de France 2030 : concevoir des petits réacteurs non pas classiques de type Nuward mais de quelques centaines de mégawatts refroidis au sodium.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de son audition, votre prédécesseur nous a dit qu'il avait proposé à la fin de son mandat de donner une suite au programme de recherche Astrid non pas en construisant le réacteur initialement prévu de 600 mégawatts mais en associant un démonstrateur de 100 à 200 mégawatts et une simulation numérique. S’agit-il de la même chose ?

M. François Jacq. Non. Ce que mon prédécesseur a proposé en octobre 2017 est d’utiliser une forme de modélisation et de simulation pour préparer dès maintenant le lancement d’une filière industrielle de réacteurs de grande puissance, tandis que le projet d’AMR consiste à concevoir un réacteur cohérent qui puisse être une tête de série en vue d'un déploiement industriel. Il ne s’agit aucunement d’un modèle réduit du prototype de 600 mégawatts. Cela requiert donc un certain travail.

Si l’on retient l’hypothèse que la filière à grande puissance ne se déploiera pas avant la fin du siècle, il n’est pas nécessaire de commencer dès maintenant à se doter de moyens expérimentaux. Nous disposons d’un peu de temps pour réfléchir au cycle et à l'ensemble de la politique nucléaire. En revanche, le développement industriel, sur le modèle de start-up comme cela se pratique aux États-Unis, de petits réacteurs qui ne sont pas destinés à préparer la filière à grande puissance mais qui pourront être ultérieurement utilisés à cette fin, peut être engagé dès maintenant. Encore faut-il disposer des acteurs pour ce faire et lever tous les verrous.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il me semble que le programme de recherche Astrid découlait d'une prescription légale datant de 2006. Du coup, que devient celle-ci ?

M. François Jacq. Je ne suis pas certain de comprendre à quoi vous faites allusion. La loi de 2006 prescrit le stockage géologique comme voie de référence et prévoit la poursuite de la politique de fermeture du cycle pour réduire les déchets à stocker : rien ne change. La question qui se pose est de savoir à quel rythme nous procédons et comment nous nous dotons des différentes briques nécessaires à la fermeture du cycle. C’est ce à quoi nous travaillons, avec le multirecyclage en REP. Nous nous inscrivons donc bien dans le cadre de la loi de 2006.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment faites-vous pour préserver les compétences acquises tout au long des quinze années du programme Astrid ?

M. François Jacq. Nous avons procédé à un très important travail de formalisation, de mise en ordre et de capitalisation de la connaissance, qui nous a valu le grand prix de la Société française de l'énergie nucléaire (SFEN). Les acquis de l'avant-projet détaillé sont disponibles et utilisés. Ce qui a été fait n’a pas été perdu.

Les équipes concernées continuent à travailler sur la physique des réacteurs, sur l'amélioration de la modélisation et sur l'ensemble des enjeux identifiés dans l’avant-projet détaillé, avec un horizon temporel qui est celui d’une progression étape par étape vers la fermeture du cycle, en commençant par le multirecyclage puis en passant au déploiement de réacteurs à neutrons rapides. J’ajoute que le travail sur les AMR est aussi source de mobilisation et d’innovation et suscite beaucoup d’intérêt en France et dans le monde entier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous disiez que la supply chain du combustible était l’une des principales faiblesses du projet de réacteurs à neutrons rapides. Travaillez-vous à l’améliorer, dans la perspective d’une reprise des études en vue de la réalisation d’un réacteur ?

M. François Jacq. Se pose au préalable la question de la faisabilité du retraitement du combustible. En effet, le combustible issu de ces réacteurs ne sera pas le même que celui issu des réacteurs actuels. Or nous ne savons pas encore le retraiter. Orano doit mettre au point un processus permettant de le faire dans une nouvelle usine dédiée – les usines actuelles n’étant probablement pas adaptées. C’est un préalable indispensable.

Pour ce qui est de la fabrication du combustible, la première étape est le multirecyclage en REP. Nous nous heurtons à des difficultés liées en partie à la nature des réacteurs mais aussi aux matières utilisées.

Ces deux axes de travail, retraitement et multirecyclage, ne relèvent pas du seul CEA. Le programme de recherche associe aussi Orano et EDF, en tant que probable futur exploitant des réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il de la part respective d'uranium appauvri et de plutonium entrant dans la composition du combustible destiné aux réacteurs à neutrons rapides ?

M. François Jacq. Pour fabriquer le combustible des réacteurs à neutrons rapides, on utilise du plutonium issu du retraitement des autres combustibles, que l’on combine avec de l'uranium appauvri provenant des stocks dont on dispose. Pour démarrer un parc de réacteurs à neutrons rapides, une certaine quantité de plutonium est nécessaire. Or il n’est pas si facile à produire. Il faut par conséquent assurer une transition entre les anciens et les nouveaux réacteurs de sorte que le plutonium que l’on a séparé par le retraitement des combustibles issus des anciens réacteurs soit en quantité suffisante pour charger les nouveaux. Il s’agit là d’un enjeu non plus de recherche, mais de bonne programmation. Des équipes sont chargées de modéliser les scénarios en fonction du nombre de réacteurs en fonctionnement, du combustible disponible et du rythme de mise en fonctionnement des nouveaux réacteurs. On procède ainsi par tuilage, afin d’anticiper le basculement d’un parc vers l’autre en fonction des quantités de plutonium nécessaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si j'ai bien compris, après une première combustion de l’uranium 235 dans un parc de REP, on récupère du plutonium, que l’on sait aujourd’hui extraire pour fabriquer du MOX. C’est au stade de la combustion du MOX que des radioéléments plus difficiles à traiter sont produits et que le processus bloque. Ne pourrait-on pas imaginer d’utiliser directement le plutonium pour le parc de réacteurs à neutrons rapides, sans produire de MOX ? Cela permettrait de résoudre certains des problèmes que vous soulevez.

M. François Jacq. Sur le papier, tout est possible. Reprenons le processus. On retraite l’UOX pour en extraire du plutonium – avec diverses isotopies – et de l’uranium de retraitement et les séparer des produits de fission et des actinides mineurs. Le combustible MOX est fabriqué à partir de plutonium et d’uranium, ce qui le rend plus difficile à traiter à la sortie du réacteur en raison de la production d’isotopes radiologiquement complexes à gérer.

Vaut-il mieux arrêter ce processus et déployer tout de suite des réacteurs à neutrons rapides ou passer par l’étape du multirecyclage en REP ? Ne nous leurrons pas : ce dernier procédé n’est pas la solution idéale ; en revanche, il a une vertu, qui est d’aborder les problèmes de manière progressive, sans s’attaquer immédiatement au plus compliqué. Il peut en outre se faire à moindres frais, avec le parc de réacteurs existant. L'autre voie, celle du déploiement immédiat d’un parc de réacteurs à neutrons rapides, se heurte à l’inconvénient qu’il n’existe pas encore de cycle associé : on ne pourra donc pas atteindre l’objectif visé. Cela suppose en outre un investissement important et l’électricité produite par les RNR sera plus coûteuse que celle produite par les réacteurs actuels. C’est pourquoi il nous semble plus raisonnable de procéder pas à pas.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le prix de l'énergie a quand même bien augmenté ces derniers mois…

M. François Jacq. Certes, mais, dans l'absolu, si l’on peut produire de l’électricité à moindre coût, ce n’est pas plus mal…

M. le président Raphaël Schellenberger. Il me semble que le coût de l’électricité produite par des RNR, quoique plus élevé que celui de l’électricité produite par des REP, reste inférieur au prix auquel l'État rachète depuis plus de dix ans l'énergie intermittente.

M. François Jacq. Je me contente de comparer deux solutions techniques concernant les réacteurs nucléaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les SMR et les AMR posent-ils les mêmes problèmes en matière de cycle, de supply chain et d’outils industriels de production du combustible que la filière des réacteurs à neutrons rapides ?

M. François Jacq. Il est aujourd’hui convenu de considérer que les SMR sont, en gros, de petits REP. Les AMR, en revanche, correspondent aux réacteurs de quatrième génération.

Pour ce qui est des premiers, la France a lancé le projet Nuward, développé par EDF, Framatome, TechnicAtome, Naval Group et le CEA, d’une centrale composée de deux petits REP de 170 mégawatts chacun, fonctionnant avec un combustible similaire à celui utilisé dans les REP du parc EDF. La fabrication du combustible ne soulève donc pas de difficulté particulière ; quant à son retraitement, il pose les problèmes déjà évoqués.

Les AMR offrent une bien plus grande diversité : il peut s’agir, par exemple, de réacteurs refroidis au sodium, de réacteurs à haute température fonctionnant avec des combustibles dits à boulets ou de réacteurs à sels fondus. En l’espèce, il est impératif de bien réfléchir à l’amont et à l’aval du cycle. Or les porteurs de projets n’y sont pas toujours sensibilisés. Certains réacteurs sont par exemple susceptibles d'utiliser de l'uranium enrichi à hauteur non pas de 5 %, comme c’est le cas pour les réacteurs classiques, mais jusqu’à 19,75 %, comme le high-assay low-enriched uranium (HALEU). Il convient d’y être vigilant. C’est pourquoi, lorsque nous sommes consultés par des porteurs de projets, nous appelons immédiatement leur attention sur ces questions : avez-vous pensé, à l’amont, à l’approvisionnement en uranium et à la fabrication du combustible ? comment allez-vous faire pour l'aval du cycle ? Par exemple, personne aujourd’hui ne sait retraiter les combustibles à boulets.

Les petits réacteurs à sodium soulèvent les mêmes questions que les grands RNR refroidis au sodium relativement au combustible, puisque le même type de matière est utilisé, et au cycle.

L’une des préconisations de l’Académie nationale des sciences des États-Unis est d’appeler l'attention des porteurs de projets sur l’amont et sur l’aval du cycle. C’est ce que nous nous efforçons de faire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je voudrais revenir à Astrid, tant vos propos divergent de ceux tenus par M. Bréchet et M. Verwaerde.

En réponse au questionnaire qui vous avait été soumis dans la perspective de votre audition par la commission des affaires économiques à l’occasion du renouvellement de votre mandat, en février 2022, vous aviez évoqué une concertation avec les industriels. Pourriez-vous préciser les interactions que vous avez eues avec les pouvoirs publics et les industriels ainsi que les étapes entre 2017 et 2019 du processus de réflexion et de décision qui ont conduit à ne pas enclencher la phase de construction du démonstrateur ?

M. François Jacq. Avant avril 2018, date de ma prise de fonctions, ce sera compliqué.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine que vous avez pris connaissance de ce qui s’était passé avant votre arrivée ?

M. François Jacq. Ce que je peux faire, c’est vous lire un extrait de la lettre rédigée en octobre 2017 par mon prédécesseur, lettre que le président Schellenberger évoquait tout à l'heure. Vous constaterez que nos propos ne sont pas si divergents que cela.

« Dans les faits, en 2017, le contexte autour de ce projet a profondément évolué […] Le déploiement massif de cette technologie n'est plus envisagé par l'industriel qu'à l'horizon 2100. »

M. Antoine Armand, rapporteur. M. Verwaerde nous a déjà lu cette lettre lors de son audition mais il a déclaré qu'il s'agissait d'une intériorisation de la contrainte, parce qu’il avait compris que le démonstrateur n'allait pas être réalisé. Vos propos sont donc bien divergents.

M. François Jacq. Je ne sais pas sonder les reins et les cœurs, monsieur le rapporteur ; je me contente de lire une phrase extraite d’un document et de constater une similitude avec ce que j’ai dit.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque vous prenez vos fonctions, j'imagine que vous avez un échange approfondi avec votre prédécesseur et que vous lui demandez quel est le contexte et quels sont les projets qui lui paraissent importants. Que vous dit-il au sujet d’Astrid ?

M. François Jacq. Il m’explique que la situation est compliquée et que je vais avoir à me pencher sur le devenir d'Astrid. Il me semble légitime, quand on passe le témoin, d’informer son successeur des difficultés qui l’attendent.

À partir d'avril 2018, je me suis donc penché sur la question, ainsi que sur celle du devenir du projet de réacteur Jules-Horowitz. Nous avons mené une concertation avec les partenaires industriels et nous nous sommes accordés en octobre 2018 sur la proposition consistant à aller vers le multirecyclage en REP, ce que nous avons rapporté à l'État, et l’État, à la suite de cette convergence des points de vue des acteurs de la filière, a confirmé la proposition de ne pas réaliser le démonstrateur.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quand ?

M. François Jacq. Je ne saurais vous donner une date précise, mais avant la fin de l'année 2018. La décision a été transcrite dans la programmation pluriannuelle de l'énergie qui a suivi.

M. Antoine Armand, rapporteur. La décision prise in fine par les pouvoirs publics découlait donc d'une position établie de manière consensuelle par les industriels – dont vous allez préciser l’identité – et vous ?

M. François Jacq. Absolument. Je veux prendre ma pleine et entière responsabilité en la matière : après analyse du dossier, c'est la conviction que je me suis faite et c'est ce que j'ai proposé. Je l'assume totalement. C'est une position technique, raisonnée, qui est peut-être erronée et qu’on peut contester, mais il ne s’agit pas de l'intériorisation d'une contrainte. Je n'ai pas coutume de procéder ainsi – ce qui me vaut parfois certains surnoms.

Les industriels présents autour de la table étaient EDF, Orano et Framatome. Le document issu de nos discussions a recueilli l’accord des quatre acteurs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans la lettre que vous mentionnez, votre prédécesseur affirme qu'une adaptation est nécessaire – M. Verwaerde est un peu revenu sur ces propos au cours de son audition, estimant qu'il avait présenté une option réaliste. Il propose ensuite un programme de simulation pour les RNR, mais qui n'est pas de l'ordre du démonstrateur. Ce programme comprendrait trois piliers : « un programme de physique des réacteurs destiné à améliorer notre connaissance des équations qui régissent le fonctionnement des réacteurs et des procédés du cycle du combustible » ; « un programme de simulation numérique pour disposer des logiciels validés et certifiés permettant d'appréhender à nouveau par le calcul les évolutions, la question du fonctionnement en conditions normales […] » ; « un programme de validation expérimentale qui reposerait sur des plateformes permettant de faire des expériences, des mesures indispensables à la certification de ces codes et à la validation de ces équations ». Ce que vous êtes en train de faire, est-ce l’application de ce programme, éventuellement adapté, amendé ou modifié, ou s’agit-il d’autre chose ?

M. François Jacq. Ce programme correspond tout simplement au modèle de fonctionnement de la direction des applications militaires à partir du moment où nous n’avons plus réalisé d'essais nucléaires. Il s’agit de comprendre les mécanismes physiques et chimiques en jeu, de les traduire dans des codes, par le moyen d’une modélisation, puis de construire des objets de validation expérimentale, comme le laser mégajoule à Bordeaux. Ce modèle est extrêmement efficace et pertinent au regard de ce que l’on souhaite faire dans le programme de dissuasion nucléaire, en raison de la contrainte que représente l'absence d'essais. En revanche, je ne suis pas sûr qu'on adopterait une démarche expérimentale de ce type dans le nucléaire civil, puisqu'on sait qu'on fabriquera un jour un réacteur et que certaines possibilités expérimentales nous sont offertes.

Cela étant, comprendre les mécanismes physiques et chimiques et les traduire dans des codes, c'est ce que font les équipes de la direction des énergies tous les jours ! C’est la base de la physique moderne : avoir une compréhension phénoménologique, concevoir des modèles, transposer les mécanismes étudiés dans des outils numériques qui permettront d'être encore plus efficace dans l'exploration des choses. Pour cela, il faut faire des mesures et acquérir des paramètres. On peut le faire soit à petite échelle, en laboratoire, soit à grande échelle, et les paramètres seront plus ou moins représentatifs selon le phénomène à mesurer. Cela me semble donc un excellent programme scientifique.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine néanmoins que la proposition de votre prédécesseur portait non pas sur le travail de recherche quotidien mais sur le nucléaire du futur et la quatrième génération de réacteurs…

M. François Jacq. Il s’agit d’une méthode scientifique qui peut s’appliquer à beaucoup d'objets… Cela étant, vous avez raison, le troisième pilier – qu’il conviendrait au demeurant de préciser –, nous ne l’avons pas appliqué à la lettre, ce qui ne nous empêche pas d’effectuer des mesures et d'acquérir des données. Néanmoins, la méthode scientifique applicable à un réacteur à neutrons rapides ne diffère pas de celle utilisée pour un réacteur classique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Récapitulons, car je ne suis pas sûr de bien comprendre. Si l’on veut faire fonctionner un réacteur de quatrième génération, il faut résoudre les problèmes liés notamment au cycle du combustible et travailler ensuite sur le design du réacteur. Ce que vous dites, c'est que la méthode qui est proposée pour ce faire est celle qui est généralement utilisée pour la recherche nucléaire et que le CEA continue évidemment à y recourir. Mais l’appliquez-vous, entièrement ou pour partie, au champ de recherche visé par la lettre, et dans le cas contraire, pourquoi ?

M. François Jacq. Le premier pilier, connaissance, socle de base, compréhension des phénomènes, nous l’appliquons – même si la question de l’ampleur et de l’intensité peut toujours se poser. La simulation, nous la pratiquons aussi. J’ajoute que nous travaillons sur quelque chose qui n’est pas dans la lettre, à savoir les développements technologiques. Certaines technologies pourraient en effet être utiles pour la réalisation de tels réacteurs. Nous acquérons des données, en France ou à l’étranger, et nous les exploitons. En revanche, il est vrai que nous ne disposons pas pour l’heure de démonstrateur, c’est-à-dire d’un petit réacteur expérimental de 100 mégawatts. C’est le seul point qui n’est pas conforme à la lettre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Et l'absence de démonstrateur, pour les raisons que vous avez indiquées, ne permet pas d'aller plus loin dans l'expérimentation fonctionnelle des réacteurs de quatrième génération ?

M. François Jacq. Ce n’est pas ce que je dis. Ce que je dis, c’est que si l’on doit aller vers le déploiement à grande échelle d'un programme industriel de construction de réacteurs de grande puissance, il faudra passer par l’étape du prototype, dans une forme qui reste à définir – car bien savant est qui sait dire quelle technologie industrielle sera déployée dans soixante-dix ans.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lors de son audition, M. Bréchet a déclaré que, pour des raisons scientifiques qu’il ne nous a pas données et que j’aurais de toute façon été incapable de comprendre, le multirecyclage en REP ne permettait pas d'obtenir les mêmes résultats qu’un réacteur à neutrons rapides, ce qui me semble d’ailleurs logique, puisqu’un réacteur à neutrons rapides absorbe l'intégralité de ce qui est qualifié comme déchet et de l'uranium appauvri. Le confirmez-vous ?

M. François Jacq. Tout à fait. C’est d’ailleurs ce que j’ai essayé d’expliquer. Je suis désolé s’il y avait la moindre ambiguïté dans mes propos.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans ces conditions, je ne comprends pas que la question du coût intervienne aussi en amont et soit la seule justification donnée à la décision de ne pas construire un réacteur expérimental. Le CEA assume une mission de recherche de pointe, nous donnant la capacité de nous projeter du point de vue de la souveraineté technologique et du développement des connaissances. Pourquoi, à ce stade de la recherche, mettre en avant un argument de rentabilité économique à travers un coût de l’électricité potentiellement plus élevé ? N’est-ce pas précisément une intériorisation de la contrainte ?

M. François Jacq. Je vais préciser mon propos.

La question du coût n’a pas trait au démonstrateur. C’est de la filière qu’il s’agit. Alors que celle-ci n'est pas en situation de produire les effets que l’on attend d’elle concernant le cycle, faut-il la développer dès maintenant, sachant que l'électricité qu’elle produira aura un coût supérieur à celle produite dans des réacteurs qui fonctionnent actuellement dans de bonnes conditions ? Il n'appartient pas au CEA de trancher cette question, mais je pense qu’il vaut mieux y réfléchir à deux fois avant d’y répondre par l’affirmative.

Dès lors que ce n’est pas le cas et que l’horizon industriel est ainsi défini, est-il rationnel de construire dès maintenant le prototype d’une génération de réacteurs qui ne sera déployée que dans soixante-dix ans ? Il ne s’agit pas uniquement de coût : c’est une question de rationalité technique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cela illustre en définitive la double nature du CEA, à la fois acteur de la recherche de pointe et acteur industriel.

M. François Jacq. Absolument. Je vais en prendre une illustration hors du domaine nucléaire, dans un secteur également très stratégique, celui de la microélectronique – car le jour où il n’y aura plus de puces ni de transistors disponibles en provenance de Taïwan, il faudra bien régler le problème ; il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé dans le secteur automobile. Pendant des années, le CEA a accompagné un industriel, STMicroelectronics : notre travail était rythmé par ce que cet industriel considérait comme possible et viable en matière de déploiement de nouvelles puces. Nous avons franchi cet été une nouvelle étape : le CEA vient de se voir confier dans le cadre de France 2030 un projet pour dessiner une filière dont l'industriel ne sait pas encore s’il la déploiera. Voilà notre travail : faire en sorte d’avoir un coup d’avance en organisant le dialogue entre la recherche et l’industrie, de manière rationnelle et en assurant une continuité entre les deux. Nous devons veiller à la bonne articulation entre les besoins des citoyens, ceux de l'industrie et ceux de la réindustrialisation en France. C’est là toute la noblesse de la tâche du CEA – et aussi sa difficulté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans tous les scénarios proposés par RTE, il est question d'un besoin très important d'évolutions technologiques et d'investissements dans le réseau et sa flexibilité. Qu’en pensez-vous, de votre double point de vue de scientifique et d’administrateur général du CEA ? En particulier, les scénarios les plus portés vers les énergies renouvelables vous paraissent-ils scientifiquement réalistes et faisables du point de vue technico-industriel ?

M. François Jacq. Je m’exprimerai sur ce point à titre strictement personnel, car je ne suis pas sûr que le CEA ait vocation à être l'arbitre des élégances.

Quand on examine les six scénarios proposés par RTE, il me semble nécessaire de faire preuve d’un certain pragmatisme et de considérer ce qui est socialement faisable, notamment pour ce qui concerne les coûts et les délais. Or il est clair que le scénario tout renouvelable soulève des difficultés considérables – par ailleurs bien identifiées. Je ne dis pas qu’il est impossible à mettre en œuvre mais je pense qu’eu égard à nos connaissances et nos possibilités technologiques actuelles, cela impliquera des investissements et des coûts qu’il n’est pas certain que la société puisse se permettre.

À l'autre extrême, le scénario qui consiste à tout électrifier et à ne construire que des réacteurs nucléaires me semble présenter autant de difficultés techniques. Il néglige notamment, dans le format envisagé, des questions comme celle de la production et de la récupération de chaleur.

Il me semble donc qu’une combinaison astucieuse des formes d’énergie s’impose. D’ailleurs, si nous voulons respecter les échéances de 2030 et 2050, nous n’avons pas le choix.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je voudrais revenir sur les SMR. Certains s’interrogent sur leur pertinence, estimant qu’ils risquent de combiner les deux inconvénients, à savoir, d’une part, le coût et les difficultés attenantes à la filière nucléaire, d’autre part, une forme de dispersion de la production. Qu’en pensez-vous – éventuellement en établissant une distinction, comme vous l’avez fait dans le cadre de votre audition par la commission des affaires économiques le 17 février, ente SMR électrogènes et SMR non-électrogènes ?

M. François Jacq. À la différence de certains, je ne suis pas pétri de certitudes ; et quand il y a des incertitudes, j’en fais part.

Ma position sur les SMR n’a pas beaucoup varié depuis 2018 – et il me semble que les évolutions en cours ne me donnent pas forcément tort. Je pense que c'est une voie qui vaut la peine d'être explorée, pour les raisons que j'ai indiquées concernant le réseau et le couplage avec d'autres usages industriels et la production de chaleur. Cette voie dispose en outre de deux autres atouts qui ne sont pas négligeables. Le premier concerne la sûreté : en cas de difficulté sur un petit REP de 300 mégawatts de puissance, vous disposez d’un certain nombre de jours pour agir – c’est ce qu’on appelle un cœur « pardonnant » –, contrairement à un réacteur de grande puissance, qui risque de vous amener assez rapidement à une situation du type Fukushima. Deuxième atout : pour fabriquer un petit réacteur modulaire, on peut recourir à un procédé industriel en usine et faire les assemblages sur place, au lieu d’engager de gros chantiers. C’est plus simple.

D’un autre côté, a priori, plus le réacteur est gros, plus il produit, plus l'investissement est rentable et moins le coût de l’électricité est élevé.

Il faut donc faire preuve d’un peu de nuance sur la question. Aujourd’hui, clairement, on ne sait pas ce que ça va donner – le rapport de l'Académie nationale des sciences des États-Unis, mandatée par le Congrès, ne dit pas autre chose. Ce n’est pas une question de faisabilité technique : un petit REP du genre Nuward, on sait faire – c’est ce que l’on trouve dans les sous-marins et c’est d’ailleurs ainsi que la filière a commencé aux États-Unis. En revanche, on ne sait pas si l’on réussira à produire de l’électricité à un coût d’environ 80 euros par mégawattheure, ce qui est notre cible. De ce point de vue, rien n’est sûr.

Cela risque-t-il de poser des problèmes par rapport au réseau et à la dispersion de la production ? Oui, bien entendu. De petits réacteurs répartis sur le territoire n’ont de sens que s’ils ne sont pas construits sur des sites nucléaires existants. D’où de nouvelles implantations. D’où des difficultés potentielles. Prétendre le contraire reviendrait à nier l'évidence.

Personne n'aime avoir une installation industrielle à côté de chez soi. Il existe d’ailleurs aussi une certaine réticence concernant les lignes à haute tension. Le débat public sur le projet de ligne à très haute tension reliant le Cotentin au Maine avait mis au jour, à son époque, une certaine inquiétude. Imaginons que demain, nous nous engagions dans la voie de l’hydrogène, pour stocker de l'énergie intermittente, pour décarboner les transports lourds ou pour des usages industriels. Dans ce cas, le couplage d’un petit réacteur modulaire et d’une batterie d'électrolyseurs serait une solution plus efficace sur le plan industriel et plus intéressante du point de vue de la continuité de fonctionnement qu’un réseau centralisé de grande puissance. C’est pourquoi, un peu partout dans le monde, des acteurs privés misent sur les SMR. Par exemple, Dow Chemical, aux États-Unis, a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour la construction d’un petit réacteur nucléaire dans un de ses sites industriels.

Il y a donc des besoins et des usages potentiels, mais aussi des difficultés. Néanmoins, vu le prix du mégawattheure sur les marchés de l'électricité, on peut estimer que des industriels, dans une logique de décarbonation, accepteraient un prix plus élevé que la cible de 80 euros par mégawatt – mais ne spéculons pas. Bref, je ne considère pas les SMR comme la panacée mais je pense que cette solution mérite d'être considérée.

M. Antoine Armand, rapporteur. En mai 2007, vous êtes nommé conseiller pour l'industrie, la recherche et l'énergie au cabinet du Premier ministre, M. François Fillon, et, en août 2008, conseiller pour le développement durable, la recherche et l'industrie. Quand vous accédez à ces fonctions, dans quel état de réflexion trouvez-vous la filière nucléaire et l'ensemble du système énergétique ? Sur quels points alertez-vous le Premier ministre ? Quelque temps auparavant avait été décidée la construction d'un seul EPR, et non d’une paire. Alertez-vous le Premier ministre sur ce point, et si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Si vous l’avez fait, quel retour avez-vous de la part des autorités ?

M. François Jacq. Tout cela est bien ancien… Il faudrait que je consulte mes archives – d’ailleurs, elles ont été versées aux Archives nationales, il suffit d’aller vérifier. Je n'ai pas le souvenir d'avoir émis d'alerte. Peut-être l’ai-je fait, mais je préfère vous dire le contraire et ne pas jouer les Cassandre qui auraient prédit des choses…

Je me souviens en revanche que la période 2005-2007 – avant d’être au cabinet, j’étais directeur de la demande et des marchés énergétiques et je m'occupais des prix, des tarifs, des énergies renouvelables, de la maîtrise de l'énergie, des entreprises électriques et gazières… – était une époque de grande euphorie. C'était le redémarrage du nucléaire, on pensait qu’on allait faire des dizaines d’EPR, un peu partout. J'ai entendu des dirigeants dire : « Qu’ils se pressent, il n’y en aura pas pour tout le monde » – ils faisaient allusion aux capacités de construction. La phrase m’a marqué.

Du coup, on ne se posait pas vraiment la question de savoir s’il fallait construire un ou deux EPR ; on pensait qu’il y en aurait rapidement d’autres et que l’important était de prouver la faisabilité du projet. Il fallait amorcer la pompe.

Tout cela se passait avant Fukushima. Chronologiquement, il y a un avant et un après Fukushima. Ce n’est pas un hasard si l’on a décidé de lancer le projet Astrid à cette époque-là : on craignait de manquer à relativement court terme d’uranium. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Avec le recul, cela rend modeste.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Merci, monsieur Jacq, pour vos explications concernant le dossier Astrid, qui est, à mon avis, quelque peu empoisonné. Ce que je retiens de vos propos, c'est que ni la pertinence des RNR ni l’objectif de fermeture du cycle ne sont en cause ; les enjeux portent plutôt sur la maturation des processus, notamment de production du plutonium – qui est par ailleurs très contrôlée.

Vous avez parlé des réacteurs à sels fondus ; d’aucuns évoquent des réacteurs fonctionnant au thorium. La France sera-t-elle capable de conserver son avance en matière de développement technologique dans les décennies à venir ?

M. François Jacq. L’élément clé, c’est le socle de compétences que le CEA offre à l’industrie, qui n’a pas d’utilité directe mais dans lequel celle-ci peut venir puiser en cas de besoin. Quand on rencontre une difficulté dans l’exploitation du parc actuel, qu’on veut par exemple comprendre le fonctionnement du flux neutronique à Taishan, on est content de trouver le CEA. Cela suppose que cette capacité d’expertise soit entretenue. On pense qu’elle est naturelle mais elle demande des moyens, de la part non seulement de l’État mais aussi des industriels. Si elle devait faire défaut, on se trouverait confronté à des problèmes. Si j’avais une inquiétude à exprimer, ce serait celle-là.

J’en viens plus directement à votre question. Maintenir notre compétence technologique et notre capacité d’innovation, c'est ce à quoi nous nous efforçons. Il me semble que nous y avons réussi, au moins en partie. Nos homologues américains, par exemple, sont demandeurs de travailler avec nous, notamment sur les neutrons rapides et sur les sels fondus. Cette compétence, il faut l’entretenir. Le CEA doit conserver sa capacité à fédérer la communauté scientifique française. Pour prendre l’exemple des sels fondus, certains chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) s'intéressent de longue date à ces questions. Avec le président du CNRS, Antoine Petit, nous sommes convenus que si le CEA devait être l'organisme de référence en la matière, il devait aussi jouer le rôle de locomotive et travailler avec l'ensemble de la communauté scientifique. Voilà la politique que nous devons mener.

Le maintien du socle, auquel on a consacré beaucoup de moyens et d'énergie, nous fournit les compétences et l’expertise. Des projets innovants, comme ceux portant sur les SMR et les AMR, montrent que nous savons emprunter d’autres chemins que la voie classique et sont susceptibles d'attirer les jeunes. Dès lors qu’on nous donne les moyens raisonnés de poursuivre dans cette direction, nous devrions avoir la capacité de rester parmi les premiers mondiaux.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). On a passé beaucoup de temps à parler du mythe du cycle fermé et des réacteurs à neutrons rapides. Je n’ai pas bien compris, à travers vos propos, s’il y avait une issue possible. Des projets ont été engagés, des recherches ont été menées et se poursuivent, mais l'avenir semble plutôt incertain. Vous dites qu’il ne serait pas rationnel de construire des réacteurs tant qu’on n’a pas avancé sur la question du cycle. Ma question porte sur un aspect connexe, les déchets.

On met en avant, s’agissant de la filière nucléaire, un taux assez élevé de recyclage de déchets. Or il s’agit en réalité d'un entreposage, dans l’attente d’une amélioration du cycle. En raison des échecs et des abandons successifs de projets de réacteurs à neutrons rapides, ainsi que du risque associé au MOX, plus dangereux qu’un combustible fabriqué à partir de matière non recyclée, va-t-on requalifier en déchet le combustible usé actuellement stocké dans l’attente d’une éventuelle réutilisation ?

Vu le taux de remplissage alarmant des piscines de La Hague, quels autres modes de stockage du combustible usé –  qui est donc en réalité un déchet – le CEA préconise-t-il ?

Vous avez dit que nous n'avions pas besoin des Russes, y compris pour ce qui concerne la fourniture de la matière première, l'uranium. Dans ce cas, pouvez-vous nous expliquer pourquoi nous avons passé des contrats avec Rosatom ? Maîtrisons-nous vraiment l'ensemble du cycle ? Il me semble que si nous disposons de sites industriels en France, il nous manque des capacités de traitement.

Lors de son audition, M. Jancovici nous a expliqué que l’uranium fissile, l’uranium 235, ne représentait que 0,7 % de l’uranium naturel, et que l’on ne savait pas encore utiliser l'uranium 238. Lorsque vous dites que l’on dispose d’assez de ressources en uranium pour tenir plus d'un siècle, de quel type d’uranium parlez-vous ?

Vous avez été, monsieur Jacq, directeur général de l'Andra de 2000 à 2005 et vous, monsieur Stohr, directeur général adjoint et directeur des projets de cette même agence durant la même période. Sur quels fondements scientifiques peut-on garantir l'imperméabilité d'un site pour 100 000 ans ?

Des sites d'enfouissement profond, comme le WIPP – Waste Isolation Pilot Plant – aux États-Unis, co-exploité par Orano, ont provoqué une contamination humaine et environnementale en surface. Comment pouvez-vous garantir que de tels accidents ne se produiront pas ? Pourquoi la piste du stockage en subsurface des déchets nucléaires, prévue par la loi de 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs, n’est-elle pas explorée ?

Vous avez dit que la SFEN avait salué votre travail sur le projet Astrid. M. Stohr étant par ailleurs le président de la SFEN, n’est-on pas un peu dans l’autocongratulation ? J’ai reçu nombre de documents de la part de cette société, comportant des affirmations pour le moins discutables. J’aimerais, monsieur Stohr, savoir comment la SFEN est financée, et quelle est sa gouvernance ; malgré mes recherches, je n’ai trouvé aucune information publique sur le sujet. Il est dit dans un de ces documents que la filière du nucléaire génère des emplois hautement qualifiés, qu’entre 2015 et 2018, 30 000 recrutements avaient été effectués et que 20 000 sont attendus pour la période 2020-2023, que « le parc nucléaire constitue une filière toujours modernisée » et que le grand carénage représente un investissement de 50 milliards d'euros entre 2015 et 2024. Dans ces conditions, peut-on sérieusement prétendre que les défaillances actuelles du parc nucléaire sont le fruit de décisions publiques qui auraient affaibli le nucléaire ? Qui dit vrai ? Combien de milliards supplémentaires faudrait-il investir pour que nos centrales nucléaires puissent fonctionner ? Il est dit aussi que la France maîtrise totalement la construction des centrales neuves et qu'elle doit en construire d’autres d’ici à 2040. Dans ces conditions, comment expliquer Flamanville et Olkiluoto ?

Il semble assez problématique, du point de vue de l’utilisation de l'argent public comme du point de vue technologique, de se projeter dans la construction de nouveaux réacteurs vu les incertitudes actuelles concernant la matière première, le recyclage des déchets, la technologie utilisée et le prolongement de la durée de vie des réacteurs en fonctionnement.

Pour conclure...

M. le président Raphaël Schellenberger. On vous demande non de conclure mais de poser des questions.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le président, j'ai patiemment écouté vos échanges avec nos invités et le questionnaire que vous leur avez adressé ne nous a pas été transmis. Pour ce qui nous concerne, nous ne pouvons pas leur envoyer des questions écrites préalables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si vous voulez discuter du fonctionnement de la commission, ce sera à l'occasion d’une réunion du bureau. Ce n'est pas la première fois que je vous fais remarquer que vous posez des questions trop longues et complexes et que vous profitez de l’occasion pour formuler votre propre conception des choses, au lieu d’interroger les personnes que nous auditionnons. Pour l’heure, je me montre tolérant, mais si cela continue, je serai obligé de limiter à une minute par orateur la durée impartie aux questions. Je préférerais que l’on pose des questions courtes, quitte à ce qu’on fasse un deuxième tour de table s’il nous reste du temps. Concluez donc, je vous prie.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). J’aurai en effet des remarques à formuler concernant le fonctionnement de la commission lors de la réunion du bureau.

Vous avez, monsieur Jacq, monsieur Stohr, occupé successivement divers postes au sein de la filière nucléaire. Quand on examine le fonctionnement de celle-ci, on a parfois l’impression qu’il existe une collusion entre intérêts privés et intérêts publics, qui risque sinon d’obérer, ou du moins de questionner les choix stratégiques en matière d’énergie, de sécurité et d’approvisionnement énergétique de la France.

M. François Jacq. Madame la députée, je suis fonctionnaire et je n'ai jamais été que fonctionnaire. Je n'en rougis pas. J'ai exercé la direction de plusieurs établissements publics, dont Météo-France et l'Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Il me semble que cela me donne une certaine diversité de points de vue. Mon parcours ne se résume pas au seul nucléaire et ne me paraît pas exactement en collusion avec les grands intérêts privés. Pardonnez-moi si je réagis un peu rudement lorsque mon intégrité est mise en cause.

Je n'ai pas parlé du « mythe » du cycle fermé ; j'ai dit que le cycle fermé était l'objectif et que pour l’atteindre, il y avait un certain nombre de prérequis et qu’il fallait procéder de manière progressive, rationnelle et cohérente. Je pense avoir été clair concernant les réacteurs : il y a les réacteurs actuels, puis l’étape intermédiaire du multirecyclage en REP, même si d'aucuns n'en pensent pas forcément du bien, puis l’orientation vers les RNR ; on pourrait éventuellement en arriver ensuite aux réacteurs à sels fondus.

S’agissant de l'uranium, ce que j’ai dit est parfaitement cohérent avec les propos de Jean-Marc Jancovici : il est bien évident que dans les calculs, on prend en considération la part d’uranium 235 présente dans une tonne d’uranium naturel.

La dépendance envers la Russie n’est que potentielle. Pour l’essentiel, les Russes enrichissent l’uranium, tout comme le font Orano ou Urenco, qui est une entreprise européenne. En outre, pour des raisons historiques, un certain nombre de pays d’Europe de l’Est possèdent des réacteurs de modèle russe utilisant du combustible jusqu’à présent fabriqué en Russie. Nous essayons néanmoins de nous affranchir de cette dernière dépendance : un partenariat a ainsi été conclu avec la Tchéquie pour substituer, dans les réacteurs tchèques, des combustibles fabriqués par Westinghouse ou par Framatome aux combustibles russes. Il existe donc une dépendance, mais elle est en cours de réduction et ne concerne pas au premier chef la France – en tout cas sur aucun point véritablement critique. Et si nous avons pu conclure par le passé des partenariats scientifiques avec la Russie, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, l'invasion de l'Ukraine a tout changé.

S’agissant des déchets, il faut bien s’entendre sur les termes. Les « matières nucléaires », comme le plutonium et l’uranium, sont potentiellement réutilisables : cela a été démontré. Des réacteurs à neutrons rapides, on sait en fabriquer : il en a existé en France et ils ont fonctionné ; ils avaient pour noms Rapsodie, Phénix, SuperPhénix. La question est de savoir à quel moment développer la filière. C’est pourquoi j’insiste tant sur le cycle.

Cela ayant été rappelé, d’un point de vue factuel, la réaction nucléaire aboutit à des produits de fission, comme le césium et l'iode. Ces produits de fission sont, pour le coup, des déchets ultimes : à ce jour, on ne sait pas quoi en faire. Le nucléaire produit donc des déchets – comme tout processus industriel – et ces déchets, il faut les traiter ; mais cela ne signifie pas que les matières nucléaires ne sont pas réutilisables.

J’assume complètement ce que j’ai fait entre 2000 et 2005 à la tête de l’Andra. Les recherches ont consisté à examiner de manière scientifique, au moyen de nombreuses simulations et modélisations et avec une acuité remarquable, comment se comporteraient des déchets placés dans une couche d’argile du callovo-oxfordien à Bure-Saudron et si, en cas de dégradation des déchets, les matières pourraient bouger. Cela nous a conduits à conclure en 2005 qu’un tel stockage était réalisable de manière sûre pour nos concitoyens. Cela ne signifie pas que nous garantissons qu’il n’y aura jamais d’accident ou de problème – un tel discours ne serait pas crédible : il n’existe pas, en la matière, de certitude absolue. En revanche, ayant procédé à des études et à des mesures, testé des situations réelles, envisagé y compris des scénarios accidentels ou d’évolution très dégradée, par exemple dans le cas où l’on extrairait lors d’un forage une carotte contenant de la matière nucléaire ou des déchets stockés, nous avons acquis la conviction ou du moins nous pouvons assurer de manière très raisonnable qu’il est possible de procéder à un stockage sûr. Les stockages en surface prouvent par ailleurs tout le sérieux, la crédibilité et le soin de la gestion de l’Andra.

Les événements que vous mentionnez sont des incidents liés à l’exploitation industrielle ; ils ne relèvent pas directement du principe du stockage. Des accidents de cette nature, Dieu sait qu’il y en a eu dans les mines de charbon, par exemple. Je ne sais pas si c’est ce à quoi vous faites référence, mais il y a eu au WIPP, le centre de stockage des déchets de moyenne activité aux États-Unis, un accident d'exploitation industrielle qui ne remet pas pour autant en cause le principe même du stockage et la manière dont les matières radioactives sont confinées.

La question de l’entreposage en subsurface a été, je le répète, étudiée dans le cadre de la loi Bataille de 1991. Le CEA – je n’y étais pas à l’époque – a produit un rapport explorant le troisième axe. Sa conclusion fut que, pour le coup, l’entreposage en subsurface posait dans la longue durée plus de problèmes que le stockage profond au regard des usages sociaux et de la protection des citoyens. Ces travaux ont été soumis au débat parlementaire et leurs conclusions reprises dans les orientations fixées en 2006. L’entreposage en subsurface a donc fait l’objet de quinze années d'études. La loi a bien été respectée.

M. Philippe Stohr, directeur des énergies du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Ayant été interpellé sur ma carrière professionnelle, je me permettrai de la rappeler en guise d’introduction. J'ai commencé en tant que fonctionnaire, notamment à l'Andra. J'ai ensuite démissionné de la fonction publique et j’ai travaillé dans le secteur privé, notamment en Allemagne dans le secteur des énergies renouvelables, en particulier sur la biomasse et le biogaz, puis pour un groupe dans les pays nordiques – mon dernier poste fut d'y installer des éoliennes. Cela m'a donné un regard varié sur le nucléaire et les énergies renouvelables et j’ai acquis la conviction que nous aurions besoin de ces deux formes d'énergie pour atteindre notre objectif de mix énergétique pour 2050.

La SFEN est une société savante dont le financement est assuré par un certain nombre d'acteurs du monde nucléaire ainsi que par les cotisations de ses membres. La publication à laquelle vous faites référence visait à relater certains faits et à donner quelques chiffres relatifs à l'énergie nucléaire, concernant notamment le nombre d'emplois qualifiés et les programmes de modernisation dans l'industrie nucléaire. Quant à la question de la maîtrise des centrales, nous avons organisé des sessions techniques et des échanges avec les opérateurs : il revient à EDF de dire comment le retour d'expérience a été intégré afin de sécuriser au mieux le programme de nouveaux réacteurs EPR2 dans lequel la France s'engage.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous n’avez pas répondu à toutes mes questions.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le comité de l'énergie atomique a-t-il été réuni depuis que vous administrez le CEA, monsieur Jacq ? Dans l’affirmative, quand cette réunion a-t-elle eu lieu et par qui était-elle présidée ?

M. François Jacq. Il a été réuni en mai 2019 sous la présidence du Premier ministre Édouard Philippe.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et le conseil de politique nucléaire ?

M. François Jacq. Il a été réuni en octobre 2018 sous la présidence de M. Emmanuel Macron.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est votre point de vue sur la fonction de haut-commissaire à l'énergie atomique ?

M. François Jacq. Mon point de vue personnel est connu. Je l'ai développé à diverses occasions. Je pense que la structure bicéphale prévue par les textes n’est plus tout à fait en adéquation avec le monde contemporain.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le réacteur Jules-Horowitz ?

M. François Jacq. Ce projet est un exemple-type des difficultés considérables que l’on peut rencontrer. Il a été conçu à la fin des années 1990 et lancé officiellement en 2005. Il est toujours en cours. Le réacteur devrait être achevé à la fin de cette décennie ou au début de la suivante.

Il s’agit d’un réacteur d'irradiation des matériaux, qui est de mon point de vue absolument indispensable à la filière. Les difficultés rencontrées sont liées à une conception extrêmement ambitieuse et complexe ; on a voulu un réacteur capable de produire à la fois des neutrons thermiques et des neutrons rapides. Le projet a pâti de certaines lacunes dans la conception du réacteur et dans la mise en œuvre de la filière ainsi que du renoncement de plusieurs partenaires industriels. Il a été repris en main depuis 2019 par une équipe dont je salue la compétence et l’expérience et qui comprend non seulement des membres du CEA mais aussi des personnels de Framatome et de TechnicAtome, dont certains ont travaillé sur les chantiers de Taishan et d’Olkiluoto et ont bénéficié du retour d'expérience d'autres chantiers de la filière. On est sur la voie d’un apurement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il existe en Russie et en Chine des projets de réacteurs à neutrons rapides. Comment l’expliquez-vous ?

M. François Jacq. En Russie, il existe non seulement des projets mais aussi des réacteurs à neutrons rapides en fonctionnement, les BN-600. En revanche, il n’y a pas de déploiement industriel de la filière. J’en veux pour preuve que cela fait cinq ans que Rosatom ne cesse de reporter la construction d’un réacteur BN-1200. Avant la crise, les Russes souhaitaient notre contribution pour assurer la faisabilité d’un éventuel réacteur. Sur ce plan, leur politique n’est pas très claire, bien que la Russie dispose d’une certaine expérience dans le domaine des RNR. Alors que nous avons arrêté Phénix et SuperPhénix, cette histoire se poursuit pour elle.

Quant à la Chine, il lui faut au moins un exemplaire de tout ce qui est susceptible d’exister : c’est la même chose dans tous les domaines. Elle a même le projet de dépasser Iter, le réacteur thermonucléaire expérimental international, alors que ce dernier n’a pas encore vu le jour ! En revanche, la Chine n’a pas, à ma connaissance, la volonté de déployer une filière industrielle de RNR.

Aucun de ces deux exemples ne me semble donc invalider mon raisonnement. Les dernières annonces des autorités chinoises portent sur d’ailleurs des réacteurs AP 1000, qu’elles siniseront peut-être, comme ce fut le cas pour les Hualong. De toute évidence, les besoins industriels de la Chine ne portent pas sur les RNR.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je me permets d’insister, certaines de mes questions n’ayant pas reçu de réponse.

Si j’ai évoqué l’audition de M. Jancovici, c’est parce que celui-ci s'inquiétait de l'épuisement de l’uranium 235 pour l’utilisation éventuelle d'autres réacteurs fonctionnant avec de l’uranium 238. D’où ma question.

D’autre part, les contrats avec Rosatom et les livraisons en provenance de la Russie que j’évoquais n’avaient pas trait à des partenariats scientifiques.

Enfin, serait-il possible de réduire un peu l'opacité qui entoure la SFEN ? Qui sont ses membres ? Quel est son budget ? Les parlementaires reçoivent des informations que vous prétendez factuelles ; il y aurait pourtant des vérités à rétablir. Il serait intéressant de savoir qui est derrière cette opération et comment elle est financée.

M. François Jacq. Je répète que quand je parle du stock d’uranium, je prends en considération le fait que cet uranium est composé d’uranium 235 et d’uranium 238 et que seul le premier est utilisable. Je pense que si M. Jancovici était présent, il ne me démentirait pas. Nous disons exactement la même chose, à savoir que le jour où l’on aura épuisé le stock d’uranium, il faudra fermer le cycle et avoir des réacteurs qui utilisent le reste.

Vous avez raison : une prestation russe concerne l’uranium de retraitement, c’est-à-dire un uranium issu du retraitement de la matière et qu'il faut réenrichir pour pouvoir l'utiliser, ce qui, pour des raisons historiques, est réalisé en Russie. C’est exactement ce que j’ai dit. J’ai même précisé qu’il ne s’agissait pas d’une technologie cruciale qu’on ne saurait pas, si on le souhaitait, maîtriser en France. Ce n’est donc pas un facteur de limitation de la souveraineté française.

M. Philippe Stohr. Je répète que le financement de la SFEN est assuré par les cotisations individuelles et par les sociétés de la filière nucléaire, à savoir le CEA, EDF, Framatome et Orano. Son budget est d’environ 2 millions d'euros. Je précise que nombre de sociétés savantes associent les acteurs de la filière concernée par leur activité. Il ne s’agit pas d’un cas singulier.

M. François Jacq. Quant aux cotisants individuels, il s’agit évidemment des individus qui jugent bon d'adhérer à la société savante et de payer leur cotisation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Réjouissons-nous que la liberté d'association existe encore en France ! Je vous remercie, messieurs, pour la précision de vos réponses et la technicité de nos échanges.

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20.   Audition de M. Bernard Fontana, Président de Framatome (8 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le président Fontana, d’avoir accepté de venir nous faire part de votre expérience d’industriel du nucléaire. Vous présidez depuis 2015 la société Framatome, précédemment appelée Areva NP (Areva Nuclear Power) ; peut-être aborderez-vous dans votre propos liminaire l’histoire de la création de Framatome et ses évolutions récentes. Cette filiale d’EDF à 75,5 % évolue sur un marché international : les réacteurs français ne représentent qu’une partie de son carnet de commandes. Son activité ne se limite d’ailleurs pas à la fabrication d’équipements.

Les difficultés rencontrées ces dernières années sur les chantiers français sont-elles communes à ces types de chantiers ou propres à la France et, éventuellement, à certains de ses voisins ? Les causes du retard pris dans la réalisation de l’EPR (réacteur pressurisé européen) de Flamanville intéressent évidemment les membres de notre commission d’enquête – et, plus que ses causes techniques, les raisons liées aux procédures de décision. Dans son rapport rendu il y a trois ans, Jean-Martin Folz évoquait, à propos du couvercle de la cuve, les « vicissitudes des fabrications industrielles » et « l’évolution de la réglementation » applicable aux équipements sous pression nucléaire. Votre avis d’industriel sur les changements réglementaires intervenus dans votre secteur d’activité nous intéresse particulièrement.

L’absence de grand projet français, à part Flamanville, depuis de nombreuses années tranche avec la situation actuelle – les maintenances plus ou moins régulières, mais aussi le grand carénage et la découverte d’un problème générique, tout cela conjugué à l’annonce d’une reprise du nucléaire à des échéances encore peu précises et avec divers types de réacteurs imaginables.

Jean-Martin Folz concluait son rapport par la phrase suivante : « Il s’agit concrètement d’afficher des programmes stables à long terme de construction de nouveaux réacteurs en France et d’entretien du parc existant qui donnent aux entreprises concernées la visibilité et la confiance nécessaires pour qu’elles engagent les efforts d’investissement et de recrutement indispensables. » Ces recommandations publiques entrent en résonance avec certains des éléments que nous avons déjà recueillis au cours de nos auditions, concernant notamment le contenu de rapports déjà communiqués aux décideurs gouvernementaux. Les autorités publiques françaises vous ont-elles donné ce type d’assurance et de perspective, et, si oui, depuis quand ? La création, en 2017, d’Edvance, filière d’ingénierie commune à EDF et Framatome, dédiée aux projets de construction de nouvelles centrales nucléaires en France et dans le monde, répond-elle à ce besoin ?

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

M. Bernard Fontana prête serment.

M. Bernard Fontana, président de Framatome. J’ai en effet rejoint Areva NP en septembre 2015 pour y regrouper les activités de l’actuelle Framatome, codétenu depuis le 31 décembre 2017 par EDF, à 75,5 %, Mitsubishi Heavy Industries, à 19,5 %, et Assystem, à 5 %. J’ai proposé à M. Jean-Bernard Lévy, président d’EDF, d’appeler la nouvelle entité Framatome, ce qu’il a accepté. Nous portons donc de nouveau ce nom depuis le 4 janvier 2018 ; peu après, nous avons célébré les soixante ans de la société.

J’avais auparavant fait carrière dans l’industrie, d’abord au sein du groupe SNPE (Société nationale des poudres et explosifs), dans les procédés, la production et le commerce, un peu partout en Amérique du Nord, avant de devenir directeur général adjoint du groupe ; puis chez Arcelor-Mittal, où j’ai été responsable des aciers pour automobiles, directeur des ressources humaines du groupe et responsable de l’activité inox, maintenant cotée en Bourse sous le nom d’Aperam ; j’ai enfin rejoint Holcim, leader mondial des cimentiers.

Framatome, ce sont 16 500 collaborateurs, un chiffre d’affaires de 3,3 milliards d’euros l’an dernier – probablement 4 milliards cette année –, dont un tiers pour EDF, un carnet de commandes d’un peu plus de 12 milliards d’euros et un Ebitda (Earnings before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization) de 576 millions l’an dernier. Le cash-flow opérationnel – ce qui reste après avoir fait des investissements et, éventuellement, acheté des sociétés – était de près de 300 millions d’euros en 2021. Framatome n’a pas de dettes, investit et recrute 1 500 personnes par an – j’y reviendrai.

Nos priorités sont la sûreté, la sécurité et la qualité. La connaissance des réacteurs nucléaires relève de la direction technique et d’ingénierie. On distingue le métier dit de base installée – la maintenance des réacteurs, qui nous amène à intervenir dans 380 des 450 réacteurs qui existent dans le monde –, qui représente un peu plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires ; une activité de design et de fabrication de combustible nucléaire, qui pèse à peu près le même poids ; une activité de contrôle-commande, regroupant les anciens contrôles-commandes de sûreté de Siemens, de Schneider, que nous avons repris début 2018, et de Rolls-Royce Civil Nuclear, ex-Merlin Gerin, car, pour ces systèmes qui durent longtemps, il faut maintenir une compétence critique, ce qui appelle une consolidation. Nous fabriquons également des équipements pour les grands projets et intervenons dans un certain nombre de ces derniers.

Nous sommes les héritiers de la Franco-américaine de constructions atomiques, constituée en décembre 1958 comme bureau d’ingénierie et qui s’est vu confier le mandat de construire le parc nucléaire français en 1975, sous la forme d’une licence de l’Américain Westinghouse. Cette grande époque a été marquée par des réussites, y compris à l’export, avec les centrales de Daya Bay et Ling Dao, en Chine, et de Koeberg, en Afrique du Sud. L’activité de Framatome, évidemment affectée par l’arrêt des constructions de centrales en France, s’est repliée sur ses deux grands métiers – la base installée et les combustibles – et tournée vers l’international.

Il y a eu des restructurations en France. Areva naît ainsi en 2001 du regroupement de CEA Industrie, de Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires) et de Framatome. La marque Framatome disparaît en 2006 au profit d’Areva NP. Nous nous rapprochons de Siemens nucléaire. C’est alors que se développe un programme franco-allemand, l’EPR. Mais Siemens se retire du capital d’Areva NP en mars 2011, dans un contexte où l’Allemagne se désengage du nucléaire. Les difficultés financières d’Areva ont conduit à la cession que vous avez évoquée.

Vous m’aviez interrogé sur ce qu’est la souveraineté énergétique. Pour moi, c’est la capacité à répondre aux besoins énergétiques de la France par des solutions nationales ou par des coopérations choisies et maîtrisées, combinée à une capacité de mouvement à l’international.

La notion de souveraineté a toujours été très présente dans l’histoire de Framatome. Au départ, les technologies venaient de Westinghouse ; elles sont devenues souveraines à l’occasion d’un accord intergouvernemental en 1993 de mémoire. Cet attachement à la propriété intellectuelle fait partie du génome de Framatome.

Les réglementations d’export control se sont renforcées et complexifiées, notamment aux États-Unis. Voilà pourquoi nos équipes accordent une attention toute particulière à la souveraineté de nos technologies, de nos codes, de nos méthodes, de nos composants et de ceux de nos fournisseurs.

L’EPR est, je l’ai dit, une construction franco-allemande. Des technologies allemandes y sont donc impliquées ; c’est très bien, nous avons 2 500 collègues en Allemagne et nous comptons sur eux. Mais nous avons un programme qui consiste à nous assurer de notre capacité à reproduire ces technologies, en toute transparence vis-à-vis des Allemands, pour le jour où nous aurions besoin de maîtriser ces savoirs en France.

Nous sommes également beaucoup intervenus en Chine, pour les EPR. Les États-Unis s’étant dotés de réglementations d’export control très rigoureuses, la Chine a fait de même. Nous veillons donc à ce que nos interventions en Chine fassent aussi l’objet d’expériences souveraines, de manière à pouvoir revendiquer notre souveraineté sur les technologies et les expériences à l’avenir, si nécessaire.

La souveraineté est donc un axe stratégique que nous assumons totalement depuis 2018, et qui s’est traduit par un rôle accru des usines et des équipes françaises. Ainsi, dans le site d’Ugine, nous travaillons à nous rendre capables de faire des alliages ou des aciers particuliers que nous avons achetés à l’étranger.

Cette démarche nous a également conduits à certaines prises de contrôle. J’ai évoqué Rolls-Royce Civil Nuclear, à Grenoble, dont les systèmes de contrôle-commande équipent notamment le parc français et dont Framatome est désormais propriétaire, ce qui assure la souveraineté du contrôle-commande et d’équipements essentiels pour certaines centrales en France et dans d’autres pays. Nous avons également pris le contrôle, il y a deux ans, de Valinox, filiale de Vallourec qui fabrique les tubes destinés aux générateurs de vapeur et qui était en difficulté, pour y concentrer tous nos besoins et y maintenir quarante ans d’expérience.

Je reviens à la situation de fin 2015 et début 2016. Arrivant de l’industrie, je voyais dans le nucléaire le summum de la technologie ; mon premier sujet d’étonnement a donc été la présence, dans l’ensemble industriel, d’usines mal éclairées ou non conformes à certaines réglementations françaises, ainsi que le faible déploiement des méthodes classiques de l’industrie. C’était une sorte d’industrie à part, avec ses propres règles. De plus, l’activité des usines de gros composants était souvent à l’arrêt. Nous avons connu des difficultés au Creusot qui nous ont empêchés de produire pour la France pendant près de trois ans. Dans un contrat à l’export concernant des générateurs de vapeur, pour 1 000 points d’arrêt, il était prévu 10 jours par point d’arrêt ; j’ai signalé à notre client que 10 000 jours, cela faisait trente ans. Il y avait ainsi une culture de l’arrêt, de l’attente du feu vert ou de l’autorisation – ce qui peut être commode quand il n’y a pas à produire…

Par comparaison avec cette faiblesse du volet industriel, le pouvoir résidait dans les ingénieries, qui étaient les centres de décision, engagés en matière de sûreté, de technologie, mais peu préoccupés par la dimension industrielle, d’autant que celle-ci était peu présente. Il y avait un très gros siège, avec beaucoup de personnes de qualité, mais aussi un fonctionnement très complexe et – c’était le plus préoccupant – une pyramide des âges déséquilibrée : beaucoup d’anciens, qui partaient à la retraite ; peu de personnes pouvant les remplacer ou accueillir les nouveaux ; des jeunes qui avaient été recrutés.

De l’époque où j’avais été DRH d’Arcelor-Mittal, j’avais gardé le souvenir de Fos-sur-Mer, où les Lorrains étaient venus faire de la sidérurgie et qui était un modèle de management quand j’étais jeune. Tous appartenaient à la même tranche d’âge, tous sont partis à la retraite en même temps. Cette évolution a été anticipée, mais cela n’a pas suffi et ce site phare du monde méditerranéen a été en grande difficulté pendant dix ans, le temps de reconstituer la pyramide des âges. Ces phénomènes ont des effets très puissants dans l’industrie.

Enfin, à l’époque où je suis arrivé, il y avait nécessairement du désarroi : l’équivalent d’Areva NP consommait 500 millions de cash par an, notamment pour le contrat finlandais.

Malgré tout, une lueur : des personnes de très grande qualité, très attachées à leur entreprise et très engagées.

Quelles étaient les raisons de cette situation ? Vous avez cité les rapports ; ils sont nombreux. Nous étions des licenciés, ce qui veut dire que d’autres avaient pensé la capacité industrielle pour nous et que nous exécutions. Nous nous sommes transformés en designers, mais sans maîtriser, au départ, les processus d’un designer qui se préoccupe du volet industriel de son travail. Et puis, de toute façon, les programmes de nouvelles constructions se sont arrêtés. Les industriels concernés ont souffert. Certains se sont tournés vers d’autres activités ; on a coupé des plateformes industrielles en morceaux pour ne garder que le minimum, les autres morceaux partant dans d’autres groupes – le tout dans un contexte d’affaiblissement général du tissu industriel français. Certaines activités ont été conservées, moyennant beaucoup d’efforts, mais, pour beaucoup, à une taille sous-critique. Cela permettait-il encore de réaliser un programme ?

Au même moment, les exigences augmentaient, tirées par le souci de sûreté et les expériences faites en la matière dans le monde ainsi que par le développement des technologies, des méthodes de contrôle et d’instrumentation – par exemple, pour le traitement thermique de détensionnement. La coopération franco-allemande, qui a été un facteur de visibilité, a mobilisé beaucoup de gens, mais aussi introduit un élément de complexité supplémentaire.

Dans un tel contexte d’affaiblissement, les sociétés se protègent, et c’est ainsi que les juristes ont pris le pouvoir. Ne vous méprenez pas : j’ai beaucoup d’estime pour eux, ils sont très utiles ; mais, parfois, je leur dis gentiment que je n’ai pas encore vu de juriste construire et faire démarrer une centrale nucléaire. Il faut trouver le bon dosage. En l’occurrence, les relations étaient devenues très juridiques et vouées à la protection.

À cela se sont ajoutées des politiques d’achat de donneurs d’ordres très focalisées sur le prix, alors que, dans l’industrie, il faut des compétences, de la qualité et du délai, même si le coût est important.

Les rapports le disent et on sait ce qu’il faut pour mener à bien des programmes compliqués : des compétences, des programmes et une gouvernance claire, notamment une maîtrise d’ouvrage – cela a été mis en lumière dans le rapport Folz – et une maîtrise d’œuvre précises. Et, comme dans la défense avec la BITD (base industrielle et technologique de défense), il faut l’appui d’un tissu industriel, même si le nucléaire est plus ouvert à l’international ; or cet élément n’était pas suffisant.

Alors, que faire ? J’ai proposé au président d’EDF, au conseil d’administration de Framatome et, plus généralement, à l’actionnaire EDF cette stratégie assez simple : sûreté, sécurité, qualité.

La nécessité, en conséquence, de renforcer les compétences s’est traduite par le recrutement de 6 000 personnes au cours des cinq dernières années, pour remplacer les départs à la retraite, accroître les compétences techniques et reconstituer la pyramide des âges afin d’éviter désormais l’effet falaise. Il s’agissait également de ne pas vider la filière de sa substance. Cette année, nous avons déjà procédé à 1 700 recrutements, dont 25 % concernent des jeunes, apprentis ou alternants, 55 % des personnes venant d’autres industries et 20 % correspondant à une respiration de la filière. Nous avons hérité d’Areva une présence féminine importante, une diversité qui est à mon avis une force et que nous voulons accroître. Nous visons le recrutement de 25 % de femmes – plus si nous le pouvons, mais les filières ne produisent pas nécessairement assez de dames. Nous avons développé, à partir d’un benchmark, un programme de knowledge management, c’est-à-dire de transfert des savoirs, doté de 50 millions d’euros. Enfin, nous avons accru l’effort de recherche et développement, pour améliorer nos connaissances technologiques et stabiliser et structurer notre expertise. C’est aussi un moyen, alors que nous avons accès à des budgets, notamment aux États-Unis, de confirmer la souveraineté de nos technologies.

Le deuxième volet est industriel : il s’agit de faire entrer dans notre industrie, même si elle a ses particularités, les méthodes qui font la réussite des autres et que l’on appelle excellence opérationnelle. Nous avons ainsi lancé, en miroir du programme Excell d’EDF, un plan Excell in Quality et consenti un important effort de modernisation et d’amélioration de la capabilité de nos sites industriels, qui s’est traduit par un investissement d’un milliard d’euros dans nos usines, essentiellement en France, au cours des cinq dernières années. Compte tenu des programmes à venir, nous escomptons investir un milliard supplémentaire et recruter encore 6 000 personnes dans les quatre années à venir.

Le troisième volet est celui de l’agilité : nous devions respecter certaines trajectoires financières. Nous avons ainsi baissé les dépenses immobilières, notamment les frais de siège. Alors qu’elles s’élevaient à 469 millions d’euros, elles seront de 169 millions à la fin de l’année. Ces 300 millions de cash nous permettent d’investir, de recruter, de faire de la recherche et de préserver notre santé financière.

Si notre fonctionnement reste complexe, nous avons donc consenti des efforts importants.

Dès lors que l’on recrute, il faut faire travailler les gens pour qu’ils soient compétents. Pour ce faire, nous avons lancé le programme Excellence commerciale, visant à aller chercher des commandes. Le carnet s’élève à un peu plus de 12 milliards d’euros, en France et à l’international.

Nous avons visé un effet d’échelle au Canada, en Grande-Bretagne, en Europe centrale et au Moyen-Orient, notamment à travers des acquisitions ciblées nous donnant accès à certaines compétences et à certains marchés.

J’ai eu la chance, à mon arrivée, que le contrat d’Hinkley Point soit signé. Cela a donné une bouffée d’oxygène à nos sites de production de gros composants ; leur capacité de production a quasiment doublé au cours des quatre dernières années. Faire monter de nouveau en cadence ces sites pour les amener à leur taille critique représente un effort industriel important.

La question était de savoir ce qu’il se passerait après Hinkley Point. Nous ne voulions pas redescendre à une taille sous-critique. J’ai donc proposé il y a trois ou quatre ans au conseil d’administration et à EDF de lancer le programme Juliette. L’idée était la suivante : quand on dispose d’usines et de moyens industriels, il faut garder les compétences. Cela suppose non seulement de conserver les salariés mais de les faire travailler. L’objectif était donc d’acheter de l’acier, de faire fabriquer des pièces et, pour éviter que celles-ci ne finissent dans des musées, de standardiser les équipements. Outre le fait que des pièces utiles et plus efficaces sur le plan économique seraient ainsi fabriquées, cela permettrait aux ouvriers de s’améliorer par la répétition des gestes. Le programme devait s’accompagner d’une standardisation des ingénieries. Si des ajustements des standards devaient intervenir par la suite, ils auraient lieu en liaison avec les industriels. Ce plan a été accepté. Au printemps, le budget octroyé à Juliette a même été porté à 400 millions d’euros – la décision a été approuvée à l’unanimité par les administrateurs du groupe EDF.

Encore faut-il que les conditions réglementaires permettent de fabriquer des pièces utiles. Cela suppose des ajustements. Les Britanniques souhaitaient justement construire Sizewell C comme une réplication d’Hinkley Point. Cela a été une chance pour nous : l’autorité responsable a accepté que des pièces excédentaires d’Hinkley Point soient reconnues comme valables, au sens de la réglementation, si le projet Sizewell C était concrétisé. Le 28 novembre, la Grande-Bretagne a prononcé une government investment decision en faveur de Sizewell C. Cela s’est traduit, la semaine dernière, par la signature d’un early work agreement pour Framatome. Nous avons dit aux Britanniques que nous pouvions les faire bénéficier des effets de la réplication, mais que cela supposait de maintenir les conditions de production : si l’on attend dix ans pour refaire des pièces, il ne faut pas espérer qu’elles soient identiques aux précédentes – entre-temps, certains ouvriers seront partis à la retraite. Un contrat de 200 millions d’euros complétant le dispositif vient ainsi d’être signé.

Nous avons pour perspective la construction des deux réacteurs d’Hinkley Point C, des deux réacteurs de Sizewell C et des six réacteurs EPR 2 pour la France. Nous devons maintenant poursuivre la reconquête de nos bases industrielles, tout en sachant que les intentions à l’égard du nucléaire sont beaucoup plus positives qu’il y a cinq ans. Cela dit, nous ne sommes pas seuls : nous devons penser à nos fournisseurs – j’en reviens, à cet égard, à ce que je disais à propos de la BITD : l’existence d’une supply chain en France est la clé. Nous mesurons les conformités en millions d’heures travaillées, et la moitié, voire les deux tiers, viennent de notre supply chain, car elle-même n’a plus l’expérience suffisante. La filière s’est rassemblée au sein du Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen). C’est une première base de travail, mais il faudra continuer à identifier les partenariats permettant de mener à bien les programmes industriels. C’est un des aspects importants de mon travail.

Tout cela suppose du temps long. Vous avez évoqué le problème du couvercle de la cuve du projet de Flamanville 3 (FA3). Tout le monde s’est demandé pourquoi cette cuve n’était pas conforme à la réglementation relative aux équipements sous pression nucléaires (ESPN). Or, à l’époque où elle a été construite, la réglementation en question n’existait pas. La cuve était conforme à la réglementation de l’époque. Il faut intégrer la question du temps long, ce qui rend d’autant plus cruciales l’organisation, la gouvernance et la maîtrise d’ouvrage : il importe d’avoir un regard d’ensemble sur les conséquences des décisions prises et l’accompagnement nécessaire.

Le temps long impose l’humilité : vous pouvez être confronté à des problèmes qui se révèlent au bout de dix ans. Il faut les assumer et les régler. La reconstitution d’une base industrielle est un travail humble, fastidieux, mais qui mérite d’être fait. Je remercie tous mes collègues, qui sont très engagés dans ce projet. Nous sommes fiers d’appartenir à Framatome ; il reste du travail, mais vous pouvez compter sur l’engagement de nos équipes.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’histoire de l’organisation industrielle du nucléaire en France, notamment au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années, est complexe – je pense notamment à la tentative d’Areva d’exister en dehors d’EDF, à leur concurrence puis à l’échec d’Areva.

Comment appréhendez-vous l’organisation de la filière nucléaire en France, avec EDF, Framatome et Orano, ainsi que la répartition des rôles ? Comment qualifieriez-vous cette organisation par rapport à celle que l’on observe dans d’autres pays ? En Russie, par exemple, Rosatom semble être l’acteur essentiel d’un système complètement intégré.

M. Bernard Fontana. Effectivement, Rosatom a tout intégré, mais la multiplicité existe à l’intérieur. C’est un autre modèle.

EDF s’est dotée d’une maîtrise d’ouvrage ; c’est très important. Il faut également clarifier les rôles s’agissant de la maîtrise d’œuvre. À cet égard, vous m’avez interrogé sur Edvance. Nous étions d’accord pour créer cette entreprise avant même la renaissance de Framatome. On peut toujours améliorer l’organisation ; l’important est qu’il y en ait une, que chacun connaisse son rôle et que les choses fonctionnent. Il faut se donner les moyens d’arbitrer pour garantir la réussite des projets plutôt que la préservation d’intérêts liés à tel ou tel type d’organisation. C’est surtout une question d’état d’esprit. On le comprend en écoutant les anciens : eux aussi rencontraient des difficultés, mais ils étaient animés par la volonté de faire fonctionner le système, et ils trouvaient des solutions de bonne foi pour y parvenir.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est la perspective de commandes qui donne de la stabilité et de l’efficacité à votre filière industrielle. L’entretien, la maintenance et la fourniture de combustible, autrement dit ce qui semble relever de la « routine » – tant que le parc nucléaire existera, ces opérations auront lieu –, vous permettent d’avoir des carnets de commandes bien remplis, alors que les constructions de centrales se font plutôt par à-coups.

Comment appréhendez-vous le marché de la construction de centrales dans les années qui viennent ? Surtout, quelles sont vos forces et vos faiblesses pour vous y projeter et décrocher des contrats ? Il semble que la France n’ait pas vendu beaucoup de centrales nucléaires au cours des dernières années… Cela va-t-il changer ?

M. Bernard Fontana. Il y en a eu malgré tout – je pense à Flamanville en France, à Olkiluoto en Finlande. On peut penser ce que l’on veut de ces programmes, mais ils existent et ont contribué à la montée en compétences. On peut citer également les deux réacteurs de Taishan ; deux autres sont en cours de construction à Hinkley Point – à ce propos, je me réjouis de vous dire que la cuve de l’unité 1 d’Hinkley Point C est prête ; nous célébrerons l’événement le 15 décembre. Les deux réacteurs de Sizewell C et les six EPR en France ouvrent eux aussi des perspectives. Cela nous permettra de travailler à la standardisation et à la structuration ainsi que d’engranger les effets positifs en matière de stabilité du design et de qualité – s’agissant du temps et de la compétitivité, ces effets se feront sentir par la suite. Cela représente déjà un beau programme, qui nous prendra du temps.

L’important, pour nous, est de travailler à sécuriser les processus et à garantir notre capacité à livrer ces programmes, et ce en réussissant à nous redonner des marges de manœuvre au cas où des aléas surviendraient – car il s’agit de programmes complexes – et à accueillir de nouvelles affaires si elles se présentent. Il est sûr que, pour réussir à vendre un produit, il faut qu’il fonctionne d’abord chez soi… Les petits réacteurs modulaires (SMR) de nouvelle génération présentent un grand intérêt pour un certain nombre de stakeholders, qui en sont à un stade de développement plus ou moins avancé. Quand vous en êtes au stade du développement sur le papier, vous avez toutes les vertus du monde ; quand la maturité du projet augmente, vous êtes confronté aux problèmes technologiques. Des aléas surviendront donc certainement. Il faudra les juger à l’aune de la maturité technologique des projets, au lieu d’écouter les personnes qui prétendent qu’elles peuvent tout faire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous évoquiez les règles d’export control américaines et la maîtrise des brevets. Vous y voyez l’un des éléments constitutifs de la souveraineté de ce pays. Avez-vous le sentiment que l’accompagnement réglementaire français et européen vous permet de sécuriser la détention de vos technologies quand vous exportez en dehors d’Europe ?

M. Bernard Fontana. Oui. Les règles du jeu sont connues ; nous les respectons. Dans mon système de réflexion, le cadre est plutôt national qu’européen.

Nous devons être attentifs car un réacteur nucléaire est très complexe : il comporte 7 millions de composants. Le blocage de l’un d’entre eux bloque l’ensemble. Qui plus est, nous sommes dans le temps long ; les listes de composants soumis à l’export control peuvent varier. Il faut disposer de plans B et procéder à une analyse fine de la supply chain – ce que nous faisons.

M. Antoine Armand, rapporteur. Beaucoup de choses ont été écrites à propos de l’EPR de Flamanville, mais je voudrais connaître votre avis sur les étapes qui ont conduit à la situation actuelle, qu’il s’agisse du pilotage du projet, des coûts – même s’il ne s’agit probablement pas de la partie la plus intéressante à aborder avec vous – ou, surtout, de la partie technique : la décision de construire un seul réacteur, puis les choix techniques faits au fil des années. Quelle est la part de responsabilité des acteurs et celle qui incombe aux aléas ? Pensez-vous qu’il aurait fallu faire évoluer le projet ?

M. Bernard Fontana. Je n’étais pas là à l’époque où certaines de ces décisions ont été prises. Je ne peux pas commenter des choses que je ne connais pas.

Quand j’étais cimentier et que je présentais à mon conseil d’administration un gros investissement, j’avais intérêt à savoir ce que je voulais construire : c’était très précis.

Le design n’était pas tout à fait achevé. Les questions d’organisation ont été évoquées dans le rapport Folz ; je n’y reviendrai pas. La réglementation a évolué – les règles ESPN sont entrées en vigueur. Areva et EDF ont décidé de les appliquer. Même si ces règles représentaient un progrès, leurs conséquences n’ont pas été suffisamment évaluées à l’époque. Il a fallu en faire l’apprentissage. J’en veux pour preuve les fameuses soudures qu’il a fallu refaire, et la question de l’exclusion de rupture. Il a été décidé de recourir à des tuyaux utilisés dans l’industrie et qui semblaient convenir.

Les experts avaient averti qu’il fallait être sûr de la réalisation industrielle, laquelle supposait un certain type de soudure, des tuyaux fabriqués d’une certaine manière, des matériaux d’apport, certains procédés de soudage, des soudeurs formés à les exécuter, des procédés de contrôle et des contrôleurs. Dans ces conditions, changer un seul paramètre, c’était prendre un grand risque. La chaîne de soudage n’était pas en place. Quand vous improvisez au moment même de la construction, le miracle serait que cela fonctionne… Cela me ramène à la question de la base industrielle. Régler une chaîne de soudage, cela prend trois ans. Ce sont les règles de la vie industrielle ; vous ne pouvez pas inventer quelque chose comme cela. Il faut être prêt et avoir une vue complète de la filière, sur l’ingénierie et le tissu industriel. C’est ce qui a fait défaut à ce moment-là. Il faut savoir si l’on est capable de réaliser une opération et d’anticiper certaines mesures – ce qui est toujours difficile car on ne dispose pas forcément du financement pour le projet.

En ce qui concerne ces soudures compliquées, nous avons décidé, chez Framatome, même si nous ne les faisions peut-être pas nous-mêmes sur le circuit secondaire, d’avoir une autre option à notre disposition. C’est la raison pour laquelle nous avons acheté l’une des divisions d’une société de soudage opérant notamment sur les sous-marins, qui comptait 400 personnes, dont 100 soudeurs-tuyauteurs. Nous voulions mettre au point un procédé nous permettant de réaliser les soudures en 2028 – en fait, nous sommes prêts à le faire dès cette année. Du reste, quand on a de bons soudeurs, on peut les utiliser n’importe où.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’ai l’impression que vous nous dites, implicitement, que les réglementations ont été adoptées après une concertation limitée avec les acteurs de la filière, comme si l’on avait posé des exigences sans avoir conscience de leurs implications sur la capacité de la filière à effectuer ces travaux.

M. Bernard Fontana. C’est une manière facile de présenter la chose pour les industriels. Ces derniers disposent d’ingénieries et de volets industriels. Ils sont partie prenante : les réglementations ne se font pas toutes seules. Les problèmes étaient dus à la capacité insuffisante de la partie industrielle à s’assurer de la faisabilité des opérations. Désormais, ce travail est fait : des architectes interviennent dans les ingénieries et des responsables des produits en sont chargés pour la partie industrielle. On peut toujours accuser la terre entière, mais chacun doit commencer par faire son travail de son côté. Les ingénieries doivent se préoccuper de la dimension industrielle. Il faut mettre en place des organisations adaptées. La standardisation y contribue. Si l’on dispose d’un pôle industriel plus puissant, celui-ci est capable d’expliquer pourquoi certaines choses sont faisables et d’autres moins. C’est son rôle légitime. La réglementation peut avoir une part de responsabilité, mais il est trop facile de l’accuser : les industriels doivent faire leur travail.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous expliquez donc la sous-évaluation ou, plutôt, la mauvaise anticipation des conséquences techniques et industrielles de la réglementation par une combinaison de raisons ? Ce sont à la fois les concepteurs de la réglementation et la faiblesse des capacités d’ingénierie qui sont en cause – même si, selon vous, celles-ci étaient plutôt fortes par rapport aux capacités techniques et industrielles dans la filière.

M. Bernard Fontana. On peut trouver une solution d’ingénierie compliquée à un problème compliqué, mais si la partie industrielle est traitée comme une variable d’ajustement au moment où il faut agir, la situation devient vraiment difficile. On est obligé de justifier ce qu’on fait et de réaliser un tas de calculs.

Il faut être attentif à la base industrielle – elle s’était affaiblie, voire avait disparu dans certains cas. Dans le domaine de la défense, on se soucie de la BITD, parce qu’elle contribue à la souveraineté. La comparaison est d’autant plus intéressante que les bases sont souvent communes et que les technologies peuvent être de même nature.

La France a là, potentiellement, un point fort : le renforcement de notre base industrielle est à la fois un enjeu pour le programme nucléaire français et une opportunité formidable.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si on se compare avec d’autres pays, comme la Finlande et la Chine, y a-t-il des différences importantes en ce qui concerne la capacité d’innovation, la capacité industrielle ou encore la capacité à prendre des décisions et à adapter les réglementations ? Si tel est le cas, quel est l’impact de ces différences ? Je pense en particulier à la construction des EPR et aux succès récemment enregistrés en Chine.

M. Bernard Fontana. Leurs autorités sont également sévères : elles jouent leur rôle. Mais surtout leurs capacités industrielles, notamment en matière de construction, sont importantes : quand il faut mobiliser 10 000 personnes en une semaine, on le fait.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il en a été question lors de la crise du covid, à propos de la construction d’hôpitaux. Vous dites que s’il faut mobiliser 10 000 personnes en une semaine, les Chinois sont capables de le faire. Est-ce une figure de style ou est-ce vraiment le cas ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous avez constaté quant à leur capacité à construire, à trouver et déployer des solutions industrielles ? On en parle fréquemment, mais concrètement, comment cela se traduit-il ?

M. Bernard Fontana. J’ai vu à Taishan la mobilisation de 20 000 personnes supplémentaires en moins d’un mois, ce qui était impressionnant. Les Chinois disposent du tissu industriel, des entreprises et des organisations nécessaires. On voit aussi que les décisions sont plus rapides dans ce pays : quand une question se pose, la décision est prise, proprement, et assumée en une semaine ou quinze jours. Chez nous, des groupes réfléchissent, on se concerte et les décisions peuvent prendre six mois. Quand on est en phase opérationnelle, il est certain que la vitesse de décision est un facteur important. Ce sujet a d’ailleurs été bien identifié dans le cadre du plan Excell d’EDF : ce sont les fameuses « boucles courtes » en matière de décision.

M. Antoine Armand, rapporteur. Et tout cela sans que la qualité technique ou la sûreté en pâtissent ?

M. Bernard Fontana. Oui. D’ailleurs, si vous décidez vite ce qui doit être décidé vite, cela vous laisse de la « bande passante » pour consacrer du temps aux sujets plus compliqués, pour y réfléchir : vous n’avez pas des milliers de questions qui encombrent le système et rendent plus difficile la détection des vrais sujets, à propos desquels des décisions doivent être prises.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous ne sommes pas là pour établir les responsabilités individuelles ; ce qui nous intéresse, c’est de comprendre le processus de décision et ce qui s’est produit. Pouvez-vous ainsi nous éclairer sur le type de relations qu’entretient le patron d’une entreprise telle que Framatome avec les pouvoirs publics ? Vous êtes un acteur industriel stratégique, qui a la capacité de produire à l’étranger mais qui a aussi besoin d’avoir certaines compétences et technologies essentielles en France.

Avez-vous des rendez-vous réguliers avec les autorités, et à quel niveau ? Leur faites-vous part d’alertes concernant votre propre situation industrielle ou celle du pays ? Enfin, comment de telles alertes sont-elles perçues ?

M. Bernard Fontana. Nous sommes la filiale d’un groupe : c’est une dimension à prendre en compte. Notre conseil de surveillance se réunit quatre fois par an, le comité stratégique deux fois par an et le comité d’audit six fois par an. Je vois le président du groupe, qui est le président du conseil de surveillance, une fois par mois. Il y a également un suivi des grands projets, des Copil – comités de pilotage – Excell, des revues de performance, des comités stratégiques fournisseurs et des comités d’offre, avec EDF. L’APE – l’Agence des participations de l’État – intervient aussi. Nous avons avec elle des relations régulières et, je trouve, de bonne qualité, ce dont je la remercie. Par ailleurs, nous sommes sollicités de temps en temps par les pouvoirs publics, par les cabinets, et nous leur donnons donc notre avis.

Je n’ai pas nécessairement une fonction d’alerte, puisque j’ai moi-même une capacité d’action. Je suis un industriel : si j’ai un problème, je cherche à le traiter. Si je ne peux pas agir dans le cadre qui est le mien, j’en tire les conséquences. C’est comme cela que cela marche dans l’industrie.

Je vous ai indiqué mon analyse : selon moi, il faut faire monter en cadence l’industrie au lieu de faire du yo-yo, car c’est le plus sûr moyen de se retrouver avec un outil industriel incapable de produire. Si vous ne menez pas de programmes et si vous n’avez pas besoin d’usines, vous les fermez ; si vous avez des usines, en revanche, il faut qu’elles soient capables de réaliser des programmes. Sans préempter certaines décisions, je pense que si on veut garder une capacité à mener des programmes, il faut nous en donner les moyens.

Quand j’ai dit qu’il fallait 200 millions d’euros d’investissement par an, on a trouvé que c’était un peu cher, mais j’ai répondu que c’était ce qu’il fallait pour avoir des usines qui fonctionnent.

M. Antoine Armand, rapporteur. À qui l’avez-vous dit ?

M. Bernard Fontana. À mes actionnaires, et ils m’ont finalement laissé faire. J’ai dû trouver le cash-flow pour financer les investissements. J’ai la chance d’avoir un gros siège : je l’ai donc un peu réduit pour récupérer 300 millions d’euros qui ont aidé à financer un certain nombre d’investissements.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez indiqué, lors de votre propos introductif, que l’état des usines était discutable lorsque vous avez pris la direction de Framatome. Dans quel état se trouvent-elles aujourd’hui ?

M. Bernard Fontana. Avec un milliard d’euros supplémentaire, cela va mieux… Nos usines ont maintenant l’ambition d’être des références mondiales. À Romans-sur-Isère, où nous fabriquons du combustible, de gros investissements de modernisation ont été réalisés. Nous avons doublé les cadences, ce qui n’est pourtant pas facile dans le monde industriel. À Saint-Marcel, nous produisons l’équivalent, en équipements, de 0,7 EPR par an, et nous allons poursuivre nos efforts pour pouvoir passer à 1,5 EPR, notamment grâce à de l’automatisation et en dégageant de l’espace pour les flux.

C’est une chose d’avoir les crédits nécessaires, mais il faut aussi des hommes et des femmes pour mener les programmes industriels. Notre trajectoire nous le permet. Par ailleurs, comme dans tout programme industriel, il y a des moments formidables, où on arrive à faire en six mois ce qui prenait auparavant trois ans, mais on rencontre aussi des plateaux, et il y a d’autres moments où on recule un peu. L’essentiel est d’avoir un cap et de pouvoir le suivre. La configuration dans laquelle nous nous trouvons nous permet de suivre un cap.

Je suis pragmatique. J’ai dit à des collègues que s’il n’y avait pas de programmes, nous ferions, avec nos pièces, un musée du maintien des compétences. Nous monterons peut-être ce musée, mais j’espère qu’il sera dépourvu de pièces parce qu’elles seront dans des réacteurs nucléaires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vos propos confirment ce que vous avez déclaré en 2021, à savoir que vous seriez prêts pour un scénario prévoyant la construction de six EPR en France.

Nous avons auditionné des responsables, anciens et actuels, du CEA, ce qui ne vous a peut-être pas échappé… À propos de l’instruction de la décision de lancer ou non le démonstrateur Astrid et de prolonger les recherches en la matière, l’actuel administrateur général du CEA a indiqué que les grands industriels du secteur et le CEA s’étaient réunis pour y réfléchir et qu’ils avaient soumis une proposition commune aux pouvoirs publics, qui était de ne pas construire de démonstrateur et de se concentrer sur des « travaux en chambre », si je puis m’exprimer ainsi. Voyez-vous les choses de la même façon ? Comment cela s’est-il passé ? Avez-vous été partie prenante ? Avez-vous donné votre avis et avez-vous ensuite suivi le processus ?

M. Bernard Fontana. Je n’en ai pas de souvenir immédiat.

Framatome était concernée par la partie réacteur. Pour nous, Astrid représentait 30 millions d’euros par an et mobilisait 120 ingénieurs et techniciens de très haut niveau pour développer et entretenir les technologies. Astrid correspondait aussi à des programmes de design moderne des réacteurs. Ce projet s’arrêtant, la question était de savoir ce qu’on faisait des compétences et des technologies, dont le développement avait pris du temps et requis de l’argent. Comme il nous semble que le problème du cycle se reposera, notre posture a consisté à maintenir actives les compétences et les technologies.

Nous avons ainsi veillé, pendant un an, à clore proprement les dossiers, puis nous avons mis en place une école de design. Si nos réacteurs ont leur conception actuelle, c’est parce que nos anciens y ont beaucoup réfléchi : ils ont produit des maquettes et travaillé sur différentes possibilités. L’école de design vise à former l’élite de Framatome en utilisant le cas de la technologie des réacteurs à neutrons rapides, pour maintenir nos compétences en vie. Deux promotions sont déjà sorties.

Nous avons aussi créé une unité appelée Advanced Reactors Unit – unité des réacteurs avancés. Comme je voyais que beaucoup de capitaux étaient mobilisés au niveau mondial pour la création de SMR et de réacteurs modernes, j’ai demandé qu’on parte à la chasse, afin de vendre des briques technologiques et de nous faire payer pour renforcer nos compétences et nos technologies sur certains sujets. Cela nous permet d’être présents et d’être au courant de ce qui se passe : nous participons à une dizaine de projets dans le monde. Les médias ont ainsi parlé hier de la brique technologique que nous allons fournir à NuScale Power. Ce sont également ces équipes qui nous permettent d’avoir le vivier nécessaire pour venir en appui à Nuward, le SMR français. Cela représente 60 000 heures de travail cette année, et dans les 110 000 heures l’an prochain.

Voilà ce que nous avons fait pour maintenir nos capacités technologiques et nos compétences dans ce domaine où la France avait un atout.

M. Antoine Armand, rapporteur. S’agissant d’Astrid, si je comprends bien, vous n’avez pas été inclus dans la concertation pour la partie réacteur ?

M. Bernard Fontana. Très franchement, je n’en ai pas le souvenir, mais cela ne me choque pas : nous nous occupions du réacteur qui devait fournir une solution à la question du cycle du combustible, mais pas de cette question en elle-même. Notre objectif est d’avoir les compétences nécessaires pour construire des réacteurs et d’être disponibles quand on a besoin de nous.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous été associé à l’abandon du programme Astrid ou simplement informé de la décision qui a été prise ?

M. Bernard Fontana. Je l’ai plutôt vécu comme une information dont j’ai pris acte. Je peux comprendre que les crédits ne sont pas infinis et qu’il faut faire des choix. Nous nous sommes alors demandé comment nous pouvions faire perdurer les compétences et les technologies au sein de Framatome – nous avons déjà formé trente jeunes pour renforcer nos troupes d’élite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela entre un peu en contradiction avec ce qui nous a été dit hier. Sous réserve de vérifications, il me semble que l’administrateur général du CEA nous a expliqué que la décision d’arrêter Astrid avait été prise collégialement, avec EDF, Orano et Framatome – mais je ne suis plus sûr qu’il ait cité Framatome : il n’a peut-être évoqué que votre actionnaire principal.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tout cas, la partie réacteur vous concerne.

M. Bernard Fontana. Quand on est le fournisseur, on est en effet concerné, mais on est là pour fournir, par définition.

M. le président Raphaël Schellenberger. S’agissant de la construction de nouveaux réacteurs, comme Astrid et d’autres, vous vous présentez comme un fournisseur, mais vous détenez aussi des licences, ou bien est-ce EDF ?

M. Bernard Fontana. C’est le CEA qui nous sollicitait et qui assurait les financements pour Astrid. Nous faisons partie, avec le CEA, de la filière française…

M. le président Raphaël Schellenberger. Est-ce Framatome ou EDF qui détient la licence pour les REP – réacteurs à eau pressurisée ?

M. Bernard Fontana. Il n’y a plus de licence. Nous avons franchi cette étape : en ce qui concerne les réacteurs, Framatome est propriétaire des technologies.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si un nouveau type de réacteur ayant vocation à être standardisé devait voir le jour, la logique voudrait donc, compte tenu de notre paysage industriel, que le détenteur de la technologie, pour les réacteurs, soit Framatome.

M. Bernard Fontana. Nous nous présentons comme des chaudiéristes. On peut faire, jusqu’à un certain point, une analogie avec les moteurs d’avion. Nous nous employons à maîtriser nos technologies, qui sont exigeantes, et à les faire vivre. Nous en vivons nous-mêmes, grâce à leur valorisation mais aussi grâce aux services et à l’appui qu’il faut apporter, en matière de maintenance ou de combustible. Le chaudiériste, en fin de compte, est celui qui garantit que le combustible fonctionnera dans le réacteur. Voilà l’ossature du business model actuel de Framatome.

Mme Danielle Brulebois (RE). Framatome est un acteur international majeur de la filière nucléaire, dont les savoir-faire sont reconnus. Vous êtes d’abord, vous l’avez dit, un chaudiériste nucléaire : vos métiers de base sont industriels. Nous avons besoin de chaudronniers, d’usineurs et de soudeurs. Afin de remettre nos centrales en état de marche au plus vite, il a fallu faire appel à des soudeurs étrangers. Nous avons un peu perdu notre culture nucléaire et notre fierté dans ce domaine. Que faut-il faire pour changer le regard des jeunes sur les métiers industriels, en particulier ceux de votre filière ? C’est une question importante. En plus du transfert de savoir-faire que vous avez mis en place, il faut absolument redonner de l’attractivité aux métiers industriels.

Le chef de l’État a annoncé la construction de mini-centrales nucléaires, faisant appel à des réacteurs de nouvelle génération, en complément des grandes centrales. Vous avez déjà une grande expérience en la matière, grâce aux briques technologiques que vous avez évoquées, mais les États-Unis et la Chine ont apparemment un train d’avance sur nous. À ce stade, sommes-nous prêts ? La Commission européenne vient de nous accorder 50 millions d’euros d’aide pour développer les SMR. Vous appuierez-vous sur la technologie des réacteurs à neutrons rapides, qui représente une solution d’avenir durable dans le secteur du nucléaire ?

M. Bernard Fontana. C’est Framatome qui a fait venir en France le plus de soudeurs, me semble-t-il. Nous avions terminé des programmes de remplacement de générateurs de vapeur au Canada et aux États-Unis, et nous avions donc des équipes rodées.

Il faut être conscient que le tissu industriel français n’est pas fait pour réparer la moitié des centrales nucléaires en même temps : les circonstances sont un peu particulières. Par ailleurs, les interventions à réaliser ont lieu en milieu dosant. Une personne ne peut pas faire plus de cinq postes, soit quarante heures de travail.

Les collègues nord-américains que nous avons décidé de faire venir en France, compte tenu de l’ampleur du défi, ont été formés – et nos méthodes ont été adaptées : Coca-Cola le matin et hot dog le midi !

L’attractivité de l’industrie et de nos filières en particulier est une question majeure. Il nous faut des ingénieurs, mais aussi des techniciens, des opérateurs. Beaucoup d’efforts sont déployés : nous envoyons notamment des ambassadeurs et des ambassadrices dans les écoles.

À Paimbœuf, où notre production est passée de 6 000 à 9 000 kilomètres de tubes par an, nous avons recruté grâce aux agences locales pour l’emploi. Des pâtissiers ont été reconvertis : ils font de très bons opérateurs pour l’usinage et la préparation des tubes. Des filières peuvent être mises en place et une fierté de réussir de telles opérations peut se développer.

Les alternants sont aussi une solution. Nous allons en embaucher un peu plus de 350 en France cette année – le volume global est plus important, car certains restent deux ans.

Nous menons, par ailleurs, des opérations portes ouvertes : il faut montrer ce que nous faisons, y compris à nos familles, à nos enfants. Au mois de juillet dernier, 1 300 personnes nous ont rendu visite.

Nous devons ouvrir nos portes, montrer notre travail, afficher notre fierté. Nous étions jusque-là sur la défensive, parce qu’il y a des choses qui ne marchent pas, mais nous avons de très bons soudeurs en France ! Pour ce qui est des soudures qu’il fallait reprendre à Flamanville, le taux de réussite linéaire de Framatome et de ses sous-traitants était supérieur à 99,5 %. Peu de gens dans le monde peuvent faire des choses pareilles. Oui, nous avons des problèmes, mais il ne faut pas oublier pour autant la qualité de nos équipes.

Il existe différents projets de nouveaux réacteurs ; il y a même des start-up – nous verrons ce qu’elles deviendront. Pour moi, ces projets ont en soi une très grande valeur : ils montrent le côté innovant du nucléaire, et c’est ce qui attire les nouvelles générations, donc nos futures élites. Ainsi, le nucléaire ne se résume pas à la grande époque racontée par nos grands-pères !

Il y a un foisonnement de projets, et nous ne savons pas ce qui en sortira. Dès lors, notre position est très simple : nous soutenons, du mieux que nous le pouvons, le projet Nuward en France, tout en étant présents dans d’autres programmes par des briques technologiques – très souvent les combustibles, mais cela peut être aussi le système de contrôle-commande ou un système de manipulation. Pour moi, l’histoire n’est pas encore écrite.

M. Francis Dubois (LR). Merci, monsieur Fontana, pour vos éclaircissements.

Je reviens sur votre exposé liminaire. Lorsque vous avez pris vos fonctions en 2015, vous avez constaté – nous n’en sommes pas surpris – que la pyramide des âges était élevée et que Framatome n’avait pas poursuivi ses investissements, faute de commandes de la part d’EDF. Néanmoins, le manque d’investissements n’était-il pas très antérieur à 2015 ?

Par la suite, les investissements ont connu une accélération. Vous avez lancé récemment le programme Juliette, pour 400 millions d’euros. Ce programme n’est-il pas lié aux difficultés rencontrées sur le chantier de Flamanville ? Si EDF, actionnaire de Framatome à 75,5 %, l’a validé, ce n’est sans doute pas pour que vous mainteniez votre compétence, ni pour que vous fabriquiez des pièces destinées à un musée. Je pense qu’il y a un intérêt particulier : il s’agit d’envoyer rapidement ces pièces à Flamanville, pour que le chantier soit achevé en temps et en heure.

Framatome a une mission en matière de sous-marins nucléaires. J’espère qu’il n’y a pas, dans ce domaine, de désorganisation analogue à celle que nous avons constatée pour les réacteurs. Sinon, nous aurions de quoi être inquiets.

M. Bernard Fontana. C’est TechnicAtome qui est le chaudiériste pour les sous-marins. Néanmoins, Framatome fournit des pompes ou des pièces forgées, par exemple pour les sous-marins de type Barracuda – il y en a un en mer en ce moment. Je vois donc une partie des programmes militaires, d’où les analogies que j’établis parfois avec la gestion de ces programmes. Nous avons d’ailleurs créé la marque Framatome Defense, car travailler pour la défense est pour nous un motif de fierté. Nous montrons ainsi notre engagement : nos préoccupations en matière de technologies et de maintien des compétences dans la durée répondent à des attentes des acteurs de la défense.

Les pièces que fabrique Framatome ne sont pas destinées à Flamanville – celles qui le sont ont été produites il y a longtemps. Il faut du temps, parfois sept ans, pour fabriquer nos pièces. Cela demande de l’expérience ; ce sont des gestes qui se transmettent. On ne peut pas faire varier du jour au lendemain les effectifs d’une usine de 1 000 personnes comme celle de Saint-Marcel.

Compte tenu des délais nécessaires pour fabriquer nos pièces, nous sommes généralement déjà sur le chemin critique au moment où un programme commence. L’idée est d’être capables de faire les gestes, ce qui implique de garder le personnel. Certes, cela coûte le prix de l’acier, mais ce n’est pas si cher que cela par rapport aux enjeux liés au maintien des compétences. Si les programmes se matérialisent, nous sommes prêts suffisamment tôt pour ne pas causer de retard. De plus, grâce à notre courbe d’expérience et de qualité, nous sommes beaucoup plus compétitifs que si nous devions réapprendre, ce qui pourrait prendre quatre ou cinq ans et retarder d’autant la livraison des pièces. Tel est le raisonnement sur lequel se fonde le programme Juliette, qui porte sur les équipements, alors que les enjeux à Flamanville concernent le chantier et le montage. Les expériences que nous acquérons à Hinkley Point ou Sizewell C sont excellentes, car les équipements sont presque les mêmes. En revanche, ces chantiers sont conduits par des Britanniques, et il y a là un point d’attention bien connu : il faut être capable de fournir de tels chantiers.

EDF n’avait pas laissé Areva NP sans rien faire. Par exemple, dans le cadre du grand carénage, il y a des générateurs de vapeur à remplacer, et EDF avait passé des commandes qui s’échelonnent jusqu’en 2032. Je les ai trouvées en arrivant à Framatome et je savais qu’elles me seraient utiles au cours des quinze années suivantes. Toutefois, EDF n’était pas en mesure de commander plus de pièces que celles dont elle avait besoin. Désormais, la question posée est celle de la capacité à développer un programme nucléaire.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Puisqu’il est question de la souveraineté de notre pays, il me semble important, dans le contexte géopolitique particulièrement tendu que nous connaissons, d’avoir des éclaircissements sur la dépendance de Framatome à l’égard de la Russie, en particulier de Rosatom.

On n’extrait plus d’uranium du sol français depuis le début des années 2000. La dépendance à l’égard de la Russie est-elle maîtrisée en la matière ? Framatome peut-elle honorer ses commandes de combustible sans recevoir d’uranium enrichi de Russie ? Quels clients achètent du combustible à Framatome ? Quels contrats lient Framatome à Rosatom pour le commerce de l’uranium ? Quels autres contrats lient Framatome à Rosatom ?

Rosatom était intéressée, semble-t-il, par la création d’une coentreprise avec Advanced Nuclear Fuels (ANF), filiale de Framatome. Une demande relative à un tel consortium a été adressée à l’État fédéral belge, puis retirée. Il a été envisagé que le consortium soit basé en Allemagne, à Lingen, puis en France. Où en est-on de ce projet ?

Le 2 décembre 2021, Framatome et Rosatom ont signé un accord de coopération à long terme. Quelles sont les activités concernées ? Quels sont les montants versés dans le cadre de cet accord depuis le début de l’invasion russe en Ukraine ?

Vous avez précisé ce qui explique à votre sens les défauts de fabrication constatés sur les composants de réacteurs nucléaires. Vous avez évoqué en outre la culture de sûreté. À l’issue d’une inspection réalisée en juin dernier, l’ASN indiquait : « les inspecteurs ont constaté que la culture de sûreté au sein du site du Creusot est convenablement ancrée, mais qu’il convient de la maintenir et la consolider dans la durée et à tous niveaux ». Cela ne signifie-t-il pas qu’il existe une marge de progrès considérable ?

Il est légitime que votre logique soit celle d’un industriel, mais la question de la sûreté se pose avec davantage d’acuité dans le nucléaire que dans d’autres industries. Vous avez évoqué les contrôles auxquels doit procéder l’industriel tout au long de la chaîne logistique. Or ce n’est pas vous qui avez signalé les problèmes ; c’est chaque fois l’ASN qui les a révélés après des vérifications ou une inspection. Comment comptez-vous remédier à cela ? Il y a, semble-t-il, des marges de progrès. Vous avez relevé que la réglementation relative aux cuves et à la tuyauterie avait changé, mais ces manquements à la sûreté sur une fabrication industrielle sont inquiétants.

Vous financez à hauteur de 100 000 euros par an l’association Les Voix du nucléaire. Celle-ci a présenté récemment un scénario alternatif pour la transition énergétique, reposant notamment sur la prolongation, de soixante à soixante-dix ans, de la durée de vie des réacteurs actuels et sur la construction de vingt-deux nouveaux EPR. Soutenez-vous ce scénario ? Je suppose que oui, puisque vous financez les travaux ayant conduit à son élaboration.

Vous avez estimé qu’il fallait des commandes d’EPR pour garder une filière française du nucléaire et préserver notre souveraineté industrielle. Le financement de scénarios alternatifs est-il pour vous une manière d’influencer les pouvoirs publics, de sorte qu’ils s’engagent dans la commande de nouveaux réacteurs ? Cela fait-il partie de la stratégie de développement de Framatome ?

M. Bernard Fontana. Je l’ai dit dans mon propos liminaire, la sûreté et la sécurité sont la priorité numéro un de Framatome, et ma priorité personnelle.

J’ai demandé que l’on place à l’entrée de chacun de nos sites une grande pierre où il est inscrit : Sûreté, Sécurité, Intégrité, notre « license to lead ». Chaque salarié la voit lorsqu’il rejoint son lieu de travail. Quand Framatome fait une acquisition, la première chose que nous faisons est d’installer cette pierre, et la première chose que je fais est de m’assurer de son état.

Au-delà, il m’a paru important que nous soyons tous formés à la culture de sûreté. Tous les nouveaux arrivants ont droit à une formation en la matière. Nous avons aussi décidé d’y former ou former de nouveau tous les employés de Framatome, par tranche de 25 % par an – à savoir 25 % l’année dernière, 50 % cette année, objectif que nous avons déjà dépassé, 75 % l’année prochaine et ainsi de suite.

Nous avons érigé en valeurs la sûreté et la sécurité, ainsi que le futur, la performance, l’intégrité et la passion. Nous disons les choses. L’acte refondateur de Framatome, en janvier 2016, quand s’est réunie pour la première fois l’équipe qui allait devenir le comité exécutif, a été la définition des valeurs.

Nous avons considéré l’avis de l’ASN comme un grand progrès, sachant que l’usine du Creusot avait cessé de produire pour le nucléaire français pendant presque trois ans et que nous y avons beaucoup investi, pour passer de 200 à 400 salariés et développer la structure. Il faut effectivement entretenir la culture de sûreté, et on peut toujours progresser. Les progrès accomplis doivent clairement être ancrés dans la durée.

C’est pourquoi nous avons créé au Creusot un centre d’excellence dédié à la sûreté, à la sécurité et aux compétences, notamment en matière de forge et de simulation. Nous voulons que ce campus devienne une référence mondiale, que ceux qui souhaitent travailler dans la forge pour le nucléaire viennent s’y former. Je vous invite à venir le visiter.

Nos salariés nous disent que, lorsque l’on parle du nucléaire, c’est souvent pour le critiquer ; ils aimeraient que d’autres gens prennent la parole. Nous avons effectivement versé une contribution à l’association Les Voix du nucléaire, dont je ne connais pas le montant exact. En revanche, les membres de l’association sont tout à fait libres. Ils ont effectivement établi un scénario ; j’ignore le nombre de réacteurs qui y figure. Ce sont souvent – mais pas uniquement – des anciens salariés de Framatome ou d’Areva. Ils éprouvent le besoin de dire qu’ils aiment le nucléaire, et d’avoir un accompagnement à cette fin. C’est plus facile désormais ; ce ne l’était pas tant que cela il y a quelques années. C’est pour cette raison que nous les avons soutenus.

Nous avions déjà avec Rosatom un accord-cadre – ce n’est pas un contrat – qui définissait nos relations. Il a été renouvelé le 2 décembre 2021 ; c’est le document que vous avez évoqué. Nos relations avec Rosatom sont de plusieurs natures.

Premièrement, les pays qui achètent des réacteurs exportés par la Russie demandent souvent que le système de contrôle-commande soit occidental. Ces systèmes étaient fournis auparavant par Siemens, désormais par Framatome. Nous assurons donc la maintenance du contrôle-commande, non pas pour les Russes, mais pour les clients dans les pays concernés. Quant aux réacteurs russes en construction, certains chantiers ont été arrêtés, comme à Hanhikivi en Finlande, tandis que d’autres continuent. Nos activités à cet égard ne sont pas touchées par les sanctions, mais l’envoi de documents étant désormais réglementé, elles sont pratiquement au point mort.

Deuxièmement, il y a la question des combustibles. Les Russes essaient de faire des copies des nôtres. Il est normal qu’ils tentent ainsi de placer leurs propres combustibles ; c’est le jeu de la concurrence. De son côté, Framatome développe des combustibles pour proposer une solution alternative aux nombreuses centrales nucléaires russes qui existent en Europe centrale. Les Russes avaient conscience que cette transition était nécessaire, même si elle n’était pas simple. Nous avions donc convenu à l’époque de nous associer avec Rosatom pour fabriquer, sur des sites de Framatome, des copies de combustibles russes. Il y avait un aspect pratique : quand vous fabriquez un combustible nouveau, il faut obtenir une licence, ce qui peut prendre dix ans ; quand vous fabriquez une copie, elle est sous licence, il faut simplement la qualifier. Telle est la situation que nous avons trouvée.

Désormais, les pays d’Europe centrale qui dépendent de la Russie pour les combustibles ont un choix : soit faire appel aux Américains, mais il faut alors obtenir une licence ; soit avoir accès aux copies que nous fabriquons sur nos sites, à partir de composants que nous stockons. Nous proposons cette option alternative en deux temps : d’abord, des copies pour ceux qui ont besoin d’une solution immédiate ; ensuite, la perspective d’une solution totalement souveraine. Pour cela, nous avions envisagé un site en Allemagne, celui que vous avez évoqué. Si cela se fait à terme – l’histoire le dira –, je pense que cela se fera plutôt en France, car c’est plus facile. En tout cas, nous continuons nos travaux pour développer des solutions totalement souveraines, notamment avec des alliages qui viennent de chez nous.

Vous avez évoqué l’uranium. En réalité, que faisons-nous, à Framatome, quand nous fabriquons des combustibles ? Nous achetons de la zircone, que l’on trouve par exemple en Australie ou en Afrique du Sud, et nous la traitons chimiquement pour produire des éponges de zirconium. Nous appliquons ensuite à ces éponges divers procédés de fonderie, à Ugine, puis de laminage – laminage à froid ou à plat à Rugles ; laminage à pas de pèlerin à Paimbœuf ou à Montreuil-Juigné, près d’Angers – pour obtenir des tubes. Avec l’uranium que nous récupérons, nous fabriquons des pastilles, que nous plaçons dans ces tubes, eux-mêmes assemblés en grilles. Enfin, nous faisons des calculs pour montrer à notre client que cela va fonctionner dans son réacteur nucléaire.

S’agissant de l’uranium, nous sommes agnostiques : en général, ce n’est pas le nôtre, il appartient à nos clients électriciens. Bien évidemment, nous travaillons en majorité sur celui d’Orano. Certains de nos clients ont eu des contrats de retraitement avec les Russes. Ils sont en train de se repositionner. Pour notre part, nous honorons nos contrats, mais ce n’est pas nous qui achetons cet uranium.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour ce qui est des combustibles, vous vendez davantage une prestation de services qu’une matière.

M. Bernard Fontana. Oui. L’uranium étant très cher et stratégique, l’approvisionnement en uranium est traité directement par les électriciens. D’ailleurs, Areva avait essayé de regrouper les activités uranium et réacteur, mais les clients n’avaient pas suivi. Nous surveillons les restructurations en cours du marché pour voir si cela va changer. Pour l’instant, ce n’est pas le cas.

M. le président Raphaël Schellenberger. EDF est propriétaire de son uranium et vous le confie pour que vous le transformiez en combustible. Est-ce spécifique à EDF ? Ou bien les électriciens pour lesquels vous travaillez fonctionnent-ils tous de cette façon ?

M. Bernard Fontana. Ils fonctionnent tous ainsi. Je n’ai qu’une seule exception à l’esprit : les opérateurs d’Europe centrale auxquels nous pourrions fournir des copies de substitution aux combustibles russes nous ont demandé si nous pourrions également, à titre exceptionnel, fournir l’uranium ; cela simplifierait les choses pour eux, car ils s’approvisionnaient en Russie. Si cela se fait, nous solliciterons Orano et verrons avec celui-ci comment monter le contrat.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous vous remercions, monsieur Fontana, de votre disponibilité et de la précision de vos réponses. Votre audition nous a permis de mieux cerner la structuration de la filière industrielle nucléaire et ses articulations en France.

M. Bernard Fontana. Je saisis l’occasion pour remercier mes collègues de Framatome. Nous avons beaucoup de travail. Si vous aimez le nucléaire, sachez que Framatome recrute ! (Sourires.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup.

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21.   Audition de M. Pierre Gadonneix, Président d’honneur d’Électricité de France (EDF) (8 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons le privilège de recevoir Pierre Gadonneix, en sa qualité de président d’honneur d’EDF. Vous en avez été le président de 2004 à 2009, après la transformation de cette entreprise en société anonyme. Auparavant, vous aviez exercé des responsabilités importantes pendant dix-sept ans au sein de GDF, en tant que directeur général puis président.

Votre expérience dans la conduite de l’ouverture des marchés énergétiques est sans doute inégalée. De nouvelles relations ont dû être nouées avec les actionnaires, au premier rang desquels figure l’État.

La période au cours de laquelle la gestion d’EDF vous avait été confiée a été très riche en évolutions.

Tout d’abord, si le nucléaire restait prépondérant il coexistait avec d’autres sources d’électricité, telles que les centrales hydrauliques et thermiques, mais aussi ce que l’on appelait alors les énergies nouvelles. Chaque branche représentait des investissements et des actifs importants.

Ensuite, outre ce capital, EDF disposait d’un personnel compétent et attaché à l’entreprise, indispensable à son bon fonctionnement.

Une réorganisation voulue par les instances européennes avait par ailleurs conduit à séparer les activités de transport et de distribution, tout en tentant de maintenir une cohérence et les synergies nécessaires au sein du système électrique français. La méthode retenue avait été la filialisation des entreprises chargées des différents rôles au sein du champ énergétique. Le principe d’un développement des interconnexions fut alors affirmé.

La période a en outre précédé l’accident de Fukushima. Elle s’annonçait propice au développement du nucléaire, tant en France que dans le monde, et EDF a saisi plusieurs opportunités pour réaliser des investissements à l’étranger.

Les réacteurs français avaient alors une moyenne d’âge de dix-sept ans et leur durée de vie était prévue pour quarante années.

Le chantier de Flamanville a été ouvert au cours de votre mandat. Dès le départ, EDF a revendiqué le rôle d’architecte ensemblier, tandis qu’Areva NP cherchait à se développer et que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) se montrait particulièrement vigilante.

L’enfouissement des lignes électriques pour préserver les sites et paysages et diminuer leur exposition aux intempéries faisait alors débat. EDF devait investir et une stratégie industrielle était en cours d’élaboration.

Parallèlement, les travaux de la commission conduite par Marcel Roulet avaient mis en évidence les besoins de financement nécessaires à cette ambition, ce qui avait ouvert un débat sur la revalorisation des tarifs.

Ces quelques jalons révèlent l’ampleur des tâches qui vous ont été confiées. Votre témoignage permettra à la commission d’enquête de mieux appréhender les défis auxquels le système énergétique français a dû répondre sous votre autorité et les difficultés rencontrées.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et visant les personnes auditionnées par une commission d’enquête, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Pierre Gadonneix prête serment.)

M. Pierre Gadonneix, président d’honneur d’EDF. Je vous félicite parce que cette présentation rappelle de nombreux faits importants, dont certains ne sont pas très connus – tels les travaux de la commission Roulet.

Je ne suis pas étonné d’être là et je trouve tout à fait légitime qu’on m’interroge.

Comme vous l’avez rappelé, j’ai beaucoup travaillé au sein d’EDF et de GDF. À l’époque où j’étais à GDF, les deux entreprises étaient très proches. Elles étaient toutes deux nationalisées, avec un capital à 100 % public, et avaient en commun l’activité de distribution, c’est-à-dire les réseaux et la commercialisation auprès des particuliers, ainsi que toute la gestion du personnel. Je garde un très profond attachement à ces entreprises et je suis avec attention leur évolution. C’est donc avec beaucoup de tristesse que je constate la dégradation depuis dix ans du modèle français que j’ai connu.

Quand on m’a demandé de devenir président d’EDF en 2004, j’avais déjà passé dix-sept ans à GDF – ce qui souligne combien le management de l’entreprise était alors stable. J’y étais très heureux, la santé de l’entreprise était tout à fait satisfaisante et je n’étais pas candidat à la présidence d’EDF. Je comptais poursuivre mon activité à GDF jusqu’à la retraite.

Mais j’ai été appelé car EDF faisait face à une situation un peu difficile sur un certain nombre de plans. On arrivait à la fin du grand programme d’investissement et de développement du nucléaire. Le monde entier admirait ce programme qui faisait référence et avait été lancé de manière extraordinaire par le plan Messmer, annoncé le 6 mars 1974 – juste avant le décès du président Pompidou. Le président Giscard d’Estaing en a en quelque sorte hérité et l’a engagé de manière effective.

Sa réalisation est une réussite absolue, mondialement reconnue, avec cinquante-huit réacteurs construits sur une période de vingt-cinq ans et une capacité de soixante-deux gigawatts. À la fin de ce cycle d’investissement, le parc, qui avait été construit pour l’essentiel en sept ans, était très largement excédentaire.

C’est un fait oublié mais très important : la technologie américaine de Westinghouse a alors été utilisée. À la suite de grands débats, EDF a en effet retenu une technologie existante, qui avait fait ses preuves avec des dizaines de réacteurs en fonctionnement aux États-Unis. Nous avons ensuite, et c’est une grande réussite de politique industrielle, francisé cette licence américaine. La licence a d’abord été rachetée par le biais d’une structure que l’on a nommée Framatome, dont tout le monde a oublié que cela voulait dire « France-Amérique-atome ». Puis deux hommes que je respecte beaucoup, André Giraud – alors administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) – et Marcel Boiteux, ont réussi à franciser complètement la licence, grâce à l’intelligence et à la complicité des pouvoirs publics. Depuis lors, la France maîtrise complètement cette technologie et il n’y a plus aucun lien avec Westinghouse. Il reste que nos centrales sont rigoureusement les mêmes que celles de Westinghouse aux États-Unis. Il n’y a pas un boulon qui est différent !

Les centrales étaient construites au rythme de cinq par an, dans un contexte de croissance annuelle de la demande d’électricité de 7 %, soit un doublement tous les dix ans. Cette demande a ensuite commencé à ralentir. Il y avait trop de capacité et on a complètement arrêté de construire des centrales nucléaires pendant pratiquement dix ans. Lorsque je suis devenu président d’EDF, l’excédent de capacité était d’environ 20 %.

J’ai eu l’honneur d’être nommé président d’EDF le 15 septembre 2004.

Vous m’avez demandé dans le questionnaire quels avaient alors été mes constats sur la situation de l’entreprise.

Premier constat : la réussite fabuleuse du programme nucléaire. Elle ne faisait aucun doute et était mondialement reconnue. Nous étions le leader incontesté du nucléaire. Malgré cela, il y avait une dégradation importante de la trésorerie, alors que l’entreprise était rentable. La commission Roulet avait enquêté sur l’origine de ces difficultés. Elles provenaient pour l’essentiel d’investissements malheureux à l’étranger – tous ne l’étaient pas. En Argentine et au Brésil, les tarifs avaient été bloqués et les entreprises chargées des réseaux de distribution étaient complètement déficitaires. En outre, une tentative de reprise d’Edison s’était heurtée à l’opposition du gouvernement italien. EDF s’était retrouvée dans la situation de ne détenir que 3 % des droits de vote mais de devoir potentiellement payer 50 % des actions si son coactionnaire – à l’époque Fiat – exerçait son option de vente. Ce qu’il a fait dans la semaine de mon arrivée. Nous risquions de devoir dépenser près de 10 milliards d’euros uniquement de ce fait.

Par ailleurs, EDF avait baissé d’environ 20 % les tarifs de l’électricité au cours des cinq années précédentes. Ceux-ci avaient régulièrement augmenté jusqu’en 1987, afin de financer le programme d’investissement dans le nucléaire. Mais il a ensuite été décidé de baisser les tarifs en faisant le choix ou le pari qu’on allait arrêter d’investir. De fait, les investissements de production ont pratiquement disparu. Cela correspondait certes à la fin du programme nucléaire, mais quand je suis arrivé seulement 500 millions d’euros étaient consacrés à l’investissement.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, je suis allé visiter les différents types d’installations – hydrauliques, thermiques et nucléaires – et j’ai pris conscience du retard et du besoin gigantesque d’investissements. Mon premier choc a eu lieu lorsque j’ai découvert les extraordinaires installations hydrauliques construites pour canaliser la Durance dans l’après-guerre, avec dix-sept barrages entre le lac de Serre-Ponçon et la mer. Tous sont commandés de manière coordonnée et, en quelques secondes, on peut produire 3 000 mégawatts. C’est une prouesse formidable de la France. Mais à l’intérieur des usines les tuyaux n’étaient pas en très bon état…

Au cours des cinq années où j’ai conduit la gestion de l’entreprise, j’ai défini quatre priorités. La première a été précisément de relancer l’investissement. Lorsque je suis parti, les investissements de production avaient été multipliés par dix. J’ai aussi augmenté ceux destinés au réseau, mais il était convenablement tenu et en moins mauvais état.

J’ai aussi décidé d’investir, parallèlement à la maintenance, dans la construction de turbines à combustion. EDF était alors en situation de monopole, et nous nous sentions responsables de la sécurité d’approvisionnement. Les turbines à combustion, qui coûtent cher en coûts variables, mais très peu en coûts fixes, permettent précisément de faire face aux pointes de consommation et ne fonctionnent que quelques heures par an – contrairement aux centrales nucléaires qui produisent en permanence.

Ma deuxième priorité fut de relancer la compétence nucléaire – cela a été un point majeur. Certes, on n’avait pas besoin de capacités supplémentaires. Mais cela faisait quinze ans que nous n’avions pas lancé la construction de nouvelles centrales et si, comme le prévoyaient les analyses, cela pouvait attendre encore vingt ans, un tel délai risquait d’avoir de lourdes conséquences. Le tissu industriel se serait en effet délité et les compétences n’auraient pas été entretenues, au sein d’EDF comme dans toute la filière.

La durée de vie prévue pour nos centrales était de quarante ans. Or, aux États-Unis, pour des centrales identiques, la durée d’exploitation autorisée était de soixante à soixante-dix ans. Nous étions tombés d’accord avec l’ASN, avec laquelle j’avais des relations étroites de confiance : étendre la durée de vie de nos centrales de quarante ans à soixante ans était évidemment de loin l’investissement le plus rentable pour la France. Cependant, cela retardait d’autant la construction de nouvelles centrales. Certes, le tissu industriel serait en partie mobilisé grâce à l’extension de la durée de vie des centrales en service. Mais les travaux importants que cela supposait – on a parlé par la suite de « grand carénage » – n’étaient pas du même niveau que la construction de nouvelles centrales. Pour disposer des compétences nécessaires le moment venu, il fallait trouver de quoi justifier une filière industrielle.

J’ai réussi à convaincre les pouvoirs publics – j’ai bénéficié à cet égard d’un soutien à 100 % du Président Sarkozy et de toute l’équipe – qu’il était nécessaire de fabriquer une centrale tous les deux ans, en dépit de capacités excédentaires. J’ai obtenu le feu vert pour construire le plus vite possible la centrale de Flamanville et ensuite celle de Penly, mais aussi pour exporter notre compétence nucléaire, car nous étions le leader incontesté en la matière.

Après un arrêt lié à Tchernobyl, le nucléaire reprenait en effet « du poil de la bête » dans l’opinion internationale et plusieurs pays s’y intéressaient. J’en ai ciblé quatre : la Grande-Bretagne – qui va sauver la filière nucléaire –, la Chine – où nous avons développé la centrale de Taishan –, les États-Unis – grâce à un partenariat avec la société Constellation Energy – et, enfin, l’Italie. Enel, qui était notre partenaire italien, avait pris une participation dans le projet de Penly, avant de s’en retirer.

Comme le nucléaire est toujours un sujet très politique et très sensible, je considérais qu’il fallait s’appuyer sur un partenaire local reconnu – China General Nuclear Power Corporation (CGNPC) en Chine et British Energy en Grande-Bretagne. Il s’agissait de nouer un partenariat avec cette dernière, dont nous avons fini par prendre le contrôle du capital à 100 %. Enel n’avait pas encore réussi à convaincre les pouvoirs publics italiens de réinvestir, mais cette société souhaitait développer des compétences. Je l’avais associée au chantier de Flamanville.

Ma troisième priorité a consisté à développer un pôle consacré aux énergies renouvelables. À l’époque le renouvelable était contesté mais commençait à apparaître comme crédible. J’étais arrivé à la conclusion que ces énergies allaient devenir un complément du nucléaire. Il était donc absolument nécessaire pour EDF de disposer de ce volet. Mais j’estimais aussi que nous n’avions pas au sein de l’entreprise les compétences nécessaires pour réussir à développer ce secteur. À l’époque, la force d’EDF c’était l’ingénierie – hydraulique, thermique et nucléaire. On savait faire des barrages et des usines, mais cela supposait des qualités qui n’étaient pas celles requises par le renouvelable.

Je me suis alors tourné vers une société qui s’appelait à l’époque SIIF Énergies, dirigée par un brillant entrepreneur, Pâris Mouratoglou, dont le bras droit était David Corchia. Nous avons mis en place un partenariat. La société était cotée et nous la cogérions. EDF possédait 50 % de cette société à la fin de ma présidence. L’idée était d’en prendre le contrôle à terme – ce qui s’est produit.

J’avais vite compris que dans le domaine des énergies renouvelables, les compétences consistaient tout d’abord à recueillir des subventions importantes, ces énergies étant très subventionnées. Ensuite, il s’agissait d’obtenir les autorisations d’implantation, ce qui est très difficile pour l’éolien, mais aussi pour le solaire. Il faut disposer d’un réseau et être capable de convaincre les populations et les élus.

Dernière priorité : trouver les moyens de financement. Comme je l’ai dit, je prévoyais une forte augmentation des investissements dans les moyens de production afin d’entretenir les installations existantes mais aussi de développer des capacités nouvelles. Nous avions commencé à réfléchir au renouvellement des centrales nucléaires, avec une démarche en deux étapes. S’agissant de la prolongation des installations existantes, le coût était estimé à environ 500 millions d’euros par centrale. En fait, nous en sommes plutôt à un milliard d’euros – je reviendrai sur les causes de ce dérapage incontestable. Ensuite, il fallait envisager la construction des nouvelles centrales. Tout cela représentait des montants importants.

J’ai donc essayé de trouver des moyens de financement. À court terme, l’augmentation de capital réalisée en novembre 2005 a rapporté 7,5 milliards d’euros à EDF. Il s’agissait bien d’argent supplémentaire pour financer le développement d’EDF, et non d’une cession de titres par l’État. Ensuite, il fallait absolument prévoir des rattrapages de tarifs. En effet, ceux-ci avaient été calculés lorsque l’entreprise n’avait plus besoin d’investir. Or cela devait être corrigé. Enfin, il fallait développer la productivité. Nous savions bien qu’il faudrait faire face à une concurrence accrue avec l’ouverture des marchés. Il fallait donc que notre activité soit la plus efficace possible.

Comment se portait EDF quand je suis parti en novembre 2009 ?

La capacité de production était stable, puisqu’elle n’avait pas été développée de mon temps. Mais le parc était en bon état et le taux de disponibilité, de l’ordre de 80 %, était satisfaisant. Je dois dire cependant qu’il y avait eu une alerte au cours de mon mandat : le taux de disponibilité avait tendance à baisser, ce qui justifiait pleinement les efforts consentis en matière d’investissement pour entretenir les centrales.

La prolongation de la durée de vie des centrales pendant vingt ans apparaissait comme parfaitement possible. L’Autorité de sûreté nucléaire, alors présidée par M. André-Claude Lacoste, était intéressée par une telle perspective permettant de diminuer les coûts tout en maintenant la sûreté.

De plus, l’implantation en Grande-Bretagne avait été un succès. Une anecdote à ce propos illustre l’importance des relations entre le politique et l’entreprise. Je m’étais rendu en Angleterre avec l’idée de prendre une participation minoritaire au sein de British Energy. Le Premier ministre Tony Blair m’avait assuré qu’il préférait que nous en prenions le contrôle. Il n’avait pas même été gêné lorsque je lui avais proposé de nommer la société EDF Energy tant il avait confiance en EDF. Lorsqu’il m’a invité à aller voir son successeur, Gordon Brown, celui-ci m’a confirmé le soutien total du Gouvernement britannique et m’a conseillé de voir l’opposition. J’ai donc rencontré M. Cameron, qui m’avait fait attendre six mois pour être sûr que les conservateurs seraient élus, et qui m’a confirmé que ces derniers soutiendraient le développement du secteur nucléaire et… le soutien politique du Gouvernement anglais à EDF s’est en effet révélé sans faille. Lorsque j’ai quitté mes fonctions, j’étais confiant : nous pourrions alimenter une filière nucléaire à Hinkley Point et à Sizewell.

Sur le plan financier et tarifaire, en revanche, je n’ai pas été suivi. Lorsque j’ai quitté mes fonctions, nos activités en France n’étaient plus autofinancées : les ressources de cash-flow ne permettaient pas de financer les investissements – ce qui explique, en partie, les fluctuations boursières. Peu avant mon départ, j’ai eu le malheur de déclarer qu’une hausse tarifaire d’environ 20 % en quatre ans s’imposait. Le « buzz » qui s’en est suivi a contribué à expliquer mon non-renouvellement à la tête de l’entreprise, ce qui m’a attristé tant j’étais certain qu’EDF deviendrait un leader mondial et que, lorsque les prix remonteraient, la performance financière de l’entreprise serait brillante – lorsque je suis parti, elle était encore tout à fait saine. Je précise également que l’entreprise a versé d’importants dividendes à l’État, pour 80 %, et aux autres actionnaires à hauteur, environ, de 4,5 milliards par an.

