N° 1992

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIEME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 13 décembre 2023

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE

sur la libéralisation du fret ferroviaire
et ses conséquences pour l’avenir,

 

Président

M. David VALENCE

 

Rapporteur

M. Hubert WULFRANC

Députés

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

 Voir les numéros : 1321 et 1446.


La commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir est composée de : M. David Valence, président ; M. Hubert Wulfranc, rapporteur ; Mme Christine Arrighi ; Mme Sophie Blanc ; Mme Anne-Laure Blin ; Mme Pascale Bordes ; M. Guy Bricout ; Mme Danielle Brulebois ; M. Sylvain Carrière ; Mme Mireille Clapot ; M. Hendrik Davi ; Mme Mathilde Desjonquères ; M. Jocelyn Dessigny ; Mme Sylvie Ferrer ; M. Victor Habert-Dassault ; Mme Sandrine Le Feur ; Mme Marie Lebec ; M. Pascal Lecamp ; M. Gérard Leseul ; M. Matthieu Marchio ; Mme Sandra Marsaud ; M. Pierre Meurin ; M. Bruno Millienne ; M. Bertrand Petit ; M. Thomas Portes ; M. Nicolas Ray ; M. Nicolas Sansu ; M. Vincent Thiébaut ; Mme Huguette Tiegna ; M. Jean-Marc Zulesi.

 

 


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SOMMAIRE

 

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Pages

Comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête

1. Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-Claude Gayssot, ancien ministre, et Francis Rol-Tanguy, ancien directeur de cabinet (12 septembre 2023)

2. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Jeantet, ancien président-directeur général de SNCF Réseau (12 septembre 2023)

3. Audition, ouverte à la presse, de M. François Goulard, ancien ministre (12 septembre 2023)

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Clément Beaune, ministre délégué chargé des transports (13 septembre 2023)

5. Audition ouverte à la presse, de Mme Anne-Marie Idrac, ancienne ministre, ancienne présidente de la SNCF (13 septembre 2023)

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Perben, ancien ministre (13 septembre 2023)

7. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Cuvillier, ancien ministre (14 septembre 2023)

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre (14 septembre 2023)

9. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe, et de M. Jérôme Leborgne, directeur général de Fret SNCF (18 septembre 2023)

10. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF (18 septembre 2023)

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF (18 septembre 2023)

12. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Pepy, ancien président de la SNCF (18 septembre 2023)

13. Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Bussereau, ancien ministre (19 septembre 2023)

14. Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau (19 septembre 2023)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Rapoport, ancien président de Réseau ferré de France (19 septembre 2023)

16. Audition, ouverte à la presse, de Mme Élisabeth Borne, Première ministre (19 septembre 2023)

17. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de la SNCF (19 septembre 2023)

18. Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha (SECAFI), et de M. Stéphane Itier, directeur (20 septembre 2023)

19. Audition, ouverte à la presse, de MM. Philippe Duron et M. Louis Nègre, co-présidents de TDIE – Transport, Développement, Intermodalité, Environnement –, et de M. Michel Savy, président du conseil scientifique (20 septembre 2023)

20. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des journalistes spécialisés : M. Gilles Dansart, directeur de Mobilettre, Mme Camille Selosse, journaliste à Contexte, M. Frédéric de Kemmeter, Mediarail, et M. Vincent Doumayrou (20 septembre 2023)

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État (20 septembre 2023)

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Matthieu Chabanel, président-directeur général de SNCF Réseau (20 septembre 2023)

23. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Roy, ancien membre du conseil d’administration et ancien membre du comité d’entreprise de la SNCF (28 septembre 2023)

24. Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics, et de Mme Sylvie Charles, ancienne directrice de Fret SNCF (28 septembre 2023)

25. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Gallo, président-directeur général de DB Cargo France et président de l’Association française du rail (AFRA) (28 septembre 2023)

26. Audition, ouverte à la presse, de MM. Tristan Ziegler, directeur général de Lineas France, Philippe Millet, président du groupe Millet, Jean-Claude Brunier, président-directeur général du groupe Open Modal, et Rémy Crochet, président-directeur général de Froidcombi (28 septembre 2023)

27. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Marie Jean, présidente du conseil d'administration du groupe Ports de Strasbourg, M. Maurice Georges, président du directoire du port de Dunkerque, M. Florian Weyer, directeur général du port du Havre, et Mme Fabienne Margail, cheffe du département solutions intermodales et passage portuaire du port de Marseille (28 septembre 2023)

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Vidalies, ancien ministre (5 octobre 2023)

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Richert, président par intérim de l’Autorité de régulation des transports, de Mme Sophie Auconie, vice-présidente, et de M. Jordan Cartier, secrétaire général (5 octobre 2023)

30. Audition, ouverte à la presse, de représentants de grands comptes chargeurs du fret ferroviaire en France (5 octobre 2023)

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Mariani, ancien ministre (16 octobre 2023)

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Coquil, directeur général des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM, ministère de la transition écologique) (16 octobre 2023)

33. Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Le Reste, président de Convergence nationale rail, et de M. Philippe Denolle, vice-président (16 octobre 2023)

34. Audition, en visioconférence, de M. François Poupard, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) (16 octobre 2023)

35. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des associations professionnelles : M. Ivan Stempezynski, président du Groupement national des transports combinés (GNTC) ; M. Philippe François, président d’Objectif OFP (opérateurs français de proximité) ; M. Igor Bilimoff, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires (FIF) ; M. Denis Choumert, président de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF) ; M. Raphaël Doutrebente, président de Fret ferroviaire français du futur (4F) (17 octobre 2023)

36. Audition, ouverte à la presse, de M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS (19 octobre 2023)

37. Audition, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Besse et de M. Julien Kubiak, réseau de recherche Ferinter (19 octobre 2023)

38. Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon (19 octobre 2023)

39. Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF, ancien président du directoire de GEFCO, directeur Europe de CEVA logistics (19 octobre 2023)

40. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) (19 octobre 2023)

41. Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Bursaux, président du Tunnel euralpin Lyon-Turin, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) (19 octobre 2023)

42. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne (24 octobre 2023)

43. Table ronde, ouverte à la presse, sur la place du fret ferroviaire dans la logistique de grands acteurs économiques (26 octobre 2023)

44. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie, pour Régions de France (26 octobre 2023)

45. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop (26 octobre 2023)

46. Audition, ouverte à la presse, de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres à la Commission européenne (26 octobre 2023)

47. Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Riquet, député européen (26 octobre 2023)

48. Audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (9 novembre 2023)

49. Audition, ouverte à la presse, de M. Matthias Emmerich, ancien directeur général adjoint de la branche fret de la SNCF, et de M. Alain Krakovitch, ancien coordonnateur du plan de restructuration du fret de la SNCF, directeur général de Voyages SNCF (9 novembre 2023)

50. Audition, ouverte à la presse, de M. Jonathan Delisle, président des transports Delisle, et de M. Aurélien Baehl, directeur général du groupe Mauffrey (9 novembre 2023)

51. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Véron, ancien directeur général délégué fret de la SNCF, ancien président du directoire de la société du Grand Paris (9 novembre 2023)

52. Audition, à huis clos, du général Thierry Poulette, commandant du centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), et du lieutenant-colonel Yves Lamaty, commissaire militaire aux chemins de fer (14 novembre 2023)

53. Audition, à huis clos, de M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF, de Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS, et de M. Thibault Louvet, directeur général délégué à Orano NPS (14 novembre 2023)

54. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Layani, président-directeur général de la SEMMARIS (14 novembre 2023)

55. Audition conjointe, ouverte à la presse, de Mme Florence Berthelot, déléguée générale de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), et de M. Jean-Marc Rivéra, délégué général de l'Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE) (14 novembre 2023)

 

 

 


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   Comptes rendus des auditions
menées par la commission d’enquête

 

 

 


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.liberalisation-du-fret-ferroviaire-commission-d-enquete
 

 


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1.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-Claude Gayssot, ancien ministre, et Francis Rol-Tanguy, ancien directeur de cabinet (12 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous entamons les travaux de notre commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir.

Le principe de cette commission d’enquête a été validé par la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire lors de sa réunion du 27 juin, et le bureau a été installé le 19 juillet.

Nos travaux devraient s’étendre jusqu’à la fin du mois de novembre. Nous sommes très heureux de les débuter en recevant M. Jean-Claude Gayssot, ancien ministre de l’équipement, des transports et du logement entre 1997 et 2002 – il détient le record d’exercice de ces fonctions –, ancien député de Seine-Saint-Denis et ancien cheminot.

En tant que ministre, il a dû composer avec une réforme importante qui avait été adoptée avant le gouvernement Jospin, à savoir la création de Réseau ferré de France (RFF), et il a ferraillé contre les dispositions visant à libéraliser le fret ferroviaire, qui étaient déjà soutenues par la Commission européenne.

Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’ores et déjà pour le témoignage que vous nous apporterez sur la manière dont vous avez essayé de soutenir le fret ferroviaire, alors que certains opérateurs alternatifs se positionnaient déjà sur le marché.

J’ajoute que vous êtes président du port de Sète, qui est très dynamique. À ce titre, vous travaillez sur l’interaction entre le fret ferroviaire et les autres modes de transport.

Nous accueillons également M. Francis Rol-Tanguy, qui fut votre directeur de cabinet jusqu’en 2000. Il exerça ensuite pendant trois ans les fonctions de directeur général délégué de la SNCF chargé du fret, dans une période singulière, car elle a précédé l’ouverture à la concurrence, effective dans le droit en 2003 et dans la réalité en 2005. Il est toujours engagé dans le débat citoyen. Je vous remercie vous aussi, monsieur Rol-Tanguy, de vous être rendu disponible.

Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jean-Claude Gayssot et Francis Rol-Tanguy prêtent serment.)

M. Jean-Claude Gayssot, ancien ministre. Tout d’abord, monsieur le président, je salue votre initiative : grâce à cette commission d’enquête, l’Assemblée nationale s’intéresse enfin aux conséquences de la libéralisation du fret ferroviaire. Au-delà de la question du fret, d’ailleurs, le transport ferroviaire est d’une brûlante actualité, comme en témoigne la catastrophe intervenue récemment en Savoie, liée au dérèglement climatique, qui montre l’urgence d’accélérer le développement du report modal.

Mon portefeuille ministériel comprenait l’équipement, les transports, le logement et le tourisme – ainsi que de la météo, mais je ne le disais que quand il faisait beau… J’ai exercé ces responsabilités entre juin 1997 et juin 2002, dans le cadre du gouvernement de gauche plurielle. À ce titre, j’ai eu à faire des choix engageant l’État et la dépense publique. J’ai présidé pendant six mois l’Europe des transports et de l’énergie, en 2000, lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Depuis 1962, je suis cheminot à Béziers, d’abord aux ateliers puis sur l’ensemble de la ligne Béziers-Neussargues-Clermont-Ferrand, pour laquelle je continue à me battre.

Comme militant syndical et homme politique, je n’ai cessé, depuis plus de soixante ans, de promouvoir le train, qu’il s’agisse du fret ou du transport de voyageurs, au nom du développement durable – dans ce terme, les deux mots sont importants.

En 1979, j’ai écrit avec Philippe Herzog un livre intitulé Pour une nouvelle croissance française – une croissance non productiviste, qui n’oppose pas le développement économique et la lutte contre le dérèglement climatique et contre les inégalités, qui sont des objectifs majeurs.

Depuis plus de soixante ans, je suis mobilisé pour en finir avec l’hypertrophie des camions sur la route et pour promouvoir un aménagement du territoire qui n’oppose pas la grande vitesse et les lignes dites secondaires – celles que le président Macron appelle les « petites lignes ».

Francis Rol-Tanguy vous dira lui aussi tout ce qu’il a fait et, après l’audition, nous vous fournirons tous les éléments que vous souhaiterez pour comprendre ce qui s’est passé et ce qui se passe actuellement. Il a été particulièrement impliqué dans le développement du fret. Nous n’avons jamais opposé, par exemple, les trains entiers et les wagons isolés – car il existait, dans la quasi-totalité des 4 000 gares françaises, des possibilités d’embranchement de wagons de marchandises isolés.

Comme militant, comme élu local, régional et national, et désormais comme président du port de Sète, la question du développement durable a totalement imprégné mon ADN. Comme Karl Marx, j’affectionne la formule selon laquelle « le travail est le père de toutes les richesses, de même que la terre en est la mère ».

L’ouverture à la concurrence était inscrite dans la directive 91/440/CEE relative au développement de chemins de fer communautaires. C’est vraiment de ce moment que vous devez partir. Depuis lors, qu’ont fait la France, l’Union européenne et nos entreprises ? C’est la question à laquelle il faut répondre pour comprendre vers où nous nous dirigeons.

La SNCF a été créée en 1937. Son capital était détenu à 51 % par l’État et à 49 % par les anciennes compagnies ferroviaires privées. À l’issue d’une période de quarante-cinq années, son capital devait devenir à 100 % public, moyennant un dédommagement. En 1982, ces quarante-cinq ans s’étaient écoulés. La SNCF, qui avait le statut de société anonyme, est devenue un établissement public industriel et commercial (EPIC). C’était l’un des objets de la loi d’orientation pour les transports intérieurs (LOTI), défendue par Charles Fiterman et Pierre Mauroy. Cette loi mettait également en exergue la complémentarité entre les divers modes de transport et favorisait le développement du ferroviaire. Francis Rol-Tanguy faisait partie du cabinet de Charles Fiterman, où il était chargé de ces questions.

En 1997, la directive 91/440/CEE a été transposée et Réseau ferré de France (RFF) a été créé, marquant ainsi la séparation entre le réseau et l’exploitation. On me dira que j’étais ministre à ce moment-là. Non : la loi avait été promulguée en février et avait été concrétisée le 5 mai, soit quelques jours avant que nous n’arrivions aux responsabilités. C’était donc l’œuvre d’Alain Juppé, de Bernard Pons et d’Anne-Marie Idrac.

En 2001, trois directives européennes ont prévu l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, mais en la limitant au réseau transeuropéen de fret ferroviaire (RTEFF).

Entre juin 1997 et juin 2002, mon obsession a été de développer le report modal. Cela s’explique par ce que j’ai dit à propos de mon ADN – la protection du travail et celle de la planète. De plus, la France est un pays où le transit vers le reste de l’Europe est important, et j’avais le sentiment que si nous ne faisions pas ce qu’il fallait, nous irions dans le mur.

Nous avons d’abord procédé à un désendettement massif de la SNCF. Nous avons également augmenté les effectifs des cheminots liés au fret, car on nous reprochait l’inefficacité de ce secteur : il y avait des ruptures de charge et, parfois, on ne savait même pas par où passaient les wagons ni où ils se trouvaient… Il fallait donc renforcer l’efficience du transport ferré. Nous avons opté pour le wagon Modalohr, qui permet un chargement non plus vertical mais horizontal. Ainsi, un train complet de camions peut être chargé sur le rail en une demi-heure. Dominique Bussereau, par la suite, a poursuivi dans cette voie. Le port de Sète s’est engagé lui aussi en faveur de l’accroissement de l’efficacité du transport ferroviaire de marchandises.

Nous avons acheté 600 locomotives spécialisées pour le fret. Il s’agissait, notamment, des fameuses BB 25000 blanc et vert, ornées de l’inscription « Fret ». Même Dominique Strauss-Kahn avait donné son accord.

J’avais fixé pour objectif un doublement du transport ferroviaire de marchandises. Celui-ci représentait alors 54 milliards de tonnes-kilomètres. Certains m’ont engueulé, considérant que ce n’était pas suffisant compte tenu des besoins. Quand on sait où l’on en est…

Nous avons créé le Conseil supérieur du service public ferroviaire, dont l’objectif était de faire en sorte que tout le monde travaille ensemble : on y trouvait des cheminots, des représentants de Réseau ferré de France et de la SNCF, ainsi que des députés – c’est d’ailleurs l’un d’entre eux, Jean-Jacques Filleul, qui présidait l’organe. Votre initiative s’inscrit donc dans la continuité d’une implication de l’Assemblée nationale dans cette question. C’est une très bonne chose que vous vous en saisissiez de nouveau.

Nous avons également décidé de prolonger la durée des concessions autoroutières. Il ne s’agissait pas de privatiser ces dernières : elles étaient toutes déficitaires. L’objectif était de leur permettre de dégager des bénéfices qui serviraient au report modal. Ne croyez pas que ce n’étaient que des paroles en l’air : nous l’avons fait. Nous avons reversé 70 millions, je crois – vous vérifierez les chiffres –, ce qui nous a valu des difficultés avec les sociétés d’autoroute. Laurent Fabius était favorable à ce que l’on ouvre le capital de l’A9, mais sans la privatiser : il s’agissait toujours d’une société publique, puisque le capital privé était minoritaire. Cela a rapporté 40 millions, au bas mot. Je me suis battu pour que cet argent serve au report modal, avec pour objectif de développer la multimodalité.

J’ai signé avec le secrétaire américain Rodney Slater un accord visant à faire progresser la complémentarité entre les divers modes de transport, en utilisant au mieux chacun d’entre eux pour aller d’un point A à un point B. Un voyageur partant des États-Unis pouvait ainsi prendre un avion pour la France puis se rendre par le train dans n’importe quelle ville de notre pays avec un seul billet, sans rupture de charge. Antoine Veil m’avait proposé la même chose : créer un seul billet permettant d’aller de la gare de l’Est à Roissy puis de s’envoler vers un autre pays. Les vérifications se faisaient à la gare et on pouvait ensuite prendre l’avion. Cette démarche, consistant à promouvoir l’intermodalité en se fondant sur la complémentarité des modes de transport, tout en favorisant le report modal, a été pour moi une obsession. J’appelais d’ailleurs l’intermodalité le « sixième mode de transport ».

Nous avons aussi fait le choix de créer la ligne Lyon-Turin, dont l’objectif était de faire basculer des centaines de milliers de camions de la route vers le rail. À ce propos, je viens d’écrire à la Première ministre pour lui demander d’accélérer le processus. Les deux tunnels sont en cours de réalisation. Depuis quelque temps, on entend dire que le raccordement entre le tunnel et Lyon coûte cher. Pour ma part, je suis très mobilisé pour que le projet aboutisse. Certes, il faut prendre en compte l’éboulement qui vient d’avoir lieu en Savoie, dont tout le monde dit qu’il est lié au dérèglement climatique, mais c’est déjà la quatrième fois en quelques années que la ligne passant par Modane, qui existe depuis cent quatre-vingt-dix ans, est coupée. Cela coûte cher, dit-on, on ne peut pas tout faire d’un coup. La question de la libéralisation, qui fait l’objet de votre enquête, pose aussi celle des choix qui sont faits en matière de dépenses publiques. Certains, comme ceux qui concernent la liaison Lyon-Turin, ont une importance majeure.

Enfin, nous avons fait adopter la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). Ce texte ne se limitait pas à imposer 20 % de logements sociaux dans certaines communes : il opérait la régionalisation du transport ferroviaire, à la suite d’une expérimentation. L’idée était simple : il s’agissait de permettre aux régions de gérer directement les réseaux, en partenariat avec les comités de ligne que nous avons également créés. Je crois profondément à la démocratie participative. Si l’on veut changer le cours des choses, il faut articuler davantage démocratie participative et démocratie représentative. En l’occurrence, la régionalisation a entraîné un développement considérable des transports en commun.

Face au dérèglement climatique, la pertinence du report modal saute aux yeux de tous. La libéralisation peut-elle régler le problème ? Je réponds catégoriquement : non. Pour le fret comme pour les voyageurs, ce qui doit dominer, c’est l’intérêt général. À mon avis, le transport ferroviaire de fret doit devenir un véritable service public. Depuis 2001, la part du privé dans ce secteur est passée de 0,1 % à 30 %, mais le tonnage n’a fait que baisser : non seulement le trafic n’a pas doublé, mais il a été divisé par deux… Les évolutions intervenues depuis 2002, qu’il s’agisse de la privatisation des autoroutes ou des directives européennes – sans parler de l’action intentée par l’Union européenne contre Fret SNCF – n’ont pas permis de faire face aux enjeux. À propos de l’action contre Fret SNCF, je soutiens les syndicats, qui se battent tous contre l’accord qui vient d’être conclu.

Il faut accélérer la construction de la ligne Lyon-Turin et veiller à une meilleure articulation entre les pays de l’Union européenne, car l’enjeu dépasse nos frontières : c’est la planète tout entière qui est concernée. Il faut consacrer de l’argent public à ces actions, comme nous l’avons fait entre 1997 et 2002. On ne doit pas se contenter de trains entiers : les wagons isolés sont utiles. Il faut aussi développer les plateformes multimodales. Où trouver l’argent ? Pour ne pas être plus long à ce stade, je vous autorise à me poser la question plus tard…

M. Francis Rol-Tanguy, ancien directeur de cabinet. Je serai bref car je n’avais pas prévu d’intervenir, n’étant pas élu. Je n’entrerai pas non plus dans le débat politique autour de la libéralisation.

Le travail de votre commission d’enquête revêt une actualité singulière : vous entamez vos travaux alors que la procédure engagée par la Commission européenne contre Fret SNCF vient de se traduire par un accord, si j’ai bien compris. Cette procédure était pour le moins étonnante, car la Commission fermait les yeux depuis 2005 sur le fait que la SNCF compensait tous les déficits du fret. C’est au moment où Fret SNCF sortait la tête de l’eau – les résultats de ses deux derniers exercices étaient légèrement positifs –, et alors même qu’il n’y avait plus de plaintes de la part de ses concurrents, que cette procédure a été intentée. L’accord se traduira forcément par une régression du trafic, car le privé ne reprendra pas tous les segments dont Fret SNCF devra se désengager. Ce n’est pas là une critique vis-à-vis du privé : c’est un simple constat. Les choses ne se passent tout simplement pas comme cela.

Au début des années 2000, à l’époque où j’étais directeur de cabinet puis directeur général délégué de la SNCF, la libéralisation du fret était déjà un fait acquis : elle découlait de la directive de 1991, même si elle n’a été traduite dans le droit européen qu’en 2001 et transcrite en droit français en 2003, avant l’ouverture réelle en 2005. Cela dit, la libéralisation était aussi une manière de prendre enfin en compte la dimension européenne du fret ferroviaire. Or, à partir de 2003, la SNCF et le gouvernement de l’époque ont raté ce tournant.

Je ne le dis pas seulement parce que j’ai été remercié cette année-là – formellement, j’ai démissionné, mais quand vous exercez des fonctions comme celle-là et que le directeur général vous demande de remettre votre démission, vous le faites : on sait bien qu’on est révocable ad nutum. Il y avait un désaccord stratégique sur l’élargissement de l’activité à l’échelle européenne. De fait, à partir de 2003, la politique de la SNCF et du Gouvernement a consisté à traiter le fret de manière franco-française. C’est pour cela que l’activité a diminué autant. En effet, ce ne sont pas seulement les directives qui expliquent la situation actuelle : ailleurs en Europe, les choses se sont passées différemment. Du côté allemand, par exemple, le volume transporté par DB Cargo a augmenté au cours des vingt dernières années. Un pays comme l’Italie, qui n’avait quasiment plus de fret ferroviaire, a doublé sa part modale durant la période. En 2003, les Italiens étaient à 5 % et les Allemands à 18 % – à peu près comme nous, sauf qu’ils ont maintenu cette proportion quand elle a été divisée par deux chez nous. Désormais, les Italiens sont au même niveau que nous. Pour comprendre les conséquences de la libéralisation, il faut donc étudier la manière dont la dimension européenne du fret a été prise en compte. À l’évidence, c’est exactement cela que la SNCF a raté.

À partir de 2003, quand on a décidé de réduire le déficit de Fret SNCF – qui s’était maintenu au même niveau pendant dix ans, soit 300 millions d’euros environ –, on a remis en cause l’utilisation de wagons isolés. Ce n’est pas la stratégie que je défendais en tant que directeur du fret. Ce n’est pas non plus celle qu’a choisie DB Cargo, dont le volume transporté a pourtant progressé. DB Cargo a choisi de continuer à faire circuler des wagons isolés, mais en faisant en sorte que les dessertes terminales soient assurées par de petits opérateurs ferroviaires. C’est cela qui a entièrement changé la donne. Vous constaterez sans doute, durant vos auditions, que les organisations se battent en faveur du développement d’opérateurs ferroviaires de proximité. C’est un peu tard, puisqu’entre-temps nous avons perdu la moitié du marché… De plus, cela n’a d’intérêt que si l’on utilise aussi bien les trains entiers que les wagons isolés ; tous les autres pays européens développés, comme l’Allemagne, en ont apporté la démonstration. La SNCF est peut-être plus disposée à mettre en avant ce modèle économique depuis qu’elle a à sa tête un président qui croit un peu au fret, contrairement aux précédents.

L’enjeu est le même que dans le secteur voyageurs : quand vous créez une offre de service, il faut remplir les trains. Cela suppose de mener une politique commerciale adéquate. C’est ce qui est fait pour les TGV, et c’est ce que le wagon isolé permet de faire pour le fret.

Quand j’étais directeur du fret, notre premier client était Usinor – qui, entre-temps, a été absorbé par Arcelor. Ce n’est certainement plus le cas, car les mouvements avec le bassin sidérurgique lorrain n’existent plus, ou en tout cas pas avec la même intensité. Mon homologue chargé de la logistique chez Usinor me disait clairement que nos trains entiers étaient trop chers et que nous perdrions le marché avec l’ouverture à la concurrence, car c’était le plus simple à faire. En revanche, les wagons isolés ne l’étaient pas assez, et il en avait besoin aussi. Il en va de même pour l’industrie chimique : faire circuler des trains entiers de produits chimiques, c’est prendre un risque colossal, presque du même niveau que le risque nucléaire.

Ces exemples montrent qu’il y a eu un déni du modèle économique que je viens de décrire, ou en tout cas que le choix a été fait – consciemment ou non, je ne saurais en préjuger – d’adopter un modèle dont le résultat a été de diviser par deux le fret ferroviaire entre 2000 et 2020.

M. le président David Valence. La diminution de la part modale du fret ferroviaire avait commencé dans les années 1950 : elle a été divisée par trois entre 1958 et 1994. Cette chute est en grande partie liée à la désindustrialisation.

Vous avez mentionné l’échec de la stratégie européenne, monsieur Rol-Tanguy. Pourriez-vous expliciter votre pensée sur ce point ? Lorsqu’il était ministre, M. Gayssot insistait souvent sur la nécessité d’une coordination entre les opérateurs de fret à l’échelle européenne. Qu’aurait-il fallu faire, que faudrait-il faire pour exploiter vraiment la dimension européenne du fret ferroviaire ?

Comment évaluez-vous les effets de la mauvaise qualité de nos infrastructures ferroviaires – je pense en particulier à leur vieillissement accéléré depuis le début des années 1990 – sur le fret ?

Vous avez souligné le faible intérêt de plusieurs dirigeants du groupe public pour le fret ferroviaire. De nombreux chargeurs ont eux aussi le sentiment que, pendant une vingtaine d’années, ce secteur n’a pas été une priorité pour la SNCF. Pouvez-vous étayer cette impression en citant des exemples ?

Alors que la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire se déploie et qu’enfin les acteurs du fret ferroviaire parlent d’une seule voix, puisqu’ils se sont fédérés au sein de l’alliance Fret ferroviaire français du futur (4F), comment peut-on dynamiser le modèle que vous avez évoqué, à savoir celui du wagon isolé opéré par des acteurs de proximité ?

M. Francis Rol-Tanguy. J’ai été nommé directeur général délégué chargé du fret en avril 2000. En 2001, me semble-t-il, un renouvellement du conseil d’administration de la SNCF a eu lieu. Sur proposition de Louis Gallois, et avec l’accord de Jean-Claude Gayssot, le président des chemins de fer suisses y a été nommé. Au-delà du fait que cette nomination témoignait de l’importance de la question européenne, car la Suisse est une véritable rotule au sein du système – je vous renvoie à l’image de la « banane bleue » reliant l’Italie à l’Angleterre –, il y avait l’idée de rapprocher les frets français et suisse. J’ai travaillé sur cette hypothèse, qui n’était pas publique. En février 2003, nous avons tenu un ultime séminaire pour élaborer des propositions adressées à nos conseils d’administration respectifs en vue d’une fusion – même s’il ne s’agissait pas d’une opération capitalistique. À la fin du même mois, on m’a dit qu’il fallait que je remette ma lettre de démission. J’ai répondu à Louis Gallois qu’elle était déjà dans son tiroir et qu’il pouvait la sortir.

Je vais vous dire les choses franchement : je pense que c’était le fruit d’un accord politique. Le comité exécutif de la SNCF était très à gauche : il y avait Guillaume Pepy, Paul Mingasson – qui était secrétaire général –, ou encore Claire Dreyfus-Cloarec, directrice financière. Nous étions tous passés par des cabinets ministériels de gauche. En contrepartie de la reconduction de Louis Gallois à la tête de l’entreprise, une pression a dû s’exercer pour que certaines têtes tombent. Or le secteur du fret avait des résultats financiers détestables. J’étais donc le premier sur la liste. Qui plus est, j’avais travaillé avec un ministre communiste. J’avais tout pour plaire…

En trois ans, j’avais construit des relations avec mes homologues européens, mais il m’aurait fallu plus de temps : rester si peu, quand on est directeur du fret, cela n’a pas de sens. D’ailleurs, ce n’est pas faire offense à Guillaume Pepy que de dire que sa réussite en matière de transports de voyageurs et de TGV tient en partie à la durée : c’est aussi parce qu’il a réussi à maintenir sa stratégie de volume pour le TGV qu’il a gagné. Quand on change de directeur tous les trois ans – ce qui a été le cas du fret après mon départ –, on n’a pas le temps de construire. Or les relations européennes sont très personnalisées. Les cultures et les histoires sont différentes ; si les hommes ou les femmes commencent à se faire confiance, on peut construire ensemble, mais cela ne se fait pas d’un claquement de doigts.

En 2003, nous étions prêts à rapprocher les frets français et suisse, mais il y avait une condition, que n’approuvait pas Louis Gallois : il fallait attaquer l’Allemagne. En effet, si nous ne le faisions pas, l’opération n’avait pas de sens pour les Suisses. Or la SNCF n’avait pas l’intention d’affronter la Deutsche Bahn (DB). Nous avions deux dirigeants qui étaient passés par EADS ; par analogie avec Airbus, ils pensaient qu’il existerait un jour un fret européen. De la même manière, aucun des autres accords que nous envisagions ne pouvait fonctionner. Nous discutions beaucoup avec les Belges, avec lesquels notre proximité était évidente, mais, pour eux, le fret ferroviaire impliquait pour l’essentiel le port d’Anvers. Or, pour celui-ci, les échanges avec l’Allemagne sont primordiaux. Personne ne fera alliance avec les Belges sans accepter de mettre un pied en Allemagne. J’avais pris des contacts en Allemagne, y compris au niveau politique, pour savoir si nous obtiendrions une sorte de neutralité bienveillante si, via les Suisses, nous les attaquions. Je considère que c’était possible. Les responsables politiques français ont tranché dans un autre sens, sans tenir le moindre compte de tous les éléments que je vous ai exposés.

En Espagne, où le fret ferroviaire était très faible, il y avait une petite entreprise familiale, qui s’appelait Transfesa. Entre-temps, elle est devenue numéro un du fret ferroviaire dans son pays. Elle effectuait les changements d’essieu des deux côtés de la frontière – car les rails n’avaient pas le même écartement. La famille détenait 60 % du capital et la SNCF 20 %, ainsi que les 20 % restants à travers sa filiale de transport de véhicules, STVA. En 2006, la DB a racheté les parts de la famille. La SNCF a alors revendu ses 40 %, car il n’y avait plus d’intérêt à rester au capital. Pourtant, la logique aurait été que ce soit la SNCF qui en prenne le contrôle. L’axe avec l’Espagne est très important pour l’industrie automobile allemande, et pas seulement pour le transport des véhicules : il y a aussi les pièces détachées.

À l’issue d’un arbitrage, Ermewa a été conservée. Cette entreprise, qui est le deuxième loueur de wagons en Europe, est suisse. La SNCF possédait une partie de son capital, aux côtés de la famille qui l’avait fondée. Par la suite, elle est devenue majoritaire. Il y a cinq ans, l’entreprise a finalement été revendue pour 1 milliard d’euros.

Tous ces instruments nous donnaient des capacités de développement européen. Ils auraient pu nous permettre de prendre notre place sur le marché, comme l’a fait la DB. Au cours de la période 2000-2010, on a tout lâché pour rester franco-français. Or la sidérurgie et le charbon – ou d’autres activités supposant des trains entiers – ne constituent plus les marchés centraux en matière de fret. Le tournant n’a pas été pris.

La mauvaise qualité de l’infrastructure – surtout celle de sa maintenance – ne favorise pas le fret, bien entendu, mais c’est tout aussi vrai pour le transport de voyageurs, en dehors des nouvelles lignes de TGV. Les deux secteurs paient le prix de cette situation.

Je ne parlerais pas d’un faible intérêt des dirigeants pour le fret, mais celui-ci était considéré comme un boulet, car le secteur était déficitaire. Compte tenu de la pression permanente exercée sur la SNCF pour qu’elle présente des comptes satisfaisants, celui qui traîne – au moins pour une part – le boulet du déficit n’est pas très bien vu. Il est vrai qu’à partir du début des années 1980, le fret n’a plus rapporté d’argent à la SNCF. Ce que tout le monde a oublié, en revanche, c’est que c’est lui qui a payé la ligne TGV Paris-Lyon pendant toutes les années 1970. Ce sont des périodes différentes ; les marchés évoluent. Je persiste à penser que d’autres intérêts sont passés avant ceux du fret.

Pour vous donner un exemple, lorsque le tunnel sous la Manche a été mis en service, des péages ferroviaires faramineux ont été imposés. Ils étaient inaccessibles pour n’importe quel opérateur ferroviaire. Pour le transport de voyageurs, on s’est demandé quel serait le niveau supportable pour Eurostar. Il a été décidé que l’entreprise contribuerait pour un peu moins de la moitié, le reste de la somme relevant d’une société de défaisance – en définitive, les gouvernements anglais et français ont réglé la facture. Le secteur du fret, quant à lui, a dû payer les péages « plein pot », ce qui a participé aux déficits à hauteur de plusieurs dizaines de millions.

Autre exemple : la vente de terrains ferroviaires a beaucoup aidé à la SNCF. Or les trois quarts d’entre eux étaient utilisés par le fret. En attendant qu’ils soient vendus, il fallait les entretenir, assurer le gardiennage et payer les taxes. Tous ces frais entraient dans les comptes du fret. La vente de ces terrains a constitué une ressource significative pour la SNCF au cours des dix ou vingt dernières années.

Je n’ai pas réussi à agir sur ces éléments qui, au-delà du résultat économique réel, tiraient vers le bas les comptes du fret. Certes, de toute façon, le résultat n’était pas mirifique, mais les exemples que je vous ai donnés montrent bien qu’il n’y avait pas la volonté de trouver des solutions pour faire mieux.

M. Jean-Claude Gayssot. Ce que vient de dire M. Rol-Tanguy est très important : la dimension européenne a été totalement négligée.

Comme les députés socialistes, j’ai voté contre la scission entre RFF et SNCF. La directive 91/440 marque le début d’une libéralisation dont le but affiché était d’enrayer le déclin du fret ferroviaire. Ils ont eu tout faux ! Certains pays – l’Allemagne ou l’Italie – ont su tirer parti de l’abandon du service public pour racheter des entreprises. Les Allemands ont été plus malins que nous à cet égard.

Vous êtes aux responsabilités, vous savez comment ça marche. Pendant cinq ans, j’ai signé des contrats, y compris avec les Américains, j’ai essayé de trouver des compromis gagnant-gagnant. J’ai ainsi obtenu que le CFM56, le moteur d’avion le plus vendu au monde, continue à être produit à 50-50 avec General Electric.

S’agissant de la maintenance, le problème est patent, les retards que nous subissons tous en attestent. Je ne mets pas en cause le président de la SNCF. En revanche, je regrette qu’on s’abrite toujours derrière la maîtrise des dépenses publiques pour ne pas y remédier. Lorsque j’étais ministre, la chute libre avait été enrayée grâce à l’embauche de 41 000 cheminots en cinq ans, loin des 500 000 que comptait la SNCF en 1937. Depuis, nous assistons à un déclin ininterrompu, dont le transport des marchandises a le plus souffert. Ce déclin ne s’arrêtera pas si la rentabilité et l’efficacité financière restent la seule boussole, si l’on ne tourne pas le dos aux directives européennes qui font primer la loi du marché – je ne suis pas contre le marché, je suis contre la dictature de la loi du marché. C’est bien sous la pression des marchés financiers que la récente réforme des retraites a été faite.

M. le président David Valence. Si j’en crois M. Rol Tanguy, avec les mêmes directives et la même logique, la part du fret ferroviaire a crû dans certains pays européens et diminué en France. Cela témoigne d’une spécificité française dans la mise en œuvre des réformes plus que d’un problème de politique économique.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Selon certains experts, avec la réforme, RFF est passée de l’ingénieur à l’économiste. Autrement dit, l’entreprise a changé de logique. Comment avez-vous ressenti ce virage politique lorsque vous étiez ministre ? Quelles conséquences en avez-vous tirées ?

Vous vous êtes opposé à l’abandon du wagon isolé, quitte à faire payer le maintien de ce service à son juste prix. À l’époque, la SNCF affirmait aussi perdre de l’argent dans le transport combiné, ce qui a fait naître une crise avec les chargeurs dans les années 2000. Pouvez-vous nous éclairer sur ces deux points ?

M. Jean-Claude Gayssot. Je le répète, j’ai voté contre la scission qui a donné naissance à RFF. Mais, lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai dû prendre mes responsabilités dans un gouvernement qui n’était pas dirigé par un communiste. Une dette de 20 milliards d’euros avait été transférée à RFF. J’ai travaillé main dans la main avec le président de RFF pour que le développement de Fret SNCF ne soit pas remis en cause. L’ambition était de multiplier par deux le trafic ferroviaire de marchandises – qui était alors de 55 milliards de tonnes-kilomètres. Notre obsession a été de créer le Conseil supérieur du service public ferroviaire. Il serait d’ailleurs intéressant que vous auditionniez ses anciens membres parmi lesquels se trouvaient des parlementaires. Lorsque nous avons été éjectés du gouvernement, je me suis fortement interrogé sur l’opportunité de réunir de nouveau RFF et la SNCF au sein d’une seule entité. C’est une idée qui mérite d’être creusée.

Contrairement à l’Allemagne où la production de charbon continue, en France, toutes les industries ont été délocalisées alors qu’elles étaient des clientes importantes du fret. C’est d’ailleurs un aspect qu’il ne faut pas négliger dans les projets de relocalisation. Je me souviens d’un projet de transport par wagons isolés d’un matériau extrait d’une carrière à Monastier-Pin-Moriès en Lozère jusqu’à un chantier conduit par Bouygues dans la région Occitanie. Il n’a pas pu voir le jour car, selon la SNCF, les deux locomotives nécessaires pour acheminer la marchandise étaient trop coûteuses.

S’agissant des wagons isolés, il ne s’agit pas de les opposer aux trains entiers. Lorsque la ligne à grande vitesse entre Nîmes et Montpellier a été décidée, le gouvernement auquel j’appartenais a veillé à ce que les trains de marchandises puissent circuler aussi. La France n’a pas profité de l’avantage dont elle disposait. Certains pays européens ont su, mieux que nous, tirer parti de la libéralisation.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Monsieur Rol-Tanguy, vous l’avez dit, depuis 2003, le fret SNCF perd de l’argent. C’est au moment où la branche, sans être florissante, se redresse que la Commission européenne choisit d’attaquer et impose un démembrement du service public du fret. Pourquoi la Commission s’en prend-elle à la France maintenant ? Par ailleurs, considérez-vous que les petites lignes et le fret ont été sacrifiés sur l’autel de la grande vitesse ?

M. Francis Rol-Tanguy. Pour le ministère de l’économie et des finances, la SNCF n’est qu’un gouffre financier. Dès lors que la discussion s’engage sur de telles bases, la SNCF – je ne cherche pas à la défendre – privilégie logiquement les activités rentables.

Avant le conflit de 1995, qui était aussi lié au contrat de plan, Guillaume Pepy, alors directeur de la stratégie de la SNCF, voulait imposer une stratégie de volume sur le TGV. Il n’a pas été entendu, les dirigeants ayant choisi de copier la politique tarifaire de l’aérien – ce qui a valu des mouvements d’usagers du Paris-Lille. En 1997, lorsque Guillaume Pepy revient à la SNCF à la demande de Louis Gallois, il applique la stratégie de volume, qui a marché. La SNCF vit sous la pression permanente de la maîtrise des dépenses publiques ; on lui répète sans cesse qu’elle coûte trop cher.

En ce qui concerne RFF, lorsque le gouvernement Jospin a pris ses fonctions en juin 1997, la question s’est posée de remettre en cause la réforme qui avait été adoptée en février 1997. Nous avons échangé le maintien de la réforme contre un désendettement supplémentaire de la SNCF. On laisse la SNCF creuser sa dette jusqu’au moment où elle n’est plus soutenable : c’est ainsi que l’on maintient la pression sur la SNCF, par l’endettement.

Pourquoi la Commission se réveille-t-elle maintenant alors même que les opérateurs concurrents de la SNCF venaient de retirer la plainte qu’ils avaient déposée il y a quelques années ? La question mérite d’être posée. Je sors un peu de mon rôle pour m’étonner de l’absence de réponse politique. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement ne s’oppose pas à la décision de la Commission. D’après moi, le fret fait les frais de négociations difficiles sur d’autres sujets – en l’occurrence, le nucléaire. Le gouvernement ne peut pas batailler sur tous les fronts. C’est de la pure politique : vous engagez un bras de fer sur l’énergie, on vous enquiquine sur un autre sujet. Je ne suis pas sûr d’avoir raison mais je ne vois pas d’autre explication.

L’accord trouvé avec la Commission est peut-être le meilleur que la France pouvait obtenir – je ne le conteste pas – mais il conduit encore à un rétrécissement du marché pour le fret ferroviaire, ce qui éloigne tout espoir de redressement. Si les chargeurs choisissent d’autres solutions logistiques, ils ne les remettront pas en cause facilement et Fret SNCF aura du mal à reconquérir les clients perdus.

M. Jean-Claude Gayssot. ArcelorMittal possède une usine à Saint-Chély-d’Apcher qui comptait 1 000 salariés et désormais 300. Seule industrie en Lozère, elle fabrique des pièces en acier, lequel est transporté en train depuis Marseille. Les dirigeants défendent la ligne SNCF sans laquelle l’entreprise ne peut pas fonctionner. L’économie circulaire y est une réalité : les pièces métalliques sont destinées aux voitures électriques produites en France ; l’eau chaude alimente la ville ; et tous les déchets sont retraités.

À titre personnel, j’ai soutenu le TGV – je suis même allé le vendre à l’étranger – mais je suis contre le tout-TGV au détriment des lignes secondaires et du chemin de fer dans son ensemble. Il en est de même pour le nucléaire : je suis contre le tout-nucléaire.

Tout ce que vous pourrez faire pour contrecarrer la logique de l’ultralibéralisme sera bienvenu.

M. le président David Valence. Monsieur Rol-Tanguy, DB Cargo a elle-même en ce moment des échanges avec la Commission européenne qui ne sont pas simples. La France n’est pas le seul pays.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous n’êtes pas le seul cheminot présent, monsieur le ministre : je suis moi-même cheminot en disponibilité.

Vous avez beaucoup insisté sur le wagon isolé, en faveur duquel nous nous battons depuis des années. Pourquoi a-t-il été abandonné alors que son intérêt faisait consensus ? Le redressement du fret ferroviaire public passe-t-il par la relance du wagon isolé, et, si oui, comment l’organiser ?

Ensuite, à rebours de la seule logique financière, nous défendons l’idée d’une rentabilité sociale et écologique du train. Êtes-vous favorable à une renationalisation des autoroutes qui apporterait les ressources nécessaires pour mener une grande politique ferroviaire ?

S’agissant enfin des sillons – je l’ai vécu en tant que chef circulation –, lorsque des trains de voyageurs étaient en retard, priorité leur était donnée quitte à faire attendre plusieurs heures les trains de fret. Le manque de régularité et de fiabilité incite les entreprises à se détourner du train. Ne faut-il pas revoir la politique des sillons afin de moins pénaliser le transport de marchandises ?

M. Jean-Claude Gayssot. La relance du wagon isolé est indispensable mais elle n’est malheureusement pas la recette miracle pour relancer le fret. Les plateformes multimodales qui connaissent des problèmes de financement et de dimensionnement. Il faut donner la priorité aux solutions qui permettent de réduire le coût environnemental. Je partage l’idée d’une rentabilité sociale et environnementale. Il faut absolument prendre en considération les externalités positives, sinon autant renoncer à lutter contre les émissions de gaz à effet de serre.

Je suis favorable à la nationalisation, pas à l’étatisation. Il n’est pas question d’administrer les sociétés d’autoroutes à la manière du Soviet suprême. Je suis contre toutes les dictatures, sans exception.

Toutes les lignes sans exception – petites, secondaires, grande vitesse, etc. – doivent être maintenues et il ne faut pas exclure d’en ouvrir d’autres si besoin. Reste le problème des sillons. À l’instar du transport de voyageurs, le fret doit être considéré comme un véritable service public, sinon les trains de marchandises seront toujours secondaires dans les sillons.

M. Matthieu Marchio (RN). Devant le Sénat le 29 mars 2001, vous vous êtes félicité de l’adoption de trois projets de directive que vous aviez négociés et qui, entre autres, ouvraient le fret à la concurrence internationale. Je vous cite : « L’adoption, le 22 novembre dernier, des trois projets de directive constituant le paquet ferroviaire a concrétisé l’accord politique réalisé au conseil des ministres Transports de décembre 1999 sous présidence finlandaise, accord qui doit beaucoup à la France, je puis vous l’assurer. » Considérez-vous aujourd’hui que c’était une erreur ? Y a-t-il eu à l’époque des pressions de la part de la Commission européenne ou des entreprises utilisatrices du fret ?

Mme Huguette Tiegna (RE). Vous avez mis en avant l’argument financier pour expliquer le déclin du fret ferroviaire. Pourquoi l’argument écologique n’a-t-il pas, par le passé, pesé davantage dans la balance pour soutenir cette solution dont les avantages sont reconnus ?

M. Francis Rol-Tanguy. Il est certain que la demande sur le marché du transport de marchandises n’est plus à des trains de 2 000 ou 3 000 tonnes pour un seul chargeur. Le wagon isolé n’est pas un mythe. Si on veut développer le fret ferroviaire, il faut s’adapter à la taille des envois des chargeurs. Dans le transport routier, ce sont les entreprises de messagerie qui gagnent de l’argent aujourd’hui – celles qui remplissent leurs camions avec de petits colis, et non de la charge complète. C’est là que Geodis réussit. Il est possible de transposer ce modèle au fret ferroviaire à condition d’être capable de localiser les wagons. On ne sait pas le faire aujourd’hui alors que pas un conteneur sur la planète n’échappe à la surveillance. Ceci s’explique par le sous-investissement chronique.

Quand j’étais directeur général délégué chargé du fret à la SNCF, l’entreprise perdait de l’argent sur le transport combiné, c’est vrai. Une réorganisation était nécessaire. Certains estimaient que le doublement du fret ferroviaire était un leurre, mais le trafic de conteneurs du port de Rotterdam a bien doublé entre 2000 et 2010. Le transport combiné était le marché d’avenir sur lequel il fallait miser. En l’abandonnant, on condamnait le fret. Voilà pourquoi on en est là aujourd’hui.

M. Jean-Claude Gayssot. Le premier paquet ferroviaire était destiné à enrayer le déclin du fret ferroviaire et à construire l’Europe des transports – il était question d’un réseau transeuropéen de fret ferroviaire (RTEFF). Je me suis battu contre le deuxième paquet ferroviaire qui date de 2004.

Dans le premier paquet ferroviaire, l’idée est de permettre à une entreprise européenne de transport ferroviaire de pouvoir traverser l’Europe. J’ai accepté à une condition : que la réglementation de chaque État membre continue de s’appliquer. Ce sont les deuxième et troisième paquets qui sont à l’origine de la libéralisation. Si ma mémoire est bonne, en 2005, le premier train transeuropéen a été bloqué par mes camarades de la CGT qui protestaient contre l’ouverture à la concurrence. Certains m’ont reproché cette ouverture. N’oublions cependant pas que, quand on est membre d’un gouvernement, on n’impose pas le programme de son parti, on respecte les décisions qui ont été prises par la gauche plurielle en l’espèce.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous encourage à retrouver le livre qui a paru sur les cinq années que j’ai passées au ministère des transports. L’écologie fait partie de mon ADN. J’ai parlé du travail et de la planète, père et mère de la richesse, et j’ajoute que nous devons les soigner comme la prunelle de nos yeux. Je souhaite que toutes les décisions que nous avons à prendre intègrent les externalités que nous avons évoquées. Jusqu’au bout, je me battrai pour cela. À mes yeux, l’écologie n’est pas un supplément d’âme, elle est essentielle. Je refuse le sous-développement durable car je me bats pour la justice et contre les inégalités de par le monde.


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2.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Jeantet, ancien président-directeur général de SNCF Réseau (12 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. Patrick Jeantet, président-directeur général de SNCF Réseau de 2016 à 2020. Votre expérience des transports est plus ancienne, monsieur Jeantet, puisque vous êtes véritablement entré dans ce domaine en 2005 et que vous avez travaillé chez Keolis pendant huit ans.

Je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions. Vous avez pris la direction de SNCF Réseau un peu plus d’un an après la création de cette entité qui matérialisait, sous une autre forme, le retour de Réseau ferré de France (RFF) au sein de la SNCF. Vous étiez à la manœuvre à la fois lors de la réforme ferroviaire de 2018 et des débats sur le projet de loi d’orientation des mobilités (LOM) en 2019 – vous aviez d’ailleurs été force de proposition dans la rédaction de son article 172. Nous serons heureux d’entendre votre témoignage sur l’action menée pendant cette période pour favoriser la circulation du fret ferroviaire et sur les obstacles que vous avez rencontrés. Comment jugez-vous, au sein du groupe public ferroviaire que vous connaissez très bien, le niveau de mobilisation relatif à cet enjeu stratégique qu’est le fret ferroviaire, dont on entend régulièrement dire qu’il a longtemps été sous-investi humainement et peut-être financièrement par le groupe ? Quel lien faites-vous entre l’état de nos infrastructures et la réduction de la part du fret ferroviaire au cours des quarante dernières années ?

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Patrick Jeantet prête serment.)

M. Patrick Jeantet, ancien président-directeur général de SNCF Réseau. Je vous remercie de m’avoir invité à parler du fret ferroviaire, qui est un sujet essentiel dans le cadre de la décarbonation du transport dans notre pays. L’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire s’est faite en 2005, alors que sa part de marché était en plein déclin. Il a connu son apogée en 1974, avec 75 milliards de tonnes-kilomètres transportées sur notre réseau ferré.

Vous connaissez les trois causes de ce déclin : la désindustrialisation et la fermeture des mines ; le développement du secteur routier et autoroutier – l’un des meilleurs du monde – ; un coût de production de plus en plus favorable au camion, qui disposait d’une abondance de main-d’œuvre bon marché, de chauffeurs en particulier, polonais et bulgares. Le déclin a eu lieu juste avant l’ouverture à la concurrence. Entre 2000 et 2005, ce sont 15 milliards de tonnes-kilomètres qui sont perdues, parallèlement au mouvement de désindustrialisation, le poids du secteur industriel dans le PIB passant de 16,5 % à 12,5 %.

D’autres facteurs ont participé à ce déclin : des grèves, qui n’ont pas donné aux chargeurs la confiance nécessaire, ainsi que la régionalisation des TER, qui a entraîné une augmentation assez forte de leur circulation. Sur un réseau ferroviaire, différents types de produits sont en compétition : le fret, avec ses trains très longs et très lents, les TER, relativement rapides mais qui s’arrêtent partout, et les TGV, qui ne circulent pas seulement sur des lignes indépendantes mais sont également présents autour des nœuds ferroviaires et dans les gares, bien entendu. Ces trois modes de déplacement ont des contraintes incompatibles entre elles. La gestion des sillons et de la circulation repose sur un équilibre entre eux, le risque étant d’en déclasser un par rapport aux autres, ce qui est arrivé pour le fret.

L’ouverture s’est faite progressivement, puisque l’entreprise Fret SNCF a perdu peu à peu des parts de marché. Dix-huit ans plus tard, elle en possède moins de 50 %. Le groupe SNCF, à l’inverse, a considérablement grossi puisque, par le biais de filiales qu’il a créées ou rachetées et développées, comme Naviland ou Captrain, il possède quelque 69 % de parts de marché. En Allemagne, la Deutsche Bahn n’a conservé que 42 % de sa part de marché, après l’ouverture à la concurrence en 1994. L’Angleterre avait déjà ouvert le rail à la concurrence en 1993, et la Suède en 1988.

Cette ouverture est une réussite, dans la mesure où de nombreux opérateurs sont arrivés sur notre réseau, certes avec une part de marché qui ne dépasse pas les 30 % – précisons que les deux filiales Naviland et Captrain sont relativement indépendantes dans leurs décisions commerciales. Néanmoins ce succès est partiel, dans la mesure où ces opérateurs sont fragiles financièrement et suspendus à la croissance du marché, ce qui ne les pousse pas à faire de la qualité. Ce cercle vicieux ne favorise pas les chargeurs qui ont, eux, le choix entre le camion et le fret ferroviaire.

Un autre sujet important concerne l’infrastructure ferroviaire et la question de la capacité des sillons. Les infrastructures ferroviaires ne permettaient pas d’assurer des circulations de qualité, en particulier sur la longue distance, du fait d’un manque criant d’investissements pendant des dizaines d’années pour les renouveler. Les premiers chemins de fer datent tout de même de 1850. Régulièrement, il faut changer les rails, le ballast et les traverses : la maintenance courante ne suffit plus. Il y a une quinzaine d’années on investissait 1 milliard d’euros par an pour maintenir et améliorer les 15 000 kilomètres du réseau principal, avant que des expertises n’avancent le chiffre de 3 ou 4 milliards.

Lorsque j’ai pris la présidence de SNCF Réseau, un rattrapage avait déjà été engagé, puisque 2,7 ou 2,8 milliards d’euros par an étaient investis pour améliorer l’état des infrastructures. Néanmoins, le retard était très important et les travaux gênent la circulation, d’autant qu’ils sont très souvent réalisés la nuit, soit au moment où le fret longue distance voyage. Il y a deux façons de faire : fermer la ligne et les deux voies, ce qui permet d’éviter tout problème de sécurité, ou fermer une ligne sur deux, ce qui augmente le coût des travaux. Pendant longtemps, on a eu tendance à fermer les deux voies, pour des raisons d’arbitrage budgétaire, ce qui a impacté de manière assez importante le fret ferroviaire.

Son avenir est pourtant évident, puisque sa part de marché est d’environ 10 % en France, quand l’Union européenne et l’Allemagne sont aux environs de 18 %. Par ailleurs le transport, de marchandises en particulier, est une cause importante d’émission de CO2 : il représente 12 % des émissions de notre pays et 40 % du secteur des transports. L’un des leviers pour faire décroître les émissions de CO2, c’est d’utiliser le fret ferroviaire plutôt que le camion. À la tonne-kilomètre transportée, le transport ferroviaire électrifié – il l’est en France sur la longue distance, moins sur les lignes capillaires – émet six fois moins de CO2 que le poids lourd – 24 grammes contre 137, comme le montrait une étude faite en 2020 par CE Delft et reprise dans un rapport prospectif de France Stratégie et du CGEDD – Conseil général de l’environnement et du développement durable – sur le transport et la mobilité. Je ne mentionne pas les autres externalités négatives : le train est beaucoup moins accidentogène que le poids lourd, même s’il arrive, malheureusement, qu’il y ait des accidents de train, qu’il faut à tout prix éviter ; et le poids lourd est aussi une cause d’importantes congestions. Dire que l’on veut favoriser le fret ferroviaire a même tout d’une lapalissade tant les gouvernements qui se succèdent depuis une quarantaine d’années sont convaincus de cette nécessité.

Pour développer le transport ferroviaire de marchandises, trois grandes pistes se dessinent. La première est le signal prix sur la décarbonation des différents transports et n’est pas du ressort de SNCF Réseau. Après l’abandon successif, pour des raisons que l’on connaît bien, de l’écotaxe et le démantèlement des portiques sur les autoroutes, puis de l’augmentation de la TICPE – taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques – après le mouvement des gilets jaunes, il faut absolument, d’une manière ou d’une autre, se replonger dans cette question. Le coût que le transport routier longue distance représente pour la collectivité n’est pas couvert.

La deuxième piste concerne l’attribution et l’organisation des sillons. Il s’agit tout d’abord d’une stratégie d’exploitation dite capacitaire. Pendant très longtemps, le fret a été le parent pauvre des attributions de sillons, souffrant de la concurrence des travaux – l’arbitrage était quasiment toujours pris en leur faveur, sacrifiant certaines circulations, ce qui pouvait être compris par les chargeurs quand c’était planifié, beaucoup moins quand cela ne l’était pas – et de celle des voyageurs. Il faut reconnaître que les attributions de sillons fret se sont fortement améliorées ces dernières années, puisque le taux d’attribution, soit le rapport entre les sillons demandés et les sillons réellement attribués trois ans plus tard, était de 70 % il y a six ou sept ans et qu’il est aujourd’hui de 87 %. Un bémol néanmoins : elles ne le sont pas toujours à l’heure demandée. Le taux d’attribution à l’heure exacte est de l’ordre de 75 %. Il reste donc une marge.

Ensuite, il faudrait instaurer une garantie minimale de sillon par heure, dans chaque sens, pour les trains de fret. Or elle n’existe que ponctuellement. Lorsque j’étais président, nous avions mis ce système en œuvre sur le nœud ferroviaire lyonnais, en donnant deux trains par heure et par sens, à toutes les heures. Ce genre de mesure donne confiance au secteur des transports, notamment aux chargeurs qui savent qu’ils pourront passer à n’importe quelle heure. La révision du règlement RTE-T, ou réseau transeuropéen de transport, devrait être adoptée à la fin de l’année, qui obligera à terme à avoir deux sillons par heure et par sens garantis pour le fret ferroviaire sur tous les grands axes. Quant à savoir si cela suffira, il faudrait demander des études à SNCF Réseau.

Il m’avait également semblé qu’il fallait mettre tous les acteurs autour d’une table suffisamment en amont pour anticiper les problèmes d’engorgement dans un faisceau ferroviaire. Nous avions inauguré ces plateformes en Normandie – dans le cadre de la dévolution des Intercités aux régions, beaucoup lui avaient été transférés. Il s’agissait de réunir les quatre grands acteurs – les autorités organisatrices de mobilité pour les TER, les opérateurs de fret ou leurs représentants, SNCF Mobilités pour les TGV et SNCF Réseau pour les travaux – afin d’anticiper leurs demandes et de voir où étaient les problèmes. Plusieurs plateformes ont d’ailleurs été créées depuis. Il faut saluer l’ensemble des acteurs, parce que c’est l’engagement de tous qui fait que cela fonctionne. Certains trouvent ces rencontres horribles, parce que l’on est au courant des problèmes à l’avance et que l’on n’a que des mauvaises nouvelles. Au contraire, en organisant ces échanges cinq ans à l’avance, cela laisse le temps de réagir et de reprioriser certains travaux. C’est une amélioration indéniable de l’organisation de notre système ferroviaire.

S’agissant de l’arbitrage entre travaux de nuit et fret ferroviaire, en mettant plus de sillons pour le fret dans la journée, on pourra faire baisser la circulation du fret la nuit, qui pose des problèmes dans un contexte de rattrapage des travaux. Matthieu Chabanel, l’actuel président de SNCF Réseau, vous en parlera sans doute mieux que moi, mais beaucoup de choses se font déjà de manière à mieux arbitrer entre le fret et les travaux, en essayant notamment de ne plus fermer les deux voies lorsqu’il n’y a pas d’itinéraire alternatif pour le fret ferroviaire la nuit. Certains compareront peut-être avec ce qui se passe en Allemagne, mais le réseau allemand est plus réticulé et offre plus d’alternatives, au contraire du nôtre, plutôt conçu en étoile depuis Paris, avec certes quelques transversales dont nous connaissons les problèmes.

Enfin, je voudrais signaler un problème majeur qui va grandissant et risque de poser de gros problèmes en région parisienne, où il y a de plus en plus de projets pour augmenter la capacité du réseau ferroviaire en matière de circulation de trains de voyageurs – les RER, les transiliens, les trains normands, le projet EOLE. Tous ces travaux concernant le voyageur embolisent le système de fret. Dans les années à venir, nous allons devoir faire face à de très gros problèmes sur trois nœuds : Argenteuil, Le Bourget et Valenton-Rungis. Il est urgentissime d’investir et de demander à SNCF Réseau des plans d’investissement pour fluidifier le fret dans cette région. Pour rappel, les trains de fret présents en région parisienne sont à 75 % à destination ou en provenance de cette région et à 25 % en transit.

La troisième piste concerne l’investissement. Premier point évident : l’investissement dans le renouvellement du réseau ferroviaire. Il était de 1 milliard d’euros par an et s’élève à un peu moins de 3 milliards aujourd’hui, alors que les expertises que nous avions demandées estimaient le besoin aux alentours de 4 milliards. Beaucoup des voies qui bénéficient de ces investissements sont utilisées par le fret. Quand on améliore le trafic voyageur, on améliore le fret, il faut donc continuer et amplifier. Il faudra également voir l’usage que le gouvernement Borne fera des 100 milliards annoncés.

Deuxième point : l’investissement purement fret. Quand j’étais président de SNCF Réseau, je me suis battu – et j’ai perdu – pour la mise au gabarit P400 de tous les grands axes ferroviaires utilisés par le fret : ceux qui longent la Belgique pour aller vers le Luxembourg et l’Allemagne, celui qui part d’Allemagne pour aller vers Hendaye, et l’axe qui traverse le sillon rhodanien avec une branche italienne et une espagnole, ainsi que toute la zone entre l’Allemagne et la Suisse. Le gabarit P400 permet de faire passer des semi-remorques et des containers maritimes sur des trains sans avoir à mener d’études particulières au préalable. Un point d’histoire : les réseaux anglais, français et allemands sont tous les trois différents. Les premières lignes françaises ont été construites par des ingénieurs anglais, moyennant quoi le gabarit français est un gabarit restreint, d’inspiration anglaise – le gabarit anglais est, quant à lui, tout petit et ne permet pas de faire passer les P400. Le gabarit allemand est, vous ne serez pas surpris, beaucoup plus grand. Les Allemands disposent donc d’un réseau au gabarit P400, à l’image de la majorité des pays d’Europe centrale. Cela fait très longtemps que l’on parle de ce sujet autour duquel se manifeste, si l’on peut dire, une mauvaise volonté générale.

Tout d’abord, contrairement à ce que l’on dit, il ne s’agit pas d’investissements semblables à ceux faits pour les lignes LGV, qui se chiffrent en milliards. Il s’agit là de centaines de millions d’euros – peut-être 1 ou 2 milliards pour la totalité du réseau. Cela reste des investissements certes importants à l’échelle du ferroviaire, mais qui ne sont pas non plus gigantesques. Par ailleurs, tant que notre réseau ne sera pas au gabarit P400, un chargeur polonais qui voudra envoyer un train au Portugal devra faire une demande de passage exceptionnel que les ingénieurs de SNCF Réseau étudieront. Mais SNCF Réseau n’ayant pas assez d’ingénieurs, l’étude sera rendue en retard. Or le monde de la logistique fluctue vite, les stocks baissent et montent, l’économie s’arrête et repart, et le chargeur polonais perd là un temps infini. Il mettra donc des camions pour aller de Pologne au Portugal, d’autant plus qu’il ne paiera quasiment pas de taxes en France.

C’est pourquoi cette question du gabarit est essentielle. Je m’étais battu contre des ingénieurs de ma grande maison qui voulaient faire une sorte de P400 français ! Il faut faire du P400 afin de disposer d’un système interconnecté européen du point de vue du gabarit. Trois axes sont essentiels : Forbach-Paris-Hendaye, Luxembourg-Suisse avec les tunnels des Vosges, Paris-Dijon. Si l’on veut développer significativement le secteur, il faut également étudier le sujet des trains longs – de 850 mètres et plus – et leur impact sur les infrastructures ferroviaires françaises. Plus vous massifiez le transport, plus vous baissez les coûts et êtes compétitifs sur le marché de la logistique.

Troisième point : les investissements capacitaires sur les nœuds ferroviaires. J’ai cité les trois goulots d’étranglement en Île-de-France. Les projets de développement des RER métropolitains auront forcément un impact sur le fret. Il faut sans doute penser à des investissements pour décloisonner ou scinder les flux fret et les flux voyageurs dans ces grands nœuds, sans quoi le système risque l’embolie – et ce sera toujours au détriment du fret. Le deuxième investissement capacitaire concerne les lignes. Un peu de technique : hors LGV, dans le système français, on ne peut passer que sur l’une des deux voies dans un sens. Aussi, quand on bloque une voie pour faire des travaux, impossible de circuler dans les deux sens, à moins d’investir dans des installations permanentes de contre-sens (IPCS), dont notre pays est très peu équipé, à l’inverse de l’Allemagne. Il faut investir sur les grands axes, en particulier : Dijon-Toul, Bordeaux-Hendaye ou vers Château-Thierry.

Évitons aussi de nous tirer une balle dans le pied – j’aurais d’ailleurs peut-être dû commencer par-là, parce que ça ne relève pas de l’investissement. Il y a, dans la vallée du Rhône, sur la rive droite du fleuve, une ligne exclusivement réservée au fret, qui est très important dans cette zone. Certaines régions veulent y faire circuler des TER. Cela tuera le fret. Il ne faut pas développer de TER sur cette ligne réservée au fret – elle d’ailleurs la seule à l’être. Je ne dis pas que c’est un mauvais projet, mais il faut savoir arbitrer entre les priorités. Ce couloir rhodanien est très important pour le fret, et il l’est d’autant plus avec la création du Lyon-Turin.

Dernier point sur l’investissement : quand je parle de transport de fret, je parle essentiellement de transport massifié et longue distance, donc essentiellement du transport combiné. Il manque de nombreux terminaux pour le transport combiné en France. Il faut rénover drastiquement nos gares de triage qui sont dans un état de déshérence absolu. On peut imaginer, dans ce cadre, des partenariats public-privé (PPP) ou des concessions pour des projets bien identifiés et isolés. En revanche, faire des concessions sur le CDG Express est une aberration, dans la mesure où l’on est au milieu de voies, que tout touche à tout et que le moindre changement de voie sur le CDG Express a un impact sur toute la signalisation du faisceau nord.

M. le président David Valence. Vous avez brossé le tableau d’une forme de redressement du fret ferroviaire ou d’intérêt plus fort pour ce moyen de transport que l’on entend aussi chez les industriels, ainsi que d’un timide redressement de la part modale depuis cinq ans puisque nous sommes passés de 9 à 10,7 %. Vous avez insisté, ce qui était assez logique compte tenu de vos anciennes fonctions, sur la nécessaire modernisation des infrastructures. On aurait aussi pu parler du programme de commande centralisée du réseau ferré pour son effet sur l’écosystème ferroviaire global, des IPCS et du passage au gabarit P400 des tunnels.

Vous n’avez pas parlé du signal négatif adressé au fret en interne, au sein du groupe SNCF. En effet, le prix du péage est très faible pour le fret en France, l’un des plus faibles d’Europe, alors qu’il est très élevé pour le transport de voyageurs, ce qui incite objectivement à faire passer du trafic voyageur. Dans quelle mesure cela a-t-il pu affaiblir l’intérêt pour le fret ?

Vous avez par ailleurs rappelé que, contrairement à la Belgique, à la Suisse et à l’Allemagne, le transport routier n’est pas frappé d’écoredevance en France. C’est un biais qui désincite à pratiquer le fret ferroviaire.

Enfin, que pensez-vous de la solution de discontinuité préconisée par le Gouvernement, qui anticipe de possibles sanctions de l’Union européenne concernant les aides publiques apportées à Fret SNCF pendant une assez longue période ?

M. Patrick Jeantet. La faiblesse du tarif des péages fret a forcément un effet sur la mobilisation des équipes de SNCF Réseau. J’aborderai cependant le sujet sous un autre angle. L’État est actionnaire mais il tient également à développer le fret. Celui qui dirige SNCF Réseau se trouve donc systématiquement pris en étau entre des injonctions contradictoires. D’un côté, nous devons rendre le fret attractif, de l’autre nous devons contenir les dépenses. C’est pour cette raison que nous avons réussi à obtenir des subventions qui compensent la perte de gains que nous aurions été en droit d’espérer si nous n’avions pas baissé le tarif du péage de fret. Dans les faits, la compensation n’est pas parfaite. Surtout, elle se retrouve noyée dans une grande discussion budgétaire. Pour être honnête, je reconnais bien volontiers que le fait de se sentir surveillé de près par le ministère du budget n’était pas très motivant.

Cela étant dit, il reste le sujet de l’organisation interne de SNCF Réseau. Lorsque j’en ai pris la tête, il existait une direction chargée d’attribuer les sillons. Elle comptait d’excellents experts à qui il manquait cependant la fibre commerciale. J’ai essayé d’apporter du changement, tout en continuant à m’appuyer sur ces gens dont les indéniables compétences étaient indispensables pour démêler l’écheveau des milliers de sillons. J’ai donc créé un poste de « patron » du fret, chargé de défendre les entreprises de fret au sein de SNCF Réseau, d’obtenir des sillons, de fluidifier les relations. Cette initiative a porté ses fruits puisque la situation s’est améliorée mais il reste beaucoup à faire pour espérer être à la hauteur de la lutte contre le dérèglement climatique.

Le fait que nous devions diminuer le tarif du péage de fret n’a pas suffi à décourager le personnel de SNCF Réseau qui reste motivé pour développer le fret. Il faut amplifier le mouvement et inciter les gens à aller plus loin. Par exemple, pourquoi ne pas dédier un directeur grands comptes à chaque société de transport pour développer avec les uns et les autres, qu’il s’agisse de Naviland Cargo ou de DB Cargo, des relations particulières qui leur permettraient de mieux comprendre leurs besoins et de les anticiper ?

Vous avez évoqué la discontinuité de Fret SNCF. Personnellement, je serais très favorable à sa complète filialisation. Mais qui en serait l’actionnaire ? Il faudrait qu’il ait le souci de développer Fret SNCF. S’il y est déterminé, il n’y a aucune raison pour qu’il n’y parvienne pas. SNCF y est bien arrivé avec Naviland Cargo ou Captrain France. Bien évidemment, il faudrait en débattre mais c’est une idée qui pourrait donner de bons résultats.

J’insiste sur le fait que l’État devra au préalable établir une stratégie pour développer le fret. Le risque que l’on prend, en privatisant Fret SNCF, est que soient fermés tous les secteurs déficitaires pour ne développer que les rentables. Une privatisation de Fret SNCF devra s’accompagner d’une réglementation et de dispositifs incitatifs. Interrogez les Belges à propos de Lineas – le résultat n’est pas brillant.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous étiez à la tête de SNCF Réseau au moment de l’instauration du pacte ferroviaire, que certains d’entre nous sont en droit de considérer comme un pas supplémentaire dans la libéralisation du secteur. Vous avez considéré que la libéralisation était une réussite symbolisée par l’arrivée de multiples acteurs. Or on peut lire dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, document officiel par excellence, que la libéralisation s’est faite au détriment de la part modale du fret ferroviaire. Qu’en pensez-vous ?

D’autre part vous avez évoqué, à juste titre, l’ampleur des investissements qu’il faudrait consentir pour développer le fret. Un investissement pluriannuel de 4 milliards d’euros permettrait-il de réaliser les objectifs ? Surtout, serait-il à la hauteur des attentes des opérateurs du Fret ferroviaire français du futur, dits 4F, qui espèrent un effort d’environ 13 milliards d’ici à 2030 ?

M. Patrick Jeantet. Je vous l’ai dit dans mon propos introductif : la libéralisation du fret ferroviaire n’a pas accéléré sa chute, laquelle lui est antérieure puisque, entre 2002 et 2005, le trafic a diminué de 15 milliards de tonnes-kilomètres. Du reste, je me demande bien en quoi la libéralisation aurait pu en être responsable. Au contraire, en permettant de fixer le juste prix, la libéralisation aurait pu rendre le fret plus attractif que le transport routier. Les présidents de région considèrent ainsi que les prix fixés par SNCF Mobilités pour les trajets en TER sont trop élevés. La cause du recul du fret ferroviaire est à chercher ailleurs, notamment dans la désindustrialisation.

Je suis un grand défenseur de la loi de programmation pluriannuelle – j’ai d’ailleurs soulevé la question à plusieurs reprises lorsque je dirigeais SNCF Réseau. Le Conseil d’orientation des infrastructures en a défendu le principe dans son rapport, ce dont je le félicite. Lorsque vous gérez des infrastructures, en particulier des infrastructures ferroviaires qui ne sont pas appelées à devenir obsolètes au bout de dix ans, comme en témoignent celles qui datent d’avant la guerre, vous ne pouvez pas raisonner à l’échelle de l’annuité budgétaire. Si la Constitution interdit au Parlement de prendre des engagements fermes pour plusieurs années, rien n’empêche celui-ci de voter une loi de programmation pour cinq à dix ans qu’il sera forcément plus compliqué de remettre en cause lors de l’examen du budget les années suivantes. En l’absence de loi de programmation, le Gouvernement fait ce qu’il veut et il nous est arrivé de subir des réductions budgétaires de dernière minute alors que les travaux avaient déjà été planifiés. Il faut savoir en effet que les travaux importants se prévoient au moins cinq ans à l’avance. Une telle loi donnerait une vision pour l’avenir et permettrait aux équipes de SNCF Réseau de se projeter.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez été mon patron puisque je travaillais chez SNCF Réseau lorsque vous le dirigiez. Vous ne pouvez pas dire que la grève des cheminots est en partie à l’origine du déclin du fret. Ce ne sont pas les cheminots qui ont fermé les gares de triage, qui ont refusé d’investir dans le réseau, qui ont choisi de transférer une partie du trafic ferroviaire à la filiale Geodis de la SNCF. Cela étant, je ne suis pas étonné puisque vous disiez déjà en 2018, lorsque nous faisions grève pour protester contre cette ouverture à la concurrence qui annonçait la destruction du service public ferroviaire, que le statut des cheminots était un problème.

Vous avez beaucoup parlé de transport massifié, combiné, mais vous n’avez rien dit du wagon isolé alors qu’il serait une solution pour les nombreuses entreprises qui n’ont pas les moyens de payer un train entier et qui desservent les territoires de proximité. S’agirait-il là d’une solution dépassée ou pensez-vous qu’il ait encore de l’avenir ?

Vous proposez de réserver un ou deux sillons par heure pour le fret. Nous sommes d’accord mais je vous ferai remarquer qu’à l’époque où j’étais cheminot, on m’a déjà demandé de garer des trains de fret pour laisser passer ceux de voyageurs, ce qui causait un retard considérable. Comment ferez-vous pour tenir les horaires alors que le nombre de cheminots a été divisé par trois à Fret SNCF et qu’il est prévu de fermer des gares ?

Vous avez abordé le sujet des IPCS, qui ne sont pas à la hauteur. Avez-vous une idée du montant des investissements nécessaires pour améliorer ces outils et fluidifier le trafic ?

Quant aux travaux de nuit, qui ralentissent le trafic de fret ferroviaire, je rappellerai qu’à une certaine époque, les cheminots étaient formés au risque ferroviaire et savaient comment procéder pour faire circuler en toute sécurité des trains sur une voie tandis que des travaux étaient réalisés sur l’autre. À présent que les travaux sont sous-traités à des entreprises privées, il faut fermer les deux voies pour garantir la sécurité ! Ne conviendrait-il pas de revenir au fonctionnement antérieur ?

M. le président David Valence. Précisons que le chiffre de 4 milliards d’euros annuels concerne l’ensemble du réseau structurant et pas uniquement le fret ferroviaire. Il correspond au milliard et demi qui serait ajouté aux 2,8 milliards pour suivre les recommandations du Conseil d’orientation des infrastructures.

M. Patrick Jeantet. Que les choses soient claires pour ce qui concerne le wagon isolé : le recours au fret ferroviaire est pertinent pour le transport massifié sur une longue distance ; en revanche, à l’extrémité de ces grands axes, les installations terminales doivent être combinées pour que le transport sur les cinquante derniers kilomètres puisse se faire par la route.

Je ne suis pas certain que le wagon isolé soit une solution rentable. En revanche, les lignes capillaires jouent un rôle essentiel pour relier une usine au réseau principal. Il ne s’agit pas, dans ce cas, de wagon isolé mais d’un véritable train. C’est un dispositif que nous devons développer. D’ailleurs, des programmes ont été lancés avec les régions pour financer la rénovation de ces lignes. Il faudrait comparer les coûts engrangés par le transport en wagon isolé ou en camion. Je ne crois pas que la comparaison joue à l’avantage du wagon. Le camion est d’une utilisation plus souple pour les petites quantités. Chaque mode de transport présente un intérêt particulier. Le recours au ferroviaire est avantageux pour un transport massifié, sur de longs trajets mais il vaut mieux préférer le camion pour transporter de faibles quantités sur des rayons d’action d’une cinquantaine de kilomètres.

Pour ce qui est des travaux de nuit, la sous-traitance n’a ni dégradé ni amélioré le système. J’étais favorable à faire davantage appel à la sous-traitance, à condition toutefois de ne pas aller trop vite. En effet, SNCF Réseau avait l’habitude, avant même que je n’arrive, de travailler avec des sous-traitants qui se chargeaient d’apporter la main-d’œuvre et le matériel tandis que les chefs de chantier étaient du personnel SNCF. Déjà à l’époque, nous étions à la limite de la légalité. Si l’on veut que les sous-traitants travaillent correctement, il faut leur laisser un plus grand champ d’action, comme cela se pratique pour les travaux publics. SNCF ne doit conserver que la définition de la stratégie, qu’il s’agisse du découpage des lots ou de l’organisation des chantiers. C’est à cette condition que nous aurons de bons résultats. Les problèmes que l’on rencontre actuellement viennent du fait que, des deux côtés, il faut du temps pour s’ajuster. Les entrepreneurs ne sont pas toujours prêts pour réaliser un travail correct et SNCF Réseau a tendance à ne rien vouloir déléguer.

Quant au nombre de cheminots, dès lors que le fret ou le transport de voyageurs se développera, il faudra embaucher plus de personnel, d’où l’importance d’une loi de programmation qui permettrait d’anticiper. Dès lors que l’on a de la visibilité pour les travaux à réaliser, on peut ajuster les effectifs.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Vous avez reconnu que les transporteurs routiers payaient moins que ce qu’ils devraient et vous plaidez en faveur d’une écotaxe. Les subventions accordées à Fret SNCF ne se justifient-elles pas, par conséquent, par l’existence de ces avantages accordés aux routiers ?

D’autre part, le Gouvernement a annoncé de nombreux projets pour la SNCF : créer des RER métropolitains dans les grandes villes de province, doubler le nombre de voyageurs à l’horizon 2035-2040. Est-ce réaliste, sachant qu’il est aussi prévu de doubler le fret ferroviaire ?

Enfin, vous avez expliqué que la privatisation du fret pourrait être souhaitable à condition de respecter certaines règles pour que les secteurs les moins rentables ne soient pas sacrifiés. Comment faire ?

M. Patrick Jeantet. Je n’étais pas à la tête de Fret SNCF et je ne sais pas si les faveurs accordées aux routiers ont justifié les subventions au fret – si c’est le cas, cela aura été décidé dans le respect de la réglementation européenne. Il est certain, en revanche, que s’il avait été instauré une taxe carbone, le problème aurait été réglé.

Vous me demandez s’il sera possible de doubler aussi bien le transport de voyageurs que le fret : oui si les investissements sont suffisants et la planification raisonnable. Le temps est une donnée importante qu’il ne faut pas négliger. J’ai proposé des améliorations qu’il était possible de réaliser tout de suite pour un gain immédiat, sans que cela ne nécessite un grand investissement. Par exemple, il conviendrait de décloisonner les flux fret et voyageurs là où il y a des goulots d’étranglement. Ce serait une solution pour augmenter nos capacités.

Quant aux 4 milliards, au temps où je dirigeais SNCF Réseau, je n’avais pas une telle somme à ma disposition. Cette annonce est la bienvenue mais je serais bien incapable de vous dire si elle suffira. Posez la question à SNCF Réseau. Demandez-lui quels sont ses projets, s’il est par exemple prévu de désengorger les goulots d’étranglement, notamment en région parisienne.

M. le président David Valence. Vous avez insisté sur la mobilisation croissante des régions pour investir dans les infrastructures dédiées au fret. C’est nouveau et nous en reparlerons.

M. Matthieu Marchio (RN). Le 7 février 2018, durant votre audition devant la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, vous indiquiez que les lignes du réseau historique étaient très circulées et que l’état du réseau pâtissait d’un sous-investissement chronique depuis la création du réseau LGV. À cette époque, le nombre de sillons était-il déjà insuffisant pour satisfaire la demande de fret ?

D’autre part, pensez-vous que nous sommes en retard dans le déploiement du système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) ? Ce système de signalisation permettrait d’augmenter le nombre de sillons et, par conséquent, la part du fret dans notre réseau.

Vous avez indiqué que l’attribution des sillons à l’heure exacte s’était améliorée de 75 % mais le taux d’attribution des sillons a-t-il progressé ?

Enfin, le développement du fret est-il compatible avec la volonté des régions de développer le TER régional ?

M. Patrick Jeantet. À l’origine, le nouveau système de signalisation européen ERTMS visait à répondre à un simple problème d’interopérabilité : il s’agissait de faire en sorte qu’un train qui partait de Pologne pour rejoindre le Portugal ne soit pas équipé de quatre systèmes de signalisation mais d’un seul. C’était le système ERTMS de niveau 1. Il a d’ailleurs été très peu utilisé car il ne présentait pas d’autre intérêt. Le fait de ne disposer que d’un seul système de signalisation permettait au chargeur de moins payer mais l’investissement dans l’infrastructure était élevé. Le système a été revu et l’ERTMS de niveau 2 a permis d’améliorer la cadence des trains en réduisant l’espace entre eux. L’Union européenne a financé une partie de son développement, qu’elle a en partie imposé d’ailleurs même si le système commençait déjà à être déployé dans plusieurs pays comme en France et en Allemagne, plutôt en retard dans ce domaine. Nous ne sommes pas en avance dans le calendrier prévu par l’Union européenne car le financement du système fut souvent la variable d’ajustement des budgets. Puisqu’il était difficile de réduire le budget affecté à la rénovation des lignes, considérée comme prioritaire vu l’état du réseau, c’était l’automatisation qui ralentissait. Ce fut également le cas pour la commande centralisée du réseau – CCR –, qu’on peut apparenter aux tours de contrôle du secteur aérien car elle concentre dans un seul espace la télécommande de l’ensemble du système de signalisation d’une région donnée. C’est plus efficace et plus sûr. Ces deux programmes ont constamment été reportés. Je ne dis pas que rien ne se fait mais que tout prend plus de temps que prévu.

Concernant les chiffres, le taux d’attribution des sillons s’est amélioré dans les mêmes proportions.

Enfin, à condition d’avoir une approche rationnelle et des investissements suffisants, il est possible d’augmenter le fret et le transport de voyageurs car nous avons les sillons nécessaires. En dehors des travaux, il n’y a pas d’obstacle à la hausse du trafic. Je vous citerai un exemple qui prouve que les sillons ne sont pas un problème : j’ai été amené à étudier la possibilité d’avoir un opérateur de TGV supplémentaire, concurrent à la SNCF ; si j’ai pu le faire, c’est précisément parce que les sillons ne posaient pas de problème. Même en gare de Lyon ou en gare Montparnasse, on peut trouver des sillons supplémentaires pour ne pas empêcher SNCF Mobilités de disposer des siens propres. Il reste à faire sauter les goulots d’étranglement.

M. le président David Valence. Le réseau français, pour mémoire, est un des moins circulés d’Europe.

Mme Huguette Tiegna (RE). En 1986 a été créé le train des primeurs Perpignan-Rungis, qui est emblématique du transport ferroviaire depuis des décennies. Or le flux n’a cessé de se réduire au fil des ans et l’avenir de ce train semble compromis. Confirmez-vous ces craintes ? Quelles mesures pourrions-nous prendre pour assurer sa pérennité ?

M. Patrick Jeantet. La principale problématique de ce train des primeurs est qu’il doit être à l’heure. Il doit arriver très tôt à Rungis et il ne peut se permettre le moindre retard, contrairement aux trains de fret classique. Je suis cependant d’accord avec vous : il faut conserver ce train et, par conséquent, améliorer la qualité des sillons entre Perpignan et Rungis. Rungis est de plus en plus engorgé. Des progrès ont été réalisés mais nous ne sommes pas encore arrivés à pouvoir garantir un bon fonctionnement pour chaque voyage. Il faut prendre des mesures d’investissement pour toute la ligne et imposer des créneaux prioritaires pour le train des primeurs. Si nous accumulons les retards et que la marchandise arrive en mauvais état, il est certain que le transport finira par se faire par la route.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). La question du wagon isolé a mis en évidence nos divergences. Vous lui préférez un mode de transport massifié alors que notre réseau est très bien maillé. Nous disposions ainsi de 4 500 ITE – installations terminales embranchées – dont une grande majorité est à présent désaffectée par manque d’entretien ou de rénovation. Nous manquons malheureusement de cheminots pour réaliser ce travail mais l’augmentation des effectifs peut se prévoir. Si l’on suit votre logique selon laquelle le fret ferroviaire ne peut qu’être un mode de transport massifié, comment desservez-vous les territoires du milieu ? Je suis originaire du Sud-Ouest : les petites coopératives agricoles qui n’ont besoin que d’un ou deux wagons pour acheminer leur production sont-elles condamnées à recourir aux camions ?

D’autre part, pourquoi Fret SNCF a-t-il renoncé à former les cheminots pour qu’ils soient aussi des commerciaux, capables de démarcher des entreprises pour leur proposer d’utiliser le train ? N’est-ce pas ainsi que nous relancerons le fret ferroviaire public ? Beaucoup de chefs d’entreprise préféreraient utiliser le train car ils sont sensibles à la transition écologique et conscients des risques d’accidents sur la route, dont les conséquences peuvent être dramatiques quand les camions transportent des matières dangereuses. Ne conviendrait-il pas de revoir la politique commerciale de Fret SNCF ?

M. Patrick Jeantet. Lorsque la coopérative est importante et qu’il faut faire partir des quantités importantes de récolte, une ligne capillaire est nécessaire pour la connecter au réseau principal et il faut investir pour la rendre praticable. Lorsque la production est moindre et qu’un seul wagon suffit, le coût de rénovation d’une petite voie et de l’embranchement terminal serait disproportionné par rapport à la quantité acheminée. Si aucune subvention n’est versée, le coût du transport est trop élevé et il sera répercuté dans le prix des marchandises, ce qui ne permettra pas au producteur d’être concurrentiel par rapport à ceux qui auront choisi de transporter leurs marchandises par la route. Et si la collectivité locale choisit de verser une subvention, elle dépensera beaucoup d’argent pour pas grand-chose. C’est aussi pour cette raison que je me suis battu pour fermer certaines lignes pour lesquelles il fallait verser 80 euros de subvention par voyage. À ce prix-là, on pouvait offrir le taxi aux voyageurs ! Et en Tesla, encore ! Il faut rester raisonnable.

Je ne dis pas qu’il faut fermer toutes les petites lignes. Certaines sont importantes et il faudrait y faire circuler davantage de trains. Malheureusement, à force de saupoudrer partout, on n’a plus d’argent pour développer des lignes qui auraient du potentiel. C’est la même chose pour le fret. Si l’entreprise produit suffisamment, il peut être intéressant d’investir dans des lignes capillaires, d’où l’intérêt de ne pas perdre d’argent dans la restauration de petites voies qui ne serviraient pas à grand-chose. Dans le fond, nous ne sommes pas complètement en désaccord.


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3.   Audition, ouverte à la presse, de M. François Goulard, ancien ministre (12 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. François Goulard, ancien secrétaire d’État aux transports et à la mer de 2004 à 2005.

Notre commission d’enquête a souhaité entendre tous les ministres chargés des transports depuis 1997. L’objectif est de retracer les étapes du déclin de la part modale du fret ferroviaire depuis cette date – même si ce déclin avait commencé bien auparavant.

Monsieur le ministre, vous avez exercé vos fonctions à un moment charnière. Vous êtes arrivé au lendemain du plan Véron, qui visait à améliorer la qualité du service rendu par Fret SNCF et à restaurer l’équilibre de son exploitation. Et vous êtes devenu ministre délégué à l’enseignement supérieur et à la recherche au moment de l’ouverture effective du fret ferroviaire à la concurrence, avec la circulation des premiers trains d’opérateurs alternatifs.

Nous serons heureux d’entendre votre témoignage sur cette période et de bénéficier de votre analyse des évolutions ultérieures – y compris sur la solution consistant à organiser une discontinuité économique, qui a été retenue par le Gouvernement pour répondre au reproche de soutien indu de Fret SNCF formulé par la Commission européenne.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Goulard prête serment.)

M. François Goulard, ancien secrétaire d’État aux transports et à la mer. J’ai été secrétaire d’État aux transports et à la mer pendant une période qui est maintenant relativement ancienne, il y a plus de quinze ans. En outre, j’ai exercé ces fonctions pendant un an seulement. Mes souvenirs sont donc partiels, pour des raisons qui se comprennent assez bien.

La part du fret ferroviaire dans le transport des marchandises était en effet déjà un sujet de préoccupation. Comme vous l’avez relevé, un nouveau dirigeant venait d’être nommé à la tête de Fret SNCF – un homme d’expérience, dont le parcours était moins classique que celui des différents responsables du groupe. Il mettait en œuvre un plan cohérent et dont on pouvait penser qu’il avait des chances de réussir.

Mais notre sujet de préoccupation à l’époque était surtout de faire adopter le énième plan fret. Il s’agissait de restaurer un équilibre financier extrêmement dégradé, tout en recherchant l’accord de Bruxelles au sujet des aides qui allaient être accordées à la SNCF pour cette activité. De mémoire, ce plan s’élevait à 1,5 milliard, dont 700 ou 800 millions apportés par l’État – le reste étant à la charge de l’entreprise.

Comme vous l’avez justement dit, la concurrence était en germe mais elle n’avait pas commencé à produire ses effets. Dans mon souvenir, la libéralisation du fret n’était pas un sujet d’actualité ou de débats. Je ne me rappelle ainsi aucune discussion sur ce point à l’Assemblée nationale ou au Sénat. Il fallait sauver le fret ferroviaire et tenter de restaurer sa part modale.

Il était aussi question d’autres sujets connexes, comme le ferroutage, qui faisait l’objet d’études et que l’on tentait de lancer depuis relativement peu de temps. Des obstacles très pratiques se manifestaient. Ainsi, les conteneurs ne passaient pas dans tous les tunnels et des gares ne disposaient pas des équipements adéquats de transbordement. De ce fait cette solution, qui semblait très prometteuse aux yeux de certains, n’arrivait pas à prendre forme.

Vous avez certainement déjà analysé les difficultés du fret ferroviaire, ou vous le ferez en entendant des gens sensiblement plus compétents que moi. Pour ma part, j’ai retenu que ce fret était adapté pour les trains complets cadencés. Pour des raisons évidentes, il est compliqué d’organiser des trains dont les wagons sont destinés à plusieurs gares différentes. En outre, la question des sillons posait déjà un problème. Réseau ferré de France (RFF) et la SNCF entretenaient à cet égard des relations antagonistes. Il m’est cependant impossible de dire s’il y a eu mauvaise volonté des uns et des autres lorsqu’il s’est agi de privilégier le fret, ou du moins de ne pas le pénaliser.

En tout état de cause, nous avions observé que le fret ferroviaire avait un intérêt évident dans des pays beaucoup plus étendus que la France, car les distances à parcourir limitaient l’impact des ruptures de charge sur le coût et la durée relative de ce mode de transport. Par ailleurs, nous avions étudié de près la situation en Allemagne – comme souvent. Des contacts étroits existaient entre la Deutsche Bahn et la SNCF, mais aussi au niveau ministériel. La part modale du fret ferroviaire était effectivement plus élevée en Allemagne notamment parce que de nombreux produits pondéreux traversaient cette dernière à destination d’autres pays, à l’est de l’Europe. Les solutions retenues en Allemagne du fait de certaines caractéristiques favorisant le fret ferroviaire n’étaient donc pas adaptées aux besoins de transport de la France.

Autre point dont je me souviens : nos ports étaient mal équipés pour transférer efficacement et rapidement sur des trains des conteneurs ayant voyagé par la voie maritime – et je crois que c’est encore le cas. Je me rappelle être allé plusieurs fois au Havre et avoir constaté que la rupture de charge était inévitable. Il faut y ajouter le fait que la jonction entre Le Havre et la région parisienne était déjà totalement saturée, notamment en raison de la circulation des trains de banlieue. Bref, les conditions n’étaient pas réunies pour le développement du fret ferroviaire.

La concurrence de la route – avec sa souplesse et sa rapidité – était telle que l’on pouvait difficilement nourrir de grandes ambitions pour le fret ferroviaire. Je ne sais pas si cela a beaucoup évolué, mais sa vitesse moyenne était alors de 18 kilomètres à l’heure, ce qui n’est pas extrêmement performant. Et en cas de perturbations, par exemple dues à une grève, il fallait quelquefois trois semaines pour retrouver l’ensemble des wagons. Il y avait véritablement des problèmes d’organisation interne assez sérieux, qui pouvaient expliquer cette mauvaise performance.

Il s’agissait donc d’un sujet, mais pas de ma principale préoccupation lors de cette période – qui, encore une fois, a été relativement courte. J’avais des dossiers beaucoup plus urgents, comme celui – assez explosif – de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM). Je m’en suis beaucoup occupé et il a été délaissé par la suite – mais c’est une autre affaire. Le débat sur le registre international français (RIF) avait été assez houleux à l’Assemblée et au Sénat. Il fallait aussi régler la question du statut des aéroports.

En ce qui concerne le fret ferroviaire, les débats portaient sur le plan fret.

La filialisation du fret avait été envisagée et repoussée. Je me souviens d’une réunion à laquelle participaient Gilles de Robien, ministre de l’équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer, Louis Gallois, président de la SNCF, son directeur général Guillaume Pepy et moi-même. Les deux plus jeunes, c’est-à-dire Guillaume Pepy et moi-même, étaient partisans de la filialisation, à la différence des deux plus âgés qui y étaient hostiles pour des raisons sociales. En tout état de cause, il était à peu près certain que le Président de la République refuserait cette solution, qui était rejetée avec une certaine violence par les syndicats de la SNCF. Le dossier a été refermé sitôt ouvert. Mais, d’une part, il nous était apparu que c’était un bon moyen d’obtenir l’accord de Bruxelles pour recapitaliser – en réalité pour capitaliser – cette éventuelle filiale fret. D’autre part, cela aurait sans doute permis de mieux évaluer la gestion de cette entité. Mais cela n’a pas été plus loin qu’une proposition rejetée au cours d’une réunion.

Voilà ce que je peux vous dire en quelques mots. Le fret ferroviaire constituait pour moi un sujet réel, qui a fait l’objet de discussions et sur lequel je recevais des notes. Mais il n’était pas au cœur des préoccupations du gouvernement à cette époque.

M. le président David Valence. Vous avez indiqué qu’à l’époque où vous étiez au Gouvernement les rapports entre RFF et la SNCF étaient dégradés. Pourriez-vous revenir sur ce point ? Dans quelle mesure cela a-t-il pu jouer contre le fret ferroviaire ?

Les investissements en faveur du réseau ferroviaire ont eu tendance à augmenter à partir de 2003 – et cela a continué jusqu’à aujourd’hui. Selon tous les chercheurs, ce fut un véritable retournement. Vous souvenez-vous de conflits en matière d’affectation de ces investissements ? Les a-t-on finalement orientés davantage vers le trafic de voyageurs que vers le fret ?

Quand on lit les débats sur le sujet à l’Assemblée nationale, que ce soit à l’époque de M. Gayssot – que nous avons entendu tout à l’heure – ou lorsque vous étiez chargé des transports, on est frappé de constater que le rôle potentiel du fret ferroviaire pour décarboner les transports – et donc l’argument de la transition écologique – était très rarement mis en avant. Pouvez-vous le confirmer et nous aider à comprendre comment le regard porté sur ce sujet était nécessairement différent du regard d’aujourd’hui ?

M. François Goulard. Sur ce dernier point, il est évident que la question de l’émission de gaz à effet de serre était beaucoup moins présente à cette époque-là. Le développement du fret ferroviaire devait surtout contribuer à la réduction du nombre de camions sur les routes. Cette préoccupation revenait souvent lorsque j’étais interrogé, à l’occasion des questions orales sans débat, sur la fermeture programmée par la SNCF de telle ou telle gare destinée au transport de bois, dont le trafic était insignifiant. Si l’on n’évoquait pas le réchauffement climatique, on m’objectait que cela conduirait à augmenter le nombre de camions transportant des billes de bois. Nous avons clairement changé d’époque.

J’en viens aux relations entre la SNCF et RFF. Ce dernier était un établissement récent, qui prenait ses marques. Son président avait une forte personnalité et il voulait affirmer la présence de son établissement dans le paysage ferroviaire. Or RFF dépendait alors des services techniques de la SNCF pour les études préalables aux travaux, car on n’avait pas transféré l’ensemble des personnels concernés – ce qui aurait dû être fait en bonne logique. C’était une source quotidienne de conflits.

Les choix d’investissements ne suscitaient pas de dissensions ouvertes qui auraient nécessité des arbitrages ministériels, mais on savait qu’il y avait de temps en temps des chamailleries.

Vous avez dit très justement que les investissements ferroviaires avaient augmenté à cette époque. Mon prédécesseur avait commandé un rapport à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, rédigé par un très bon spécialiste. Celui-ci avait mis en évidence une dégradation assez sérieuse du réseau ferroviaire français. Nous avions pu obtenir une augmentation des budgets et de grands travaux étaient en cours ou programmés. Une bonne partie concernait les lignes à grande vitesse (LGV). La LGV Est européenne était quasiment achevée à cette époque. J’avais lancé l’enquête publique pour la LGV Bretagne-Pays de la Loire. Nous avions des moyens.

Peut-on dire que nous avons privilégié le transport de voyageurs plutôt que le fret ? Il faut faire la part des choses. Les LGV coûtent en effet cher et ne concernent que le transport de voyageurs. Mais pour les lignes classiques, l’investissement est commun, de telle sorte que l’on ne peut pas dire que le transport de passagers ou de fret est privilégié. S’agissant du matériel roulant, je n’ai pas de souvenir précis, même s’il me semble que les locomotives destinées au fret n’étaient pas les plus modernes. Cela étant, je n’ai pas le sentiment qu’il s’agissait de l’explication principale de la mauvaise performance du fret ferroviaire à cette époque-là. C’était plutôt la conséquence de l’organisation et de relations sociales difficiles. En outre, le fret occupe beaucoup de place sur le réseau parce qu’il est lent. Il est donc plus difficile de lui affecter un sillon par rapport au transport de voyageurs, plus rapide.

Je ne dirais pas que la volonté de redresser le fret ferroviaire primait sur tout, mais c’était quand même une préoccupation.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que la libéralisation en tant que telle n’était pas un débat à l’ordre du jour, mais que vous aviez à mettre en œuvre un plan fret tout en cherchant à obtenir l’accord de la Commission européenne pour le versement d’une aide d’État.