J’ajoute que les groupes anti-nucléaires, alors, n’étaient pas nombreux mais très violents, comme nous l’avons vu à Creys-Malville, lieu d’implantation du surgénérateur, et à Roscoff, pour un projet de développement. Mon prédécesseur, Marcel Boiteux, avait même été victime d’un attentat. En même temps, le nucléaire faisait l’objet d’un consensus dans l’opinion publique et parmi les politiques, à tel point que ce n’était pas un sujet. D’ailleurs, lors du débat du second tour des élections présidentielles, en 2007, ni Ségolène Royal, ni Nicolas Sarkozy ne savaient quelle était la part du nucléaire dans la production d’électricité en France. Les réponses – 13 et 50 % – se sont éloignées de la réalité, de l’ordre de 80 %. À l’époque l’énergie et le nucléaire étaient des sujets consensuels et les candidats n’avaient pas pensé qu’ils devraient se confronter sur ce plan.

La dynamique de relance du nucléaire lancée en 2004 a été cassée. Sans doute votre commission d’enquête permettra-t-elle d’analyser les raisons de ce manque de soutien et de cet abandon mais je pense qu’une telle dynamique est à nouveau souhaitable et possible.

En effet, la situation est largement comparable à celle de 1974 : l’opinion publique et les politiques ont conscience des enjeux et de la nécessité, pour la France, de retrouver sa compétence dans ce domaine.

De plus, plus personne ne pense que la consommation d’électricité va diminuer. Les scénarios de Réseau de transport d’électricité (RTE) sont désormais beaucoup plus réalistes et envisagent une hausse de 50 % de la consommation dans les vingt ans à venir.

Reste à surmonter le déclin des compétences et la désindustrialisation de notre pays, mais nous avons des atouts. L’expérience de Flamanville a certes été douloureuse mais il est possible d’en tirer les leçons, comme les Chinois l’ont fait à Taishan et comme nous aurions pu le faire avec la centrale de Penly qui, si le chantier avait été lancé, serait aujourd’hui en activité. Flamanville, Taishan, Hinkley Point, Sizewell sont autant de références. Nous disposons donc d’un noyau de compétences – qu’il convient de développer – alors que ce n’était pas le cas en 1974, lors du démarrage du programme nucléaire, même si nous avons su les multiplier en quelques années. Aujourd’hui, des ingénieurs français travaillent sur les quatre projets de centrales d’Hinkley Point et de Sizewell. Les Chinois, qui ont construit la centrale de Taishan en sept ans, en construisent désormais quatre à cinq par an. En Russie, trente ans après Tchernobyl, Rosatom est le premier exportateur de centrales nucléaires au monde.

Pour ce faire, trois conditions me paraissent néanmoins indispensables.

Tout d’abord, nous devons faire preuve de fermeté vis-à-vis de Bruxelles afin que nous puissions assurer un financement grâce à des contrats à long terme et à la garantie de l’État. La Grande-Bretagne l’a obtenu pour le marché anglais, pas nous. C’est d’ailleurs la seule raison qui peut justifier une nouvelle nationalisation d’EDF. Par parenthèse, il convient également de revoir le market design, le système de fixation des tarifs de l’électricité étant absurde. Il est possible de trouver des mécanismes mais, faute d’un consensus européen, il faudra peut-être accepter des différences entre pays, où les conditions sont variables.

Ensuite, il faut accélérer les procédures. Du temps du Président Giscard d’Estaing, sept ans étaient nécessaires ; il en faut quinze désormais. Les procédures, les concertations sont évidemment légitimes mais elles doivent être encadrées.

Enfin, il faut un engagement politique déterminé dans la durée. La relance du nucléaire ne peut pas se faire en cachette et par le seul vecteur du marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous dirigiez EDF, quelles étaient les projections de l’évolution du marché européen de l’électricité ? Quels risques aviez-vous identifiés et desquels aviez-vous essayé de vous prémunir ? Je rappelle que loi la portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (Nome) organisant l’aménagement de la concurrence entre les producteurs et fournisseurs d’électricité a été promulguée en décembre 2010.

M. Pierre Gadonneix. Je me suis consacré à la seule séparation entre les activités transport, distribution et production.

S’agissant de la distribution, la séparation était assez logique et ne soulevait pas de problèmes. De surcroît, nous disposions déjà de régies locales dotées de leurs propres systèmes à Bordeaux ou à Strasbourg, même si nous jugions la séparation d’avec Gaz de France (GDF) un peu dommageable. Nous avons pu réaliser des économies d’échelle et les compteurs automatiques d’Enedis ont également rendu la relève des compteurs inutile, celle-ci mobilisant de nombreuses personnes.

Le transport suppose également de veiller à l’équilibre entre la production et le marché. EDF a ainsi créé une cellule – qui dialogue en permanence avec RTE – consacrée à la planification de l’équilibre entre la production et la consommation. La séparation m’avait alors paru un peu regrettable mais cette structure fonctionne. De plus, les conséquences financières sont nulles, EDF n’ayant pas été obligée de faire des arbitrages entre le transport et la distribution ou la production au détriment du réseau. C’est aujourd’hui le régulateur qui arbitre puisque c’est lui qui fixe les tarifs permettant à RTE de se rémunérer, les tarifs étant fixés en fonction des investissements prévus par RTE. Le modèle que j’ai décrit, où le cash-flow devait financer les investissements, s’applique par nature au transport.

Quant à l’ouverture du marché, nous étions confiants car nous étions convaincus qu’EDF en sortirait gagnant, avec les meilleurs tarifs en Europe. En revanche, j’ai hurlé lorsqu’il a été question de subventionner nos concurrents avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), qui est une monstruosité !

Je me fais l’avocat du diable : EDF a le monopole du nucléaire et nul ne pourra investir dans ce domaine ; ses concurrents doivent donc bénéficier d’une partie de la rente nucléaire. Or, aucun d’entre eux n’a investi, ni dans le nucléaire ni même dans la production – si l’on excepte Total, qui en a les moyens et qui n’a pas besoin de cela pour le faire. Bruxelles a introduit la pilule empoisonnée de l’ARENH pour empêcher EDF de s’imposer sur le marché et de bénéficier de sa rente ! Un tel dispositif n’aurait jamais dû être accepté. Les accointances avec l’Allemagne étaient d’ailleurs patentes, l’industrie et le pouvoir politique allemands étant conscients de l’avantage français. Les tarifs d’EDF pour les secteurs domestique et industriel étaient alors nettement inférieurs – d’environ 30 % – à ceux en vigueur dans ce pays. Bruxelles et l’Allemagne jugeaient que c’était une distorsion de concurrence.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le Grenelle de l’environnement a conclu à la nécessité de développer les smart grids, l’intelligence des réseaux de distribution, les compteurs Linky. Quelle était votre vision de l’évolution des réseaux, notamment dans la perspective du développement des énergies nouvelles, renouvelables, intermittentes ?

M. Pierre Gadonneix. Une telle évolution paraissait naturelle et souhaitable. Le développement des énergies renouvelables implique une gestion spécifique du réseau – qui doit être de plus en plus intelligent – en raison de leur intermittence, ce qui complexifie le métier de distributeur et de transporteur.

Les compteurs intelligents évoluaient tous les ans, comme les smartphones, et nous étions surtout soucieux de la stabilisation de la technologie, dont nous savions qu’elle interviendrait, ce qui a été le cas. Le succès a donc été au rendez-vous, même si une petite partie de la population craint encore les ondes des compteurs Linky. Une telle évolution s’impose si nous voulons poursuivre le développement des énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment expliquez-vous l’absence d’investissement lorsque vous avez pris vos fonctions ?

M. Pierre Gadonneix. Un effort colossal d’investissement avait été réalisé pour élaborer le programme nucléaire. Une diminution était donc légitime. En 2006, je m’étais rendu en Chine pour « vendre » la participation d’EDF au développement de l’EPR de Taishan. J’avais fait alors remarquer au Premier ministre Wen Jiabao que la France, qui est un petit pays, avait construit cinq centrales par an et que la Chine, qui est un grand pays, n’en construisait qu’une. Cela avait fait son effet. Je ne sais pas si nous pourrions en faire autant aujourd’hui.

Le renouvellement du parc supposait un lissage, ce qui impliquait de prolonger la durée de vie de certaines centrales mais, durant le pic de construction, toutes les centrales étaient quasiment neuves. La chute des dépenses d’entretien et de maintenance était donc aussi parfaitement légitime.

J’ai repris les investissements pour les générateurs, les turbines, etc., tout ce qui relève du nucléaire stricto sensu étant encadré par l’Autorité de sûreté nucléaire, dont je n’ai jamais douté : à aucun moment l’insuffisance des investissements que j’ai pointée n’a menacé la sécurité… à la différence de la productivité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous avez pris vos fonctions, le premier réacteur de puissance à neutrons rapides avait été arrêté. Quelle est alors la vision communément acceptée du cycle du combustible et qu’envisageait-on, hors l’enrichissement de l’uranium ?

M. Pierre Gadonneix. La fermeture du Phénix puis de Superphénix à Creys-Malville était en effet regrettable. Elle a été motivée par des raisons politiques, pour satisfaire une partie de l’opinion, mais il faut reconnaître que ce n’était pas encore un succès industriel.

Pour EDF, l’horizon des surgénérateurs était forcément assez lointain – la priorité, pour d’évidentes raisons de rentabilité, étant la prolongation de la durée de vie des centrales existantes – mais nous étions très favorables à leur développement.

Il est tout à fait regrettable d’avoir abandonné. Il n’est pas possible d’être un leader mondial – ce que nous étions – sans être à la pointe de la recherche. Les surgénérateurs restent une voie d’avenir mais nous n’y sommes pas présents – c’est très ennuyeux.

Il appartient aux autorités politiques de restaurer la confiance dans la filière en traçant des perspectives – le surgénérateur en est une. C’est indispensable pour attirer les jeunes ingénieurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. La réflexion portait-elle seulement sur une technologie d’avenir ou également sur le cycle du combustible et la disponibilité de l’uranium enrichi ?

M. Pierre Gadonneix. Nous disposions d’un stock d’uranium pour quinze ans environ. La disponibilité n’était donc pas une préoccupation à court terme.

En revanche, j’avais fait de la sécurisation de l’approvisionnement en uranium l’un des éléments de la politique de renaissance du nucléaire. Mon objectif était de garantir la maîtrise du coût sur la durée de vie d’une centrale, soit soixante ans. Pour ce faire, comme pour le gaz, il fallait être sur le marché mais aussi investir dans des mines. Mes discussions avec Areva, qui disposaient des compétences en la matière, n’ont pas eu de suite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour la première fois, l’EPR de Flamanville est un chantier unique et non par paire. Pour quelles raisons ?

M. Pierre Gadonneix. C’est sans doute un choix regrettable. Il était motivé par le fait que nous étions en surcapacité. J’avais réussi à vendre le projet en le présentant comme un moyen de retrouver des compétences. Il m’aurait donc été difficile de faire accepter la construction de deux EPR.

En Angleterre, où il n’y a pas de surcapacité, les chantiers d’Hinkley Point et de Sizewell ont été menés par paire et c’est moins coûteux.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourquoi le chantier de Penly n’a-t-il pas été lancé peu après celui de Flamanville ?

M. Pierre Gadonneix. Je ne sais pas. L’absence de besoins à court terme est une première explication. Ensuite, la situation d’EDF s’est dégradée. L’instauration de l’Arenh, véritable pilule empoisonnée pour EDF, a considérablement remis en cause son modèle économique. EDF n’avait plus les moyens de faire les investissements qui n’étaient pas immédiatement rentables. Mais si l’on veut éviter la pénurie, il faut une surcapacité.

Or le fonctionnement du marché – la concurrence et la pression sur les prix – n’incite pas à la surcapacité qui exige des investissements sur le temps long. L’ouverture du marché a certainement réduit l’intérêt pour EDF de lancer le chantier de Penly, la surcapacité privant d’une rentabilité immédiate.

M. Antoine Armand, rapporteur. Convenez-vous qu’à l’époque, vous avanciez à l’aveugle, faute de disposer de projections en matière de consommation d’énergie et d’électricité comme en réalise RTE aujourd’hui ?

Malgré le contexte – l’inscription de la charte de l’environnement dans le bloc de constitutionnalité et la prise de conscience progressive du changement climatique et de la nécessité de sortir des énergies fossiles –, on raisonnait en surcapacité de production d’électricité alors que d’une part, il est possible d’exporter de l’électricité et que d’autre part, l’électricité était alors la meilleure alternative à court terme aux énergies fossiles. Pouvez-vous être plus précis sur la surcapacité ?

M. Pierre Gadonneix. Les chiffres confirment la surcapacité. À l’époque, la capacité de production était supérieure de 20 % à la consommation. Des unités thermiques étaient souvent à l’arrêt et nous exportions en net au moins 50 térawattheures, soit 10 % du marché. L’Europe était ravie : EDF permettait au consommateur européen, en particulier allemand, d’avoir de l’électricité à la fin du mois. Le problème que connaît l’Europe aujourd’hui tient à la disparition de notre surcapacité.

La surcapacité concernait le marché français. Au niveau européen, elle prend un tout autre sens : c’est l’évolution des prix de production qui peut faire la différence bien que ceux-ci soient biaisés – même si le nucléaire est moins cher, on donne parfois la priorité aux énergies renouvelables.

EDF possédait les outils de projection – RTE faisait partie de la maison – pour la France, mais ceux-ci sont plus difficiles à manier au niveau européen où la surcapacité dépend de la compétitivité des formes de production.

S’appuyant sur ses modélisations, EDF s’est battu contre l’idée assez répandue à Bruxelles et dans certains milieux français selon laquelle un comportement sobre permettrait de réduire la consommation d’énergie. EDF a toujours contesté une possible baisse de la consommation : on ne peut pas à la fois développer des techniques moins émettrices de CO2 telles que la voiture ou le chauffage électriques et baisser la consommation d’électricité. Les derniers modèles de RTE sont plus réalistes à cet égard. La consommation mondiale pourrait, pour l’énergie, se stabiliser ou augmenter faiblement – 1 % – et pour l’électricité croître de 2,5 % par an. En France, la part de l’électricité dans la consommation totale d’énergie va augmenter – cela fait consensus. Le dernier scénario de RTE prévoit une hausse de 50 % dans les vingt ans qui viennent, mais c’est très nouveau.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si je résume, à l’époque, on jugeait plus grave de mettre à l’arrêt des centrales thermiques que de construire de nouveaux réacteurs nucléaires ?

M. Pierre Gadonneix. Non, car les centrales thermiques ne fonctionnaient qu’en pointe.

Compte tenu de la surcapacité, EDF a été obligé d’arrêter ses centrales nucléaires, une solution loin d’être optimale économiquement. Pour assurer un meilleur rendement, les centrales doivent fonctionner en continu ; elles s’usent aussi moins vite – les mêmes centrales aux États-Unis ont un meilleur taux de disponibilité. Nous sommes les seuls au monde à avoir fait le choix de moduler notre production d’énergie nucléaire et c’est probablement l’une des causes de nos problèmes actuels.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à l’EPR. Faute d’argument objectif lié à la production, vous avez plaidé auprès des pouvoirs publics en faveur de la construction d’un nouveau réacteur en mettant en avant la nécessité de préserver les compétences. Était-ce vraiment la seule manière de les préserver ?

M. Pierre Gadonneix.  Il s’agissait de reconstituer une filière industrielle. Nous avions une vision très précise des investissements nécessaires dans les trente ans à venir. Nous avions donc besoin d’un outil industriel pour les réaliser. Je pensais aussi que nous pourrions exporter nos compétences à la faveur d’une relance du nucléaire dans d’autres pays.

En outre, il me semblait difficile de vendre une centrale à l’étranger si nous n’en construisions pas une chez nous. Flamanville a été un argument auprès des Britanniques et des Chinois, lesquels ont été associés à la construction et ont tiré les leçons de nos déboires. Heureusement pour le devenir de la filière, nous avons réussi à exporter l’EPR. Les ingénieurs travaillent aujourd’hui non plus sur Flamanville puisque la phase d’ingénierie est terminée, mais sur Sizewell et Hinkley Point.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’argument majeur en faveur de la construction de l’EPR de Flamanville était donc le maintien d’une filière industrielle crédible à l’export ?

M. Pierre Gadonneix. D’une filière industrielle tout court, et l’export était un des moyens d’assurer son avenir. Si nous ne l’avions pas fait, nous n’aurions plus la filière dont nous avons besoin aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le rapport de la Cour des comptes sur la filière EPR de 2020 évoque les rivalités entre deux groupes publics nationaux, Areva et EDF. Il est écrit : « C’est dans ces conditions qu’en 2003, Areva a signé un contrat de vente d’un EPR à l’électricien finlandais et qu’EDF a lancé dès 2004 la construction du premier EPR en France. Cette course entre les deux entreprises françaises a conduit au lancement précipité des chantiers de construction des deux EPR sur la base de références techniques erronées et d’études détaillées insuffisantes ». Le rapport relève notamment que la durée de construction prévue initialement était de 54 mois, contre 121 mois dans les années précédentes ; au lieu des cinq millions d’heures de travail prévues, le chantier a nécessité 22 millions d’heures.

Quel regard portez-vous sur la rivalité non productive avec Areva ? Comment expliquez-vous les données techniques sur lesquelles était fondée la construction de l’EPR ?

M. Pierre Gadonneix. S’agissant des délais de construction, l’erreur d’appréciation est manifeste de la part d’EDF comme d’Areva.

Pourquoi de tels dérapages ? Première explication, nous avions perdu des compétences – cela vaut pour les ingénieurs mais aussi pour les sous-traitants – puisque nous n’avions pas construit de centrales depuis longtemps. Le premier problème auquel nous avons été confrontés – et qui m’a mis la puce à l’oreille quant à la difficulté de la tâche – a concerné les murs en béton construits par Bouygues ; ce dernier n’avait pas respecté les normes en matière nucléaire qui imposent une certaine densité du béton. Je savais dès lors qu’il serait dur de relancer une machine qui était rouillée.

Deuxième explication, l’aéronautique, domaine dans lequel j’ai encore des responsabilités, et le nucléaire ont ceci en commun que la sûreté est une question prioritaire. Dès lors, toute modification est infiniment plus compliquée et coûteuse qu’on ne le pensait. Les ingénieurs – qui étaient également répartis entre EDF et Areva – ont sous-évalué les conséquences des modifications considérant que celles-ci n’étaient pas majeures. Lors du lancement du programme, certains au sein d’EDF plaidaient d’ailleurs pour améliorer l’ancien modèle plutôt que d’en construire un tout nouveau, mais la décision avait déjà été prise et les investissements lancés.

La rivalité entre EDF et Areva, anciennement Framatome, est regrettable. J’avais souhaité que nous travaillions ensemble, ce qui était le cas lorsque les deux entreprises étaient détenues par des capitaux publics. Areva avait développé un modèle économique dans lequel il vendait des centrales clé en main sans EDF – c’était une condition incontournable. Cela explique l’absence de retombées d’Olkiluoto, contrairement à Taishan, ou Hinkley Point. Je le regrette. Depuis, la situation a heureusement été corrigée dans le bon sens.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous d’autres exemples de difficulté de coopération ? Vous avez mentionné votre souhait d’investir dans les mines qui est resté lettre morte.

Le rapport de la Cour des comptes évoque des « rivalités entre les deux groupes publics nationaux, non arbitrées par les autorités politiques de l’époque ». Pouvez-vous le confirmer ?

M. Pierre Gadonneix. En effet, il n’y a pas eu d’arbitrage. Mais l’intelligence des hommes et des femmes leur a permis de travailler ensemble sur les chantiers.

J’ai pris acte du fait qu’Areva ne souhaitait pas qu’EDF soit associé à ses démarches commerciales. Le seul exemple de centrale clé en main vendue par Areva, sans EDF, est Olkiluoto. En Angleterre ou en Chine, c’est EDF qui a signé les contrats et Areva s’est joint au projet ensuite sans difficulté. J’ai regretté le choix d’Areva et j’ai tout fait pour que cela n’ait pas de conséquence. Les pouvoirs publics avaient compris et essayaient également d’éviter d’éventuels effets dommageables.

La construction de Flamanville n’a absolument pas été décidée dans la précipitation. En revanche, je regrette que nous n’ayons pas bénéficié des retombées d’Olkiluoto.

M. Antoine Armand, rapporteur. La construction de Flamanville est entérinée dans la loi dès 2005 mais le décret autorisant la création de l'installation nucléaire de base dénommée Flamanville 3 est pris le 10 avril 2007, à l’extrême fin du quinquennat. Cela illustre-t-il les craintes qu’une autre majorité ne tienne pas l’engagement politique de construire l’EPR ?

M. Pierre Gadonneix. Je n’en avais pas pris conscience jusqu’à présent. Il est possible que certains y aient pensé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lors de la campagne présidentielle de 2007, le porte-parole du parti socialiste avait déclaré que l’EPR était inutile et dangereux.

M. Pierre Gadonneix. Les premières alertes sur la remise en cause du programme nucléaire ne datent pas de cette époque-là. La vraie première alerte, postérieure à mon départ, est intervenue lorsque le président Hollande a annoncé, quelque temps après un accord entre le parti socialiste et son partenaire écologiste, que l’on allait arrêter certaines centrales et suspendre le développement du programme nucléaire. Dans le débat entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy avant l’élection présidentielle de 2007, le nucléaire n’était pas un sujet d’opposition car il ne passionnait personne. Il en va de même actuellement au Royaume-Uni :  si le champ politique y est chahuté, un consensus règne sur l’énergie. Une agence très puissante s’occupe d’énergie et d’industrie et elle éclaire le Gouvernement et le Parlement dans ces domaines : ses avis sont suivis quel que soit le parti au pouvoir. Aux États-Unis, le nucléaire ne constitue pas davantage un sujet de confrontation politique ; il y a un consensus. Je ne pensais donc pas à cette époque que l’on puisse remettre en cause le programme nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes président d’EDF jusqu’en 2009, époque à laquelle l’EPR devait entrer en fonction en 2012 même si j’imagine que cet objectif commençait à paraître bien ambitieux à cette date. Depuis votre départ, vous êtes président d’honneur d’EDF : partagez-vous avec les pouvoirs publics les inquiétudes que ne manquent pas de susciter chez vous – du moins, je l’imagine – l’absence de décision de construction d’un nouveau réacteur ou d’un autre EPR, la fin des recherches dans ce domaine et l’accumulation de retards ? En parlez-vous au conseil d’administration d’EDF, à l’Agence des participations de l’État (APE) et au Gouvernement ? Vous avez été renouvelé au CEA en 2006 en tant que personnalité qualifiée et vous avez participé à la commission d’experts mise en place par Éric Besson, ministre de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, en 2012 et chargée d’élaborer des scénarios énergétiques : vous ne nourrissiez aucune crainte avant l’annonce du président Hollande ? Si vous en aviez, en avez-vous fait part aux pouvoirs publics ?

M. Pierre Gadonneix. Le rôle d’un ancien président d’EDF est de ne surtout pas gêner les dirigeants en place. Je suis en contact avec eux et j’ai conservé beaucoup de relations car j’ai passé plus de vingt ans entre EDF et GDF. J’ai beaucoup d’attachement pour cette entreprise et je mesure leurs inquiétudes. J’ai publié un article il y a six mois dans lequel je faisais état de mes préoccupations mais également de mon espoir que le choc actuel débouche sur des décisions positives.

Les difficultés que rencontre EDF proviennent de l’entreprise mais également de l’extérieur. La capacité de production d’EDF est amputée de 100 térawattheures, soit 20 % de sa production, ce qui est colossal, au moment où survient une crise de l’énergie en Europe ; si nous connaissions le même excédent de capacité qu’il y a deux ans, personne ne se serait aperçu de la crise. Ce choc peut être salutaire, si on tire la conclusion qu’il faut recréer une dynamique soutenue politiquement avec fermeté et stabilité. D’un malheur quelque chose de bon peut sortir !

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2012, la commission Besson avait bien plaidé pour un renforcement du nucléaire.

Dans une entrevue à Radio classique en octobre 2014 – vous voyez que nous avons fait de l’archéologie –, vous avez dit que la loi de Ségolène Royal sur la transition énergétique était une loi de compromis qui devait prendre en compte à la fois les attentes des écologistes et celles des consommateurs qui souhaitaient disposer d’une énergie compétitive et peu coûteuse ; vous avez également affirmé que les objectifs de la loi étaient justifiés et légitimes. Cette appréciation me semble contradictoire avec la très grande inquiétude que l’annonce de la fermeture de réacteurs a suscitée chez vous.

M. Pierre Gadonneix. Aujourd’hui comme à l’époque, ma préoccupation principale est de ne rien dire qui puisse gêner l’entreprise. Je suis extrêmement attaché à l’entreprise et je ne veux tenir aucun propos polémique. Pour que le modèle dans lequel a évolué EDF fonctionne, il faut une confiance totale entre l’entreprise et le gouvernement. Il ne peut pas y avoir de différence. J’ai toujours été attaché à ne jamais afficher de désaccord public avec le gouvernement, attitude qui a également été celle de M. Jean-Bernard Lévy.

Trouver un équilibre entre le nucléaire et les énergies renouvelables dans lequel chacun produirait la moitié de l’énergie est un objectif qu’il me paraît raisonnable de fixer. J’ai partagé cette conviction que l’on a interprétée comme une volonté de réduire la production nucléaire, mais tel n’était évidemment pas le cas. Les Britanniques affichent d’ailleurs cette volonté de développer un mix énergétique paritaire entre le nucléaire et les énergies renouvelables et ils s’y tiennent depuis dix ans. Si je devais avoir une influence, j’aimerais convaincre les pouvoirs publics français d’adopter la même attitude.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Pierre Gadonneix. Juste avant, je voudrais répondre à M. le rapporteur qui m’a demandé si nous en avions une vision de l’avenir. C’était bien sûr le cas, comme l’illustre un document de 2009 que je vous transmets. Je l’utilisais pour montrer aux pouvoirs publics la nécessité d’une hausse tarifaire. Il décrit le programme des investissements à venir jusqu’en 2020, avec le grand carénage – nouveau nom du programme visant à allonger la durée de vie des centrales nucléaires – et le nouveau nucléaire. Il me semble que ce document complète les éléments que je vous ai déjà donnés.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Pour des raisons conjoncturelles, le système nucléaire ne connaîtra aucune surcapacité cet hiver. En dehors de la corrosion sous contrainte – accident intervenu dans des réacteurs plutôt récents –, l’arrêt de certains réacteurs aurait-il pu être évité par davantage d’investissements d’EDF dans la maintenance traditionnelle ? Si tel est le cas, l’Arenh est-il l’un des facteurs principaux de ce manque d’investissements ?

Sur le graphique très intéressant que vous nous avez transmis, le prix de l’électricité passe, à partir de 2002, en dessous des investissements réalisés par EDF, donc j’imagine que le prix était imposé par l’État. Qu’en était-il ?

Vous avez évoqué les dividendes versés par EDF à ses actionnaires, principalement l’État : l’entreprise continuait-elle à en verser lorsque le prix de l’électricité se situait sous le montant des investissements ?

Lors de l’entrée en vigueur de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome), vos investissements dépassaient le prix de vente de l’électricité, donc j’imagine que des alertes ont été lancées sur le déploiement de l’Arenh. Ont-elles été émises avant sa mise en place ? Après celle-ci ? Vous avez dit ne pas vouloir troubler les relations de l’entreprise avec les gouvernements successifs, mais pouvez-vous nous décrire leurs réactions à ce sujet ?

Enfin, vous avez insisté sur les investissements considérables que requiert le nucléaire, à la fois pour la création du parc, pour son entretien et pour le maintien en vie de la filière industrielle : l’intérêt économique du marché commandant à celui-ci de refuser toute surcapacité et l’Arenh étant une pilule empoisonnée, le système de production d’électricité ne devrait-il pas être renationalisé ? Ne devrait-on pas réinstaurer un tarif réglementé dans tous les secteurs ?

M. Pierre Gadonneix. C’est l’ensemble du système qui était en surcapacité, pas seulement le nucléaire : si toute la production avait été d’origine nucléaire, il n’y aurait pas eu de surcapacité. La conséquence gênante de la surcapacité était la nécessité d’arrêter certaines centrales nucléaires sous peine de gaspiller l’énergie produite ; arrêter une centrale thermique ne pose en revanche aucun problème puisque la fonction de ces centrales est d’être en pointe en cas de besoin. Il est préjudiciable économiquement de suspendre l’activité de certaines unités, donc il faut l’éviter.

Quand j’étais aux commandes, les investissements ont été fortement relancés, et mes successeurs ont poursuivi cette politique. Nous n’avons donc pris aucun risque sur l’entretien du parc. En 1974, EDF, alors présidée par Marcel Boiteux, a décidé de fabriquer toutes les centrales nucléaires sur le même modèle. J’étais membre d’un cabinet ministériel à l’époque et je me souviens que cette option avait été débattue car elle comportait un danger. En effet, elle permettait d’opérer des économies d’échelle et d’aller plus vite mais elle présentait un risque systémique : si un problème survenait dans une centrale, il y avait un risque de le retrouver partout. Tout le monde était obsédé par cette menace en 1974 et après. On a tout de même décidé de prendre cette voie, car le risque ne s’était matérialisé ni en France ni ailleurs, notamment aux États-Unis. La survenue du problème n’est, à mon avis, pas liée au montant des investissements, mais vous devez vous faire votre propre opinion dans cette commission d’enquête. Si la filière était plus forte, si elle comptait plus d’entreprises et plus d’ingénieurs, nous aurions pu traiter plus rapidement cette difficulté, mais nous n’aurions pas éliminé tous les risques.

Entre Flamanville et Le Havre, nous nous sommes privés d’une production qui représente environ celle qui nous manque actuellement. Il ne me semble pas que les décisions prises à cet égard aient été rationnelles.

Dans le graphique que vous avez évoqué, les investissements sont exprimés en milliards d’euros alors que les tarifs le sont en pourcentage, donc la comparaison n’est pas pertinente. Néanmoins, il est vrai que le flux de trésorerie généré par l’activité en France devenait insuffisant pour investir – même si l’entreprise continuait à gagner de l’argent. La variable d’ajustement était donc l’endettement, mais celui-ci était voué à devenir permanent.

Quel est le système permettant de fixer de manière optimale le prix de l’électricité, ce que l’on appelle le market design ? De nombreux débats ont actuellement lieu sur cette question. Deux modèles s’opposent, et il me semble qu’il convient de trouver un compromis entre les deux. Le modèle libéral, celui de l’économie de marché, s’applique au pétrole : tout le monde trouve normal que le prix du baril explose à certains moments et chute à d’autres ; les entreprises perdent de l’argent dans certaines périodes, mais, le plus souvent, elles en gagnent beaucoup, donc elles ont les reins solides et peuvent investir. Il n’y a pas de pénurie d’investissements dans le pétrole même si certains coups de frein sont donnés pendant quelque temps. Il est délicat de transposer ce modèle au nucléaire car la durée des investissements est très longue : on ne peut pas escompter de rentabilité avant vingt ou trente ans. Il faut donc instaurer une garantie de prix. L’État l’a fait et cela a très bien marché, mais je n’ai pas réussi, à la fin de mon mandat, à convaincre les pouvoirs publics d’augmenter les tarifs. Entre ces deux systèmes, il y en a un qui fonctionne bien, que l’on retrouve au Royaume-Uni et qui est mis en place pour les énergies renouvelables : l’État garantit le prix à un niveau négocié contractuellement au moment de l’investissement ; si le prix est au-dessus, l’entreprise exploitante verse une contribution à l’État et le contraire se produit si le prix devient inférieur. Il convient de transposer ce modèle au nucléaire, mais Bruxelles le refuse au nom de l’interdiction d’aider un monopole.

Il existe d’autres formules, et il y a un consensus pour reconnaître que le système actuel ne fonctionne pas. Je comprends les gens comme vous, madame, qui souhaitent revenir à la fixation des prix par l’État, mais celui-ci ou la Commission de régulation de l’énergie (CRE) ne sont pas toujours raisonnables. Voilà pourquoi de nombreuses réflexions sont menées pour trouver le meilleur mécanisme hybride possible.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous avez dit avoir vite compris qu’EDF ne disposait pas des compétences pour développer les énergies renouvelables en interne et que c’est pour cette raison que vous les aviez externalisées. Par ailleurs, vous vous inquiétez de la perte de compétences d’EDF dans le domaine du nucléaire et vous pointez la nécessité de relancer des centrales nucléaires. Pourquoi EDF n’a-t-elle pas transféré une partie de ses compétences nucléaires vers les énergies renouvelables ? Cette question se pose d’autant plus qu’EDF détenait les réseaux avant la séparation avec Enedis imposée par Bruxelles ; il y avait là aussi, au-delà du compteur Linky, des investissements à réaliser dans les énergies renouvelables.

Au tout début de votre intervention, vous avez dit que la baisse de la dynamique de l’investissement dans le nucléaire datait de 2004. Pourquoi évoquer cette date alors que vous avez cité ensuite des événements politiques ultérieurs à l’origine de cette diminution ?

La Cour des comptes a pointé l’inexistence de la moindre équipe projet à Flamanville jusqu’en 2015 : est-ce l’un des éléments fondamentaux expliquant les défaillances de Flamanville ? Il est bien que les Chinois apprennent des problèmes de nos centrales nucléaires, mais puisque notre commission enquête sur la souveraineté énergétique de notre pays, cet aspect pose question.

L’EPR finlandais accuse douze années de retard, et l’un des deux EPR chinois est à l’arrêt depuis juillet 2021 à cause de problèmes techniques. Vous dites que l’EPR de Flamanville rencontre des difficultés, mais celles-ci semblent partagées dans les quatre réacteurs de ce type qui ont été relancés.

Actuellement, la disponibilité du parc nucléaire est assez analogue à celle qu’elle était en 2009, quand vous dirigiez encore EDF. En effet, dix-neuf centrales sur cinquante-neuf étaient à l’arrêt cette année-là, et RTE avait prononcé un avertissement pour l’hiver alors qu’il n’y avait ni covid ni guerre en Ukraine. Le rapport de l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire à EDF, Pierre Wiroth, avait d’ailleurs épinglé cette baisse de la disponibilité que nous retrouvons aujourd’hui. Pourquoi en sommes-nous encore là plus de dix ans après ?

En 2008, vous parliez de prolonger la durée de vie du parc nucléaire jusqu’à soixante ans, mais EDF n’a toujours pas fourni d’éléments montrant que cela serait possible. Sur quoi s’appuyaient vos déclarations de l’époque ? Comment expliquez-vous que, près de quinze ans plus tard, EDF ne puisse pas se prononcer sur la possibilité d’assurer cette prolongation ? Cette incapacité est-elle liée à des problèmes de sûreté ou de sécurité ?

Enfin, nous avons interrogé hier des membres du CEA, dont son directeur des énergies, Philippe Stohr, qui est par ailleurs le président de la société française d’énergie nucléaire (Sfen). M. Stohr nous a expliqué que cette société savante, de laquelle j’ai reçu de nombreux documents en tant que députée, disposait d’un budget de 2 millions d’euros, financé par tous les partenaires et les industriels de la filière nucléaire, dont EDF. Dans un souci de transparence, j’aimerais savoir à quelles fins vous financez la Sfen.

M. Pierre Gadonneix. EDF ne fabrique pas les équipements nécessaires à la production des énergies renouvelables. La particularité du nucléaire résidait dans le fait qu’EDF était à la fois ingénieriste et exploitant, ce que contestait Areva ; EDF participait avec cette dernière à la construction des centrales. Pour les énergies renouvelables, la situation est tout autre puisque EDF achète les équipements puis les exploite ; pour les fabriquer, il faut consentir des investissements colossaux qu’EDF est très loin de pouvoir engager. L’Europe a pris du retard dans la production d’équipements : des tentatives ont eu lieu dans le solaire en Allemagne et dans l’éolien en Scandinavie avec Vestas, mais les Chinois les ont doublés. Actuellement, les équipements nécessaires à la production d’énergies renouvelables sont largement chinois – il me semble que la Chine détient à elle seule 50 % du marché mondial. On ne retrouve pas du tout cette domination dans le nucléaire.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je reconnais l’existence d’un dumping chinois sur le photovoltaïque, par exemple, qui nous a fait perdre le savoir-faire en Europe, mais certaines compétences que détenait EDF étaient transférables vers les énergies renouvelables, y compris pour la fabrication d’équipements.

M. Pierre Gadonneix. Il s’agit d’une compétence qu’EDF estime ne pas avoir. Dans le nucléaire, nous ne fabriquons pas les équipements, nous faisons de l’ingénierie. Nous pourrions peut-être en faire également avec un autre acteur dans les énergies renouvelables, mais l’industrie européenne n’est malheureusement pas du tout développée dans ce secteur. EDF n’a jamais envisagé de prendre cette voie ; en revanche, l’éolien apporte à EDF, en tant qu’exploitant, un optimum économique, même si sa place dans le mix énergétique ne doit pas dépasser certaines limites : en effet, quand les conditions et le réseau le permettent, l’éolien est utile, et il importe qu’EDF participe à sa production. Pour développer du solaire et de l’éolien, il convient de restreindre les perturbations que les implantations des équipements induisent sur l’environnement. La filiale EDF Renouvelables dispose de réelles compétences en la matière, mais celles-ci ont trait à l’étude de l’environnement et non à l’ingénierie.

Les investissements ont en effet baissé en 2004, mais cette diminution n’a pas été imposée par l’État. En continuant à construire cinq centrales par an, nous nous sommes retrouvés avec trop de centrales dans les années 1990 ; voilà pourquoi EDF a pris cette décision, seule et sans aucun ordre du gouvernement, de ralentir les investissements. Cependant, l’entreprise a oublié les investissements nécessaires à la maintenance, ceux-ci s’imposant après dix ou quinze ans de service d’une centrale – lorsque celle-ci a moins de dix ans, les frais de maintenance sont faibles. En revanche, j’avais constaté que d’autres outils comme l’hydraulique n’avaient pas bénéficié d’investissements depuis longtemps, et mes successeurs ont maintenu la tendance.

Votre question sur l’organisation à Flamanville est bonne. EDF n’avait pas construit de centrales depuis presque vingt ans, donc la compétence d’ingénierie avait sans aucun doute baissé. Quand EDF a construit ses premières centrales, elle a reproduit le modèle des centrales états-uniennes Westinghouse. Plus tard, EDF et Framatome ont adapté ensemble le modèle, notamment en augmentant la puissance. Les premières centrales, celles de Westinghouse, fournissaient une puissance électrique de 900 mégawatts ; nous l’avons portée à 1 200, puis à 1 300 mégawatts avant d’atteindre 1 500 mégawatts avec l’EPR. Nous avons également modifié quelque peu le design. EDF a bien tenu le rythme de construction des centrales. Les équipes ont dû se dire que puisqu’elles avaient réussi à passer de 900 à 1 200 mégawatts puis de 1 200 à 1 300, elles parviendraient à atteindre de la même façon 1 500 mégawatts. Il n’en a rien été. L’EPR est historiquement issu d’une association entre Siemens, Areva, EDF et les autorités de régulation française et allemande. Ces structures ont travaillé pendant dix ans au développement d’un consortium franco-allemand pour l’EPR. Pour faire converger les idées parfois divergentes des autorités de sûreté française et allemande et des équipes d’ingénierie, on a rajouté des éléments qui ont rendu l’outil beaucoup plus complexe que ses prédécesseurs, processus dont les conséquences ont été sous-estimées. Les représentants d’EDF vous expliqueront qu’ils essaient, pour les prochaines générations de réacteurs, d’élaborer un EPR simplifié.

Quand EDF fabriquait cinq centrales par an, il y avait trente chantiers nucléaires en France, puisque la construction d’une centrale durait au moins six ans. Les agents passaient d’un chantier à l’autre et avaient des compétences très pointues. Là, on a construit un réacteur à Flamanville – comme l’a dit l’un d’entre vous, on aurait sans doute dû en produire un deuxième car cela aurait coûté moins cher. Néanmoins, des progrès ont été accomplis grâce à l’expérience de Flamanville : nous avons rencontré moins de difficultés à Taishan et nous serons encore plus performants à Hinkley Point au Royaume-Uni.

Vous avez dit que tout le monde avait rencontré des problèmes avec l’EPR : c’est vrai, mais ils n’ont pas tous été de même ampleur, et c’est là que l’expérience commence à porter ses fruits. La construction de Taishan a été beaucoup plus rapide que celle de Flamanville. C’est moi qui ai signé avec les Chinois la construction de ces réacteurs : je leur avais dit qu’ils allaient bénéficier du retour d’expérience de Flamanville, car le réacteur français entrerait en service avant la fin de leur chantier. En fait, les Chinois ont tellement bénéficié du retour d’expérience que leurs réacteurs sont entrés en service avant celui de Flamanville. La centrale de Taishan fonctionne même si certains problèmes ont été relevés au démarrage, mais il en va ainsi de tous les nouveaux projets. L’EPR d’Olkiluoto a rencontré un obstacle qui n’avait rien à avoir avec le nucléaire, mais, à ma connaissance, la centrale finlandaise comme la chinoise sont en service.

La France et les États-Unis disposent d’une structure indépendante chargée de veiller à la sûreté du parc nucléaire, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en France et la Nuclear regulatory commission (NRC) – ou commission de régulation – aux États-Unis. Tous les pays disposant de centrales nucléaires comptent de tels organismes. Il importe que ceux-ci soient totalement indépendants et reconnus comme tels. Il me semble que vous serez d’accord avec moi pour dire que c’est le cas en France : l’ASN est reconnue comme indépendante, donc l’opinion publique lui fait confiance. C’est essentiel ! Il s’agit de la condition sine qua non à l’acceptabilité du nucléaire. Il en va de même dans l’aéronautique : on accepte de monter dans un avion parce qu’on a le sentiment qu’il est sûr.

La philosophie de l’ASN et de la NRC diffère sur un point majeur. Aux États-Unis, on considère, comme pour l’aéronautique, que, pour fonctionner, une centrale nucléaire doit être conforme à ce qu’elle était le jour de son approbation ; s’il y a des usures, il faut les corriger, mais on ne lui demande pas d’intégrer les innovations apparues en matière de sécurité depuis son entrée en service ; un Boeing 747 datant de cinquante ans n’a subi aucune modification depuis l’autorisation qu’il a reçue pour voler, même si les nouveaux avions sont plus sûrs. La conception états-unienne repose sur la conviction que chaque innovation s’accompagnant d’un risque, il ne faut pas intégrer de nouveautés aux centrales qui fonctionnent.

C’est différent en France, où l’on demande d’incorporer un certain nombre d’éléments d’amélioration de la sûreté dans les centrales existantes.

Je ne connais pas le dossier actuel, mais l’un des débats entre EDF et l’ASN doit concerner les améliorations qui doivent être apportées. Ce qui n’est pas le cas aux États-Unis, où il a été décidé de prolonger à l’identique.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). L’accident de Fukushima en 2011 a probablement conduit à augmenter les exigences d’amélioration de la sûreté nécessaires pour prolonger la durée de vie des centrales. Était-ce déjà le cas en 2008 ? Car si cette prolongation était alors jugée possible, on n’a toujours pas de plan pour la réaliser.

M. Pierre Gadonneix. Oui, c’est curieux. Cela m’étonne.

J’ai dit qu’entre EDF et le Gouvernement, il ne peut pas y avoir d’écart d’opinions.

Il ne peut pas y en avoir non plus entre EDF et l’ASN. Si on n’est pas d’accord, on discute pour trouver une solution, mais on n’en parle surtout pas publiquement. C’est ce que je faisais avec le président de l’ASN, André-Claude Lacoste, dont la réputation est mondiale. En 2008, nous étions arrivés à un accord oralement pour dire que la prolongation des centrales était possible. Mais le dossier restait à faire. Je continue à croire que c’est possible et que cela se fera. Il reste à répondre à la question des investissements complémentaires qu’il va falloir réaliser. Elle n’a pas lieu sur la place publique, et c’est bien ainsi.

Quant à la SFEN, je ne la connais pas. Je n’ai donc pas d’avis sur le sujet. Mais c’est respectable et il est tout à fait légitime que des gens réfléchissent.

M. le président Raphaël Schellenberger (LR). Merci pour la précision des informations et des souvenirs que vous avez partagés avec nous.

Annexes

 

  

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22.   Audition de M. Laurent Michel, Directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires (13 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Michel, je vous remercie d’avoir répondu à notre sollicitation. Vous exercez les fonctions de directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la transition écologique depuis 2012. Vous assumez des responsabilités administratives à la fois étendues et essentielles tant sur le plan de la politique relative à l’énergie et aux matières premières énergétiques que sur celui de la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution atmosphérique. Nos précédentes auditions nous ont permis de mieux cerner le rôle dévolu à certaines entités relevant de votre ministère, comme le service de documentation et des études statistiques de votre ministère (Sdes), le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), ou encore la direction générale de l’aménagement du logement de la nature (DGALN) notamment chargée des substances minérales non énergétiques.

Votre audition nous aidera à mieux comprendre comment les décisions sont élaborées, notamment au niveau européen, et la manière dont vous êtes associé aux négociations.

Depuis votre nomination, d’importants changements sont intervenus, en raison de l’application de l’accord de Paris sur le climat, de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui s’est substituée à la programmation pluriannuelle des investissements dans les domaines de la chaleur, de l’électricité et du gaz, et de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), introduite par la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV). La PPE 2019-2028 doit faire place à une troisième PPE, qui, en application de la loi relative à l’énergie et au climat de 2019, s’inscrira, comme la SNBC, dans le cadre d’une future loi de programmation des énergies et du climat.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Laurent Michel prête serment.)

M. Laurent Michel, Directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. La direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), administration centrale du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, a été créée en 2008. Elle est chargée de proposer et de mettre en œuvre les politiques relatives à l’énergie et au climat, qu’il s’agisse de l’adaptation au changement climatique, de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, de la qualité de l’air, de la sécurité et des émissions des véhicules.

Ainsi, nous élaborons les réglementations ou les politiques incitatives, comme les diverses aides à la rénovation énergétique, aux énergies, ou à la mobilité décarbonée. Nous contribuons à leur application, directement ou indirectement, ou en nous appuyant sur des établissements publics comme l’Agence nationale de l’habitat (Anah), l’Agence de la transition écologique (Ademe) ou l’agence des services et paiements. Nous effectuons aussi des missions opérationnelles, comme l’homologation des véhicules, la surveillance de marchés, dont celui des véhicules, ou les contrôles des certificats d’économie d’énergie (CEE).

Ce travail est mené en lien avec plusieurs ministères et directions, dont le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, celui de l’agriculture, celui de la transition écologique ainsi que les autorités indépendantes, comme la Commission de régulation de l’énergie (CRE) et l’autorité de sûreté nucléaire (ANS). Notre travail a une dimension européenne et internationale, mais aussi territoriale, puisque nombre de politiques réglementaires et incitatives sont appliquées par les services déconcentrés de l’État – en l’occurrence, les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal).

La souveraineté et l’indépendance dans le cadre des politiques énergétiques trouvent leurs racines dans des définitions et des objectifs fixés dans les lois ou dans les documents de programmation qui en découlent. Vous avez en particulier cité les PPE, qui dessinent l’ensemble des enjeux et actions énergétiques autour de grands axes, notamment la décarbonation de l’énergie, la sécurité d’approvisionnement, la compétitivité et la lutte contre la précarité énergétique. Ces objectifs sont également inscrits dans des directives et règlements européens. Le paquet Fit for 55, en cours d’étude, propose des objectifs et des outils pour l’Europe. D’autres de ces textes ont trait au marché ou encore à la sécurité d’approvisionnement.

La souveraineté désigne la capacité à définir et conduire sa politique. L’indépendance énergétique a souvent été définie comme la production sur le sol d’un pays d’une part importante de l’énergie consommée. Les lois parlent davantage de sécurité d’approvisionnement, que je définirai comme la capacité à satisfaire les besoins énergétiques de façon continue et à des coûts raisonnables par rapport à une demande prévisible. Un taux d’indépendance plus élevé contribue donc à la sécurité d’approvisionnement. Cependant, la France importe plus de 99 % des ressources utilisées pour produire des énergies fossiles et nucléaires.

Plusieurs stratégies permettent de lutter contre cette limite. La maîtrise de la demande, notamment en matière d’énergies fossiles, a toujours été importante en Europe. La France a cherché à développer des productions nationales et décarbonées en s’appuyant sur les énergies renouvelables et du nucléaire. Face aux limites en approvisionnement national, la diversification des sources d’approvisionnement, corrélée à l’existence d’infrastructures pour gérer les approvisionnements, fournit une piste de solution, doublée d’obligations légales et réglementaires pesant sur les fournisseurs d’énergie ou les opérateurs d’infrastructures. La sécurité de l’approvisionnement repose également sur l’anticipation sur le plus long terme.

Par ailleurs, les acteurs économiques et politiques et les politiques publiques accordent une importance croissante à la maîtrise des technologies pour gagner en souveraineté énergétique. Ce constat est particulièrement valable dans le domaine nucléaire, où les partenariats avec différents pays imposent de s’interroger sur le droit, ou non, de recourir à telle ou telle technologie. De plus, la technologie revêt divers enjeux de mobilité, porteurs de valeur ajoutée économique pour la France.

S’agissant de la crise actuelle, la France importe depuis longtemps 99 % de son pétrole brut ainsi qu’une part non négligeable de son diesel ou des carburants combustibles assimilés comme le fioul ou le kérosène – les raffineries, en proportion, produisant en effet plus d’essence que de diesel. Même si le pétrole a été fortement dérégulé durant des décennies, nous disposons de quelques leviers d’action. Tout d’abord, les biocarburants et le e-fioul peuvent être incorporés au gazole moteur jusqu’à environ 7 %. Cette proportion peut évoluer, mais elle sera néanmoins limitée en raison des conflits d’usage des sols : nous ne pourrons pas couvrir la totalité de notre consommation actuelle grâce aux biocarburants.

La diversification des approvisionnements représente un autre levier pour garantir notre sécurité. Nous assurons un suivi continu des acteurs raffineurs et réglementaires. L’embargo sur le pétrole brut russe est entré en vigueur le 5 décembre. Toutefois, la France avait déjà diversifié ses approvisionnements, puisqu’aucun de nos fournisseurs en pétrole brut ne représente plus de 20 % de nos approvisionnements.

Les stocks stratégiques forment une autre manière d’assurer notre sécurité d’approvisionnement. Les réglementations européennes et celles de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) imposent un stock de quatre-vingt-dix jours. Au niveau réglementaire, nous élaborons des plans de répartition de ces stocks sur le territoire.

La guerre en Ukraine a laissé place à deux approches successives. Nous craignions à la fois une rupture volontaire par la Russie de ses exportations, tout en souhaitant adopter rapidement des sanctions contre ce pays. Dès février, puis en juin, lorsque l’embargo est entré en vigueur, nous avons établi un suivi rapproché avec les opérateurs pour leur demander de nous rendre compte de leur plan d’approvisionnement. Le dérisquage est total pour le brut et il est en cours de finalisation pour les produits raffinés, les acteurs négociant généralement à l’automne les contrats d’approvisionnement pour un an. Nous pouvons penser que les approvisionnements sont aujourd’hui sécurisés, malgré les tensions logistiques engendrées, puisque la Russie était notre plus proche producteur. En raison d’une diminution de la demande, l’embargo n’a pas engendré d’augmentation des prix du pétrole.

S’agissant des carburants, la PPE à venir devra prendre en compte l’électrification croissante du secteur des transports ainsi que la fin de l’utilisation du fioul dans le chauffage. Par conséquent, le nombre d’infrastructures nécessaires diminuera. Nous devons donc nous demander comment maintenir les infrastructures actuelles, qu’il s’agisse d’oléoducs ou de dépôts.

Depuis la fin de l’exploitation du gisement de gaz du Lacq, la France importe la totalité de son gaz. Les objectifs définis dans les textes législatifs et réglementaires sont dimensionnés pour résister à un hiver cinquantennal et trois jours de pointe de froid. Ils sont traduits dans les plans décennaux des gestionnaires de réseau pour définir des infrastructures, entre autres de transport. Sept interconnexions aux frontières, quatre terminaux et douze stockages permettent d’injecter, en théorie, 6 TWh par jour, contre un besoin de pointe estimé selon cette prévision à 4 TWh. Le système intègre des redondances. Il résiste à l’arrêt total des imports russes en matière de volumes. Ces dernières années, les importations russes représentaient un peu moins de 20 % des importations de gaz en France. Par ailleurs, les fournisseurs sont soumis à des obligations concernant la diversification de leur portefeuille et l’aptitude à répondre aux pointes de froid. Par ailleurs, une disposition introduite par la loi en 2015 et finalisée par ordonnance fin 2018 après discussion avec la Commission européenne impose aux fournisseurs de réguler leur stockage pour assurer leur équilibre économique et d’élaborer un plan d’urgence.

La crise de 2022 a rappelé la nécessité de diversifier l’approvisionnement européen, mais aussi français, avec un recours accru au marché du gaz naturel liquéfié. Nous avons également dû faire preuve d’interactions européennes en maximisant notre rôle de plaque entrante et sortante vers l’Italie, la Suisse et l’Allemagne, ce dernier pays ne disposant pas de terminaux méthaniers et dépendant à 50 % du gaz russe.

Dans le cadre de cette crise, plusieurs mesures ont été prises. Un règlement européen fixe aux États des trajectoires de remplissage des stockages, tandis que sur le plan national, la loi du 16 août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat a fait entrer en vigueur des dispositions qui permettent à l’État de demander aux stockeurs d’acheter du gaz pour son compte, en couvrant les éventuelles pertes financières. Cependant, le stockage s’est révélé suffisant pour cette année. En effet, à la mi-novembre, le niveau de stockage atteignait son maximum, soit 132 TWh. Le Gouvernement a également pris la décision d’implanter un terminal flottant au Havre en cours de déploiement par Total, qui permettra d’importer davantage de GNL pour une durée provisoire de cinq à dix ans. Ce terminal est situé dans la zone nord de la France, où les besoins en gaz sont plus importants, dans l’objectif également de fluidifier les flux vers nos voisins.

Enfin, nous devons poursuivre nos efforts sur la décarbonation et la maîtrise de la demande des usages du gaz. Le fonds chaleur a été augmenté, un appel à projets « industries zéro fossile » a été lancé. Notre ministre a annoncé un plan géothermie, qui permet de se chauffer à moindre prix qu’au gaz. Le développement du biogaz atteint 3,7 %, ce qui représente une réserve de gaz de plus de dix jours. Cette production devrait facilement pouvoir être doublée ou triplée.

La souveraineté énergétique sera mise à mal dans les années 2023 à 2025. La provision en gaz russe est en effet restée relativement importante en première partie d’année. Ainsi, nous devrons poursuivre nos efforts pour maîtriser la demande, développer le biogaz, sécuriser le GNL, voire, renforcer les obligations des fournisseurs d’établir des contrats de semi-long terme.

Pour finir, je souhaitais aborder la question de l’électricité. Le principal enjeu de sécurité d’approvisionnement en ce domaine concerne la capacité à surmonter les pointes de consommation en hiver, liées à la thermosensibilité du chauffage électrique. Un certain nombre de mécanismes ont de tout temps été prévus pour y faire face. Sur le long terme, je pense notamment à l’efficacité énergétique dans les logements, qui, même s’ils sont chauffés à l’électricité, est source d’économies. En 2018 est entré en vigueur le mécanisme de capacité, qui oblige les fournisseurs à prouver qu’ils ont la disponibilité suffisante pour faire face aux pointes grâce à des contrats avec des opérateurs. Des mesures de limitation des tensions, voire, de gestion des crises, sont également prévues, comme les mesures d’effacement et d’interruptibilité qui consistent à rémunérer les acteurs pour consommer moins en cas de pointes. La tension électrique peut également être diminuée de 5 % pendant quelques heures si nécessaire. Enfin, l’organisation d’un délestage est envisageable.

Trois facteurs pèsent sur l’approvisionnement électrique européen et français. Le premier identifié en Europe est la disponibilité de gaz et d’électricité produite à partir de gaz pour les pays importateurs ou consommateurs d’électricité gazière comme la France. Ce risque est un peu moindre en cœur d’hiver. La situation reste toutefois sous vigilance jusqu’au printemps.

Le second facteur de tension est l’hydroélectricité. La sécheresse cette année a entraîné une diminution des ressources, quoique les récentes pluies aient permis de reconstituer les réserves. La capacité en termes de puissance instantanée délivrable est ainsi quasiment revenue à son niveau habituel.

À ces facteurs s’ajoutent en France la faible disponibilité du parc nucléaire durant l’été et le début de l’automne, qui s’explique d’abord par le retard d’opérations de maintenance notamment reprogrammées en raison du covid. Ces maintenances étaient assez lourdes, puisque certains réacteurs attendaient leur troisième ou quatrième visite décennale, laquelle nécessite davantage de travaux importants. De plus, la découverte d’un phénomène de corrosion sous contrainte sur les réacteurs du palier 1450 MW a entraîné la mise à l’arrêt de plusieurs centrales pour réparer ou contrôler les fissures.

Pour remédier à ces tensions, plusieurs mesures ont été entreprises sur la consommation et le plan de sobriété, le renforcement des capacités d’effacement autour de divers appels d’offres, la mobilisation des capacités de production thermiques et renouvelables, le suivi très pointu demandé par la ministre à EDF de la remontée en puissance du parc, et, enfin, la préparation à la gestion de crise incluant, en dernier recours, le délestage. Plusieurs améliorations sont déjà à signaler, notamment en matière d’hydroélectricité et de disponibilité du gaz dans la première partie de l’hiver. Par ailleurs, certains réacteurs ont repris leur activité. La production s’élève ainsi à près de 42 GW. La vigilance reste néanmoins de mise.

Le Président de la République a dessiné les perspectives énergétiques lors de différentes interventions. Des études demandées par la précédente PPE nous poussent à considérer que nous devrons consommer moins d’énergie, mais que nous aurons toutefois besoin de davantage d’électricité. Il nous faudra donc renforcer les piliers de l’efficacité énergétique et développer les énergies renouvelables. Pour l’électricité, les deux piliers de développement significatifs sont la forte croissance des énergies renouvelables et un parc nucléaire important, prolongé tant que la sûreté le permet, et appuyé par un programme de construction de nouveaux réacteurs. Le renforcement des réseaux, de la flexibilité et du stockage sera nécessaire. Ces prospectives requerront aussi de nouveaux cadres de régulation. À la suite de la crise, sous l’impulsion de nombreux pays, dont la France, la Commission européenne devrait proposer prochainement une consultation sur la réforme des marchés de l’électricité. Nous estimons que ces derniers doivent mieux refléter les coûts pour l’ensemble des consommateurs, mais aussi donner une lisibilité aux investisseurs grâce à une moindre volatilité. Cela sera vrai tant pour notre nucléaire existant que nouveau, ou que pour les énergies renouvelables. En France, nous aurons aussi besoin de traiter le cas des concessions hydroélectriques et de leur prolongation à l’échéance déjà advenue pour certaines, afin de libérer un certain nombre d’investissements.

Parmi les défis auxquels nous devrons faire face figure celui du déploiement des énergies renouvelables, en accélérant les processus maîtrisés et en développant d’autres procédés. S’agissant du nucléaire, aux chantiers de prolongation s’ajoutent le réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH) en cours de finalisation au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le projet centre industriel de stockage géologique (Cigéo), et le développement de nouveaux réacteurs. L’État s’est doté d’une délégation au nouveau nucléaire conduite par M. Joël Barre.

Des défis spécifiques se poseront à la prolongation du parc, qui induit des arrêts plus longs. Cependant, des marges de progression subsistent sur la maîtrise des arrêts et leur durée. Le vieillissement des installations, en outre, fait souvent émerger de nouveaux problèmes, que nous devons mieux anticiper.

Nous devons également préparer l’avenir du cycle aval du combustible. La sécurité d’approvisionnement en uranium et en combustible de retraitement a été renforcée par les installations de La Hague et de Melox. Toutefois, les usines atteindront leur fin de vie aux alentours de 2040. Des investissements seront à envisager dans le cadre de la loi de programmation et de la PPE.

La maîtrise de la demande et les énergies renouvelables restent des leviers sur lesquels nous devons jouer davantage pour gagner en souveraineté, en indépendance et en sécurité d’approvisionnement. Depuis quelques années, l’efficacité énergétique s’élève à 1,5 ou 2 % du PIB : notre consommation baisse de 2 % si notre PIB stagne ; pour une augmentation de 2 % du PIB, notre consommation est stable. Les projections montrent que les efforts doivent être doublés pour livrer assez d’énergie décarbonée dans le futur.

La production d’éolien et de solaire a atteint 50 TWh en 2021 et double avec l’hydraulique. Ce sont 100 TWh de gaz qui auraient été nécessaires pour les produire sur la plaque européenne. Chaque térawattheure gagné en énergie renouvelable électrique et en biogaz compte. Sur 400 TWh consommés, 15 sont issus du biogaz. Le doublement, voire, le triplement de ce volume aurait des effets importants, notamment sur les prix. En économisant 2 ou 3 TWh chaque année sur les réseaux de chaleur, nous économisons 45 TWH de gaz.

Enfin, le plan France 2030 a intégré la nécessité de mener la transition dans notre production, dans nos véhicules, dans nos usines, mais aussi de maîtriser les technologies et de développer l’industrialisation. La moitié de ce plan est consacrée à la transition écologique et comprend des volets sur l’industrialisation du solaire et de l’éolien flottant. Un milliard d’euros sont dédiés aux petits réacteurs modulaires (SMR). Le plan intègre également un volet sur la décarbonation de l’industrie et dote enfin la stratégie hydrogène de 9 milliards d’euros. Le plan aborde la question des électrolyseurs, dont il est important que la France dispose, mais aussi celle des piles à combustible plus performantes ou l’intégration des chaînes, hydrogène ou mobilité par exemple.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dix ministres ont successivement été chargés de l’énergie depuis 2012. En tant que directeur général de l’administration en charge de cette thématique, comment construisez-vous vos relations avec les cabinets ministériels, notamment dans la circulation des rapports et des conseils qui émanent de vos services techniques ou des tiers experts, comme l’ADEME ou le Haut-commissaire à l’énergie atomique ?

M. Laurent Michel. Notre fonctionnement n’est pas très différent de l’ensemble des administrations centrales et des cabinets ministériels. Nous œuvrons sous la direction des ministres et dans un cadre interministériel. Le Gouvernement défend un certain nombre de projets prioritaires. Lorsqu’un nouveau ministre est nommé, il nous revient de lui rapporter l’état des lieux des projets législatifs et réglementaires ainsi que des problématiques constatées, avant de formuler des initiatives. Dans le même temps, nous sommes soumis à une forme d’obéissance au pouvoir politique qui nous demande d’approfondir notre travail sur certains sujets.

Vous avez évoqué les tiers experts. La PPE adoptée en 2020 pour 2019-2028 prévoyait de mener une étude sur l’opportunité d’un éventuel programme de nouveau nucléaire, conduite par notre direction générale conjointement avec les administrations de Bercy. Dans ce cadre, nous avons mené des réunions et des études juridiques ou financières. Il arrive également que nous demandions des éclairages. Nous avons également interagi avec RTE, qui devait mener une étude sur les futurs énergétiques en 2050. Ces études nous amènent à émettre des propositions et à travailler en interaction avec Bercy, dans ses composantes macroéconomiques, microéconomiques et budgétaires. Nous sommes souvent en relation avec la direction générale des entreprises (DGE), le Trésor, la direction du budget, ou encore l’Agence des participations de l’État (APE), puisque plusieurs acteurs du secteur sont à capitaux publics. Ces interactions débouchent parfois sur des rapports communs présentés par les administrations à un ou plusieurs ministres, qui font l’objet d’arbitrages, avant d’éventuellement nourrir des projets de lois ou de textes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans les dix dernières années, avez-vous anticipé la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Quelles initiatives avez-vous prises et proposées aux ministres successifs pour l’éviter ?

M. Laurent Michel. Nous menons un travail permanent sur la sécurité d’approvisionnement des différents vecteurs. S’agissant de l’électricité, le mécanisme de capacité voté en 2015 a été l’un des premiers volets importants que nous avons proposés. En effet, au début de la décennie 2010, nous constations que les lois simples du marché de l’électricité n’assuraient pas la disponibilité spontanée d’un certain nombre de moyens de pointe. Il était par conséquent nécessaire de trouver un mécanisme obligeant les fournisseurs à contracter.

Concernant l’équilibre à moyen et à long terme, nous avons anticipé en 2019 une augmentation de la consommation d’électricité à horizon 2030-2040, alors que cette dernière dessinait un plateau légèrement descendant depuis plusieurs années. Nous avons donc étudié les options viables pour assurer un mix assurant une plus forte production à court et moyen terme.

S’agissant de la crise actuelle, nous savions que les visites décennales engendreraient une production nucléaire inférieure aux meilleures années, lors desquelles nous atteignions 400 TWh. En outre, dès le déclenchement de l’épidémie de covid, nous avons anticipé les retards et avons échangé avec EDF pour demander de nouveaux plannings. C’est la raison pour laquelle la ministre de l’époque, Barbara Pompili, avait demandé des audits à EDF en 2021.

Nous n’avions pas identifié une conjonction aussi importante, amenant la production à n’atteindre que 280 TWh cette année. Nous devons désormais analyser les raisons de cette baisse, tout en réagissant rapidement pour retrouver une situation normale. Par ailleurs, l’effacement est une manière relativement économique de répondre aux problèmes de pointe. Depuis deux ou trois ans, notre direction a demandé aux ministres successifs – ce qu’ils ont en général accepté – de lancer des appels d’offres pour augmenter le stock d’effacement et en améliorer la qualité. La PPE 2020 intègre ainsi un objectif d’effacement afin d’augmenter son volume.

Il faut enfin continuer à développer les énergies renouvelables en s’appuyant sur le retour d’expérience d’une insuffisante planification, sans opter non plus pour une planification qui engendrerait des lenteurs. Ainsi, sur l’éolien en mer, il a été constaté qu’en organisant de plus longs débats en amont du projet, le déploiement se réalisait plus facilement par la suite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les premières cibles de l’effacement sont les industriels, qui sont les plus gros consommateurs. Une autre méthode pour passer la pointe est de s’appuyer sur des capacités de production mobilisables. Or, depuis dix ans, 13 GW de capacité de production pilotable ont été fermés. En incluant Fessenheim, ce total atteint près de 15 GW. Depuis 2012, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) donne l’alerte sur le risque de tension dans l’arbitrage à venir entre sécurité d’approvisionnement et sûreté d’exploitation. Comment avez-vous pris ces alertes en compte ? Comment avez-vous traité le conseil fait au ministre sur la possibilité ou non de valider la fermeture de ces 13 GW de capacité de production d’électricité pilotable et immédiatement mobilisable ?

M. Laurent Michel. Plusieurs acteurs énergétiques ont effectivement fait le choix de fermer des capacités, en grande partie de fioul et de charbon, qui ne figuraient plus dans leurs priorités, ni sur le marché. Le mécanisme de capacité est le signal que nous avons donné pour maintenir un certain nombre d’unités. En 2013, plusieurs centrales étaient au bord de la fermeture économique. Nous avons toutefois préféré les conserver grâce au mécanisme de capacité, car il s’agissait de centrales à gaz récentes et performantes. En outre, la fermeture après 2012 des quatre dernières centrales à charbon de Saint-Avold, Cordemais, Le Havre et Gardanne avait été décidée dans un objectif de décarbonation. Cependant, RTE avait alerté le Gouvernement de la nécessité de ne pas immédiatement fermer la centrale de Cordemais en attendant l’interconnexion avec l’Irlande – le projet Celtic – et le démarrage de Flamanville 3. La loi de 2019 relative à l’énergie et au climat a encadré le fonctionnement de ces centrales avec un volume limité. Cependant, pour conserver des marges, il a été jugé utile de prolonger le fonctionnement de Saint-Avold et de Cordemais cette année en faisant évoluer le plafond du nombre d’heures.

Nous nous appuyons toujours sur l’exercice annuel conduit par RTE ainsi que sur le bilan prévisionnel et les bilans décennaux pour vérifier l’existence de marges en matière de production et d’effacement. Comme l’a illustré RTE dans les « Futurs énergétiques 2050 », nous devrons préserver des marges du système électrique avec un volume d’installation fonctionnant en base ou semi-base – appuyés notamment sur l’éolien en mer et le nucléaire, qui sont ceux qui fonctionnent le plus en nombre d’heures – et pilotable – qui pourrait reposer sur l’hydrogène décarboné, l’effacement de la production et le stockage, qui devrait se développer plus rapidement que prévu. La loi de 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, notamment, a introduit la possibilité de lancer des appels d’offres. Nous travaillerons les cahiers des charges et les notifications à l’Union européenne en 2023, pour lancer en 2024 des appels d’offres sur le stockage, y compris les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP), qui peut s’appuyer sur des technologies diverses, nécessitant des investissements parfois supérieurs à plusieurs centaines de millions d’euros dans le cas d’installations de plusieurs centaines de mégawatts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre administration était donc alignée sur les choix des ministres de fermer 12 à 15 GW d’énergie, notamment pilotable. Comment avez-vous pris en compte les alertes répétées par l’ASN sur la fragilisation progressive du réseau depuis 2012 ?

M. Laurent Michel. Nous avons considéré que nous devions conserver des marges, en laissant certains sites ouverts et en nous reposant sur l’effacement et le développement des autres productions. Nous ne pouvons plus fermer d’autres moyens pilotables. La France a préservé l’ensemble de ses capacités en gaz dans la dernière décennie sur un cas particulier, relevant d’une décision du mandat de 2009 : en effet, le Gouvernement a décidé de ne pas fermer la centrale de Landivisiau. Désormais, nous devons agir sur la maîtrise de la demande en réduisant la consommation de pointe, par exemple grâce à la rénovation énergétique.

Nous avons donc adopté des outils pour l’effacement. Certains moyens pilotables ont été fermés, d’autres maintenus par les mécanismes que nous avons établis, comme le mécanisme de capacité, parfois plus longtemps que nous l’aurions souhaité pour respecter l’objectif de décarbonation, notamment pour les centrales à charbon dont le fonctionnement a été limité en nombre d’heures.

Ce sujet est donc au cœur des préoccupations et des analyses. Nul ne conteste les propos de l’ASN, qui affirme que la sûreté nucléaire ne doit pas être une variable d’ajustement.

Nous travaillons également à renforcer les interconnexions avec nos voisins afin de sécuriser les approvisionnements. Ainsi, l’interconnexion avec l’Espagne a été inaugurée en 2015, et celle avec l’Italie en 2022. Les projets Celtic, avec l’Irlande, et Golfe de Gascogne, devraient être prochainement terminés. Ils assurent une sécurité pour les deux parties, puisque nous pourrions être amenés à devenir exportateurs dans les années à venir.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le calcul des marges cet hiver n’apportait peut-être pas autant de sécurité qu’il n’était prévu. J’en viens au processus législatif que vous avez préparé dans votre administration. La LTECV introduit pour la première fois d’un point de vue légal l’objectif de ramener à 50 % la part du nucléaire. D’où vient cet objectif, qui ne relève pas seulement d’un débat politique, mais également de considérations techniques ? Qu’en pensez-vous ? Comment votre administration a-t-elle préparé la loi qui prévoit en 2015 la fermeture de quatorze réacteurs nucléaires en France ?

M. Laurent Michel. La loi de 2015, déposée au Parlement en 2014, après avoir fait l’objet de deux navettes parlementaires, a été élaborée sur la base de plusieurs objectifs affirmés politiquement. Il s’agissait notamment d’une diversification du mix électrique et d’une réduction à 50 % à horizon 2025 de la production nucléaire. Par ailleurs, cette loi introduisait le plafonnement de la puissance nucléaire à 63,2 GW, induisant, au moment de l’autorisation de l’EPR de Flamanville 3, l’arrêt d’une capacité équivalente. Ces objectifs ont été inscrits dans le code de l’énergie, discutés au Parlement et votés.

Constatant assez rapidement la difficulté d’une diversification en volume global, mais aussi concernant les questions de pointe, de l’atteinte de deux piliers à peu près équivalents entre renouvelables et nucléaire à horizon 2025, la loi de 2019 – défendue sur ce point dès 2017 par Nicolas Hulot, à l’époque ministre de la transition écologique – a ramené cet objectif à 2035, même si la part du nucléaire pourrait atteindre 67 % ou 66 % en 2025, contre 75 à ce jour. Il reviendra au Gouvernement de proposer au Parlement de voter dans le cadre de la prochaine loi l’évolution éventuelle et les modalités de cet objectif. Ces éléments ne sont pas qu’un affichage politique. En effet, ils permettent aussi de donner de la visibilité aux filières et de déclencher légalement un certain nombre d’actions, comme des appels d’offres, pour les énergies renouvelables ou le stockage ou des mécanismes de soutien, comme pour le nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. En 2014, quand ce projet de loi est présenté aux assemblées parlementaires, il est accompagné d’une étude d’impact vraisemblablement produite par vos services. Avait-elle identifié le risque de glissement qui a été révélé trois ans plus tard ? En effet, dès 2017, ces objectifs temporels sont modifiés, et ils le seront peut-être à nouveau cinq ans plus tard.

M. Laurent Michel. Il était assez clair que l’objectif était ambitieux, sans paraître, pour autant, inatteignable en 2014. Le développement moins rapide des énergies renouvelables et la prise en compte d’autres considérations nous ont permis de conclure que l’objectif de 2025 n’était pas tenable.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous alerté vos ministres ?

M. Laurent Michel. Nous échangeons régulièrement avec nos ministres sur le rythme de développement des énergies renouvelables et sur l’atteinte ou pas des objectifs de réduction des consommations en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Nous leur avons donc fait savoir que cet objectif semblait difficilement atteignable.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourriez-vous préciser vos propos ?

M. Laurent Michel. Ces analyses n’ont pas été produites par un ministre. Elles font l’objet d’un processus et d’échanges. Nous avons donc informé le Gouvernement d’un certain nombre d’éléments.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous le sentiment que les décisions politiques qui ont suivi vos conseils prenaient vos alertes en compte ?

M. Laurent Michel. En tant que fonctionnaire, il ne me revient pas de porter un jugement de cette nature. Mon administration est en mesure de défendre un certain nombre de sujets, qui ne sont jamais balayés d’un revers de main. Un certain nombre de décisions sont prises par le pouvoir réglementaire ou exécutif : je n’ai jamais eu le sentiment de ne pas être du tout écouté, ou que les avis des administrations n’étaient pas lus ni analysés. Néanmoins, le pouvoir politique a la légitimité de suivre ou non, totalement ou partiellement, ce type d’orientations. L’administration, bien que chargée de la proposition de la politique énergétique, s’appuie sur d’autres acteurs. La décision peut être contrebalancée par d’autres avis. Aucune de mes remontées auprès du pouvoir politique sur des sujets importants ou graves n’a pas été analysée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Analysée, ou prise en compte ?

M. Laurent Michel. Analysée, et prise en compte par la suite. Il est habituel que les administrations proposent des avis qui ne soient pas toujours suivis.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans les avis qui contribuent à la définition des politiques énergétiques, notamment électriques, les scénarios de RTE, entre 2012 et 2020, suggèrent que le besoin d’électricité pourrait baisser dans les années à venir en France. Le paradigme a désormais changé. Comment avez-vous reçu et analysé ces scénarios de RTE ?

M. Laurent Michel. Nous étudions les scénarios de RTE. Nous attendions une légère baisse ou une stabilité de la consommation. Dans les premières stratégies nationales bas carbone et dans la PPE publiées en 2015-2016, la situation devait rester stable ou poursuivre sa légère baisse jusqu’à 2035 au moins. En 2018-2019, la volonté d’électrifier le parc roulant français et d’accélérer la décarbonation de l’industrie autour de l’électrification des procédés, puis l’apparition de l’hydrogène ont contribué à une augmentation de la consommation. Le scénario du début estimait que les diverses augmentations seraient compensées par des baisses de la consommation, notamment dans le milieu du bâtiment – qui auront également lieu. L’accélération de certaines consommations électriques est néanmoins survenue avant la diminution d’autres facteurs de consommation. Alors qu’un plateau, légèrement descendant, suivi d’une remontée était attendu, un plateau plus court, suivi d’une plus forte remontée, a été constaté. Dès la PPE de 2020 – préparée par des travaux entamés en 2017-2018 – nous indiquions que l’augmentation de la consommation électricité serait plus précoce ou plus rapide que prévu.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment expliquez-vous alors que RTE ait pu prévoir une baisse de la consommation d’électricité entre 2015 et 2018, avant de signaler dès 2020 que la consommation d’électricité augmenterait plus vite que prévu ? Ce changement de prévision, sur un pas de temps aussi resserré, est incompréhensible. Les évolutions technologiques ou d’usage que vous évoquez contredisent la temporalité des scénarios de RTE de baisse de la consommation. Elles existaient dans le débat public, et figuraient dans les préoccupations industrielles et l’application sur le terrain des mesures de rénovation énergétique. Comment expliquez-vous cette situation ?

M. Laurent Michel. Le scénario que nous avons présenté aux autorités évoquait un plateau, dont il était difficile de définir s’il serait en très légère hausse ou baisse. La question n’est pas tant celle du court terme que celle d’un infléchissement, vers 2028, en raison de l’utilisation de l’hydrogène et du développement de la mobilité électrique. En fonction de ces rythmes, et de résultats un peu insuffisants sur les bâtiments, la prévision de 2015 a pu anticiper des baisses un peu trop fortes.

Les scénarios sont très utiles pour fonder les politiques. Cependant, plus leur horizon est lointain, plus ils visent à éclairer de possibles tendances. Au contraire, un scénario dont l’horizon serait de 2022-2023 pourrait estimer très précisément la consommation. Étant donné la complexité et la variabilité de la question, on peut donc considérer que les scénarios auraient pu mieux anticiper la situation. Il est toutefois louable que ces scénarios aient été révisés. Il ne me revient pas de juger si RTE s’est trompé ou non. Par ailleurs, je ne pense pas que la différence entre les prévisions et la réalité soient aussi drastiques que cela.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous suggérez que RTE a pu émettre des points de vue.

M. Laurent Michel. Non. RTE émet des scénarios. Comme ceux d’autres opérateurs, ailleurs en Europe, considérant le caractère très technique et la volatilité des hypothèses technologique, il n’est pas absurde que ce scénario ait anticipé une stabilité de la consommation de l’énergie électrique entre 2022 et 2030, suivie d’une augmentation à partir de 2035, et que la hausse soit survenue finalement plus rapidement et qu’elle ait été plus importante que prévu.

Dans les grands groupes industriels, entre 2014 et 2018, on constate peu de projets d’électrification massive, de changement de technologie des aciéries ou de développement de l’hydrogène. Or, à partir de 2018-2019, les mêmes acteurs promeuvent ces nouveaux projets. Cette demande industrielle est reflétée dans la PPE de 2020, et devrait s’amplifier, sous l’impulsion, notamment, du plan de relance et de France 2030.

Plusieurs facteurs expliquent cette accélération, comme la maturation de technologies ou le débat européen sur le système communautaire d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (ETS). Ainsi, quatre ou cinq années plus tard, la vision sur la production d’électricité a pu varier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce sont tout de même ces scénarios qui ont justifié de nombreuses décisions, comme la fermeture de moyens pilotables, voire, nucléaires. Par ailleurs, les débats que vous évoquez sont contemporains de l’adoption de cette loi : la COP de Paris, qui promeut la décarbonation de l’industrie, a lieu à l’époque où est élaborée la LTECV.

Comment avez-vous anticipé le grand carénage ?

Quelle a été votre gestion de la maintenance dans les centrales nucléaires pendant le covid, eu égard au statut d’organe vital pour la nation des centrales nucléaires, et qui n’a pas réellement été mobilisé pour poursuivre leurs activités durant cette période ?

M. Laurent Michel. Le programme de grand carénage a commencé dès 2011, et devrait durer plusieurs années. Il mobilise d’importants financements.

L’État, la filière et les entreprises auraient pu mieux anticiper certains sujets, comme le volume, mais également l’organisation industrielle, pour mieux surveiller certaines évolutions liées au vieillissement des installations. Le grand carénage a laissé l’impression d’avoir débuté positivement. Nous avons suivi le travail d’anticipation mené par EDF pour élaborer les conditions de sûreté rendant acceptable par l’ASN la prolongation. Les visites décennales et les autres examens ont également été réalisés de manière satisfaisante. Le programme est en phase maximale. Les troisièmes et quatrièmes visites décennales sont les plus lourdes, et appellent sans doute une planification renforcée. Par ailleurs, plusieurs malfaçons techniques, peut-être un peu frauduleuses, ont été identifiées dans la construction nucléaire. Des plans d’amélioration de la qualité industrielle, comme le plan Excell d’EDF ou un plan équivalent chez Framatome ont été menés depuis le milieu des années 2010. L’enjeu est désormais de poursuivre le plan de grand carénage au même rythme tout en travaillant sur le nouveau nucléaire, ce qui nécessite des compétences renforcées dans la filière. Outre le plan de relance, des actions sur la formation et le recrutement, dans les écoles des métiers comme le soudage, devraient y contribuer. Ces actions de formation sont conduites par les entreprises, les filières ou les bassins.

S’agissant du covid, le confinement a débuté le 17 mars 2020. Dans les premiers jours du confinement, nous avons surveillé avant tout le bon fonctionnement de la distribution d’électricité et de gaz, des stockages, des raffineries et des centrales nucléaires, dans de bonnes conditions de sécurité. Très rapidement, la direction de la production nucléaire d’EDF a alerté la ministre de l’époque, Mme Borne, et l’administration, d’une réduction drastique des effectifs sur site. En effet, si l’exploitation des sites se poursuivait, les travaux étaient fortement ralentis, voire, mis à l’arrêt, ce qui a engendré de nombreux problèmes. Les problématiques de l’époque étaient effectivement très concrètes : il s’agissait de la désinfection des sites, de la distanciation sociale entre les salariés ou du port du masque dans des milieux particuliers. Les travaux de maintenance nécessitent par ailleurs la présence sur site d’un nombre très important d’employés.

EDF a échangé en visioconférence plusieurs fois par semaine avec le ministère sur l’élaboration de protocoles sanitaires, mais également sur la replanification des arrêts pour maintenir un certain volume. Certaines étaient suivies par le cabinet de la ministre, voire, Élisabeth Borne elle-même. EDF a proposé un nouveau programme de maintenance qui cherchait à limiter autant que possible le retard engendré, en réduisant par exemple l’utilisation de combustible par les réacteurs afin de repousser leur date de mise à l’arrêt. Ce programme nécessitait une très grande précision. Il était impossible de mettre tous les réacteurs d’un même site à l’arrêt, puisque cela aurait nécessité la présence d’un trop grand nombre de personnes à la fois. Le ministère a suivi de très près son élaboration. Nous en avons surveillé la réalisation, à l’aide d’indicateurs comme le nombre de salariés présents sur site – qui a augmenté assez rapidement. Nous avons également coordonné les relations entre les entreprises, le ministère de la santé et le ministère du travail pour faire adopter les protocoles sanitaires. L’ASN s’y est également montrée très attentive, étant donné son rôle d’inspection des travaux de sûreté. Le Gouvernement souhaitait donc que les protocoles soient validés par l’ASN.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de son audition par notre commission, Yves Bréchet, haut-commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018, a eu des mots très durs et un regard particulièrement critique sur la façon dont l’administration et les cabinets traitaient les rapports techniques. Selon vous, comment les rapports techniques sont-ils traités par le politique dans la construction des décisions publiques ?

M. Laurent Michel. M. Bréchet vous a donné son avis. Notre administration s’efforce d’intégrer l’ensemble des composantes techniques, économiques et sociales, sans négliger aucun rapport. Les alertes qui nous sont transmises sont remontées. Nos avis sont également souvent interrogés par les différents ministres. Les gouvernements ne se fient pas à la seule expertise de la DGEC et peuvent demander des rapports de tiers experts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous estimez donc que les rapports techniques sont bien lus par les conseillers et résumés aux ministres de manière transparente et honnête, sans devenir des interprétations politiques.

M. Laurent Michel. Je m’efforce de toujours documenter les éléments que mes services remontent. Il m’arrive de les remettre en question, en demandant des précisions si elles me semblent nécessaires. Par ailleurs, ce travail est mené collectivement. Nous faisons donc figurer les incertitudes qui demeurent dans les informations que nous transmettons.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaite m’assurer que vous êtes d’accord avec la définition du décret d’attribution de la DGEC : « La direction de l’énergie élabore et met en œuvre la politique destinée à assurer la sécurité de l’approvisionnement de la France en énergie et en matières premières énergétiques. » Depuis 2012, avez-vous le sentiment d’élaborer et de mettre en œuvre la politique énergétique de la France en matière de sécurité d’approvisionnement ?

M. Laurent Michel. Nous avons en effet le sentiment d’y travailler. Nous devons proposer un certain nombre d’éléments de textes législatifs et réglementaires, qui sont ensuite validés par des processus. Il revient par la suite au ministre et au Parlement de valider ces textes. Toutefois, le terme d’élaboration reflète notre travail de proposition – spontanée, ou fondée sur une orientation – de décrets d’application des lois. S’agissant de la mise en œuvre, nous menons un travail de suivi, qui nécessite parfois de proposer des améliorations. En matière de sécurité d’approvisionnement, nous émettons également des propositions. Les outils en la matière sont régulièrement mis à jour.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous considérez qu’il est de votre devoir d’assurer cette sécurité. Même si la décision revient au politique et au législateur, si vous estimiez que l’indépendance énergétique ou la sécurité d’approvisionnement étaient en danger, vous en tireriez donc toutes les conséquences en tant que fonctionnaire.

M. Laurent Michel. Je suis effectivement responsable de la politique sur la qualité de l’air et la sécurité des émissions des véhicules. J’ai été directeur général de la prévention des risques. Je dois donc assumer les propositions et les alertes que j’émets. Si j’estimais que les décisions prises sont graves, il faudrait que j’en tire les conséquences.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je suppose que si vous êtes en poste depuis 2012, c’est que cette situation n’est pas arrivée.

M. Laurent Michel. Non. Je n’ai pas été d’accord avec toutes les décisions. J’aurais parfois aimé accélérer davantage certaines mesures.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous prenez votre poste à la tête de la DGEC en 2012. Que pensez-vous du rattachement de cette direction au ministère de la transition écologique ? Estimez-vous que cette organisation problématique pour suivre les filières industrielles, ou jugez-vous au contraire cohérent que l’ensemble des politiques qui concourent à la transition énergétique et écologique soit réuni dans un seul ministère ? Je précise que je vous demande votre avis personnel.

M. Laurent Michel. La décision de créer un grand ministère devant rassembler les compétences en matière d’environnement, d’équipements en transport et d’énergie pour faire émerger davantage de synergie dans ces domaines a été prise en 2007. J’étais alors directeur de la prévention des pollutions et des risques au ministère de l’environnement. J’ai eu l’honneur de me voir confier la préfiguration de la direction générale de la prévention des risques.

La création de ce grand ministère m’apparaissait – et c’est toujours le cas – comme une très bonne chose, car elle favorisait la création de synergies, et a montré de bons résultats, notamment sur la prise en compte des enjeux énergétiques et liés au carbone dans le transport. Elle a aussi induit des réorganisations des services déconcentrés de l’État, y compris dans le domaine industriel, ce qui n’allait pas de soi. Par ailleurs, le but consistait à rassembler l’énergie et le climat afin d’aligner les politiques y ayant trait.

Toute réorganisation présente des avantages, mais aussi des inconvénients. En effet, certains liens ont été affaiblis. La DGEC a pris certains virages sur la prise en compte du climat et de la qualité de l’air, sans perdre de vue les aspects liés aux filières. Nous sommes quotidiennement impliqués dans le suivi des grandes entreprises, la sécurité d’approvisionnement et la préparation de la gestion de crise.

Nous travaillons en relation étroite avec différents ministères : avec le ministère de l’agriculture sur la question des biocarburants, ou avec le ministère de l’industrie, avant même le plan France 2030. Ainsi, j’ai présidé le comité de pilotage du programme d’investissements d’avenir (PIA), qui rassemblait la direction générale des entreprises du ministère de l’industrie, la direction générale de la recherche et de l’innovation, le secrétariat général pour l’investissement (SGPI), l’Ademe et la DGEC, afin d’examiner les dossiers d’accélération de la décarbonation. Il est normal que des divergences s’expriment lors de ces travaux et qu’elles donnent lieu à des arbitrages.

Par ailleurs, si certaines décisions peuvent être mauvaises, il n’existe pas de décision qui soit absolument meilleure que les autres. Le rôle des fonctionnaires est de faire fonctionner la DGEC.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous prenez vos responsabilités en 2012. Votre ministre de tutelle, Mme Batho, organise alors avec vous un entretien de cadrage et vous donne mandat pour un certain nombre de réflexions et de directions. Pouvez-vous nous faire part des grandes directions qui vous ont été confiées ? Ces orientations se sont-elles confrontées avec votre appréciation du parc nucléaire, du mix électrique du pays, et de vos inquiétudes potentielles sur l’état de l’ensemble des capacités de production ?

M. Laurent Michel. J’ai d’abord passé une sorte d’un entretien d’embauche avant d’échanger avec le cabinet de la ministre et Mme Batho elle-même, dans une période relativement resserrée. En effet, j’ai été nommé fin décembre 2012 et la ministre a démissionné en juillet 2013. Nous avons échangé sur les suites à donner à plusieurs engagements politiques, sur la diversification du mix, la décarbonation, le développement des énergies renouvelables, la préparation et la conduite d’un débat national sur la transition énergétique. Nous n’avons pas abordé l’ensemble des sujets dans ce court laps de temps.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles sont les grandes orientations que la ministre vous a demandé d’observer en matière d’énergies renouvelables et de nucléaire ? Vous paraissaient-elles cohérentes pour assurer au mieux la sécurité d’approvisionnement et l’indépendance énergétique du pays ?

M. Laurent Michel. Les orientations consistaient à accélérer le développement des énergies renouvelables – pas seulement électriques – et veiller à une diversification du mix, en construisant la trajectoire pour le nucléaire. Rapidement, nous avons compris que l’horizon 2025 semblait peu réaliste au regard du rythme de développement des énergies renouvelables, comme je vous l’ai indiqué.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cependant, à cette époque, les trajectoires d’accélération en matière d’énergies renouvelables et la diversification du mix – c’est-à-dire la réduction de la proportion de la fabrication d’électricité à partir d’énergie nucléaire – ne vous paraissaient pas problématiques ou irréalistes.

M. Laurent Michel. Elles n’apparaissaient pas aussi difficiles que quelques années plus tard. Les nombreuses projections sur lesquelles nous nous appuyions nous laissaient penser que l’horizon 2025, ou une date approchante, était tenable.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous n’étiez donc pas à l’année près, mais jugiez que cet horizon était réaliste sous des conditions restrictives.

M. Laurent Michel. Nous jugions que le scénario était plausible, mais qu’il n’était pas simple à tenir. Nous misions sur l’accélération du solaire et de l’éolien en mer, notamment.

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2012, lors de votre arrivée à la tête de la direction générale, vous avez reçu les principaux énergéticiens, qui sont alors vos interlocuteurs réguliers, et notamment EDF. Quelle était la position d’EDF sur sa capacité de production nucléaire, sur l’état de son parc nucléaire, sur ses capacités de production d’énergies renouvelables actuelles et à court et moyen termes ?

M. Laurent Michel. J’ai effectivement rencontré les grands énergéticiens, et M. Proglio, qui était alors président-directeur général d’EDF. Je n’ai pas le souvenir précis de tous les propos qui ont été tenus dans l’ensemble de ces réunions. M. Proglio ne m’a pas fait part d’alertes sur l’état de son parc. Cependant, il avait besoin de moyens financiers pour mener le grand carénage, qui venait d’être entamé et était considéré comme un projet lourd. Par ailleurs, au milieu des années 2010, l’une des priorités d’EDF était la finalisation de l’EPR, dont nous n’anticipions pas un retard aussi important.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quels échanges avez-vous eus avec EDF sur les énergies renouvelables ?

M. Laurent Michel. Dès cette période, les filières des énergies renouvelables – dont EDF représente un acteur important, mais pas majoritaire – nous ont alertés sur la lourdeur des procédures, le manque de lisibilité des volumes d’appels d’offres afin de lancer les programmes industriels et sur la stabilisation des modèles économiques. En effet, certains acteurs avaient difficilement vécu les moratoires de 2010 et 2011, décidés selon moi à juste titre par les gouvernements en raison du niveau trop élevé des tarifs pour le solaire.

À partir du milieu des années 2010, concernant l’éolien en mer, il a été décidé de mieux anticiper les projets en établissant une cartographie plutôt qu’en prenant des mesures au cas par cas.

Nous échangeons donc avec EDF, Engie, Total, des syndicats professionnels et des acteurs émergents, qui nous font connaître leurs revendications – parfois contradictoires. Nous écoutons également l’avis des élus, par exemple sur l’éolien en mer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Durant la première partie de la décennie, la réalisation des orientations du Gouvernement vous paraît donc plausible. En 2014, la nomination de Mme Royal a-t-elle induit un changement d’orientation – même mineur – sur le mix électrique ?

M. Laurent Michel. Les échanges et les orientations données par la ministre ont mis l’accent sur l’accélération de la rénovation énergétique, la décarbonation de la mobilité, et le déploiement des énergies renouvelables, y compris le biogaz. Des plans ont été lancés pour faire émerger des projets de méthaniseurs. L’objectif reste la diversification à l’horizon 2025. C’est d’ailleurs celui qui est proposé au Parlement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Certains ingénieurs pourraient s’étonner que la prévision et la planification énergétiques de la LTECV soient exprimées en pourcentages. Jugez-vous que des pourcentages puissent traduire des objectifs de politique publique utiles ? Par ailleurs, la méthode qui a permis d’aboutir aux 50 % vous semble-t-elle rigoureuse d’un point de vue technique et scientifique, et cohérente avec nos capacités physiques et notre politique publique d’installation des énergies renouvelables ?

 M. Laurent Michel. Les objectifs sont souvent évoqués ainsi dans les lois. La LTECV évoque également des valeurs absolues, s’agissant par exemple du rythme d’installation des bornes électriques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les capacités de production en revanche ne sont pas exprimées en valeur absolue.

M. Laurent Michel. Ces pourcentages sont appuyés par des documents et des études d’impact. Par ailleurs, la PPE, en aval, exprime des pourcentages, mais également des volumes de gigawatts installés. Le Parlement souhaite désormais que la loi intègre davantage de détails, qui figurent pour certains dans la PPE. Vous soulevez un débat important : la future loi sur le mix électrique devra-t-elle fixer des pourcentages bruts ou des fourchettes, en gigawatts ou en térawattheures produits ? En 2019, le Parlement a voté en faveur d’une loi de programmation plus détaillée. Nous pouvons donc nous attendre à des objectifs plus précis. Cependant, en dehors des lois de finances, les lois ne donnent pas à valider des tableaux de chiffres. Les hypothèses qui sous-tendent les pourcentages doivent dans tous les cas être claires, et les pourcentages s’appuient toujours sur des hypothèses, des sous-jacents.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il existe donc toujours un sous-jacent en valeur absolue, qui pourrait être inscrit dans une loi de programmation. Au moment de la LTECV, ces hypothèses existaient et avaient été examinées et validées par la DGEC.

En 2015, ces sous-jacents étaient exprimés en puissance installée. La situation avait un peu évolué par rapport à 2012. Cependant, ces hypothèses vous paraissaient toujours réalistes.

M. Laurent Michel. Elles le paraissaient lorsque la loi a été déposée.

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2017, la part des énergies renouvelables est de 16 %, soit deux points de pourcentage de plus qu’en 2012, très loin de l’objectif fixé à 20 %. La DGEC, je suppose, s’en est inquiétée. Des alertes ont-elles été transmises aux ministres à la fin de la mandature ? Quelles réponses vous ont été adressées ?

M. Laurent Michel. Vous évoquez l’objectif global de consommation des renouvelables – qui dépasse le seul domaine de l’électricité. Les alertes sur le retard en la matière ne datent pas seulement de 2017. Nous avions par exemple fait part d’alertes sur la chaleur renouvelable.

La prise en compte de ces alertes s’est traduite par la définition de nouveaux mécanismes de soutien à la production de biogaz injecté, par la prolongation d’arrêtés tarifaires, ou encore par l’augmentation du fonds chaleur de l’Ademe, resté stable entre 2012-2017 aux alentours de 220 ou 250 millions d’euros, pour atteindre 520 millions d’euros en 2022. En outre, des simplifications ont été permises par plusieurs dispositions législatives, dont certaines ne concernaient pas directement le secteur énergétique. Je pense notamment à la loi du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique (loi Asap). Les processus visant les énergies renouvelables terrestres et maritimes ont aussi été modifiés, par un aménagement de l’organisation du débat public.

L’atteinte de ces objectifs fait donc partie des sujets que nous évoquons avec les ministres. Sous la mandature précédente, de nombreuses décisions ont été prises, par exemple sur le soutien aux installations de type pompe à chaleur ou chaudière biomasse grâce à MaPrimeRénov’ ou sur les CEE. Il est important que ces dispositifs soient maintenus dans la durée pour être utiles.

M. Antoine Armand, rapporteur. M. Bréchet et M. Verwaerde, ancien administrateur général du CEA, ont estimé que le refus de poursuivre le projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (projet Astrid) par la construction d’un démonstrateur avait découlé d’une décision qui ne reposait pas sur des faits techniques. L’actuel administrateur général du CEA juge quant à lui que cette décision émanait d’une concertation rassemblant les services de l’État, dont la DGEC, et les industriels, et qu’elle avait ensuite été présentée aux pouvoirs publics. Plutôt que d’engager ce démonstrateur, l’objectif était de poursuivre les simulations. Ces dernières années, la recherche en matière de nucléaire, à la fois sur la quatrième génération, mais aussi en matière de sûreté sur la troisième génération, relève indirectement de votre portefeuille.

M. Laurent Michel. Ce projet était soutenu depuis plusieurs années par l’État, mais avait déjà accusé du retard et dépassé les financements prévus. Lorsque la construction du démonstrateur a été débattue, plusieurs éléments devaient être pris en compte, comme la disponibilité de l’uranium qui ne soulevait pas de difficulté, ou le type de réacteurs qui seraient construits à l’avenir sur le plan industriel. Ainsi, les acteurs estimaient que la génération suivante de réacteurs ne serait pas de ce type, de génération IV, mais des EPR 2 évolués, à eau pressurisée, avec maintenant des variantes SMR. Par ailleurs, la construction d’un démonstrateur aurait nécessité des financements élevés et des ressources humaines importantes de la filière. Il a donc été décidé de ne pas réaliser le démonstrateur, mais de poursuivre la recherche. Il me semble qu’il était indispensable de mettre ce projet à l’arrêt à cette époque, pour concentrer la filière sur les défis que représentaient le grand carénage, le nouveau programme, la diversification par SMR, et le réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH), sans ajouter de dispersion supplémentaire. À cette époque, il s’agissait de maintenir l’effort de recherche, sans mobiliser des ressources sur le plan industriel pour le démonstrateur.

S’agissant de la recherche, notamment en sûreté nucléaire, la France compte deux acteurs publics spécialisés importants. Il s’agit du CEA et de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui joue un rôle d’expert auprès de l’ASN et qui dispose de réacteurs de recherche pour effectuer des tests en matière de sûreté. D’autres acteurs existent dans le domaine de la recherche fondamentale. Le contrat d’objectifs et de performance du CEA accompagne des orientations futuristes, comme la recherche sur la quatrième génération de réacteurs, des projets de filières innovantes – notamment dans le cadre de l’appel à projets de France 2030 qui s’adresse aussi à des acteurs extérieurs – ainsi que la montée en puissance et en performance du parc existant autour de sa prolongation, ou d’autres sujets comme le multirecyclage. Nous avons souhaité stabiliser les financements et séparer le budget R&D de celui dédié au démantèlement qui pèse lourdement, le CEA ayant en charge le démantèlement de ses installations tant civiles que militaires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez dit que la DGEC n’a jamais perdu de vue la filière et ses compétences. Néanmoins, M. Fontana, patron de Framatome, M. Gadonneix, ancien PDG d’EDF, ou encore le rapport Folz, en particulier sur l’EPR, décrivent tous dans les mêmes termes une perte de compétences généralisée dans la filière nucléaire. Cet abandon progressif est attribué à des causes différentes, comme la construction d’un seul EPR ou la désindustrialisation générale du pays. Cependant, tous font le diagnostic d’un déficit de compétences en matière nucléaire pour la maintenance, pour les visites décennales et pour la construction d’éventuels nouveaux réacteurs. Partagez-vous ce diagnostic ? Le cas échéant, en avez-vous fait part au Gouvernement ?

M. Laurent Michel. Nous avons été alertés de ralentissements, de dysfonctionnements et de semi-échecs de projets. Nous étions conscients de la tension sur les compétences, non seulement techniques, mais également liées au management. Les rapports que vous citez ont été commandés par les pouvoirs publics ou par EDF sous l’impulsion de son actionnaire majoritaire. Ce sujet fait l’objet de notre vigilance depuis plusieurs années, et de mesures pour y remédier. J’ai cité le plan Excell d’EDF. Davantage d’anticipation de la part des différents acteurs aurait contribué à prendre des mesures de manière plus précoce. Toutefois, l’identification de dynamiques lentes est toujours complexe. À ce titre, les efforts menés entre 2020 et 2023 dans ce domaine ne résoudront pas l’ensemble des questions soulevées. Ils porteront leurs fruits dans les deux décennies à venir, au moins.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ainsi, une perte progressive de compétences dans le domaine de la filière nucléaire s’est observée, alors qu’elle aurait pu collectivement être mieux identifiée et prévenue.

M. Laurent Michel. Probablement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez indiqué au président de la commission que l’industrie ne donnait pas de signes d’électrification importante, ce qui expliquait que les prévisions de RTE n’invitaient pas la DGEC et le Gouvernement à anticiper une hausse importante de la consommation.

M. Laurent Michel. À une certaine époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Tout à fait. En même temps, vous étiez directeur général du climat. Ainsi, entre 2012 et 2015, vous étiez, je suppose, inquiet envers notre capacité à atteindre nos objectifs climatiques. Or, vous semblez expliquer qu’il était rassurant que l’industrie ne s’électrifie pas rapidement. Pourtant, cette absence d’inquiétude – dans une période que certaines personnes auditionnées ont qualifiée d’abondance énergétique – était corrélée à l’inadéquation du rythme d’électrification dans l’objectif de réduire nos émissions de gaz à effet de serre.

M. Laurent Michel. Je n’ai pas dit que l’absence d’électrification des procédés industriels me rassurait. À l’époque, peu de projets très importants émergeaient. L’ETS précédent n’encourageait sans doute pas suffisamment à atteindre l’objectif climatique. Néanmoins, la décarbonation de l’industrie était déjà amorcée. Quelques années plus tard, soit grâce à la maturation des technologies, soit en raison de la pression du système européen ETS, la PPE de 2020 – qui s’appuie sur des calculs élaborés dans les deux années précédentes – évoque une décarbonation industrielle. Cette PPE inclut en outre une part d’hydrogène dédiée à la décarbonation de l’industrie. Les plateformes industrielles électrifiées existent désormais et doivent être raccordées de manière renforcée. On le constate aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le 26 mars 2019, devant la commission d’enquête sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l’acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique, vous avez dit : « Je pense que si l’on fixe à 2045 ou 2050 l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix énergétique – ou de 51 %, ou de 52 %, peu importe –, on ne prépare pas l’avenir et on commet une très grave erreur. » Pourriez-vous remettre ces propos dans leur contexte ? Les maintenez-vous ? Quels échos ont-ils trouvés auprès des pouvoirs publics ?

M. Laurent Michel. Par ces propos, que je maintiens, j’indiquais qu’il faut effectivement fixer des objectifs puissants à horizon 2050, mais que sans points d’étape à plus courte échéance, ces derniers, quels qu’ils soient, ne seront pas mobilisateurs et ne pourront pas donner de lisibilité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous trouvez donc que l’échéance est un peu courte pour parier sur une telle montée en puissance des énergies renouvelables.

Vous avez expliqué que, dans l’ensemble des conseils ou des propositions que vous adressez aux pouvoirs publics, tout n’est pas toujours retenu. Depuis 2012, avez-vous le sentiment d’avoir commis des erreurs d’appréciation manifestes en matière de politique énergétique ? Estimez-vous que certaines de vos alertes importantes n’ont pas été écoutées par les pouvoirs publics ?

M. Laurent Michel. J’ai sûrement commis des erreurs. J’espère ne pas en avoir commis d’importantes. Je ne pense pas que certaines de mes alertes importantes n’aient pas été entendues. Cependant, elles n’ont pas toujours été suivies d’effets.

Mme Olga Givernet (RE). Le marché de gros de l’énergie nous a permis de nous fournir en électricité pendant de nombreuses années à un prix très abordable. Ce n’est plus le cas, et nous remettons désormais en cause son mécanisme. Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Comment la sécurisation de l’approvisionnement a-t-elle été protégée pendant les dernières décennies ? Comment pouvons-nous nous projeter pour les années à venir ?

M. Laurent Michel. Les questions liées au marché de gros ne concernent pas les questions d’équilibrage à court terme, où ce marché joue tout à fait son rôle en appelant les capacités nécessaires dans l’ordre du « merit order » et des prix, mais davantage la formation des prix trop influencés par les moyens marginaux – qui sont généralement les énergies fossiles, le gaz et le charbon – alors que le volume ces derniers est appelé à diminuer dans les années à venir. Face à cette discordance, la France plaide depuis longtemps pour adopter des outils assurant le découplage. Toutefois, les prix actuellement élevés du gaz ont renforcé cet effet. Le prix de l’électricité s’éloigne beaucoup plus des prix moyens des différents marchés. En effet, en France, l’électricité est décarbonée à 90 %, mais dans d’autres pays, comme en Espagne où les renouvelables sont importants, le prix moyen est différent du prix marginal très élevé et par ailleurs très volatile. Ces prix peuvent également être très bas, lorsque le prix des moyens marginaux diminue.

Nous devons donc trouver des mécanismes qui, tout en permettant d’ajuster les moyens de production et de faire des échanges aux frontières, reflètent davantage les coûts de production. Il existe plusieurs façons de le faire. Les mécanismes ex post, comme nous l’observons actuellement, consistent en un prélèvement par les États des bénéfices rétrocédés aux acteurs par des réductions de facture. D’autres mécanismes intègrent une forme de chambre de compensation.

La Commission européenne a reçu de nombreuses propositions des États membres et s’est engagée publiquement à présenter une ligne directrice sur de nouvelles modalités de déploiement du marché de l’électricité. Ce mécanisme permettra aux États – y compris d’ailleurs sur base nationale – de mieux refléter les coûts de l’énergie, associés à une marge, directement auprès des consommateurs. Cette marge sera contrôlée, grâce, par exemple, à des appels d’offres. Cette orientation européenne devra trouver une traduction dans les droits nationaux, adaptée à chaque pays. Par ailleurs, nous devrons décider si ce mécanisme sera général, ou s’il fera l’objet de contrats directs entre les producteurs et les acheteurs. Le Gouvernement aura sans doute le choix entre plusieurs options de transposition.

Cette réforme devrait en tout cas être possible. Elle aura également l’intérêt de faciliter les investissements en indiquant aux producteurs les rémunérations attendues. C’est la manière dont sont financés les nouveaux réacteurs nucléaires au Royaume-Uni.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Je m’interroge sur l’adéquation de l’offre et de la demande en électricité dans les prochaines années. 30 milliards d’euros ont été investis dans la décarbonation de l’industrie via le plan France 2030. Des mesures ont été adoptées pour accélérer l’établissement de zones à faibles émissions. MaPrimeRénov’ intègre massivement des pompes à chaleur, sans forcément augmenter le nombre de rénovations globales des logements. Des secteurs se développent rapidement, comme le numérique, avec des projections d’augmentation de la consommation électrique de l’ordre de 20 % à échéance 2030. Alors que la décarbonation et ces secteurs font augmenter la demande en électricité, un goulet d’étranglement s’exerce sur l’offre d’énergie décarbonée. En effet, l’accélération des énergies renouvelables prend du temps, tandis qu’à l’exception de Flamanville, les nouvelles capacités nucléaires ne seront pas disponibles d’ici 2035, selon l’ASN. Est-il possible que la demande en électricité dépasse de façon structurelle l’offre en électricité décarbonée dans les prochaines années ?

Les efforts d’efficacité énergétique devraient selon vous être augmentés significativement. Quel regard portez-vous sur les politiques de sobriété énergétique menées depuis votre entrée en fonction par les gouvernements successifs ?

Une nouvelle étude de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) estime que notre retard sur les renouvelables nous coûterait 6 à 9 milliards d’euros par an en importations en gaz. Au regard des projections sur le marché du gaz depuis l’invasion de l’Ukraine, et étant donné que les États dont nous importons du gaz nous le vendent à un prix bien plus élevé que celui observé dans leur marché intérieur, notre dépendance au gaz ne risque-t-elle pas de devenir un problème économique, et non seulement climatique, dans les années à venir si on n’accélère pas rapidement nos efforts sur les énergies renouvelables et la sobriété ? En effet, la France consomme quasiment autant de gaz que d’électricité.

Quel est votre jugement sur le signal envoyé par le projet de loi sur les énergies renouvelables ? Le discours de Belfort annonçait un coup d’arrêt sur l’éolien terrestre, et reposait la question de l’absence de capacité de l’État à reprendre la main sur l’atteinte des objectifs de développement des énergies renouvelables dans le projet de loi actuel.

Enfin, le président d’honneur d’EDF, M. Gadonneix, nous a fait part de difficultés à investir dans le parc nucléaire qu’il estime surtout liées à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) et aux contraintes exercées par ce dernier sur le modèle économique d’EDF. Aviez-vous eu part de ces observations lors de vos échanges avec EDF sur les besoins financiers liés au grand carénage ?

M. Laurent Michel. La question de l’adéquation entre l’offre et la demande en électricité se pose différemment selon qu’il s’agisse du court, du moyen ou du long terme. Sur le court terme, outre l’accélération des énergies renouvelables, l’enjeu est de revenir en 2023 puis en 2024 à une disponibilité plus normale du parc nucléaire. Nous retrouverons alors notre équilibre, voire, nous redeviendrons légèrement exportateurs.

À moyen et long terme, l’accélération des énergies renouvelables puis la réalisation du programme nouveau nucléaire devront répondre à l’augmentation de la demande – accrue par l’industrie et la mobilité décarbonées. L’équilibre peut être maintenu, à condition d’économiser l’énergie lorsque cela est possible. En dépendent, notamment, la massification et la qualité de la rénovation énergétique des logements et des bâtiments collectifs. Le décret « économie d’énergie tertiaire » fixe des objectifs à horizons 2030, 2040 et 2050 de réduction de consommation des bâtiments pour consommer moins de gaz, d’électricité et de chaleur. Il est regrettable que de nombreux combats et des difficultés juridiques aient retardé sa parution, alors que le tertiaire porte des enjeux importants.

S’agissant du gaz, tout térawattheure supplémentaire d’électricité renouvelable produit à court terme nous économisera 2 TWh de gaz, c’est-à-dire 0,5 % de notre consommation antérieure à la crise. Sans cela, nous devrons produire cette énergie avec du gaz. La situation est identique pour la chaleur. Nous pouvons donc réaliser des économies importantes. La consommation devrait diminuer. Des efforts doivent être menés sur la géothermie pour chauffer les bâtiments tertiaires et industriels. Des gains potentiels peuvent être attendus sur le gaz, avant qu’il soit nécessaire de fermer des usines. Un effort à la fois français et européen sur le gaz assurera la sécurité d’approvisionnement tout en garantissant des prix qui s’éloigneront des 140 euros actuels, sans revenir au niveau de 20 ou 30 euros des périodes de détente. La maîtrise de la demande doit nous permettre d’agir. Pour faire baisser les prix, nous pourrions aussi proposer aux acteurs américains ou norvégiens par exemple, qui ont un pouvoir de marché, des achats de moyen à long terme, pour compenser l’absence de gaz russe.

L’administration appuie totalement sa ministre pour la préparation du projet de loi sur lequel vous m’avez interrogé. Il permet notamment de faire émerger des simplifications, ainsi qu’une planification territoriale, qui sera plus ascendante afin d’être plus consensuelle. À mon sens, une planification descendante ne serait probablement pas très efficace.

Enfin, l’Arenh avait l’avantage de donner de la lisibilité sur les revenus. Toutefois, ces derniers devaient être indexés sur l’inflation. Ils l’ont été jusqu’à 39, 41 puis 42 euros le mégawattheure. Une décision européenne a mis fin à ce système. Le Gouvernement avait souhaité procéder à des augmentations, ce qui avait suscité des débats dans le cadre du précédent projet Hercule. Ce dernier visait à donner à EDF une vision attestée par un audit de la CRE, en rémunérant le nucléaire à 49 euros le mégawattheure. Nous défendions cette revalorisation, mais n’en étions pas les seuls décisionnaires.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je souhaite revenir sur la thermosensibilité française. Pour effacer les pics de la consommation et en raison de la typicité ou de l’a-typicité de la France en la matière, où le chauffage électrique est répandu, vous avez indiqué que vous aviez conservé des moyens fossiles. Vous avez évoqué les centrales à charbon ou la centrale à gaz de Landivisiau. D’autres mesures ont-elles été envisagées, comme le changement des modes de chauffage ? La spécificité française vient-elle du fait que nous disposions d’une électricité peu chère, grâce au programme nucléaire ? Qu’a-t-il été envisagé pour remédier à cette fragilité ?

L’ouverture d’une centrale à gaz le 31 mars 2022 n’allait pas de soi, dans un contexte d’effort de décarbonation du mix énergétique et de l’électricité. Est-ce une stratégie modèle pour la souveraineté énergétique ?

J’ai rencontré le directeur régional d’EDF des Pays de la Loire et le directeur de la centrale de Cordemais. Vous avez évoqué le récent projet de loi sur le pouvoir d’achat, qui a prolongé la durée de vie des centrales à charbon. Cependant, cette prolongation n’est pas évoquée dans la planification énergétique, tant sur la sécurisation de l’approvisionnement que sur la baisse de nos émissions de gaz à effet de serre dans notre mix électrique. Les investissements nécessaires par EDF pour le maintien de la centrale ne le sont pas davantage. Des documents circulent en interne, évoquant la possibilité de placer un SMR sur l’actuel positionnement de la centrale à charbon de Cordemais. Pouvez-vous confirmer ces hypothèses ?

Après les annonces du Président de la République à Belfort, le Gouvernement a publié un rapport intitulé « Les travaux relatifs au nouveau nucléaire – Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) 2019-2028 » pour anticiper la relance de la filière du nucléaire, sur lequel s’appuie l’Exécutif dans le cadre des débats sur le futur mix énergétique français. Je suppose que vous avez participé à son élaboration. Quelques mois plus tôt, une version interne, dévoilée dans la presse, présentait des hypothèses très différentes quant aux délais de faisabilité du programme sur les nouveaux EPR et aux coûts. La première version évoquait une première paire d’EPR en 2039-2040 au plus tôt, voire, après 2045, pour un coût de 64 milliards d’euros, contre un horizon 2035 associé à un coût de 51,7 milliards dans la seconde version. Le rapport de 2021 mentionnait des incertitudes sur la faisabilité des projets par EDF. Ces dernières sont placées dans la case « observations » dans le rapport de 2022. Quelles sont les raisons de ces décalages ? Quels éléments ont permis de revoir les hypothèses en moins de six mois ? Des analyses complémentaires ont-elles été menées ? Des réponses ont-elles été apportées par EDF, et, le cas échéant, lesquelles ? Une influence politique expliquerait-elle la parution d’une version édulcorée du premier rapport ? Une analyse plus aboutie est-elle attendue avant la prochaine PPE ?

Quelle est la date du dernier conseil de politique nucléaire ? Le dernier semble remonter à 2018, soit avant le discours de Belfort. Il paraît étonnant de décider de relancer la filière nucléaire avant que ce conseil se soit tenu. De même, le dernier comité à l’énergie atomique date-t-il bien de mai 2019 ?

M. Laurent Michel. S’agissant du fort recours au chauffage électrique, les radiateurs électriques que nous installons désormais ont un moindre impact en matière de pointe. Le parc neuf, en outre, ajoutera très peu à la thermosensibilité française. Les bâtiments chauffés à l’électrique doivent faire l’objet de rénovations ou de changements de mode de chauffage.

La centrale de Landivisiau est un cas particulier, puisqu’elle vise surtout à assurer l’équilibre entre l’offre et la demande en Bretagne. La PPE de 2020 n’autorise pas la construction de nouveaux moyens à gaz. L’objectif reste par ailleurs de sortir du charbon.

L’idée d’implantation d’un SMR en France sur le site de la centrale de Cordemais a été évoquée. Pour l’heure, les seuls points d’implantation préfigurés pour les nouveaux réacteurs sont la paire d’EPR à Penly où un débat public a commencé, deux autres à Gravelines, et deux autres sur un site de la vallée du Rhône, Bugey ou Tricastin. Le choix d’opter ou non pour des SMR se posera lorsque le prototype sera suffisamment avancé. La question de leur localisation ne se pose pas immédiatement. Par ailleurs, la puissance des SMR est similaire à celle des centrales à charbon.

Un rapport du Gouvernement fait l’objet d’allers-retours et d’échanges, y compris avec les acteurs. La version que nous assumons est celle qui a été publiée. Elle comporte certaines incertitudes, et nous devrons approfondir les modalités et les coûts évoqués, puisque ces derniers ont été évalués avant l’inflation. Cette tâche reviendra notamment au délégué interministériel au nouveau nucléaire. Ce rapport sera suivi d’un programme industriel. De même, l’objectif de 2035 semble réaliste et plausible. Certains le jugent un peu trop optimiste, tandis que d’autres pensent que nous pourrions faire mieux encore.

Je n’ai pas en tête le calendrier précis des réunions du conseil de politique nucléaire et du comité à l’énergie atomique. Au-delà de ces réunions formelles, instituées par les lois, de nombreuses réunions de ministres présidées par le Président de la République se tiennent et sont le lieu de prises de décision, même si elles ne portent pas ce nom. Le 2 septembre, un conseil de défense présidé par le Président de la République a été consacré à l’ensemble des sujets liés à l’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si la loi prévoit des réunions qui ont un certain nom et qui se tiennent d’une certaine façon, ce n’est pas pour qu’elles se cachent sous d’autres modalités. Nous ne faisons qu’exercer notre pouvoir de contrôle sur le Gouvernement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). En tant que technicien, administrateur et fonctionnaire, pouvez-vous m’expliquer le plan concret pour produire de l’électricité en France en plein hiver, quand une pointe de consommation liée au grand froid a lieu et qu’il n’y a ni soleil ni vent dans toute l’Europe ? Comment souhaitez-vous rendre cela crédible ? Quels paris technologiques sous-tendent les scénarios qui nous sont proposés depuis des années, notamment de la part de RTE ?

La stratégie minimaliste du ministre Hulot relative à l’hydrogène, mobilisant quelques centaines de millions d’euros, a laissé place en quelques mois à un plan massif de six à huit milliards. Quelle crédibilité accorder à un tel changement d’échelle sur une si courte période ? Des technologies disponibles et opérationnelles à court terme justifient-elles des financements de cette ampleur ? Les rumeurs qui circulent sur la capacité de McPhy à fournir des électrolyseurs dans un temps court sont particulièrement inquiétantes.

Enfin, de nouvelles voix se font entendre sur la possibilité de rouvrir la centrale de Fessenheim. Lors de leur audition par la commission des finances les 6 et 9 décembre, Mme Lauvergeon et M. Gupta, pour l’ASN, ont contredit les propos du Gouvernement et d’EDF depuis plusieurs mois. Quelle est la réalité objective de l’état du chantier de Fessenheim ? Des étapes irréversibles techniquement ont-elles été franchies ? Ou le démantèlement s’est-il arrêté à des pièces détachées qui ne représenteraient pas un frein à un réenclenchement de la centrale ?

M. Laurent Michel. Les énergies renouvelables permettent de produire plus ou moins d’électricité selon les circonstances météorologiques. En revanche, en France comme en Europe, les parcs éoliens en mer permettent de produire de l’électricité régulièrement. Toutefois, nous avons besoin de moyens stables et pilotables, qui s’appuieront sur le nucléaire en majorité et sur l’hydroélectricité, qui peut fournir une électricité stockable. Le foisonnement des énergies renouvelables au niveau européen modère par ailleurs l’intermittence. Nous devrons développer le stockage de manière plus ample en lançant des appels d’offres en 2023 ou 2024 pour déployer des stations de pompage de puissance importante, pour passer les pointes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Cette réponse ne me satisfait pas. Le foisonnement est un argument très contestable. Le rapport de RTE mentionne le « pari technologique ». Qu’entend la direction du ministère derrière cette expression ?

M. Laurent Michel. Il m’est difficile de commenter cette expression en dehors de son contexte. Le volume et la nature des technologies renouvelables font l’objet de paris, comme sur l’éolien flottant, lequel devrait être performant et produire de l’électricité de manière régulière.

De même, concernant l’hydrogène, une stratégie avait été élaborée sur les fondements des débuts d’évolutions technologiques. Vos questions soulèvent des enjeux importants. Nous travaillons avec des soutiens aux phases de recherche et de prototype sur les électrolyseurs. Vous avez cité McPhy, mais d’autres projets existent. Le CEA, notamment, mène des recherches sur l’électrolyse de haute température. Le Gouvernement n’a pas indiqué que nous produirions une très grande quantité d’hydrogène en 2024. Cette production va monter en puissance. Nous souhaitons que les électrolyseurs soient européens, et performants sur le plan énergétique. De premiers espoirs sur l’hydrogène avaient été déçus dans les années 2010. Je suis désormais plus optimiste, mais je ne prétends pas que cette solution résoudra tous les défis auxquels nous serons confrontés.

Fessenheim a fait l’objet de nombreux travaux. Si certains estiment qu’il suffirait de quelques pièces de rechange pour rouvrir la centrale, il en va de leur responsabilité de tenir de tels propos. M. Gupta a plutôt évoqué des travaux très compliqués à mener. Par ailleurs, les autorisations, les étapes et les investissements nécessaires au renforcement de la sûreté de la centrale ont conduit le Gouvernement de la législature précédente à estimer que sa prolongation ou son redémarrage n’étaient pas souhaitables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Michel, je vous remercie de vos réponses. Nous avons découvert les termes et les manières dans lesquels votre administration aborde ces sujets. Notre commission d’enquête a vocation à vulgariser et rendre perceptibles par les Français certains processus décisionnels. De ce point de vue, je ne suis pas sûr que nous ayons remporté un grand succès cet après-midi.  

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23.   Audition de M. Henri Proglio, Président d’honneur d’Électricité de France (EDF) (13 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Proglio, nous vous remercions d’avoir accepté de répondre à notre invitation devant cette commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France pour nous présenter les changements qui sont intervenus au cours de votre mandat de président d’EDF entre 2009 et 2014.

La semaine dernière, nous avons reçu votre prédécesseur, Pierre Gadonneix, qui s’est, lui aussi, aimablement plié à cet exercice. Cette audition, comme celle des autres dirigeants d’entreprise que nous avons entendus, nous a d’ailleurs permis de prendre conscience de la variété des questions que vous avez à traiter et des conditions dans lesquelles les priorités peuvent être définies ou des opportunités saisies. Elle a révélé aussi l’enjeu important pour les pouvoirs publics que représentaient et représentent toujours le contrôle de la maîtrise des tarifs de l’électricité.

Les années au cours desquelles vous avez exercé les fonctions de président d’EDF ont été marquées notamment par le Grenelle de l’environnement et ses suites, par l’adoption de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché d’électricité, qui a mis en place le dispositif de l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique, par l’accident de Fukushima en 2011 et par la décision prise par l’Allemagne de sortir du nucléaire ainsi qu’en France, la poursuite du chantier de Flamanville 3.

Si nous prenons en considération l’échelon européen, votre mandat a été rythmé par une communication sur la politique énergétique de l’Union européenne, un règlement pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes, la stratégie pour une union de l’énergie, des directives sur l’efficacité énergétique et la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables, les règlements sur le marché intérieur de l’électricité et sur la préparation aux risques dans le secteur de l’électricité ; enfin, le règlement instituant l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des régulateurs de l’énergie. Dans le domaine économique, la crise financière de 2008 continuait lors de votre prise de fonction, de produire ses effets.

Il ne s’agit là que de quelques éléments qui nous permettent collectivement de nous repositionner dans le contexte qui fut celui de votre mandat.

Je ne doute pas, comme nous avons pu le constater lors des précédentes auditions, que les échanges que nous pourrons avoir avec vous auront ce caractère propre aux industriels d’être clairs et directs, contrairement aux administrations dont le discours est parfois plus confus, rendant les choses plus difficiles à comprendre.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, il me revient de vous demander, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous prie de lever la main droite et dire « Je le jure ».

(M. Henri Proglio prête serment.)

M. Henri Proglio, Président d’honneur d’Électricité de France. Mon propos liminaire sera rapide afin de vous éviter de longs palabres et de pouvoir répondre à vos questions qui me paraissent plus pertinentes que ce que je pourrais vous dire. Il n’en reste pas moins que le thème de l’indépendance énergétique que vous évoquez est essentiel et la situation ne le rend que plus sensible.

Je me propose de vous livrer mon point de vue sur ce qu’a été et ce qu’est devenue l’électricité française. Comment la France est-elle devenue un grand énergéticien, pourquoi est‑elle parvenue à cette indépendance dont elle a largement bénéficié pendant des années, et comment en est-elle arrivée à la situation actuelle ? Je tracerai cette perspective devant vous avant de répondre à vos questions sur l’action que j’ai menée ou sur les sujets divers que vous aurez à traiter.

J’ai été administrateur indépendant d’EDF de 2005 à 2009. J’étais à l’époque président de Veolia, une grande entreprise privée de délégation de service public. J’ignore si cela a eu un impact sur le choix de ma personne – je le pense pour ma part. C’est ainsi que j’ai été nommé en novembre 2009 à la tête d’EDF, formidable entreprise, qui, à l’époque, figurait comme l’une des grandes valeurs françaises du CAC40 ; accessoirement, elle était l’entreprise préférée des Français. Par ailleurs, elle était connue dans le monde entier pour sa pertinence et son efficacité. J’étais donc très fier d’arriver à la tête de cette formidable entreprise, dont le chiffre d’affaires s’élevait quasiment à 80 milliards d’euros et dont les caractéristiques financières étaient très satisfaisantes.

J’avais la fierté de prendre la responsabilité d’une entreprise que je pensais être une entreprise de service public. Elle était identifiée comme telle partout dans le monde. Elle était le premier opérateur européen, probablement mondial, si l’on excepte la Chine, les contours de leurs opérateurs n’étant pas faciles à cerner.

L’entreprise EDF a été le résultat d’une formidable aventure, mais surtout d’une vision et d’une volonté, celle d’un gouvernement qui, en 1945 et 1946, date de la création d’EDF, a considéré que l’énergie, et donc l’électricité, était un élément essentiel de la vie économique et qu’il était important de la considérer comme stratégique.

Ce gouvernement a pris conscience du fait que la France n’avait pas beaucoup de matières premières – pratiquement pas de gaz, peu de charbon comparé à ses voisins – et qu’elle était, par conséquent, dépendante de ses importations d’énergie en général, de l’électricité en particulier. Il s’est lancé trois défis majeurs : le défi de l’indépendance énergétique ; le défi de la compétitivité du territoire ; et, parce que le gouvernement de l’époque était fait d’une alliance entre les gaullistes et les communistes, le défi du service public de l’électricité, pour concevoir un service public accessible à tous et pour que tous les Français, quels que soient leur classe sociale et leur lieu de résidence sur le territoire, en France métropolitaine ou en outre-mer, aient droit à une électricité de même qualité et au même prix.

C’était un défi incroyablement exigeant. Il a été entrepris, adossé à un choix technologique clair : l’hydraulique et le nucléaire. Ces choix ont conduit à des errements tant il est vrai que, s’agissant du nucléaire, les choix technologiques, dont je ne rappellerai pas le détail, ont évolué dans le temps. Toujours est-il qu’ils ont répondu à une continuité, une vision à long terme et à une volonté ferme d’aboutir, donnant naissance à cette aventure industrielle.

La filière comprenait un outil pour la recherche, le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), et deux entreprises adossées à EDF, Framatome et Cogema, l’une pour la partie industrielle de fabrication, l’autre pour la partie retraitement. Cet ensemble constitue la filière nucléaire française. EDF a été considérée comme étant l’architecte ensemblier et l’opérateur du service public de l’électricité. Ce système intégré, cohérent et optimisé comprend la production, le transport au travers de RTE (Réseau de transport d'électricité), et Enedis, autrefois EDF, pour la distribution.

Un quatrième défi a été relevé sans même que nous nous en rendions compte : celui des émissions de gaz à effet de serre, qui n’était pas une préoccupation en 1946 et qui l’est devenue depuis. Il reste que ces quatre défis étaient quasiment impossibles à tenir dans la France de 1946. Au début du XXIe siècle, toutefois, EDF était devenue exportateur d’énergie, elle pratiquait le prix le plus bas d’Europe, deux fois et demie moins élevé que celui de l’Allemagne, son contrat de service public faisait référence dans le monde et elle donnait à la France un atout formidable en matière d’émission de gaz à effet de serre.

Les quatre paris ont été relevés. Il n’y avait plus qu’à tout détruire. C’est chose faite ! Pourquoi ? Comment ? Arrivés en haut de l’asymptote, comment en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Pour ma part, je vois deux acteurs principaux : l’Europe et le Gouvernement français.

L’Europe. Toute la réglementation européenne depuis dix ans n’a comme conséquence que la désactivation de l’entreprise EDF, cette Europe qui a pris la concurrence comme axe idéologique quasi unique, qui, bien sûr, fait le bonheur des peuples. On en voit le résultat en matière d’énergie !

En termes concrets, comment cela s’est-il traduit pour l’entreprise ? Lorsque je suis arrivé à la tête de cette maison, on ne nous parlait que d’une chose, traumatisme absolu, la mise en concurrence des barrages. Formidable idée ! Un barrage étant essentiellement un outil d’optimisation du système électrique puisqu’il est la seule « pile combustible » intelligente et efficace dont nous disposions aujourd’hui : un barrage sert d’abord à stocker bien plus qu’à produire. La mise en concurrence consistait à supprimer le stockage. C’est génial ! Et nous voyions débarquer sur nos sites des Canadiens, des Allemands, des Russes, des Chinois, le monde entier, qui venaient visiter les barrages.

Il se trouve que les barrages appartiennent à l’État et sont gérés par EDF. L’État avait envisagé d’obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages. Je me suis battu avec l’ensemble de l’entreprise. Rien n’a été conclu, mais rien n’est réglé. Nous restons en lévitation. Les règles européennes existent toujours, nous ne les avons pas encore respectées, sans doute serons-nous sanctionnés.

La deuxième loi géniale est la loi du 7 décembre 2010 sur la nouvelle organisation du marché de l'électricité dite loi NOME, qui consiste à imposer à EDF la vente à prix cassé de 25 % de sa production électronucléaire à ses propres concurrents pour que ces derniers puissent vendre leur énergie aux clients d’EDF. Ce fut une réussite, nos concurrents sont devenus riches. C’est d’une pertinence absolue. J’ai dénoncé cette pratique pendant des années avec l’efficacité que vous constatez !

Pour couronner le tout, il fallait définir un prix de marché, puisqu’il n’y avait pas de marché. Le prix du marché a été indexé sur le gaz. Vous me demanderez pourquoi, puisque nous n’en utilisons pas : tout simplement parce que les Allemands utilisent le gaz. Toute cette démarche est une démarche allemande, toute l’argumentation européenne est une réglementation allemande.

J’ouvrirai une petite parenthèse, politiquement encore plus incorrecte. Depuis la création de la Bundesrepublik, l’Allemagne a choisi l’industrie comme axe majeur de son économie, l’Ostpolitik pour son développement. C’est clair et cohérent pour l’Allemagne.

Les Allemands ont compris leur problématique énergétique et ont tenté l’Energiewende, la transition allemande – ils ont inventé le mot avant nous –, qui s’est transformée en catastrophe absolue puisqu’elle s’est traduite par un affaiblissement historique des opérateurs allemands. Les deux grands, VEBA et RWE, se sont quasiment ruinés. J’ai d’ailleurs profité de l’occasion pour vendre notre propre filiale allemande aux Allemands avant qu’il ne soit trop tard. Je l’ai très bien vendue, pour sept milliards d’euros, ce qui m’a valu un procès, que j’ai gagné. Les énergéticiens étaient totalement dépassés et ruinés, et l’Allemagne vulnérable en matière énergétique. Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité sur son industrie accepte que la France dispose d’un outil compétitif aussi puissant qu’EDF à sa porte ? Depuis trente ans, l’obsession allemande est la désintégration d’EDF ; ils ont réussi !

Pour couronner le tout, il fallait séparer les réseaux de distribution et de transport du reste. Aujourd’hui, la France est une sorte d’Autriche-Hongrie rabougrie. Un empire est devenu une société productrice d’énergie électrique, qui n’a plus accès à ses clients, dont l’optimisation dépend de la société RTE, qui est en lévitation, avec laquelle EDF n’a plus de rapports possibles, puisqu’il lui est interdit de s’en occuper. Tout cela va dans le sens de la désoptimisation totale du système à laquelle nous assistons aujourd’hui.

Le second acteur du paysage est la politique nationale française. Vous connaissez le sujet bien mieux que moi. On a assisté à la recherche pathétique d’un accord électoral avec un parti antinucléaire, dont la seule doctrine était celle-là. On en voyait les prémices dès 1997‑1998, avec l’abandon des réacteurs à neutrons rapides, première infraction dans le système, qui remettait en cause la logique du système nucléaire français. Ont suivi Fukushima et la formidable opération médiatique autour de la catastrophe : les 20 000 morts de Fukushima qui n’ont jamais existé, sauf à confondre le tsunami et l’accident nucléaire.

L’apogée a été la campagne de 2012 avec son cortège de joyeusetés : la fermeture envisagée et annoncée de vingt-huit réacteurs nucléaires, qui a évolué progressivement, car il fallait trouver une sortie, vers l’engagement pris sur la fermeture de Fessenheim, mais l’engagement était de baisser de 50 % la part du nucléaire dans la production électrique.

Plus encore, j’ai assisté avec grand désespoir à la mise au point de la théorie absurde de la décroissance électrique, qui m’a été imposée à l’époque avec beaucoup d’insistance par les pouvoirs publics. Il était de bon ton d’accepter l’idée, de gré ou de force, selon laquelle la demande électrique allait baisser en France, et que, par conséquent, le nucléaire était surpuissant et qu’il fallait en diminuer la puissance.

Tout cela a eu pour effet la baisse des efforts de recherche, le désalignement des stratégies des entreprises dépendantes de l’État – le CEA, Areva et EDF, mus par des courants divergents – avec pour corollaire l’affaiblissement global du système et, anecdotiquement, les difficultés de recrutement que nous avons connues. Dans ce paysage où le nucléaire était considéré comme infâme et où le nucléaire n’avait aucun avenir, comment voulez-vous recruter des gens compétents ? Le nucléaire avait pourtant disposé des meilleures compétences possibles rémunérées dans ce pays qui sait former des ingénieurs de très haut niveau.

Je considère, je vous prie de m’en excuser, qu’EDF ne surpaye pas ses collaborateurs de haut niveau ; ils sont normalement payés, mais non sur-rénumérés. Les différentiels de rémunération entre l’industrie et la finance sont devenus gigantesques ; entre l’industrie privée et EDF, l’écart s’est encore creusé. Pour finir, on leur explique qu’ils n’ont pas d’avenir et qu’ils devraient avoir honte de ce qu’ils font. Rien de plus attractif ! C’est ainsi que l’on est confronté depuis dix ans à une panne des recrutements de personnes de qualité qui se sentent honteuses aujourd’hui quand, par un hasard extraordinaire, on veut relancer le nucléaire. Telle est la situation.

Rien n’est jamais désespéré, mais les choses ont été très abîmées. Le constat est aisé. Quelques éléments extérieurs font qu’il s’impose à nous assez naturellement alors que la situation était visible depuis des années et que je l’ai dénoncée depuis très longtemps. Face à ce constat, que faire pour redresser le cap ?

Je pense nécessaire de se consacrer à des sujets et à des actions prioritaires. La réflexion est faite, l’action reste à mener. Si j’osais, je vous dirais : donnez donc la priorité au développement de l’hydraulique, car il existe encore des opportunités d’accélérer la filière hydraulique en France. Pourquoi hésiter, pourquoi attendre ? Enfin, faisons le nécessaire pour sécuriser le prolongement de la durée de vie du parc nucléaire existant. En agissant ainsi, nous pourrions progressivement redresser la barre et se donner le temps de relancer le nucléaire, car il faudra dix à quinze ans pour relancer le nouveau nucléaire, cela ne se fera pas du jour au lendemain.

Voilà, sans détours, monsieur le président, quelques explications sur ce que j’ai vécu.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur le président, de vos propos très clairs et compréhensibles par tous

Ma première question concerne les mécanismes européens que vous avez abordés : la loi Nome, l’Arenh (Accès régulé à l’énergie nucléaire historique) et son absence d’évolution. Sous votre mandat, comment était défini le tarif de l’Arenh ? Comment les mécanismes d’évolution étaient-ils alors imaginés ? Pourquoi un blocage est-il intervenu à un moment donné ?

M. Henri Proglio. L’Arenh m’a valu des combats homériques. L’État voulait absolument qu’il soit fixé à 39 euros. Le prix de 36 euros avait été évoqué, puis de 39 euros. Je me suis battu sans relâche pour obtenir 42 euros, ce qui était inimaginable à l’époque pour mes interlocuteurs. Bien évidemment, aucune évolution n’a été prise en compte. Je vous ferai même la confidence qu’à ce moment-là, en 2012, dans mon combat contre les administrations compétentes, du moins réputées comme telles, j’ai laissé filer la réglementation thermique de 2012 tant le combat sur l’Arenh était compliqué. J’ai préféré sacrifier ce combat qui conduit à une catastrophe qui favorise totalement le gaz. Les tarifs ont été fixés par voie autoritaire, au bout d’un combat très inégal : essayant de défendre le bon sens, j’étais dans le mauvais camp.

Le principe même du prix de cession était absurde. Pour un industriel, l’idée même d’accepter de céder sa propre production à ses concurrents virtuels, qui n’ont eux-mêmes aucune obligation de production, est surréaliste. Nous avons fait la fortune de traders, non d’industriels. Nous n’avions pas de concurrents, si ce ne sont quelques éoliennes dispersées aux quatre vents et quelques champs photovoltaïques ! C’est l’aspect risible du sujet.

Parallèlement, nous assistions à des campagnes de communication de ces traders qui prétendaient vendre de l’énergie verte : « Je vends de l’énergie verte. » Mais, camarade, c’est la mienne ! Nous avons assisté à cela pendant des années avant que le client, qui s’était laissé abuser, finisse par se rendre compte qu’il n’avait plus de garantie, cette garantie dont il s’était félicité pendant des années, le tarif régulé lui permettant une visibilité, une certitude, une cohérence, avait disparu. Où est le service public de l’électricité qui nous a tant et tant récompensés ? Pourquoi l’avoir abattu ? Pourquoi revient-il aujourd’hui à l’État de procéder aux compensations nécessaires pour que les personnes à faible revenu accèdent à l’énergie ?... Tout cela était écrit.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au cours d’une précédente audition, on nous a décrit une forme de mécanisme de chantage autour de la révision du tarif de l’Arenh...

M. Henri Proglio. Oui, il est quotidien.

M. le président Raphaël Schellenberger. ...et des concessions hydrauliques qui sont dans une impasse. Est-ce une situation que vous avez déjà vécue puisque l’Arenh n’a pas été revalorisé depuis 2012 ?

M. Henri Proglio. Cela ne m’a pas jamais impressionné, mais j’ai vécu tous les chantages. Le seul chantage qui m’obsède, c’est l’intérêt de la France. Pourquoi prendre la France en otage de ce genre de réglementation absurde ? Comment l’expliquer ?

La question de fond est simple : pour qui et à quoi servent ces réglementations, quel est leur objectif ? On me répondait qu’ainsi, avec la libre concurrence, on faisait le bonheur du peuple. Mais il n’y a qu’un seul producteur, camarade !

Il était clair que cela allait se traduire par un désastre. Nous y assistons aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre propos introductif, vous avez évoqué la théorie de la décroissance du besoin électrique qui apparaît à partir de 2012. Avez-vous le sentiment que RTE a contribué à abonder cette théorie sur la base d’études supposées techniques ?

M. Henri Proglio. Le RTE d’avant ou d’après ?

Les technocrates sont cohérents avec eux-mêmes. Les extrapolations font partie du monde virtuel. Il suffit d’extrapoler à l’infini les économies d’énergie pour se convaincre de la baisse future de la demande d’énergie, d’énergie électrique en particulier. Mensonges sur toute la ligne. Les technocrates sont nombreux, il faut donc bien qu’ils s’occupent ! Mais comment voulez-vous l’expliquer à une personne qui serait simplement quelqu’un de bon sens ? Si l’on avait nommé un artisan boulanger à la tête de la direction générale de l’énergie, il n’aurait probablement pas réagi de la sorte.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez vécu ce basculement en 2012. Il est une question à laquelle nous n’avons pas encore trouvé de réponse : de quoi sont formés les 50 % qui constituent l’objectif de parts du nucléaire dans le mix électrique français ?

M. Henri Proglio. Les autres 50 %, voulez-vous dire ?

M. le président Raphaël Schellenberger. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015 fixe à 50 % l’objectif du nucléaire. Comment a été construit ce pourcentage ?

M. Henri Proglio. Au doigt mouillé ! On a décrété que le tout nucléaire ne serait pas, que l’on allait baisser la part du nucléaire, qui se situait un peu au-dessus de 75 %, et qu’il fallait faire une ristourne. Tout cela au doigt mouillé, personne n’a jamais estimé autrement qu’ainsi ! Ensuite, on a réajusté. Pour atteindre 50 %, non seulement il fallait abaisser la consommation d’électricité, mais diminuer la part du nucléaire. Il était donc légitime de réduire le nombre de réacteurs. Personne, en revanche, n’a jamais su d’où provenaient les autres 50 %. L’hydraulique, certes, qui est renouvelable et stable ; c’est une très belle énergie. Le reste des sources renouvelables est l’expérience allemande : l’Allemagne a investi 500 milliards d’euros dans le renouvelable. On en voit l’efficacité !

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est un mix assez carboné en ce moment, avec le charbon allemand, qui nous permet de tenir l’hiver.

M. Henri Proglio. N’oubliez pas la lignite, encore plus vertueuse !

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma dernière question portera sur la filière. À l’époque où vous dirigiez EDF, Areva existait encore. Des batailles homériques ont été menées entre EDF et Areva pour vendre des EPR, le même EPR aux mêmes clients. Comment l’avez-vous perçu ?

M. Henri Proglio. Il n’y a jamais eu de vente d’EPR à qui que ce soit. Areva prétendait vendre des Atmea, un petit EPR de mille mégawatts qui n’a jamais existé.

Le gouvernement avait décidé qu’EDF était le chef de file de la filière nucléaire française. Il en était ainsi, j’ai hérité de cette responsabilité par la fonction que j’exerçais. Puis, le nouveau gouvernement de l’époque a décrété que ce serait le Premier ministre qui serait le patron de la filière nucléaire.

Je connaissais relativement bien, de mes fonctions précédentes, le Premier ministre qui avait été maire de Nantes. Je le voyais quelque peu gêné. Il organisait des réunions à Matignon de répartition des rôles. Ubu roi ! Il y avait onze ministres, onze directeurs de cabinet, vingt patrons de l’administration et quatre pelés, dont Gérard Mestrallet, Anne Lauvergeon, Patrick Kron et moi-même, et nous nous répartissions les développements du nouveau nucléaire à l’international. J’ai assisté à des réunions hautes en couleur !

Le roi de Jordanie était venu à Paris – il y était déjà venu lors du précédent gouvernement – pour acheter aux Français un réacteur nucléaire, mais un 900 mégawatts du parc existant, un réacteur amorti que la France lui enverrait. Le gouvernement lui avait répondu qu’un réacteur n’étant pas mobile, on lui en construirait un. Le Premier ministre nous a demandé qui s’occupait de la Jordanie. Tout le monde regardait ses chaussures ; je donnai le nom de Gérard Mestrallet. Le Premier ministre s’est étonné de ce cadeau fait à Gérard Mestrallet. J’ai confirmé le fait qu’il était en charge des dossiers jordaniens. M. Mestrallet n’osait dire non. Le Premier ministre a insisté et m’en a demandé les raisons, ce à quoi je lui ai répondu qu’en Jordanie, il n’y avait ni d’eau pour refroidir les réacteurs ni d’argent pour payer, autant que ce soit lui ! (Sourires.)

Ensuite, nous étions censés vendre des Atmea à la Turquie. J’ai indiqué que cela concernait Mme Lauvergeon, puisque les Atmea n’existaient pas. « Comment ! » s’est-elle exclamée, devenant toute rouge. Il est un fait, les Atmea n’ont jamais existé ! La répartition était assez simple en l’occurrence.

Le projet de la Grande-Bretagne est venu sur la table. C’était l’époque où l’on commençait la négociation sur la centrale d’Hinkley Point et les EPR britanniques. Mon prédécesseur, que vous avez interrogé, avait racheté British Energy, devenue EDF Énergie. Nous étions donc propriétaires de tous les sites nucléaires britanniques. J’avais proposé aux Britanniques de nous les racheter et d’opérer le développement qu’ils souhaitaient, mais tant que EDF était propriétaire des sites, j’en décidais. L’affaire a été vite réglée, il n’y a pas eu de longs débats.

M. le président Raphaël Schellenberger. Areva avait pourtant l’ambition de devenir un vendeur de centrales nucléaires.

M. Henri Proglio. Oui, après la dérive d’Areva. Nous avons vu ce que cela a donné.

M. le président Raphaël Schellenberger. Où se situait la dérive ?

M. Henri Proglio. Oh, la vanité ! La mission d’Areva était d’être chaudronnier et de gérer les centres de retraitement. Concevoir et vendre des réacteurs n’étaient pas son métier. On en a vu les conséquences, tout d’abord, dans la conception de l’EPR, dont on aurait beaucoup à dire, et dans la « réussite » phénoménale de la centrale d’Olkiluoto qui a cloué le cercueil d’Areva ! Après le dépôt de bilan d’Areva, ce fut une autre histoire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci, monsieur le président, pour ces premières réponses.

Vous arrivez à la tête d’EDF en 2009, mais vous êtes administrateur chez EDF depuis 2005. Dans quel état trouvez-vous l’entreprise en termes de capacités d’investissement, de compétences, de moral des troupes et de projections sur l’avenir en matière de production d’énergie nucléaire et de production d’énergies renouvelables ?

M. Henri Proglio. Il est traditionnel que le nouvel arrivant trouve beaucoup de défauts à son prédécesseur et, bien sûr, à son successeur !

J’ai trouvé, quant à moi, une maison en assez bon état, avec de très belles compétences. Je dois reconnaître que j’ai été très heureux de la densité des compétences que j’ai trouvées à mon arrivée. En outre, EDF, qui avait tout de même financé le programme nucléaire français, ce que l’on oublie souvent de mentionner, ne rencontrait pas de grandes difficultés financières. L’endettement de la société en était le résultat, mais il était parfaitement acceptable.

J’ai donc trouvé une maison plutôt en bon état. J’ai essayé de lui donner une impulsion supplémentaire. J’ai procédé à quelques arbitrages : j’ai donc vendu la filière allemande ; j’ai repris le contrôle de la filière italienne puisque nous détenions 40 % de la filière italienne Edison et 2,5 % du droit de vote – nous avons pris le contrôle d’Edison par échanges de titres avec les organisations de l’Italie du nord, sans rien débourser ; j’ai, par ailleurs, mené à bien la négociation du contrat britannique sur le nucléaire.

J’ai quitté EDF avec émotion à la fin de l’année 2014, le bilan ayant, par définition, été arrêté par mon successeur. Lorsque l’on quitte une entreprise à la fin de l’année, le successeur arrête les comptes.

Le bilan de l’année 2014 s’est établi à 78 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 17,5 milliards d’Ebitda (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement), et le résultat net après impôts ressortait à 3,75 milliards, le meilleur résultat obtenu par EDF de tout son parcours. Le ratio dette/Ebitda, qui sert à calculer le niveau d’endettement, acceptable puisque ce n’est pas la valeur absolue qui compte, était légèrement inférieur à trois, parfaitement acceptable au regard des normes les plus sévères. J’en félicite mes équipes, car il ne s’agit pas d’un travail individuel, mais EDF était en pleine forme, malgré toutes les vicissitudes auxquelles nous avions été soumis par les réglementations françaises et européennes, loi Nome et autres. Nous avions donc survécu à tout cela. Il n’en reste pas moins que toutes ces réglementations ont abîmé durablement les performances de l’entreprise – nous en avons vu les conséquences.

Une préoccupation se dessinait toutefois en matière sociale. Je n’avais pas été confronté à des mouvements de grève au cours des cinq années de mon mandat ; le climat social était apaisé. La préoccupation portait plutôt sur la formation qui, à mon sens, méritait d’être renforcée. J’ai donc créé un centre de formation dédié afin de renforcer la capacité de formation des équipes au sens large, en ne me limitant pas aux cadres dirigeants. Par ailleurs, une préoccupation de fond portait sur le renouvellement des cadres du nucléaire, auquel nous n’avons pas réussi à apporter une vraie réponse pour les raisons que j’ai rappelées : le désamour du nucléaire dans l’opinion publique et les médias, et le fait que l’on respectait une norme de rémunération assez exigeante.

M. Antoine Armand, rapporteur. À votre arrivée ou quasi simultanément, le rapport Champsaur a été rendu au ministre de l’époque, M. Jean-Louis Borloo, qui a mis en œuvre l’une des deux préconisations principales qui est devenue l’Arenh. Vous avez indiqué que vous aviez alerté à de nombreuses reprises. Vous êtes-vous entretenu avec le ministre de l’époque pour lui expliquer que vous considériez que c’était une erreur et une faute industrielle pour EDF ?

M. Henri Proglio. Bien sûr.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelle fut la réponse apportée ?

M. Henri Proglio. Politique.

M. Antoine Armand, rapporteur. C’est-à-dire ?

M. Henri Proglio. Il acquiesçait : « Je comprends, je comprends, je comprends. » Oui, mais que faisons-nous ? Il arrive un moment où la décision l’emporte sur la réflexion, et l’on ne peut éterniser ce moment.

Encore une fois, cette mesure était inique, destinée à casser la logique de l’entreprise EDF, et je déplore qu’elle ait été acceptée par le gouvernement français, bien sûr, sous la pression bruxello-allemande.

Je n’ai pas la vanité de décider à la place du politique, j’ai simplement souhaité alerter pendant toute la période de mon mandat.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous succédez à Pierre Gagonneix qui a expliqué lors de son audition qu’il s’était battu pour faire remonter les investissements d’EDF, notamment en France, et qu’il alertait le gouvernement depuis de nombreuses années sur la question du prix de l’électricité et la capacité pour EDF, avant même le vote de l’Arenh, à investir dans un monde où le prix de l’énergie ne reflétait pas les investissements nécessaires. J’imagine qu’il vous a transmis cette alerte à votre arrivée. Quelle réflexion cela vous a-t-il inspirée ? En avez-vous parlé aux pouvoirs publics ?

M. Henri Proglio. Bien évidemment ! J’ai négocié une pente tarifaire avec les pouvoirs publics au plus haut niveau. Plutôt que de procéder par augmentations successives, disposer d’une visibilité me paraissait préférable. Je crois davantage à une forme d’indexation des tarifs qui, par projection, permet à chacun de gérer ses contraintes. Peut-être est-ce mon ancien métier d’opérateur délégué de service public dans la distribution d’eau ou dans les déchets qui veut cela. Dans ces secteurs, des formules de variation de prix sont négociées à l’avance et permettent d’anticiper des évolutions tarifaires plusieurs années à l’avance, de sorte que les responsables politiques puissent en prendre acte et secourir les personnes qui ont besoin d’être aidées, tout cela intervenant dans un continuum plus rationnel. J’ai négocié cela et reconnais avoir obtenu de mon interlocuteur une pente tarifaire.

Quelques mois plus tard, elle a été cassée par décret du ministre ou de la ministre. J’en ai eu sept en cinq ans ; cela fait aussi partie des joyeusetés qui s’attachent au sujet. On investit sur des durées très longues, c’est un métier où l’on gère le temps long : les investissements sont amortis sur quarante, soixante ans, voire cent ans pour les barrages, non pas comptablement mais économiquement. Travailler avec des ministres dont la durée de vie ne dépasse pas neuf mois est assez difficile à gérer ; je le dis pour l’avoir vécu. Chaque ministre est très demandeur de communication et désireux d’attacher son nom à un projet populaire. Prendre la décision de refuser l’augmentation des prix de l’électricité était, à court terme, relativement populaire. J’y ai eu droit aussi.

La discussion avec les pouvoirs publics, sous toutes leurs formes, est inévitablement complexe, mais tout cela remonte assez vite à de très hauts niveaux, car personne ne peut prendre une telle décision sans avoir l’aval et l’accord explicites du politique. Je comprends qu’augmenter les tarifs place le politique en difficulté. C’est la raison pour laquelle j’ai suggéré une gestion commune au travers d’une pente tarifaire. J’ai toujours la faiblesse de penser que c’était la bonne solution.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous décrivez donc à votre arrivée une entreprise globalement en bon état, y compris du point de vue de sa santé financière et de ses compétences. Un projet doit néanmoins vous interroger à votre arrivée, celui de l’EPR de Flamanville. En 2005, vous êtes administrateur. La construction d’un seul réacteur est lancée. Selon le rapport Folz, le coût est estimé à environ 3 milliards d’euros avec une mise en service prévue en juin 2012.

M. Henri Proglio. C’était le livre de référence d’Areva !

M. Antoine Armand, rapporteur. À votre arrivée en juillet 2010, le coût est de 5 milliards d’euros avec un couplage prévu au réseau en 2014. En novembre de la même année, le coût atteint 9 milliards, le démarrage étant prévu en 2017.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé lorsque vous étiez administrateur et ensuite président d’EDF ?

M. Henri Proglio. Malheureusement oui ! L’EPR est un engin trop compliqué, quasi inconstructible, dont on voit aujourd’hui les difficultés. Les grands patrons du nucléaire d’EDF les avaient anticipées, mais la dérive d’organisation du système nucléaire et la prédominance d’Areva dans ce dispositif, pour des raisons non techniques et absurdes, ont fait que l’EPR était le seul outil disponible dans notre univers.

Administrateur indépendant, j’ai pesté contre les avenants au contrat de construction de l’entreprise. Nous en étions au quinzième avenant. Tous les trois mois, un avenant était porté à la connaissance du conseil. J’avais alors mis en avant qu’il s’agissait d’un contrat au forfait. J’ai rencontré le patron, au patronyme bien connu, de l’entreprise de construction de Flamanville. Je lui ai dit que cela ne pouvait continuer ainsi ; il m’a alors emmené sur le site. L’entreprise connaissait une situation relativement confortable, dans la mesure où il m’a dit que s’il n’obtenait pas gain de cause, il arrêtait les travaux, car il ne s’en sortait pas financièrement. Il avait déjà perdu 250 millions d’euros. C’est ainsi que nous avons vu passer le 17e, le 18e, le 19e et le 20e avenants. C’était une vis sans fin !

J’ai eu la faiblesse d’annoncer la connexion au réseau en 2014 parce que mes ingénieurs l’avaient prévue en 2012. J’avais pris deux ans de marge. Or le réseau n’est toujours pas connecté en 2022. L’EPR pose un vrai problème.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne comprends pas un tel décalage.

M. Henri Proglio. Vous avez raison, c’est intolérable. Il faut revoir la conception de l’EPR.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous ne recherchons pas des fautes individuelles, nous voulons comprendre ce qui peut permettre à des ingénieurs d’EDF de présenter au président-directeur général un délai et un coût, que l’on sait inenvisageables d’un point de vue technique.

M. Henri Proglio. Ni maîtrisables. J’ai changé les équipes, je n’ai pas réussi à changer l’EPR.

Nous sommes à la conjonction de deux phénomènes. D’une part, la complexité du design de l’EPR qui est totalement à revoir. Après le départ de Mme Lauvergeon, nous avions lancé un premier travail en commun avec Areva pour concevoir un EPR nouveau, qui ne s’appelait pas encore EPR 2 et que l’on croyait destiné à la Pologne – qui a fini par acheter américain –, afin de tirer les enseignements des erreurs de départ de l’EPR.

D’autre part, la filière nucléaire française n’a plus construit de nouveau réacteur depuis vingt ans. Le savoir-faire en matière de maintenance a été bien maîtrisé. En revanche, ce n’est pas le cas en matière de construction nouvelle.

J’ai imaginé – et telle est l’orientation que j’ai donnée au cours de mon mandat – qu’il fallait repenser l’EPR en totalité, construire un réacteur différent, au nouveau design, dont la mise au point prendrait dix à douze ans. Pendant ce temps, nous ne pouvions pas laisser la filière nucléaire sans carnet de commandes. Le grand carénage, c’est-à-dire les investissements de rénovation du parc existant, ne suffisant pas, je pensais à l’époque à une coopération avec les Chinois et les Russes, qui étaient ceux qui développaient le nouveau nucléaire. Il se construit dix réacteurs chaque année en Chine et les Russes comptent à peu près quarante nouveaux réacteurs en commande. Je pensais qu’il était bon pour la filière française de ne pas être absente et qu’en attendant un réacteur français, nos entreprises pourraient travailler sur le nouveau nucléaire. Nous connaissons la suite, mais voilà comment j’avais imaginé l’évolution.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends donc que se pose une question de compétences lorsque vous arrivez à la tête d’EDF car, si le dernier réacteur a été mis en service au début des années 2000, le déficit de compétences ne devait pas être si grand.

M. Henri Proglio. Il y a un déficit d’expérience des sous-traitants, de construction. L’effet de série qui avait tant réussi à la France, qui a construit jusqu’à cinq réacteurs par an au moment de la réalisation du parc, a eu un effet extrêmement positif sur la filière. Ne plus en avoir construit depuis quinze ans, car la mise en service du dernier EPR signifiait qu’il était déjà construit, a eu un impact extrêmement négatif sur la même filière – le BTP, l’industrie lourde, la chaudronnerie –, dont on voit les conséquences aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. À la suite des questions soulevées par le président, je vous interrogerai sur les projections au cours de la période de 2012, à la fois sur les prévisions de consommation d’électricité et sur la capacité à renouveler les énergies renouvelables.

Le directeur général de l’énergie et du climat, en poste en 2012, nous a indiqué qu’à cette époque, les prévisions de RTE sur la consommation électrique apparaissaient crédibles. Elles n’ont d’ailleurs pas été invalidées avec le temps, puisque les prévisions à court terme se sont révélées assez stables ; le changement est intervenu plus tard.

Première question : à l’époque, aviez-vous déjà l’intuition que ces prévisions n’étaient pas bonnes ? Aviez-vous connaissance d’interlocuteurs qui savaient que ces prévisions, qui étaient pourtant celles de RTE, n’étaient pas bonnes ?

Seconde question : le directeur général de l’énergie et du climat nous a expliqué qu’il avait fait le tour des interlocuteurs en accédant à ses responsabilités. J’imagine qu’il a rencontré le PDG d’EDF. Il a souligné que déjà, à l’époque, le nouveau gouvernement avait des objectifs très volontaristes en matière d’énergies renouvelables. Ce scénario lui a paru plausible, y compris eu égard aux capacités industrielles du pays. Partagiez-vous à l’époque cette analyse ?

Vous avez rencontré le nouveau DGEC à la fin de l’année 2012. Vous rapportez que le gouvernement considère que les capacités en énergie renouvelables sont importantes. Qu’en pensez-vous en tant qu’énergéticien ?

M. Henri Proglio. À cette époque, le parc nucléaire français fournissait de 75 à 80 % des besoins électriques de la France, l’hydraulique entre 12 et 12,5 %. Restait un delta qui était réservé aux moyens de pointe. Nous disposions encore de quelques centrales de pointe, des centrales au fioul situées dans l’ouest de Paris et quelques centrales de charbon, ensuite transformées en charbon propre. On pouvait considérer que le renouvelable avait potentiellement une place à occuper. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de prendre le contrôle d’EDF Énergies nouvelles, qui étaient la filiale d’EDF dédiée à 50/50, dont le fondateur était Pâris Mourataglou.

Il fallait d’abord montrer que nous n’étions pas totalement absents des énergies nouvelles et que nous n’étions pas des nucléaristes obstinés et, ensuite, que ces moyens pouvaient être utilisés éventuellement en complément de la capacité existante, sans oublier que le renouvelable est intermittent, le stockage n’est toujours pas disponible. Nos centres de recherche considèrent encore aujourd’hui que vingt à vingt-cinq ans sont nécessaires avant que le stockage soit efficace en termes économiques. Le renouvelable reste une énergie complexe à gérer, auquel on accorde par principe la priorité d’accès au réseau, mais qui n’intervient que lorsqu’il y a du vent ou du soleil, c’est-à-dire ni la nuit ni quand il fait très froid car, en principe, il n’y a pas de vent quand il fait très froid. Le renouvelable n’est donc pas utile en période de pointe.

L’injection du renouvelable dans le système impose une flexibilité au nucléaire dont ce dernier ne dispose pas spontanément. Nous avons investi pour mettre au point un système afin de rendre les centrales plus flexibles, car elles sont conçues, en principe, pour des besoins de base. Telle est la façon dont je considérais le renouvelable. Selon moi, la France n’est pas un pays où le renouvelable a une place considérable à prendre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ces dernières années, une capacité entre 12 et 15 gigawatts de production pilotable a été fermée, dont une partie sous votre mandat. Comment le choix de fermer des centrales pilotables – charbon, fioul – intervient-il, s’imagine‑t‑il, se conçoit-il à l’échelle du système et de la pointe ?

M. Henri Proglio. Tout d’abord, cela se conçoit longtemps à l’avance. Nous avions décidé d’arrêter le fioul parce qu’il s’agissait de l’énergie la moins compétitive et la moins propre. Lorsque j’ai pris les rênes d’EDF, le projet de fermeture des centrales au fioul était déjà dans les cartons. Quant au charbon, nous savions que son avenir était limité, si ce n’est que nos équipes ont conçu des centrales thermiques à charbon propre, à la centrale de Cordemais en particulier, qui répond à toutes les exigences de qualité environnementale. Par conséquent, on pouvait l’utiliser en pointe ou en appoint.

Les décisions se prennent des années à l’avance, car les problèmes industriels et sociaux sont à prendre en compte et à traiter, ce qui ne s’improvise pas. On ne peut gérer de telles décisions à la petite semaine. Un biseau dans le temps doit être établi. J’ai pris quelques initiatives et mis en œuvre celles prises par mes prédécesseurs dans ce domaine.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment avez-vous pris en compte le critère de la pointe ?

M. Henri Proglio. Il est essentiel : la capacité de production doit pouvoir répondre, y compris jusqu’à la pointe. Sachant qu’il existe par ailleurs des interconnexions, notre capacité de production excédentaire est facilement exportable. EDF était exportateur net d’énergie électrique pendant toute la période de mon mandat. En réalité, dans la même journée, on achète et on vend, car nous optimisons. Mais, globalement et pour simplifier, EDF était exportateur net d’énergie électrique. À l’époque, la production d’électronucléaire tournait autour de 420 à 430 térawattheures ; l’hydraulique, qui sert d’optimisation, était assez stable. L’essentiel du parc français répondait donc aux besoins et à la pointe, hormis quelques rares exceptions lors des très grands froids l’hiver.

J’ai assisté à quelques réunions au centre de dispatching de RTE à Saint-Denis. On évoquait l’éventualité de délestages partiels qui n’ont jamais eu lieu, mais ils étaient prévus, le cas échéant, pour répondre à une crise éventuelle. On ne peut d’ailleurs jamais exclure un problème sur une centrale. C’est arrivé l’été en raison de la baisse du régime d’étiage des fleuves qui nous imposait, par précaution et souci environnemental, d’arrêter des réacteurs afin d’éviter que les eaux de refroidissement ne pompent par trop la rivière. C’est arrivé, mais sans que ne se produisent jamais de graves dysfonctionnements.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est sous votre mandat que démarre la prospective du projet Hinkley Point. Comment avez-vous imaginé à l’époque la structure de son financement ?

M. Henri Proglio. Hinkley Point est la première étape d’un programme nucléaire britannique qui en compte trois, prévu et négocié avec les pouvoirs publics. J’ai négocié personnellement le contrat avec le Premier ministre britannique.

Le financement était très simple. Le contrat portait sur plusieurs thèmes.

Premièrement, la construction de deux réacteurs nucléaires EPR.

Deuxièmement, j’ai réussi à faire adopter par les Britanniques un contrat qu’ils appelaient Contract for difference, qui n’est autre que l’application en droit britannique de ce que nous appelons en France un contrat de garantie de recettes dans le transport public. Je me suis calqué sur ce schéma : une bande passante tarifaire est prévue ; si les prix du marché la dépassent, une redevance est due au concédant qu’est l’autorité britannique ; si, inversement, les recettes sont insuffisantes, le gouvernement britannique a droit à une subvention jusqu’au haut de la bande passante. Cela correspond exactement au contrat de garantie de recettes à la française. Le contrat de base d’Hinkley Point se fonde sur ce principe.

Troisièmement, j’ai négocié avec les Britanniques que le tarif appliqué serait de 92,50 livres le mégawattheure quand, à l’époque, le prix du marché en Grande-Bretagne était de 40 livres. Le contrat était garanti sur trente-cinq ans à 92,50 livres le mégawattheure.

Enfin, j’ai négocié avec les pouvoirs publics britanniques que EDF soit actionnaire à 45 % seulement du projet afin que nous déconsolidions la dette de notre bilan. Il manquait 55 %. J’avais tordu le bras d’Areva pour lui imposer de prendre 10 % du capital, sous les couinements de mon interlocuteur, Luc Oursel, qui nous a malheureusement quittés prématurément. Je l’avais informé que le capital social serait de 5 à 7 milliards de livres. Dix pour cent représentant 700 millions de livres, je lui avais proposé de lui verser un acompte sur commande, à due concurrence, évitant tout problème de trésorerie. Il a finalement accepté.

Puis, j’étais parti vendre le projet en Chine. J’ai trouvé deux acteurs chinois : China National Nuclear Corporation (CNNC) et China General Nuclear Power Group (CGN), notre partenaire historique. Cela s’est fini, comme toujours, par un arbitrage du président chinois, Hu Jintao à l’époque, qui a désigné CGN comme opérateur, en demandant aux deux nucléaristes d’être à parité. CNNC et CGN voulaient prendre 45 % du capital. Je pensais qu’avoir une participation chinoise à 45 % poserait problème. Je ne voulais pas qu’ils soient à parité avec nous afin d’éviter tout conflit de responsabilité ; j’avais donc convaincu les Saoudiens qui avaient un programme nucléaire « sous le coude » de se joindre au projet. Les Saoudiens avaient choisi le groupe Ben Laden pour être leur représentant. J’avoue avoir rencontré un succès mitigé auprès de David Cameron quand je lui ai annoncé que le groupe Ben Laden allait investir dans le nucléaire en Grande-Bretagne. Il m’a dit : « Non, attendez, les Chinois, c’était déjà difficile, mais Ben Laden dans le nucléaire... Laissez-moi passer les élections. » Il a été battu.

L’idée reposait donc sur une participation à hauteur de 45 % d’EDF et des consolidations. Le sujet se limitait, d’une part, au capital social, mais 7 milliards de livres ne sont pas la mer à boire, et 45 % de 7 milliards ne représentent pas un montant problématique pour EDF. D’autre part, la dette, autre élément de discussion, était garantie par la Banque d’Angleterre. Passant un contrat avec les Britanniques, il me semblait préférable de se garantir. J’ai pensé que les 92,50 livres ne seraient appliqués que dix ans plus tard – j’étais optimiste sur la construction de l’EPR ! – et qu’il valait mieux que les Britanniques soient solidaires de l’équilibre économique du projet. Aussi leur ai-je demandé de garantir la dette, ce qu’ils ont accepté. Le financement ne posait guère de problèmes métaphysiques. Après mon départ, le contrat a évolué de manière très différente, d’où la démission de mon directeur financier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions des représentants des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Merci, monsieur Proglio, de votre exposé très complet qui couvre des sujets très différents.

Au début de votre présentation, vous avez soulevé un sujet assez original sur lequel j’aimerais que vous reveniez, à savoir le problème de la rémunération des professionnels, en particulier des cadres, aussi bien dans l’ingénierie que dans la gestion, susceptibles d’être conservés dans la filière par rapport à la concurrence mondiale qui s’opère s’agissant des cadres dirigeants et des ingénieurs. Pourriez-vous revenir sur la situation que vous avez trouvée : retenir les talents susceptibles de quitter votre entreprise pour d’autres entreprises françaises ou internationales a-t-il été un problème ? Conserver ou retenir des talents continue-t-il d’être une difficulté à l’heure actuelle ? Une réflexion doit-elle être menée pour garder les compétences formées en France ou, le cas échéant, pour attirer des compétences de l’étranger dans la reconstitution de la filière ?

Vous avez évoqué le potentiel d’énergie hydraulique qui reste à exploiter. Lorsque vous étiez président d’EDF, avez-vous transmis aux gouvernements des éléments quantifiés sur le potentiel restant à exploiter, aussi bien pour la production d’électricité que pour l’installation de nouvelles Step (station de transfert d’énergie par pompage-turbinage) ?

Vous avez souligné – j’essaie de respecter les termes que vous avez employés – que vous aviez assisté à des décisions absurdes ; vous avez ajouté que les conséquences de ces décisions étaient prévisibles. Vous avez également décrit des capacités d’influence, des lobbyings de l’Allemagne, qui ont réussi, au travers de l’autorité bruxelloise. Comment expliquez-vous qu’une nation arrive à défendre, d’un côté, des intérêts purement nationaux à l’échelon européen et que, inversement, des responsables politiques, vos interlocuteurs, mais aussi des responsables industriels, voire des responsables administratifs, non soumis à la pression des élections et, par nature, inamovibles et protégés, ne défendent pas l’intérêt national, voire prennent des décisions en pleine connaissance de cause contraires à l’intérêt national, et même contraires à leurs propres intérêts égoïstes ?

Vous avez poursuivi votre propos en évoquant les conséquences financières de l’Arenh. Depuis de nombreuses années, avant même mon mandat, j’ai essayé d’obtenir une estimation de la perte financière qu’a représenté la mise en place de l’Arenh pour EDF. Cette perte liée à l’augmentation de l’Arenh a été estimée à 16 milliards d’Ebitda sur un an, de mémoire. Certes, les circonstances étaient exceptionnelles. Cela dit, même avant la crise du gaz et l’emballement du prix de l’électricité européenne, en tant que dirigeant d’EDF, avez-vous estimé et transmis au gouvernement le montant que l’Arenh faisait perdre à EDF ? Par projection, combien a-t-on perdu sur l’ensemble de ces années ? Au-delà de la question du prix de l’électricité que vous avez bien expliquée, quelles ont été les conséquences de l’Arenh pour la pérennité et la capacité d’investissement d’EDF ?

Sous les questions du président de la commission, vous avez commencé à aborder les questions des filières industrielles. Vous avez cité M. Kron, à l’époque président d’Alstom, Mme Lauvergeon, présidente d’Areva, et M. Mestrallet, responsable de Suez. La filière industrielle de production de matériel industriel s’est effondrée avec la vente d’Alstom. Vous avez été président d’EDF entre deux événements : d’une part, le premier démantèlement d’Alstom sous l’impulsion bruxelloise que l’on présentait à l’époque comme un plan de redressement – mon propos n’engage que le parti que je représente : c’était le premier plan d’affaiblissement d’Alstom, prémices de son effondrement ; d’autre part, sa vente par M. Montebourg, puis M. Macron.

Vous avez donc vécu la période intermédiaire, notamment les relations entre Alstom et Areva. On avait obligé Alstom à transmettre à Areva ses transmissions-distributions, qui était une filière particulièrement rentable qui, me semble-t-il, est revenue à Alstom sous votre mandat. En tant qu’expert du domaine, avez-vous un commentaire à faire sur la fragilisation aussi bien d’Alstom que d’Areva, voire d’autres filières comme Power Conversion, dont vous avez eu à connaître le dossier ?

En tant qu’acteur, le gouvernement vous a-t-il demandé, à un moment ou à un autre, de reprendre le contrôle capitalistique de certaines activités industrielles ? Pensez-vous que cela aurait été une bonne idée ? Les dirigeants d’EDF ont ensuite, visiblement sous la contrainte, pris le contrôle de certains outils industriels, faisant savoir au gouvernement, selon les informations dont nous disposons à travers la presse, que ce n’était pas précisément le métier d’EDF. Cela ne l’a pas empêchée d’acquérir Framatome et de récupérer les turbines Arabelle en 2021. Que pensez-vous de ces mouvements ? Estimez-vous que c’est le métier d’EDF ou, au contraire, qu’il aurait été préférable de créer un champion type CGE, capable de maîtriser l’ensemble de la filière industrielle comme le font Toshiba, Hitachi et d’autres conglomérats à travers le monde ?

Autre sujet industriel, sauf erreur de ma part, sous votre mandat, vous avez acquis Photowatt, producteur de panneaux photovoltaïques français. Quelles sont les conditions de cette acquisition ? S’agissait-il d’une stratégie de votre part, d’une demande du gouvernement ? Que pensez-vous de cette entreprise ? Plus globalement, le Parlement étudie actuellement la suite de la planification du potentiel photovoltaïque dupliqué par dix, sans filière française. Que pensez-vous de la stratégie qui a été menée pour développer et protéger – ou surtout ne pas protéger – la filière française ? Quelle leçon pourrions-nous en tirer afin que cela ne se reproduise pas ?

Pourriez-vous nous éclairer sur les conditions des négociations du réacteur Penly 2 ? Où en étaient les négociations ? Comment ont-elles pris fin ?

Enfin, il me semble que vous étiez particulièrement offensif – selon moi, à juste titre – dans la défense des intérêts d’EDF, et donc du contribuable consommateur, dans l’accord de fermeture de la centrale de Fessenheim. Je ne sais plus si c’est sous votre mandat ou sous celui de votre successeur que l’accord final a été conclu. Que pensez-vous de cet accord ? L’analyse du parti que je représente estime qu’il s’agit d’un accord au rabais, qu’il ne défendait pas les accords d’EDF. Une fois de plus, EDF n’a-t-elle payé à double titre, en fermant son outil d’industrie économique et en acceptant un accord fondé sur des fondamentaux économiques qu’aucune autre entreprise privée n’aurait accepté ?

Au regard de votre expertise, estimez-vous que des étapes définitives du démantèlement de la centrale de Fessenheim ont été franchies puisque, depuis une semaine, on entend des voix discordantes sur ce sujet ?

M. Henri Proglio. Les rémunérations sont un sujet extrêmement sensible et, en tout état de cause, difficile à aborder parce que le public a du mal à considérer le niveau de rémunération des cadres dirigeants.

J’ai dirigé la Générale des Eaux, devenue Veolia, où j’ai eu la chance de sévir pendant très longtemps. À mon départ, cette maison comptait 300 000 collaborateurs. EDF n’en compte que 180 000. Autant Veolia comprend 20 % de cadres et agents de maîtrise et 80 % de cols-bleus, autant le rapport est rigoureusement l’inverse chez EDF, puisque l’essentiel des travaux est sous-traité et seule l’activité de distribution, d’emploi et de transport comprend des effectifs de cols-bleus en nombre significatif. Pour le reste, EDF compte essentiellement des cadres et des agents de maîtrise.

Les coûts de personnels d’EDF, société globale, société intégrée, si je puis dire – si l’on pouvait continuer à intégrer la distribution à la production – représentent 11 % du chiffre d’affaires. Chez EDF société-mère, qui recouvre la production et la recherche, soit l’essentiel de ce qui reste à ce jour, on descend à 9 %. C’est dire que l’impact de 10 % d’économie sur la masse salariale d’EDF est modéré, pour ne pas dire très faible. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas le faire. Les chiffres sont difficiles à manier : soit on les met sur la place publique et les gens vous demandent à quoi cela sert. Pourquoi subir des grèves si serrer un peu la vis, éviter les sureffectifs, gérer avec rigueur n’a aucun impact sensible sur le résultat ? En même temps, vous voyez bien le risque que l’on prend selon qu’on le fait ou non. Le sujet n’est donc pas simple.

Pour revenir au monde réel, force est de constater que le monde de la finance affiche un niveau de rémunération inaccessible par le monde de l’industrie. Le coefficient multiplicateur peut être très important, y compris au sein d’EDF. La particularité du salaire des cadres d’EDF réside, pour une large part, dans le fait que certains sont sous statut, que d’autres sont hors statut, la différence étant que des personnes bénéficient des avantages statutaires contrairement à d’autres et que l’écart entre les deux est d’environ 15 %, les non-statutaires étant 15 % mieux payés que les statutaires, ce qui rend la discussion du statut sensible. Je n’aurais pas de termes simplistes pour évoquer les régimes spéciaux, comme d’aucuns le prétendent. Il faut faire très attention à ce que l’on dit.

Arrivant fin novembre-décembre 2009, j’ai convoqué ma DRH pour passer en revue les cadres et prendre la mesure de leur profil. C’est le moment des augmentations, des bonus, c’est le moment de l’année où l’on se penche sur le sujet. Elle m’a dit : « Mais vous n’y pensez pas, monsieur ! » J’ai insisté. Elle m’a répondu qu’ils étaient très nombreux. Je lui ai répondu que nous y passerions les week‑ends, les nuits, y compris les fêtes s’il le fallait, mais que nous le ferions. Je l’ai fait.

J’ai été surpris du niveau relativement modéré, pour ne pas dire très modéré, des rémunérations des cadres d’EDF, notamment dans le nucléaire. J’ai posé la question. Il m’a été répondu qu’il n’y avait pas de concurrence, et il est vrai qu’il n’y a pas d’autres sociétés nucléaires en Europe qu’en France depuis que l’Allemagne est sortie du nucléaire. En vertu du libéralisme et en l’absence de concurrence, on considère comme inutile de payer les gens plus qu’ils n’acceptent de l’être. Ce n’est pas ainsi non plus qu’on les recrute ! J’ai donc essayé de corriger le tir, ce qui m’a valu quelques remarques acerbes de la Cour des comptes qui estimait que « Proglio achetait la paix sociale » !

Il faut avoir cela à l’esprit lorsque l’on parle d’un sujet qui a pour horizon le long terme. La compétence de demain se construit aujourd’hui. Nous avons donc perdu des cadres, et nous continuons d’en perdre. Dès qu’il a pu prendre sa retraite, le patron du parc nucléaire français est parti au Canada gérer une utility américaine comptant deux ou trois centrales nucléaires. Il a multiplié par trois sa rémunération et il vit au Canada où les impôts sont inférieurs. Il a quelques avantages.

N’oubliez pas cela : il faut savoir reconnaître les mérites et le talent des gens, et non pas uniquement se limiter à la concurrence. Je crains que l’on ne fasse pas grand-chose pour faire évoluer la situation. Je le dis de manière très sincère et très simple. J’ai découvert cette maison sur le tard. En principe, on ne devient pas président d’EDF en début de carrière. J’avais donc une longue expérience de gestion des hommes et des talents. Il faut y être très attentif, et que l’État le soit plus qu’il ne l’est à l’heure actuelle. Ce n’est pas par le nombre mais par le talent que l’on construit une aventure.

S’agissant de l’hydroélectricité, je n’ai pas fait le recensement ni porté à la connaissance des pouvoirs publics les textes exhaustifs des opportunités qui existent, mais il suffit de se rendre sur le terrain, auprès des collectivités territoriales, qui sont mieux à même que les grands spécialistes de vous dire quels sont les potentiels présents. Je sais que dans la région niçoise, dont je suis originaire, on peut sensiblement augmenter les capacités hydrauliques par des investissements raisonnables, grâce au relief qui est adapté. Il en va de même de chaque région française.

Nous aurions intérêt à favoriser la coopération entre les techniciens d’EDF, pour aller au plus simple, parce qu’ils sont opérationnels, et les responsables des pouvoirs publics locaux, pour qu’ils se parlent davantage encore qu’ils ne le font aujourd’hui pour dresser le détail des optimisations possibles. Je suis convaincu que nous pouvons gagner entre 10 à 15 % de capacité hydraulique, ce qui peut se révéler essentiel pour les années à venir, notamment grâce aux nouvelles Step auxquelles vous avez fait référence.

Pourquoi le lobbying allemand est-il plus puissant que le lobbying français ? Je me souviens d’un dîner en petit comité avec Angela Merkel, à l’occasion de l’inauguration de la foire de Hanovre. J’accompagnais le Premier ministre français. Nous n’étions que cinq de part et d’autre.

Je venais de vendre EnBV, notre filiale de Bade-Wurtenberg aux Allemands, à un prix inespéré de 7 milliards d’euros. C’était trois semaines après Fukushima, l’Allemagne venait de sortir du nucléaire et la société ne valait plus rien. J’ai ramassé 7 milliards. Les Allemands m’ont intenté un procès, que j’ai gagné ès qualités. Mme Merkel m’a fait observer que j’avais fait une bonne affaire sur le dos des Allemands. Je lui ai répondu que c’était grâce à elle. Elle n’a pas du tout apprécié ! Je lui ai fait remarquer que l’Allemagne était sortie du nucléaire, ce qui l’a beaucoup énervée. Elle a ajouté qu’elle était Allemande de l’Est, une scientifique de l’Allemagne de l’Est et qu’elle croyait totalement au nucléaire. En 2012, elle était en pleine période d’élections régionales, elle avait perdu le Land de Rhénanie-du-Nord Westphalie. Confrontée à des élections générales à haut risque, il fallait qu’elle bâtisse un accord de coalition. Elle était engagée dans une négociation avec le SPD, mais elle voulait une alternative, faute de quoi elle était coincée. Elle a donc ouvert une négociation avec les Verts conservateurs. En Allemagne, il y a des Verts conservateurs et des Verts de gauche, ce ne sont pas les mêmes. Pour boucler ces négociations, elle a sacrifié le nucléaire. Elle m’a dit qu’elle le faisait pour des raisons politiques, non pour des raisons techniques ou scientifiques. Le mot était lâché. Siemens est sorti du nucléaire et toute l’Allemagne a suivi, avec les conséquences que l’on sait pour la France.

L’Allemagne est consciente de ses responsabilités, de ses propres enjeux et intérêts. D’ailleurs, en Allemagne, personne ne parle du couple franco-allemand, il n’y a qu’en France où l’on utilise ce vocable. Cela me donne le sentiment d’une femme désespérée qui s’accroche à son homme en clamant « Nous sommes un couple » et qui est prête à tout lâcher pour que le couple ait l’illusion d’exister. Contre le sacrifice d’EDF, la France n’a rien négocié. En tout cas, je n’ai pas connaissance de contreparties qu’elle aurait obtenues. C’est pénible, mais c’est la seule réponse que je puisse apporter à votre question.

Je ne vois pas pourquoi la France ne prend pas l’initiative, comme l’Espagne ou le Portugal, de sortir du marché européen de l’énergie.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Monsieur, avec tout le respect que je vous dois et que je dois aux auditions, des propos comme « une femme désespérée qui s’accroche à son homme » n’ont pas leur place ici. Il convient de respecter l’égalité entre les hommes et les femmes.

M. Henri Proglio. Pardon de cette image. Je la retire. J’aurais tout aussi bien pu dire la même chose d’un homme.

S’agissant des conséquences de l’Arenh sur l’équilibre financier d’EDF, nous pouvons nous livrer à des calculs : sur la base de 25 % de la production nucléaire d’EDF, si l’on vend un quart d’une production normale de 430 kilowattheures à 42 euros, il convient ensuite de déterminer le manque à gagner par rapport au tarif normal. Cela dépend si l’on se réfère au tarif régulé, qui était le tarif de l’époque, ou au tarif de marché avec les vicissitudes d’un marché qui passe de 50 à 1 000. En tout état de cause, le résultat du calcul est considérable. Il est pondéré par le fait que la France est obligée, à cause de cela, d’augmenter les tarifs de vente aux Français pour compenser le manque à gagner d’EDF. Au fond, rien ne se perd, rien ne se crée. EDF a survécu à cela parce que nous avons négocié des augmentations tarifaires pour préserver l’équilibre économique du groupe. Il est plus compliqué d’analyser finement que de procéder à des multiplications et à des additions. Si quelqu’un pouvait opérer ce calcul, même approximativement, et déterminer les impacts sur le coût de vente de l’énergie, le sujet mériterait une certaine attention.

J’ai été spectateur du démantèlement d’Alstom. Je corrigerai simplement un de vos propos car j’ai assisté à des réunions à cette époque. M. Montebourg a démissionné à cause de cela. On ne peut pas le rendre complice de cette action. Il était révolté contre la vente d’Alstom aux Américains. Je le dis, car j’en ai le témoin et que je suis obligé d’en porter connaissance.

Est-ce le métier d’EDF ? EDF n’est pas un industriel, c’est un architecte ensemblier, gestionnaire, opérateur, qui sous-traite la dimension industrielle des éléments constitutifs de son patrimoine industriel à des entreprises spécialisées, qu’il s’agisse du BTP, de la chaudronnerie. L’ensemble de la partie industrielle avait vocation à être développé par la filière, non par EDF. Voilà ce que je peux dire.

J’ai essayé de sauver Photowatt parce qu’il s’agissait de la dernière entreprise européenne et française qui restait dans le domaine du photovoltaïque et que je considérais qu’il était de mon devoir d’essayer de la sauver. Je l’ai fait. Les chiffres en cause étaient ridicules par rapport aux 15 à 17 milliards d’euros d’investissement annuels d’EDF. C’était marginal. Encore fallait-il obtenir, si possible, que Photowatt bénéficie d’une priorité dans l’installation des parcs photovoltaïques, ce qui n’a pas été le cas. Donc, aujourd’hui, le parc est chinois et l’on s’en satisfait. Aucune stratégie de filière française n’a été pensée, cela n’a pas existé.

Fut un temps lointain où Penly 2 a fait l’objet d’arbitrages ministériels. Penly était réservé à Suez pour le dédommager de ne pas être un acteur important de la filière. Je reconnais avoir un peu réagi. Que Penly 2 ne se réalise pas ne m’a pas fait pleurer à chaudes larmes ! Nous aurions aujourd’hui un EPR supplémentaire en situation de difficulté. Avec Suez, la situation aurait été pire, le groupe n’ayant aucune centrale nucléaire en dehors de la Belgique. Le groupe en avait hérité par Electrabel qui l’avait dans son patrimoine. C’était un peu psychédélique. J’ai réussi à le faire comprendre. On a enterré Penly avec les honneurs dus à ses promoteurs.

Quant à Fessenheim, en réunion, dans cette noble maison, j’avais eu l’audace de répondre à la même question que seul le président d’EDF pouvait fermer Fessenheim, que, juridiquement, l’État n’avait pas le droit de fermer Fessenheim sans l’accord du président d’EDF. C’est un problème juridique qui, d’ailleurs a été traité entre-temps. À ce titre, j’ai demandé une compensation. Fessenheim représentait 400 millions d’Ebitda. Je me souviens très précisément des titres. J’ai obtenu une extension de dix ans de la durée de Fessenheim. J’étais assuré d’avoir les dix ans suivants. J’ai demandé à l’État une compensation de huit milliards. J’avoue que c’est passé difficilement. J’ai été lourdement montré du doigt. Certains, dans la salle, se sont réjouis, mais pas tous. J’ai donc demandé huit milliards. Je suis parti avant que Fessenheim ne ferme. Il me semble avoir lu qu’EDF a obtenu 400 millions. No comment, je n’étais plus en fonction !

Voilà rapidement résumées les réponses à vos questions. Pardon si elles ont été un peu courtes.

M. le président Raphaël Schellenberger. En tant que député de Fessenheim, je ne peux que confirmer certains chiffres.

M. Francis Dubois (LR). Monsieur Proglio, merci de vos propos qui éclairent, sans mauvais jeu de mots, en profondeur la situation.

M. Henri Proglio. Avant mon arrivée, le slogan d’EDF était « Nous vous devons plus que la lumière ! » Cela m’avait marqué. Pour une fois, une entreprise disait qu’elle devait quelque chose. C’est le fondement même du service public : on vous doit quelque chose, et plus que la lumière était un bon résumé. J’aurais dû le conserver.

M. Francis Dubois (LR). Je reviens à 2012. Vous indiquez que le nucléaire produisait 80 %, l’hydroélectricité 15 % et les énergies nouvelles le reste. Lors de la campagne des présidentielles de 2012, un candidat annonçait dans son programme la fermeture de vingt-huit réacteurs afin de baisser à 50 % la production du nucléaire, ce qui nous amène aujourd’hui au mix énergétique. Je souhaiterais que vous confirmiez notre souveraineté électrique à l’époque, que nous avons perdue. La politique française reste le mix énergétique et nous nous rendons compte que, parmi les énergies renouvelables, l’hydroélectricité occupe une part de 49 %. Vous paraît-il pertinent de développer à l’avenir les têtes de pompage-turbinage ? En tant que président d’honneur d’Électricité de France, comment pensez-vous que nous pourrions relancer des investissements, notamment sur ces Step, et comment sortir de ce problème de renouvellement des concessions si nous voulons conserver l’entreprise EDF ? Quelles solutions proposeriez-vous pour en sortir, si vous étiez aujourd’hui président d’Électricité de France ?

M. Henri Proglio. Ma diplomatie n’a jamais été mise en cause, je me suis toujours exprimé de manière assez carrée, sans trop de nuances. Je ne crois pas qu’il faille nuancer son propos : il est hors de question que la France se prive de ses barrages ! La France doit opposer un niet à l’Europe. D’où sort cette absurdité qui consiste à dire que, grâce à notre relief et aux investissements faits par la nation – n’oublions pas que les barrages appartiennent à la nation française, non à EDF qui les gère –, nous devrions donner notre hydroélectricité ? Ce serait un gâchis épouvantable en termes industriels et économiques : elle serait achetée pour la valeur de production et non de stockage qui est immatérielle, et qui a valeur d’optimisation. Il faut simplement refuser, quitte à payer des amendes. Les troupes belges vont-elles envahir la France ? Mais de quoi parle-t-on ? S’il s’agit de négocier des amendes, nous les négocierons, si amendes il y a, mais il appartient à la France de faire valoir ses intérêts vitaux. Pour quelle raison absurde accepterions-nous de faire des appels d’offres de gestion des barrages ? Cela n’a pas de sens !

Les nouveaux investissements sont souvent des investissements d’appoint. Ce n’est pas fondamentalement un souci pour EDF, sauf à être arrivé à un niveau de désagrégation élevé. Encore une fois, EDF investit, bon an, mal an, 15 à 17 milliards. Il s’agit là d’investissements d’appoint, d’extension de capacité ou de nouvelles Step, qui se traduiront par dizaines, voire quelques centaines de millions, non par des milliards. C’est plus un sujet de recensement et d’optimisation que d’investissement.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Mes questions porteront sur la perte de la superbe de la filière nucléaire française qui découle de certains faits précis, notamment des contrats perdus avec les Émirats arabes unis et de l’échec commercial d’Abu Dhabi. Pourquoi la filière française, présentée comme le fleuron de notre industrie et référence mondiale dans le domaine du nucléaire, a-t-elle perdu en 2009 le contrat de 20 milliards de dollars, qualifié comme imperdable ? L’EPR était-il trop cher ? Les difficultés rencontrées sur les chantiers de Taishan ou d’Olkiluoto en Finlande ont-elles refroidi le gouvernement émirien ? Plus globalement, de votre point de vue, ces difficultés ont-elles entaché de façon durable et permanente la réputation du programme nucléaire français dans le monde ?

Nombreux sont ceux qui affirment que la France a, pendant des années, arrêté d’investir dans le nucléaire en France pour faire le choix prioritaire de l’exportation de l’EPR à l’étranger, notamment en Finlande et en Chine. Corroborez-vous ces propos ? A-t-on privilégié l’exportation avec des succès à géométrie variable, comme nous pouvons le constater, et au détriment d’investissements qui auraient été nécessaires en France ?

Autre sujet, les moteurs diesel d’ultime secours (DUS). Concernant l’appel d’offres relatif à l’installation des moteurs diesel d’ultime secours, qui a été remporté par Clemenssy-Westinghouse en 2013, de nombreuses voix s’élèvent depuis 2014 pour le contester, notamment Yves Marie Le Marchand, ingénieur en génie atomique et ancien membre de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), ainsi que des ingénieurs d’EDF, pour critiquer le choix de retenir un prestataire sur des critères de prix plutôt que de qualité technique. Des contestations d’ordre juridique ont d’ailleurs été émises. Pourquoi ce choix a-t-il été fait à l’époque alors qu’il était largement contesté, y compris par les experts du nucléaire ? Avez-vous délibérément fait un choix économique au détriment de la sécurité ? Existe-t-il d’autres marchés sur lesquels EDF a privilégié des critères financiers au détriment de la qualité technique et de la sûreté ? Que pouvez-vous dire à ce jour de la qualité de ces DUS au regard de l’analyse qui en a été faite, notamment par Yves Marie Le Marchand, et des multiples départs de feu en 2021 ?

Ces DUS ont connu des retards d’installation mais également des problèmes techniques, lesquels n’ont été signalés à l’ASN par EDF que plusieurs mois après qu’ils se sont produits. Est-ce symptomatique de la communication entre EDF et l’ASN ? EDF tarde-t-il toujours à prévenir son agence de sûreté des défaillances techniques ? Il me semble important de vérifier ces points.

J’en viens aux liens maintenus avec Rosatom. Pendant des années, vous avez dirigé l’entreprise française de production de fourniture d’électricité. Aujourd’hui, vous continuez à siéger au Conseil consultatif international de Rosatom, le géant nucléaire russe, fondé par Vladimir Poutine, avec lequel vous vous êtes entretenu, comme le rapportent certaines revues de presse.

Actuellement, Vladimir Poutine occupe illégalement la centrale de Zaporijiia en Ukraine et fait subir des traitements inhumains aux employés ukrainiens. Il me paraît donc légitime de vous interroger sur la nature de votre poste au sein de cette firme. En quoi consistent vos activités ? Quels conseils êtes-vous susceptible d’apporter à cette firme ? Êtes-vous impliqué de près ou de loin dans les accords-cadres entre Framatome et Rosatom ? L’occupation de la centrale ukrainienne est-elle évoquée au sein du conseil consultatif et, question bien humaine, pourquoi maintenez-vous vos liens avec cet acteur russe ? Pourquoi ne démissionnez-vous pas ?

Toujours en lien avec la Russie, en 2013, vous avez cessé l’activité de réenrichissement de l’uranium de retraitement parce que les pratiques environnementales de Tenex, filiale de Rosatom, avaient été sévèrement critiquées et parce que le procédé dans les usines russes semblait insuffisant. Cela s’est passé sous votre direction. Comment expliquez‑vous que les accords-cadres aient été passés en 2018 pour reconduire cette activité ? De quelles compétences manque-t-on en France pour réenrichir l’uranium de retraitement, ce qui justifierait que l’on conclue des accords avec les entreprises russes comme Rosatom et Tenex ?

J’en viens aux liens avec la Chine, à l’équipe du nucléaire et aux désaccords manifestes dont vous avez fait état lors de l’audition avec la présidente d’Areva de l’époque, Mme Lauvergeon. L’enquête de l’Inspection générale des finances lancée en 2013 devait déterminer si vous aviez fourni des secrets technologiques nucléaires à la Chine. L’ouverture de cette enquête aurait-elle joué, selon vous, un rôle dans le non-renouvellement de votre contrat à la tête d’EDF en 2014, puisque, manifestement, vous pensiez être reconduit et que vous ne l’avez pas été ? Des raisons ont bien dû présider à cette décision.

Nous parlons d’indépendance et de sécurité d’approvisionnement énergétique. Sur le plan des enjeux géopolitiques, vous avez évoqué les liens avec les Saoudiens, notamment l’entreprise du beau-frère de Ben Laden. J’imagine bien qu’à cette évocation, les Britanniques aient éprouvé un mouvement de recul. Manifestement, l’État français, en tout cas l’entreprise EDF, a manifesté moins de réticences ! Cela peut poser des interrogations sur la place de l’État français et surtout sur l’indépendance et la souveraineté de nos décisions, y compris en matière énergétique.

M. Henri Proglio. Il n’y a aucun mystère ni de sujet tabou.

J’ai vécu la fin des négociations d’Abu Dhabi. Je suis arrivé dix jours avant la remise définitive des plis, EDF ne participant pas au groupement constitué par Engie – Suez à l’époque –, Areva et Alstom. Les pouvoirs publics de l’époque m’ont sollicité car les Émiratis étaient très déçus que EDF ne soit pas autour de la table, considérant que la référence mondiale du nucléaire était EDF et non pas Suez qui n’en a pratiquement pas, ni personne d’autre. Les autorités d’Abu Dhabi se sont senties très humiliées par l’absence d’EDF.

Par ailleurs, il y a eu de nombreuses maladresses. Le consortium en question était constitué de personnes tirant chacune la couverture à elle. J’ai vécu cela en direct. Je n’entrerai pas dans le détail. Nous avons perdu le contrat d’Abu Dhabi, parce que la France était mal organisée, ni plus ni moins. Les Coréens l’ont emporté. Certes, nous étions plus chers. Nous aurions eu des possibilités, mais qu’à cela ne tienne, il arrive que nous perdions des appels d’offres. Je ne jette la pierre à personne. Nous avons perdu celui-là !

Cela a-t-il des conséquences ? Non. Les Coréens étant un petit groupe qui n’a pas les moyens de conquérir le monde du nucléaire, les conséquences ont été faibles. Il s’agit simplement d’un échec pour la France, je le reconnais.

S’agissant des investissements dans le nouveau nucléaire, vous avez cité le cas d’Olkiluoto qui concerne Areva, dont les mésaventures n’ont pas empêché EDF de continuer à investir. Elles ont probablement porté un préjudice grave à Areva. Mais c’est tout, cela n’a pas influé sur les choix de l’international par rapport à la France, jamais. Je vous ai indiqué précédemment les circonstances et la manière dont j’avais négocié le contrat britannique pour vous éclairer sur la manière que j’ai toujours eue d’optimiser nos investissements, en réservant à la France une position privilégiée. J’ai fait en sorte que les développements internationaux renforcent le groupe, mais non au détriment de ses capacités d’investissement en France. Ma réponse est très simple : non.

S’agissant des diesels d’ultime secours, vous savez ce qu’est un moteur diesel. Il ne s’agit pas de technologie lunaire ! Il fallait construire des moteurs de secours pour produire de l’électricité en cas de coupure, en cas de tsunami, une conséquence de Fukushima. On en a construit partout, y compris en Alsace, où les tsunamis sont plutôt rares, mais passons.

Comment gérons-nous un appel d’offres de ce type ? Tout simplement en ayant recours à une commission d’appel d’offres et à des techniciens qui jugent de la compétence des prestataires. De mauvais coucheurs ont considéré qu’ils auraient dû être choisis. C’est possible. Je me souviens même de chantages de l’entreprise allemande Man, qui considérait que cela lui était dû. Elle a engagé un procès, qu’elle a perdu.

J’assume la responsabilité du choix fait par la commission d’appel d’offres, à laquelle je n’ai pas participé. Entre-temps, j’ai quitté EDF. Cet appel d’offres n’avait d’ailleurs pour objet que de vérifier qu’ils étaient susceptibles de pouvoir être utilisés, car jamais un diesel de secours ne l’a été effectivement dans les centrales françaises qui n’ont jamais connu de coupure d’alimentation. Cet investissement était-il utile ? Cela se discute. Nous l’avons fait à hauteur de 1 milliard d’euros. La technologie était-elle la bonne ? Je le crois. Est-ce un choix économique ? Probablement en partie. Une fois encore, ce n’est pas la technologie qui peut aider à partager les gens : c’est du béton et des moteurs !

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Ce n’est pas ce qui se dit dans certains milieux !

M. Henri Proglio. Ce qu’ils disent m’importe peu ! Un diesel de secours est un moteur diesel dans une tour en béton, car il faut le positionner au-dessus d’un certain niveau pour éviter son immersion en cas d’inondation. Encore une fois, ce n’est pas le voyage dans la lune, ce n’est pas SpaceX. Il s’agit d’un moteur diesel ! Je reconnais que j’ai fait confiance à mes ingénieurs pour choisir les meilleurs moteurs. Ont-ils choisi en fonction du rapport prix/performance ? Oui, sans doute.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Plusieurs personnes travaillant chez EDF, cadres et ingénieurs, ont déclaré, je cite « Le choix des prestataires pose toujours problème ; c’est toujours le moins cher qui l’emporte. »

M. Henri Proglio. C’est faux !

Mme Julie Larnoes (Écolo-NUPES). S’agissant de la question financière, ils ont également déclaré, je cite : « Avec d’autres collègues, ils doutent de la qualité du matériel fourni par les sous-traitants...

M. Henri Proglio. Je ne veux pas passer la soirée sur des moteurs diesel. Si vous choisissez une voiture, soit vous êtes compétent et vous pouvez choisir votre moteur diesel ; soit vous faites confiance à des personnes réputées compétentes qui vous diront si les moteurs sont fiables ou pas. C’est ce que j’ai fait, sans complaisance. S’ils étaient moins chers, tant mieux ! Il n’y a aucune raison d’acheter un V 12 super sophistiqué.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Si ce n’est qu’il y a eu des départs de feux, des retards d’installation.

M. Henri Proglio. Des retards d’installation, des départs de feux, c’est possible ; je n’en sais rien.

Je ne suis pas au conseil de Rosatom contrairement à ce que les gens disent. J’ai connu Rosatom en raison de ma position chez EDF puisque mon interlocuteur naturel était M. Sergueï Kirienko, président de Rosatom, l’un des grands acteurs industriels russes, avec lequel nous entretenions des relations agréables et efficaces. Rosatom compte 300 000 collaborateurs, c’est probablement la plus grande industrie de haute technologie en Russie, qui n’est pas sous sanction. Le nucléaire, je le précise, n’est pas sous sanction.

Lorsque j’ai quitté la maison EDF, ils m’ont fait l’honneur de me coopter à un conseil consultatif sur le nucléaire civil qui regroupe des autorités de sûreté nucléaire : un Italien, un Espagnol, un Japonais, un Russe et moi-même. Nous nous réunissons une fois de temps en temps pour évoquer les nouvelles technologies nucléaires, se rapportant notamment aux petits réacteurs. Je trouve que c’est intéressant. Je ne suis pas rémunéré ou si peu que cela ne paie pas les voyages.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Deux mille euros.

M. Henri Proglio. Oui, cela ne paye pas les voyages. La somme est déclarée, je paie un impôt sur cette somme ; il n’y a donc pas de problème. Suis-je à 2 000 euros près ? Non. Je ne fais donc pas cela pour l’appât du gain, mais parce que j’y trouve un intérêt intellectuel, d’une part, que je connais ces personnes depuis toujours, d’autre part. Je ne vois donc pas pourquoi je leur ferai l’affront de démissionner, que cela fasse plaisir ou pas à certains. Cela n’a rien d’illégal, puisque, encore une fois, le nucléaire est à part, il ne fait pas partie des secteurs sous sanction. EDF et le nucléaire français continuent de travailler avec le nucléaire russe, et elle devra encore durablement travailler avec les nucléaires russe et chinois, ne vous en déplaise !

J’apprends, c’est chose probable, que quand j’étais en poste, le contrat Tenex a été dénoncé parce qu’il était insuffisamment compétitif ou insuffisamment efficace. Il a été repris en 2018, vous me dites par mon successeur. Et alors ? Ils ont dû améliorer le retraitement. Je n’imagine pas autre chose, ce n’est pas par complaisance.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Il nous manque encore des compétences.

M. Henri Proglio. Actuellement, ce ne sont pas tant les compétences technologiques que les outils qui manquent. On peut investir. D’ailleurs la question se pose : faut-il investir pour être autonomes ou pouvons-nous continuer à sous-traiter ? Il convient donc de la poser aux ingénieurs compétents. De mon temps, la question ne se posait même pas ; elle pourrait l’être aujourd’hui en se fondant sur des éléments rationnels : avons-nous la taille critique et disposons-nous d’un volume suffisant pour investir massivement ou est-il encore possible de sous-traiter ? Dans ce domaine, nous sous-traitons à Westinghouse, donc aux Américains, et nous sous-traitons aux Russes. Je veux bien que nous nous retranchions, et que nous soyons autonomes. Mais, je le répète, c’est un choix à faire.

Dès lors que l’on maîtrise la technologie, on peut décider de construire l’outil. L’essentiel est d’avoir la compétence technologie, nous en disposons.

La fameuse enquête sur les dossiers avec la Chine n’a jamais été publiée parce qu’elle a été classifiée secret-défense, tellement elle était meurtrière pour l’État qui l’avait commanditée. J’aimerais qu’elle soit publiée. J’ai été informé par l’un des enquêteurs qui m’a dit que c’était dramatique. Mais ce n’est pas grave, il n’y a pas eu de suites. Cela a fait plouf ! Très bien. N’en profitez pas pour dire qu’il y avait une raison sous-jacente. Non, ce n’est pas du tout le cas. D’ailleurs, interrogez M. Hollande, il vous dira pourquoi il ne m’a pas renouvelé. Ce n’est pas à moi de vous le dire, puisque c’est lui qui a pris la décision après que ma ministre de tutelle et sa ministre de l’écologie et de la transition énergétique m’a informé du contraire. Cette dernière m’a appelé pour me dire qu’elle était ravie, qu’elle avait obtenu du Président mon renouvellement.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Qui ?

M. Henri Proglio. Elle est vivante pour vous le dire !

Donc, pas de débat. C’était bien après cet épisode grotesque d’enquête.

Nous nous sommes rencontrés longuement avec le Président après cette décision. Je lui ai dit qu’il était inutile de trouver des prétextes puisqu’il possédait 85 % du capital. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de dire à un président d’entreprise dont j’avais le contrôle que j’étais très content de son travail, mais que j’avais besoin du poste ! Il n’y a pas d’état d’âme à avoir. Je ne suis propriétaire de rien, j’ai eu la fierté de diriger EDF, je ne vais pas me plaindre. Je ne suis pas une victime. C’est une décision régalienne d’une personne qui est l’actionnaire et qui a le droit de décider. Il a hésité, il a dit oui, puis il a dit non. Cela arrive. Dont acte. Je ne me plains de rien. J’ai eu une vie passionnante. Je suis très reconnaissant à la République française de m’avoir donné cette chance. On ne va pas épiloguer là-dessus. Mais je ne peux pas laisser quelques esprits malsains prétendre le contraire. Il s’agit d’une décision logique, mais non venimeuse pour dissimuler je ne sais quelle turpitude.

Ben Laden était le premier groupe saoudien de l’époque, notamment dans le domaine du BTP et de la construction. C’est le groupe qu’avait retenu le royaume d’Arabie saoudite pour développer le nucléaire. Le choix n’est pas de mon fait. Je rends à César ou au roi d’Arabie ce qui lui revient. Il a choisi le groupe Ben Laden, qui nous a été désigné.

Arnaud Montebourg, qui était ministre à l’époque et qui m’a accompagné au cours de plus d’un voyage pour pousser le nucléaire français en Arabie saoudite, pourra vous en parler. Le groupe saoudien Ben Laden avait été désigné. Point final. Lorsque l’Arabie saoudite m’a indiqué que ce serait le groupe Ben Laden qui porterait le projet, cela m’a paru naturel et logique. Que par la suite le nom de Ben Laden soit connoté en raison d’événements que nous connaissons et que les Saoudiens connaissaient aussi bien que nous mais considéraient comme n'ayant aucun rapport avec l’affaire en question, est un fait.

Je vous ai rapporté mot pour mot les conversations que j’ai eues à l’époque. L’Arabie saoudite vient de signer avec les Russes. Peut-être cela vous a-t-il échappé. Nous avons perdu une autre opportunité, d’une autre ampleur que celle relative aux Émirats. Dont acte. Peut-être aurait-il fallu être plus présent auprès de ce client potentiel pour développer le nucléaire français, mais c’est un avis tout personnel.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur le président. Nous concluons cette audition. Je vous remercie de votre disponibilité et des réponses claires et compréhensibles par tous que vous avez apportées à nos questions.

M. Henri Proglio. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de témoigner de ce que j’ai connu, sans prétention, animé toutefois d’une certaine vanité à vouloir servir le pays. J’ai défendu des positions, que je continue à soutenir. Je n’ai pas toujours été entendu, mais c’est naturel.

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24.   Audition de M. François Brottes, Conseiller-maître à la Cour des comptes, ancien Président du directoire de Réseau de transport d’électricité (RTE), ancien Député (14 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Notre commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique a le plaisir d’accueillir aujourd’hui un ancien collègue en la personne de François Brottes, au titre des fonctions qu’il a exercées à la présidence du directoire de la société anonyme Réseau de transport d’électricité (RTE).

Monsieur Brottes, vous connaissez très bien le système énergétique français. En effet, lorsque vous étiez député et président de la commission des affaires économiques de notre Assemblée, vous avez activement participé aux travaux parlementaires qui s’y rapportaient. Vous avez également présidé plusieurs commissions d’enquête, notamment sur les tarifs de l’électricité et sur les coûts de la filière nucléaire. Vous avez par ailleurs présidé la commission spéciale sur le projet qui deviendra la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015. Avant d’être nommé conseiller-maître à la Cour des comptes, vous avez exercé de 2015 à 2020 les responsabilités de président du directoire de RTE et avez été auditionné le 9 avril 2019 par la commission d’enquête sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l’acceptabilité des politiques de transition énergétique. Le compte-rendu de cette audition constitue d’ailleurs une source d’information précieuse pour notre commission d’enquête.

La situation énergétique actuelle de la France a mis en évidence le rôle majeur incombant à RTE. Son activité ne se limite pas au dispositif Ecowatt, qui devient progressivement familier à nos compatriotes. Chargé d’assurer l’équilibre de la production et de la consommation sur le réseau électrique, RTE constitue un maillon essentiel de notre système énergétique français.

Au cours de votre mandat à la direction de RTE, plusieurs faits marquants se sont produits : l’ouverture du capital de RTE, initialement détenu à 100 % par EDF ; le déploiement des interconnexions avec nos partenaires européens ; le raccordement sur le réseau de sources d’énergies renouvelables intermittentes et disséminées ; l’émergence d’un principe de solidarité entre les pays de l’Union européenne ; la mise en place d’outils de planification régionale et la programmation de fermetures de sites de production électrique, lesquelles n’étaient pas toujours justifiées par un objectif de décarbonation.

RTE doit composer non seulement avec les ministères, mais aussi avec la Commission de régulation de l’énergie (CRE) pour son programme d’investissement et pour la fixation du tarif d’utilisation du réseau public électrique (Turpe). Il doit aussi compter sur les subventions européennes, accordées notamment pour les interconnexions, en se conformant aux schémas définis par les instances européennes. Ces financements doivent soutenir son fonctionnement et ses investissements. RTE est une filiale d’EDF, mais jouit d’une autonomie fonctionnelle et décisionnelle vis-à-vis de cette entreprise. Ainsi, en vertu des textes européens, les ressources et les charges de RTE et d’EDF sont distinctes, mais partiellement interdépendantes.

La crise actuelle a montré qu’outre la quantité d’électrons consommée, éventuellement économisée, produite, importée et exportée, les questions liées aux tarifs et aux prix exigeaient également une plus grande transparence.

Enfin, c’est sous votre mandat qu’a été lancée l’étude « Futurs énergétiques 2050 », qui envisage une augmentation de la consommation d’électricité et étudie diverses options, dont celle d’un scénario 100 % d’énergies renouvelables. Ce travail suit celui réalisé en 2017, pendant l’exercice de votre mandat au sein de RTE, sur les perspectives électriques de la France de 2017 à 2035, qui prévoyait une stabilité, voire, une baisse de la demande électrique qui aurait permis d’atteindre les objectifs de la loi évoquée précédemment. Ces tendances ont néanmoins été contredites par les textes ultérieurs et par les faits.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Brottes prête serment)

M. François Brottes, conseiller-maître à la Cour des comptes, ancien président du directoire de Réseau de transport d’électricité (RTE), ancien député. L’intitulé de votre commission m’invite à me demander de quelle souveraineté et de quelle indépendance il est question. En effet, notre système électrique repose sur un marché de l’énergie régulé au niveau européen, accepté et transposé par la France depuis 1996. Le réseau de transport d’électricité maille l’ensemble de l’Europe continentale, couvrant trente-sept pays récemment rejoints par l’Ukraine et la Moldavie. Près de 430 interconnexions, dont 50 à partir de la France, permettent à ce réseau de fonctionner. Ainsi, de Lisbonne à Kiev, si nous ne partageons pas la même monnaie, nous partageons la même fréquence. Il s’agit d’une réussite européenne et d’un bel exemple de solidarité. Les électrons ne connaissent pas de frontières. Au contraire, ils transitent en permanence. Nous sommes donc encouragés à la résilience collective et à l’entraide électrique. Au-delà du fonctionnement du marché qui fait circuler les électrons, il existe en Europe des contrats d’aide mutuelle, qui sont actuellement activés.

Entre 2014 et 2019, la France présente un solde net d’exportation correspondant à la production de neuf réacteurs nucléaires, de 900 MW en moyenne. En 2022, le parc nucléaire produira autour de 280 TWh. La France sera importatrice nette pour la première fois depuis quarante ans. En 2014, alors que notre parc nucléaire produisait 415 TWh, et que la France exportait 65 TWh – soit l’équivalent de la production d’une dizaine de réacteurs – nous n’avons connu aucune journée importatrice nette. La situation actuelle est donc exceptionnelle, la production du parc accusant une diminution de 35 % ou, si l’on fait abstraction de Fessenheim, de 31,6 % par rapport à 2005 qui était la meilleure année.

Sur le plan industriel, les problématiques qui se posent aux équipementiers fournisseurs à la fois des réseaux, mais aussi des centrales de production, ne peuvent se poser à la seule échelle nationale. Le marché français est en effet trop étroit.

Les filières de l’énergie s’inscrivent dans l’industrie du temps long, qui n’est pas toujours compatible avec des rythmes politiques de plus en plus courts. Premièrement, pour qu’un réseau de transport atteigne l’équilibre et pour éviter les coupures, il faut qu’autant d’électrons entrent et sortent du réseau chaque seconde. C’est la contrainte du temps réel, trop souvent oubliée lorsque certains émettent des prévisions en appliquant des moyennes annuelles. Par ailleurs, comparer les puissances installées de différents modes de production d’énergie en établissant des équivalences sans considérer leur réelle productivité, leur disponibilité ou leur puissance délivrée est une fable. Le facteur d’utilisation – ou facteur de charge – qui désigne le rapport entre l’énergie électrique produite pendant une période donnée et l’énergie qui aurait été produite si cette installation avait été exploitée en continu pendant la même période, est de l’ordre de 70 % pour le nucléaire. Ce facteur est plus élevé dans certains pays, mais le nucléaire français a la particularité d’être pilotable et modulable à la demande du réseau, ce qui pourrait partiellement expliquer l’usure de nos réacteurs. Le facteur d’utilisation s’élève à 22 % pour l’éolien terrestre, à 45 % pour l’éolien offshore et à environ 7 % pour le solaire. Ces pourcentages peuvent varier d’une année sur l’autre. Pour obtenir le même volume de production, il faut donc parfois jusqu’à dix fois plus de puissance installée, sans même tenir compte des aspects d’intermittence ou de disponibilité des différents parcs.

Imaginer que des installations de particuliers autonomes de production déconnectées du réseau seraient la panacée pour résoudre tous nos problèmes est une autre fable : évoquons seulement l’exemple de l’Île-de-France, qui ne produit que 5 % de ce qu’elle consomme.

J’en viens à la loi de 2015 qui proposait de porter la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025. Pour rappel, le mégawatt est une unité de puissance qui désigne la capacité de production d’une installation électrique. Le mégawattheure correspond à la quantité d’énergie produite en une heure par un mégawatt. Toutefois, que concernent précisément les 50 % évoqués dans cette loi ? Trois acceptions sont possibles.

Selon la première, il s’agirait de la puissance nucléaire totale installée. Nous nous situons depuis plusieurs années en dessous du seuil des 50 %, puisque la puissance installée du nucléaire s’élève à 44 %, tout en représentant 69 % de la production. La deuxième acception estime que ce pourcentage vise la puissance installée nécessaire pour couvrir la consommation française dans le mix énergétique national, hors exportation et hors effet joule. Enfin, selon une dernière interprétation, il s’agirait de la part du nucléaire dans la production électrique globale, en prenant en compte l’exportation et l’effet joule.

La loi ne parle pas de la puissance installée pour définir la part du nucléaire à 50 % : elle vise la part du nucléaire dans la production d’électricité dans la politique énergétique nationale, comme le précise l’article L100 – 4 du code de l’énergie.

L’acception courante consiste à considérer qu’il s’agit bien de la production globale, mais une interprétation un peu spécieuse pourrait inviter à considérer que la politique énergétique nationale renvoie au mix électrique national. Or, la définition usuelle du mix électrique est la répartition des différentes sources d’énergie – nucléaire, charbon, pétrole, énergies renouvelables – utiles à la production de l’électricité pour répondre aux besoins d’une zone géographique. Je suis favorable à cette acception, car elle nous permet de raisonner autrement que comme si nous étions une péninsule électrique isolée en Europe ; mais force est de constater que ce n’est pas l’interprétation en vigueur.

En 2015, la France exporte l’équivalent de ce que produisent dix à onze réacteurs, et elle n’a connu aucune journée d’importation nette l’année précédente. Ce contexte donne le sentiment que des marges existent. Le seuil de 50 % est un marqueur politique qui fixe un horizon, rappelant qu’il n’est pas question de sortir du nucléaire, voire, de pouvoir s’en passer dans le mix électrique, et que nous ne devons pas nous retrouver dans une dépendance qui nous rendrait vulnérables. Il faut soutenir la montée en puissance des énergies renouvelables. Cependant, dans la loi, cet objectif était étroitement lié à d’autres, dont celui de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 et de les diviser par quatre entre 1990 et 2050. Autrement dit, cet objectif n’autorise pas le remplacement du nucléaire par du thermique polluant. L’horizon des 50 % est d’autant moins normatif qu’il ne fait l’objet d’aucune trajectoire dans l’étude d’impact de la loi de 2015 ni dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) de 2016. L’idée d’un horizon faisait plutôt consensus à l’époque, mais la date à laquelle le fixer – 2025 ou 2030 – était davantage débattue.

La seule disposition normative toujours en vigueur de la loi de 2015 est le plafonnement à 63,2 GW de puissance installée maximale en capacité de production nucléaire. La PPE lie clairement les deux objectifs, puisque c’est l’application du plafond avec l’ouverture de l’EPR de Flamanville qui déclenche la fermeture de Fessenheim. Je répétais à l’époque que l’on fermait Fessenheim quand l’on ouvrait Flamanville, notamment lors d’un entretien sur Europe 1 avec Jean-Pierre Elkabbach le 25 novembre 2014. En commission des affaires économiques, alors présidée par Patrick Ollier, le 15 décembre 2004, Pierre Gadonneix, alors président d’EDF, confirmait le lancement de la tête de série du réacteur EPR, représentant un investissement de près de 3 milliards d’euros. Comme annoncé à l’époque, le financement de l’EPR – d’une puissance de 1 650 MW – ne posait pas de difficultés particulières. Le chantier devait démarrer en 2006 pour une mise en service en 2012. Comment imaginer en 2015 que Flamanville n’ouvrirait pas avant la fin du mandat 2017, encore moins en 2022 ? La responsabilité peut-elle être attribuée à la loi de 2015 ou à la loi de 2019 relative à l’énergie et au climat ? Des problèmes génériques de corrosion sous contrainte sur le parc le plus récent ont été découverts à l’occasion d’une visite décennale. Je n’ai aucune compétence pour estimer si ces phénomènes auraient pu être évités. Je constate simplement que l’examen préventif de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a joué son rôle et que l’opérateur en a immédiatement tiré les conclusions pour ausculter tous les réacteurs potentiellement concernés.

De même, si la loi 2015 – hypothèse peu probable – avait engagé le doublement du parc nucléaire, nous ne nous serions pas retrouvés dans une situation différente de celle que nous connaissons. Le temps nécessaire à la mise en route de nouveaux réacteurs est important. La puissance nucléaire installée produit 41 GW d’électricité. La crise actuelle n’a donc rien à voir avec la limite de 63,2 GW. Comment prétendre que la corrosion sous contrainte s’est développée parce que la part du nucléaire devait être réduite ? Les contrôles de l’ASN n’ont jamais baissé la garde. Il est d’ailleurs établi que le phénomène de corrosion sous contrainte ne résulte pas d’un défaut de maintenance, mais plutôt de la conception même des centrales nucléaires les plus récentes. Je ne crois pas à la thèse d’une défaillance de maintenance ou de vigilance résultant d’une trajectoire de diminution potentielle du parc. La trajectoire annoncée n’a jamais consisté à sortir du nucléaire. Le seuil des 63,2 GW offre une marge confortable pour fermer et ouvrir des centrales.

Comme les agriculteurs, les gestionnaires de réseau gardent l’œil rivé sur la météo. La température, la présence d’eau dans les barrages et de soleil sur le photovoltaïque, et la vitesse du vent dans les champs éoliens fondent l’essentiel de la prévision de l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité. Le reste de la prévision dépend de la dynamique industrielle et du comportement des ménages. Plus le besoin d’électricité s’accroît, plus la production doit être importante. Le seuil de 50 % doit donc aussi être appréhendé en fonction de l’évolution de la consommation d’électricité. Henri Proglio, alors président d’EDF, affirmait en 2014 qu’il était possible de porter la part du nucléaire à 50 % du mix électrique sans fermer de centrales. Or, la consommation d’électricité a plutôt stagné, ou légèrement diminué, ces dernières années. Toutefois, il est vrai que l’abandon progressif du pétrole et du gaz générera des transferts massifs de l’industrie et de la mobilité vers l’électricité – à une date qui reste encore incertaine. En parallèle, l’efficacité énergétique dans les bâtiments et les équipements permettra de gagner en sobriété. C’est à l’aune de cette nouvelle augmentation de la demande qu’il faudra reconsidérer l’impact du seuil de 50 % en valeur absolue. Par ailleurs, je ne suis pas certain que la France renonce à toute exportation d’électricité.

J’en viens maintenant à l’épisode de l’abandon de l’horizon 2025 pour les 50 %. Dans le bilan prévisionnel de RTE en 2017, publié sous ma présidence, et dans la PPE de 2019, c’est l’acception stricte du seuil de 50 % qui est retenue : elle considère la totalité de la production nucléaire en France, quel que soit l’usage qui en est fait, y compris les pertes de l’effet joule, l’exportation ou le pompage pour les stations de transfert d’énergie.

Pour autant, chaque scénario de RTE tient compte des exigences de l’équilibre constant entre l’offre et la demande. À ce titre, RTE signifiait dès 2016 que sans interconnexions, la France n’aurait pas les moyens d’assurer cet équilibre. Je ne regrette pas d’avoir assumé cette acception plus stricte qui offre une confrontation plus rude avec la réalité. En 2017, la presse commentait : « plus de deux ans après l’adoption de la loi de transition énergétique, le gouvernement prend acte que l’objectif de réduction du nucléaire à 50 % à l’horizon 2025 n’est pas atteignable sans augmenter significativement les émissions de CO2 du système électrique français. » Dans ma nouvelle fonction de président directeur de RTE, j’ai montré la grande difficulté à atteindre l’objectif fixé par la loi, interprété au sens strict, même si le terme d’horizon était assez vague. J’ai dû en expliquer les raisons au gouvernement, en particulier au ministre Nicolas Hulot.

Vous constaterez ainsi que RTE n’est pas aux ordres du pouvoir politique, mais qu’il est et reste un expert indépendant dans les analyses pour lesquelles la loi et les directives le missionnent. Le contexte de 2017 était très différent de celui de 2012. Alors que la perspective de mise en service de Flamanville restait éloignée, le parc montrait des signes d’indisponibilité croissante. Depuis la conception de la loi de 2015, près de 9 GW de production issue de centrales thermiques avaient été mis à l’arrêt en raison d’un manque de rentabilité, mais aussi de la pollution engendrée. La résilience collective européenne, en outre, avait été fragilisée par l’évolution concomitante et non concertée des mix électriques au sein des États souverains européens, qui ont tous engagé des démantèlements de centrales de production. Surtout, la trajectoire de montée en puissance des énergies renouvelables n’a pas du tout été respectée, en raison, notamment, de multiples recours contentieux contre les parcs et contre leur raccordement au réseau. À ce titre, le modèle économique des énergies renouvelables, qui était très critiqué à l’époque de la LTECV, reverse aujourd’hui à l’État des milliards d’euros qui permettent de financer le bouclier tarifaire. Or, un mix électrique comptant 50 % de nucléaire à cette échéance nécessitait la réouverture et la montée en puissance de moyens polluants comme le charbon, le gaz ou le fioul pour compenser la diminution du parc nucléaire, rendant inconciliables les deux objectifs associés de réduction du parc et de réduction des gaz à effet de serre. Il est difficile de reprocher au législateur de 2015 de ne pas avoir pu prévoir l’évolution de la situation. Mon seul regret est de ne pas avoir suggéré la sollicitation de RTE pour réaliser l’étude d’impact alors réalisée.

RTE est la seule entreprise en France continentale dont toute la population a besoin sur l’ensemble du territoire, à toute heure du jour et de la nuit. Il s’agit du plus gros gestionnaire de réseau de transport de l’Europe continentale. RTE est une entreprise de service public, qui d’une part, transporte l’électricité, et d’autre part, assure l’équilibre entre la production et la consommation d’électricité. C’est un opérateur d’intérêt vital et ses activités sont régulées dans l’intérêt des Français et du fonctionnement du marché. Son infrastructure est constituée de 106 000 kilomètres de réseau. Son chiffre d’affaires s’élève à 5,2 milliards en 2021. RTE rassemble 9 400 salariés très engagés, et plusieurs milliers de sous-traitants – ils étaient 8500 lorsque j’en étais le président. RTE, enfin, est présent dans une commune sur deux dans notre pays.

Monsieur le président, je m’étonne du mot « interdépendance » que vous avez employé. En effet, RTE est une entreprise indépendante. Selon les directives européennes, tout gestionnaire de réseau de transport doit être indépendant, notamment des producteurs – même s’ils sont actionnaires –, à tous les niveaux : juridique, économique, managérial, réputationnel et patrimonial. La loi du 9 août 2004 précise la séparation juridique de RTE et d’EDF. En application de cette loi, le 1er septembre 2005, RTE est devenu une société anonyme.

Lors de ma prise de fonctions chez RTE, ma première action a consisté à vérifier les investissements d’environ 40 millions d’euros réalisés pour assurer la sécurité d’approvisionnement de la plaque alsacienne en cas de fermeture de Fessenheim. La démonstration que m’avaient présentée mes équipes m’avait rassuré, mais je m’étais toutefois rendu sur place pour la vérifier.

Mon mandat a été marqué par l’entrée dans une phase de mutation historique sur le plan industriel. Nous sommes passés de quelques dizaines d’unités de production raccordées au réseau à plusieurs milliers en raison de l’ouverture du marché solaire et éolien. La puissance installée des énergies renouvelables hors hydraulique a presque doublé durant cette période. Cependant, leur production est dépendante du soleil, du vent et de la pluie. Nous devions donc gérer ces nouvelles flexibilités, en jouant sur l’effacement, le stockage, l’interruptibilité, ou encore la sobriété. Ecowatt était alors en phase de test. Pour gagner en flexibilité et en réactivité, nous devions intégrer le numérique à tous les niveaux de l’infrastructure sur le réseau, améliorer la cybersécurité et complexifier les prévisions en améliorant tous les logiciels gérant ces anticipations. J’ai donc aussi appris à cette période la dépendance à la météo : un degré de moins en hiver représente en effet 2400 MW de consommation supplémentaire.

Cette période était également caractérisée par la forte montée en puissance de grands chantiers d’interconnexion avec l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne ou encore l’Irlande, sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres et souvent sous la mer. Il fallait donc s’engager dans un processus de transformation de l’outil industriel, tout en continuant à gérer l’exigence du temps réel.

J’ai poursuivi l’objectif de réussite d’ouverture du capital, annoncée depuis longtemps, mais jamais réalisée, avec l’entrée de la Caisse des dépôts, à hauteur de 29,9 %, et de la CNP Assurance, pour 20 %. La part d’EDF s’élevait quant à elle à 50,1 %.

J’ai aussi souhaité donner plus de force au collectif de l’entreprise en expliquant le sens de cette mutation industrielle et en ne négligeant ni les fonctions internes ni le dialogue avec les organisations syndicales. Il a fallu envisager à l’époque la transformation d’un millier de postes de travail. Le projet est toujours en cours.

Je désirais également conforter le rôle de RTE comme un expert à la parole respectée et compréhensible pour tous les acteurs extérieurs à l’entreprise. L’article L141-8 du code de l’énergie en fait en effet une exigence.

Il me revenait en outre d’établir une relation durable de confiance avec le régulateur, déterminante pour que ce dernier nous appuie dans nos expérimentations en matière d’innovation sur le stockage. Je pense notamment aux projets Ringo ou Jupiter 1000, soutenu par GRTgaz, sur la production d’hydrogène à Fos-sur-Mer. Le régulateur nous a également aidés à obtenir des subventions européennes exceptionnelles, à hauteur de 530 millions pour développer la liaison Celtic avec l’Irlande et de 578 millions d’euros pour la liaison Golfe de Gascogne avec l’Espagne.

Mon cinquième objectif consistait à redonner à RTE une position de premier choix en Europe. Toutes les règles techniques – code de réseau, capacité et réalisation des interconnexions, calcul prévisionnel, organisation des marchés – sont régies par des dispositions décidées et régulées à l’échelle européenne. Dans ce contexte, il m’a semblé indispensable pour RTE de renforcer sa prééminence en Europe. C’est pourquoi, après avoir installé une antenne à Bruxelles, j’ai initié avec mon homologue italien un club des dirigeants des principaux gestionnaires de réseau de transport d’électricité en Europe, pour disposer d’une expression coordonnée face aux instances européennes. J’ai ensuite soutenu âprement l’élection de l’un de nos directeurs à la présidence de notre interprofession, le Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (Entso-e). Son mandat a été reconduit, et il est toujours en poste actuellement.

Je souhaitais aussi faire valoir dans la durée le modèle de gestionnaire de réseau de transport lourd, selon lequel le même opérateur gère à la fois l’infrastructure et son exploitation. Le régulateur européen nous invitait plutôt à dissocier ces deux dimensions, ce qui aurait fragilisé notre efficacité et notre sûreté.

Mon septième objectif consistait à garantir la continuité de service pour les usagers dans tous les territoires en veillant à la sobriété du tarif lié au réseau de transport.

Je souhaitais par ailleurs évoquer les scénarios entre 2017 et 2020. La loi de 2015 traduisait un engagement politique – le rééquilibrage du mix – fondé sur la conviction technique que notre dépendance au nucléaire était trop forte. Cette loi se voulait surtout un signal pour accélérer le développement des renouvelables. Sur le nucléaire, le seul mécanisme opérationnel prévu par la loi de 2015 pour fermer les réacteurs est le plafond de 63,2 GW. Tout le reste est renvoyé à la future PPE. Or, la PPE de 2016 ne tranche rien sur le sujet. Elle ne précise pas comment atteindre le seuil de 50 %, et exécute le sujet en un paragraphe, en indiquant que certains réacteurs seront prolongés et d’autres fermés. Il n’existe donc pas de trajectoire, et nul n’a cherché à sortir de cette ambiguïté. Lors de ma prise de fonction, j’ai compris que RTE offrait la capacité technique d’analyse et de simulation fine pour intégrer l’ensemble des paramètres et exprimer la complétude des hypothèses. Cette démarche peut faire autorité, puisqu’il s’agit d’une mission légale. Durant mon mandat, j’ai donc encouragé le développement d’études prévisionnelles courageuses. Ainsi, en 2017, alors que personne encore n’avait clarifié les trajectoires possibles de fermeture des réacteurs, RTE a ouvert une consultation publique peu avant l’élection présidentielle et a élargi la concertation pour l’élaborer. Il s’agissait d’affronter le problème de la trajectoire et de calculer le bilan économique et le bilan CO2 des scénarios, sans aucun parti pris.

En novembre 2017, j’ai défendu les résultats techniques de l’étude, même s’ils ne pouvaient à cette date confirmer les hypothèses de la loi de 2015, ce qui m’a valu un certain nombre de critiques : j’aurais influé sur les analyses techniques pour qu’elles confirment les conclusions de loi de 2015. Je veux fermement dénoncer cette absurdité. Elle traduit d’abord une très mauvaise compréhension de la sociologie des organisations. Les bilans prévisionnels de RTE sont élaborés en transparence : les dirigeants de l’entreprise ne participent pas aux réunions de concertation et ne modifient pas les calculs des modèles. De plus, de telles critiquent font fi de la conclusion du bilan prévisionnel de 2017 et de ses retombées réelles. En effet, celui-ci a conduit quelques heures à peine après sa publication à un report de dix ans de la cible des 50 %. Ce n’était enfin pas un positionnement politique, mais une parole d’experts mandatés pour dire la vérité. Nous étions alors en 2017, à l’issue d’une campagne présidentielle qui avait réaffirmé l’objectif des 50 % à horizon 2025.

Le bilan prévisionnel de 2017 est ainsi une excellente preuve de l’indépendance de RTE, de son président et du caractère technique de ses analyses. Il montre que l’objectif de 50 % n’est pas atteignable à court terme, sauf à gravement perturber l’atteinte de nos objectifs climatiques. Il établit que les scénarios qui prolongent le plus de réacteurs sont les moins coûteux pour la France. Il alerte sur la durée de maintenance des réacteurs, et notamment l’accumulation des quatrièmes visites décennales. La prévision de consommation de ce bilan prévisionnel 2017 pour 2019-2021 s’est révélée entièrement juste. Certains nous disaient que la consommation allait très rapidement connaître une forte progression, ce qui n’a pas été le cas. Certes, les prévisions de consommation à long terme ne sont plus d’actualité aujourd’hui, car les politiques publiques ont changé. Elles nécessitaient donc d’être reprises dans un cadre plus large. Dès ma présidence, RTE a donc établi les scénarios pour 2050, qui ont été présentés par mon successeur. Chaque scénario intègre tous les critères qui en constituent sa cohérence. Il ne s’agit pas de prendre en considération des aspects déconnectés les uns les autres en fonction de la thèse que l’on veut défendre ou critiquer. Ainsi, contrairement à 2015, nous disposons aujourd’hui de scénarios définis avant la prise de décisions publiques sur le renouvellement du parc nucléaire ou le développement des énergies renouvelables, grâce au lancement d’un travail d’élargissement des études il y a cinq ans.

Je ne regrette pas que nous ayons élargi la concertation. S’y expriment des anti comme des pronucléaires. Chacun a en effet le droit d’être entendu.

Je ne regrette pas que nous ayons chiffré le coût de chaque scénario, même si la conclusion contredisait une partie de la loi de 2015.

Je ne regrette pas que l’étude soit transparente et publique. Le débat énergétique concerne tout le monde et les trajectoires d’évolution du parc nucléaire doivent pouvoir être débattues au grand jour.

Enfin, je ne regrette pas que nous ayons procédé par étapes. À partir de 2018, nous avons procédé pas à pas pour recréer du consensus. Si l’idée d’une augmentation de la consommation d’électricité suscite un large accord, c’est notamment grâce au travail que nous avons lancé en 2018 à l’horizon 2050.

Enfin, s’agissant des risques à court terme, les bilans prévisionnels publiés en 2018 2019 sous ma présidence sont très explicites. L’absence de marges du système entre 2021 et 2024 est clairement décrite dans tous les bilans prévisionnels. J’ai exprimé cette alerte, en parlant de forte vigilance et de haute surveillance dans mes points de presse. Nous avons écrit que la fermeture de Fessenheim aurait lieu en 2020, mais qu’elle aurait des effets sur la sécurité d’approvisionnement si elle n’était pas compensée par l’EPR de Flamanville à court terme, c’est-à-dire en 2021 au plus tard. Dès 2018, nous évoquions le maintien de centrales à charbon pour un certain nombre d’heures. Nous avons alerté sur l’indisponibilité croissante du parc nucléaire. Nous n’avions pas prévu la corrosion sous contrainte, mais la question documentée de l’importance de la résilience figure bien dans les bilans prévisionnels depuis mon mandat.

En conclusion, dès mon arrivée chez RTE, en accord avec les équipes, j’ai souhaité que l’exercice de présentation des bilans prévisionnels soit l’occasion de donner à voir, plutôt qu’une parole unique, plusieurs scénarios prospectifs solides, crédibles et largement discutés. Ils permettent ainsi aux acteurs et aux décideurs politiques de comprendre les incidences de leurs choix, et donnent lieu à un débat aussi rationnel possible sur des hypothèses embrassant de très larges problématiques sur des sujets potentiellement polémiques, tels que l’équilibre du réseau en intégrant l’échelle européenne, les risques liés à la non-exécution des projets industriels de production, l’impact en matière de CO2, l’innovation ou les incidences sur le modèle économique.

Mon sentiment est d’avoir contribué à dépassionner le débat, en rendant les documents prévisionnels publiés par RTE en vertu de ses missions légales plus utiles à la collectivité, car le débat sur l’énergie concerne toute la nation ainsi que l’Europe.

M. le président Raphaël Schellenberger. RTE est une entreprise assez récente à l’échelle de la stratégie énergétique française, du fait des règles européennes. Toutefois, la fonction exercée par RTE existe quant à elle depuis le début du réseau. En 2015, vous avez quitté votre mandat de député et de président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale pour prendre la tête de RTE. Le cursus de ses anciens directeurs était davantage scientifique et technique que politique. Que pensez-vous de l’opportunité de placer un homme politique à la tête de RTE ?

M. François Brottes. Un profil généraliste n’empêche pas de s’intéresser à des sujets très pointus, dans une entreprise où les experts sont nombreux. Si j’étais parfaitement incompétent pour réaliser les études techniques, j’étais entièrement capable de comprendre ce qu’elles exprimaient. Mon rôle consistait précisément à m’assurer que les experts soient compris.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez expliqué que vous n’interveniez pas dans la rédaction des bilans prévisionnels. La note de synthèse précédant les rapports, qui est généralement la partie la plus lue, oriente la lecture du scénario, en en donnant parfois une vision légèrement différente. Qui la rédige ?

M. François Brottes. Je n’ai pas connaissance de notes de synthèse qui ne traduiraient pas le contenu des rapports. Les équipes qui rédigent le rapport écrivent aussi la synthèse.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous évoquez des politiques publiques qui ont changé et qui influent la demande d’électricité sur les années à venir, notamment sa croissance à long terme. À quelles politiques publiques faites-vous référence ?

M. François Brottes. Le rapport au gaz est aujourd’hui totalement différent de ce qu’il était à cette époque. Il en va de même pour l’accélération de l’électrification du parc automobile. En 2015, par exemple, il n’était pas question de sortir totalement de la production thermique à flamme.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il était donc plus important de réduire la part de l’énergie décarbonée. C’est un jugement de valeur de votre part.

Quelle place les bilans prévisionnels accordent-ils aux alertes de l’ASN sur la nécessité de maintenir des marges de sécurité à l’échelle du système, formulées dès 2012 ?

M. François Brottes. Le plus important n’était pas de supprimer les centrales thermiques, mais d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables, dont le développement accusait un certain retard.

RTE accorde une vigilance constante à toutes les alertes qui sont formulées. Dans les rapports que nous avons publiés, nous avons toujours attiré l’attention sur les risques d’un parc nucléaire de moins en moins disponible. Les alertes de l’ASN sont intégrées dans les documents que produit RTE. L’avis de l’ASN, qui est la meilleure autorité de sûreté nucléaire au monde, est également utile à la définition du calendrier de réouverture des productions nucléaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez regretté que RTE n’ait pas été sollicité pour abonder l’étude d’impact de la LTECV. Cela a-t-il été le cas dans le cadre de la PPE de 2019 ?

M. François Brottes. Avant la loi de 2019, RTE a produit les scénarios qui estimaient que l’horizon 2025 n’était pas atteignable. C’est la raison pour laquelle la loi de 2019 a défini un nouvel horizon à 2035. RTE a été entendu, puisque la loi a traduit son expertise.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qui commande les scénarios d’évolution de l’outil de production étudiés par RTE ? Je pense notamment au scénario 100 % énergies renouvelables. S’agit-il d’une autosaisine ou d’une commande politique ?

M. François Brottes. Le principe des scénarios que je revendique avoir initié dès 2017 s’inspire du paysage énergétique, du débat public ou de ce qu’exprime la loi. RTE travaille sur tous les scénarios en indiquant les limites de chacun. Nous avons par exemple produit une hypothèse très peu probable, selon laquelle l’ASN n’autorisait aucun renouvellement après les visites décennales. Un tel scénario aurait donné lieu à un recours massif au thermique à flamme. Le scénario 100 % d’énergies renouvelables avait été évoqué par le Gouvernement et a été étudié, de même que de nombreux autres. Il importe que plusieurs scénarios suffisamment clivant les uns par rapport aux autres amènent à prendre les bonnes décisions.

Par ailleurs, il ne faut pas retenir d’un scénario que son intitulé. Dans le cadre de ce scénario, nous nous intéressions ainsi aux conditions qui rendraient possible un mix électrique 100 % d’énergies renouvelables. Le scénario 2050 présentait également les exigences sous-jacentes à chaque proposition exprimée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce scénario est un bel exemple de décalage entre l’exigence technique du rapport complet et son résumé synthétique, lequel se montre plus généreux envers l’hypothèse initiale.

M. François Brottes. Je ne suis pas responsable de l’édition des fiches de synthèse de ce rapport.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à la loi de 2015. D’où vient l’objectif d’une part du nucléaire dans le mix électrique français à 50 % ? Cette part a-t-elle été étudiée techniquement, ou a-t-elle été seulement inscrite dans la loi après avoir figuré dans un programme électoral ?

M. François Brottes. Je crois avoir déjà répondu à cette question. Il s’agissait d’un signal politique, appelant à faire une part significative aux énergies renouvelables. La formulation, qui mentionne un « horizon » 2025, est révélatrice de la dimension très peu normative de cette proposition. En revanche, le plafond de 63,2 GW de nucléaire installé est quant à lui normatif. Nous sommes aujourd’hui à 41 GW. Ce plafond n’empêche donc pas le développement du nucléaire. Le principe était alors de ne fermer Fessenheim qu’à l’ouverture de Flamanville.

M. le président Raphaël Schellenberger. La capacité disponible est d’environ 40 GW, mais la capacité installée est de 60 GW. Le nucléaire est la seule énergie limitée dans la loi.

Lors de l’adoption de la LTECV, y a-t-il eu une réflexion sur la disponibilité des métaux rares ? En effet, le développement des énergies renouvelables intermittentes en requiert une quantité très importante au regard de l’intensité de production d’électricité générée.

M. François Brottes. Chacun connaît les débats relatifs aux renouvelables, et les postures des uns et des autres à ce sujet. Le soleil et le vent sont gratuits et la productivité des outils utilisés pour les exploiter s’améliore. Néanmoins, la disponibilité ou le recyclage des batteries, les métaux rares, représentent en effet des enjeux importants.

Concernant le nucléaire, je vous invite à lire le rapport de la commission d’enquête sur les coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dont Denis Baupin était rapporteur. Nous y indiquions que le nucléaire posait également nombre de questions qui n’étaient pas réglées. Quelle que soit l’énergie retenue, certaines questions restent en suspens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Brottes, je sais que vous avez un parcours politique, mais nous vous invitons pour vous entendre sur des questions techniques. Je vous demande donc d’apporter des réponses précises à nos questions. S’agissant du nucléaire, les questions n’ont peut-être pas trouvé de réponses, mais la réflexion existe. De nombreuses auditions ont été conduites sur la question des déchets, et des lois, comme celle de 2006, nous invitent à approfondir notre réflexion.

La loi qui fonde l’accélération du développement des énergies renouvelables intègre-t-elle une réflexion sur la disponibilité des métaux rares, qui est l’une des conditions de sa mise en œuvre, plus encore que sur d’autres énergies ?

M. François Brottes. Je ne suis pas invité au titre d’une fonction. Vous me permettrez donc d’exprimer une parole libre.

J’ai beaucoup contribué à l’élaboration de la loi 2006. La réflexion sur les déchets nucléaires est en effet très avancée. La commission d’enquête que nous avons menée avec M. Baupin a montré que le savoir-faire français en matière de démantèlement était assez remarquable.

Il n’existe pas d’article dans la loi de 2015 qui traite du recyclage des déchets liés aux énergies renouvelables ou de la nécessité de mobiliser des métaux rares. Cela ne signifie pas que cette question soit écartée ni que nous devons arrêter tout projet dans ce domaine tant qu’elle n’a pas été réglée. Il en est allé de même pour le nucléaire : c’est en cheminant que nous pourrons régler ces questions.

M. le président Raphaël Schellenberger. Une réflexion était-elle entamée sur ces sujets en 2015 ?

M. François Brottes. Pas dans la loi.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et au-delà de la loi ?

M. François Brottes. Je n’étais pas chargé de ces questions. Toutefois, le problème était posé et nous savions qu’il faudrait y apporter des réponses.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons auditionné de nombreux représentants de différents services ministériels, notamment chargés des études statistiques. Nous avons été surpris de constater que ces questions ont longtemps été absentes de leurs préoccupations.

L’un des défis du développement du parc électronucléaire est l’effet falaise. Les enjeux de la filière sont ceux du maintien de la compétence dans la construction et de la succession de chantiers. Or, depuis le lancement du chantier de l’EPR de Flamanville, aucun autre chantier nucléaire n’a été lancé sur le territoire national. Entre 2012 et 2017, une réflexion a-t-elle été lancée sur le déploiement de nouveaux chantiers nucléaires ? Vous rappelez en effet que la loi ne fait que plafonner les capacités installées et qu’elle n’interdit pas de construire de nouvelles centrales.

M. François Brottes. Une réflexion a été lancée. Je ne sais pas s’il en existe une trace officielle. Lors de mes échanges avec les pouvoirs publics, j’avais indiqué qu’il serait peu crédible d’annoncer que nous allions construire de nouveaux programmes nucléaires, alors que nous n’étions pas capables d’ouvrir Flamanville.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je reviens sur l’objectif de ramener à 50 % la part de l’électricité d’origine nucléaire dans la loi de 2015. Cet objectif a été annoncé en 2011 par deux éminents partis de gouvernement par la suite amenés à gouverner ensemble. Il préexiste donc à la loi de 2015 et à toute éventuelle étude d’impact. Vous étiez membre de l’un de ces partis. Avez-vous eu connaissance de la manière dont se sont déroulées les discussions qui ont mené à cet accord, et des raisons qui ont conduit à fixer à 50 % cet objectif ensuite décliné comme un engagement électoral d’un point de vue politique et législatif ?

M. François Brottes. Il s’agissait d’un accord politique. Certains étaient pour la sortie du nucléaire, d’autres, pour l’accélération du déploiement des énergies renouvelables, sans pour autant abandonner le nucléaire. Il a donc été décidé de trancher au milieu.

Cet accord politique visait aussi à abandonner le combustible MOX (mélange d’oxydes) – ce qui d’ailleurs, n’a pas été fait. Le choix d’évoquer l’horizon 2050 n’a pas emporté l’adhésion d’une partie de la majorité de l’époque. Il s’agissait d’une expression prudente employée par les socialistes.

Cet accord politique visait à donner un signal, avec peu de certitudes sur la réalisation de cet objectif à cette date. Le seul élément tangible inscrit dans la loi est le plafond de 63,2 GW.

M. Antoine Armand, rapporteur. Hier soir, nous avons auditionné Henri Proglio, ancien président-directeur général et actuellement président d’honneur d’EDF. Selon lui, la proportion de 50 % a été fixée « au doigt mouillé ». Reprendriez-vous son expression ?

M. François Brottes. Comme l’a reconnu M. Proglio lui-même, le taux de 50 % n’est plus un réel problème s’il est appliqué à une quantité nettement plus importante. Un accord politique est une négociation, et intègre par conséquent une part qui n’est pas entièrement rationnelle.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine que le même raisonnement s’applique sur la limitation en puissance installée pour la production nucléaire.

M. François Brottes. Non, Monsieur le rapporteur. La limitation de 63,2 GW correspond à la puissance installée lors de la rédaction du texte. La prudence nous invitait à en rester là. L’annonce de la fermeture de Fessenheim était donc liée à l’ouverture de Flamanville, afin de conserver ce seuil.

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2014, le bilan prévisionnel de RTE émet des projections. Pour l’année 2020, sa trajectoire de référence conduit à une augmentation sensible, sans être très importante, de la consommation intérieure annuelle d’électricité, qui atteindrait 485 TWh. En 2017, le bilan prévisionnel de RTE change de manière significative. En effet, si la trajectoire anticipe une consommation de 445 TWh en 2020, elle prévoit 410 à 442 TWh sur un horizon de temps beaucoup plus long. Cette prévision fait donc état d’une inversion de la courbe ainsi que d’un changement important de l’ordre de grandeur. Quels facteurs ont motivé ces deux évolutions ?

M. François Brottes. Les producteurs et les industriels faisaient alors fortement valoir que nos estimations de la consommation étaient trop faibles. C’est la raison pour laquelle j’ai rappelé que toutes les prévisions jusqu’en 2021 se sont révélées exactes. La consommation n’a pas augmenté autant que certains l’imaginent, en raison, notamment, des progrès liés à l’isolation thermique des bâtiments et aux lampes LED, et de l’optimisation de la consommation d’électricité de la part des industriels. Depuis dix ans, nous avons donc assisté à une stagnation de la consommation d’électricité. Cette consommation baisse en raison du contexte actuel, et elle a également diminué durant la période de covid. Le grand élan attendu n’a donc pas eu lieu.

L’augmentation de la consommation, quant à elle, est notamment liée au développement du numérique et du digital, qui consomme autant que le chauffage électrique. Ce dernier a d’ailleurs fait l’objet de progrès en matière de consommation. Il est vrai que la France assume à elle seule la moitié de la thermosensibilité de l’Europe. Par ailleurs, nous avons amélioré notre gestion de la flexibilité. Ces optimisations ont évité l’explosion de la courbe.

Je n’ai donc pas le sentiment que nous nous attendions à une augmentation significative de la consommation. Toutefois, RTE a proposé un scénario 2050 de forte industrialisation, qui conduirait à une augmentation très importante de la consommation d’électricité, en raison de l’abandon du gaz et du fioul.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quand vous êtes arrivé à la tête de RTE à la fin de l’année 2015, vous aviez voté la loi qui fixe cet objectif et cet horizon, fondée sur une étude d’impact dont vous nous avez dit qu’elle vous paraissait lacunaire. L’actuel et ancien directeur général de l’énergie et du climat nous a quant à lui indiqué cet objectif reposait sur des hypothèses plausibles. Certains de vos interlocuteurs, à l’époque, vous ont-ils fait comprendre que ces hypothèses n’apparaissaient ni réalistes ni plausibles du point de vue de la sécurité d’approvisionnement et de la montée en puissance des énergies renouvelables ?

M. François Brottes. J’estimais que cette hypothèse n’était pas réaliste. Très rapidement, cependant, j’ai pris conscience que l’exercice serait très complexe, pour les raisons que j’ai exprimées à Nicolas Hulot et que j’ai précédemment citées. Au-delà de cette perception, il fallait donc introduire des chiffres précis dans les trajectoires, comme nous l’avons proposé dans le scénario de 2017.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vos propos sont très préoccupants : l’information technique et scientifique à disposition de personnalités politiques qui, comme vous, votent une loi porteuse d’un marqueur politique pour faire avancer les énergies renouvelables, existait bien chez RTE. En effet, elle vous a conduit à mener cette alerte au nom de RTE en 2017. Pourtant, il semble que cette information n’ait pas été disponible, présentée, comprise, intégrée ou prise en compte dans une loi qui devait être transcrite dans une PPE et déterminer l’avenir énergétique du pays.

Quelle conclusion tirez-vous de cette visible absence de connaissance ou de prise en compte de cette réalité technique et scientifique pour le fonctionnement de nos institutions et notre capacité à prévoir notre avenir énergétique ?

M. François Brottes. Conscient de ces analyses, j’ai tenté d’alerter le gouvernement. Dans ma fonction précédente, mon prédécesseur m’avait ainsi signalé que la fermeture de Fessenheim nécessiterait l’installation d’un cycle combiné gaz à la place de la centrale pour ne pas fragiliser le réseau alsacien. Lorsque j’étais président de la commission des affaires économiques, j’avais auditionné la ministre Delphine Batho. Un député l’avait interrogée sur l’éventuelle installation d’une turbine à gaz à Fessenheim après la fermeture de la centrale. La ministre avait affirmé que cette dernière ne poserait aucun problème. Hors micro, je lui ai demandé ce qui lui permettait de soutenir ces propos. Elle m’a confirmé qu’elle avait échangé avec RTE et que le problème avait été traité. Le lendemain de mon arrivée à RTE, j’ai convoqué les équipes qui avaient travaillé sur cette question pour qu’ils me fournissent les garanties de la version que la ministre avait exposée à la commission.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vos équipes vous ont-elles présenté des garanties dont les parlementaires n’avaient pas connaissance, ou ces garanties n’avaient-elles pas été apportées à la ministre ?

M. François Brottes. Je pense qu’il a été dit à la ministre que le problème était réglé. J’ai donc demandé à mes équipes comment avaient été dépensées les sommes et quels travaux avaient été réalisés. Je suis ensuite allé sur place le vérifier. J’avais ensuite accompagné M. Lecornu, à sa demande, lors d’un déplacement afin d’expliquer aux Alsaciens qu’ils ne connaîtraient pas de difficultés d’approvisionnement.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant que président de RTE, auriez-vous jugé que la fermeture de la centrale de Fessenheim sans ouverture de l’EPR était une bonne option énergétique pour la France ?

M. François Brottes. J’ai toujours considéré qu’il était préférable de fermer Fessenheim de manière concomitante à l’ouverture de Flamanville.

M. Antoine Armand, rapporteur. La sécurité d’approvisionnement est observée de près par RTE. La lecture des différents bilans prévisionnels nous invite à identifier une évolution assez significative de la définition du périmètre de cette notion, qui apparaît en 2015 dans les règlements. Cependant, les bilans prévisionnels la mentionnent avant cette date. Intègre-t-elle les importations européennes dans la marge de manœuvre ou les potentiels déficits de capacité ?

M. François Brottes. À partir de 2015, nous devions intégrer les interconnexions. Ce n’était pas le cas auparavant. Le réseau est européen, tout comme la résilience. Il paraît donc logique d’intégrer les interconnexions. Pendant la crise du covid, j’appelais souvent mes homologues afin que nous exprimions sans réticence notre solidarité face à différents gouvernements qui se montraient réticents à confirmer qu’ils exporteraient leur électricité vers la France, en raison de leurs propres besoins.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelle a été et quelle est votre appréciation personnelle de l’intégration de l’apport des importations sous un modèle probabiliste ? En effet, en situation de crise, les autres pays européens peuvent être amenés à réduire leurs importations de manière imprévue.

M. François Brottes. Il n’existe pas un réseau français isolé du réseau européen. Il est par exemple arrivé que RTE déclenche l’interruptibilité d’un certain nombre d’industriels en raison d’un problème sur le réseau européen dans un autre pays. Nous ne pouvons chercher à raisonner sur le réseau de manière indépendante. J’ai beaucoup travaillé sur la question européenne. J’avais même défendu une demande de raccordement du réseau ukrainien bien avant que ce dernier ne soit décidé. Nous avons une cinquantaine d’interconnexions avec d’autres pays : nos destins électriques sont liés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je reformule ma question : dans le fonctionnement actuel des modèles utilisés notamment par RTE, la prise en compte d’une situation de crise – associant de multiples facteurs, comme une crise géopolitique aux frontières de l’Europe, un hiver très froid, et la possibilité que certains États n’approvisionnent pas la France en énergie – est-elle suffisante ?

M. François Brottes. Ce qui n’a pas été pris en compte, c’est la corrosion sous contrainte. Pour le reste, les simulations pour l’avenir s’appuient sur les études menées par nos voisins européens.

Le fonctionnement de l’équilibre du réseau est toujours préparé plusieurs semaines à l’avance, d’abord à l’échelle européenne. Plusieurs entités européennes y travaillent, en tenant compte de la météo, de la disponibilité des centrales de production et des comportements des consommateurs. Par la suite, cette préparation revient au gestionnaire de réseau national, et, dans les vingt-quatre heures, à une équipe dédiée de ce dernier. En effet, il faut laisser place au minimum d’improvisation. C’est donc à l’échelle européenne que sont prises les décisions et que sont anticipés les risques. Le risque d’indisponibilité du parc français a précédemment pu inquiéter certains de nos voisins, belges, allemands ou italiens. Nos destins électriques sont désormais liés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quand vous êtes arrivés chez RTE, vous avez dit vous être inquiété des conséquences sur la sécurité de l’approvisionnement de la LTECV. Vous vous en êtes notamment ouvert au ministre de tutelle. Est-ce exact ?

M. François Brottes. Je n’étais pas inquiet, mais j’ai mesuré les difficultés de l’exercice, avant de prendre conscience qu’il était insoluble. J’en ai donc alerté le gouvernement en m’appuyant sur des arguments largement documentés. C’était précisément mon rôle.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez donc bien échangé avec Mme Royal et le Premier ministre de l’époque.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’était en 2017.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes arrivé à la tête de RTE fin 2015.