Revenons sur ce fameux plan Véron. Il est annoncé avant votre arrivée au ministère et il aboutit après votre départ. Vous n’en avez donc la maîtrise ni au début ni à la fin. Considérez-vous néanmoins que ce plan est un élément majeur expliquant la diminution de l’activité de fret de la SNCF ?

Comme vous l’avez indiqué, le plan Véron engageait la fin du wagon de fret isolé, dans le cadre d’une politique commerciale favorisant les trains complets cadencés qui sera par la suite amplifiée par le plan Marembaud.

L’objectif officiel du plan Véron était de faire augmenter de 10 milliards de tonnes le fret transporté par la SNCF entre 2004 et 2006. Comment atteindre un tel objectif alors que ce plan proposait aussi 1 400 licenciements par an de 2004 à 2006 ? En outre, n’y avait-il pas une contradiction entre ce qui était affiché publiquement dans ce plan et la signature avec Bruxelles d’un accord qui fixait objectivement une réduction du volume transporté par Fret SNCF ?

En second lieu, le plan Véron comme l’accord bâti à Bruxelles s’appuient, semble‑t‑il, sur une étude de marché indépendante, dont je n’ai pas connaissance. En tout cas, ils étaient considérés par les exécutifs français et européen comme solides et susceptibles de rétablir la maison Fret SNCF au terme du plan de restructuration. Or le plan Véron n’est pas parvenu à réduire le déficit en deux ans. J’aimerais entendre votre appréciation sur ces diverses interrogations, sachant encore une fois que vous avez été au cœur de la période mais ni à son début ni à sa fin.

M. François Goulard. Comme vous l’avez indiqué à deux reprises, j’ai joué un rôle dans une période sinon charnière, du moins quasi-intérimaire. Un an, c’est très court pour de telles affaires, qui exigent du temps.

S’agissant du plan Véron, vous semblez suggérer qu’il comportait en lui-même une sorte d’incohérence. Je ne le pensais pas et je ne le pense toujours pas. Il n’est pas incohérent de se concentrer sur ce que l’on sait faire de mieux pour relancer une activité. Dès lors que la SNCF était mauvaise, pour ne pas dire très mauvaise, sur les wagons isolés, il n’était pas illogique de concentrer les efforts sur le marché qui semblait le plus adapté au fret ferroviaire. Je n’y vois aucune contradiction. Il est classique, pour redresser une entreprise qui ne va pas très bien, de se concentrer sur ses savoir-faire principaux et d’abandonner l’activité périphérique ; même s’il en résulte, dans un premier temps, une baisse de chiffre d’affaires, il s’agit d’un bon moyen de redresser la barre.

S’agissant de la baisse des effectifs, mon appréciation porte sur une période désormais assez éloignée. Dans mon esprit, la SNCF, alors comme à présent, était en sureffectif, et nettement. Les résultats du fret ferroviaire en étaient en partie la conséquence. Réduire les effectifs n’était pas contradictoire avec un plan visant certes à redresser la part modale, mais également à rétablir la situation financière.

Que cela n’ait pas réussi, c’est une autre affaire. Je n’ai pas les éléments d’appréciation pour vous répondre et vous dire pourquoi cela n’a pas marché. Sans doute n’a-t-on pas eu, comme souvent, le courage d’aller au bout du plan.

Était-il pleinement adapté ? Le monde politique doit être modeste. Même nommé secrétaire d’État aux transports, on n’est pas celui qui a les idées géniales pour redresser ce qui ne va pas dans le domaine des transports. On hérite du rôle du politique vis-à-vis d’une administration ou d’une entreprise publique. Je n’ai jamais prétendu et ne prétends pas être un spécialiste à même d’apprécier le bien-fondé d’un plan tel que le plan Véron, dont certaines dimensions économiques et techniques m’échappaient totalement. Toutefois, je ne voyais pas de contradiction dans ses principales données, et je n’en vois toujours pas.

Naturellement, rien n’interdit de porter sur ce plan une appréciation totalement différente de la mienne. De même, chacun peut avoir sur les effectifs de la SNCF un avis diamétralement opposé au mien. Quoi qu’il en soit, les comparaisons internationales dont nous disposions montraient que le rail français était très bien doté en effectifs.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous dites avoir le sentiment qu’on n’a pas eu le courage d’aller au bout du plan. Faites-vous allusion à la filialisation, que les membres de l’exécutif et la direction de la SNCF ont évoquée ensemble, et dont vous avez dit qu’elle n’avait pas fait l’objet d’un accord politique ? La filialisation a-t-elle été débattue directement avec la Commission européenne ?

M. François Goulard. Je l’ignore.

M. le président David Valence. Ce qui est certain, c’est que votre évocation en aparté de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM) offre des points de comparaison assez intéressants avec la situation actuelle de Fret SNCF.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). J’espère que Fret SNCF ne finira pas comme la SNCM ou Corsica Linea et que les collectivités territoriales ne seront pas amenées à financer la délégation de service public (DSP) du fret !

Monsieur le ministre, vous avez été très clair. Vous avez été secrétaire d’État aux transports pendant quatorze mois, au cours desquels le fret ferroviaire n’était pas un sujet majeur. Le plan fret était sur les rails, pour ainsi dire, et il s’agissait, dans ce cadre, de faire progresser le recours au fret ferroviaire avec l’accord de la Commission européenne. Il s’agissait aussi de faire des choix stratégiques assumant la perte d’une part de nos capacités.

Vous avez dit à plusieurs reprises que le fret se prêtait bien au transport par train complet et cadencé mais mal au transport par wagon isolé. Vous avez dit que la concurrence de la route interdisait au fret ferroviaire de nourrir de grandes ambitions. L’entreprise et le pouvoir politique n’ont-ils pas cependant commis une erreur stratégique, alors même que, peu avant votre nomination, le président Chirac prononçait dans son discours à Johannesburg la fameuse phrase « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », et que la prise de conscience que la planète devra changer de modèle s’amplifiait ?

Considérer que l’avenir était à la réduction du fret ferroviaire ne relève-t-il pas d’une erreur stratégique collective au regard des besoins sociaux et environnementaux ? Une stratégie consistant à passer sous les fourches caudines de la libéralisation du transport routier, grâce à laquelle le transporteur routier ne paie quasiment rien, ne prive-t-elle pas d’emblée des moyens d’édifier un véritable réseau de fret ferroviaire ?

M. François Goulard. À l’époque, les sujets relatifs au réchauffement climatique étaient bien moins présents dans les esprits et les propos politiques qu’ils ne le sont de nos jours, en dépit du discours du président Chirac à Johannesburg. Cet état de fait est facilement vérifiable, par exemple en comparant les interventions prononcées à l’Assemblée nationale.

Ensuite, il s’agissait non pas d’abandonner le fret ferroviaire mais de le recentrer sur les domaines dans lesquels il était le meilleur, où il y avait énormément de parts de marché à prendre. Les trains cadencés et complets étaient peu nombreux, et de nombreux chargements qui auraient pu être transportés par voie ferroviaire l’étaient par la route.

Ainsi, à Vannes, où j’étais conseiller municipal, une usine Michelin recevait, grâce à un embranchement ferroviaire, ses bobines de tôle par des trains complets et cadencés en provenance des aciéries de l’Est et du Nord de la France. Mais elle a été alimentée de plus en plus par camions car les retards de trains compliquaient la production.

Par ailleurs, nous avons essayé de développer des solutions alternatives à la route. Le transport combiné rail-route semblait devoir s’amplifier. Nous avons lancé des chantiers dans plusieurs gares en vue de faire monter les camions sur les trains. L’idée, qui n’a pas prospéré, ne semblait pas idiote. En tout état de cause, une fois le train en gare, la rupture de charge est inévitable pour acheminer le chargement du train jusqu’à l’entreprise ou à l’entrepôt. Cette perspective relevait d’une forme de réalisme, mais se heurtait à plusieurs obstacles techniques.

Enfin, nous avons essayé de développer le transport de camions par bateau, par exemple entre la France et l’Italie en partenariat avec le groupe Louis-Dreyfus. Ces lignes appelées « Ro/Ro » – roll on / roll off – suscitaient de l’espoir : rapides, elles permettaient au chauffeur de dormir sur le bateau et d’arriver, sans traverser les Alpes, depuis Toulon, au cœur de l’Italie.

Il ne s’agissait donc pas de se résigner à la suprématie de la route. Un constat réaliste s’imposait : de nombreuses entreprises industrielles étaient passées au transport routier parce qu’il fonctionnait mieux que le fret ferroviaire, ce qui ne nous empêchait pas de chercher à le relancer.

M. le président David Valence. J’ai très tôt entendu parler de fret ferroviaire car mes parents, qui avaient une scierie, y ont eu recours pendant plusieurs années. Ils ne cessaient de se plaindre de la faible qualité du service, notamment des retards. Un jour, en 2002, un train a été perdu et n’a été retrouvé qu’au bout de quinze jours ; l’entreprise est alors intégralement passée au transport routier.

Chacun est libre de considérer qu’évoquer la faible qualité du service de Fret SNCF relève de la polémique ou de l’idéologie ; la réalité, c’est qu’elle est, pour les entreprises, un problème. Indiscutablement, d’importants efforts ont été consentis pour l’améliorer, ce qui a permis à Fret SNCF de regagner et de conserver une position assez forte, même dans son format actuel, sans les filiales. Cette évolution est le résultat du travail des salariés de l’entreprise. Il n’en reste pas moins que la qualité du service au début des années 2000, comparée à celle observée ailleurs en Europe, était assez dégradée.

Si la demande des entreprises est à nouveau en hausse, c’est aussi en raison d’un changement de paradigme en faveur de la transition écologique. J’ai interrogé le ministre Gayssot à ce sujet : la transition écologique est absente dans la quasi-totalité de ses interventions devant l’Assemblée nationale sur le fret. Ce qui incite aujourd’hui de nombreuses entreprises à revenir vers le fret ferroviaire ou à envisager de le faire, c’est l’internalisation des coûts induits par la transition écologique.

Mme Huguette Tiegna (RE). Si la pression écologique était faible lorsque vous étiez secrétaire d’État, la démarche actuelle de décarbonation des industries inclut la façon dont les entreprises transportent les marchandises. Une solution exclusivement ferroviaire n’est pas envisageable, dans la mesure où les voitures et les camions de demain seront décarbonés, notamment grâce au biogaz et à l’hydrogène. Quelle est votre analyse de l’avenir du fret ferroviaire compte tenu du développement de ces technologies ?

M. François Goulard. Je n’ai jamais été un grand spécialiste de ces questions, en dépit des responsabilités que j’ai exercées, et le suis moins encore aujourd’hui, ayant cessé de m’y intéresser de près. Même si je suis l’actualité économique d’une façon générale, je ne puis prétendre avoir une opinion spécialement pertinente sur le point que vous soulevez.

Ce que je puis dire, c’est que, du côté des entreprises, le paysage a changé. L’obligation de présenter un bilan carbone change tout. Basculer du transport routier au rail permet de l’améliorer considérablement, dès lors qu’il inclut les fournisseurs de l’entreprise concernée.

Je souscris aux observations de M. le président sur la qualité de service de Fret SNCF, au demeurant très présentes dans le discours des entreprises et des dirigeants de la SNCF eux-mêmes, qui étaient parfaitement conscients du problème.

Les technologies permettant de décarboner le transport routier ne sont pas acquises – celui-ci a du reste fait des progrès considérables grâce au progrès technique des moteurs, qui a permis de diviser par deux les émissions de CO2 par tonne transportée en vingt ou trente ans,

Ainsi, le biogaz présente une capacité de production limitée. Il n’est donc pas à l’échelle de la consommation du parc de camions, dans aucun pays.

Quant à l’hydrogène, je n’en suis pas spécialiste, mais je lis beaucoup de publications sur l’énergie et considère que les problèmes de sécurité qu’il soulève ne sauraient être négligés. Nous avons tendance à le considérer comme la solution miracle pour le transport routier et maritime. Or il s’agit d’une technologie complexe. Le transport et le stockage de l’hydrogène présentent des risques sérieux. Il y a quelques jours, Bernard Meunier, membre de l’Académie des sciences, ancien président du CNRS, chimiste, a ainsi appelé l’attention sur les risques d’explosion de l’hydrogène. Je me permets donc de dire qu’il faut être prudent en l’absence d’un développement à une certaine échelle.

Ce qui est sûr, c’est que nous devons, aujourd’hui plus encore qu’hier, tenter de développer le fret ferroviaire. S’agissant des ports, il est frappant de constater que ce problème, identifié depuis quarante ans, voire plus, n’a pas été traité. Le fameux barreau ferroviaire permettant de relier le port du Havre à la région parisienne ou aux régions de l’Est et du Nord en contournant Paris n’a toujours pas vu le jour. Il s’agit de questions très concrètes.

M. le président David Valence. Mme Anne-Marie Idrac, que nous auditionnerons prochainement, dit souvent qu’il faut, pour développer le fret, investir dans le rail au sein des ports.

Monsieur le ministre, nous vous remercions de la sincérité de vos propos et, contrairement à ce que vous avez dit, de l’acuité de vos souvenirs.


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4.   Audition, ouverte à la presse, de M. Clément Beaune, ministre délégué chargé des transports (13 septembre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir M. Clément Beaune, ministre délégué chargé des transports, et le remercie de s’être rendu disponible dès le début de nos travaux – cette audition est la quatrième à laquelle nous procédons.

Le 18 janvier dernier, la Commission européenne a annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie sur les mesures de soutien du gouvernement français en faveur de la filiale fret de la SNCF entre 2007 à 2019, craignant que certaines d’entre elles n’aient pas été conformes aux règles communautaires en matière d’aides d’État. La société Fret SNCF a été constamment déficitaire, sauf en 2021 et 2022 ; elle a vu ses pertes continuellement couvertes par sa société mère entre 2007 et 2019 grâce à des avances de trésorerie internes au groupe.

La Commission vise trois mesures : des avances de trésorerie d’un montant de 4 à 4,3 milliards d’euros, destinées à compenser le déficit d’exploitation récurrent de Fret SNCF ; l’annulation de la dette financière de Fret SNCF de 5,3 milliards d’euros par voie législative en 2019, lors de la transformation du groupe en société anonyme ; et l’injection d’un capital de 170 millions d’euros, en 2019.

Plutôt que d’attendre que ce risque contentieux aboutisse à une condamnation de Fret SNCF et, probablement, à sa faillite, le Gouvernement a annoncé, le 23 mai, en même temps que des mesures significatives de soutien au fret ferroviaire, qu’il retenait une solution de discontinuité pour préserver une activité de fret ferroviaire publique. Il s’agirait, au 1er janvier 2025, de faire succéder deux sociétés à Fret SNCF : l’une chargée de l’activité capacitaire, l’autre de la maintenance des locomotives. Pour éviter que les nouvelles sociétés ne soient jugées trop proches de Fret SNCF, donc responsables des éventuelles pénalités, vingt-trois lignes de trains entiers, soit 30 % du trafic, devraient être cédées à d’autres entreprises, ainsi que soixante-deux locomotives.

Monsieur le ministre, nous souhaitons vous entendre sur l’analyse du risque d’une condamnation de Fret SNCF, qui vous a conduit à retenir cette solution ; sur l’état de l’enquête approfondie lancée le 18 janvier ; sur l’inquiétude suscitée par ce changement majeur du périmètre de l’activité de fret ferroviaire publique pour les objectifs de décarbonation des transports ; sur les effets de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire annoncée en 2021 ; sur votre vision des perspectives actuellement ouvertes au secteur du fret ferroviaire par la préoccupation constante et croissante des entreprises concernant leur impact carbone.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Clément Beaune prête serment.)

M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé des transports. Je vous remercie d’avoir souhaité m’entendre dès le début de vos travaux à propos d’un défi majeur : l’organisation et la sécurisation de l’avenir du fret ferroviaire dans notre pays et plus largement en Europe, au moment de la transition écologique. Dans sa vision de la préservation et du développement du fret ferroviaire, le Gouvernement doit intégrer cette difficulté importante qu’est la procédure ouverte par la Commission européenne depuis janvier.

Je suis profondément convaincu que le fret ferroviaire a un avenir, qu’il peut se développer. Les vingt dernières années ont été difficiles, et les difficultés n’ont pas commencé avec la procédure, mais l’avenir est ouvert. Depuis plusieurs années, le secteur bénéficie du soutien du gouvernement – le précédent et l’actuel. Souhaitant renforcer ce soutien, j’ai annoncé au printemps des mesures d’aide à l’exploitation et au fonctionnement ainsi qu’à l’investissement. Il n’y a donc ni sabordage ni abandon, ni résignation sur la situation ou l’avenir du fret ferroviaire, y compris public, dans notre pays : nous y croyons, même si c’est difficile.

Nous voyons d’ailleurs des signaux positifs, notamment une augmentation de la part du fret ferroviaire dans le transport global de marchandises ces deux dernières années. Au moment de la transition écologique, les clients finaux du fret, qu’il soit privé ou public, témoignent d’un appétit pour le fret ferroviaire. Les perspectives sont positives. L’État soutient ces acteurs et les soutiendra – ce point, je crois, nous réunit, par-delà nos différentes sensibilités politiques.

De fait, c’est le Parlement qui, lors de la discussion sur la loi « climat et résilience », a fixé des objectifs qui s’imposent au Gouvernement, l’obligeant à définir et à conduire une stratégie pour doubler la part modale du fret ferroviaire dans le transport de marchandises – de 9 % au moment du vote de la loi à 18 % à la fin de cette décennie. La stratégie nationale qui a été déployée avant que je n’arrive aux responsabilités, mais dans laquelle je m’inscris, comporte soixante-treize mesures précises. Lors du comité de pilotage qui s’est tenu en juin, il a été constaté que la moitié de ces mesures est mise en œuvre, en totalité ou partiellement. Il s’agit donc bien d’un engagement : grâce aux aides augmentées par le plan France relance, grâce à la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire (SNDFF), les nouvelles sont bonnes, même si la prudence s’impose. L’an dernier, le fret ferroviaire a atteint sa meilleure part modale – 11 % –  dans le transport de marchandises depuis 2017, et son meilleur niveau de trafic depuis 2015, avec près de 36 milliards de tonnes transportées.

Permettez-moi de me concentrer sur les annonces que j’ai faites pour amplifier le plan dans le prolongement de cette stratégie, au moment précis où nous avons dû répondre à la procédure de la Commission européenne.

Nous avons mobilisé des aides à l’exploitation supplémentaires. Ces aides avaient déjà été renforcées de manière significative dans le plan de relance de la fin de l’année 2020, à raison de 170 millions par an jusqu’en 2024. J’avais indiqué devant le Parlement qu’elles seraient prolongées jusqu’en 2027 ; j’ai pu annoncer un nouveau prolongement au moins jusqu’en 2030, pour donner la visibilité nécessaire à l’ensemble des acteurs – c’est un des facteurs clés du développement du fret ferroviaire. Dans quelques semaines, lors de la discussion budgétaire, ces aides seront aussi amplifiées, de 30 millions par an, à partir de 2025, soit 330 millions d’aides annuelles pour l’exploitation du fret ferroviaire contre moins de la moitié il y a deux ans. Sur une décennie, cela représente près de 1 milliard d’euros supplémentaires par rapport à 2020. L’effort est donc très important. Ces soutiens recouvrent notamment les aides au wagon isolé ou aux péages dus par les opérateurs de fret, pour lever les barrières au développement du fret ferroviaire.

Nous devons compléter ces aides à l’exploitation et au fonctionnement par des aides à l’investissement. Force est de constater que le déclin du fret ferroviaire dans notre pays n’est pas lié à la libéralisation du secteur menée en France et au niveau européen : il était déjà fortement engagé depuis le début de 2000. Entre 2000 et 2006, au moment de l’ouverture à la concurrence, l’activité de fret ferroviaire en France avait déjà diminué de près de 30 %. On peut certes débattre du bien-fondé de cette réforme d’initiative européenne, mais elle n’a du moins pas été la seule mesure.

La stratégie présentait deux défauts, liés aux aspects traditionnellement privilégiés par le système français : le développement du trafic de voyageurs par rapport au trafic de marchandises, et les aides au fonctionnement, qui restent nécessaires, par rapport aux aides à l’investissement. Si je dois renforcer sur un point le développement du fret ferroviaire dans les années qui viennent, ce sera sur l’investissement, en particulier dans les grandes gares de triage, telles que Miramas et Woippy. Nous y pourvoirons notamment dans le cadre des contrats de plan État-région (CPER) de nouvelle génération, qui sont en cours de négociation et qui prévoient de multiplier par quatre les crédits d’investissement. Le plan que j’ai présenté en mai consiste ainsi à engager 4 milliards entre 2023 et 2032, dont la moitié pour l’État. Les régions et les autres collectivités ont déjà montré qu’elles étaient prêtes à s’engager. C’est en améliorant nos infrastructures que nous donnerons un avenir durable au fret ferroviaire.

L’État n’abandonne en aucun cas le fret ferroviaire – il investit et soutient l’exploitation et les opérateurs –, mais il est confronté à l’actualité difficile, douloureuse, de la procédure ouverte par la Commission européenne à l’encontre de notre pays, comme de plusieurs autres États membres, depuis janvier 2023. Européen convaincu, je n’ai pas l’habitude de critiquer les institutions européennes, mais je dois dire que je regrette l’ouverture de cette procédure. Reste que les faits sont là, malgré les discussions que j’ai pu avoir avec la Commission européenne pour essayer d’éviter cette procédure depuis quatorze mois que je suis chargé des transports.

Les choses ont changé à partir du 18 janvier 2023, avec cette procédure, qui est au démarrage des choix politiques qu’il faut discuter, car elle fait peser un risque vital sur l’opérateur public de fret ferroviaire en France. Même si celui-ci n’est pas le seul opérateur, il reste central : nous ne pouvons pas nous dispenser d’un opérateur public de référence dans notre système de fret ferroviaire. Mon action a été guidée par la volonté d’agir de manière responsable face à ce risque existentiel. Comme je l’ai fait avec les organisations syndicales et avec la direction de l’entreprise, je partage avec vous librement l’alternative qui s’offrait à nous.

La première option consistait à aller au bout de la procédure. On ne sait jamais combien de temps cela peut durer, mais l’expérience permet d’estimer la durée entre dix-huit et vingt-quatre mois, sans compter les recours possibles. Je suis convaincu que nous aurions condamné Fret SNCF dès maintenant, car nous aurions eu, pendant dix-huit mois au moins, une incertitude sur le maintien en vie économique de notre opérateur central de fret ferroviaire. Je rappelle que la procédure a été motivée par une demande de remboursement de 5,3 milliards d’aides jugées illégales par la Commission européenne. C’est l’entreprise même, quel que soit son statut, qui doit la rembourser. Le risque vital est donc double : d’une part, l’entreprise risque de devoir rembourser tout ou partie de cette somme, ce qui est insoutenable ; d’autre part, l’incertitude est mortelle dès à présent, car l’entreprise ne peut plus garantir à ses clients qu’elle aura la capacité de transporter leurs marchandises à l’avenir.

Je partage avec vous le raisonnement et la responsabilité que j’endosse en tant que ministre parce que c’est un paramètre essentiel qui a pesé dans mon choix.

L’autre option, celle que j’ai suivie, est de trouver le plus vite possible un accord avec la Commission européenne pour lever le risque. C’est sans doute la décision la plus difficile que j’ai eue à prendre dans ma vie professionnelle, car je sais ce qu’il y a derrière : des emplois, un opérateur, un service public. Je suis convaincu que la meilleure chose à faire est de lever l’incertitude et de trouver un accord, que l’on doit accompagner d’un plan d’investissement non seulement de sauvegarde, mais de développement du fret ferroviaire, y compris par un opérateur public.

Nous avons discuté avec la Commission européenne pour déterminer nos lignes rouges, si nous négocions, et ce qui serait susceptible de mener à un accord. Le but est d’éviter une procédure qui aboutirait à un remboursement et de préserver des conditions favorables – ou moins défavorables que d’autres – pour le fret ferroviaire.

Trois axes structurent notre position dans la négociation.

D’abord la préservation de l’emploi au sein d’un opérateur ferroviaire public. Nous sommes prêts, pour lever le risque, à prendre des engagements auprès de la Commission en faveur de la solution envisagée, qui a été présentée aux organisations représentatives du personnel, consistant à maintenir 90 % des emplois dans une structure publique de fret ferroviaire qui succéderait à Fret SNCF dans une « discontinuité raisonnable ».

Le deuxième axe est de garder un opérateur ferroviaire public, non pas dans sa structure actuelle – d’où le terme de « discontinuité » –, mais dans le sens où son capital restera très majoritairement public. Je crois que de nombreux acteurs – clients, chargeurs, autres opérateurs de fret privés – ne souhaitent pas que disparaisse, avec l’opérateur de fret ferroviaire public, une référence essentielle pour l’organisation, la structuration et la visibilité du fret ferroviaire. Pour des raisons de principe, de valeurs, mais aussi d’efficacité écologique et économique, je suis convaincu que nous avons besoin d’un tel opérateur.

Le troisième axe est d’éviter le report modal inversé, ce qui nécessite que l’on puisse continuer d’investir dans le secteur du fret ferroviaire, y compris public. Parmi les aides supplémentaires que je propose que figurent les aides au wagon isolé, ce que l’on appelle les « trains mutualisés » et la « gestion capacitaire », qu’il faut continuer à soutenir. Il serait absurde de mettre en danger le secteur du fret ferroviaire au moment où la Commission européenne travaille au Pacte vert et où la France œuvre pour la transition écologique.

Ces trois conditions supposent certes des efforts. La direction de Fret SNCF les a détaillés en toute transparence aux instances représentatives du personnel. Certaines activités devront être cédées, pour environ 20 % du chiffre d’affaires actuel. Des personnes devront quitter la structure actuelle mais j’ai demandé au PDG de la SNCF de veiller à ce qu’une solution soit trouvée pour tout le monde au sein du groupe. Et, puisque nous anticipons un développement du fret ferroviaire dans les années à venir, y compris pour l’opérateur public, les personnes qui ont travaillé pour Fret SNCF bénéficieront d’une priorité d’emploi.

Le dossier est compliqué et la décision difficile à prendre. La vision d’ensemble doit porter sur le développement du fret ferroviaire public et non pas sur la procédure, dont j’ose espérer qu’elle n’est qu’un épisode, si difficile soit-il. Nous devons surmonter celui-ci pour ne pas gâcher le développement du fret ferroviaire public, sur le plan social, écologique et industriel. Choisir la procrastination, céder à la facilité de laisser la procédure se dérouler pendant deux ans, serait certes plus confortable. Je crois cependant que l’opération de discontinuité dans le cadre ainsi défini et avec les lignes rouges que j’ai rappelées est un choix responsable. Nous l’accompagnons d’un plan d’investissement majeur, pour donner rapidement des perspectives garanties à l’opérateur de fret ferroviaire public et à l’ensemble du secteur, et d’un soutien financier validé par la Commission européenne pour le développement du fret ferroviaire dans les années qui viennent.

M. le président David Valence. Les entreprises montrent en effet une appétence pour le fret ferroviaire plus forte que dans le passé, notamment pour décarboner leurs mobilités – l’ancien président-directeur général de SNCF Réseau, Patrick Jeantet, l’a souligné hier.

Les chargeurs qui travaillent avec Fret SNCF se trouveraient dans une grande incertitude si le Gouvernement laissait la procédure suivre son cours. Comment appréhendent-ils le plan de discontinuité ?

Quel est l’avenir de la gestion capacitaire, l’activité principale de Fret SNCF, qui est le segment le plus dépendant des aides publiques ?

Vous avez évoqué l’investissement dans les infrastructures et dans les matériels, notamment pour remédier aux difficultés d’acquisition des locomotives fret et de valorisation des certificats d’économie d’énergie (CEE). Toutes les régions se montrent-elles aussi désireuses de s’engager aux côtés de l’État pour investir dans des infrastructures dédiées au fret ?

S’agissant du soutien public au fret ferroviaire, DB Cargo semble entretenir un dialogue nourri avec la Commission européenne : pourriez-vous donner des éléments de comparaison à l’échelle européenne ?

M. Clément Beaune, ministre délégué. Fret SNCF a notifié, à la fin du mois de juillet, les chargeurs de sa clientèle d’une probable discontinuité, dans laquelle une nouvelle entreprise conserverait l’essentiel de l’activité. Nombre d’entre eux souhaitent rester clients de l’entreprise publique qui succédera à Fret SNCF. Un délai jusqu’à fin décembre 2023 a été évoqué pour assurer cette bascule ; il pourrait être prolongé sans risque juridique jusqu’au 30 juin 2024. Il y a urgence à donner de la visibilité aux chargeurs, qui la réclament. Si l’on attend le résultat de la procédure, la situation se dégradera. Dans le moins mauvais scénario, ils choisiront un autre acteur du fret ferroviaire, s’ils le peuvent ; dans le pire, ils opteront pour un autre mode de transport. Il est important de ne pas avoir de rupture et de donner vite une visibilité, tout en assurant le temps de la discussion interne à l’entreprise, de la réorganisation, pour que l’opérateur successeur de Fret SNCF soit en place. À ce stade, nous n’avons pas été alertés de mouvements de bascule vers d’autres modes de transport ou d’inquiétude majeure quant à l’existence d’une entreprise telle que Fret SNCF à l’avenir.

Au-delà des chargeurs, l’ensemble des opérateurs de fret, dont l’opérateur public, demandaient de longue date un plan d’investissement, que les représentants du secteur, Fret ferroviaire français du futur (4F), avaient chiffré à 3,5 milliards d’euros d’ici à la prochaine décennie. Nous avons plus que répondu à cette attente, en proposant la somme inédite de 4 milliards d’euros d’investissement, en plus des aides à l’exploitation, pérennisées et renforcées, notamment pour le triage.

Ces 4 milliards d’euros sont nécessairement partenariaux : l’État est prêt à en donner la moitié, soit quatre fois plus que dans la génération précédente de CPER. La négociation avec les présidents de région est en cours, mais l’appétence semble réelle. Dans tous les mandats de région concernés par des infrastructures de fret ferroviaire, la Première ministre et moi-même avons indiqué au préfet des enveloppes pour le fret ferroviaire. Deux régions sont particulièrement concernées, car elles accueillent des gares de triage très importantes. Le président Leroy de la région Grand Est est prêt à investir, ainsi que d’autres collectivités : 80 millions d’euros permettront de rénover entièrement la gare de Woippy, qui le mérite. L’autre gare de triage emblématique, celle de Miramas, fait déjà l’objet d’un plan d’investissement impliquant plusieurs collectivités – région, département, ville –, qui porte ses fruits : il sera poursuivi à hauteur de plus de 40 millions d’euros. L’État prendra sa part, en acquittant au moins la moitié de cet investissement.

Je crois à l’avenir de la gestion capacitaire, notamment aux trains mutualisés qui sont au cœur de l’activité. Ces wagons isolés sont essentiels dans le contexte du développement des exigences écologiques et de l’appétence croissante pour le fret ferroviaire sur le marché du transport de marchandises. Un acteur de référence de cette gestion capacitaire est indispensable : aujourd’hui, c’est Fret SNCF ; demain, cela devra rester un acteur du fret ferroviaire public. Pour ces raisons, nous réinvestissons dans l’infrastructure de triage, qui garantit un marché économique à la gestion capacitaire. Nous devrons aussi développer le transport combiné, sachant que Fret SNCF a développé depuis quelques années une capacité rail-route qui permet au rail de se développer puisque le dernier kilomètre peut être assuré par la route. Ces deux éléments me font croire à l’avenir économique du fret ferroviaire, avec un opérateur public en son centre.

S’agissant des comparaisons européennes, beaucoup semblent avoir des informations que même le gouvernement allemand ne détient pas. On sait qu’une procédure est ouverte à l’encontre de l’opérateur allemand : DB Cargo se voit reprocher des choses qui nous l’ont été en 2005, au moment où nous avons réorganisé le fret ferroviaire. La situation n’est donc pas comparable à celle de la France. Néanmoins, les Allemands discutent aussi avec les autorités européennes pour préserver leur opérateur. Je ne crois pas à cette fable de l’opposition selon laquelle la France se serait couchée devant les injonctions bruxelloises. Dans chacun des rendez-vous que j’ai eus, depuis de longs mois, pour défendre les intérêts de notre fret ferroviaire public, de notre entreprise ou de notre service public, je peux démontrer l’engagement et la sincérité du Gouvernement. Les autorités allemandes sont en train de discuter de types et de montants d’aides différents de ce qui est reproché aux autorités et à l’opérateur français.

Nous savons qu’il existe d’autres cas, aboutissant à des réflexions sur des solutions de discontinuité du même ordre. En Roumanie, par exemple, une procédure est également lancée à l’encontre de l’opérateur de fret ferroviaire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous exercez des fonctions en lien direct avec les affaires européennes depuis 2016. Quand avez-vous eu à connaître du dossier précontentieux ou contentieux visant Fret SNCF, et à y être intéressé ?

Lorsque le pacte ferroviaire a été adopté et l’établissement public industriel et commercial (EPIC) transformé en société anonyme, votre collègue des transports ou vous-même vous êtes-vous assuré de la viabilité de la nouvelle entité eu égard au contentieux en germe ou déjà lancé ? La Commission européenne a bien désigné SA Fret SNCF comme ayant été soutenue artificiellement, du fait de l’annulation de la dette.

Le dossier SA Fret SNCF a-t-il été traité durant les six mois où la France a assuré la présidence de l’Union européenne, sachant qu’elle avait fait du fret un enjeu majeur ?

Comment expliquez-vous l’urgence que vous mettez à trancher entre les deux options, quand des procédures visant la Roumanie, la Grèce, l’Italie ou l’Allemagne s’échelonnent sur plusieurs années ? Certes, le doute pouvait paralyser les chargeurs et les opérateurs, mais il semble toujours d’actualité : au sein de l’Association française du rail (AFRA), un certain nombre d’opérateurs indiquent qu’ils ne sont pas en mesure de reprendre tout ou partie des vingt-trois flux qui doivent être transférés à la concurrence – hors Rail Logistics Europe, ai-je cru comprendre.

Pouvez-vous préciser le plan de discontinuité ? Disposez-vous d’un agrément officiel de la Commission européenne ou de sa présidente ? Ce plan a-t-il fait l’objet d’une étude d’impact sur l’environnement, s’agissant en particulier du possible report modal routier d’une partie des vingt-trois flux concernés ?

L’une des deux nouvelles sociétés serait une entreprise de transport ferroviaire pour le trafic mutualisé. Nous voulons tous y croire, mais avez-vous étudié sa viabilité ? L’effort considérable d’investissement n’en est qu’à ses débuts : comment seront appliquées les soixante-douze mesures de la stratégie nationale, dont une bonne partie doit porter sur les infrastructures – installations terminales embranchées (ITE), triages, etc. – et n’ont pas encore fait l’objet d’une communication officielle ? Vous avez indiqué que la moitié d’entre elles avaient atteint leur objectif. L’état du réseau conditionnant l’activité du fret, comment parviendrez-vous à atteindre 18 % de trafic ferroviaire d’ici à 2030 ?

M. Clément Beaune, ministre délégué. Jusqu’en août 2016, j’étais conseiller, notamment sur les questions européennes, du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique Emmanuel Macron. Je n’ai pas eu à connaître de ce dossier dans ces fonctions, car il n’était pas au cœur du périmètre.

J’ai ensuite été nommé conseiller spécial pour l’Europe au sein de la cellule diplomatique du Président de la République, à partir de mai 2017 jusqu’au 26 juillet 2020. Je n’ai pas eu non plus à connaître dans ce cadre de la procédure à l’encontre de Fret SNCF, où les premières plaintes datent de 2016.

En revanche, j’ai travaillé sur ce dossier, quoique de manière plus éloignée que dans ma responsabilité de ministre délégué chargé des transports, à partir de l’automne 2020, en tant que secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. En effet, j’ai pu rencontrer des parlementaires et des commissaires européens, dont la commissaire à la concurrence, Mme Vestager. J’ai également été en contact avec mon homologue chargé des transports de l’époque, M. Djebbari, avec notre représentation permanente, avec d’autres acteurs du système européen, et j’ai pu évoquer la question, de manière peu détaillée, dans cette fonction.

Elle n’est devenue ma responsabilité centrale qu’à partir de juillet 2022 en tant que ministre délégué chargé des transports. Mon agenda public l’atteste, j’ai eu six contacts avec Mme Vestager. Les choses n’ont pas commencé le 18 janvier 2023 : des opérateurs ont déposé des plaintes auprès de la Commission européenne à partir de 2016. Bien qu’elles aient toutes été finalement retirées, la Commission européenne a ouvert une procédure. Cela montre combien la question était sérieuse : ses services, qui sont soumis à des procédures juridiques voire au contrôle du juge in fine, n’ouvrent que rarement des procédures. Or, malgré l’absence de plaintes, la Commission a estimé qu’il existait une aide massivement illégale ou à forte présomption d’illégalité.

Les discussions se sont tenues pendant de longs mois, pour éviter une procédure et faire valoir nos arguments, puis, une fois ouverte, pour y répondre. Mon prédécesseur, Jean-Baptiste Djebbari, a connu les étapes antérieures.

La question du fret ferroviaire et de la décarbonation a été évoquée lors de la réunion informelle des ministres des transports tenue par mon prédécesseur à Toulouse dans le cadre de la présidence de l’Union européenne. Elle fait partie des enjeux pour lesquels la France demande régulièrement une stratégie ou un plan d’investissement européens. Dans le cadre du plan de relance – un plan en partie financé par les aides européennes et soumis à la discussion de la Commission européenne et de nos partenaires –, nous avons fait le choix, comme d’autres pays, d’introduire un élément de soutien au fret ferroviaire.

Pour le cas où cet aspect aurait été sous-jacent dans votre question, je précise que la présidence française du Conseil de l’Union européenne n’a pas été un handicap pour la France. De fait, durant les six mois où elle a assuré cette présidence, la France n’a pas mis ses intérêts et ses arguments dans sa poche avec son mouchoir par-dessus. Elle a veillé à l’ensemble des dossiers correspondant à ses intérêts, notamment celui du fret ferroviaire, qui a été continûment défendu par le secrétaire d’État aux affaires européennes que j’étais, et par le ministre des transports de l’époque. Je ne dispose pas de l’agenda de mon prédécesseur, mais je suis certain que des discussions avec la Commission européenne se sont poursuivies durant cette période sans que nous ne levions notre stylo ou remballions nos arguments.

Je crois profondément à la viabilité pérenne de ce projet. Du reste, la Commission européenne est particulièrement vigilante, dans ses analyses, à propos de l’investissement avisé et de la viabilité économique. Si donc nous adoptons ce scénario en posant des lignes rouges et en pensant qu’il permettra de lever le risque existentiel et juridique, il sera de toute façon soumis à une décision de la Commission, dont les analyses sont généralement plus strictes que les nôtres, pour ce qui est de l’existence ou du maintien d’une viabilité économique pour l’opérateur qui est au cœur de la procédure. En d’autres termes, la Commission ne validerait pas une solution de discontinuité si elle ne pensait pas que l’opérateur était viable. La perspective n’est certes jamais une garantie, mais l’analyse est faite et, avec la gestion capacitaire, le plan d’investissement et les aides d’exploitation combinés – puisque la situation s’examine de manière statique et dynamique –, nous avons les moyens, dans la prochaine décennie, de rendre le fret ferroviaire plus attractif et d’augmenter sa part modale, en particulier avec un opérateur de fret ferroviaire public centré sur la gestion capacitaire, viable et attractif. J’y crois profondément et cette analyse sera, de toute façon, formulée également par les autorités européennes.

En termes de risque et de calendrier, il y a urgence. Vous avez dit que d’autres pays avaient vécu ou subi de longues procédures, mais l’expérience montre, même s’il n’y a pas de certitude absolue en la matière, que lorsque les discussions et l’obtention d’un accord potentiel sont tardives, les solutions de discontinuité, si elles se révèlent finalement nécessaires, sont plus dures et plus brutales. Le précédent d’Alitalia, dans le domaine du transport aérien, a été marqué par 50 % de discontinuité. Il ne s’agit donc pas de négocier à n’importe quelles conditions et pour n’importe quel résultat, mais de faire en sorte que la structure ferroviaire publique conserve 90 % de l’emploi et 80 % de l’activité. Vous avez évoqué vingt-trois flux qui doivent être cédés – j’ai lu à ce propos le mot « sacrifiés », mais il ne s’agit pas que l’activité disparaisse : elle doit être cédée à d’autres opérateurs, dont nous espérons qu’ils resteront dans le domaine du fret ferroviaire. Si elles sont adoptées, ces solutions de discontinuité entraînent une réduction bien moindre du volume, que ce qui a été observé dans de nombreux autres cas. Nous avons donc fixé, pour ce qui concerne nos intérêts, des lignes rouges très claires.

Dans notre pays, la dernière stratégie ferroviaire date de la fin 2021 et le dernier vote du Parlement à ce sujet de l’été 2021, avec la loi « climat et résilience ». Nous observons en 2021-2022 le premier résultat en termes d’inversion de la courbe et de remontée de la part modale du fret ferroviaire. Dans ce contexte, en accompagnant cette démarche d’un plan d’investissement – ce que n’ont pas fait d’autres pays : comparons-nous vers le haut ! –, j’ai la conviction profonde qu’il est préférable de donner rapidement une visibilité à Fret SNCF ou à l’opérateur de fret ferroviaire public, sur le plan social, écologique et industriel, et de dire rapidement aux clients qu’ils ont une perspective dans le fret ferroviaire, avec un opérateur public qui prendra la succession de Fret SNCF.

Nous ne sommes certainement pas à trois jours près, mais il y a urgence, ressentie par les chargeurs, qui le diront certainement devant votre commission d’enquête.

Quant à savoir s’il y a des garanties, la question est légitime de la part de la Commission européenne et j’y apporterai une réponse politique – mais pas politicienne – et une réponse juridique. Tout d’abord, et c’est une raison de plus pour aller vite, les décisions formelles se prennent au vu des solutions appliquées par l’État soumis à la procédure. En d’autres termes, c’est l’instauration de la discontinuité qui entraîne la décision formelle et définitive de la Commission européenne, contrairement à l’idée, qu’on entend parfois exprimer, qu’il suffirait d’obtenir un blanc-seing, puis de mettre les choses en place pour voir ce qu’il advient. Sur le plan juridique, c’est l’inverse : c’est à la condition d’opérer certaines transformations que l’on peut lever le risque que j’ai évoqué.

On m’a demandé pourquoi il faudrait le faire à ce moment-là plutôt qu’à un autre, mais je ne serais pas allé rencontrer les salariés et les syndicats et n’aurais pas écrit un courrier – que je tiens à votre disposition et qui figure, conformément à la loi, dans les dossiers des instances représentatives du personnel – pour annoncer à l’entreprise et à ses salariés des efforts et des garanties si je n’avais pas eu une certitude raisonnable que nous pouvions atteindre cet équilibre avec la Commission européenne. Comme en atteste mon agenda public, que je puis vous communiquer, des échanges ont eu lieu et six rendez-vous ont été organisés, depuis l’été 2022, avec la vice-présidente Vestager chargée de la concurrence. Des échanges formels, écrits, ont eu lieu, que je tiens à votre disposition. Je tiens à votre disposition, comme le prescrivent la loi et le serment que j’ai prêté, l’ensemble des échanges qui ont eu lieu, dont la meilleure liste me semble être, en toute transparence, le courrier que j’ai adressé sur cette base à M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF, en date du 23 ou du 24 mai 2023.

En termes d’impacts modaux, et même si cette cession n’est pas une bonne nouvelle – mais j’assume la recherche de cet équilibre –, le but est que tout ce qui sera cédé, notamment les vingt-trois flux, reste dans le domaine du fret ferroviaire. L’issue de ce combat n’est pas acquise, mais plus vite on donnera de la visibilité à la cession de ces flux, plus il y aura de chances qu’ils soient récupérés par un autre opérateur ferroviaire, ce qui vaut mieux qu’un opérateur de fret non ferroviaire.

Quant au calendrier, je le répète, l’impact global dépendra de nos efforts d’accompagnement et d’investissement – d’où le plan – et de la rapidité avec laquelle nous donnerons cette visibilité à un nouvel opérateur de fret ferroviaire public pour la gestion capacitaire.

Pardonnez-moi de ne pas décrire plus précisément les impacts, mais il est clair que ces derniers doivent s’apprécier de manière dynamique : moins nous aurons d’incertitude et plus vite nous disposerons d’une solution stabilisée et d’une organisation claire, plus nous aurons de chances de garder cette activité dans le domaine du fret ferroviaire public – et du fret ferroviaire tout court. L’idée n’est pas seulement de stabiliser la part modale, ce qui est de toute façon une obligation fixée par la loi, mais d’atteindre une proportion de 18 % et, à cette fin, de mettre en œuvre l’ensemble des mesures prévues, dont le plan renforcé que j’ai évoqué.

Je crois vous avoir répondu, monsieur le rapporteur, à propos du train mutualisé : la question est de savoir quelle en sera la viabilité économique.

J’en reviens à l’analyse de la Commission européenne telle qu’elle ressort de la lettre d’ouverture de la procédure en date du 18 janvier 2023. Je n’ai peut-être pas dit assez en détail – mais vous l’avez fait, monsieur le président – que l’investigation lancée par cette procédure porte sur une longue période qui s’étend de 2007 à 2019 et, pour ce qui est de la masse d’aide, concerne principalement la première décennie de cette période. Nos interprétations divergent parfois avec celles de la Commission européenne, mais ce qui a été fait, notamment avec la loi pour un nouveau pacte ferroviaire, est neutre à l’appréciation de la Commission européenne, qui ne nous reproche pas l’organisation ni le transfert de dette opérés à cette époque – une autre organisation n’aurait pas empêché l’enquête. En outre, je le répète, l’immense majorité des sommes concernées, plus de 5 milliards d’euros au total, est évaluée et examinée sur la période de 2007 à 2017.

M. Jean-Marc Zulesi (RE). Je salue l’action que nous avons portée ensemble, notamment avec le maire de Miramas, pour faire de la gare de triage de cette ville une priorité et pour que des investissements arrivent rapidement.

En premier lieu, pourriez-vous nous retracer d’une manière synthétique l’évolution des tarifs des péages pour le fret ferroviaire, notamment pour la période 2007-2017 ?

Quelle a été, sur cette même période, l’évolution de la part modale – que nous avons voulu porter de 9 % à 18 %, dans la loi d’orientation des mobilités, et pour laquelle nous avons fixé une date avec la loi « climat et résilience » ?

Comment interprétez-vous le fait que la France ait persisté à appliquer ces aides, compte tenu du risque encouru au niveau européen, et comment éviter de rencontrer à l’avenir le même type de problème ?

Enfin, comment pouvons-nous nous assurer que le report modal ne se fera pas vers la route et éviter de perdre l’ambition que nous avons promue notamment à l’occasion de la loi « climat et résilience » ?

M. Clément Beaune, ministre délégué. La question du péage est essentielle car, pour le fret comme pour le reste du système ferroviaire, le prix des péages en France est le plus élevé d’Europe, ce qui est une faiblesse et un motif de vigilance. Sans revenir sur le trafic de voyageurs, qui est spécifique et n’est pas l’objet de notre débat, je rappellerai que c’est la raison pour laquelle nous avons instauré des aides au péage pour tous les opérateurs de fret ferroviaire, mesures transversales dont Fret SNCF bénéficie largement. Dans le paquet d’aides à l’exploitation que j’évoquais, deux grandes catégories se distinguent : les aides au wagon isolé et les aides au péage. Plus précisément, dans l’effort que nous faisons pour l’avenir et que j’ai annoncé au printemps 2023 pour la décennie qui vient, et en tout cas jusqu’à 2030, nous maintenons et pérennisons les aides au péage au niveau post-plan de relance et nous augmentons encore les aides au wagon isolé. Sans ces aides au péage, la réduction de la part modale du fret serait sans doute très forte, avec une baisse de compétitivité du fret ferroviaire par rapport aux autres modes de transport de marchandises. Selon une estimation de 2015 du Commissariat général au développement durable, en effet, sans ces mesures, l’augmentation du coût du péage serait de 150 %. Le prix des péages est certes élevé, mais il est compensé par ce mécanisme que nous pérennisons pour l’ensemble des opérateurs de fret ferroviaire dans les années qui viennent. Dans le même temps, nous renforçons et pérennisons aussi, je le répète, les aides au wagon isolé.

Pour ce qui est de la part modale, c’est à la fin des années 1990 et au début des années 2000 que la chute a été la plus spectaculaire, la part du fret ferroviaire dans l’ensemble du fret total, qui était de 20 % environ au début de la décennie 1990, chutant jusqu’au début des années 2000 pour se stabiliser en 2006 à un point bas, de l’ordre de 10 %. La situation est ensuite restée assez stable autour de ce chiffre jusqu’à une date très récente où, depuis notamment le réinvestissement permis par le plan de relance, nous sommes parvenus à faire réaugmenter – de manière certes encore modérée, autour de 11 % – la part modale du fret. Le trafic est désormais le plus élevé en volume depuis 2015 et la part modale la plus élevée depuis 2017.

Notre objectif, fixé par le Parlement, est ambitieux : il s’agit de doubler la part modale par rapport à la référence de 9 % fixée au moment de l’adoption de la loi « climat et résilience », estimation basse qui devrait être portée à 18 % d’ici à 2030.

Comment expliquer à la fois la persistance des aides et la sécurité des aides existantes ? Pour ce qui concerne la persistance des aides, je ne peux pas interpréter toutes les décisions prises ces dernières années, mais les aides à l’exploitation et au fonctionnement successivement créées montrent bien que le problème n’était pas une forme d’abandon par l’État de l’opérateur Fret SNCF, qui était très soutenu – mais cela n’a pas permis d’augmenter la part modale, ce qui montre que ce n’était pas là le seul problème. Je ne peux pas évaluer le risque juridique pris à l’époque, mais nous avons accumulé les éléments d’une situation jugée – je m’exprime prudemment, car la procédure est en cours – illégale par la Commission européenne sur plus de dix ans.