M. François Brottes. Il s’est néanmoins écoulé du temps pour que je prenne conscience de la situation. Jusqu’en 2017, il s’agissait plus d’une intuition de ma part, qui est ensuite devenue une réalité avérée, et qui a par la suite motivé la loi de 2019.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous n’avez donc pas mené d’échanges en ce sens avant 2017.

Je souhaiterais enfin vous entendre sur l’effet falaise mentionné par le président et sur la capacité du réseau à absorber l’apport de nouvelles énergies renouvelables. Estimiez-vous la filière nucléaire capable de se maintenir ou de se renouveler, même sous la limite des 63 GW de puissance installée ? Selon vous, le réseau était-il préparé à supporter l’implantation d’énergies renouvelables sur l’ensemble du territoire ?

M. François Brottes. Le Président de la République a indiqué que le possible renouvellement du parc nucléaire aurait lieu sur des sites déjà nucléarisés. La question du réseau se pose puisqu’il faudra réaménager l’infrastructure pour qu’elle s’adapte à une puissance plus importante. Toutefois, le parc lui-même ne devrait pas poser de difficultés majeures.

L’arrivée sur tout le territoire de parcs de production photovoltaïques ou éoliens a modifié significativement la donne de l’infrastructure et des postes. C’est la raison pour laquelle RTE a produit devant le régulateur un plan sur plusieurs années pour présenter les investissements nécessaires pour raccorder les nouveaux acteurs. En effet, le réseau était fortement lié à l’infrastructure du parc nucléaire. Beaucoup des postes électriques et des lignes qu’il a fallu construire ont été très contestés par des opposants aux énergies renouvelables, ce qui explique une partie du retard accumulé dans ce domaine.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avec du recul, considérez-vous que voter telle quelle la loi de 2015 était une erreur ?

M. François Brottes. Il est toujours facile de refaire l’histoire. Il n’était pas erroné d’envoyer un signal aux industriels et aux investisseurs pour le développement des énergies renouvelables. Cette loi a favorisé le déploiement d’une énergie qui présente de nombreux mérites.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez indiqué qu’il vous a fallu près de deux ans à comprendre les enjeux de votre poste à la tête de RTE. Durant cette période, vous avez touché 600 000 euros. Il aurait été légitime que vous ne touchiez qu’un salaire de stagiaire, soit 12 000 euros, et que vous rendiez 288 000 euros à l’État. De même, pendant deux ans, vous avez estimé qu’il était de votre droit de diriger une entreprise que vous ne compreniez pas avant d’en prendre la tête. Pourtant, depuis 2012, vous étiez proclamé principal conseiller énergie du candidat à la présidence de la République puis spécialiste au Parlement de ces questions. Je m’étonne que vous fassiez, de manière humoristique, une déclaration aussi grave et que vous considériez ne pas pouvoir répondre à la question du rapporteur.

Vous répondez aux questions en tant qu’homme politique, en disant qu’il faut avoir des croyances, des espoirs, des perspectives ou des horizons, pour ensuite justifier de la défaillance auprès de ceux que vous avez conseillés et qui vous ont élus en adoptant des propos à caractère technique. Vous ne pouvez passer sans cesse d’un discours à l’autre pour vous dédouaner de toute responsabilité sur l’ensemble des sujets.

Que ce soit en tant député ou de président de RTE, vous n’avez cessé de prétendre que le réseau, l’alimentation en énergie ou la souveraineté pouvait reposer sur 50 % d’énergies renouvelables ou non pilotables. Vous l’avez affirmé et vous continuez à le soutenir, alors que cela ne fonctionne pas. D’autres pays ont atteint cet objectif en Europe, comme le Danemark ou l’Allemagne. Considérez-vous que ces modèles pourraient fonctionner dans un horizon crédible en France ?

De la même manière, à la tête de RTE, vous étiez chargé de faire des perspectives. En tant qu’homme politique, vous en avez également faites. Vous ne pouvez donc pas dire que vous n’aviez pas prévu ce qui s’est passé. Vous avez dit que la stagnation de la consommation électrique ou sa légère décroissance étaient des perspectives crédibles. C’est faux : il s’agissait d’un parti pris. De nombreux hommes politiques et experts étaient en désaccord avec cette hypothèse. François Hollande lui-même, lorsque vous étiez son conseiller en 2011, parlait de réindustrialiser la France – ce qui aurait nécessité de nouvelles capacités électriques.

Vous estimez que vous ne saviez pas que le gaz coûterait plus cher. C’est également faux : dès 2011, le rapport de référence sur le gaz, « L’âge d’or du gaz », de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit une augmentation des prix du gaz en Europe, selon les scénarios, de l’ordre de 25 à 100 %. Cette augmentation était d’ailleurs prévisible dans la perspective d’un passage du charbon au gaz afin d’augmenter la part des énergies renouvelables. Vous ne pouvez donc pas dire que vous l’ignoriez : vous avez fait des choix politiques et vous n’avez pas révélé aux Français les conséquences qui s’ensuivraient.

D’ailleurs, vous dites vous-même en 2014 : « quand on change de modèle de croissance, il faut accepter d’avoir quelques incertitudes. » C’est un choix que vous avez fait, en sacrifiant de manière certaine la filière nucléaire française, pour des gains quant à eux incertains. Vous avez le droit, politiquement, de le proposer. Je ne vous reproche pas votre incompétence. Cependant, vous n’assumez pas ces choix.

Le rapporteur vous a interrogé sur les rapports RTE. Vous dites que vous n’en êtes pas responsable. Celui de 2019 présente un graphique en rouge, aussitôt noyé dans un déluge de propos rassurants et suivi d’un graphique dont les voyants sont au vert. Vous faites bien des choix de communication politique pour rendre accessible ce rapport technique, qui défendent toujours les positions que vous soutenez – et qui vont toujours dans le même sens que celles du gouvernement.

M. François Brottes. J’assume tout ce que j’ai fait. Vous travestissez mes propos sur le bilan prévisionnel de 2017. Durant l’année 2016, nous devions présenter la situation pour l’hiver et réfléchir aux scénarios de 2017. Il est normal que l’élaboration de l’ensemble des scénarios proposés en 2017 ait nécessité un an et demi. J’étais bien conscient de la situation durant cette période, et j’ai admis que l’objectif que nous avions voté n’était pas réalisable, et je l’ai dit.

S’agissant de la consommation, je n’ai pas décrit des prévisions, mais bien des faits. Depuis dix ans, la consommation a stagné, non pas parce que nous serions en décroissance, mais bien grâce à nos progrès pour optimiser la consommation et économiser l’énergie. Nous pouvons désormais nous attendre à une plus forte croissance dans les années à venir.

M. Francis Dubois (LR). Vous indiquez que tous les scénarios de RTE font état d’une alerte après 2021. Vous nous dites également qu’il fallait ouvrir Flamanville avant de fermer Fessenheim, de manière à correspondre au cadre de la loi. Or, les faits montrent le contraire. La loi n’a donc pas été respectée. Vous êtes resté à la tête de RTE jusqu’au moment où vous saviez que les scénarios ne fonctionneraient plus. Par ailleurs, en matière de consommation, les scénarios de RTE prévoient bien une hausse de la consommation d’électricité de plus de 35 % et non pas une baisse.

M. François Brottes. Je ne suis plus responsable des scénarios sur l’avenir. Le plafond de 63,2 GW inscrit dans la loi de 2015 imposait de fermer Fessenheim au moment de l’ouverture de Flamanville.

Lorsque je suis devenu le responsable de RTE – ce qui signifie que je ne participais pas à la prise de décision d’ouverture ou de fermeture de centrales –, j’ai indiqué au gouvernement, par écrit et publiquement, en 2018 et en 2019, que sans cette concomitance, il serait nécessaire de maintenir le charbon pour garantir la sécurité d’approvisionnement. À cette époque, nous n’avions pas connaissance des problèmes de corrosion sous contrainte.

M. Francis Dubois (LR). Vous avez donc bien prévenu le politique que ce schéma ne fonctionnerait pas.

M. François Brottes. Cette alerte était effectivement publique.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Cette commission d’enquête vise à établir les causes et les raisons de la perte de souveraineté énergétique de la France. Cette audition donne le sentiment que toutes les erreurs auraient eu trait au nucléaire. Des décisions visant d’autres secteurs doivent pourtant être interrogées.

Il me semble ainsi que nous payons aujourd’hui le prix de la décision du changement de statut de l’entreprise EDF en 2004. En outre, en 2008, l’engagement fait à la Commission européenne par Jean-Louis Borloo de la mise en concurrence des centrales hydroélectriques dès lors qu’elles arrivaient à échéance de contrat a fortement fragilisé le secteur. La résolution du problème n’est toujours pas actée et a entravé de nombreux investissements, qui auraient favorisé l’augmentation de la puissance de l’hydroélectricité. Je pense également à la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome) à l’origine du dispositif de l’Arenh, dont les travers apparaissent désormais clairement. Ces erreurs qui ne concernent pas exclusivement le nucléaire ont fragilisé l’entreprise EDF qui contribue largement à la souveraineté énergétique de la France. Quel est votre point de vue sur ces décisions ?

M. François Brottes. Le marché européen de l’électricité est très spécifique. En effet, le non-stockage de l’électricité ou l’obligation de temps réel par exemple sont des contraintes qui n’existent pas dans d’autres domaines industriels.

La Commission européenne a donc avancé à petits pas dans la construction de ce marché. La France disposait d’un grand monopole de producteurs, et le système fonctionnait très bien, puisqu’une seule entité produisait, distribuait et transportait l’électricité. L’ouverture à la concurrence imposait un réseau neutre et indépendant pour permettre à tous les acteurs d’en bénéficier. J’ai beaucoup combattu le texte auquel vous faites référence. Toutefois, je dois reconnaître que l’ouverture du marché a permis à de nombreux investisseurs de s’engager dans la création de parcs éoliens et photovoltaïques. Sur l’hydroélectricité, l’idée qu’un même cours d’eau accueille plusieurs barrages à des fins d’optimisation s’est finalement imposée.

Bien que membre de l’opposition, j’ai participé à la commission Champsaur sur la création de l’Arenh. Certains acteurs étaient favorables à une partition du parc. Pour l’Europe, il était difficile d’accepter un monopole fournissant 80 % de l’électricité. L’Arenh, qui nous permettait de conserver le monopole public du parc nucléaire tout en autorisant la mise en concurrence à prix coûtant d’une partie de la production, a donc représenté une concession de notre part. Cette solution était la seule alternative à une partition du parc, que les différentes sensibilités politiques préféraient éviter. La renationalisation complète de la partie nucléaire d’EDF à laquelle nous assistons me paraît à ce titre positive.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je confirme que la décision qui a abouti à la création de l’Arenh était bien consécutive à l’ouverture du marché.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). La commission d’enquête de 2014 que vous avez présidée avait conclu que le coût du nucléaire était élevé et qu’il avait progressé de 21 % depuis 2010. Outre l’EPR, de nombreuses activités telles que le prolongement des centrales à soixante ans ainsi que le démantèlement et le stockage des déchets étaient en effet coûteuses. En 2014, la Cour des comptes, sur laquelle vous vous êtes appuyé dans le cadre de votre commission d’enquête, estimait que le coût de l’EPR serait environ deux fois plus élevé que les prévisions et qu’il atteindrait environ 8 milliards d’euros. En résultent des incertitudes sur le coût du kilowattheure, notamment à Flamanville. Votre rapport souligne aussi un manque d’information sur les investissements nécessaires pour la prolongation du parc à soixante ans. Aujourd’hui, EDF n’est toujours pas en mesure de démontrer auprès de l’ASN qu’il est possible de prolonger les centrales à cette échéance. Préconisez-vous de prolonger le parc nucléaire à soixante ans ?

S’agissant du démantèlement des centrales et du stockage des déchets, le rapport que vous avez écrit indique que des incertitudes récurrentes persistaient sur les charges futures du nucléaire. Huit ans après ce rapport parlementaire, une relance du nucléaire est évoquée. Pourtant, le sujet des investissements nécessaires au démantèlement et au stockage est toujours trop peu abordé dans le débat public relatif à l’énergie. En outre, les coûts de démantèlement sont calculés sur l’hypothèse d’une prolongation à quarante ans. Cet élément a-t-il été pris en compte dans les décisions de prolongation à soixante ans ?

Concernant la prolongation du parc, comment ce rapport a-t-il été accueilli par le gouvernement et par EDF ? A-t-il été pris en compte dans l’élaboration des politiques publiques ou de la stratégie énergétique française ? L’élaboration de la LTECV s’est-elle appuyée sur les conclusions de ce rapport ?

Vous avez dit qu’il n’était pas crédible d’ouvrir de nouvelles centrales tant que Flamanville ne serait pas achevé. Compte tenu du manque d’informations, de chiffrage et de scénarisation, pensez-vous que nous soyons crédibles aujourd’hui ?

Au début de votre audition, vous avez évoqué la trop forte dépendance au nucléaire de l’État français. Nuit-elle à la sécurité énergétique de la France ?

En tant que conseiller de l’énergie de François Hollande pendant la campagne présidentielle de 2012, vous avez fait retirer le MOX de l’accord entre le parti socialiste et Europe Écologie les Verts. Un rapport de 2019 de la Cour des comptes pointe les contraintes et les risques liés au réenrichissement de l’uranium de retraitement et soulève le coût et le manque d’anticipation liés au stockage de l’uranium du retraitement et du MOX usé. Ces considérations tiennent compte des leçons tirées de Fukushima. Quelles raisons ont motivé le choix de continuer à utiliser le MOX ? Au regard des coûts induits, cette voie vous paraît-elle toujours justifiée ?

Le rapport de la Cour des comptes de 2019 interroge également la qualification et le traitement comptable du stock d’uranium de retraitement, alors que seule une partie peut être revalorisée. Il estime en outre le coût du seul stockage de l’uranium de retraitement entre 500 millions et un milliard d’euros, et préconise de requalifier ces matières en déchets. Votre rapport parlementaire aborde peu ces problématiques. Pourquoi cet aspect a-t-il été ignoré ? Récusez-vous les conclusions de la Cour des comptes ?

Enfin, le réseau de transport de l’électricité a peu évolué depuis 1990. Sans adaptations structurelles, ces infrastructures ne seront plus en mesure d’accueillir l’augmentation de la production, notamment des énergies renouvelables. RTE prévoit d’investir 30 milliards d’euros dans les travaux d’adaptation et d’agrandissement des réseaux électriques. Pourquoi n’aviez-vous pas envisagé ces travaux lorsque vous étiez à la tête de RTE ?

M. François Brottes. S’agissant de votre dernière question, c’est moi qui ai annoncé l’investissement de 30 milliards, ce qui m’avait valu les critiques du président de la CRE, qui contestait la pertinence de cette somme. Par ailleurs, le réseau de RTE s’adapte au quotidien. Nous avons travaillé au raccordement de nombreux parcs et construit des postes électriques pour accueillir les énergies renouvelables dans des proportions significatives. Cependant, de nombreux travaux restent à effectuer.

Je vous remercie d’avoir lu le rapport de la commission d’enquête de 2014 rédigé par Denis Baupin. La Cour des comptes avait été mobilisée à l’époque pour actualiser les chiffres, qui restent inférieurs à ce que sera le coût réel de l’EPR, lequel n’était lors de son lancement qu’un prototype. Je ne souhaite pas être inutilement critique sur le retard accumulé sur ce projet, qui reste un exercice difficile en raison de l’exigence de sûreté. Le partenariat entre l’ASN et le constructeur est d’ailleurs tout à fait vertueux.

Le rapport de la commission d’enquête établit que l’approvisionnement en combustible ne présente pas de problématiques. Il tranche, en outre, le débat sur le MOX et la possible prolifération. Nous avions visité les fabriques de MOX. Je considérais que la mise à l’arrêt de la filière du MOX revenait à anticiper la sortie du nucléaire. Ce n’était pas ma position, et j’estimais donc que le MOX faisait partie du recyclage nécessaire. Ce combustible présentait aussi une certaine performance économique. Par ailleurs, l’EPR devrait être capable de traiter du MOX.

Nous nous interrogions également sur la qualité de la maintenance et de la sous-traitance. Ce rapport atteste de progrès considérables en matière de santé des salariés exposés dans les centrales nucléaires. Les choix étaient assumés en matière de maintenance, mais nous étions déjà confrontés à cette époque à un problème générationnel du renouvellement des compétences et des talents, tant du côté d’EDF que de celui de la maintenance.

En revanche, notre rapport dénonçait une dérive importante en matière de maintenance jusqu’en 2007. Les moyens engagés à ce sujet par EDF pour y remédier n’ont pas décru depuis lors.

Je rappelle que Fukushima n’était pas un accident nucléaire, même si cet événement a engendré un traumatisme dans l’opinion et a freiné l’intérêt des jeunes qui se destinaient initialement à ces professions. En matière de sûreté, le rapport se révèle rassurant.

Il aborde également les questions des déchets et des démantèlements, en identifiant les acquis et en exposant ce qu’il reste encore à faire.

Ce rapport développe les six catégories de réacteurs du futur et s’intéresse largement à la quatrième génération, qui ne devrait quasiment plus produire de déchets.

Il intègre en outre le débat sur les assurances en cas d’accident nucléaire, en évaluant le risque à 0,1 %, ce qui est assez faible. Notre parc est en effet l’un des mieux surveillés au monde.

Ce travail nous a demandé de nombreuses auditions et de fréquents déplacements, qui me paraissent nécessaires pour bien saisir notre sujet. Nous nous étions ainsi rendus à Fessenheim et à La Hague. S’il n’a pas suscité un consensus, ce travail a néanmoins été salué pour sa méthode et son sérieux.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’espère que votre conclusion n’était pas un sous-entendu. En effet, notre commission d’enquête s’intéresse à des processus décisionnels davantage qu’à des questions de terrain, que le rapporteur et moi connaissons par ailleurs très bien.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Pourriez-vous revenir sur le manque de crédibilité que vous nous prêtez quant à l’ouverture de nouvelles centrales alors que Flamanville ne fonctionne pas, et sur notre dépendance au nucléaire que vous jugez trop importante ?

M. François Brottes. Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai répondu au rapporteur que lorsque j’ai évoqué la construction du nouveau nucléaire auprès des pouvoirs publics, ces derniers avaient estimé qu’il serait difficile d’annoncer le lancement de nouveaux réacteurs tant que Flamanville ne serait pas ouvert. Il ne s’agissait pas de ma position.

La dépendance au nucléaire nuit à la sécurité lorsqu’un incident générique met à l’arrêt la moitié des centrales. La diversification du mix visait à la fois à laisser de la place à d’autres acteurs, et à pallier la vulnérabilité qui peut découler d’une trop grande dépendance.

 M. Frédéric Falcon (RN). Nous nous interrogeons sur l’influence du modèle allemand sur les choix stratégiques de la France pendant la décennie Hollande et Macron. L’Allemagne a choisi de se détourner du nucléaire et se retrouve aujourd’hui dans une situation difficile. Pourriez-vous nous éclairer sur vos liens avec l’office franco-allemand pour la transition énergétique, qui est identifié par un certain nombre d’entre nous comme un lobby proéolien qui a œuvré contre le nucléaire ? Quelle est la nature de vos échanges ? Le cas échéant, pourriez-vous nous transmettre le calendrier et le contenu de ces rencontres ? Pourriez-vous également nous préciser si vous avez réalisé des rencontres avec des dirigeants de la filière allemande et des déplacements en Allemagne ?

M. François Brottes. Lorsque j’étais président de la commission des affaires économiques, j’ai considéré qu’il fallait créer des groupes de travail binationaux. En effet, l’Allemagne était un pays stratégique et elle venait de prendre une décision importante. Or, les États ne communiquaient pas entre eux. J’avais donc créé un comité avec mon homologue de la commission de l’énergie du Bundestag. Nous nous sommes vus au moins quatre fois. Je me suis rendu en Allemagne, et j’ai coprésidé la commission de l’énergie au Bundestag. Un député écologiste allemand m’avait alors demandé à quelle date nous fermerions Fessenheim. Je lui avais répondu que dès que l’Allemagne arrêtera de produire de l’électricité avec du lignite, la France commencera à réfléchir à fermer ses réacteurs nucléaires.

Quant à l’office en question, il me semble avoir participé à l’une de ses réunions, mais je n’en suis pas certain. Une entité, en tout cas, organise une rencontre franco-allemande annuelle, à laquelle j’ai dû assister. Je n’ai pas le souvenir qu’il s’agissait de lobbyistes de l’éolien. C’est par ailleurs un domaine que je connais bien, puisque par la « loi Brottes », j’ai modifié les processus afin de faciliter l’implantation des éoliennes. Cette loi n’était pas motivée par l’influence de lobbys, mais bien par l’émergence des énergies renouvelables requise par le seuil de 50 %.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, Monsieur Brottes, pour vos réponses. Bien que vos réponses se soient révélées moins techniques que révélatrices d’effets de manche, elles nous ont toutefois permis d’identifier certains faits.

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25.   Audition de M. Jean-Bernard Lévy, Président d’honneur d’Électricité de France (14 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous accueillons M. Jean-Bernard Lévy dont le mandat de PDG d’EDF, commencé en 2014, vient de s’achever.

La fin récente de vos fonctions me dispense de rappeler le contexte dans lequel vous les avez exercées. Vous avez été souvent entendu par le Parlement, à l’occasion de l’examen de projets de loi ou dans le cadre de travaux d’évaluation et de contrôle.

Votre mandat a néanmoins été marqué par de nombreuses interrogations – le chantier de Flamanville, le grand carénage, la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, la sécurité, les frictions nées de la réglementation, les problèmes de corrosion sous contrainte – auxquelles s’ajoutent le rachat d’Areva et l’arrêt des réacteurs de Fessenheim.

Vous avez reçu de la part du rapporteur un questionnaire centré sur le processus décisionnel, auquel notre commission d’enquête a choisi de s’intéresser particulièrement.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(MJean-Bernard Lévy prête serment).

M. Jean-Bernard Lévy, ancien président-directeur général d’EDF. Ayant quitté EDF il y a environ trois semaines, mes propos seront ceux d’un ancien dirigeant de notre électricien national, d’un observateur indépendant, d’un jeune retraité. Bien sûr, ils seront nourris par mon expérience de huit années à la tête de cette magnifique entreprise. Je voudrais saluer dès à présent l’engagement des salariés d’EDF au service de la collectivité nationale. On le voit jour après jour.

Je n’aborderai que l’électricité bien qu’EDF soit également un fournisseur de gaz pour ses clients – ménages et entreprises – de plus en plus nombreux chaque année. Je les en remercie.

Un petit retour en arrière. Grâce au succès du programme électronucléaire, la France a pu engager, dès les années 1980, la décarbonation de son bouquet énergétique, notamment du fait du rôle joué par l’électricité dans le chauffage des bâtiments, lesquels sont plus souvent chauffés à l’électricité en France que dans les pays comparables. Le poids de l’électricité dans la consommation totale d’énergie y est un peu plus élevé en moyenne que dans les pays voisins. Cela nous donne un net avantage par rapport à eux en matière de décarbonation.

Néanmoins les énergies d’origine fossile, celles qui produisent beaucoup de dioxyde de carbone, restent largement majoritaires dans la consommation d’énergie globale de notre pays. Et chacun sait que notre territoire ne recèle guère de gisements en la matière dès lors que la loi française interdit d’aller, ne serait-ce que regarder si des pétroles ou des gaz de schiste pourraient être exploités dans des conditions attrayantes. Il est paradoxal qu’à la suite de la guerre déclenchée par la Russie sur le territoire ukrainien, nous importions massivement et durablement du gaz américain en provenance de formations géologiques que nous nous interdisons d’explorer et a fortiori d’exploiter en France. Je vais peut-être un peu loin. Je vais m’arrêter là sur ce qui est quand même, à mes yeux, le signal d’une perte d’opportunités en matière de souveraineté et d’indépendance énergétique.

Je reviens donc à l’électricité qui est, depuis plus de quarante ans, un atout indéniable pour notre pays et pour notre bilan carbone, grâce en grande partie à notre parc hydroélectrique mais aussi bien sûr à notre parc nucléaire. L’électricité bas-carbone française ainsi produite sur notre sol assure au pays un approvisionnement sûr et souverain, de l’activité grâce aux emplois industriels qui en découlent, des recettes commerciales que nous pouvons engranger grâce aux exportations, et un potentiel de compétitivité car le prix de notre électricité devrait être largement à l’abri des soubresauts des prix des marchés des matières premières – tel n’est pas le cas, nous y reviendrons si vous le souhaitez.

Dans un premier temps, je voudrais m’attarder sur deux des causes qui me semblent primordiales dans l’analyse du sujet de votre enquête. Quand j’arrive chez EDF, à la fin 2014, quelle n’est pas ma surprise de prendre conscience des implications de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité, dite loi Nome. Celle-ci institue l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) –, un mécanisme pernicieux qui pèse de manière croissante sur l’endettement d’EDF au rythme d’environ 3 à 4 milliards d’euros par an. Je l’ai dit et répété pendant huit ans, l’Arenh est un poison pour EDF et ce, pour trois raisons.

Tout d’abord, le prix, inchangé depuis l’instauration de l’Arenh, le 1er janvier 2011, et au moins encore sur l’exercice 2023, s’établit à 42 euros pour un mégawattheure. Il est manifestement sous-évalué par rapport au prix de revient de notre production nucléaire. Je me réfère par exemple aux calculs détaillés présentés en 2019 par la Commission de régulation de l’électricité (CRE), pourtant peu suspecte de soutien à l’égard d’EDF. Cette sous-évaluation affaiblit de manière systématique EDF, je vais y revenir.

Lors de mon arrivée en 2014, devant cette sous-évaluation manifeste, le Gouvernement français et la Commission européenne avaient engagé des discussions approfondies pour augmenter la valeur de l’Arenh et la porter de 42 à 52 euros par paliers de 2 euros chaque année. Hélas, la négociation a pris fin dès que le prix du mégawattheure sur le marché de gros européen est tombé au-dessous des 42 euros. C’était dans les derniers mois de 2015 et depuis, l’Arenh est resté à 42 euros.

Lorsque le prix de gros est inférieur, comme en 2015 et 2016, les opérateurs concurrents d’EDF dédaignent naturellement l’Arenh et achètent sur le marché à un prix plus intéressant. En cela, EDF est une deuxième fois victime de l’Arenh, puisque ce mécanisme revient à donner une option gratuite aux concurrents d’EDF, dont bien évidemment ceux-ci font usage quand l’opportunité se présente. Cette caractéristique tout à fait étonnante est décrite par le mot d’asymétrie.

En 2016 et 2017, les recettes d’EDF connaissent une chute brutale puisque le prix de gros du mégawattheure tombe à 30 euros et même, par moments au-dessous, jusqu’à 26 euros. Ce manque à gagner contraint EDF à un plan de restructuration sévère, imposé de fait par les agences de notation qui dégradent à trois reprises la dette d’EDF. Ce plan, qui a été rendu public en avril 2016, comprenait un ensemble important de cessions d’actifs, une trajectoire d’économies sur les coûts de fonctionnement et, déjà, une concentration des investissements d’EDF sur les activités bas-carbone. Ces trois volets du plan ont été mis en œuvre par EDF.

Le plan a bénéficié d’un soutien remarquable du ministère de l’économie et, plus généralement, des pouvoirs publics car pour la première fois, l’État renonce aux dividendes d’EDF payés cash, ignorant que cela va durer pendant des années. En outre, l’État souscrit à une augmentation de capital à hauteur de 3 milliards d’euros qui sera réalisée au début de l’année 2017 et atteindra finalement 4 milliards.

C’est la première fois depuis longtemps, peut-être même depuis la création d’EDF en 1946, que le contribuable vient sortir l’entreprise nationale d’une situation créée par une mauvaise loi.

Le parc de production d’EDF ainsi que les réseaux d’Enedis et de RTE ont été intégralement financés par l’entreprise, donc de fait par ses clients, mais pas par les contribuables, donc pas par l’État. Il est vrai que l’établissement public EDF, jusqu’au début des années 2000, bénéficiait de la garantie de l’État et empruntait à moindre coût – c’était avant l’ouverture des marchés de l’énergie en application des directives européennes. Je le répète, c’est la première fois que le contribuable vient secourir EDF, et cela se produit cinq ans après l’instauration de l’Arenh.

Troisième raison pour laquelle l’Arenh pénalise EDF, ses concurrents n’ont plus à se préoccuper d’investissements physiques en matière de production d’électricité – je mets de côté les énergies renouvelables, qui font l’objet de prix garantis. Il suffit aux opérateurs alternatifs d’acheter de l’électricité au guichet de l’Arenh. Ils ne prennent aucun risque d’investisseur, ni d’exploitant ; tous les risques sont portés par EDF. Des concurrents d’EDF, l’Arenh fait des rentiers. Et quand ses concurrents se trompent sur leurs besoins – cela a été le cas en 2022 –, ils suspendent leurs offres commerciales, ils cessent de proposer leurs services, certains déposent le bilan et les risques sont de nouveau transférés à EDF. Cette manœuvre coûtera plusieurs milliards d’euros à EDF en 2022 et 2023.

Depuis plus de dix ans, faute d’inciter les fournisseurs alternatifs à créer des outils de production propres, l’Arenh, qui leur est très favorable, a été un frein au développement d’une capacité énergétique souveraine sur notre sol.

Telles sont les trois raisons qui font de la loi Nome et de l’Arenh une cause profonde et durable de l’affaiblissement d’EDF. Or une EDF affaiblie n’est pas en mesure de développer sereinement son activité au bénéfice de la collectivité nationale.

Au cours des huit années durant lesquelles j’ai eu l’honneur de présider EDF, une bonne partie de l’énergie de la direction générale de l’entreprise a été absorbée par la nécessité absolue d’obtenir une réforme de la régulation qui pesait et pèse encore aujourd’hui lourdement sur l’entreprise. Je me réjouis de voir aujourd’hui que la souveraineté énergétique et le soutien aux investissements dans nos territoires sont enfin des questions identifiées – pas résolues, mais c’est déjà ça – au niveau européen.

Le deuxième thème que je voudrais aborder est la fixation des priorités en matière de mix électrique. De quoi parle-t-on ? On parle des besoins en électricité pour le chauffage, la mobilité, l’industrie : quel niveau de demande doit-on satisfaire ? Quelle part dans la production doit-on viser pour les énergies renouvelables ? Faut-il arrêter des moyens de production fossiles ? Faut-il en construire de nouveaux ? Faut-il arrêter des centrales nucléaires ? Faut-il en construire de nouvelles ? Faut-il et peut-on augmenter significativement la production d’hydroélectricité et dans quelles conditions ? Doit-on prévoir des moyens significatifs de stockage de l’électricité ? Quel rôle donné aux importations pour assurer la sécurité d’approvisionnement aux heures de pointe ? Voilà un ensemble de questions qui se posent et sur lesquelles je voudrais être très clair.

Lorsqu’on dirige EDF ou qu’on y travaille, il n’est à aucun moment question de se soustraire à la volonté démocratique qu’expriment des directives européennes, des lois françaises, des décrets ou toute autre réglementation. Bien évidemment et comme toute partie prenante au système électrique, EDF partage ses analyses et tente de faire prévaloir son point de vue auprès des décideurs politiques et des régulateurs, à Paris comme à Bruxelles. Chaque fois que l’État ou le régulateur soumet un projet à consultation, EDF élabore et rend publique une contribution détaillée, établie sur des bases rationnelles.

Bien évidemment, EDF s’attend à ce que l’État respecte les lois et règlements qu’il a lui-même fait voter ou qu’il a établis, et en tant que personne morale, EDF peut demander aux tribunaux de juger s’il y a préjudice du fait d’une application contestable et contestée des textes. Consciente des marges de manœuvre dont elle dispose, la direction générale d’EDF tente de négocier les meilleures conditions d’application de ces textes afin de préserver l’intérêt social de l’entreprise et de ses actionnaires, notamment les actionnaires minoritaires. Mais qui pourrait croire un instant qu’EDF n’a d’autre boussole que l’application des obligations que lui crée le code de l’énergie ? Cela est vrai en France mais aussi dans tous les pays où EDF opère.

De ce fait, EDF vit au rythme des décisions de politique énergétique et électrique qui sont prises par les gouvernements élus démocratiquement dans notre pays et s’attache à répondre aux objectifs que lui fixe l’État dans son double rôle d’actionnaire et de régulateur. Il n’est pas difficile de s’interroger sur la cohérence entre le temps long des projets industriels et le temps nettement plus court du calendrier électoral et, souvent, de l’alternance politique. À cet égard, l’exercice mené par RTE décrivant les différents futurs énergétiques possibles à l’horizon 2050 a marqué un tournant bienvenu dans la capacité de notre pays à se projeter dans le temps long en partant d’une analyse rationnelle et communiquées aux acteurs. Cela ne signifie pas qu’EDF a eu la même analyse ou la même appréciation que RTE sur tous les aspects.

Pour tout acteur industriel, toute entreprise attachée à prendre des décisions rationnelles qui l’engagent à long terme, il est indispensable d’agir sur la base d’une décision politique elle-même fondée sur une approche technique et économique sérieuse. On sait qu’EDF, y compris dans la période récente, n’a pas toujours connu une telle situation. S’agissant du nucléaire qui, en France et dans bien d’autres pays, fait l’objet de polémiques depuis des décennies, nous savons les difficultés que fait naître la nécessaire, l’indispensable subordination de l’entreprise aux décisions politiques. À mes yeux de citoyen, cette hiérarchie est souhaitable malgré les risques induits, les dépenses inutiles et les difficultés à motiver ou à embaucher les salariés dans la filière qu’elle peut occasionner.

À titre de conclusion, je voudrais plaider avec toute la conviction dont je suis capable pour une vision stratégique cohérente et stable dans les décisions de politique énergétique, en conséquence dans les décisions sur le mix électrique ainsi que sur les meilleurs usages de l’électricité. La situation actuelle montre une tension inattendue sur la sécurité d’approvisionnement et sur les prix depuis de nombreux mois ainsi que des retards, peu explicables et qui se comptent en années, dans les engagements climatiques pris par notre pays. Enfin, la contestation est générale : qui ne conteste telle ou telle décision prise il y a deux, cinq, dix ou quinze ans ?

À mes yeux, le moment est venu de clarifier les objectifs énergétiques que la collectivité nationale s’assigne sur le long terme et pas seulement sur une période de cinq ans. Cette clarification doit être fondée sur les faits, dans un domaine où fleurissent les fake news. Des objectifs programmatiques précis sur le long terme doivent être fixés car les infrastructures énergétiques ne se construisent pas sans une approche de long terme et sans ténacité.

Nous avons aujourd’hui la chance de disposer pour la planète d’une feuille de route pour les trente années qui viennent – c’est l’Accord de Paris ; notre pays s’est engagé à atteindre la neutralité carbone en 2050 ; et, en toute modestie, nous pouvons nous appuyer sur la raison d’être d’EDF qui vise à concilier préservation de la planète, bien-être et développement.

Parce que la France et l’Europe sont confrontées à une crise énergétique, les conditions peuvent être réunies pour changer dès maintenant le mode de fonctionnement trop incertain de notre planification. Je forme le vœu que nous revenions aux programmes de long terme, ceux qui ont permis l’électrification dans les années 1950, l’accompagnement des Trente Glorieuses jusqu’aux années 1970 et le choix stratégique du nucléaire, une constante des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980 ayant connu une accélération à partir de la crise pétrolière de 1973.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourquoi le prix de l’Arenh n’a-t-il pas été revalorisé comme le prévoyait la loi Nome ? Dans les discussions au niveau européen, un lien avait-il été établi entre le prix de l’Arenh et le devenir des concessions hydroélectriques ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je crois avoir répondu à votre première question. Lors de mon arrivée à la tête d’EDF, il y avait un consensus au sein du Gouvernement pour porter devant la Commission européenne une demande de relèvement de l’Arenh par paliers de 2 euros jusqu’à 52 euros. Cette demande n’était pas liée à une quelconque avancée en matière de concessions hydroélectriques, elle était justifiée par les coûts de notre parc nucléaire. EDF n’avait pas à prendre parti sur un quelconque compromis entre les concessions hydroélectriques et le prix de l’Arenh, dont l’augmentation allait de soi.

La hausse n’a pas eu lieu car le prix de gros est descendu sous 42, puis 35 puis 30 euros. La Commission considérait qu’il fallait laisser le marché fonctionner. Si celui-ci décidait que le prix de l’électricité était inférieur à 42 euros, il n’y avait pas matière à relever le prix de l’Arenh. La porte s’est donc refermée sur ce dossier dans le courant de l’année 2016.

M. le président Raphaël Schellenberger. M. François Jacq, administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, affirme que le programme Astrid a été abandonné en concertation avec EDF et Orano. Pouvez-vous le confirmer ?

M. Jean-Bernard Lévy. Inutile de vous dire qu’EDF est très attachée à ce que notre pays développe des surgénérateurs qui permettent de boucler le cycle du combustible en limitant voire supprimant la production de déchets nucléaires.

EDF souhaitait trouver, en collaboration avec le CEA, les solutions technologiques et regrettait la fermeture de Superphénix. En revanche, les ingénieurs d’EDF estimaient que le programme Astrid était justifié dans son volet de recherche de technologies pour gérer les difficultés techniques rencontrées notamment avec le sodium comme caloriporteur mieux que ne l’avait fait Superphénix. Mais ils manifestaient un certain scepticisme quant à la possibilité de passer directement d’une démonstration technologique à la construction immédiate d’un nouveau réacteur. EDF soutenait entièrement le volet technologique du programme Astrid mais était plus réservé sur le démonstrateur, de mémoire de 600 mégawatts, directement connecté sur le réseau, qui anticipait une solution dont la viabilité n’avait pas encore été démontrée.

À ma connaissance, la décision d’arrêter le programme Astrid n’a pas été prise en présence d’un représentant d’EDF.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le système français est confronté au défi de la corrosion sous contrainte. Comment le risque d’un problème générique sur le parc nucléaire était-il anticipé au sein d’EDF ? Comment ont été traitées les alertes successives de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur la disparition progressive des marges de production d’énergie pilotable qui risquait d’imposer un arbitrage entre sécurité d’approvisionnement et sûreté d’exploitation ?

M. Jean-Bernard Lévy. Nous n’arbitrons pas entre sécurité d’approvisionnement et sûreté nucléaire, dont nous faisons une priorité absolue, pour deux raisons : premièrement, le respect des règles de sûreté nucléaire nous semble intrinsèquement lié à la confiance des Français dans l’énergie électronucléaire ; deuxièmement, nous ne sommes pas chargés de la sécurité de l’approvisionnement puisque, depuis longtemps déjà, nous sommes un opérateur – certes, le plus important – parmi d’autres. L’équilibre entre l’offre et la demande est assuré par RTE.

En ce qui concerne la corrosion sous contrainte, il s’agit d’un problème générique dont nous ignorions tout de l’ampleur lorsqu’il a été découvert. Le problème est survenu sur un premier et rapidement sur quatre réacteurs de la catégorie dite N4 dont la puissance est de 1 450 mégawatts. Très vite, on a soupçonné une corrosion sur la catégorie des 1 300 mégawatts qui s’est vérifiée. En revanche, quelques mois plus tard, il est apparu que les réacteurs de 900 mégawatts, les plus anciens, étaient à l’abri. Cela montre que le problème n’est pas dû au vieillissement mais à la technique de soudure.

La fermeture de nombre de réacteurs utilisant des énergies fossiles – quand je suis arrivé, il y avait encore des réacteurs fonctionnant au fioul et il y avait aussi davantage de centrales à charbon – a réduit les marges de manœuvre en matière d’énergie pilotable. Toutefois, RTE, qui est responsable du pilotage, ne s’y est pas opposé. Dans ce contexte, la survenue du problème générique de corrosion et son ampleur ont fragilisé la production et menacé l’équilibre entre l’offre et la demande. Pour l’instant, la demande est satisfaite mais chacun sait que l’hiver actuel est plus difficile que les précédents.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est sous votre mandat que la centrale de Fessenheim est arrêtée. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Jean-Bernard Lévy. Le dossier méritait que je prépare une réponse circonstanciée. La voici.

La fermeture définitive des deux réacteurs de 900 mégawatts de Fessenheim date du premier semestre 2020, ce qui correspond à la période où les deux réacteurs ont atteint les quarante années de fonctionnement.

Dans les années qui précédaient leur fermeture, les deux réacteurs de Fessenheim étaient jugés par l’ASN comme appliquant de manière tout à fait conforme les règles de sûreté. Ils étaient considérés parmi les meilleurs du parc nucléaire français.

L’arrêt des réacteurs fait manifestement suite à une campagne de dénigrement permanente et ancienne de la part d’organisations non gouvernementales antinucléaires basées en France et surtout en Allemagne ainsi que de décisions de politique énergétique que je voudrais résumer comme suit.

En vertu d’un décret du 11 décembre 2012, un « délégué interministériel à l’avenir du territoire de Fessenheim » est chargé de « préparer et coordonner les opérations nécessaires à la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim et à la reconversion du site ».

La loi de transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 plafonne à 63,2 gigawatts la capacité de production nucléaire en France. En pratique, elle ne permet pas la mise en service de l’EPR de Flamanville sans la déconnexion définitive d’une capacité nucléaire équivalente, qui correspond à peu près à deux réacteurs de 900 mégawatts. Par une décision du 13 août 2015, le Conseil constitutionnel rappelle le droit d’EDF à indemnisation par l’État au titre du préjudice subi du fait de l’application du plafonnement.

En application de ces lois et règlements. EDF exclut les deux réacteurs de Fessenheim du périmètre qui fait l’objet du projet dit VD4-900, pour quatrième visite décennale, du programme grand carénage, lequel a été autorisé par le conseil d’administration d’EDF à mon initiative en janvier 2015. Au deuxième semestre 2015, la fermeture des deux réacteurs devient donc inéluctable. Il va de soi que le PDG d’EDF en tant que mandataire social de l’entreprise aurait commis une faute de gestion si EDF avait poursuivi les travaux pour prolonger la durée de vie des réacteurs de Fessenheim en ignorant tant la loi de 2015 que le décret de 2012.

Les négociations entre EDF et l’État sur le protocole d’indemnisation, commencées en avril 2016, ont été ralenties notamment par le retard pris par la construction du réacteur EPR de Flamanville, qui conduit à désynchroniser la fermeture de Fessenheim de la mise en service de Flamanville. Fessenheim va donc aller jusqu’à quarante ans. Pour émettre un avis indépendant sur le protocole, le conseil d’administration d’EDF s’organise sous la forme d’un groupe de travail qui se réunit à de très nombreuses reprises. Le protocole est également amendé pour prendre en considération les observations de la Commission européenne et celles du comité ministériel des transactions au sein du ministère de la transition écologique et solidaire. Au fil des négociations et des observations, le conseil d’administration d’EDF a approuvé quatre délibérations relatives à ce protocole d’indemnisation, qui a finalement été signé par la ministre de la transition écologique et solidaire et par le PDG d’EDF le 27 septembre 2019. Le 30 septembre 2019, EDF a adressé la demande d’abrogation de l’autorisation d’exploiter la centrale de Fessenheim, qui a fait l’objet du décret du 18 février 2020. Un premier décret portant sur l’abrogation de l’autorisation d’exploiter la centrale de Fessenheim, daté du 8 avril 2017, avait été annulé par le Conseil d’État en octobre 2018.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle appréciation portez-vous sur la fermeture de Fessenheim ?

M. Jean-Bernard Lévy. EDF a appliqué la loi.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelles sont les raisons du désaccord sur la stratégie de financement du projet d’Hinkley Point, désaccord qui a abouti à la démission du directeur financier d’EDF ?

M. Jean-Bernard Lévy. Le directeur financier a en effet démissionné dans les semaines qui ont suivi la préparation de la décision, mais le conseil d’administration, qui est souverain en la matière, a approuvé la construction et le financement des deux réacteurs d’Hinkley Point. Certaines voix se sont élevées contre cette décision, mais une majorité claire d’administrateurs l’a votée.

Le projet d’Hinkley Point revêtait une triple dimension : industrielle, économique et de financement.

En ce qui concerne la dimension industrielle, il m’est apparu très important, peu avant le Brexit, de consolider le soutien au nucléaire mais aussi à l’industrie française – EDF est le seul exploitant de centrales nucléaires au Royaume-Uni – que manifestaient depuis une bonne dizaine d’années les gouvernements britanniques tant travaillistes que conservateurs. Un grand pays de haute technologie a ainsi retenu la technologie française de l’EPR pour la construction de deux, et nous l’espérons bientôt quatre, réacteurs. C’est un signal important adressé à tous les pays qui s’interrogent : malgré le retard de Flamanville et les critiques sur notre propre territoire, un autre pays a fait le choix de l’EPR. Ce projet assure un plan de charge important pour les bureaux d’études dans lesquels des milliers d’ingénieurs travaillent encore sur Hinkley Point et pour les usines françaises – Framatome, General Electric, Orano et bien d’autres sous-traitants – dont le carnet de commandes, à la fin du chantier de Flamanville, pourrait peiner à se remplir. Pour toutes ces raisons, la dimension industrielle du projet fait consensus.

Sur le plan économique, mon prédécesseur a négocié un contrat pour différence, qui permet d’assurer, dans la plupart des cas, une belle rentabilité aux investisseurs que sont le partenaire chinois CGN (China General Nuclear Power Corporation) et EDF. Le prix d’achat garanti de l’électricité aux termes du contrat est critiqué par le National audit Office – la cour des comptes britannique – qui le juge trop généreux. Celui-ci étant de surcroît indexé sur l’inflation, nous bénéficierons de la hausse des prix de 10 % que connaît la Grande-Bretagne. Le chantier d’Hinkley Point n’est pas terminé – il a été mené à 60 % – mais sa rentabilité économique, bien qu’un peu érodée par des retards qui ne sont pas considérables, reste d’excellente facture.

Quant au financement, il s’agit d’une question délicate. Lorsque j’ai pris mes fonctions, la stratégie consistait à « déconsolider » le financement, c’est-à-dire à faire porter le financement en capital par un groupe d’investisseurs dans lequel EDF serait minoritaire, et par des prêteurs. Il ne m’a fallu que quelques semaines pour m’apercevoir que le projet qui m’était présenté par l’équipe précédente, dont faisait partie le directeur financier qui a démissionné, n’était fondé sur aucun engagement autre que celui du partenaire chinois – c’est d’ailleurs moi qui ai négocié la contribution de ce dernier à hauteur de 33,5 %. Il était si irréaliste qu’il ne pouvait pas, selon moi, voir le jour. Dès lors, la question se pose à EDF et à l’État actionnaire de savoir si l’entreprise doit financer le projet ou l’abandonner. Si elle veut assurer les deux tiers du financement, EDF doit supporter un endettement assez important pendant de nombreuses années avant de pouvoir percevoir les premières recettes tirées de la mise en service des réacteurs. Le débat a lieu avec l’Agence des participations de l’État et les responsables ministériels concernés. Il en ressort que l’État souhaite voir le chantier d’Hinkley Point mené à bien. Il votera en conséquence au sein du conseil d’administration.

Rétrospectivement, la décision, qui a été prise par le conseil d’administration en toute connaissance de cause, de poursuivre le projet était tout à fait indispensable – je persiste et signe.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez souligné que les projections d’EDF ne rejoignent pas toujours celles de RTE. Sur quels points portent les différences ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je m’attarderai sur le point qui me semble le plus important : les besoins en électricité, autrement dit la demande.

RTE est chargé de conduire une étude prospective afin d’éclairer les décisions du Gouvernement en matière d’électricité. À mes yeux, les scénarios de RTE à l’horizon 2050 restent inspirés par une approche un peu ancienne tirant les conséquences de la désindustrialisation de notre pays que nous avons observée depuis vingt ans. Or aujourd’hui, la priorité est donnée, d’une part, à la lutte contre le changement climatique qui fait appel à l’électricité décarbonée en lieu et place de l’énergie fossile, et, d’autre part, à la reconquête de notre souveraineté industrielle et énergétique.

RTE prévoit, dans son scénario central, une croissance en volume de la consommation d’électricité, que je qualifierais de modeste, de l’ordre de 1 % par an, alors que nombreux sont les facteurs qui pourraient amener à considérer comme plus vraisemblable une croissance entre 1,5 et 2 % par an pendant trente ans.

Parmi ces facteurs, on peut citer : la démographie ; l’accroissement du nombre de logements à population constante ; la réindustrialisation et l’effort de contrôle de notre souveraineté énergétique ; la numérisation de la société ; des mesures sectorielles très fortes telles que l’arrêt de la vente de véhicules thermiques neufs pour les particuliers dès 2035 ; les besoins en hydrogène décarboné, notamment dans l’industrie ; la nouvelle réglementation thermique sur les logements qui, enfin, privilégie l’électricité décarbonée par rapport au gaz, au moins pour les logements neufs ; la substitution de fours électriques à des fours au gaz naturel dans nombre de procédés industriels.

Ces importants facteurs de croissance de la demande en électricité pour les prochaines années seront certes tempérés par des efforts de sobriété et d’efficacité énergétique, mais le rapport de RTE table dans ce domaine – ô combien important – sur des résultats chaque année d’ici à 2050 nettement meilleurs que tout ce qui a été observé depuis trente ans en France ou dans des pays comparables. Il me semble donc qu’une stratégie énergétique nationale se fondant sur une fourchette de consommation domestique annuelle d’électricité de 750 à 800 térawattheures en 2050 ferait courir à notre pays nettement moins de risques que le point moyen de 645 térawattheures qui a été retenu fin 2021 ou début 2022.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci, monsieur Lévy, pour ces premières réponses, ainsi que pour les réponses que vous nous avez communiquées par écrit en amont de cet entretien. En tant qu’ancien président-directeur général d’EDF, êtes-vous surpris par la situation énergétique actuelle ?

M. Jean-Bernard Lévy. On est toujours surpris quand la crise arrive. Nous sommes dans une situation de crise énergétique. Bien avant la guerre en Ukraine, le prix du gaz avait commencé à monter en flèche. La plupart des observateurs considèrent que c’est une question d’équilibre entre l’offre et la demande, le très fort rebond de l’économie chinoise ayant fait monter de façon très importante les prix du gaz naturel liquéfié (GNL). Ensuite, cela a bien sûr été amplifié par la guerre en Ukraine. L’été dernier, les prix du gaz et de l’électricité ont augmenté de façon tout à fait considérable. Depuis quelques semaines, ils se sont repositionnés à des niveaux qui restent nettement plus élevés que ceux que nous avions connus au cours des années précédentes.

On est toujours surpris quand la crise arrive. Qui peut ne pas être surpris par le rebond de l’économie chinoise après le ralentissement dû au covid ? D’ailleurs, qui peut ne pas être surpris par le covid ? Qui peut ne pas être surpris par l’invasion de l’Ukraine ? Et ainsi de suite.

Au-delà de la surprise, il me paraît important de souligner l’impréparation de l’Europe, parce qu’elle a voulu compter essentiellement sur le marché pour réguler l’offre et la demande d’énergie. Or on constate aujourd’hui que le marché est important mais qu’il n’a pas réponse à tout. Cette impréparation se traduit par une très grande fragilité des systèmes énergétiques. On le voit en ce qui concerne l’approvisionnement en gaz et en électricité. Pour ce qui concerne l’électricité, le problème est un peu plus aigu en France du fait de la corrosion sous contrainte des réacteurs nucléaires, mais il est tout de même d’une grande acuité chez nombre de nos voisins européens : le Royaume-Uni, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas, entre autres, se préoccupent désormais de l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité. Le problème est aussi extrêmement aigu sur le gaz.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes arrivé à la tête d’EDF fin 2014. On peut imaginer que vous avez eu un entretien, au moins de courtoisie, sinon d’orientation générale, avec les membres du Gouvernement, ou peut-être avec le ou la ministre chargée de l’énergie. Cela a-t-il été le cas ?

M. Jean-Bernard Lévy. Mon passage de Thales à EDF a été extrêmement rapide. Je n’ai eu que quelques heures pour donner une réponse – elle a été positive. Il ne s’est passé qu’une poignée de jours avant que l’information soit rendue publique. J’étais alors en déplacement pour Thales dans des pays asiatiques. Les premiers contacts que j’ai eus avec les membres du Gouvernement quant à ce qui était attendu du président d’EDF ont eu lieu lors d’une réunion collective à laquelle la ministre participait.

M. Antoine Armand, rapporteur. De quelles orientations générales la ministre vous a-t-elle fait part ?

M. Jean-Bernard Lévy. La réunion collective à laquelle j’ai participé m’a permis de mesurer l’ampleur des sujets que je ne connaissais qu’en tant que lecteur de la presse et observateur attentif des grandes orientations fixées à mon pays. Cela m’a conduit à demander qu’une lettre de mission me soit adressée, ce qui a été fait début 2015 – le temps que tout cela se mette en route. Elle était cosignée par les trois ministres qui partageaient à ce moment-là la tutelle sur EDF : Mme Royal et les deux ministres compétents de Bercy.

M. Antoine Armand, rapporteur. Au-delà de la lettre, quel était l’esprit de cette lettre de mission, s’agissant en particulier des orientations relatives à notre parc nucléaire ?

M. Jean-Bernard Lévy. J’ai partagé cette lettre de mission avec le conseil d’administration d’EDF et avec mon comité exécutif ; j’ai estimé que c’était un point de départ important. La lettre de mission rappelait la nécessité d’assurer les grands objectifs du service public qu’est EDF. En matière de nucléaire, elle rappelait que la loi en cours d’examen – elle n’était pas encore votée à l’époque ; elle a été promulguée en août 2015, soit huit ou neuf mois après mon arrivée – prévoyait la baisse de la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % en 2025 et la fermeture de Fessenheim. Je pense qu’elle me demandait aussi – il faudrait que je la relise – de préparer la prochaine génération d’EPR au-delà de Flamanville ; elle incluait la nécessité pour EDF de préparer le renouvellement du parc nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dites avec une modestie qui vous honore que vous n’étiez pas, à votre arrivée, un spécialiste du secteur. Néanmoins, j’imagine que vous avez échangé avec vos équipes et avec les techniciens. Quelle était votre intime conviction concernant cette nouvelle direction donnée à notre politique nucléaire, à savoir cet objectif de 50 %, qui avait vocation à être décliné, quelques mois ou années plus tard, sous la forme d’une fermeture de réacteurs ?

M. Jean-Bernard Lévy. J’avais connu EDF de loin lorsque je travaillais au ministère de l’industrie, lequel incluait à l’époque les grandes entreprises énergétiques, qui étaient des établissements publics. J’ai accepté de prendre la direction d’EDF en sachant que le président de cette entreprise publique se doit d’appliquer les lois et les règlements – je l’ai rappelé dans mon propos introductif. Je n’avais pas d’opinion personnelle à avoir. Ou alors, si j’estimais que la politique menée ne me correspondait pas du tout, je ne prenais pas le poste. Mais j’ai estimé que, puisqu’on me proposait une telle responsabilité pour mon pays, il était de mon devoir d’accepter, quoi que je pense de telle ou telle mesure que le Gouvernement était amené à préparer. Je rappelle qu’à l’époque, la loi n’était pas votée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Donc, vous n’étiez pas en contradiction suffisamment importante avec ces objectifs pour refuser le poste et les responsabilités qu’il impliquait ?

M. Jean-Bernard Lévy. C’est exact.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quand vous êtes arrivé à la tête d’EDF, quel était l’état de la filière nucléaire et celui des compétences au sein d’EDF ? Vos prédécesseurs nous ont décrit une situation initiale qui n’était pas mauvaise lorsqu’ils ont pris leurs fonctions et pas mauvaise non plus à leur départ, y compris en ce qui concerne les compétences, sauf pour quelques hauts responsables. J’ai bien peur que nous arrivions à notre époque sans avoir pu identifier de difficultés en matière de compétences ni dans la filière nucléaire ni au sein d’EDF, alors que tout un chacun convient aujourd’hui de l’existence d’un tel problème. Pouvez-vous nous aider à y voir plus clair ?

M. Jean-Bernard Lévy. J’ai répondu par écrit au questionnaire que vous m’avez adressé, notamment à la question n° 11. Je suppose que mes réponses seront rendues publiques ? Pour ma part, je le souhaite.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le rapport sera rendu public. Je ne sais pas ce qu’il en sera de ce document de travail.

M. Jean-Bernard Lévy. En tout cas, je n’ai aucune raison de cacher les réponses que j’ai rédigées.

Il y a des compétences de deux natures très différentes : les compétences pour garder le parc en état, de façon qu’il puisse fonctionner correctement et répondre aux prescriptions de l’ASN, qui ont d’ailleurs été renforcées après l’accident de Fukushima et mises à jour avec la perspective de dépasser les quarante ans de durée de vie des réacteurs ; les compétences pour la construction de nouvelles centrales.

Je n’ai aucun doute qu’EDF avait, a et aura les compétences pour gérer son parc et pour répondre aux prescriptions que lui adresse l’ASN. C’est bien le cas : EDF a fait – avec, certes, parfois un peu de retard, parfois un peu d’avance – l’ensemble de ce que l’ASN lui avait demandé de faire, d’une part à la suite de l’accident de Fukushima, d’autre part pour prolonger au-delà de quarante ans la durée de vie des réacteurs. Il doit y avoir désormais six à huit réacteurs de 900 mégawatts qui ont été autorisés à redémarrer au-delà de ce seuil.

Il n’y a donc pas de doute sur le niveau de ces compétences. En revanche, se pose la question du volume des compétences : lorsqu’un problème générique touche un grand nombre de réacteurs, nous sommes limités par le nombre de personnes qualifiées dont nous disposons. Nous l’avons vu au moment où s’est posé le problème de la corrosion sous contrainte. Les équipes que j’ai interrogées m’ont alors dit que nous avions environ 100 soudeurs qualifiés à même de réparer les réacteurs – dans des conditions de radioactivité, vous le savez, difficiles – et que nous aurions pu aller plus vite avec 200. Comme nous ne les avions pas, nous avons paré au plus pressé : nous avons fait venir des soudeurs de l’étranger, qui n’avaient pas nécessairement exactement les mêmes qualifications ni les mêmes gestes, mais cela nous a évité d’attendre, nos soudeurs ne pouvant revenir sur un chantier avant un an révolu, compte tenu de la dosimétrie. Au moment où j’ai quitté EDF, il y a trois semaines, les réparations étaient terminées sur certains réacteurs, qui redémarraient donc ou allaient redémarrer.

Il est évident que, si nous avions été en train de construire de nouvelles centrales nucléaires, nous aurions disposé de dizaines de soudeurs supplémentaires : nous aurions pu les prélever sur les chantiers de construction pour les affecter pendant deux ou trois mois sur les chantiers de maintenance – les constructions neuves auraient attendu. En d’autres termes, nous avons les compétences mais nous n’avons pas assez de compétences. Il me semble avoir parlé à ce sujet d’un « manque de bras ».

Sur les compétences en matière de construction, je porte un jugement très différent de celui que je porte sur les compétences en matière de maintenance.

Nous avons construit le parc jusqu’en 2002, année de mise en service des derniers réacteurs. Ensuite, il a été décidé de construire l’EPR à Flamanville, en un exemplaire unique. Le chantier a démarré en 2007-2008 pour le génie civil. Sachant que les interventions des différents corps de métiers s’échelonnent sur une dizaine d’années, il s’est passé une quinzaine d’années entre le moment où tel corps de métier était sur les chantiers de Chooz et de Civaux et le moment où il était uniquement sur le chantier de Flamanville. Après Flamanville, il n’y a pas eu de nouvelle construction, ni immédiatement, ni au bout de cinq ans, ni au bout de dix ans ; cela fait désormais quinze ans.

Quel est aujourd’hui en France l’état de nos compétences en matière de construction ? Il faut savoir que le chantier de Flamanville est terminé : sur place, tous les systèmes sont prêts et tout a été nettoyé ; il y a simplement quelques réparations à faire, principalement des soudures défectueuses. Je rappelle qu’il s’est passé environ quinze ans entre la fin de la construction du parc actuel et le démarrage du chantier d’un réacteur unique à Flamanville, et qu’il se sera passé de nouveau une quinzaine d’années, voire près de vingt ans, avant que soit prise, je l’espère, la décision définitive de construire de nouveaux réacteurs. Le rapport de Jean-Martin Folz, rendu public fin 2019, exprime très bien cette préoccupation : il explique qu’il est nécessaire de remettre en marche une filière des métiers de la construction. Au moment où le rapport a été remis, cette filière était notoirement insuffisante.

Dans la foulée du rapport Folz, j’ai créé au sein d’EDF une nouvelle direction qui m’était directement rattachée et à la tête de laquelle j’ai nommé Alain Tranzer, expert industriel venant du monde de l’automobile – donc familier des hautes technologies et d’une très grande discipline dans la gestion de grands programmes, avec la volonté de sortir la voiture au bon moment, et non pas un an après les concurrents. Ce directeur, qui me rapportait directement, a lancé un plan intitulé « Excell » visant à améliorer le niveau des compétences et la qualité d’exécution des chantiers, principalement des nouveaux chantiers, mais aussi, le cas échéant, des chantiers sur le parc existant.

Le plan Excell est donc un grand programme de remontée des niveaux et des volumes de compétences, ainsi que de la qualité. Il est mis en œuvre au sein d’EDF mais en associant très largement les entreprises du secteur, regroupées au sein du Gifen – le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire. Afin d’assurer la plus grande transparence, il fait l’objet d’une présentation annuelle au conseil d’administration d’EDF et, dans la foulée, d’une conférence de presse, de façon que l’ensemble du public soit informé de ses objectifs et de son avancement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends que vous ne faites pas ce diagnostic depuis seulement quelques semaines ; vous le faites depuis de longues années au sein d’EDF, raison pour laquelle vous avez mis en place les programmes dont vous avez parlé. Sans chercher à établir les responsabilités dans un but polémique, c’est donc une situation dont vous avez hérité à votre arrivée à la tête d’EDF, et qui tient aux différentes raisons structurantes que vous avez évoquées.

M. Jean-Bernard Lévy. Il n’est pas possible d’être compétent et efficace quand on construit un réacteur tous les quinze ans. On s’est interrompu, puis on a lancé Flamanville. Pour des raisons que je ne suis pas sûr de bien comprendre, on n’a pas prévu d’autres réacteurs après Flamanville, alors que c’était vraiment à l’ordre du jour. Je ne sais pas très bien ce qui s’est passé – la crise financière ? Je n’exerçais pas du tout ces responsabilités à ce moment-là.

Désormais, il s’agit de redémarrer un programme d’ampleur puisque, dans le discours de Belfort, le Président de la République a parlé de six réacteurs, et peut-être même de quatorze. Il faut que nous soyons prêts. Le président de l’ASN a appelé à la mise en œuvre d’un « plan Marshall », termes que je fais volontiers miens. Nous nous y préparons, en sachant qu’il y a devant nous un énorme travail à faire pour acquérir la crédibilité nécessaire et répondre aux besoins de ce programme.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez décrit la surprise qui fut la vôtre à votre arrivée en ce qui concerne le chantier de l’EPR : des principes de gestion de projet commun aux autres projets industriels qui n’ont visiblement pas cours chez EDF, une dilution des responsabilités, la faiblesse des interactions entre EDF et Areva, l’absence de direction exécutive dédiée à l’ingénierie du projet. Si je comprends bien, ce qui est en cause, c’est la capacité d’EDF à gérer un tel projet, et cela dépasse largement la question des compétences techniques.

M. Jean-Bernard Lévy. Vous avez tout à fait raison. Vous venez de lire la réponse que j’ai faite à l’une de vos questions. Je pense en effet qu’en matière de gestion de projet et de direction de programme, Flamanville n’était pas piloté comme il aurait dû l’être. J’ai essayé de résoudre le problème dans les semaines et les mois qui ont suivi mon arrivée, en procédant à une réorganisation selon les principes de gestion de grands projets industriels que j’avais appris dans d’autres secteurs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Eu égard à l’expérience que vous aviez dans d’autres secteurs industriels, vous conviendrez que, pour un projet de cette ampleur et de cette importance pour EDF, il était étonnant que le plus haut niveau de direction au sein d’EDF ne se soit pas saisi pleinement du sujet, comme vous l’avez fait, semble-t-il, à votre arrivée.

M. Jean-Bernard Lévy. Oui, j’en conviens.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaite maintenant vous interroger sur la filière nucléaire, notamment sur l’état d’Areva et sur les différentes décisions qui ont été prises jusqu’à la cession à EDF de sa filiale spécialisée dans la fabrication de réacteurs nucléaires. Sans vous demander de faire l’historique, je cherche notamment à comprendre quelle a été l’implication indirecte des pouvoirs publics, sous forme d’arbitrages ou de recommandations, et en tant qu’État actionnaire. Comment jugez-vous la stratégie de l’État actionnaire dans l’évolution qui a abouti à cette cession ? Estimez-vous comme d’autres que ce sont davantage les décisions individuelles prises au sein d’Areva qui ont conduit aux échecs que l’on sait ?

M. Jean-Bernard Lévy. Je ne suis pas capable de répondre à cette question, puisque ces décisions ont été prises plusieurs années avant mon arrivée. Ce que je peux vous dire, pour éclairer l’histoire sans tomber dans l’anecdote, c’est que, lors de la réunion collective organisée à mon retour d’Asie au cours de laquelle j’ai pris connaissance de ce que l’État me demandait de faire à la tête d’EDF, la question de la mauvaise santé d’Areva a évidemment été abordée : il allait falloir trouver une solution pour remettre les choses d’équerre.

Nous étions alors en octobre-novembre 2014. Cette solution a été préparée de concert par la nouvelle présidence d’Areva et la nouvelle présidence d’EDF, sous l’autorité du Gouvernement. Si je ne m’abuse, elle a fait l’objet, le 3 juin 2015, d’un communiqué de presse de l’Élysée, qui expliquait l’évolution à venir. Ensuite, il s’est agi de bien exécuter cette décision stratégique. Sans trop entrer dans les détails, celle-ci a consisté à donner à EDF le rôle d’unique chef de file de la construction de réacteurs nucléaires, à faire de Framatome le responsable de la chaudière et d’un grand nombre des équipements qui sont installés dans celle-ci – Framatome reprenant les activités d’Areva NP et retrouvant le nom qui était le sien des années 1960 aux années 1990 – et à faire d’Orano ce qu’avait été la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires) pendant une trentaine d’années.

À l’époque, j’ai fortement soutenu cette décision de principe. Jusqu’au 23 novembre dernier, j’avais plutôt plaisir à constater que, d’une part, Framatome enregistrait de bons résultats opérationnels, avait renoué avec le profit, la croissance et l’attractivité pour les ingénieurs et les salariés en général, et avait reconstitué un bloc industriel en élargissant un peu ses compétences et en ne s’interdisant pas de procéder à des acquisitions, et que, d’autre part, Orano conduisait avec efficacité les contrats qu’EDF lui avait confiés.

Fin 2014, la restructuration de la filière était devenue très urgente. Je pense que la restructuration arrêtée dans son principe en juin 2015 et exécutée jusqu’à fin 2017 – il y a eu beaucoup de retard à cause de la dimension finlandaise du dossier – a été une bonne décision de politique industrielle, dont nous bénéficions aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dès lors, une chose m’échappe. On était en train de construire, sous la responsabilité d’EDF, un nouvel EPR. On avait redonné un peu de vitalité à la filière nucléaire grâce à cette réorganisation. Cela n’a pas suffi à rendre la filière plus attractive pour les compétences ? Est-ce le fait de n’avoir lancé qu’un seul EPR en 2005 qui explique que, pendant des années, avant votre mandat et sous votre mandat, EDF n’ait pas trouvé ces fameux bras ?

M. Jean-Bernard Lévy. EDF embauche les bras dont elle a l’emploi. Il ne s’agit pas de savoir si on arrive ou non à faire venir des ingénieurs et des soudeurs dans la filière ; il s’agit de savoir quel travail on leur donne. Pour l’essentiel, le chantier de Flamanville a été terminé vers 2017-2018. Depuis lors, nous ne faisons que réparer. Donc, la quasi-totalité des bras dont EDF a besoin, c’est pour la maintenance du parc. Nous assurons cette maintenance, et les chantiers du parc se déroulent de façon très programmée. Je parle de ce qui est prévisible, et non des événements imprévisibles tels que la corrosion sous contrainte ou l’épidémie de covid, qui a été à l’origine de perturbations majeures – nous en payons encore les conséquences aujourd’hui.

En tout cas, nous aurions eu davantage de bras si nous avions eu des réacteurs à construire. Or nous avons eu un seul réacteur à construire au cours de ces vingt dernières années, et il est terminé depuis cinq ans. Nous avons certes besoin de réparer, mais les personnes qui réalisent le câblage ou le système de contrôle-commande ont fini leur travail.

M. Antoine Armand, rapporteur. Autrement dit, le volume de main-d’œuvre dont vous disposiez était suffisant pour maintenir le parc – sauf en ce moment du fait, selon vous, d’une conjonction d’événements qui expliquent le retard –, mais pas pour construire de nouveaux réacteurs ?

M. Jean-Bernard Lévy. C’est tout à fait cela.

M. Antoine Armand, rapporteur. Néanmoins, la question d’un défaut générique grave a été mentionnée à de multiples reprises comme une problématique pour la sécurité d’approvisionnement. Dans un avis de mai 2013, l’ASN tirait notamment la conclusion suivante : « L’ASN rappelle l’importance de disposer de marges suffisantes dans le système électrique pour faire face à la nécessité de suspendre simultanément le fonctionnement de plusieurs réacteurs qui présenteraient un défaut générique grave. » J’imagine qu’EDF a évoqué cette question, ne serait-ce que dans ses discussions de filière avec RTE pour préparer les scénarios de consommation et de production. Je comprends que la corrosion sous contrainte, phénomène récent et auparavant inconnu, n’ait pas été identifiée comme tel, pour toutes les raisons qui ont été évoquées. Nonobstant, quelles étaient les réflexions autour des défauts génériques graves ?

M. Jean-Bernard Lévy. Le propre du défaut générique grave, c’est que vous ne savez ni quand il arrivera, ni de quoi il s’agira, ni quelle sera son ampleur. La question que vous posez a trait à l’assurance, à la réassurance et aux marges de manœuvre. EDF mène avec RTE des travaux visant à établir des scénarios de dégradation et des réponses à ces scénarios. Nous estimons avoir suffisamment de marges de manœuvre pour faire face auxdits scénarios de stress. D’ailleurs, les mois qui viennent nous diront si tel est effectivement le cas. Pour l’instant, les Français ont de l’électricité.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens aux énergies renouvelables. À votre arrivée à la tête d’EDF, vous avez élaboré la stratégie Cap 2030, qui prévoit de passer en la matière de 28 à 50 gigawatts de puissance installée d’ici à 2030. Pouvez-vous nous dire ce qui a présidé au choix de cet objectif de 50 gigawatts ? Nous avons aujourd’hui un problème pour l’atteindre. Comment les choses ont-elles évolué de ce point de vue au cours de votre mandat ?

M. Jean-Bernard Lévy. Les énergies renouvelables sont un sujet délicat en France, parce que certains voudraient faire croire que l’on peut vivre dans un système fonctionnant avec 100 % d’énergies renouvelables, le surinvestissement qui correspondrait à un tel système étant passé sous silence. Rien n’est impossible, mais s’il s’agit de surinvestir à des fins de démonstration en oubliant l’aspect économique, il faut le dire.

L’hiver, il fait froid, il n’y a pas de soleil et il y a très peu de vent. S’il faut surinvestir pour faire face aux besoins en électricité l’hiver, on va multiplier les installations. Cela déboucherait, on le voit bien, sur une impasse. Ainsi, la question du quantum d’énergies renouvelables fait l’objet de débats un peu interminables.

Pour notre part, nous nous sommes demandé à quoi pourrait ressembler le système électrique français avec environ 60 % d’énergies pilotables, la part du nucléaire étant fixée par la loi à 50 % et celle de l’hydroélectricité n’étant guère appelée à augmenter au-delà des 10 % actuels, pour des raisons sur lesquelles nous pourrons revenir ultérieurement. Par hypothèse, le solde serait fourni par l’éolien et le solaire, sachant que 35 % d’énergies renouvelables, si l’on retient ce chiffre, cela correspond à des capacités de production tout à fait considérables.

À mon arrivée chez EDF, j’ai constaté avec surprise que les optimisations restaient un peu locales et qu’il n’y avait pas de vision globale de ce que serait l’entreprise quinze ans plus tard. C’est pourquoi, au premier semestre 2015, j’ai lancé Cap 2030, travaux de planification internes visant à doter EDF d’une vision stratégique exhaustive à l’horizon 2030. Il nous a alors semblé que, dans le cadre de la planification énergétique établie par le Gouvernement, notamment de la loi qui allait être votée, atteindre 50 gigawatts d’énergies renouvelables en 2030 serait un bon exercice.

Deux problèmes se posent concernant les énergies renouvelables : la gestion du système électrique et leur financement.

La gestion du système électrique relève de RTE, mais EDF joue évidemment un rôle important. Si l’éolien et le solaire doivent représenter demain 30 % ou 40 % de la production, contre 7 % ou 8 % actuellement, nous allons créer une dépendance à l’égard des importations de cellules solaires, de moteurs et de turbines d’éoliennes depuis la Chine. Ayant constaté le danger de la dépendance au gaz russe, il faut s’inquiéter de cette nouvelle dépendance, d’autant plus que la Commission européenne et le Parlement européen n’y accordent aucun intérêt.

D’ailleurs, une de mes surprises – il y a en a eu tellement pendant les huit ans que j’ai passés à la tête d’EDF ! –, c’est qu’il a été décidé à un moment donné, au niveau européen, de faire disparaître du jour au lendemain les taxes appliquées aux cellules solaires en provenance de Chine, alors qu’elles donnaient tout de même un petit avantage compétitif à ceux qui essayaient d’en produire en Europe. Il faut donc, me semble-t-il, que la doctrine européenne évolue à ce sujet. Peut-être cela sera-t-il le cas avec le mécanisme carbone aux frontières en cours de finalisation.

Quant au financement du passage de 28 à 50 gigawatts d’énergies renouvelables, il reposait sur un certain nombre d’hypothèses. J’ai beaucoup parlé de l’Arenh. En définitive, nous n’avons pas eu les moyens financiers nécessaires pour prendre, comme je l’aurais voulu, le rythme permettant d’atteindre les 50 gigawatts. Néanmoins, grâce à un gros effort, notamment le plan solaire, et à un travail de conviction des populations concernées – l’accélération de la production d’énergies renouvelables en France est un sujet difficile sur lequel vos collègues travaillent en ce moment même en séance publique –, nous avons rattrapé une grande partie de notre retard sur notre principal concurrent en matière de volumes d’électricité renouvelable produite en France ; je parle de l’éolien et du solaire, hors hydraulique. Nous ne l’avons pas tout à fait rattrapé, mais presque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Depuis 2015, avez-vous émis – j’imagine en privé, vu votre position – des alertes importantes à l’adresse des pouvoirs publics, par exemple à propos des énergies renouvelables, de la sécurité d’approvisionnement ou de l’état du parc nucléaire ? Si tel est le cas, avez-vous eu l’impression d’avoir été entendu ?

M. Jean-Bernard Lévy. La réponse n’est ni complètement positive ni complètement négative. J’ai eu l’occasion de m’exprimer de façon régulière auprès des autorités politiques, et je pense avoir été largement entendu. Je pense également avoir été un bon témoin de ce qu’est l’entreprise EDF, qui entraîne derrière elle un grand nombre de salariés et d’autres entreprises qui travaillent pour son compte ; je pense que tout cela a été respecté. En 2019, j’ai été reconduit dans mes fonctions ; cela faisait très longtemps qu’une telle reconduction n’était pas arrivée. Je dirais que, d’une manière générale, le dialogue que j’ai eu avec les autorités politiques était assez naturel et assez riche.

M. Antoine Armand, rapporteur. La question de l’Arenh mise à part, vous considérez donc que l’ensemble des alertes que vous avez émises ont été entendues s’agissant des projets importants à mener pour la viabilité d’EDF et pour notre sécurité d’approvisionnement ?

M. Jean-Bernard Lévy. L’État a donné à EDF les moyens de résoudre l’équation financière extrêmement délicate créée par l’Arenh.

Dans les années 2019 à 2021, l’État a essayé de résoudre le problème de l’Arenh dans le cadre d’une réforme plus globale, le projet Hercule – qui a lui aussi fait couler beaucoup d’encre. Le Gouvernement et l’entreprise avaient beaucoup travaillé ensemble sur cette évolution, qu’ils souhaitaient l’un et l’autre. C’est évidemment au Gouvernement qu’il est revenu de plaider le dossier auprès de la Commission européenne. La direction générale de la concurrence y a opposé de tels obstacles que cette évolution n’a pas eu lieu.

Quand il a fallu aider EDF à mettre en œuvre ses principales missions, l’État a été présent. Je rappelle que, depuis 2015, il n’a pas pris de dividendes en cash à EDF, à une petite exception près. En outre, à trois reprises, il a participé en investisseur avisé à des opérations de marché de façon à améliorer la structure du bilan d’EDF. Il s’est agi de deux augmentations du capital, la première en 2017 – de 4 milliards d’euros –, la seconde en 2022. Dans l’intervalle, EDF a procédé à une émission d’obligations convertibles, dont l’État a souscrit une quantité importante.

Nos équilibres financiers étaient extrêmement tendus, mais EDF a pu assurer l’essentiel de ses missions. Je regrette néanmoins que nous n’ayons pas eu suffisamment de moyens pour nous développer dans le domaine des énergies renouvelables et nous placer sur la trajectoire des 50 gigawatts que j’avais visés dès 2015.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez évoqué brièvement la filière hydroélectrique. De votre point de vue, quelles ont été les conséquences de l’absence d’arbitrage, dans un sens ou dans l’autre, concernant l’attribution définitive des concessions de barrages ? Cela a-t-il détérioré notre capacité à investir dans des technologies plus performantes – remplacement de turbines ou amélioration de la productivité, par exemple – ou dans de nouvelles stations de transfert d’énergie par pompage (Step) ? Cela ne nous a-t-il pas fait prendre un retard considérable ?

L’énergie hydraulique est à la fois souveraine, rentable et doublement stockable, puisqu’elle peut reconstituer elle-même son propre stock. Bien sûr, la part de l’hydroélectricité resterait mesurée – il ne faut pas promettre n’importe quoi –, mais ces dix années perdues n’ont-elles pas dégradé notre capacité à respecter les objectifs de l’Accord de Paris ?

Vous avez parlé du prix de production de l’électricité. Quelle est aujourd’hui votre estimation du prix de production réel du parc dirigé par EDF, et de celui du parc français en général, une fois que l’on a intégré les tarifs de rachat normaux de l’éolien et du photovoltaïque ? EDF a-t-il estimé ce que serait le prix de production réel si notre pays sortait du mécanisme européen de formation des prix ? Combien cela coûterait-il à la France si l’on abandonnait le coût marginal et revenait au prix moyen de production ? Selon certains experts, le prix moyen de production s’établit entre 80 et 120 euros le mégawattheure depuis le début de la crise du gaz, en intégrant les importations. Cette échelle de prix vous paraît-elle cohérente ?

J’ai interrogé hier M. Proglio sur le coût de l’Arenh pour EDF, mais il n’a pas pu me répondre. Sous votre mandat, quel coût l’Arenh a-t-il représenté pour les finances d’EDF ? En existe-t-il une estimation ? Ce chiffre est-il connu ou a-t-il été calculé ? Si l’on écoute M. Proglio, c’est à la représentation nationale de s’inquiéter de ce que l’Arenh a coûté pour EDF et, partant, pour le contribuable-consommateur.

Le président Schellenberger vous a interrogé sur la fermeture de Fessenheim. Quelles ont été les conditions de l’accord financier trouvé avec le Gouvernement ? M. Proglio a clairement sous-entendu hier que l’indemnisation prévue par cet accord ne correspondait pas à la valeur économique réelle d’une exploitation de Fessenheim pendant dix ans supplémentaires, a fortiori pendant vingt ans.

Au moment où vous avez quitté EDF, à quel stade le démantèlement de Fessenheim en était-il précisément ? Des étapes irréversibles ont-elles été franchies ? Si on le souhaitait, pourrait-on, dans un temps raisonnable – je laisse ce point à votre appréciation –, relancer Fessenheim d’une façon ou d’une autre ? Si on le faisait, ne pourrait-on pas à cette occasion réaliser les travaux nécessaires à la prolongation de la durée de vie des deux réacteurs jusqu’à soixante ans ? Ce serait une démonstration, dans des conditions réelles, de notre capacité technologique à passer à la prochaine échéance décennale.

Vous avez critiqué les perspectives de consommation retenues dans le rapport de RTE. Je me félicite que vous ayez donné pour votre part une échelle de consommation de 750 à 800 térawattheures en 2050, puisque cela correspond aux 770 à 820 térawattheures cités pour ce même horizon par le Rassemblement national lors de la dernière campagne présidentielle. Nous avons alors été les seuls à avancer un tel chiffre, sous les critiques et les ricanements de tous.

Au-delà de la consommation, quelle est votre analyse concernant la production ? Savez-vous ce qu’entend RTE par « paris technologiques » ? Personne n’est capable de nous dire ce que cela signifie. RTE a enterré les scénarios de maintien de la part du nucléaire à 60 %, à 70 %, voire à 80 %. Pourquoi ? Considérez-vous que c’est normal ? En tant que président-directeur général d’EDF, estimeriez-vous utile que RTE aille au bout de ces scénarios ?

D’après ce que le Gouvernement et RTE nous ont expliqué, la filière nucléaire considère elle-même qu’il serait impossible de maintenir une telle production d’ici à 2050. Or ce n’est pas ce que dit l’ensemble des acteurs de la filière, que je rencontre depuis de nombreuses années. Il semble que vous ne soyez pas non plus de cet avis. Selon un article de Géraldine Woessner publié dans Le Point, vous auriez déclaré « Je n’ai jamais dit cela », réagissant à l’affirmation selon laquelle la filière jugerait impossible de construire davantage de réacteurs. Confirmez-vous ces propos ?

Vous auriez ajouté : « Dans un monde idéal, un monde où les gouvernements successifs garderaient la même politique et cesseraient de faire du stop and go, on pourrait construire un réacteur par an entre 2035 et 2040, puis monter à deux réacteurs par an. On saurait le faire ! Il faut planifier les bureaux d’études, les besoins en génie civil, les lignes d’assemblage… Tout est possible. » Confirmez-vous ou infirmez-vous cette analyse ?

J’aimerais ensuite avoir quelques retours de chantiers.

S’agissant de Hinkley Point, la cour des comptes britannique a souligné les effets considérables des variations du coût du capital, c’est-à-dire du prix de l’argent prêté à l’opérateur pour la construction des réacteurs : s’il est très bas, de l’ordre de 2 %, le prix de l’électricité nucléaire produite par les EPR s’effondre. Il s’agit d’une information très intéressante et rarement commentée, qui pourrait intéresser la représentation nationale en vue d’établir le financement d’un éventuel nouveau plan nucléaire sur la base de taux d’intérêt proches de 2 % plutôt que du taux du marché.

Nous disposons de très peu d’informations sur ce qui s’est passé à Taishan. En avez-vous ? Les informations qui nous ont été transmises par la Chine vous semblent-elles crédibles ? D’éventuels problèmes de conception pourraient-ils avoir des conséquences sur l’EPR de Flamanville ou pour nos partenaires finlandais et britannique ?

L’EPR britannique a-t-il bien été simplifié pour ce qui est du design ? Est-il exact qu’il n’a plus grand-chose à voir avec, par exemple, l’EPR finlandais ?

Vous nous alertez sur le risque que fait courir l’interruption entre la fin du chantier de Flamanville et l’éventuel lancement par le Gouvernement de la construction de nouveaux réacteurs. Vous semble-t-il pertinent d’attendre un EPR 2 ? On nous présente la validation du premier design de l’EPR 2 comme une évidence. Or il y a aucune raison que ce soit le cas, vu les exigences dont l’ASN a coutume de faire preuve, le risque étant que la période d’interruption des constructions se prolonge encore. Pourquoi ne pas reprendre dans un premier temps le modèle du premier EPR avant de passer à l’EPR 2 ?

Il y a visiblement eu sous votre mandat une tentative de chantage de General Electric sur la maintenance des turbines Arabelle. Que s’est-il passé lors de la négociation de ces contrats ? Quelles ont été les conséquences sur la souveraineté française ? Ce que la presse a présenté comme une tentative de chantage a-t-elle abouti ? L’État a-t-il, à cette occasion, défendu EDF et la souveraineté française ? D’autres tentatives ont-elles été menées concernant la maintenance d’autres équipements de production électrique – je pense en particulier aux barrages, puisque General Electric a aussi hérité des turbines hydroélectriques ? Que pensez-vous de la nomination de Luc Rémont comme votre successeur, sachant qu’il va devoir à ce titre finaliser le rachat des turbines Arabelle alors qu’il avait participé à leur vente et sera par conséquent juge et partie de la même opération financière ? Cela vous semble-t-il normal ?

Vous avez évoqué tout à l’heure la possibilité d’exploiter des hydrocarbures en France afin de renforcer la souveraineté énergétique de notre pays. Pourriez-vous développer ce point ?

M. Jean-Bernard Lévy. N’ayant pas eu le temps de toutes les noter, je crains, monsieur le député, de ne pas pouvoir répondre à l’intégralité de vos questions ; je vous prie par avance de m’en excuser.

S’agissant de l’hydroélectricité, la Commission européenne a mis en demeure à deux reprises notre pays d’appliquer la directive sur l'attribution de contrats de concession. La réponse de la France, EDF étant évidemment partie prenante dans cet échange, est la suivante : « Quel est le sens de mettre en concurrence des concessions au moment où celles-ci expirent ? Le devenir des concessions est complètement aléatoire : au sein d’une même vallée, une concession va expirer, l’autre pas. En outre, en quoi un autre opérateur ferait-il mieux que l’actuel, qui dispose à la fois de la connaissance et de la masse critique pour assurer la bonne exploitation des installations ? » Nous sommes donc dans l’impasse. Lorsque j’ai quitté mes fonctions, il y a trois semaines, le dossier n’avait pas beaucoup évolué par rapport au moment où je les ai prises, il y a huit ans.

À vrai dire, il ne pouvait pas se passer grand-chose durant cette période, hormis la justification de la non-application par la France de la directive « concessions ». On a peu fait d’investissements dans de nouveaux barrages, ce qui aurait pourtant été bien utile. Cela fait des années qu’on ne développe plus le potentiel hydroélectrique français. On n’augmente pas la puissance des barrages et, surtout, on ne crée pas de nouvelles stations de pompage, les fameuses Step dont vous parliez. Il existe pourtant des projets très anciens – on m’a dit que certains étaient déjà à l’ordre du jour il y a près de quarante ans. Il faut dire que la disposition des montagnes et des rivières ne change pas. À un moment donné, les ingénieurs envisagent de faire quelque chose à un certain endroit, mais les conditions économiques ne sont pas remplies – ce fut le cas il y a quelques décennies. Aujourd’hui, les prix sont élevés, les conditions économiques pourraient être remplies mais le droit ne le permet pas. Depuis quelques années, nous nous contentons donc de maintenir le parc en l’état. Il fonctionne bien, d’ailleurs, ce dont on ne peut que se réjouir, car on en a bien besoin aujourd’hui. Je tiens à saluer les hydro-électriciens d’EDF, parce qu’on parle beaucoup des centrales nucléaires mais très peu de ceux qui exploitent les barrages, alors qu’ils font un travail remarquable pour que ceux-ci soient disponibles pendant l’hiver. Nous avons amélioré la puissance de certains barrages, nous avons réussi à gagner quelques mégawatts par-ci, par-là, mais fondamentalement rien n’a beaucoup changé.

Le coût de revient de l’électricité dépend évidemment de la technologie utilisée. Pour le nucléaire, la CRE l’avait évalué en 2019 à un peu moins de 50 euros le mégawattheure – nous penchions pour notre part pour un peu plus de 50 euros. À ma connaissance, la Commission européenne avait validé cette estimation. Il faut cependant avoir en tête qu’il s’agit d’euros de 2019 : depuis, l’inflation a touché les achats, les salaires et les taxes. La filière hydraulique ayant été amortie, le coût marginal de production de ce type d’électricité est faible. Le coût de la production d’électricité à partir de gaz est quant à lui extrêmement volatil ; il est actuellement très élevé. Le coût du renouvelable résulte des appels d’offres de la CRE que nous gagnons ou non. Suivant la technologie et le marché, les coûts de revient sont donc extrêmement variables et je ne me reconnais ni dans le chiffre de 80 euros le mégawattheure ni dans celui de 120.

Le coût de l’Arenh pour EDF est extrêmement difficile à calculer, dans la mesure où il est difficile de faire des simulations sur le comportement des acteurs économiques. S’il n’y avait pas eu l’Arenh, nos concurrents auraient-ils investi plutôt que de se contenter d’attendre que nous leur livrions le courant électrique que nous produisons à partir des infrastructures que nous avons construites ? Ce qui est certain, c’est que le manque à gagner est considérable, de l’ordre de plusieurs milliards d’euros chaque année : nous touchons 42 euros par mégawattheure alors que le parc nucléaire nous revient à une cinquantaine d’euros – sans tenir compte du coût de sa reconstruction. Je rappelle qu’il était question d’augmenter à 52 euros le prix de l’Arenh quand je suis arrivé à la tête d’EDF et que le Gouvernement de l’époque en était d’accord ; pourtant, rien n’a changé depuis 2012. On peut légitimement se demander comment aurait évolué le marché si les fournisseurs alternatifs avaient été incités à construire plutôt qu’à parasiter le système.

En ce qui concerne Fessenheim, je laisse à mon prédécesseur le soin de critiquer – si tel est bien le cas – un accord qu’il n’a pas négocié. Je me contenterai de vous dire que cet accord a fait l’objet de nombreuses réunions d’un comité d’administrateurs indépendants au sein du conseil d’administration d’EDF, auxquelles l’État ne participait pas. Lors du vote de la résolution approuvant l’accord qui avait été négocié par mes soins avec l’État, les représentants de ce dernier n’ont pas participé au vote, en application des règles de bonne gouvernance. L’accord a été validé par la Commission européenne. Il ne s’agit pas d’une aide d’État ; si tel avait été le cas, il aurait été rejeté. Il a été validé par des administrateurs indépendants représentant l’intérêt social de l’entreprise. Enfin, cet accord, quoique très épais, est public. Il prévoit le versement par l’État d’une somme fixe – ce qui a été fait, je crois, à la fin 2019 –, puis d’une somme variable versée dix années après la fermeture, soit en 2031, en fonction de ce qui se sera passé dans le parc à 900 mégawatts pendant la décennie précédente, et enfin d’une autre somme variable vingt ans après la fermeture, soit en 2041, suivant le même critère. Il me semble donc difficile de juger cet accord avant cette dernière échéance.

La fermeture de Fessenheim n’est bien sûr pas irréversible : on peut toujours décider que tout ce qui a été démantelé peut être reconstruit. Néanmoins, la loi française impose de démanteler le plus vite possible, sous le contrôle et selon les prescriptions de l’Autorité de sûreté nucléaire. Nous appliquons ce programme, de manière à retraiter les matières radioactives présentes sur le site. Les combustibles ont déjà été placés dans des piscines. Les équipements qui n’ont pas été exposés à de la radioactivité sont démontés au fur et à mesure. On pourrait tout reconstruire, mais je pense, monsieur le député, que ce ne serait pas dans un temps raisonnable. De surcroît, nous ne savons pas encore quelles seront les prescriptions de l’ASN pour prolonger la durée de vie des réacteurs de 50 à 60 ans ; dans ces conditions, il semble difficile de faire de Fessenheim le laboratoire de cette prolongation.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce sont des critères purement administratifs.

M. Jean-Bernard Lévy. Non, ce sont des critères de sûreté. Si la prolongation était autorisée, il faudrait ensuite mettre au point, par concertation, de nombreux documents administratifs – permis, autorisations diverses –, mais ce n’est pas de cela que je parlais.

J’en viens à la politique de produit.

Le Gouvernement britannique n’a pas prêté d’argent pour la construction d’Hinkley Point. J’ai précisément souligné que si les objectifs industriels sont majeurs et les perspectives économiques de bonne facture, ce sont en revanche EDF et notre partenaire chinois qui assument la totalité du financement, sans aucune intervention du gouvernement britannique. Vous avez raison de dire que si nous avions des prêts garantis par le gouvernement britannique, nous aurions de meilleurs taux de financement, mais ce n’est pas le cas.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit. Je vous ai demandé ce que vous pensiez des propos de la cour des comptes britannique qui met en relation le coût de revient de l’électricité issue du réacteur et le coût du capital.

M. Jean-Bernard Lévy. Le coût du capital est en effet essentiel dans la manière dont on calcule le coût de revient de l’électricité nucléaire. Le propre de telles installations est que l’on dépense beaucoup pendant la phase de construction et que l’on doit ensuite rembourser pendant des années avec les recettes de production la dette importante que l’on a contractée. Le coût pondéré du capital entre les fonds propres et la dette est de ce fait un élément majeur du coût de revient final. Quand on bénéficie d’une garantie d’un État, on emprunte à des taux bien inférieurs aux taux du marché, le coût pondéré du capital s’effondre et cela peut diminuer dans une proportion d’un à deux le coût de revient final. Les coûts d’exploitation étant relativement bas, même dans la durée, par rapport aux coûts de construction, c’est un point clé.

S’agissant de Taishan, les informations publiques dont on disposait lorsque j’ai quitté EDF il y a trois semaines – et je ne crois pas qu’il y en ait eu de nouvelles depuis lors – étaient, contrairement à ce que déclarait l’une des personnes auditionnées hier, que les deux réacteurs de la centrale fonctionnaient. Si le réacteur numéro 2 ne rencontre pas de difficultés particulières, le réacteur numéro 1 a subi une longue interruption afin d’analyser les causes des problèmes, ce qui a été fait. Les conséquences de la cause racine des difficultés ont également été analysées par les autorités finlandaises, françaises et britanniques de façon que quelques adaptations, non significatives, soient faites au moment du démarrage de Olkiluoto en Finlande, de Hinkley Point en Grande Bretagne et de Flamanville en France. En outre, la partie du réacteur qui a rencontré des difficultés fera l’objet d’une surveillance particulière, qui pourrait conduire à d’autres adaptations ultérieures. Cela n’aura néanmoins aucune répercussion ni sur le démarrage d’Olkiluoto, ni sur celui de Flamanville, ni sur celui d’Hinkley Point. Après environ une année d’interruption, le réacteur de Taishan 1 a redémarré et va terminer le cycle du combustible.

La politique de produit que j’ai menée chez EDF fut de construire des EPR aussi similaires que possible. Ce n’est pas toujours facile, car chaque autorité de sûreté est souveraine dans son pays et a sa propre conception de la sûreté. Le fonctionnement est différent de celui de l’aviation civile, où, quand on obtient une certification dans un pays comme les États-Unis, elle s’applique automatiquement dans tous les pays d’Europe et, de facto, dans tous les pays du monde. Il existe certes des contacts entre les différentes autorités de sûreté, mais ils restent informels. Le corps de doctrine de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) énonce seulement des principes généraux. De ce fait, les huit EPR de Taishan, d’Olkiluoto, de Flamanville, d’Hinkley Point et de Sizewell ne sont pas exactement identiques. Néanmoins tous appartiennent à la première génération d’EPR et sont de conception voisine ; c’est la mise en œuvre qui diffère – mais il faut bien reconnaître que cela coûte cher.

Quand je suis arrivé, les ingénieurs d’EDF considéraient que l’EPR tel qu’il avait été conçu dans les années 1990, dans le cadre des accords franco-allemands et alors que la division nucléaire de Siemens existait encore, était un peu compliqué. Ils ont progressivement mis au point un EPR dit optimisé. Celui-ci est désormais disponible pour le parc français qui va, je l’espère, être construit sur la base des décisions prises par le Gouvernement. Sa construction sera facilitée par un certain nombre de simplifications par rapport au modèle d’origine. L’Autorité de sûreté nucléaire a validé il y a un an et demi ou deux ans toutes les options de sûreté de cet EPR de deuxième génération. Nous travaillons désormais sur le design correspondant ; c’est une tâche longue et délicate mais qui ne devrait pas apporter de différences majeures par rapport à ce qui a été validé. Cette deuxième génération d’EPR est destinée à être déployée en France et à l’international.

Le contrat qui lie EDF à Alstom devenu General Electric (GE) est périodiquement revu. Cela concerne les turbines Arabelle tout comme la maintenance du parc hydroélectrique ou celle des turbines à gaz. GE a fait savoir il y a un an et demi ou deux ans qu’il ne souhaitait pas conserver son activité nucléaire en dehors des États-Unis et a demandé s’il était envisageable que cette activité industrielle soit reprise par EDF. Après une due diligence et de longs travaux d’analyse détaillée des comptes et des produits industriels, un accord a été signé entre GE et EDF. Cet accord est actuellement soumis aux autorités de contrôle des concentrations en Europe et dans d’autres pays du monde et devrait conduire à ce que, dans le courant de l’année 2023, EDF dispose d’une filiale industrielle fabriquant les turbines Arabelle et assurant leur maintenance.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Confirmez-vous les informations parues dans la presse selon lesquelles, dans les mois qui ont suivi la cession d’Alstom à GE des activités relatives à l’énergie, il y eut une « grève de la maintenance » des turbines notamment Arabelle et une pression de General Electric pour revoir à son avantage les conditions d’entretien des centrales françaises ? Des articles font état de votre mauvaise humeur et d’alertes que vous auriez transmises au Gouvernement à ce propos.

M. Jean-Bernard Lévy. Serais-je donc souvent de mauvaise humeur ? Plus sérieusement, je n’ai pas eu connaissance du moindre retard concernant le parc nucléaire qui aurait été lié à des différends contractuels entre GE et EDF. En revanche, il est vrai que, périodiquement, les contrats entre EDF et ses fournisseurs sont réexaminés et renégociés. Celui avec GE n’y fait pas exception.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que nous étions en France particulièrement thermosensibles, parce que nous utilisions davantage que nos voisins les installations électriques pour nous chauffer. D’autres personnes que nous avons auditionnées l’ont confirmé. Vous estimez que cela nous donne un net avantage. Ne serait-ce pas plutôt une fragilité dans la mesure où le chauffage électrique est d’une moindre efficacité et qu’il conviendrait de développer la chaleur renouvelable ?

La France a pris du retard dans le développement des énergies renouvelables. Votre prédécesseur, M. Proglio, a tenu à ce sujet à peu près les mêmes propos que vous, à savoir qu’EDF manquait de moyens financiers pour ce faire. Est-ce à dire que la stratégie d’EDF a consisté, pour ce qui est des moyens financiers et techniques, à privilégier le nucléaire au détriment des énergies renouvelables ?

S’agissant de Hinkley Point, M. le président de la commission vous a interrogé sur la décision du conseil d’administration d’EDF en juillet 2016. En démissionnant, le directeur financier, M. Piquemal, a déclaré « ne pas pouvoir cautionner une décision susceptible […] d’amener EDF dans une situation proche de celle d’Areva ». Des administrateurs ont même saisi la justice pour stopper le lancement du projet, considérant que vous ne leur aviez pas fourni toutes les informations que vous aviez en votre possession, ce qui était pourtant nécessaire pour qu’ils puissent prendre une décision éclairée lors de la réunion du conseil d’administration. Trois des personnes ayant participé à cette réunion ont d’ailleurs été reconnues comme étant en situation de conflit d’intérêts au moment du vote.

M. Jean-Bernard Lévy. C’est inexact.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Pourtant, des recours en justice ont été déposés par des membres du conseil d’administration parce qu’ils n’avaient pas disposé de toutes les informations nécessaires pour pouvoir prendre une décision éclairée et les jugements des tribunaux font mention de trois membres du conseil administration participant à la réunion semblant se trouver en situation de conflit d’intérêts.

Le projet de Hinkley Point a donc suscité des tensions, y compris au sein d’EDF. Qu’est-ce qui a motivé un tel passage en force ?

Vous avez évoqué les difficultés liées au manque de compétences ayant provoqué le désastre, ou à tout le moins le dérapage en matière aussi bien de coûts que de délais du chantier de l’EPR de Flamanville. M. Proglio, que nous avons auditionné hier, nous a dit : « L’EPR est un enjeu trop compliqué, il est quasi inconstructible. On en voit aujourd’hui les difficultés. Les grands patrons du nucléaire d’EDF l’avaient anticipé. C’était le seul outil qui était disponible dans notre univers. J’avais pesté, étant administrateur indépendant, contre les avenants au contrat de l’entreprise de construction – on en était au quinzième. » Il a ensuite expliqué qu’il était allé sur place pour vérifier et que l’entreprise lui avait dit : « Tu sais, si je ne vais pas là-dedans, j’arrête les travaux, parce que je ne peux pas m’en sortir. J’ai déjà perdu 250 millions. » C’est ainsi, a-t-il expliqué, que l’on passe au dix-septième, au dix-huitième, au dix-neuvième avenant… : une « vis sans fin », selon son expression. « J’ai eu la faiblesse d’annoncer pour 2014 la connexion au réseau parce que mes ingénieurs m’avaient dit : “Écoutez, chef, vous pouvez annoncer… allez, 2012, ça devrait coller.” J’ai pris deux ans de marge, mais bon… » Il y a donc un réel problème avec l’EPR. N’est-il pas problématique de s’être lancé dans une aventure qui n’était manifestement pas maîtrisée et de poursuivre cette fuite en avant ?

L’ASN a récemment mené une inspection dans l’usine Tectubi Raccordi à Podenzano, en Italie, où EDF sous-traite la fabrication des pièces de remplacement pour les circuits affectés par la corrosion sous contrainte. Dans son rapport du 7 novembre dernier, elle relève un sérieux problème de qualité, un manque de traçabilité et une surveillance insuffisante ; elle note en outre que les réapprovisionnements en pièces de remplacement se font à l’identique, faute d’un retour d’expérience incriminant les matériaux ou les procédés de fabrication. En tant que fabricant réglementaire, EDF est chargée du contrôle de la sous-traitance de ces pièces. Que pouvez-vous nous dire des conditions de fabrication dans cette usine ? Vu les difficultés que provoque la corrosion sous contrainte, comment se fait-il que l’ASN constate de tels manquements ? Avez-vous pris des mesures à la suite du rapport de l’ASN ? Peut-on garantir que les pièces de remplacement ne seront pas affectées par la corrosion sous contrainte ? Il me semble que c’est une question d’importance pour la sécurisation de l’approvisionnement énergétique français. Enfin, pourquoi sous-traitez-vous en Italie cette fabrication essentielle pour la sécurité de nos centrales ?

M. Jean-Bernard Lévy. Il y a dans vos questions, madame la députée, beaucoup d’informations dont j’ignore les sources…

Le chauffage électrique est, pour tous ceux qui sont attentifs à la décarbonation, un atout majeur pour notre pays. La chaleur renouvelable, c’est très bien, mais quelles sont les perspectives dans ce domaine ? Les volumes concernés sont extrêmement modestes. Ce n’est donc pas dans cette voie qu’EDF s’orientait quand j’étais à sa tête. Nous essayions de répondre à la demande de l’Ademe de limiter l’utilisation de combustibles fossiles mais chacun voyait bien les contraintes qui pouvaient s’exercer en particulier sur la biomasse ou sur la récupération de chaleur issue de déchets. Vu la ressource disponible, il n’y avait pas de doute qu’il fallait beaucoup de chauffage électrique. Nous avons donc milité avec succès pour mettre fin à la réglementation de 2012 qui donnait une priorité au chauffage au gaz et qui détruisait de ce fait une grande partie de l’écosensibilité de la planète.

Je pense par conséquent que le fait que nous puissions utiliser beaucoup d’électricité décarbonée pour nous chauffer est clairement un avantage, et non une fragilité. Nous pourrions sûrement améliorer encore son utilisation : j’ai pris connaissance d’une étude récente qui montre qu’une très grande majorité non seulement des logements individuels mais aussi des bâtiments collectifs ne disposent pas de système d’optimisation du chauffage. Il me semble que la voie à explorer est plutôt celle de l’amélioration de l’efficacité énergétique des bâtiments. Les équipes d’EDF travaillent étroitement avec le secteur du bâtiment sur le sujet.

Pour ce qui concerne les énergies renouvelables, il convient de distinguer la situation en France et hors de France.

La France représente moins de 1 % de ce qui se construit chaque année en matière d’éolien et de solaire. L’objectif d’EDF étant de disposer de 30 % de parts de marché en France, il est impossible que nous soyons compétitifs dans ces conditions. J’aurais donc aimé que nous disposions de plus de moyens pour construire des installations d’énergie renouvelable en dehors de France et être plus compétitifs.

Nous avons en revanche disposé des moyens nécessaires pour répondre aux appels d’offres en France. Pour ce qui concerne l’éolien en mer, qui est peut-être la technologie la plus prometteuse, EDF a gagné quatre des sept appels d’offres qui ont été attribués. Nous avons essayé d’affecter le maximum des ressources tant humaines que financières dont nous disposions pour réaliser des installations d’énergie renouvelable en France, mais il nous en a manqué pour en réaliser à l’étranger, ce qui nous aurait rendus encore plus compétitifs.

Y a-t-il eu un arbitrage entre le nucléaire et les énergies renouvelables ? Oui et non : quand il s’agit de maintenir en état le parc nucléaire existant ou de terminer le chantier de Flamanville, on ne peut pas vraiment parler d’arbitrage. Néanmoins, il est évident que la décision prise par le conseil d’administration d’EDF au sujet d’Hinkley Point est une décision de politique industrielle et énergétique, qui correspond au fait que les majorités successivement élues par le peuple français ont toutes confirmé la nécessité de poursuivre le nucléaire. Hinkley Point était à mes yeux la démonstration que nous n’étions pas isolés, et que d’autres pays d’Europe, et pas seulement d’Europe de l’Est, étaient prêts à s’associer au projet industriel nucléaire. Cela a été confirmé par le projet de Sizewell.

Je ne comprends pas en revanche ce qui vous conduit à parler de « passage en force » : le conseil d’administration vote à la majorité de ses membres. Certes, le directeur financier a démissionné, mais quinze jours après il avait pris un poste dans une banque. Chacun jugera s’il a démissionné parce qu’il n’était pas d’accord avec la décision prise ou parce qu’il avait trouvé un meilleur travail… Il est libre de dire ce qu’il veut – il s’est d’ailleurs exprimé devant la représentation nationale à l’époque.

Je n’ai pour ma part aucune connaissance de conflits d’intérêts. Pourriez-vous m’indiquer quelle décision de justice en fait mention ? Je parle bien d’une décision de justice, non d’un article de presse. Si une telle décision existait, alors la décision du conseil d’administration aurait été automatiquement annulée.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Il s’agit de la décision du tribunal de commerce de Paris en date du 7 février 2017 : « Il est manifeste qu’au vu des éléments du dossier que trois administrateurs étaient également administrateurs de sociétés susceptibles de bénéficier de façon certaine ou potentielle des retombées industrielles et commerciales du projet Hinkley Point, exceptionnel tant par sa taille que par sa renommée mondiale » et « qu’ainsi ces trois administrateurs avaient un intérêt de nature à influer ou à paraître influer sur leur impartialité ». Le tribunal indiquait que « leur situation était caractéristique d’une situation de conflit d’intérêts ».

M. Jean-Bernard Lévy. Sur la base de cette analyse, le tribunal de commerce n’a donc pas annulé la décision du conseil d’administration, alors qu’il en avait le pouvoir.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). J’ai cité cette décision de justice parce qu’il y avait eu, d’une part, la démission du directeur financier, d’autre part, des recours en justice en raison de tentatives d’influencer le vote du conseil d’administration de juillet 2016 et de la non-transmission des informations nécessaires pour prendre la décision de s’engager ou non dans le projet d’Hinkley Point. Il me semble normal de vous interroger sur ces faits dans le cadre de la présente commission d’enquête, devant laquelle vous témoignez sous serment.

M. Jean-Bernard Lévy. Je confirme donc sous serment que la décision du conseil d’administration d’EDF n’a pas été annulée au motif d’un quelconque conflit d’intérêts d’un administrateur.

A-t-on engagé trop tôt le chantier de l’EPR de Flamanville ? Sur ce point, je vous rejoins. Le rapport Folz – qui est facilement accessible et que je vous invite à lire – montre que la construction a commencé alors que la conception détaillée n’avait pas été approuvée et que les plans d’exécution étaient à peine disponibles ; tous les plans d’exécution ne sont certes pas disponibles au moment du lancement d’un chantier mais, en l’occurrence, il n’y en avait presque pas. Le chantier s’en est trouvé pénalisé.

En outre, des changements ont été apportés par l’ASN aux règles de gestion des appareils sous pression et cela a évidemment provoqué des modifications et des retards – Jean-Martin Folz est assez disert dans son rapport sur ce point.

Vous vous référez à un document de l’ASN de novembre dernier qui évoquerait des problèmes liés à la qualité de l’acier fabriqué en Italie et utilisé pour le remplacement des tuyaux atteints par la corrosion sous contrainte. Je n’ai pas eu connaissance de ce document avant de quitter mes fonctions. Je sais simplement que deux sociétés italiennes ont été en mesure de fabriquer assez rapidement les aciers dont nous avions besoin. Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’enjeu est, non pas tant la qualité des aciers, que celle des soudures et que, d’après les informations qui m’ont été transmises, les soudures de réparation des réacteurs atteints par la corrosion sous contrainte ont été bien faites et que tous les réacteurs ont redémarré après approbation par l’ASN de la qualité desdites soudures.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). L’inspection de l’usine italienne a été menée par l’ASN le 18 octobre 2022. Il me semble que le président-directeur général d’EDF aurait dû, même s’il était en fin de mandat, avoir connaissance du rapport rédigé à l’issue de cette inspection et qui met en cause la qualité des matériaux ou les procédés de fabrication. Je trouve inquiétant le fait que vous n’en ayez pas été informé.

M. Jean-Bernard Lévy. Je confirme que je n’ai pas été informé d’une quelconque analyse de cette nature.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous auditionnerons l’ASN mais ce qui est certain, c’est que les dates d’inspection et de remise des rapports sont rarement concomitantes.

Je vous remercie, monsieur Lévy, pour votre disponibilité, pour vos réponses précises et pour les interrogations que vous avez partagées avec nous, qui contribuent à notre meilleure compréhension du paysage décisionnel français en matière d’énergie et des relations entre les différents acteurs.

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26.   Audition de M. Xavier Piechaczyk, Président du Directoire de Réseau de transport d’électricité (RTE) (15 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France auditionne M. Xavier Piechaczyk, président du directoire du réseau de transport d’électricité.

Monsieur Piechaczyk, nous vous remercions d’avoir répondu rapidement à notre sollicitation. Nous avons souhaité vous entendre sur les enjeux relatifs à la souveraineté et à l’indépendance énergétique et plus spécifiquement électrique de la France. Les gestionnaires de réseau jouent désormais un rôle essentiel en matière d’approvisionnement. Nous avons hier entendu votre prédécesseur tout en regrettant que, faute de temps, nous ne puissions pas interroger les premiers responsables de RTE dans sa configuration initiale.

La séparation des activités de production d’une part, et de transport et de distribution de l’électricité, d’autre part, relève d’une exigence des instances européennes. EDF a été ainsi conduit à filialiser ses activités de distribution, désormais gérées par Enedis, et ses activités de transport d’électricité, confiées à RTE. La gestion du réseau de transport fait intervenir, outre RTE, d’autres entités, comme l’État, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) qui a le statut d’autorité indépendante, et l’Agence européenne de coopération des régulateurs d’énergie (Acer). Les interconnexions dans le cadre du marché européen ont en effet été souhaitées et développées ces dernières années. Elles permettent d’organiser des flux qui se traduisent en importations ou en exportations.

La crise actuelle met en évidence l’intérêt d’une telle solidarité européenne. Les mécanismes tant pour le financement des investissements que pour le choix des tracés ou les conditions de négociation des achats et des ventes demeurent toutefois opaques pour la plupart des citoyens français comme européens. L’initiative chinoise de 2016 d’une nouvelle route de la soie appliquée à l’électricité peut par ailleurs laisser dubitatif quant à la préservation d’une souveraineté ou d’une indépendance électrique de l’Europe. Il convient de relever que les interconnexions garantissent un approvisionnement en électrons, mais ne donnent aucune assurance quant à leur provenance ou à leur source – charbon, gaz, hydraulique, autres énergies renouvelables, ou nucléaire.

RTE occupe une situation de monopole régulé. Un contrat de service public définit les priorités de l’État qui s’imposent aux gestionnaires de réseau. En 2017, la sécurité de l’approvisionnement et l’équilibre du système électrique étaient ainsi affirmés comme une priorité adjacente à celle de la transition énergétique. Le contrat conclu en 2022 évoque toujours la transition énergétique et consacre le principe de résilience. Ces termes traduisent-ils un changement d’orientation ?

L’approvisionnement est essentiel, mais l’équilibre du réseau ne se limite pas à cette seule question. Le développement des énergies renouvelables nécessite ainsi des investissements importants dans le réseau. Environ 30 milliards d’euros sont prévus d’ici 2035, notamment pour les raccordements et le stockage, auxquels s’ajoutent des interventions complexes pour leur mise en réseau. Les charges afférentes au réseau sont par ailleurs principalement couvertes par le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe). Or, selon le dernier rapport de la Cour des comptes consacré à RTE, les lois de 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et de 2018 pour un État au service d’une société de confiance ont opéré un transfert de charges que la Cour n’avait pas évalué.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Xavier Piechaczyk prête serment.)

M. Xavier Piechaczyk, Président du Directoire de Réseau de transport d’électricité (RTE). L’indépendance de RTE est en effet une conséquence de l’ouverture des marchés voulue par le droit communautaire. RTE s’est détaché d’EDF au début des années 2000. RTE est délégataire du service public, et nous bénéficions à ce titre d’un contrat de concession dont le cahier des charges est approuvé par décret. Nous sommes un monopole régulé et indépendant, notamment vis-à-vis d’EDF.

Notre entreprise compte près de 10 000 salariés. Son chiffre d’affaires annuel s’élève à environ 5 milliards d’euros. En tant qu’opérateur de réseau, nous gérons des infrastructures et des actifs : plus de 100 000 km de ligne, 250 000 pylônes, 2700 postes électriques en exploitation, notamment avec Enedis. La transition énergétique et la modification du mix de production conduiront à des investissements majeurs dans ce domaine.

Nous sommes également chargés de l’exploitation du système électrique français, mais aussi européen. Toute l’Europe fonctionne à la même fréquence de 50 hertz. Ainsi, il nous revient d’intégrer toutes les formes de production et de consommation, et de développer les flexibilités dont nous aurons besoin à l’avenir.

Enfin, nous devons jouer un rôle d’éclaireur du débat public et des décisions publiques. Cette mission légale est prévue par l’article L141-8 du code de l’énergie.

Nous produisons des études prévisionnelles depuis le début des années 2000. Il s’agit d’études de sécurité d’approvisionnement. Cette notion repose pour l’électricité sur le critère des trois heures de défaillance des marchés, défini par les pouvoirs publics : il faut que les marchés équilibrent naturellement le système électrique, sauf, en probabilité, pendant trois heures par an.

Ces études sont publiées et ne sont jamais remises aux seuls pouvoirs publics. Elles visent à informer des prérequis et des conséquences d’un certain nombre de politiques publiques et de la transformation de notre environnement énergétique en matière de sécurité d’approvisionnement. Elles s’intéressent donc aux politiques d’évolution de la consommation et du mix électrique, et aux évolutions de fait de celui-ci. Nos rapports n’ont jamais un caractère prescriptif : ainsi, nous ne pouvons pas nous opposer à l’ouverture ou à la fermeture d’un moyen de production.

Les premiers bilans prévisionnels ont été réalisés par l’entreprise au début des années 2000, alors que la sécurité d’approvisionnement n’était pas menacée. C’est seulement un peu avant 2010 jusqu’en 2014 que la sécurité d’approvisionnement est devenue une question suscitant un intérêt croissant. En effet, à cette période, la pointe à dix-neuf heures augmente, atteignant son plus haut niveau à 102 GW en février 2012. Par ailleurs, la fermeture des moyens de production thermique – fioul et charbon – était annoncée, en application des normes européennes s’opposant à la prolongation de la durée de vie des tranches fioul et charbon. Enfin, au début des années 2000, la « mise sous cocon » des centrales à gaz commençait à se profiler du fait de tarifs d’électricité bas. Ce phénomène a donné lieu au mécanisme de capacité, conçu par RTE pour garantir une sécurité d’approvisionnement, sur lequel RTE a commencé à travailler en 2010 pour l’appliquer en 2016. Les bilans prévisionnels de RTE se concentraient donc à l’époque essentiellement sur la fermeture progressive des moyens thermiques utilisant le fioul et le charbon et sur le maintien ou le développement du gaz.

À partir de 2012, tous nos bilans prévisionnels évoquent la fermeture potentielle de Fessenheim, qui représentait un engagement de campagne du Président de la République nouvellement élu, ainsi que de la majorité qui siégeait dans cette Assemblée, et qui était corrélée à l’ouverture de l’EPR de Flamanville 3. Le bilan prévisionnel de 2019, toutefois, prend acte de la décorrélation entre la fermeture de Fessenheim et l’ouverture de l’EPR de Flamanville 3.

Une troisième phase s’ouvre en 2017. Nos bilans prévisionnels évoluent pour englober toutes les dimensions du mix électrique. La nécessité de présenter une étude approfondie sur les conséquences de la loi votée en 2015 et sanctionnée par une première programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) en 2016, même si celle-ci ne contient pas toutes les orientations notamment en matière nucléaire, apparaît alors clairement pour l’ensemble des parties prenantes. Nombre de messages du bilan prévisionnel 2017 sont toujours d’actualité. Sur le court terme, soit jusqu’en 2022, cette étude détaille l’impossibilité de fermer conjointement les dernières centrales au charbon et les premiers réacteurs nucléaires. À moyen terme, à horizon 2025, elle estime que les pouvoirs publics devront choisir entre la réduction des émissions de CO2 du secteur électrique d’une part ou la fermeture des premiers réacteurs nucléaires pour atteindre l’objectif des 50 % fixé dans la loi de 2015. Enfin, à plus long terme, ce bilan prévisionnel exprime les conditions pour atteindre le scénario à 50 % de nucléaire à échéance 2035.

En outre, ce document chiffre des scénarios différenciés d’orientation du mix électrique et conclut que le moins coûteux est celui qui prolonge la durée de vie du plus grand nombre de centrales. La production nucléaire continuera d’être compétitive en France et en Europe malgré l’essor des renouvelables. Le bilan CO2 du secteur électrique est calculé dans chaque scénario. Nous montrons ainsi que les trajectoires de fermeture rapide des réacteurs nucléaires conduisent à une augmentation rapide des émissions par rapport au niveau de 2017 : ainsi, plus on ferme de réacteurs nucléaires rapidement, plus le bilan CO2 de la France se dégrade compte tenu de la dynamique des énergies renouvelables constatée en 2017 par rapport aux prévisions de 2012, voire, antérieures.

Enfin, le bilan prévisionnel 2017 est le premier document prospectif qui intègre la baisse de la disponibilité. Il émet dès cette date une alerte sur les marges du système électrique, en prévoyant des années sensibles – qui s’ouvrent désormais à nous.

Ce bilan aborde également les enjeux liés à la consommation, en se fondant sur des hypothèses très différentes de celles d’aujourd’hui. En 2017, la consommation française forme un plateau très légèrement descendant depuis sept ans. De plus, les perspectives de croissance économique sont en baisse, après plusieurs années d’espoirs de relance à la suite de la crise de 2008. Par ailleurs, la réglementation thermique des bâtiments est entrée en vigueur en 2012. Cette norme développe la maîtrise de la consommation afin de faire diminuer cette dernière. Cependant, elle incite à utiliser davantage de gaz que d’électricité dans les logements neufs. Or, le parc de logements est un paramètre important de la consommation d’électricité, notamment l’hiver. Plusieurs directives européennes sont en outre publiées, notamment sur l’écoconception. La politique publique de véhicules électriques est annoncée, bien que pas encore déployée. Il n’existe pas de politique hydrogène promue par le gouvernement. Enfin, le facteur 4, et non la neutralité carbone, qui vise à diviser par quatre nos émissions d’ici 2050, est encore plébiscité.

 Or, nombre de ces paramètres ont évolué. La réglementation environnementale 2020 s’est substituée à la réglementation thermique 2012, tandis que la déclinaison de l’accord de Paris dans la stratégie nationale bas carbone (SNBC) remplace les perspectives du facteur 4. Les trajectoires de consommation en 2017 se situent dans une moyenne par rapport à celles défendues par les différentes institutions : elles sont inférieures à celles revendiquées par EDF, mais supérieures à celles étudiées par l’Agence de la transition écologique (Ademe).

La trajectoire de consommation de la France n’avait pas fait consensus lors de la publication de notre bilan. Aussi avons-nous lancé dès 2018 trois importants travaux prospectifs thématiques au sujet de la consommation. Ils ont été publiés entre 2019 et 2020. Le premier s’intéressait à la production et au développement de l’hydrogène en France ; le second au déploiement des véhicules électriques et à ses conséquences sur le système électrique ; enfin, le troisième était consacré aux bâtiments et au chauffage. Ces trois études se proposaient de documenter plus finement les trajectoires de consommation dans un nouveau contexte de neutralité carbone, en intégrant la déclinaison des accords de Paris.

Nous avons en même temps entamé une étude avec l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pour observer plus précisément les conditions strictes et cumulatives qui permettraient à un pays comme la France de piloter un système électrique avec une haute part – 70 à 80 % – d’énergies renouvelables dans son mix de production. Quatre enseignements en ont été tirés. D’abord, il faudra compenser la variabilité de la production par des moyens de flexibilité adaptés. Il sera également nécessaire de reconfigurer les réseaux de transport et de distribution compte tenu du changement de la morphologie de l’appareil de production. La stabilité du système et le maintien de la fréquence devront être assurés, en trouvant des substitutifs à la disparition de certaines machines tournantes qui assurent le maintien de la fréquence à 50 hertz. Des solutions sont en cours de développement, comme les dispositifs d’électronique de puissance et le grid forming. Enfin, la dernière condition repose sur l’évolution des réserves opérationnelles, utilisées par RTE pour gérer en temps réel les petits écarts d’équilibre entre l’offre et la demande. Ces derniers peuvent se traduire par de légères différences de fréquence. L’augmentation des réserves opérationnelles nous protègerait contre l’aléa de court terme des énergies renouvelables.

Ces trois études thématiques sur la consommation et le rapport sur le mix électrique ont été synthétisées dans le document « Futurs énergétiques 2050 » qui a ouvert une nouvelle phase. En effet, à l’échéance 2050 nous devrions atteindre l’objectif national de zéro carbone net et non zéro émission brute. Comme l’ensemble de nos bilans prévisionnels, cette étude est fondée sur la garantie de la sécurité d’approvisionnement électrique de la France. En outre, elle n’étudie que des mix électriques et des trajectoires qui garantissent la neutralité carbone de la France en 2050.

Ce rapport prospectif modélise le système énergétique et le système électrique français, mais aussi de dix-sept pays européens, pour simuler le fonctionnement du système électrique chaque heure pendant trente ans. Ces simulations sont croisées avec différents paramètres, notamment météorologiques, qui jouent tant sur la consommation que sur la production d’électricité.

Comme les autres, ces scénarios de consommation et de mix de production sont fondés sur une très longue concertation avec les parties prenantes. Les mix de production d’électricité représentent l’essentiel des avis constatés vers 2019-2020 dans la société française. Certains comportent une part importante de nouveau nucléaire tandis que d’autres tendent vers un mix 100 % renouvelable. De même, les scénarios de consommation sont assez contrastés. Nous avons cherché à intégrer le plus grand nombre de variantes possibles.

Nous avons pu établir les coûts complets et l’empreinte environnementale, y compris en CO2, du système électrique. Tous ces chemins sont possibles, mais difficiles à atteindre – certains plus que d’autres.

Enfin, toutes ces trajectoires garantissent la sécurité d’approvisionnement. En effet, l’une des missions légales de RTE est d’éclairer le débat et la décision publique. C’est ce qui a conduit le Président de la République à s’appuyer sur cette étude pour prendre des orientations qui devraient trouver leur traduction dans une future loi, sous contrôle de votre vote.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment sont perçus vos travaux par le grand public ?

M. Xavier Piechaczyk. Jusqu’à la moitié des années 2000, les bilans prévisionnels de RTE restaient assez confidentiels, notamment parce que la question de la sécurité d’approvisionnement n’était pas un enjeu de société.

Le bilan prévisionnel 2017 a marqué un virage. S’il n’a pas été un objet de communication auprès du grand public, il est devenu un rapport structurant. En effet, au-delà des conclusions qu’il a rendues, c’est sur la base de ce rapport que le Gouvernement de l’époque et l’Assemblée ont reporté l’objectif de 50 % de nucléaire de 2025 à 2035. Ce bilan prévisionnel a aussi contribué à la production d’une nouvelle PPE par le gouvernement.

J’ignore si « Futurs énergétiques 2050 » est réellement un objet grand public, en raison de la complexité du monde de l’électricité. Nous avons fourni un effort de pédagogie très important pour rendre ces études intelligibles, parce qu’il nous importait que le débat ait lieu. Il était important que la représentation nationale, les pouvoirs publics et les Français soient informés des enjeux de la transformation du mix électrique.

Par ailleurs, cette étude a été publiée à un moment où la question énergétique devenait particulièrement prégnante. En effet, les élections locales ou nationales, il y a vingt ans, n’accordaient pas réellement de place à la question de l’énergie. Le cumul des engagements de la France en matière d’énergies renouvelables et des difficultés que rencontre le parc nucléaire fait désormais de la question de l’énergie et de l’électricité un sujet grand public. La popularité de ce document et la manière dont il a structuré le débat découlent donc à la fois de la qualité de notre travail et de l’importance des questions énergétiques pour concevoir la société française de demain.

 M. le président Raphaël Schellenberger. Au-delà de cette attention croissante du grand public pour les sujets énergétiques et pour vos travaux, estimez-vous que le contenu de ces derniers – dans leur intégralité, soit outre la seule note de synthèse qui les précède – soient bien compris ? Je pense par exemple à la réception par le public de la faisabilité du scénario 100 % énergies renouvelables. Cherchez-vous à mesurer cette perception ?

M. Xavier Piechaczyk. Nous n’avons pas fait de sondage pour vérifier que le grand public a compris les difficultés posées par les différents mix électriques à échéance 2050.

RTE cherche à publier les rapports les plus éclairants possibles. Toutefois, nous n’avons pas vocation à nous assurer de la compréhension de chaque Français des enjeux de l’ensemble de nos études. Ces bilans restent des études savantes, fondées sur la concertation, des principes de transparence et une approche hypothético-déductive scientifique.

Vous me demandez finalement si une publication de nature scientifique ou savante a vocation à être comprise dans son intégralité par le grand public. Probablement pas ; mais ses grandes leçons peuvent être facilement diffusées.

Les six mix électriques étudiés sont tous difficiles à mettre en œuvre, mais pour des raisons différentes. Les mix qui tendent vers 100 % d’énergies renouvelables reposent sur l’insertion de cet appareil de production dans le paysage français et dans les territoires français. Nous avons démontré que le problème n’était pas tant celui de l’artificialisation que de l’insertion dans les paysages, ce qui pose néanmoins la question de la compatibilité avec l’usage du foncier français, notamment pour l’agriculture.

Les mix tendant vers 100 % d’énergies renouvelables posent donc un défi à la fois d’acceptabilité et technique, puisqu’ils nécessiteraient le développement de moyens de flexibilité pour compenser la variabilité. D’autres scénarios, prévoyant du nouveau nucléaire, posent par ailleurs nombre de défis, comme la construction de quatorze tranches d’EPR et l’équipement de la France en 4 GW de petits réacteurs modulaires (SMR) à horizon 2050 ou encore la prolongation de 8 GW de tranches nucléaires de seconde génération au-delà de soixante ans. Je suppose que Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), se montrera plus prudent encore que moi sur ce dernier point si vous l’auditionnez.

Il ne nous revient pas de trancher entre ces différentes trajectoires. La manière d’atteindre la neutralité carbone et les moyens de produire une électricité décarbonée demain représente un choix de société, que nous pouvons seulement éclairer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez indiqué que vos rapports faisaient autorité dans le débat public, et qu’ils deviennent des objets politiques puisque le grand public y a directement accès. Ainsi, vos études ne sont plus seulement un outil de construction de la proposition politique ou technique, mais bien de justification du choix politique. Êtes-vous donc attentif à la mauvaise interprétation par certains acteurs de vos écrits ou à la communication parfois partielle qui en est présentée dans les médias ou dans le débat public ? Je pense notamment à l’enthousiasme d’une précédente ministre de l’énergie qui faisait valoir que RTE affirmait que le scénario 100 % énergies renouvelables ne posait pas de difficultés.