Je répète que les dernières aides créées par mes deux prédécesseurs, notamment au moment du plan de relance, ont été notifiées et validées par la Commission européenne. Le cadre juridique dans lequel nous nous inscrivons aujourd’hui, où 300 millions deviennent 330 millions par an de soutien à l’exploitation, est validé et il faudra de toute façon le notifier à nouveau pour l’avenir, selon la procédure européenne, au cours de l’année 2024. Étant donné que nous octroyons les mêmes types d’aides que celles qui sont validées et s’appliquent depuis, au moins, le plan de relance, je ne doute guère de leur validation par la Commission : bien que nous augmentions le niveau d’aide, nous n’en changeons pas la nature.

La question était légitime, mais il ne faut pas rejouer le match du passé : nous avons aujourd’hui un cadre d’aides assumé, et l’Europe n’interdit pas davantage les aides au fret ferroviaire que l’existence d’un opérateur du fret ferroviaire public. Ne faisons pas de mauvais procès ! Il n’y a pas d’interdiction de principe aux aides, qui doivent être notifiées intégralement et validées pour s’inscrire dans le cadre autorisé. Celles qui sont aujourd’hui en vigueur ont été validées et seront notifiées à nouveau dans les prochains mois.

M. le président David Valence. Nous avons relevé hier qu’entre 1968 et 1994 – donc avant la période que vous évoquiez –, la part modale du fret ferroviaire a été divisée par trois en France, alors qu’il n’y avait à l’époque qu’un seul opérateur présent sur le marché. Comme vous le disiez, le redressement de la part modale observé en 2021-2022 est le premier depuis des décennies, mais ces exercices sont aussi les premiers depuis des décennies où Fret SNCF n’est pas déficitaire.

M. Clément Beaune, ministre délégué. Je tenais à préciser ce point, qui complète bien la question de la part modale. Le résultat d’exploitation de Fret SNCF était de – 200 millions d’euros en 2001, de – 300 millions en 2002 – il s’est donc dégradé avant la libéralisation –, puis de – 400 millions en 2003 et – 325 millions en 2004.

Et puisque nous parlions de viabilité, monsieur le rapporteur, ce n’est pas par l’opération du Saint-Esprit, mais grâce à des aides notifiées et à la réorganisation des efforts consentis par les salariés de Fret SNCF depuis la réforme de 2020 qu’en 2021 et 2022, le résultat est redevenu positif et que la part modale augmente. Je suis donc confiant pour l’avenir car, même si ce n’est pas de gaieté de cœur et si nous nous en serions bien dispensés, la réorganisation à laquelle nous procédons intervient dans un contexte où l’opérateur de fret ferroviaire public a des clients, affiche un résultat positif et s’est transformé. Sa situation n’est donc pas du tout la même qu’il y a quinze ou vingt ans, où il n’avait que très peu de perspectives de marchés.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Monsieur le ministre, chacun souscrit à l’ambition que vous nous exposez de porter la part modale de 9 % à 18 %, mais comment est-ce possible, alors que le plan de discontinuité liquidera 263 conducteurs chez Fret SNCF ? Vous proposez, en somme, de faire plus avec moins de moyens pour l’opérateur public historique.

S’agissant du risque de transfert vers la route des vingt-trois flux dont vous avez négocié la cession hors du périmètre de Fret SNCF, avez-vous des garanties que ces vingt-trois flux resteront affectés au rail au terme de la procédure, ou y a-t-il un risque que ce fret soit reporté vers la route ? Avez-vous, notamment, de la visibilité à propos du train Perpignan‑Rungis, sujet emblématique sur lequel j’ai beaucoup travaillé ?

Vous n’avez pas répondu à la question de la part de responsabilité de la réforme du ferroviaire, largement combattue à l’époque, dans la transformation de Fret SNCF en société anonyme. La nécessité d’investir dans cette société pour la relancer est précisément l’un des griefs de la Commission européenne dans le cadre de son enquête.

J’ajouterai une dernière question, un peu piquante : on nous dit que l’ouverture à la concurrence et la libéralisation n’auraient finalement pas contribué à détruire le fret ferroviaire et qu’il n’y a pas de problème de ce côté-là, mais les chiffres de Fret SNCF font apparaître que le nombre de cheminots est passé de 20 000 à moins de 5 000, que le nombre de triages a diminué, que le nombre de terminaux combinés a été divisé par deux et que le nombre d’embranchements temporaires, ou du moins de ceux qu’il est possible d’utiliser, quasiment divisé par cinq : ne faudrait-il pas faire différemment ? Après des années d’expérience de la libéralisation, on voit que ça n’a pas marché et que cette évolution a eu un impact négatif sur le transport de marchandises, la condition sociale des salariés et notre réseau ferré. Le moment n’est-il pas venu de nous diriger plutôt vers un transport public ferroviaire important et sorti des logiques de marché ?

Mme Mireille Clapot (RE). Monsieur le ministre je salue l’ambition de votre ministère, qui est aussi la nôtre, de soutenir le fret ferroviaire public.

La vraie concurrence n’est pas entre deux opérateurs ferroviaires car, comme me l’a appris une vie professionnelle antérieure, un chargeur qui a des marchandises à transporter ne choisit pas entre deux opérateurs ferroviaires, mais principalement entre le fer et la route – car le fluvial ne me semble pas vraiment d’actualité.

Le fond du problème me semble être la qualité de service de la SNCF. Pour qu’un chargeur préfère le train au camion, il doit être assuré de sa ponctualité et du respect des engagements. Il doit aussi être certain que le matériel est adapté et que le service y est associé – de plus en plus souvent, en effet, les conducteurs de camions déchargent les marchandises à l’arrivée. Se pose également la question du niveau de prix.

Cette question ne nous éloigne pas du sujet car elle touche aussi aux investissements, qui ne concernent pas seulement le rail et le matériel roulant, mais aussi le numérique, les ressources humaines, voire une stratégie commerciale. Quelle est l’ambition poursuivie et quels sont les moyens donnés à ses objectifs ?

M. Clément Beaune, ministre délégué. Monsieur Portes, les conducteurs représentent certes l’essentiel de l’activité, mais la question des effectifs est plus large. Il ne s’agit pas d’avoir moins d’agents, dont les conducteurs, dans le système du fret ferroviaire. Comme je l’ai dit, 10 % environ des emplois de l’opérateur Fret SNCF ne seront plus au sein du nouvel opérateur ferroviaire public, dont la dénomination n’existe pas encore. On ne fait pas avec moins, on fait avec 236 conducteurs et 400 agents environ au total qui doivent rester dans le système du fret ferroviaire, même si c’est auprès d’autres opérateurs. S’ils ne trouvent pas de solution, j’ai pris l’engagement social qu’ils puissent rester dans le groupe SNCF et revenir à l’activité de fret, à laquelle nous espérons que nos investissements permettront de se développer à nouveau, notamment en termes de gestion capacitaire. Il ne s’agit donc pas de supprimer des effectifs dans l’ensemble des opérateurs de fret ferroviaire ni de faire plus avec moins, mais plutôt, comme le dit Mme Clapot, que les compétences de ces personnels restent dans le système ferroviaire – chez un autre opérateur peut-être, mais un opérateur de fret ferroviaire.

C’est évidemment compatible avec l’ambition de développement du fret ferroviaire, car le but est d’éviter le report modal vers la route et les camions. Quelle meilleure façon existe-t-il de le faire – je l’assume et je le pense profondément – que d’investir et de soutenir l’investissement et l’exploitation avec des aides légales, afin d’éviter de nous heurter au même problème dans cinq ans, mais aussi d’aller vite pour éviter que les chargeurs ne se demandent s’ils trouveront encore, dans six, neuf ou dix-huit mois, une entreprise de fret ferroviaire garantissant le transport ? Il faut pouvoir leur dire rapidement qu’ils disposeront d’un opérateur de transport ferroviaire qui pourra être, selon le cas, celui qui aura succédé à Fret SNCF ou un autre.

Nous ne supprimons donc pas 400 agents du système de fret ferroviaire. Il faut même aller plus loin et des garanties précises seront données pour permettre, dans certains cas, une sous-traitance d’un opérateur à l’opérateur ferroviaire public. Il ne s’agit donc pas d’avoir moins d’acteurs et moins d’agents du système de fret ferroviaire – loin de là ! Il s’agit aussi, évidemment, d’assurer aux personnels statutaires ainsi qu’aux personnels contractuels, qui représentent environ 10 % des effectifs, une garantie totale d’emploi au sein du groupe chaque fois qu’ils le souhaitent ou qu’il en est besoin.

Pour ce qui est des flux transférés à d’autres opérateurs, qui représentent environ 20 % de l’activité, et même si, je le répète, je préférerais que nous puissions nous dispenser de cette cession, l’ordre de grandeur n’est pas du tout le même que celui qu’on observe à l’occasion de procédures européennes à peu près équivalentes dans le domaine des transports et de la logistique, où la discontinuité se traduit par une réduction d’environ 50 % des volumes.

Un calendrier rapide doit être établi pour ces activités, non pas pour brutaliser quiconque, mais pour donner rapidement une perspective quant au maintien des flux concernés dans le mode du transport de fret ferroviaire. Les trois axes que je défends sont l’emploi, l’existence d’un opérateur de fret ferroviaire public et, évidemment, l’exigence écologique d’éviter un transfert du train vers le camion et la route.

Les choses ne sont pas faites mais les cessions et les transferts doivent intervenir rapidement pour que cette activité soit reprise par d’autres opérateurs de fret ferroviaire plutôt que par des opérateurs de fret recourant à d’autres modes de transport.

Un cas emblématique en la matière est celui du train des primeurs, le Perpignan‑Rungis, auquel je connais votre attachement et que nous avons déjà évoqué. Ce train, soutenu par l’État, continuera à l’être. Preuve que nous restons dans un cadre de régulation publique, ce train a besoin de subventions pour fonctionner, mais cela ne me pose aucun problème, compte tenu des services écologiques essentiels rendus. Nous assumons donc l’idée de faire fonctionner notre système ferroviaire avec des subventions, y compris le fret, et même lorsque l’opérateur n’est pas Fret SNCF.

Je rappelle que, même si je n’étais pas alors ministre des transports, c’est la majorité actuelle, avec le gouvernement de Jean Castex, qui a relancé ce train – si elle ne l’avait fait, il n’existerait plus – en mettant sur la table 12 millions d’euros pour financer cette activité importante et symbolique. Assumons-le. Des manifestations d’intérêt régulières sont prévues. Compte tenu de la nouvelle situation, nous procéderons en 2024 au prochain appel, initialement prévu pour 2025. Je l’ai dit, je m’y suis engagé et je l’ai même prouvé avec un appel à manifestation d’intérêt que mon ministère a lancé à la fin du mois d’août : nous faisons appel à un opérateur, avec des subventions d’État, pour que le train des primeurs continue à circuler dans les années qui viennent. Quant à l’identité de l’opérateur, c’est précisément l’objet de l’appel à manifestation d’intérêt en cours. Quoi que l’on pense de l’opérateur qui sera choisi à l’issue de la procédure, je vous garantis que ce train continuera à circuler : si nous l’avons relancé, ce n’est pas pour l’abandonner ! Ce train a connu des difficultés en début d’année : l’une technique, avec un déraillement à Carcassonne, et l’autre sociale, disons-le franchement, avec des mouvements de grève – je le respecte, mais c’est un fait. Nous avons relancé la liaison dès le mois de mai et elle continuera à fonctionner avec le soutien de l’État au titre de cet appel à manifestation d’intérêt.

Pour ce qui est de la réforme opérée par la loi ferroviaire de 2018, soyons très précis : comme le démontrent les chiffres, son premier impact sur le fret a été de remettre Fret SNCF en situation de viabilité économique. La réforme de 2018-2020 n’est pas étrangère aux résultats positifs, qu’il faut consolider, de Fret SNCF que le président Valence et moi-même avons rappelés, et qui sont aussi les résultats de la part modale.

Le premier impact de la réforme et de la coordination qu’elle a permise a été de mettre un terme aux déficits que, dès avant la libéralisation, l’opérateur connaissait chaque année. On le doit évidemment aux agents de la SNCF et de Fret SNCF, dont les efforts considérables portent des fruits visibles pour l’activité économique.

J’évoquerai aussi deux points techniques. Tout d’abord, le transfert de dette opéré de l’unité à la SA est l’un des griefs examinés par la Commission européenne, mais cela ne change pas la situation économique ni l’appréciation globale portée par la Commission. Un deuxième point technique évoqué dans la lettre et dans l’investigation de la Commission européenne est que, sur les 5,3 milliards d’euros d’aides reprochées, 170 millions d’euros portent sur la période postérieure à 2017 – cette information est dans le domaine public. Sans ces 170 millions d’euros, qui représentent une toute petite partie de l’ensemble et dont nous contestons l’illégalité, il resterait encore 5,1 milliards d’euros en jeu. La question n’est donc pas là : elle est de savoir si nous attendons, si nous sommes capables de rembourser, le cas échéant, 5,3 milliards d’euros et comment nous répondons à cette menace. Voilà donc le contenu du calendrier retenu par la Commission européenne dans la procédure qu’elle a ouverte en janvier dernier.

Quant à la libéralisation du fret – qui n’est, du reste, pas tout à fait l’objet de cette audition –, on peut certes y être défavorable, mais elle procède d’un débat européen. Je ne dirai pas, pour ma part, que c’est la faute de Bruxelles, car les gouvernements et les majorités successifs ont participé à cette discussion et en ont accepté l’issue. Je constate toutefois, et chacun en conviendra, que la situation était très dégradée avant la libéralisation. En tout cas, même si vous pensez que la libéralisation a eu un mauvais effet, ce n’est pas l’ouverture à la concurrence qui a causé le déficit de Fret SNCF, car cette situation était bien antérieure, de même que le recul massif de la part modale : entendons-nous au moins sur le fait que la libéralisation n’est pas du tout le facteur déclencheur.

Par ailleurs, dans certains des autres pays européens soumis aux mêmes règles, la part du fret ferroviaire n’a pas décroché, elle a même augmenté. Les facteurs sont nombreux, dont la structure industrielle. L’Allemagne, dont la tradition de fret ferroviaire est plus établie que la nôtre, a peut-être aussi davantage investi dans les infrastructures et son industrie a moins reculé que la nôtre, ce qui se traduit par une plus grande activité économique pour le fret ferroviaire. La libéralisation s’est ainsi traduite en Europe, avec un même cadre légal, par un paysage très diversifié en termes de part modale du fret. Nous pourrions certes avoir un débat sur la libéralisation, qui nous occuperait un long moment, mais accordons-nous sur le fait que les problèmes ont commencé bien avant et n’ont pas augmenté ensuite, puisque la part modale du fret est stable depuis 2006 environ et remonte aujourd’hui, à cadre légal identique – ce qui prouve que c’est possible –, et que d’autres pays ont fait mieux que nous avec moins d’aides. Ce n’est donc pas le montant du chèque qui fait la viabilité du fret.

J’assume totalement, pour répondre à M. Zulesi, le fait que ce secteur doit être soutenu par des subventions dans un cadre sécurisé. Nous le faisons et nous le renforçons, avec un effort d’investissement inédit actuellement et pour les années qui viennent, notamment pour les triages.

Madame Clapot, comment un chargeur choisit-il un opérateur ? Je ne suis pas chargeur et je n’ai pas travaillé dans ce secteur, mais on entend diverses critiques à l’endroit de certains opérateurs, dont Fret SNCF – mais pas seulement –, quant à la qualité de service ou à la fiabilité des circulations. C’est sans doute vrai, mais ce qui m’intéresse, en tant que responsable public, est de savoir ce que nous pouvons mieux faire – en l’espèce, deux choses. D’abord, même si le trafic voyageurs est important, il ne faut pas toujours le privilégier dans nos sillons par rapport au fret, même en cas, par exemple, de mouvements sociaux, sous peine de ne pas être cohérents avec notre ambition en matière de fret. Deuxièmement, il faut investir dans nos infrastructures, car les agents accomplissent un travail formidable avec une infrastructure dégradée. Sans être un expert technique, j’ai été très frappé de constater qu’à Woippy, à Miramas ou au Bourget, les infrastructures n’étaient pas à la hauteur d’investissements modernes, et cela depuis longtemps. Plus encore, donc, que sur l’exploitation, nous devons faire porter l’effort de financement sur l’investissement et tout particulièrement sur la remise à niveau de nos gares de triage. C’est ce qui assurera, au bout du compte, la qualité du service et qui poussera les chargeurs à rester dans le domaine ferroviaire au lieu de se reporter sur la route.

Enfin, et vous me pardonnerez de jeter ce pavé dans la mare, je soulignerai l’importance de quelques grandes infrastructures ferroviaires de fret, comme le terminal de Cherbourg-Mouguerre, dans lequel nous investissons avec Lohr, une entreprise française qui produit des wagons, ou au Lyon-Turin, à propos duquel je n’ouvrirai pas le débat, mais qui est l’une des questions qu’il nous faut traiter. Nous avons besoin de lignes de fret ferroviaire qui assurent une activité économique, notamment pour l’opérateur ferroviaire public.

M. le président David Valence. Hier, votre lointain prédécesseur Jean-Claude Gayssot a plaidé avec beaucoup de force devant notre commission d’enquête pour la liaison Lyon-Turin.

M. Vincent Thiébaut (HOR). Les infrastructures sont absolument nécessaires pour pouvoir développer rapidement, dans les années à venir, le fret ferroviaire, qui présente deux aspects. D’un côté, les wagons isolés, qui demandent des infrastructures permettant un chargement vertical. De l’autre côté, les autoroutes ferroviaires, qui sont une véritable alternative au transit routier par semi-remorques parcourant de très longues distances, tel que nous le vivons en Alsace et dans la région Grand Est, où ces transits en provenance des ports d’Anvers et de Rotterdam se dirigent vers le sud de la France ou de l’Europe.

En matière d’infrastructures de ces autoroutes, deux cultures coexistent, comme cela a été évoqué hier durant l’audition de M. Jeantet. Le problème qui se pose est celui des gabarits. Le gabarit GP400, dont on parle beaucoup aujourd’hui, nécessiterait des travaux d’infrastructure importants. De fait, d’après les estimations, les investissements nécessaires aux autoroutes ferroviaires européennes auraient un coût de l’ordre de 3,5 à 4 milliards d’euros et la durée de travaux serait de vingt à trente ans, ce qui est contraire à notre volonté d’aller vite.

D’autres solutions efficaces existent, notamment celle de Lohr Industrie, que vous avez citée et qui propose des chargements horizontaux entraînant des coûts moindres, car cette solution ne nécessiterait pas de gros travaux notamment sur les infrastructures, hormis l’aménagement des quais de chargement et de déchargement, qui permettrait d’effectuer rapidement ces opérations.

Pouvez-vous nous éclairer sur votre vision des infrastructures, élément important du développement ferroviaire ?

Permettez-moi d’évoquer enfin, à titre de complément, le coût de la connexion des entreprises au réseau ferré. Ainsi, dans la circonscription dont je suis élu, deux entreprises logistiques importantes – Faure et Machet, bien connue, et Jung Logistique –, situées l’une et l’autre à moins de 100 mètres des rails, se sont vu annoncer par la SNCF un coût de raccordement de 10 millions d’euros, qu’elles ne peuvent pas financer. Il est également arrivé que des entreprises du Nord Alsace voulant financer elles-mêmes la connexion se heurtent à un refus de SNCF Réseaux. Pouvez-vous évoquer en quelques mots ce sujet ?

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Dans votre propos introductif, vous avez évoqué la perspective positive d’un accroissement de 9 % à 18 % de la part des marchandises transportées par le train, et avez rappelé fort justement que les opérateurs du fret souhaitent que cela se fasse rapidement – à quoi j’ajouterai que cela doit aussi être décarboné. Comme nous souhaitons également, au groupe Écologiste, que cela aille vite, je vous poserai deux types de questions, l’une en tant que membre de la commission des finances et rapporteure spéciale sur les transports, l’autre pour mettre en relation d’autres modalités de fret.

Ma première question porte sur l’aide à l’exploitation : vous avez annoncé un prolongement des plans de relance de 330 millions d’euros par an à partir de 2025. Pourquoi pas à partir de 2024, puisque le diagnostic est posé, que les besoins sont exprimés et clairement comptabilisés, et que Fret SNCF est parfaitement capable de mener les premiers travaux permettant un trafic plus important sur ces voies ?

Ma deuxième question porte sur les aides à l’investissement, pour lesquelles vous faites état d’un chiffre de 4 milliards d’euros entre 2023 et 2032 : quel en sera le montant entre 2024 et 2027 ? Vous dites en effet qu’il faut que cela aille vite et nous partageons votre diagnostic.

Un autre type de questions concerne la nécessaire coordination entre le fret ferroviaire et le fret fluvial. Comment pensez-vous y parvenir financièrement ? Qu’en sera-t-il du fret fluvial, avec lequel il existe une vraie complémentarité des chargements, en réservant le routier au dernier kilomètre ? Enfin, à quand des assises du fret, y compris sur cette question du dernier kilomètre, et organisées non par les associations, qui se démènent dans ce domaine, mais par votre ministère ?

M. Clément Beaune, ministre délégué. Les autoroutes ferroviaires sont au cœur de la stratégie d’investissement, avec une contribution financière d’environ 15 millions d’euros chaque année. Cinq sont en activité et d’autres ont été relancées par le Gouvernement de Jean Castex, parmi lesquelles le train des primeurs entre Perpignan et Rungis et le Sète-Valenton. Le Calais-Sète est en cours d’instruction, de même que le Cherbourg-Mouguerre, qui résulte d’un partenariat entre deux belles sociétés françaises, Brittany Ferries et Lohr, et dont nous espérons la mise en service d’ici à la fin de 2024. Nous doublerons ainsi quasiment le nombre de nos terminaux par rapport à 2020.

La question des gabarits est régie par un règlement européen sur les orientations de l’Union pour le développement du réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Plusieurs axes sont mis au gabarit P400, dont l’axe atlantique et le Cherbourg-Mouguerre. Cet investissement est en partie pris en charge par l’État.

La question des coûts de connexion est récurrente. Des cofinancements d’État sont possibles dans le cadre des CPER, mais il me paraît sain que, systématiquement, l’entreprise y participe. Il n’en reste pas moins que le soutien de l’État doit être probablement plus important et que, parfois, les coûts sont un peu élevés. Je suis prêt à regarder ce qu’il en est avec SNCF Réseau.

S’agissant de l’augmentation des aides à l’exploitation, je partage le sentiment d’urgence qui vient d’être exprimé. Nous ferons aussi vite que possible mais dans un cadre sécurisé. Je ne voudrais pas que, dans quelques années, nous nous retrouvions pour discuter de leur remboursement ! L’ensemble sera à nouveau notifié, le plus rapidement possible, et nous pourrons alors maintenir et augmenter notre soutien. Ces aides s’élèvent déjà à 300 millions par an. Dès que possible, d’ici à la fin de 2024 et le PLF pour 2025, nous les porterons à 330 millions. Si nous pouvons aller plus vite, bien évidemment nous le ferons.

Les 4 milliards d’euros d’investissement constituent un engagement important pour la décennie, mais 2 milliards environ abonderont d’ores et déjà la génération de CPER 2024-2027 que nous négocions et que nous signerons d’ici à la fin de l’année. La part de l’État dans les mandats CPER notifiés aux préfets par la Première ministre et votre serviteur s’élève à environ 900 millions – nous pourrons aller un peu au-delà en fonction des négociations avec les présidents de région. Comme toujours dans ce cadre-là, l’État investit un peu moins de la moitié de la somme globale et les régions et les autres collectivités, un peu plus. Nous pouvons donc espérer 1,1 milliard de la part des collectivités et, ainsi, atteindre l’objectif de 2 milliards. Les premières discussions avec les régions montrent combien le fret est une priorité commune.

En 2020, nous avons coordonné les stratégies nationales fluviale et du fret car, dans certains cas, des liens multimodaux sont possibles entre Voies navigables de France (VNF) et SNCF Réseau. Le PLF pour 2024 prévoit d’ailleurs un effort important en faveur de l’emploi à VNF. Nous révisons également les dispositifs de CEE. Sans doute est-il possible de mieux faire en matière de multimodalité et de coordination entre les axes fluviaux et ferroviaires. Le Président de la République a récemment réaffirmé que l’axe rhodanien Méditerranée-Rhône-Saône, maritime, fluvial et ferroviaire, était une priorité. D’ici à la fin de l’année, je dois proposer une stratégie multimodale pour y développer le fret décarboné. Nous pouvons encore progresser en matière d’investissements combinés, même si nous n’en sommes guère familiers : le port de Marseille n’a pas de lien avec la Compagnie nationale du Rhône ou les chambres de commerce et d’industrie qui, parfois, réunissent les chargeurs.

Sans parler d’assises du fret, je suis prêt à discuter avec vous de l’application et de l’accélération des stratégies du fret ferroviaire et fluvial, notamment dans le cadre de l’examen du budget.

M. le président David Valence. Des concertations de ce type existent dans certaines régions, dont le Grand Est.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Vous êtes très optimiste à propos de l’examen du budget : j’espère que vous avez raison et qu’il ne sera pas écourté…

Compte tenu des signaux positifs dans le domaine du fret ferroviaire, de la part de plus en plus grande qu’il prend dans le transport de marchandises et des résultats de Fret SNCF, je m’étonne que la procédure engagée par la Commission européenne arrive maintenant. Cela illustre la limite des traités et des règles européennes qui, en l’occurrence, sont contradictoires avec les actions nécessaires à la décarbonation de notre économie et de nos échanges. La France, avec ses partenaires, aurait dû réfléchir aux moyens d’en changer afin d’atteindre notamment les objectifs de la COP 21. Les aides qui ont été déployées, pour ne pas avoir peut‑être été correctement notifiées et validées, n’en étaient pas moins légitimes que celles que vous allez débloquer. C’est ubuesque ! J’invite le Gouvernement à saisir cette question à bras-le-corps.

Disposez-vous d’un document attestant l’accord de la Commission européenne sur la solution de discontinuité ?

Parmi les vingt-trois flux, combien ont-ils trouvé preneurs ? Très peu, me semble-t-il. Avez-vous réalisé une étude d’impact sur le risque environnemental que représenterait le transfert de certains d’entre eux vers la route ? Est-il possible de demander au Gouvernement et à la Commission européenne de maintenir au sein de Fret SNCF les flux qui n’auraient pas trouvé preneurs ?

En cas de liquidation, à qui reviendraient les actifs de Fret SNCF ? Je ne vois pas comment la SNCF pourrait ne pas en hériter. Dès lors, qu’est-ce qui empêcherait de créer une nouvelle entité publique consacrée au fret afin de reprendre tous les flux de Fret SNCF ?

M. Pascal Lecamp (Dem). L’État finance-t-il intégralement les 4 milliards prévus dans le cadre des deux générations de CPER ou cet investissement est-il grosso modo partagé par les collectivités ?

Le grand plan de réindustrialisation créera de nouveaux besoins de transports et le fret ferroviaire sera vraisemblablement de plus en plus indispensable. Tel qu’il est élaboré, il prévoit un retour à la situation des années 2000, où la part modale s’élevait à 18 %. Est-il envisageable de poursuivre cet effort d’investissement afin qu’elle atteigne 25 % ou 30 % à plus long terme, y compris dans le cadre de la transition écologique ?

La subvention au train des primeurs, qui est fondamental, sera-t-elle maintenue quel que soit l’opérateur à venir ?

M. Matthieu Marchio (RN). Est-on certain que Fret SNCF serait condamné à rembourser l’aide perçue ? Si oui, à qui ?

La France s’étant engagée à réduire les émissions liées aux transports conformément aux exigences de Bruxelles, pourquoi le Gouvernement n’envisagerait-il pas de demander une clause de sauvegarde spéciale afin d’assurer la pérennité de son marché du fret ferroviaire ?

Dans le plan que vous avez envisagé, Fret SNCF céderait 20 % de son chiffre d’affaires, ce qui entraînerait un transfert de 10 % des effectifs, soit 500 emplois. Une garantie de sauvegarde de l’emploi est-elle prévue ? Les premières victimes éventuelles ne seraient-elles pas les personnels qui ne bénéficient pas du statut spécial de la SNCF ?

La mise en service de routes électriques permettant de recharger les véhicules en roulant est envisagée en Allemagne, en Suède, mais également en France, sur l’A10. À long terme, celles-ci ne constitueront-elles pas une entrave pour le développement du fret ferroviaire ?

En perdant son cœur de métier, la nouvelle structure ne risque-t-elle pas d’être dans le rouge ? Le Gouvernement pourra-t-il aider le nouvel opérateur public ?

M. Clément Beaune, ministre délégué. Nous n’aurons sans doute pas le même point de vue, M. Sansu et moi, sur la pertinence des règles régissant les aides de l’État mais, comme lui, je pense que le cadre doit évoluer. Une telle évolution s’impose aussi en raison de la transition écologique, qui nécessite des investissements considérables et pas seulement publics. Quoi qu’il en soit, la multimodalité, les frets fluvial et ferroviaire bénéficient et bénéficieront encore davantage du soutien public.

Le cadre européen des aides d’État a d’ailleurs déjà évolué à la suite du plan de relance et au regard des questions liées à la décarbonation. Des aides d’État massives soutiennent la production de batteries électriques et le développement du secteur de l’hydrogène. Grâce à la France et, parfois, de l’Allemagne, les règles régissant les aides ont ainsi été assouplies sur le plan européen. Sur un plan national, il est possible d’aider durablement le fret ferroviaire et c’est ce que nous ferons, mais le cadre public exige que les différents opérateurs de fret ferroviaire le soient. C’est ce que nous faisons depuis au moins 2020 avec les aides à l’exploitation.

L’aide au wagon isolé bénéficie largement à l’opérateur qui les utilise le plus, donc, aujourd’hui, à Fret SNCF, qui restera demain un opérateur ferroviaire public, mais dans des conditions concurrentielles équitables.

Nous devons toutefois répondre au problème auquel nous sommes confrontés, qui n’est pas seulement « moral » mais légal : je dois faire face à un risque vital pour un opérateur. La différence avec ce que nous avons vécu pendant vingt ans, c’est que Fret SNCF est à l’équilibre grâce aux réformes successives, notamment à celle de 2020, et aux efforts de ses agents, qui rendent un service de meilleure qualité, qui se sentent plus soutenus et qui doivent l’être encore davantage.

Nous avons eu avec la Commission européenne des échanges oraux et écrits mais la procédure est encore en cours. Les garanties dont nous disposons doivent permettre de créer une nouvelle organisation – la fameuse discontinuité – qui, je le crois, sera validée, mais la décision de la Commission européenne ne sera formalisée qu’après. Nous devons donc aller vite afin de ne pas vivre avec une épée de Damoclès. Des échanges précis, des garanties et un certain nombre d’accords m’ont permis, le 23 mai, d’assumer ce choix devant les salariés. Je vous communiquerai l’ensemble des documents que vous souhaitez.

S’agissant des vingt-trois flux, le processus a commencé au début du mois d’août, après la procédure devant les instances représentatives du personnel engagée fin mai par la direction de Fret SNCF et du groupe ; le 30 juillet, les clients ont été informés de la probable création d’une nouvelle organisation. La date butoir du 1er janvier 2024 peut, quant à elle, être reportée jusqu’au 30 juin 2024 afin de trouver un maximum de repreneurs. L’essentiel des flux doit être encore attribué mais, au 13 septembre, il est assez normal que ce soit le cas. Avec l’entreprise, je m’engage à vous faire part des attributions au fur et à mesure.

Nous devons nous battre pour trouver le plus grand nombre possible de repreneurs et éviter un report modal. Je le dis clairement, le cadre juridique ne permet pas que Fret SNCF conserve les flux. Nous devons absolument trouver un repreneur dans le domaine ferroviaire – c’est d’ailleurs pourquoi nous renforçons le soutien financier à l’ensemble du secteur.

Nous sommes confrontés à un double risque : l’incertitude et un éventuel remboursement final. Si la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union européenne considèrent qu’il faut rembourser une aide d’État de 5 milliards d’euros, c’est l’entreprise qui en a bénéficié qui doit le faire, ce qui, dans le cas qui nous préoccupe, reviendrait à la tuer. Ses actifs seraient rapidement remis sur le marché, avec beaucoup moins de chances de trouver des repreneurs dans le même mode de transport. En l’occurrence, le volume de cessions s’élève à 20 % et le délai est suffisant pour que tout se passe au mieux. Si l’État pouvait se charger du remboursement, le débat serait politique mais tel n’est pas le cas.

L’investissement total dans les CPER s’élève bien à 4 milliards d’euros, dont 2 milliards pour la période 2023-2027. Pour chaque génération, environ 50 % proviennent de l’État et le reste, des collectivités mais aussi de l’Union européenne, quoique, sur ce plan-là, nous ayons des incertitudes sur l’obtention, le montant et le rythme des financements.

Le passage de la part modale de 9 % à 18 % nous ramènerait en effet à la proportion des années 1990, mais c’est un objectif déjà très ambitieux. Si je vous disais que nous serions à 30 % en 2030, vous ne me croiriez pas et vous auriez raison. Si nous parvenons à doubler cette part modale dans la décennie, notre « remontada », notre transformation écologique, seront spectaculaires.

Le fret ferroviaire se développera à proportion de notre développement industriel. Les difficultés de l’Allemagne, dans ce domaine, ont été moindres parce qu’elle a investi plus massivement dans les infrastructures mais, surtout, parce qu’elle s’est moins désindustrialisée. Notre politique de réindustrialisation permettra de soutenir le fret ferroviaire, car des industries plus vertes seront en quête de modes de transport plus verts afin de réduire leur impact carbone.

Je souhaite prolonger cette dynamique au-delà de 2030 mais, s’il faut être ambitieux, il faut être également modestes en veillant d’abord à atteindre l’objectif de 18 % à 20 % en 2030. En pérennisant les aides à l’exploitation jusqu’à cette date et en investissant jusqu’en 2032, nous disposerons de la visibilité qui s’impose.

L’État est garant de la circulation du Perpignan-Rungis, quel que sera l’opérateur, à travers la subvention et la manifestation d’intérêt.

Le cas échéant, c’est l’État qui bénéficierait du remboursement de l’aide. Il ne lui appartient pas de négocier ou de se dispenser de la recouvrer. Si, à la fin de la procédure, les 5,3 milliards d’euros sont intégralement considérés comme une aide d’État, l’entreprise bénéficiaire devra les lui rembourser. Là est le risque mortel pour Fret SNCF.

L’État, oui, peut aider le fret ferroviaire et le considérer, d’une manière spéciale ou dérogatoire, comme un secteur un peu « hors marché » mais dans un cadre qui doit être respecté. Bruxelles n’interdit pas le soutien public au fret ferroviaire. Sans subventions, ce secteur ne survivrait d’ailleurs pas. Nous continuerons donc à le soutenir pour l’encourager, pour investir et pour favoriser la transition écologique.

Je me suis engagé devant les salariés, les syndicats et la direction de l’entreprise à ce que 100 % des effectifs soient préservés. Il faut donc faire en sorte que les personnels soient le moins nombreux possible à quitter l’opérateur actuel, ce que nous avons garanti pour 90 % d’entre eux. Si les 10 % restants ne souhaitent pas rejoindre un autre opérateur ferroviaire qui reprendrait une partie des activités, j’ai demandé à la SNCF de garantir qu’ils puissent rester dans le groupe et exercer un autre métier du ferroviaire public. Après la réorganisation, j’espère que l’ensemble du secteur du fret ferroviaire se développera, dont le nouvel opérateur public, ce qui supposera de procéder à des recrutements. J’ai demandé de faire en sorte que les salariés qui souhaiteraient revenir soient prioritaires pour réintégrer l’activité de fret. Enfin, j’ai demandé que les 10 % de personnels contractuels bénéficient des mêmes garanties d’emploi que les 90 % de personnels statutaires.

Fret SNCF ne perdra pas son cœur de métier. Une partie de son activité sera cédée mais la gestion capacitaire demeurera et, comme je l’ai expliqué, sera viable. L’opérateur restera public, avec un capital public majoritaire.

La transition écologique ne passe pas seulement par le report modal mais, aussi, par la décarbonation de l’ensemble des transports, dont la route et l’aviation. Tant mieux si le fret routier – qui demeurera important et restera en partie complémentaire du fret ferroviaire – se décarbone avec les routes électriques et l’électrification des camions. Même en atteignant une part modale ferroviaire de 18 % en 2030, la plus grande partie du fret se fera par d’autres modes de transport, dont la route, et nous avons donc tout intérêt à décarboner. Les expérimentations sur l’A10 ou les efforts que nous ferons pour électrifier les flottes de camions ne sont pas contradictoires avec ceux que nous faisons en faveur du fret ferroviaire. Les deux sont nécessaires, de même que nous investissons dans le secteur ferroviaire et que nous décarbonons l’aviation. Le report modal est un levier, tout autant que la décarbonation des transports polluants. Leurs utilisations diffèrent d’ailleurs selon la géographie et les industries.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Le secteur du fret ferroviaire a en effet connu de grandes difficultés dès les années 2000 et même avant. Notre commission d’enquête porte sur la libéralisation du fret ferroviaire, qui est intervenue dans un contexte de libéralisation beaucoup plus vaste avec celle du secteur routier, laquelle l’a précédée dans les années 1985-1990 et a entraîné le dumping social que l’on sait, qui explique également en grande partie les difficultés que nous connaissons.

Je ne suis pas d’accord avec vous lorsque vous considérez que la transformation de l’EPIC en société anonyme a été totalement neutre. Se fondant sur l’ancienne Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER), la Commission européenne indique que cette transformation a porté sur les fonts baptismaux une entreprise non viable, au sens libéral, ce qui n’a pas manqué de la faire passer sous le couperet de la réglementation concernant les aides publiques – je vous renvoie au point 106 du 5.2.2.2. de la lettre de la Commission. Vous assurez que la réforme de 2018 est justifiée par les bons résultats et le redressement – léger – du trafic, mais elle est aussi sanctionnée par le plan de discontinuité qui porte atteinte à ses moyens.

Sur un plan social, nous n’avons eu aucune réponse concernant les risques d’une perte d’attractivité de certaines fonctions, dont celle de conducteur, alors que l’enjeu est considérable. Le maintien d’un opérateur public solide est problématique puisqu’après la réforme de 2018, un adossement des capacités d’emprunt sur celles de l’État n’est plus possible. Cet opérateur est de surcroît de moins en moins public puisqu’il est ouvert à l’investissement privé, fût-il minoritaire. Sa viabilité, qui reste à démontrer, repose sur un pari.

Enfin, nous n’avons pas de garantie quant au risque de report modal intégral des vingt-trois flux et, a fortiori, de nouveaux flux.

M. le président David Valence. D’une part, il y a l’investissement avisé, d’autre part, l’aide publique dans un secteur soumis à la concurrence. Cela explique la procédure que l’on vient d’évoquer, laquelle n’est pas liée à la transformation de l’EPIC en SA.

M. Hendrik Davi (LFI-NUPES). Le fret est un enjeu essentiel pour la transition écologique et il est scandaleux que la part modale du fret ferroviaire soit de 9 % en France alors que la moyenne européenne est de 18 %.

Nous sommes tous d’accord pour sauver ce secteur mais je ne suis pas convaincu par la solution que vous présentez. La désobéissance aux traités, en l’occurrence, me paraît légitime. Je ne vois pas comment nous pourrions réussir la transition écologique sans sortir du dogme de la concurrence libre et non faussée, notamment dans ce secteur.

À ce jour, la Commission européenne n’a pas validé officiellement le plan du Gouvernement. Que cherche-t-elle dans la négociation en cours ? Les aides publiques sont possibles et l’Union européenne souhaite que nous procédions à la transition écologique. Pourquoi la Commission européenne fait-elle planer la menace de cette amende ? Pour affaiblir notre opérateur public ?

Quelles autres entreprises de fret seront à même de reprendre les 30 % de flux ? Selon mes informations, elles ne pourront pas les absorber. Sur quoi vous fondez-vous pour assurer que ce sera le cas et que nous n’assisterons pas à un report modal sur la route ?

De plus, la commissaire européenne Margrethe Vestager se positionne pour prendre la tête de la Banque européenne d’investissement : nous pourrions « jouer la montre » en attendant son remplacement.

Enfin, dans l’hypothèse d’un remboursement des 5 milliards à l’État, pourquoi celui-ci ne pourrait-il pas proposer ensuite à la SNCF de reprendre l’ensemble de l’activité ?

La question climatique mérite mieux que ce jeu de dupes avec la Commission européenne, censée s’asseoir sur les 5 milliards dès lors que vous auriez accepté un saucissonnage. C’est incompréhensible !

M. Clément Beaune, ministre délégué. Ce n’est pas la libéralisation qui met en péril la viabilité d’une entreprise qui, en l’occurrence, connaissait déjà de grandes difficultés avant 2006. On ne peut pas à la fois s’opposer à l’ouverture à la concurrence et contester l’existence d’aides publiques, ou reprocher à l’État d’avoir libéralisé le secteur et de l’avoir aidé et de continuer à le faire. Nous ne nous sommes pas engagés dans une démarche ultralibérale : tous les gouvernements ont aidé ce secteur et, en particulier, un opérateur. Nous n’avons jamais abandonné Fret SNCF.

Je ne suis pas un fanatique de la concurrence systématique et débridée, surtout dans un secteur qui a besoin d’aides et de régulations publiques. S’il avait suffi de ne pas l’avoir ouvert à la concurrence pour que Fret SNCF ou tout autre opérateur public se porte bien, cela se saurait. Les pays européens dont la part modale ferroviaire est supérieure à la nôtre ont tous un système de fret plus libéral que le nôtre depuis plus longtemps. Tous les problèmes ne sont donc pas là. Si tel était le cas, nous reviendrions à la situation du début des années 2000 – mais la catastrophe était déjà là – ou nous « désobéirions ». Travaillons à des investissements soutenables, dans tous les sens du terme ! Les aides doivent se concentrer sur l’exploitation – un peu – et sur l’investissement – beaucoup.

Quelles sont les garanties à propos des repreneurs ? Nous avons commencé à la fin du mois de juillet et je vous dirai régulièrement ce qu’il en sera, de même que vous pourrez interroger les dirigeants de l’entreprise. Pour autant, si Fret SNCF continuait à vivre sa vie sans l’épée de Damoclès de la procédure, quelle garantie aurait-il que ses parts de marché demeureront chaque année ? Ses clients ne sont pas captifs ! Il convient de combattre le report modal inversé et de se battre pour conquérir des parts de marché et accroître l’attractivité de l’entreprise.

Je ne crois pas que la Commission européenne ait un plan caché anti-fret ferroviaire. Les règles de la concurrence existent. Elles n’empêchent pas les aides mais elles les cadrent et ont d’ailleurs été assouplies, ce qui nous permet de proposer un plan massif de soutien à l’investissement et à l’exploitation.

Je ne jouerai pas la montre, pas plus que je ne privilégierai la confrontation, car la situation est trop grave. Nous sommes face à une question d’efficacité et de protection écologique et sociale, de surcroît douloureuse pour les salariés. La meilleure réponse est une solution rapide visant à lever le risque. Les garanties qui sont sur la table sont sérieuses et solides, même si des efforts doivent être faits. Il serait certes plus facile de ne rien faire mais si tel était le cas, dans deux ou trois ans, vous m’accuseriez à juste titre d’avoir tué Fret SNCF. Je ne serai pas ce ministre : je serai celui qui a affronté une difficulté en investissant dans le fret ferroviaire et en apportant des garanties aux salariés du groupe, qui le méritent.

 


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5.   Audition ouverte à la presse, de Mme Anne-Marie Idrac, ancienne ministre, ancienne présidente de la SNCF (13 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous entendons maintenant Mme Anne-Marie Idrac. Votre itinéraire dans la vie politique, madame Idrac, a la particularité de s’être inscrit durablement dans le secteur des transports, dont vous êtes une experte reconnue.

Vous avez été secrétaire d’État aux transports entre 1995 et 1997 ; or c’est la réforme de février 1997 qui a en particulier créé Réseau ferré de France (RFF), à une époque où le déclin de la part modale du fret ferroviaire était engagé depuis des décennies déjà, et où la question du déficit du fret se posait pour la SNCF.

Vous avez ensuite été présidente du groupe public ferroviaire entre 2006 et 2008, peu après l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, effective en 2005. Nous vous interrogerons sur les conséquences d’un énième plan de redressement du fret, le plan Marembaud : comment avez-vous essayé de mobiliser vos équipes pour redynamiser le fret ferroviaire ? Du côté de SNCF Réseau, comment avez-vous fait pour trouver des sillons de qualité ?

Enfin, vous êtes aujourd’hui présidente de France Logistique ; à ce titre, vous vous intéressez à la décarbonation des transports et à l’organisation des chaînes logistiques. Vous avez plaidé pour un meilleur équipement ferroviaire des ports, selon vous une des conditions sine qua non de la décarbonation des mobilités et de la dynamisation du fret ferroviaire. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle de celui-ci et sur sa capacité à accroître sa part modale ?

Enfin, que pensez-vous de la « solution de discontinuité » retenue par le Gouvernement face à la menace d’une condamnation de Fret SNCF en raison d’aides publiques soupçonnées d’être illégales par la Commission européenne ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Anne-Marie Idrac prête serment.)

Mme Anne-Marie Idrac, présidente de France Logistique. Je commencerai par apporter mon témoignage. Lorsque j’étais secrétaire d’État aux transports, l’essentiel de mon action a consisté à opérer le premier désendettement de la SNCF, ce qui, compte tenu de la situation financière du pays, est passé par la création de RFF. Cette réforme a été confortée par mon successeur, Jean-Claude Gayssot. On parlait alors des trains express régionaux (TER), puisque cette réforme a engagé leur décentralisation, par la suite étendue, mais il n’était pas question de fret. Je n’ai donc rien à dire à ce sujet.

Quand je suis arrivée à la SNCF, les concurrents – je préfère parler des concurrents plutôt que de la concurrence – venaient d’arriver. Dans mes souvenirs, assez lointains, j’avais alors trois préoccupations. Dans l’ordre : la qualité du service, qui était vraiment très médiocre, ce qui m’obligeait à m’excuser auprès de grands chargeurs, céréaliers, sidérurgistes ou industriels du secteur agroalimentaire ; le problème économique et financier, au même titre que mes prédécesseurs et mes successeurs ; les concurrents.

Je crois me rappeler que l’arrivée de ceux-ci était plutôt, au départ, un défi stimulant, une question de fierté pour nous tous, cheminots de la SNCF. Avec le directeur du fret que j’avais nommé – le fret n’était même pas une branche –, Olivier Marembaud, nous avons construit un plan que nous avions appelé « haut débit ferroviaire » et un plan commercial et industriel que nous avions appelé « haut débit commercial », mis en place assez rapidement, avec l’accord du conseil d’administration et des instances sociales. Nous avions commencé à obtenir des résultats plutôt encourageants quand sont arrivés deux événements : la grève qui a eu lieu à la fin de l’année 2007 et le début de la crise économique en 2008.

Par la suite, tous les dirigeants de la SNCF, et tous les cheminots, ont continué de viser les mêmes objectifs – dans la difficulté, et sans toujours réussir, certes : qualité de service, compétitivité par rapport à la route, rétablissement économique et financier. Nous avons agi en investisseur avisé, de bonne foi, avec l’accord des gouvernements successifs, au fil des transformations de la SNCF en établissement public industriel et commercial (EPIC), puis à nouveau en société anonyme. Interrogez les opérationnels de la SNCF : quelle que soit la structure, il y a eu des aides, des restructurations… Nous avons tous essayé d’améliorer la situation.

Je comprends donc le sentiment d’injustice que peuvent ressentir les cheminots, et même les gouvernements précédents. Nous avons tous essayé la même chose. Je ne sais rien de particulier de la procédure européenne, mais je crois comprendre que le sujet n’est pas politique, mais juridique, et que la Commission est dans son rôle en examinant des flux financiers qu’elle estime avoir indûment favorisé l’activité de fret de la SNCF. Je vous livre mon impression personnelle – ce n’est que cela, car je ne suis pas dans le secret des discussions : les règles et les calendriers sont tels que si rien n’est fait, et si Fret SNCF doit rembourser les sommes dont il est question, on peut aller à la catastrophe. Du point de vue écologique, social et économique, ce serait épouvantable. Le Gouvernement doit donc choisir le moindre mal, et son attitude me paraît responsable : regarder passer les trains, si vous me permettez l’expression, est souvent plus facile.

Il me semble aussi que les conditions sont réunies pour que l’on puisse croire aux plans envisagés.

Voilà pour mon témoignage. J’en viens à l’évolution de la demande de transport de marchandises. Si je choisis de me concentrer sur la demande, c’est parce qu’il s’agit d’une activité qui peut être subventionnée, mais qui est avant tout une activité de marché, dans laquelle les clients sont des entreprises.

La plupart des évolutions que nous connaissons depuis une trentaine d’années ne sont pas favorables au fret ferroviaire.

Il y a d’abord la désindustrialisation. La comparaison de la part de l’industrie dans le PIB et de la part du ferroviaire dans le fret en France et en Allemagne est frappante : cela va du simple au double dans les deux cas. Pensez à l’importance du charbon en Allemagne : ce n’est pas ce que l’on préfère du point de vue écologique, mais cela fait partie des masses en question.

Il y a ensuite les évolutions qualitatives de la demande. Le fret ferroviaire est une solution pertinente pour des centaines de tonnes et, le plus souvent, des centaines de kilomètres. Or nous assistons à un mouvement général de démassification, avec le « juste à temps » dans les usines, avec la diversification des gammes industrielles, automobiles par exemple, avec les réassorts permanents. L’e-commerce accentue cette évolution. Or, en tant que présidente de France Logistique, l’une des choses que je préconise pour aller vers le verdissement – notre objectif à tous, avec la compétitivité du pays – est la massification.

Ces mouvements vont de pair avec des exigences de qualité de service très accrues en matière de fiabilité – je ne reviens pas sur les grèves, mais les chargeurs en parlent tout le temps –, notamment de ponctualité. Or notre transport ferroviaire est complexe : les ruptures de charge sont nombreuses, l’intermodalité est fréquente pour faire du transport de bout en bout. Ces facteurs techniques objectifs font que la fiabilité n’est pas ce que nous avons de plus fort.