M. Xavier Piechaczyk. L’expression des Français et des ministres est libre. Nous veillons à la meilleure communication et la meilleure pédagogie possibles. Il est par ailleurs heureux que nos travaux donnent lieu à des controverses, dès lors qu’elles sont scientifiques. J’ai toujours appelé à la tenue d’une controverse scientifique et publique dans le cas où certaines institutions ne seraient pas d’accord avec ce que nous produisions. Toutefois, une controverse scientifique demande beaucoup de travail, d’expertise et d’abnégation. Twitter n’en est certainement pas le lieu. De nombreuses personnes ont exprimé leur désaccord envers notre étude, mais je n’ai pas eu connaissance de contre-expertises d’une profondeur similaire à celle de nos travaux. Pour ma part, je suis satisfait de constater que notre étude « Futurs énergétiques 2050 » a largement dépolarisé, apaisé et documenté le débat.

M. le président Raphaël Schellenberger. Suggérez-vous qu’avant cette étude, les décisions énergétiques et le débat énergétique n’étaient pas assez documentés ?

M. Xavier Piechaczyk. C’était la première fois que nous projetions la neutralité carbone en 2050. Nous sommes probablement le seul pays européen à avoir fourni un travail aussi profond et complet pour éclairer les futures politiques publiques françaises. Ces dernières restent proposées et structurées par l’Exécutif, puis votées par cette Assemblée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je n’arrive pas totalement à suivre le raisonnement. Vous nous dites que ce n’est qu’à partir de 2017 que vous avez commencé à réfléchir à la trajectoire de neutralité carbone d’ici 2050. Or, cet objectif date formellement de la COP21. En outre, c’est aussi en 2015 qu’est adoptée la LTECV. Il est donc difficile d’imaginer que ces objectifs n’aient pas été préparés avant ce moment.

M. Xavier Piechaczyk. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Les engagements de la France lors de la COP21 proposent de limiter le réchauffement climatique à 2 degrés environ, ce qui correspond au scénario RCP 4.5 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et aux scénarios inférieurs, et qui conduisent à définir des trajectoires d’émissions carbone des différents pays. La France n’a pas négocié sa trajectoire de mix de production d’électricité au sein de la COP21. Pour signer l’accord de Paris, la France n’a donc pas eu besoin de se demander s’il fallait faire plus ou moins 10 % de nouveau nucléaire ou d’éolien offshore. Ce n’était pas le sujet de la COP.

En revanche, la LTECV prévoit dans l’un de ses titres des outils de pilotage des questions climatiques et des questions d’énergie. Elle crée ainsi la SNBC, qui a vocation à décliner les engagements de la France pris lors de la COP21, mais pas seulement. L’Union européenne défendait depuis longtemps des objectifs de baisse de ses émissions carbone, en faveur desquels la France avait voté.

Le bilan prévisionnel de 2017 a donc tiré les conclusions de ces nouvelles orientations de politique publique. RTE ne construit pas les orientations de politique publique sur la consommation : nous prenons acte des politiques publiques qui sont décidées et votées, et nous en tirons des trajectoires en nous appuyant sur la question de la sécurité d’approvisionnement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous nuancez vos propos et ceux de votre prédécesseur. Vous prétendez qu’aux alentours de 2019 des changements de conception des effets de la décarbonation ont affecté notre vision de la construction du réseau électrique. Or, vous venez de démontrer que la décarbonation est présente dans le débat public et dans les préoccupations des décideurs bien avant 2017. Ainsi, des études ou des choix politiques documentés en 2015 n’ont peut-être pas correctement pris en compte ce qui était déjà largement présent dans le débat public.

J’en viens donc à la période de 2015, pendant laquelle vous exerciez d’éminentes responsabilités de conseiller en charge de l’énergie auprès du Premier ministre jusqu’en 2014, et de conseiller de l’énergie du président de la République jusqu’en 2015. Comment sont construits les scénarios de la LTECV ? Comment est élaborée l’étude d’impact ? Pourquoi tous les éléments que vous démontrez comme scientifiques et qui sont largement documentés dans les rapports de RTE sont-ils absents de l’étude d’impact de la LTECV ? Cette dernière fixe notamment pour objectif de ramener à 50 % la part du nucléaire à l’horizon 2025 et traduit comme priorité le remplacement d’une énergie décarbonée par les énergies renouvelables. Pourtant, la priorité aurait vraisemblablement dû être le remplacement des moyens de production carbonés par des énergies renouvelables non carbonées.

M. Xavier Piechaczyk. Vous me posez deux questions assez différentes.

La décarbonation du pays sous le régime du facteur 4 et la décarbonation du pays sous le régime de la neutralité carbone en 2050 sont très différentes. Le premier schéma visait à diviser les émissions de CO2 par quatre, et non à supprimer la totalité de nos émissions nettes. Dans cette trajectoire, la consommation d’énergies fossiles, à terme, demeure – et notamment de gaz, qui, encore récemment, était considéré comme une énergie de transition puisqu’il émet substantiellement moins que le fioul et le charbon lorsqu’il est utilisé pour produire de l’électricité.

Ainsi, si la question de la décarbonation existait dans le débat avant 2015, l’effort à y consacrer était très différent. L’accord de Paris, dont les conséquences sur la production d’électricité en France sont très importantes, n’a pas du tout le même impact sur la manière de former le mix et sur la consommation. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, depuis l’accord de Paris et sa déclinaison dans la SNBC française, les courbes d’électrification des usages sont à la hausse. L’effort à fournir pour compenser les derniers volumes d’utilisation des énergies fossiles est important.

 Vous avez évoqué mon rôle de conseiller du Premier ministre Jean-Marc Ayrault de mai 2012 au 1er avril 2014. Le rôle d’un conseiller est de coordonner l’action de l’administration et de préparer les arbitrages soumis au Premier ministre. Vous m’avez demandé si des études préalables à la LTECV avaient été élaborées. Nous disposions de données, mais pas d’une étude de l’ampleur de « Futurs énergétiques 2050 ». Toutefois, même si cette dernière permettra de mieux structurer le débat et la décision publique de demain, nous ne devons pas nous plaindre que la France n’ait pas pris un certain nombre de virages. Les gouvernements français et les assemblées, quelles que soient leurs couleurs, ont voté des textes en fonction des données scientifiques qui étaient à leur disposition. Ainsi, les lois Grenelle I et II votées par ces assemblées sont des lois de transition écologique et énergétique qui n’ont pas reposé sur des études d’une telle ampleur. Des bilans prévisionnels étaient à disposition de l’administration française et du Parlement.

« Futurs énergétiques 2050 », il est vrai, marque une rupture : c’est la première fois que RTE présente une étude aussi complète et qui se projette à une telle échéance.

M. le président Raphaël Schellenberger. La différence majeure entre les textes énergétiques parus avant et après 2015 est que les seconds fixent pour la première fois des limitations en volume et en proportion des moyens de production nucléaires. À ce titre, aucune des auditions que nous avons conduites ne m’a donné une réponse satisfaisante : d’où vient l’objectif des 50 % de part du nucléaire dans le mix électrique français ? Je peux comprendre la volonté de faire évoluer ce mix. Cependant, comment ce seuil a-t-il été construit ? Sur quelle documentation s’est-il appuyé ? Le premier effet concret sur le terrain de ces 50 % est d’avoir remplacé une énergie décarbonée par une autre énergie intermittente, et non d’avoir substitué des énergies fossiles par des énergies renouvelables.

M. Xavier Piechaczyk. Vous dites que c’est la première fois qu’une limite en volume et en proportion des moyens de production est inscrite dans la loi. L’article 187 de la LTECV fixe un plafond de capacité installée nucléaire à 63,2 GW. Les 50 % de production nucléaire à l’horizon 2025 figurent dans un article qui n’est pas normatif. Lors de son intervention au sein de votre commission hier, M. François Brottes a répondu à cette question. Cet objectif de 50 % à l’horizon 2050 correspondait à une ambition politique.

S’agissant de la construction et de la documentation de cet objectif, je pense que vous avez donc auditionné suffisamment de personnes qui ont assisté à la conclusion de cet engagement politique de campagne électorale. Quels sont les ressorts de la volonté de baisser la part du nucléaire de seconde génération dans le mix français ? En 2012, le contexte était marqué par Fukushima, véritable tremblement de terre dans le monde du nucléaire. À la suite de cet incident, le Japon a décidé de mettre son nucléaire à l’arrêt, tandis que les Allemands ont choisi de sortir du nucléaire. La France, quant à elle, a assumé de conserver son nucléaire. Je n’ai entendu aucune majorité de l’Assemblée nationale ni aucun exécutif en exercice réclamer la sortie du nucléaire.

En 2012, 2013 et 2014, par ailleurs, les consommations de la France sont à la baisse et au mieux stables pour les raisons que j’ai décrites dans mon propos liminaire. Le parc nucléaire, à l’époque, produit beaucoup, au point d’exporter de l’électricité. En 2012, la France exporte 42 TWh par an, 47 TWh en 2013 et 65 TWh en 2014. La consommation, en France, s’élève à 580 TWh. L’ambition de diversification du mix électrique ne se dessine pas au détriment du nucléaire et au profit des énergies renouvelables, contrairement à ce que l’on pense, mais au détriment du nucléaire de deuxième génération à date, et pour des raisons de résilience technologique.

Vous présidez une commission sur la souveraineté. Cette dernière s’organise autour de l’approvisionnement de combustibles. La priorité de la France est de cesser d’acheter du gaz et du pétrole à des pays qui ne sont pas nos alliés. S’agissant de la souveraineté technologique, nous devons maîtriser les technologies qui sont installées sur notre territoire grâce à nos propres ingénieurs. Se pose enfin la question de la résilience : sommes-nous capables de résister à des crises géopolitiques, comme la crise en Ukraine, mais aussi à des chocs techniques ?

 Ainsi, nous cherchions à multiplier les sources de production d’électricité face à un nucléaire de seconde génération très dominant, qui, s’il était exposé à un défaut générique technique, placerait la France en situation de grande difficulté. C’est précisément ce qui est arrivé lors de la découverte de la corrosion sous contrainte. Depuis Fukushima, nous ne savions pas si nous pourrions prolonger les tranches nucléaires de seconde génération. Le grand carénage, qui désignait les travaux d’adaptation et de sûreté qui se sont ensuivis, a dû être réalisé. Enfin, la France souhaitait développer l’EPR.

Il ne s’agissait donc pas de porter un coup à la filière nucléaire, mais de diversifier nos sources d’approvisionnement en nous appuyant sur les renouvelables tout en multipliant nos stratégies nucléaires. Ces dernières ne s’appuient d’ailleurs pas uniquement sur l’EPR, mais aussi sur le développement du réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter), du réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (Astrid), du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo), ou encore du réacteur de recherche Jules Horowitz.

Tels étaient les paramètres pris en compte pour aborder la résilience à cette époque. Ils restent d’ailleurs d’actualité dans un contexte marqué par l’impact sur le gaz de la guerre en Ukraine et des difficultés liées à la corrosion sous contrainte.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce raisonnement est intéressant, puisque le problème générique de la corrosion sous contrainte touche les réacteurs les plus récents de notre parc. Ce sont par conséquent les réacteurs les plus anciens, de seconde génération, qui nous permettent d’assurer la production nécessaire pour l’hiver. La question de l’ancienneté des réacteurs de seconde génération est relative du fait de leur diversité technologique.

Je crois identifier une contradiction entre votre propos liminaire et votre dernière réponse. Vous indiquez que la consommation française est stable entre 2012 et 2014. Néanmoins, vous avez expliqué que la pointe a augmenté entre 2013 et en 2014. Comment avez-vous pris ces éléments en compte pour adapter le réseau à cette époque ?

M. Xavier Piechaczyk. La consommation annuelle de la France s’élève à 470 TWh. Elle atteignait 480 TWh en 2012. Le covid et les désordres économiques ont pu expliquer une diminution de la consommation, mais les ordres de grandeur restent similaires. En outre, les efforts des Français sur la sobriété devraient amener le bilan à la baisse en fin d’année.

Par ailleurs, les pointes dépendent de la thermosensibilité, c’est-à-dire du chauffage et de l’isolation. La pointe n’augmente plus depuis 2012, et a tendance à baisser dans nos études prévisionnelles pour l’hiver 2022-2023 : elle pourrait atteindre, au plus, 95 GW.

Au-delà de ces études prospectives, RTE est chargé de gérer le système électrique. Nous veillons à l’équilibre entre l’offre et la demande, ce qui nous permet d’avoir une vision prospective du volume de moyens de production souhaitable en France dans les années qui viennent pour garantir la sécurité d’approvisionnement et respecter le critère des trois heures. Nous gérons le pilotage en temps réel pour passer la pointe et garantir que la France et ses importations couvrent la pointe.

 Vous avez à raison rappelé que la corrosion sous contrainte touchait plutôt les paliers récents. Cependant, la question de la maîtrise des risques et de la résilience doit être posée de manière globale. Ce n’est pas parce qu’un défaut est apparu sur les tranches les plus récentes de la seconde génération que nous devons occulter la question de la résilience française. Une analyse de risque et des actions de maîtrise de ce risque sont nécessaires pour que la France soit capable d’encaisser des chocs techniques ou de mauvaises nouvelles techniques – et de se redresser le plus rapidement possible lorsque ces derniers surviennent. De ce point de vue, la notion de diversification technologique, au sein de la famille nucléaire, mais aussi entre le nucléaire et d’autres sources de production d’énergie, est fondamentale.

Cependant, notre principal problème de souveraineté et de résilience réside dans le fait que le pétrole et le gaz continuent à représenter 63 % de la consommation d’énergie finale française. Or, il s’agit d’une énergie que nous ne produisons pas et que nous achetons à des pays qui ne sont pas forcément nos alliés géostratégiques. La sortie de cette dépendance majoritaire doit être élevée au rang de priorité pour la France.

Nous avons démontré que l’électrification constituait une voie pour gagner en souveraineté parce que l’électricité est produite sur le territoire de l’Europe avec des technologies que nous maîtrisons. Cependant, au sein du monde de l’électricité, interrogeons-nous sur notre résilience : la diversification des énergies renouvelables est tout aussi importante, puisque toutes ne produisent pas la même quantité d’électricité au même moment.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous indiquez que la sécurité d’approvisionnement devient une préoccupation à partir des années 2010. Pourquoi n’est-ce qu’en 2015 que la doctrine des bilans prévisionnels de RTE, puis la doctrine légale intègrent les interconnexions pour mesurer la sécurité d’approvisionnement ?

M. Xavier Piechaczyk. La sécurité d’approvisionnement a toujours représenté l’objet des bilans prévisionnels. S’agissant de l’électricité, cette question commence à se poser lors de la fermeture des moyens thermiques. La France a fermé plus de 12 GW de moyens thermiques en quelques années pour respecter les normes européennes et les seuils de pollution, et en considérant la nécessité de grands carénages et d’investissements. Hormis quelques turbines à combustion utilisées pour l’ultrapointe, et quelques tranches à charbon sur une centrale à Saint-Avold et à Cordemais, il ne reste plus de centrales au fioul et à charbon en France.

En outre, les opérateurs ont fermé ces moyens de production à raison, puisque la France avait déjà pris des engagements climatiques européens. Cependant, l’ensemble des énergies qu’elle devait déployer pour les remplacer a accumulé du retard à tous les étages. L’EPR aurait dû être mis en service en 2012 ; les énergies renouvelables terrestres et offshore, de même, ne sont pas déployées à hauteur des prévisions. La mise en service de la centrale de Landivisiau en Bretagne elle-même a pris du retard.

Au début des années 2010, nous savions déjà que le parc nucléaire français rencontrerait de plus longues périodes d’arrêt au début des années 2020. En effet, en raison de son vieillissement, il nécessiterait des visites décennales longues d’importants investissements.

La conjonction de ces facteurs conduit progressivement à se poser la question de la sécurité d’approvisionnement. Cependant, cette dernière n’est pas un problème entre 2012 et 2014, puisque nous exportions d’importantes quantités d’électricité nucléaire à cette période, 42 GW en 2012, 47 n 2013, 65 en 2014.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je reformule ma question. En 2015, le changement de doctrine dans les bilans prévisionnels de RTE sur le calcul de la sécurité d’approvisionnement est codifié. Avant 2015, la sécurité d’approvisionnement est calculée avant importations ; à partir de 2015, elle intègre les capacités d’interconnexions et d’approvisionnement. Pourquoi ce changement au moment où la question de la sécurité d’approvisionnement devient une préoccupation ?

M. Xavier Piechaczyk. Je ne sais pas d’où vous tenez cette information. Il me semblait que RTE intégrait depuis 2010 les soldes d’import et d’export dans ses études. Nos études sont fondées sur un modèle qui simule le système électrique et les échanges. Cependant, ces derniers ne sont pas simulés en solde importateur ou exportateur ; nous modélisons le système électrique chaque heure du jour et de la nuit pour toute la durée de la prospective. Par ailleurs, même si la France a été très longtemps exportatrice et qu’elle sera cette année importatrice en solde net, les échanges ne sont jamais à sens unique. Il ne suffit pas d’être exportateur en solde net positif pour garantir la sécurité d’approvisionnement des Français : il faut que la population ait de l’électricité à tout moment.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque vous prépariez, au sein du cabinet du Premier ministre, la loi de 2015, j’imagine que vous avez échangé avec les administrations et avec RTE sur l’impact d’une telle trajectoire en matière de sécurité d’approvisionnement. Ces échanges ont-ils donné lieu à des alertes ou des réserves sur le risque que la trajectoire qui se dessinait pouvait faire courir sur la sécurité d’approvisionnement ?

M. Xavier Piechaczyk. J’ai quitté Matignon le 1er avril 2014. Je n’étais donc plus conseiller lorsque la loi a été déposée ou débattue à l’Assemblée. J’étais toutefois au courant de cet engagement politique.

Je suis ennuyé par votre question : je vous ai dit tout à l’heure que les 50 % de part du nucléaire à horizon 2025 correspondaient à une ambition politique et non à un objectif normatif. Ce seuil ne posait donc pas de problème de sécurité d’approvisionnement. Le seul objectif normatif qui figure dans la loi est le plafonnement de la capacité nucléaire à 63,2 GW, qui prévoyait donc que si EDF arrivait à mettre en service l’EPR, l’entreprise devrait fermer une tranche à due concurrence, à savoir Fessenheim.

Ce texte avait vocation à jouer le rôle d’une loi de pilotage et d’outils. Cette loi est très volumineuse et technique. Elle comporte plus de 200 articles. Elle prévoit la SNBC, l’adoption de la PPE et d’autres dispositifs dont la vocation est de garantir la sécurité d’approvisionnement en fonction de différents paramètres qui peuvent évoluer. Parmi ces derniers figurent la consommation, la capacité de la France à déployer les énergies renouvelables, ou encore l’éventuelle adoption d’une nouvelle SNBC accordant davantage de place aux bioénergies. Le monde de l’énergie est un système de vases communicants.

L’objectif de 50 % n’était d’ailleurs pas polémique. Les groupes politiques de droite et de gauche s’étaient assez largement accordés sur ce seuil. En revanche, la date à laquelle fixer son horizon – 2025, 2030 ou 2035 – avait fait l’objet de débats, puisqu’elle reposait sur des ambitions politiques.

En revanche, la loi comportait un volet normatif sur les outils de gouvernement très opérationnels qui permettraient de garantir la sécurité d’approvisionnement, notamment dans le cadre d’une PPE fondée sur nos études. Ainsi, lors de la présentation du bilan prévisionnel 2021 à la presse, j’ai indiqué que les études de RTE ne permettaient pas de fermer de nouvelles tranches nucléaires en 2026, à la fois pour des raisons d’émissions de CO2 et pour garantir la sécurité d’approvisionnement. Ces tranches n’ont donc pas vocation à être fermées.

Enfin, remarquez bien que les difficultés de sécurité d’approvisionnement que la France rencontre cet hiver ne sont dues en rien à des orientations de politiques publiques, qu’il s’agisse de la loi de 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome), de la LTECV ou d’une PPE. Elles sont liées à l’indisponibilité du parc nucléaire. Entre 2000 et 2015, le parc nucléaire français produisait environ 400 TWh d’électricité par an. Entre 2016 et 2019, sa production atteignait 385 TWh par an. Ce total est passé à 330 TWh en 2020, année de la crise sanitaire. Cette année, le parc produira environ 280. La production a donc diminué de 25 %. Et pour un moyen de production hyper dominant, une diminution de 25 % est douloureuse.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez expliqué que l’objectif de 50 % n’implique pas en lui-même une forme de remplacement du nucléaire par les énergies renouvelables, au regard des prévisions de consommation les plus raisonnables à l’époque. Il y a donc une forme de confusion entre la proportion en pourcentage et la réalité de la production effective.

M. Xavier Piechaczyk. La LTECV liste un ensemble d’objectifs, mais la France n’a pas attendu cette loi pour décider de développer rapidement les énergies renouvelables. L’Union européenne elle-même avait pris des engagements en ce sens.

Ce texte affiche un certain nombre d’ambitions et de proportions. Les 50 % fixés concernent la production et ne dépendent donc pas de la consommation. Ce seuil laisse les décideurs politiques libres de gérer les proportions du mix électrique. Il vise à rééquilibrer les moyens de production d’électricité.

Cet objectif politique n’était donc pas normatif. Il n’impliquait pas automatiquement des fermetures, mais représentait un moyen d’encourager le déploiement des énergies renouvelables.

 M. Antoine Armand, rapporteur. J’ai sous les yeux un avis de l’ASN de 2013, qui mentionne de potentiels défauts génériques graves et qui précise : « l’ASN rappelle l’importance de disposer de marges suffisantes dans le système électrique pour faire face à la nécessité de suspendre simultanément le fonctionnement de plusieurs réacteurs qui présenteraient un défaut générique grave. »

Lorsque vous étiez conseiller au sein du cabinet du Premier ministre, les échanges que vous aviez avec EDF et RTE traduisaient-ils cette inquiétude ? Au contraire, le contexte énergétique de l’époque donnait-il le sentiment que cette alerte de l’ASN était très formelle ?

 M. Xavier Piechaczyk. Une alerte de l’ASN n’est jamais purement formelle. Nous devons surtout nous demander par rapport à quoi se situeraient ces marges. En tant que conseiller du Premier ministre puis de président de RTE, ma préoccupation a toujours concerné la sécurité d’approvisionnement. En l’espèce, le critère que nous devons respecter est celui des trois heures de défaillance des marchés. C’est ce que le droit impose. Aujourd’hui, nous ne le respectons pas – et de très loin.

J’ignore donc ce que signifie le terme de marges. C’est la sûreté nucléaire qui impose la disponibilité du parc, dont résulte la sécurité d’approvisionnement. Aujourd’hui des raisons de sécurité imposent l’arrêt des réacteurs touchés par la corrosion sous contrainte et l’adaptation de la sécurité d’approvisionnement.

Je n’ai pas le souvenir de cet avis de l’ASN. Cependant, les marges dépendent du niveau de service souhaité et du financement qu’est prête à y octroyer la collectivité nationale. Si un pays décidait d’avoir un nombre de réacteurs en stock pour disposer de marges suffisantes, cette mesure aurait un coût. Le critère des trois heures de défaillance optimise le coût complet du système électrique. La sûreté impose des conditions qui diminuent les marges de la sécurité d’approvisionnement. Par ailleurs, si l’avis de l’ASN concernait les marges opérationnelles pour exploiter chaque minute le système électrique, nous avons bien des réserves primaire, secondaire et tertiaire pour les réglages effectués par RTE. La sûreté s’est toujours imposée face à la sécurité d’approvisionnement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaitais savoir si vous aviez reçu des énergéticiens ou des dirigeants d’administrations qui se seraient inquiétés du risque de défaut générique évoqué par l’ASN.

M. Xavier Piechaczyk. Je n’ai pas le souvenir d’un dirigeant qui aurait évoqué l’hypothèse d’un défaut générique. En revanche, cette hypothèse est présente à l’esprit de tous ceux qui travaillent dans le domaine de l’énergie et du nucléaire. C’est la raison pour laquelle la question de la diversification au sein de la famille nucléaire et entre les modes de production d’électricité est aussi importante. En outre, cette hypothèse peut affecter la sécurité d’approvisionnement. Chacun se demande dans quelle mesure nous pouvons être plus souverains.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous mentionnez dans le rapport « Futurs énergétiques 2050 », et il me semble même auparavant, le critère permettant de mesurer la sécurité d’approvisionnement. Vous avez évoqué le critère des trois heures. Je cite le rapport « RTE a déjà eu l’occasion de mentionner que ce critère était fruste dans la mesure où il identifiait la probabilité de survenue d’une situation de déséquilibre, et non sa profondeur et donc sa gravité. » Jugez-vous que les outils qui existent sont suffisants pour que le pouvoir politique puisse librement déterminer du niveau de souveraineté énergétique du pays et donc d’anticiper une crise comme celle que nous vivons ?

M. Xavier Piechaczyk. Non. Le critère des trois heures est fruste et il n’est pas suffisant. C’est la raison pour laquelle RTE mène des stress tests et ne se contente pas d’avoir une analyse probabiliste centrée sur les trois heures. Ces tests visent à mesurer la profondeur des défaillances possibles. Ces dernières peuvent être importantes, mais leur probabilité est très faible. Ce critère pourrait donc être amélioré, mais nous n’avons pas attendu la modification des textes européens et réglementaires français pour mener nous-mêmes des stress tests et pour éclairer le politique sur leurs résultats.

Nous échangeons déjà à ce sujet avec le ministère de l’énergie. Plus le mix se diversifiera, plus la France fera des énergies renouvelables variables. Nous avons en effet démontré dans le futur énergétique que, quelles que soient les décisions sur le nouveau nucléaire, nous aurons besoin d’une grande quantité d’énergies renouvelables à l’avenir. Or, ces dernières nécessiteront des stress tests complémentaires au critère des trois heures.

M. Antoine Armand, rapporteur. À partir de 2017, et en particulier dans le bilan prévisionnel de 2019, vous identifiez les années sensibles. Vous avez expliqué que vos rapports sont publics et qu’ils sont transmis au gouvernement et aux ministres qui échangent avec vous sur les éléments les plus saillants.

À cette date, vous n’étiez pas encore à la tête de RTE, mais avez-vous connaissance d’échanges avec les membres du Gouvernement sur ces hivers sensibles qui font l’attention d’une vigilance croissante de la part de RTE ? Le cas échéant, quelles réponses le Gouvernement y a-t-il apportées ?

M. Xavier Piechaczyk. Je ne peux pas répondre à cette question, car même si je travaillais chez RTE entre 2015 et le septembre 2020 – date à laquelle j’en suis devenu président –, je ne traitais pas de ces questions.

À partir de 2020, des échanges ont eu lieu sur le manque de marges et sur la sensibilité attendue pour la période 2021-2025. En effet, nous avions connaissance des paramètres qui en seraient à l’origine, comme la fermeture des moyens thermiques, le retard de la France en matière d’énergies renouvelables ou encore le vieillissement du parc nucléaire et les difficultés éventuelles liées au grand carénage. Même si nous n’avions pas prévu le covid ni la corrosion sous contrainte, nous savions que ces années seraient difficiles.

Ainsi, la décision du Gouvernement d’utiliser la centrale de Saint-Avold est issue de nos bilans prévisionnels, dans lesquels nous rappelions, outre le fait que RTE considérait que l’option de fermeture de deux tranches nucléaires en 2020 ne pouvait pas être mise en œuvre, qu’il était souhaitable que la France maintienne deux centrales à charbon en service jusqu’en 2024, voire, 2026.

D’autres échanges ont eu lieu avec le Gouvernement. Nous l’avons aidé à émettre des propositions opérationnelles, récemment votées par votre Assemblée dans le cadre de la loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, pour mobiliser des groupes électrogènes cet hiver et pour optimiser les offres d’effacement sur le mécanisme d’ajustement. De même, les modifications en cours d’examen sur le raccordement des énergies renouvelables et l’accélération de leur installation proviennent d’un travail commun entre RTE et Enedis.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nos récents interlocuteurs estimaient que la limitation de la puissance installée du nucléaire condamnait cette filière en France. Pourtant, dans aucun de vos scénarios, même les plus volontaristes, le plafond à 63,2 GW n’a d’impact sur les options énergétiques qui s’ouvrent au pays. Ainsi, le scénario N03 fixe la puissance installée à 27 GW en nouveau nucléaire et à 24 GW en nucléaire historique.

M. Xavier Piechaczyk. Ils n’ont pas d’impact, parce que nous avons simulé la fermeture du parc installé de deuxième génération, mis en service sur une période assez resserrée d’une vingtaine d’années. Même dans l’hypothèse d’un prolongement du parc à soixante ans – que l’ASN ne validerait pas –, l’essentiel du parc sera fermé en 2060.

Se pose donc la question du remplacement de cette production dans le respect de la neutralité carbone en 2050. Il pourrait s’agir d’EPR 2 ou de SMR. Le dialogue mené avec EDF, la société française d’énergie nucléaire (Sfen) et le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen) a conclu que les quatorze tranches d’EPR mises en service en 2050 évoquées formaient un maximum industriel, même si d’autres réacteurs pourraient être construits ultérieurement. Ce maximum conduirait à une puissance installée d’EPR de 23 GW. En 2050, tous les réacteurs de deuxième génération n’auront pas encore fermé. Ils devraient représenter environ 16 GW. Quand bien même la France arriverait à construire des SMR et à prolonger certaines tranches à soixante ans, nous n’atteindrons pas le plafond des 63,2 GW.

Il ne s’agit donc pas d’un choix idéologique, mais du résultat d’une discussion avec la filière industrielle, dont les contributions écrites sont publiées sur le site de RTE.

M. Antoine Armand, rapporteur. Au vu de vos échanges avec la filière sur la question du nucléaire et sur le maximum envisagé pour le nouveau nucléaire installé, comment qualifieriez-vous la crédibilité de cet objectif ? L’estimez-vous faible, forte ou moyenne ?

M. Xavier Piechaczyk. Il est improbable que la France mette en service les deux premiers EPR de Penly avant 2035. Les deux paires suivantes, au mieux, pourraient être activées en 2040. Nous devrions donc construire huit EPR entre 2040 et 2050, soit une tranche par an ou presque. Cet objectif est très ambitieux. Si les dirigeants français choisissent cette trajectoire, je souhaite que nous puissions la tenir. Rien ne serait pire que de promettre de construire beaucoup d’EPR sans y parvenir, tout en restreignant nos efforts sur les renouvelables. Nous rencontrerions alors de nouveaux problèmes de sécurité d’approvisionnement en 2040 ou 2050. Tous les chemins proposés sont possibles et chacun garantit la sécurité d’approvisionnement. Il est en revanche indispensable qu’une fois la trajectoire choisie par les élus de la nation, nous nous y tenions.

M. Antoine Armand, rapporteur. À l’extrême inversé du spectre, le scénario 100 % d’électricité renouvelable a fait l’objet d’une étude préalable conjointe entre RTE et l’AIE en 2021, qui liste les prérequis techniques et technologiques de cette trajectoire et qui conclut que la faisabilité scientifique n’est pas mise en cause, mais qu’elle implique un certain nombre de paris techniques industriels importants. Vous parlez aussi de flexibilité et d’investissement dans le réseau.

 Selon les chiffres de production d’électricité par la filière en France du 8 décembre 2022 au 14 décembre 2022, issus de l’application RTE-éCO2mix, la production d’énergie d’électricité par le solaire est d’environ 0 %, de 2 % par source éolienne et de 1 % par les bioénergies. Pour rappel, la puissance installée de l’éolien s’élève à 13 % et à 10 % pour le photovoltaïque.

Quelles sont les conditions techniques et les implications d’une production électrique 100 % renouvelable ?

M. Xavier Piechaczyk. Les scénarios qui tendent vers le « 100 % renouvelable » ont été étudiés avec le même intérêt et la même application que les autres, sans parti pris. Ils impliquent une multiplication considérable des installations de production – par vingt-deux pour le solaire et par quatre pour l’éolien terrestre par rapport à 2021, sans oublier l’éolien offshore qui n’avait à cette date pas encore été déployé. Le parc de Saint-Nazaire produit 0,5 GW. Nous devrions atteindre au minimum 45 GW, soit une multiplication par quatre-vingt-dix. Cependant, dans les années à venir, plusieurs parcs offshores auront été installés. 

Nous avons démontré avec l’AIE que ces systèmes étaient pilotables techniquement, à condition de surmonter plusieurs freins technologiques encore en développement.

Ce scénario, surtout, implique une forte flexibilité. Les énergies renouvelables sont intermittentes, même si la variabilité du solaire est moindre que celle de l’éolien. Si le pays faisait le choix de se diriger vers un mix 100 % renouvelable, nous devrions nous interroger sur le type de flexibilité dont nous aurions besoin pour que ce système soit pilotable et que la sécurité d’approvisionnement soit garantie. Nous avons calculé les investissements qui seraient nécessaires à l’installation de dispositifs techniques. La gestion du réseau, en raison de la dispersion des installations renouvelables, et de la flexibilité, forme le poste le plus coûteux pour la collectivité.

Il existe cinq leviers de flexibilité. Le premier concerne la modulation de la consommation d’électricité. Il s’agit par exemple de l’option Tempo d’EDF ou d’Ecowatt, qui nous permettra de passer l’hiver sans coupure. Par ailleurs, les interconnexions représentent le moyen de flexibilité le moins coûteux en augmentant l’effet du foisonnement. Les trois derniers leviers sont des solutions de stockage, comme le stockage d’énergie par pompage turbinage (Step) – dont le potentiel de développement est assez limité en France, puisqu’il est peu probable que nous construisions de nouveaux barrages majeurs –, les batteries stationnaires, surtout liées à la technologie solaire, et l’hydrogène produit par électrolyse, stocké et réutilisé dans des centrales thermiques. Une soixantaine de centrales à gaz hydrogène vert serait nécessaire dans le cadre d’un scénario « 100 % renouvelable ». La France compte à ce jour une vingtaine de centrales à gaz, sachant que ces dernières ne fonctionnent pas à l’hydrogène.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Comme le rapporteur, je souhaitais rappeler que notre commission d’enquête cible principalement la compréhension de la situation globale de l’énergie ces dernières années, afin que nous fassions les meilleurs choix pour le futur, en nous gardant d’identifier des responsabilités individuelles.

Monsieur Piechaczyk, vous avez indiqué que l’électricité représentait 25 % de notre mix énergétique global. Or, nous faisons peser sur les épaules des opérateurs de l’électricité l’intégralité du problème énergétique. La moitié des besoins énergétiques des Français ont trait à la chaleur. Or, vous avez peu de visibilité sur ce sujet en tant que président de RTE. N’avez-vous pas le sentiment que nous avancions à l’aveugle sur le sujet de la chaleur renouvelable ?

Un rapport de la Cour des comptes soulignait en 2018 la faiblesse de notre soutien aux énergies renouvelables thermiques, même s’il rappelait que le soutien aux énergies renouvelables électriques pourrait, à terme, coûter 40 milliards d’euros, ce qui avait suscité la création d’une commission d’enquête sous la mandature précédente dont j’étais rapporteure. À cette date, nous ignorions par ailleurs que les éoliennes rapporteraient 7,6 milliards à l’État.

De même, vous manquez de visibilité sur notre capacité à développer la sobriété énergétique. Vous avez mentionné les réglementations thermiques dans votre propos liminaire. Le secteur des bâtiments représente 700 TWh par an de consommation énergétique finale, soit plus de deux fois la production du parc nucléaire français. Une grande part de ce besoin énergétique est un besoin de chaleur. Est-il pertinent de remplacer l’intégralité des besoins énergétiques par des besoins électriques ? Au contraire, s’agissant du secteur des bâtiments, devrions-nous plutôt chercher des réponses du côté des énergies thermiques ?

Vous avez mentionné que les réglementations thermiques font partie de notre débat sur la souveraineté énergétique française. Dans son rapport sur la rénovation énergétique, le Haut Conseil du climat rappelle que lors de la crise pétrolière des années 1970, les pays avaient opté pour des choix variés. En France, il avait été décidé de lancer une production électrique très importante, en repoussant les règles de performance thermique des bâtiments à une date ultérieure. Dans le même temps, les autres pays européens ont établi des réglementations thermiques que nous n’avons adoptées qu’en 2012. Ainsi, le parc du bâtiment français est particulièrement énergivore et électrique. Or, le coût des énergies par mètre carré atteignait en 2020 5,8 euros pour le bois, 11,7 euros pour le gaz, 12,9 euros pour le fioul et 15,9 euros pour l’électricité. L’électricité est donc l’énergie la plus coûteuse pour assurer le chauffage des Français. N’aurions-nous pas intérêt à changer la perception du secteur des bâtiments, pour en faire un allié de la transition énergétique plutôt qu’un consommateur majeur ?

La réglementation thermique de 2012 imposait finalement le gaz comme solution. La réglementation environnementale RE2020, au contraire, marquait le passage à une réglementation très électrique. Pourtant, les gestionnaires de l’énergie à l’échelle des bâtiments estiment que les réglementations thermiques devraient montrer davantage de parcimonie et que la gestion énergétique à l’échelle du bâtiment représente une solution.

Vous avez mentionné les problématiques de stockage et de flexibilité. Là encore, avec ses 700 TWh d’énergie consommée, le secteur des bâtiments pourrait être un important pourvoyeur de flexibilité dans le réseau énergétique, puisqu’il est possible de stocker la chaleur. Les chauffe-eaux des Français en sont le meilleur exemple. Le secteur du bâtiment est donc un lieu de pilotage de la consommation énergétique des Français.

M. Xavier Piechaczyk. Vous indiquez que nous manquons de visibilité sur la consommation d’énergie totale. Nous en avons cependant. Nous avons repris dans la SNBC produite en 2019 l’objectif – relativement ambitieux, mais atteignable – d’un taux d’efficacité énergétique de la France de 40 % toutes énergies confondues d’ici 2050.

Nous avons étudié un scénario de sobriété en matière d’électricité qui va au-delà de cette efficacité. Vingt-six leviers devraient alors être activés pour modifier le mode de vie des Français, dans le domaine de l’habitat, du travail, de l’industrie, de la mobilité et de la consommation. Nous sommes donc capables de mener des simulations assez précises sur l’électricité.

La chaleur fait partie des énergies renouvelables non électriques dans la SNBC. Cette thématique n’est pas oubliée. Elle est en revanche moins documentée que la question électrique. En effet, les acteurs de l’électricité s’interrogent traditionnellement sur les choix économiques. Il serait souhaitable que des études très précises soient menées sur les bioénergies et la production de chaleur à partir de la biomasse, afin de savoir si la France dispose de suffisamment de foncier agricole pour produire des cultures intersaisonnières à vocation énergétique, si l’évolution de la forêt française sera en mesure d’assurer du bois de construction et de production de chaleur, ou encore si les dynamiques et rendements agricoles sont compatibles avec ces besoins. À ces questions s’ajoute, enfin, celle de la préservation des espaces naturels. Le gouvernement travaille sur ce bouclage pour les bioénergies dans le cadre de la préparation de la prochaine SNBC.

L’électricité est minoritaire dans les bâtiments. Elle a vocation à devenir majoritaire, ce qui ne devrait pas poser de problématiques particulières si les bâtiments sont bien isolés et si le dispositif s’appuie sur des pompes à chaleur. Au contraire, ce vecteur permettra à la France de réguler ses politiques publiques d’équipements de chauffage, dans le cas où nous ne serions pas en mesure de produire un certain volume de bioénergies.

Je ne suis pas d’accord avec l’idée que le bâtiment soit davantage perçu comme consommateur que comme acteur. Il m’est arrivé publiquement, y compris dans la presse, de critiquer le « retard à l’allumage » du tertiaire dans les mesures de sobriété et dans le relais du signal Ecowatt. Depuis, la situation a évolué. Les chiffres que nous avons publiés le 13 décembre montrent que la consommation diminue de 9 % par rapport à la moyenne des années 2014-2019 et de 8 % pour le paquet tertiaire et résidentiel. Dans le cadre d’un événement récent avec l’alliance des industriels qui proposent des solutions électriques et numériques (Ignes) et le groupement des entreprises de la filière électronumérique française (Gimelec), j’ai observé que les solutions techniques pour faire entrer le bâtiment dans la flexibilité sont commercialisées et faciles à adopter. Je suis très optimiste sur la mobilisation du monde du bâtiment sur les questions énergétiques, au-delà même du signal envoyé par le prix du gaz et de l’électricité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Je parlais plutôt du rôle du bâtiment comme prescripteur de la bonne énergie à installer.

Par ailleurs, vous avez évoqué la biomasse, mais je souhaitais plutôt que vous abordiez la géothermie, dont la production s’élève actuellement à 5 TWh. Le développement de cette filière pourrait permettre d’atteindre une production de 100 TWh. Intégrez-vous ce potentiel de développement dans vos scénarios ?

Le budget de la recherche est passé de 1,2 à 1,7 milliard dans les dernières années, dont un milliard reste toutefois consacré au nucléaire. Nous devrions dédier plus de moyens à la recherche sur les autres énergies afin de nous doter des outils de savoir qui nous manquent.

Vous expliquez que l’utilisation de l’électricité dans les bâtiments ne pose pas de problème si ces derniers sont correctement isolés. Or, nous installons des pompes à chaleur dans des bâtiments qui ne sont pas isolés, augmentant par conséquent leurs besoins énergétiques. Il faudrait donc commencer par l’isolation.

M. Xavier Piechaczyk. Il n’appartient pas au président de RTE de commenter les attributions de budget dans la politique de recherche et développement française.

Concernant la géothermie, le rapport « Futurs énergétiques 2050 » s’appuie sur les hypothèses de volume de bioénergie fournies par la SNBC dans sa deuxième version. Si la France n’était pas en mesure d’en faire autant sur les bioénergies, l’électricité devrait s’y substituer, ce qui nous oblige à être attentif à la performance électrique.

Concernant votre question sur l’isolation et la place de l’électricité dans le bâtiment, je vous invite à consulter le rapport « décarboner le chauffage dans le secteur du bâtiment à l’horizon 2035 » publié en 2020. Depuis de nombreuses mandatures, des gouvernements promeuvent des politiques d’isolation et de rénovation thermique, mais il est normal que ces mesures ne montrent pas d’effets immédiats.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je laisse la parole au Président Marleix

M. Olivier Marleix, Président du groupe LR. L’indisponibilité du parc nucléaire a commencé en réalité depuis 2015. En tant que directeur général adjoint chargé des réseaux et des clients de RTE depuis octobre 2015, quelles alertes avez-vous fait remonter, et auprès de qui, au sujet de la baisse régulière et continue de la disponibilité du parc nucléaire?

Je m’intéresse davantage aux prévisions de RTE qu’à celles que l’Ademe a tenté de réaliser, et qui paraissaient plus fantaisistes. Cependant, les différences entre les bilans prévisionnels de RTE de 2015, 2017 et 2021 sont assez stupéfiantes. Le rapport de 2017 titrait « consommation électrique : des perspectives orientées à la baisse » et trois de ses quatre scénarios étaient orientés à la baisse. Celui qui faisait l’hypothèse de la plus forte consommation évaluait cette dernière 480 TWh, soit une forme de stabilité, tandis que les autres se situaient autour de 395 TWh pour 2035. Votre bilan prévisionnel de 2021 donne à voir une consommation moyenne de 645 TWh. Comment le scénario peut-il évoluer à ce point ?

Il me semble que les perspectives ont été tordues pour coller à une volonté politique : puisqu’il ne fallait plus développer le nucléaire, mais plutôt les énergies renouvelables, les rapports donnaient de la crédibilité à ces politiques publiques. Or, le Président de la République a opéré un virage à 180 degrés lors du discours de Belfort, en décidant de relancer des réacteurs et non plus d’en fermer.

Vous avez répondu à la question de l’allongement de la durée de vie des centrales. Je doute tout de même que nous arrivions à faire face aux besoins d’électricité. Il me semble que nous devrions prolonger la durée de vie de nos centrales à soixante ans – les États-Unis ont bien prolongé les leurs à quatre-vingts ans. Le scénario tout EPR est-il celui que nous devrions suivre ? Ne faudrait-il pas plutôt revenir aux réacteurs à eau pressurisée comme le modèle de la Westinghouse Electric Company de troisième génération en parallèle du développement des EPR ?

Enfin, s’agissant de la crise que nous traversons et du prix de l’électricité dans notre pays, avez-vous été sollicité par le Gouvernement pour participer à l’élaboration d’un scénario ibérique, qui nous permettrait de sortir des prix de marché européen spot ? Le cas échéant, à quelle date ? Nous devrions alors calculer un prix de marché intérieur et un prix moyen de production intérieure après avoir fixé un prix maximum pour le gaz en France. Cela ne nous empêcherait pas de réaliser des interconnexions sur un autre prix de marché.

M. Xavier Piechaczyk. Chacun a constaté la baisse du nucléaire puisque les chiffres sont publics et connus des députés, des ministres et des pouvoirs publics et privés. La production nucléaire française figure chaque jour sur un registre, comme l’impose le fonctionnement des marchés. RTE en rend compte dans ses bilans prévisionnels. La baisse du nucléaire que j’ai décrite n’a pas été voulue par qui que ce soit.

S’agissant des cibles des alertes, et de leur origine, EDF est doté d’un conseil d’administration, qui est supposé suivre le productible du nucléaire et les performances de l’opérateur. RTE, dans ses bilans prévisionnels, a toujours rappelé que la baisse de production nucléaire pourrait poser des problèmes de marge. Entre le 1er novembre 2015 et le 31 août 2020, je n’avais pas la charge de ces sujets. Toutefois, j’avais bien conscience de la décrue du parc nucléaire. Aujourd’hui, chacun semble découvrir que le parc nucléaire souffre d’une baisse de performance. Pourtant, son vieillissement était une donnée connue de longue date.

Vous m’avez posé des questions sur la manière dont RTE a projeté des consommations d’un bilan prévisionnel à l’autre. Il n’y a jamais eu de virage brutal. Toutefois, RTE intègre les politiques publiques à date et les projette sur une période donnée pour estimer la consommation. Au lendemain de la crise de 2008, les bilans prévisionnels faisaient le pari d’une reprise forte, en raison de la conjoncture européenne qui tirait la consommation à la hausse. Entre 2012 et 2015, les bilans prévisionnels présentaient certaines trajectoires à la baisse, d’autres à la hausse, et une hypothèse médiane. Ce n’est qu’en 2017 que l’essentiel des trajectoires fait état d’une diminution, suivie toutefois d’un effet rebond.

Entre la fin des années 2010 et 2017, les différentes politiques de rénovation thermique des bâtiments qui ont été lancées ont influencé les projections de consommation. Par ailleurs, pendant longtemps, nous avons misé sur une forte reprise économique. Au fur et à mesure, nous avons constaté que la croissance économique était assez faible. Ainsi, en 2017, nous notions que les perspectives industrielles étaient stables en matière de consommation d’électricité. En revanche, nous avons considéré que l’électrification de la mobilité, peu présente dans les précédents bilans, entraînerait une augmentation de la consommation. Enfin, dans les « Futurs énergétiques 2050 », le principal changement vient du passage du facteur 4 à la neutralité carbone. Les hypothèses ont donc évolué, et elles expliquent les variations entre les courbes présentées.

Vous estimez qu’il aurait été demandé à RTE de présenter des tendances de consommation à la baisse pour légitimer l’objectif de 50 % de nucléaire. Deux raisons démontrent que ce n’est pas vrai. Tout d’abord, les 50 % concernent la production et non la consommation. Par ailleurs, je tiens à défendre l’entreprise que j’ai l’honneur de présider, et je ne voudrais pas laisser penser que nous travaillons sous la dictée de quiconque.

Dans le complément à « Futurs énergétiques 2050 » publié en février, nous avons montré que l’avantage de 10 milliards d’euros par an représenté par le développement du nouveau nucléaire existait dans un scénario « sobriété » et dans un scénario « réindustrialisation profonde » : que la France consomme 550 TWh d’électricité en 2050 – c’est à dire très peu –, 650 TWh – conformément à notre scénario médian – ou 750 TWh, cet avantage reste le même. L’avantage du nouveau nucléaire ne dépend donc pas de la trajectoire de consommation en France. Je constate également que de nombreux défenseurs du nucléaire projettent des consommations très hautes. Or, ces tendances ne sont pas nécessaires puisque le nouveau nucléaire se justifie même dans un schéma de sobriété, sur le plan économique.

Tous nos scénarios ne suivent pas un schéma tout EPR. Le scénario N03, ainsi, repose également sur les SMR Nuward, dont EDF a pris la tête en collaboration avec Areva TA, TechniAtome désormais, sachant qu’une capacité de 6 GW représente un nombre important de SMR. Nous nous sommes aussi appuyés sur l’hypothèse d’une prolongation de 8 GW de réacteurs au-delà soixante ans.

Aurions-nous dû nous appuyer sur l’hypothèse d’autres types de réacteurs ? Vous évoquez notamment l’Atmea, un projet de 1 000 MW défendu au début des années 2010 par Engie, Areva et Mitsubishi. Pour des raisons de souveraineté technologique, il me semble important que la France développe des réacteurs nucléaires qu’elle maîtrise elle-même. Il me paraît donc qu’il soit un peu tard pour imaginer remplacer dans vingt-huit ans des EPR par des réacteurs à 1000 MW dont nous ne disposerions ni du basic design ni a fortiori du detailed design. Le nucléaire 2050 s’appuiera sur le nucléaire déjà développé en France, EPR et Nuward, pour des raisons de souveraineté et d’indépendance technologiques.

M. Olivier Marleix, Président du groupe LR. Le général de Gaulle s’était contenté de Westinghouse : il n’est peut-être pas nécessaire de placer la barre trop haut.

Pourriez-vous revenir sur le scénario ibérique ?

M. Xavier Piechaczyk. Le gouvernement nous a bien commandé des études économiques sur la simulation d’un mécanisme ibérique appliqué à l’ensemble de l’Europe. En effet, s’il n’était adopté que par la France, il ne serait pas pertinent. Il s’agirait donc du seul moyen de rendre performant ce mécanisme de baisse des prix de l’électricité en passant par la baisse du prix du gaz qui rentre dans les centrales à gaz. Cette commande date du mois d’octobre.

M. Olivier Marleix, Président du groupe LR. Le scénario ibérique consisterait à subventionner le prix du gaz en France, pour un total de 5 milliards pour une année entière, pour calculer un prix de production de l’électricité en France en conservant la règle du « merit order ». Le prix du gaz de production d’électricité en France est fortement affecté par le nucléaire à 50 euros le mégawatt, et un peu moins pour l’hydroélectricité. Nous serions donc sans doute très loin des 550 euros du prix de marché spot. Je comprends que le fait d’importer de l’électricité allemande soit source de difficultés. Cependant, si nous retrouvons cet été la totalité de notre capacité de production nucléaire, la question pourra se poser.

M. Xavier Piechaczyk. L’électricité transite entre les pays. La définition du prix de l’électricité en France dépend la plupart du temps du coût marginal de production d’une centrale à gaz à l’étranger. La question n’est pas tant celle de faire baisser le coût marginal de production d’une centrale à gaz en France, mais celui de la centrale marginale qui détermine les prix en Europe et en France. L’idée était donc bien d’appliquer le mécanisme ibérique à l’ensemble des pays de l’Europe, puisque le plafonnement du prix du gaz utilisé pour produire de l’électricité entraînerait une diminution du prix de la centrale marginale qui forme le prix sur les marchés spot. En outre, les prix à terme sont des moyennes des prix spot. L’application du mécanisme ibérique à la France seule n’aurait donc pas été pertinente.

Si la France subventionnait seule le gaz qui rentre dans ses centrales à gaz, cela lui coûterait beaucoup d’argent, tandis qu’elle continuerait à subir la formation des prix spots. Nous aurions dépensé de l’argent public pour rien. Dès lors qu’une centrale à gaz étrangère fixe le prix de l’électricité en France, c’est le prix de cette centrale qu’il faut faire baisser et non pas la centrale française, puisque ce n’est pratiquement jamais celle-ci qui détermine le prix. C’est ce que nous avons démontré.

M. Olivier Marleix, Président du groupe LR. Le Gouvernement ne vous a donc pas demandé d’étudier un scénario ibérique pour la France ? Pour rappel, ce mécanisme consiste en une dérogation de Bruxelles pour calculer le prix de marché d’un pays en fonction de ses moyens de production propres.

M. Xavier Piechaczyk. Le Gouvernement nous a demandé d’étudier des effets du mécanisme ibérique. Nous avons montré que si la France seule l’adoptait, il entraînerait des désavantages pour notre pays. Nous l’avons donc simulé à échelle européenne, et conclu qu’il pourrait représenter une solution, à condition que l’ensemble des pays européens concernés l’appliquent, ce qui n’a pas été le cas.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vos différents scénarios indiquent qu’il est impossible d’atteindre la neutralité carbone en 2050 sans développer de manière significative les énergies renouvelables. Pouvez-vous me confirmer que tous les scénarios, y compris le plus nucléarisé, demandent de développer de manière significative les énergies renouvelables ?

M. Xavier Piechaczyk. Je vous le confirme.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Par opposition, ils soulignent qu’il serait possible de se passer des nouveaux réacteurs nucléaires.

M. Xavier Piechaczyk. Tous nos scénarios garantissent la sécurité d’approvisionnement. Les scénarios « 100 % renouvelable » sont techniquement accessibles, même s’ils sont très difficiles à atteindre.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Il me semblait important que notre commission d’enquête entende ces propos.

Nous avons interrogé votre prédécesseur, M. Brottes, sur les investissements nécessaires au scénario 100 % énergies renouvelables, notamment dans l’évolution des réseaux. Les investissements sur les réseaux ont-ils été suffisants ? Je pense notamment aux 30 milliards d’euros évoqués lors d’une précédente audition.

Pourriez-vous revenir sur le système de smart grids sur lequel travaille RTE, et notamment sur le projet Ringo qui viserait à répondre à l’intermittence de l’éolien et du photovoltaïque lors des pics de production sans avoir à construire de nouvelles lignes à haute tension ?

Les investissements intègrent-ils les questions liées aux effets du changement climatique sur le réseau ?

Il semblerait que des failles aient été constatées sur la cybersécurité. Il aurait été possible, avec une ligne de commande tapée dans un ordinateur dépourvu de mot de passe, de programmer une coupure électrique. RTE aurait mandaté un cabinet d’expertise en ce sens. Ces failles ont-elles été résolues ?

M. Xavier Piechaczyk. Je suppose que vous faites référence à un incident qui s’est produit à Valenciennes, pour lequel quatre salariés de RTE sont sous le coup, à la fois, d’une enquête préliminaire diligentée par le parquet de Paris et d’une procédure disciplinaire. Il s’agit d’agents habilités et formés à rentrer dans des systèmes d’information sécurisés. L’information concerne des systèmes d’information critiques, qui dépendent de la loi de programmation militaire. Il n’est pas possible d’y rentrer sans mot de passe : ces salariés disposaient bien d’un droit d’accès à ces systèmes d’information sensible. Nous avons par conséquent déposé une plainte à leur encontre. Nous sommes un service public et stratégique pour l’État, et travaillons étroitement avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi). Si vous souhaitez des garanties sur la nature de nos protections, nous pourrons en parler à huis clos. Nous pourrions vous démontrer le travail réalisé avec les services spécialisés français qui traitent de la lutte contre le cyberterrorisme.

Les investissements sur le réseau public s’élèvent à 35 milliards d’euros d’ici 2035. À horizon 2050, ils devraient atteindre entre 50 et 90 milliards, en fonction des scénarios retenus. En effet, un scénario de mix de production reposant sur la construction d’un grand nombre d’EPR, qui représentent une source de production concentrée, entraînerait des besoins d’investissements moindres qu’une trajectoire fondée sur une forte proportion de renouvelables, nécessitant des raccordements importants. La nature des installations de production et surtout leur localisation jouent fortement dans les trajectoires d’investissements. En 2023, RTE investira 1,8 à 1,9 milliard. Le seuil de 2 milliards par an sera dépassé dans les années à venir, celui des 3 milliards par an vers 2030-2035 et celui des 4 milliards par an entre 2040 et 2050. La trajectoire est donc ascendante. Nous savions que la transition énergétique nécessiterait des investissements considérables, quelle que soit la trajectoire retenue.

S’agissant du changement climatique, « Futurs énergétiques 2050 » intègre des stress tests. Le scénario RCP8.5, qui repose sur un laisser-faire climatique qui générerait des « bulles » de chaud et de froid influençant tant la consommation que la résistance du matériel ou la localisation adéquate pour implanter de nouvelles tranches nucléaires utilisant des prises d’eau pour produire de l’électricité.

 De plus, nous nous sommes dotés, en tant que gestionnaire d’actifs, d’un plan de gestion du changement climatique, dans lequel nous intégrons les évolutions telles que l’intensité des périodes de canicule, qui requièrent une adaptation de l’exploitation des lignes, les inondations, les épisodes cévenols, les tempêtes et les hypothèses de neige collante. 

Le projet Ringo est un projet de ligne virtuelle, qui permettrait de stocker la production d’énergie renouvelable dès lors que la ligne qui permet de l’évacuer normalement est saturée. C’est une sorte de batterie qui stocke le surplus et le libère au besoin. Le bilan est positif, mais RTE n’a pas le droit d’être un acteur de stockage, car nous aurions une influence sur le marché de l’électricité, ce qui nous est interdit en tant que gestionnaire du réseau de transport et d’exploitant du système électrique. Cette expérience a été financée par le CRE, au titre de nombreux sujets de R&D sur lesquels nous travaillons. Si le bilan économique et technique de ce dispositif est positif, il pourrait faire l’objet d’investissements privés à l’avenir. Nous jouons ce rôle de défricheurs de solutions technologiques pour le stockage, mais également pour le contrôle-commande et d’autres domaines.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Mme Meynier-Millefert a évoqué la thermosensibilité française. M. Jean-Bernard Lévy, ancien président-directeur général de EDF, indiquait hier que cette typicité était positive pour la souveraineté énergétique française. En tant que gestionnaire de réseau, n’y voyez-vous pas plutôt une fragilité lors des pics de froid et de grande consommation ?

M. Xavier Piechaczyk. La thermosensibilité française est un fait. Plus la courbe de charge d’une journée est pointue, plus nous devons dimensionner le système électrique à la pointe. Je ne vois pas en quoi il serait positif d’avoir des pointes très hautes qui imposent un dimensionnement de l’outil de production en conséquence. Le lissage est préférable.

En revanche, la thermosensibilité en tant que telle n’est ni positive ni négative. Ce qui compte est de pouvoir dimensionner le parc de production ou les outils de flexibilité qui permettent de la traiter au moindre coût pour les Français.

M. Francis Dubois (LR). Vous dites que tous vos scénarios et vos études sont scientifiques. Vous élaborez des mix à 70 %, 80 %, voire, 100 % d’énergies renouvelables, notamment dans un but de décarbonation à horizon 2050. Les études scientifiques prouvent bien que l’électricité bas carbone est issue de l’hydroélectricité et du nucléaire.

Comment un scénario 100 % énergies renouvelables peut-il viser le zéro net carbone ? Vous avez indiqué qu’il serait difficile de produire davantage d’hydroélectricité, alors qu’il s’agit de l’énergie qui émet le moins de carbone. Pourtant, vos études prévoient donc 5 GW d’hydroélectricité à horizon 2050, dont 3 GW en Step.

Remettez-vous en cause vos scénarios, puisque nous en arrivons en 2022 à perdre notre souveraineté énergétique ? Je m’inquiète qu’à l’horizon 2050 vos études nous condamnent à une perte de souveraineté encore plus importante. En effet, les conflits d’usage et les décisions politiques contredisent la réalisation de vos scénarios.

M. Xavier Piechaczyk. Nos mix énergétiques tendant vers le 100 % renouvelable en 2050 s’appuient des énergies renouvelables qui n’émettent pas de carbone pour produire de l’électricité. Tous les moyens de production, dont d’électricité, même les plus performants, ont une empreinte carbone liée au matériau avec lequel ils sont construits. Cependant, le fonctionnement des énergies renouvelables, comme le nucléaire, n’émet pas de carbone.

Vous évoquez 5 GW d’hydroélectrique. La base d’hydraulique est de 22 GW dans « Futurs énergétiques 2050 » et 8 GW de Step.

S’agissant de votre dernière remarque, je ne vois pas dans quelle mesure la France a perdu sa souveraineté énergétique en 2022. Le pétrole et le gaz représentent 63 % de l’énergie que la France consomme, depuis très longtemps. Au regard du principe de souveraineté, la question de l’origine de ce pétrole et de ce gaz et celle de la sécurité de leur approvisionnement se posent. Par ailleurs, je ne crois pas que nous ayons perdu notre souveraineté électrique en 2022. Le système électrique français rencontre des difficultés du fait du manque de productible nucléaire, en raison de la corrosion sous contrainte. Ce problème est identifié, technique et réparable. EDF va réparer le parc nucléaire français. Jusqu’en 2025, probablement, nous connaîtrons des tensions sur le système électrique en raison de la prééminence du parc nucléaire. L’essentiel des douze tranches qui étaient les premières concernées par la corrosion a été traité. Je ne partage donc pas votre appréciation.

En revanche, cette tension est réelle, et nous devons réussir à passer l’hiver sans coupure. C’est la raison du lancement du plan de sobriété et de l’application Ecowatt. Par ailleurs, les interconnexions, jusque-là utilisées pour exporter du nucléaire, au bénéfice de notre balance du commerce extérieur, des comptes d’EDF et de la sécurité d’approvisionnement en Europe, sont utiles pour une fois aux importations d’électricité.

M. Francis Dubois (LR). Le problème de corrosion est effectivement un imprévu. Cependant, nous aurions pu anticiper les problématiques de maintenance de réseau.

Corrigez-vous vos scénarios à l’horizon 2035 ou 2050 avec les imprévus découverts aujourd’hui et qui n’avaient pas été pris en considération dans vos études préalables ?

M. Xavier Piechaczyk. Nous ne simulons pas de défauts génériques sur l’ensemble ou la moitié des tranches françaises, car il s’agit d’un scénario presque catastrophe et très peu probable. Toutefois, dans nos scénarios, nous diminuons le volume d’électricité produit par le nucléaire français en moyenne avec le temps, car nous intégrons le vieillissement du parc nucléaire. Nous sommes presque certains que ce parc montrera des difficultés pour produire à nouveau 400 tWh par an dans les temps à venir. Cela n’empêche pas de se fixer ce volume comme objectif.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous vous remercions pour cette audition, qui démontre que non seulement les travaux de notre commission d’enquête sont scrutés à l’extérieur, mais aussi que nous avons toujours de nombreuses questions à poser à nos auditionnés successifs.

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27.   Audition de Mme Anne Lauvergeon, ancienne Présidente d’AREVA (15 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous accueillons Mme Anne Lauvergeon, qui a présidé Areva de 2001 à 2011.

Permettez-moi tout d’abord, madame Lauvergeon, de vous remercier d’avoir répondu immédiatement à notre sollicitation afin d’éclairer la commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Votre audition a été précédée par celles d’administrateurs généraux du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) et des présidents d’EDF que vous avez côtoyés lorsque vous présidiez Areva. Nous avons également entendu le représentant de Framatome et nous recevrons prochainement celui d’Orano. Ces deux sociétés, issues de la division d’Areva, révèlent sa double activité dans le cycle du combustible et dans la construction de centrales.

Nous disposons d’un document public permettant d’apprécier à leur juste mesure les progrès enregistrés dans le domaine industriel lors de votre mandat chez Areva. Il s’agit de l’audition organisée par la commission des finances, le 14 juin 2011, à la veille du terme de votre mandat. Le bilan était positif : non seulement Areva occupait la place de numéro un mondial de la production d’énergie sans CO2 mais, en dix ans, cette société avait créé 30 000 emplois en France, versé 3,4 milliards d’euros à ses actionnaires et augmenté son chiffre d’affaires de 30 % ; son titre s’était apprécié de 75 % tandis que le CAC40 se dépréciait de 18 %. Vous remarquiez alors qu’Areva était devenue l’une des quatre entreprises qui incarnaient le mieux l’excellence industrielle, après Renault, EADS et PSA. Cette embellie a été contrariée par l’accident de Fukushima et la sortie du nucléaire décidée par l’Allemagne. Vous nous direz si d’autres éléments doivent également être pris en considération.

De votre audition organisée il y a plus de dix ans, nous pouvons par ailleurs retenir deux principes forts : une foi affirmée dans la transparence et une volonté de dédramatiser la relation entre le nucléaire et les renouvelables. Je ne m’attarderai pas plus longtemps dans mon propos introductif, qui vise simplement à nous ramener dix ans en arrière.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(Mme Anne Lauvergeon prête serment.)

 

Mme Anne Lauvergeon, ancienne présidente d’Areva. Vous m’orientez directement sur le nucléaire, ce dont je vous remercie, mais je souhaiterais dire également quelques mots sur l’industrialisation des énergies renouvelables, qui est un échec de notre pays.

Aujourd’hui, l’électricité représente 24 % de la consommation d’énergie finale française et cette part ne fait qu’augmenter en raison de l’électrification continue de notre vie quotidienne. La dernière grande décision politique en date est de renoncer au moteur thermique des voitures d’ici à 2035 au niveau européen, ce qui supposera de disposer d’électricité en quantité encore plus importante.

La France a eu, dans le domaine du nucléaire, une politique continue pendant un très grand nombre de décennies. Le nucléaire français a commencé dans la lignée du programme Atoms For Peace, lancé par les Américains dans les années 1950, avec une première génération dont la technologie est issue du CEA. En 1973, un certain nombre de personnes dont il faut saluer la mémoire, et au premier chef André Giraud, sont parvenues à la conclusion que la première génération ne serait pas capable de produire des réacteurs de très grande puissance. Pour déployer de tels réacteurs, ils ont fait preuve d’une véritable clairvoyance technologique en décidant, non seulement d’acquérir la technologie américaine de Westinghouse – et de créer la société Framatome (Franco-américaine de constructions atomiques) –, mais également de l’améliorer et de se l’approprier. Dans le même temps, la Grande-Bretagne, beaucoup plus proche des États-Unis, a fait le choix inverse : elle est restée à la première génération et n’a pas développé une grande industrie du nucléaire.

Le premier choc pétrolier, causé par la décision de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) d’augmenter fortement les prix du pétrole, intervient très peu de temps après. La France décide alors, par l’entremise de son Premier ministre, Pierre Messmer, de déployer un grand plan nucléaire pour assurer une forme d’autonomie en matière de production d’électricité. Il est tout à fait remarquable que cette décision ait perduré jusqu’à la fin des années 1990, assurant un déploiement de capacité qui nous a permis de faire face aux besoins français et d’exporter une partie de notre production.

Le nucléaire n’a pas fait l’objet de concertation : il a été imposé, déclenchant en retour une forme de rejet et la naissance du mouvement antinucléaire, même si le consensus dans la population française était relativement bon. La montée du mouvement écologiste politique, avec la constitution de la majorité plurielle, a provoqué un premier accroc avec la fermeture du réacteur Superphénix, en 1997. Ce prototype de grande taille de réacteur à neutrons rapides, qui était très innovant, faisait suite à deux réacteurs, Phénix et Rapsodie. Le ministre de la recherche Hubert Curien avait transformé Superphénix en incinérateur à déchets à vie longue, les actinides. La décision de fermer le réacteur, prise sans débat à l’Assemblée nationale et sans véritable concertation, nous a privés d’un moyen de détruire un certain nombre d’actinides à vie longue. De plus, EDF a dû supporter l’intégralité des surcoûts liés à la fermeture alors que le réacteur était financé à 49 % par des partenaires étrangers.

À la fin des années 1990, nous étions à un tournant très significatif. Plusieurs points devaient être pris en compte. Le premier était relatif au renouvellement des compétences : tous ceux qui avaient été recrutés en grande quantité au moment du démarrage du nucléaire étaient désormais proches de la retraite ou déjà partis en retraite. Le deuxième concernait la fin de la construction du parc nucléaire d’EDF : Framatome et Cogema, à l’exception de quelques exportations, avaient construit toutes leurs usines dans la logique de servir EDF. Le troisième portait sur les usines, qui avaient un certain âge et dont certaines devaient faire face à une réévaluation des risques sismiques dans le sillon rhodanien par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Deux solutions étaient envisageables. La première, de nature financière, consistait à aller au bout de la logique de construction d’une industrie nucléaire destinée à servir d’arsenal à EDF. Il fallait utiliser ces usines le plus longtemps possible et faire beaucoup d’argent avant de les arrêter. La seconde consistait à reconstruire des compétences et des usines ou, dans certains cas, à faire évoluer ces dernières pour pouvoir faire face à un besoin beaucoup plus large.

Cela a été la grande dispute de 2000-2001. Historiquement, Cogema, chargée du cycle du combustible, et Framatome, spécialisée dans la construction et les services aux réacteurs, étaient des sœurs ennemies, à l’instar de ce qui s’est passé dans d’autres domaines industriels. Alors que j’étais administratrice de Framatome, j’ai compris que cette situation était absurde et qu’il fallait trouver une façon de travailler ensemble. Nommée par l’État français PDG de Cogema, qui était à l’époque la société la plus détestée de France, j’ai été confrontée au fait que Framatome, qui avait commencé à investir dans la connectique, voulait se faire coter en Bourse comme une valeur de la connectique avec une petite diversification dans le nucléaire. Nous avons développé un plan alternatif : faire le grand industriel du nucléaire français en réunissant Cogema, Framatome et CEA Industrie. Ce grand ensemble devait absolument devenir beaucoup plus international, les futures constructions de centrales pour EDF n’étant pas prévues avant vingt-cinq ou trente ans.

Nous étions alors dans une période très particulière, la cohabitation, le Président de la République étant Jacques Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin. L’État a beaucoup hésité, pendant près d’un an, avant d’autoriser la création d’Areva, intervenue en septembre 2001. La ministre de l’environnement, Dominique Voynet, ne s’y est pas opposée. L’État s’est engagé à ouvrir le capital d’Areva dans les trois ans pour financer les développements technologiques et humains dont nous avions besoin, estimés à 3 milliards d’euros. Alors que nous étions dans un contexte de lent déclin, le chiffre d’affaires a recommencé à augmenter à partir de 2004-2005. Nous gagnons notre pari en devenant numéro un aux États-Unis, alors que nous y étions quasi absents, nous nous déployons en Chine et au Japon. Nous devenons une société internationale investissant en France : ainsi, l’usine de Saint-Marcel, relevant jusque-là de l’arsenal EDF, devient une entreprise travaillant pour un certain nombre de pays.

La pratique a cependant été plus compliquée. Dès 2001, à peine en place, j’apprends par voie de conférence de presse d’un ministre qu’Areva doit reprendre le groupe Bull, en difficulté. Nous arriverons à faire que ce projet soit abandonné. Puis, en 2002, on veut nous obliger à reprendre Alstom, qui était en grande détresse financière. Nous résistons également. Le projet d’ouverture de capital, prévu en 2004, est reporté à 2006 au motif qu’on ne pouvait pas à la fois ouvrir le capital d’EDF et celui d’Areva. Le Premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, m’écrit toutefois que l’État fera son devoir d’actionnaire en participant directement au financement d’Areva.

Nous avons donc continué d’investir de manière très significative : nous avons recruté plus de 40 000 collaborateurs, dont plus de 30 000 en France ; nous avons quadruplé l’effort de recherche et développement d’Areva, passant de 230 millions d’euros, soit 3 % du chiffre d’affaires en 2001, à 930 millions d’euros, soit 10 % du chiffre d’affaires en 2010. En outre, nous avons « libéré » les trois réacteurs nucléaires français occupés par Eurodif. Nous avons trouvé la bonne technologie, que nous avons partagée avec un certain nombre d’autres pays dans Urenco, et nous avons pu construire l’usine Georges Besse II, qui assure l’indépendance de la France dans l’enrichissement du combustible. Nous avons fait de même avec Comurhex II, dont l’Autorité de sûreté, et je ne peux pas lui donner tort, souhaitait que nous le revoyions complètement. Cet investissement, très lourd, a été assumé par Areva seule, sans soutien de l’État, alors que Comurhex I avait été financé par le budget français.

Nous sommes ainsi entrés dans un système où l’État était majoritaire mais ne finançait pas. Chaque année, on nous assurait que cela allait venir. Pendant la campagne électorale de 2007, Nicolas Sarkozy a annoncé devant les médias qu’Areva serait privatisée. Toutefois, sous sa présidence, il n’y aura non seulement pas de privatisation mais pas d’ouverture du capital. L’État nous a fait beaucoup de promesses mais ne nous a pas accordé de moyens financiers. Or nos concurrents mondiaux ont bénéficié du soutien de leur État de manière continue, qu’ils soient chinois, russes, américains, japonais ou coréens. Si donc nous avons réussi à devenir le numéro un, à remonter les compétences et un appareil industriel, c’est en nous endettant au fur et à mesure.

En outre, l’État a toujours été constant dans sa volonté de faire de nous une sorte de « Caisse des dépôts industrielle » : lorsqu’il y avait un problème, c’était chic de demander à Areva de le régler. Or nous ne pouvions à la fois gérer nos problèmes et régler ceux d’Alstom.

Autre sujet compliqué avec l’État, la création, en 2009, d’une commission gouvernementale pour tenter de recomposer le nucléaire français à la suite de la perte du contrat avec les Émirats arabes unis – contrat dont les dernières négociations avaient été menées au plus haut niveau de l’État français. Il est clair que, dans un monde concurrentiel, on ne peut pas gagner 100 % des contrats mais donner le sentiment que cet échec était la faute du nucléaire français a été une opération marketing extraordinairement déstabilisante.

In fine, ces multiples tentatives de recomposition de mécanos industriels ont été perturbatrices et chronophages, tant pour le management que pour les collaborateurs et surtout pour les clients d’Areva.

Alors que pendant la période 2001-2011, nous avons versé 3,4 milliards d’euros de dividendes à l’État, celui-ci, en échange, n’a pas financé l’ensemble des projets. La recapitalisation d’Areva était donc de plus en plus nécessaire.

C’est dans ce contexte qu’est intervenu l’accident de Fukushima, qui a rebattu les cartes du nucléaire. Il a provoqué un gel des nouvelles constructions pendant trois ou quatre ans et surtout l’effondrement des prix de l’uranium et de l’enrichissement, et des prix de vente d’un certain nombre de produits d’Areva. Pour faire une comparaison simple mais illustrative, le covid-19 a été pour Air France ce que Fukushima a été pour Areva, c’est-à-dire un événement inattendu qui modifie brutalement les conditions du marché sur le court terme. Mais alors que la décision de l’État de recapitaliser Air France à hauteur de 7 milliards d’euros a pris, en avril 2020, moins de sept semaines, en ce qui concerne Areva, cela a pris six ans : ce n’est qu’en 2017, soit quatorze ans après les engagements pris par l’État à l’égard d’Areva et six ans après Fukushima que l’État recapitalise Areva, en exigeant de couper en deux un modèle qui avait été copié dans le monde entier. Au passage, les grands concurrents mondiaux d’Areva ont été recapitalisés immédiatement, sauf Westinghouse, qui s’est placé en faillite et a été repris, après une intense bataille, par un des plus grands fonds mondiaux. Celui-ci est en train de le redévelopper très vite, comme le démontre le marché qu’ils viennent d’obtenir en Pologne pour la construction d’un nouveau réacteur.

Si, après cinquante ans de politique continue, les choses changent profondément, c’est qu’à partir de la fin des années 2000, le modèle allemand devient l’exemple à suivre. L’idée que les Allemands ont raison dans leur mix énergétique en favorisant le tout renouvelable et que le tout nucléaire est ringard imprègne peu à peu la sphère médiatique, intellectuelle et politique, Fukushima mettant un point d’orgue à ce mouvement. Or les énergies renouvelables sont intermittentes : comme on ne sait pas stocker l’électricité en grande quantité de manière économique, il faut des énergies de base, à savoir du gaz, du charbon ou du nucléaire. Les Allemands ont fait beaucoup de charbon mais celui-ci est de plus en plus difficile à utiliser en raison du changement climatique. Leur solution a donc été de se tourner vers le gaz russe, qui n’était pas cher. Ils ont mené une politique intelligente visant à faire de l’Allemagne le hub gazier russe de l’Europe, en boycottant d’ailleurs tous les projets de pipes qui ne passaient pas par l’Allemagne. La France a adhéré à cela, oubliant les fondamentaux de ce qui avait fait sa politique globale.

J’ajoute que nous n’avons pas été rationnels sur ce sujet : si nous abandonnions l’idée que le nucléaire était stratégique, il nous fallait alors considérer que les renouvelables étaient stratégiques et qu’il était nécessaire de s’intéresser à leur industrialisation. Areva a essayé de développer l’idée que le « sans CO2 » était l’avenir mais il était sans doute trop tôt, au début des années 2000, pour dire qu’il fallait arrêter d’opposer nucléaire et renouvelables et commencer à industrialiser ces dernières. Nous avons fait beaucoup de propositions au gouvernement français. Je me souviens de deux ministres des finances successifs : le premier m’avait expliqué que j’étais extrêmement décevante à défendre des renouvelables, tandis que le second m’avait dit qu’il fallait être sérieux et arrêter ces billevesées. En même temps, les subventions étaient réservées aux énergies renouvelables sans que celles-ci fassent l’objet d’une industrialisation. Je crois que nous avons perdu alors un peu de notre rationalité héritée de Pascal et de Descartes. Pouvons-nous rattraper ce retard ? Je pense que oui parce qu’il faut toujours être optimiste et que tout est toujours à construire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez souligné la nécessité de se projeter dans l’avenir avec le nucléaire. La question de l’évolution des technologies disponibles a été l’un de vos chantiers. Or, à l’époque où vous dirigiez Areva, le seul projet qui a été mené était Astrid, un réacteur de quatrième génération. Quel est le rôle d’Areva dans la prescription de ce choix ? Est-ce la conséquence d’un arbitrage du CEA ? Des travaux ont-ils été conduits sur d’autres types de technologies ? Pourquoi n’ont-ils pas été poussés aussi loin qu’Astrid ?

Mme Anne Lauvergeon. Il y avait beaucoup d’autres projets, comme Atmea, un réacteur très prometteur de 1 000 mégawatts, arrêté dans les années 2011-2012. Il avait pour but de répondre à la demande des pays qui n’étaient pas intéressés par les très gros réacteurs, ces derniers étant privilégiés par EDF et par les électriciens allemands quand ils avaient encore l’autorisation de faire du nucléaire. Nous avons développé ce réacteur avec Mitsubishi Heavy Industries dans le but de faire du « Lego intelligent », en prenant le meilleur des deux pays. L’avantage pour Areva était de pouvoir construire au Japon tout en partageant les frais du développement.

Autre projet de développement : les petits réacteurs modulaires, dits SMR. Je pense depuis très longtemps qu’ils sont l’avenir du nucléaire, à côté des grands réacteurs de puissance. En effet, vous ne pouvez plus faire un acte sur un site nucléaire sans avoir l’autorisation préalable de l’autorité de sûreté du pays où vous travaillez, après lui avoir envoyé tous les détails. Or il s’avère que l’autorisation peut arriver au bout de plusieurs mois, voire plusieurs années – cela a pris deux ans et demi pour le site d’Olkiluoto. Pendant ce temps-là, vous ne pouvez pas faire ce que vous devez faire et l’ordre des facteurs sur un chantier devient totalement désordonné : vous devez payer les entreprises à être présentes et à ne rien faire, d’où les surcoûts considérables que l’on a connus. C’est une situation absolument dramatique. À l’inverse, les petits réacteurs modulaires sont construits en usine et assemblés sur site. L’autorité de sûreté fait des vérifications en usine, ce qui diminue beaucoup le caractère aléatoire sur site. Or, là encore, la décision française a consisté à mettre ce projet en sommeil, en 2010-2011, tandis que les États-Unis et la Chine ont continué à développer cette technologie. Les SMR sont un sujet stratégique pour l’avenir de notre industrie nucléaire.

Enfin, Astrid, réacteur de quatrième génération, est un peu la revanche du CEA après l’arrêt de Superphénix, dont on reprend la technologie tout en revenant aux basiques. Un observateur étranger m’avait demandé pourquoi nous retravaillions avec le CEA, qui n’avait pas construit de réacteur depuis cinquante ou soixante ans. C’est une objection valable : je pense que les industriels n’ont pas été suffisamment associés au projet Astrid et que nous aurions pu mener cette recherche à un niveau international – nous en avions d’ailleurs discuté avec les Japonais et les Indiens.

Pour résumer ces dix ou onze dernières années, je dirais que nous nous sommes peu à peu amputés de divers moyens. Je considère qu’il faut faire un diagnostic de la situation, en regardant froidement les choses, afin de décider si l’on passe cette technologie par pertes et profits ou bien si l’on redémarre l’industrie nucléaire.

Je voudrais terminer par un sujet largement esquivé dans le débat alors qu’il est fondamental. Depuis dix ans, pour vendre un réacteur nucléaire, il faut le financer. Ainsi, les Russes financent l’intégralité de la construction du réacteur qu’ils installent en Hongrie, et ils se rembourseront au moment où la centrale produira ; il en va de même pour les Américains en Pologne. Tous les pays offrent désormais cette prestation. La France, qui finance ainsi les Rafale, doit se demander si elle est prête à le faire pour des réacteurs, sous peine d’être à chaque fois en dehors du coup. L’industrie nucléaire suppose d’avoir non seulement une offre à proposer mais aussi un système environné.

M. le président Raphaël Schellenberger. Concernant le lancement de l’EPR (réacteur pressurisé européen) en France, nous avons bien compris votre critique sur le dimensionnement et sur l’inadéquation du modèle à la réalité du marché des centrales nucléaires dans le monde. Néanmoins, certaines personnes que nous avons auditionnées se sont étonnées de la décision de ne construire qu’un seul réacteur là où l’usage est plutôt d’en faire deux. Areva a-t-elle été, d’une façon ou d’une autre, associée à ce choix ? A-t-elle exprimé une réserve sur ce point ?

Mme Anne Lauvergeon. Je ne critique absolument pas l’EPR, qui est un excellent réacteur pour de grandes puissances. Toutefois, nombreux sont les pays qui n’ont pas des réseaux électriques capables d’absorber une telle puissance ; dans leur cas, le réacteur de 1 000 mégawatts s’avère utile. Mais en France, en Europe occidentale et dans un certain nombre d’endroits, en Chine et ailleurs, cela est tout à fait faisable. Concernant la décision de ne construire qu’un seul EPR à Flamanville, nous n’y avons jamais été associés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourtant, vous êtes un fournisseur essentiel du chantier de construction de l’EPR de Flamanville. À aucun moment, vous n’avez eu cette discussion avec ceux qui passent la commande ?

Mme Anne Lauvergeon. À aucun moment. Toutes les décisions sont prises par EDF. Areva construit l’îlot nucléaire et quelques bâtiments autour mais pas l’ensemble du réacteur. Nous sommes certainement considérés comme le plus gros sous-traitant, mais un sous-traitant seulement. Nous ne sommes donc pas associés à la décision.

M. le président Raphaël Schellenberger. Areva est un constructeur d’éléments essentiels de centrales nucléaires mais n’en est pas l’exploitant. Certains nous ont décrit une forme de compétition entre EDF et Areva pour la vente de réacteurs à l’étranger. Que vous inspire cette observation ?

Mme Anne Lauvergeon. Je pense que l’émergence d’Areva a été compliquée pour EDF. Nous sommes passés de Cogema, entreprise la plus détestée des Français, à Areva, deuxième employeur de référence en France, numéro un aux États-Unis dans les services nucléaires, société la plus admirée dans le secteur de l’énergie dans le classement du magazine Fortune en 2007, etc. Je conçois que le succès d’un « petit sous-traitant » ait pu susciter de l’agacement. De plus, EDF n’était plus notre seul client, même si elle demeurait le premier en ce qui concerne le chiffre d’affaires. Un président d’EDF m’a d’ailleurs dit clairement que cela le contrariait de n’entendre parler que d’Areva quand il se rendait aux États-Unis. Cela étant, je ne pense pas que cela allait au-delà de l’agacement.

M. le président Raphaël Schellenberger. A contrario, un président d’EDF qui a exercé son mandat concomitamment au vôtre nous a dit, lors de son audition, que l’absence d’EDF lors des négociations avec les Émirats arabes unis pour l’achat de réacteurs était peut-être une des raisons de l’échec de la vente.

Mme Anne Lauvergeon. Cela s’est passé de manière assez claire. Dans la stratégie d’EDF, les Émirats arabes unis ne faisaient pas partie des pays prioritaires. Quand nous avons voulu construire une offre collective avec les grands énergéticiens français – Total, qui occupait une place importante dans ce pays et se posait beaucoup de questions sur son développement dans le nucléaire, et GDF-Suez, qui souhaitait être investisseur et opérateur du réacteur –, EDF n’a pas souhaité y aller. C’est un sujet très intéressant, qui montre que les stratégies doivent être globales.

Dans le même temps, Nicolas Sarkozy décide de construire un EPR en France. Le choix du futur exploitant donne lieu à une grosse bataille entre EDF et GDF-Suez, qui souhaite construire un Atmea. La balance penche plutôt en faveur de ce dernier car la construction d’un Atmea en France permettrait de le vendre plus facilement à l’étranger ; de plus, l’existence de deux exploitants nucléaires français permettrait de mieux exporter. Or, la décision a finalement été prise de prendre EDF. Dans la foulée, je suis convoquée aux Émirats arabes unis où l’on me fait remarquer que lorsque la France a le choix, elle prend EDF ; ils entendent donc en faire autant. Or EDF refuse. L’équipe de France, en l’occurrence, a manqué de coordination. Quant à l’offre coréenne qui a finalement emporté le marché, c’était un « package » contenant non seulement des réacteurs nucléaires mais aussi des armements ; elle s’est conclue par une perte d’au moins 10 milliards d’euros pour la Corée.

M. le président Raphaël Schellenberger. EDF et Areva ont le même actionnaire : l’État français. Pourquoi l’État n’est-il pas coordonné sur des opérations de ce type ?

Mme Anne Lauvergeon. L’État a essayé de coordonner ce qu’il pouvait coordonner. Peut-être aurait-il fallu revoir la stratégie d’EDF, définie en conseil d’administration, concernant la liste des pays prioritaires. Cela n’a pas été fait et c’est regrettable. La dimension humaine a également joué : si les relations étaient très bonnes entre les patrons de Total, de GDF-Suez et d’Areva, c’était un peu plus compliqué avec les personnalités à la tête d’EDF.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez tout de même vendu des EPR à l’étranger lorsque vous étiez à la tête d’Areva. Vous nous avez décrit le mécanisme de financement de ce type d’opérations, avec un portage financier par le constructeur.

Mme Anne Lauvergeon. Un constructeur n’a pas la capacité financière d’assurer ce portage : c’est l’État du constructeur qui le fait.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dès lors, à l’époque où vous vendez des EPR à l’étranger, comment se construit la stratégie de financement avec l’État ? Il me semble que cela constitue une rupture dans le marché mondial de la construction de réacteurs.

Mme Anne Lauvergeon. Je n’ai pas connu cela, car les choses ont commencé à changer autour de 2010, après la vente de nos réacteurs en Chine et en Finlande. Fin 2010, j’ai signé, devant le Premier ministre indien et le Président de la République française, un accord pour la vente de deux EPR en Inde, et c’est encore passé sans financement. Ce sont mes successeurs qui ont été confrontés à ce problème, ainsi qu’EDF, qui a récupéré 80 % de Framatome. Or la situation financière d’EDF ne lui permet pas de financer de tels projets.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand vous avez vendu les centrales finlandaises et chinoises, on ne vous a pas demandé de financer leur construction ?

Mme Anne Lauvergeon. Non. Du reste, nous en aurions été parfaitement incapables.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez déclaré dans une interview, à propos de votre arrivée à la tête de la Cogema : « On me met là parce que c’est l’entreprise la plus détestée de France », et vous l’avez répété tout à l’heure. Pourquoi Cogema était-elle, selon vous, l’entreprise la plus détestée de France ? Et qu’est-ce que cela dit de l’ambiance du débat public sur les questions énergétiques ?

Mme Anne Lauvergeon. J’ai sans doute été mise à la tête de la Cogema parce que j’avais à la fois une expérience dans le public et dans le privé, que je suis agrégée de sciences physiques, que j’avais travaillé au CEA sur la sûreté nucléaire, puis comme administratrice de Framatome. Je connaissais un peu le sujet et cela a dû jouer.

Cogema était à l’époque le point de cristallisation des antinucléaires, en particulier son usine de La Hague, qui recycle les combustibles usagés. Certains pays mettent ces combustibles usés dans un coin en attendant d’en faire quelque chose ; la France, elle, a créé une usine de retraitement, qui suscite l’admiration de beaucoup de pays, et que beaucoup utilisent. Le principe consiste à dissoudre ces combustibles et à séparer le plutonium de l’uranium. On parvient à en recycler 96 %.

J’avais du mal à comprendre que les antinucléaires prennent pour cible une usine de recyclage. En même temps, c’était bien vu, puisque la fermeture de La Hague aurait immédiatement eu pour effet d’emboliser tout le système nucléaire français. Ces attaques étaient très sérieuses et c’est la première chose que j’ai eue à gérer quand je suis arrivée à la tête de Cogema. Il était beaucoup question d’un tuyau qui déversait des effluents dans la mer et nous étions accusés de provoquer des leucémies chez les enfants en bas âge. Vous imaginez bien que si c’était vrai, cela aurait condamné l’usine. Nous avons énormément travaillé sur la transparence ; nous avons installé des webcams, et les gens regardaient ce qui se passait dans l’usine, c’est-à-dire pas grand-chose. Mais il y avait dans la population un besoin de savoir. Nous avons même lancé une campagne avec le slogan : « Nous n’avons rien à vous cacher. » Nous avons procédé à des mesures, distribué des compteurs ; en un mot, nous avons changé nos pratiques, qui étaient un peu secrètes, afin de décrisper les choses, et je crois que nous y sommes arrivés.

Née de la fusion de la Cogema avec Framatome et CEA Industrie, Areva est devenue, en dix ans, une société très attractive et connue un peu partout dans le monde. Il est dommage qu’elle ait changé de nom…

M. Antoine Armand, rapporteur. Entre 2001 et 2011, quel type d’échanges avez-vous eu avec les membres du Gouvernement, soit dans le cadre de l’État actionnaire, soit de manière plus informelle ? Quelles orientations vous ont-ils données, au sujet du nucléaire et des énergies renouvelables ?

Mme Anne Lauvergeon. Mes interlocuteurs gouvernementaux ont été nombreux. Comme je vous le disais, on ne m’a jamais opposé de refus, mais on me disait toujours que ce serait pour plus tard. En 2001, nous étions dans une période de cohabitation : tout était aligné, on se disait que, quel que soit le vote des Français, on y arriverait.

Une question revenait sans cesse : fallait-il ouvrir le capital d’Areva ou financer l’entreprise budgétairement ? Elle n’a jamais été tranchée : on penchait d’un côté, puis de l’autre. On nous a beaucoup promis de nous financer budgétairement mais je n’ai jamais rien vu venir.

La deuxième chose très perturbante, c’est qu’on a eu tendance à vouloir transformer Areva en « Caisse des dépôts industrielle » – on nous a ainsi demandé régulièrement de racheter Alstom. Areva avait un fonds de démantèlement. Mes prédécesseurs, chez Cogema, avaient mis sous séquestre les masses financières nécessaires au démantèlement futur des installations ; nous étions la seule entreprise européenne à avoir totalement provisionné ces charges. Or cet argent, que nous avions investi en bon père de famille, on nous poussait à l’investir autrement. Il a été très difficile pour nous de garder notre cap. Je ne donnerai pas de noms, mais je me rappelle qu’on nous poussait à investir dans certains projets pour « faire bien ». J’expliquais que nous devions faire des investissements coûteux et de long terme pour assurer des niveaux de sûreté très élevés. On me répondait souvent : « Oui, bien sûr, on va le faire », ou : « Pas maintenant ». Et puis il y a eu Fukushima.

M. Antoine Armand, rapporteur. Qui sont les ministres qui vous ont dit que ce n’était pas sérieux de parler des énergies renouvelables et que c’était décevant ?

Mme Anne Lauvergeon. Je ne vous répondrai pas, parce que c’étaient des conversations privées, mais cela révèle un état d’esprit : on subventionnait les énergies renouvelables, parce qu’on était bien obligé de le faire et parce que c’était la tendance, mais on ne considérait pas que c’était un vrai projet industriel.

Pour vous donner un exemple, j’étais convaincue qu’il y avait des choses intéressantes à faire dans l’éolien offshore. Nous avions donc développé des relations avec l’entreprise danoise Bonus, qui était en plein développement, qui proposait de vraies technologies et qui n’étaient pas chère. Mais on ne nous a pas autorisés à l’acheter ; c’est Siemens qui l’a acquise et qui a pu développer son éolien. Plus tard, nous avons trouvé une très bonne start-up allemande, qui avait développé de l’éolien offshore très intelligent : c’est l’indien Suzlon qui nous l’a piquée et on nous a interdit de surenchérir. Il fallait industrialiser et on ne l’a pas fait. Aujourd’hui, on présente les renouvelables comme la clé de l’indépendance énergétique, mais tout est fabriqué en Chine, ce qui est un peu problématique.

Est-il trop tard ? C’est toujours la même chose : ce qu’il faut, c’est innover et avoir la technologie d’après. Dans l’éolien, la tendance est à la construction d’éoliennes de plus en plus grosses. Or, si l’on ne sait pas faire des éoliennes de 8 mégawatts, on ne saura pas en faire de 15 ou 18 mégawatts. Dans ce domaine, je pense que c’est un peu tard. Il reste l’éolien flottant et je suis très contente que, dans certains cas, ce soient des entreprises françaises, comme EolMed, qui fabriquent le flotteur. Cette dimension industrielle, dans le secteur de l’énergie, doit redevenir une préoccupation nationale.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dirigiez une grande entreprise industrielle française, vous connaissiez bien les membres du Gouvernement et les administrations, vous aviez leur confiance : quand vous leur parliez des énergies renouvelables, quels arguments de fond – industriels, économiques – vous étaient opposés ? Est-ce que, comme pour le nucléaire, on vous disait : « On verra plus tard » ? Ou bien vous opposait-on des arguments relatifs aux aspects techniques ou à la rentabilité de ces installations ?

Mme Anne Lauvergeon. On considérait, globalement, que ce n’était pas très sérieux, et que les choses sérieuses, c’était le nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce que vous dites en filigrane, c’est qu’à partir du début des années 2000, l’Europe, et surtout la France, n’a pas su développer de nouvelles solutions industrielles et que l’on paie ce retard très cher aujourd’hui.

Mme Anne Lauvergeon. Oui. Il faut dire aussi que le dumping chinois, dans le domaine du solaire, a ruiné des projets qui étaient en train de se développer en France – comme l’usine Bosch à Vénissieux. L’Europe n’était pas armée pour faire face à ce dumping chinois ; celui-ci a d’ailleurs été tellement violent qu’il a même conduit certaines entreprises chinoises à la faillite. On cite toujours deux entreprises françaises : oui, il y a Photowatt, chez EDF, mais elle est toute petite ; et puis il y a en effet une entreprise alsacienne, mais elle fait du montage chinois. S’agissant de l’éolien, on fabrique quelques mâts et quelques pales, mais le cœur de la technologie n’est pas en France, et c’est bien dommage.

En 2010, la France avait cinq géants mondiaux dans le secteur de l’énergie : EDF, GDF-Suez, qui ne s’appelait pas encore Engie, Areva, Alstom Energie et Total. Les Allemands étaient très forts sur le plan industriel, mais nous, nous étions très forts sur le plan énergétique, et c’était au moins aussi important. Que sont devenues ces entreprises ? EDF est en grande difficulté ; Engie, ça va, mais sans plus ; Alstom Energie a été rachetée par General Electric ; Areva a été coupée en deux et n’est plus le numéro un mondial. Il reste Total, et le paradoxe, c’est qu’on passe son temps à la critiquer. Ces dix dernières années ont été dix lourdes années.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez déclaré en 2012 que certaines nominations à la tête de géants de l’énergie française étaient des erreurs, reposant sur des conceptions « novatrices » de faire du nucléaire bas de gamme avec tout le monde. Selon vous, l’idée se serait imposée chez EDF que les EPR étaient « trop sûrs » et qu’il fallait revoir l’arbitrage entre sûreté et rentabilité. Pouvez-vous développer ce point ?

Mme Anne Lauvergeon. En 2009-2010, il y avait un vrai engouement pour le nucléaire. On peine à s’en souvenir, avec ce qui est arrivé après… Beaucoup de pays dans le monde voulaient faire du nucléaire sans en avoir jamais fait : c’est ce qu’on a appelé le « nouveau nucléaire ».

Le nucléaire, c’est un triangle : une autorité de sûreté ; une culture et des compétences ; des réacteurs qui doivent être les plus sûrs possible. Lorsqu’un pays se lance dans le nucléaire, son autorité de sûreté, qui est toute jeune, a besoin de se former et de se muscler. De même, les employés des centrales ont une culture du nucléaire forcément plus limitée. Or l’idée qui prévalait et qui me paraissait très étonnante était qu’il fallait fournir à ces nouveaux clients un nucléaire plus léger en sécurité, que c’était suffisant pour eux. Moins de béton, moins d’acier, moins de logiciels : c’est donc moins cher !

À l’époque, je me suis opposée à ce que l’on vende un réacteur à la Libye de Kadhafi. J’estime en effet que, moralement, on ne peut pas vendre du nucléaire à des pays moins sûrs que le nôtre. Je me souviens par exemple d’un échange au sujet des diesels de secours, que l’on voulait installer en haut des EPR, dans des bâtiments parasismiques, pour injecter de l’eau en cas de problème. C’est précisément ce qui a manqué à Fukushima : les diesels de secours étaient en sous-sol et ils n’ont pas pu fonctionner quand le tsunami est arrivé. Il y avait une tendance à considérer que le nucléaire était une technologie comme les autres. Or il ne faut pas banaliser le nucléaire ; il ne convient pas à tous les pays. On ne peut pas fournir du nucléaire à des pays qui ne sont pas gérés de manière rationnelle. Pour reprendre l’exemple de la Libye de Kadhafi, imaginez le cas du patron de l’autorité de sûreté qui aurait voulu arrêter le réacteur, aurait-il été mis en prison, voire exécuté ? On ne pouvait pas, en conscience, faire des choses de ce genre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Depuis 2004, vous êtes la présidente du conseil d’administration de l’École des mines de Nancy. Par ailleurs, au titre de vos fonctions passées, vous connaissez bien tout ce qui relève des compétences et de la formation. Lors de nos précédentes auditions, on a entendu que la loi de 2015 avait eu des effets en chaîne sur l’attractivité des filières du nucléaire. Partagez-vous cette analyse ? N’avez-vous pas le sentiment que le recul des compétences, à la fois en qualité et en volume, est plus ancien au sein de la filière nucléaire française ?

Ma deuxième question concerne la technologie du recyclage, qui divise les responsables du CEA que nous avons auditionnés. Certains estiment que le multi-reyclage en REP présente des limites indépassables, qui justifient de poursuivre le projet Astrid – Advanced sodium technological reactor for industrial demonstration – de fermeture totale du cycle du combustible. D’autres estiment que le multi-recyclage en REP, poussé à l’extrême, suffirait. Qu’en pensez-vous ?

Mme Anne Lauvergeon. Sur la première question, les stop and go, dans le domaine du nucléaire, a eu de quoi désorienter les gens désireux de s’engager dans cette filière. Entre 2000 et 2010, Areva était le deuxième employeur de référence en France. L’entreprise était très bien vue, participait aux forums des grandes écoles, allait dans les universités et recrutait beaucoup en apprentissage, sans aucune difficulté. J’ajoute que, dans un monde qui était très masculin – ce qui est paradoxal, puisque les deux grandes découvreuses de la radioactivité ont été des femmes, Marie Curie et Irène Joliot-Curie –, nous sommes parvenus à féminiser les recrutements. Alors que les femmes représentaient 20 % des promotions d’ingénieurs, on en recrutait 30 à 35 %. On a vraiment fait bouger les choses. Puis le vent a tourné et les plans sociaux se sont multipliés.

La bonne nouvelle, c’est que l’attractivité du nucléaire est de retour. Je fais tous les ans une petite séance avec les ingénieurs-élèves du Corps des mines. Cette année, 50 % d’entre eux vont faire un stage dans le nucléaire et, parmi les 50 % restants, 25 % iront vers d’autres types d’énergie : au total, 75 % vont donc se consacrer à l’énergie, alors qu’on était tombé à 10 % en moyenne ces dernières années. Il y a un engouement pour l’énergie, parce qu’on en parle beaucoup, mais aussi parce que les jeunes prennent conscience de sa dimension géostratégique. Il ne faut surtout pas que les entreprises passent à côté de cet élan. Et il faut bien réfléchir à la manière de tout reconstruire.

En matière de recyclage, il y a plusieurs écoles. Je pense qu’il faut continuer la recherche et voir comment on peut faire du retraitement poussé, comme on disait autrefois. La Hague est un merveilleux objet. Je me rappellerai toujours ce ministre russe, à qui je faisais visiter l’usine un an après mon arrivée chez Cogema, et qui n’arrêtait pas de me demander où étaient les autres usines : il n’arrivait pas à croire que celle-ci suffisait à retraiter autant de combustibles.

J’ai toujours dit que nous étions des nains sur des épaules de géants. On a réussi à faire des choses extraordinaires sur le plan technologique en France : il faut en être fier. Tout est possible, mais il faut être innovant et audacieux, retrouver une ambition collective.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions des membres de la commission.

Mme Maud Bregeon (RE). Ma première question concerne l’EPR finlandais. Dans son rapport, Jean-Martin Folz indique qu’il a été vendu à prix fixe, alors que ses plans n’étaient pas arrêtés et que l’on commençait à peine le design détaillé. Confirmez-vous ces informations ? Et, si tel est le cas, comment l’expliquer ? Notre filière nucléaire a connu de belles réussites, mais cet EPR est plutôt un échec : pouvez-vous revenir sur ce dossier et sur son impact, jusqu’à aujourd’hui ?

Deuxièmement, pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur de ce que représentait l’uranium russe pour Areva ?

J’aimerais, enfin, revenir sur les difficultés qu’a rencontrées « l’équipe de France du nucléaire ». On peut entendre que l’arrivée d’Areva ait pu perturber EDF et susciter une pointe de jalousie chez certains de ses PDG, mais cette explication n’est-elle pas un peu courte ? Pourquoi l’État n’est-il pas intervenu pour siffler la fin du match ? Comment a-t-il pu laisser nos deux leaders mondiaux jouer l’un contre l’autre, et pas l’un avec l’autre ?

Mme Anne Lauvergeon. L’EPR finlandais OL3 a été vendu à prix fixe, parce que nous répondions à un appel d’offres international. Face à nous, il y avait General Electric et des Russes. C’est le client qui choisit le mode de fonctionnement, pas nous. C’était en 2003, Areva était née en 2001 et j’étais encore en train de découvrir Framatome. A posteriori, nous avons eu le sentiment que Framatome avait un peu sous-estimé l’ampleur du chantier et qu’en réalité, elle n’était pas prête. Si nous l’avions su, nous n’aurions pas concouru.

Sur la question du prix fixe, il y a certainement eu une déformation française. Avec EDF, dès qu’il y avait un change order, c’est-à-dire un changement dans la commande, il y avait automatiquement une négociation et une nouvelle facturation. Or les Finlandais ont refusé de discuter et c’est Areva et Siemens qui ont payé tous les surcoûts. Par ailleurs, l’autorité de sûreté finlandaise n’avait pas suivi la construction de réacteur depuis vingt-sept ans ; elle a donc recouru à des experts extérieurs, qui répondaient à nos propositions au bout de plusieurs mois, parfois un an. D’après les chiffres officiels, OL3 a coûté moins cher que Flamanville, et il est en marche.

Je suis incapable de vous dire quelle était la proportion d’uranium russe mais j’aurais tendance à dire que, de mon temps, il n’y en avait pas beaucoup. Il y avait l’uranium du désarmement : les accords russo-américains prévoyaient que l’uranium des armes serait désenrichi, dilué, et vendu et nous étions nous-mêmes négociants d’une partie de l’uranium russe. Areva cherchait à diversifier ses sources d’approvisionnement : au Canada, avec la nouvelle mine de Cigar Lake où nous étions minoritaires, mais aussi au Niger, où c’était très compliqué politiquement. Nous avons proposé une solution australienne au gouvernement français, qui a refusé – mais qui a accepté UraMin. À une époque où l’uranium n’était pas cher, c’est-à-dire jusqu’en 2005-2006, l’État français a refusé, au conseil d’administration, que nous développions nos sources d’approvisionnement.

Nous avions intérêt à constituer « l’équipe de France » la plus large possible. C’était formidable de disposer des moyens de Total et d’avoir deux opérateurs, avec EDF et Engie : cela nous permettait de travailler dans un très grand nombre de pays. Ce n’est pas nous qui avons fait obstacle à la constitution de cette équipe de France. Au-delà des problèmes de personnes, historiquement, il y avait un consensus au sein d’EDF, que partageaient ses sous-traitants et l’État : il fallait vendre de la technologie française. Or, au cours d’une réunion, on m’a demandé de donner les droits de propriété intellectuelle aux Chinois pour qu’ils aillent construire des réacteurs en dehors de Chine. Ce ne sont pas les Chinois qui me le demandaient, mais les Français ! Il n’en était pas question. J’estimais que tous les acteurs français devaient défendre la technologie française, alors qu’EDF était prête à faire des centrales sur technologie russe ou chinoise : voilà ce qui nous a opposés. Le domaine nucléaire doit garder sa spécificité.

M. Alexandre Loubet (RN). Areva était un fleuron de notre industrie nucléaire et son démantèlement, en 2017, a porté atteinte à notre souveraineté énergétique. Vous avez exposé les divergences de stratégie qui existaient entre Areva et EDF. Comment expliquez-vous que les dirigeants politiques de l’époque vous aient laissés en concurrence, alors même que l’État était actionnaire de vos deux sociétés ? Ce choix a créé une rivalité destructrice et affaibli la filière nucléaire française, notamment à l’export.

L’EPR finlandais d’Areva a symbolisé cet échec. Il devait coûter 3 milliards d’euros, en a coûté 8 et a été achevé avec douze ans de retard. Pourquoi la construction de l’EPR en Finlande n’a-t-elle pas été lancée en coopération avec EDF, qui s’engageait parallèlement dans la construction d’un EPR en France ? Ne pensez-vous pas qu’une coopération entre ces deux groupes et une mise en commun de leurs compétences auraient permis de pallier les difficultés qu’ont connues les deux chantiers ?

Pourquoi, lorsque vous étiez à la tête d’Areva, avez-vous décidé de limiter les projets de nouvelles centrales aux seuls EPR, en particulier à l’export, alors que la France disposait d’autres technologies ? La diversification de votre offre n’aurait-elle pas empêché la Russie, la Chine et les États-Unis d’inonder le marché du nucléaire dans le monde ?

Le scandale de l’achat par Areva d’UraMin, dont les actifs miniers étaient surévalués, a dégradé l’image et la situation financière du groupe. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons qui vous ont poussée, en tant que présidente, à acheter ces actifs miniers ? L’État était actionnaire : quelle était sa position et quelle part a-t-il pris dans cette décision ?

Vous nous avez dit, et cela m’a surpris, que vous aviez un peu endetté Areva, parce qu’il était prévu que l’État vous apporte son soutien financier. Quels engagements l’État avait-il pris ? Existait-il un accord financier écrit ? De quelles garanties disposiez-vous ?

Enfin, vous avez déclaré sur BFM TV, le 6 décembre dernier, qu’il était tout à fait possible de rouvrir Fessenheim. Cela vous semble-t-il vraiment réaliste ? Si tel est le cas, c’est rassurant pour la sécurité d’approvisionnement électrique de notre pays, qui a été particulièrement mise à mal par la décision d’Emmanuel Macron de fermer cette centrale.

Mme Anne Lauvergeon. En 2009-2010, il y a eu des arbitrages de l’État et ils ont toujours été en faveur d’EDF. Après l’épisode des Émirats arabes unis, le président d’EDF a été remplacé. Un nouveau président a été nommé en novembre 2009, c’est-à-dire très tard. Il a donné une longue interview dans Les Échos, où il expliquait que le modèle nucléaire français n’était pas le bon et que l’EPR n’était pas un bon réacteur. Or l’État avait décidé d’en construire un. Pendant toute la fin des négociations, en novembre et décembre, c’est l’État qui a négocié à notre place. Nous n’avions plus vraiment accès au client ; je ne peux donc pas vous dire ce qui s’est passé.

Vous dites que le réacteur OL3 a été un échec. Le projet devait coûter 3,4 milliards – et Flamanville, 3 milliards, ce qui est comparable. Mais il se trouve que le prix de l’acier et du béton a considérablement augmenté, et qu’un chantier qui s’éternise coûte cher. C’est Areva et Siemens qui ont payé. Il y avait eu des précédents. J’ai été administratrice de Total pendant quinze ans : je crois que le coût du chantier de Kachagan, au Kazakhstan, a été multiplié par sept. Je ne dis pas cela pour m’excuser. J’ai deux souvenirs professionnels épouvantables : celui-là et Fukushima.

Aurait-il fallu faire un EPR en France avant ? Oui, mais il n’y a pas eu de décision politique en ce sens. L’EPR, en France, a été décidé bien après. Le réacteur finlandais était le First of a Kind (FOAK), le premier du genre, mais EDF a considéré que c’était Flamanville, parce que nous, nous n’étions pas bons, si bien qu’il y a eu deux premiers du genre. Et les Chinois ont pris le meilleur des deux pour construire des EPR dans les meilleures conditions.

Si nous n’avons pas emmené EDF en Finlande, c’est parce que les Finlandais ne le voulaient pas. Nous l’avons proposé à plusieurs reprises mais ils ont refusé. Tout le monde n’aime pas EDF, ce qui peut d’ailleurs poser un problème pour Framatome, et il y avait des questions de concurrence européenne. L’ingénierie que nous avons en commun avec EDF, Sofinel, a quand même travaillé sur l’EPR finlandais. En Chine, EDF était actionnaire, mais ce sont les Chinois qui ont tout fait. Ce qui a fait la différence, en Chine, c’est le génie civil : comme les Chinois n’arrêtent pas de construire des ponts, des routes et des bâtiments, ils ont des technologies qui leur ont permis de faire en trois jours ce que nous avions mis six mois à faire à Flamanville.

Vous dites que nous n’avons pas diversifié notre offre, mais c’est inexact : alors qu’EDF ne jurait que par l’EPR, nous nous sommes battus pour l’étoffer et proposer une diversité de réacteurs avec Atmea, un réacteur de 1 000 mégawatts, et les SMR. J’ai proposé au président d’EDF de l’époque, Pierre Gadonneix, de participer à la construction de notre réacteur de 1 000 mégawatts et il a refusé, même quand je lui ai parlé de notre projet d’accord avec les Japonais. On ne peut pas être plus royaliste que le roi.

J’en viens à UraMin. En 2007, alors que nous connaissions un déficit de capacité en uranium, nous étions en train de négocier un contrat global avec les Chinois, qui voulaient à la fois des EPR, du combustible, un accès direct à l’uranium, qui leur faisait défaut, et une usine de retraitement. Avec le Président Chirac, nous avons convaincu les Chinois qu’on ne pouvait pas tout faire à la fois et qu’il faudrait séquencer l’opération. À défaut donc d’un, contrat global, la France s’engageait à la livraison des EPR et du combustible. Nous ne disposions pas, en revanche, des accès directs aux mines d’uranium disponibles. Quant à l’usine de retraitement, les Chinois ne savaient pas encore où l’installer, de telle sorte que cette phase ne pourrait intervenir que plus tard.

Nous avions, pour notre part, cherché à diversifier nos sources d’uranium afin de ne pas dépendre seulement du Niger et du Canada, notamment parce que la production de ce dernier pays diminuait. La mine de Cigar Lake, nouveau gisement de Cameco, étant restée inondée durant des années et les Russes ne vendant plus l’uranium du désarmement à bas prix, le prix de ce métal a explosé à partir de 2005-2006. Parallèlement à cette augmentation du prix, l’État répondait par la négative à tous les projets que nous lui proposions. L’uranium devenait alors très attractif – on a même découvert, à la chute de la banque Lehman Brothers, que cet établissement financier possédait des stocks d’uranium !

L’entité disponible la plus abordable pour nous était UraMin, qui possédait trois gisements dont nous payions la production au prix de 75 dollars la livre, ce qui était très inférieur au prix spot de l’époque et à toutes les anticipations. Le développement de ces gisements a pris un peu plus de temps que ne l’avait annoncé une étude canadienne et, juste avant l’accident de Fukushima, le prix spot était de 72 dollars la livre. Nous avions conclu alors des contrats, y compris avec EDF, à des prix très supérieurs.

Après Fukushima, le prix de l’uranium s’est effondré, passant à 10 ou 15 dollars la livre, et il n’était alors pas rentable de développer ces mines, ni celle d’Imouraren, que nous avions créée et dont mon successeur a arrêté l’exploitation. Cameco et tous les grands acteurs du secteur ont également arrêté l’exploitation des mines, comme le font, du reste, en pareille situation, les grands mineurs mondiaux – pour avoir été administratrice de Rio Tinto, je sais que lorsque le prix des matières premières baisse, on arrête tout, et on attend que la situation s’améliore.

Après dix ans de froid – nous avions connu auparavant le même froid pendant dix ou quinze ans à cause du désarmement russe –, les prix progressent à nouveau et l’uranium minier va redevenir rentable. Le procès qu’on nous a fait est intervenu à une période où un sondage de Paris-Match m’avait désignée comme ministre des finances potentiel préféré des Français dans un gouvernement idéal, droite gauche confondues : sans doute fallait-il alors se débarrasser de moi.

Quant aux engagements de l’État, j’ai en effet reçu des lettres de Premiers ministres, mais de telles lettres n’engagent que ceux qui restent, et on sait qu’un Premier ministre ne reste pas nécessairement très longtemps en fonction.

Pour ce qui concerne la centrale de Fessenheim, à propos de laquelle j’ai réagi sur BFM, je m’étonne en effet qu’on redémarre une centrale à charbon qui produit à peine 600 mégawatts alors qu’on a arrêté, quelques années auparavant, deux réacteurs de 900 mégawatts qui avaient subi une mise à niveau de sûreté, avec l’installation d’un nouveau radier. Si on a le choix entre les deux, peut-être vaudrait-il mieux redémarrer Fessenheim. On m’objectera que de nombreuses pièces détachées de cette centrale ont déjà été enlevées, mais pourquoi ne pas les remettre en place ? La remise en fonction de la centrale supposerait certes une enquête publique, puisqu’elle a été arrêtée depuis plus de deux ans, et sans doute y faut-il aussi un décret, mais puisqu’une discussion est engagée au Parlement sur la simplification des procédures en matière de nucléaire, il ne semble pas aberrant, dans un contexte de changement climatique et de besoins énergétiques, de redémarrer deux réacteurs nucléaires arrêtés plutôt qu’une centrale à charbon, même si c’est peut-être un peu provocateur.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Madame Lauvergeon, vous avez très bien exposé la stratégie du lobby nucléaire qui s’exprimait lors de la constitution d’Areva, avec deux visions : celle de la Cogema, focalisée sur ses activités historiques, et celle qui visait à orienter l’entreprise vers l’export et l’international. La logique industrielle en jeu dans la création d’Areva relevant d’une autorisation du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, la ministre de l’environnement de l’époque, chargée uniquement de la sûreté et de la radioprotection, n’avait pas à donner son aval ou son avis. Le succès n’ayant pas été au rendez-vous, notamment sur le plan international, s’agissait-il d’une bonne stratégie ?

Quant à la perte du contrat d’Abou Dhabi, qui semblait imperdable, M. Henri Proglio, président d’honneur d’EDF, a eu, lors de son audition par notre commission d’enquête, des mots assez durs à votre égard. Mme Brégeon a également souligné un manque de cohésion au sein de « l’équipe de France du nucléaire », décrite aussi par plusieurs des personnes que nous avons auditionnées. Comment expliquez-vous les relations déplorables entre Areva et EDF, son principal client ? Comment cela a-t-il affecté la filière nucléaire française ? Cette dernière a-t-elle tiré des leçons de cet échec ?

Nous avons vu EDF et Areva se déchirer sous le regard médusé de la communauté internationale, puis nous avons vu le fiasco de l’EPR finlandais, puis enfin celui d’UraMin. Je me fonderai donc sur le slogan que vous avez adopté lors de votre arrivée à la tête d’Areva et selon lequel vous n’avez « rien à cacher » pour espérer que nous pourrons obtenir des éclaircissements sur différents points.

Après cette série de scandales, la France est-elle encore un partenaire crédible dans le domaine du nucléaire, ou son image et la réputation de son savoir-faire sont-elles durablement entachées dans le monde ?

Pour ce qui est de la dépendance énergétique, 90 % de l’uranium utilisé dans nos centrales provenant de zones sous influence russe ou chinoise, la création de nouveaux EPR et la guerre en Ukraine ne risquent-elles pas de faire fortement augmenter la demande, et donc le cours de l’uranium ? En évoquant les prix de ce dernier, vous avez indiqué que le rachat d’UraMin s’expliquait notamment par un souci de sécuriser l’approvisionnement, mais certaines études démontrent que nous disposions alors de trente ou quarante ans de stock d’uranium. Pourquoi donc cette précipitation ? Selon certaines des personnes que nous avons auditionnées, les stocks seraient de cent à cent vingt ans, mais ne peut-on pas craindre, compte tenu du développement du secteur et de l’évolution préoccupante des coûts, une dépendance préjudiciable à notre souveraineté ?

Votre stratégie de développement tournée vers l’extérieur n’a-t-elle pas augmenté notre dépendance envers des pays peu démocratiques et enclins à des pratiques douteuses ? Vous avez en effet rappelé qu’il n’était pas question pour vous – et vous aviez certainement raison – d’installer une centrale nucléaire dans la Libye de Kadhafi, pays qui ne possédait pas d’autorité de sûreté nucléaire et dont le directeur d’une telle institution, si elle avait existé, aurait pu être mis en prison ou exécuté s’il avait décidé d’arrêter une centrale. Areva a cependant été liée à des pays ou à des consortiums qui peuvent susciter des interrogations – a notamment été évoqué, à cet égard, un consortium saoudien dirigé par le demi-frère de Ben Laden. Il importe que vous puissiez éclairer la commission d’enquête sur ces points que nous découvrons.

Le manque d’investissement de l’État français dans notre nucléaire est fréquemment critiqué. La stratégie tournée vers l’international et l’export, avec les divers projets évoqués et qui représentent plusieurs milliards d’euros, a-t-elle été menée au détriment de l’investissement dans le nucléaire en France et de la sécurisation de cette filière ?

Pour ce qui concerne l’uranium brut, vous avez vanté les mérites de l’usine de retraitement de déchets de La Hague, que le monde, selon vous, nous envierait, en ajoutant que les écologistes devraient être spontanément favorables au recyclage. Ce dernier point est certes vrai, mais vous omettez de dire que le taux de retraitement de 96 % du combustible que vous avancez n’est pas conforme à la réalité, car les technologies actuelles permettent seulement un monocyclage et nous attendons depuis maintenant un certain temps des réacteurs d’une autre génération, capables d’absorber ces déchets nucléaires – qu’il faudrait peut-être, comme le préconise la Cour des comptes, requalifier précisément en tant que déchets

Par ailleurs, depuis 2010, plusieurs alertes ont fait état de la saturation du site de La Hague et souligné que nous n’avions construit aucune autre installation de ce type. De fait, si même nous décidions immédiatement de le faire, un tel équipement ne pourrait ouvrir, au plus tôt, qu’en 2034. Se pose donc la question de la sécurisation de la filière française du nucléaire en matière de déchets, car il se trouve actuellement sur notre sol des matériaux radioactifs en attente d’une technologie dont nous ignorons si nous parviendrons à la développer.

Enfin, ce serait, selon vous, le lancement non concerté et un peu brutal de la filière nucléaire française, sans assez de concertation et d’explications, qui aurait suscité le développement d’un mouvement antinucléaire et écologiste. Or, la filière nucléaire est, malgré les propos que vous avez tenus sur la transparence que vous auriez voulu instaurer lorsque vous avez pris la tête du consortium, marquée par une certaine culture d’opacité, que nous découvrons progressivement. Pensez-vous donc vraiment que c’est le manque de cette transparence qui a provoqué des mouvements antinucléaires dans notre pays et, plus largement, en Europe ?

Mme Anne Lauvergeon. La première de vos nombreuses questions concerne la ministre de l’environnement qui était en fonctions lors de la création d’Areva en 2001. De fait, même si la tutelle de ce domaine ne relevait pas de Dominique Voynet – ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait exact –, le Gouvernement était alors celui d’une majorité plurielle dans un contexte de cohabitation, et il fallait donc que toutes les étoiles soient alignées. Cela a été le cas et, même si tous n’avaient pas les mêmes idées, ce processus a commencé d’une manière consensuelle.

Pour ce qui est de savoir si la stratégie internationale ne va pas contre la base industrielle installée française, je rappelle que cette dernière avait pour objectif la construction du parc français : celui-ci une fois réalisé, elle pouvait soit disparaître ou s’amoindrir dans l’attente d’une deuxième phase de construction qui viendrait bien plus tard, soit s’internationaliser. La base industrielle française a donc profondément profité de l’internationalisation et les investissements que nous avons faits dans cette perspective ont été très majoritairement réalisés en France. Je pourrais en citer la liste : à part pour ce qui concerne l’uranium, dont notre pays ne dispose plus, nous avons investi en France dans le domaine industriel. Ainsi, sur les 40 000 personnes que nous avons embauchées, plus de 30 000 étaient françaises. Ce modèle, peut-être très atypique, a été volontaire.

Quant à « l’échec » du contrat d’Abou-Dhabi, je rappelle que, par définition, si un acteur international gagne certaines compétitions internationales, il en perd d’autres – c’est du reste ce qui est arrivé aussi à General Electric. En l’espèce, Areva ne serait pas en mesure de répondre à toute la demande mondiale. La concurrence est partout, et la campagne lancée en France pour voir dans ce dossier un grave échec français et pour en rechercher les responsables était irrationnelle – je l’ai, du reste, prise aussi comme un élément positif, car elle montrait qu’Areva était devenu un symbole important. De même qu’au football on ne gagne pas tous les matchs, malgré de fortes attentes, un industriel qui opère à l’échelle mondiale ne cesse de disputer des matchs avec des gens différents et à propos de sujets différents, et il ne les gagne pas tous.

Pour ce qui concerne l’uranium, nous avons beaucoup diversifié notre base et nous nous sommes développés en achetant UraMin mais, pour le reste, il s’est agi d’une croissance organique. Nous avons ainsi créé avec le Kazakhstan une nouvelle entreprise, qui fonctionne très bien et dont nous détenons 51 % – ce qui en fait la seule entreprise de ce pays dans laquelle un acteur étranger est majoritaire. Nous avons aussi fait un important effort d’exploration en Australie, en Afrique du Sud, en Mongolie et en Amérique du Sud, entre autres, développant partout du relationnel et des permis.

Selon vous, 90 % de l’uranium utilisé en France serait sous l’influence russe ou chinoise ? J’en reste baba car, à moins qu’il ne se soit produit quelque chose qui nous aurait échappé, la plus grande partie de notre uranium provient du Canada, du Niger et du Kazakhstan.

Par ailleurs, la France ne dispose pas de trente ou quarante ans de stock d’uranium ! Ce sont les Asiatiques qui stockent ce métal – Chinois et Japonais, et surtout ces derniers, qui en possédaient d’énormes stocks avant Fukushima, puis les ont vendus après l’arrêt des réacteurs, ce qui a du reste contribué, dans un effet cumulatif, à la baisse du prix.

Rassurez-vous cependant : il y a beaucoup d’uranium dans le monde. Bien sûr, celui qui est le plus facile à exploiter, le plus proche de la surface et le plus concentré, a déjà été pris, et celui qui reste est plus profondément situé et plus diffus, mais les technologies nécessaires pour l’exploiter existent – c’est, par exemple, ce qui se fait au Kazakhstan.

Par ailleurs, le prix de l’uranium a très peu d’incidence sur celui du kilowattheure, dont il représente que 5 %. Contrairement donc à ce qui se passe pour le prix du charbon ou du gaz, dont la part correspondant au combustible représente respectivement 80 % et 70 %, un doublement ou un triplement du prix de l’uranium sera pratiquement insensible dans le prix du kilowattheure. On trouve, je le répète, de l’uranium presque partout. Ainsi, dans les années 1970-1980, la France avait fait étudier la possibilité d’extraire l’uranium des océans : ce serait évidemment très cher, mais c’est faisable. Pas d’angoisse donc, quant au stock ni au prix.

Si, comme vous le rappelez à juste titre, on pratique aujourd’hui le mono-recyclage – c’est-à-dire que l’uranium n’est recyclé qu’une fois –, c’est parce que nous n’avons pas eu le temps de le recycler deux fois. L’usine de La Hague n’a, en effet, démarré qu’au milieu des années 1990 et Melox à l’orée des années 2000, de sorte que nous n’avons pas un recul suffisant pour recycler davantage de combustible.

Je renvoie à ceux qui gèrent aujourd’hui l’usine de La Hague la question de la saturation de ce site : après onze ans, je considère que je ne suis plus responsable de rien.

Quant à la transparence, j’y suis absolument favorable, en particulier là où se portent certains soupçons. Il faut expliquer et comprendre. Une grande leçon que j’ai apprise avant d’arriver à la Cogema, est qu’on ne choisit pas ses opposants et qu’il faut accepter de discuter avec tout le monde. Il faut également comprendre les passions et les peurs, et tenir compte des sentiments, car la rationalité n’est pas le seul ressort. Du dialogue naît toujours quelque chose et il faut absolument faire des efforts dans ce domaine.

J’ajoute qu’un réacteur nucléaire de 1 mégawatt de puissance consomme, en moyenne française, environ 20 tonnes de combustible par an, contre 9 000 tonnes pour une centrale électrique au charbon, sachant par ailleurs que, l’uranium étant un métal très lourd, il occupe un volume très faible. Les échelles sont radicalement différentes et l’uranium n’est pas un problème bloquant pour l’industrie nucléaire mondiale.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez souligné à juste titre le rôle important des femmes dans l’émergence de la filière nucléaire, et je tiens à citer aussi, à ce titre, Lise Meitner, souvent oubliée.

Dans votre livre La Femme qui résiste, que j’ai lu avec grand plaisir voilà onze ans et qui a joué un grand rôle, vous avez notamment eu le courage d’identifier les responsabilités des personnes, ce qui n’est guère dans les habitudes françaises – de fait, dans les travaux de notre commission d’enquête, et sans que ce soit la faute du président ni du rapporteur, on a l’impression qu’il y a des gens qui ne sont jamais responsables de rien. Dans votre livre, en revanche, vous identifiez bien le processus de décision politique qui prévaut aux nominations dans le « Meccano industriel » – cette spécificité française qui veut que, pour le meilleur et peut-être pour le pire, nous ayons des élites en nombre réduit, dans un périmètre géographique réduit et dans des administrations également réduites. Pour le meilleur, ce système nous a permis de faire le programme nucléaire, mais peut-être déraille-t-il aussi parfois, et c’est l’objet de mes questions.

Le fait que vous ayez refusé à plusieurs reprises d’exercer des responsabilités politiques sous la présidence de Nicolas Sarkozy a-t-il gêné le développement d’Areva ou vous a-t-il gênée dans l’exercice de vos fonctions ? Y a-t-il eu un changement d’attitude de la part d’EDF à votre égard et, chose plus grave, envers Areva ? Cela a joué, d’après ce que j’ai compris à la lecture de votre livre, un rôle considérable.

La souveraineté énergétique recouvre également la production de matériel de production électrique. Vous avez été présidente d’Areva alors qu’Alstom connaissait, depuis 1999, de grandes difficultés. Vous avez, du reste, présenté Areva comme une « Caisse des dépôts industrielle ». On vous a ainsi demandé, en 2004 ou 2005, au moment du démantèlement organisé par Bruxelles, de reprendre les activités de transmission et de distribution d’Alstom. Le prix d’achat de ces activités par Areva était, si je ne me trompe, de l’ordre d’un milliard d’euros, et le prix de leur revente à Alstom et Schneider de 4 milliards d’euros, soit quatre fois plus. Je ne vous reproche pas d’avoir défendu les intérêts capitalistiques d’Areva, mais comment expliquez-vous qu’alors qu’Alstom rencontrait de très grandes difficultés, on lui ait fait vendre pour 900 millions d’euros une activité qui, de toute évidence, valait beaucoup plus – car vous conviendrez que vous n’avez pas quadruplé la valeur de cette activité en quelques années seulement ? Le scandale a été encore plus grand pour la filiale Power Conversion, pour laquelle l’effet de levier et de l’ordre d’un à vingt. A-t-on affaibli Alstom, entreprise française, sinon par votre faute, dans une transition où vous avez joué un rôle d’intermédiaire ?

Les offres concurrentes qui se présentaient à l’époque de la revente à Alstom, notamment celles du Japonais Toshiba et de l’Américain General Electric, ont-elles été utilisées pour gonfler le prix de vente, et donc spolier les intérêts de la France, ou du moins affaiblir encore Alstom, qui a dû racheter quatre fois plus cher ce qu’il avait précédemment vendu ? Cette situation a été très problématique pour la suite, car la difficulté principale d’Alstom a toujours été la trésorerie, qui a été considérablement affaiblie dans cette opération.

Quels ont été les rapports de force, notamment le rôle de Bouygues ? A-t-on fait entrer Bouygues dans Alstom pour des raisons politiques, alors que cette entreprise n’avait rien à y faire, et la situation de Bouygues pendant sept ans a-t-elle posé problème ? Ne s’agissait-il pas d’une cinquième colonne au sein d’Alstom ?

De la même manière, je comprends que vous pensiez qu’EDF était juge et partie, et qu’il ne fallait peut-être pas mettre Framatome dans EDF, mais comment expliquez-vous que les activités industrielles d’Areva, en particulier Framatome, n’aient pas été réunies avec Alstom pour constituer un champion tel que pouvait l’être la CGE. Celui qui occupait les fonctions de président de cette entreprise au début des années 90 a expliqué à plusieurs reprises qu’il n’avait jamais compris pourquoi on n’avait jamais consolidé les activités historiques d’Alstom CGE avec celles de Framatome, alors qu’il n’y avait pas de conflit d’intérêts d’exploitants. C’est incompréhensible pour moi aussi.

En outre, M. Bréchet, lors de son audition par la commission d’enquête, nous a indiqué que Framatome avait connu des problèmes de matériaux. Pouvez-vous confirmer ou infirmer qu’il y ait eu des problèmes de suivi de la qualité des produits de Framatome, dont une partie sous votre mandat ? Avez-vous suivi cette question où n’étiez-vous pas au courant de tout cela ?

Ma dernière question portera sur l’alliance avec Siemens. Le comportement de la puissance étatique allemande et de son bras armé industriel semble avoir un rôle dans l’affaiblissement de la France. Ainsi, Siemens a été condamné pour son comportement déloyal dans sa participation à l’EPR. Était-ce une erreur de faire entrer les Allemands dans ces projets nucléaires pour lesquels ils n’avaient visiblement pas d’appétence ni de compétence particulière ? Sont-ils venus comme observateurs ou comme saboteurs ? Enfin, ne pensez-vous pas, compte tenu de l’expérience que nous avons eue avec Siemens, que la volonté permanente de lier tous les grands projets industriels français avec les Allemands n’est peut-être pas une si bonne idée ?

Mme Anne Lauvergeon. Merci de votre appréciation sur le livre que j’ai écrit en 2012. Aurais-je une responsabilité personnelle pour avoir refusé d’être ministre ? L’État pouvait me remplacer quand il le voulait : il lui suffisait de convoquer une assemblée générale. Il est vrai que mon refus d’installer un réacteur en Libye a pesé lourd, et je pense que la raison est plutôt là. La suite m’a cependant donné raison – deux ans plus tard, nous étions en guerre contre la Libye, et je ne vois pas bien comment tout cela se serait agencé.

Pour ce qui est de la vente de T&D – transmission et distribution –, nous avons refusé à deux reprises de fusionner avec Alstom, car nous n’avions pas la capacité financière pour faire face à la situation d’Alstom et cette opération nous aurait coulés. Nous avons donc seulement accepté de reprendre Alstom T&D, c’est-à-dire tout ce qui concernait les réseaux électriques et smart grid, domaine dans lequel de vraies synergies sont possibles avec nos métiers. Comme je le disais, l’installation d’un gros réacteur suppose une adaptation des réseaux électriques, et il est ainsi très important pour le nucléaire d’intégrer ces derniers. Inversement, il n’est pas absurde que les réseaux électriques disposent d’une base installée technologique très forte.

Nous avons donc accepté d’acheter T&D à une époque où cette branche était dans une situation proche de celle du nucléaire lors de la création d’Areva, en 2001, avec un chiffre d’affaires déclinant et une rentabilité très faible. L’achat a été conclu pour 923 millions d’euros, soit la valorisation de l’époque. En cinq ans, nous avons transformé T&D et en avons fait un groupe dont le chiffre d’affaires avait doublé, avec une profitabilité incroyablement améliorée. Le groupe se composait pour deux tiers de nucléaire et pour un tiers de T&D, à quoi nous espérions ajouter un jour, comme Raimu dans Marius, quelques tiers d’énergies renouvelables.

L’État, qui était notre actionnaire, nous a obligés à vendre T&D à Alstom et nous avons obtenu que cette vente se fasse dans des conditions commerciales normales. Nous avons d’abord résisté et les personnels ont beaucoup manifesté, car T&D ne voulait pas quitter Areva. Outre cette adhésion très forte, le fait de nous obliger à cette vente était une erreur stratégique sur le plan industriel, parce que ce tiers d’activité était très stable, alors que le nucléaire était toujours soumis au risque d’un Fukushima. T&D avait donc un rôle stabilisateur, à l’instar du renouvelable qui, au-delà de sa nature décarbonée, jouait lui aussi ce rôle face aux évolutions globales.

À la suite d’un appel d’offres international, nous avons eu des réponses de Toshiba et de General Electric, toutes deux meilleures que celle d’Alstom, mais c’est à ce dernier que l’État nous a demandé de vendre. Nous nous sommes donc exécutés, en revendant T&D beaucoup plus cher que nous ne l’avions acheté, mais nous n’avons pas gagné d’argent indûment, parce que l’objet s’était profondément amélioré. Je suis à votre disposition pour retrouver les chiffres précis car, si je me souviens du prix d’acquisition et du prix de vente, je ne sais plus exactement quel était chiffre d’affaires au moment de la vente.

Alstom ayant découvert qu’il n’avait pas les moyens d’acquérir l’ensemble de T&D, l’opération a été divisée en deux, Schneider acquérant la basse tension et Alstom la haute tension. L’un et l’autre ne peuvent que se féliciter de cette acquisition.

Le groupe Bouygues avait, selon moi, le dessein de constituer un ensemble Alstom-Areva dont il serait le premier actionnaire, mais il n’est visiblement pas allé jusqu’au bout de ce projet. Je n’en sais pas plus, et il faudrait l’interroger directement.

Pour ce qui est de savoir s’il y avait du sens à réunir Framatome et Alstom, je comparerais volontiers le modèle d’Areva à celui de Nespresso, qui combine des cafetières et du café : les cafetières sont les réacteurs, et le café le cycle du combustible. Il est évident que le café est très rentable et que les cafetières le sont moins, en particulier en démarrage de cycle. Ainsi, Framatome s’est mis à gagner de l’argent avec le client EDF à partir d’un certain nombre de réacteurs, après des débuts très difficiles. Nous savions, en lançant l’EPR, que les premiers réacteurs seraient nécessairement déficitaires. Il était donc intelligent d’associer cafetières et café.

Deuxième problème : lorsqu’un électricien achète un réacteur, il achète séparément une technologie de réacteur qui lui sera fournie par le fournisseur de son choix et une turbine, comme une compagnie d’aviation achète séparément un avion et des moteurs. Proposer l’avion et les moteurs ensemble n’est pas une bonne idée, certains clients préférant un autre moteur ou un autre avion. En associant Framatome et Alstom, on perd les clients qui préféreraient un autre prestataire qu’Alstom avec des réacteurs Framatome, ou inversement. Ainsi, les Russes achètent souvent des turbines d’Alstom, mais ne veulent pas des réacteurs de Framatome. À l’inverse, d’autres clients achètent des réacteurs de Framatome, mais veulent leur associer des turbines de leur pays. Associer les deux ne produit pas vraiment de synergies.

Je suis très heureuse que vous m’interrogiez sur nos rapports avec Siemens, qui illustrent des variations politiques et une situation que je comprends mal. Lorsque je suis entrée en qualité d’administratrice de Framatome en 1999, un travail commun était déjà engagé sur l’EPR, mais avec une volonté politique forte de la part de l’État français – dans une période de cohabitation, je le rappelle – de faire de Siemens un actionnaire de Framatome : au-delà de la conception d’un réacteur commun, il souhaitait une prise de participation de 33 % ou 32 %. À l’époque, tout le monde voulait Siemens et trouvait que les choses n’allaient pas assez vite.

D’autre part, nous étions en train de constituer Areva avec la Cogema, TechnicAtom et Framatome, ce dernier ayant pour actionnaire Siemens et restant, dans une certaine mesure, autonome. Tout se passait très bien avec cet actionnaire minoritaire, qui n’a fait aucune difficulté à la création d’Areva comme toit global et dont le président de l’époque, Heinrich von Pierer, se montrait très amical et me prodiguait des conseils. Nous avons lancé ensemble OL3, le troisième réacteur d’Olkiluoto, et avons commencé à souffrir de part et d’autre. La participation de Siemens dans Framatome était embarrassante, car chaque synergie ou chaque mesure d’économie nous imposait de négocier avec un actionnaire minoritaire, et les gens de Framatome en profitaient pour faire valoir leur différence et refuser diverses demandes. Assez rapidement, en 2005, Siemens nous a proposé de transformer sa participation « en bas » en une participation « en haut », nécessairement plus restreinte, et de réaliser dans le même mouvement l’augmentation de capital à laquelle nous aspirions : alors que les 30 % de participation du bas auraient dû être converties en 10 % à 15 %, cette participation serait portée à 25 %, ce qui représenterait l’augmentation de capital nous permettant de financer ce que nous avions à financer. Cette proposition, qui me semblait très appropriée, en particulier dans l’ambiance franco-allemande positive qui prévalait alors, s’est heurtée à un refus de l’État français, réitéré lorsque j’ai renouvelé la demande en 2006 et 2007.

Or, les clauses prévues par Framatome lors de l’entrée de Siemens au capital donnaient à cette dernière trois fenêtres de sortie : l’une d’entre elles était le refus français de sa proposition, refus formulé, du reste, en des termes assez désagréables, au motif que Siemens serait l’ennemi d’Alstom – que l’État voulait encore nous refiler. C’était d’autant plus dommage que nous proposions, à la demande d’un ministre des finances, un plan assez intelligent : Alstom ayant alors trois activités – l’énergie, le ferroviaire et les chantiers navals –, il se serait agi de constituer une coentreprise avec Siemens pour l’énergie, une autre pour le ferroviaire et de demander à l’État une solution pour les chantiers navals – solution qu’il a fini par trouver.

Face au refus de l’État, en 2007, Siemens a fait jouer la clause qui lui permettait de sortir, et cela d’autant plus volontiers que le nouveau président de l’entreprise, un Autrichien – donc pas très favorable au nucléaire – inaugurait une autre politique. La sortie de Siemens a contraint Areva à payer 2 milliards d’euros correspondant au montant de sa participation, dépense qui s’ajoutait à beaucoup d’autres. Nous avons cependant fait condamner Siemens en prouvant que cette entreprise, qui voulait encore faire du nucléaire, avait eu des contacts avec les Russes pour monter une coentreprise dans ce domaine, alors qu’elle n’avait pas droit de le faire puisqu’elle était encore engagée avec nous. Cette condamnation s’est traduite par une ristourne significative sur le prix de sortie. Auparavant, toutefois, je le répète, Siemens s’était très bien comportée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame Lauvergeon, je vous remercie.

Mme Anne Lauvergeon. Il est important de nous pencher sur le passé pour voir les erreurs que nous avons pu commettre, mais il est également très important de voir comment nous pourrons retrouver le chemin de la réussite.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est tout le sens des travaux que nous nous efforçons de conduire avec le rapporteur.

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28.   Audition de M. Patrick Landais, Haut-Commissaire à l’énergie atomique (15 décembre 2022)

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Landais, vous exercez la fonction de haut-commissaire à l’énergie atomique depuis le 30 janvier 2019, succédant à Yves Bréchet, préalablement auditionné. Nous avons contextualisé le rôle bicéphale entre l’opérateur de recherche qu’est le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et l’expert indépendant qu’est le haut-commissaire.

Il sera intéressant de vous entendre sur la période ouverte en 2018 où un certain nombre de choix, notamment dans les stratégies de recherche, ont pu être opérés (arbitrage autour du projet Astrid, nécessité d’ouvrir d’autres études).

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Landais prête serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

M. Patrick Landais, haut-commissaire à l’énergie atomique. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, compte tenu de la fonction que j’occupe et du parcours atypique qu’est le mien et il est utile que je le résume brièvement.

Je suis ingénieur et docteur en géosciences. J’ai débuté ma carrière dans l’industrie, puis je suis entré au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1987 pour diriger une unité de recherche avant de devenir directeur interrégional Grand Est. J’ai également travaillé dans deux établissements publics à caractère industriel et commercial avant de rejoindre l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) en tant que directeur de la recherche et du développement, puis le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) comme directeur scientifique et de la production. En 2019, j’ai été nommé Haut-commissaire pour un mandat de quatre ans.

Outre les missions de haut-commissaire à l’énergie atomique que vous connaissez, le haut-commissaire peut également être chargé, à la demande d’un ministre, de diverses missions de conseil et d’expertise à destination du Gouvernement. Or depuis quatre ans, bien qu’ayant indiqué à plusieurs reprises ma disponibilité et mon souhait d’être pleinement associé aux actions de soutien au nucléaire initiées dans le cadre des programmes d’investissements d’avenir (PIA) puis de France Relance, les ministères et entités impliquées ne m’ont jamais sollicité pour participer aux réflexions et évaluations ayant conduit aux différentes mesures mises en place.

Par ailleurs, conscient du sort réservé à de nombreux documents produits par mon prédécesseur, je n’ai pas souhaité m’autosaisir de réflexions susceptibles de mobiliser des experts scientifiques et techniques dont les compétences avaient vocation à trouver un meilleur emploi. Il est donc possible que je ne dispose pas toujours des éléments nécessaires à étayer votre réflexion.

Concernant la souveraineté énergétique, parmi les arguments cités par les Français pour supporter le développement de l’énergie nucléaire, 53 % citent la souveraineté énergétique devant la production robuste d’électricité, les coûts puis les faibles émissions de CO2. La notion de souveraineté peut être approchée sous différents angles : la base de la balance commerciale, les secteurs industriels clés localisés en France, l’absence de dépendance critique ou la capacité à contrôler les approvisionnements essentiels.

Pour la filière nucléaire, il serait possible de s’en tenir à une souveraineté technologique et à la maîtrise des cycles reposant sur les connaissances acquises et les compétences disponibles parmi plus de 200 000 personnes travaillant dans la filière. Au-delà, j’ai apprécié l’analyse récente publiée dans Les cahiers futuRIS (janvier 2022) : « L’existence de dépendances extérieures non pas tant pour les sources elles-mêmes que pour la construction des composants, des générateurs et du réseau » et « l’arrivée de techniques nouvelles entraîne des risques de perte d’autonomie stratégique et de captation de valeur par l’étranger, mais elle offre aussi des opportunités pour conquérir des positions internationales ».

La consommation primaire en France se répartit entre 40 % de nucléaire, 28 % de pétrole, 16 % de gaz et 14 % d’énergies renouvelables. Sur cette base, on pourrait considérer que le taux d’indépendance énergétique français est de l’ordre de 50 %, particulièrement si l’on considère que les 40 % de nucléaire sont produits au travers de chaudières nucléaires françaises. Ces 40 % seraient souverains. En considérant l’uranium naturel, totalement importé, on exclurait le nucléaire de la part énergétique souveraine. Nous importons 7 à 9 000 tonnes d’uranium naturel par an du Kazakhstan, premier producteur mondial, de l’Ouzbékistan, du Niger et de l’Australie pour un montant de 0,5 à 1 milliard d’euros par an. Pendant plusieurs décennies, la France a exploité des mines sur le sol national avec une production qui a culminé à 3 500 tonnes annuelles. Les dernières mines françaises ont fermé dans les années 2000.

La notion de souveraineté a donc de nombreuses adhérences aux composants, dont nous ne maîtrisons pas la production, mais qui sont essentiels au fonctionnement des usines, et à la ressource primaire désormais dépendante de pays dont la stabilité politique n’est pas acquise à long terme. Ce sujet et celui de l’indépendance semblent s’être réinvités sur la scène publique et médiatique en réponse aux crises sanitaires et géopolitiques récentes. Il est étonnant qu’il n’ait pas été au centre du débat public de façon plus permanente.

La situation actuelle de la France dans le domaine du nucléaire est absolument exceptionnelle. Elle est le seul pays au monde disposant de compétences dans l’exploitation et le traitement des ressources naturelles, de moyens industriels permettant de transformer et d’enrichir l’uranium, de compétences dans l’exploitation et la maintenance des réacteurs, et d’usines dédiées au recyclage et à la revalorisation d’une partie des matières. Poursuivre la valorisation de la matière est un objectif à se fixer puisque la filière a initié l’économie circulaire pour un certain nombre de domaines. La France dispose d’un plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs permettant une comptabilité exacte, une prévision de la production, mais aussi la désignation d’une agence dédiée chargée de gérer toutes les catégories de déchets. Nous disposons d’une autorité de sûreté nucléaire (ASN) indépendante et respectée devant pouvoir adapter son action aux enjeux du nouveau nucléaire. Nous avons une filière organisée au sein d’un groupement d’industriels ainsi qu’une filière de recherche et de développement d’excellent niveau capable de soutenir la filière et de préparer les solutions futures s’il lui est donné la possibilité de se ressourcer pour mieux innover.

La France a une compétence dans le domaine nucléaire qui s’étend d’un bout à l’autre de la chaîne (de l’uranium naturel jusqu’au stockage final), et n’existe pas à ce point dans d’autres pays.

Pourtant, cette machine industrielle dotée d’atouts uniques ne peut afficher, a minima dans la situation actuelle, ni l’efficacité attendue ni la réactivité indispensable pour soutenir et accompagner la politique énergétique responsable et stabilisée de la France. Certes, la situation actuelle est le fruit de l’accumulation de crises particulièrement pénalisantes pour les industriels et l’équilibre de l’approvisionnement énergétique. Elle montre aussi la faiblesse de notre résilience face à des situations externes, voire internes, sur lesquelles la France a eu du mal à réagir. La raison en est probablement un certain manque d’anticipation.

Par conséquent, il a été légitime d’interroger l’exploitant sur l’organisation de sa maintenance prévisionnelle même si, depuis 2014, il a prévu un programme de grand carénage ayant vocation à maintenir dans le meilleur état de fonctionnement possible les réacteurs dont il a la charge. À mon sens, il faut rechercher plus en amont les vraies raisons d’une situation difficilement compréhensible au regard des atouts précédemment mentionnés. Un certain nombre de signaux forts et faibles ont été émis particulièrement au cours des dix dernières.

Premièrement, il s’agit du manque d’anticipation quant à la prise de conscience environnementale des sociétés et la perception grandissante de l’urgence climatique. La dernière décennie a été marquée par une sensibilité croissante des Français aux questions environnementales, particulièrement aux enjeux climatiques, avec une prise de conscience d’une responsabilité vis-à-vis des générations futures. Les récents baromètres placent souvent les enjeux environnementaux et climatiques devant les questions de prix ou de sécurité énergétique.

Dans cette période de profonde remise en question des priorités, la filière nucléaire bénéficie d’une sorte de rejet avec sursis, mais également d’acceptation avec réserves. Dans les derniers sondages, 80 % des Français souhaitent que le nucléaire fasse partie du prochain mix énergétique français et près de 60 % souhaitent que l’on en poursuive le développement avec la construction de nouvelles centrales nucléaires. Nous ne l’avons pas connu durant des années et cela nous place dans une situation de responsabilité.

Tchernobyl puis Fukushima ont immédiatement provoqué des modifications dans la vision de nos concitoyens sur la production d’énergie nucléaire. Nous devons accepter de regarder des halos symboliques différents du passé et plus en phase avec les préoccupations actuelles (environnement, confiance en la recherche, fierté d’une filière d’excellence et de ses emplois, confiance dans les institutions). L’un des aspects incontestables de l’énergie nucléaire est de permettre l’accès à une électricité à très faible impact climatique. Le manque d’anticipation de cette profonde, mais très fragile évolution de l’opinion publique a placé l’énergie nucléaire comme un recours contraint, non comme une opportunité d’avenir. Après le déploiement industriel des années 70 à 90, il aura fallu des années pour que les dirigeants français consentent à communiquer positivement sur le nucléaire sans utiliser de simples arguments défensifs.

De longue date, les questions énergétiques ont été abandonnées aux seuls partis et organisations environnementales qui les ont érigées en emblèmes de rupture, tant écologique qu’économique et sociétale. Il existe une forme de banalisation du discours environnemental dans les autres partis qui réinvestissent progressivement la thématique en modifiant la perception du nucléaire. Fort heureusement, les alertes du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), appelant à la plus grande vigilance, sont enfin associées à d’encore timides, mais réels appels pour inclure une part de nucléaire dans le mix énergétique futur.

Les élections présidentielles de 2022 ont également marqué un retour de l’énergie dans le débat, mais sans pour autant dépasser les stéréotypes du clivage entre nucléaire et renouvelables et sans atteindre ce que les Français attendaient, notamment sur l’approvisionnement national. Il n’est donc pas étonnant qu’après avoir longuement négligé les conséquences d’une industrialisation en dents de scie de la filière nucléaire et manqué d’un jugement de bon sens calé sur les travaux scientifiques et les analyses économiques concernant l’évolution de notre planète, les conséquences actuellement vécues illuminent la une de tous les journaux télévisés et convoquent l’expertise peu utile au détriment d’une information de fond.

Deuxièmement, une raison de fond aux difficultés que nous vivons est le manque criant de moyens adaptés à instaurer un débat apaisé et constructif sur les affaires énergétiques, particulièrement sur le nucléaire. Cela concerne évidemment la pertinence des outils actuels de débat public pour aborder des sujets complexes et sensibles comme l’énergie et le nucléaire. L’objectif n’est pas de forger un consensus peu utile, mais d’échanger sereinement sur un débat scientifique et technique reconnu dans un cadre adapté. Le retour d’expérience des débats publics sur le nucléaire montre que, la plupart du temps, la parole est préemptée par des porteurs de positions extrêmes excluant du débat les citoyens en mal d’information. J’ai ressenti cette difficulté à faire passer les messages et à obtenir une sérénité dans les échanges.

Il est urgent de faire en sorte que la commission nationale du débat public (CNDP) trouve des pistes nouvelles adaptées aux canaux de partage d’opinion pour extraire des débats des pistes enfin constructives. Ce fut le cas du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) en 2019. Il faut également donner plus de visibilité aux initiatives pouvant mobiliser les Français, comme la convention en vue de la révision de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). La CNDP a été saisie par Électricité réseau et distribution France (ERDF) et Réseau de transport d’électricité (RTE) sur la mise en œuvre d’un programme de six réacteurs et organise un débat public entre fin octobre 2022 et fin février 2023.

Les différents débats doivent bénéficier plus intensément de données d’entrée scientifiques et d’outils d’informations robustes et accessibles à nos concitoyens. Il faudra pour cela que la science s’attache à mieux prévenir, détecter, comprendre rapidement et fournir des solutions de mitigation et d’adaptation tout en conservant la capacité de mobilisation dont elle a fait preuve. Sans cela, les anathèmes ou la dictature des fake news s’opposeront encore plus radicalement à la culture et à la rationalité de la démarche scientifique. En tant qu’instrument de connaissance, la science a un rôle - secondaire, certes, mais - d’antidote à la peur.

Face à chaque nouveau défi, les compétences scientifiques et d’expertise sont essentielles pour aider à guider les décideurs. Il est primordial que les scientifiques se saisissent avec un certain opportunisme et soient saisis pour promouvoir une attention rénovée à l’égard des travaux scientifiques et d’expertise associés. Il est tout aussi indispensable que le politique éclaire et appuie davantage sa décision sur l’évaluation scientifique et technique. Ce sont des préalables à une meilleure instauration de l’indispensable débat public, mais également à une plus grande robustesse dans la construction de la décision publique.

Troisièmement, un cap cohérent avec la cinétique de développement des moyens de production d’énergie nucléaire et reposant sur une pérennisation des moyens de formation et de recherche et développement doit être fixé. Depuis sa création, le programme nucléaire français a évolué au gré de décisions prises au sommet de l’État. Au début des années 60, la commission pour la production d’électricité d’origine nucléaire (PEON) a préconisé le développement de l’énergie nucléaire pour pallier le manque de ressources énergétiques nationales. Ensuite, des chocs pétroliers et le souhait d’indépendance énergétique des pays occidentaux ont amené le gouvernement Messmer à décider d’un programme nucléaire. Le gouvernement Mitterrand a par la suite décidé de réduire le rythme des travaux et de ne mettre en service qu’une tranche par an. Les grands chantiers se sont poursuivis avec la construction d’une vingtaine de tranches jusqu’en 1994, puis de quatre tranches supplémentaires jusqu’en 1999. Au cours de cette période d’intense développement, des choix de concepts ont été faits, souvent au nom de la rentabilité économique, parfois au titre de la standardisation, mais pas sur la base de l’indépendance technologique et, de temps à autre, à la suite d’oppositions plutôt stériles entre industriels français sur des projets nationaux ou à l’export.

Les citoyens français n’ont eu d’autre choix que d’observer les choix de développement ou de ralentissement de l’électronucléaire français. Si leur soutien était fort à l’origine, l’apparition de mouvements militants antinucléaires au cours des années 70 a bouleversé l’opinion et engendré des manifestations contre les nouvelles centrales nucléaires. En réponse, les pouvoirs publics se sont cantonnés à la construction de paliers plus puissants pour limiter le nombre de nouvelles centrales et les concentrer sur un foncier existant. À partir de 2010, l’avènement du parti écologiste opposé au nucléaire a entraîné, par un jeu d’alliances politiciennes, la réduction de la part de cette énergie dans le mix énergétique français, puis la fermeture anticipée de la centrale de Fessenheim.

Ce bref historique montre que la décision politique s’accommode peu ou mal du temps de la science et de la technologie, notamment dans le domaine nucléaire. Le temps du nucléaire est long, en raison des questionnements scientifiques, des solutions technologiques à mettre en œuvre, et des règlementations liées à la sûreté et à la sécurité des installations. Ainsi, un cap robuste, réfléchi, scientifiquement et techniquement argumenté, doit être préparé avec une grande attention, notamment dans l’optique de la révision de la PPE en 2023.

Certes, les accidents de Tchernobyl et Fukushima ont constitué des points d’arrêt. Certes, le développement des énergies renouvelables (EnR) et technologies associées a pu donner au nucléaire un « coup de vieux », notamment pour la jeunesse européenne. Certes, les retards accumulés et les dépassements budgétaires considérables associés à la construction des premiers réacteurs à eau pressurisée (REP) n’ont pas été de nature à donner une image positive du nouveau développement de cette énergie. Certes, les nouvelles contraintes de sûreté ont conduit à des révisions de conception ou à des adaptations significatives. Certes, la compétition entre maîtrises d’œuvre n’a pas été de nature à constituer une force industrielle nationale capable d’harmoniser les compétences pour relancer la filière sur le sol français et gagner des marchés à l’étranger.

Ces éléments peuvent constituer des freins ponctuels à un développement continu du nucléaire, mais ne peuvent expliquer à eux seuls les errements ou certaines décisions aux pénibles conséquences, en particulier le ralentissement du développement initié dans les années 90. Outre son incohérence avec les temps longs, des conséquences notables ont été constatées en pertes de compétences et limitation des actions de formation initiale et continue : désaffection des étudiants pour les métiers du nucléaire ; recherche et développement souvent pilotés par des contingences politiciennes entraînant des évolutions chaotiques et des changements d’orientation pénalisants.

Les décisions qui accompagneront notamment la future PPE et la révision du contrat stratégique de la filière nucléaire devront veiller à éviter ces écueils porteurs de détriments significatifs. Elles devront dresser un cap logique, techniquement réalisable, compétitif et reposant sur les besoins industriels et les attentes sociétales. Elles devront favoriser une intégration plus importante des technologies accompagnant largement d’autres filières industrielles, comme les jumeaux numériques, l’intelligence artificielle ou la cyber-sécurité. La France devra être plus offensive sur le sujet.

Quatrièmement, concernant les éléments supports aux choix qui devraient être opérés par un État stratège et éclairé, le mix énergétique français devra prendre en considération les nouveaux besoins, nouveaux usages, nouvelles sensibilités et les conséquences des crises actuelles. Le mix énergétique doit être optimisé au regard des besoins futurs qui, s’ils sont satisfaits, rendront notre pays attractif pour les implantations industrielles et stable en matière d’approvisionnement énergétique.

Il ne s’agit aucunement d’opposer entre elles les technologies de production d’énergie. La souveraineté durable reposera sur une combinaison des différentes sources d’énergies décarbonées et intègrera leurs contributions respectives dans des réseaux disposant de moyens de stockage de l’énergie efficients. Il ne s’agit pas non plus, en matière de nucléaire, d’opérer des choix exclusifs. L’évolution du marché mondial montre une inévitable et sans doute profitable diversification des usages du nucléaire (production d’hydrogène vert, réseaux de chaleur, dessalement de l’eau de mer) qui conduit à la nécessaire coexistence de réacteurs de concept, de taille et de puissance différentes, adaptés aux besoins des utilisateurs. En marge de la rentabilité économique, la flexibilité et l’adaptabilité seront les maîtres-mots des prochaines générations de réacteurs.

Plus de quatre-vingts projets de réacteurs nucléaires de petite taille sont en développement, principalement en Amérique du Nord, en Europe et en Chine. Ils reprennent pour la plupart des technologies déjà développées dans les années 60 et 70, notamment en France et aux États-Unis. Ils visent de nouveaux marchés liés aux lieux de production industrielle isolés ou aux lieux de vie non connectés au réseau (nord du Canada, Scandinavie), mais aussi aux besoins nouveaux de décarbonation exprimés par de grands industriels. Dow Chemical et X-energy ont annoncé en août 2022 avoir signé une lettre d’intention qui aidera Dow Chemical à atteindre ses objectifs de réduction des émissions de carbone grâce au développement d’un small modular reactor (SMR) en lien direct avec ses usines.

Il s’agit d’un changement de paradigme majeur : de grands industriels producteurs de quantités non négligeables de CO2 sont décidés à s’associer avec des concepteurs de réacteurs pour décarboner leur industrie et ainsi convaincre les marchés et les citoyens. Ces éléments doivent être pris en compte pour construire un nucléaire plus souverain et intégré dans la société.

L’urgence existe d’autant plus que si l’on souhaite intégrer une part du nucléaire significative dans le futur mix énergétique mondial, il faudra prendre en compte que le parc mondial, soit quelque 450 réacteurs produisant 10 % de l’énergie mondiale, vieillit plus vite qu’il n’est renouvelé.

Dans les économies avancées, Chine mise à part, le nucléaire perd inexorablement du terrain face aux autres énergies, gaz et gaz de schiste notamment. Avec l’arrêt programmé d’une part non négligeable de la capacité nucléaire internationale actuelle d’ici cinq à dix ans et le temps nécessaire au développement et à la mise en route de capacités nouvelles, un rebond de créativité, d’investissements et de modèles novateurs est nécessaire. Sans ce sursaut et l’urgence d’une mise en œuvre industrielle sur laquelle le Parlement devrait se mobiliser au plus vite, le nucléaire sera à nouveau remis en question pour son incapacité à participer à la mitigation des problèmes climatiques.

Sur le plan technique, la France a fait le choix de l’économie circulaire. Le recyclage, la réutilisation et la valorisation des matières font que 96 % du combustible usé peut être revalorisé dans d’autres applications. À ce stade, la France est le seul pays au monde à avoir opéré ce choix réellement industriel qui a bénéficié à d’autres pays européens et au Japon en particulier.

Outre les aspects technologiques associés au recyclage et à la fabrication des combustibles, mélanges d’oxyde de plutonium (MOX) en particulier, la difficulté pour équilibrer le système consiste à contrôler les flux de matière et à disposer de capacités d’entreposage temporaires pour le refroidissement – de 5 à 7 ans - des combustibles usés et déchargés, soit 1 000 tonnes par an et 100 tonnes de MOX usé, des colis vitrifiés, soit à ce stade 5 000 m³ de colis conditionnés, en attente d’un stockage géologique et le plutonium, soit 80 à 100 tonnes, destiné à alimenter de futurs réacteurs. Si ces flux ne sont pas correctement ajustés et si nous ne disposons pas de capacités industrielles pour ce faire, un engorgement des capacités d’entreposage pourrait être constaté d’ici une dizaine d’années. Une piscine permettant l’entreposage du MOX devrait être opérationnelle en 2034 sur le site de La Hague, EDF ayant saisi la CNDP pour l’organisation de la concertation.

Le choix français sur l’aval du cycle se distingue de celui de la plupart des pays disposant de capacités de production d’énergie nucléaire. Certains ne disposent que de quelques réacteurs. Il serait économiquement impensable qu’ils se dotent de capacités propres de retraitement et de stockage. L’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie ont fait appel à la France pour traiter leurs combustibles et conditionner les déchets générés. Seuls la France, la Russie et le Royaume-Uni possèdent actuellement des usines de retraitement à l’échelle industrielle. Les États-Unis, principalement pour des raisons de non-prolifération, n’ont pas fait le choix du retraitement. La Chine hésite et beaucoup d’autres pays ont fait le choix du stockage géologique direct, sans aucun retraitement, des combustibles usés.

Enfin, il faut prendre en compte l’évolution des concepts de réacteurs et la typologie des combustibles associés. La France, comme de nombreux autres pays, a fait le choix des REP et de l’oxyde d’uranium, standardisant ainsi la nature des combustibles usés et permettant le retraitement. Si d’autres types de combustibles de type tristructural isotrope (TRISO) destinés aux réacteurs à haute température devaient être utilisés, il serait très probablement nécessaire de disposer de processus adaptés et spécifiques à leur retraitement, leur éventuel recyclage puis au conditionnement des déchets ultimes.

Les questionnements sur la gestion du cycle ont évidemment été abordés dans le cadre des projets de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Chacun peut avoir son opinion sur le sort réservé, en France, au projet de réacteur à neutrons rapides et sur les motivations ayant conduit à ce choix, mais force est de constater que le report du projet Astrid était peu justifié d’un point de vue scientifique et technique, insuffisamment expliqué sur le plan politique et économique, et peut-être décidé trop brutalement dans une période charnière pour les choix énergétiques français, notamment en matière de nucléaire. Cela n’a pas été de nature à donner aux Français une image cohérente de la politique nucléaire nationale à un moment où la construction de l’EPR accumulait des retards et où l’on percevait les prémices d’une prise de conscience mondiale quant à la nécessité de décarboner les productions énergétiques.

La situation me paraît néanmoins différente de celle de 1998 avec la fermeture de Superphénix qui était destiné à produire de l’électricité avant de devenir un laboratoire de recherche et de démonstration en 1994. À l’époque, la nécessité de décarboner l’énergie était absente des débats et des prix de l’énergie relativement bas ont conduit à arrêter les investissements. La ministre Voynet a ensuite revendiqué sa position antinucléaire devant une commission d’enquête présidée par Robert Galley, et le fait que les besoins énergétiques exprimés avaient été mal appréciés à cette époque et ne nécessitaient pas le déploiement de nouveaux moyens de production.

La France n’est le seul pays au monde soumis à de tels arrêts brutaux, comme en témoigne le sort réservé aux réacteurs à sels fondus arrêtés aux États-Unis après trois années de fonctionnement.

Pour revenir au concept des RNR, je considère qu’ils s’intègrent pleinement dans le choix de la filière nucléaire d’inscrire son cycle dans l’économie circulaire. Le retraitement des combustibles, l’enrichissement de l’uranium issu du retraitement, l’utilisation du MOX dans une vingtaine de réacteurs, l’optimisation des EPR conduisent à limiter la consommation d’uranium naturel d’environ 20 %. Le déploiement des RNR apportera une dimension supplémentaire à cette démarche vertueuse en valorisant les 320 000 tonnes d’uranium appauvri dont nous disposons actuellement. Il valorisera le plutonium stocké en contribuant à incinérer certains radionucléides pénalisants. Cela impose de disposer des moyens de gestion de l’amont et de l’aval du cycle. À ce stade, cela ne semble pas pleinement résolu et peut expliquer le décalage du déploiement des RNR en France. En effet, les combustibles MOX envisagés et produits avec succès pour les futurs RNR contiendraient environ 20 % de plutonium contre 1 % dans les oxydes d’uranium (UOx) usés et 6 à 7 % dans les MOX usés actuels. On change de paradigme et on ne peut aller vers la réalisation industrielle d’un RNR sans s’assurer de la maîtrise complète du cycle. Dans d’autres conditions, il eut sans doute été possible de traiter les choses différemment.

Enfin, on a souvent avancé que les réserves réduites d’uranium naturel seraient de nature à favoriser le fonctionnement de RNR consommant moins d’uranium naturel. Selon la croissance ou non de l’énergie nucléaire mondiale, les estimations sont de l’ordre de 100 à 250 ans de consommation d’uranium naturel. Cela ne concerne pas obligatoirement la capacité et l’amélioration des techniques d’exploration et d’exploitation de l’uranium dans le sous-sol. Au cours des dernières années, des pays comme le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ont été capables de détecter des ressources jusqu’alors pas complètement envisagées.

Mon inquiétude porte sur la localisation des ressources majeures actuelles. L’Ouzbékistan et le Kazakhstan fournissent probablement 70 % de l’uranium chinois. Si ces deux grands pays producteurs d’uranium sont les seuls à continuer l’exploration et l’exploitation d’uranium, il faudra se questionner sur l’approvisionnement français et européen. En effet, d’autres pays ont de très grandes réserves. Les plus grandes réserves mondiales sont en Australie. Encore faut-il avoir la certitude que l’Australie acceptera de rouvrir des mines pour des productions importantes d’uranium naturel. Les ressources sont effectivement limitées, mais elles peuvent être augmentées très significativement. Pour autant, la localisation des ressources, les modalités d’exploitation et l’attitude d’autres pays détenant des ressources importantes sont à observer avec une extrême attention pour l’avenir.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci pour ce propos introductif.

Pour vous, quel est le rôle du haut-commissaire à l’énergie atomique ?

M. Patrick Landais. Selon la loi, le haut-commissaire à l’énergie atomique a trois fonctions : être à la tête d’une chaîne de contrôle sur un certain nombre d’installations du nucléaire militaire, être conseiller scientifique auprès de l’administrateur général du CEA et, enfin, être mobilisé par le Gouvernement sur des questions d’intérêt et relevant du périmètre de ses actions.

Pour la fonction de conseiller auprès de l’administrateur général du CEA, il faut prendre en considération le périmètre scientifique du CEA. Le CEA conduit une telle diversité de recherches qu’il est devenu un établissement s’intéressant à un domaine beaucoup plus large que le nucléaire et l’énergie. De fait, le rôle du haut-commissaire a forcément évolué.

La fonction de haut-commissaire a été créée il y a plus de soixante-quinze ans et a peu évolué dans les textes. Avec l’évolution du système de recherche national et son écosystème, ainsi que l’évolution du paysage industriel nucléaire national, il semblerait utile de repenser le rôle du haut-commissaire et de le repositionner afin qu’il puisse conseiller scientifiquement l’ensemble de la filière et être présent dans les instances où sont discutées les orientations scientifiques et technologiques. Il pourrait apporter au gouvernement un regard scientifique sur la progression des recherches et les technologies à mettre en œuvre dans le domaine électronucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. En introduction, vous indiquiez n’avoir jamais été sollicité pour donner un quelconque avis depuis 2019.

M. Patrick Landais. Mon avis n’a pas été sollicité dans les domaines concernant la relance du nucléaire comme PIA ou France Relance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Alors qu’il existait un intérêt renouvelé pour le nucléaire, y compris national, avec un discours politique des responsables en place radicalement différent, l’administration chargée d’apporter une tierce expertise sur les questions nucléaires n’a donc jamais été sollicitée.

M. Patrick Landais. Pas sur les sujets que j’ai cités et je l’ai vivement regretté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un débat important a été animé sur le PNGMDR. Avez-vous été sollicité dans ce cadre ? Si oui, pourquoi ? Sinon, qu’en pensez-vous ?

M. Patrick Landais. Le haut-commissaire n’est généralement pas consulté sur le PNGMDR qui est entre les mains du ministère en charge et de l’ASN. En revanche, j’y ai travaillé dans d’anciennes fonctions et j’ai étudié avec grand intérêt son évolution. Le PNGMDR est mis à jour régulièrement. Il constitue une bible pour la filière et permet à chacun de connaître les volumes et la localisation des matières et déchets associés au cycle électronucléaire. Cela répond à une demande européenne et se révèle utile, notamment pour débattre du statut attribué à telle matière. Il est important de conserver le PNGMDR qui permet de communiquer des bilans au public, de les partager avec la filière et de se questionner.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous avez été nommé, avez-vous échangé a minima avec le ministre en charge sur la façon dont la fonction est conçue, même si elle bénéficie d’une indépendance dans la production d’avis ?

M. Patrick Landais. Les auditions qui précèdent la nomination se déroulent essentiellement avec les directeurs de cabinet des ministres concernés. Le candidat exprime son intérêt et les points qu’il imagine importants dans sa future fonction. Aucune feuille de route ne m’a été transmise. Je l’ai donc organisée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Puisque vous avez organisé votre feuille de route et que l’on ne vous sollicite pas, que faites-vous ?

M. Patrick Landais. Ma charge de travail au sein du CEA est significative : lancement de programmes, organisation de la filière Experts du CEA, présidence du Conseil scientifique du CEA, animation de nombreuses réflexions scientifiques, thèses, etc. Mon cabinet est très restreint, mais nous avons fait en sorte de conduire des réflexions sur des sujets tels que le nucléaire et la société susceptibles d’apporter des éléments complémentaires fournis dans mon discours introductif.

Ma première fonction – le contrôle gouvernemental de l’intégrité des moyens de la politique de dissuasion – demande du temps et dispose d’une direction déléguée d’une dizaine de personnes.

M. Antoine Armand, rapporteur. Devant cette commission, votre prédécesseur a regretté les suites données au projet Astrid. J’imagine que vous trouvez la décision légitime et correspondant à vos aspirations au regard de votre introduction et de votre acceptation du poste de haut-commissaire.

M. Patrick Landais. Le haut-commissaire n’a pas vocation à accepter les décisions de l’État. Il est nommé pour constituer une autorité indépendante apportant des éclairages qui sont les siens.

Sur le projet Astrid, la rupture a été relativement brutale et insuffisamment expliquée aux salariés du CEA. L’arrêt du projet aurait pu être politiquement mieux justifié. Je conçois que des recherches supplémentaires sur les combustibles soient nécessaires. Certains ont laissé entendre qu’il s’agissait d’un incinérateur, mais cela est plus complexe. Un combustible mixte doit être constitué pour être travaillé à très haute température, conduisant à des produits de fission gazeux en quantité. Ces sujets demandent du temps. Nous pourrions y revenir plus rapidement que prévu. Des RNR sont lancés aux États-Unis et en Chine. Il serait donc préférable que l’on fasse de même en Europe. La décision était légitimée par des choix politiques et industriels, mais relativement brutale. Pour autant, elle laisse une possibilité de retour et d’exploitation des RNR dans un futur qui ne doit pas être trop distant. La démarche est correcte si les recherches et la veille sont poursuivies dans l’intervalle et que l’on dispose des moyens pour affirmer la maîtrise totale du réacteur, des combustibles, du type de refroidissement et l’aval du cycle.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous répondre à la question ?

M. Patrick Landais. Je crois y avoir répondu.

Il y a eu une certaine brutalité et, à mon sens, un manque d’explication politique. La décision a sans doute été prise selon des critères techniques avérés. Je souhaite simplement que l’on n’attende pas trop pour que le dispositif puisse être industriellement remis en fonction.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’actuel administrateur général du CEA nous a indiqué qu’il avait du mal à comprendre sa construction bicéphale. Des démarches auraient été engagées pour aboutir à une nouvelle architecture. Le confirmez-vous ? Que pensez-vous du souhait de révision de l’architecture par l’administrateur général du CEA ?

M. Patrick Landais. De mon point de vue, l’architecture du CEA n’est pas bicéphale. Le haut-commissaire n’a aucun poids hiérarchique dans le fonctionnement du CEA et n’est d’ailleurs pas payé par ce dernier.

Il a été demandé à François Jacq et moi-même de formuler des propositions d’évolution pour la fonction de haut-commissaire. Nous l’avons fait il y a près d’un an et demi par un document cosigné et transmis aux tutelles. À elles d’en faire le meilleur usage.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourquoi regrettez-vous de ne pas avoir de feuille de route si votre rôle est de conseiller et d’alerter ?

M. Patrick Landais. Je ne suis pas haut-commissaire du CEA. Il faut distinguer la fonction de conseil auprès de l’administrateur général du CEA de ce qui relève d’une demande de l’État et ne concerne pas obligatoirement le CEA.

M. Antoine Armand, rapporteur. Échangez-vous régulièrement avec l’administrateur général du CEA ? Avez-vous pu lui apporter des conseils en matière d’énergie nucléaire ?

M. Patrick Landais. Nous avons des échanges réguliers et des discussions techniques d’intérêt. Encore une fois, compte tenu de la diversité de l’activité scientifique et technologique déployée au CEA, je ne me suis pas intéressé qu’à l’énergie nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes pourtant haut-commissaire à l’énergie atomique.

M. Patrick Landais. Oui. Dès lors que vous conseillez scientifiquement l’administrateur général, vous réalisez des opérations n’entrant pas obligatoirement dans le cadre de l’énergie nucléaire. Certains programmes que j’ai promus peuvent être appliqués à l’énergie, mais sont d’un domaine beaucoup plus large.

M. Antoine Armand, rapporteur. Depuis le début de votre audition, nous sentons une forme de malaise à l’égard de votre fonction, à l’égard de l’administrateur général ou à l’égard du Gouvernement. Si tel est le cas, sur quoi est-ce fondé ?

M. Patrick Landais. Je suis peiné d’avoir laissé passer ce message. Je n’ai aucun problème avec l’administrateur général que je connais depuis fort longtemps et avec qui j’entretiens des relations amicales.

J’ai dit avoir regretté de ne pas être mobilisé sur des sujets qui m’auraient intéressé et qui auraient pu bénéficier de l’expertise et de l’avis indépendants du haut-commissaire. Je ne l’ai pas été. Je l’ai regretté et je le regrette encore.

Aujourd’hui est mon dernier jour de travail et il s’agit de la dernière fois où je m’exprimerai en tant que haut-commissaire. Tout scientifique a des regrets de ne pas pouvoir contribuer à une mission qu’on lui avait décrite comme passionnante. Beaucoup de choses m’ont toutefois énormément plu, notamment au CEA.

M. Antoine Armand, rapporteur. Votre prédécesseur n’a pas toujours attendu d’être sollicité pour donner son avis, y compris sur des programmes importants. Avez-vous adopté une attitude différente ou avez-vous émis des avis sur des sujets sur lesquels vous n’aviez pas été sollicité ?

M. Patrick Landais. Lorsque j’ai eu l’opportunité de rencontrer des membres des cabinets ou de directions générales, je leur ai transmis mon avis.

J’avais constaté qu’Yves Bréchet avait produit et transmis beaucoup de documents, mais il a eu la perception de ne pas avoir été réellement pris en considération. Ma position était donc la suivante : si l’on me demande de réaliser une analyse, je la ferai, car il s’agit de mon travail. Si l’on ne me demande rien, pourquoi devrais-je mobiliser des experts, qui ont par ailleurs beaucoup de travail, pour réaliser une analyse qui ne sera utilisée par personne ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Permettrait-on à l’ASN un tel raisonnement ?

M. Patrick Landais. Le haut-commissaire n’est pas comparable à l’ASN. Il n’est pas une autorité, mais un individu accompagné de collègues. Il a vocation à transmettre des avis en interne comme en externe. Pour les exploitants, les avis et recommandations de l’ASN doivent être suivis d’actions claires devant être soldées dans un temps donné. Le haut-commissaire conseille, mais ne prescrit pas.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour autant, sur des sujets d’intérêt national comme de grands programmes de relance, si vous aviez eu quelque chose à dire, j’imagine que vous l’auriez formulé.

M. Patrick Landais. J’ai fait un autre choix.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous dites ne pas avoir été saisi par le Gouvernement sur le sujet des programmes liés au nucléaire. Sur le projet Astrid, vous a-t-on demandé un avis avant de l’arrêter ?

M. Patrick Landais. Je n’étais alors pas haut-commissaire.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avez-vous été consulté sur le programme relatif aux SMR ?

M. Patrick Landais. Non.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Quid de l’optimisation de l’EPR dit « EPR 2 » ?

M. Patrick Landais. Non plus.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’imagine qu’un travail a été mené entre RTE et l’État, notamment sur le fait que la filière ne serait pas à même de produire plus de six plus huit réacteurs en trente ans. Avez-vous été consulté ?

M. Patrick Landais. Non.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avez-vous été consulté sur l’annonce du Gouvernement de mener ce projet de six plus huit réacteurs ?

M. Patrick Landais. Non.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avez-vous été consulté sur le choix de Penly comme premier site ?

M. Patrick Landais. Non plus.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Sur le sujet que vous avez ouvert sur la question de l’impasse sur l’aval, vous n’avez pas expliqué ce que des réacteurs utilisant de l’uranium enrichi à 20 % donneraient comme produits.

M. Patrick Landais. Il s’agit de constructeurs américains. Lorsque je les ai interrogés sur leur gestion de l’aval du cycle, ils ont apporté une réponse globale, mais non argumentée scientifiquement. Le cœur de leurs préoccupations est de faire avancer leur concept, de le faire accepter par l’autorité de sûreté locale, de le réaliser avec des coûts acceptables et de l’implémenter le plus rapidement possible sur des sites industriels.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Votre exposé m’inspire une comparaison avec le domaine spatial : des start-ups étrangères lancent des concepts et prennent une avance considérable alors que le centre national d’études spatiales (CNES) voit les limites de ses projets plutôt que les opportunités. En est-il de même avec la filière nucléaire française et européenne en raison des exigences de l’administration, du politique, à une filière exhaustive, des contingences, etc. ?

Que pensez-vous des réacteurs à très haute température ? Le modèle développé par la Chine pourrait-il considérablement améliorer la production d’hydrogène ? Cet enjeu n’est pas anecdotique vis-à-vis de la capacité à mener à bien une transition énergétique et une croissance verte. La crédibilité d’une filière hydrogène rentable pour remplacer tout ou partie du combustible fossile pourrait-elle en être améliorée ?

Selon vous, où en sont les Russes et les Chinois en matière de surgénération ?

Les autorités américaines ont annoncé une percée dans la fusion. Pensez-vous qu’il s’agisse d’un effet d’annonce ? Quel est l’impact vis-à-vis du projet de réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) ? Des responsables considèrent que le retard administratif du projet ITER entraîne un coût considérable alors que les résultats auraient pu être plus rapides.

Enfin, pouvez-vous donner un retour d’expérience sur le réacteur de recherche Jules Horowitz, son retard et ses implications sur la souveraineté française ?

M. Patrick Landais. S’agissant des SMR et de l’innovation, la France est légèrement en retard sur les États-Unis. Ce que fait la Chine est très particulier et très autonome. Il en existe actuellement environ 80 de différents types.

En 2022, en France, il a été décidé que 500 millions d’euros seraient apportés par l’État pour soutenir le projet NUWARD (pour nuclear forward) d’un petit réacteur à eau pressurisée. Par ailleurs, 500 millions d’euros ont vocation à alimenter des projets portés par des start-up et qui seraient différents du projet NUWARD. La qualité de l’ingénierie et de la recherche française doit être en mesure d’accélérer pour entrer à nouveau dans la compétition internationale. Je crains qu’il soit difficile de rattraper le retard, mais des discussions européennes pourraient amener des débouchés internationaux pour les réacteurs conçus en France.

Les réacteurs à très haute température sont utiles pour la production d’hydrogène, peuvent être utiles pour de la chaleur et peuvent être dimensionnés intelligemment. Pour autant, ils font intervenir des masses importantes de graphite. Or, il s’agit de la seule masse de déchet pour laquelle nous ne trouvons pas de solution adaptée et proportionnée à sa dangerosité. La relance de ce type de projet sans s’être soucié en amont de la gestion du graphite au démantèlement me gêne. Il existe toutefois un réel intérêt dans l’application in fine.

La nature des réacteurs qui seront construits dans le monde sera liée aux besoins de la société, d’une part, et aux besoins des industriels, d’autre part. Les besoins des industriels sont particuliers (puissance, température, manœuvrabilité des outils de production d’énergie). Il existera donc une diversité des concepts mis en œuvre industriellement. Les besoins dicteront le choix du type de réacteur.

Sur la fusion, le système américain est de taille beaucoup plus restreinte que le projet ITER et n’est pas basé sur le même principe. Les progrès dans le domaine des lasers autorisent désormais ces réflexions et leur usage dans des applications nucléaires particulières. Il existe sans doute une ouverture, mais je crois que les États-Unis font très bien leur publicité.

S’agissant de l’urgence climatique, la France a produit légèrement plus de 70 % d’électricité avec une énergie décarbonée. A posteriori, elle avait anticipé l’urgence climatique, pas seulement les conséquences d’un choc pétrolier qui était le point de départ.

Enfin, le projet de réacteur de recherche Jules Horowitz a débuté dans les années 90, peut-être trop tôt par rapport aux technologies à mettre en œuvre. Sa construction était très complexe et des évolutions du management de l’ingénierie relativement comparables à celles de la construction de l’EPR sont intervenues, en lien avec la perte de compétences en France depuis les années 2000. Ce réacteur est un outil indispensable pour le futur. Le projet a été repris en main en 2019 et j’espère que nous disposerons de ce réacteur expérimental extrêmement important pour continuer à progresser.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Estimez-vous que la France est sur le point de relancer sa filière nucléaire grâce à la remise en route des fondamentaux ayant contribué au succès du programme nucléaire historique français ? Je crains qu’il s’agisse uniquement d’annonces venant du sommet de l’État.

M. Patrick Landais. Je ne partage pas complètement votre inquiétude. La France est l’unique pays au monde disposant d’une filière allant de l’extraction de l’uranium au stockage des déchets. Certains éléments de cette construction, dans les développements et les solutions apportées, peuvent être relativement récents. Pour exemple, l’ANDRA déposera une demande d’autorisation de construction pour le projet Cigéo d’ici début 2023. Sur ce sujet particulier et important, la France est un leader. Dans d’autres pays, ce sujet n’a pas été abordé suffisamment en amont ou se trouve bloqué. Sur l’aval, les contraintes administratives sont fortes, mais sans doute nécessaires. Le travail avec l’ASN est permanent, mais long. Pour Cigéo, l’instruction par l’ASN durera probablement cinq ans, temps nécessaire pour s’assurer du niveau des concepts techniques et des soutiens scientifiques.

Je ne dirai pas que nous sommes à la traîne. Je crois surtout qu’une constance politique dans les orientations est nécessaire. Si l’on change de direction au milieu d’un temps long, il est plus difficile pour la filière de s’organiser. Des directives fortes et stabilisées donneraient aux concitoyens une vision raisonnable de ce que sera l’énergie nucléaire en France.

Si l’on redéveloppe le nucléaire à la hauteur de l’annonce formulée à Belfort par le Président de la République, près de 30 000 personnes seraient nécessaires dans la décennie à venir. Des compétences sont à reconstruire. Il faudra donc attirer des jeunes et redynamiser les formations, ce qui est complexe. Encore une fois, la recherche et la formation sont importantes et doivent bénéficier d’une pérennité d’action qui n’a peut-être pas été complètement conservée les dernières années.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci pour votre disponibilité et pour avoir répondu à nos questions.

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29.   Audition de Mme Corinne Lepage, ancienne Ministre de l’Environnement (10 janvier2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Bonjour à toutes et à tous, chers collègues de notre commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Nous reprenons nos travaux après trois semaines d’interruption. Permettez-moi d’abord de vous souhaiter à toutes et à tous une belle et heureuse année 2023. Je crois que la période des vœux est un usage républicain qui démontre que nous nous engageons toutes et tous pour le bien commun et pour que l’année se passe bien.

Madame la ministre, nous vous remercions d’avoir répondu presque instantanément à notre invitation. Notre commission d’enquête aborde avec votre audition un cycle au cours duquel seront entendues diverses personnalités du monde politique.

Nous avons souhaité vous recevoir en raison des responsabilités ministérielles que vous avez exercées de 1995 à 1997 au sein du gouvernement, alors dirigé par Alain Juppé. Cette période a été marquée notamment par le redémarrage puis l’arrêt définitif de Superphénix, acté en 1998, après votre départ du gouvernement, douze ans à peine après sa mise en service. Ce réacteur, destiné à produire autant ou plus de matières fissiles qu’il n’en consomme, avait suscité de vives oppositions.

Cette période a aussi été caractérisée par des évolutions importantes en matière d’environnement, en particulier une loi qui a pris votre nom sur la pollution de l’air. Elle a dessiné le cadre dans lequel seront pris en compte d’abord les émissions de gaz à effet de serre, puis le changement climatique avec trois mots d’ordre : la concertation avec les associations, le droit à l’information et la planification.

Votre audition est également l’occasion pour la commission d’enquête de recueillir diverses informations non directement liées à vos fonctions ministérielles passées. En effet, vous incarnez un courant de pensée, celui du réformisme écologique ou de l’écologie soutenable. Par ailleurs, votre activité d’avocate témoigne à la fois de votre engagement et de l’attention médiatique que vous avez su susciter sur un certain nombre de dossiers. Enfin, vous avez été députée européenne de 2009 à 2014, lors de l’émergence de la problématique sur le changement climatique, de la définition des premières orientations concernant le mix énergétique qui prévoyait à l’époque 20 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale en 2020, mais aussi de la libéralisation régulée des marchés de l’énergie. Quelques sources indiquent que vous avez également plaidé pour les énergies marines, lesquelles ne se limitent pas à l’éolien offshore.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Corinne Lepage prête serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

Mme Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement. Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs, je vous remercie de m’avoir demandé d’intervenir. Je me suis efforcée de préparer les réponses aux questions que vous avez bien voulu me poser, mais je souhaite dire quelques mots à titre préliminaire.

Alain Juppé et Jacques Chirac m’ont fait l’honneur de me proposer d’être ministre de l’environnement en raison de mes engagements environnementaux, notamment dans le cadre de l’affaire Amoco Cadiz. Il était de notoriété publique que j’avais défendu de très nombreuses collectivités, en particulier des collectivités locales. Je note d’ailleurs des similitudes entre le refus de l’éolien aujourd’hui et celui des centrales nucléaires à l’époque.

Dès mon entrée au gouvernement, j’ai quitté le barreau, comme l’exige la loi. De surcroît – et ce n’était pas obligatoire en 1995 –, tous mes dossiers d’environnement ont rejoint un autre cabinet sous le contrôle du bâtonnier Lafarge de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris. J’ajoute que je me suis moi-même imposé un délai de viduité de dix ans avant de traiter un dossier nucléaire, sans qu’aucune disposition législative ne m’y contraigne. Ainsi, j’ai repris mon premier dossier nucléaire en 2007.

Je rappelle simplement que le délai imposé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s’élève à trois ou cinq ans. Aujourd’hui, on fait allusion à mon éventuel conflit d’intérêts. J’aimerais beaucoup que la situation des conflits d’intérêts en France soit similaire à la mienne.

Durant l’exercice de mes fonctions, j’estime avoir été d’une parfaite loyauté à l’égard du gouvernement auquel j’avais l’honneur d’appartenir, notamment en défendant le domaine de compétence qui m’était confié, l’environnement. Je souhaite souligner que, lors de la reprise des essais nucléaires, à laquelle je n’étais pas nécessairement favorable, je n’ai non seulement pris aucune position publique remettant en cause ce choix, qui, selon moi, avait été réalisé par le Président de la République en toute transparence, avant mon entrée au gouvernement, mais j’ai également défendu la position française à Bruxelles avec un certain succès, une démarche qui n’était pas facile.

Je souhaitais que les choses soient claires et nettes, car elles le sont dans mon esprit.

Vous m’avez d’abord interrogée sur la situation actuelle et, à titre préliminaire, j’observe qu’indépendamment de la question de l’électricité, près de 60 % de notre énergie vient du pétrole et du gaz, dont nous sommes forcément dépendants. Autrefois, nous avions du gaz à Lacq et du pétrole à Parentis, mais tel n’est plus le cas et la France dépend du reste du monde.

L’origine nucléaire de notre électricité est considérée comme une source d’indépendance dans la comptabilité française, mais tel n’est pas le cas dans d’autres pays, en raison de l’absence d’uranium sur leur territoire.

De surcroît, notre consommation énergétique reste beaucoup trop importante, comme l’indique le rapport de l’Agence internationale de l’énergie de novembre 2021. À l’époque, notre consommation s’élevait à 141 millions de tonnes équivalent pétrole, pour un objectif de 130 millions. L’excès est considérable.

J’ai le sentiment d’un immense gâchis dans le domaine de l’électricité. J’ai défendu des personnes qui s’opposaient au nucléaire, mais je n’ai jamais été une militante et je n’ai jamais manifesté contre des centrales nucléaires. Avec le recul, je pense que le nucléaire a effectivement assuré l’indépendance de la France malgré des défauts : les déchets, le problème du risque accidentel dont l’existence n’a été admise que très récemment, et le problème de la transparence et du contrôle, qui s’est amélioré en 2007.

Le très intéressant rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de février 1999, de Messieurs Robert Galley et Christian Bataille évoque les options d’utilisation de la rente nucléaire, parmi lesquelles la diminution du prix de l’électricité, ou les investissements. Je reviendrai sur l’affaire de l’EPR que j’ai défendue en 1996, lors de mon voyage à La Hague avec Madame Angela Merkel, ministre de l’environnement en Allemagne et avec le ministre de l’industrie, Monsieur Borotra. En effet, à l’époque, l’EPR apparaissait comme la suite logique du programme français.

Le rapport propose d’investir dans l’entretien des centrales existantes, mais met en garde contre la privatisation. Or, nous avons fait le contraire. Selon moi, les choix qui ont été faits d’investissements massifs à l’étranger se sont révélés absolument catastrophiques.

Premièrement, ils ont abouti à peu de chose. Constellation aux États-Unis a coûté 5 milliards d’euros et l’achat de British Energy a représenté 14 milliards d’euros alors qu’il ne valait que 7 ou 8 milliards d’euros. Des investissements en Amérique du Sud ont également été faits.

Deuxièmement, la politique des prix s’est révélée contre-productive. En tant qu’avocate, quand je plaidais à la fin des années 1980, notamment pour la centrale de Cattenom, j’assurai que nous n’avions pas besoin de centrales supplémentaires.

Les documents fournis à l’époque par EDF étaient des trends qui partaient de 1960, et, entre 1960 et 1989, nous avions à notre disposition les chiffres de 1980 qui n’avaient rien à voir avec la situation de l’époque. En effet, nous avons vécu une chute de la consommation considérable en 1973 grâce à une vraie politique de maîtrise de l’énergie. Nous savions pertinemment que nous étions en surcapacité.

Puisqu’elle ne pouvait être stockée, cette électricité devait être consommée. Avec l’accord de l’État, EDF a mis en place une politique de prix très bas pour consommer l’électricité. C’est la raison pour laquelle le chauffage électrique a augmenté en France et pour laquelle nous expérimentons un pic de consommation lié au froid. 50 % de la pointe européenne est française.

Ce choix politique, économique et financier réalisé dans les années 1980 a mené à la situation dans laquelle se retrouvent les ménages français aujourd’hui, confrontés à une augmentation du prix de l’électricité, malgré les efforts du gouvernement pour la limiter.

Troisièmement, nous avons perdu en compétences. Cette constatation est globale, mais je suis étonnée de constater que personne ne parle de la sous-traitance. Progressivement, pour des raisons économiques et de droit du travail, de nombreuses tâches ont été confiées à des entreprises de sous-traitance dont les compétences n’étaient pas adéquates, mais qui ne coûtaient pas cher et dont le personnel était moins surveillé que celui d’EDF.

Quatrièmement, nous avons misé sur les réacteurs pressurisés européens (EPR). En 1996, j’ai vanté ses mérites, car il était la suite logique de nos actions, mais c’est un échec. À cet égard, le rapport de la Cour des comptes rappelle le conflit entre Areva et EDF avec le lancement, dans des conditions acrobatiques, de l’EPR finlandais dont les coûts et les délais défiaient toute concurrence. Ce lancement s’est appuyé sur : des références techniques erronées ; des études détaillées insuffisantes ; une estimation initiale irréaliste ; un défaut d’organisation du suivi ; des contrats qui ont connu des augmentations considérables entre 100 et 700 % ; un défaut de contrôle ; un retard dans la reconnaissance des défauts de compétences ; le refus d’EDF d’informer en temps et en heure l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) des règles d’exclusion de rupture qui n’étaient pas respectées.

Ces données étaient connues depuis 2013, mais l’information n’a été transmise qu’en 2017. Ce pari unique sur l’EPR a entraîné corrélativement un défaut d’intérêt pour le parc existant et une perte de compétence dont nous nous plaignons aujourd’hui.

À la fin des années 1990, le volume d’électricité était plus que suffisant et sa production n’était pas problématique. Pourtant, le rapport de l’OPECST montre très bien la situation d’aujourd’hui, avec l’idée à l’époque que les réacteurs ne pourraient tenir que trente ou quarante ans alors qu’aujourd’hui, les prévisions sont de cinquante à soixante ans.

À mon sens, la situation actuelle s’explique également par le refus de lancer une véritable politique en faveur des énergies renouvelables. L’opposition à l’éolien date de 2005 et en 2010, le gouvernement a décidé de sacrifier purement et simplement la filière solaire française du fait du moratoire. 10 000 emplois ont été perdus et les entreprises se sont installées en Europe et ailleurs.

Une comparaison des chiffres français et européens permet de constater qu’en matière d’énergies renouvelables, la France est le seul pays qui n’a pas atteint ses objectifs en 2020. L’objectif s’établissait à 23 % et nous sommes seulement à 19 %. Il a été fixé à 40 % en 2030, ce qui me paraît inatteignable, même avec le texte de loi en discussion. Notre retard est colossal et j’ai été particulièrement choquée par les campagnes de presse au cours du week-end.

Le Figaro, Le Monde ou encore Les Échos ont consacré des pages entières au sujet en affirmant qu’il n’y avait pas de retard en matière d’énergies renouvelables et qu’elles n’étaient pas nécessaires. Ces affirmations sont absurdes, car tous les rapports du Réseau de transport d’électricité (RTE) ou de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), insistent sur la nécessité absolue de développer massivement les énergies renouvelables, même en prévoyant du nucléaire à l’horizon 2050.

En 2022, le photovoltaïque a augmenté de 47 % en Europe en un an tandis que la France a seulement réalisé 2,7 gigawatts. L’Europe atteint un niveau de 50 gigawatts en 2023 et les énergies renouvelables atteignent parfois 60 % dans des pays comme la Suède. Il est impossible de nier l’utilité des énergies renouvelables.

Enfin je regrette l’abandon quasi systématique des solutions nouvelles lorsqu’elles se présentent. Ainsi, la méthanisation adoptée par l’agriculture allemande en 2008-2009, entraîne un revenu accessoire pour le monde agricole extrêmement important et a permis à l’Allemagne de passer devant notre agriculture à la fin des années 2010. La méthanisation ne fait que commencer en France. Ainsi, j’ai visité en Vendée en 2012 la première installation de méthanisation et son propriétaire avait mis huit ans à installer ses quatre fours.

De même, l’expérience de solaire direct a été créée en 2007 ou 2008, rachetée par Engie puis a disparu. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) a nourri en son sein de nombreuses pépites dans le domaine du solaire grâce à Jean Therme, qui menait ce secteur, mais malgré ses efforts, la France ne possède aucune grande entreprise dans le domaine du solaire.

La méthanation ou power to gaz qui consiste à stocker l’électricité renouvelable pour faire de l’électrolyse et fabriquer de l’hydrogène mélangé avec du CO2 afin d’obtenir un méthane artificiel et propre a été développée en Allemagne au milieu des années 2000. Lors du grand débat en 2007-2008 en France sur l’énergie, j’avais transmis à la commission qui gérait ces sujets un document sur le power to gaz. Or le premier prototype à Marseille n’est arrivé qu’en 2018-2019 alors que nous possédons une technologie remarquable et une capacité de stockage 300 fois plus importante que celle de l’électricité. D’ici 2030, elle permettra sans doute de fabriquer 20 à 30 térawattheures par an de gaz vert.

Nous disposions des capacités et de l’industrie française pour la mise en œuvre de ces technologies, mais rien n’a été réalisé.

Ainsi, le surdimensionnement a non seulement annihilé toute politique de baisse de la consommation et d’investissement, mais a également entraîné une perte d’autofinancement d’EDF, la disparition de tout espoir d’exportation d’EPR, l’opposition à la massification du renouvelable et des difficultés avec l’Union européenne aujourd’hui, car la situation française déséquilibre tout le marché européen.

Le plus grave, à mon sens, est notre refus de tirer des leçons du passé. Dans son dossier, la Cour des comptes écrit en 1997 que la France a surestimé sa capacité à lancer Superphénix et nous continuons sur la même lancée. Les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui ne concernent pas les centrales nucléaires de 900 mégawatts construites sur la filière Westinghouse de 1973, mais plutôt les centrales de 1 000, 1 200 ou 1 300 mégawatts, en raison de courbes de coûts, comme le reconnaissent les ingénieurs d’EDF.

Un certain nombre de tuyaux doit être rénové à l’EPR de Flamanville. Nous ne possédons plus la capacité de les fabriquer en France et nous avons donc fait appel à l’Italie, mais lors de sa visite, l’ASN a été scandalisée de la manière dont sont fabriqués ces instruments qui serviront ensuite à Flamanville.

Enfin, le nucléaire n’assure pas notre indépendance, non seulement en matière d’uranium, mais également dans le cadre de nos rapports avec la Russie. La situation est préoccupante : plus de 40 % de notre uranium provient du Kazakhstan et d’un pays voisin qui sont sous contrôle de la Russie. Par ailleurs, 20 % de la préparation des combustibles dépendent de la Russie au niveau européen et au nôtre, car Orano n’assure qu’une partie de la préparation.

La poursuite de l’envoi d’une partie de nos déchets en Sibérie n’est pas négligeable non plus. Le directeur de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) évoquera mieux que moi la question des déchets, mais je tenais à rappeler que nous devons faire face à un problème imminent : La Hague sera saturée en 2030, les collectivités locales sont peu favorables à une nouvelle piscine et le projet Cigéo est en difficulté. Par conséquent, cette dépendance vis-à-vis de la Russie concernant l’envoi d’une partie de nos combustibles usagés est un vrai problème.

Vous me demandez ensuite si l’évolution de la situation me satisfait. En tant qu’avocate, j’ai peu à dire sur ce sujet, mais j’ai le sentiment que nous ne tirons pas les leçons de nos erreurs. L’erreur est humaine : errare humanum est, persevare diabolicum. C’est persister dans cette erreur qui est grave. Certaines centrales, dont celle de Fessenheim, rencontraient des problèmes non minimes.

Ensuite, vous m’interrogez sur ma fonction ministérielle et la souveraineté et l’indépendance énergétique au regard de cette fonction.

L’aspect nucléaire est particulièrement étroit dans mon décret d’attribution. J’avais la cotutelle de la sûreté des installations nucléaires et des déchets, mais je me consacrai principalement aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique. Donc je n’étais pas membre associé à la définition de la politique énergétique de la France. Je n’ai participé à aucune décision dans ce domaine, à l’exception de Creys-Malville.

Entre 1995 et 1997 se posait la problématique des laboratoires, mais nous n’avons pas pris réellement de décision au cours de cette période, puisque la décision de base avait été prise en 1993 et que le choix de Bure s’est fait définitivement en 1997, après un refus poli, mais ferme de la part de toutes les communes auxquelles ma successeure s’est adressée, quelle que soit leur couleur politique, d’accueillir un laboratoire souterrain.

J’ai agi dans la mesure du possible pour l’EPR, mais nous étions dans les prémices et je pense que le départ d’Allemagne et de Siemens de l’EPR a eu de sérieuses conséquences pour l’industrie française. Je me suis également occupée de l’efficacité énergétique, de la transparence, de la prévention des accidents et de la situation de La Hague, préoccupante sur le plan de la pollution.

Poursuivons avec Superphénix, qui a été autorisé le 12 mai 1977. La première divergence a eu lieu le 7 juillet 1985 et la puissance a été atteinte en décembre 1986. En mars 1987, une fuite est apparue dans le barillet de sodium. Le système de surgénérateur devait fonctionner toute sa vie avec les mêmes crayons, réactivés lors de leur passage dans un bain de sodium avec un barillet. Lors de la découverte de ces fuites, les ingénieurs ont d’abord cru à une erreur des instruments de mesure, mais tel n’était pas le cas. En mars 1987, les activités ont été interrompues, le sodium a été vidé et le surgénérateur se transforme en réacteur avec un nouveau décret du 10 janvier 1989.

Un arrêt du Conseil d’État du 27 mai 1991 annule le décret de 1989 en considérant qu’il ne définissait pas assez strictement les règles de fonctionnement. Un nouveau décret du 11 juillet 1994, pris par mon prédécesseur et par Monsieur Balladur, affirme le caractère de prototype de Superphénix avec un objectif de recherche qui prime sur les exigences d’exploitation. En effet, ce réacteur n’avait pas été conçu pour répondre à des exigences d’exploitation et entraînait de véritables problèmes de sûreté. Lorsque je suis arrivée au gouvernement, j’ai demandé à Alain Juppé, qui a donné son accord, que soit nommée une commission scientifique chargée d’évaluer le fonctionnement de Superphénix, la commission Castaing.

Dans son rapport, la commission conclut avec trois types de recherche, les packs 1, 2 et 3. Elle recommande les packs 1 et 3, mais met en garde contre le pack 2. Elle confirme qu’il est intéressant de faire de Superphénix un instrument de recherche et c’est sur cette base qu’est parti le gouvernement, mais avec des coûts extrêmement importants. À l’époque, l’idée était de transformer l’ex-surgénérateur en incinérateur de déchets radioactifs, notamment en s’appuyant sur les travaux d’un professeur italien, Carlo Rubbia. La Cour des comptes rédige ensuite un rapport extrêmement critique qui formule deux possibilités : le fonctionnement de Creys-Malville jusqu’en 2000 ou jusqu’en 2015. Jusqu’en 2000, le coût, à hauteur de 60 milliards de francs, est assumé par les actionnaires de la Nersa (société centrale nucléaire européenne à neutrons rapides SA), société qui faisait fonctionner Creys-Malville.

La Cour des comptes déconseille un fonctionnement jusqu’en 2014, qu’elle juge incertain. Elle insiste sur la nécessité pour Superphénix de rester un outil de recherche.

Le recours contre le décret de 1994 est jugé par le Conseil d’État le 28 février 1997. Il indique que le décret est illégal, car l’outil de recherche pour lequel la recherche prime sur la production d’électricité est différent du réacteur nucléaire qui a été soumis à enquête publique. J’ai signifié à Alain Juppé que je ne signerai pas un décret qui autoriserait le redémarrage de Superphénix dans les conditions de l’enquête publique, sans faire prévaloir la sûreté et la recherche sur la production d’électricité et donc avec des garanties moindres. L’idée n’était pas de fermer définitivement Creys-Malville, mais de redémarrer ce qui avait été autorisé en 1994. Alain Juppé a donc décidé d’interroger le Conseil d’État afin de déterminer si la position que je défendais était valable.

J’ai considéré que coupler le réacteur au réseau sans aucune sécurité particulière présentait un risque. Étant chargée de la sûreté nucléaire, j’ai estimé que je ne pouvais pas prendre cette responsabilité. Vous constaterez dans les documents que les critiques étaient très sévères sur le surgénérateur ; le saut entre Phénix et Superphénix était beaucoup trop important.

Le directeur d’EDF indique :

« La décision de construire Superphénix a été prise en 1974 dans un contexte de forte croissance économique, alors qu’il devenait manifeste que les énergies primaires ne seraient pas inépuisables et que la France engageait un ambitieux programme de centrales nucléaires à eau pressurisée.

Toutefois, on constate a posteriori que le passage direct d’un réacteur de 250 mégawatts (Phénix) à un prototype de taille industrielle de 1 200 mégawatts était un choix excessivement optimiste et que la complexité de la technologie a entraîné des surcoûts d’investissement et des difficultés de fonctionnement importantes. »

Ensuite, vous m’interrogez sur la chaîne de décision. Le domaine nucléaire militaire était réservé au Président de la République. Quant au nucléaire civil, j’ai eu le sentiment tout au long de l’exercice de mes fonctions que le centre de décision n’était pas l’État, mais EDF. Ainsi, Bercy n’a pas été en mesure de nous fournir des estimations financières lors de la rédaction du rapport Castaing sur Creys-Malville. EDF possédait les seuls éléments d’information financière. Comment l’État peut-il décider en toute connaissance de cause, quand il ne possède même pas les éléments financiers qui lui sont propres ?

Monsieur Syrota était « l’homme fort » de l’époque, dirigeant de la Cogema et du Corps des mines. La politique était largement entre ses mains, car tous les ingénieurs des mines et tous les responsables du Corps des mines étaient sous sa responsabilité.

Je peux vous donner un autre exemple. Lorsque j’ai eu à gérer la question du surnombre des leucémies infantiles autour de La Hague en 1996, avant même que le ministère de la santé et l’Office de protection contre les radiations ionisantes (OPRI) ne réagissent, j’ai été assaillie par un groupe informel composé de communicants de Cogema et d’EDF qui m’a assuré que la personne ayant rédigé le rapport ne paraissait pas crédible.

Je leur ai répondu que je souhaitais surtout savoir s’ils possédaient une contre-étude qui me permette de rassurer les mères, particulièrement inquiètes, et de leur assurer que leurs enfants pouvaient se baigner en toute sécurité. J’ai demandé qu’une commission d’enquête se penche sur la valeur de cette étude et dix ans plus tard, les résultats de l’étude de 1996 ont malheureusement été confirmés.

Je me suis toujours efforcée d’agir rationnellement. Vous me demandez si j’étais entourée d’experts ou si je décidais seule : premièrement, j’avais une équipe et le numéro 1 de mon cabinet était Renaud Abord de Chatillon, homme du corps des mines et mon conseiller technique, Olivier Herz, venait également du Corps des mines. Ainsi, les questions industrielles ne m’étaient pas étrangères. Deuxièmement, chaque fois que j’ai été en face d’un problème, en tant que juriste et non ingénieure, je me suis efforcée de me montrer rationnelle et de demander à des commissions scientifiques de m’apporter des réponses. J’en ai nommé trois au cours de mon mandat, dont la commission Castaing.

Quant à la préparation de l’avenir, je vous renvoie à la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie, loi LAURE (loi sur l’air et l’utilisation rationnelle et l’énergie), car le changement climatique ne nous était pas inconnu il y a vingt-cinq ans, même si nous en savions peu. Or, cette loi, qui n’a globalement pas été appliquée pour des raisons diverses et variées, contient dans son titre 7 toute une série de dispositions dont la mise en œuvre nous aurait fait gagner du temps : l’électricité ; le GNV (gaz naturel pour véhicules) ; le contrôle de la consommation énergétique ; le DPE (diagnostic de performance énergétique) ; les possibilités de changement énergétique pour nos concitoyens ; la mise en valeur des ENR et de la cogénération ; des mesures techniques pour les véhicules électriques.

Enfin, vous me demandez ce que je pense de la situation actuelle. Elle m’inquiète, de même que le caractère irrationnel des débats menés, qui deviennent quasi-religieux. Il est très difficile de débattre sur ces sujets et il est important que cette commission entende des personnes d’horizons très divers.

La commission du débat public qui se tient actuellement sur Penly peine à se faire entendre, alors que le sujet n’est pas une question religieuse. Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire, mais de déterminer la meilleure solution pour notre pays et l’avenir énergétique de la France. La question est rationnelle, politique et économique. Je défends la massification du renouvelable, car tous les scénarios prévoient entre 60 et 100 % d’énergies renouvelables.

Le nucléaire présente des risques économiques et financiers et à cet égard, je me permets d’attirer votre attention sur un sujet peu évoqué et le risque le plus important pour EDF, Hinkley Point, le directeur financier, Monsieur Piquemal ayant démissionné en 2013 ou 2014.

En effet, une clause du contrat qui nous lie aux Anglais exclut l’application du prix garanti dans l’hypothèse d’un retard trop conséquent lors de la mise en place d’Hinkley Point. EDF est contraint de mettre en place un prix garanti à 120 euros par mégawatt par heure pour tirer son épingle du jeu, car nous portons le risque dans notre joint venture avec la Chine. Si ce prix n’est plus garanti, le contribuable français paiera pour les Anglais et ce risque financier est réel, car nous avons déjà trois ans de retard sur Hinkley Point.

Enfin, ma position concernant notre souveraineté nationale vous paraîtra peut-être simpliste, mais je pense que l’eau, le vent et le soleil constituent notre véritable indépendance. Le projet qui s’esquisse prévoit des EPR2 en 2040. Qu’allons-nous faire d’ici là ? Le coût des énergies renouvelables diminue, comme le montrent les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie sur les différentes sources de production énergétique. Nous sommes capables de fabriquer des batteries et de vendre des toits solaires avec des petites batteries. A l’inverse, le coût du nucléaire ne cesse d’augmenter. Le choix que nous allons réaliser est financièrement extrêmement dangereux et ne fournit aucune solution à court et moyen terme. 2040 est une date lointaine et hypothétique.

Par ailleurs, nous devons également penser aux déchets et aux risques liés aux accidents, car plus notre parc vieillit, plus le risque croît. D’ailleurs, le gouvernement a sorti dans une très grande discrétion une circulaire le 29 décembre 2022, sur les mesures radiologiques des personnes en cas d’accident nucléaire.

Selon moi, la manière de financer le projet est extrêmement importante, de même que la manière dont nous assurons véritablement notre indépendance et notre souveraineté nationale avec des coûts aussi énormes, une incapacité d’autofinancement et une dette publique significative.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup. Mes questions s’adresseront davantage à l’ancienne ministre et à la juriste qu’à la citoyenne, puisque les travaux de notre commission sont larges et font appel à différents experts. Ma première question vise à comprendre l’état de l’esprit de l’époque de l’exercice de votre fonction ministérielle. Vous nous avez indiqué que la loi LAURE, dont vous avez été l’artisan, traçait les premières prises en compte des préoccupations environnementales et la vision du rôle du CO2 dans le réchauffement climatique. Vingt-cinq ans après, à la lumière de ce que la science nous a apporté, il est surprenant de constater que les écologistes prônaient l’utilisation du charbon dans les débats de l’époque. Quelle était la perception du débat public sur la question du réchauffement climatique et sur le mix énergétique vertueux pour l’environnement ?

Mme Corinne Lepage. Je ne me souviens pas, monsieur le président, avoir prôné le charbon.

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame Lepage, j’ai été précis dans mes propos.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Les écologistes n’ont jamais prôné le charbon.

M. le président Raphaël Schellenberger. La question est posée à Madame Lepage, nous la poserons à Madame Voynet lors de son audition et elle vous répondra.

Mme Corinne Lepage. En 1995, je me suis fait l’écho du premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’augmentation de température attendue était de 1,5 °C en 2100. Or, nous atteindrons ce seuil dans dix ans, peut-être même un peu moins.

Les données n’étaient pas les mêmes, mais dans mon décret de compétences, j’avais demandé à Alain Juppé de m’occuper des questions « santé et environnement », compétence nouvelle qui ne suscitait aucun intérêt, et de m’occuper du dérèglement climatique.

La loi sur l’air prévoit toute une série de dispositions pour mesurer les émissions carbonées, les réduire dans les constructions et le mobilier hors automobile et pour s’attaquer à la publicité en faveur des dispositifs énergivores.

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission ne juge pas les actions du passé quand elles ne sont pas éclairées de la même façon scientifiquement. Il s’agit surtout de comprendre le contexte dans lequel certaines décisions ont été prises. Votre champ de compétences incluait le nucléaire.

Mme Corinne Lepage. Il incluait uniquement la sûreté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous aviez tout de même un regard sur les enjeux qui l’accompagnent.

Mme Corinne Lepage. La sûreté constitue une petite partie du sujet même si elle n’est pas négligeable.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la vision du rôle de l’électricité dans le mix énergétique à l’époque ? Elle est déterminante dans la compréhension des prises de décisions.

Mme Corinne Lepage. J’ai fait voter une disposition pour que chaque habitation puisse avoir l’énergie de son choix, pour que l’option électrique ne soit pas univoque et pour mettre en avant les cheminées, sans lesquelles le chauffage au bois est impossible.

La disposition de la loi sur l’air valorisant les constructions bois, a été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel, même si je n’en ai jamais compris la raison.

Dans le cadre du mix énergétique, nous souhaitions conserver l’électricité, tout en réfléchissant aux impacts des énergies carbonées, notamment l’essence et le gasoil. La loi sur l’air prévoit donc des dispositions sur la fiscalité qui n’ont jamais été appliquées pour prendre en considération l’impact carbone et sanitaire des différents fluides utilisés.

M. le président Raphaël Schellenberger. En 2008, les mêmes sujets sont intégrés à la loi lors du Grenelle de l’environnement et des dispositions similaires sont de nouveau votées. Selon vous, pourquoi la loi LAURE n’a-t-elle pas été mise en œuvre entre 1997 et 2008 ?

Mme Corinne Lepage. Tout se joue au stade des décrets d’application. Certaines personnes n’étaient pas satisfaites par la loi LAURE et ont agi sur les décrets. Par ailleurs, la loi de l’air n’intéressait pas vraiment Dominique Voynet et les décrets d’application ont mis du temps à se mettre en place.

J’ai quitté le gouvernement le 1er juin 1997, peu de temps après le vote de la loi le 30 décembre 1996 et seuls deux décrets sont sortis durant mon mandat, dont les éléments concernant le contrôle de la pollution de l’air. Nous avions mis en place des plans régionaux de la qualité de l’air (PRQA) qui définissaient des objectifs, ainsi que deux outils pour les atteindre, le plan de protection de l’atmosphère (PPA) et le plan de déplacement urbain (PDU). Or, les décrets PPA et PDU sont sortis avec beaucoup de retard et l’équilibre qui avait été mis en place par la loi avec des délais s’est effondré. Les PRQA ont été votés relativement dans les temps, mais en 2010, tous les PPA n’étaient pas sortis.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez formulé une critique du marché européen de l’électricité, sujet qui préoccupe beaucoup d’entre nous aujourd’hui.

Mme Corinne Lepage. Je ne l’ai pas critiqué. J’ai simplement indiqué que nous le déséquilibrions.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’ai dit que vous aviez « formulé une critique », des propos qui restent objectifs et neutres, madame Lepage.

La politique énergétique française serait en retard sur d’autres pays européens. Pourtant, une étude des résultats et des émissions de carbone montre que le système électrique français reste un des plus décarbonés d’Europe, même si cet hiver, nous avons été contraints d’importer massivement l’énergie de nos voisins, notamment de l’Est.

N’est-ce pas une forme de contradiction quant aux objectifs de décarbonation et aux objectifs environnementaux ?

Mme Corinne Lepage. Non, car l’énergie ne se réduit pas à l’électricité. Notre bilan électrique est bon grâce au nucléaire, mais il serait identique avec les énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un peu comme les Allemands.

Mme Corinne Lepage. Sauf que les Allemands utilisent du charbon. Il convient d’étudier l’origine du bilan de l’Allemagne. Il est vrai que le pays produit davantage de tonnes de CO2 par mégawattheure que nous, mais l’Allemagne a réduit son utilisation du charbon de 45 % depuis 1990.

La France n’atteint pas ses objectifs climatiques, celui de 40 % en 2030, décision du Conseil d’État de Grande-Synthe, et encore moins l’objectif de 55 %. Nous pouvons l’atteindre avec la sobriété et un recours accru aux énergies renouvelables. La méthanation et le power to gaz ainsi que le développement de l’hydrogène vert constituent de formidables outils.

Ainsi, Thierry Lepercq monte un projet en Espagne de fabrication d’hydrogène vert dans une centrale qui aura la taille d’une raffinerie de pétrole en joint-venture avec ArcelorMittal et un chimiste pour fabriquer des engrais. Des projets très intéressants sont déployés, mais la France n’a pas pris d’avance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est votre vision des scénarios d’évolution de l’énergie et notamment du besoin d’électricité qui ont été produits ces dernières années ? Nous avons récemment constaté une rupture dans ces scénarios très récents chez RTE. Au regard des enjeux, le besoin de production d’électricité n’est-il pas sous-évalué ?

Mme Corinne Lepage. Nous avons fixé des objectifs d’efficacité et de sobriété énergétiques. Ainsi, notre consommation devra diminuer de manière conséquente. Il est possible que les besoins d’électricité aient été sous-estimés, au regard de l’électrification en remplaçant le pétrole et le gaz, mais pour le moment, la substitution d’usage ne se traduit pas par une augmentation. La consommation électrique a diminué en 2022 et a stagné sur les dix dernières.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cette consommation stagne peut-être justement du fait de notre retard.

Mme Corinne Lepage. Je l’ignore, mais nous devons produire des substituts du pétrole et du gaz, grâce à l’hydrogène, la méthanisation ou le biogaz, avec des systèmes propres afin de diminuer notre consommation d’énergies fossiles et maintenir le niveau d’activité économique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez très largement évoqué Superphénix. Est-ce un dossier que vous aviez traité avant d’arriver au ministère ?

Mme Corinne Lepage. Oui, absolument. Il est de notoriété publique que je connaissais bien ce dossier. Je ne me suis pas opposée à Superphénix quand il fonctionnait correctement. J’ai simplement demandé la mise en place de la commission Castaing, signée par moi-même, François Bayrou et probablement Franck Borotra ou Yves Galland. Les scientifiques de très haut niveau de la commission ont conclu qu’il était nécessaire de continuer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quels étaient la nature et le niveau de votre connaissance du dossier Superphénix, à votre arrivée en tant que ministre ?

Mme Corinne Lepage. Ma connaissance de ce dossier était livresque, comme celle que je possédais concernant de nombreuses autres centrales et installations classées sur lesquelles j’ai travaillé. Encore une fois, je n’y avais strictement plus aucun intérêt personnel. Je possédais des compétences d’un bon niveau, plutôt un atout qu’un inconvénient en arrivant dans un ministère, me semble-t-il.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je ne prononce aucun jugement de valeur.

Mme Corinne Lepage. J’ai prêté serment et je vous dis la vérité. Je n’ai pas pris de position liée à ce que j’avais pu défendre, mais ma connaissance des dossiers me permettait de débattre avec mes interlocuteurs et notamment avec mes directions. J’étais ministre à plein temps ; ainsi, je réunissais mes directeurs toutes les semaines, y compris les directions qui m’étaient adjointes, comme la Direction des sûretés et des installations nucléaires. Nous prononcions des arbitrages dans le sens de l’État seulement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est beaucoup question de la prise en compte du carbone dans la transition énergétique. De votre point de vue et au regard de votre expérience au fil du temps, quelle est la réalité de la prise en compte du coût des matières premières dans le cadre des stratégies de transition énergétique aujourd’hui et ces vingt dernières années ?

Mme Corinne Lepage. Le sujet des terres et des matériaux rares m’intéresse beaucoup. J’ai lu le livre de Monsieur Pitron, référence dans ce domaine, car ce sujet touche à l’indépendance nationale. Aujourd’hui, la recherche en France tente de contourner la difficulté. Par exemple, Renault a présenté une batterie dans laquelle il n’y avait aucune terre rare à un colloque organisé par e5t à La Rochelle en septembre 2022. Selon moi, il est très important d’encourager la recherche-développement. Nous avons du sable et du silicium et nous devons faire en sorte de trouver des technologies, si possible françaises, à défaut européennes, afin de contourner la problématique des matériaux. La question de la dépendance se pose aussi pour l’uranium, raison pour laquelle le principe du surgénérateur était intéressant.

J’estime que l’enquête publique sur Creys-Malville n’est rien à côté de l’abandon du projet Astrid, décision la plus importante concernant la filière sodium et le neutron rapide.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci, madame la ministre, pour vos premières réponses. D’abord, je souhaite vous demander de revenir sur un point qui me paraît erroné, même si j’ai peut-être une mauvaise connaissance du dossier. Vous avez indiqué que la France envoyait des déchets nucléaires en Sibérie. Vous faites sans doute référence à l’uranium de retraitement qui est envoyé à la Russie via un contrat avec Rosatom. Or, le Haut Comité à la transparence sur la sûreté nucléaire a clairement précisé que les allégations émises par Greenpeace étaient parfaitement erronées.

Comme vous le savez, la loi française et l’ensemble de la communauté internationale considèrent que l’uranium de retraitement n’est pas un déchet nucléaire. Ainsi, j’imagine que vous vouliez dire que ce que vous considérez à titre personnel comme des déchets est envoyé en Russie.

Mme Corinne Lepage. La qualification des déchets fait l’objet d’un débat juridique. Lorsque j’étais au Parlement européen où j’ai vice-présidé la commission environnement, nous avons débattu sur la nature d’un déchet, car les conséquences juridiques et économiques sont extrêmement importantes : le système des provisions n’est pas du tout le même si le produit est réutilisable. Ainsi, il existe un débat juridique pour déterminer si ces produits peuvent être qualifiés de déchets.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’entends votre position, mais il existe actuellement une situation du droit, même si un débat prospectif a lieu.

Mme Corinne Lepage. Le débat reste tout à fait ouvert, du moins au niveau européen.

M. Antoine Armand, rapporteur. En l’état, la loi ne considère pas ces produits comme des déchets. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un débat juridique, mais énergétique. Je m’exprime sous le contrôle des ingénieurs qui nous écoutent peut-être : un déchet n’est pas réutilisé. Or, l’uranium de retraitement devient uranium de retraitement enrichi et abonde des centrales. D’un point de vue énergétique et en l’état du contrat, il ne s’agit pas d’un déchet.

Mme Corinne Lepage. Le contrat passé avec Rosatom est une chose, mais seule une partie du produit est réutilisée en l’état.

M. Antoine Armand, rapporteur. C’est le principe de la transformation.

Mme Corinne Lepage. Là est le problème.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué le terme de « surcapacité », largement utilisé par les interlocuteurs qui étaient en fonction chez EDF ou à d’autres responsabilités durant la même période que vous et parfois un peu après. Plusieurs de nos interlocuteurs nous ont expliqué qu’ils ne l’utiliseraient pas, d’une part car l’énergie s’exporte et s’importe, y compris sur le continent européen et d’autre part, en raison du débat des prévisions.

Ma question vise à comprendre l’état d’esprit de l’époque. Vous étiez à la pointe du combat écologiste politique et vous aviez pour ambition de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre.

Mme Corinne Lepage. Ce sujet faisait partie de mes compétences.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il me semble que vous souhaitiez réduire les énergies fossiles qui émettaient du CO2.

Mme Corinne Lepage. En effet. C’est pour cette raison que j’encourageais les véhicules électriques et le GNV.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous plaidiez pour un pays, un continent et un monde plus électrifiés.

Mme Corinne Lepage. Oui, c’est vrai.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne comprends pas comment la surcapacité peut être utilisée comme argument pour fermer, ne pas rouvrir ou ne pas installer des centrales.

Mme Corinne Lepage. Votre question présente un problème d’échelle de temps. Lorsque j’étais au gouvernement, il n’était pas question de fermer des centrales nucléaires. La question ne se posait pas. Chooz a été ouverte en 1991 et j’étais ministre en 1995. Quand les centrales ont été conçues entre 1973 et 1990, le marché européen de l’électricité n’existait pas ou en tout cas sous une autre forme. Il s’agissait de consommer en France l’électricité qu’on ne stockait pas.

En France, 9 millions de logements sont chauffés à l’électricité. Un ménage allemand paie son kilowattheure par heure beaucoup plus cher qu’un ménage français, mais utilise moins d’électricité. Les Français ont été encouragés à consommer autant que souhaité une électricité peu chère.

Il est vrai que j’ai essayé de décourager le chauffage électrique pour un chauffage au bois – non au fioul – en proposant l’installation de cheminées. Cette disposition de la loi sur l’air n’a jamais été appliquée, comme beaucoup d’autres. Ensuite, dans les années qui ont suivi, je ne me suis jamais opposée à l’électricité. Cependant, il existe plusieurs façons de la produire et je défends les énergies renouvelables ainsi que l’électricité produite à partir de ces énergies. Dans le cadre d’une diminution globale de notre consommation énergétique, une augmentation de la part d’électricité en valeur relative ne représente pas forcément une augmentation massive en valeur absolue.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne suis pas certain d’avoir compris. Votre engagement sur la qualité de l’air est très fort, mais vous avez encouragé le chauffage au bois aux dépens du chauffage électrique, malgré son impact significatif sur la qualité de l’air.

Mme Corinne Lepage. Vous avez raison. Cependant, de nombreux chauffages au bois ne polluent plus aujourd’hui, car nous utilisons les matériaux adaptés : un insert empêche le rejet de particules fines. Par ailleurs, en 1995, 96 et 97, nous ne possédions pas les connaissances scientifiques actuelles sur les particules fines. Nous connaissions bien les PM10, mais moins les PM2,5. Ainsi, nous avions des éléments sur le gazole et sur le diesel, grâce aux nombreuses études menées, mais ces études étaient plus rares concernant les pollutions liées au bois. Mon manque de connaissances était partagé il y a vingt-cinq ans.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant qu’avocate, vous avez plaidé des dossiers nucléaires, en particulier pour la fermeture de centrales nucléaires.

Mme Corinne Lepage. Je ne plaidais pas pour leur fermeture, mais contre leur construction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel est le nombre de ces dossiers ? En outre, il me semble que vous avez plaidé pour la fermeture de Superphénix en 1989, 1991 et 1993.

Mme Corinne Lepage. J’ai plaidé pour l’annulation du décret et j’ai gagné.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur du nombre de dossiers que vous avez plaidés ?

Mme Corinne Lepage. Il est très faible. À l’époque, nous avions de nombreux dossiers d’environnement, parmi lesquels le dossier de la pollution du Rhin, qui a duré pendant quinze ans et qui concernait les rejets des mines de potasse.

M. Antoine Armand, rapporteur. Donnez-nous simplement un ordre de grandeur.

Mme Corinne Lepage. Je l’ignore. J’ai plaidé pour Flamanville1 et Belleville. Mon client était Arnaud de Vogüe, maire d’une commune à côté de Belleville. Le sujet suscitait une très forte opposition de certaines personnalités sur le sujet.

J’ai également plaidé le dossier Golfech, pour Évelyne Baylet, ainsi que Cruas et Cattenom. Ces dossiers sont très médiatiques, mais leur nombre ne dépassait sans doute pas 10, sur mes 500 ou 600 dossiers de l’époque.

Comme je vous l’ai dit, jusqu’à 2007, je me suis interdit de traiter un dossier nucléaire. En effet, j’estimai que la question du conflit d’intérêts se posait davantage après mon mandat. Aucune disposition législative ne m’y obligeait, mais je l’ai fait par rigueur personnelle. Ayant servi l’État, je souhaitais que les informations que j’aurais pu avoir, même si elles étaient peu nombreuses, deviennent obsolètes afin qu’on ne puisse me reprocher leur utilisation. Ce délai de dix ans est très large par rapport à la norme et certaines personnes prennent la responsabilité d’un secteur dès leur sortie d’un gouvernement.

M. Antoine Armand, rapporteur. En parallèle, pourriez-vous nous donner un ordre de grandeur du nombre de dossiers concernant la fermeture, la non-ouverture, l’évolution ou le fonctionnement des centrales à charbon ou à gaz que vous avez traités ?

Mme Corinne Lepage. Vous faites appel à ma mémoire. Il me semble que je ne me suis battue que contre Gardanne.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons réuni l’ensemble de vos déclarations et il en ressort une évidence que vous avez d’ailleurs reprise en 2002 : « Je n’aime pas le nucléaire, j’en ai peur ».

Ainsi, votre premier engagement est bel et bien l’opposition au nucléaire et non aux énergies fossiles. D’une certaine manière, dans vos déclarations, j’ai l’impression que vous opposez les énergies renouvelables et le nucléaire.

Vous dites sur la rénovation en 2014 : « Le montant des dépenses liées à l’isolation des bâtiments et au changement des modes de chauffage est prohibitif. Or le lobby nucléaire veille au grain. Il a fallu attendre quinze ans pour que le décret d’application d’une disposition que j’avais fait voter dans la loi sur l’air soit mis en application. »

Mme Corinne Lepage. C’est la vérité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne fais que lire vos propos, je ne vous contredis pas. Vous dites également : « Oui, en matière de solaire, la France est en retard, mais fondamentalement, c’est parce qu’on ne veut pas avancer sur le sujet. » Vous expliquez ensuite que le lobby nucléaire s’y oppose.

Pouvez-vous d’abord me confirmer que vous opposez le nucléaire aux énergies renouvelables ? Si oui, pourquoi donnez-vous la priorité à la lutte contre le nucléaire et non à la fermeture de centrales à énergies dites fossiles comme le gaz et le charbon ? Enfin, pouvez-vous détailler votre propos concernant les économies d’énergies qui auraient été ralenties par le lobby nucléaire ?

Mme Corinne Lepage. Tout d’abord, je suis seulement avocat et je défends ce qu’on me demande de défendre. Ainsi, je suis tributaire des personnes qui me demandent de prendre leur dossier en charge et il est vrai que j’ai eu peu de dossiers concernant la fermeture d’usines à charbon au long de ma carrière. Gardanne est le seul cas dont je me souvienne.

Ensuite, vous avez raison, a priori, il n’existe pas de raison d’opposer énergies renouvelables et nucléaires. Cependant, en réalité, l’état du parc renouvelable français atteste de notre incapacité à les faire coexister.

Le marché de la consommation électrique français stagne, malgré l’exportation. En augmentant la part du renouvelable de manière trop significative, l’énergie nucléaire devient encore plus difficile à vendre sur le marché européen, qui est organisé pour favoriser les énergies renouvelables. Il nous est même arrivé de vendre notre électricité nucléaire à perte sur le marché européen.

Ces problèmes me sont apparus concrètement dans le cadre de l’opposition aux éoliennes. J’ai écrit deux livres sur le sujet et je pense que nous ne parviendrons pas à concilier nucléaire et renouvelable, car, financièrement, il est impossible d’atteindre un objectif de 40 ou 50 % de renouvelable tout en développant le programme nucléaire et le Grand Carénage, avec la question des déchets et la dette actuelle d’EDF. Je ne pense pas que nous possédions le montant nécessaire.

Enfin, quand j’étais ministre de l’environnement, je n’ai jamais été inquiète pour la sûreté de nos installations nucléaires compte tenu de notre niveau de compétences et de sérieux. Or, tel n’est plus le cas depuis plusieurs années. Le président de l’ASN a reconnu la possibilité d’un accident nucléaire en France seulement en 2011, après l’accident de Fukushima.

Lors de la construction des premières centrales, nous nous appuyions sur le rapport Rasmussen qui indiquait que le risque était d’un accident tous les 22 000 ans sur la planète. Nous avons vécu sur cette affirmation et l’idée d’un accident nucléaire en France était absolument inenvisageable.

Ce n’est qu’en 2010 ou 2015 que nous y avons réfléchi et que nous avons évalué les coûts en cas d’accident nucléaire. Aujourd’hui, j’ai beaucoup insisté sur la question économique et financière, parce qu’il s’agit de l’élément le plus important selon moi dans le choix énergétique, mais la question du risque ne doit pas être totalement passée sous silence ; la réponse aux risques est aussi une question d’investissement. L’accident de Fukushima a eu lieu en 2011 ; les stress tests ont été réalisés en 2012. Nous sommes en 2023 et toutes les mesures post-Fukushima ne sont toujours pas mises en place dans l’ensemble de nos centrales françaises.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne comprends pas comment vous pouvez être plus inquiète aujourd’hui qu’à l’époque où vous exerciez vos fonctions, alors que depuis, une autorité de sûreté indépendante a été mise en place, un audit post-Fukushima a eu lieu et la sûreté a augmenté.

Mme Corinne Lepage. Je pense que l’ASN fait très sérieusement son travail, même s’il m’arrive de temps en temps de m’exprimer sur le sujet. L’ASN est une autorité indépendante, mais elle n’a pas de personnalité morale. Ainsi, en cas de problème, l’État n’est pas pénalement responsable et ce sont les personnes physiques, c’est-à-dire le président et les membres de l’ASN qui sont responsables.

Cependant, elle n’est pas toujours informée, comme le démontre la procédure pénale actuelle au sujet de Tricastin. J’ai moi-même reçu un certain nombre de confidences que je ne rendrai pas publiques, puisque je suis liée par le secret professionnel, montrant l’inquiétude des salariés sur les centrales nucléaires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si vous exercez votre secret professionnel, ne mentionnez pas ces inquiétudes, mais vous ne pouvez pas nous dire qu’elles existent sans vous expliquer.

Mme Corinne Lepage. Tricastin est un exemple extrêmement concret. J’ai travaillé sur Fessenheim et je travaille sur Bugey. Dans ce cadre, j’ai étudié attentivement les dossiers et je me pose des questions, car je ne suis pas certaine que le niveau de compétence actuel soit le même qu’en 1995.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à mon dernier point sur Superphénix et ne voyez pas de malice de ma part dans cette question probablement naïve d’un jeune député, mais en 1989, 1991 et 1993, vous avez combattu ardemment et avec beaucoup de passion pour que Superphénix soit un lointain souvenir puis vous devenez notamment en charge de la sûreté nucléaire et, par loyauté et par devoir, vous mettez votre énergie au service du fonctionnement de Superphénix.

Mme Corinne Lepage. Un avocat défend la cause de son client. J’ai défendu la cause de mes clients et j’ai gagné en 1989 et 1991. Je n’étais plus présente en 1997 et c’est mon successeur, Maître Mandelkern, qui a gagné. J’ai défendu des questions juridiques et tout était très procédural. Au gouvernement, mon travail n’était plus de défendre des cas, mais d’assurer la sûreté des installations nucléaires et de participer à la sûreté des Français. J’étais au service de mes concitoyens et loyale à un gouvernement qui souhaitait que cette centrale fonctionne.

J’ignore, monsieur le rapporteur, quelle était votre fonction avant de devenir député.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’étais serviteur de l’État.

Mme Corinne Lepage. Ainsi, vous êtes resté au sein de l’État, mais avec un regard différent. Lors du passage d’une fonction privée à une fonction publique, il me paraît très problématique de ne pas être capable d’abandonner cette première fonction – je ne parle pas nécessairement de ses idées. Je n’étais plus avocate et je n’avais pas à défendre cette cause plutôt qu’une autre. J’avais à assurer la sûreté des installations nucléaires et donc la sûreté de Creys-Malville. Le rapport Castaing indique clairement que Superphénix peut fonctionner sous la forme d’un centre de recherche et c’était suffisant pour moi.

Lors de l’annulation en 1997 par le Conseil d’État, je me suis opposée au redémarrage de la centrale non dirigée vers la recherche, en accord avec les préconisations de la commission Castaing et les choix qu’avait faits mon gouvernement. Cette position est totalement distincte de mes fonctions précédentes dans le cadre desquelles je défendais des intérêts pas toujours privés, mais qui n’étaient pas ceux de l’État. Je pense vraiment avoir eu le sens de l’État.

M. Antoine Armand, rapporteur. En février 1997, le Conseil d’État annule ce décret au motif du décalage net qui existe entre la production électrique et la recherche. Pouvez-vous me décrire les événements qui se déroulent par la suite dans le cadre du trio que vous formez avec le ministre en charge de l’industrie et le Premier ministre ?

Plusieurs possibilités existent, dont la première, qui est retenue, l’arrêt de Superphénix. Il était également possible de prendre un nouveau décret pour mettre en adéquation la nouvelle fonction de Superphénix avec la réalité technique, supposant une enquête de quelques mois. J’entends la question du droit, mais le fond doit être pris en compte. Quelles sont les discussions que vous tenez avec le ministre en charge de l’industrie et le Premier ministre ? Ont-ils un avis ? Est-il favorable ou défavorable ? Et vous-même, portez-vous une position au-delà du point strictement juridique, que nous avons bien à l’esprit ?

Mme Corinne Lepage. Ma demande n’était pas de fermer Creys-Malville, mais de mener une enquête publique. J’ai intégré au dossier que je vais vous remettre, des coupures de presse du Monde. Dans mon interview, vous constaterez que je demande une enquête, car sans cela, le redémarrage n’était pas celui d’un outil de recherche, mais bien d’un outil dont la fonction première était la production d’électricité. Je n’ai pas débattu avec le ministre de l’industrie, mais j’ai débattu avec Alain Juppé qui aurait souhaité court-circuiter l’enquête publique. Il voulait que je signe le décret sans enquête publique et j’ai refusé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ainsi, vous n’avez pas discuté avec le ministre en charge de l’industrie ?

Mme Corinne Lepage. Non.

M. Antoine Armand, rapporteur. C’est un peu surprenant.

Mme Corinne Lepage. Tout se passe directement avec le Premier ministre. Le décret devait être cosigné par le Premier ministre, le ministre de l’industrie et moi-même, peut-être même par d’autres personnes.

J’ai informé le Premier ministre que je ne signerai pas le décret un vendredi soir. J’ai parlé à Monsieur Gourdault-Montagne, car le Premier ministre était à Bordeaux. Je lui ai indiqué que je ne signerai pas le décret, mais que s’il souhaitait que je dépose ma démission, j’étais prête à l’offrir immédiatement.

J’estimais que je ne pouvais signer ce décret, non parce que j’avais défendu Creys-Malville, mais parce que dans le cadre d’un redémarrage immédiat, il ne s’agirait plus d’un centre privilégiant la recherche, mais bien, d’une centrale de production d’électricité. Je considérais que je ne défendais pas la sûreté des Français en acceptant cela. Alain Juppé a donc saisi le Conseil d’État pour lui demander s’il était possible de prendre un nouveau décret concernant simplement la recherche. Je lui ai dit que l’application de l’arrêt du Conseil d’État ne le permettait pas. Nous n’aurons jamais la réponse, monsieur le rapporteur, car nos successeurs ont décidé de fermer Creys-Malville et ont demandé au Conseil d’État de ne pas rendre son avis.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ainsi, vous exposez au Premier ministre Alain Juppé, les trois solutions qui vous paraissent raisonnables, dont un redémarrage sec faisant fi d’une nouvelle enquête publique, auquel cas vous remettriez votre démission. La deuxième option ne prévoit aucune action tandis que la troisième est une nouvelle enquête publique, celle que vous préconisez.

Si j’ai bien compris vos propos, Alain Juppé, Premier ministre à l’époque, refuse de lancer une nouvelle enquête publique.

Mme Corinne Lepage. Il demande au Conseil d’État s’il est obligé de mener cette enquête. Encore une fois, je souhaite me montrer claire, monsieur le rapporteur : je n’ai pas demandé la fermeture de Creys-Malville, mais bien une nouvelle enquête. Dans la coupure du Monde figure la phrase suivante : « Madame Lepage demande à Monsieur Juppé une enquête publique sur Superphénix. »

Mme Olga Givernet (RE). Merci, madame la ministre, pour votre exposé et pour vos réponses. Vous avez évoqué au tout début que la durée de vie des centrales nucléaires était estimée à trente ou quarante ans. Vous avez également dit cinquante ou soixante ans. Députée de l’Ain, je suis concernée par la centrale du Bugey pour laquelle vous portez un recours au nom de la République, du canton et de la ville de Genève.

Mme Corinne Lepage. Le recours est également au nom des citoyens français.

Mme Olga Givernet (RE). Pourtant, vos propos laissent penser que les centrales nucléaires peuvent aller au-delà des trente ou quarante ans évoqués. Une demande d’EPR2 a été formulée sur cette centrale ; que pensez-vous du renouvellement des réacteurs et des centrales ? En tant que ministre, comment avez-vous envisagé cette fin des réacteurs ? Existait-il une volonté de renouvellement sur les installations ? À mon sens, les accidents nucléaires ont permis de renforcer la sûreté nucléaire et d’ailleurs, les technologies ont permis de détecter les corrosions sous contrainte.

Au titre de l’OPECST, je porte un rapport sur la sobriété, que vous avez évoquée, concernant la politique de maîtrise de l’énergie. Selon vous, quels sont les points à remettre en perspective, peut-être également pour cette commission d’enquête, en matière de maîtrise de l’énergie et des dispositions prévues par la loi LAURE qui n’ont toujours pas été appliquées ?

Mme Corinne Lepage. Tout d’abord, en 1995, la question de la durée de vie des centrales ne se posait pas. La plus vieille avait divergé en 1978, et n’avait pas vingt ans. La question est véritablement abordée pour la première fois dans le rapport de l’OPECST de 1999 – j’avais donc quitté mes fonctions – concernant la rente nucléaire et le renouvellement. Nous pensions à l’avenir et à l’EPR, mais à l’époque, il n’était pas question d’envisager un délai supérieur à trente ans.

La durée de vie de quarante ans est déjà là : la centrale du Bugey date de 1978. Dans le rapport de l’OPECST de 1999, Messieurs Galley et Birraux affirment très clairement que les centrales ont été conçues pour trente ans et à l’époque, c’était effectivement la durée de vie prévue, même si notre dispositif juridique ne prévoit pas de délai de validité des autorisations de centrale nucléaire. Toutefois, des visites décennales doivent avoir lieu ainsi qu’une enquête publique obligatoire au-delà de quarante-cinq ans. D’ailleurs, j’ai cru comprendre qu’il était question de remettre cette disposition en cause.

Les dispositions communautaires de la directive sur la sûreté nucléaire fixent un certain nombre de règles. L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne soumet le renouvellement des centrales de Doel en Belgique au-delà de quarante ans à une étude d’impact. Il est normal que nos centrales de béton et d’acier vieillissent et, à mon sens, plus l’on attend, plus le risque augmente.

Il est très important que l’ASN ait les moyens d’effectuer son travail convenablement et qu’EDF ait les moyens d’entretenir nos réacteurs. En effet, nous devons posséder des capacités entre le présent et le moment où seront éventuellement mis en place les EPR2, car même si les énergies renouvelables montent en puissance à hauteur de 40 % en 2030, la part de nucléaire reste très significative, à hauteur de 60 %.

En tant que citoyenne, je ne suis pas favorable à un nouveau réacteur, mais je n’assure plus aucune fonction politique et ce n’est pas à moi de décider. Comme je l’ai expliqué un peu plus tôt, ce choix financier et économique me paraît vraiment redoutable. Dans le monde, personne n’atteint un niveau similaire à celui de la France, à hauteur de 70 % d’électricité nucléaire.

Il est rassurant que l’Assemblée se préoccupe de la sobriété, sujet très important. Comment passer de l’efficacité à la sobriété ? Jusqu’à présent, nos efforts d’efficacité n’ont pas fait leurs preuves.

L’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) a été créée dans les années 1970. Des actions ont été menées en 1973, mais la politique adoptée par la suite a été de se montrer riche et prolixe en matière d’électricité, non de se préoccuper de l’efficacité. Ainsi, nos concitoyens découvrent avec stupéfaction le terme de « sobriété ». Or, elle constitue une incontournable et remarquable source de transformation économique et technologique. Il s’agit de vivre différemment, pas moins bien. Ce concept me paraît donc très stimulant.

M. Frédéric Falcon (RN). J’ai écouté avec attention votre plaidoyer quasi religieux pour les énergies renouvelables, qui confirme nos craintes concernant votre participation dans la minoration de la part du nucléaire dans le mix énergétique français. Vous portez une part de responsabilité dans la situation énergétique désastreuse actuelle de la France, comme le montrent plusieurs décennies de votre combat qui semble aller dans ce sens. Votre cabinet d’avocat est une référence dans le conseil auprès des producteurs éoliens, votre client le canton de Genève attaque la centrale de Bugey et nous nous interrogeons également sur votre argumentation pour justifier la fermeture de Superphénix en mettant en avant des problèmes de sûreté, ce qui ne semble pas être la position de tous.

Compte tenu de tout cela, madame Lepage, nous pensons que, par idéologie, vous avez joué un rôle moteur dans le dépeçage de la filière nucléaire française et votre exposé aujourd’hui semble le confirmer.

Mme Corinne Lepage. Je vous entends, monsieur le député. Nous sommes heureusement en démocratie. Ainsi, vous avez le droit d’adopter cette position et j’ai le droit de penser autre chose. En tant que ministre, je n’ai pas participé à la réduction de la filière française et je pense m’être largement expliqué sur ce point. J’ai même plutôt encouragé l’EPR.

Par ailleurs, vous m’imputez mes activités professionnelles, mais je pense que la défense de quelque personne que ce soit et de quelque manière que ce soit fait partie de la démocratie. Qui plus est, le Conseil d’État m’a souvent donné raison.

Je défends le renouvelable, mais pas de façon religieuse. J’espère justement avoir prouvé que mon approche était pragmatique et rationnelle. Je pense que les énergies renouvelables profitent à notre pays, mais je n’ai pas de religion sur le sujet et j’ai d’ailleurs défendu très peu d’éolien. Je défends davantage de projets solaires ; j’aide au montage de projets solaires en France et j’en suis extrêmement satisfaite.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Nous avons auditionné un certain nombre d’autres personnes avant vous pour identifier la vulnérabilité française, puisqu’il est question de souveraineté et d’indépendance énergétique, notamment concernant le poids du nucléaire. Vos propos ont confirmé que notre réglementation thermique était moins probante et qu’une surconsommation d’électricité a entraîné une dépendance sur les pics.

Je souhaite vous interroger sur la place des lobbys nucléaires, dont vous parlez dans plusieurs ouvrages. En tant que ministre, j’imagine que vous les avez côtoyés. Dans votre propos introductif, vous avez souligné que les décisions étaient prises par EDF et non par l’État. Vous y avez également fait référence dans le cadre de vos fonctions au Parlement européen, où se sont tenus de nombreux débats, notamment sur la taxonomie.

Par ailleurs, il me semble nécessaire d’avoir un débat rationnel et apaisé sur la question du nucléaire. Vous avez évoqué les pages de publicité contre les énergies renouvelables le week-end dernier, mais également les trolls dont je viens de découvrir la puissance. Nous avons interrogé des responsables de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN) qui n’ont pas souhaité faire preuve de transparence sur leurs moyens, leurs contributeurs ou leur conseil d’administration.

J’ai reçu moi-même de nombreux ouvrages de la Voix du nucléaire. Comment mener un débat apaisé en France sur le nucléaire, compte tenu de la puissance des lobbys et de leurs croyances absolues et ferventes sur le sujet, en contradiction avec les faits ?

Ma deuxième question concerne la dépendance française et la voie unique sur le nucléaire. Nous rencontrons des difficultés en matière d’efficacité énergétique, avec un retard considérable sur le renouvelable. Notre dépendance est également extérieure : vous avez évoqué la Russie et j’ai moi-même interrogé la ministre de l’énergie. Aujourd’hui, l’embargo sur les produits énergétiques ne concerne pas le nucléaire.

Nous avons également interrogé Madame Lauvergeon concernant les leucémies infantiles à La Hague. Elle nous a indiqué qu’il n’y avait rien et qu’elle avait placé des caméras pour s’en assurer.

Je m’interroge aussi sur la question de Tchernobyl et du « nuage qui n’a pas passé les frontières ». Comment le lobby nucléaire peut-il influencer le non-résultat des études épidémiologiques qui devraient être menées en bonne et due forme ?

Comment se fait-il qu’en France, on soit persuadé que c’est grâce au nucléaire que l’énergie est peu chère ? Vous avez exposé les faillites de la filière nucléaire française : la sous-traitance, la guerre entre Areva et EDF et le fait de miser la rente nucléaire dans l’export, qui s’est avéré catastrophique du fait de nos liens à des contrats extrêmement dangereux d’un point de vue économique et financier.

Enfin, le projet de loi de relance nucléaire est préoccupant, car il prévoit un allègement des normes de sécurité. Plusieurs des personnes que nous avons auditionnées nous indiquent que ces normes de sûreté accrues empêchent le fonctionnement des réacteurs, alors qu’il existe des problématiques. Ainsi, vous avez évoqué l’ASN et sa visite des usines de fabrication d’Italie. En outre, EDF ne transmet pas les informations et les défauts de fabrication, malgré les risques que nous constatons aujourd’hui.

Mme Corinne Lepage. Le lobbying nucléaire est un sujet délicat, car le nucléaire en France est lié à l’organisation même de l’État. Ainsi, le lien étroit entre nucléaire civil et nucléaire militaire ainsi que l’importance globalement accordée au nucléaire dans les politiques françaises dépassent le lobby. Dans mon livre L’État nucléaire, j’ai essayé d’apporter des explications et j’ai montré les intérêts croisés qui apparaissent dans le cadre d’une étude du conseil d’administration des grands groupes français ainsi que les influences sur le plan politique.

Dès le jour de ma nomination en tant que ministre, j’ai fait face à des coups bas, notamment un débat autour du Code de l’environnement qui a été monté de toute pièce lorsque le Conseil d’État a rendu sa décision sur Creys-Malville. Vous avez raison de parler des trolls. Leurs attaques sont très nombreuses et c’est insupportable. Mon article dans Le Monde a attiré 150 000 vues, mais a également suscité des « immondices » à mon égard. Il est très difficile de discuter dans ce contexte d’hystérie.

Je m’interroge lorsqu’un ancien député dit à une de mes collaboratrices qu’on devrait faire disparaître tous les avocats qui défendent des causes antinucléaires. J’estime avoir fait preuve de rigueur et d’honnêteté dans mes actions, mais ce type de propos n’est pas agréable.

Les questions méritent d’être posées. Ainsi, il convient de s’interroger sur les coûts relatifs du renouvelable et du nucléaire, quand l’un s’établit à 4 centimes et l’autre à 12 centimes et que l’on s’engage pour soixante ans. Il ne s’agit pas d’une lutte religieuse. Les analyses rationnelles amènent à une situation ou à une autre.

Enfin, notre dépendance est importante et ne peut être passée sous silence, de même que la situation au Niger, au Kazakhstan, en Ouzbékistan ou encore au Mali.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous reprenons notre commission d’enquête suspendue pour un scrutin public dans l’hémicycle qui a connu quelques problèmes techniques. Madame Laernoes, je vous propose de synthétiser votre question afin de reprendre le débat.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Ma première question portait sur le poids des lobbies du nucléaire dans les différentes fonctions que vous avez occupées. Votre position était singulière au sein des Républicains sur ce choix et vous pourrez peut-être également apporter des éléments sur la situation en 2017 et le débat sur l’écologie et le nucléaire, puisque vous êtes ensuite sortie de l’équipe d’Edouard Philippe.

Vous aviez commencé à me répondre sur la dépendance de la France aux pays extérieurs, le Niger et le Kazakhstan.

Je vous ai également interrogée sur la rente nucléaire, la surcapacité et l’opacité du nucléaire ainsi que ses conséquences sur la santé. Vous avez évoqué les leucémies à La Hague, et des problèmes de thyroïdes, notamment liés à Tchernobyl, ont été étudiés dans d’autres pays européens. Tel n’a pas été le cas en France, car il semble que le nuage se soit arrêté aux frontières.

Mme Corinne Lepage. Je vous ai répondu sur le lobby en tant que ministre. Je n’ai jamais fait partie d’un parti politique et j’appartenais au gouvernement au titre de la société civile.

Le sujet du nucléaire a effectivement été abordé au Parlement européen. Après Fukushima, j’ai interrogé le commissaire à l’énergie sur ce sujet. Il m’a répondu qu’il serait préférable que je me concentre sur la sécurité des centrales nucléaires en France.

Comme je l’ai indiqué, notre dépendance au Kazakhstan, à l’Ouzbékistan et au Niger est problématique. Nous sommes également dépendants du Canada, dans une moindre mesure.

J’ai répondu assez longuement à monsieur le rapporteur concernant la rente nucléaire et la surcapacité. Cette dernière existait dans les années 1990 et a entraîné la surconsommation de l’électricité en France, avec des problèmes de pointe qui ont coûté très cher à EDF. Notre consommation présentait un risque majeur cet hiver, car nous importons beaucoup. Nous n’avions pas la certitude que nos voisins produiraient assez d’électricité pour nous en vendre alors que leur propre consommation augmentait, même si nous représentons 50 % de la pointe, un taux considérable.

L’histoire de la santé environnementale m’intéresse depuis trente ans. Vous constaterez que mon décret de compétences inclut la santé et l’environnement, ce qui était tout à fait nouveau. J’ai dû réagir sur les sur-cas de leucémie à La Hague, signalés dans l’étude du professeur Viel et confirmés dix ans plus tard par une autre étude dont j’ai oublié l’auteur. Ses conclusions étaient identiques. Une classe d’âge déterminée était particulièrement touchée par les leucémies.

Lors de mon arrivée aux Pays-Bas après l’accident de Tchernobyl, j’ai été accueillie avec d’énormes parapluies, destinés à me protéger de la pluie radioactive. Christian Huglo et moi-même défendions la province de la Hollande et les wateringues sur la pollution du Rhin. On nous a communiqué tous les chiffres d’augmentation de la radioactivité dans les fleuves frontaliers qui n’ont convaincu personne, jusqu’à ce que Corine Lalo, journaliste chez TF1, présente deux salades de part et d’autre de la frontière au journal de 20 heures et interroge sur les raisons pour lesquelles l’une était comestible tandis que l’autre ne l’était pas.

En 1996, j’ai sorti les premiers chiffres sur la radioactivité en France à la suite de Tchernobyl. La même année, nous avons soigné en France 800 enfants ukrainiens ou biélorusses qui souffraient d’un cancer de la thyroïde. Ils repartaient ensuite dans leur pays sans les médicaments nécessaires et j’avais obtenu de la part des laboratoires français 800 médicaments pour un an. Un convoi de la Croix-Rouge qui partait de Notre-Dame a emporté les médicaments pour ces enfants contaminés. Ainsi, la France reconnaissait indirectement l’existence d’un problème. Il est vrai qu’il existe un problème sur les études de santé, mais il dépasse largement le cadre de la commission. François Damerval et moi-même nous nous sommes rendus à Fukushima City en août 2011 et les mères de famille se plaignaient de l’absence d’étude de suivi de la morbidité.

Enfin, je ne suis pas favorable à l’allègement des normes de sûreté nucléaire, d’autant plus que nos centrales vieillissent. Par ailleurs, il existe des règles communautaires Euratom et Union européenne et un allègement rencontrerait des oppositions, car de nombreuses centrales sont proches de nos voisins : Chooz, avec la Belgique ou encore Bugey, avec la Suisse.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, madame Lepage. Encore une fois, je vous prie de bien vouloir excuser les circonstances un peu rocambolesques de la fin de notre audition. Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à notre commission d’enquête.

Mme Corinne Lepage. C’est tout à fait normal. Je vous ai répondu avec franchise. Je vous ai remis un certain nombre de documents et je vous les communiquerai rapidement sous forme numérique.

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30.   Audition de M. Pierre-Marie Abadie, Directeur Général de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) (10 janvier2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Abadie, merci d’avoir accepté de venir répondre aux questions des membres de cette commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France.

Depuis 2014, vous dirigez l’ANDRA qui est un EPIC, dont le Conseil d’administration compte parmi ses membres deux parlementaires. Les activités de l’ANDRA sont financées en grande partie par des producteurs de déchets radioactifs, tels qu’EDF, Orano et le CEA.

Pour les exploitants d’installations nucléaires, cette implication financière prend la forme d’une taxe additionnelle à la taxe INB, dont le montant est loin d'être négligeable, puisqu’il peut atteindre plusieurs millions d’euros par réacteur et des provisions constituées généralement sous la forme d’actifs dédiés.

Dans un rapport de la Cour des comptes de 2005, celle-ci observait que le montant des provisions pour démantèlement et fin de cycle, estimé en 2003 à 63 milliards d’euros pour Areva, EDF et le CEA, pouvait connaître une évolution à la baisse grâce à la mise en œuvre de techniques plus performantes et aux réacteurs de nouvelles générations, ainsi qu’une évolution à la hausse en cas de renforcement des exigences de l’ASN.

Avant la suspension des travaux de notre assemblée pour Noël, nous avons entendu monsieur Patrick Landais, en sa qualité de haut-commissaire à l’Énergie atomique. Celui-ci a insisté sur le caractère exemplaire de la filière nucléaire qui couvre l’ensemble du cycle de l’amont à l’aval. Cette exemplarité vaut à l’égard des autres filières nucléaires nationales, mais aussi à l’égard de la plupart des autres filières industrielles.

La gestion de l’aval du cycle a été une préoccupation constante des pouvoirs publics et des opérateurs dès le déploiement de la filière nucléaire civile en 1979, puis la loi Bataille de 1991 a fait de l’ANDRA une entité détachée du CEA.

Un plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) a été créé par la loi de 2006, tandis qu’en 2016 une loi a précisé les modalités de création d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde pour les déchets de haute et moyenne activité à vie longue (le laboratoire expérimental de Cigéo).

L’ANDRA assume à la fois des missions liées à la gestion industrielle de ces déchets, à la recherche et à l’information du public, avec notamment la publication d’un inventaire exhaustif. Cet inventaire permet d’assurer un suivi précis, mais n’a cependant pas vocation, en principe, à fournir des données prospectives en lien notamment avec le scénario établi par RTE ou les orientations définies par la PPE, ou destinées à informer les exploitants des charges à provisionner à moyen terme.