Il faut encore compter avec la compétitivité des camions. Ceux-ci constituent, soyons clairs, la référence pour les clients, car ils correspondent mieux à leurs attentes en matière de flexibilité, de facilité : ils transportent toutes les tailles sur toutes les distances. Je suis frappée par l’importance du transport routier de marchandises sous pavillon étranger, spécifiquement pour les flux qui intéressent le ferroviaire, c’est-à-dire de longues distances qui s’étendent sur plusieurs pays. Or, tant en raison des taxes, en particulier sur le gazole, que du dumping social – même si ce point s’est amélioré depuis le paquet « mobilité » –, les transporteurs routiers français ne sont pas en bonne position – c’est l’un des sujets de la stratégie logistique française adoptée par le Gouvernement.

Enfin, s’agissant des ports, j’espère que l’infrastructure Haropa – Le Havre, Rouen, Paris – améliorera la situation ; je note aussi des initiatives à Marseille et sur le Rhône. Mais à l’heure actuelle, c’est désolant. À Hambourg la part de ce qui entre et de ce qui sort qui est acheminé par des transports lourds – ferroviaires ou fluviaux – est de l’ordre de 35 % à 40 % ; en France, hormis à Dunkerque, on est plutôt à 5 % ou 10 %. Ce qui peut être fait à Marseille me paraît donc très important.

Voilà pour l’historique long. Je constate, néanmoins, depuis quatre ou cinq ans, un changement : le développement durable a surgi ; cette question imprègne désormais beaucoup les discours et même un peu les faits. Les entreprises clientes font face à une demande de leurs consommateurs et de leurs salariés. En outre, pour celles de plus de 250 salariés, les obligations de reporting de l’Union européenne constituent un élément très important : il faut montrer comment on décarbone son entreprise ; les modes de transport que l’on utilise font partie du « scope 3 ».

On ne sait pas ce que la réindustrialisation verte va donner pour le secteur de la logistique. Il y aura sans doute davantage de flux sur notre territoire, puisque l’on espère qu’il y aura davantage d’usines. Ces flux seront différents : dans une économie circulaire, pour l’acier par exemple, il s’agit davantage de récupérer de la ferraille un peu partout pour la recycler que de l’importer d’Asie. J’ai l’impression que ces évolutions vont plutôt dans le sens du développement de la logistique. Cela peut représenter de nouvelles chances pour le fret ferroviaire, puisqu’il y aura beaucoup de grosses choses à transporter : éoliennes, éléments de grandes usines ou de centrales nucléaires…

Si je suis plutôt optimiste, c’est aussi parce que les différents acteurs se sont mobilisés. Vous connaissez ce qui, dans les plans de relance, concerne les infrastructures de fret. Il me semble particulièrement intéressant que les contrats de plan État-région (CPER) comportent un volet relatif au fret : non seulement cela manifeste l’intérêt de l’État, mais cela mettra les régions dans le coup, y compris sur la question des sillons. Le plan du Gouvernement, avec l’inscription dans la durée des aides à la pince, la prise en charge d’une partie des péages et les aides au wagon isolé, est sécurisant pour les chargeurs, ce qui est essentiel : une organisation logistique ne se change pas en quelques minutes ! Il faut donner des arguments pour convaincre les entreprises de choisir le fret ferroviaire, qui est plus cher mais essentiel au développement durable.

Dans une logique de planification écologique, il faudrait à mon sens établir un schéma à dix ans des plateformes logistiques. Les opérateurs privés devraient pouvoir y participer. Dans le passé, j’ai vu des éléphants blancs, c’est-à-dire des équipements construits avec de l’argent public mais dans des endroits qui n’étaient pas pertinents, pas économiquement viables.

Les acteurs, disais-je, sont mobilisés. Vous rencontrerez probablement l’alliance 4F – Fret ferroviaire français du futur – dont France Logistique a soutenu les demandes. Les dirigeants de la SNCF réalisent un travail remarquable. Tous les acteurs de la logistique s’y mettent. Ainsi, l’Union des entreprises transport et logistique de France (TLF), organisation professionnelle privée, édite un guide de la logistique ferroviaire. Différents acteurs du transport routier s’intéressent au transport combiné, y compris par des acquisitions. L’Agence de la transition écologique (ADEME) propose différents programmes, notamment FRET21, même si celui-ci n’est pas directement ferroviaire.

Nos ambitions sont fortes, puisqu’il s’agit de doubler le fret ferroviaire. Il n’est d’ailleurs pas évident que les Allemands réussiront mieux que nous !

Le problème, ce sont les sillons. Honnêtement, SNCF Réseau fait beaucoup d’efforts : la qualité et l’attribution des sillons s’améliorent, comme la rapidité de réponse. Mais les trains de fret ne sont pas prioritaires – il est normal que la priorité soit donnée aux trains de passagers et aux travaux. Faire des travaux la nuit, c’est très bon pour les passagers, mais c’est très mauvais pour le fret ! De la même façon, développer les TER, c’est formidable – ce n’est pas moi, qui ai entamé la décentralisation des TER, qui dirai le contraire – mais ce n’est pas bon pour le fret, puisque le réseau est davantage occupé. Il en va de même pour le Transilien, en Île-de-France, ou pour les SER – services express régionaux – métropolitains. Tout cela fait un peu peur : que vont devenir les sillons de fret ? Les arbitrages sont très délicats. C’est le rôle de SNCF Réseau, sous le contrôle de l’Autorité de régulation des transports (ART), et des élus. Des conférences de coordination vont se réunir pour prendre ces décisions ; en général, à la question de savoir s’il vaut mieux faire passer des trains de voyageurs, les autorités organisatrices répondent oui. Quelle place sera laissée au fret ? Celui-ci, soit dit en passant, rapporte moins d’argent à SNCF Réseau, même si la question est désormais principalement écologique.

J’ai confiance dans cette activité. Il faudra trouver des équilibres économiques pour en assurer la pérennité, ce qui ne veut pas dire que nous devrons être dans le pur marché – cela fait des décennies que nous n’y sommes pas. Il faudra une certaine sobriété dans l’usage des aides publiques, et celles-ci devront être conformes aux règles de l’Union européenne. L’action en faveur de l’écologie, à laquelle nous sommes tous attachés, devra compenser l’évolution vers la démassification.

M. le président David Valence. Comme Patrick Jeantet, vous avez insisté sur un changement du regard porté depuis quatre ou cinq ans sur le fret ferroviaire. En relisant les débats sur le fret ferroviaire d’il y a vingt-cinq ans, on est frappé de voir l’absence de l’enjeu écologique, alors que nombre d’entreprises se posent aujourd’hui ces questions. Vous avez aussi insisté sur l’unité des différents acteurs de la chaîne logistique, qui est un petit miracle. Vous avez enfin noté l’importance du rôle des régions et la visibilité donnée par l’État en ce qui concerne les aides, puisque celles-ci ont été prolongées jusqu’à 2030.

Nous avons entendu plusieurs personnes exprimer le sentiment que le fret avait longtemps peu mobilisé au sein du groupe public ferroviaire. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Hier, M. Rol-Tanguy a insisté sur l’insuffisante prise en considération de la dimension européenne dans les stratégies successives du développement du fret ferroviaire en France ; l’enfermement de Fret SNCF dans un fonctionnement franco-français expliquerait, selon lui, une grande partie du déclin de la part modale. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Mme Anne-Marie Idrac. Lorsque j’étais présidente de la SNCF, le fret était le principal souci, nous étions donc très mobilisés. Plus profondément, la question de l’affectation et de la spécialisation des personnels et des matériels se posait. Ce n’était pas le cas à mon époque, mais il est possible que dans le passé le fret n’ait pas été la meilleure roue du carrosse.

Quant à la dimension européenne, M. Rol-Tanguy a raison. Nous devrions profiter davantage du transport international – par parenthèse, ne pas s’activer pour faire advenir le Lyon-Turin, dans cette période écologique, me paraît bizarre. Il est possible que nous ne nous soyons pas suffisamment mobilisés sur ces corridors. Sur le plan économique non plus, la dimension européenne n’a pas été suffisamment prise en compte. Nous sommes au centre de l’Europe, et donc un pays de transit ; or il faut bien constater l’importance des transporteurs routiers étrangers. Mon action comportait une dimension européenne ; nous étions même allés voir la Deutsche Bahn pour imaginer des coopérations.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez évoqué une période que vous qualifieriez sans doute comme étant la plus délicate pour le fret ferroviaire, à savoir les années 2000-2010, au cours de laquelle vous avez présidé la SNCF. Elle fut marquée par deux plans de restructuration : les plans Véron et Marembaud. Avez-vous pu tirer les conclusions de l’échec du plan Véron ? Il m’a été rapporté qu’au sein du conseil d’administration de la SNCF, en 2006, avait été installé un groupe de travail chargé d’analyser le plan Véron. Confirmez-vous l’existence de ce groupe de travail et que pensez-vous de l’étude qu’il a menée ?

Le plan Marembaud s’inscrit dans la trajectoire du plan Véron, notamment sur le plan commercial puisque plusieurs prestations propres au wagon isolé sont progressivement abandonnées. Quelles leçons tirez-vous de l’échec de ce plan, à la veille de la crise de 2008 et 2009 ?

Selon vous, la situation du fret ferroviaire se présenterait différemment aujourd’hui et les plans de relance pourraient s’avérer plus efficaces. La demande aurait évolué qualitativement, ce qui pourrait plaider pour un retour en force du fret ferroviaire. Cela étant, au regard des causes que vous évoquiez pour expliquer la séquence de 2010, ne nous retrouvons-nous pas, d’une certaine manière, dans la même situation, aujourd’hui, alors que nous devons relever le défi de doubler le fret ferroviaire à une échéance de cinq ans ? Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur la réindustrialisation, ce sera difficile ! Le modèle de l’économie circulaire ne penche pas en faveur de la massification des transports longs. La démassification peut être perçue comme un handicap sauf pour ce qui concerne les wagons isolés. La concurrence du camion reste féroce. Confirmez-vous que la différence de coût entre la route et le fret, par tonne de marchandise transportée et par kilomètre parcouru, est d’environ 4,50 euros – 9,50 euros pour la route et 14 euros pour le fret ferroviaire ? Vous évoquiez la perspective des ports, rappelant que dans les années 2010 leur situation était désolante. Le port du Havre culmine toujours à 5 % de trafic par voie ferroviaire. Bref, si la demande semble plus favorable au fret ferroviaire, la concurrence de la route, l’organisation systémique des transports, une certaine inertie des ports et la difficulté à réindustrialiser notre pays à court terme ne sont-ils pas autant d’obstacles au respect des engagements pour 2030 ?

Mme Anne-Marie Idrac. J’avais oublié l’existence de ce groupe de travail mais c’est vrai, il s’est tenu. Je ne serais pas capable de vous donner ses conclusions mais on doit pouvoir les retrouver. À l’époque, j’étais confrontée à la colère des chargeurs et je parcourais la France pour essayer de les calmer. Cela en a étonné plus d’un, qui n’avaient pas l’habitude de voir un président de la SNCF quitter son bureau pour aller à la rencontre des clients.

En revanche, je ne me souviens pas que le plan Idrac-Marembaud ait décidé de la fin des wagons isolés. Nous avons tout simplement cessé de faire semblant d’utiliser des gares qui faisaient semblant d’être ouvertes afin de rationaliser le réseau de gares.

Vous parlez du retour en force du fret ferroviaire. N’exagérons rien ! Parlons plutôt de tendances nouvelles, bloquées par le manque de sillons. Personne de raisonnable ne mettra sa tête à couper que nous doublerons le trafic de fret ferroviaire dans les cinq prochaines années. Mais les conditions sont réunies pour que la situation s’améliore.

L’économie circulaire suscite beaucoup de questions. C’est vrai, elle favorise plutôt le wagon isolé mais nous n’en sommes qu’aux prémices. Attendons car, pour le moment, il ressort des échanges que j’ai pu avoir avec des sociétés sidérurgiques ou de grands céréaliers que tout le monde tâtonne.

Pour ce qui est de la différence de coûts, je préfère ne pas m’engager sur des moyennes car ce n’est pas ce qui préoccupe le chargeur. Il s’intéresse plutôt au temps qu’il faudra pour faire un trajet, au délai d’attente avant de voir arriver le train ou le camion, etc.

Les concurrents routiers sont compétitifs même si leurs tarifs risquent d’augmenter pour deux raisons. La première est la pénurie de chauffeurs à l’échelle européenne, d’autant plus que nous subissons moins la concurrence des chauffeurs des pays de l’Est grâce aux mesures antidumping. La deuxième est la transition écologique des camions, qui sera longue et onéreuse. Pour vous donner une idée, le Parlement a adopté depuis une dizaine d’années une série de dispositifs d’aide et d’incitation à la décarbonation des voitures, pour 1 ou 1,3 milliard d’euros. Depuis deux ou trois ans, les mesures que le Parlement vote pour verdir les camions se chiffrent en dizaines de millions. C’est une énorme affaire – 50 000 immatriculations par an pour les camions, 500 camions électriques produits et livrés en France l’an dernier. Il y a de la marge ! Sans compter le problème des bornes de recharge pour les camions électriques. Les dépôts ne comptent pratiquement pas d’installation pour les recharger.

Personne n’imagine que le fret ferroviaire pourra se passer d’aides. Les nouveaux opérateurs en auront besoin aussi, en toute transparence et dans le respect de la réglementation européenne.

M. le président David Valence. Pour que l’étude comparative soit la meilleure possible, il conviendrait de distinguer selon que les trajets dépassent ou non les 400 kilomètres. Le fret est plus compétitif sur les longues distances.

Quant au wagon isolé, on ne peut pas parler de liquidation dès lors que 90 % des salariés ont été maintenus, ainsi que 70 % du trafic et 80 % du chiffre d’affaires.

Mme Anne-Marie Idrac. Vous faites bien de me rappeler ces chiffres. C’est le cœur de métier de la SNCF. C’est comme la gestion capacitaire. C’est ce pour quoi il faut maintenir un réseau et une tradition de service public.

M. Jean-Marc Zulesi (RE). Avant de vous poser une question, je tiens à vous rassurer : les services express régionaux métropolitains ne concurrenceront pas le fret ferroviaire et nous ferons tout pour favoriser leur complémentarité. Là où le fret ferroviaire s’avère particulièrement pertinent, c’est sur la longue distance. Pour les courtes distances, il sera impossible de proposer une solution plus souple que celle du transport routier décarboné.

Dans quelle mesure l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire a-t-elle participé à la baisse de sa part modale ?

Mme Anne-Marie Idrac. J’ai bien compris que les services express régionaux métropolitains ne chercheraient pas à concurrencer le fret ferroviaire mais, de facto, un problème pourrait se poser du fait du manque de sillons.

Je ne saurais vous dire si la concurrence intramodale a joué un rôle quelconque. Je ne pense pas, cependant, qu’elle ait eu des effets négatifs. Lorsque j’étais à la tête de la SNCF, il y avait une certaine fierté à se dire qu’on n’allait pas se faire avoir. Il y a eu une sorte de sursaut. Puis, les choses se sont tassées, le groupe a été réorganisé, nous avons dû faire face à des grèves, mais je ne pense pas que cette concurrence ait eu des conséquences pour le fret. Au contraire, elle aura plutôt stimulé la recherche d’une relation plus moderne, plus commerciale, avec les clients. Vous aurez remarqué que j’ai tenu, comme je le faisais lorsque je présidais la SNCF, à ne pas parler de la concurrence. Ce n’est pas un sujet idéologique. J’ai toujours préféré m’intéresser aux concurrents et à la manière de les battre. Finalement, je crois que cette ouverture à la concurrence fut moins bénéfique que n’a voulu le faire croire la Commission européenne, ce qu’attestent les chiffres, mais elle n’aura sans doute pas vraiment influencé la demande ni porté préjudice au modèle ferroviaire par rapport à la route. En dehors d’un ou deux opérateurs, on ne peut pas dire qu’ils gagnent bien leur vie. Et le bilan en Allemagne n’est pas génial non plus. Je reste assez neutre par rapport à cette question. Elle est sans doute importante politiquement, mais je ne fais plus de politique.

M. le président David Valence. C’est une neutralité qui a son prix puisque vous avez connu une situation au Gouvernement où il n’y avait pas de concurrence intramodale sur le fret puis, en tant que présidente du groupe, une situation où il y en avait.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). J’étais cheminot avant d’être député et j’ai du mal à entendre que les grèves pourraient avoir causé la chute du fret ferroviaire. Ce ne sont pas les cheminots qui sont responsables de l’insuffisance des investissements, de la vétusté du matériel, du manque de personnel, de la fermeture des gares de triage ! Ces propos me mettent en colère.

Vous avez dit que vous aviez fermé des « gares fantômes » parce que plus aucun train ne s’y arrêtait. En effet, en 2007, 262 gares de transport de marchandises ont été fermées. Et la SNCF a déclaré dans un communiqué de presse, en 2010, qu’elle abandonnait le wagon isolé. Plutôt que de fermer ces gares en 2007, n’aurait-il pas mieux valu engager une politique offensive pour les redynamiser ?

S’agissant de l’intermodalité, la France compte dix-neuf marchés d’intérêt national, sept ports de commerce : ne faudrait-il pas mener une grande politique publique pour relier notre réseau ferré à ces infrastructures ?

Enfin, c’est vrai, les mentalités ont évolué et les chargeurs sont de plus en plus nombreux à vouloir recourir au transport ferroviaire. Malheureusement, le fret subit une concurrence déloyale de la part de la route. Les coûts externes ne sont ainsi jamais pris en compte. Les transporteurs routiers ne paient pas les infrastructures, en dehors du péage. Et je ne parle pas des plateformes qui ne sont pas reliées au réseau. Pourquoi ne pas contraindre les nouvelles plateformes qui se construisent à proximité de villes à être reliées au réseau ferré, et prendre des mesures pour que celles déjà implantées y soient reliées ?

Mme Anne-Marie Idrac. Les grèves font partie des raisons qu’évoquent les chargeurs pour expliquer leurs doutes quant à la fiabilité du fret. Mais j’ai bien noté votre remarque, qui ne m’étonne pas.

Les gares fantômes ont été fermées précisément en raison de leur caractère fantomatique. Ce qui m’intéressait était de remplir les trains. Je n’allais pas conserver des gares dans lesquelles il n’y avait plus aucune activité.

Pour ce qui est du maillage des infrastructures, il faut le faire dans les lieux où l’on peut massifier. J’ai parlé des ports – trente ans d’échec. Le trafic qui arrive dans les ports est massifié nativement ! La situation est délicate pour les marchés d’intérêt national. Certains sont en grande difficulté, comme celui de Perpignan. D’autres, proches des villes, souffrent du manque de place dans les sillons. Sans parler de la tiédeur à faire passer de nouvelles lignes. Cela étant, vous avez raison, le maillage doit se faire là où il y a de la massification.

Quant à obliger les plateformes à se relier, je ne suis pas convaincue. Voyons les choses différemment : les plateformes doivent être attractives. Elles ne le seront que si elles sont reliées. J’imagine mal comment établir ce type de contrainte en France mais nous pourrions obtenir le même résultat par l’incitation. Les plateformes viables, à l’avenir, seront celles qui seront bien reliées au mode lourd, y compris le fluvial, pour lequel le problème des sillons ne se pose pas. Ces propositions vont dans le bon sens : pas de plateformes fantômes mais des plateformes qui accueillent de nombreux trains de marchandises.

M. le président David Valence. La question relève du droit de l’urbanisme. En Allemagne, les plateformes, au-delà d’une certaine taille, doivent être connectées au fer ou à la route.

Mme Anne-Marie Idrac. D’une manière plus générale, nous aurions besoin d’une réflexion urbanistique approfondie sur les moyens logistiques, en particulier dans le cadre de la politique du zéro artificialisation nette des sols. Par exemple, peu de gens se sont penchés sur l’avenir de ces espèces de ports secs que sont ou devraient être les zones d’entreposage. Les plateformes, quoi qu’on en dise, sont des zones d’entreposage. Sans entrepôt, le fret n’est pas possible. Je salue le travail de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine qui a publié, sous la présidence d’Olivier Klein, une étude sur ces équipements logistiques incluant les plateformes.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez dit que l’arrivée de la concurrence avait été stimulante et avait provoqué un sursaut. Or, en 2008, 15 % du trafic était passé à la concurrence – ce sera 30 % en 2012. De surcroît, selon la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, publiée en 2021, cette ouverture à la concurrence aurait introduit des concurrents au comportement « non coopératif », se concentrant sur les flux massifiés déjà réalisés par Fret SNCF. Entre 2006 et 2008, vous avez perdu des marchés. Qu’en pensez-vous ?

Mme Anne-Marie Idrac. Je ne me suis jamais intéressée à la concurrence mais aux concurrents. Pendant quelques mois, j’ai eu le sentiment que cette ouverture fut stimulante. Hélas, rapidement, nous avons perdu des marchés, ce qui ne nous a pas fait plaisir. J’ai relu la stratégie nationale. Il y est indiqué que l’ouverture n’avait pas été bien préparée. C’est vrai. Peut-être pensions-nous que cela n’aboutirait pas. Malgré les paquets ferroviaires successifs, on ne parvenait pas à y croire. Finalement, les concurrents sont bel et bien arrivés, et ils étaient surprenants ! Ce fut un choc culturel de voir d’autres cheminots. C’était presque comme s’ils venaient d’une autre planète.

Certains des concurrents de l’entreprise historique ont mis en avant le caractère non coopératif des gestionnaires du réseau, peu enthousiastes à l’idée de voir circuler des trains venus d’ailleurs. Faute d’une bonne préparation, nous avons sans doute effectivement perdu des parts de marché : je ne me permets pas de juger mes prédécesseurs, d’autant que je n’ai occupé mes fonctions que durant deux années.

Au final, je ne sais pas quel a été le rôle de la concurrence. Théoriquement stimulante, elle l’a, en pratique, été un peu au début, mais n’a au bout du compte rien apporté. Si nous nous sommes tous mobilisés pour faire face au dumping, la concurrence sur les marchés routiers a, pour sa part, été très favorable aux transporteurs routiers étrangers.

Je reviens sur la question de l’intermodalité. Dans la mesure où il est rare que le trajet soit constitué uniquement d’un train circulant d’une cour d’usine à une autre, il faut très souvent passer par plusieurs modes – camion, train, camionnette, cyclologistique. Il en va de même pour l’export. Il existe une plurimodalité de fait : l’objectif est d’assurer la place la plus importante à la partie ferroviaire.

L’organisation de la multimodalité – plateformes, transport combiné – est porteuse d’avenir. Ainsi, SNCF Réseau investit dans des technologies – certains processus d’automatisation et de repérage des trains, d’alignement, à des fins d’augmentation de la vitesse, de facilitation et de réduction du bruit – visant à améliorer la productivité et la compétitivité. Il faut également prendre en considération la dimension immobilière : il faut des terrains disponibles afin d’accueillir des plateformes, des entrepôts et des endroits groupés de stockage pour les clients, de façon à les inciter à privilégier le train plutôt que la camionnette.

M. le président David Valence. Dans les contrats de plan État-région en cours de négociation, l’État consacrerait un volume de crédits de l’ordre de 930 millions d’euros au fret, une somme sans équivalent jusqu’à présent.

Mme Anne-Marie Idrac. C’est inédit, en effet.

M. Matthieu Marchio (RN). En 2007, vous vous êtes réjouie du Grenelle de l’environnement. Avec le recul, quelles mesures vous semblent avoir été appliquées, et quelles autres n’ont pas été respectées ? Laquelle a, selon vous, été la plus pénalisante pour la relance du ferroviaire ? Je pense en particulier à la taxe carbone, qui n’a finalement pas été instaurée : ses recettes auraient permis de mieux anticiper l’organisation des infrastructures. S’agissant du fret, vous avez évoqué un problème de cohabitation entre les voyageurs et les marchandises : quelles dispositions avez-vous prises, en tant que présidente de la SNCF, pour éviter de tels goulots d’étranglement ?

Mme Anne-Marie Idrac. Le Grenelle de l’environnement était une bonne chose en ce qu’il a permis d’anticiper. J’avais quitté mes fonctions à la SNCF lorsque ses mesures devaient être appliquées, et elles ne me paraissent pas l’avoir été. L’objectif de dizaines – un ministre que j’apprécie en a même évoqué une centaine – de milliards de tonnes-kilomètres n’était pas nouveau : à l’époque, j’avais dû y renoncer, faute de clients. De plus, le Grenelle de l’environnement comportait beaucoup d’effets d’annonce ; je n’ai pas le souvenir de mesures effectives de grande ampleur. Quant à l’écotaxe, une majorité s’était prononcée en sa faveur mais elle n’a pas été appliquée. Par ailleurs je suis réticente à l’idée d’une taxation des camions à l’heure où ils sont supposés devenir des véhicules verts : cela pénaliserait surtout les Français, en matière de compétitivité, dans la mesure où ils devraient assumer davantage de taxes que leurs homologues étrangers.

S’agissant des goulots d’étranglements, il appartient à SNCF Réseau de les gérer, grâce aux conférences de plateforme. La problématique des embouteillages n’était pas aussi importante à l’époque – le trafic n’étant pas autant développé. Ils imposent de déterminer quels sont les véhicules prioritaires. Par exemple, j’apprends que la rive droite du Rhône va être dédiée à des trains de voyageurs, alors que j’ai toujours pensé qu’elle était réservée au fret : un tel choix ne favorise certes pas les trains de marchandises, pour lesquels la situation risque de s’aggraver. S’il n’est pas bon pour nous d’effectuer des travaux la nuit, ceux réalisés dans la journée gênent les voyageurs, et les autorités organisatrices râlent.

M. le président David Valence. Les chiffres sont connus : jamais il n’y a eu, en France, autant de trains de voyageurs qu’aujourd’hui.

Mme Anne-Marie Idrac. Jamais. Le trafic a explosé, et nous n’allons pas nous en plaindre !

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). Vous avez évoqué le projet de ligne ferroviaire Lyon-Turin. Or une voie ferrée relie déjà Lyon à Turin. Elle vient d’être modernisée, à hauteur de 1 milliard d’euros. Y circulent trois fois moins de trains qu’avant, alors qu’elle permet le report modal d’au moins 800 000 camions. Ce projet est donc inutile et coûtera 30 milliards d’euros : nous sommes dans le cas de figure de l’« éléphant blanc » que vous avez évoqué. Vous avez indiqué être soucieuse de sensibiliser l’opinion publique au développement durable : ne serait-il pas préférable d’améliorer l’existant, alors que le projet d’une ligne Lyon-Turin bafoue les réglementations et les lois sur l’eau – des nappes phréatiques ont été percées, conduisant à la destruction de 1 500 hectares de terres agricoles et à vider la montagne de son eau au rythme de 120 millions de mètres cubes par an ?

M. le président David Valence. Je précise que votre successeur au ministère des transports, M. Jean-Claude Gayssot, a exprimé son soutien à ce projet.

Mme Anne-Marie Idrac. Nous avons souvent été d’accord ! Je n’ai plus les détails du projet en tête. J’ai lu dans la presse les déclarations de votre groupe politique, madame Ferrer : elles ne me semblent pas être à la hauteur de la dimension prospective de ce projet. Je ne dispose cependant pas des éléments techniques pour répondre à un argumentaire politique. Je reviens simplement sur le chiffre que vous avez évoqué – 800 000 camions –, soit 40 000 tonnes de CO2 : sur ce type de projet, je suis toujours attentive à savoir si le chiffre communiqué est à considérer par jour, par an ou par tonnes.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). Par an.


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6.   Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Perben, ancien ministre (13 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons, pour notre dernière audition de l’après-midi, M. Dominique Perben.

Monsieur le ministre, parmi les nombreuses responsabilités ministérielles que vous avez exercées au cours de votre engagement dans la vie publique, vous avez notamment eu la charge du ministère des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer dans le gouvernement de Dominique de Villepin entre 2005 et 2007.

Nous venons d’auditionner Mme Anne-Marie Idrac, qui était présidente de la SNCF pendant une partie de l’époque où vous étiez en fonction. Vous avez également occupé ce poste au moment du déploiement de la stratégie européenne de libéralisation du fret ferroviaire, à travers le premier puis le second paquet ferroviaire. Des entreprises, à l’instar de Danone, commençaient alors à travailler avec des opérateurs alternatifs.

Le développement du fret ferroviaire représentait-il un sujet stratégique au sein de la politique de transport dans le gouvernement auquel vous avez appartenu ? Dans quelle mesure Fret SNCF s’est-il doté d’une stratégie à l’échelle européenne ? Dans l’entreprise, quel était l’écho de la situation du fret ferroviaire et du déclin de la part modale, engagé depuis la fin des années 1960 ? Votre témoignage nous sera précieux pour comprendre les débuts de l’ouverture effective du fret ferroviaire à la concurrence.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Dominique Perben prête serment.)

M. Dominique Perben, ancien ministre. Cette expérience remonte à loin : aussi serez-vous indulgents, je l’espère, sur ma capacité à restituer l’atmosphère qui régnait de 2005 à la présidentielle de 2007. C’est d’ailleurs à la fin de l’exercice de mes fonctions que Mme Idrac a été nommée à la tête de la SNCF.

La perception du ferroviaire était alors assez différente : l’objectif était avant tout l’accélération du programme TGV – qui a par la suite connu mauvaise presse, avant de susciter un regain d’intérêt. Nous étions fortement mobilisés sur cet enjeu. Les enquêtes publiques étaient difficiles. Nous devions nous pencher sur la deuxième tranche de la ligne Paris-Strasbourg, le début de la ligne Paris-Bordeaux, le contournement ferroviaire de Nîmes et de Montpellier et la ligne espagnole. La vision du ferroviaire était positive, dynamique et presque agressive : nous avions misé dessus, nous devions investir et lancions des appels d’offres ; les géants du BTP acceptaient peu à peu de se lancer dans l’aventure.

En parallèle, il y avait le fret ; l’ambiance, au contraire, était morose. Les chiffres en disaient long. Au sein du ministère, nous avions le sentiment de ne pas avoir de réponse ; les dirigeants de l’entreprise, quant à eux, essayaient de trouver des solutions.

Nous nous sommes mobilisés sur des sujets assez précis, comme les autoroutes ferroviaires – notamment la ligne Perpignan-Luxembourg – qui consistent à faire transporter les camions par les trains. Il faut aussi mentionner les projets d’autoroutes ferroviaires alpine et atlantique.

Dans son audition, Mme Idrac a évoqué des goulets d’étranglement. C’était notamment le cas de la région lyonnaise, où j’ai été amené à faire des choix – qui ont été remis en cause après mon départ : je pense ici au contournement ferroviaire de Nîmes et de Montpellier. Des difficultés importantes se sont posées. Le projet de liaison ferroviaire transalpine entre Lyon et Turin nous occupait également.

Pour en améliorer la rapidité et l’efficacité, l’utilisation des lignes TGV la nuit pour le fret ferroviaire avait été évoquée ; vous imaginerez facilement les inquiétudes que cette idée a suscitées – elle n’a d’ailleurs pas réellement prospéré.

La mise en place d’opérateurs ferroviaires de proximité avait également été esquissée. Nous y voyions une technique pour rassembler des capacités de transport par le fer, en partant de la proximité, voire, des collectivités locales.

Ainsi, pour le fret, l’ouverture à la concurrence n’était pas réellement un sujet de préoccupation. Le troisième paquet ferroviaire avait abouti à l’ouverture à la concurrence du transport de voyageurs en 2007 – je me souviens presque physiquement de mes conversations avec les leaders des organisations syndicales à cet égard, car ces derniers, naturellement, s’interrogeaient et s’inquiétaient. S’agissant du fret, notre inquiétude concernait davantage l’effondrement du trafic. Il semblait ne pas y avoir de solution, alors que nous avions mis en place des dispositifs de transfert d’investissements de la part du ferroviaire avec l’Association française des investisseurs en capital (AFIC). Nous souhaitions rééquilibrer la situation, mais nous rencontrions beaucoup de difficultés.

M. le président David Valence. M. Patrick Jeantet, ancien PDG de SNCF Réseau, nous rappelait hier que la période pendant laquelle vous avez exercé vos responsabilités a été marquée par une remontée progressive des investissements dans les infrastructures ferroviaires. Nombre de chercheurs l’ont identifié, dès 2005, après la publication de l’audit sur l’état du réseau ferré national français par l’École polytechnique de Lausanne. À cette époque déjà, l’argent public était rare : aussi, dans l’arbitrage de ces investissements, la volonté de développer le fret ferroviaire a-t-elle suffisamment été prise en compte ?

M. Dominique Perben. À cette époque, nous avions beaucoup investi dans les trains à grande vitesse. En tant que responsable politique, le rapport l’École polytechnique de Lausanne, qui pointait de nombreux risques, m’avait inquiété. Nous avons commencé à investir massivement dans la sécurité du réseau.

Ces souvenirs sont lointains ; mais il me semble que nous n’étions pas spécialement alertés sur les contraintes particulières au fret ferroviaire.

M. le président David Valence. Plusieurs de nos intervenants ont en tout cas mentionné qu’à cette époque, l’aménagement du territoire l’emportait sur les enjeux de transition écologique lorsqu’il était question du ferroviaire – transport de voyageurs ou fret.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez exercé vos fonctions entre 2005 et 2007 : il s’agit des toutes premières années durant lesquelles la France devait respecter ses engagements vis-à-vis de la Commission européenne, dont elle avait obtenu une aide de 1,5 milliard d’euros pour restructurer l’activité de fret de la SNCF.

L’accord motivé de la Commission européenne de 2005 mentionne à plusieurs reprises que les autorités françaises s’engagent à présenter un certain nombre de pièces témoignant du bon déroulement du plan de restructuration qui précédait et accompagnait l’accord – le plan Véron en 2004 puis le plan Marembaud en 2007.

Les autorités françaises devaient ainsi présenter annuellement un rapport à la Commission européenne, permettant de vérifier le bon déroulement du plan de restructuration. La Commission européenne, quant à elle, devait avoir les moyens de contrôler durablement l’étanchéité des comptes entre les activités de fret et de transport de voyageurs et de s’assurer que les relations financières se feraient durablement sur des bases commerciales. Les autorités financières françaises s’étaient engagées à procéder à un audit indépendant pendant toute la période de restructuration et à en transmettre les conclusions à la Commission. Dans l’accord, il est indiqué que « la Commission veillera au respect de la mise en œuvre du plan de restructuration ».

Quels étaient les rapports de votre ministère avec la Commission européenne sur la base de ces engagements contractuels ? Quelles étaient les dispositions de suivi de l’accord de 2005 ?

M. Dominique Perben. Je n’en ai absolument pas le souvenir aujourd’hui. J’imagine que ce suivi s’est déroulé normalement.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. L’enquête ouverte par la Commission européenne sur l’organisation d’aides illicites s’intéresse à une période qui débute en 2007. À plusieurs reprises dans son argumentaire, la Commission européenne indique ne pas avoir été véritablement saisie, comme prévu par le texte de l’accord, des rendus du suivi du plan de restructuration de 2003 à 2008 de la part des autorités françaises. Je comprends que cette époque soit lointaine, mais je me permets d’insister sur les rapports que votre ministère entretenait avec la Commission européenne, au-delà des engagements réciproques que vous pouviez avoir.

M. Dominique Perben. Je n’ai rien à ajouter sur ce sujet.

M. Pascal Lecamp (Dem). Vous évoquez une « ambiance morose » dans le fret en parallèle du développement des lignes TGV ; le seul problème relatif au fret était l’effondrement du trafic. Dans ce contexte, dans vos rapports avec la SNCF, avez-vous un souvenir de stratégie partagée pour sauver le fret, l’abandonner, ou remettre un peu d’argent dans le moteur ? Cette stratégie reposait-elle uniquement sur des subventions, ou également sur des investissements ? Quelles instructions le Gouvernement donnait-il à la SNCF sur le fret ?

M. Dominique Perben. « Instructions » n’est pas tout à fait le mot. À l’époque où j’étais ministre, le président de la SNCF était Louis Gallois, que je connaissais bien étant donné que nous étions de la même promotion à l’École nationale d’administration (ENA), et en qui j’avais entièrement confiance. Je sais qu’il réfléchissait avec son équipe à d’éventuelles évolutions structurelles. Nous en avions discuté ensemble. Je lui avais conseillé d’être prudent, au regard de ma responsabilité politique dans le domaine des transports. L’ouverture à la concurrence du trafic de voyageurs nous plaçait dans une situation difficile : de grandes manifestations avaient eu lieu à Bruxelles et à Paris. Je dialoguais – dans d’assez bonnes conditions d’ailleurs – avec les leaders syndicaux de la SNCF. Nous n’avions pas non plus envie d’en remettre une couche : le but n’était pas de semer la pagaille.

Il faut se rappeler ce contexte politique : la SNCF faisait partie du patrimoine national. L’ouverture à la concurrence a représenté un changement culturel considérable, qu’il a fallu accompagner. Nous avons d’ailleurs d’abord dû nous convaincre nous-mêmes que c’était possible : pour le gaulliste social que je suis, cela n’avait en effet rien d’une évidence ! Une société nationale exerçant un monopole n’avait rien de contraire à mes idées.

Nous savions bien qu’il y avait un problème sur le fret. La SNCF n’avait sans doute pas consacré l’énergie et l’imagination nécessaires pour être plus à l’écoute de sa clientèle potentielle. C’était aussi l’époque de l’accélération du TGV et de la sécurisation des réseaux. Avec du recul, il semble que la question du fret n’était peut-être pas suffisamment prioritaire.

M. Matthieu Marchio. À l’époque, vous pensiez que la libéralisation du marché intérieur allait dynamiser le fret ferroviaire. Étiez-vous conscient que l’état des voies ferroviaires ne permettait pas de rendre un service de qualité, et qu’il posait un problème pour l’ouverture à la concurrence ?

M. Dominique Perben. Le rapport de l’École polytechnique de Lausanne nous avait fait prendre conscience des difficultés ; nous savions aussi qu’il y avait des goulets d’étranglement, et qu’il était nécessaire d’augmenter les investissements dans les infrastructures – notamment pour élargir l’offre de fret.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Votre témoignage résonne avec celui de l’ancien ministre M. François Goulard, que nous avons auditionné hier : selon lui, la libéralisation n’était pas un sujet. La situation du fret était morose, mais aucune réponse ne semblait se profiler.

On nous a rappelé les difficultés entre Réseau ferré de France (RFF), créé en 1997, et la SNCF. N’avez-vous pas eu le sentiment – même tardivement – que les directions des entités ferroviaires n’ont pas vraiment aidé les politiques à prendre en compte le lourd handicap qui s’accumulait sur l’activité de fret dans notre pays ? L’attention portée sur le TGV n’a-t-elle pas considérablement pesé auprès des politiques, empêchant ainsi la prise de décisions un peu plus matures en la matière ? Les plans Véron et Marembaud étaient assez lourds ; ils ne semblent pourtant pas avoir été à la main du politique.

M. Dominique Perben. Vous avez sans doute un peu raison. Malgré les réformes de 1997, l’ensemble du système ferroviaire était resté très unitaire. L’univers ferroviaire n’avait pas encore intégré la libéralisation ; malgré la création de RFF, la SNCF restait une seule grande maison. Nous partions d’une grande société nationale, qui œuvrait depuis un siècle. Le changement de paradigme n’était pas facile.

Il ne me semble pas avoir constaté d’opacité avec le monde politique. Je voyais au contraire la SNCF comme un monde d’ingénieurs, respectueux des institutions. Je n’ai pas rencontré de difficultés particulières de ce point de vue. Cependant, les sujets étaient très techniques et complexes : pour un ministre, il n’était pas facile d’entrer dans le dialogue à un niveau suffisamment précis pour faire évoluer la situation.

M. le président David Valence. La manière d’investir le sujet du ferroviaire au sens large et du fret en particulier témoignait-elle d’une crainte de rallumer les conflits que la France avait connus en 1995 ? Ces derniers avaient sans doute profondément marqué certains dirigeants de la France qui l’étaient toujours entre 2005 et 2007 – je pense au secrétaire général de l’Élysée de l’époque ou au Président de la République. Le risque de déclencher un conflit social étendu en touchant au ferroviaire a-t-il expliqué le sentiment d’un portage politique moins fort qu’il n’aurait pu l’être ou qu’il ne l’a été par la suite ?

M. Dominique Perben. Je n’en suis pas tout à fait sûr. En novembre 1995, je suis devenu ministre de la fonction publique : cette expérience m’a beaucoup appris sur le dialogue syndical – y compris dans un esprit parfois très amical –, ce qui m’a été utile par la suite.

Durant la période où j’ai exercé mes fonctions au ministère des transports, l’Élysée ne m’a jamais rien demandé à ce sujet : je n’ai pas eu le sentiment de ce traumatisme.

La question était surtout celle de la transformation de la SNCF, qui était une société monopolistique avec sa propre culture et son système de valeurs : ceux qui y travaillaient avaient le sentiment de faire partie d’une grande maison. Je souhaitais faire évoluer les choses, mais en conservant tout cela. Nous ne souhaitions pas en rajouter, c’est vrai : Bruxelles nous contraignait à l’ouverture à la concurrence et nous avions déjà utilisé tous les délais possibles. Nous n’avions pas envie de faire flamber la maison.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous vous revendiquez gaulliste social et dites que vous vous préoccupiez de cette belle maison qu’était la SNCF. Dans ma question précédente, je vous ai interrogé sur vos rapports avec ces directions technocratiques. En effet, dans les années 1997 à 2000, selon un expert du domaine, les acteurs du ferroviaire – dans lesquels vous voyez l’honnêteté même –, qui étaient des ingénieurs, sont devenus des économistes : les équipes dirigeantes se sont ainsi rapidement faites à l’idée de la mise en œuvre de l’ouverture à la concurrence. Pensez-vous que cette restructuration de long terme – près de cinq ans – a finalement échappé au politique – qui était plutôt attaché à cette belle maison ? Entre 2003 et 2008, les plans Véron et Marembaud ont contribué à un affaiblissement considérable de l’opérateur historique, sans pour autant que la rentabilité telle qu’on peut l’envisager dans une logique libérale ait été restaurée – et le trafic a continué de s’effondrer.

M. Dominique Perben. C’est aussi le marché qui en a décidé ainsi : les plans en question ont constaté les restructurations nécessaires, mais les clients, surtout, n’étaient pas au rendez-vous. Durant les mêmes années, notre système économique a connu une transformation profonde : les stocks sont maintenant sur les routes et non dans nos usines. Le chemin de fer n’a pas été au rendez-vous de cette transformation de la logistique. Aurait-il pu y être ? Je l’ignore. Était-ce trop compliqué, du fait des ruptures de charge ? J’observe seulement qu’on a raté le coche : au moment où l’emploi logistique a explosé, le ferroviaire n’en a pas profité du tout, alors que le potentiel était considérable.


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7.   Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Cuvillier, ancien ministre (14 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Frédéric Cuvillier, maire de Boulogne-sur-Mer depuis de longues années et ancien ministre délégué chargé des transports et de l’économie maritime dans le premier gouvernement du quinquennat de François Hollande, entre 2012 et 2014.

Cette période est évidemment importante.

Tout d’abord parce qu’elle a été marquée par une nouvelle réforme de l’organisation du groupe public ferroviaire, avec la fin de la séparation entre la SNCF et Réseau ferré de France (RFF) qui avait été décidée par la loi du 13 février 1997 – il s’agissait à l’époque de reprendre une partie de la dette du groupe public ferroviaire. Vous êtes en effet à l’origine de la loi portant réforme ferroviaire, qui a réorganisé les chemins de fer publics autour de trois établissements publics industriels et commerciaux. Ce statut est resté en vigueur jusqu’à la loi pour un nouveau pacte ferroviaire de 2018.

Ensuite, parce que la SNCF a été sanctionnée, alors, à hauteur de plus de 60 millions d’euros par l’Autorité de la concurrence pour l’abus de position dominante de Fret SNCF. C’était deux ans avant les premières plaintes auprès de la Commission européenne visant Fret SNCF, qui sont intervenues en 2016. Cela montre que la question de la libre concurrence et la position de Fret SNCF sur le marché appelaient déjà l’attention de certaines autorités.

Dans le cadre de vos fonctions au gouvernement, vous vous êtes naturellement exprimé à de nombreuses reprises sur Fret SNCF et plus globalement sur la politique ferroviaire. Vous avez notamment regretté l’efficacité insuffisante des politiques commerciales de Fret SNCF pour conquérir de nouveaux marchés.

Le pouvoir avait été exercé pendant dix ans par une même sensibilité politique et votre arrivée au ministère marquait une forme d’alternance. Pourrez-vous nous faire part des effets de cette dernière, mais aussi des éléments de continuité – car les politiques en matière de transports sont nécessairement de long terme.

Nous sommes également intéressés par votre perception actuelle, en tant qu’élu local, de la question du fret ferroviaire et du rôle joué par le groupe public ferroviaire français. Le port de Boulogne est le premier port de pêche français et il bénéficie sans doute de la meilleure connexion avec le rail parmi nos ports de commerce. Vous connaissez bien également le port voisin de Dunkerque.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frédéric Cuvillier prête serment.)

M. Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l’économie maritime. Comme vous l’avez relevé, la situation d’un ministre est différente selon qu’il s’agit d’une alternance ou de poursuivre une politique déjà engagée par les gouvernements précédents. Il est donc important de se replacer autant que possible dans le contexte de 2012, quand j’ai été nommé ministre.

Si j’insiste sur ce titre, ce n’est pas par coquetterie. Le fait d’être ministre délégué chargé des transports et de l’économie maritime me donnait en effet compétence, grâce à un département ministériel judicieusement pensé, sur le secteur maritime – l’interface terre-mer et la construction d’une politique maritime intégrée – et donc aussi sur la question qui nous intéresse, c’est-à-dire le lien entre la stratégie portuaire et le développement des transports, et particulièrement du fret. Cette situation tout à fait privilégiée était enviée : j’étais certes ministre délégué, mais je jouissais d’une grande autonomie – reconnaissance du Premier ministre de l’époque.

Je précise cela parce que l’une des raisons essentielles pour lesquelles j’ai quitté le Gouvernement deux ans et demi plus tard a été le manque de considération politique accordée au secteur des transports. Or son caractère stratégique pour l’aménagement du territoire et le rayonnement économique implique de disposer d’une maîtrise politique. Bien souvent, l’architecture d’un gouvernement reflète le degré d’importance accordé à un domaine donné. Je considérais qu’un secrétariat d’État chargé aux transports reléguait ce secteur à une place qu’il ne méritait pas. Cela ne me permettait pas de poursuivre le chantier passionnant d’une politique des transports intégrée. Voilà pour l’enjeu politique.

En 2012, la France avait besoin de retrouver une forme de crédibilité, tant par ses propos que par le respect de ses engagements. Nous savions que cela aurait une incidence dans les rapports que nous souhaitions avoir avec les institutions européennes, et en premier lieu avec la Commission. Je le rappelle, notre déficit budgétaire était de l’ordre de 5,8 % du PIB, nous étions en pleine crise économique et celle de la Grèce battait son plein – la France s’illustrant par son soutien à ce pays. Lors des négociations, il fallait affirmer de manière inlassable l’attachement que nous portions au respect de nos engagements européens.

En 2012, je suis donc devenu ministre à l’occasion de l’alternance. En quelques semaines, j’ai pris la mesure de la situation. La politique précédemment menée plaçait beaucoup d’espoirs dans l’écotaxe, dont la collecte avait été confiée par contrat à la société Écomouv’. Ce contrat avait été signé le 6 mai 2012, c’est-à-dire le jour du second tour de l’élection présidentielle. Pris par une forme de frénésie administrative, les responsables politiques étaient obnubilés par la signature de ce contrat qui liait l’État à la société Écomouv’ – d’autres commissions ont eu pour mission d’analyser le rôle d’Autostrade per l’Italia et de Vivendi dans ce montage.

J’insiste sur ce point car le schéma national des infrastructures de transport venait d’être adopté. Il promettait 250 milliards d’euros, dont 90 à la charge de l’État par l’intermédiaire de l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) – qui elle-même disposait de moins de 2 milliards d’euros par an pour cela. Autant dire qu’il aurait fallu que je sois ministre pendant plus d’un siècle pour arriver au bout de ce chantier… Le principe de réalité nous est apparu très vite, d’autant que le sort funeste réservé à l’écotaxe a conduit à devoir trouver des solutions de substitution.

Les surprises ne concernaient pas seulement le secteur routier et l’architecture budgétaire et financière. Comme cadeau d’accueil, quinze jours après mon arrivée, le président d’Air France annonce la suppression de 5 000 postes. Sans doute ne l’avait-il pas prévu auparavant – l’alternance offre aussi ce genre d’opportunité… Je remercie encore M. de Juniac de la sollicitude dont il a fait preuve, tout comme M. Gabriel, président-directeur général de Bouygues Construction. Alors que le Président de la République avait précisé que le canal Seine-Nord Europe entrerait en service en 2017, le responsable de cette entreprise a annoncé qu’elle suspendait sa participation de 4,5 milliards d’euros au projet, ce qui revenait tout simplement à faire s’effondrer le partenariat public-privé (PPP).

Le secteur ferroviaire, qui fait partie de l’ensemble de la politique intégrée des transports que j’évoque, connaissait alors une crise profonde. L’ouverture à la concurrence était désormais un peu lointaine, mais ses conséquences se faisaient sentir. Le déficit cumulé du secteur ferroviaire public représentait 40 milliards d’euros et la facture augmentait mécaniquement de 1,5 à 2 milliards par an. Fret SNCF perdait plus de 300 millions d’euros chaque année et les presque 3 milliards d’euros de dotations dont cette entreprise avait bénéficié entre 2008 et 2012 n’avaient pas suffi.

On avait arbitré en faveur du transport des voyageurs, mais pas de tous. Eux-mêmes avaient été victimes, en effet, d’arbitrages profitant aux lignes à grande vitesse (LGV) au détriment des trains du quotidien. À la suite du drame de Brétigny-sur-Orge, nous nous sommes penchés sur l’état des infrastructures ferroviaires. En effet, si l’on veut augmenter la part modale du fret ferroviaire et améliorer les trains du quotidien, encore faut-il que le réseau soit à la hauteur pour assurer la qualité de service et la sécurité – laquelle était au cœur de nos préoccupations.