La dimension industrielle de l’aval du cycle nucléaire offre de nouvelles perspectives, notamment en matière d’emploi, même si elle pose la question de la gestion éventuelle des déchets étrangers. Nous pouvons également nous demander si la réglementation européenne, notamment la directive 2011, prend en compte cette dimension industrielle.

S’agissant de l’information du public, plusieurs organismes interviennent en même temps. Se questionner sur le rôle de chacun serait probablement nécessaire.

Avant vos fonctions actuelles, vous avez été, monsieur Abadie, directeur de l’énergie au ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie de 2008 à 2014.

En vertu de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, voulez-vous bien prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Je vous prie de bien vouloir lever la main droite et de dire : « je le jure ».

(M. Pierre-Marie Abadie prête serment).

M. Pierre-Marie Abadie, directeur général de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). J’ai débuté ma carrière au sein des directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE). J’ai par la suite intégré le ministère de l’Écologie, et la direction du Trésor. J’ai ainsi été conseillé pour les affaires industrielles du ministre de la Défense de 2002 à 2007, puis directeur de l’énergie de 2007 à 2014, à une époque marquée par le Grenelle, les conséquences de la crise de financière de 2008, la bulle photovoltaïque ou encore la loi Nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) avec la création du marché de capacité et la mise en place de l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH). Cette période a également été marquée par les premiers débats autour du « 50 % 2025 ». Des événements ont aussi eu lieu dans le domaine gazier, avec le développement du gaz naturel liquéfié (GNL), ou encore des retournements de marché assez spectaculaires avec le gaz de schiste.

Je suis actuellement directeur général de l’ANDRA depuis huit ans. Je suis haut fonctionnaire. À travers cette carrière de haut fonctionnaire, j’ai toujours été guidé par quatre exigences.

La première exigence était de m’appuyer sur des analyses techniques, aussi solides que possible, y compris en mobilisant le monde académique. Nous avons ainsi mobilisé des économistes sur les questions de « market design », ainsi que des experts en décortiquant les différents modèles prospectifs qui commençaient à se mettre en place lorsque j’étais directeur.

La deuxième exigence est de « dire les choses ». Il s’agit d’un devoir d’honnêteté vis-à-vis de nos ministres. Nous avons toujours veillé à indiquer notre point de vue, y compris quand cela n’était pas agréable. Nous avons ainsi expliqué que les tarifs devaient augmenter, lorsque l’investissement avait repris au sein du parc, ou que le développement du photovoltaïque devait prendre fin face à la bulle spéculative.

La troisième exigence est d’être force de proposition. J’ai ainsi proposé des réformes comme la loi NOME ou le mécanisme de capacité (qui est typiquement une proposition des services de l’État).

Enfin, la fonction de directeur de l’administration centrale exige de la loyauté, notamment vis-à-vis de ses ministres, lorsque les décisions sont prises.

Dans la suite de mon propos, je parlerai tout d’abord de l’ANDRA, puis je reviendrai par la suite sur la réforme du marché de l’électricité, en la replaçant dans son contexte.

L’ANDRA est un établissement public, sous la tutelle du ministère de l’Énergie. Il s’agit d’un exploitant nucléaire. Nous exploitons des sites de stockage pour les déchets de faible et moyenne activité, depuis près de 40 ans, historiquement dans la Manche et maintenant dans l’Aube. Nous sommes aussi un organisme de recherche. Nous pilotons et intégrons de la recherche réalisée par les différents établissements publics et par le monde universitaire français et international, afin d’obtenir une base scientifique et technique pour les projets et les sites que nous exploitons. Dans ce contexte, nous exploitons le laboratoire souterrain. Enfin, nous sommes maîtres d’ouvrage d’un certain nombre de projets, dont le principal et le plus emblématique est le projet Cigéo (stockage des déchets de haute et moyenne activité).

Nous sommes pratiquement intégralement financés par les producteurs, au nom du principe « pollueur-payeur ». Nous sommes également une agence d’appui aux politiques publiques, avec une petite part de financement public. Nous réalisons l’inventaire dans ce contexte (inventaire des déchets déjà produits et inventaire prospectif selon différents scénarios contrastés d’évolution de la politique énergétique).

D’autre part, nous exerçons quelques activités de service public, notamment de gestion de sites pollueurs orphelins.

Cette stratégie des déchets s’inscrit dans le cadre régulatoire du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. Sa gouvernance est riche avec la tutelle du ministère, le cadrage stratégique du PNGMDR et l’implication forte du Parlement, notamment de l’OPECST. Enfin, cet exercice se traduit par une comitologie importante autour du PNGMDR, mais aussi autour de la transparence dans la sûreté nucléaire. L’ANDRA est présente dans toutes ces instances et nous sommes systématiquement sollicités et associés aux évolutions et constructions des politiques énergétiques. Nous fournissons les éléments d’analyse et sommes associés aux grandes décisions.

La France peut clairement être fière de sa politique de gestion des déchets radioactifs. Dans les évaluations internationales, les revues par les pairs (ARTEMIS notamment) et la revue régulière qui se tient dans le cadre de la convention commune au sein de l’AIEA, la politique française et les initiatives font systématiquement l’objet de points forts. Aucun point sensible ou fragilité n’est évoqué dans le système, notamment autour de l’inventaire, de l’agence indépendante, de l’autorité indépendante et encore du cadre programmatique du PNGMDR. Pour chaque déchet, nos plans d’action sont systématiquement jugés crédibles.

L’un des grands enjeux en matière de gestion des déchets est l’engagement de Cigéo. L’objectif n’est pas de construire Cigéo précipitamment. Ce projet, au long cours, se déroulera sur quatre générations. L’enjeu est d’arriver, au stade de maturité scientifique et technique actuel, à enclencher le processus qui amènera à commencer la construction, puis à progressivement le développer. Nous avons débuté cette démarche avec le dossier de déclaration d’utilité publique et le décret d’utilité publique signé en juillet dernier, et le processus se poursuivra dans les prochains jours avec le dépôt de la demande d’autorisation de création auprès de l’ASN (avec une période d’instruction de cinq ans). Cette instruction gagnera en maturité au cours du temps. Ce projet progressif et incrémental doit être engagé dès maintenant si nous voulons nous assurer de ne pas laisser les générations futures sans option le moment venu.

Le deuxième sujet consiste à traiter un certain nombre de déchets historiques, souvent regroupés sous le titre de « faible activité vie longue », dont une partie pourrait concerner un site à faible profondeur.

Enfin, le troisième enjeu vise à mettre en place les nouvelles capacités de très faible activité, et à optimiser globalement les filières existantes, en les complétant en capacités si nécessaire, ce qui est par exemple le cas pour les très faibles activités.

Un quatrième enjeu, dont l’ANDRA n’est pas responsable, est important pour la robustesse du système. Cet enjeu consiste à s’assurer que nous détenons bien les capacités d’entreposage dans la durée, de façon à pouvoir effectuer la jointure avec les capacités de stockage. Dans notre projet, les déchets de haute activité, issus du retraitement des combustibles, ne « descendront » pas avant les années 2080-2085. L’enjeu est donc de s’assurer que nous avons bien les capacités de stockage nécessaire. Le projet de piscine d’EDF s’inscrit d’ailleurs dans cette logique. L’ASN et la DGEC ont notamment la charge de ce sujet de vigilance collective.

En outre, le sujet du NNF – le nouveau programme nucléaire français – doit être évoqué. Les six EPR ont fait l’objet, dès le début de la réflexion, d’un travail sur les déchets. Une contribution de l’ANDRA a été reprise dans le rapport de synthèse qui a amené le gouvernement à engager la démarche sur ces six EPR. Cela montre l’absence d’élément rédhibitoire qui empêcherait leur prise en charge le moment venu. Ces déchets, similaires à ceux de l’EPR2, ne sont pas concernés par les questions de multirecyclage en REP. L’impact est variable en matière d’emprise, mais essentiellement selon les politiques de cycle mises en place.

Dans tous les cas, l’impact des six EPR supplémentaires est parfaitement gérable. En outre, cela conduit à un allongement de la durée d’exploitation, pouvant avoir un impact notamment sur les investissements de jouvence. Or, la logique de développement étant progressive et incrémentale, nous avons le temps de nous y préparer. La prise en charge des déchets de ces six EPR ne pose donc pas de difficultés. Nous pouvons d’ailleurs être fiers, au moment où nous engageons la réflexion sur les six EPR, de traiter l’ensemble des sujets, y compris celui des déchets.

Un autre sujet concerne Astrid et la fermeture du cycle. Ce sujet est source de débats passionnés et préciser certains éléments en matière de déchet semble nécessaire. La séparation-transmutation n’est pas une option qui permet d’éviter le stockage. Ce sujet a déjà été tranché depuis les 15 ans de recherche, entre 1991 et 2005, et a été clairement documenté dans le cadre des avis de l’ASN. La séparation-transmutation et les réacteurs RNR ne permettent pas de se dispenser du stockage. Cela permettrait de réduire l’emprise du stockage, en diminuant la thermicité (la chaleur des colis). Or, ce processus n’élimine pas tous les actinides mineurs ni les radionucléides les plus pénalisants.

Les RNR sont un enjeu d’économie de matière dans une perspective de nucléaire de long terme. Par ailleurs, la gestion des déchets ne justifie pas, à elle seule, l’investissement dans une nouvelle génération de réacteurs ni dans une nouvelle génération d’usines pour préparer les combustibles de cette génération IV.

Nous devons aussi apporter la garantie aux parties prenantes (autorité de sûreté et gouvernement) que nous saurons ajuster Cigéo en cas de changement de politique, au prix de nouvelles études et procédures. Nous devons démontrer notre capacité à nous adapter. Le dossier que nous remettrons comporte des études d’adaptabilité, afin de montrer que nous ne préemptons pas, en faisant Cigéo, la politique de cycle future.

Par ailleurs, nous étions, de 2007 à 2010, dans un contexte de prix de marché particulièrement élevés (prix du gaz et prix marginal élevé). Cette première difficulté avait conduit le gouvernement, avant mon arrivée, à rétablir de nombreux dispositifs tarifaires, dont le tarif réglementé et transitoire d’ajustement au marché (Tartam) qui était un dispositif de retour aux tarifs réglementés. En outre, une pression forte existait pour ne pas augmenter les tarifs, en période d’inflation faible. Cette période est celle de la gestation de la loi NOME.

De son côté, la période de 2010 à 2014 a été relativement extraordinaire, avec des prix extrêmement bas. Cette situation semblait impossible, puisque les prix sont restés inférieurs aux capacités les moins chères pendant plusieurs années. Nous ne pensions pas pouvoir nous situer durablement sous le coût du nucléaire historique.

Cette période s’explique par « l’encoche » dans la consommation liée à la crise financière de 2008 (avec une véritable destruction de demande).

D’autre part, énormément de surcapacités avaient été accumulées, car les énergéticiens européens avaient particulièrement investi dans des installations thermiques (des centrales au charbon en Allemagne pour remplacer les centrales nucléaires qui allaient fermer) et des centrales à gaz un peu partout, dans une perspective de forte croissance.

De plus, cette surcapacité accumulée a été entretenue et aggravée par l’injection massive de renouvelables, qui n’étaient pas exposés au risque de marché, étant financés par des tarifs ou des appels d’offres. La surcapacité a donc été creusée.

Cette période a été particulièrement longue et durable. Elle a donné lieu à des études et des rapports, tel celui remis par M. Pisani-Ferry en 2014, portant sur les dysfonctionnements du marché à l’époque. Tous les énergéticiens européens ont perdu des dizaines de milliards d’euros de valeur et ont fermé des dizaines de gigawatts de capacité pendant cette période de crise. Ces éléments de contexte sont indépendants de la loi NOME et du contexte français en particulier.

Le deuxième élément concerne le nucléaire, avec plusieurs phases. Une phase d’enthousiasme est apparue entre 2006 et 2011, et correspondait à une reprise d’investissements sur le parc existant, l’enjeu de la durée de vie ayant été clairement identifié. Areva avait d’ailleurs une vision trop optimiste en matière de nombre de réacteurs remplis. L’administration de l’époque tentait plutôt de tempérer l’enthousiasme collectif sur ces sujets.

Fukushima en 2011 représente un véritable retournement, avec deux enjeux pour les pouvoirs publics et les acteurs. Le premier enjeu était de tirer les enseignements de cet accident, avec la réalisation des « stress tests » sous l’autorité de l’ASN, et les décisions d’investissement, d’équipement et de renforcement de sûreté qui en ont découlé. Le second enjeu était de reconstruire la confiance.

En parallèle de Fukushima sont apparues les difficultés sur la conduite des projets. Les difficultés sur OL3 (Olkiluoto) ont été initialement expliquées par le manque d’expérience d’ensemblier d’Areva dans le domaine. Puis les premières difficultés sur Flamanville sont arrivées et étaient, dans un premier temps, considérées comme des « péripéties ». Dans les premières années, les incidents trouvaient toujours une explication, sans forcément être raccrochés à une cause plus systémique, dont la meilleure analyse a été donnée par le rapport de M. Jean-Martin Folz.

Ces éléments de contexte dans l’énergie et le nucléaire permettent de mieux comprendre le chemin de l’ARENH. L’objectif de l’ARENH en 2007 était clairement de protéger les consommateurs, en leur faisant bénéficier de la « rente nucléaire » (rente inframarginale), avec un nucléaire nettement moins cher que les centrales à gaz. Cette démarche devait s’effectuer en conciliant l’ouverture du marché dans lequel nous nous étions engagés et en préservant l’intégrité du groupe EDF. Le contexte n’était pas celui du renouvellement du parc. Nous n’étions donc pas dans des logiques d’investissement, mais dans des logiques d’allongement de durées de vie et donc de rénovations lourdes. Enfin, nous devions sortir des dispositifs d’urgence, avec notamment le Tartam.

Par ailleurs, nous ne pouvions pas sortir du marché européen, car ce dernier existait déjà, avant même l’ouverture des marchés. Or, la France, totalement interconnectée, ne peut pas s’isoler du reste du marché. Cette situation permet d’ailleurs d’exporter quand les quantités sont trop importantes et d’importer dans la situation inverse. La première des sécurités est l’interconnexion. Nous devions donc rester dans le marché européen. La situation espagnole est très différente car ce pays est peu connecté. De surcroît, la majorité des États membres s’orientait vers l’ouverture des marchés.

En outre, capter la rente nucléaire était intéressant, car le nucléaire était nettement moins cher que le marché. Nous devions donc permettre aux consommateurs (particuliers et industriels) de bénéficier de cette rente.

À certains égards, nous sommes revenus dans une situation quelque peu identique actuellement, avec des prix très élevés et la nécessité de faire bénéficier les consommateurs français de la compétitivité de leur parc nucléaire (lorsque le niveau de production se sera redressé).

Nous avons travaillé sous l’égide de la Commission Champsaur qui a fait appel à des économistes, à des experts, ainsi qu’à des parlementaires sur une base bipartisane. Les auditions ont duré quatre mois, à un rythme soutenu. Nous sommes notamment arrivés à la conclusion que l’ouverture de la concurrence ne pouvait pas se faire sans nucléaire, dans un contexte où nous n’investissions pas à court terme. Néanmoins, plusieurs acteurs indiquaient leur volonté d’investir ultérieurement en France ou à l’étranger dans le nucléaire. Le nucléaire pouvait donc être considéré comme une sorte d’infrastructure essentielle, dont l’accès devait être ouvert aux concurrents, dans des conditions de couverture de coûts complets.

Plusieurs options ont été envisagées, notamment celle de la vente sur le marché et de la taxation (capter la rente et la redistribuer). Ce dispositif, probablement le plus vertueux d’un point de vue économique, n’a pas été retenu, car il posait un risque de « mauvaise gouvernance ». Nous avons donc opté pour un dispositif « physique », ce qui a amené à la construction de l’ARENH.

La deuxième caractéristique de l’ARENH était son prix de vente, qui a donné lieu à de nombreux débats avec EDF, in fine non conclusifs. Différents modèles existaient, avec le coût de renouvellement de long terme qui était le plus logique dans une démarche de renouvellement. Or, cette possibilité a été écartée, car le renouvellement était lointain et le dispositif que nous mettions en place était justement transitoire.

Le modèle de rémunération de base d’actifs existait également. L’idée était de prendre une base d’actifs et de la rémunérer. Néanmoins, cette démarche était difficile à mettre en place, car le parc avait été en grande partie remboursé dans les années 90. Une réévaluation conventionnelle de la base d’actifs était donc nécessaire. Or, cette réévaluation était difficilement justifiable.

La troisième méthode était celle des coûts courants économiques, qui avait été élaborée avec monsieur Champsaur. L’idée était de couvrir l’ensemble des coûts d’EDF pendant la période de régulation (exploitation, investissement dans l’allongement de durée de vie, et investissement post-Fukushima). Ce modèle était plutôt « confortable » pour EDF, car tout était payé sur la période de régulation d’une quinzaine d’années, alors même que l’allongement de durée de vie allait s’étaler sur 10 ou 20 ans. En théorie, l’ARENH devait donc tout financer, y compris le grand carénage et le « post-Fukushima ». Par la suite, ce qui a posé problème, ce n’est pas l’estimation du coût du grand carénage me semble-t-il mais la difficulté à tenir industriellement le calendrier du programme des visites décennales et de maintenance.

Enfin, la loi prévoyait la possibilité de signer des contrats de long terme qui impliquaient un partage de risques entre EDF et les signataires, pour obtenir un prix moins cher que le prix régulé (sans risque). Les accès que nous avions au nucléaire étaient fixés en fonction des parts de marché (prévisionnelles, puis effectives) des concurrents d’EDF. Cette démarche permettait de s’assurer que le courant obtenu à un prix « nucléaire » était bien destiné à des consommateurs français. Dans le cas contraire, un correctif de prix permettait de récupérer l’avantage transféré.

L’ARENH ne prévoyait pas de traiter le nouveau nucléaire. Nous devions continuer à travailler sur le « market design » européen et sur les mécanismes de couverture des futurs réacteurs. Nous avions d’ailleurs été impliqués dans la mise en place des dispositifs équivalents au Royaume-Uni. Nous avions aidé à défendre le dispositif britannique auprès de la Commission européenne à l’époque (avec les « contracts for difference »).

La rente « inframarginale » est bien revenue au consommateur. Le dispositif a fait en sorte que le consommateur, in fine, bénéficie de prix de marché ou de tarifs bas.

En revanche, trois éléments ont mal fonctionné. Premièrement, nous n’avions pas envisagé de fluctuations de prix importantes, avec notamment des prix, pendant une longue période, inférieurs à la capacité la moins chère (le nucléaire historique). Cette situation semblait impossible. Les acteurs ont d’ailleurs mis du temps à comprendre pourquoi, l’effet de la crise passé, les prix ne remontaient pas, malgré la fermeture de capacités. Cette situation a offert un droit d’option gratuit aux concurrents d’EDF, pour éventuellement venir se servir en fonction des prix de marché et des prix du nucléaire. Cette situation a été perturbante et pénalisante financièrement pour EDF, car de la valeur finissait chez les fournisseurs alternatifs, de manière indue. Le dispositif n’avait clairement pas prévu une telle situation.

Nous pensions avoir choisi le dispositif qui, en matière de régulation, était le plus robuste et le plus facile à mettre en place. Or, le gouvernement et EDF (puis après la Commission européenne) ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur le décret qui permettrait de fixer, dans la durée, le prix de l’ARENH. Ce prix a initialement été fixé à 42 euros. Dans notre perception, ce prix correspondait approximativement au coût complet couvrant notamment le grand carénage et le « post-Fukushima ». Or, cette approximation nécessitait la mise en place d’un dispositif de rajustement dans la durée.

L’incapacité à sortir du décret a été réellement pénalisante, car nous n’avons pas pu nous ajuster au coût réel du grand carénage. De plus, nous n’avons pas pu tenir compte de l’inflation ni du coût réel des investissements post-Fukushima. En outre, cela n’a laissé aucun espace économique offrant un intérêt à signer des contrats de long terme par ailleurs.

La troisième difficulté est arrivée plus tardivement. Le système n’étant pas totalement robuste et automatisé, le plafond de l’ARENH a été atteint avec la diminution du nucléaire et la progression des parts de marché des concurrents. Une décision difficile devait donc être prise, entre remonter le plafond de l’ARENH ou réaugmenter artificiellement les tarifs pour éviter de créer un « ciseau tarifaire » (situation où l’égalité de traitement entre les alternatifs et EDF ne serait plus assurée). Cette décision, probablement inévitable, a été prise tardivement et au pire moment. En effet, EDF avait déjà revendu toute son électricité et a dû la racheter à un prix extrêmement fort pour pouvoir la revendre à l’ARENH. Une part de rente a été prise à EDF, qui a également dû racheter le courant pour le revendre à un prix bas.

En présentant ces éléments, mon objectif n’est pas de défendre l’ARENH, mais de tirer des enseignements et de mettre en lumière les éléments qui ont plus ou moins bien fonctionné.

Ce type de dispositif a pour objectif de restituer la performance du nucléaire au consommateur. Encore faut-il bien s’assurer que tous les consommateurs puissent réellement en bénéficier dans la durée. Or, ce que nous avions obtenu de la Commission européenne à l'époque, avec la prise en compte des consommateurs industriels, ne pourrait probablement plus être accepté de nos jours.

Par ailleurs, les dispositifs doivent être robustes face à des retournements forts et durables des marchés et à des ruptures technologiques. Dans ce contexte, notre idée initiale d’avoir simultanément un dispositif physique et financier était probablement une erreur. Un dispositif exclusivement financier aurait probablement été préférable.

Enfin, il est nécessaire d’être vigilant sur les conditions de régulation, car les tentations et les injonctions contradictoires sont fortes. Nous souhaitons tous qu’EDF puisse investir et redresser son parc. Or, une pression extrêmement forte existe de la part de l’État régulateur pour ne pas remonter les tarifs quand cela est nécessaire. Cette question n’est pas d’actualité avec des prix anormalement hauts. Néanmoins, faire évoluer les tarifs est toujours compliqué quand l’exposition de l’État est trop importante. Les dispositifs doivent donc être relativement automatisés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez été directeur de l’énergie de 2007 à 2014. Vous occupiez donc cette fonction au moment du Grenelle. Une ancienne ministre de l’écologie a suggéré, lors d’une audition, que la loi Grenelle était en grande partie du « déjà vu », et avait déjà été anticipée et discutée, mais rarement mise en œuvre. Êtes-vous d’accord avec cette analyse, notamment sur l’intelligence des réseaux ou encore la préoccupation sur l’isolation ?

M. Pierre-Marie Abadie. Le secteur de l’énergie a connu une loi tous les deux ans ou trois environ, avec une importante loi tous les cinq ans. Aucune loi n’est donc totalement nouvelle, surtout dans un secteur extrêmement technique. Pour autant, le Grenelle constitue un moment fort pour l’enclenchement du développement des ENR. Des à-coups ont eu lieu sur les éoliennes que nous encouragions et soutenions. Or, des sujets d’acceptation existaient déjà à l’époque. Nous avons essayé, à chaque fois, de trouver le meilleur dispositif en matière de planification ou encore de réduction du risque juridique.

Le Grenelle a également permis le décollage du photovoltaïque. Des à-coups ont aussi eu lieu dans ce domaine, avec notamment un emballement, et la création d’une bulle, avec des projets extrêmement coûteux. Face à l’opportunisme et l’affairisme, nous avons même été contraints de stopper les tarifs en 2010, le temps d’améliorer la régulation et de mettre en place un dispositif plus robuste. Le Grenelle a donc été un moment fort et tous les sujets (hors nucléaire) ont été abordés. Cet événement a permis de mettre en place une vraie dynamique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pensez-vous que l’exclusion du nucléaire du Grenelle était une erreur, en a faisant un « objet à part » qui a été peu traité politiquement ?

M. Pierre-Marie Abadie. Je ne pense pas. Cette exclusion du nucléaire avait pour objectif de pouvoir discuter des autres sujets, dans un cadre plus serein. Pour autant, le nucléaire n’était pas oublié à cette époque, avec la mise en place d’un grand nombre d’actions. Cette période était marquée par un important enthousiasme sur le nucléaire, notamment à l’international. Nous étions d’ailleurs conscients que nos besoins de l’époque, en matière de consommation, ne justifiaient pas un grand programme en France. Nous avions Flamanville et nous pouvions éventuellement réussir à justifier Penly. Le président Gadonneix estimait que d’autres acteurs devaient être présents dans le nucléaire, notamment avec l’EPR, dans une logique collective et participative. Flamanville avait été ouvert à Enel et la participation d’E.ON était souhaitée. Nous avions également des partenariats avec les Allemands, les Italiens et le Royaume-Uni.

Le président Gadonneix était en revanche réservé à l’idée de mener de front de nombreux projets à l’international, considérant qu’il fallait se focaliser sur les pays susceptibles de pouvoir utiliser l’EPR.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment cette vision se conjuguait-elle avec la stratégie d’Areva qui semble opposée à cette description ?

M. Pierre-Marie Abadie. Un écart stratégique de vision existait effectivement entre EDF et Areva. La vision d’Areva était extrêmement optimiste, dans la perspective que le nucléaire allait se développer rapidement. Lorsque nous émettions des doutes du côté d’EDF ou des pouvoirs publics, nous étions accusés de vision malthusienne concernant l’export. Dans ce cadre, des anticipations du prix de l’uranium commençaient à apparaître, ce qui a favorisé des interventions plus ou moins réussies dans le secteur minier.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous décrivez des perceptions et des enjeux nucléaires divergents, avec d’une part EDF et l’État qui semblent d’accord sur la nécessité de travailler progressivement, de consolider des réseaux et de mettre en place du collectif, et d’autre part Areva qui se place dans une logique quelque peu « boulimique » à l’international. Pourquoi n’y a-t-il pas eu davantage d’interventions sur Areva à cette période ?

M. Pierre-Marie Abadie. Les deux approches étaient éventuellement compatibles si faire du nucléaire sans être électricien est une possibilité. Le nucléaire à l’international est basé sur ce modèle, avec des exploitants qui confient leurs projets à un constructeur clé en main. EDF avait de son côté une vision d’architecte ensemblier, d’exploitant nucléaire, tandis qu’Areva se plaçait dans une logique de vente aux électriciens qui exploitent par la suite. Au Japon, les électriciens ne sont pas des constructeurs. Rétrospectivement, lorsque nous regardons les difficultés d’Olkiluoto et la catastrophe de Fukushima, nous constatons que l’électricien doit parfaitement connaître son sujet en tant qu’exploitant nucléaire. Les deux modèles existaient à l’époque.

Par ailleurs, la volonté du président Proglio, de prendre le contrôle d’Areva, était surprenante en première analyse. L’idée qu’Areva soit contrôlée par l’électricien, dans un contexte pré-Fukushima, semblait aberrante. Si EDF contrôlait Areva, comment Areva pouvait-elle espérer vendre des réacteurs ?

Les deux visions n'étaient pas incompatibles. En revanche, l’intervention des pouvoirs publics était nécessaire pour la querelle des modèles de réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avec du recul sur cette période, quel regard portez-vous sur la question de l’ouverture des marchés et sur la vision que nous avons des interconnexions, dans des logiques d’échange à court terme ?

M. Pierre-Marie Abadie. Les décisions de rentrer dans l’ouverture des marchés étaient antérieures à 2007. J’ai dû constituer une minorité de blocage au moment de la deuxième vague de séparation des réseaux de l’opérateur historique, mais cela devait être la deuxième ou troisième directive. Une décision antérieure avait déjà été prise.

Je n’étais pas présent à cette époque, mais nous étions déjà interconnectés. Or, lorsque la majorité des États membres voulait entrer dans une logique de libéralisation, seules des minorités de blocage apparaissaient sur des points secondaires, sans une capacité de bloquer l’ensemble du dispositif. Néanmoins, des débats ont lieu à cette époque. Différents modèles existent, avec un certain nombre de « market design ».

À l’époque, cette construction était vue sous la forme de concurrence entre des producteurs thermiques, qui ont un niveau de rapport entre capex et opex relativement similaire (concurrences entre des centrales à gaz et à charbon). Les renouvelables étaient hors marché et le nucléaire constituait une « pièce étrange » dans ce contexte. D’ailleurs, les acteurs du nucléaire ont rencontré des difficultés en premier à partir de 2007, ce qui a entraîné la loi NOME. En effet, le nucléaire se traduit par beaucoup de capex et très peu d’opex.

À l’époque, ce « market design » constituait un moyen d’intégrer les marchés et de mettre en place le meilleur mécanisme d’allocation des moyens de production à court terme. De ce point de vue, la tarification au coût marginal (le marché fonctionnant au coût marginal de la dernière unité appelée) est un moyen efficace pour sélectionner la meilleure unité à appeler. Cela fonctionnait correctement dans une logique avec peu de capex. L’investissement était réalisé dans les centrales thermiques relativement facilement et la concurrence se faisait essentiellement dans ce domaine. Or, la mise en place de ce marché a pris 15 ans et le contexte a changé entre-temps.

Dans un monde où les capacités sont essentiellement des capex (sans opex), ce qui est le cas pour les renouvelables, cela ne fonctionne plus. Ce dysfonctionnement a commencé dans la période de prix bas, avec des temps de périodes de prix négatifs. En effet, dans un système comprenant un grand nombre de renouvelables à coût nul, les unités, qui ont du mal à s’arrêter, ont intérêt à tourner à prix négatifs. Ces prix négatifs étaient donc le signe que le marché fonctionnait bien. En revanche, le marché doit être pensé différemment dans une situation où seuls des coûts d’entrée (coûts de capacité) existent.

En parallèle de la loi NOME, nous avons commencé en 2010 à constater ces phénomènes. Ainsi, le consommateur consommait des mégawattheures (de l’énergie), mais également de la puissance. Puisque l’énergie ne se stocke pas, le consommateur achète en effet de la capacité (du mégawatt) et du mégawattheure. Des systèmes de mécanismes (ou de marché de capacité) ont ainsi été mis en place, en considérant un manque de rémunération de la capacité. Des dispositifs, les plus neutres possible technologiquement, et entre production et effacement de demande, devaient donc être mis en œuvre. L’objectif était de trouver un moyen de rémunérer la capacité (le mégawatt), et non le mégawattheure qui ne vaut rien.

Par ailleurs, lorsque nous ne sommes plus dans un marché surcapacitaire, mais plutôt dans un marché qui doit réinvestir, des mécanismes de financement de long terme doivent être trouvés, avec des dispositifs de type base d’actifs régulés ou le dispositif « contract for difference » au Royaume-Uni qui permet de garantir un prix à l’investisseur. Un système entièrement en « contract for difference » peut s’apparenter à celui de l’acheteur unique. Je constate que les débats qui existaient, notamment en 2014, autour du « market design » ont repris de la vigueur, car le mécanisme de marché est dysfonctionnel et doit être retouché en ne perdant pas cette forte capacité d’interconnexion et d’échange d’électricité, mais en développant une part de marché de long terme, avec une allocation optimisée des investissements.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourquoi le tarif de l’ARENH n’a-t-il pas été révisé, puisque cela aurait visiblement permis de régler de nombreuses difficultés ?

M. Pierre-Marie Abadie. Nous avons mis en place le système sans être d’accord avec EDF. Or, dans un nouveau dispositif, il est nécessaire de s’assurer jusqu’au bout que nous sommes d’accord avec EDF sur le mode de calcul de rémunération du nucléaire historique. Nous n’étions pas d’accord et des débats méthodologiques existaient, avec également des désaccords sur l’histoire du financement du parc. À la DGEC, nous étions convaincus qu’une grande partie de ce parc avait été remboursée, notamment dans des périodes de fort désendettement au début des années 90. Il fallait donc éviter de surrémunérer, dans une perspective de construction du futur nucléaire. Nous ne devions pas préfinancer le parc futur au travers du dispositif. Le parc futur devait être financé par un dispositif ad hoc, dans lequel EDF n’était pas forcément le seul acteur.

Par ailleurs, le prix a été fixé à 42 euros, ce qui correspondait au montant demandé par le président d’EDF de l’époque. Or, entre temps, la catastrophe de Fukushima a eu lieu. Les 42 euros correspondaient à la méthode préconisée par mes services et la commission Champsaur, à laquelle s’ajoutait l’investissement de Fukushima. EDF a donc obtenu 42 euros, mais le sous-jacent était notre méthode. Cet écart n’a jamais été totalement résolu. Nous avions en effet calculé un montant de 42 euros également, en appliquant la méthode des « coûts courants économiques ». Cette méthode consiste à prendre les « cash flows » sur la durée de régulation, de mettre la valeur actualisée nette à zéro, en couvrant l’ensemble des coûts (l’ensemble du reste à rembourser du parc) et en finançant l’intégralité du grand carénage. Ce montant n’a finalement plus évolué par la suite. Par ailleurs, des « implicites » se trouvaient dans la méthode des « coûts courants économiques », avec notamment la possibilité d’avoir plusieurs acteurs qui fabriqueraient du nucléaire en France, ce qui n’était pas accepté par le président d’EDF. D’autres priorités sont apparues par la suite, avec la volonté d’empêcher les tarifs d’augmenter.

M. le président Raphaël Schellenberger. D’où provient l’idée des 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique français ?

M. Pierre-Marie Abadie. Cette répartition provient d’une décision politique en 2012. Nous pouvons parfaitement arriver à cette répartition avec le temps. Or, « 50 % en 2025 » est une question politique avec un contenu technique. Le débat a donc porté sur le calendrier et nous avions des éléments techniques à faire valoir.

Quatre principales difficultés existaient et étaient connues du gouvernement, de tous les acteurs et même de l’opposition.

Cette décision nécessitait de fermer un grand nombre de réacteurs, notamment dans cette période post-crise de 2008, marquée par la baisse de la demande. Arithmétiquement, le nombre de réacteurs devant être fermé s’élevait à une vingtaine. Or, personne n’envisageait de fermer 20 réacteurs à l’époque. Certaines personnes estimaient que l’objectif était de fermer les réacteurs à 40 ans, tandis que d’autres considéraient que les renouvelables allaient se développer et que la croissance allait repartir. Dans ce cas, la croissance et le développement des renouvelables pouvaient permettre de ne pas fermer de réacteurs. Or, la croissance ne repartait pas, car la crise était durable, et des efforts sur les renouvelables avaient déjà été entrepris. Nous avions déjà atteint le gigawatt annuel (avec l’éolien et le photovoltaïque) et poursuivre significativement la progression semblait compliqué.

Ce mécanisme nécessitait de réaliser des renouvelables à un rythme particulièrement élevé. Sans être infaisable, cette démarche complexe nécessitait de trouver les sites et de passer les problèmes d’autorisation et de recours.

La troisième difficulté était la transformation de réseau que ce mouvement impliquait. Même en Allemagne, cette démarche était compliquée et les réseaux ne suivaient pas. En effet, les renouvelables sont majoritairement produits dans le nord de l’Allemagne, tandis que les consommations se situent dans le Sud. Les réseaux ne suivaient donc pas, ce qui posait de nombreux dysfonctionnements sur l’ensemble de la plaque européenne. La transformation du réseau était particulièrement lourde. Le réseau a été structuré par les centrales nucléaires dans les années 70. Changer radicalement la localisation des productions nécessite énormément de réseaux. D’ailleurs, beaucoup de parties prenantes n’avaient pas intégré ce paramètre à l’époque, en pensant que la production locale était dédiée à la consommation locale. Or, la production locale est destinée à une consommation globale, ce qui supposait de construire des milliers de kilomètres de lignes à haute tension (3 000 km en Allemagne).

La quatrième difficulté signalée était liée au retraitement. Dans le programme politique se trouvait le maintien du retraitement. Maintenir le retraitement signifiait maintenir les réacteurs moxés (de 900 mégawatts). Or, fermer 20 réacteurs nécessitait de fermer plusieurs réacteurs moxés, ce qui semble paradoxal.

Ces quatre points ne remettaient pas en cause les 50 %. La question était en revanche de savoir si 2025 était réaliste. Ce débat a eu lieu et la décision politique consistait à viser 2025 dans une logique « d’ambition » et non dans une logique « normative ». Ces quatre contraintes étaient connues de tous.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment pouvez-vous expliquer que les scénarios d’évolution du mix énergétique, donc du besoin électrique, étaient finalement si mal calibrés par rapport aux événements actuels ?

M. Pierre-Marie Abadie. De 2007 à 2014, les modèles de prévision étaient assez frustes. Nous savions faire des modèles d’équilibre prévisionnels (de 1 à 5 ans) pour vérifier notre capacité à passer les hivers et les pointes de consommation, ce que faisait EDF. Des exercices robustes existaient à ce sujet, qui permettaient de travailler à court terme sur la sécurité d’approvisionnement, y compris à une maille régionale.

En revanche, les modèles de prospective à 10, 20 ou 30 ans étaient relativement frustes. Ces modèles n’étaient pas complets, d’un point de vue technologique, économique et environnemental. Ces modèles comportaient souvent des hypothèses plus ou moins implicites, qui permettaient d’illustrer une trajectoire. Nous n’avions pas de modèle complètement intégré. Les modèles n’intégraient pas la capacité d’épargne. Ces modèles avaient une vision keynésianiste fruste où l’investissement devait créer des emplois. Or, nous ne vérifions pas que les ménages ou les acteurs économiques disposaient de la capacité d’épargne nécessaire pour affronter les investissements correspondants. Cela était typiquement le cas dans les modèles liés à la rénovation thermique.

Par ailleurs, ces modèles comportaient souvent implicitement, puis progressivement explicitement, des ruptures technologiques. J’ai souvent fait le reproche aux experts techniques de présenter les ruptures technologiques de manière « décontractée ». Or, les acteurs doivent être sensibilisés, avec l’hypothèse d’avoir ou non une rupture technologique.

La troisième faiblesse de ces modèles était de ne pas mesurer l’impact environnemental, notamment à grande taille. Le nucléaire a des défauts, avec notamment les déchets et les risques industriels. De leur côté, certains renouvelables occupent de l’espace ou ont un impact sur la biodiversité. L’empreinte environnementale constitue un enjeu lorsque nous comparons une énergie dense, comme le nucléaire, à une énergie moins dense comme le renouvelable.

Enfin, les transferts entre énergies étaient également peu modélisés, notamment vers l’électricité. L’objectif n’était pas d’arriver au zéro carbone. Les objectifs n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui, et n’amenaient pas à réaliser de grands transferts d’énergie. Le chauffage électrique par exemple était vu à l’époque comme excessif. Le chauffage électrique présente des défauts et des qualités. Ce système augmente beaucoup, dans un système classique, la thermosensibilité du système (donc les pointes électriques). Par ailleurs, un foyer qui choisit le chauffage électrique est condamné à garder ce système dans une maison avec l’absence de boucle d’eau chaude. Un impact social existe donc, avec les risques liés à la hausse des prix de l’électricité. Néanmoins, le chauffage électrique peut aussi être vu comme un élément de souplesse. Lorsque des mécanismes de capacité sont mis en place, des systèmes d’effacement du chauffage électrique peuvent être imaginés. Or, à l’époque, le chauffage électrique était plutôt mal vu. De la même façon, le ballon d’eau chaude était critiqué au niveau européen. Ces approches limitaient donc la capacité à réaliser des transferts. Ces modèles étaient initialement relativement rustiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les auditions successives ont finalement démontré une rupture dans la stratégie sur le cycle combustible, avec la mise entre parenthèses d’Astrid et le renouveau d’une préoccupation sur le multirecyclage. Qu’en est-il de la question du multirecyclage d’un point de vue des déchets ?

M. Pierre-Marie Abadie. Cette question est encore à l’étude. Les six EPR ne sont pas multirecyclés, donc ne produisent pas de déchets issus du multirecyclage. Pour l’instant, nous ne disposons pas encore des caractéristiques techniques détaillées de ce que pourraient être les déchets issus du multirecyclage.

Pour autant, les travaux sont en cours. Les informations seront disponibles ultérieurement et nous pourrons ajuster, dans notre dossier, l’inventaire de réserve pour intégrer le multirecyclage. Il est dit à ce stade qu’EDF pourrait faire rentrer les déchets issus du multirecyclage dans les spécifications actuelles des déchets. Néanmoins, des déchets nettement plus chauds peuvent être produits, en fonction de la production de ces déchets et de la combustion dans les réacteurs. Or, plus les déchets sont chauds, plus ils sont pénalisants à descendre au fond, essentiellement pour des questions d’emprise. Actuellement, ce procédé semble faisable, mais nous devons rester vigilants. Le parc existant et les six EPR n’en produisent pas pour le moment.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concernant le marché européen de l’énergie et ses conséquences, je comprends dans vos propos que tout n’avait pas été prévu. Néanmoins, le marché européen de l’énergie fonctionne globalement. Comment cette situation peut-elle satisfaire un ancien directeur général de l’énergie ?

Les autres personnes auditionnées constatent que le marché européen de l’énergie (et ces différentes bifurcations, avec l’ARENH notamment) a organisé l’appauvrissement en investissement d’EDF, et n’a pas permis de mettre en place des mécanismes de capacité à la hauteur ni d’orienter la production européenne avec des politiques énergétiques divergentes nationales. Ce dispositif n’a pas non plus permis de développer des capacités de production d’électricité décarbonée.

Par ailleurs, vous semblez lier les interconnexions avec le marché européen de l’électricité. Je conçois que les conséquences soient importantes si nous « sortons » du marché européen (si nous devenons un acheteur seul qui achète sur le marché européen). Or, la situation n’est pas tout à fait similaire, avec d’une part des infrastructures, et d’autre part un marché et une bourse.

En tant qu’ancien directeur général de l’énergie, la sécurité d’approvisionnement au niveau européen et français ne semble pas avoir été au cœur de vos préoccupations au moment de la conception et de la mise en œuvre de ce marché européen.

En outre, je ne comprends pas pourquoi le mécanisme de capacité n’a pas été pensé au départ.

Enfin, vous avez indiqué avoir calculé avec vos services les 42 euros du mégawattheure qui incluait les obligations post-Fukushima. J’ignore si vous avez réalisé ce calcul avant les obligations dues à l’accident de Fukushima. Soit EDF avait les moyens, en prenant en compte les obligations postérieures à Fukushima, de maintenir son parc et de réaliser les investissements nécessaires dans les temps (dans ce cas, nous pourrions nous étonner de la situation actuelle), soit le mécanisme de l’ARENH, au-delà du calcul en lui-même, a sabordé la capacité d’investir d’EDF.

M. Pierre-Marie Abadie. Je ne me suis pas exprimé sur le marché. Je me suis exprimé sur la façon dont nous avions conçu l’ARENH et sur les éléments qui avaient fonctionné dans l’environnement qui était le sien.

Le marché a uniquement fonctionné en tant que mécanisme d’intégration qui permettait de faire l’allocation de court terme des appels sur le marché. Néanmoins, si votre question est de savoir si le marché fonctionne, ma réponse est négative. Fondamentalement, cela ne marche pas, car nous nous sommes mis à « reréguler » (les investissements lourds en capex, les renouvelables ou encore le nucléaire au Royaume-Uni avec les « contracts for difference »).

Nous avons donc tout « rerégulé », avec en outre un système qui a alterné des phases de prix élevés et des phases de surcapacité notoire. Une composante de long terme semblait donc manquer. La question du bon « market design » se pose depuis déjà un certain temps.

Nous faisions donc le constat que cela ne marchait pas. Néanmoins, ce constat n’est pas consensuel, y compris dans le monde académique. Une part des économistes est convaincue qu’un marché, uniquement sur le court terme, permet de réaliser les investissements de long terme. Or, nous n’avons jamais été convaincus sur ce sujet. Les énergéticiens ont fini par renoncer, préférant prendre leurs pertes et couper leur groupe en morceaux, en isolant les postes à perte. Certains se sont ainsi reportés sur des actifs régulés (réseau de transport et renouvelables). Le marché ne fonctionne pas, mais beaucoup de débats existent dans le monde académique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce constat est grave. Vous n’êtes pas économiste, mais ingénieur. Vous avez pris vos fonctions en 2008 et vous êtes restés six ans à des responsabilités éminentes, convaincus que ce système ne fonctionnait pas pour la sécurité d’approvisionnement. Avez-vous fait part de ces réflexions au directeur général de l’énergie et du climat et aux ministres compétents ?

M. Pierre-Marie Abadie. Nous avons constaté que le marché ne fonctionnait pas correctement en 2014, et non en 2008. En 2008, le système fonctionnait et les capacités étaient présentes. Des surcapacités allaient même apparaître durablement.

Par ailleurs, nous avons proposé des réformes, à commencer par le marché de capacité, en constatant que le marché ne rémunérait pas les mégawatts. Nous avons proposé d’arrimer à la loi NOME un marché ou un mécanisme de capacité, pour financer ce que les économistes appelaient la « missing money » (la rémunération manquante pour payer les mégawatts). Cette rémunération n’était pas obtenue par le système d’allocation habituel des mégawattheures. Une vraie littérature existe à ce sujet, non consensuelle. Nous avons fait des choix et nous avons proposé à nos autorités de mettre en place ce dispositif. Elles nous ont suivis, ce qui s’est traduit par le volet de la NOME consacré au mécanisme de capacité.

D’un point de vue académique, ce sujet n’était pas consensuel. Ce sujet est apparu lorsque nous sommes passés de surcapacités et d’investissements à des fermetures de capacités. Des questions sur la sécurité d’approvisionnement sont alors apparues.

La sécurité d’approvisionnement se place totalement au cœur de nos préoccupations, aussi bien dans le gaz que dans l’électricité.

Dans le gaz, nous avons toujours été extrêmement vigilants sur la diversification des sources d’approvisionnement. Nous avons également été vigilants sur la régulation des stockages de gaz, de façon à nous assurer de l’existence d’obligations réglementaires pour remplir les stockages. Nous avons également participé au développement, avec les terminaux GNL et l’amélioration des points d’entrée sur le territoire national.

Concernant l’électricité, la sécurité d’approvisionnement s’inscrivait dans une logique de court et moyen terme (horizon de 1 à 5 ans), avec les bilans RTE, et notamment sur les zones de tension (Bretagne, sud-est) avec l’existence de faiblesses de réseau. Par la suite, la question de la sécurité d’approvisionnement a fait l’objet d’une réflexion avec le mécanisme de capacité, lorsque nous avons commencé à voir que des capacités pouvaient fermer, alors que nous pouvions en avoir besoin dans certaines configurations.

En outre, nous avons régulièrement rappelé la nécessité de conserver des marges pour le système. En revanche, nous n’avons jamais envisagé un système dans lequel nous aurions simultanément l’arrêt du gaz russe, la corrosion sous contrainte, le programme de maintenance de grandes visites perturbé par le Covid et ayant pris du retard et un pourcentage important de centrales nucléaires fermées.

Un regret, relatif à des décisions prises après mon départ, concerne les unités thermiques que nous aurions probablement dû mettre sous cocon. Pour autant, ces décisions et les calendriers de fermeture ont fait l’objet de réflexions approfondies et d’analyses fines, amenant d’ailleurs à des prolongations de durée de vie (la centrale de Cordemais par exemple, pour sécuriser la Bretagne).

La sécurité d’approvisionnement, dans le gaz et l’électricité, a donc toujours été au cœur de nos réflexions.

Par ailleurs, sur la base des informations que nous avions pu obtenir, le montant de 42 euros devait permettre de couvrir le grand carénage, chiffré à l’époque entre 40 et 50 milliards d’euros, et rajoutant un surcoût lié aux investissements post-Fukushima qui avait déjà été identifié (surcoût net de 3 milliards d’euros). Le montant était ainsi passé de 39 à 42 euros. Ce montant de 42 euros couvrait notre compréhension de l’époque des ordres de grandeur.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Concernant la révision du tarif de l’ARENH, vous avez expliqué que nous ne sommes pas revenus dessus par manque de consensus et en raison de l’existence de divergences de points de vue. Pourquoi n’a-t-on pas prévu a minima, au départ, une révision systématique basée sur l’inflation par exemple ?

Par ailleurs, nous parvenons à obtenir la liste des bénéficiaires éligibles à l’ARENH, mais pas la liste des bénéficiaires qui ont perçu des volumes, en raison du « secret des affaires ». Cela semble manquer quelque peu de transparence. Est-ce une décision de la CRE et de son règlement ?

 Vous avez également indiqué que les conséquences que nous vivons actuellement seraient les mêmes si l’électricité était hors du marché. Pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ?

Considérez-vous que le dispositif d’acheteur unique ne soit pas envisageable en France ?

Enfin, un contentieux européen est apparu concernant la mise en concurrence des ouvrages hydroélectriques qui a aussi mis un frein à l’investissement sur les centrales et qui a participé à la perte de souveraineté. Lorsque j’ai évoqué ce sujet en 2012 dans vos services, le sentiment était partagé entre le fatalisme et la conviction qu’une remise en concurrence était nécessaire. Les points de vue ont évolué par la suite. Pensez-vous qu’à l’époque, cette énergie employée à la mise en concurrence était une erreur et que nous mettrions aujourd’hui la même énergie pour échapper à la mise en concurrence ?

M. Pierre-Marie Abadie. Concernant le tarif de l’ARENH, vous avez raison. Rétrospectivement, nous aurions dû procéder à une indexation minimale. Nous avions réussi à obtenir un arbitrage sur les 42 euros, à défaut d’un arbitrage sur la méthodologie. Cet arbitrage sur les 42 euros avait déjà été douloureux à obtenir. À l’époque le sujet de l’inflation était moins prégnant, avec une période d’inflation extrêmement basse. La priorité n’était pas d’avoir ce type d’indexation.

Par ailleurs, je ne me souviens pas, notamment après 2014, de ce qui relève du durcissement progressif de la Commission européenne. Rétrospectivement, la Commission européenne avait trouvé qu’elle avait été trop bienveillante au moment de la création de l’ARENH. Pour avoir participé aux négociations, je peux affirmer qu’il y avait eu une bonne compréhension des enjeux français pour faire admettre ce dispositif, qui à l’époque semblait un bon compromis pour préserver le modèle français. Peut-être aurions-nous dû aller plus loin dans la logique de l’acheteur unique et aller au bout d’une forme de gestion complète et spécifique du nucléaire, en tant que telle. Or, en allant dans ce sens, nous nous rapprochions du risque et de la menace de porter atteinte au modèle intégré d’EDF. Personne n’avait envie à l’époque de créer « Nucléaire de France ».

Au sujet des barrages et des concessions hydroélectriques, la pile des contentieux ouverts avec la Commission européenne était particulièrement haute en 2007. Nous devions déterminer sur quoi l’effort devait prioritairement être porté. La priorité était de s’assurer que les consommateurs français puissent bénéficier de la rente nucléaire. À un moment, la rente n’existait plus, et elle réapparaît désormais, en fonction du niveau de production du parc.

Concernant les bénéficiaires de l’ARENH, je n’ai pas d’avis sur cette question. Je ne sais pas quelles étaient les pratiques de l’époque en matière de secret ou de transparence.

Une partie des leçons que je tire concerne principalement la qualité de la régulation. Même si le nucléaire était régulé (si nous étions hors marché), la régulation mise sur le nucléaire historique doit être de qualité. La régulation risque de mal se passer si nous ne nous mettons pas d’accord, y compris en sortant le nucléaire du marché, sur la manière dont nous régulons le nucléaire historique. Je rappelais ainsi simplement l’importance d’avoir une régulation de qualité et définie ex ante. L’un de mes regrets est de ne pas avoir réussi à stabiliser à l’époque la formule de calcul.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles conséquences précises découleraient d’une « sortie » du marché européen de l’énergie ? Cette démarche aurait-elle des conséquences autres qu’économiques ?

M. Pierre-Marie Abadie. Je ne suis pas sûr de bien pouvoir répondre à cette question. Au-delà du sujet juridique, à l'époque, ne pas être dans le marché européen était impossible, dès lors qu’une majorité qualifiée passait les directives. Par ailleurs, la France est au cœur de la plaque. Il n’est pas simple d’envisager un système sans la France. Tout le système est complètement intégré. Nous retombons ainsi sur la difficulté de fond qui est l’absence d’un bon « market design » qui concilie un modèle purement énergétique, sur la tarification marginale de court terme et des dispositifs de long terme bien articulés. Pour autant, la question de fond est celle du développement des « contracts for difference », car les capacités futures décarbonées fonctionnent avec ce type de contrats.

Au Royaume-Uni, la Commission européenne avait accepté en constatant l’existence d’une défaillance de marché. En effet, le marché ne savait pas financer les investissements décarbonés de très long terme.

Par ailleurs, la Commission constatait que le gouvernement britannique avait une vision particulièrement claire et cohérente de ses ambitions en matière de capacité nucléaire. Ce nucléaire était donc inframarginal et ne perturbait pas réellement le fonctionnement de marché. Fort de ce constat, la construction de « contracts for difference » était envisageable.

Enfin, les Britanniques pouvaient, au moins au début, vendre l’idée de mettre en concurrence différents opérateurs nucléaires.

L’extension des problèmes actuels à l’ensemble de la plaque européenne n’est pas totalement évidente, même si les renouvelables fonctionnent avec des « contracts sur difference » ou assimilés (tarifs et autres). En revanche, cette situation ne fait pas totalement émerger un marché de contrats à long terme, bien organisé. La logique peut néanmoins s’orienter en partie vers l’acheteur unique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concernant la loi qui a abouti à un objectif de 50 %, plusieurs personnalités politiques et administratives ont laissé entendre de manière plus ou moins explicite qu’il s’agissait d’un objectif politique, au mauvais sens du terme (symbolique et non fondé sur des considérations techniques). Le directeur général de l'énergie et du climat, Laurent Michel, en fonction à l'époque a exprimé l’idée que le scénario de 50 % d’énergies renouvelables à cet horizon était plus « plausible » que « réaliste ».

Aviez-vous la conviction que ce scénario était intelligent, robuste et cohérent avec l’ambition d’indépendance énergétique ? Dans le cas contraire, avez-vous fait part de vos convictions, étant donné l’importance cruciale de ce sujet pour notre indépendance et notre souveraineté nationale ?

M. Pierre-Marie Abadie. « 50 % 2025 » comprend « 50 % » et « 2025 ». « 50 % » est un sujet totalement politique. Nous pouvons parfaitement faire des systèmes à 50 %. Le seul point technique qui peut apparaître par rapport à ces 50 % est le degré d’intégration de l’intermittence. Un taux de 50 % de renouvelables serait élevé, au-dessus de ce que nous savions faire historiquement, sans pour autant être inaccessible.

Nous n’avions pas d’alerte à émettre sur ces 50 %. En revanche, nous avions alerté au sujet du calendrier. Un calendrier rapide supposait de fermer énormément de centrales. Cela supposait également d’avoir des niveaux de renouvelables extrêmement ambitieux. Le troisième sujet était l’ampleur de la transformation du réseau qui n’était clairement pas atteignable en une dizaine d’années. Enfin, le quatrième sujet concernait l’incompatibilité avec le maintien du retraitement. Or, le cadrage politique était « 50 % 2025 », avec maintien du retraitement. Une contradiction apparaissait donc entre ces deux éléments.

Le fonctionnaire doit analyser les propositions, s’exprimer, proposer, puis être loyal et exécuter. En outre, la difficulté politique ne doit pas être sous-estimée. Le ministre Hulot a ainsi dû repousser l’échéance des 50 % à 2035, ce qui fut une décision difficile à prendre.

Par ailleurs, la PPE en cours est sortie de cette logique d’un objectif à terme, en appliquant davantage une logique de jalons. Les modèles sont des aides à la décision. En revanche, une bonne politique de l’énergie doit être jalonnée, avec des points de bifurcation.

En 2011-2012, l’exercice « Énergie 2050 » a été mené. Ce rapport énergie-climat était le premier à intégrer des enjeux climatiques, des enjeux du développement des ENR et le nucléaire. Ce rapport précisait que différents chemins étaient possibles, avec des degrés plus ou moins élevés de nucléaires et de renouvelables à terme (à horizon 2050). Ce rapport montrait l’existence de nombreux jalons, de ruptures technologiques ou de points de bifurcation. Une politique prudente, tant que la bifurcation n’est pas franchie, consiste à ne pas mettre « tous ses œufs dans le même panier ». Des décisions peuvent être prises lorsque la bifurcation est atteinte. Dans ce contexte, la France avait la chance d’avoir un parc relativement jeune, dont la durée de vie pouvait être allongée. Nous avions la possibilité de mettre à profit cette perspective d’allongement de durée de vie pour lever les différents points de bifurcation et pouvoir construire le mix par la suite.

La PPE actuelle est revenue à cette logique qui consistait à se donner du temps avec 2035, à expertiser le lancement d’un nouveau parc et d’un nouveau palier de réacteurs, et à analyser les conditions pour le réaliser. Réussir le parc, avec un palier de six réacteurs, constitue aussi un jalon. L’objectif est donc de sortir des modèles de temps, quelque peu eschatologiques, pour s’inscrire dans une logique de « points de rendez-vous », de résolution des questionnements, et de diversification des solutions en amont.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si je résume vos propos : en 2015, vous avez eu des discussions techniques avec les ministres. Vous leur avez expliqué que l’objectif de 50 % du renouvelable en 2025 imposait de fermer une vingtaine de réacteurs. Vous leur avez indiqué que cette perspective était préoccupante et difficile et qu’il fallait assumer cette fermeture d’une vingtaine de réacteurs. Les responsables politiques ont entendu ce point, mais ont tout de même décidé le mettre dans la loi. Vous avez alors considéré (étant donné que ce n’était pas dans une PPE, mais simplement un objectif politique) que cette démarche n’était pas suffisamment grave pour entraîner par exemple la démission collective de la direction générale de l’énergie.

M. Pierre-Marie Abadie. Les événements se sont effectivement passés de cette façon avec les autorités en place. Tout le monde savait. Le rapporteur au Conseil d’État, lorsque la loi a été examinée, s’est lui-même demandé si cette loi était réellement une loi de programmation, au regard des avis divergents sur la faisabilité de ce « 50 % 2025 ». Des acteurs et des députés de l’opposition savaient également que cet objectif n’était pas compatible avec le maintien du retraitement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous apporter des précisions sur le stockage, au sujet des projets nécessaires pour éviter la saturation des déchets de faible activité ?

Par ailleurs, dans la réponse que vous avez apportée en lien avec le projet Astrid, vous expliquez que le projet est construit en référence dans une perspective de fermeture du cycle. Pourriez-vous préciser ce que cela implique et le pas de temps que vous considérez pour la référence Cigéo ?

M. Pierre-Marie Abadie. Les déchets de très faible activité constituent la filière sur laquelle nous avons des capacités, mais pas forcément toutes les capacités pour prendre en charge l’ensemble des déchets issus du parc existant et surtout de son démantèlement. Nous avons des capacités et encore du temps devant nous.

Un premier levier est l’extension de capacité. Le dossier est déposé cette année avec le projet Acasi qui vise à augmenter de 30 à 50 % la capacité du site existant, à impact environnemental identique. Cela est lié à des modes d’exploitation quelque peu différents de ceux imaginés initialement. La capacité passerait ainsi de 650 000 à 950 000 mètres cubes.

Le deuxième levier consiste à ouvrir de nouvelles capacités. Nous avons la possibilité d’ouvrir une nouvelle capacité à côté du site existant, probablement dans le cadre d’un projet de stockage pour les déchets de faible activité vie longue, à faible profondeur dans l’argile. Nous avons un bon soutien de la communauté de communes et des travaux sont en cours sur ce projet à plus long terme. J’ai répondu en termes de capacité et c’est regrettable. Dans le domaine nucléaire, depuis les années 2000, tous les déchets issus d’une zone nucléaire ont vocation à finir dans une installation dédiée, ce qui pouvait se comprendre mais qui constitue un frein à la réutilisation et à la valorisation, comme à leur réduction.

Concernant Astrid, Cigéo est conçu sur un inventaire de référence qui est celui de la politique actuelle liée à la fermeture du cycle. Les combustibles usés sont des matières valorisées et retraitées, et les mox usés sont eux-mêmes retraités pour rejoindre des RNR. Ces éléments ne sont donc pas inclus dans l’inventaire de référence. Pour autant, un inventaire de réserve existe, qui prend en compte un certain nombre de scénarios, décrits dans l’inventaire national, dont celui de la non-fermeture du cycle (les mox usés sont ainsi des déchets). Ce scénario est provisionné par EDF, par prudence. En effet, les provisions d’EDF sont constituées sur le principe que les mox descendent. Un scénario va plus loin et considère l’abandon du retraitement. Les combustibles usés seraient alors des déchets.

Nous regardons dans l’inventaire de réserve la faisabilité, afin de vérifier l’absence d’éléments rédhibitoires dans la conception et la possibilité de l’ajuster le moment venu. Nous ne demandons pas l’autorisation de descendre les combustibles usés et les mox usés. En revanche, nous apportons une garantie. Nous pourrons nous ajuster si un changement de politique énergétique intervient dans 20 ans et que le cycle n’a plus vocation à être fermé.

Les questions autour du cycle sont un peu les « enfants pauvres » de la réflexion de ces dernières années. L’effort a été porté sur les nouveaux réacteurs. Pour autant, une réflexion sur le cycle est nécessaire. Une réflexion est nécessaire à court et moyen terme sur la possibilité de réinvestir dans l’usine de La Hague. Le deuxième niveau de réflexion s’inscrit à plus long terme et concerne les modalités de fermeture du cycle. Ce sujet concerne principalement les réacteurs et les usines. En effet, le sujet des usines du futur doit être repensé.

À ce stade, ces questions ne sont pas délirantes, car nous concevons en référence sur la base de la fermeture du cycle, et les quartiers industriels pour accueillir les HA ne seront pas construits avant 2080. Les premières phases du projet consistent à construire les grandes installations, les quartiers moyenne activité vie longue (déchets moins dangereux qui seront mis en exploitation pendant la phase industrielle pilote), et un petit quartier pilote de haute activité suffisamment froid pour servir de pilote. Pour une autorisation à l’horizon 2027, les constructions seraient réalisées pour commercer à la fin des années 2030, l’exploitation des quartiers MAVL s’étalant sur les années 2050, 2060, 2070, et la construction des quartiers HA, quand les colis seront suffisamment refroidis, intervenant en 2080-2085. Nous avons le temps d’instruire ces questions et d’ajuster la conception si nécessaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. S’agissant des capacités d’entreposage qui ne relèvent pas de la compétence de l’ANDRA, j’interrogerai les représentants d’Orano.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Concernant l’objectif des 50 % en 2025, le scénario le plus nucléarisé élaboré par RTE à l’horizon 2050 affiche un maximum d’énergie nucléaire de 50 %. Des propos ont été tenus sur la vision politique et vous avez évoqué un certain nombre de freins techniques dans la réalisation de l’objectif des 50 %, pourtant décidé et annoncé.

J’ai l’impression, à vous entendre, que l’administration n’a pas mis en œuvre les différents leviers nécessaires pour atteindre cet objectif, que ce soit dans l’élaboration de la PPE ou dans la réalisation des éléments techniques, avec l’augmentation de manière significative de la part de production des énergies renouvelables.

Certaines personnes auditionnées établissent une relation entre le nucléaire et la non-atteinte des objectifs en France sur les énergies renouvelables, par manque d’investissement.

D’après vos propos, l’administration ne semble pas s’être mise en état de marche pour rendre possible la réalisation de cet objectif, en inversant réellement le cycle d’investissement de l’État français pour insister principalement sur les énergies renouvelables. En matière d’indépendance et de souveraineté énergétique, nous serions sûrement mieux protégés actuellement si nous avions plus d’énergies renouvelables et moins de nucléaire.

Vous avez également évoqué comme frein la question du retraitement. Ne pas aller au-delà des 50 % de nucléaire signifie que nous ne fabriquons plus de nouveaux réacteurs et de nouvelles centrales nucléaires. Dans ce cadre, ne sommes-nous pas dans une forme d’hypocrisie en stockant l’uranium usé et en espérant un jour hypothétiquement fermer le cycle ? Vous évoquez la question du retraitement comme un frein à l’atteinte de l’objectif des 50 %, d’un point de vue technique. Je ne comprends pas que l’État n’ait pas pris à bras le corps cette question.

Avez-vous ressenti des divergences au sein de l’État sur ce sujet qui concerne la présidence de François Hollande, ainsi que celle d’Emmanuel Macron. En effet, le 9 février 2017, Emmanuel Macron a expliqué qu’il n’était « pas bon » que 75 % de notre énergie proviennent du nucléaire, et a ainsi annoncé sa volonté de préserver la loi de transition énergétique et de maintenir le cap des 50 %.

De son côté, Nicolas Hulot a été contraint de repousser l’objectif à 2035, dans la mesure où rien ne semble avoir été fait au sein de la direction générale de l’énergie et du climat pour lever les différents freins et mettre en place les éléments nécessaires.

M. Pierre-Marie Abadie. Je ne partage pas votre analyse. Je répète que la question technique était 2025. Les 50 % ne posent pas de difficultés techniques. La question ne concernant donc pas les 50 %, mais la capacité d’atteindre les 2025.

L’administration a fait en sorte de favoriser le développement des renouvelables. J’ai personnellement défendu l’éolien. Diverses dispositions législatives et réglementaires ont été prises pour sécuriser et planifier son développement, gérer les oppositions. Nous avons néanmoins tendance à « plafonner », malgré tous ces efforts et l’énergie déployée par l’administration sur ce sujet.

En revanche, nous avons dû stopper le développement du photovoltaïque en 2010-2011 qui s’emballait, par affairisme, et avec des tarifs extrêmement élevés. Nous avons assumé nos responsabilités face à ce défaut collectif de régulation. Le gouvernement de l’époque et les ministres après 2012 ont constaté que nous n’avions pas réellement eu le choix et que nous avions finalement pris la bonne décision. Cette décision a permis d’économiser collectivement des milliards d’euros supportés par les consommateurs à l’époque et le photovoltaïque a redémarré par la suite avec un dispositif mieux régulé.

Par ailleurs, le retraitement n’est pas un frein à la diminution des centrales. L’accord gouvernemental en 2012 comportait le « 50 % 2025 » et le maintien du retraitement. Or, ces deux phrases sont contradictoires. Je n’ai pas dit autre chose.

En revanche, même sans cette contrainte, la transformation du réseau électrique aurait dû être de grande ampleur, dans une période extrêmement courte. Or, l’exemple allemand montre que même dans un pays ayant une forte volonté de développer les renouvelables, le réseau ne suit pas, ce qui a entraîné des conséquences majeures sur l’ensemble de la plaque européenne.

Les Allemands ont développé massivement les renouvelables dans le nord de l’Allemagne, tandis que la consommation se situe dans le Sud. Le réseau n’a pas suivi, car l’implantation de lignes à haute tension s’avère particulièrement compliquée. Le changement massif des lieux de production et de consommation amène à repenser le réseau. En Allemagne, plusieurs milliers de kilomètres de lignes à haute tension devaient être construits. Or, les Allemands n’y parvenaient pas, même avec des lois d’exception, car les habitants n’en voulaient pas.

La production dans le nord de l’Allemagne et la consommation dans le sud ont provoqué des perturbations sur l’ensemble du réseau européen (en raison du déplacement des électrons). Ces transformations rapides du système allemand ont provoqué des « flows » parasites par la Pologne et la République tchèque, ainsi que par les Pays-Bas et la Belgique. En France, la centrale de Fessenheim avait un peu repoussé les électrons. Les Polonais, furieux, avaient même menacé de mettre en place des équipements pour tenter de déconnecter la Pologne de l’Allemagne.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Une précédente personne auditionnée a expliqué que la pointe de consommation en Europe était due à la France, à hauteur de 50 %, en raison de ce patrimoine nucléaire français et de cette nécessité de faire consommer les habitants pour faire face à la surcapacité de production. Cette situation n’a pas favorisé les réglementations thermiques, mais a en revanche encouragé le chauffage électrique, ce qui est effectivement une singularité en Europe. Pour répondre à cette thermosensibilité, le nucléaire n’est pas pilotable en tant que tel. Les centrales ne peuvent pas être ouvertes ou fermées pour s’adapter aux situations. Le nucléaire s’accompagne donc, pour ces pointes, de centrales thermiques (par exemple Landivisiau dans le Finistère). J’ai ainsi une interrogation sur le nucléaire et sa contribution dans la fragilisation de notre système énergétique pour faire face notamment aux pointes de consommation l’hiver.

M. Pierre-Marie Abadie. Sur la question de la thermosensibilité, je serai prudent, car les processus ont évolué depuis mon départ il y a huit ans. Néanmoins, vos propos doivent être nuancés. Deux formes de pointe existent, avec une thermosensibilité été-hiver (nous consommons plus l’hiver que l’été). Cette thermosensibilité est essentiellement occasionnée par le chauffage électrique. En revanche, la pointe de 18 ou 19h comprend aussi d’autres usages. Le chauffage a donc en partie nourri la pointe de 19h de l’hiver, mais a surtout nourri la sensibilité été-hiver, qui se traite par la modulation du parc. Lorsque les éléments se déroulent correctement et que le programme de maintenance d’EDF est maîtrisé, nous arrêtons les centrales pendant l’été et elles tournent toutes pendant l'hiver. Ce processus permet une modulation. Une centrale fonctionne normalement en base, ce qui garantit une meilleure disponibilité et explique le taux de disponibilité des centrales nucléaires des États-Unis. On admet en France une part de « désoptimisation ». Par ailleurs, l’effet de pointe infrajournalière pendant l’hiver a eu tendance à s’éroder.

Par ailleurs, le chauffage électrique a des défauts, mais la pointe n’est pas seulement due au seul chauffage électrique. Lorsque j’étais directeur, nous avions essayé de ralentir le développement de ce type de chauffage, les radiateurs de l’époque qui n’étant pas particulièrement performants.

En revanche, le chauffage électrique constitue finalement un assez bon élément de gestion de pointe infrajournalière et d’effacement, car son arrêt est possible pendant une heure, sans que les particuliers ne s’en rendent réellement compte. Lorsque nous avons mis en place le mécanisme de capacité, nous avons vraiment veillé à privilégier aussi la prise en compte de l’effacement comme contribution de capacité. L’effacement des mégawatts, si RTE est capable de le certifier et de le garantir, constitue une forme de passage de la pointe.

De son côté, Landivisiau est un enjeu de sécurité électrique, et non un enjeu de pointe. Il s’agit d’un enjeu de réseau, car la Bretagne est une péninsule qui n'a pas de production (ou très peu), même avec le développement des renouvelables. Une unité de production était utilisée dans les moments de fragilité (non liés à la pointe en tant telle), pour sécuriser le réseau.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). J’étais fermement opposée à l’ouverture de cette centrale à Landivisiau. Ouvrir une centrale pour produire de l’électricité à partir des énergies fossiles n’est pas digne d’une politique énergétique à notre époque, puisque l’électricité peut être produite différemment.

Sur la question des déchets de la filière nucléaire, un « flou » existe sur le retraitement et la qualification juridique de l’uranium usé en attente. L’ANDRA publie annuellement son inventaire national des matières et déchets radioactifs. En 2022, 1,7 million de mètres cubes de déchets radioactifs ont été recensés, soit 25 900 mètres cubes de plus en un an. Or, vous ne comptabilisez pas dans ce chiffre un certain nombre de déchets, tels que les déchets stockés in situ, les déchets immergés, les déchets en Polynésie française ou encore les résidus de traitement des minerais d’uranium, ainsi que l’uranium issu du retraitement et le combustible mox usé, stocké dans les piscines de La Hague.

Avez-vous évalué le volume des déchets qui n’est pas comptabilisé dans ces chiffres et quel pourcentage cela peut représenter ? À quel point le volume des déchets nucléaires générés par l’activité nucléaire en France est-il sous-estimé aujourd’hui ?

Concernant les milliers de tonnes de déchets immergés par la France entre 1967 et 1982, pourquoi cette technique a-t-elle d’abord été retenue, puis finalement abandonnée ? Qu’avons-nous découvert ? Quels sont les risques inhérents à une telle pratique ?

En Polynésie, les déchets des expérimentations nucléaires ont été stockés dans des puits ou immergés, mais dans les eaux territoriales françaises. Cela ne pose-t-il pas un problème de contamination ou de risque pour la santé et quelles études d’impact ont été menées sur ce sujet ? Quelle surveillance est menée en matière de niveau de radioactivité ?

M. Pierre-Marie Abadie. Je ne répondrai pas à toutes les questions dont certaines dépassent mon niveau de compétence. Je propose que les questions soient transmises par écrit.

L’inventaire national, qui est mis à jour tous les cinq ans (l’ouvrage complet), recense l’ensemble des déchets, des matières et des minerais, avec également les scénarios prospectifs.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Pour les piscines de La Hague, qui abritaient, fin 2021, 10 000 tonnes de combustibles usés, il est évoqué un débordement dès 2024, une saturation en 2030 et une nouvelle piscine d’ici à 2034. Le calendrier semble à rebours, avec un manque d’anticipation. Quel rôle joue l’ANDRA dans la gestion de ces déchets nucléaires ? La construction des nouvelles piscines est-elle uniquement gérée par Orano et EDF ? Que ferons-nous du combustible usé à partir de 2024-2030 (l’exporter ou l’enfouir) ?

M. Pierre-Marie Abadie. Ces déchets ne seront ni exportés ni enfouis. L’entreposage relève de la responsabilité des exploitants EDF et Orano. L’ANDRA n’a pas de responsabilité en matière de stockage. Je ne peux donc pas répondre de manière détaillée à ces questions.

Dans mon propos introductif, j’avais évoqué trois enjeux pour l’ANDRA et un point de vigilance collective pour lequel l’ANDRA n’est pas compétente, qui est justement la question de l’adéquation des capacités d’entreposage et du bon niveau d’anticipation de ces capacités, de façon à assurer la robustesse au système. L’ASN et la DGEC ont la responsabilité de superviser ces éléments.

Fort de la détection de l’événement qui amène à devoir envisager la piscine centralisée, l’ASN a prescrit des études régulières sur les évolutions de cycles et les prévisions de besoins d’entreposage. Conserver des marges dans le système est absolument essentiel.

Deux questions d’entreposage doivent être distinguées, avec la question de l’entreposage des déchets, qui passeront en entreposage avant de descendre au stockage, afin de se refroidir. La question de l’entreposage des combustibles usés ou des mox usés se pose également. Le PNGMDR a permis de débattre longuement sur ces sujets. Les suites qui ont été données aux débats visent à mieux objectiver cette question et à s’assurer qu’elle est régulièrement revisitée, en analysant les perspectives de réutilisation ou de recyclage, et en regardant les options de stockage si ces matières devenaient des déchets.

Le PNGMDR, à l’issue du débat de 2019, a permis de sortir ce sujet de l’ambiguïté et de l’objectiver. L’objectif est de pouvoir réétudier le sujet régulièrement et de pouvoir connaître les implications d’une éventuelle requalification entre matière et déchet. La question concerne aussi l’uranium appauvri.

Concernant les combustibles usés, des études d’adaptabilité permettent d’adapter Cigéo pour les prendre si nécessaire. En revanche, l’uranium appauvri est en grande quantité, et la question du concept de stockage adapté se pose. Actuellement, la distinction entre entreposage et stockage de l’uranium appauvri a tendance à se flouter. Dans l’hypothèse d’une fermeture du cycle, les quantités d’uranium appauvri à consommer s’étalent sur un nombre important de siècles. Or, la différence entre entreposer pendant des siècles et stocker a tendance à s’estomper. Ces sujets doivent faire l’objet d’un pilotage mieux objectivé dans le cadre du PNGMDR.

En outre, l’éventuel développement d’un concept de stockage ou d’entreposage de l’uranium appauvri devrait être adapté à la dangerosité faible de ces matières. L’uranium appauvri est considéré comme du FAVTL (faible activité vie très longue).

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Au sujet de Cigéo, des questions se posent sur les bases scientifiques qui permettent de garantir l’imperméabilité du site pour les 100 000 prochaines années, alors que des accidents se sont produits dans d’autres projets similaires, coexploités par Orano. Le projet WIPP (Waste Isolation Pilot Plant) aux États-Unis peut être mis en avant, avec une contamination humaine et environnementale en surface. Quelles sont les garanties pour éviter les problèmes de santé publique en surface ? En outre, la question de l’acceptabilité de la population face à ce type de projet se pose également.

M. Pierre-Marie Abadie. Cette question est particulièrement vaste, puisque sa réponse se trouve dans les quelque 10 000 pages que nous allons déposer prochainement pour la demande d’autorisation de création.

Sur la base scientifique, 30 ans de recherche ont été menés par l’ensemble du paysage scientifique dans les différentes disciplines (géologie, mécanique, géomécanique, comportement des radionucléides ou encore de migration dans les milieux), avec des jalons réguliers (2005, 2009, 2015), des revues internationales et des avis de l’ASN.

Ces différents avis ne valent pas encore décret d’autorisation. En revanche, ces avis ont ponctué régulièrement les avancées scientifiques, les réponses que nous y avons apportées et les feuilles de route scientifiques que nous avons déroulées, y compris avec le laboratoire.

Le dernier avis de l’ASN en 2016 a souligné la maturité à laquelle nous étions arrivés, dans la perspective d’une demande d’autorisation de création que nous nous apprêtons à déposer dans les prochains jours.

Ce dossier sera mis à l’instruction de l’IRSN, sous l'autorité de l’ASN. Des temps de concertation seront animés par l’ASN en amont des différentes saisines et permettront d’instruire l’ensemble des questions techniques. Nous avons mené ce travail avec rigueur scientifique, honnêteté, méthode et en prenant notre temps. Nous ne nous sommes pas précipités.

Concernant le projet WIPP, les incidents que vous évoquez sont des risques d’exploitation, et notamment le risque d’incendie. Ce risque fait partie des risques d’exploitation que nous avons à l’esprit immédiatement. StocaMine est un exemple réel.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce risque à StocaMine n’avait pas été conceptualisé à l’époque.

M. Pierre-Marie Abadie. Les risques ont été traités différemment pour StocaMine et pour Cigéo. Les risques « incendies », sous toutes leurs formes, ont été intégrés dès la conception de Cigéo. En outre, le retour d’expérience du WIPP a permis d’enrichir notre dossier. Cela se traduit par la réduction au maximum des charges thermiques au fond du stockage.

Le deuxième enjeu fort est de maîtriser fortement ce qui est descendu et les risques de reprises de réactions isothermiques. Nous avons donc traqué toutes les sources thermiques qui peuvent exister au fond (les moteurs, etc.). Nous avons par exemple choisi un funiculaire pour descendre dans la conception, car ce système garde le moteur en surface. Le moteur n’est pas sur le véhicule, ce qui limite les risques dans la descenderie d’avoir un déclenchement d’incendie.

Par ailleurs, une partie des déchets produits, notamment entreposés au CEA, sont dans une matrice de bitume. Cette matrice de bitume en tant que telle se comporte tout à fait normalement. Nous sommes donc confiants quant au comportement de ces bitumes. En revanche, au moment de l’instruction du DOS (dossier d’options de sûreté), la question du comportement des fûts de bitume s’est posée. Deux options sont possibles : renforcer l’alvéole dans laquelle ces déchets se trouvent ou les traiter en surface. Ces deux options seront posées dans le dossier de demande d’autorisation de création, et seront mises à l’instruction. Néanmoins, dans la première phase d’exploitation (phase industrielle pilote du projet), le bitume n’est pas présent. Nous descendrons les bitumes uniquement lorsque nous serons sûrs d’avoir apporté des réponses totalement convaincantes sur cette question de reprise de réaction isothermique. Nous ne prendrons aucun risque à ce sujet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je rappelle qu’aucun déchet radioactif n’est présent à StocaMine.

Monsieur Abadie, merci pour vos réponses et pour le temps que vous nous avez consacré.

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31.   Audition de M. Bruno Bensasson, Président directeur-général d’EDF Renouvelables (12 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Bensasson, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation. Notre commission d’enquête a déjà procédé aux auditions des présidents d’honneur d’EDF.

EDF Renouvelables est détenue aujourd'hui à 100 % par EDF et est née du rachat en 2011 d’EDF Energies Nouvelles. Son périmètre ne couvre pas la totalité des activités rattachables aux énergies renouvelables produites par EDF. Ainsi, la plus grande part d’entre elles, l’hydraulique, échappe à vos responsabilités. Cette situation conduit dès lors à s’interroger sur les choix ou les circonstances ayant conduit à une telle configuration et à se demander comment les besoins des territoires ultramarins sont pris en charge.

Par ailleurs, EDF Renouvelables, comme EDF, intervient dans le cadre d’un marché mondial. Ainsi, au niveau du Groupe, les capacités nettes installées pour l’éolien et le solaire sont respectivement de 9 et 3 gigawatts. Plusieurs pays disposent ainsi, au regard des activités d’EDF Renouvelables, de positions plus avantageuses que la France, dont les États-Unis pour l’éolien, les Émirats arabes unis, Israël ou l’Inde pour le solaire. Il est vraisemblablement plus rentable d’investir dans ces pays. En revanche, nous pouvons nous étonner de la relative faible implantation dans les pays européens, alors que, comme l’annonce EDF dans ses documents publics, il est le leader européen du renouvelable. Si la place de l’hydraulique peut expliquer cet état de fait, il est possible de supputer que les concurrents européens d’EDF Renouvelables, y compris français, sont difficiles à « challenger » ou qu’EDF a des difficultés à se placer sur le marché européen en dehors du secteur français.

Pour les énergies renouvelables comme pour le nucléaire, EDF est présent sur l’ensemble de la chaîne de valeurs (construction, exploitation et maintenance) et vend des actifs structurés. EDF ENR intervient par ailleurs comme acteur intégré de la production photovoltaïque décentralisée et détient la marque Photowatt. La société semble ainsi bien placée pour connaître les atouts et les faiblesses de la filière française et les procédures de sélection ou d’autorisation. Les segments de celle-ci ne représentent pas toutes les mêmes caractéristiques. L'éolien en mer en France a remporté un premier succès avec les parcs de Saint-Nazaire et Dunkerque. Je crois par ailleurs utile, dans le contexte actuel, que vous puissiez nous informer sur la rentabilité de la filière, la composition des prix ainsi que son évolution.

Avant de vous céder la parole, il me revient de vous demander de prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose en effet aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Bensasson prête serment.)

M. Bruno Bensasson, président-directeur général d’EDF Renouvelables. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je tiens à préciser que depuis 2018, je suis le directeur exécutif d’EDF en charge des énergies renouvelables et qu’à cet égard, je suis en charge à la fois de l’activité hydroélectrique gérée par EDF Hydro au sein d’EDF SA (environ 5 500 personnes) et des activités éoliennes et solaires, portées par une filiale à 100 %, EDF Renouvelables, regroupant 4 500 personnes et dont je suis le PDG. Ces activités sont regroupées dans un pôle « Renouvelables », composé par Jean-Bernard Levy à son arrivée. Je ne parlerai pas ce matin de biomasse et de géothermie, qui sont portées par d’autres entités du Groupe, telles que Dalkia, ni de mes activités passées, notamment pour l’État.

Je suis ravi d’être présent devant vous car je crois que les énergies renouvelables peuvent contribuer de façon importante à la réduction de la dépendance énergétique. En effet, avec 63 % d’énergie fossile dans le mix énergétique et sans extraction minière importante en métropole, le pays reste loin de l’indépendance. Il est toutefois possible de réduire notre dépendance. L’ambition de souveraineté vise également à ne pas laisser notre destin entre les mains d’un petit groupe de pays étrangers, sans non plus vivre en autarcie, dont le coût serait prohibitif.

Je tiens à préciser que l’énergie ne se limite pas à l’électricité. Le mix est composé de deux tiers d’énergie fossile et le reste se partage à parité entre le nucléaire et les énergies renouvelables (l’hydroélectricité, l’éolien, le solaire, la biomasse et la géothermie).

Sortir progressivement des énergies fossiles est nécessaire de notre point de vue, à bien des égards : réduire nos dépendances commerciales, stabiliser les coûts de l’énergie à long terme et lutter contre le changement climatique. Afin de sortir des 63 % d’énergie fossile d’ici 2050, l’efficacité énergétique, le nucléaire et le renouvelable seront nécessaires. Nous nous réjouissons que désormais, pour une large part de Français, la transition énergétique ne soit plus entendue comme la substitution du nucléaire par les renouvelables mais comme la substitution des énergies fossiles par le nucléaire et les renouvelables.

La stratégie d’EDF en matière d’énergies renouvelables a connu un tournant important en 2015 avec la fixation par Jean-Bernard Levy de « Cap 2030 », qui visait à doubler la part d’énergies renouvelables d’ici 2030 pour la porter de 25 à 30 gigawatts à 50 à 60 gigawatts. Cette forte accélération est assortie d’un double équilibre. L’hydroélectricité est la première des énergies renouvelables électriques en France. Elle reste très importante mais progressivement, l’éolien terrestre se développe, ainsi que l’éolien maritime et solaire. Le mix technologique évolue, le mix de pays également. L’hydroélectricité a toujours été pour nous très française, avec une présence grandissante à l’étranger. Au contraire, l’éolien et le solaire ont plutôt commencé aux États-Unis et aujourd'hui, nous nous rééquilibrons en trois tiers : l’Amérique du Nord, les pays émergents et l’Europe. Nous sommes présents dans d’autres pays, comme au Royaume-Uni, en Pologne, en Grèce ou en Italie mais il est bien normal que nous le soyons d'abord en France.

Nous avons l’honneur d’être le premier exploitant de concessions hydroélectriques en France. Nous comptons 300 concessions, près de 80 % de la puissance hydroélectrique installée en France, près de 5 500 personnes très engagées et compétentes et environ 400 millions d'euros par an d’investissement, principalement en maintenance (versus 50 millions d'euros au début des années 2000). La disponibilité du parc est très bonne, à 90 % cet hiver.

L’éolien est un pilier important de l’entreprise. L’éolien terrestre représente 1,9 gigawatt en France pour EDF mais compte tenu de la fragmentation du marché, la part de marché est d’environ 10 %. Nous sommes un acteur plus important en éolien maritime, puisqu’avec Saint-Nazaire, Fécamp, Courseulles et Dunkerque, nous avons remporté quatre des sept appels d’offres. Saint-Nazaire a été mis en service fin 2022. Fécamp viendra cette année. Suivront Courseulles et Dunkerque. Nous sommes également présents dans l’éolien flottant puisque nous développons dans les Bouches-du-Rhône le projet de Provence Grand Large, qui devrait être mis en service en 2024.

Par ailleurs, EDF porte une très forte ambition dans le solaire à travers le monde. Il est vrai que son développement est plus facile à certains endroits que d’autres. À Abu Dhabi par exemple, un parc de 2 000 mégawatts est en train d’être mis en service, soit cent fois la taille moyenne du parc français. Nous sommes présents sur la toiture. Nous sommes notamment le premier acteur du marché des particuliers, avec environ 25 % des parts de marché portées par la filiale EDF ENR, à travers l’offre « Mon soleil & moi » et de l’autoconsommation, qui fonctionne bien auprès des Français. Nous sommes également un acteur des actifs au sol. Nous étions un peu en retard jusqu’en 2017, au moment où Jean-Bernard Levy a lancé ce plan solaire, avec l’ambition de retrouver la tête du peloton et nous sommes effectivement, selon les années, premiers, deuxièmes ou troisièmes alors que nous étions dixièmes par le passé. La part de marché oscille entre 15 et 20 %.

Enfin, EDF est le premier acteur du stockage en France, avec 5 gigawatts de stations de transfert d’énergie par pompage (STEP). L’objectif est de construire 10 gigawatts de plus d’ici 2025, avec à la fois des STEP et des batteries. Les États-Unis et le Royaume-Uni recourent déjà beaucoup aux batteries. La France s’y met, d'abord en outre-mer, en Guyane dans des zones non interconnectées aux besoins spécifiques mais également en métropole.

Avec 200 M€ par an sur cette décennie, la France représente environ 20 % des investissements d’EDF Renouvelables, alors qu’elle correspond à 1 % du marché mondial. Elle fait sans surprise l’objet d’une priorité toute particulière pour EDF dans les renouvelables.

Ces énergies renouvelables sont absolument nécessaires pour réduire la dépendance aux énergies fossiles. Le pays bénéficie d’un très beau potentiel par sa géographie. Nous avons toute raison de tenir à l’avenir les objectifs que nous nous fixons. Jusqu’à présent, cela n’a pas vraiment été le cas, pour différents motifs. La situation a progressé ces dix dernières années, sans être pour autant au bon rythme. L’ambition de développer les énergies renouvelables n’était jusqu’à présent pas partagée par tous, avec un mauvais débat opposant nucléaire et renouvelable qui persistait chez certains. Les exigences locales, toutes légitimes entre la biodiversité, le patrimoine, les radars, etc. sont parfois difficiles à concilier avec le développement des renouvelables pour les administrations. Les procédures d’autorisation et les contentieux peuvent être longs. Un millefeuille administratif nécessite la coordination entre plusieurs niveaux de collectivités, sans que rien ne permette d’assurer la cohérence entre les objectifs nationaux du Parlement et les documents d’urbanisme, par nature très locaux. Enfin, malgré l’engagement complet des fonctionnaires, un certain manque d’effectif est constaté dans certaines administrations. Le projet de loi d’accélération des énergies renouvelables, en cours d’examen au Parlement, a justement pour objectif d’améliorer la situation, même si une série de dispositifs nécessitent encore des améliorations.

Ce projet de loi contient également des éléments intéressants à propos de l’hydroélectricité, qui est une énergie renouvelable, compétitive et flexible, la préférée des Français d’après les enquêtes d’opinion. Cette activité emporte des enjeux globaux pour l’électricité et des enjeux de gestion de l’eau (eau potable, irrigation, biodiversité, industrie, tourisme, etc.), gérés par les comités de bassin. Entre les crues et les sécheresses, le sujet est plutôt croissant. Des enjeux de retombées économiques se posent également, même si en hydroélectricité, la valeur ajoutée européenne atteint 90 % et celle française une grosse moitié voire trois quarts. Toutefois, pour aller plus loin et reprendre la voie d’un développement hydroélectrique plus important, il faudra sortir du contentieux, qui dure depuis bientôt vingt ans, autour du renouvellement des concessions et de leur éventuelle mise en concurrence. Cela nécessitera de revoir le cadre de renouvellement des concessions, en conservant les spécificités françaises, comme le Président de la République l’a exprimé récemment à deux reprises, à Belfort puis à Saint-Nazaire. Nous nous réjouissons que ce point fasse bientôt l’objet d’une loi. EDF est prêt et volontaire pour continuer à exploiter les concessions existantes et développer de nouveaux équipements, dans le cadre communautaire et national, avec tous les bénéfices collectifs d’un acteur de service public national.

En ce qui concerne la question des matériaux et des métaux critiques, les énergies renouvelables utilisent des matériaux mais pas forcément des métaux rares. Seuls quelques-uns sont présents dans les éoliennes maritimes de première génération. En revanche, de l’acier, du silicium et du cuivre sont nécessaires. La transition énergétique requerra beaucoup de matériaux. Quatre fois plus de cuivre devra être mobilisé dans les trente ans à venir d’après l’agence internationale de l’énergie. Des tensions à court terme sont possibles mais pas à long terme. Depuis 1900, nous consommons déjà quarante fois plus de cuivre. L’innovation et l’investissement devraient nous permettre d’arriver à en produire quatre fois plus en trente ans.

Je tiens à souligner qu’en matière de renouvelable, cette éventuelle dépendance aux matériaux ne revêt pas le même caractère de sécurité d’approvisionnement que d’autres énergies. En prenant une hypothèse tout à fait théorique que la Chine restreigne ses exportations de panneaux (ce qu’elle n’a jamais fait jusqu’à présent, les prix, au contraire, baissant de 10 % par an depuis 10 ans), l’impact ne serait pas immédiat. La France rencontrerait des difficultés à faire évoluer son système énergétique mais les moyens de production existants continueraient à fonctionner.

S’agissant de la reconquête industrielle et du maintien des investissements, la valeur ajoutée pour l’hydroélectricité est très forte ; elle l’est un peu moins pour le solaire et l’éolien. La relocalisation d’une production industrielle au sein de l’Union européenne serait un moyen possible pour diminuer nos dépendances mais en l’état du contexte concurrentiel, elle appelle des choix de politique industrielle dont il faut assumer le coût économique tout en en reconnaissant les mérites en termes de résilience. Par exemple, en ce qui concerne le solaire, pour des raisons tant industrielles que juridiques, ce choix doit être effectué au moins à l’échelon de l’Union européenne. Pour autant, la part de valeur ajoutée dans les filières éoliennes et solaires oscille entre 40 et 50 % en France. Nous aimerions faire mieux. En faisant le choix de soutenir une filière industrielle naissante, le temps qu’elle assoie ses avantages comparatifs et atteigne la taille critique et la compétitivité internationale, la France a déjà fait mieux dans l’éolien maritime. Le parc de Saint-Nazaire possède plus de 50 % de valeur ajoutée à la fois européenne et française. Il a mobilisé 2 300 emplois pendant les trois ans de construction et 100 emplois pendant les vingt à vingt-cinq ans d’exploitation qui viennent de commencer. Maintenir et développer ce tissu nécessitent de la visibilité. La planification maritime est ainsi un point très appréciable dans la loi d’accélération. Il sera également nécessaire d’accompagner la structuration de la filière de l’éolien flottant (en particulier pour les infrastructures portuaires).

En ce qui concerne le solaire, Photowatt est une entreprise de taille intermédiaire située à Bourgoin-Jallieu dans l’Isère et dont EDF est devenu propriétaire en 2012. Elle emploie aujourd'hui 200 personnes pour produire des panneaux photovoltaïques. Elle a subi, comme toute entreprise européenne, notamment allemande, la concurrence chinoise durant la décennie passée. Savoir si le protectionnisme bénéficie aux pays qui le pratiquent et comment réagir au protectionnisme de pays tiers dépasse le cadre de mon intervention. Il est néanmoins possible, pour les autorités européennes et françaises, de voir émerger une filière des équipements solaires, du silicium jusqu’aux panneaux, à condition d’en assumer le coût économique et d’y allouer les moyens budgétaires requis. Les États-Unis et l’Inde le font, pour des raisons de résilience et de souveraineté. Ainsi, l’Inflation Reduction Act comprend à la fois 700 milliards de dollars de resserrement budgétaire et beaucoup de soutien à l’industrie verte. Cela suppose en France d’accélérer les autorisations d’installation. De grandes usines, de plusieurs gigawatts, sont nécessaires. Il convient également de développer les filières de formation scientifique et technique. Les étudiants doivent être amenés à davantage aimer ces métiers de la technique et de l’ingénierie. Enfin, un cadre économique propice doit être posé, que ce soit sous forme de subventions, comme aux États-Unis, à l’investissement ou à la production, de tarifs douaniers qui existaient jusqu’en 2018 en Europe, ou de primes à la valeur ajoutée européenne dans les appels d’offres publics, ce que d’autres pays font. Aujourd'hui, produire de l’énergie solaire en France est particulièrement compétitif. Les coûts sont passés de 500 à 50 euros par mégawatt-heure en une dizaine d’années mais produire des panneaux est difficile. EDF, à travers Photowatt, perd régulièrement de l’ordre de 30 millions d'euros par an depuis dix ans.

En coordination avec l’Allemagne et la Commission européenne, à cet égard, l’annonce du ministre de l’économie en faveur de la création d’un plan de soutien à la décarbonation et aux industries vertes constitue une bonne nouvelle, dont nous attendons de connaître les contours plus précis.

En permettant d’une part à l’aval une électrification accrue des usages (dans le chauffage, le transport et l’industrie) et d’autre part à l’amont la production, par le développement des énergies renouvelables et du nucléaire, nous protégerons le pays, nos concitoyens et les entreprises contre la volatilité des prix des énergies fossiles, nous lutterons contre le changement climatique et nous ferons preuve de résilience, sans tomber dans l’autarcie. Le coût économique ne sera pas négligeable à court terme mais en privilégiant un mix de solutions le plus performant possible, il doit pouvoir être maîtrisé.

Soyez assurés qu’EDF et son pôle Énergies renouvelables seront engagés pour contribuer à la politique énergétique et industrielle de notre pays et continueront à développer des projets pour et avec les territoires et les entreprises de notre pays. Je vous remercie de votre écoute et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est de votre point de vue le potentiel d’une part d’optimisation des installations hydrauliques existantes et d’autre part de croissance par la création d’éventuelles nouvelles installations ?

M. Bruno Bensasson. Aujourd'hui, sur le plan juridique, seules des modifications non substantielles peuvent être réalisées. Des autorisations pour de telles modifications ont donc été déposées, pour quelques centaines de mégawatts dans un parc de 20 gigawatts. Pour aller plus loin, beaucoup de projets pourraient être menés avec des modifications substantielles. De l’ordre de 3 à 5 gigawatts supplémentaires est possible dans la décennie à venir. À cette fin, la question de renouvellement ou de la modification substantielle des concessions doit être résolue. Cette discussion reste à mener dans l’année au travers du projet de loi que le gouvernement a commencé à évoquer et auquel le chef de l’État a fait allusion à Belfort puis à Saint-Nazaire. Elle s’inscrit dans un contexte nouveau, dans lequel l’État est sur le point de prendre la totalité du capital d’EDF. Il s’agit entre l’État, la Commission européenne et l’entreprise de dessiner des solutions permettant de reprendre le chemin de la croissance, avec tous les bénéfices d’un acteur de service public national. C’est bien sûr à l’État de disposer des concessions qu’il concède.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si je comprends bien, avec des modifications substantielles sur les concessions actuelles, il est possible d’augmenter la puissance installée d’un quart.

M. Bruno Bensasson. Absolument. L’augmentation de production serait proportionnelle, même elle concernerait davantage les transferts d’énergie par pompage. Il s’agit de l’une des cinq catégories d’ouvrages hydroélectriques en France, avec l’usine marémotrice, les ouvrages de lacs, d’éclusée et au fil de l’eau. Ces stations de transfert d’énergie par pompage possèdent deux plans d’eau, l’un supérieur et l’autre inférieur. Elles constituent davantage des outils de stockage que de production. Nous possédons de beaux projets, notamment à la Truyère. Les STEP sont probablement un peu plus nombreuses. La puissance est donc sans doute légèrement supérieure à l’énergie.

S'agissant du potentiel de nouvelles installations, la majorité de nos projets concerne des concessions dans le périmètre géographique que nous exploitons déjà. L’hydroélectricité dépend en effet beaucoup de la topographie et « nos anciens » s’étaient déjà installés aux endroits les plus propices. Le potentiel le plus important consiste à améliorer encore les sites exploités. Il ne sera pas possible de retrouver un site totalement nouveau. Reste que dans le Verdon par exemple, du potentiel peut être rajouté dans le périmètre de nos concessions. Le transfert d’énergie par pompage présente l’avantage que le bassin inférieur est souvent une rivière, le bassin supérieur est en altitude et le cœur de l’usine dans la roche. En termes d’impact sur la biodiversité et d’acceptation par les populations, la situation se présente plutôt bien.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous évalué le potentiel de nouveau hydroélectrique et si oui, à quelle hauteur ?

M. Bruno Bensasson. Le potentiel est évalué à environ 5 gigawatts, en grande majorité autour de nos concessions.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est votre regard sur le coût de mutation du réseau de transport et du réseau de distribution pour intégrer l’énergie plus diffuse que représentent le solaire et l’éolien ? Quelle est la façon dont ce coût doit être financé dans le prix final de l’électricité ? Nos concitoyens comprennent difficilement une facture se composant majoritairement de taxes plutôt que de coûts variables. Le coût payé au kilowatt-heure par les particuliers ne comprend pas toutes les infrastructures de réseau, financées par les logiques de taxes. Comment anticipez-vous les évolutions dans les années à venir ?

M. Bruno Bensasson. Le coût d’intégration des renouvelables dans le réseau de transport et de distribution est avant tout matériel, avec des projets d’investissement importants. Dans les investissements d’Enedis, beaucoup relèvent du raccordement de l’éolien et du solaire. Ce n’est pas très simple à comprendre sur la facture, qui se décompose en de la production, du transport, de la distribution (le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité – TURPE), de la commercialisation et de la fiscalité. Par le passé, les énergies renouvelables ont coûté au budget de l’État, car elles étaient relativement chères. Aujourd'hui, elles rapportent, environ 30 milliards d'euros par an à l’État. Cela ne signifie pas que le mix électrique est composé uniquement de renouvelable. Il s’agit d’un mix de nucléaire, de renouvelable et d’efficacité énergétique. RTE connaît le réseau de transport et de distribution nécessaire. Cette combinaison est, d’après les études, la meilleure manière de mener notre transition énergétique, avec le triple souci de la sécurité d’approvisionnement, de la maîtrise des coûts et de la lutte contre le changement climatique.

M. le président Raphaël Schellenberger. En ce qui concerne le solaire, vous expliquiez que le coût de production est de 50 euros du mégawatt-heure, à partir de panneaux chinois. Quel est le coût à partir de panneaux français ?

M. Bruno Bensasson. Ces 50 à 60 euros dépendent de multiples facteurs et notamment de la taille. Ils correspondent à un parc moyen de 20 mégawatts. Le coût sera différent sur une toiture ou un hangar agricole et atteindra plutôt 100 euros par mégawatt-heure. Avec l’inflation, les panneaux ont quelque peu augmenté. Le prix du foncier peut jouer également. Le surcoût d’un panneau communautaire, aujourd'hui, est de 30 %. Aujourd’hui, les deux grands producteurs sont la Chine, pour 95 % des panneaux, et les États-Unis pour 5 %. La production européenne est faible. Ceci dit, un projet solaire ne comprend pas uniquement le panneau. Les 30 % ne s’appliquent donc pas à la totalité des 50 euros par mégawatt-heure. La valeur ajoutée française est de 40 %, en incluant le foncier, l’installation, l’exploitation, etc.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est aujourd'hui le regard porté par votre entreprise sur la question du cycle aval des énergies renouvelables, dont il est beaucoup question dans le nucléaire ?

M. Bruno Bensasson. L’aval renouvelable est moins évoqué car il est plus simple. Les panneaux solaires sont démontés et recyclés à la fin de leur fonctionnement, comme les éoliennes. Démonter une éolienne ne coûte pas grand-chose voire rapporte car les matériaux sont facilement recyclables. Le panneau solaire est notamment fait de silicium, de verre, de cuivre et d’aluminium. Il existe un engagement de recyclage, avec la filière PV Cycle qui est installée en France et fonctionne. Si 5 % des matériaux ne sont pas recyclés, c'est par manque d'intérêt économique. Un sujet concernait les pales d’éoliennes, qui n’étaient pas recyclées jusqu’à présent, compte tenu de leur fabrication en polymère, mais valorisées sous forme énergétique avec des cimentiers. Nous avions demandé à quelques-uns de nos fournisseurs de nous proposer des pales recyclables et c’est chose faite. Plusieurs grands fournisseurs nous en proposent. Sur le parc éolien maritime de Courseulles, les pales seront recyclables. Cet aspect est bien pris en charge, il est intégré dans le coût et répond à des obligations légales. Je note que des polymères sont également utilisés pour les ailes d’avion et les plaisanciers, sans que leur recyclage suscite les mêmes débats passionnés.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’industrialisation de la filière doit se préparer. Or au-delà de la recyclabilité à la conception, le recyclage en aval nécessite la présence d’une filière. Quelle est son avancée ?

M. Bruno Bensasson. La filière est installée. Aujourd'hui, nous savons recycler les panneaux. Par exemple, la production de silicium, qui est la première étape du panneau, comprend l’extraction de silicium, sa transformation en silicium métallurgique puis solaire, la production de lingots qui sont coupés en fines tranches pour en faire des cellules et des modules. Dès le début, il existe un intérêt économique et énergétique à recycler du silicium. Aucune difficulté ne se pose aujourd'hui sur le recyclage. Le vrai sujet de politique industrielle tient davantage à toute la chaîne, largement concentrée en Chine ou aux États-Unis. Photowatt réalise une partie de cette manufacture. Aller plus loin, à travers par exemple un projet de gigafactory solaire, augmenterait le coût mais si nous l’assumons, nous serons plus résilients. À cette fin, trois conditions sont nécessaires, je le répète : autoriser de façon plus rapide de grandes installations industrielles et chimiques dans notre territoire ; disposer d’un cadre économique propice ; former les personnes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’est-ce qui explique qu’une société filiale d’EDF traite séparément le solaire et l’éolien, sans que ce soit intégré comme l’hydroélectricité ?

M. Bruno Bensasson. Dans une entreprise de 160 000 personnes, nous nous organisons, en rassemblant les activités qui se ressemblent (l’hydroélectricité d’un côté, l’éolien et le solaire de l’autre). Nous les regroupons ensuite dans un pôle « Renouvelables », au sein duquel les équipes communiquent. Je dirige l’ensemble du pôle. EDF Renouvelables est aujourd'hui la propriété à 100 % d’EDF SA et l’un de ses administrateurs est Luc Rémont.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est votre regard, en tant que patron d’EDF Renouvelables, sur notre capacité mondiale à décarboner le système électrique ?

M. Bruno Bensasson. Je me réjouis que ces dernières années, la plupart des grands émetteurs (la Chine, l’Inde, les États-Unis, l’Union européenne ou des pays comme l’Arabie Saoudite) aient opté pour la lutte contre le changement climatique et se soient fixés des objectifs de neutralité pour 2040, 2050 ou 2060. Cette prise de conscience est enfin arrivée, même si notre génération, entre 1990 et 2020, a un peu tardé à en prendre la mesure. Néanmoins, il ne suffit pas de se fixer des objectifs, il faut les tenir. Nous avons été un peu trop lents ces dernières années. Alors que la France a vu son PIB croître de 1 à 2 % par an, l’empreinte carbone a été réduite de 1 % par an. La baisse doit être beaucoup plus forte à l’avenir, de l’ordre de 3 à 4 % par an. Beaucoup de pays y sont. Les énergies renouvelables ont l’atout d’être très dispersées. Les États-Unis et le Brésil possèdent un potentiel considérable. L’Inde et la Chine représentent, à eux deux, les deux tiers du marché du solaire mondial. La plupart des pays du monde disposent de ressources renouvelables et les développent. Notre pays est doté de beaucoup de ressources. Je constate que la dynamique s’accélère même si elle n’a pas été assez rapide ces trente dernières années et doit atteindre un rythme de croisière. La baisse du coût des renouvelables aide beaucoup. Aujourd'hui, au Moyen-Orient, l’éolien coûte 20 ou 25 euros par mégawatt-heure et le solaire 15 ou 20 euros. Pour des pays comme l’Arabie Saoudite, remplacer le pétrole par du solaire fait sens. La dynamique est positive à travers le monde et EDF Renouvelables a la chance d’être l’un de ces grands acteurs internationaux. Si d’importants acteurs sont présents en Chine et aux États-Unis, les internationaux sont européens. Il s’agit d’une façon de tirer la meilleure valeur de notre entreprise mais également d’une richesse pour l’entreprise, d’une manière d’être plus innovant et compétitif et de disposer de la taille critique nécessaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ferai d'abord appel à votre mémoire, en revenant aux fonctions que vous avez exercées précédemment. Entre 2004 et 2007, vous avez été conseiller technique, d'abord au cabinet du ministre délégué à l’industrie Patrick Devedjian puis au cabinet du ministre délégué à l’industrie François Loos et enfin à la présidence de la République. Sans vous interroger sur vos fonctions auprès de la présidence de la République en vertu du respect de la Constitution, j’aimerais vous poser plusieurs questions sur cette période. Quel était le contexte de la situation énergétique à l’époque ? Un certain nombre d’auditionnés nous ont parlé d’abondance énergétique et de surcapacités, permettant d’exporter de l’énergie.

Vous avez en outre été, j’imagine, indirectement confronté au chantier EPR. J’aimerais comprendre le processus de décision ayant amené au choix de la construction d’un seul réacteur.

J’imagine enfin que les réflexions sur le marché européen de l’énergie étaient déjà à l’œuvre. Quelle était leur nature ?

M. Bruno Bensasson. Les prix étaient assez bas dans les années 90 et 2000, à 20 ou 30 euros par mégawatt-heure. Le parc était surcapacitaire, compte tenu de projections de croissance de la demande électrique datant des années 80 ou 90 et ne s’étant pas vérifiées. Dans ce contexte, il a néanmoins été proposé par EDF et décidé de faire un EPR. J’ai accompagné en 2005 la loi de programmation de la politique énergétique. L’EPR était présenté comme une façon de maintenir l’option nucléaire ouverte. Nous sentions que si nous attendions les tensions, nous perdrions encore plus de compétences. Un important effort d’installation a été réalisé dans les années 70 et 80. Après Chooz et Civaux, la charge manquait. L’EPR a été lancé dans ce contexte avec un nouveau réacteur, afin de maintenir l’option ouverte et conserver les compétences au-delà de la sécurité d’approvisionnement, alors que le parc tournait autour de 420 térawatts-heure par an. Une prise de conscience des enjeux du changement climatique existait déjà puisque nous négociions les « trois fois vingt » en 2020. Les débats pointaient sur la place du nucléaire en France ; le 50 % en 2025 est venu plus tard. L’opposition nucléaire/renouvelables persistait quelque peu et elle s’entretient encore chez certains. Dans des pays voisins, des antinucléaires étaient prorenouvelables alors, par contrecoup, en France, certains pronucléaires ont senti la nécessité d’être antirenouvelables. Or il est tout à fait possible d’être à la fois pronucléaire et prorenouvelable. Il me semble que désormais, ce débat est majoritairement derrière nous. Je ne me permettrais pas de dire si EDF aurait pu se permettre de proposer plusieurs EPR en parallèle, avec un effet de taille. Il existait de la part de Patrick Devedjian, de François Loos et plus largement de l’Etat un soutien marqué à la construction de ce nouveau réacteur.

Les discussions au niveau européen portaient davantage sur le marché du dioxyde de carbone (CO2). Le marché européen de l’électricité, c'est-à-dire le marché spot de gros de court terme, était perçu comme fonctionnant raisonnablement. La France exportait et en tirait des recettes. En ce qui concerne la politique énergétique européenne, des infrastructures communes, physiques et de marché, ont été construites pour s’échanger l’électricité. La France en bénéficie à la fois lorsqu’elle exporte et qu’elle importe. Plus tard, nous nous sommes rendu compte que ce marché de gros de court terme ne donnait pas les bons signaux pour amener les investissements. Des mécanismes ont été installés pour développer les renouvelables, puis les centrales à gaz et maintenant les nouvelles centrales nucléaires. Nous pouvons reconnaître que le marché de gros de court terme fait ce pour quoi il a été conçu (c'est-à-dire optimiser à court terme l’exploitation et la consommation). Le marché ne doit toutefois pas se réduire au court terme. Il faut lui donner à la fois de l’efficacité et de la stabilité. Des marchés de long terme doivent être construits. À cet égard, les États ont mis en place des contrats long terme pour les renouvelables qui donnent de la visibilité. À travers le bouquet tarifaire actuel, les Français bénéficient du coût relativement stable des renouvelables.

M. Antoine Armand, rapporteur. Certains de nos interlocuteurs, je pense notamment à l’ancien président d’EDF Pierre Gadonneix, nous ont expliqué qu’une sorte de négociation s’était engagée avec le pouvoir politique pour vendre au moins un EPR. Je souhaitais savoir si vous aviez eu le sentiment qu’EDF pensait que deux réacteurs étaient préférables pour des raisons industrielles, de savoir-faire et de compétence ou si selon vous, ce sujet n’avait pas été évoqué.

M. Bruno Bensasson. De mémoire en 2007, je ne pense pas en avoir discuté. Des discussions ont porté ensuite, dans les années 2010-2011, sur un EPR à Penly, alors qu’un sentiment de surcapacité régnait encore. Des auditions parlementaires avaient eu lieu à ce sujet.

M. Antoine Armand, rapporteur. Entre 2000-2005 et la période actuelle, la progression en termes de capacités à installer de nouvelles sources d’énergie renouvelable sur le territoire a été faible et du retard a été pris. Comment analysez-vous cette faiblesse, forte et durable en France ? Vous avez évoqué les difficultés d’installation, les contentieux juridiques et l’acceptabilité sociale. Nous peinons toutefois à nous satisfaire de cette seule explication et nous nous interrogeons sur la capacité et la motivation des entreprises à investir dans ce secteur. Certaines personnes auditionnées, telles que Corinne Lepage, pensent que la coexistence du nucléaire et des énergies renouvelables a conduit à un trop faible investissement dans les énergies renouvelables en France. D’autres estiment que nos objectifs d’énergies renouvelables étaient trop élevés eu égard au fait que la France possède déjà un parc nucléaire lui permettant de produire très largement son énergie de manière décarbonée. Vous avez été directeur de la stratégie et du développement durable chez GDF Suez, devenu ensuite Engie Energie. J’imagine donc que vous avez abordé ce biais par vos responsabilités publiques puis privées. Considérez-vous que ce retard n’est pas si important en France, eu égard au parc existant ou au contraire que le développement a été particulièrement lent et le cas échéant, pourquoi ?

M. Bruno Bensasson. J’écarte tout de suite un argument. Ce n’est pas parce que le nucléaire est important qu’il ne faut pas faire beaucoup de renouvelables. À ce jour, 65 % de l’énergie est fossile. Celle-ci est au cœur de l’économie et sa privation crée immédiatement des problèmes. Pour en sortir en trente ans sans renoncer au progrès économique et social, le nucléaire, le renouvelable et la sobriété sont nécessaires. Je suis très heureux que désormais, la transition énergétique soit comprise en ce sens. Je pense que les objectifs allaient dans la bonne voie et pour 2030, les objectifs fixés sont à la fois ambitieux et nécessaires.

Peu d’entreprises se sont posé la question entre le nucléaire et le renouvelable, excepté EDF. Le reste faisait des renouvelables et la France peut s’enorgueillir de posséder beaucoup de très belles entreprises dans le secteur. Nombre d’entre elles sont nées en France, se développent dans le pays mais également à l’étranger. Il ne s’agit pas d’un manque d'envie ni de moyens. Même EDF est le premier acteur du renouvelable, de l’hydraulique, de l’éolien maritime et quasiment de l’éolien terrestre. Jean-Bernard Levy a montré son engagement dans le solaire. Y compris en 2022, année difficile pour le groupe, il a consacré des moyens très croissants aux renouvelables. Il n’existe pas à mon sens de manque d’envie. Preuve en est que d’autres pays croissent plus vite. Je crains que la réponse figure dans mon intervention liminaire à propos des spécificités de notre pays. Nous ne sommes pas les seuls à être confrontés à cette problématique. Par exemple, le Royaume-Uni a très tôt opté pour le nucléaire et le renouvelable ; il possède un très grand parc éolien maritime mais rencontre davantage de difficultés à terre. En Allemagne, en Espagne ou en Italie, les choses avancent parfois plus vite. Il s’agit beaucoup d’une question d’accès au foncier. D'ailleurs, dans le cadre des débats sur la loi accélération, j’ai été particulièrement surpris des réactions sur le solaire. Cette loi doit être l’occasion d'augmenter le solaire, aux endroits les plus faciles tels que les toitures ou les délaissés autoroutiers mais pas uniquement. Or pour le sol, nous sentons que les réticences sont encore nombreuses, davantage que chez nos voisins, alors que l’enjeu foncier est minime. En effet, pour réaliser un quart de l’objectif fixé par le chef de l’État d’ici trente ans (100 gigawatts-heure), 25 000 hectares sont nécessaires, dans un pays en comptant 25 millions (soit 0,1 %, comparé aux 2 % pour les biocarburants). Le solaire sur terrain agricole se fait en bonne intelligence et en coexistence avec le monde agricole. Nous avons encore besoin d’accélérer ; il s’agit de notre responsabilité, à tous, EDF, les pouvoirs publics nationaux et locaux, les médias, etc. Avec le changement climatique, nous ne pouvons nous offrir le luxe que rien ne change. Tout ne pourra pas rester comme avant. L’une des spécificités des énergies renouvelables, au moins de l’éolien et du solaire, est qu’elles sont visibles. Il faut avancer en bonne intelligence. Par exemple, le parc éolien maritime de Saint-Nazaire a pris du temps mais l’acceptation est désormais belle, y compris de la part des pêcheurs et des associations environnementales, même s’il ne fait toujours pas l’unanimité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les objectifs d’EDF en matière d’énergies renouvelables sont de 60 gigawatts de puissance installée pour 2030. Sur la trentaine actuelle, plus d’une vingtaine est hydraulique. Un passage de 30 à 60 gigawatts évoque donc un passage d’un peu plus de 10 gigawatts installés en énergies renouvelables éolien et solaire à 35 ou 40 gigawatts. Vos ambitions sont-elles optimistes ? Au vu de vos explications sur l’acceptabilité sociale vis-à-vis du foncier, nous pouvons nous interroger. Au-delà du projet de loi sur les énergies renouvelables, percevez-vous d’autres leviers qui devraient être levés pour atteindre ces objectifs extrêmement ambitieux ?

M. Bruno Bensasson. Vos calculs sont exacts. EDF est important sur le marché des renouvelables et les renouvelables sont importants pour EDF car ils représentent un quart de notre puissance (35 gigawatts). Il s’agit bien d’aller de 13 à environ 40 gigawatts. Nous nous inscrivons dans cette trajectoire. Nous pourrions en faire plus mais nous ne développons pas les parcs seuls. Par exemple, les parcs éoliens sont réalisés en partenariat. Les gigawatts bruts, qu’EDF opère, sont donc plus importants que les gigawatts nets, dont EDF reste propriétaire.

Ces chiffres sont mondiaux. Ils incluent les États-Unis, Abou Dhabi, l’Inde, etc. Nous souhaitons que la France prenne la part la plus large possible. Nous avons gagné en éolien maritime dans les appels d’offres précédents. En éolien terrestre et en solaire, nous atteignons 15 à 20 % de parts de marché. Nous ferons davantage si nous le pouvons. Le groupe possède certaines contraintes mais je lui fais toute confiance pour allouer les moyens nécessaires aux renouvelables, en particulier en France. Telle est l’intention de notre groupe et de notre premier et bientôt seul actionnaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quid de l’objectif France, parmi les 60 gigawatts au niveau mondial ?

M. Bruno Bensasson. De l’ordre de 20 % de notre croissance est française aujourd'hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à votre stratégie de développement des énergies renouvelables. Sans vous demander de trahir un quelconque secret des affaires, je souhaite comprendre, si vous deviez classer aujourd'hui l’éolien terrestre, l’éolien marin (flottant ou posé) et le solaire, quel serait le plus rentable au sens large, en intégrant aux éléments de rentabilité économique et financière la difficulté plus grande à installer certaines capacités de production sur le terrestre.

M. Bruno Bensasson. Aucune énergie n’est beaucoup plus rentable qu’une autre, compte tenu de la concurrence. Il n’existe pas d’effet d’aubaine. La rentabilité est proportionnelle au risque. Celle de certaines est néanmoins beaucoup plus longue. Par exemple, la rentabilité de l’éolien maritime est beaucoup plus longue que celle de l’éolien terrestre et du solaire. Dunkerque a été gagné en 2019 ; nous ferons nos meilleurs efforts pour que le site entre en exploitation en 2026, en l’absence de contentieux. Dans l’éolien maritime, le flottant est moins mûr techniquement et a besoin de plus de soutien. L’éolien terrestre est un peu plus long. Le parc du Mont des Quatre Faux a commencé à se développer en 2006 mais nous y sommes presque. Viennent ensuite le solaire au sol et le solaire sur toiture. Je pense que nous pouvons raccourcir les délais, tout en respectant les procédures démocratiques. Des pays voisins, en démocratie, arrivent à faire mieux. En tout état de cause, tout sera nécessaire pour sortir des 63 % d’énergie fossile. Il faut se garder d’aller à la facilité, en se concentrant par exemple sur l’éolien flottant parce qu’il est loin, car cela ne suffira pas et coûtera plus cher.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment conjuguez-vous le coût et le temps nécessaire pour arriver à une installation en fonctionnement avec l’intermittence ? Par exemple, si vous comparez l’éolien terrestre et maritime avec le solaire, l’intermittence, la saisonnalité du solaire et le foisonnement de l’éolien doivent être pris en compte.

M. Bruno Bensasson. La phase de construction est plus ou moins longue. L’intermittence correspond à la phase d’exploitation. L’éolien et le solaire sont relativement prévisibles, la veille mais pas six mois à l’avance. Ils sont pilotables à la baisse mais pas toujours à la hausse et sont variables. Il s’agit d’éléments de la phase d’exploitation, que nous gérons en prévoyant notre production et en la vendant en avance. Vu du producteur, l’éolien ou le solaire s’insère dans un système électrique bien plus vaste et s’il a été bien conçu avec un mix énergétique, y compris des moyens de base et pilotables, comme le nucléaire, il apporte une sécurité des approvisionnements et un équilibre offre/demande à un coût maitrisé. Différents moyens sont toutefois nécessaires pour satisfaire l’objectif.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’aimerais en savoir davantage sur le coût complet, c'est-à-dire la capacité à intégrer dans le coût de production d’énergie électrique par des installations solaires ou de l’éolien flottant ou terrestre le coût associé pour le réseau et les flexibilités adjacentes. Dans les rapports de l’agence internationale de l’énergie et de RTE, les scénarios avec une très forte proportion d’énergies renouvelables insistent sur les coûts importants. Le président actuel et l’ancien président de RTE ont également insisté sur l’importance du coût et de la difficulté à développer un réseau rapidement. Quel est votre regard sur la capacité à installer de la flexibilité à l’échéance 2030 et 2040, d’une part, et la capacité à réaliser des investissements sur le réseau et à les répercuter sur les producteurs et/ou le consommateur, d’autre part ?

M. Bruno Bensasson. J’apporterai quelques éléments, toutefois incomplets car vos questions renvoient davantage à la mission de RTE. Pour l’éolien terrestre ou le solaire, les schémas régionaux de raccordement comprennent des quotes-parts renouvelables. Pour le parc éolien maritime de Dunkerque, le raccordement est à la charge de RTE. Nous avons proposé un prix de 45 euros par mégawatt-heure et le raccordement coûte peut-être 15 euros. L’électrification des usages appellera plus de réseau de transport et de distribution. Des flexibilités existent du côté de la production (avec des outils relativement flexibles comme le nucléaire et l’hydroélectricité, peut-être des centrales thermiques avec des combustibles décarbonés) et de la consommation, avec le véhicule électrique qui peut être source de flexibilité. Entre les deux, du stockage est possible. Dans les scénarios internes d’EDF ou de RTE, cette façon d’assurer l’équilibre offre/demande est décrite. Il faut se garder par-dessus tout de comparer directement les coûts complets des énergies renouvelables à ceux de l’hydraulique ou du nucléaire car ils n’offrent pas le même service.

Le coût des renouvelables a beaucoup baissé et est désormais compétitif, ce qui montre que celles-ci sont utiles au système. En outre, le prix actuel du CO2, qui a beaucoup augmenté, reste très inférieur à ce que les climatologues et les économistes recommandent. En intégrant un vrai prix du CO2, le renouvelable et le nucléaire sont nécessaires.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je souhaite revenir sur trois points. Le premier a trait à la question des concessions hydroélectriques. Vous avez à plusieurs reprises évoqué le service public de l’énergie et cité le bien public à propos de l’hydroélectricité. Au moment où les premières mises en demeure des concessions hydroélectriques ont été pensées par l’Union européenne, nous avons oscillé entre fatalisme pour les uns, manque de volontarisme pour les autres et peut-être même conviction pour certains qu’il s’agissait d'une bonne chose. Je souhaiterais connaître votre position, même si je sais qu’elle est difficile à exprimer sachant qu’in fine, l’Etat est décisionnaire. Nous avons assisté à une perte de dynamisme par rapport à l’inertie concernant ces concessions hydroélectriques, qui dure depuis quinze ans. Je suis très heureuse qu’elles n’aient pas été mises en concurrence. Vous avez mentionné les deux solutions de sortie possibles, le renouvellement ou la mise en concurrence. J’appelle de mes vœux à des renouvellements. Je souhaiterais connaître la plus-value à ce qu’EDF demeure l’opérateur public de ces concessions hydroélectriques.

Par ailleurs, Photowatt est une entreprise de mon département. Ferropem est également une entreprise de mon département, qui produit du silicium. Nous peinons toutefois à construire la filière intermédiaire, consistant en la purification et la cristallisation du silicium. EDF est propriétaire de Photowatt. Je ne pense pas que ce choix ait été très volontaire au départ puisque son activité ne correspond pas au cœur de métier du groupe. Vous avez été incités très largement à récupérer cette entreprise, que vous avez tenté de céder à plusieurs reprises. Se pose la question de la capacité de la France à inverser la tendance. De tout temps, les producteurs ont été soutenus dans les énergies renouvelables, contrairement à la filière. Faut-il inverser la tendance pour développer une filière française, qui pourra ainsi massifier et réduire son prix au producteur ? Ferropem est une entreprise industrielle, également installée dans la vallée de la Romanche. Il serait dommage de ne pas créer cette filière française. Vous avez dit vous-même que c’était possible, comme aux États-Unis ou en Inde. Que nous manque-t-il pour passer de l’inertie à l’ambition sur ce sujet ?

Enfin, mon troisième point concerne l’augmentation de puissance offerte par la loi Energie Climat, qui a peiné à être mise en œuvre. En effet, l’interprétation a été un peu différente de celle que souhaitait le législateur, concernant notamment la redevance devant être appliquée au surplus de production dans l’esprit du législateur mais qui a finalement été appliquée à l’ensemble de la production. Trois ans ont été nécessaires pour qu’un changement advienne via la loi de finances. Pensez-vous qu’aujourd'hui, il soit possible d’opérer ces augmentations de puissance ?

M. Bruno Bensasson. La question du renouvellement des concessions, avec ou non mise en concurrence, est ancienne. Depuis 2015, la France a reçu deux mises en demeure de la Commission européenne au titre d’une part d’un supposé abus de position dominante et d’autre part de l’application du droit des concessions. Le sujet est en suspens. Cela crée, il est vrai, un certain attentisme car il n’est pas possible d’investir dans un outil sans connaître sa durée d’exploitation. J’ai toutefois l’impression que depuis 2019, alors qu’il existait en 2015 certains doutes sur l’intérêt d’un acteur de service public national à être exploitant des concessions, un vaste consensus se dégage dans la représentation nationale pour un renouvellement des concessions sans mise en concurrence. Je vous renvoie aux propos du chef de l’État à Belfort et à Saint-Nazaire et plus récemment aux propos de la Première ministre devant l’Assemblée nationale au sujet de renouvellement des concessions et de la reprise des investissements sans mise en concurrence. Nous nous inscrivons dans le droit national et le droit communautaire. À Belfort, le chef de l’État a indiqué que l’évolution du capital d’EDF ouvrait peut-être de nouvelles voies de solutions. EDF, en tant que concessionnaire, est très désireux de poursuivre l’exploitation et de les voir renouveler le plus rapidement possible.

EDF est un exploitant engagé dans les territoires, avec des équipes compétentes et expérimentées, à la fois pour la sûreté, la disponibilité, la préservation de la biodiversité et l’ensemble de la gestion de l’eau. Le parc a en moyenne un peu plus de 75 ans et les effets d’échelle sont nombreux, à la fois le long d’une chaîne mais également à l’échelon des bassins, des territoires et à l'échelon national.

En ce qui concerne Photowatt, autant la production d’électricité a été soutenue et n’a plus besoin de l’être car elle est compétitive, autant la fabrication en France est difficile, que ce soit pour Ferropem ou Photowatt. La purification du silicium est un processus très sophistiqué, qui nécessite de la chimie fine. Le souhait, pour Photowatt, est de trouver une solution par le haut. Des personnes dont c’est le métier sont nécessaires. La chimie fine ou l’électronique ne correspond pas au métier d’EDF. En avril 2012, il a été demandé à EDF de reprendre cette installation, ce que nous avons fait mais il ne s'agit pas de notre métier. L’industrie solaire allemande a également disparu au bénéfice de la Chine. Pour que la situation soit différente, soit nous pensons détenir un avantage comparatif à bâtir, qui nécessite un soutien le temps de l’installation, soit nous pensons qu’en dépit d’un coût durable, nous en avons besoin pour renforcer notre résilience et notre activité industrielle. Dans ce dernier cas, trois conditions sont nécessaires : accélération des autorisations, cadre économique et formation. Le cadre économique est primordial. Il a un coût. Il appartient aux autorités communautaires et françaises d’en décider. Pour prévoir dans un appel d’offres français une prime à la valeur ajoutée européenne, une décision des autorités européennes est en effet nécessaire. Le commissaire Thierry Breton est très actif sur le sujet. Il faut être conscient du coût, en termes budgétaire et fiscal, et des raisons pour lesquelles nous l’assumons (pour l’emploi, l’industrie ou la résilience).

En termes de financement, l'Inflation Reduction Action, avant de soutenir l’industrie d’avenir, prévoit 700 milliards de dollars de resserrement budgétaire, avec une hausse des impôts et une réduction des prestations sociales, permettant de créer de l’espace. La situation énergétique des États-Unis est toutefois totalement différente de la nôtre ; eux bénéficient de la hausse du prix du pétrole et du gaz alors que nous en souffrons et devons subventionner des boucliers. Reste que la lutte contre le changement climatique et la résilience ne sont pas gratuites ; des moyens sont nécessaires. Dans ce chemin, il faut se garder du protectionnisme. Je comprends que nous évitions des dépendances excessives à un seul acteur mais se refermer aurait un coût économique exorbitant.