Nous devions hiérarchiser les programmes de rénovation des voies et des infrastructures, ce qui a bien entendu aussi des conséquences sur les trains du quotidien et sur le fret ferroviaire. Les travaux se déroulant la nuit et les sillons étant déjà difficilement accessibles au fret, les contrecoups de la modernisation du réseau se sont donc fait sentir très rapidement pour cette activité. L’une des explications de la crise du fret ferroviaire réside aussi dans le fait que, comme le secteur routier, il a été un parent pauvre de la politique des transports. Pour un certain nombre de responsables du secteur ferroviaire, la priorité – et ce n’est pas une critique – était, face à la dette abyssale, d’assurer le fonctionnement du système ferroviaire et de procéder à une optimisation financière.

Il fallait également intégrer une dimension stratégique à la politique générale des transports et cesser d’opposer les modes de transport les uns aux autres. En effet, le développement du fret ferroviaire passe aussi par celui de la route, en développant des terminaux et en assurant le transport dans les derniers kilomètres. Il fallait encore essayer d’éviter qu’au sein même du secteur ferroviaire, les LGV bénéficient d’une forme de préemption des crédits. Or quatre nouvelles lignes avaient été lancées en même temps, ce qui était difficilement soutenable d’un point de vue budgétaire. La preuve en est que le financement d’une partie des investissements était assumé par les acteurs ferroviaires eux-mêmes.

Il a fallu rebâtir tout cela.

Ce fut tout d’abord l’objet de la loi portant réforme ferroviaire, à laquelle vous avez eu l’amabilité de faire référence. Elle a tiré les conclusions des impasses invraisemblables auxquelles a conduit la séparation entre le réseau et l’exploitation. Sur le papier, un certain nombre de partisans de l’ultralibéralisme étaient peut-être satisfaits que la réforme de 1997 soit allée même au-delà de ce que demandait la Commission européenne. Mais, dans les faits, les frontières entre RFF et la SNCF étaient tellement étanches que les personnels ne se croisaient ni ne se parlaient plus – y compris dans les gares – alors même qu’ils faisaient partie de la même famille des acteurs du ferroviaire. C’était tout de même très embêtant.

J’avais demandé – sans jamais obtenir de réponse – pourquoi RFF faisait diffuser de très belles publicités à la télévision aux heures de grande écoute, alors qu’il n’avait aucun client dans la population. Il s’agissait d’une volonté de légitimation.

Par ailleurs, RFF avait besoin des savoirs techniques de la SNCF, et cette dernière ne pouvait pas – et peut-être ne voulait pas – lui apporter un soutien. Cela a conduit à des situations rocambolesques, mais souvent aussi dramatiques et absurdes du point de vue financier, et à l’impasse que nous avons constatée en 2012.

Il a donc fallu rebâtir un groupe public unifié, composé par un établissement public chapeautant deux filiales principales sous la forme d’établissements publics, l’un chargé de la gestion des infrastructures et l’autre de l’exploitation ferroviaire. Je simplifie bien entendu, car lorsque j’étais ministre la SNCF avait 600 filiales. Une instance de régulation permettait bien sûr de répondre aux exigences d’impartialité en matière d’accès au réseau des différents opérateurs, conformément aux textes fondateurs européens.

Lorsque je dis qu’il fallait mettre l’accent sur le réseau et identifier les blocages sur celui-ci, cela vaut autant pour les trains du quotidien que pour le fret. Le matériel roulant posait également un problème, car il vieillissait et n’était plus adapté. Il fallait donc aussi sauver l’industrie de la construction ferroviaire – je pense notamment à Lohr.

Il fallait faire avec des budgets limités – l’écotaxe ne venait plus financer l’ensemble du schéma national d’infrastructures de transport – et rebâtir une stratégie de transport ferroviaire en faisant en sorte qu’aucun secteur ne soit délaissé. Au-delà du fret, il y avait aussi les trains de nuit et les trains auto-couchettes, qui avaient été purement et simplement abandonnés à l’époque.

Encore une fois, la réalité du déficit s’imposait à ceux qui avaient la responsabilité de gérer le groupe public ferroviaire. Encore fallait-il que l’État stratège joue son rôle et qu’il dote les structures de manière cohérente.

Cependant, nous ne pouvions pas nous limiter à la réforme ferroviaire, qui m’a pris plus de deux ans. Il fallait dans le même temps bâtir, pour les territoires et le développement économique. Le fret ferroviaire, on l’oublie trop souvent, c’est avant tout une question d’aménagement du territoire. On trouve partout des entreprises qui ont besoin du rail et n’ont souvent pas d’autre solution pour poursuivre leur croissance. Avec le ministère du redressement productif, nous menions à cet égard un travail extrêmement important sur la stratégie à mener, les modes de transport et la sensibilisation des différents acteurs économiques.

M. le président David Valence. Une remarque préalable sur la séparation entre RFF et la SNCF. Il y a été mis fin en 2014 et le retour à un groupe public unifié a ensuite été confirmé par la réforme de 2018. La loi de février 1997 a été appliquée sans être remise en cause lorsqu’est intervenu le changement de gouvernement quelques mois plus tard.

Plusieurs des personnes auditionnées par cette commission d’enquête ont insisté sur le fait que la dégradation des infrastructures spécifiquement dédiées au fret – comme les installations terminales embranchées, les gares de triage ou les lignes capillaires destinées au fret – était une des causes de l’effondrement de la part modale du fret ferroviaire, même si ce n’était pas la principale.

Le lancement de la commission « Mobilité 21 » lorsque vous étiez ministre délégué a constitué une étape importante s’agissant des infrastructures de transport. Elle avait notamment pour objectif de revenir sur les prévisions de crédits publics très optimistes sur lesquelles reposait le schéma national des infrastructures de transport de 2011. Présidée par Philippe Duron, elle a formulé des préconisations plus réalistes tout en rappelant la nécessité d’investir dans les infrastructures – notamment dans le fret ferroviaire. Ces recommandations n’ont pas été suivies par une loi de programmation. C’est un point qu’il convient de rappeler, à l’heure où certains sur différents bancs de l’Assemblée réclament une loi de programmation pour les infrastructures de transport – à juste titre selon moi.

Vous aviez adressé à cette commission « Mobilité 21 » une lettre de mission. Quelle part y était accordée à la nécessité d’investir dans les infrastructures spécifiquement pour le fret ferroviaire ? Quelles étaient ses préconisations ?

Vous avez été ministre à une époque où le déficit chronique de Fret SNCF – que vous avez évalué à 300 millions par an – était déjà couvert par l’ensemble du groupe. Cela pouvait être considéré comme une aide publique, au mépris de l’interprétation un peu stricte du droit de la concurrence par la Commission européenne. La période durant laquelle vous avez été au Gouvernement est également visée par l’enquête approfondie sur ces aides ouvertes par la Commission au début de cette année. Cette enquête ne porte pas seulement sur l’année 2019 et sur la transformation du groupe ferroviaire. Après tout, la première procédure de la Commission a été lancée en 2016, c’est-à-dire deux ans après votre départ du gouvernement, et l’Autorité de la concurrence avait sanctionné Fret SNCF pour abus de position dominante au moment où vous étiez ministre. Comment anticipiez-vous les risques liés au regard potentiellement sévère de la Commission sur les aides publiques destinées à compenser le déficit chronique de Fret SNCF ?

M. Frédéric Cuvillier. Nous aurions pu lancer un énième plan de plusieurs milliards pour la rénovation des infrastructures, mais comme nous étions responsables nous ne l’avons pas fait. Au contraire, nous avons souhaité que la hiérarchisation des investissements – et donc leur efficacité – intervienne par le biais de l’objectivation des travaux de modernisation. D’où la commission présidée par Philippe Duron.

Dans la lettre de mission qui avait été adressée à cette commission, la priorité en matière ferroviaire était donnée à la modernisation du réseau. Le développement du fret devait avoir, selon nous, une portée économique, écologique et industrielle. Nous pensions aussi qu’il fallait mettre en place des itinéraires bis pour le fret afin de pouvoir s’attaquer à la modernisation des lignes les plus dégradées. Bref, la commission avait pour objectif de permettre à notre pays de se doter d’infrastructures robustes et efficaces, pour mettre fin aux témoignages récurrents sur la lenteur du fret ferroviaire – voire sur la perte de trains ou de wagons.

Parallèlement aux travaux de la commission « Mobilité 21 », nous avions déterminé une stratégie de relance portuaire qui comprenait un volet consacré au fret portuaire. Les questions relatives à ce dernier étaient également abordées lors des conférences périodiques sur le fret. Ces différents dispositifs se complétaient, afin d’assurer la cohérence de la politique de rénovation.

Il faut ajouter qu’après l’accident de Brétigny-sur-Orge, la priorité accordée à la sécurité nous a permis d’aller encore plus vite s’agissant de certains travaux de rénovation.

J’en viens à la question des aides publiques et à la position de la Commission européenne.

Les discussions que nous avions avec cette dernière portaient non pas sur le fret mais sur la réforme ferroviaire en général. J’ai rencontré à de très nombreuses reprises le commissaire européen aux transports, Siim Kallas, dont le parcours était particulier puisqu’il avait été membre du Soviet suprême de l’Union soviétique. Néanmoins, il était certainement le personnage le plus converti à l’ultralibéralisme dans les transports. Nous avions donc beaucoup à faire pour convaincre que notre réforme était compatible avec le droit européen. J’entretenais des relations amicales mais exigeantes avec Siim Kallas, mais la Commission était alimentée par une petite musique. En matière ferroviaire, les positions sont souvent dogmatiques, avec par exemple ceux qui préconisaient la séparation à outrance entre le réseau et l’exploitation. Certains étaient favorables au démantèlement du groupe public intégré, alors que d’autres voulaient un opérateur unique. Tout cela reposait aussi sur des présupposés idéologiques. D’où la nécessité de ne pas pratiquer la politique de la chaise vide – ce qui fut trop souvent le cas – et d’avoir un dialogue exigeant au sujet de la compatibilité de la réforme avec les textes européens.

De mémoire, le fret ferroviaire n’était pas au cœur de nos discussions. Il y avait aussi toutes celles qui portaient sur la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM). La Commission ne manquait pas de revenir sur le passé – voire sur le passif. Nous devions déterminer, affirmer et revendiquer les obligations de service public, afin qu’elles ne soient pas limitées par une lecture restrictive de leur objet. Les missions de service public existent ; à nous d’en démontrer la réalité et l’utilité.

M. le président David Valence. Aucun mode de transport n’est en lui-même un service public ; ce sont les missions qu’il assume qui en font un service public.

Le fret ferroviaire est absent des contrats de plan État-région signés en 2015 et qui s’appliquent encore aujourd’hui, tandis que l’État promet d’y consacrer 930 millions d’euros dans les futurs contrats. À l’époque, les régions s’y intéressaient sans doute moins, à l’exception du Centre-Val de Loire et de Champagne-Ardenne. Quel était le degré d’implication des élus locaux dans le développement du fret ferroviaire lorsque vous étiez aux responsabilités ?

M. Frédéric Cuvillier. J’ai le souvenir que les revendications quotidiennes des collectivités portaient sur les lignes à grande vitesse – il fallait résister aux pressions et à l’emballement en faveur de la grande vitesse afin de ne pas tout miser sur elle – ainsi que sur les trains du quotidien – l’infrastructure mais aussi la qualité du matériel roulant, dont j’ai découvert les difficultés de renouvellement. L’industrie ferroviaire n’avait plus les capacités pour produire des locomotives ou des wagons tant pour le fret que pour les voyageurs. Il a fallu remettre l’innovation au premier plan de la politique ferroviaire. L’intérêt des collectivités pour le fret était plus relatif. Les demandes émanaient soit de régions enclavées disposant d’une industrie traditionnelle dont la pérennité dépendait du fret, soit de régions industrielles.

Dans cette génération de contrats de plan, le fret était peut-être secondaire, mais il n’était pas absent des débats : lors de la deuxième conférence périodique pour la relance du fret, avait été mise en avant la nécessité d’une nouvelle gouvernance du fret de proximité permettant d’associer les collectivités, sur le modèle de la coordination dans le domaine portuaire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Selon vous, la scission de RFF et de la SNCF a été au-delà des exigences européennes et a abouti à des situations rocambolesques. Considérez-vous qu’elle a entravé le fonctionnement des deux entités mais aussi ouvert la voie à plusieurs plans de restructuration qui ont affaibli l’outil public entre 2003 et 2010 ? Quel regard portez-vous sur les opérateurs – que l’on qualifie aujourd’hui encore de « non coopératifs », qualificatif assez curieux – qui se sont emparés de 30 % environ du marché du fret ? Dans vos fonctions de ministre, avez-vous constaté voire initié un renversement des priorités entre le fret ferroviaire et Geodis ? Votre prise de fonctions semble avoir coïncidé avec un changement d’orientation pour les filiales.

M. Frédéric Cuvillier. Il est toujours délicat de faire une analyse rétrospective de décisions qui ont été prises par d’autres pour donner des leçons. On peut toutefois faire le constat qu’en 1997, l’ouverture à la concurrence est actée et n’est pas remise en cause. Peut-être parce que c’était un moyen de laisser vivre la libéralisation ou une occasion de faire du fret un mode de transport privilégié. Les chiffres nous apportent la réponse : certes, de nouveaux opérateurs sont arrivés mais ils représentent 30 % d’un marché dont la part modale s’est effondrée. Nous avons réussi à stabiliser le fret bon an mal an et surtout à ne pas le sacrifier. Je rappelle que la petite musique de fond d’alors consistait à s’interroger sur la pertinence pour l’opérateur ferroviaire de conserver ces activités traditionnelles.

L’ouverture à la concurrence n’a pas permis d’accroître le report modal au profit du ferroviaire. J’en ai tiré les leçons dans la réforme ferroviaire : avant de libéraliser le transport de voyageurs, nous devions disposer d’un groupe public suffisamment robuste pour affronter la concurrence, sans quoi les écarts tant dans les normes techniques que dans le statut social conduiraient immanquablement l’opérateur historique à être malmené. Parallèlement, la SNCF a dû digérer la boulimie de lignes à grande vitesse sur l’autel desquelles d’autres investissements ont été sacrifiés. L’ouverture à la concurrence sans préparation produit des effets inverses de ceux recherchés.

Je ne sais pas si les opérateurs étaient non coopératifs. Toutefois, la deuxième conférence périodique avec les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) l’a montré, il existe des acteurs économiques qui ont envie et besoin de voir le fret ferroviaire marcher. J’avais lancé une réflexion avec le président des chambres de commerce et d’industrie notamment pour identifier les segments industriels dans lesquels le fret est pertinent ainsi que les moyens de développer le fret de proximité – je ne reviens pas sur les grands ports maritimes. La simplification des normes applicables au fret, qui l’empêchaient d’être compétitif par rapport aux autres modes de transport, était un autre chantier passionnant, de même que l’innovation. Mon action pour développer et réorganiser le fret ferroviaire a été saluée par le président de l’association Objectif OFP, Jacques Chauvineau.

À l’époque, la politique commerciale de Fret SNCF était insuffisante, voire inadaptée. Les chefs d’entreprise se plaignaient des difficultés à trouver un interlocuteur et à obtenir des garanties de régularité. À l’instar de nos voisins, des représentants de la branche fret auraient dû être présents dans tous les terminaux, au plus près des acteurs économiques.

Quant à un éventuel changement de pied, lorsque deux filiales d’un même groupe se font concurrence, on marche sur la tête. Ce fut le fil rouge de mon action que d’éviter de mettre en concurrence les modes de transport et de favoriser la complémentarité et la lisibilité. Dans le domaine du transport de voyageurs, domaine anormalement réglementé au détriment des territoires, le choc de simplification voulu par le président Hollande fut l’occasion de créer des lignes de transport par car – différents de ce qu’on a appelé les « cars Macron » – là où le train ne venait pas ou pour des lignes transversales très mal desservies par le train. Il s’agissait d’offrir aux voyageurs une solution de transport complémentaire – je rétablis ici la vérité.

Notre politique des transports était guidée par la recherche de l’efficacité, de la complémentarité et du rayonnement économique des territoires.

M. le président David Valence. Dans la concurrence entre la route et le fer, qui s’est soldée par un effondrement de la part modale du fret ferroviaire dès la fin des années 1970 – bien avant la libéralisation –, l’abandon de l’écoredevance, telle qu’elle existe chez nos voisins allemands et suisses, a-t-il eu pour effet de maintenir un avantage concurrentiel en faveur de la route ?

M. Frédéric Cuvillier. Il faudrait une autre commission d’enquête sur l’écotaxe et les raisons d’un fiasco environnemental et financier. Comment une idée de bon sens est-elle apparue, dès le début, comme la solution miraculeuse pour remplir les caisses de l’État ? Je ne reviens pas sur les conditions dans lesquelles l’écotaxe a été mise en place. J’ai hérité d’un dossier mal ficelé et d’un dispositif fondé sur un non-sens économique. En effet, à mes yeux, c’est celui qui commande le transport qui doit payer. Il ne fallait pas mettre à la charge des petites entreprises de transport routier une taxe qui faisait partie du prix de la marchandise, donc ne leur incombait pas. C’est à partir de là que les problèmes avec les chargeurs et les « bonnets rouges » ont commencé et que des régions pourtant peu concernées se sont placées à la pointe du combat contre l’écotaxe.

L’écotaxe était vertueuse à condition qu’elle soit compréhensible et qu’elle pèse sur les bonnes personnes – le donneur d’ordre et non l’intermédiaire. La pérennité du transport routier était alors menacée par un cadre social incontrôlé – j’avais organisé une conférence européenne sur le droit du travail dans le transport routier qui avait rassemblé une quinzaine de ministres européens, y compris ceux venant de pays de l’Est, soucieux de voir écartée toute perspective d’harmonisation.

L’écotaxe a, bien sûr, été une erreur. J’ai tout essayé, et en premier lieu de remettre du sens. L’écotaxe n’avait pas vocation à financer des pistes cyclables mais à moderniser le réseau ferroviaire, à soutenir le fret, à développer des plateformes multimodales, à entretenir les routes – le réseau secondaire est très dégradé mais l’opposition à la route est telle que même les travaux de sécurisation sont mis de côté – ou encore à promouvoir le fluvial. C’était le rôle de l’État stratège que de définir les priorités d’investissement. L’écotaxe devait profiter aux utilisateurs, aux acteurs économiques – ainsi qu’à l’environnement, bien sûr.

Je ne faisais pas partie du gouvernement qui l’a abandonnée. Je regrette la caricature qui a été faite, considérant qu’il vaut mieux éviter les petites phrases et connaître le dossier pour s’exprimer.

L’écotaxe, qui visait à rééquilibrer nos modes de transport, a été conçue à la hâte, sans précaution – j’ai dû la repousser à plusieurs reprises faute d’une robustesse suffisante du dispositif. J’avais demandé qu’une part de l’écotaxe revienne aux collectivités, qui pâtissent souvent du trafic routier, afin de les aider à financer des projets de transport ; je défendais aussi l’idée d’une régionalisation et, de manière visionnaire, d’un droit à l’expérimentation – on a bien inventé les référendums départementaux – pour ne pas en respecter ensuite le résultat : voir Notre-Dame-des-Landes ! Les portiques, dont nombre sont toujours installés, me rappellent régulièrement que le choix politique peut parfois faire frémir.

M. le président David Valence. La différenciation est possible depuis la loi « 3DS », loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale. Certaines régions, essentiellement celles de grand transit international, sont en train d’y travailler.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. La loi de 2014 portant réforme ferroviaire est la réponse du gouvernement français à l’exigence de scission définitive entre le gestionnaire de réseau et l’exploitant ferroviaire. Cette décision d’un État stratège a-t-elle pu laisser des traces dans la relation entre la France et la Commission européenne ?

M. Frédéric Cuvillier. Nullement. J’ai assisté à toutes les réunions des conseils européens qui relevaient de mon portefeuille ministériel. Nous avons la chance d’avoir avec Clément Beaune, dont j’ai écouté l’audition hier, un ministre qui inscrit son action dans la logique européenne et qui est présent à ce niveau.

Comme vous le savez, la règle de la majorité s’applique en matière de politique ferroviaire. Si les grands pays ferroviaires défendent une certaine vision, respectueuse de chacun, ils sont écoutés. Le commissaire européen aux transports, Siim Kallas, écoutait la France. Parallèlement, nous lui avions assuré que nous ferions le canal Seine-Nord Europe auquel il était très attaché mais pour lequel aucun financement européen n’était prévu. Nous avons aussi lancé l’autoroute ferroviaire du fret pour l’axe Atlantique, qui a été abandonnée par la suite pour des raisons financières – c’est une profonde erreur car les retombées écologiques et économiques justifiaient largement l’investissement de 400 millions d’euros.

La France, comme l’Europe, existe lorsqu’elle occupe son rang. La France doit maintenir un dialogue exigeant, constructif et ouvert avec la Commission européenne et choisir ensuite la voie qui lui paraît la plus opportune, Clément Beaune l’a très bien expliqué hier. Le chemin qu’il a décidé d’assumer est sans doute le bon pour maintenir la confiance dans les échanges. Pour autant, il ne faut pas se plier en toutes circonstances à la vision européenne. Nous avons réussi à convaincre Siim Kallas qu’un établissement public de tête avec deux établissements publics « filles » pouvait garantir l’accès des tiers au réseau ferré ; que la réforme ferroviaire était compatible avec les exigences de la Commission européenne – je n’ai cessé de l’expliquer à l’administration française et aux grands acteurs français du ferroviaire –, laquelle ne saurait décider à la place des États membres d’un mode d’organisation, sous réserve du respect des règles de la concurrence.

 


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8.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre (14 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d’État puis ministre délégué chargé des transports entre septembre 2019 et mai 2022, c’est-à-dire très récemment et peu de temps avant le lancement par la Commission européenne, en janvier de cette année, d’une enquête approfondie au sujet de Fret SNCF.

Vous avez également siégé dans cette maison, Monsieur le ministre, à l’époque où deux des textes qui ont dessiné le paysage actuel des transports étaient en débat : celui qui est devenu, en 2018, la loi pour un nouveau pacte ferroviaire, et celui qui est désormais la loi d’orientation des mobilités (LOM). Vous êtes d’ailleurs entré au Gouvernement immédiatement après l’adoption de cette seconde loi. La première, dont vous étiez le rapporteur, est revenue sur la réforme de 2014, qui avait créé trois établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) : le choix qui a ensuite été fait était de leur donner le statut de société anonyme tout en maintenant un groupe public ferroviaire intégré. La décision de recapitaliser Fret SNCF, confortée en 2019 et qui nous intéresse plus particulièrement, a également été prise à ce moment-là.

Vous avez ensuite lancé en 2021, en tant que membre du Gouvernement, la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, qui a prévu un soutien accru en ce qui concerne les aides aux péages – nous souhaitons d’ailleurs que vous reveniez sur le mécanisme instauré en la matière –, les aides à la pince, les aides au wagon isolé et plus globalement les aides pour le transport combiné. Cette stratégie nationale a parfois été accueillie avec scepticisme, étant considérée par certains comme un énième plan de relance du fret, mais elle a commencé à produire des effets, lesquels se manifestent d’abord par une prise de conscience environnementale des entreprises et par un redressement de la part modale du fret ferroviaire en 2021 et 2022, pour la première fois depuis des décennies, la régression ayant commencé à la fin des années 1970.

Nous souhaitons également revenir sur les raisons qui ont amené, selon vous, la Commission européenne à engager une procédure contre la France, sur le diagnostic qui vous a conduit à lancer la stratégie pour le développement du fret ferroviaire, laquelle fait écho aux demandes des acteurs du secteur, pour une fois fédérés au sein de l’alliance 4F – fret ferroviaire français du futur –, et plus globalement sur les actions que vous avez engagées en faveur de la redynamisation du fret ferroviaire et de la décarbonation, c’est-à-dire pour soutenir les modes de transport alternatifs à la route.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Baptiste Djebbari prête serment.)

M. Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre. C’est un plaisir de revenir dans cette maison, un peu plus d’un an après mon départ du Gouvernement, et de retravailler sur ces questions. J’ai ainsi eu l’occasion, au cours des derniers jours, de suivre certaines interventions devant votre commission d’enquête.

Je serai synthétique au sujet du constat, car beaucoup a déjà été dit. Je m’attacherai surtout à présenter ce que nous avons fait, en tant que députés, lors de l’examen des projets de loi d’orientation des mobilités et de loi pour un nouveau pacte ferroviaire, et je vous dirai aussi un mot du plan de discontinuité et du travail que j’ai réalisé, en tant que ministre, avec les acteurs du fret et la Commission européenne, avant de tracer quelques perspectives d’avenir.

Le constat est maintenant assez clair. Sur une période assez longue, qui couvre plusieurs décennies, on observe un déclin de la part modale du fret, parallèle, d’une part, au développement du réseau routier et autoroutier puis à l’afflux d’une main-d’œuvre étrangère qui a conduit à une forme de concurrence intra-européenne par la route, et, d’autre part, à la désindustrialisation du pays, laquelle a conduit à un moindre recours au fret ferroviaire, puisque celui-ci concerne essentiellement le transport lourd et long, notamment celui des matériaux pondéreux. Il existe ainsi, comme l’a relevé M. Patrick Jeantet, une corrélation assez nette entre la part de l’industrie dans le PIB français et le recours au fret ferroviaire : leur déclin a été relativement concomitant.

S’y est ajouté un sous-investissement chronique dans le système ferroviaire. Au moment de l’accident de Brétigny-sur-Orge, les investissements dans la régénération s’élevaient à environ un milliard d’euros par an, contre quasiment 3 milliards à l’heure actuelle. Même s’il faudrait aller encore plus loin selon certaines études, un saut quantitatif a été réalisé en une dizaine d’années.

Par ailleurs, l’écosystème français a connu des avancées relativement peu rapides, notamment en ce qui concerne les infrastructures dans les grands ports maritimes et le transport fluvial. Nous avons agi dans ces domaines, mais notre écosystème n’est pas encore suffisamment efficace, en comparaison de ce qu’on observe chez nos voisins allemands, belges ou néerlandais, où la part modale du fret dans le transport de marchandises est bien supérieure.

Dans ce contexte, notamment concurrentiel, se sont produites une baisse de la part des marchandises transportées par le rail et une diminution de la part de marché de Fret SNCF. Au-delà des facteurs exogènes, beaucoup pointent aussi, et vos précédentes auditions en ont témoigné, une forme d’impréparation du côté de Fret SNCF en matière de politique commerciale et en matière d’organisation, peut-être, comme Mme Anne-Marie Idrac vous l’a dit assez justement hier, parce que la concurrence n’arrivant jamais, on pensait qu’il n’était pas vraiment nécessaire de s’y préparer.

Tous ces éléments ont conduit à la situation que nous connaissions il y a cinq ou six ans, c’est-à-dire à un petit marché du fret, en proie à une lutte stérile entre de petits opérateurs peu ou pas rentables et n’ayant pas, ou guère, une taille critique. Le principal opérateur de ce marché assez dysfonctionnel, Fret SNCF, était fragilisé par ses déficits cumulés, tandis que le groupe SNCF auquel il appartenait était lui-même très fortement endetté.

Nous avons engagé, à compter de 2017, plusieurs réformes : une évolution du mode de gouvernance et de la structure du groupe SNCF, en lien avec l’effort d’assainissement financier qui était mené, un relèvement des niveaux d’investissement dans le réseau structurant, dont j’ai rapidement parlé, ainsi que des politiques, sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez, de relance des petites lignes, des trains de nuit, chers à beaucoup dans cette commission, et du fret ferroviaire.

À mon arrivée au ministère, j’ai essayé de bien comprendre ce qui fonctionnait ou non. On parle bien souvent des opérateurs, mais il faut aussi essayer de comprendre le marché lui-même, qui est très complexe, très intriqué et très différent selon les pays. Le wagon isolé, par exemple, est un segment du marché structurellement déficitaire, qu’il faut donc accompagner grâce à des subventions. Tel est l’objet des aides que nous avons instaurées de façon très spécifique. Il est possible, en revanche, que le transport combiné et les trains massifs soient plutôt des marchés immatures. Nous nous sommes efforcés d’apporter les bonnes réponses en fonction des failles ou des formes d’immaturité du marché. Vous avez ainsi évoqué, monsieur le président, l’aide à la pince et les aides aux péages, qui visent à compenser le différentiel de compétitivité entre le rail et la route.

Lorsque nous nous sommes intéressés au train des primeurs entre Perpignan et Rungis, le différentiel de prix pour un chargeur était de l’ordre de 30 %. Même s’il existe maintenant beaucoup d’incitations en faveur du rail, notamment sur le plan environnemental dans le cadre du reporting extra-financier, une vraie question continue donc à se poser, qui plus est quand l’offre se caractérise aussi par une certaine non-robustesse – vous n’êtes pas sûr que vos marchandises arriveront exactement à la bonne heure le bon jour, or c’est très important pour des matières périssables. Nous avons essayé d’être très pragmatiques, pour apporter les bonnes aides aux bons endroits dans le strict respect des règles européennes actuelles.

Nous avons également agi dans le domaine de l’innovation. En effet, le secteur avait assez peu innové. Je sais que nous partageons l’idée, monsieur le président, qu’il faudra poursuivre les travaux engagés en matière de régénération, de modernisation et d’innovation. Je pense notamment à la commande centralisée du réseau et à l’ERTMS, le système européen de gestion de trafic des trains. Nous sommes en retard pour ce qui est de la signalisation, alors qu’on prépare déjà les prochaines générations de systèmes, notamment leurs composantes satellitaires.

Nous avons traité la question en créant une agence de l’innovation pour les transports et en désilotant, c’est-à-dire en faisant dialoguer tout le monde, les exploitants, les industriels et les chargeurs. Cela paraît une mesure de bon sens, mais ce n’est pas ce qu’on faisait jusque-là. Les entreprises ferroviaires se sont fédérées au sein de 4F alors qu’auparavant, faut-il le rappeler, le dialogue n’existait quasiment qu’entre l’État et SNCF Réseau.

L’action, simple, que nous avons menée pour faire davantage dialoguer les acteurs et les fédérer a été un moyen de coconstruire la stratégie nationale du fret ferroviaire, qui est en train de se déployer. Certains éléments sont en cours de pérennisation, ou de cristallisation, ce qui est évidemment très utile pour donner de la visibilité à l’horizon 2030. Par ailleurs, les bons résultats de Fret SNCF en 2021 et 2022 constituent une sorte de frémissement qui incite à l’optimisme pour la poursuite du développement du fret ferroviaire, même si, en matière d’exécution, le diable se niche dans les détails.

J’en viens à la discontinuité. J’y ai toujours été, en tant que ministre, très opposé, pour au moins trois raisons.

La première est que les plaintes déposées avaient, à mon avis, un caractère un peu opportuniste. Certaines d’entre elles visaient à exercer une pression sur le groupe SNCF, en particulier Fret SNCF. J’ai donc demandé au président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, d’entrer en contact avec certains des plaignants, avec qui on pouvait éventuellement trouver un accord amiable, et je me suis engagé dans un exercice de pédagogie à l’égard des acteurs du fret ferroviaire, afin de leur expliquer le fonctionnement du système français et les réformes engagées depuis 2017 pour renforcer sa dynamique, sa transparence et sa vertu, au sein de l’ensemble européen. J’ai tenu le même discours de vérité et de rapport de force avec la Commission, c’est-à-dire Mme Vestager, la commissaire européenne, et les différents services, notamment la direction générale de la concurrence. Nous n’étions pas d’accord, et j’estimais à ce moment-là qu’il était souhaitable de maintenir un rapport de force pour faire valoir nos arguments.

Le principal d’entre eux était que si la Commission respectait le droit européen tel qu’il avait été construit, son interprétation économique paraissait erronée. C’est le marché du fret ferroviaire qui est dysfonctionnel. Adopter des remèdes ne portant que sur un opérateur, fût-il public et éminent comme Fret SNCF, ne va pas améliorer le fonctionnement du système ferroviaire européen, mais va seulement affaiblir cet opérateur. Quand on compare notre situation à celle des marchés allemand, belge, suisse ou néerlandais, on voit que le marché français est économiquement assez peu mûr. Je suis favorable à une économie sociale de marché régulée mais, lorsqu’un marché est immature, un remède touchant seulement un opérateur n’améliore pas le fonctionnement de ce marché. C’est pourquoi j’étais en désaccord avec la Commission européenne.

Sur un plan un peu plus politique, nous avons tous appris, durant la période récente, que les marchés pouvaient dysfonctionner. Je pense notamment au marché européen de l’énergie, dont les dysfonctionnements ont nui aux intérêts français. Notre propre production d’électricité d’origine électronucléaire nous aurait permis d’avoir une énergie à un prix plus compétitif. Quand un marché est dysfonctionnel, il faut changer les règles. C’était d’ailleurs le seul point d’accord avec Mme Vestager : elle me disait qu’elle appliquait les règles qu’on lui donnait, et qu’il fallait donc changer ces dernières. C’est aux États membres et au Parlement européen de le faire, notamment en ce qui concerne la discontinuité. L’appliquer de façon stricte dans un marché où la concurrence n’est pas, en quelque sorte, digérée, conduit à affaiblir des entreprises et le marché lui-même. Telles sont les positions que je défendais à l’époque, et je dois dire que je n’ai pas beaucoup changé d’avis en la matière.

Pour ce qui est de la suite, des investissements supplémentaires en matière de régénération, pour maintenir le réseau en l’état et, à terme, le rajeunir, sont une nécessité. Par ailleurs, j’ai déjà évoqué la question des innovations qui permettront d’améliorer la cadence, notamment la commande centralisée du réseau, dans un système qui ne souffre pas d’une saturation du trafic. Je pense aussi à l’évolution du système de signalisation, pour rapprocher les trains et gagner, à réseau constant, la capacité de faire passer des trains de fret.

Il faut également, et c’est le sens de l’action que j’ai engagée avec la création de l’Agence de l’innovation pour les transports, bien comprendre les flux de marchandises, lesquels changent beaucoup. On parle ainsi de plus en plus de la démassification et de l’émergence de l’e-commerce. Les centres logistiques tendent à s’implanter au plus près des zones de consommation pour pouvoir fournir les clients à J+1 et parfois le jour même, ce qui a un impact sur le réseau ferroviaire et la livraison du dernier kilomètre. Nous avons fait des efforts pour rendre publiques les données relatives aux transports et pour essayer de bien comprendre les flux de marchandises, afin de développer des stratégies d’investissement de long terme et de favoriser le transport ferroviaire là où il est pertinent, c’est-à-dire plutôt pour le transport lourd et long. Il me semble que ce travail doit être poursuivi.

En ce qui concerne la décarbonation, qui est désormais la grande question, il faut raisonner en intégrant la complémentarité entre les différents modes de transport, cela a été dit à plusieurs reprises lors des auditions. Votre précédent interlocuteur, M. Cuvillier, y a notamment fait référence. Le développement du biogaz ou de l’hydrogène intéresse évidemment le secteur maritime, le transport ferroviaire et l’aviation. Il est parfaitement inutile de taper sur des secteurs particuliers, comme l’aviation. Les destins sont liés dans l’ensemble des transports, en particulier sur le plan énergétique.

Enfin, je l’ai dit, certaines règles peuvent être inadaptées, dans le marché de l’énergie comme dans celui des transports, notamment en ce qui concerne les aides d’État. Il y aura un débat public lors des élections européennes qui approchent et ce n’est pas faire preuve d’un état d’esprit antieuropéen, bien au contraire, que de souhaiter, par une modulation des règles actuelles, améliorer le fonctionnement d’un grand marché tel que celui des transports.

M. le président David Valence. Vous avez affirmé à plusieurs reprises que le marché du fret ferroviaire était immature en France. Vous avez notamment parlé de sa taille. Les gouvernements successifs, et les ministres des transports en particulier, se sont cognés, si je puis dire, à cette question. Que faudrait-il donc faire ? Pensez-vous que la prise de conscience, du côté des entreprises, de la nécessité de limiter l’impact carbone, des règles européennes s’appliquant désormais aux entreprises d’une certaine taille, est de nature à faire avancer le marché français ? Des collègues siégeant sur des bancs très différents ont souligné hier encore que le regard porté sur le fret ferroviaire par beaucoup d’entreprises qui n’y ont pas forcément recours, ou alors marginalement, était en train de changer. On observe une évolution, en tout cas, dans les échanges qu’on peut avoir avec ces entreprises.

Pouvez-vous revenir sur vos discussions avec la Commission européenne au sujet des procédures ouvertes en 2016 à l’encontre de Fret SNCF ? Clément Beaune, qui était chargé des affaires européennes dans le Gouvernement auquel vous apparteniez, nous a indiqué que vous avez eu plusieurs échanges avec lui et la Commission européenne sur le risque que courait déjà Fret SNCF à l’époque. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous évaluiez le risque ? C’est un élément essentiel pour nous permettre d’apprécier l’urgence d’une solution visant à éviter l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de Fret SNCF.

Je note aussi que votre successeur au ministère des transports a beaucoup insisté sur le fait qu’il était question d’une discontinuité très partielle par rapport aux mesures qui ont été prises dans l’urgence, de l’autre côté des Alpes, à l’encontre d’une compagnie aérienne.

Des aides ont été décidées dans le cadre de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, notamment des aides aux péages, versées aux entreprises afin d’assurer une compensation par rapport au recours au transport routier. S’agissant de SNCF Réseau, existe-t-il aussi une compensation du déficit lié à la circulation des trains de fret ? Le niveau des péages pour le fret est, en effet, un des plus faibles d’Europe. En l’absence de compensation du déficit à 100 %, il y a une sorte d’intérêt économique objectif pour SNCF Réseau à privilégier la circulation des voyageurs à celle du fret.

M. Jean-Baptiste Djebbari. Si on n’accompagne pas les entreprises ferroviaires grâce à des aides directes aux péages, la solution alternative est de renchérir le coût du transport par la route. Vous en avez parlé avec M. Cuvillier : on connaît le destin funeste de l’écotaxe et de l’augmentation de la taxe carbone que nous avions tenté d’appliquer lors du quinquennat précédent. Il peut être politiquement difficile de modifier le signal prix pour le secteur routier afin de corriger les déséquilibres entre les différents modes de transport. Nous avons donc abordé la question de façon pragmatique : il nous a semblé plus efficace de pallier les dysfonctionnements du marché en soutenant les entreprises ferroviaires, pendant une durée qui ne sera pas infinie, notamment par des aides aux péages qui donnent un peu de compétitivité à leur offre.

Du point de vue du chargeur, la question est double. Elle porte sur le différentiel de prix, par rapport à la route, et sur la qualité de service – la capacité à être ponctuel. Il s’agit d’un continuum, puisque c’est à peu près le même sujet, qui implique de mener des actions différenciées, dont certaines peuvent être menées d’une manière très centralisée. Il y a notamment les aides destinées, de façon non discriminatoire, au secteur ferroviaire, mais aussi les incitations fiscales ou sociales, par le reporting extra-financier, qui conduisent effectivement à un intérêt nouveau des entreprises pour la décarbonation. Quoi qu’il en soit, il faut rendre le bon service, du point de vue de la qualité et du prix, au client qui choisit le transport ferroviaire plutôt que la route.

Soyons lucides et clairs : le fret ferroviaire est très pertinent pour les trajets longs et lourds, mais il continuera longtemps à s’articuler avec le transport routier pour les derniers kilomètres, grâce à des camions ou camionnettes propres ou grâce à des vélos-cargos, et cela doit être fait en bonne intelligence. Il n’existe pas de schéma dans lequel le fret ferroviaire permettrait de couvrir tous les trajets de toutes les marchandises, en tout temps et jusqu’au dernier kilomètre, même si le wagon isolé est un facteur de robustesse tout à fait souhaitable pour certaines activités, notamment liées à la souveraineté, comme la sidérurgie, le nucléaire et l’industrie chimique très spécialisée.

Les raisons pour lesquelles le fret ferroviaire est plus ou moins performant selon les pays sont multiples. Il y a d’abord la question des grandes infrastructures, notamment dans les grands ports maritimes. Bien souvent, à Singapour, au Canada, dans les ports de la Baltique et même plus près de chez nous, le fret ferroviaire a été intégré d’emblée et de façon substantielle, c’est-à-dire en visant des parts de marché allant de 30 à 50 %, dans le fonctionnement du port, parfois selon des modes contestables du point de vue de la décarbonation. Au Canada, par exemple, des trains de fret sont tirés par des locomotives diesel. En tout cas, beaucoup de ports ont construit leur avantage compétitif en intégrant la dimension ferroviaire, le transport maritime massifié et l’interconnexion avec le mode fluvial. C’est moins vrai en France : on a beaucoup travaillé sur le système ferroviaire dans son ensemble, mais on ne l’a que très peu connecté.

Nous avons récemment entrepris un travail de structuration des axes portuaires et fluviaux. Je pense à Haropa, qui réunit Le Havre, Rouen et Paris, et à l’axe Marseille-Lyon. Un effort pour assurer une massification des flux et une meilleure interconnexion entre le mode fluvial, le mode maritime et le mode ferroviaire est en cours, et il faudra du temps pour que cela débouche sur un service efficace. Il y a peut-être eu moins de consensus en France dans la conception des politiques publiques et dans le dialogue entre l’État et les différents acteurs industriels et économiques, et les efforts en matière de modernisation ou d’intrication des modes de transport se sont peut-être heurtés à davantage de difficultés sociales, notamment dans les ports, dans un pays qui se désindustrialisait et dont les opérateurs étaient en difficulté. Nous avons essayé de briser le cercle vicieux, mais il faudra du temps pour y parvenir.

J’ai eu l’occasion de voir Mme Vestager à plusieurs reprises, en octobre 2020, en mars 2021, en juillet 2021 et, de manière collective, à plusieurs moments de la présidence française de l’Union européenne. Nous avons eu des débats assez nourris, par exemple lorsqu’il a fallu, durant la crise du covid, trouver rapidement des modes de relance et de mobilisation de fonds publics qui étaient exorbitants du droit commun. Nous avons également évoqué des sujets très concrets tels que le fret ferroviaire et la recapitalisation d’Air France‑KLM. Il pouvait y avoir des frottements entre l’Allemagne, ou la France, et la Commission, chacun voulant faire en sorte que sa compagnie nationale, Lufthansa ou Air France-KLM, puisse retrouver le plus rapidement possible, au-delà des remèdes imposés, un mode de fonctionnement normal.

Nous avons souvent eu, sur toutes ces questions, le même débat, qui portait sur les aides d’État, leur pertinence, l’ampleur des remèdes et le calendrier. S’agissant d’Air France‑KLM, une question se posait à l’époque parce que nous avions recapitalisé l’entreprise, ou en tout cas parce que nous lui avions consenti des prêts importants. Pour le fret, c’était en raison des plaintes qui avaient été déposées et de l’appréciation qui était celle de la Commission européenne.

J’ai effectivement eu des échanges avec Clément Beaune quand il est arrivé au ministère des affaires européennes. À cette époque, c’était moi qui menais, avec le soutien d’Édouard Philippe, puis de Jean Castex, et du Président de la République, les discussions avec la commissaire européenne au sujet du fret ferroviaire, notamment pour ce qui était de Fret SNCF.

J’ai expliqué tout à l’heure ma position. Elle n’était pas de principe : elle partait d’une analyse du fonctionnement économique du système ferroviaire, et je crois qu’elle est toujours valide. Mon successeur, Clément Beaune, vous a exposé hier d’une façon très sincère et honnête, me semble-t-il, les différentes options qui s’offraient à lui, à savoir aller vers un accord équilibré, raisonné et raisonnable avec la Commission sur la question de la discontinuité ou prendre le risque d’un contentieux plus long, susceptible de durer de dix-huit à trente-six mois, et s’accompagnant d’un risque financier important. Il a déclaré de façon très claire qu’il pensait, au regard des éléments dont il disposait, que la meilleure solution pour donner de la visibilité au secteur était désormais une discontinuité raisonnée et équilibrée. Les circonstances ont peut-être évolué depuis quatorze mois. Je me suis borné à vous dire quelle action j’estimais nécessaire de mener, à l’époque, à l’égard de la Commission européenne. Je pense qu’il est souvent essentiel d’entrer dans un rapport de force en politique, notamment dans les périodes de crise, où l’on voit bien que des normes ou des règles adoptées il y a vingt ou trente ans peuvent fonctionner de façon contrastée.

Dans le même esprit, la question de l’amélioration des règles fait partie des bons débats politiques à mener en vue des prochaines élections. Quand la concurrence n’est pas digérée dans un secteur, l’approche suivie est trop univoque. On considère la France et l’Allemagne de la même façon alors que les marchés y fonctionnent d’une manière très différente, les tailles critiques et le degré de maturité n’étant pas les mêmes. La Commission européenne devrait adapter ses règles pour pouvoir moduler davantage son approche en matière d’aides d’État et de remèdes, comme la discontinuité. C’est un chantier qu’il est important de lancer.

M. le président David Valence. Vous n’avez pas évoqué un élément que votre successeur au ministère des transports a, au contraire, mis en avant à plusieurs reprises : c’est la nécessité de donner de la visibilité aux clients actuels de Fret SNCF. Pour fréquenter des acteurs du ferroviaire depuis un certain temps, je peux témoigner du fait que l’inquiétude concernant l’avenir de Fret SNCF a pris une ampleur très particulière depuis le début de l’année, à la suite de l’enquête ouverte par la Commission. Quand on discutait avec des chargeurs clients de Fret SNCF il y a encore deux ans, ils ne parlaient quasiment jamais de cette question. Les plaintes qui avaient été déposées n’avaient visiblement pas le même écho.

M. Jean-Baptiste Djebbari. Lorsqu’elles ont eu vent de la discontinuité envisagée, des entreprises ferroviaires ont elles-mêmes dit qu’elles avaient des doutes sur leur capacité à reprendre le trafic abandonné par Fret SNCF, qui irait alors à d’autres opérateurs européens ou serait repris par la route.

C’est un sujet très complexe, qui peut faire l’objet d’approches différentes en matière de risque. Je vous ai livré mon interprétation, mon analyse. Différents choix, politiques et stratégiques, sont possibles. Mon successeur les a expliqués devant vous d’une façon extrêmement transparente et, je crois, avec beaucoup d’honnêteté.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je dois d’abord vous dire que c’est en me fondant sur les écrits du ministère des transports que j’ai élaboré le projet de cette commission d’enquête. En effet, on vous avait confié pour mission de bâtir la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Or l’appréciation qui est portée dans ce document sur l’ouverture du secteur à la concurrence est particulièrement claire : il y est question d’« une déstabilisation de l’opérateur historique ». La libéralisation a été mal préparée et s’est faite, est-il écrit, « au détriment du développement global de la part modale du fret ferroviaire ». Il en est de même à propos de la politique européenne en la matière : la réglementation est « essentiellement liée à des considérations concurrentielles », « exacerbant les tensions sans soutenir […] les segments de marché structurellement déficitaires ». Comme le temps passe vite, je vous propose de me faire parvenir un commentaire écrit sur le diagnostic que vous livriez alors, ou tout du moins que votre ministère livrait en guise de présentation de la stratégie nationale. Votre appréciation fine et détaillée permettra d’éclairer ce document.

Ne considérez-vous pas qu’avec la loi de 2018, qui a modifié le statut juridique du groupe, vous avez « lâché les chiens » sur Fret SNCF ? Comme vous l’avez dit, les plaintes remontaient à 2015. Bon an mal an, tout continuait comme avant : la Commission demandait des informations, mais il y avait face à elle la volonté politique d’un ministre, et aucune procédure n’avait été enclenchée. Un établissement public industriel et commercial (EPIC), c’est solide : la structure est adossée à l’État. Or, à partir du moment où la SNCF est devenue une société anonyme (SA), elle a été moins épaulée. On a le sentiment qu’une brèche s’est ouverte à ce moment-là, ce qui a conduit au lancement de l’enquête début 2023. J’ai l’impression que, peut-être à votre corps défendant, les conditions se sont alors trouvées réunies : c’était la chronique d’une mort annoncée. En 2005, l’échéance pour la transformation en SA de Fret SNCF était mentionnée dans l’accord intervenu entre la France et la Commission européenne sur l’aide d’État de 1,5 milliard.

M. Jean-Baptiste Djebbari. Il est bon, en politique, d’avoir les idées claires et de faire preuve de constance et de cohérence. En l’occurrence, je n’ai pas du tout changé d’avis à propos des écrits que vous citiez. Je peux tout à fait les commenter si vous le souhaitez, à l’oral ou à l’écrit.

Nous avons désormais beaucoup de recul en ce qui concerne l’ouverture à la concurrence dans les transports : cela fait quasiment trente ans que nous pouvons voir la concurrence s’exercer de façon plus ou moins heureuse sur des marchés très différents dans les domaines du fret – international et domestique – et du transport de passagers. Cela nous permet de porter un regard critique sur le processus. Je le dis tout en ayant à l’esprit le fait que nous avons organisé, à travers la loi d’orientation des mobilités (LOM), un nouveau calendrier pour l’ouverture à la concurrence d’autres services – l’horizon est assez lointain : 2033 ou 2039, par exemple, pour certains services dans la région Île-de-France. Il est possible d’observer ce qu’ont fait nos voisins et amis européens, notamment les Allemands et les Britanniques, dont les systèmes de transport sont d’ailleurs très différents.

Ce recul permet d’avoir une vision du fonctionnement des différents marchés qui ne soit pas unidimensionnelle. On peut ainsi considérer que, sur certains marchés, par exemple la grande vitesse et le réseau TER, la concurrence peut s’exprimer dans de bonnes conditions, de façon régulée. L’allocation des premiers lots de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) a montré que l’ouverture à la concurrence pouvait permettre une augmentation du nombre de trains – je pense, notamment, à l’étoile de Marseille, ou au trafic entre Marseille et Nice. Or l’objectif est bien de faire en sorte que davantage de passagers empruntent le mode ferroviaire, qui est par nature écologiquement vertueux. Dans un cadre comme celui-là, une concurrence ordonnée et régulée est plutôt une bonne chose pour le système ferroviaire. À l’inverse, certains dysfonctionnements méritent d’être pointés. C’est le cas pour le fret ferroviaire français. En l’espèce, le dysfonctionnement n’est pas lié uniquement au contexte concurrentiel : il tient pour une large part à des facteurs exogènes, tels que la désindustrialisation du pays et la politique globale qui a été menée en matière d’infrastructures de transport. Cela n’est pas lié stricto sensu au cadre normatif dans lequel sont opérés les services ferroviaires.

Il faudra continuer à se demander s’il est souhaitable, à moyen et long termes, d’ouvrir certains segments à la concurrence. La question mérite d’être posée s’agissant des RER A et B, où le trafic est hyperdense. Je le dis tout en sachant que nous en avons fait adopter le principe par le Parlement. Il faut savoir faire preuve d’autocritique.

Au bout de trente ans, on est en mesure de faire la part des choses : il y a les segments où la concurrence dans le secteur des transports fonctionne bien et ceux où c’est moins le cas, que ce soit lié aux normes ou aux caractéristiques de marchés locaux. Il ne me semble pas infondé d’adopter une approche marché par marché, voire sous-marché par sous-marché. Vous parliez d’apporter des réponses à des « segments de marché structurellement déficitaires ». C’est exactement ce que nous avons cherché à faire : nous avons instauré des aides pour le wagon isolé – vecteur parfaitement déficitaire, même quand il n’est pas public – sur certains segments de marché, de manière à restaurer la compétitivité de ce mode de transport, car nous pensions qu’il y allait de l’intérêt général, pour des raisons de souveraineté et de résilience.

En ce qui concerne la nature juridique de la SNCF, je ne souscris pas à votre analyse. Le passage du statut d’EPIC à celui de société anonyme – à capitaux 100 % publics – a donné davantage d’autonomie à la SNCF, et Jean-Pierre Farandou, son président, incarne très bien cette nouvelle gouvernance. Par ailleurs, je suis convaincu que le changement de nature juridique n’a pas eu le moindre impact sur la façon dont Mme Vestager a instruit les plaintes et sur sa décision d’ouvrir une procédure d’infraction contre Fret SNCF. Elle voulait comprendre comment s’était opérée la péréquation, quels prêts le groupe SNCF avait accordés à sa filiale fret, et dans quelle mesure les réformes de 2007, 2019 et 2020 apportaient une réponse structurelle au fonctionnement de la maison, amélioraient le service en matière de fret ferroviaire et permettaient ainsi de concourir aux objectifs de décarbonation du secteur des transports. La transformation de l’EPIC en société anonyme n’a donc pas été le fait générateur de l’ouverture de la procédure d’infraction à l’égard de Fret SNCF.

M. le président David Valence. Puisque M. le rapporteur a mentionné la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, je ferai preuve d’immodestie : j’invite tout le monde à lire l’avis que le Conseil d’orientation des infrastructures – instance transpartisane, qui compte des élus de gauche et de droite – a rendu sur ce document. Plusieurs de ses recommandations ont d’ailleurs été suivies, notamment en ce qui concerne la prolongation des aides et leur niveau.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous avez parlé de dysfonctionnements du marché du fret européen. Pourriez-vous préciser votre pensée, le cas échéant en citant des exemples dans différents pays ?

Ma seconde question prolonge celle que j’ai posée hier à M. Clément Beaune. Je garde de mes expériences professionnelles passées l’idée qu’un chargeur ne choisit le transport ferroviaire que s’il s’y retrouve en matière de prix et surtout de qualité de service. Quels sont les investissements ou les aides compatibles avec les règles européennes qui permettraient à Fret SNCF de se mettre au niveau du marché dans ces domaines ?

M. Jean-Baptiste Djebbari. Je suis parfaitement d’accord avec l’idée selon laquelle, du point de vue du chargeur, le prix et la qualité de service – c’est-à-dire la robustesse de l’offre, la capacité à faire en sorte que le train soit à l’heure tous les jours – sont des critères décisifs pour la signature d’un contrat avec une entreprise ferroviaire.

L’exemple du Perpignan-Rungis est symptomatique. Tout le monde souhaitait le voir rouler à nouveau. Quand nous l’avons relancé, à la suite de la crise du covid, nous avons eu des discussions sur ces enjeux avec les chargeurs, les entreprises ferroviaires et les marchés d’intérêt national (MIN) de Rungis et de Perpignan. Au-delà du fait qu’il fallait faire repartir le train et, pour cela, consentir quelques aides à l’exploitation, la discussion a rapidement tourné autour de la manière dont cette ligne pourrait être compétitive par rapport à la route à moyen terme. En effet, le différentiel de prix pour le client était de l’ordre de 30 %. Le projet a donc entraîné la concentration de moyens importants au niveau du MIN de Rungis pour construire un terminal combiné. Celui-ci sera mis en service dans les prochains mois et permettra d’améliorer le transbordement des marchandises et donc d’accroître la compétitivité de la ligne.

De la même manière, des investissements importants doivent être consentis en faveur des autoroutes ferroviaires. Nous avons par exemple relancé la ligne entre Calais et Sète, avec un arrêt à Valenton qui permet d’irriguer assez largement, ensuite, l’est de l’Europe via Bettembourg, Lausanne, etc. La liaison fonctionne bien. Il est souhaitable de poursuivre dans ce sens. Cela suppose de progresser en matière de mise au gabarit – je pense aux fameux gabarits P400. L’enjeu est important. Les investissements sont structurels, ils se chiffrent en centaines de millions d’euros, mais ils sont indispensables pour que les autoroutes ferroviaires soient opérationnelles : par nature, elles ont vocation à transporter sur des distances longues des produits soit lourds soit périssables, en tout cas pour lesquels le mode ferroviaire massif est souhaitable.

Ce sont des investissements de temps long, qui permettront de garantir durablement la compétitivité du rail par rapport à la route. À cet égard, je distingue, d’une part, les dispositifs ponctuels d’aide, que l’on peut consentir pour satisfaire le client sur le moment, relancer la machine et surtout faire en sorte que ce mode de transport soit immédiatement compétitif, et, d’autre part, les actions qui doivent être entreprises sur le temps long pour stabiliser la compétitivité.

Le choix qui a été fait, à ce stade, est d’aider les chargeurs, les clients et les entreprises ferroviaires, au gré d’aides ciblées, en fonction des marchés, pour les rendre compétitifs, plutôt que de renchérir le coût de la route. Toutefois, je l’indique au passage, celui-ci augmentera. Les règles qui ont été prises compte tenu de l’impératif de la transition écologique poseront certainement des difficultés aux entreprises opérant le transport routier de marchandises, même si l’on équipe les camions de batteries électriques ou de piles à hydrogène : il y aura un signal prix. En tout état de cause, la décarbonation de la route permettra de renforcer la compétitivité du fret ferroviaire, car elle induira des coûts.

Je ne parlais pas tant des dysfonctionnements du marché européen que de l’immaturité du marché français. En effet, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, le système du rail n’est pas bien interconnecté aux ports et au mode fluvial. De ce fait, le transport de fret ferroviaire fonctionne de manière sous-optimale. Qui plus est, à l’exception de Fret SNCF, les acteurs du secteur sont plutôt petits, peu ou pas rentables. Ainsi, non seulement le système fonctionne mal, mais en plus ses acteurs sont fragiles. Voilà pourquoi je qualifiais notre système de dysfonctionnel. On observe moins ce genre de problèmes dans les autres pays européens – je pense, par exemple, à la Suisse et à l’Autriche, même si la situation de ces pays est différente de la nôtre, soit parce que le système de transport de marchandises y a été construit de façon totalement imbriquée, soit parce que l’ordre des priorités entre le fret et les voyageurs est un peu différent. Dans certains pays, le fret est systématiquement prioritaire par rapport au transport des voyageurs. Historiquement, ce n’est pas le choix qu’a fait la France. Les difficultés du fret tiennent aussi au fait que nous avons privilégié pendant de nombreuses années le développement du trafic de passagers, notamment au moyen des lignes à grande vitesse. Le réseau s’est dégradé et l’on se retrouve à faire beaucoup de travaux la nuit, ce qui, par nature, obère la possibilité de faire circuler des trains de fret. Nous finirons par voir le bout de ces difficultés, car les travaux s’achèveront. Quoi qu’il en soit, pour toutes ces raisons, le marché français dysfonctionne assez singulièrement par rapport aux autres marchés européens.

M. le président David Valence. M. Francis Rol-Tanguy nous a expliqué que, selon lui, Fret SNCF avait par ailleurs manqué d’une stratégie européenne pour aller chercher des marchés.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Monsieur le ministre, je vous remercie pour la pour la franchise de vos propos, car, y compris sur certains aspects de l’ouverture à la concurrence, vous avez posé des questions que vous ne posiez pas quand vous étiez au Gouvernement.

Vous avez exposé quelle était votre position lorsque vous étiez aux responsabilités. Il était important, avez-vous dit, d’instaurer un rapport de force pour gagner certaines batailles. Si vous aviez été encore ministre des transports au moment où la Commission a déclenché une enquête, auriez-vous choisi de mener la bataille comme vous dites l’avoir fait par le passé ? Aviez-vous anticipé le risque de l’ouverture d’une procédure, et y voyiez-vous une attaque contre l’opérateur public ? La conséquence en sera un report modal inversé : le transport de certaines marchandises sera assuré par camion plutôt que par le train. Vingt-trois segments sont menacés.

Vous avez évoqué le fait que Fret SNCF n’était pas assez préparée à l’ouverture à la concurrence. Pourtant, elle n’a pas été épargnée par les plans successifs – 2003, 2007, 2009, 2011 et 2016. À chaque fois, on nous a vendu ces plans en expliquant qu’ils rendraient le fret plus opérationnel. En définitive, on voit ce qu’il en a été : l’opérateur public est devenu de plus en plus faible, avec moins de salariés et de machines. J’ai une question précise à ce propos. En 2021, Ermewa, société spécialisée dans les wagons, a été vendue. La SNCF détenait 100 % du capital. Si l’on voulait que l’opérateur public du fret soit en mesure de gagner des parts de marché, n’aurait-il pas fallu investir dans le matériel, notamment dans des locomotives, plutôt que de se séparer de certaines activités ?

Peut-être vous ai-je mal compris, mais il me semble que vous avez dit que le réseau n’était pas saturé. Les personnes que nous avons auditionnées ne nous ont pas tenu ce discours ; certaines ont même dit qu’il l’était parfois. Pouvez-vous me confirmer que, selon vous, ce n’est pas le cas ?

M. le président David Valence. Patrick Jeantet, ancien PDG de SNCF Réseau, a indiqué que notre réseau était saturé à proximité des grandes agglomérations mais que, pour l’essentiel, il était proportionnellement moins circulé que dans les autres pays européens, ce qui est factuellement exact.

M. Jean-Baptiste Djebbari. C’était tout à fait le sens de ma réflexion. D’une manière générale, le système européen de gestion de trafic des trains, dit ERTMS 2 – bientôt ERTMS 3 –, permet de rapprocher les trains et donc de les cadencer un peu différemment, ce qui a pour conséquence de désaturer les nœuds ferroviaires. C’est dans ce sens que je disais que le cadencement des trains serait certainement supérieur si l’on modernisait le réseau. Le fait que le réseau ne soit pas saturé est en soi une bonne nouvelle.

En ce qui concerne l’ouverture à la concurrence, j’ai toujours eu une approche nuancée, y compris quand j’étais au Gouvernement, et mes propos dans l’hémicycle allaient dans ce sens. L’exemple des Britanniques est frappant. Ils ont tout essayé : privatiser le réseau, franchiser les lignes, puis ils sont revenus à des modes plus centralisés – colbertistes, dirions-nous. Transport for London, pour des segments hyperdenses s’apparentant à la ligne 1 du métro parisien ou au RER A, a de nouveau opté pour des systèmes plus intégrés. Nous ne sommes pas à la fin de l’histoire. Je ne suis pas en mesure de vous dire de quoi sera fait le monde des transports en 2040, mais mon sentiment est que, sur certains segments, une concurrence régulée peut très bien s’exercer. Je rappelle à cet égard que le mode ferroviaire est très régulé : pour exercer en tant qu’opérateur ou entreprise ferroviaire, il faut être certifié. Des règles précises s’imposent concernant la maintenance, ou encore les mécaniciens. Il ne faudrait pas laisser croire que n’importe quelle structure peut s’improviser entreprise ferroviaire. Des autorités étudient les choses de manière très précise.

Il n’en reste pas moins qu’il y a certainement des segments pour lesquels la concurrence est pertinente, et d’autres où elle l’est moins ; l’avenir le dira. Le rôle des responsables politiques est d’étudier la situation lucidement et de voir comment les choses évoluent : parfois cela se passe bien ; parfois moins, mais cela s’améliore ; d’autre fois encore, cela ne s’améliore pas, donc il convient de faire autrement. C’est le sens des propos que je tenais déjà quand j’étais ministre, et je les maintiens.

Je ne me livrerai pas à l’exercice de politique-fiction que vous me proposez. J’ai quitté le ministère des transports il y a quatorze mois ; depuis que Clément Beaune exerce ses fonctions, la situation a évolué. Comme il vous l’a dit, il a opté pour la solution qui lui paraissait la plus pertinente, compte tenu des risques afférents aux deux options qui s’offraient à lui, à savoir la discontinuité d’une part, le maintien d’une forme de rapport de force avec la Commission d’autre part. La seconde option supposait de s’engager dans un contentieux et de faire valoir de façon plus rude la position française. Il a fait le choix de la discontinuité et vous en a expliqué les raisons. La critique est aisée, mais l’art est difficile. Je connais trop bien la difficulté de la fonction pour porter un jugement. Qui plus est, celui-ci ne serait pas pertinent. J’essaie de vous expliquer de façon honnête et sincère ce que j’ai fait et quelle était, pour conduire cette action, l’analyse politique et économique que je faisais du système ferroviaire. Je vous ai dit pourquoi, avec le soutien des Premiers ministres Édouard Philippe et Jean Castex, et en parfaite coordination avec Jean-Pierre Farandou, président de la SNCF, nous défendions notre position de façon un peu rude.

En ce qui concerne la préparation du groupe SNCF et l’évolution engagée en 2018, j’ai beaucoup appris des auditions que j’avais menées à l’époque en tant que rapporteur. J’avais constaté alors, aussi bien de la part des cheminots et des syndicats que des dirigeants, l’absence d’une approche proactive de l’ouverture à la concurrence dans le fret. C’est ce qui explique que d’autres opérateurs ferroviaires sont venus disputer ses marchés à Fret SNCF de manière un peu agressive. L’opérateur n’était pas préparé pour répondre aux appels d’offres et il en a perdu plusieurs. Sa part de marché a diminué, et le marché lui-même a rétréci.

Je fais un constat assez objectif, me semble-t-il, sur le choix qui a consisté à désendetter le groupe et sur les mesures que celui-ci a prises pour rétablir sa situation économique. Il s’agissait de trouver un équilibre. L’État a consenti des moyens considérables : la dette du groupe s’élevait à 35 milliards. Un tel niveau d’endettement était insoutenable. Cela aurait empêché toute forme de développement de la maison SNCF sur les divers segments que nous avons évoqués. Dans le même temps, il a été demandé à la SNCF d’organiser un plan de productivité, y compris en envisageant certaines cessions d’actifs au sein du groupe. Vous savez bien, pour être vous-même cheminot, qu’en dehors de l’entreprise ferroviaire, qui est son cœur de métier, le groupe est positionné dans de nombreuses activités à travers des prises de participation. Il est par exemple engagé dans un autre segment de la mobilité avec Geodis. La cession d’Ermewa pour 1 milliard d’euros a été jugée souhaitable par l’État et par le groupe. Elle devait contribuer au désendettement de la SNCF et permettre à celle-ci de se concentrer sur son cœur de son métier, à savoir le développement du trafic ferroviaire fret et passagers.

Il y a bien d’autres belles pages à écrire dans le domaine du ferroviaire. Je pense, notamment, aux nouveaux wagons intermodaux et aux terminaux combinés. Le groupe SNCF, comme actionnaire ou comme opérateur, pourra tout à fait prendre de nouvelles participations : l’histoire n’est pas du tout finie. Le secteur change beaucoup. Des gares de triage comme celles de Woippy ou de Miramas, dont il a été question lors d’autres auditions, sont très belles sur le plan de la technicité, de l’ingénierie que suppose le système par gravité, mais force est de constater qu’elles ne correspondent à ce qu’elles devraient être, surtout quand on les compare avec ce qui existe à l’étranger, notamment en Allemagne ou au Luxembourg. La différence de modernité par rapport à la gare intermodale de Bettembourg, par exemple, est flagrante. Or la performance s’en ressent également, sur le plan opérationnel comme sur le plan économique. Il convient d’adopter une vision de l’avenir enthousiaste et optimiste. L’évolution engagée en 2018 n’est que le début de l’histoire : elle a permis à la SNCF de repartir sur des bases saines, y compris sur le plan financier, et de se repositionner sur les marchés où elle est en concurrence avec d’autres opérateurs.

M. Matthieu Marchio (RN). Saviez-vous qu’un contentieux était possible ? Qu’est-ce qui permettait à la France, à l’époque où vous étiez ministre, d’engager un rapport de force avec la Commission européenne pour l’éviter, et pourquoi n’est-il plus possible de le faire ?

M. Jean-Baptiste Djebbari. En politique, le rapport de force ne fait pas tout, mais il compte beaucoup. Certes, si je raisonne de cette façon, c’est peut-être parce que je suis rugbyman – et donc, par définition, viriliste –, mais il me semble quand même nécessaire, à certains moments, d’établir un rapport de force.

En tant que ministre français, on est bien souvent amené à constater, dans l’exercice de ses fonctions, qu’il existe au sein de l’Union européenne des positions divergentes. Y compris dans le couple franco-allemand, et alors qu’il s’agit d’un engagement consenti par la France, on observe des divergences stratégiques, pour le dire en termes pudiques, en matière de construction automobile, dans le domaine spatial – avec une concurrence au sein d’Ariane – ou encore dans celui de la défense, avec le système de combat aérien du futur (SCAF) : les discussions avec les Allemands sont souvent compliquées. C’est aussi le cas, du reste, entre les États et la Commission européenne. Celle-ci applique des règles votées par les États et le Parlement européen. Or les États constatent parfois qu’elles s’exercent au détriment de leur intérêt. C’est le cas, par exemple, du marché de l’énergie, qui présente des dysfonctionnements : la classe politique française dans son ensemble convient désormais que les règles pénalisent le système électrique français et demande qu’elles soient modifiées.

J’essaie d’évaluer les situations de façon lucide. Parfois, en effet, il faut instaurer un rapport de force. Quand la Commission européenne vous dit que, parce que vous avez consenti 7 milliards d’euros de prêts à Air France-KLM, vous devrez céder plusieurs créneaux à Orly, vous avez le droit de dire que c’est trop, ou encore d’essayer de substituer Roissy à Orly. Bref, vous trouvez des arguments, sous réserve que vous y croyiez vraiment, pour minimiser ce que demande la Commission. C’était mon cas : j’avais des convictions et de bons arguments à faire valoir. Chaque fois que c’était possible, lorsque j’estimais qu’il y allait de la défense des intérêts français, je montais au front pour faire valoir mes arguments, qui étaient pertinents et même de bon sens. Le général de Gaulle disait souvent qu’en politique, c’est le rapport de force qui l’emporte et non l’argumentation. Quand vous avez la chance d’être encore un grand pays, que vous êtes la France en Europe, vous pouvez jouer du rapport de force. Pour ma part, en tout cas, je considère que cela fait partie pleinement de la fonction de ministre. Qui plus est, j’avais un goût certain pour le faire…

 


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9.   Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe, et de M. Jérôme Leborgne, directeur général de Fret SNCF (18 septembre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous sommes réunis pour trois journées consécutives d’auditions. En ouverture de cette longue séquence, nous accueillons M. Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe. Vous êtes, monsieur le président, un pur produit de la maison SNCF. Entré au groupe public ferroviaire en 1991 comme chef du département des ouvrages d’art, vous avez été aussi directeur commercial de Fret SNCF de 2001 à 2004, à l’époque où Francis Rol-Tanguy en assurait la présidence et la direction. Même si nous vous interrogerons essentiellement sur la période contemporaine, il est possible que certains de mes collègues souhaitent vous questionner également sur le passé.

Vous êtes accompagné de M. Jérôme Leborgne. Entré dans le groupe en 1991, il est lui aussi un pur produit de la maison SNCF, même s’il a travaillé dans des services plus commerciaux et orientés « voyageurs » que le fret. M. Leborgne a rejoint Fret SNCF en 2018 et en assure la direction générale.

Rail Logistics Europe est l’entité créée en 2021 qui regroupe l’ensemble des activités de fret et de logistique ferroviaires de la SNCF et de ses filiales, dont Geodis.

La procédure dont Fret SNCF fait l’objet a été ouverte en janvier 2023 par la Commission européenne à la suite de plaintes de concurrents, déposées puis retirées dès 2016. Elle est l’élément déclencheur de la création de cette commission d’enquête. Le « plan de discontinuité » que le gouvernement français a annoncé pour protéger Fret SNCF d’une éventuelle condamnation fait débat.

Plus largement, nous souhaiterions que vous nous présentiez la situation de l’entreprise, à la veille d’une très grande transformation – la disparition de Fret SNCF au profit des deux entités qui lui succéderont, l’une dédiée aux activités de fret et l’autre aux activités de maintenance –, et ses atouts et fragilités au regard de la situation que vous avez pu connaître il y a vingt ans. Nous souhaitons également vous entendre sur la manière dont s’organisent actuellement la concurrence en matière de fret ferroviaire et la relation entre les opérateurs présents sur les différents segments de marché, notamment sur les trains longs. Nous voulons également revenir sur les attentes de vos salariés et les perspectives qui leur sont offertes ; mais également sur les attentes de vos clients, sachant que cet argument a été mis en avant par le ministre Clément Beaune. Enfin, nous voudrions connaître la façon dont vous préparez la naissance d’un nouvel opérateur public de référence, plus concentré sur le segment de la gestion capacitaire, et dont vous entendez relever le défi du doublement de la part modale du fret ferroviaire à l’horizon 2030, pour passer de 9 à 18 %.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Frédéric Delorme et Jérôme Leborgne prêtent serment.)

M. Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe. Rail Logistics Europe est une somme de sociétés. Fret SNCF représente 750 millions d’euros de chiffre d’affaires sur 1,7 milliard d’euros pour l’ensemble des activités qui placent Rail Logistics Europe comme numéro deux européen. Fret SNCF est le « bateau amiral » de Rail Logistics Europe, dont toutes les filiales se situent dans l’Ouest européen et contribuent au développement de l’ensemble du fret ferroviaire public. Fret SNCF est numéro un en France avec 48 % de parts de marché, mais 50 % de son activité s’effectue à l’international. Par conséquent, tous les grands comptes sont européens. Contrairement au trafic passagers, une entreprise qui n’est pas européenne n’existe pas dans le fret ferroviaire, même s’il existe bien entendu des trafics franco-français.

Je suis président non exécutif de Fret SNCF depuis le 1er mars 2020. Le confinement dû à la crise du covid a contribué à faire prendre conscience de l’importance du fret ferroviaire. Jérôme Leborgne est quant à lui directeur général exécutif depuis le 1er mars 2018, avant la réforme.

Le secteur du fret ferroviaire était en difficulté partout en Europe et particulièrement en France, du fait d’un fond de désindustrialisation et d’une concurrence peu accompagnée par des politiques publiques qui auraient vraiment pris en compte la disparité entre le rail et la route, à savoir que la route ne paye pas ses externalités négatives. Le carbone est souvent évoqué, mais il y a également le sujet des économies d’énergie. Il faut savoir qu’une tonne transportée par le rail utilise six fois moins d’énergie que par la route, quel que soit le type d’énergie. Par ailleurs, des accidents de la route sont évités, ainsi que des morts prématurées dues à la pollution et à la congestion. En prenant toutes les valeurs tutélaires édictées par Bruxelles, par rapport à la valeur carbone, les écobénéfices sont cinq fois supérieurs. Nous en sommes au tout début de la prise de conscience que le fret ferroviaire répond à de nombreux enjeux du bien public.

En Suisse ou en Autriche, les parts de marché du fret ferroviaire sont historiquement plus élevées, mais on trouve une corrélation très directe avant 2020 entre le nombre de subventions publiques accordées aux secteurs vertueux et la part de marché. Par ailleurs, ces pays font peser des contraintes sur le secteur routier, notamment pour les traversées alpines.

Depuis le covid, nous assistons à une renaissance du fret ferroviaire. Il faut en rendre hommage aux cheminots de Fret SNCF, notamment pendant la crise sanitaire. Nous nous sommes rendu compte que le fret ferroviaire était indispensable au transport des marchandises, en particulier pour livrer les supermarchés.

À la lame de fond de l’urgence climatique s’est ajoutée depuis deux ans une crise énergétique due à la guerre en Ukraine. La question de l’accès à une énergie décarbonée à un prix raisonnable est devenue absolument fondamentale.

Pendant la crise sanitaire, l’ensemble des acteurs du fret ferroviaire s’est constitué en alliance 4F – Fret ferroviaire français du futur – pour répondre à la demande du Gouvernement de relancer le fret ferroviaire. Bonne nouvelle, nous avons été entendus, puisque le Gouvernement a annoncé récemment 200 millions d’euros d’aides par an sur les péages, le wagon isolé et le transport combiné. Par ailleurs, 4 milliards d’euros d’investissements ont été annoncés pour le développement du fret ferroviaire. J’en remercie le Gouvernement. L’objectif d’un doublement de la part modale du fret ferroviaire d’ici à 2030 ayant été inscrit dans la loi Climat et résilience, nous avons une obligation de résultat.

Autre bonne nouvelle : les premiers effets s’en font ressentir, puisque la part de marché a augmenté en 2021 par rapport à 2020, et continue à augmenter en 2022.

L’ouverture formelle par la Commission européenne d’une procédure pour aides d’État illégales a été un choc. L’État étant visé au premier chef, il a engagé des discussions avec la Commission. Depuis 2016, nous craignions une sanction, mais celle-ci a été un choc pour tous les salariés, cheminots de fret, dirigeants, syndicats, car elle survient à une période où l’entreprise était revenue à l’équilibre, où il n’y avait pas de plainte et où le plan de relance a été décidé. Ces différents éléments n’ont pas suffi à convaincre la Commission. Il s’agit sans aucun doute d’une sanction de la période d’avant la réforme, à savoir de 2007 à 2019.

Tout au long de la discussion, la SNCF a été totalement solidaire de l’État sur les quatre lignes rouges suivantes, à savoir : pas de licenciement et l’obligation que chaque salarié retrouve un emploi quoi qu’il arrive ; une viabilité économique ; pas de report modal inversé vers la route ; pas de privatisation et le maintien d’une activité fret forte au sein de SNCF.

Il y a vingt ans, je travaillais déjà dans la branche fret en tant que directeur commercial, au tout début de l’ouverture à la concurrence. Nous avons assisté à une période de déclin. La ligne de conduite des dirigeants était de se considérer comme un investisseur avisé au sens où ils croyaient au retour à l’équilibre, en raison, précisément, des enjeux écologiques. Malheureusement, cette période a été marquée par des chocs économiques et des crises sociales, sur fond de désindustrialisation. La France n’a pas mené de politique publique comparable aux autres pays. À titre d’exemple, l’écotaxe, votée en 2009 et abandonnée en 2014, représentait l’espoir d’un retour à l’équilibre en rétablissant la compétitivité du rail. La période a profité aux pavillons routiers étrangers, dont l’activité a été multipliée par 2,5, tandis que celle du pavillon routier français est restée stable. La France est devenue un pays de transit.

Aujourd’hui, le fret est immédiatement disponible pour répondre aux enjeux des crises énergétique et climatique et à ceux de la réindustrialisation. Décarboner la route prendra énormément de temps. Il faut être réaliste : l’enjeu est immédiat et le fret a, tout de suite, les caractéristiques qui répondent aux besoins de société.

L’ouverture à la concurrence en 2003-2006 a été double et déséquilibrée. Les plus de 5 milliards d’euros de dette analytique accumulée sont dus au déficit du wagon isolé pour 50 %, aux coûts sociaux particuliers que supporte l’entreprise pour le régime de retraite pour 25 % et aux frais financiers afférents.

La première plainte a donné lieu à une procédure informelle de discussion entre l’État et la Commission européenne. Fret SNCF s’est toujours battu en sa qualité d’investisseur avisé et en faisant preuve de pédagogie. Nous avons essayé de convaincre, avec l’État, de l’existence d’une double concurrence en raison de la porosité entre la route et le rail. Le risque de report vers la route ne pouvait être ignoré. Par ailleurs, il existait une spécificité du modèle du wagon isolé.

Le 1er janvier 2020 n’a rien changé au risque de qualification d’aide d’État illégale. En effet, en tant que business unit de l’EPIC Mobilités, compte tenu de l’obligation de séparation comptable imposée par les directives européennes, le jugement et la sanction de la Commission européenne auraient été les mêmes. Pour que la filiale Fret SNCF ne soit pas condamnée, la dette analytique de 5 milliards d’euros a été constituée et positionnée au niveau de la SNCF SA. Mais la Commission européenne a considéré que ce n’était pas pour solde de tout compte.

En 2022, nous avons assisté à une accélération des questions de la Commission européenne. Le terme de « discontinuité » a été prononcé pour la première fois. La menace orale d’un scénario de type Alitalia a été exprimée – avec la réduction de moitié des activités, des actifs et des personnels et la privatisation. Elle franchissait toutes les lignes rouges.

Le moment clé a été l’ouverture formelle de la procédure le 18 janvier 2023, malgré les arguments de Fret SNCF. La Commission européenne a donné rendez-vous à l’État dans dix-huit mois. Seules deux solutions s’offrent à nous. La première est le remboursement des 5 milliards d’euros de dette, qui aurait pour conséquence la mort et la liquidation économique de Fret SNCF. En tant que dirigeants, nous ne pouvons pas prendre ce risque pour nos 5000 salariés et nous devons préserver l’activité de fret au sein de la SNCF. L’État nous a donc demandé de travailler avec lui sur un scénario de discontinuité, très difficilement acceptable mais qui respecte nos quatre lignes rouges.

Sur le droit à la concurrence, la Commission européenne a démonté tous nos arguments. En revanche, sur le droit de l’environnement, nous avons été tout de même entendus, car nous avons démontré que si nous démutualisions une partie de l’activité de fret, ce n’était pas viable économiquement car nous reportions des charges fixes sur des trafics que nous conservions alors que nous en perdions. Si Fret SNCF disparaît, c’est 1 million de camions en plus sur les routes, soit, tôt ou tard, un bilan carbone absolument catastrophique.

Sur le plan du droit, notre message a été pris en compte. Le plan de discontinuité, plus modéré que celui d’Alitalia, n’est pas souhaité par Fret SNCF mais il permet de préserver l’essentiel.

M. Jérôme Leborgne, directeur général de Fret SNCF. Dans ce contexte, nous avons deux priorités.

La première – la priorité absolue – est de soutenir et accompagner les agents de Fret SNCF, notamment les 10 % directement concernés par la perte des vingt-trois flux. Il s’agit de trouver une solution à chacun, essentiellement par des mobilités au sein du groupe SNCF en jouant totalement la carte de la solidarité. Je rappelle qu’il n’existe pas de licenciement économique à la SNCF. Les agents statutaires et les agents contractuels seront traités de la même manière, sans distinction. Il convient de donner le sens des transformations à venir. C’est important pour préserver l’engagement des cheminots, qui est essentiel à la réussite. Je souhaite à mon tour saluer l’engagement et la résilience des cheminots de Fret SNCF qui ont contribué, par leurs efforts, à ce que l’entreprise obtienne pendant deux années consécutives – 2021 et 2022 – une marge opérationnelle positive, ce qui constitue un fait historique. Ces cheminots vivant bien sûr la situation assez difficilement, notre priorité est de les soutenir et de les accompagner dans cette période.

La seconde priorité est de développer l’activité sur le cœur de métier de la future entreprise ferroviaire qui prendra la suite de Fret SNCF, à savoir la gestion capacitaire de trafics mutualisés. Pour mémoire, il s’agit d’un système industriel de trains en tapis roulant sur les grands axes qui irriguent l’ensemble du territoire français, acheminant tous types de formats : un ou plusieurs wagons isolés, des trains ou des coupons – c’est-à-dire des lots plus ou moins grands de wagons intégrés à un train existant. Ce système offre un éventail très large pour servir de vecteur de report modal et pour contribuer à la réindustrialisation du pays, tout en « verdissant » la chaîne logistique des industriels. Une tonne-kilomètre transportée par le rail représente huit fois moins de particules fines et neuf fois moins de CO2 dégagés que la même tonne-kilomètre transportée par la route. Avec Fret SNCF, c’est même quatorze fois moins, puisque 90 % de nos kilomètres sont réalisés avec des locomotives électriques, les 10 % restants en diesel en l’absence de caténaires.

Fret SNCF ou l’entreprise qui la remplacera ne sera pas tout à fait une entreprise comme les autres. Elle aura une vocation d’intérêt général à travers ce système mutualisé. En effet, lorsque Fret SNCF transporte des wagons nucléaires, des matériels militaires ou des matières très dangereuses qui ne peuvent pas passer par la route dans les vallées des Alpes, elle remplit une sorte de mission d’intérêt général. Et c’est une fierté et une motivation pour les cheminots de Fret SNCF.

Ce système ne peut fonctionner que si Fret SNCF dispose d’infrastructures en bon état. Pour le système mutualisé, il s’agit principalement des triages, des faisceaux ferroviaires et des voies de service utilisées pour remanier les trains.

L’effort réalisé par l’État depuis 2021, à travers les deux volets de son plan de relance, doit être souligné. Les 4 milliards d’euros d’investissement annoncés ont commencé à être dépensés concrètement pour les travaux de Woippy près de Metz, qui est le plus grand triage de France, mais aussi pour ceux de Miramas, site stratégique de triage proche des ports de Fos-sur-Mer et de Marseille.

Les 170 millions d’euros de subventions deviendront 200 millions d’euros à partir de 2025. Une augmentation sera éventuellement possible dès 2024, que nous appelons de nos vœux. En effet, plus tôt nous ferons du report modal, plus nous accélérerons la transition écologique et la décarbonation.

Dans tous les cas, ce plan de relance est une excellente nouvelle, réclamée par le secteur à travers la coalition 4F.

M. Frédéric Delorme. La mauvaise nouvelle est que nous allons tout de même perdre 30 % du trafic, 20 % du chiffre d’affaires et 10 % des effectifs. C’est un moindre mal par rapport au scénario Alitalia dont nous étions menacés ; il n’empêche que la nouvelle est extrêmement dure. Pour autant, la volonté de l’entreprise est de faire perdurer et de développer l’activité, et non simplement de la stabiliser.

Il y a vingt ans, seul le prix importait alors qu’à présent les chargeurs ont la volonté d’intégrer la valeur carbone dans leurs décisions. C’est une voie pour concilier l’économie ouverte de concurrence et l’intérêt général.

Fret SNCF devra partir à la reconquête de son chiffre d’affaires et même dépasser son chiffre d’affaires actuel. Nous conservons l’ensemble du marché industriel qui recourt à la gestion capacitaire. Le wagon isolé n’est que la moitié de l’activité, l’autre moitié absolument fondamentale étant représentée par les trains entiers à fréquence irrégulière couvrant les territoires nationaux ou internationaux.

Votre commission d’enquête a pour but de faire émerger des propositions pour développer le fret ferroviaire. Tout en saluant le plan annoncé par le Gouvernement, nous avons des propositions pour aller plus loin, qui concernent la loi de programmation, l’accès aux sillons, la capacité, et un cadre fiscal et réglementaire incitatif. De ce point de vue, il est possible de proposer des mesures périphériques, mais importantes, qui viendraient compléter le dispositif formidable de 200 millions d’euros par an jusqu’en 2030 et de 4 milliards d’euros d’investissement pour le fret. En agissant sur d’autres facteurs, nous pourrons accélérer le report modal vers le ferroviaire et aider cette nouvelle société à être plus pérenne.

M. le président David Valence. À propos de l’Europe, vous avez ouvert votre propos sur une comparaison, plus implicite qu’explicite, avec les politiques de soutien à l’activité de fret ferroviaire qui se développaient à l’étranger de façon plus précoce qu’en France. Vous avez notamment évoqué le fait que, pendant longtemps, les subventions publiques étaient plus élevées à l’étranger qu’en France, ce qui expliquait que les parts modales se soient moins effondrées, se soient maintenues et même parfois aient progressé dans des pays comme l’Autriche, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas.

À l’aune de cette analyse, diriez-vous que la politique de développement du fret ferroviaire en France a souffert d’une forme d’absence de stratégie globale pendant longtemps, et au moins dans les années 2000 ? La dégradation de la part modale est-elle la conséquence de cette absence de stratégie jusqu’en 2017, avant la mise en œuvre de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire en 2021 ? C’est parfois le sentiment qui ressort des auditions menées la semaine dernière.

Quant à la nature des subventions publiques, un des reproches formulés par l’Union européenne concerne la reprise de la dette de Fret SNCF au moment où la dette du groupe public ferroviaire est elle-même reprise en partie par l’État – d’où la qualification d’aides publiques indues à Fret SNCF également. Seriez-vous d’accord avec l’idée qui consisterait à dire que, pendant longtemps, nous avons soutenu l’offre en matière de fret ferroviaire alors que nous sommes passés aujourd’hui à une politique de soutien de la demande avec des subventions publiques ? Pourriez-vous revenir sur la nature de ces aides ? Nous connaissons les aides à la pince ou aux péages. Il existe une compensation pour les chargeurs, mais existe-t-il une compensation pour SNCF Réseau du moindre niveau des péages par rapport aux voyageurs ? Diriez-vous que l’une des faiblesses de Fret SNCF pendant les deux dernières décennies a été l’absence de stratégie européenne ? C’est en tout cas ce qu’a affirmé M. Francis Rol-Tanguy, l’un de vos prédécesseurs.

Vous avez qualifié la décision annoncée par le Gouvernement de « choc », même si elle était prévisible. Vous nous expliquez qu’en 2019, au moment de la transformation du groupe, la question de la reprise de la dette de Fret SNCF avait bien été évoquée avec la Commission européenne, qui avait convenu d’en reparler plus tard. Pourriez-vous étayer et développer cette affirmation ? Vous avez évoqué un dialogue avec l’Union européenne qui aurait débuté en 2020 et vous indiquez avoir été entendus sur le risque de perte de part modale et de report modal inversé. Pouvez-vous nous expliquer la forme que prenaient ces échanges, qui intéressent très directement la commission d’enquête ? Enfin, sur les vingt-trois liaisons qui vont devoir être cédées par Fret SNCF, quel est l’état des échanges éventuels, formels et informels, avec vos concurrents qui laisseraient à penser que cette reprise puisse se faire dans de bonnes conditions afin de rassurer les chargeurs ?

Par ailleurs, vous affirmez que l’activité de Fret SNCF s’est profondément modifiée ces dernières années avec l’intensification de la prise en compte, depuis cinq ou six ans, chez les entreprises mais aussi chez les décideurs publics, de la question de la décarbonation. À l’écoute des débats sur le fret ferroviaire dans les années 1990 et 2000, il est très frappant de constater que pendant assez longtemps, le sujet du fret ferroviaire n’était pas associé à celui de la transition écologique. Seul le Grenelle de l’environnement l’évoquait. Plusieurs de nos interlocuteurs l’ont reconnu et vos propos vont dans le sens de ceux tenus au cours de notre première semaine d’auditions.

M. Frédéric Delorme. Concernant les politiques publiques, je tiens à votre disposition une courbe montrant la corrélation assez surprenante entre les aides publiques d’État et les parts de marché des différents pays européens. Le tableau des ratios place la France et l’Espagne en dernier, l’Autriche et la Suisse en haut de la liste, et l’Italie et l’Allemagne au milieu – sachant que le fret ferroviaire représente en Allemagne 18 % des parts de marché. Il serait cependant un peu simpliste d’affirmer que les aides publiques sont le seul facteur. Le fret ferroviaire doit encore faire des progrès pour se moderniser, car pendant des années il n’a pas suffisamment investi.

Effectivement, la stratégie doit porter sur les deux volets : pollueur-payeur ou non-pollueur aidé. Les deux questions doivent être posées. Mme Anne-Marie Idrac a affirmé qu’il était difficile d’envisager la taxation de la route mais certains pays le font malgré tout. En tant qu’entrepreneur, j’applique la stratégie telle qu’elle est définie par les politiques publiques. Je ne gère pas la politique publique de report modal, je ne crée pas les taxes, qui sont juste une donnée pour nous. Le fait est qu’il n’y a pas eu d’écotaxe. En France, aujourd’hui, le principe pollueur-payeur n’est pas mis en avant. Par conséquent, il faut aider les secteurs vertueux. Depuis 2020, le plan de relance est tout à fait à la hauteur et comparable à d’autres pays où ma part modale est de 18 %. Pour autant, des mesures complémentaires peuvent encore être prises.

Sur la reprise de la dette, la Commission européenne reproche à l’État français – et indirectement à la SNCF – que les aides publiques dites « illégales » aient été au bénéfice unique de Fret SNCF et non pas du secteur. Il existe aujourd’hui des aides publiques légales, adressées à tout un secteur, et des règles pour les obtenir. Ces aides pourraient être déplafonnées. Il est possible également d’obtenir un soutien de la demande. Fait nouveau, l’État français a commencé à aider les chargeurs à travers les certificats d’économies d’énergie. Jusqu’à présent seuls les entreprises ferroviaires ou les opérateurs de combiné étaient aidés. Or les chargeurs peuvent aussi être aidés à faire du report modal.

Pour augmenter le fret ferroviaire, il faut davantage de sillons. Or dans le modèle économique de SNCF Réseau et du TGV, les voyageurs sont plus contributifs que les péages. Le fret ferroviaire ne représente pas des recettes très importantes. Pour autant, les péages en France sont plus élevés que la moyenne européenne.

Il est possible d’apprécier l’utilité publique du fret ferroviaire en termes de bénéfices sociaux, économiques, environnementaux, climatiques, énergétiques. Il s’agit aussi de rendre notre économie plus compétitive, car les chargeurs ont besoin de décarboner dans le cadre du « scope 3 », qui englobe la logistique et le transport.

Pour dénouer le vrai nœud gordien, il faudra multiplier le fret par deux, répondre à la demande de développement de l’activité voyageurs et réaliser les nombreux travaux nécessaires. Comment désaturer le réseau ? Et comment faire en sorte que le modèle économique soit supportable si l’on dégage des sillons de qualité pour le fret, notamment la nuit ? Il faudra en effet réaliser des travaux sans doute plus onéreux, et le contrat de performance de SNCF Réseau devra intégrer cette dimension.

Sur l’absence de stratégie européenne, notamment au niveau du groupe, ce qu’a indiqué M. Francis Rol-Tanguy était vrai à l’époque. J’ai pris mes fonctions en 2020. Fret SNCF réalise 50 % de son activité à l’international, en partenariat avec d’autres entreprises historiques. Nous sommes par ailleurs présents à travers d’autres filiales puisque nous sommes deuxièmes en Espagne, en Italie et en Belgique, troisièmes en Allemagne. Mes prédécesseurs ont réalisé de nombreuses acquisitions qui placent aujourd’hui Rail Logistics Europe au rang de numéro deux européen, avec une présence physique dans tous les pays. Et nous connectons les filiales – y compris Fret SNCF – entre elles pour développer des activités en commun.

Effectivement, nous savions que la Commission européenne allait instruire le sujet. Nous nous sommes battus pour qu’elle n’ouvre pas la procédure formelle. Nous savions qu’à un moment, des confrontations auraient lieu avec la Commission européenne, un débat juridique autour de ces « aides d’État illégales ». Le choc est que la Commission européenne ait vraiment ouvert la procédure, et ce en l’espace de six mois, alors que l’instruction avait commencé depuis 2016. Je pense que la conviction de la Commission était déjà faite. Le risque qui pèse sur Fret SNCF est considérable, puisque la voie normale est le remboursement de 5 milliards d’euros. Nous nous sommes battus jusqu’au bout, avec des arguments juridiques que la Commission européenne a éliminés un à un.

Je précise que je n’ai pas pris part aux débats qui ont eu lieu au moment de la réforme car je suis arrivé le 1er mars 2020. J’ai cependant repris tous les écrits des groupes de travail de Fret SNCF, avec les administrateurs salariés, ainsi que les procès-verbaux des diverses instances – comité central du groupe public ferroviaire, conseil de surveillance, conseil d’administration de SNCF Mobilités. Il apparaissait clairement qu’une décision de la Commission européenne serait prise à un moment donné. Les plaignants ont considéré qu’à partir du moment où l’on filialisait, on se comportait normalement sur le marché. Or il n’était pas possible de filialiser le fret sans placer cette dette analytique au niveau de SNCF SA, de manière transitoire, le temps que la Commission européenne prenne position définitivement et officiellement sur le dossier de Fret SNCF.

M. Jérôme Leborgne. Concernant les vingt-trois flux, nous avons écrit officiellement aux clients le 31 juillet 2023, après le processus de passage en instance, pour leur signifier que nous devions arrêter ou ne pas renouveler les contrats en fin d’année. Ils doivent nous répondre pour la fin septembre. Dans le courant du mois d’octobre, nous devrons contractualiser des sous-traitances dans le cas où les repreneurs le demanderaient. Une dizaine de clients sont concernés par ces vingt-trois flux, essentiellement des opérateurs de transport combiné. Nous savons qu’ils ont consulté les autres entreprises ferroviaires, avec lesquelles nous sommes en contact étroit. Nous tenons à leur disposition un dispositif facilitateur, à savoir des conducteurs sur la base du volontariat et des locomotives correspondant à ces flux. Nous pouvons les vendre s’ils sont acheteurs. Nous devons en outre assurer la sous-traitance pendant un temps défini – de un à trois ans – si les repreneurs le demandent. Il sera en effet impossible de reprendre 6 milliards de tonnes-kilomètres d’ici la fin de l’année 2023.

À ce jour, nous savons de manière formelle que trois flux du même opérateur de transport combiné seront repris par une entreprise ferroviaire sur ses propres moyens, a priori en fin d’année. Nous savons également qu’un client – le train des primeurs – a activé une clause dérogatoire qui consiste en ce que Fret SNCF puisse assurer le trafic jusqu’au mois de juillet 2024, puisque ce client travaille en campagne entre octobre et juillet.

Des discussions nourries sont en cours sur l’ensemble des autres flux. À dire d’experts, une petite minorité de flux pourrait être reprise en fin d’année, une autre partie au mois de juillet, et nous pourrions assurer la sous-traitance pour des repreneurs par la suite. Nous imaginons que la perte des flux sera lissée sur un à trois ans. Je n’imagine pas qu’il puisse y avoir de report modal inversé sur ces flux car les entreprises ferroviaires sont intéressées. Au moins deux d’entre elles ont engagé des écoles de conduite, sachant que six à douze mois sont nécessaires pour embaucher et former un conducteur de train. Une autre entreprise est intéressée par nos locomotives. Le marché a réagi, et c’est normal car ces flux correspondent à une activité classique de trains longs sur le territoire, avec des moyens dédiés. Nous pensons que les flux seront repris progressivement et qu’il ne devrait pas y avoir de rapport modal inversé.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Nous sommes visiblement à l’aube d’un nouveau plan concernant l’opérateur public de fret. Nous avons vécu de nombreux plans depuis 2003, qu’il s’agisse de plans de relance ou de plans de restructuration, et à chaque fois nous en avons constaté l’échec, y compris lorsqu’ils s’accompagnaient d’engagements publics, indépendamment de l’accord européen de 2005. À chaque étape, cela s’est traduit par une attrition certaine des moyens matériels et humains de l’opérateur public.

Le nouveau plan « de sauvegarde » serait la moins mauvaise solution, selon le ministre des transports. Il reste pourtant des interrogations sur les lignes rouges, dont celles des opérateurs – notamment du président de l’Association française du rail (AFRA) – et des partenaires, dont les salariés.

Ce plan auquel vous travaillez désormais a-t-il fait l’objet d’une étude d’impact ou d’une étude d’approche qui permettrait d’esquisser ce que serait ce nouvel opérateur et le paysage général de la filière ?

Une des premières inquiétudes est la question de l’attractivité du métier après ce nouveau soubresaut affectant la filière. Vous avez souligné l’enjeu du métier, notamment de celui de conducteur. Pourriez-vous nous en dire plus sur les enjeux « métier » dans la prospective que vous menez ?

Vous avez indiqué être confiants dans la viabilité économique de la future entité et dans le développement de la gestion capacitaire. Or l’étiage de la réindustrialisation et de la remise en état des infrastructures s’analyse au minimum à moyen terme. La stratégie nationale vient de s’engager et l’horizon 2030 se rapproche. Lorsque l’on considère à la fois la part déterminante de la rénovation des infrastructures et la perspective de réindustrialisation, quelle viabilité peut être garantie au wagon isolé et au groupement de wagons ?

La troisième question porte sur la garantie de non-report modal. M. Jérôme Leborgne a indiqué qu’il était convaincu qu’un lissage sur trois ans permettrait d’éviter tout report modal sur la route. Pouvons-nous considérer qu’il s’agit d’un engagement ferme ?

Enfin, dans quel paysage s’intégrera l’opérateur de demain ? Qui, si ce n’est l’opérateur public, peut être la « locomotive du fret », quel que soit du reste le pays concerné ? Les économistes libéraux eux-mêmes affirment que le marché est difficile et dégage peu de marge, voire du déficit. Compte tenu de la nature même de l’activité de fret, une locomotive du marché détenant 50 % des capacités de trafic est nécessaire. S’agira-t-il de la future entité, ou à défaut de Rail Logistics Europe, ou bien encore de la concurrence – par exemple DB Cargo, filiale de la Deutsche Bahn, qui est elle-même visée par une enquête européenne ?