Enfin, en ce qui concerne les augmentations de puissance, je remercie le Parlement et l’Assemblée nationale d’avoir consenti à des évolutions de puissance à travers ce qui n’est pour le moment qu’un projet de loi. Les équipes sont disposées et désireuses de procéder à ces augmentations de puissance dès que possible.

M. Francis Dubois (LR). François Hollande, président du conseil départemental de Corrèze, a réuni les maires du département dès 2008 pour évoquer les renouvellements de concessions. Depuis, rien n’a été fait. S’il est satisfaisant qu’EDF soit resté gestionnaire des vallées, quid du retard pris ? Seuls des travaux non substantiels de maintenance ont été réalisés. Certains projets de STEP ont pris du retard. Au-delà des discours du chef de l’État et de la Première ministre, disposez-vous d’assurances en termes calendaires sur le fait de rester concessionnaire et engager les travaux, à hauteur de 5 gigawatts en matière de puissance ?

Ces 5 gigawatts sont-ils uniquement des STEP ? Je prends l’exemple d’un affluent de la Dordogne, où une conduite forcée d’un barrage est présente, sans turbinage. Des suréquipements seraient possibles. Les débits réservés non turbinés sont-ils compris dans ces 5 gigawatts ? Les conduites forcées, qui ramènent de l’eau sur un barrage en amont, pourraient dégager une certaine puissance.

Enfin, en ce qui concerne le bridage en matière d’hydroélectricité, disposez-vous d’autorisations de débridage dans le contexte actuel de risque de coupure ? Si oui, combien représentent-elles ?

M. Bruno Bensasson. La Dordogne et la Truyère sont des cours d’eau très importants pour notre groupe et la STEP de Redenat est emblématique de ce que nous projetons de faire. L’autorité concédante est décisionnaire mais il est vrai que pour nous, les messages du chef de l’État et de la Première ministre sont importants. Le calendrier parlementaire énergétique est chargé. Je ne sais pas du tout si cela fera partie d’une loi énergétique climat ou d’une loi hydroélectricité. Il s’agit de la responsabilité souveraine de l’État et du gouvernement mais je puis vous assurer que notre entreprise, EDF, propriété de l’État, est à son entière disposition pour dessiner des solutions. En attendant, le régime de délai glissant n’est pas très confortable. La fiscalité mise en place permet aux collectivités concernées de disposer de retombées mais tout ceci n’est pas satisfaisant en matière industrielle et énergétique.

Sur les 5 gigawatts, 3 sont des STEP. Dans les 2 restants, je serais étonné de la présence de turbinages de débit réservé car je ne les qualifierais pas de substantiels. La conduite forcée ne nécessite pas, selon moi, de turbinage si elle repart vers l’amont mais je vérifierai.

En ce qui concerne le débridage, je tiens à souligner que l’hydroélectricité a tout fait pour être disponible durant la période d’hiver. Les disponibilités atteignent 90 ou 95 %. Pendant un temps, l’eau n’était pas suffisante. Elle est désormais disponible, en particulier dans les Alpes, un peu moins dans le Massif central et dans les Pyrénées. Des sujets portent encore sur le manteau neigeux. Nous avons discuté des débridages à notre initiative et avec l’État. Des débridages ont été autorisés, de l’ordre de 300 à 400 gigawatts-heure et de 200 à 300 mégawatts, notamment sur la Durance et l’Étang de Berre, avec des souplesses offertes pour concilier préservation de la biodiversité, salinité et production au meilleur moment de l’année mais également sur le Rhin, en discussion avec notre voisin allemand.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Je souhaite vous poser trois questions. Nous serons tout d'abord à vos côtés pour soutenir le fait que les barrages ne puissent pas être privatisés. Au sujet de la relocalisation de toute la filière de production d’énergies renouvelables et de la formation, nous avons bataillé dans le cadre de la discussion sur le projet de loi qui vient d’être votée en première lecture pour que des mesures aillent dans ce sens, sans être malheureusement victorieux à l’arrivée. Il en est de même sur les moyens pour les administrations afin d’instruire les dossiers. Une divergence porte sur le mix énergétique. Vous avez cité les scénarios de RTE. Un scénario, qui représente bien sûr un défi, prévoit la présence d’énergies 100 % renouvelables en 2050 et deux scénarios prévoient l’absence de construction de nouveau nucléaire.

Le 9 décembre dernier, Bruno Le Maire visitait la centrale de Penly et assurait que le projet Hercule, consistant en un saucissonnage d’EDF et en une privatisation d’une partie de ses activités, était abandonné. Le même jour, Elisabeth Borne confiait une lettre de mission au nouveau président-directeur général d’EDF, pour lui demander une feuille de route stratégique, opérationnelle et financière pour l’avenir du groupe au premier semestre 2023. Nous nous inquiétons, dans ce contexte, du retour du projet Hercule sous un autre nom et d’une cession des activités, notamment renouvelables, d’EDF. Partagez-vous cette inquiétude ?

Nous nous interrogeons également sur le statut des personnels d’EDF Renouvelables, qui est semble-t-il différent de celui des autres branches d’EDF. Il est possible d’imaginer que celui-ci est moins attractif et ne permet pas de développer les activités renouvelables.

Enfin, nous souhaiterions connaître votre avis sur le projet de loi des renouvelables tel qu’il a été adopté en première lecture, avec deux points particuliers. Le premier a trait à la planification. Nous sommes très sceptiques sur « l’usine à gaz » bas carbone qui est ressortie des travaux. Le second est lié à l’aspect financier. Nous sommes vent debout contre la généralisation des contrats gré à gré, type Power Purchase Agreement et avons formulé une proposition alternative d’un opérateur public national unique d’achat de toute la production d’électricité basée sur les coûts de production.

M. Bruno Bensasson. Bruno Le Maire a en effet annoncé la fin du projet Hercule le 9 décembre dernier et Elisabeth Borne nous a adressé une lettre de mission, dont la presse s’est fait l’écho quelques jours plus tôt. Notre entreprise dispose de quelques mois pour bâtir cette feuille de route stratégique, opérationnelle et financière. Nous nous réjouissons d'ailleurs de cette demande de l’État. Nous construirons cette feuille de route avec les parties prenantes, le corps social, les équipes et les organisations syndicales, dans un esprit de coconstruction. Nous la soumettrons ensuite à la Première ministre et une discussion s’engagera sur cette base. In fine, le propriétaire dispose de la propriété et nous sommes très respectueux des droits de l’État. Je suis convaincu qu’EDF doit rester un grand acteur des renouvelables, à la fois en France et à l’étranger. Il est prématuré de se prononcer sur la manière de le faire. En tout état de cause, les marchés sont très croissants. Il est nécessaire de renforcer la performance opérationnelle. Un volet de la feuille de route est également financier, compte tenu de la difficulté des comptes, pour des raisons opérationnelles mais également régulatoires. Enfin, un dernier est stratégique, sur les actions à mener au plan industriel et commercial. Nous nous donnons le premier semestre pour en discuter. Je crois que nous devons être un grand acteur des renouvelables et jusqu’à ce jour, il s’agit de la trajectoire que nous avons suivie. D’après ses premières déclarations, Luc Rémont le souhaite également. En ce qui concerne la manière de faire, j’ai l’habitude de dire que je préfère grandir en partenariat que rétrécir seul. Saint-Nazaire, Courseulles ou Fécamp sont construits en partenariat.

En ce qui concerne le statut d’EDF Renouvelables, nous sommes en situation concurrentielle, comme l’ensemble de la filière renouvelables et nos compétiteurs. Le statut est Syntec, ce qui ne me semble pas dégradant au regard des résultats des enquêtes internes « My EDF ». Nous arrivons à attirer, des jeunes et des moins jeunes, avec une belle mixité. Notre effectif croît d’à peu près 10 % par an, sur des marchés qui augmentent de 15 à 20 % par an. Nous sommes très attentifs à ce que les conditions de travail soient à la fois compétitives, attractives et équitables. EDF Hydroélectricité est au statut des IEG.

Concernant le projet de loi, certaines mesures nous paraissent très bonnes, par exemple la reconnaissance d’intérêt public majeur, qui permet d’accélérer sans rien enlever à la protection de la biodiversité. J’espère que les personnes qui privilégient le développement du renouvelable la soutiendront. Les mesures relatives à l’éolien maritime vont également dans le bon sens. En ce qui concerne la planification, le verre est à moitié plein. Nous avons besoin d’acceptation et de dialogue local. Le débat est compliqué, compte tenu de la coexistence d'objectifs globaux et d'enjeux locaux. Je me range à la sagesse des élus pour dessiner l’organisation politique. Je conçois la planification sans droit de véto, avec la valorisation du dialogue pour concilier les différents objectifs, comme plutôt bienvenue.

Enfin, les contrats d’achat long terme d’électricité renouvelable sont plutôt attendus par les clients. Pour offrir de la stabilité, ils doivent à mon sens se développer. Certains sont à contrepartie publique et d’autres privée. Les deux me semblent nécessaires.

Aujourd'hui, le marché ne fonctionne pas car il est seulement court terme. Pour une meilleure visibilité, il est nécessaire d’articuler des signaux de long terme avec le court terme, qui apporte l’efficacité. Il s’agit toutefois uniquement du marché de gros, invisible de nos concitoyens. La facture de détail ne fluctue pas comme le marché de gros et dépend beaucoup moins du prix du gaz.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour la qualité de cette audition.

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32.   Audition de M. Philippe Knoche, Directeur général d’Orano (12 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous reprenons nos travaux avec l’audition de M. Philippe Knoche, directeur général d’Orano, que nous sommes ravis d’accueillir pour nous présenter les activités de sa société.

Les hauts-commissaires à l’énergie atomique que nous avons interrogés en décembre ont insisté sur l’intérêt, pour la filière nucléaire française, de couvrir l’intégralité de la filière, de l’amont (cycle du combustible) à l’aval (maîtrise de la technologie d’exploitation).

Orano est issu de Cogema puis d’Areva ; nous avons d’ailleurs reçu Mme Anne Lauvergeon lors d’une précédente audition. L’État français détient près de 90 % du capital d’Orano. Votre chiffre d’affaires s’élevait, en 2021, à 4,7 milliards d’euros. Orano est fournisseur d’EDF, approvisionne en uranium et intervient en matière de fluoration, d’enrichissement, de traitement et d’entreposage des combustibles usés. En attendant, les traitements font l’objet de contrats de long terme avec EDF.

Si vos activités se situent à l’amont du cycle – des actifs miniers sont ainsi enregistrés dans votre bilan –, elles génèrent, à plus long terme, des opérations d’aval du cycle, de démantèlement et de gestion des déchets, comme en témoigne le montant des provisions constituées à cet effet, qui atteignent près de 7,8 milliards d’euros en 2021. La frontière amont/aval est d’ailleurs sujette à discussion, comme rappelé par le haut-commissaire à l’énergie atomique entendu par notre commission d’enquête. Le recyclage est-il une activité d’aval ou d’amont du cycle dans le domaine nucléaire ? Bien entendu, la réponse à cette question dépend également des évolutions de cette filière.

Par ailleurs, Orano exerce ses activités à l’échelle mondiale, comme en témoigne le contrat signé pour le retour des déchets nucléaires allemands.

Enfin, les installations d’Orano sont, pour leur implantation, leur transformation et leur agrandissement, soumises à des procédures relativement lourdes, et leur sécurité est relativement contrôlée. Votre audition par notre commission d’enquête nous permettra d’avoir une vision plus précise des enjeux industriels portés par votre société.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Philippe Knoche prête serment.)

M. Philippe Knoche, Directeur général d’Orano. Vous avez déjà décrit Orano dans les grandes lignes. J’ajoute que nos équipes comptent 13 000 personnes en France, pour un total mondial de 17 000 salariés portant nos différentes technologies. Notre entreprise est en outre exportatrice, puisqu’entre 50 et 60 % de notre chiffre d’affaires est réalisé hors de France.

Votre commission d’enquête s’interroge sur les notions d’indépendance et de souveraineté, pour lesquelles existe une relative convergence, en particulier dans l’industrie nucléaire, du moins si l’on raisonne par les contraires : si nous ne sommes pas souverains, de qui sommes-nous dépendants ou à qui sommes-nous inféodés ? C’est une question extrêmement cruciale pour une entreprise, au-delà de ce que cela représente pour la France.

Vos auditions ont jusqu’ici mis en avant la nécessité d’anticiper et de résister aux chocs. Pour le nucléaire, le raisonnement sur l’indépendance a beaucoup porté sur les technologies propriétaires, les partenariats technologiques, la maîtrise des compétences et la maîtrise des flux de matières. Pour vous donner un ordre de grandeur, 100 grammes d’uranium naturel équivalent à 1 tonne de pétrole, soit un facteur 10 000 qu’il est parfois difficile de se représenter. L’énergie est extrêmement concentrée dans l’uranium, et l’approvisionnement de la France – 8 000 tonnes – ne représente que 300 containers, soit des flux physiques très faibles. En outre, l’uranium se stocke très bien, sous différentes formes. Deux à trois ans de stocks sont généralement disponibles dans le monde, et en particulier en France, sous le contrôle d’EDF. Nous ne sommes donc aucunement sur les mêmes horizons temporels que pour les énergies fossiles, dont nous sommes pour le coup très dépendants, puisque trois-quarts de l’énergie européenne – les deux-tiers de l’énergie française – proviennent de ces énergies fossiles. Notre vraie dépendance se situe donc par rapport à l’énergie fossile.

S’agissant plus précisément d’Orano, j’en ai pris la direction générale à l’automne 2014, dans un contexte où le patrimoine industriel d’Areva était dans une spirale de surendettement, avec des dépenses de cash supérieures aux rentrées de cash, de l’ordre de 0,5 à 1 milliard d’euros par an. Cette situation proprement insoutenable nous a conduits à une restructuration très lourde pour les équipes, puisque nous avons dû supprimer 6 000 emplois au niveau mondial, dont 4 000 en France, dans le cadre d’un dialogue social malgré tout serein, basé sur le volontariat et le diagnostic des compétences. Nous avons aussi perdu la moitié de nos 154 cadres dirigeants. Par ailleurs, nous avons effectué un travail en profondeur sur la performance et la structure juridique de l’entreprise, puisque les activités de conception de réacteur en ont été détachées pour être confiées à Framatome, filiale d’EDF.

Cette restructuration a reçu le soutien de l’État, tant dans la procédure que par le biais de fortes augmentations de capital. Ces mesures avalisées par la Commission européenne ont permis de préserver et de développer une capacité industrielle qui nous place parmi les trois meilleurs mondiaux sur chacun des secteurs que nous couvrons. Après avoir réduit les effectifs et bloqué les salaires, nous embauchons chaque année 1 300 contrats à durée indéterminée (CDI) en France et 1 500 à 1 600 CDI au niveau mondial. Nous transformons l’entreprise dans le domaine de l’excellence opérationnelle, pour qu’elle délivre ses projets et productions avec de plus en plus de fiabilité, mais aussi en digitalisant l’essentiel de nos processus – conception, jumeaux numériques d’exploitation – et en étant à la pointe de la technologie. Nous ne sommes pas les plus gros sur nos métiers, mais nous sommes les plus technologiquement avancés sur certaines de nos spécialités.

Pour ce qui est des mines, nous avons réduit nos productions sur les dernières années au regard des conditions de marché. À pleine capacité, les 8 000 tonnes que nous importons proviennent pour 5 000 tonnes du Canada, pour 2 000 tonnes du Kazakhstan et pour 1 000 tonnes du Niger. Nous avons aussi ouvert des pilotes de production en Ouzbékistan et en Mongolie et établi des partenariats de production avec des mineurs en Afrique et en Australie. Cette diversité géographique participe aussi de la sécurité des approvisionnements.

L’uranium naturel est fluoré dans des usines situées en France, installations neuves et en augmentation de production, qui ont été approuvées lors de la restructuration du Groupe et qui ont bénéficié de l’augmentation de capital. Nous sommes aujourd’hui les seuls à conduire cette conversion en Europe continentale, les Britanniques ayant interrompu leur production.

S’agissant de l’enrichissement, nous codétenons à 50 %, avec notre concurrent et néanmoins partenaire Urenco, la technologie la plus performante en Occident. Cet enrichissement est opéré dans l’usine rhodanienne du Tricastin.

En matière de services, nous opérons chaque année des milliers de transports nucléaires aux quatre coins du globe. Nous démantelons aussi des centrales nucléaires et intervenons en maintenance.

Enfin, le recyclage est à la fois le sujet pour lequel Orano dispose d’une compétence unique au monde et celui qui suscitera le plus d’attention pour les années à venir. Une fois sortis des centrales nucléaires, les clients peuvent nous confier les combustibles usés pour qu’ils soient entreposés ou recyclés ; aujourd’hui, 10 % de l’électricité nucléaire produite en France provient de matières recyclées issues des usines de La Hague et de Melox. Les déchets non recyclés sont quant à eux conditionnés de manière sécurisée, vitrifiés, avec un volume compressé et une radioactivité de long terme réduite d’un facteur 10. Il s’agit d’opérations clés, pour lesquelles Orano est dépositaire d’un savoir-faire unique au monde à ce niveau industriel ; de nombreux pays maîtrisent cette opération au plan scientifique, mais seule la France la maîtrise au plan industriel. Eu égard au discours de Belfort du président de la République et aux perspectives du nucléaire en France, nous appelons de nos vœux une réflexion pour déterminer comment maintenir à bon niveau les installations de La Hague et de Melox, qui auront 50 ans en 2040, et comment les prolonger, le tout dans un contexte de parc nucléaire lui-même prolongé et renouvelé, potentiellement avec des réacteurs avancés. Maintenant que nous avons de la visibilité sur le parc de réacteurs qui sera disponible en France, ce sujet d’aval du cycle peut désormais être soumis au débat. Pour information, cette activité de recyclage est réalisée à plus de 95 % pour EDF, ainsi que pour d’autres clients néerlandais ou japonais.

En conclusion, vous aurez compris que notre traversée du désert fut relativement longue. Nous avons dû sacrifier certaines ambitions et préserver l’essentiel en termes de compétences et de technologies. Depuis 2018, nous réduisons chaque année notre dette, qui a d’ores et déjà diminué de 25 %, et l’agence de notation Standard & Poor’s a relevé notre notation. Nous sortons de ce désert avec des technologies maîtrisées et des compétences rebâties, le développement de savoir-faire demeurant notre raison d’être. Dans la mesure où tout ce qui ne tue pas rend plus fort, sous réserve d’en tirer les leçons, nous continuons de bâtir sur les difficultés que nous avons traversées, sur la base de positions concurrentielles et technologiques fortes, vis-à-vis desquelles nous n’avons aucunement à rougir. Plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, ont perdu leurs compétences en matière de recyclage. Je suis donc extrêmement fier des équipes du nucléaire français, d’Orano en particulier, qui portent ces technologies. Elles ont besoin de visibilité et d’anticipation, car les industriels s’accommodent mal des stratégies de stop & go ou clignotantes. Nous sommes résilients aux crises, qu’il s’agisse de la crise Covid-19 – nous produisions alors à 80/90 % de notre capacité – ou du drame de la guerre en Ukraine. De véritables forces existent dans l’industrie nucléaire française, en particulier du côté de ces équipes, et ce malgré le désert que nous avons traversé.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, monsieur le directeur, pour ce propos liminaire. Je vous poserai quelques questions avant de laisser la parole au rapporteur et aux autres députés membres de la commission.

Au cours de nos auditions, nous avons beaucoup parlé des différents enjeux de filière, d’une maîtrise complète de la filière à l’échelle nationale, des enjeux de construction de filière en fonction des choix technologiques à opérer. Ma première question portera sur ces enjeux de filière à technologie constante, et notamment sur la répartition des capacités de production dont vous disposez ou non sur le cycle initial du combustible (conversion/enrichissement). Pour répondre à une partie des commandes actuelles, qui ne proviennent pas seulement d’EDF, recourez-vous à des moyens qui ne sont pas les vôtres, en particulier en matière de conversion ?

M. Philippe Knoche. Pour ce qui est de la conversion, nous avons arrêté notre ancienne usine et en avons construit une nouvelle. Plus de 5 milliards d’euros ont été investis sur l’amont du cycle en France, entre la conversion et l’enrichissement. La production en France a ensuite été interrompue en raison de l’évolution drastique des conditions de marché ; le prix du marché est en effet passé de 6 dollars le kilo à 40 dollars à court terme et 20 dollars à long terme. Aujourd’hui, avec l’augmentation progressive de l’usine Philippe Coste au Tricastin, nous ne voyons aucune raison d’acheter de la conversion à long terme, en dehors d’opérations d’arbitrage.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si je comprends bien, nous achetons aujourd’hui de la conversion pour des raisons économiques. Ces achats ne sont-ils pas également motivés par des raisons industrielles de capacités ?

M. Philippe Knoche. De manière générale, il ne s’agit ni d’un problème de maîtrise technologique ni d’un problème d’incapacité à produire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la capacité actuelle de l’usine Philippe Coste ?

M. Philippe Knoche. Nous avons produit cette année 9 000 tonnes, pour un objectif de 14 000 tonnes, sachant que nous n’avons démarré qu’il y a deux ans. Avec la hausse de la production à venir, nous ne voyons aucune raison d’être acheteur sur le long terme.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en arrive aux filières qui n’existent pas. Nous avons beaucoup parlé de surgénération, de réacteurs à neutrons rapides (RNR), de Superphénix, d’Astrid. Nous avons reçu l’administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui nous a expliqué que la décision d’abandon du programme Astrid – ou du moins de son éclatement – avait été prise en concertation avec la filière, en l’occurrence EDF et Orano. Considérez-vous avoir été associé à cette prise de décision ?

M. Philippe Knoche. Sur la forme, nous avons effectivement été associés à cette prise de décision. Sur le fond, j’y ai été associé dans des conditions qu’il convient de préciser. À l’époque, Areva sortait d’une restructuration. L’entreprise n’était pas réellement financeur du programme Astrid, ou seulement de manière marginale, et ce sont surtout des équipes du CEA et d’Areva – aujourd’hui passées chez Framatome – qui travaillaient sur le sujet. Dès lors que l’État a annoncé de fortes réductions des budgets du CEA, et dès lors qu’EDF a annoncé ne pas pouvoir financer au niveau souhaitable en raison de contraintes financières découlant du mécanisme d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), il était impossible pour Areva – puis Framatome et Orano – de financer ces recherches et développements, étant entendu que nous étions nous-mêmes sous pression économique. Toute traversée du désert vous confronte à des choix. En l’absence de carburant, il convient d’abandonner certains véhicules en se concentrant sur les autres : c’est le choix qui a été opéré. Néanmoins, cela n’enlève rien à l’avantage des réacteurs rapides dans la gestion du cycle nucléaire. Nous avons simplement dû procéder, sous contrainte budgétaire, à des arbitrages en termes de recherche et développement (R&D).

M. le président Raphaël Schellenberger. L’une des réponses à l’abandon d’Astrid est un intérêt accru pour la filière du multi-recyclage du combustible. Dans ce domaine, quels sont pour vous les défis en matière de filière et de maîtrise du risque ?

M. Philippe Knoche. L’arrêt d’Astrid a conduit le CEA à proposer des recherches sur la simulation et la chimie, sur lesquelles nous pourrons ultérieurement revenir. Nous lançons d’ailleurs des partenariats avec le CEA, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et développons également des partenariats avec les États-Unis sur les réacteurs rapides à sodium ou à sels fondus, qui présentent de nombreux avantages. Aucun projet de réacteur de ce type n’existe en France, qui se retrouve isolée face aux États-Unis, à la Russie et à la Chine, qui ont tous initié de tels programmes. Notre pays aurait besoin d’un cadre européen beaucoup plus fort, qui n’existe pas pour des raisons évidentes. Le multi-recyclage s’accompagne de conditions techniques restant à travailler, notamment par le biais de prototypes. Certains prétendent que cette technologie ne fonctionne pas, mais nous devons faire attention aux objectifs assignés et aux conditions techniques. En fonction des combustibles utilisés et de l’isotopie des combustibles usés, nous pouvons obtenir non pas les mêmes résultats qu’avec des réacteurs rapides, mais une stabilisation de l’inventaire, en particulier de l’inventaire de plutonium, en recyclant les combustibles usés – mox – aujourd’hui non recyclés. Plusieurs approches sont envisageables, comme la dilution ou l’utilisation d’uranium enrichi en apports. Les simulations prouvent que nous pouvons y arriver, et nous devons maintenant le prouver en réacteur, ce qui sera le cas. Bien entendu, si l’on veut que la technologie du multi-recyclage ne fonctionne pas, il suffit de prendre des combustibles déjà dégradés, avec par exemple une isotopie contenant de l’américium 241. L’on peut donc ne pas faire fonctionner le multi-recyclage, mais l’on peut aussi le faire fonctionner. L’intérêt de stabiliser les inventaires de plutonium est aussi d’économiser la ressource : en recyclant l’uranium, et en allant vers un multi-recyclage, l’on peut envisager, après 2040, des systèmes avec 30 % d’économies de ressources et donc de besoins d’uranium naturel en moins.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons parlé de la capacité à mettre en place la filière industrielle et du défi technique que représente le multi-recyclage. Nous comprenons tous que recycler du combustible usé n’est pas l’opération industrielle la plus simple, et que le multi-recyclage s’accompagne de complexités supplémentaires. Quel est aujourd’hui votre regard sur la capacité à industrialiser ce multi-recyclage ?

M. Philippe Knoche. Comme dit le proverbe, « impossible n’est pas français ». Le recyclage du combustible usé est certes complexe, mais la France le maîtrise. Pour une fois que l’autoflagellation n’est pas complètement applicable, nous devons en profiter. Le multi‑recyclage est effectivement synonyme de nombreux défis, mais il a déjà été pratiqué à titre de campagne pilote sur une dizaine de tonnes, dans le cadre d’une approche en dilution. Au fur et à mesure, le combustible usé se dégrade, de la même manière que le papier recyclé finit par se dégrader, au point qu’il doit être réservé à d’autres usages. Avec un vecteur isotopique dégradé, vous pouvez soit apporter un plutonium de meilleure qualité et diluer votre produit multi-recyclé, soit apporter de l’uranium d’enrichissement. Cela peut changer les volumes, la manière dont les matières sont dissoutes, mais aussi les quantités et les flux. Dans un combustible usé issu de l’uranium naturel, l’on trouve 1 % de plutonium. Dans un mox frais, l’on trouve 8 % à 9 % de plutonium, que vous allez en bonne partie retrouver – sous d’autres formes – dans un mox usé. Par définition, vous allez devoir gérer cette quantité dans l’ensemble du flux et savoir la dissoudre. Cela rejoint la question du dimensionnement du parc nucléaire à servir. Pour un parc de même taille, les quantités sont impressionnantes. Dans un parc de taille plus limitée, par exemple si sa capacité était réduite de moitié, nous n’aurions besoin que de trois à quatre fois plus de plutonium dans le flux, mais notre parc serait alors plus faible. Nous devons donc avoir une vision de long terme du parc – le multi-recyclage n’est pas une urgence – permettant de bien dimensionner l’outil industriel. En tout cas, les enjeux industriels sont multiples, et les défis du multi-recyclage seront tout autant prégnants avec des réacteurs rapides, qui utiliseront des combustibles également innovants, dont le recyclage nécessitera d’adapter les outils industriels.

M. le président Raphaël Schellenberger. Une forme de dialectique s’est installée avec la mise en balance de la filière RNR et de la filière multi-recyclage, qui restent toutes les deux à construire au plan du combustible. Quels seraient, sur une filière RNR, les enjeux en matière de combustible et de construction de la filière ? Que maîtriserions-nous et que devrions-nous approfondir ?

M. Philippe Knoche. Je ne vois aucune raison d’opposer les deux filières. J’ai expliqué comment le multi-recyclage avait émergé, mais aussi que les réacteurs rapides présentaient des avantages inatteignables par ce dernier. L’on doit simplement trouver des chemins industriels aussi sûrs que possible, correspondant au parc de réacteurs que l’on souhaite construire. Il s’agit essentiellement d’un critère de réacteur, que le cycle doit accompagner.

Aujourd’hui, plusieurs sortes de réacteurs rapides existent, avec des maturités technologiques et des enjeux extrêmement différents. L’avancement technologique sur les réacteurs à sodium, dont la France a été leader mondial, est tout à fait différent de ce que l’on observe sur les autres types de réacteurs. Près de cinquante start-up dans le monde – notamment aux États-Unis – travaillent sur les réacteurs avancés, dont dix qui ont été sélectionnées et cinq que nous fournissons et qui sont aidées par le gouvernement américain, ce soutien consistant à favoriser l’émergence de plusieurs entreprises de conception de réacteurs. Nous fournissons également deux start-up sélectionnées et financées à hauteur de plusieurs milliards de dollars pour construire leurs premiers prototypes. L’un d’eux est un réacteur au sodium, élaboré par l’entreprise TerraPower de Bill Gates, qui développe également un autre réacteur rapide à sels fondus, alimenté par du combustible liquide, qui ne présente absolument pas le même degré de maturité technologique – il n’en a jusqu’ici existé qu’un seul fonctionnel durant trois ans. Une alimentation par combustible nucléaire liquide induit donc de tout autres enjeux, même si cela se rapproche de la vitrification opérée par Orano, avec l’introduction d’actinides et de produits de fission dans une solution liquide.

Ces entreprises annoncent des prototypes pour le début de la décennie 2030, mais la maturité technologique n’est absolument pas la même que pour les réacteurs pressurisés européens (EPR) de première et deuxième générations ou pour les petits réacteurs modulaires (SMR) à eau légère. En revanche, les réacteurs EPR ou SMR sont beaucoup plus en continuité dans l’approche du cycle. Dans la mesure où le parc actuel est prolongé, et dans la mesure où des réacteurs EPR de même technologie de cycle sont construits, notre premier enjeu quantitatif consiste à servir ce parc à eau légère. Bien entendu, le nucléaire est une énergie jeune et les réacteurs avancés peuvent nous apporter beaucoup, non pas en opposition, mais en complément, puisque ces réacteurs permettraient de produire de la chaleur – pour les réacteurs à haute température – et d’apporter des avantages en termes de déchets. En tout cas, s’agissant des enjeux d’industrialisation, nous ne sommes absolument pas au même niveau de maturité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le débat public, la discussion autour des SMR élude la question du combustible et de son niveau d’enrichissement. Certains projets reposent sur des niveaux d’enrichissement non usuels et particulièrement élevés au regard de la réglementation. Comment appréhendez-vous cet enjeu ?

M. Philippe Knoche. Les réacteurs précités peuvent utiliser des combustibles enrichis jusqu’à 20 % en uranium, contre 5 % pour le combustible classique. Ces réacteurs présentent l’avantage de fonctionner beaucoup plus longtemps sans besoin de recharge et/ou d’être beaucoup plus compacts. Il s’agit d’un horizon complet d’innovation que les États-Unis ont cherché à atteindre en levant ce seuil de 5 % qu’ils avaient eux-mêmes imposé de manière informelle depuis plusieurs décennies. En termes d’enrichissement, le passage de 5 à 20 % ne requiert par d’autres technologies que celles déjà utilisées pour le passage de 0,7 à 5 %. Les usines doivent être adaptées, mais sans rupture technologique. Des installations dédiées sont à prévoir pour l’entreposage, le transport et la déconversion, pour lesquelles les barrières technologiques ont toujours été maîtrisées ; si certaines installations ont été arrêtées depuis vingt ans et ont été détruites, nous disposons toujours des procédés.

Le marché n’existe pas actuellement, mais les matières enrichies à 20 %, uniquement d’approvisionnement russe, alimentent des réacteurs de recherche, des réacteurs à but médical ou des prototypes de réacteurs avancés, qui cherchent désormais de nouvelles sources d’approvisionnement. Si les États-Unis ont dégagé un budget de 700 millions de dollars sur ce type de sujet, aucun fonds dédié n’existe au titre de France 2030, qui se concentre sur la conception de réacteurs et non sur le cycle associé. Pour notre part, nous avons publiquement indiqué que nous travaillions sur des combustibles commerciaux enrichis à 6, 7 ou 8 %, sachant que certains clients pourraient vouloir allonger les cycles des réacteurs existants, ainsi que sur des combustibles enrichis jusqu’à 20 %, de manière à soutenir les réacteurs de recherche.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avec vos installations d’envergure industrielle, jusqu’à quel niveau êtes-vous autorisés à enrichir l’uranium ?

M. Philippe Knoche. Nous enrichissons jusqu’à 5 %, mais seules de faibles modifications sont nécessaires pour passer à 6 %, tandis que le cadre réglementaire est relativement adapté à 8 %. Nous devons en revanche soumettre des dossiers aux autorités compétentes en fonction des pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour boucler notre débat sur l’aval, pouvez-vous préciser où en est la rénovation de La Hague ? Comment appréhendez-vous cet enjeu au sein d’Orano ?

M. Philippe Knoche. Nous l’appréhendons de manière nouvelle depuis le discours de Belfort et l’ensemble des décisions relatives au parc nucléaire. Dans la précédente programmation pluriannuelle de l’énergie, le recyclage perdait une bonne partie de sa clientèle française à horizon 2035/2040, en raison de la fermeture des réacteurs. Notre objectif était alors de tenir durant une quinzaine d’années, dans un contexte économique très tendu. Aujourd’hui, malgré l’absence de plan finalisé, nous avons analysé les installations les plus vulnérables à leur vieillissement. Nous avions aussi fortement réduit les coûts de maintenance de l’usine Melox, jusqu’à en réduire la production de manière trop forte et subie, au point que nous avons depuis doublé les effectifs et les budgets de maintenance pour augmenter la production.

Dans la mesure où il s’agit d’un sujet de filière, nous souhaitons qu’il soit examiné comme l’avait été le nouveau nucléaire France. Je ne désespère pas d’être entendu durant ce quinquennat, l’idée étant d’obtenir de la visibilité sur les avantages du recyclage, les installations à rénover ou prolonger, la construction de nouvelles installations. Je suis convaincu des multiples avantages du recyclage sur le conditionnement des déchets, le recyclage des matières et l’économie de ressources, même si le recyclage est à court terme plus coûteux que l’inaction. La filière soumettra donc prochainement des propositions au Gouvernement pour que les projets de loi présentés au Parlement donnent de la visibilité sur l’aval du cycle, qui fonctionne non pas dans un contexte de marché mondial comme l’amont, mais dans un contexte de services de durabilité, en particulier pour la France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Que représente le volume d’uranium appauvri présent sur le territoire national ? Pouvez-vous nous éclairer sur ses modalités de stockage et d’entreposage et sur les enjeux associés ?

M. Philippe Knoche. Nos entreposages représentent 300 000 tonnes, avec une densité supérieure à 1. Ces entrepôts de taille modeste sont localisés en vallée du Rhône et en Nouvelle-Aquitaine, en zones rurales. Ils abritent des produits complètement inertes et non menaçants pour la biodiversité. Si nous réenrichissions ces produits pour les utiliser à terme dans des réacteurs rapides ou pour faire face à des difficultés d’enrichissement, nous obtiendrions 60 000 tonnes d’uranium naturel, soit sept à huit années de consommation française. Il s’agit donc d’une mine potentielle, dont l’exploitation coûterait cher, mais qui contribue à la sécurisation de l’approvisionnement énergétique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez réalisé un important investissement industriel en fermant l’usine Eurodif et en ouvrant l’usine Georges-Besse II. Un chiffre m’a particulièrement marqué : vous êtes passés d’un besoin de puissance de 2 500 mégawatts pour la première à 50 mégawatts pour la seconde. Autrement dit, Orano a rendu l’équivalent de trois tranches nucléaires au réseau national. Pouvez-vous préciser à quelle date est intervenu ce changement ? Comment a-t-il été pris en compte dans les scénarios d’évolution de la consommation d’énergie, sachant que récupérer du jour au lendemain trois tranches nucléaires non prévues – sans le dire à personne – est de nature à bouleverser notre lecture de l’évolution du besoin d’électricité à l’échelle nationale ?

M. Philippe Knoche. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’expression « sans le dire à personne », puisque l’arrêt d’Eurodif – intervenu en 2010, 2011 ou 2012 – fut particulièrement visible à l’époque. En revanche, je confirme que ce changement n’est pas anodin par rapport à l’analyse de la demande, de même qu’il n’est pas anodin en termes géographiques, dans la mesure où le sud-est est très demandeur de génération électrique. À ma connaissance, EDF et RTE étaient tout à fait intéressés de récupérer cette production électrique. J’ignore toutefois comment cette nouvelle donne a été prise en compte dans les simulations d’évolution de la consommation, puisque je ne travaillais pas sur ces sujets à ce moment. Quoi qu’il en soit, il est vrai que l’évolution technologique entre les deux usines est tout bonnement incroyable. Pour prendre une image parlante, Orano intervient généralement sur des objets aussi technologiques qu’une Formule 1 électrique et aussi grands qu’une cathédrale. Dans le cas présent, nous sommes passés d’une technologie à dimension de cathédrale à une technologie très modulaire, très numérisée et très économe en énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est comme si nous avions construit, en 2012, trois tranches nucléaires de 900 gigawatts dans le parc national. Or cela n’a pas été pris en compte dans l’évolution des scénarios, ce qui peut masquer certaines réalités de construction de ces scénarios.

M. Philippe Knoche. De manière générale, les systèmes complexes sont difficiles à vulgariser, et l’on préfère parfois se focaliser sur quelques symboles, alors que la réalité est souvent plus complexe et doit être présentée dans la nuance. À nous de l’expliquer.

M. Antoine Armand, rapporteur de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Merci, monsieur le directeur général, pour ces explications très précises sur un sujet relativement complexe, que nous nous efforçons d’aborder avec prudence et rigueur.

Ma première question porte sur l’échec de la stratégie One-Stop Shop envisagée à l’époque, sachant que vous étiez directeur de la stratégie d’Areva durant un certain temps. Pourquoi ne peut-on pas facilement disposer d’un modèle intégré ? La construction de réacteurs nucléaires est en effet réservée à des entreprises affichant une très longue expérience et de solides compétences, ce qui n’évite pas les déboires que nous avons pu connaître sur les cuves.

Ma deuxième question concerne le projet finlandais d’Olkiluoto, dont vous avez assuré la direction de projet durant un certain temps. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons du retard, sur la manière dont le projet a évolué avec le temps et sur les difficultés rencontrées dans sa conception et sa réalisation ?

M. Philippe Knoche. L’approche stratégique One-Stop Shop est la capacité à vendre à la fois de l’uranium, du combustible et des réacteurs. Si Areva a été démantelé pour des raisons d’exécution et de mise en œuvre, le producteur d’uranium canadien Cameco a récemment racheté la société américaine Westinghouse, tandis que les Russes ont toujours vendu des réacteurs avec le combustible et les matières associés. Inversement, les Britanniques ont échoué. Il s’agit bien d’une question de mise en œuvre et de capacité, pour une entreprise, à délivrer ce qu’elle a promis. Celle-ci est indépendante de la question relative à la fabrication de cuves, qui induit des enjeux de savoir-faire industriel et de mise à niveau.

J’ai dû gérer la situation du Creusot, qui était confronté à l’évolution de la réglementation et du savoir-faire industriel. Nous avons été les premiers à souligner que nos forges n’appliquaient pas les meilleures techniques industrielles du moment. Depuis, de grands forgerons mondiaux ont admis ne pas maîtriser ce type d’opérations aussi bien qu’espéré. Désormais, grâce aux investissements réalisés au Creusot et bien décrits par Bernard Fontana, Framatome a le savoir-faire industriel, maîtrise ces opérations et dispose d’outils industriels complètement rénovés, sachant qu’ils n’avaient pas été renouvelés depuis la construction du parc. Je distinguerai donc deux éléments : la maîtrise industrielle d’une opération exigeante de forge et de fabrication de la cuve ; la maîtrise de très grands projets.

Concernant spécifiquement le contrat finlandais, je distinguerais des aspects proprement finlandais – un contrat défavorable, un client qui n’a pas besoin d’électricité – et plusieurs facteurs communs avec Flamanville. Je vous renvoie donc au rapport rédigé par Jean-Martin Folz sur les causes des difficultés de construction des EPR, auquel j’ai eu la chance de contribuer, et dont j’approuve tout à fait les conclusions. Ce rapport a d’ailleurs conduit Orano à établir un plan de maîtrise des grands projets, en cohérence avec le programme Excell d’EDF, qui vise à maîtriser les compétences et la gouvernance de ces grands projets, les relations avec les fournisseurs, la standardisation des procédures et la réalisation du geste technique du premier coup. Lancé en 2017/2018, ce plan a notamment été appliqué à notre plus grand projet, à savoir le projet de remplacement des évaporateurs de La Hague. Sur les deux dernières années, nous enregistrons moins de 5 % de dérives planning, soit une adhérence planning d’environ 95 %, contre moins de 50 % pour le réacteur finlandais.

Pour reboucler avec votre point de départ sur le One-Stop Shop, j’avais annoncé, trois mois après avoir pris la direction d’Areva, que l’entreprise n’était pas de taille à soutenir des projets de ce type impliquant d’immenses infrastructures. Pour vous donner un ordre de grandeur, la quantité d’acier nécessaire pour les armatures de l’EPR représente sept fois la masse de la tour Eiffel. Cela nécessite des millions de composants, une dizaine de milliers de vannes, mais également un énorme défi humain. Professionnellement, il fut très traumatisant de construire dans ces conditions : design inachevé, Supply Chain et base technologique et industrielle qui n’avaient pas été à la même phase de la construction depuis vingt ans, compétences perdues, construction à l’international sans construction préalable en France, etc. Tous les critères de dysfonctionnement étaient réunis. Néanmoins, notre concurrent américain a rencontré des difficultés encore plus grandes. La France ne doit donc pas "jeter le bébé avec l’eau du bain". L’EPR est un produit construit pour soixante ans, reconnu extrêmement sûr par les autorités de sûreté, et même s’il n’est pas le seul réacteur capable de répondre à la demande, les équipes qui ont traversé le désert en construisant le réacteur méritent le respect.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous ne partagez donc pas l’avis de M. Proglio selon lequel l’EPR serait inconstructible.

M. Philippe Knoche. L’EPR est constructible, puisqu’il tourne, mais il est indéniable que de nombreux objets sont plus simples à construire. Sa construction en Chine semble toutefois plus facile que dans le monde occidental, où les grands projets sont difficiles à faire avancer. Lorsque mes amis allemands me charrient sur le temps de construction de l’EPR, qui est évidemment dramatique et qui n’est pas à reproduire, je leur rappelle que l’EPR est entré en fonction avant l’aéroport de Berlin, dont la construction a débuté lors de la chute du Mur en 1989/1990. Étant moi-même Allemand, je prends cette provocation avec le second degré nécessaire. N’oublions donc pas qu’il s’agit d’infrastructures de taille extrêmement importante, dont la construction n’est jamais simple, mais qui est aussi riche d’enseignements.

La filière a d’ailleurs retenu ces enseignements. Nous espérons nous-mêmes mettre en route nos évaporateurs à la fin du mois de mars 2023 et prouver que l’on peut réussir non pas en sortant un produit tous les vingt ans, mais en industrialisant les compétences et en produisant des séries grâce à la visibilité donnée – d’où mon appel à la visibilité sur l’aval du cycle. Ces challenges que nous retrouverons sur chaque installation de ce type nécessitent une gestion de la complexité qui est faisable, qui est industrielle, mais qui ne va pas de soi.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous revenir sur les provenances de votre uranium naturel ? Au-delà de la disponibilité des ressources, comment sont choisis les pays ciblés ? Quel degré de vulnérabilité leur attribuez-vous ? Pourquoi importe-t-on davantage d’uranium du Kazakhstan ou du Niger que d’Australie, où l’approvisionnement semblerait plus sécurisé ? Quid de l’évolution dans le temps des volumes importés, sachant qu’un rééquilibrage a été effectué ces dernières années ?

M. Philippe Knoche. Ces évolutions sont liées aux conditions de marché. L’une des deux mines canadiennes – que nous détenons au tiers – a été mise sous cocon par notre partenaire Cameco, mais sa remise en route est d’ores et déjà programmée. De son côté, le Kazakhstan a réduit ses productions de 20 %, voire plus en ce qui nous concerne. En outre, après épuisement du gisement, nous avons fermé l’une des deux mines nigériennes. Enfin, la crise Covid-19 a entraîné la fermeture temporaire d’un certain nombre de mines. Pour ne pas fausser la moyenne, nous raisonnons toujours à pleine capacité, en tenant compte des parts de production que nous détenons. Par exemple, au Kazakhstan, nous opérons la joint-venture Katco avec la société nationale Kazatomprom, en ne récupérant que la moitié de la production. Au Niger, où nous sommes actionnaires majoritaires, une partie de la production est naturellement destinée aux actionnaires minoritaires. Quoi qu’il en soit, suite au redémarrage du Canada et à l’obtention des autorisations au Kazakhstan, nous reviendrons prochainement à la répartition évoquée en introduction : 5 000 tonnes du Canada, 2 000 tonnes du Kazakhstan et 1 200 tonnes du Niger, avec la mine exploitée par la Somaïr et avant le lancement du projet Imouraren. Nous déployons par ailleurs des pilotes en Ouzbékistan et en Mongolie.

Le premier critère de choix dans le domaine minier est la qualité du gisement. Nous priorisons des gisements de classe mondiale, avec des coûts de production acceptables et un accès facile à la matière. De ce point de vue, le Canada détient des minerais extrêmement riches. De son côté, le Niger fut l’un des premiers endroits où la France a trouvé de l’uranium, la Somaïr et la Cominak – fermée depuis 2021 – ayant démarré leur activité dans les années 60/70. Découvertes et exploitées par l’Union soviétique, les mines du Kazakhstan ont quant à elles été fortement développées à partir des années 2000 ; Areva fut d’ailleurs la première entreprise étrangère a développé fortement ses activités dans ce pays. Enfin, vingt ans après l’ouverture du pays, Orano a été sélectionné comme le plus grand partenaire pour le développement des mines d’Ouzbékistan, grâce à ses compétences technologiques, sa capacité à faire des jumeaux numériques, son efficacité accrue dans la récupération de l’uranium, mais aussi grâce au soutien sans faille et très efficace des équipes du ministère des affaires étrangères. De manière générale, nous travaillons beaucoup avec nos ambassades au niveau mondial, mais en particulier avec nos ambassades en pays miniers.

Au-delà du critère géologique, les critères géopolitique ou éthique entrent également en ligne de compte. Dans certains États, l’exploitation s’avère très difficile pour des raisons d’autorisation ou de conformité au plan éthique. Par ailleurs, l’acceptabilité des mines est une question cruciale. En Australie, au-delà de la distance et de la présence de grands mineurs comme Rio Tinto ou BHP, les gisements qui faisaient partie de notre patrimoine industriel se sont heurtés à des questions d’acceptabilité locale, à l’instar de nombreuses activités minières – Rio Tinto en a également fait les frais.

Enfin, nous devons être extrêmement performants en termes technologiques et industriels. En l’occurrence, nos coûts sont extrêmement compétitifs par rapport à nos concurrents, grâce à la force de nos équipes géologiques, minières et technologiques, d’autant que nous sommes le seul grand mineur d’uranium dépourvu de mine sur son territoire d’origine. Kazatomprom est le leader mondial, Cameco exploite des mines au Canada, mais parmi les grands mineurs d’uranium, nous sommes les seuls à opérer à l’extérieur sans opérer chez nous.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel est votre degré de préoccupation par rapport à la disponibilité de l’uranium dans les pays concernés, notamment en cas de crise géopolitique ou de choc non anticipé ? De même, quel est votre degré de préoccupation sur le prix en cas d’évolution du marché, dans un monde où 400 réacteurs sont déjà construits et où la dynamique mondiale est plutôt très favorable à la construction de nouveaux réacteurs ?

M. Philippe Knoche. Rappelons à nouveau que 100 grammes d’uranium équivalent à 1 tonne de pétrole. Les stocks disponibles chez les clients et aux différents niveaux de la chaîne représentent plusieurs années de consommation. Si l’une des sources d’approvisionnement représentant 20 à 30 % venait à défaillir, nos autres sources d’approvisionnement et nos deux ans de stocks nous permettraient de gérer une décennie et nous donneraient le temps de nous retourner. Il s’agit bien entendu de chiffres moyens, et les clients n’aborderont pas pareillement la situation suivant leur niveau de stocks. Si nous sommes vigilants aux aspects géopolitiques, nous savons aussi que les réserves d’uranium naturel se trouvent à 40 % dans des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce qui constitue un amortisseur non négligeable. Par ailleurs, l’équilibre entre intérêt économique de court terme et intérêt de stabilité de long terme fait que nous étions tout à fait d’accord avec la mise sous cocon de la mine McArthur au Canada : dès lors que les conditions de marché sont mauvaises, il est préférable de conserver une réserve sûre pour le long terme. Quoi qu’il en soit, la diversité de nos sources d’approvisionnement – tant en termes géographiques que de partenaires mondiaux ou de technologies – nous permet d’être sereins par rapport à notre sécurité à court terme, pour cet hiver comme pour le prochain.

Au-delà du critère volume, je souhaiterais insister sur le critère économique. Lorsque vous produisez de l’électricité dans une centrale à gaz, le coût du gaz – même lorsqu’il était plus abordable – représente l’essentiel du coût du mégawattheure. Dans une centrale nucléaire, l’essentiel du coût est dans la centrale elle-même, ce qui explique que la valeur ajoutée est essentiellement dans le pays hébergeant la centrale. À l’inverse, l’uranium naturel ne représente que quelques pourcents – soit quelques euros – du coût d’un mégawattheure nucléaire. Même si vous multipliez le coût de l’uranium par quatre ou cinq, ce dont nous rêverions, vous n’allez pas révolutionner le prix de l’électricité nucléaire.

Vous avez évoqué à juste titre le développement du nucléaire, étant entendu que nous aurons besoin de cinq à dix fois plus d’électricité décarbonée d’ici 2050, avec au moins un facteur deux pour le nucléaire selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Il est donc vrai que nous aurons besoin de plus de ressources, mais les réserves et ressources d’uranium sont aujourd’hui estimées à un siècle, y compris avec l’agrandissement du parc nucléaire. À long terme, je n’anticipe pas de hausse du prix de l’uranium aussi forte que celle ayant récemment affecté d’autres ressources naturelles ; historiquement, la livre d’uranium oscille entre 20 et 120 dollars, pour un prix actuel de 50 dollars. Bien entendu, l’augmentation de la demande à horion 2030/2040 conduira à une consommation accrue d’uranium, ce qui nécessitera l’ouverture de nouvelles mines. Cela dit, pour un électricien opérant une centrale nucléaire, passer de 20 à 50 dollars la livre d’uranium ne révolutionnera pas le coût de son mégawattheure.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous apporter des précisions sur l’impact écologique de l’extraction d’uranium et son éventuelle hétérogénéité dans les différents pays concernés ?

M. Philippe Knoche. Le nucléaire est une énergie bas carbone, qui émet selon le GIEC 12 grammes de dioxyde de carbone (CO2) par kilowattheure, presque à parité avec l’éolien – une analyse en France parle même de 6 grammes de CO2 par kilowattheure. In fine, notre empreinte carbone se situe en bonne partie dans les mines, puisqu’elle est dépendante de l’énergie carbonée utilisée au Canada, au Kazakhstan ou au Niger. Notre plan de réduction de notre empreinte CO2 se concentre donc sur notre capacité à disposer d’électricité décarbonée dans ces zones. En termes d’emprise au sol, l’énergie nucléaire est très avantagée. Je n’ai aucun doute sur la nécessité de développer les énergies renouvelables. Pour notre part, nous continuons de réduire notre empreinte environnementale, avec par exemple une nouvelle politique en matière de biodiversité, même si notre empreinte carbone est extrêmement faible.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous rappeler les activités menées par Orano à La Hague et à Marcoule ? Quel est le calendrier des besoins de rénovation ou d’extension des capacités et quel rôle devraient jouer les pouvoirs publics en la matière ?

M. Philippe Knoche. Je tâcherai d’être aussi concis que possible. Du point de vue réglementaire et du point de vue de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), les activités de recyclage en France doivent être prolongées jusqu’à 2040. À cet égard, la perspective offerte par le nouveau nucléaire France double quasiment les volumes que La Hague devrait traiter d’ici là.

Dans cette usine, il ressort des réacteurs nucléaires d’EDF près d’un camion de combustible usé tous les deux jours, soit à l’année 200 camions transportant un total de 1 000 tonnes. Ces combustibles usés sont découpés en morceaux pour accéder à la matière située à l’intérieur, qui est ensuite dissoute. Les 4 % de déchets ultimes sont conditionnés dans une matrice de verre, et la structure métallique de l’assemblage est également conditionnée. Au total, l’ensemble de ces déchets vitrifiés représente 200 mètres cubes par an ; plusieurs années sont donc nécessaires pour remplir l’équivalent d’une piscine municipale.

De son côté, le plutonium récupéré à hauteur de 1 % est acheminé vers l’usine gardoise de Melox, à proximité du CEA de Marcoule, afin de fabriquer – via une dilution d’un facteur dix – du combustible mox, dont nous produisons 100 tonnes par an à pleine capacité – 60 tonnes en 2022.

Enfin, 95 % des matières récupérées sont de l’uranium de recyclage, historiquement recyclé dans la centrale de Cruas pour nos clients belges, allemands ou suisses, et actuellement entreposé dans les réacteurs d’EDF en attendant son recyclage pour la France.

Compte tenu des pressions économiques des dernières années, nos opérations de recyclage ne sont plus destinées qu’à EDF. Nous soldons nos contrats historiques avec nos clients allemands et procédons aux derniers retours de déchets. Les opérations à l’export permettent d’absorber les coûts et d’améliorer la rentabilité, mais la pression économique de l’ARENH a conduit à ce que le prix de ces prestations de recyclage évolue moins favorablement que l’ARENH, de même qu’elle nous a conduits à décaler des opérations de maintenance ou d’investissement. Il est donc important d’augmenter à nouveau les investissements et de nous accorder avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), EDF et le Gouvernement sur les opérations à réaliser pour maintenir des opérations fiables jusqu’en 2040. Si La Hague a réalisé 95 % de son programme sur la période 2016-2023, le pourcentage de réalisation de Melox est très inférieur, confirmant ainsi le besoin de remonter en capacités. Cela induit d’augmenter les capacités d’entreposage de combustible usé, puisque certains combustibles ne sont pas recyclés.

Les combustibles utilisés dans les EPR et dans le parc existant sont globalement similaires à ceux que nous recyclons aujourd’hui : nous pouvons donc assurer une continuité technologique à l’usine de La Hague au-delà de 2040. La décision devra toutefois être prise durant le présent quinquennat, dans la mesure où douze à quinze ans sont nécessaires pour la conception, l’autorisation et la construction d’une installation complexe. C’est bien entre 2023 et 2025 que les choix relatifs au recyclage devront être opérés et que les priorités en matière d’investissement et de maintenance devront être déterminées, que ce soit d’ici 2040 ou pour préparer l’après-2040. Nous savons quels combustibles usés seront à traiter et quels réacteurs devront être adressés à horizon 2040, mais si d’autres réacteurs arrivent d’ici 2050/2060, nous devrons prévoir la R&D pour adresser de nouveaux combustibles, qu’il s’agisse de combustibles résistant aux accidents pour les réacteurs existants ou de combustibles pour réacteurs avancés.

Trois phases sont donc à prévoir : le surcroît de maintenance jusqu’à 2040 ; la prolongation du recyclage des combustibles des réacteurs existants au-delà de 2040 ; la préparation du cycle de très long terme. Pour cette troisième phase, nous devrions dès maintenant déterminer les programmes de R&D à prioriser pour décider, à horizon 2030/2035, ce que sera la réalité nucléaire française de 2050/2060.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’actuel administrateur général du CEA soulignait, dans le cadre de la discussion sur la non-décision de construire un démonstrateur Astrid, que nous n’avions pas suffisamment avancé sur la fermeture du cycle et sur le cycle du combustible lui-même. Les capacités de recherche et la recherche menée sont-elles selon vous suffisantes pour avancer à un rythme important sans prendre trop de retard vis-à-vis des principaux concurrents, qui pour certains ont déjà produit de l’électricité ?

M. Philippe Knoche. Pour faire simple, le budget du CEA est insuffisant.

M. Antoine Armand, rapporteur. Est-il un peu insuffisant ou faudrait-il vraiment aller plus loin pour traiter correctement la question de la fermeture du cycle – je ne parle pas de l’industrialisation d’un RNR – et être près dans un pas de temps déterminé ?

M. Philippe Knoche. Je ne connais pas parfaitement le budget du CEA, mais Orano confie l’essentiel de sa R&D d’aval du cycle au CEA. En outre, l’essentiel de notre budget de R&D porte sur l’aval du cycle, puisque les technologies d’enrichissement et de conversion sont nucléaires. Nous disposons aussi de budgets d’exploration et de jumeaux numériques, mais l’aval du cycle concentre bien l’essentiel de notre budget de R&D, à hauteur de plus de 100 millions d’euros, soit 3 % de notre chiffre d’affaires. Or nous devrions idéalement doubler cet ordre de grandeur. L’aval du cycle représente aujourd’hui 2 ou 3 euros par mégawattheure, mais nous devrions probablement, dans les années à venir, doubler ce montant pour renouveler notre approche. Chaque année, nous investissons 1 % de la valeur d’une usine en maintenance, ce qui n’est pas viable sur une quinzaine d’années. D’importants efforts financiers sont donc à prévoir.

Par ailleurs, une partie du budget nucléaire du CEA est consacrée au démantèlement, et toute augmentation du budget du CEA lui permettrait d’investir davantage dans la recherche. Avec seulement 3 % de dépenses de R&D pour une entreprise technologique comme la nôtre, nous disposons encore de réelles marges de manœuvre, et c’est la raison pour laquelle nous avons souhaité, dès 2017/2018, travailler sur de nouvelles technologies avec le CEA, le CNRS et des start-up, en particulier américaines.

La réalisation de prototypes industriels induit des budgets autrement plus importants. Nous retombons ici sur les questions liées au dimensionnement de France 2030, au budget d’Astrid de l’époque, etc. N’oublions pas que 80 % des coûts sur ce type d’objets – y compris pour les EPR – ne sont pas liés au procédé nucléaire en tant que tel, mais au béton, aux tuyaux de haute qualité, au contrôle commandes, aux ordinateurs, etc. Le passage de la R&D à l’objet industriel entraîne ainsi des investissements bien supérieurs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma dernière intervention portera sur la Russie. Pouvez-vous déjà préciser notre degré de dépendance à la Russie s’agissant de l’uranium de retraitement ? Par ailleurs, même si la France envoie une partie de son uranium retraité en Russie dans le cadre d’un contrat avec Rosatom, il convient de réaffirmer que ni Orano ni aucun acteur français ne se servent de la Russie comme un lieu de stockage de déchets nucléaires.

M. Philippe Knoche. Nous avons largement communiqué sur ce dernier sujet. Historiquement, de l’uranium de recyclage était vendu à Rosatom, mais le dernier transport associé à ce contrat date de septembre 2022, et aucun nouveau transport n’est prévu sur ces matières. Nous disposons à la fois de la connaissance technique, dans le sens où cette matière peut être recyclée dans les réacteurs russes, et de l’assurance écrite et de l’engagement du client à utiliser cet uranium dans ses propres réacteurs et non à des fins de stockage final. En ce qui concerne Orano, j’ai eu à connaître un contrat de ce type, pour des quantités tout à fait marginales. Nous nous sommes néanmoins assurés qu’il s’agissait bien de recycler le produit.

Un arbitrage économique très clair a par ailleurs été rendu par EDF, qui est propriétaire des matières, nous-mêmes n’étant que des prestataires de service de recyclage. Lorsque les prix de l’uranium étaient très bas, EDF a arrêté le recyclage dans la centrale de Cruas, avant de remettre le sujet sur la table lorsque les prix ont fini par remonter. Il ne s’agit pas d’un enjeu technologique, dans le sens où la France recycle historiquement son uranium. L’installation a été arrêtée au début des années 2000 alors qu’elle était en fin de vie. Lorsque le sujet a été remis sur la table au mi-temps de la dernière décennie, les Russes – qui possédaient déjà des installations – ont été capables d’offrir des prix sur lesquels nous ne pouvions pas nous aligner. Bien sûr, une partie de l’usine Georges-Besse II a été prévue pour enrichir de l’uranium de recyclage, mais le rouble avait été tellement dévalué après le début de la guerre en Ukraine en 2014 que les prix offerts par les Russes étaient très faibles. La Russie possédait en outre des installations de conversion, étape préalable à l’enrichissement, ce qui n’était pas notre cas. EDF, qui finance le recyclage de son uranium, a considéré que l’opération de construction coûtait trop cher. Par définition, l’uranium de recyclage réenrichi représente, en volumes, sept à huit fois moins que l’uranium naturel dont on a initialement besoin. Il est donc important d’avoir une filière de recyclage, sachant que cela ne crée pas de dépendance – l’absence d’uranium recyclé ne pose d’ailleurs aucune difficulté à l’heure actuelle. EDF et Orano vont se pencher sur la question, mais l’arbitrage techno-économique en matière de prestation relève bien d’EDF. Nous ne sommes pas les seuls à pouvoir construire une usine de conversion d’uranium de recyclage, et d’autres opérateurs – y compris non russes – en seraient tout à fait capables. En tout état de cause, dans cette vision industrielle de long terme de l’aval du cycle, nous pourrions tout à fait nous passer d’uranium de recyclage jusqu’à 2040.

M. Francis Dubois (LR). Selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), nous détenons des réserves d’uranium dans les sous-sols du Massif central. Pour une question de résilience, et malgré les coûts de production, ne serait-il pas important et rassurant de développer une industrie minière sur le sol français ?

M. Philippe Knoche. Je suis d’accord avec vous, mais je suis aussi un industriel réaliste. Aujourd’hui, ouvrir une mine – d’uranium ou autre – en France reste un sacerdoce. Les dernières ouvertures de mines en projet sont très proches de sites existants. Malgré l’importance des métaux stratégiques, il est déjà très compliqué d’ouvrir des mines de métaux non nucléaires. Si les usines sont à nouveau bienvenues, grâce à l’important travail réalisé par France Industrie et de nombreux acteurs pour que l’industrialisation redevienne un objectif, ce n’est pas encore le cas pour les industries extractives.

J’aimerais d’ailleurs attirer l’attention du Parlement sur quelques biais français. Le BRGM a identifié des gisements de matériaux stratégiques et concrets, mais alors que seuls quelques clicks suffisent dans de nombreux pays pour demander un permis d’exploration sans le moindre forage, plusieurs mois sont nécessaires en France pour élaborer un dossier, dont les suites ne sont jamais certaines. Lorsque le code minier a été modifié, nous avons demandé à l’administration de nous expliquer pourquoi il était encore plus difficile d’opérer des mines dans notre pays. L’on nous a notamment répondu que la France avait des problèmes avec l’orpaillage en Guyane. Loin de moi l’idée d’attaquer la République une et indivisible, mais nous aurions besoin de plus de discernement pour favoriser les exploitations industrielles raisonnables. Orano s’occupe de plus de 200 anciens sites miniers en France, avec le plus grand sérieux, ce qui n’a pas toujours été le cas chez d’autres miniers historiques, et les préfets savent où nous trouver. Ce discernement serait donc bienvenu dans un objectif stratégique d’indépendance, avec une bonne démarche d’acceptation locale. Sur le cas que j’ai en tête, des mois de procédure étaient nécessaires pour obtenir un permis, et des dizaines de millions d’euros devaient être investis, pour un chiffre d’affaires potentiel de 30 à 40 millions d’euros et une perspective de potentielle remise en concurrence du gisement après huit ans d’études. De fait, l’ouverture d’une mine en France nécessite de prendre énormément d’élan.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous évoquez les difficultés d’ouvrir et d’exploiter des mines en France. Sous votre tutelle, l’on retrouve les anciennes mines ayant servi la France en uranium. Plusieurs enquêtes sont revenues sur les mines de la Commanderie, de Bellezanne et des Bois Noirs, pour lesquelles des interrogations demeurent concernant le traitement des résidus des minerais d’uranium par Orano, avec de fortes inquiétudes autour de l’étanchéisation du site et de la contamination des eaux souterraines. Vous parlez de complexité, mais cette complexité sert à protéger l’environnement et la santé des riverains. Quelles actions avez-vous donc conduites sur ces anciens sites ?

M. Philippe Knoche. Ces sites sont généralement visitables et vous pouvez vous y rendre à tout moment, sachant que nous accueillons régulièrement différentes parties prenantes ou institutions, comme les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) ou les préfectures. Nous y menons des travaux, des actions continues, avec parfois le traçage de matières qui n’avaient pas été identifiées. Nous nous efforçons de remédier au moindre souci, mais aucun problème de mise en danger ou de pollution n’a été constaté. Il ne s’agit pas nécessairement de sites exploités par nos anciens, mais aussi de sites orphelins.

En tout état de cause, les sites mentionnés sont parfaitement visitables. Malgré une opposition de longue date à l’existence du site des Bois Noirs, qui est une ancienne mine, nous avons refait la retenue d’eau et reconduit des mesures de crue. Nous effectuons des mesures permanentes, et des commissions de suivi de site se réunissent régulièrement. Nous nous efforçons d’être aussi responsables que possible, ce qui n’empêche pas les oppositions. Nous conduisons également des enquêtes de satisfaction auprès des parties prenantes locales. Quoi qu’il en soit, la complexité à laquelle je faisais référence concernait bien l’ouverture et le business model des nouvelles mines et non le suivi des anciennes mines.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je pense toutefois qu’il existe une corrélation. Considérant le traitement des anciennes mines et les inquiétudes légitimes liées à des fuites d’eau et des résidus placés dans des excavations sans étanchéisation, l’on peut à juste titre s’inquiéter de l’ouverture de nouvelles mines si le traitement des anciennes mines n’est pas réalisé dans le temps et de manière conforme, malgré les propos de la filière nucléaire – et que vous avez vous-même répétés à plusieurs reprises – affirmant qu’il n’y aurait aucun problème et que tout serait surveillé et sécurisé. Mme Lauvergeon tenait le même discours lorsque nous l’avons interrogée sur l’augmentation du nombre de leucémies autour du site de La Hague, en nous répondant que des caméras avaient été installées pour effectuer des vérifications et lever l’opacité. Cela dit, Mme Lepage a rapporté deux études révélant une hausse du nombre de leucémies autour de La Hague. J’entends que vous êtes dans votre rôle lorsque vous prétendez qu’il n’y a rien à voir, mais entendez aussi que ces propos et les résultats des enquêtes peuvent interroger fortement sur le traitement des anciennes mines.

M. Philippe Knoche. Vous me prêtez des paroles que je n’ai pas tenues. Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas de problèmes. Nous sommes confrontés à des difficultés, mais nous les adressons. Vous faites état de manquements historiques, qui restent d’abord à prouver, et auxquels nous devons ensuite remédier – c’est notre travail. Concernant La Hague, plusieurs enquêtes contradictoires et multi-parties prenantes ont réfuté les accusations portées à notre encontre pour laisser place au dialogue. En tout état de cause, je ne prétends pas que tout va bien. Comme toutes les industries, nous sommes confrontés à de réels enjeux, que nous nous efforçons de résoudre au mieux. Nous ne sommes pas en infraction, et nous allons même au-delà de ce qui nous est demandé. Inversement, lorsque certaines parties prenantes locales – je parle ici des Bois Noirs – s’opposent à tous travaux, ne laissons pas croire que nous serions les seuls responsables des problèmes. Pour ma part, je ne joue pas un rôle. Nous faisons notre devoir d’industriel, en protégeant l’environnement et les populations des alentours, tout en étant conscients que nous émettons des rejets, comme toute industrie. Nous ciblons le zéro déchet et avons déjà fortement diminué nos rejets, l’impact des rejets de La Hague étant d’ailleurs inférieur à celui d’un aller-retour en avion ou d’un scanner thoracique. Toute industrie emporte des impacts, mais nous les adressons de manière tout à fait sérieuse.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Comme vous devez le savoir, le groupe Areva a été en infraction au Niger, puisqu’il a été condamné en 2012 après la mort d’un ex-salarié d’une mine d’uranium. Ce salarié est décédé en 2009, à l’âge de 59 ans, des suites d’un cancer causé par les inhalations de poussières d’uranium.

Par ailleurs, vous devez savoir que les ex-employés de la mine nigérienne d’Arlit – exploitée par Cominak, filiale d’Orano – ont porté plainte contre X pour homicide et blessures involontaires liés à l’extraction d’uranium. Quelle est votre position à ce sujet ? Est-il inévitable que la France bafoue les droits humains à l’étranger pour récupérer de l’uranium, faire tourner nos centrales et nous permettre d’avoir de l’électricité ?

M. Philippe Knoche. La réponse est dans la question. Nous ne bafouons pas les droits humains, et il est anormal de traiter qui que ce soit d’une manière non respectueuse, que ce soit en France, au Niger ou ailleurs. D’ailleurs, nous appliquons au Niger les mêmes standards de radioprotection des travailleurs qu’en France. Nous n’établissons aucune différence dans nos standards de sécurité, quel que soit le pays dans lequel nous opérons. Le cas de 2009 que vous mentionnez m’est inconnu, mais je pourrai me renseigner, sachant que je n’ai pris en charge les activités d’Areva – et en particulier les activités minières – qu’en 2014.

En tant qu’industriel, nous travaillons sur les sujets de sécurité et de radioprotection. Notre taux de fréquence des accidents du travail au niveau mondial – sous-traitants inclus – est inférieur à un accident par million d’heures travaillées, ce qui nous place parmi les entreprises les plus sûres, toutes industries confondues. Même si nous ne sommes pas encore au niveau des meilleurs, nous figurons parmi les entreprises affichant les meilleurs résultats de sécurité.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Compte tenu de vos responsabilités dans le nucléaire, je m’étonne que vous ne soyez pas au courant de l’affaire publique que j’évoquais.

En 2021, l’usine de La Hague abritait 10 000 tonnes de combustible usé. Or l’on parle de débordement dès 2024, de saturation en 2030 et d’une nouvelle piscine d’ici 2034. En attendant, comment Orano prévoit-il de gérer ces produits à partir de 2024/2030 ? Vous affirmez que le discours de Belfort vous offre de la clarté et des perspectives, mais rien n’est acté à ce jour, que ce soit au Parlement ou dans le cadre de la stratégie énergétique française. Il conviendra donc d’attendre encore quelques mois, à moins que seule la parole présidentielle n’engage l’ensemble du pays sans débat. Quoi qu’il en soit, même avec la production actuelle des réacteurs français, des alertes ont déjà été émises concernant la saturation des capacités.

Enfin, en l’absence de projet concret de recherche ou industriel de RNR jusqu’à 2050, ne considérez-vous pas nécessaire de rouvrir le débat sur la qualification juridique en déchets de l’uranium appauvri et de l’uranium de retraitement en attente dans les piscines ?

M. le président Raphaël Schellenberger. M. Knoche répondra à ces questions, mais l’uranium appauvri n’est nullement stocké en piscines.

M. Philippe Knoche. Pour les combustibles usés, les piscines de La Hague peuvent encore accueillir l’équivalent de 800 tonnes de matières. Par ailleurs, nous avons déjà conduit plusieurs études – en partie financées par EDF – et approvisionné les matériaux pour densifier ces piscines, l’objectif étant de pouvoir y stocker, avec des équipements de séparation différents, davantage de combustible qu’aujourd’hui. En l’occurrence, nous pourrions progressivement aller jusqu’à 3 000 tonnes supplémentaires entre 2024 et 2030. Les demandes d’autorisation ont été déposées en bonne et due forme, et bien que les autorisations de l’établissement le permettent, les dispositifs techniques n’avaient pas été mis en place. Compte tenu de l’évolution du système, nous nous préparons à progressivement accueillir entre 1 000 et 3 000 tonnes supplémentaires à partir de fin 2024, en fonction des besoins. Nous pourrons ainsi adresser les combustibles usés jusqu’à une éventuelle piscine centralisée.

De son côté, l’uranium appauvri est stocké sous forme solide dans des containers métalliques, et non sous forme liquide dans des piscines. Vous m’interrogez sur la nécessité de rouvrir le débat, mais l’utilisation de l’uranium appauvri fait l’objet d’une discussion permanente, en particulier dans le cadre du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, dont les débats sont organisés par la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) et l’ASN. L’ASN a d’ailleurs rendu un avis stipulant que les exploitants devaient développer l’utilisation de cet uranium appauvri.

Pour le reste, je ne rejoins pas votre commentaire – qui ne me surprend guère – concernant l’absence de RNR avant 2050. Toutes les puissances nucléaires mondiales s’inscrivent dans des dynamiques beaucoup plus rapprochées : la Russie et la Chine ont déjà développé la technologie, tandis que les États-Unis s’y préparent pour la décennie 2030. Cela dit, il est classique de vouloir la mort du nucléaire en décrétant l’absence de solutions.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous me prêtez à votre tour des intentions.

Pour conclure, je souhaiterais évoquer le coût des démantèlements. Au-delà de la construction de la centrale, de l’exploitation de l’uranium et du traitement ou stockage des déchets, la rente du nucléaire intègre également des frais et coûts de provisions pour le démantèlement des centrales. Que l’on soit favorable ou opposé à l’énergie nucléaire, il me semble nécessaire de débattre de l’horizon jusqu’auquel le prolongement des centrales peut être envisagé sans entorse à la sécurité, sans même parler des problèmes de corrosion ou autres.

En 2020, la Cour des comptes soulignait que les coûts de démantèlement étaient probablement sous-estimés, puisque certaines dépenses ne sont pas incluses dans les évaluations d’EDF et d’Orano, ce qui me paraît assez préoccupant. Vous affirmez que les énormes défis auxquels a été confrontée l’industrie nucléaire peuvent expliquer sa faillite, notamment par rapport à l’EPR de Flamanville. Vous avez salué vos équipes par rapport aux progrès réalisés en fonderie, mais je m’étonne que nous nous soyons lancés dans une technologie que M. Proglio jugeait lui-même impossible à réaliser, avec un état de fonderie et d’industrie qui n’était pas en capacité d’assurer la sécurité et le bon fonctionnement des installations.

Le problème semble se poser de manière analogue pour le démantèlement des centrales, puisque nous discuterons bientôt d’un projet de loi proposant d’alléger les normes de sécurité afin de prolonger les centrales de 10, 20 ou 30 ans. Avez-vous donc réellement provisionné pour ce faire ? Dans la mesure où les centrales ont été construites dans un même pas de temps, leur démantèlement devra aussi s’opérer dans un même pas de temps, à l’échelle industrielle, avec un savoir-faire français à valoriser.

Vous affirmez enfin « qu’impossible n’est pas français », malgré les nombreux défauts et défaillances auxquels nous nous sommes heurtés, qui ont pu jeter un discrédit sur la filière française – je pense ici à l’obsession d’aller investir à l’étranger. En tout état de cause, nous ne voyons pas comment le développement de la filière nucléaire a pu contribuer à garantir la souveraineté et l’indépendance de la France, compte tenu de l’approvisionnement extérieur et des prévisions d’entretien établies jusqu’au terme du cycle des centrales nucléaires françaises.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce sera la dernière question. Je ne ferai pas l’affront de répéter les critiques de mauvais style que vous avez formulées, madame Laernoes, à l’encontre de mes interventions face à certains de nos invités.

M. Philippe Knoche. Je suis ravi d’entendre, madame Laernoes, que vous ne souhaitez pas la mort du nucléaire. Si j’ai bien compris votre propos, vous cherchez avant tout à savoir si nous savons démanteler des centrales nucléaires et si nous avons suffisamment provisionné pour ce faire. Je vous confirme donc que nous savons démanteler des réacteurs nucléaires. Nous avons d’ailleurs terminé, avec nos équipes américaines et l’appui de nos équipes européennes, le démantèlement des parties principales du réacteur américain de Vermont Yankee, quatre ans après que le projet nous a été confié. Il s’agit du deuxième réacteur que nous démantelons aux États-Unis, après celui de Cristal River, avec des budgets comparables à ce qui existe en France, mais avec beaucoup moins de complexité qu’en Europe. Nous allons par exemple découper la cuve en cinq à dix pièces, alors que l’Europe nous impose – du fait des filières de déchets et d’un ensemble de contraintes – de la découper en dizaines voire centaines de pièces. Je confirme donc que nous savons démanteler des réacteurs et qu’il est possible de procéder plus simplement ailleurs, étant entendu que nous procédons selon la réglementation propre à chaque pays.

Concernant les provisions, Orano détient dans son bilan plus de 7 milliards d’euros pour démanteler ses propres installations, le tout étant régulé par l’administration. Pour ce faire, nous disposons de fonds investis en actions, obligations ou liquidités, et nous dépensons chaque année entre 200 et 300 millions d’euros pour avancer sur le démantèlement des installations anciennes.

Enfin, nous ne débattons pas seulement des devis techniques, qui sont audités par des parties tierces mandatées par l’État, mais également de la pleine application du principe voulant qu’une entreprise publique à 90 % doive mettre de l’argent de côté jusqu’à la fin de vie de ses installations. Nous sommes totalement d’accord avec ce principe, mais il appartient au régulateur d’en décider de l’utilité. Est-il vraiment pertinent de provisionner de l’argent en 2022 pour payer la taxe foncière en 2070 ? L’argent issu de l’augmentation de capital ou du renoncement aux dividendes doit-il servir à payer des impôts en 2070 ? Nous pouvons en tout cas débattre de la meilleure utilisation de l’argent public, sachant que notre rôle est de fournir de l’électricité décarbonée, fiable et compétitive. De fait, si nous débattons parfois du périmètre, la capacité technique à démanteler ne fait aucunement débat.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, monsieur le directeur général, pour votre disponibilité et pour la précision de vos réponses. Nous suspendons la séance quelques minutes avant la prochaine audition.

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33.   Audition de Mme Catherine Cesarsky, Membre de l’Académie des Sciences, Haut-Commissaire à l’énergie atomique (2009-2012) (12 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons l’honneur d’accueillir Mme Catherine Cesarsky, membre de l’Académie des Sciences et ancienne haut-commissaire à l’énergie atomique de 2009 à 2012. Nous vous remercions, madame Cesarsky, d’avoir accepté notre invitation en dépit des nombreuses activités que vous continuez à exercer.

Au sein de notre commission d’enquête, nous avons souhaité entendre les différents hauts-commissaires successifs pour recueillir leur avis sur l’objet des travaux de la commission d’enquête, ainsi que leur témoignage sur le mode de gestion des dossiers sur lesquels ils ont été consultés. C’est donc au titre de vos anciennes fonctions de haut-commissaire que nous vous entendons, même si nous sommes également intéressés par l’ensemble de vos réflexions sur le domaine que nous étudions, ainsi que par le regard scientifique que vous portez, en tant que membre de l’Académie des sciences et précédemment vice-présidente de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), sur les évolutions intervenues depuis la fin de votre mandat de haut-commissaire.

Préalablement à cette audition, nous avons reçu deux de vos successeurs, qui ont exposé des points de vue assez opposés sur l’utilité de la fonction de haut-commissaire. Peut-être s’agit-il d’un premier point sur lequel nous pourrions vous entendre comme juge de paix.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Catherine Cesarsky prête serment.)

Mme Catherine Cesarsky, Membre de l’Académie des Sciences, Haut-commissaire à l’énergie atomique (2009-2012). Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation et pour votre intérêt. Je commencerai par rappeler mon parcours.

Née en France, j’ai vécu à l’étranger jusqu’à presque 30 ans. Après des études en Argentine, j’ai obtenu mon doctorat à l’université de Harvard et travaillé aux États-Unis, avant de retrouver la France et de rejoindre le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1974. Précisons d’emblée que l’astrophysique est le sujet qui me passionne et qui fut au cœur de mon doctorat et de ma carrière professionnelle. Le nucléaire est très intéressant, mais je suis avant tout astrophysicienne.

Au CEA, j’ai fait de la théorie durant une dizaine d’années, avant de me dédier aux expériences spatiales et de diriger le groupe d’astrophysique du CEA de 1985 à 1994. L’on m’a ensuite demandé, à ma grande surprise, de prendre la direction des sciences de la matière, autrement dit toute la recherche fondamentale du CEA en physique et en chimie, qui mobilisait près de 1 800 personnes. Je fus ainsi, pour la première fois, en contact proche avec les autres activités du CEA, dans le cadre de réunions hebdomadaires des Directeurs où chacun parlait de son domaine d’activité. J’ai ainsi pu mesurer, durant cinq ans, les succès, les problèmes et les vicissitudes de l’énergie nucléaire au CEA. J’ai ensuite assumé, durant huit ans, la direction générale de l’Observatoire européen austral (ESO), basé au Chili et dirigé depuis l’Allemagne. À mon retour en France, le cabinet du Premier ministre – en la personne de François Jacq – m’a proposé de devenir haut-commissaire. Je ne m’y attendais pas du tout, comme pour les autres postes qui m’ont été proposés, mais je l’ai accepté avec grand enthousiasme.

Je vous ai transmis un document résumant le rôle du haut-commissaire à l’énergie atomique. Il doit avant tout assumer la charge de conseiller scientifique et technique auprès de l’administrateur général. Assisté d’un conseil scientifique, il préside aussi un comité de visiteurs, sachant que j’ai moi-même introduit les comités de visiteurs au CEA. Il conduit par ailleurs de nombreuses activités liées à l’enseignement et multiplie les contacts avec le monde académique, étant même à la tête des échanges entre le CEA et les universités.

Au-delà de ces missions communes, chaque couple d’administrateur général et de haut-commissaire fonctionne différemment. Pour ma part, j’ai travaillé avec Bernard Bigot, que je connaissais bien, et qui avait fait semblant de m’accueillir à bras ouverts, sachant que nous avions eu auparavant des points d’accord et de désaccord. Nous pouvions nous entendre, mais j’ai rapidement appris qu'ayant été lui-même haut-commissaire avant de devenir administrateur général, il avait accepté cette nouvelle fonction en espérant conserver parallèlement sa fonction de haut-commissaire. Je pense que cela peut intéresser votre recherche, dans le sens où son désir était de réunir les deux fonctions en une seule. Pour rappel, Frédéric Joliot-Curie fut le premier haut-commissaire à l’énergie atomique. Le poste est donc associé à la figure de grand scientifique, et il plaisait beaucoup à Bernard Bigot d’ajouter, à ses fonctions éminentes, l’idée qu’il pouvait se présenter en tant que grand scientifique.

De ce point de vue, Bernard Bigot m’a franchement vu arriver d’un mauvais œil. Je l’ai néanmoins conseillé à fond, avec un certain succès, sachant que de gros problèmes sont à attendre dans ce couple si l’un veut devenir calife à la place du calife, ce qui n’était pas du tout mon cas. J’ai donc complètement joué le jeu du conseil, et de ce point de vue, nous entretenions des relations extrêmement suivies. Nous nous rencontrions une fois par semaine, et nous nous téléphonions de nuit une à deux fois par semaine. Nous discutions de toutes les affaires du CEA, et je n’hésitais pas à lui faire part de mes désaccords, sans que cela ne pose problème.

En revanche, avec d’autres personnes, Bernard Bigot ne supportait pas que je sois dans la lumière et me mettait des bâtons dans les roues, parfois de manière extrêmement désagréable. Le pire exemple fut sans doute après la catastrophe de Fukushima. Le CEA avait alors institué un grand groupe de travail pour comprendre les circonstances de l’accident et tenter d’identifier des moyens de prévention. Néanmoins, Bernard Bigot a refusé toute participation de ma part ou d’un membre de mon cabinet. J’en étais absolument outrée, puisque je considérais qu’il était de mon rôle de participer à un tel groupe.

Après trois ans en tant que haut-commissaire, Bernard Bigot m’a tout de même demandé – sans doute à la demande du Gouvernement – si je souhaitais faire un deuxième mandat. J’ai alors refusé, à son grand soulagement, sachant qu’il avait entre-temps été renommé administrateur général et que je ne me voyais pas refaire trois ans dans cette configuration.

Au-delà de nos désaccords, je me souviens que Bernard Bigot avait concentré toute l’énergie de la direction de l’énergie nucléaire (DEN) sur Astrid, au point de pratiquement lui interdire de travailler sur d’autres sujets. Pour ma part, il me semblait important de poursuivre les études sur de nombreux autres aspects, y compris sur des sujets nécessaires pour Astrid : combustible, cycle, etc. J’échangeais beaucoup avec les scientifiques de la direction, mais je n’ai pu convaincre ni Bernard Bigot ni le directeur de la DEN – Christophe Béhar –, qui ne pouvait que suivre les directives de l’administrateur général. Je pense que ce fut une erreur, qui n’est d’ailleurs pas pour rien dans les décisions actuelles entourant la question du nucléaire.

Je lui donnais également beaucoup de conseils – dont il était très preneur – sur le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER), sachant que je venais moi-même de diriger, durant huit ans, une organisation internationale du même type.

Ce fut pour moi une période intéressante et enrichissante. J’ai eu d’excellents contacts au CEA, où j’avais d’ailleurs été très bien reçue en tant que directrice des sciences de la matière, ainsi que dans le monde académique, dans les ministères et chez les industriels. Plusieurs actions m’ont été confiées, et je rencontrais régulièrement ou plus occasionnellement des personnalités comme Anne Lauvergeon, Henri Proglio, Gérard Mestrallet ou Pierre-Franck Chevet, qui était alors la personne en charge du nucléaire au ministère. De ce point de vue, j’ai l’impression d’avoir été plutôt mieux lotie que mes successeurs à la fonction de haut-commmissaire.

Très peu de temps après mon arrivée, la commission Juppé-Rocard élaborait son rapport sur les investissements d’avenir. J’en faisais partie et j’ai contribué activement à cette commission, en participant à toutes les propositions liées à la recherche, qui a d’ailleurs obtenu beaucoup d’argent au titre des investissements d’avenir. Sur l’axe n° 4 dédié aux énergies décarbonées, j’ai rédigé seule – personne ne voulait m’aider, y compris Édouard Philippe, qui travaillait alors chez Areva – différentes propositions relatives à l’énergie nucléaire, en suggérant d’investir dans le réacteur Jules Horowitz (RJH) et dans le projet Astrid. J’ai ainsi obtenu 1 milliard d’euros, dont 100 millions d’euros pour les activités de recherche sur le traitement des déchets radioactifs menées au sein de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). Ce fut une très belle façon de prendre mes fonctions de haut-commissaire.

Par ailleurs, j’étais très intéressée par les énergies alternatives, que j’ai beaucoup poussées en tant que haut-commissaire. J’ai beaucoup travaillé sur les synergies au sein du CEA, en particulier sur ce sujet. J’ai ainsi organisé plusieurs séminaires pour les plus hauts niveaux du CEA, sachant que cette thématique des énergies alternatives y était jusqu’ici peu abordée. J’ai également poussé ce sujet au titre de la commission Juppé-Rocard, au point d’obtenir 1,5 milliard d’euros de crédits. J’ai par ailleurs fait venir devant la commission des membres du CEA pour démontrer l’intérêt de leurs études, en particulier sur le solaire. La commission a fini par conclure qu’un lieu unique devait fédérer ou impulser les recherches sur les énergies alternatives ; c’est alors qu’il fut annoncé que le CEA devenait le commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Si mon successeur n’a pas apprécié, je suis fière d’avoir agi dans ce sens et du résultat obtenu, sachant qu’Alain Juppé envisageait de créer un autre organisme dédié et que j’ai tout fait – avec d’autres – pour cela n’arrive pas.

J’ai ensuite créé l’institut international de l’énergie nucléaire (I2EN), accès unique à la formation française en énergie nucléaire, sur lequel je reviendrai ultérieurement.

À l’époque, le débat portait régulièrement sur ce que la France pouvait tenter de construire et d’offrir en dehors du réacteur pressurisé européen (EPR). La rivalité était alors très grande entre Areva et EDF. Areva travaillait sur le projet Atmea – une espèce de petit EPR – avec les Japonais, tandis qu’EDF souhaitait renforcer la sécurité des réacteurs de deuxième génération pour les vendre et devenir champion dans ce domaine. Je crois même qu’EDF était convaincu que la France pourrait s’orienter dans cette voie plutôt que vers les EPR. Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accordait sur l’intérêt d’offrir, en plus de l’EPR à 1,6 gigawatt, un réacteur de 1 gigawatt. L’on m’a alors demandé de rédiger un rapport à ce sujet, qui m’a donné l’occasion d’échanger avec tous les plus hauts et bas niveaux des différents projets. Ce fut extrêmement intéressant, mais l’initiative n’a guère servi, puisque tout est ensuite tombé à l’eau, principalement à cause de Fukushima.

Je tiens à préciser que je ne suis plus vice-présidente du CERN depuis un certain temps. Je m’occupe en revanche, depuis cinq ans, du projet en construction du plus grand radiotélescope du monde, SKA, dont je suis la présidente. Entre-temps, je me suis beaucoup occupée de sujets liés au spatial.

Dans votre questionnaire, vous me demandez quel était mon jugement sur les activités du CEA lors de ma prise de fonction. À mon arrivée en 2009, tout était simple. La France était fière de son énergie nucléaire, un modèle de réacteur avec sûreté accrue – l’EPR – avait été étudié et le premier EPR était en construction. Même si cette construction a rapidement connu quelques déboires avec le radier, nous ne pouvions aucunement présager des problèmes survenus par la suite. Le CEA et l’ANDRA suivaient à la lettre les lois de 1991 et de 2006 : l’enfouissement des déchets était acté, et le projet Cigéo se poursuivrait.

Peu avant ou peu après la loi de 2006, Jacques Chirac annonçait la construction d’un réacteur à neutrons rapides (RNR) pour 2020, préfigurant Astrid. Le CEA n’était guère serein, compte tenu de la complexité du projet, mais il était pour le moins très occupé. La construction du RJH, dont j’avais entendu les prémices lorsque j’étais directrice des sciences de la matière, et qui avait été initiée par Yannick d’Escatha, était nécessaire pour les études de matériaux et de combustibles, ainsi que pour la production de radio-isotopes pour la médecine. Cette construction fut finalement acceptée et débuta au moment où je devenais haut-commissaire ; il était alors trop tôt pour se rendre compte de l’importance des problèmes à venir. La cérémonie de la première pierre fut organisée en grande pompe en présence du Premier ministre, et tout semblait fonctionner. Ayant l’habitude de présider ou de participer à la construction d’infrastructures de recherche, je considérais que la date de mise en route – 2020 – était trop rapprochée. Cela fut néanmoins rapidement corrigé, avec un objectif d’avant-projet détaillé fixé à horizon 2017, qui fut alors parfaitement tenu par le CEA.

Vous m’interrogez ensuite sur ma définition de la souveraineté énergétique ; en toute honnêteté, je ne pourrai pas donner meilleure définition que celle donnée devant votre commission par Pascal Colombani.

Vous souhaitez également savoir quelle place occupaient les concepts de souveraineté et d’indépendance énergétique dans la politique énergétique française durant l’exercice de mes fonctions de haut-commissaire ; en synthèse, cela allait de soi : tout le monde pensait que nous devrions les atteindre et que nous serions en mesure de les atteindre.

Vous demandez ensuite comment était traitée cette thématique de souveraineté et d’indépendance énergétique. Pour répondre à cette question, je vous parlerai du Conseil de politique nucléaire (CPN). Entre 2009 et 2010, le CPN s’est réuni à sept reprises. La discussion s’opérait au plus haut niveau de la République, puisque le président Sarkozy était lui-même présent à toutes ces réunions – je ne suis pas certaine qu’il en fut de même pour le Premier ministre. Ces réunions rassemblaient également de nombreux ministres, les industriels, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’administrateur général du CEA et moi-même en tant que haut-commissaire à l’énergie atomique. La toute première séance fut consacrée au prolongement de la durée de vie des centrales au-delà de 40 ans, étant entendu qu’il avait déjà été décidé de les prolonger.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous rappeler quand fut organisée cette première réunion du CPN ?

Mme Catherine Cesarsky. Cette première réunion s’est tenue en 2009, mais j’en ignore la date exacte. S’en sont suivies quatre autres réunions la même année, puis deux autres l’année suivante. Je m’en souviens parfaitement, puisque c’est à ce moment qu’ont été interrompus les comités à l’énergie atomique. Lors de cette première réunion, nous avons discuté de la nécessité de prolonger la durée de vie des centrales jusqu’à 50 ou 60 ans, en nous demandant si nous aurions suffisamment d’énergie, et en considérant que l’opération était faisable sous réserve que les centrales fonctionnent suffisamment longtemps chaque année. Les discussions n’étaient d’ailleurs pas tendres pour l’ASN, qui empêchait les centrales de tourner. Nous avions compris que si nous ne pouvions pas les prolonger, nous devrions tout de suite commencer à en construire d’autres, et que si nous pouvions au contraire les prolonger, nous pouvions attendre 2026/2027 pour en construire d’autres, avec un maximum entre 2033 et 2035. L’intention était donc bien de construire des EPR. En revanche, nous n’avons pas du tout abordé la question des RNR.

La deuxième réunion du CPN portait sur le programme EPR. La construction du deuxième EPR (après celui d’Olkiluoto) était alors entamée à Flamanville, et la construction d’un troisième – à Penly – était envisagée. Le président de la République souhaitait que ce troisième réacteur soit construit par EDF – la discussion avait donné lieu aux habituelles bisbilles entre EDF et Areva –, avec des partenaires comme GDF-Suez, qui s’intéressait alors beaucoup au nucléaire, et potentiellement Total. À l’époque, il semblait presque aller de soi que la France se dirigerait vers un deuxième EPR, tandis que le troisième n’était pas jugé urgent si la disponibilité du parc était à la hauteur. Fallait-il tenter de fabriquer un réacteur de 1 gigawatt pour tenter de commercialiser un tel produit à l’étranger ? À ce moment, l’on considérait que tout était réglé pour la France, qui allait se doter d’EPR, et qu’il était surtout nécessaire de vendre à l’étranger. À cet égard, la perte de l’appel d’offres passé par les Émirats Arabes Unis au profit de la Corée du Sud fut une terrible gifle pour le nucléaire français, et c’est d’ailleurs à ce moment qu’il fut décidé de créer le CPN.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si je comprends bien, le CPN présidé par le président de la République s’est réuni à sept reprises lorsque vous étiez haut-commissaire à l’énergie atomique, et le facteur déclencheur de sa création fut l’échec du projet de commercialisation de centrales nucléaires aux Émirats Arabes Unis.

Mme Catherine Cesarsky. Absolument. Le CPN s’est rapidement emparé d’affaires internationales, mais il avait d’abord commencé par se demander si nous disposerions encore longtemps d’énergie nucléaire, puisque la réponse à cette question était le préalable à toutes les autres. La priorité restait évidemment la France. Cette seconde réunion fut aussi l’occasion d’évoquer les tout premiers déboires de l’EPR de Flamanville. Malgré tout, tout le monde convenait à l’époque que cet EPR fonctionnerait à partir de 2013.

La troisième réunion du CPN portait sur la stratégie nationale face à la relance du nucléaire. Avec la pression de relance du nucléaire dans le monde entier, la France voulait absolument vendre du nucléaire à l’étranger. Il fut alors décidé de mieux coordonner les acteurs étatiques, mais aussi de renforcer l’offre commerciale d’ingénierie et d’assistance, pour que les pays intéressés par des centrales puissent s’adresser de manière informelle à des Français qui les orienteraient discrètement vers l’offre française ; Alain Bugat, ancien haut-commissaire, s’était d’ailleurs empressé de monter une entreprise indépendante spécialisée dans ce domaine. Il était également question de construire une usine de retraitement en Chine, mais la prudence était de mise, puisque nous ne pouvions pas livrer tous nos secrets aux Chinois.

La formation fut au cœur de la quatrième réunion du CPN. Tout le monde était conscient de l’importance de ce sujet, mais nous abordions cette fois-ci la formation des étrangers. Une autre manière d’attirer des étrangers consistait en effet à former les futurs cadres, qui se tourneraient ensuite tout naturellement vers la France pour acheter. Je pense qu’ils avaient complètement raison. Il m’a donc été demandé d’instruire un projet d’école ou d’université internationale du nucléaire, qui pourrait être annoncé dans le cadre de la conférence internationale organisée à Paris en mars 2010. C’est donc ainsi que j’ai créé l’I2EN.

La cinquième réunion du CPN fut consacrée aux fonds dédiés du CEA pour le démantèlement. La solution trouvée s’est finalement révélée non adaptée, au point d’être remplacée par une toute autre solution – c’est un autre sujet.

La sixième réunion du CPN fut dédiée à la conférence internationale pour l’action nucléaire civile, qui devait aider les pays débutants, faire avancer les initiatives françaises et présenter l’I2EN et l’offre de formation de la France. Mon calendrier était très serré, car tout devait être bouclé pour cet évènement, au cours duquel j’ai pu présenter l’I2EN au monde entier.

La septième et dernière réunion du CPN portait sur l’état d’avancement du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs et sur sa restructuration suite aux demandes de simplification de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), source de conseils extrêmement utiles suivis avec plaisir et intérêt.

Vous m’interrogez ensuite sur l’état du suivi de la sécurité d’approvisionnement du combustible nucléaire. Je n’en ai pas entendu parler à l’époque, car ce n’était pas une préoccupation. Nous étions sûrs d’en avoir en grande quantité, pour toujours et sans difficulté. J’ai d’ailleurs rencontré, à l’époque, des interlocuteurs du Kazakhstan, puisque c’était le moment où la France commençait à travailler avec ce pays pour s’approvisionner en uranium.

L’on me demande ensuite mon jugement sur la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique. Lorsque j’étais haut-commissaire, l’OPECST était très informé et rédigeait d’excellents rapports sur presque tous les sujets liés à l’énergie nucléaire, d’une qualité égale et parfois meilleure que mes propres rapports. J’ignore si cette tradition a ou non continué, mais il est vrai que nos interlocuteurs – dont Christian Bataille – étaient alors très intéressés et très informés. De même, nous disposions d’un interlocuteur de très grande qualité à la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), en la personne de Pierre-Franck Chevet, passé ensuite à l’ASN.

Vous souhaitez ensuite savoir combien de fois le comité à l’énergie atomique civile s’est réuni durant mon mandat de haut-commissaire. Celui-ci s’est réuni à six reprises. Lors de la première réunion du 7 mai 2009, nous avons discuté des recherches en microélectronique, microsystèmes et nanotechnologies. Mon avis de haut-commissaire était régulièrement sollicité dans le cadre de ces réunions, auxquelles participaient souvent les ministres en charge, qui approfondissaient parfois les dossiers sur la base de mes interventions. Je me sentais donc assez reconnue lorsque j’occupais cette fonction.

Interrompu à cause du CPN, le comité n’a tenu sa seconde réunion que le 4 novembre 2010, sur les projets de nouvelles technologies de l’énergie du CEA et les nanotechnologies au CEA, en particulier la microélectronique, sujet devenu « importantissime » au CEA et ayant obtenu depuis de grands succès.

La troisième réunion du 29 septembre 2011 fut consacrée à la sûreté nucléaire, après la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011. Ce jour-là, j’étais moi-même au Japon pour visiter le site de Rokkasho-mura, où les Japonais avaient entreposé leurs déchets nucléaires en attendant leur éventuel retraitement ; ils discutaient d’ailleurs avec la France pour implanter une usine de type La Hague au Japon, et c’était aussi l’une des raisons de mon déplacement. Après la visite du matin, lors du déjeuner, les murs se sont mis à trembler dans tous les sens : c’était le fameux tremblement de terre à l’origine du tsunami ayant frappé Fukushima. J’ai eu beaucoup de chance que ce séisme ne survienne pas le matin, alors que j’étais en face de déchets nucléaires. À mon retour en France, la situation du nucléaire était complètement transformée, en France comme ailleurs. L’après-Fukushima est totalement différent de l’avant-Fukushima.

Naturellement, les deux comités suivants portaient sur la sûreté nucléaire et sur les mesures adoptées en France pour sécuriser davantage nos réacteurs. Même si notre situation initiale était loin d’être analogue à celle de Fukushima, nous avons rajouté de nombreuses mesures de sûreté, avec beaucoup d’argent dépensé par EDF. J’y étais personnellement très favorable, et nous avons démontré que nos centrales étaient sûres et pouvaient faire face à presque n’importe quoi.

Le 10 janvier 2012, l’organisation de la recherche et développement en nucléaire au CEA fut pour moi l’occasion de dénoncer le manque d’ouverture d’EDF vis-à-vis du CEA s’agissant du suivi des réacteurs en cours. En effet, EDF ne nous sollicitait que lorsqu’il était confronté à un problème. Nous parlions alors de créer un laboratoire commun, sachant par exemple que les spécialistes de la corrosion du CEA, qui me parlaient de corrosion avec des étoiles dans les yeux, étaient désespérés qu’EDF ne leur permette pas de voir ce qu’il mesurait dans ses centrales. C’était totalement absurde. De même, lorsque l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a décidé de lancer des études sur le vieillissement des matériaux, le CEA s’est retrouvé exclu des groupes de travail, alors qu’il réunissait les personnes les plus compétentes.

Un autre sujet qui me semblait pouvoir être discuté était celui des petits réacteurs modulaires (SMR), mais cette thématique n’intéressait alors personne sauf moi. J’ai donc demandé que l’on réfléchisse ensemble à ce sujet. Suite à mon insistance, le CEA a mis en place un ingénieur de haut niveau ayant travaillé sur la propulsion nucléaire et étudié les SMR. Le sujet fut au cœur d’une réunion dédiée, qui regroupait les différents industriels intéressés. Cette réunion fut extrêmement intéressante, mais ni le CEA ni les industriels ne voulaient s’engager dans cette voie. C’est une occasion manquée que je regrette profondément.

Quels grands projets nucléaires ont été menés durant l’exercice de mes fonctions ? Je pense d’abord au RJH, qui était alors en construction et qui ne connaissait pas encore les problèmes survenus par la suite. Je pense aussi au projet Astrid. Pour rappel, nous devions construire un RNR d’ici 2020, et c’est Astrid qui avait été choisi, soit un projet de réacteur fonctionnant sur technologie sodium. Pour autant, nous n’étions pas en train de recréer Superphénix. Astrid bénéficiait en effet d’améliorations technologiques extrêmement importantes par rapport à Superphénix, en particulier pour la sûreté. Le réacteur était conçu pour avoir un coefficient de vide négatif, permettant un arrêt de la réaction en chaîne en cas d’imprévu. En cas d’échec de l’arrêt de la réaction en chaîne, le réacteur était également doté, comme l’EPR, d’un récupérateur de corium, qui serait alors refroidi et confiné pour ne pas laisser échapper la radioactivité. En outre, l’échangeur ne reposait pas sur une base sodium-eau, jugée dangereuse malgré l’absence d’accidents à ce jour, mais sur une base sodium-gaz avec de l’azote. Il s’agissait d’un modèle bien plus intéressant et très différent de Superphénix, qui est parvenu à passer l’épreuve de l’ASN. Beaucoup pensaient qu’il serait impossible de sécuriser suffisamment le réacteur, mais ses concepteurs y sont finalement parvenus.

Vous m’interrogez ensuite sur les perspectives d’avenir. Comme je l’indiquais en introduction, je ne suis pas spécialiste du nucléaire, même si je me suis donnée à fond durant trois ans en tant que haut-commissaire. Je n’ai pas non plus totalement abandonné le sujet, sachant que nous avons créé, à l’Académie des sciences, un comité de prospective pour l’énergie, auquel j’ai toujours participé depuis sa création en 2012, et qui a émis de nombreux avis et recommandations destinés au Gouvernement. Généralement, j’adopte le point de vue du comité. Mes propos seront donc en ligne avec les recommandations et avis du comité.

La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) a repoussé au siècle prochain le redéploiement des RNR. En guise de stratégie d’attente, elle a décidé d’aller vers le multi-recyclage du plutonium et du combustible usé dans les réacteurs à neutrons thermiques (RNT), notamment dans les EPR. Cette stratégie est destinée à maintenir l’expertise de la France en matière de recherche et développement (R&D) pour aller vers les RNR. Elle peut stabiliser des quantités de combustible usé, mais ne conduit pas à l’autonomie stratégique recherchée avec les RNR.

D’un point de vue plus personnel, j’ajouterai que cette stratégie me semble risquer de compliquer l’éventuel passage au cycle fermé et à l’utilisation des réacteurs rapides pour rendre l’énergie nucléaire soutenable. Ce sera un pas de plus dans cet élément compliqué qu’est l’aval du cycle. Si l’on renonce au cycle fermé et au nucléaire pérenne, tout sera à repenser en France, depuis la philosophie des réacteurs à mettre en place jusqu’au devenir des déchets. Les décisions liées à l’énergie nucléaire en France devraient être prises sur le long terme, non pas à horizon de vingt ou trente ans, mais à horizon de plus d’un siècle, sachant qu’un siècle est nécessaire pour réunir le plutonium et mettre en marche des RNR en quantité.

Que ce soit à l’Académie des sciences ou à l’Académie des technologies, nous continuons à penser que la voie choisie jusqu’en 2018 – celle du cycle fermé et du futur passage aux RNR – était la bonne, la même à mieux d’assurer durablement à la France un approvisionnement stable d’électricité décarbonée, avec le moins de dépendance possible. Le projet Astrid s’inscrivait dans cette ligne, et l’on doit reconnaître qu’avoir complété un avant-projet détaillé de ce réacteur, qui présente de bien meilleures caractéristiques de sûreté que les modèles antérieurs, est déjà une prouesse – qu’il convient de saluer – et un acquis. L’urgence n’est peut-être pas de le construire, mais de bien finaliser l’étude des éléments afférents : les matériaux utilisés, les combustibles et leur fabrication, les détails de l’aval du cycle.

Personnellement, je comprends la difficulté, pour le CEA, de lancer une telle construction alors que des retards importants et coûteux s’accumulent sur le RJH, sur le projet ITER et sur la construction de l’EPR de Flamanville. Il me semble que personne ne l’a souligné, mais cela crève les yeux. Il convient de montrer, en complétant le RJH, que les compétences pour la construction de projets aussi importants sont bien au rendez-vous et prêtes à être utilisées pour un ou des prototypes de RNR. Voilà ce que je dirais si j’étais gouvernante ou administratrice générale du CEA.

Ceci dit, je pense que tout n’est pas perdu. Une réflexion approfondie en France sur l’avenir à long terme du nucléaire pourrait de nouveau rendre possible la construction d’Astrid, peut-être dans une version moins puissante, comme envisagé. Après une série de décisions rapides, peut-être qu’une décision plus réfléchie pourrait être différente. Sinon, le CEA étudie des concepts de SMR à neutrons rapides refroidis au sodium liquide, dont l’un très innovant intègre les avancées de recherche conduites dans le cadre du projet Astrid. D’autres possibilités de petits réacteurs à neutrons rapides méritent d’être étudiées, dont ceux utilisant des concepts innovants de combustible liquide dissous dans des sels fondus. Ces différents projets apparaissent aujourd’hui comme une voie permettant de maintenir jusqu’à la fin du siècle les connaissances sur les RNR et donc de préparer l’avenir si l’option du cycle fermé est maintenue. Le comité de prospective en énergie de l’Académie a récemment émis une recommandation en ce sens, rédigée par quatre de ses membres : Robert Guillaumont, Marc Fontecave, Jean-Claude Duplessis et Sébastien Candel.

Vous m’interrogez ensuite sur mon analyse des retards pris sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Comme je l’ai déjà indiqué, les inquiétudes demeuraient limitées. J’ai préparé un résumé des problèmes rencontrés, mais je m’abstiendrai d’en donner lecture, puisque vous connaissez le sujet par cœur. D’ailleurs, je crois que je ne suis pas apte à commenter ce sujet.

L’on me demande ensuite, avec mon expertise, de juger de l’état de la filière nucléaire française, y compris en termes de comparaison internationale. Je rappelle à nouveau que mon expertise ne porte pas nécessairement sur ces sujets, et que je peux donc seulement partager mes impressions.

La France a certainement perdu des compétences du fait du grand espacement des projets. Cette perte de compétences que je voyais poindre ou apparaître lorsque j’étais hautcommissaire n’a pas reçu suffisamment d’attention. À l’époque, je me suis appliquée à tenter de la freiner. Une des raisons de soutenir Astrid et de le construire au plus vite était d’ailleurs d’utiliser au mieux les compétences restantes. Je me souviens d’analyses détaillées du personnel qu’effectuait Christophe Béhar, directeur de la DEN, pour le démontrer. J’ai longuement échangé avec les principaux porteurs de savoirs, d’autant qu’un problème similaire existait chez Areva, où les ingénieurs porteurs de savoirs et d’expérience se plaignaient d’un manque d’écoute et de plan de déroulement de carrière, et se voyaient préférer des personnes plus charismatiques aux postes de décision et de direction.

Je me suis donc appliquée à favoriser les formations sur l’énergie nucléaire, notamment en créant l’I2EN, qui n’était pas seulement destiné aux étrangers. J’ai aussi tenté de mieux faire travailler les différentes parties prenantes, notamment en impulsant le laboratoire commun du CEA avec EDF et Areva, mais aussi en tentant de rapprocher les équipes du CEA et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur les études de possibles réacteurs du futur.

Je n’ai pas approfondi la question de la comparaison des différentes filières nucléaires, mais je pense que la Chine, qui est de loin le principal constructeur de réacteurs nucléaires, et qui en a construit en collaboration avec autant de producteurs étrangers que possible, en exigeant systématiquement d’avoir accès aux brevets et aux savoir-faire, doit être aujourd’hui le pays le mieux armé pour construire et vendre des centrales nucléaires. Ceci dit, la Russie demeure en excellente position sur ce sujet. Lorsque j’étais haut-commissaire, elle était mieux placée que les autres parce qu’elle proposait aux acheteurs de les débarrasser de leurs déchets, en s’engageant, au moment de la vente, à les reprendre au fur et à mesure, alors que la France en est empêchée par une loi. Je doute que la situation ait changé depuis, alors que ce point est significatif. Un autre problème pour vendre des centrales est celui de la mise de fonds. Je pense aussi que la Chine est mieux placée que d’autres, nous compris. Je crois toutefois que la France demeure le pays le mieux placé pour le traitement des déchets, non seulement pour la séparation des éléments réutilisables, mais aussi pour le conditionnement du reste et la préparation à l’enfouissement des déchets. Je ne peux m’empêcher de remarquer que la France a bradé son avance sur les RNR, et j’espère qu’elle fera tout pour se rattraper. J’espère également que nous avancerons au plus vite sur Cigéo et que nous enfouirons les déchets avant d’être confrontés à d’importants problèmes d’entreposage, sachant que l’urgence suivante est bien celle-ci. J’ignore si vous en parlez dans le cadre de votre enquête, mais vous devez l’affirmer haut et fort : nous n’avons pas le temps, et nous devons absolument être en mesure d’enfouir rapidement des déchets pour éviter la survenance d’autres problèmes de taille.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci pour ces propos très clairs et très informatifs sur l’intérêt du poste de haut-commissaire. Vous faites état d’un bilan conséquent, qui tranche quelque peu avec les auditions que nous avons préalablement menées.

Au fur et à mesure de nos auditions, j’ai le sentiment que les objectifs initiaux – tant pour Superphénix que pour Astrid – ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux attribués aux projets actuels, notamment s’agissant de l’équilibre entre la souveraineté énergétique et la fonction d’incinérateur de plutonium. Où le curseur était-il placé à l’époque ?

Mme Catherine Cesarsky. À l’époque, la priorité était la pérennité de l’énergie nucléaire, conformément à la ligne définie bien auparavant, même si nous discutions aussi des possibilités de transmutation ou d’autres sujets.

M. le président Raphaël Schellenberger. De fait, lorsque l’on parle de fermeture du cycle, l’on parle davantage de maximisation de la ressource en uranium que de réelle fermeture du cycle.

Mme Catherine Cesarsky. Oui. En réalité, le cycle n’est jamais totalement fermé et générera toujours des déchets supplémentaires, même si l’on peut utiliser la transmutation pour rendre ces déchets moins désagréables. Ces sujets ont été examinés de près au sein de l’Académie des sciences, mais je ne les imaginais pas nécessairement dans Astrid, que je considérais plutôt comme un prototype de réacteur électrogène.

M. le président Raphaël Schellenberger. Que préconisiez-vous dans le rapport produit au moment de Fukushima s’agissant de la bataille entre le projet Atmea d’Areva et le nouveau N4 d’EDF ?

Mme Catherine Cesarsky. Je préconisais Atmea, à tort ou à raison, car j’accordais beaucoup d’importance à la sûreté. Comme vous le savez, les réacteurs de troisième génération étaient plus sûrs que leurs prédécesseurs de deuxième génération. Même avant Fukushima, je considérais la sûreté « importantissime ». Après Fukushima, nous n’avons plus parlé de N4. Je poussais donc pour Atmea.

Il existait aussi, sans doute, une question politique concernant les pays avec lesquels nous souhaitions travailler. À l’époque, la personne qui s’occupait de ces sujets chez EDF
– Hervé Machenaud – avait beaucoup travaillé en Chine, s’entendait très bien avec les Chinois et nourrissait de grands espoirs que la France détienne une participation importante dans la construction des futurs réacteurs en Chine, à la suite des deux EPR déjà construits dans ce pays. Il défendait donc la construction de réacteurs N4. Pour ma part, en dépit de mon goût pour l’international, je n’y croyais pas trop, puisque je pensais que les Chinois seraient rapidement en mesure de construire seuls leurs réacteurs. Le projet Atmea était quant à lui mené avec les Japonais, sachant que le Japon était, lorsque j’étais directrice des sciences de la matière, notre principal allié sur les sujets de fusion. Depuis, nous travaillons aussi beaucoup avec la Chine, pays aujourd’hui le plus avancé en matière de fusion et qui tirera tous les marrons du feu d’ITER. Avec le Japon, nous avons construit un instrument d’astronomie très important dans le désert d’Atacama au Chili, en coopération avec les Américains et les Européens. Je connais donc bien les Japonais en tant que collaborateurs : il s’agit d’interlocuteurs sérieux et loyaux.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au-delà des différences de sûreté, les modèles économiques d’Atmea et du nouveau N4 se ressemblent et sont quelque peu distincts de l’EPR, puisqu’il s’agit de réacteurs de 1 gigawatt. Cela est-il encore pertinent de nos jours ?

Mme Catherine Cesarsky. À l’époque, le réacteur de 1 gigawatt semblait plus facile à vendre, et je pense que c’est encore le cas aujourd’hui. Lors d’une réunion du CPN, nous avions considéré qu’Atmea devait être examiné par l’ASN, qui a fini par le certifier sur le plan de la sûreté, ce qu’elle n’aurait certainement pas fait à ce moment pour le N4. Je ne peux toutefois pas vous renseigner sur ce qui serait pertinent aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si j’ai bien compris, durant les trois ans de votre mandat, vous avez participé à sept réunions du CPN présidé par le président de la République et à six réunions du Comité à l’énergie atomique présidé par le Premier ministre.

Mme Catherine Cesarsky. Le Premier ministre n’a jamais participé au Comité à l’énergie atomique, mais nous avons vu tous les ministres au moins une fois, si ce n’est plus.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre successeur racontait qu’il n’avait participé qu’à deux réunions au cours de ces deux mandats. Comment l’expliquez-vous ?

Mme Catherine Cesarsky. J’avoue que je l’ignorais et que je ne l’ai appris que lorsque j’ai pris connaissance de son témoignage. Je ne l’avais jamais interrogé sur le sujet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela vous surprend-il ?

Mme Catherine Cesarsky. Bien sûr, même si cela ne me surprend guère pour le CPN, qui n’a été créé que pour un certain temps, d’autant que le haut-commissaire n’était pas obligé d’y participer. Lorsque vous m’avez contactée pour participer à cette audition, je vous ai tout de suite indiqué que le nucléaire était, à mon époque, considéré au plus haut niveau de l’État. J’étais donc très sereine.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est votre regard sur ce que certains ont appelé « l’organisation bicéphale du CEA » ? Vous faisiez état de certaines difficultés, tout en admettant le bon fonctionnement du dispositif. Yves Bréchet a d’ailleurs exposé le même point de vue. Pensez-vous que cette organisation en binôme est nécessaire ou superflue ?

Mme Catherine Cesarsky. Je ne suis pas certaine que cette organisation en binôme soit nécessaire. Je me suis adaptée à ce que l’on me proposait et aux règles du jeu, même s’il est difficile de se retrouver conseiller lorsque l’on a l’habitude de diriger. Je pense que plusieurs hauts-commissaires désireux de diriger ont marché sur les pieds de leur administrateur général, ce qui n’est évidemment pas la voie à suivre. La raison en est que le poste a l’air à la fois si important et si peu important. Je ne dirais pas qu’il serait indispensable de conserver cette fonction, mais je ne considère pas non plus que l’administrateur général doit également être haut-commissaire. Avant d’être haut-commissaire, Robert Dautray était directeur scientifique du CEA. Peut-être serait-il utile de nommer un directeur scientifique chargé de développer les synergies, sachant que ce fut l’un de mes chevaux de bataille : j’ai par exemple créé un groupe sur l’environnement – qui existe toujours à l’heure actuelle – pour que toutes les personnes qui traitaient de ce sujet au CEA collaborent davantage.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en déduis que la fonction de haut-commissaire à l’énergie atomique n’est pas nécessaire, à condition que l’organisation du CEA laisse aux scientifiques la place qui leur est due au sein de la direction du CEA.

Mme Catherine Cesarsky. Sans doute, et peut-être serait-il utile qu’un scientifique apporte son regard global et transverse, en y consacrant plus de temps que l’administrateur général, même s’il est lui-même un scientifique comme Bernard Bigot. En général, les autres administrateurs généraux n’ont pas tenté de le faire. Dans le même temps, il ne serait pas inutile que le prochain haut-commissaire soit vraiment expert du nucléaire pour conseiller le Gouvernement et être écouté.

M. Antoine Armand, rapporteur de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Je vous remercie, madame Cesarsky, pour ces riches explications et pour cette contextualisation, qui nous permet d’apprécier l’évolution de la situation dans le temps.

Certains de nos interlocuteurs ont souligné, de manière neutre ou en le déplorant, que le CEA était devenu un organisme de recherche de plus en plus tourné vers les énergies renouvelables et l’environnement au sens large, et que cela avait réduit la part de temps et d’énergie consacrée à la recherche en matière nucléaire. Sans aucune malice de ma part, pensez-vous que le choix d’une haut-commissaire dont la formation initiale en physique ne portait pas sur le nucléaire est lié à cette réalité ? Pensez-vous que les pouvoirs publics vous ont nommée pour justement élargir le périmètre et la vision du CEA à d’autres sujets que le nucléaire ?

Mme Catherine Cesarsky. Honnêtement, je l’ignore. Je sais seulement que les pouvoirs publics cherchaient un œil nouveau sur le nucléaire ; c’est en tout cas ce qu’ils m’ont répondu lorsque je leur ai rappelé que je n’étais pas spécialiste du nucléaire. En tant que directrice des sciences de la matière, j’avais eu à examiner différents sujets, sans me cantonner à l’astrophysique, au point de devenir quasiment experte en fusion. Ma nomination semble donc liée à la nécessité d’apporter un œil nouveau et non à la volonté de pousser d’autres sujets.

M. Antoine Armand, rapporteur. Qu’entend-on par « œil nouveau » dans le domaine du nucléaire lorsque l’on vient de l’astrophysique et de la science des matières ? S’agissait-il d’avoir un regard nouveau sur la fusion ? D’apporter un autre point de vue que les évolutions incrémentales alors en cours d’examen sur les réacteurs ou le cycle du combustible ?

Mme Catherine Cesarsky. Ce sont les pouvoirs publics qui ont demandé un œil nouveau. Pour ce qui est du nucléaire, j’ai longuement échangé avec les chercheurs et les ingénieurs et beaucoup mieux compris les problématiques. D’ailleurs, si j’étais restée trois ans de plus, j’aurais sans doute pu en faire quelque chose. Par la suite, nous avons discuté des mêmes sujets au sein de l’Académie ou du Comité de prospective en énergie : réalisations passées, réalisations à venir, problèmes difficiles, etc. À cet égard, je retiens qu’il est prioritaire d’isoler les problèmes difficiles pour s’efforcer de les résoudre, car nous avons toujours tendance à résoudre les problèmes simples en négligeant les problèmes complexes. J’ai avancé dans cette direction, mais dans la mesure où l’administrateur général nous interdisait de travailler sur tout autre sujet qu’Astrid, je ne pouvais pas non plus trop avancer. C’était bien mon principal point d’achoppement avec Bernard Bigot.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vos propos font écho à d’autres interventions relatives au contexte de l’époque : en l’absence d’inquiétudes énergétiques majeures, que ce soit sur l’approvisionnement ou notre capacité à construire des centrales, la recherche n’était pas animée d’un sentiment d’urgence. Vous indiquiez même que la disponibilité du combustible n’était pas du tout une préoccupation, puisque vous étiez certains d’en avoir beaucoup.

Mme Catherine Cesarsky. Je vous le confirme. Plusieurs rapports de l’Académie expliquaient que les réserves d’uranium seraient suffisantes jusqu’à la fin du siècle, mais qu’il conviendrait ensuite de passer à l’étape suivante. Tout le monde partageait cet avis.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le début de la décennie 2010 fut l’occasion de lancer la recherche sur Astrid en capitalisant sur les projets Superphénix et Phénix. Il était alors prévu d’aboutir à un avant-projet détaillé et de s’accorder du temps pour construire un démonstrateur – un réacteur expérimental – qui permettrait ensuite de passer à une éventuelle phase de production industrielle d’électricité. L’année 2011 fut ensuite marquée par la catastrophe de Fukushima. Pouvez-vous décrire plus précisément la manière dont Fukushima a fait évoluer l’état d’esprit des dirigeants et des chercheurs ? Avez-vous senti une secousse dans la communauté scientifique et dans la communauté industrielle française ? Ou considérait-on que l’accident était survenu dans un pays appliquant une autre organisation et supervision de la sûreté et de la sécurité nucléaires et que nous n’avions pas à nous inquiéter outre mesure ?

Mme Catherine Cesarsky. La plupart des personnes continuaient à penser que nos centrales étaient sûres, mais que nous devions renforcer leur sûreté suite à l’accident de Fukushima. Cela dit, les Japonais n’ont pas été capables d’amener de l’eau à temps pour refroidir le réacteur parce que les ordres devaient remonter jusqu’au Premier ministre, ce qui est tout bonnement invraisemblable. En France, chaque centrale dispose désormais de deux systèmes prêts à déverser de l’eau en cas de besoin. Ce renfort est évidemment très utile, mais nous n’avons jamais cédé à la panique en considérant que cela aurait pu nous arriver. Nous étions absolument tous d’accord pour dire qu’un tel accident n’aurait jamais pu se produire en France.

M. Antoine Armand, rapporteur. À partir de 2009, les réunions du CPN témoignent de la volonté du plus haut niveau de l’État de s’impliquer dans la relance du nucléaire. Diriez-vous que 2011 a mis un coup d’arrêt à cette volonté politique, industrielle et scientifique et que les principaux acteurs ont intériorisé l’idée que le nucléaire avait du plomb dans l’aile suite à l’accident de Fukushima ?

Mme Catherine Cesarsky. Sans aucun doute. Durant près d’un an, nous n’avons parlé que de sûreté. J’ai ensuite quitté mes fonctions de haut-commissaire en avril 2012, au moment des élections présidentielles et du changement de président. Je sais toutefois que nous ne sommes jamais repartis avec autant d’allant que précédemment. La médiatisation de l’accident y est pour beaucoup, certains n’hésitant pas à faire croire que la catastrophe nucléaire avait provoqué la mort de 20 000 personnes. Nous devions passer notre temps à expliquer que ce n’était pas vrai. Moi qui étais au Japon au moment des faits, je puis vous dire que le courage des Japonais relève d’un tout autre état d’esprit.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez grandement contribué au développement des compétences en créant l’I2EN et en conduisant une étude dédiée aux compétences et à la formation au sein du Comité stratégique de filière nucléaire. Comment avez-vous perçu l’évolution des compétences chez EDF et l’ensemble des industriels de la filière du début des années 2000 jusqu’à la fin des années 2010 ? Partagez-vous d’ailleurs ce constat du manque actuel de compétences ? Si oui, s’agissait-il d’une lente hémorragie ayant fait l’objet d’alertes auprès des pouvoirs publics ou d’une évolution plutôt insensible ?

Mme Catherine Cesarsky. Lorsque nous avons réalisé cette étude sur les compétences, nous savions que nous manquions de soudeurs et qu’il serait difficile d’en recruter, sachant que ce métier nécessite des compétences relativement extrêmes. Néanmoins, dans la mesure où nous pensions que de nouvelles centrales seraient construites, nous pensions pouvoir facilement convaincre nos différents interlocuteurs, et nous nous sentions même plutôt conquérants. Ce n’est qu’après la catastrophe de Fukushima que nous avons commencé à nourrir des inquiétudes dans ce domaine. Je n’ai pas été au courant de la situation entre 2012 et 2022, mais j’ai effectivement l’impression que nous disposons de moins en moins de soudeurs, et que nous ne recrutons plus nécessairement dans le haut du panier.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette étude dédiée aux compétences et à la formation dans le domaine nucléaire a donné lieu à un inventaire détaillé des besoins en compétences, à des analyses post-Fukushima pour attirer les jeunes, tandis que les entreprises du secteur se sont mobilisées à leur échelle. Avez-vous le sentiment que nous avons manqué d’une mobilisation plus générale des pouvoirs publics, de débouchés dans les entreprises et de parcours de formation, ce qui expliquerait que la situation ait pratiquement empiré depuis lors ?

Mme Catherine Cesarsky. Je ne peux pas répondre à cette question, puisque je n’ai pas suivi ce dossier sur les dix dernières années. Je sais toutefois que le plan de relance prévoit la création de l’Université des métiers du nucléaire (UMN), qui met d’ailleurs en question l’existence même de l’I2EN, ce qui ne me dérange guère, puisque nous étions plutôt tournés vers l’étranger, alors que la priorité consiste aujourd’hui à former nos concitoyens. Cela dit, les formations dispensées à l’I2EN n’étaient pas seulement destinées aux étrangers. En tout état de cause, la création de l’UMN – dont j’ai appris l’existence avant de venir devant vous – est source d’une mobilisation accrue, ce qui est très positif. Lorsque j’en lis les motifs, je comprends effectivement, entre les lignes, que la situation a empiré depuis dix ans.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma dernière question sera plus générale. En tant que membre de l’Académie des sciences et ancienne membre du Conseil supérieur des programmes, comment analysez-vous l’évolution du rapport à la science ? De plus en plus d’informations inexactes ou fausses sont diffusées ou crues par nos concitoyens, y compris en matière énergétique. Avez-vous l’impression que la situation s’est fortement dégradée ? Pensez-vous que la connaissance scientifique – ou du moins l’accès à cette connaissance scientifique – des décideurs s’est détériorée ?

Mme Catherine Cesarsky. Honnêtement, oui. À l’époque, au Parlement, nous rencontrions des parlementaires très informés et très pointus. Pour tout vous dire, je fais partie des "conseillers" de l’OPECST, mais l’on a très peu fait appel à nos services. Un an et demi en arrière, l’OPECST souhaitait rencontrer des académiciens, notamment pour aborder la question de l’énergie nucléaire. Nous avions donc mené des discussions à bâtons rompus avec l’OPECST, mais le niveau de connaissance des parlementaires sur ce sujet – excusez-moi si vous en faisiez partie – s’était franchement dégradé par rapport à ce que j’avais pu connaître par le passé. Pour ce qui est des ministres, tout dépendait des personnalités. Christine Lagarde comprenait tout. Valérie Pécresse était au top. Idem pour Nathalie Kosciuszko-Morizet. Les femmes étaient très informées et s’efforçaient vraiment de comprendre. Je n’en dirais pas tant de tous les hommes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre conclusion est plutôt optimiste quant à l’évolution du profil de nos gouvernants. Nous vous remercions pour le temps que vous nous avez consacré, pour les recherches préparatoires que vous avez menées avant cette audition et pour la précision de vos réponses. Nous sentons bien que vous vous êtes replongée dans une période qui s’est depuis éloignée, mais avec beaucoup de volonté, avec la conscience partagée que nous parlons d’un bien commun nécessitant une remobilisation collective. Nous poursuivrons nos auditions jusqu’à la fin février, avant la remise de notre rapport en avril.

Mme Catherine Cesarsky. Ce rapport sera-t-il public ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je ne peux pas m’y engager. Ce rapport rédigé par le rapporteur sera soumis à la commission d’enquête, qui décidera alors de son éventuelle publication. S’il est publié, nous ne manquerons pas de vous le faire parvenir.

Mme Catherine Cesarsky. J’entends que nous n’y aurons pas droit s’il n’est pas publié.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’espère qu’il sera publié, de même que le rapporteur. Nous vous remercions à nouveau, madame Cesarsky, d’avoir livré ce témoignage, sachant que vous avez occupé une fonction essentielle d’observateur et de conseiller à une période de chamboulement pour la perception des enjeux énergétiques, et que cette audition nous éclaire grandement sur notre questionnement relatif au processus décisionnel sur des sujets éminemment complexes comme l’énergie nucléaire, dont l’enjeu s’inscrit dans le temps long.