M. Frédéric Delorme. Deux phénomènes distinguent le plan actuel des plans précédents. Il y a d’abord la demande du public d’agir urgemment pour le climat – l’urgence en matière d’énergie suivra très rapidement. De plus, si nous cultivons la conscience du risque de pollution, de morts prématurées, d’accidents de la route, nous offrons une valeur très élevée pour la société, qui se retrouve dans le débat public.

Il faut également souligner que ce plan est le premier qui, en plus d’investissements bien ciblés sur le fret ferroviaire, offre un soutien non seulement au secteur, mais aussi aux chargeurs, favorisant ainsi l’investissement et le report modal. Nous utiliserons ces subventions non pas uniquement pour combler un déficit, mais également pour moderniser notre outil.

Les politiques publiques ont montré qu’il était possible de renverser la situation. Elles ont atteint 10,4 % de parts de marché en 2021, contre 9 % auparavant. Nous espérons avoir mis en place un mécanisme nous permettant de relever le défi du report modal de la route vers le rail, qui est la seule solution dans les deux prochaines décennies pour apporter rapidement des solutions aux problèmes posés dans le domaine des transports de marchandises.

Pour ce qui est des études d’impact, nous avons d’abord analysé l’impact social, ensuite l’impact sur les clients, puis les conséquences économiques. Nous avons effectivement modélisé la viabilité économique de l’entreprise, sachant que les deux nouvelles sociétés créées – tous paramètres pris en compte, à savoir le chiffre d’affaires, la performance, la productivité, mais aussi les subventions – auront une trajectoire économique équivalente à partir de 2026-2027 à celle de Fret SNCF avant la scission. Ces sociétés sont donc viables.

Concernant les enjeux du métier, nous tenons à garder un cadre social employeur attractif, sachant qu’il existe une forte concurrence entre les opérateurs ferroviaires concernant les conducteurs. Un certain nombre d’innovations seront développées dans les dix prochaines années, comme l’essai de frein digital ou le possible attelage automatique. C’est à nous de faire évoluer les métiers en les accompagnant. Nous investissons beaucoup dans la formation pour rendre cette filière attractive. Nous avons l’intention d’offrir du « mieux-disant » afin d’attirer des talents.

Nous avons produit une note, que nous tenons à votre disposition, démontrant que la gestion capacitaire est insécable et indispensable. Si on lui retire des flux, le report modal est inévitable. En effet, le système repose sur des coûts fixes, avec des moyens partagés entre tous les clients. Si vous enlevez un flux, les autres clients paient pour les moyens maintenus. Au fur et à mesure, vous devenez moins compétitifs et le marché s’effondre.

Concernant la confiance dans la gestion capacitaire, nous avons rencontré chacun de nos grands comptes. Qu’il s’agisse des entreprises de la chimie ou du nucléaire, ou encore des armées, ils sont rassurés sur le fait que nous conservons la gestion capacitaire, outil indispensable pour la souveraineté nationale et pour l’intérêt général.

Enfin, nous pouvons capter de nouveaux clients, comme ceux qui ont fermé leur ITE – installation terminale embranchée –, grâce aux certificats d’économies d’énergie. Mais ceux-ci ne s’appliquent pas aux commissionnaires de transport et à de nouveaux trafics. Des progrès pourraient être faits en la matière.

Par ailleurs, nous sommes favorables à la taxation du transport routier, selon le principe pollueur-payeur. Cela relève du débat politique. En revanche, le rail et la route peuvent être complémentaires. Il ne s’agit pas que du combiné, mais également des voies de débord, avec le transfert des palettes des camions vers le train. Or il nous manque des voies de débord pour notre nouvelle offre Rail Route Connect. Il faudrait donc investir dans ces voies de débord, et éventuellement offrir un avantage fiscal aux routiers qui utilisent le rail, en défiscalisant la route vertueuse qui contribue à offrir une chaîne verte de bout en bout.

Le réseau est l’enjeu majeur. Si les investissements de 4 milliards d’euros ne sont pas rythmés dans le temps et si les livraisons n’ont lieu que dans dix ans, nous ne parviendrons pas au doublement du trafic. Il manque aujourd’hui une programmation et des cofinancements. Il faut être volontariste et établir un calendrier. Des investissements sont réalisés sur les triages et des conventions sont signées : il faut maintenant livrer. Nous devons respecter un certain rythme pour être au niveau dans les trois à cinq prochaines années afin de reconquérir nos parts de marché.

En ce qui concerne la garantie du non-report modal, le processus vient de démarrer. Les trafics cédés sont à la portée de tout opérateur ferroviaire. La question est de savoir s’ils ont les moyens et l’envie de les récupérer. Pour l’instant, nous disposons de premiers échos mais nous n’aurons les résultats qu’à la fin de l’année. Nos clients, qui ont été prévenus de la nécessité de transférer leurs trafics, sont en cours de discussion avec les opérateurs. Les dispositifs de transition souple mis en place à la demande de la Commission, pendant deux ou trois ans, par la mise à disposition de moyens voire de la sous-traitance temporaire, devraient faciliter la reprise de ces 6 milliards de tonnes-kilomètres qu’aucun opérateur ne pourrait reprendre instantanément.

J’ai une conviction forte, matérialisée au sein de mon groupe. Nous avons une filiale alternative, Captrain, sur le modèle des autres opérateurs. Pour autant, elle n’a pas été fusionnée avec Fret SNCF ou la « newco » fret. En effet, Fret SNCF a un positionnement spécifique sur le marché. Elle est la seule à couvrir tout le territoire français et à offrir toutes tailles de lots, et de la fréquence. Grâce à cette taille critique et à cet effet réseau systémique sur la gestion capacitaire, nous permettons à des chargeurs qui n’auraient pas eu accès au ferroviaire d’y accéder quand même. La moitié de la gestion capacitaire est en concurrence frontale avec la route et non avec le rail. C’est ce que nous nous sommes efforcés de démontrer à la Commission européenne et ce qui a permis de préserver l’intégralité de la gestion capacitaire. Il s’agit d’un outil fondamental de souveraineté nationale et de performance, que seule cette société peut offrir.

Cela étant, tous les concurrents, dont DB Cargo, sont en train de regarder sur quel flux se positionner. Avant la fin de l’année, nous saurons quels sont les repreneurs et à quelles conditions ils souhaitent être accompagnés dans une transition souple. Notre intérêt est que nos clients ne soient pas abandonnés sans solution.

M. Jérôme Leborgne. Nous sommes très attentifs à l’impact sur les personnes. Le métier le plus touché est effectivement celui de la conduite, puisqu’environ 270 conducteurs sont directement concernés par les vingt-trois flux, soit plus de la moitié des personnels. Au niveau national, ce chiffre ne pose pas de problème car le groupe SNCF recrute chaque année plus de 1 000 conducteurs sur l’ensemble des territoires. Mais les chiffres ne font pas tout et, au niveau local, la situation sera plus difficile dans certains sites. Par exemple à Perpignan, un conducteur de fret pourra continuer sur les trafics restants ou ceux qui seront développés vers l’Espagne, ou bien il pourra travailler pour l’opérateur ferroviaire qui reprendra nos flux, sur la base du volontariat, ou encore s’orienter vers le TER Occitanie.

Nous ne cherchons pas à retarder le désengagement, mais au contraire à faciliter la reprise des flux. De mes échanges avec certaines entreprises ferroviaires, j’entends toutefois qu’elles pourraient avoir besoin de nos services en sous-traitance, le temps de former des conducteurs.

M. le président David Valence. Concernant le fret, il faut bien distinguer les évolutions de la structure de l’entreprise publique en 1997, 2014 et 2019, et les deux plans successifs de relance du fret ferroviaire jusqu’à la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire. Le fait est que nous vivons aujourd’hui une situation que nous n’avons pas connue depuis trente ans. Pour la première fois, la part modale se redresse et l’entreprise ne perd plus d’argent depuis deux années consécutives. Ce n’était pas le cas en 2001, en 2014 ou en 2018.

Dans la configuration politique actuelle de l’Assemblée, la condition de faisabilité de la programmation repose sur le réalisme de l’évaluation par les différents groupes politiques de la capacité à réaliser des travaux et à mobiliser des crédits publics. Le Conseil d’orientation des infrastructures ne recommandait pas d’investir immédiatement 3 milliards d’euros dans les infrastructures, mais plutôt de lisser les 4 milliards d’euros sur plusieurs années.

Mme Mireille Clapot (RE). Monsieur Delorme, vous avez indiqué que vous n’aviez pas suffisamment investi. Les chargeurs choisissent effectivement un mode de transport et un prestataire en fonction de critères tels que la qualité de service, dont la ponctualité, la fiabilité, le service au dernier kilomètre, la capacité à réagir à des imprévus ; mais aussi tels que les prix en coûts complets et la maîtrise des risques, dont la maîtrise des externalités négatives, les impacts écologiques, etc. Au-delà de la nécessité d’investir dans le réseau et dans le matériel roulant, mais je voudrais vous entendre sur les autres investissements, à savoir dans les ressources humaines, commerciales, le numérique, la gestion de la relation client, etc.

Vous avez esquissé une répartition de la structure de la dette de 5,3 milliards d’euros : 50 % pour le wagon isolé, 25 % pour le régime de retraite des cheminots et 25 % en frais financiers. J’aimerais que vous précisiez ce point, en particulier les éventuelles actions correctives demandées par la Commission européenne, qui seront à votre initiative ou exigées par l’État.

Enfin, les trains de marchandises en vallée du Rhône sont censés passer rive droite. Or ils passent de plus en plus fréquemment rive gauche, donc au cœur de plusieurs villes dont Valence qui se situe dans ma circonscription, ce qui entraîne des externalités négatives et des risques. Ces externalités négatives ont-elles été prises en compte ? Si les flux en vallée du Rhône sont parmi les vingt-trois flux transmis, quelles seront les obligations des repreneurs ?

M. Jérôme Leborgne. La qualité de service et le prix sont effectivement les deux critères de choix des chargeurs. Concernant la qualité de service, avec le système mutualisé, nous visons des délais de transport augmentés de vingt-quatre heures par rapport à ceux des routiers. Les chargeurs sont prêts à attendre vingt-quatre heures de plus au titre du prix de la décarbonation, mais pas davantage, en raison des problématiques d’alimentation des usines et du prix des wagons. De fait, ces actifs ayant un coût, il est important de les faire circuler au maximum.

Nos temps d’acheminement progressent, service après service, année après année. Le système mutualisé apporte de la souplesse et de la robustesse, et il peut être réglé avec l’ajout de trains et de périodes de tri. Il s’agit d’un investissement mais cela permet de satisfaire les clients et les chargeurs qui peuvent nous remettre davantage de volumes. C’est donc positif pour tous.

Vous avez soulevé le sujet des investissements, qui sont évidemment prévus dans notre trajectoire économique. Fret SNCF dispose d’un parc de locomotives électriques important permettant de décarboner davantage les parcours. La plupart de ces locomotives ont vingt ans et nécessitent des investissements pour durer encore autant.

En termes de ressources humaines, Fret SNCF investit énormément. Nous avons recruté 500 personnes en deux ans dans tous les métiers de la production. Nous ne pouvons fonctionner qu’avec des personnels compétents et en nombre suffisant. S’agissant de métiers particuliers, il est nécessaire d’embaucher, de former et de maintenir les compétences. Le numérique est une attente des chargeurs. Nous travaillons au cas par cas avec ces derniers, les wagonniers, ainsi que des sociétés spécialisées qui nous fournissent un service d’interprétation des données des boîtiers placés sur les wagons. Il s’agit de pouvoir fournir aux chargeurs, en fonction de leur demande, un suivi des wagons et une date prévisionnelle d’arrivée.

Finalement, les demandes des chargeurs sont relativement simples. Ils veulent pouvoir bénéficier des trains demandés avec la souplesse voulue, suivre les wagons et connaître leur date d’arrivée, et que leurs wagons ou groupes de wagons arrivent suffisamment vite.

M. Frédéric Delorme. Le wagon isolé n’est plus aussi déficitaire que par le passé, car on a pris conscience qu’il était en concurrence frontale avec le fret routier. Les aides publiques ne visent pas à combler le déficit d’une entreprise structurellement déficitaire, mais à reconnaître la valeur des choses. Quand on me demande combien nous coûtons aux contribuables, je renvoie la question en demandant combien nous rapportons. Chez Rail Logistics Europe, pour un euro de chiffre d’affaires enregistré, nous faisons pratiquement cadeau d’un euro en valeur d’externalités évitées à la société. C’est un rendement considérable et nous savons désormais le monétariser, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans.

Le wagon isolé est aujourd’hui aidé comme il l’est dans tous les pays. À ce jour, 85 % des wagons isolés sont traités par Fret SNCF. Ce niveau d’activité devrait se stabiliser et la nouvelle société de fret devra chercher à équilibrer ce segment. Durant des années, la SNCF a porté à bout de bras une activité absolument indispensable pour l’économie française et les industries en pensant revenir à l’équilibre. Les faits ont démontré le contraire.

Le coût social est supporté. De nombreux cheminots bénéficient encore d’un statut spécifique et cette situation perdurera, bien que les recrutements au statut aient cessé au 1er janvier 2020. Ces éléments sont intégrés à notre équation économique, y compris le surcoût social particulier résultant du régime de retraite.

Sur la rive droite de la vallée du Rhône, les repreneurs seront des entreprises ferroviaires, y compris pour des flux abandonnés. Il n’y aura pas de report modal. La locomotive aura sans doute un logo différent mais permettra de maintenir le niveau d’émissions carbone d’aujourd’hui.

Mme Mireille Clapot (RE). La ligne de la rive gauche traverse plusieurs villes alors que la ligne de la rive droite, de plus en plus délaissée, est censée être dédiée au fret.

M. Jérôme Leborgne, directeur général de Fret SNCF. Nos flux passent et continueront de passer sur la rive droite. Simplement, ce sera avec une locomotive d’une autre entreprise. Logiquement, les sillons doivent être repris. Je confirme qu’une grande partie des vingt-trois flux circulent par la vallée du Rhône qui est un axe majeur de trafic et un pivot économique très important pour le fret ferroviaire, reliant l’Europe du nord à l’Europe du sud. Cet axe est effectivement très chargé et le restera.

M. le président David Valence. Pour répondre à la question de Mme Mireille Clapot, je suppose que des travaux expliquent la circulation exceptionnelle des trains sur l’autre rive.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). La situation du fret est le résultat de mauvais choix opérés depuis bien longtemps dans une vision extrêmement jacobine de notre aménagement du territoire ; elle est également la conséquence des choix du routier. Mais il ne s’agit pas de vos choix et de vos renoncements car la SNCF et ses salariés se sont toujours montrés à la hauteur des enjeux.

C’est l’absence de prise en compte du coût du carbone dans les critères de choix de la modalité qui a engendré la situation actuelle. Comme vous le dites fort bien, de manière prévisible, le fret s’est dégradé car il n’a pas été aidé. Avez-vous une idée de la façon dont il aurait fallu soutenir le fret au moment où l’on s’est engagé dans ces aides d’État illégales ?

Les 4 milliards d’euros inscrits au plan de relance, dont vous vous félicitez, sont-ils suffisants pour conforter un fret à la hauteur des ambitions de décarbonation, qui reprendrait les mobilités liées au transport routier ? Il est évident qu’il faut privilégier le fret.

Je voudrais également que vous abordiez la question du fret et de la desserte fine, et que vous expliquiez l’articulation entre le fluvial et le fret ferroviaire. Avez-vous engagé des dialogues, des contrats ou des conventions avec Voies navigables de France (VNF) sur la gestion des plus gros flux ? Ceux-ci, pouvant aller jusqu’en centre-ville grâce au fret fluvial, me paraissent également à privilégier.

Vous faites des propositions pour une grande loi de programmation. La Première ministre a annoncé 100 milliards d’euros dont nous n’avons pas encore la concrétisation financière. Pouvez-vous détailler vos propositions quant à l’accès aux sillons et à un cadre fiscal incitatif ? Quels sont les autres facteurs favorisant le report modal ? Enfin, comment les vingt-trois flux ont-ils été choisis et parmi quel nombre de flux ?

M. Matthieu Marchio (RN). Monsieur Leborgne, puisque vous êtes dirigeant de Fret SNCF depuis 2018, avez-vous alerté les ministres des transports – Mme Élisabeth Borne puis M. Jean-Baptiste Djebbari – du risque que les aides d’État faisaient peser sur la viabilité de Fret SNCF ? Dans l’affirmative, pouvez-vous détailler le contenu de ces échanges ?

Pour réussir le défi de la transition écologique et énergétique pensez-vous qu’il faudrait créer un géant du fret européen avec nos partenaires européens, à l’image d’Airbus ?

M. le président David Valence. Je ne voudrais pas qu’il y ait de confusion : lorsque vous avez parlé à plusieurs reprises de « plan de relance », vous évoquiez la relance du fret ferroviaire, et non le plan de relance européen. Les 4 milliards d’euros sont des investissements prévus jusqu’au début des années 2030. Les contrats de plan État-région en cours de discussion et les CPER à venir couvrent deux fois 2 milliards d’euros avec 930 millions de l’État, ce qui est tout à fait inédit pour soutenir le fret ferroviaire.

M. Frédéric Delorme. Nous savions que la Commission européenne allait instruire sérieusement le dossier de Fret SNCF. En revanche, s’agissant des politiques publiques passées, deux types de politiques auraient pu être cumulés : celle du pollueur-payeur et celle du non-pollueur aidé. Certains pays choisissent les deux, d’autres l’une plutôt que l’autre. Ce n’est que récemment, depuis 2020, que la France s’est dotée d’un plan de relance qui soutient le fret ferroviaire à un niveau de subventions jamais atteint jusqu’alors, à savoir 200 millions d’euros d’ici à 2030.

Nous souhaiterions qu’une loi de programmation sécurise rapidement ces 200 millions d’euros car il y a urgence. En 2024, nous allons souffrir en raison de la désimbrication des flux que nous devons abandonner. Pour l’opérateur historique et les autres opérateurs, il conviendrait que la loi de programmation soit effective dès 2024, au moins partiellement, et sécurisée jusqu’en 2030.

Concernant les 4 milliards d’euros d’investissements, il nous faudrait des objectifs calendaires et une visibilité sur dix ans. Le fret ferroviaire s’inscrit dans le temps long. On ne peut pas procéder à la décarbonation ou au report modal en deux ans. Il faut donner de la visibilité aux acteurs économiques. Nous en sommes d’autant plus demandeurs que la Commission européenne nous explique que pour parvenir à une « discontinuité juridiquement robuste », nous devrons ouvrir le capital. Un nouvel investisseur minoritaire dans la SNCF posera évidemment la question de la visibilité.

Au-delà des investissements de modernisation, de régénération, de développement des branches voyageurs et fret, il manque sans doute des investissements de désaturation. Des pays ont des installations permanentes de contresens sur toutes leurs voies. Qu’en est-il des investissements de désaturation du nœud lyonnais ou de l’Île-de-France ? Ils doivent absolument être inscrits dans la loi de programmation.

Concernant l’articulation avec le fluvial, SNCF Réseau a une convention sur l’intégration des infrastructures. En tant qu’opérateur, nous échangeons énormément avec VNF et nous développons des connexions sur les ports avec des plateformes combinées (Strasbourg, Le Havre). À travers notre filiale Forwardis, nous vendons du transport maritime aux chargeurs souhaitant du transport ferroviaire ou fluvial.

L’accès aux sillons est le nerf de la guerre, la ressource clé : il faut de la place sur les voies pour rouler dans un certain horaire. Si votre horaire est en dehors du marché, vous n’aurez pas de clients. Si votre horaire est irrégulier, vous consommerez plus de locomotives et de moyens, donc vous proposerez un prix au-delà du marché. SNCF Réseau a beaucoup progressé depuis quelques années, mais nous n’avons pas la garantie de disposer des sillons permettant de développer nos volumes d’ici quatre à cinq ans. Cela rejoint la question des investissements de désaturation. Le problème de Fret SNCF peut devenir celui de SNCF Réseau au regard de l’équilibre économique.

Pour ce qui est du cadre incitatif, j’ai déjà cité plusieurs d’éléments : une loi de programmation, l’augmentation des aides au wagon isolé dès 2024, la capacité et les sillons, les investissements de désaturation.

Quant aux mesures fiscales, je laisse le débat aux hommes et femmes politiques pour savoir si le transport routier doit être taxé. Évidemment, cela aiderait le ferroviaire, mais je suis aussi favorable aux aides lorsque la route est contributrice d’un développement durable. Les transporteurs routiers français qui font l’effort du transport combiné ou d’amener les marchandises à des gares de marchandises ne bénéficient aujourd’hui d’aucune aide pour investir dans des camions adaptés ou pour transférer la palette sur le rail. Cette aide constituerait un signal vertueux et profiterait aux pavillons et aux emplois français de la route. Le développement actuel est essentiellement porté par des pavillons étrangers de transit qui bénéficient de politiques antérieures.

Sur le plan réglementaire, les sites industriels ou logistiques pourraient être forcés de s’embrancher lorsque cela est possible. Des voies de débord pourraient aussi être envisagées dans les plateformes combinées pour faire du rail-route conventionnel. Certains pays ont par exemple décidé que tous les transports de déchets de longue distance devaient passer par le rail.

Il s’agit d’une panoplie des mesures complémentaires du plan de relance, dont le socle est bon. Elle permettrait, à n’en pas douter, d’atteindre le doublement de la part modale du fret ferroviaire.

Enfin, je sais qu’un travail est en cours sur les certificats d’économies d’énergie pour les locomotives électriques.

M. le président David Valence. Parmi les grandes entreprises routières françaises, je citerai le groupe Mauffrey qui travaille beaucoup avec le ferroviaire et le fluvial.

M. Frédéric Delorme. En 2020, pendant le confinement dur, le risque a vraiment été pris en compte pour le secteur du fret, et pas seulement pour Fret SNCF. Pour la première fois, les concurrents, l’AFRA et la SNCF ont travaillé à des propositions pour un plan de relance commun.

Quant à la question d’un géant du fret européen, la difficulté est que les trafics ne sont pas bilatéraux. Dans le domaine du wagon isolé, une alliance intégrée de sept opérateurs historiques s’est constituée – Xrail – avec un système numérique.

M. le président David Valence. Les vingt-trois liaisons qui seront cédées représentent-elles 100 % de l’activité « trains complets dédiés » ?

M. Frédéric Delorme. Ces trafics sont caractérisés par des trains complets achetés par un seul client, qui prend le risque du remplissage, à moyens dédiés, fréquents et réguliers. À l’inverse, la gestion capacitaire est un système mutualisé où tous les moyens de production sont mis en commun entre plusieurs clients.

La sanction est plus lourde que le fait d’abandonner simplement vingt-trois flux au 1er janvier 2024 ou au-delà. On interdit à Fret SNCF, pendant dix ans, de revenir sur le marché des trains entiers, réguliers et dédiés. Nous avons le droit d’utiliser des trains entiers, mais dans la gestion capacitaire. Il s’agirait par exemple de trains entiers irréguliers pour les céréales, liés à des campagnes qui ne sont pas forcément prévisibles.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Je n’ai pas tout à fait compris comment avait été décidé ce qui ne relèverait plus de Fret SNCF. Ce sujet a-t-il fait l’objet de discussions au niveau européen ou national ? Quelles étaient les conditions de ces discussions et qui était en présence ? J’apprends par votre intervention que vous êtes privés de cette capacité pendant dix ans, ce qui interroge.

M. Frédéric Delorme. L’État et la Commission européenne ont échangé. Nous étions présents à certaines réunions aux côtés de l’État avec les sachants de l’économie de Fret SNCF. Par exemple, nous seuls pouvons apprécier une discontinuité dans la gestion capacitaire. À partir de début 2023, les discussions se sont tenues entre M. le ministre Clément Beaune, Mme la commissaire Margrethe Vestager, mais aussi les services de l’État, le secrétariat général des affaires européennes, le commissaire européen aux transports, et parfois nous-mêmes. Nous avons tous voulu éviter le scénario Alitalia, qui aurait été mortifère.

In fine, les lignes rouges que nous avons posées sont respectées, avec une discontinuité douloureuse que nous n’avons pas souhaitée. On nous oblige à nous amputer d’une partie du trafic que nous aurions souhaité conserver, mais qui nous permet de maintenir dans le groupe public ferroviaire, à hauteur de 80 % du chiffre d’affaires et 90 % des effectifs, une société qui a un rôle stratégique important pour le pays.

M. le président David Valence. Les flux à céder ont été évalués lors de discussions entre la Commission européenne et l’État. Un des arguments avancés était que les trains longs dédiés étaient ceux pour lesquels l’effet de report modal inversé était moins important que pour la gestion capacitaire.

 


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10.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF (18 septembre 2023)

M. le président David Valence. Au cours de l’après-midi, nous allons successivement auditionner plusieurs dirigeants du groupe public ferroviaire, en commençant par son actuel président-directeur général, M. Jean-Pierre Farandou, que nous remercions de s’être rendu disponible.

Monsieur le président, nous avons auditionné Mme Idrac la semaine dernière et nous entendrons après vous M. Gallois et M. Pepy. À vous quatre, vous avez dirigé la SNCF pendant vingt-sept ans. Vos interventions nous permettront de comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle en matière de fret ferroviaire, ce qui constitue l’un des deux objectifs de notre commission.

Un redressement du fret ferroviaire est intervenu en 2021 et 2022, tant du point de vue financier que de celui de la part modale. Il succède toutefois à une phase de déclin. Lors des précédentes auditions, nous avons, à de nombreuses reprises, évoqué les difficultés liées à l’infrastructure – en raison de son état, mais aussi de la disponibilité des sillons – et celles liées à l’absence de grande stratégie nationale. Les politiques publiques avaient principalement des objectifs d’aménagement du territoire. Avant une période relativement récente, le potentiel de décarbonation des transports – ou de préservation de l’environnement, pour utiliser les termes en vigueur au début des années 2000 – n’était pas pris en considération de manière systématique.

Notre commission a également pour objectif d’étudier le plan de discontinuité proposé par le Gouvernement pour protéger Fret SNCF. Comme nous l’a indiqué le ministre des transports, ce projet a été élaboré après l’ouverture, le 18 janvier dernier, d’une enquête approfondie par la Commission européenne. Celle-ci considère en effet que certaines aides publiques perçues par cette entité pourraient être indues.

Ce contentieux, qui reposait sur des plaintes déposées par des concurrents de Fret SNCF, date de 2016 et était donc engagé lorsque vous avez pris vos fonctions en octobre 2019. Nous souhaiterions connaître votre position à ce sujet. Quelles ont pu être les conséquences de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire de 2018 ? La réorganisation du groupe et sa transformation d’établissement public industriel et commercial (EPIC) en société anonyme (SA) ont-elles pu modifier le regard de la Commission européenne sur le dossier ? Des interrogations existent à ce sujet au sein de notre commission d’enquête.

Comment le groupe public ferroviaire considère-t-il aujourd’hui l’activité de fret ? Au fil des auditions, certains d’entre nous ont pu avoir le sentiment que celle-ci n’avait pas toujours été une priorité.

Comment abordez-vous la cession de vingt-trois flux, ainsi que de plusieurs autres actifs, prévue dans le plan de discontinuité ? Comment évaluez-vous le risque d’un report modal inversé ? M. Frédéric Delorme s’est montré plutôt rassurant ce matin, mais ces questions préoccupent tout de même notre commission d’enquête.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Pierre Farandou prête serment.)

M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF. Le groupe SNCF, particulièrement Fret SNCF, vit une situation que nous pouvons qualifier de difficile. Le rôle d’un dirigeant est théoriquement de développer l’activité de son entreprise, pas d’en organiser volontairement la réduction substantielle.

Que la situation soit compliquée pour les dirigeants n’est toutefois pas le plus important. L’essentiel, ce sont les femmes et les hommes qui constituent Fret SNCF. Nous devons nous mettre à leur place. Depuis que je suis président de la SNCF, je peux témoigner de leur engagement. Ils l’ont prouvé au moment du covid : au début de l’épidémie, alors que les protections dont disposaient les salariés étaient limitées, ils n’ont jamais rechigné à faire rouler les trains essentiels au fonctionnement du pays, transportant du carburant, des produits pour le traitement des eaux ou des médicaments. Ils étaient également présents lors de la reprise de l’économie. Ce sont des personnes courageuses, qui vivent des restructurations depuis une quinzaine d’années.

L’activité de transport de marchandises est-elle stratégique pour le groupe SNCF ? Chacun y répondra au cours des auditions. Personnellement, je pense que cette activité est stratégique. La SNCF a vocation à être un acteur incontournable du développement durable et à apporter des réponses aux enjeux de transport de voyageurs et de marchandises. En matière de transition écologique, le ferroviaire fait partie de la solution. Le report modal vers le train est un moyen d’adapter notre industrie et nos comportements et de limiter leur impact sur l’environnement.

Le transport de marchandises est une activité stratégique pour la SNCF, bien que son chiffre d’affaires soit modeste par rapport à celui du transport de voyageurs, qui a fortement augmenté. Je suis convaincu que le fret va se développer à court, moyen et long terme. Il contribue à la transition écologique en réduisant la part de la route et peut trouver son équilibre économique dans la durée.

De plus en plus de territoires ont envie de développer le fret ferroviaire. Les entreprises commencent à comprendre que pour réduire leur « scope 3 », qui pèse parfois lourdement dans leur bilan carbone, elles doivent inciter leurs fournisseurs et leurs clients à privilégier le rail.

Les enjeux liés à ce dossier sont importants, y compris d’un point de vue social, en particulier dans l’Est, dans le Sud et dans quelques autres régions de France.

Le secteur du fret connaît des difficultés structurelles. On estime souvent que celles-ci remontent aux années 2000. Étant un vieux cheminot, je pense que l’inversion de tendance est plus ancienne. Jusqu’au début des années 1980 – c’est-à-dire jusqu’au lancement du TGV –, le fret était considéré comme l’activité principale de la SNCF. À cette époque, la France était encore très industrielle ; il y avait de la sidérurgie, des mines, etc.

L’inflexion a été un peu sournoise, comme souvent. La France devenant moins industrielle, le fret a progressivement perdu ses clients naturels. Parallèlement, le transport de voyageurs s’est développé. La dynamique créée par le TGV s’est poursuivie avec la reprise par les régions du transport express régional (TER). Selon le principe des vases communicants, le transport de voyageurs a compensé la baisse du transport de marchandises, qui était accentuée par les gains de productivité considérables de la route.

Le fret a été victime d’un alignement négatif des planètes qui l’a rendu de moins en moins pertinent et l’a précipité dans une phase de déclin. Certains ont tenté de l’endiguer. Ces initiatives étaient sincères, mais elles n’ont pas réussi à inverser la tendance. D’autres pays en Europe y sont parvenus. Même si le contexte n’est pas forcément identique, il est toujours intéressant d’effectuer des comparaisons et de chercher à comprendre les raisons de ces divergences.

Comme vous l’avez rappelé dans votre introduction, le fret a besoin de s’appuyer sur des politiques publiques. Celles-ci sont d’autant plus indispensables pour les wagons isolés, qui ne peuvent pas être livrés aux lois du marché. Leur capacité est de 40 tonnes, soit l’équivalent d’un camion. Or la route offre beaucoup plus de souplesse. Il faut trois ou quatre jours pour remplir un wagon, l’incorporer dans un train, passer un ou deux triages et effectuer la livraison des marchandises. Pendant ce temps, le camion a déjà fait plusieurs allers-retours. Sans intervention publique, la logique est implacable : le camion ne peut que gagner contre le wagon isolé. Nous avons assisté à ce phénomène en France. Dans les pays qui ont adopté des politiques publiques en faveur du wagon isolé, comme l’Autriche ou l’Allemagne, celui-ci a mieux résisté.

En France, la qualité des sillons est également un problème. Les trains de fret ne circulent pratiquement plus le jour, car le trafic de voyageurs absorbe toutes les capacités du réseau. Ils ne peuvent donc circuler que la nuit et sont pénalisés par les travaux. Techniquement, ils pourraient rouler à 100 kilomètres à l’heure, mais dans les faits, leur vitesse est plutôt de 30 kilomètres à l’heure. Ils sont obligés de s’arrêter tout au long de leur parcours, souvent pour une ou deux heures.

Pour casser cette spirale du déclin, des aides structurelles au secteur et des choix d’infrastructures permettant d’améliorer le service sont indispensables.

L’ouverture à la concurrence n’a pas été une réussite pour Fret SNCF. Cet épisode est souvent rappelé, à juste titre, par les organisations syndicales. Même si elle facilite l’émergence de nouveaux acteurs et crée un peu d’émulation, l’ouverture à la concurrence ne suffit pas, à elle seule, à développer un secteur d’activité. Nous transportons moins de marchandises par le train aujourd’hui qu’en 2007, lors de l’ouverture à la concurrence. Ce sujet n’est pas l’objet de votre commission, mais les leçons que nous avons tirées de cette expérience peuvent peut-être profiter à d’autres secteurs. Pour engager une dynamique, l’ouverture à la concurrence doit s’accompagner de politiques publiques créant les conditions d’un développement du marché. Ce cumul est indispensable. Si la France instaure les conditions de ce développement, la concurrence jouera peut-être le rôle de stimulation du marché qu’elle n’a pas eu jusqu’à présent.

Par rapport à ses concurrents, les coûts sociaux supportés par Fret SNCF sont effectivement supérieurs. Jusqu’à la transformation en société anonyme, qui ne date que de 2020, cette entité était une division du groupe. Les conditions sociales y sont donc identiques, ce qui se traduit par une cotisation supplémentaire au régime spécial de retraite. Celle-ci n’est pas négligeable, puisque ce fameux « T2 » ajoute environ 10 % de cotisations. La réglementation du travail, que nous appelons le « RH 77 » dans notre jargon, est en outre un peu plus contraignante et peut conduire à une productivité du travail inférieure à celle des autres acteurs du secteur.

Par honnêteté intellectuelle et sans aucune volonté polémique de ma part, il me paraît difficile de ne pas évoquer le climat social au sein de Fret SNCF. À la suite de plusieurs réformes profondes, celui-ci est difficile et a pu déboucher sur des mouvements de grève, qui ont toujours des effets négatifs sur l’activité.

Il faudra certainement réfléchir à des solutions permettant de surmonter toutes les difficultés qui ont pesé sur le développement du fret ferroviaire en général et de Fret SNCF en particulier.

La dette de Fret SNCF n’est pas comptable, puisqu’il n’existait pas de société indépendante, mais elle était analytique et a pu être reconstituée. Elle est composée, pour moitié, des déficits accumulés chaque année depuis 2007. Ceux-ci correspondent à du « vrai argent ». Ce sont des salaires, des approvisionnements, etc. La SNCF les a donc supportés. Les surcoûts sociaux représentent environ 25 % du total, auxquels s’ajoutent les frais financiers. Au total, la dette s’élève à 5,3 milliards d’euros.

La situation s’est compliquée en 2016, lorsque des plaintes ont été déposées. Celles-ci ont conduit la Commission européenne à raidir sa position et à adopter une attitude plus agressive. Si elle avait eu l’intention de prendre son temps dans l’analyse du dossier – ce qui n’est pas certain –, les plaintes l’ont contrainte à agir. Les discussions qui ont eu lieu ont été menées par l’État. Je ne sais pas exactement comment elles se sont déroulées. Je n’étais de toute façon pas en poste à l’époque.

La ligne défendue par la France était de dire que ses pratiques avaient été transparentes et qu’elles étaient juridiquement acceptables. Elle estimait que l’activité de fret ferroviaire allait finir par se redresser. Le soutien qui lui était apporté correspondait donc à un investissement avisé, qui pouvait être justifié économiquement. Il s’inscrivait en outre dans une logique d’intérêt général, ce qui n’était pas déraisonnable pour une entreprise publique.

Compte tenu des discussions qui avaient eu lieu, l’État et le groupe SNCF espéraient avoir progressé dans la résolution du problème. La loi de 2018, qui a donné lieu à la réforme de 2020, rendait autonome l’activité de fret d’un point de vue économique et commercial, ce qui répondait à une demande ancienne de la Commission européenne. La nouvelle société anonyme simplifiée (SAS) devait être dotée d’un capital, qui a été fixé à 70 millions d’euros. Il restait à gérer la question de la dette.

Pour l’État comme pour le groupe SNCF, il était clair qu’une dette de plusieurs milliards ne pouvait pas être supportée par Fret SNCF. La nouvelle entité n’avait pas la surface financière suffisante. Il a donc été décidé de loger cette dette au sein de la société de tête. Ce choix a été annoncé en toute transparence. Rien n’a été caché.

Toutes les informations ont été données à la Commission européenne. À l’époque, celle-ci n’a ni approuvé ni réprouvé le choix qui avait été fait. Elle en a pris acte, sans donner son avis sur le fond.

Le danger qui avait été identifié – et la suite nous a donné raison – était l’ouverture d’une procédure. Il fallait absolument l’éviter et essayer de gagner du temps. C’était en tout cas l’objectif de l’État et du groupe SNCF, auquel je m’associe dès ma prise de fonction. L’ouverture d’une procédure par la Commission européenne constitue en effet un acte administratif fort. Il est ensuite très difficile de revenir en arrière.

En continuant à discuter, nous espérions réussir à faire prévaloir nos arguments. Nous étions d’autant plus convaincus d’y parvenir qu’après la constitution de la SAS Fret SNCF, les plaintes ont été levées. Cette décision pouvait laisser penser que même nos concurrents privés reconnaissaient que la situation s’était normalisée et qu’il n’y avait plus d’intervention illégale de l’État, de distorsion de marché, etc. Ce n’était d’ailleurs pas seulement notre interprétation, puisque certains d’entre eux l’ont écrit. Nous avions donc le sentiment que les problèmes étaient derrière nous et qu’une nouvelle phase allait pouvoir s’ouvrir.

Le plan de relance a donné l’occasion à l’État d’aider le secteur du fret pour la première fois. Fret SNCF affichait un résultat opérationnel positif, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Nous commencions à observer un retournement du marché, qui se traduisait notamment dans l’augmentation de la part modale du train. Pour nous, les signaux étaient au vert, ou, en tout cas, clignotants ! Nous n’avions jamais eu de validation de la part de la Commission européenne, mais la situation nous semblait meilleure qu’elle ne l’avait été.

J’ai été surpris par le durcissement de la position de la Commission qui m’a été rapporté par l’intermédiaire de l’État français et du secrétariat général des affaires européennes (SGAE) à partir de l’automne. Je ne m’en explique pas les raisons. Pour la première fois, un scénario comparable à celui d’Alitalia était évoqué. Malgré tous les efforts déployés pour éviter l’ouverture de la procédure, celle-ci a eu lieu.

L’ouverture de la procédure, en janvier, a changé la donne. Nous étions dos au mur. Le ministre Clément Beaune vous a expliqué le choix qu’il a fait. Je le soutiens. Prendre le risque d’aller au tribunal et de perdre pourrait être fatal. Si elle a ouvert la procédure, la Commission européenne estime probablement disposer d’arguments juridiques solides. Même si rien n’est certain tant que l’affaire n’est pas jugée, nous savons qu’elle ne prend jamais de telles décisions à la légère.

Le ministre a pris ses responsabilités et nous l’avons aidé à défendre les intérêts de la SNCF en fixant des lignes rouges.

Pour moi, la première ligne rouge – dont j’ai pris la décision – est de protéger les cheminots et, quoi qu’il arrive, de leur offrir un débouché dans le groupe. Nous avons déjà engagé des discussions à ce sujet. Les principaux mouvements devraient s’effectuer entre le fret et le TER. Dans plusieurs régions, dont l’Occitanie autour de Perpignan, nous avons commencé à étudier les différentes possibilités. Heureusement, nous avons des besoins dans le TER. Nous devrions donc réussir à trouver un poste pas trop éloigné de leur domicile à toutes les personnes concernées, en particulier les conducteurs. J’ai pris cet engagement en interne, devant le personnel et les organisations syndicales.

Une autre ligne rouge tient au fait que la nouvelle société devra être viable dans la durée. Il ne faudrait pas que nous soyons confrontés à de nouveaux problèmes dans deux ans. J’ai donc besoin de l’État pour que cette entité, recentrée sur l’activité de triage, puisse bénéficier de conditions économiques lui ouvrant de vraies perspectives de développement. Il faut marcher sur deux jambes et donc disposer à la fois d’aides à l’exploitation et d’infrastructures, de manière suffisamment massive et rapide pour enclencher une dynamique et éviter le report modal vers la route. Nous ne faisons pas tout cela pour que davantage de marchandises soient transportées dans des camions !

J’espère que vous me comprenez quand je dis qu’en tant que président du groupe SNCF, je me serais passé de devoir conduire ce projet ou de demander au patron de Fret SNCF de le faire. Ce n’est pas du tout une bonne nouvelle ! Néanmoins, ma responsabilité de dirigeant est de mener à bien ce dossier, en protégeant au maximum les cheminots et l’activité de fret de notre groupe.

Nous vivons une épreuve dont nous aurions bien fait l’économie, mais si elle permet de poser les conditions durables et concrètes d’un vrai développement du fret ferroviaire dans notre pays et d’offrir des perspectives à un pôle public au sein du groupe SNCF, la sortie sera honorable.

Le fret n’est que l’un des volets du plan d’avenir dont les transports ont besoin. L’essentiel du réseau est utilisé à la fois pour les marchandises et les voyageurs. Le problème de capacité est donc commun. Le soutien des parlementaires est très important dans ce domaine, car une loi sera peut-être nécessaire. Si l’événement fâcheux que nous vivons peut susciter un regain d’intérêt de votre part et faciliter la création des conditions du développement du ferroviaire dans notre pays, notamment au bénéfice du fret, nous n’aurons pas travaillé pour rien.

M. le président David Valence. La concomitance entre la reprise des 5,3 milliards de dettes de Fret SNCF par le groupe de tête et la reprise de la dette de SNCF Réseau par l’État explique-t-elle la position de la Commission européenne ? Nous pouvons l’imaginer, mais la solidarité au sein d’un groupe ne constitue pas une aide publique de façon organique.

Par ailleurs, au moment du passage du statut d’EPIC à celui de sociétés anonymes, l’Autorité de régulation des transports – qui était peut-être encore l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER) à l’époque – avait alerté sur le risque juridique que représentait la reprise de la dette de Fret SNCF. Puisque vous étiez déjà président du groupe public ferroviaire ou en passe de l’être, vous souvenez-vous de cet avis ? Comment expliquez-vous qu’il n’ait pas entraîné une prise de conscience ?

Vous nous avez décrit un paysage dans lequel, hormis le soutien apporté à Fret SNCF, le secteur du fret ferroviaire bénéficiait de peu d’aides publiques, y compris pendant l’essentiel de la période que nous avons à considérer. Celles-ci se seraient accrues à partir du moment où les acteurs se sont mis d’accord dans le cadre de l’alliance 4F – fret ferroviaire français du futur – pour formuler des demandes coordonnées, c’est-à-dire en 2020 et 2021. Pouvez-vous nous le confirmer, ce qui changerait un peu la perception que certains peuvent avoir de la situation ?

Vous avez évoqué les enjeux sociaux, sur lesquels nous avons également questionné M. Frédéric Delorme tout à l’heure. Comment les transferts de personnel pourraient-ils concrètement s’opérer ? Si une part significative des conducteurs rejoignait l’activité de transport de voyageurs du groupe public ferroviaire, quelle serait la capacité des opérateurs alternatifs à opérer rapidement les vingt-trois flux qu’ils seraient candidats à reprendre ?

M. Jean-Pierre Farandou. Je n’ai été opérationnel que fin 2019 ou début 2020. À ce moment-là, le schéma d’organisation avait déjà été élaboré. Je n’ai pas vraiment vécu cette période de conception. J’ai surtout travaillé sur la mise en application.

La reprise des 35 milliards d’euros de dettes de SNCF Réseau est, selon moi, indépendante de la reprise de la dette de Fret SNCF. Je n’ai jamais entendu dire qu’il existait un lien entre les deux. D’ailleurs, la reprise de la dette du réseau, qui est un bien commun, n’a pas posé de difficulté. Il s’agissait presque d’une régularisation. La Commission européenne estimait depuis un certain temps que le montage était étrange.

M. le président David Valence. Elle demandait que cette dette soit comptabilisée comme une dette publique.

M. Jean-Pierre Farandou. La reprise de la dette du réseau lui convenait. Cette décision, qui a été prise par l’État actionnaire, soulage SNCF Réseau et lui permet d’investir davantage dans la régénération. Je n’ai pas entendu de critique d’ordre juridique à ce sujet. De toute façon, le réseau n’est pas dans le champ d’application de la concurrence.

Le principal reproche fait par la Commission européenne est lié à la durée du soutien apporté à une division, puis à une filiale, qui était structurellement en perte. Si cette situation avait concerné deux ou trois exercices, elle aurait probablement été acceptable. En l’occurrence, l’aide a été pratiquement constante de 2007 à 2019, ce qui a faussé le marché. Elle a permis de maintenir artificiellement une structure qui, sinon, aurait dû augmenter ses prix pour faire face à ses coûts et cesser son activité si les clients ne l’avaient pas suivie et étaient partis à la concurrence.

Lors de la constitution de la nouvelle SNCF, l’État s’est retrouvé avec cette dette de 5,3 milliards d’euros et a décidé de la loger dans la structure de tête. Il pensait certainement que ce montage suffirait. La Commission européenne ne s’est jamais prononcée explicitement sur ce choix. L’épidémie de covid, qui a commencé peu de temps après, a peut-être mis en suspens l’examen des dossiers. Malheureusement, quand il a repris, l’appréciation qui en a été faite est tombée du mauvais côté !

Je n’ai pas été informé de l’alerte de l’ARAFER. Je ne peux donc pas vous répondre, monsieur le président.

Au cours de ma longue carrière à la SNCF, je n’étais pas dans le fret, mais je participais à des instances de direction. J’ai siégé au comité exécutif à partir de 2006. Je connaissais les difficultés que rencontraient mes collègues. Pour développer l’activité, ils auraient eu besoin d’un accès suffisant à des sillons de qualité et d’un soutien aux wagons isolés. Les surcoûts organiques, comme le « T2 », étaient également évoqués. Malheureusement, alors que les problèmes avaient été identifiés, aucune politique publique n’a été mise en place pour y remédier.

Le plan de relance, après le choc de la crise du covid, a été une première en France. Au même moment, le secteur s’est fédéré, ce qui n’était pas le cas auparavant. Tous les opérateurs de fret ont créé une association, 4F, dont la SNCF est partie prenante mais qu’elle n’a jamais cherché à diriger. Elle leur a permis d’exprimer certaines vérités et de demander à la fois des subventions d’exploitation et un programme volontariste pour les infrastructures. Le plan de relance y a répondu, en apportant une aide au secteur de 170 millions d’euros, qui explique le redressement des résultats de tous les acteurs, et en consacrant une partie des 4 milliards d’euros destinés aux infrastructures à des projets comme la réfection du triage de Miramas.

Nous constatons des actes concrets, qui vont enfin dans le bon sens. Le secteur est aidé pour l’exploitation et des investissements sont réalisés dans les infrastructures pour qu’il dispose des équipements dont il a besoin. Nous avons assisté à un point d’inflexion important. Le coup de barre a été donné. Il faut maintenant poursuivre les efforts et les amplifier.

S’agissant des enjeux sociaux, les agents subissent malheureusement la situation. Les dirigeants du fret que vous avez auditionnés l’ont peut-être expliqué, mais ces personnes sont particulièrement impliquées. Les « fretteux » constituent une famille un peu à part à la SNCF. Faire circuler des trains de marchandises est très particulier. L’activité est étroitement liée à l’économie, puisque les entreprises attendent leurs produits. Les conducteurs sont seuls à bord et responsables de leur train ; ils partent pour de longs parcours, principalement la nuit, avec régulièrement des « découchers ». Ils sont attachés au secteur, à leur entreprise et à leur métier. Ils n’ont rien demandé, mais d’un coup, alors qu’ils sont à Perpignan ou à Woippy, on leur annonce que leur activité va cesser, et dans des délais assez brefs. C’est un choc !

La lettre que m’a adressée le ministre insiste sur la nécessité de tout mettre en œuvre pour éviter le report modal. Si le nouvel entrant souhaitant reprendre le trafic ne dispose pas des locomotives et des conducteurs, nous pourrions être amenés à lui proposer des prestations de traction. Pour le matériel, nous n’aurons pas de difficulté. Pour les agents, en revanche, nous respecterons le principe de volontariat. Ils ont un contrat de travail SNCF et nous ne forcerons personne. Je ne préjuge pas des décisions qu’ils prendront, mais s’ils préfèrent rester au sein du groupe, il est de mon devoir de trouver des solutions.

Le TER constitue la cible la plus évidente car, même si la charge de travail n’est pas la même que dans le fret, les agents pourraient rester conducteurs dans le service public et travailler à proximité de leur domicile. Frédéric Delorme et Jérôme Leborgne l’ont peut-être évoqué, nous pourrions également établir des listes d’attente pour les personnes souhaitant revenir au fret.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Lors de la réforme de 2018, vous espériez que les échanges avec Bruxelles avaient permis de progresser. La constitution d’une SA faisait d’ailleurs écho à l’accord de 2005 avec la Commission européenne, dans lequel cette solution était explicitement citée. Pourtant, n’avez-vous pas le sentiment que le passage de l’EPIC à la SA a été réalisé en se fondant sur un profond malentendu ou, à tout le moins, sur un silence trompeur ? Aucun commentaire n’a été fait de part et d’autre. Comme vous l’avez rappelé, la Commission européenne n’a pas donné son avis sur le projet à l’époque. Dans ses commentaires de 2023, elle semble toutefois estimer que celui-ci a donné naissance à une société qui n’était pas viable.

M. Djebbari nous a indiqué avoir fait valoir, sous l’autorité d’Édouard Philippe puis de Jean Castex, que le plan de discontinuité, qui avait déjà été évoqué par la Commission européenne, n’était pas une voie que la France entendait suivre. Pouvez-vous nous confirmer qu’entre 2019 et 2022, l’exécutif ne vous a jamais confié cette commande politique, ni sous l’autorité des deux Premiers ministres que j’ai cités, ni sous celle des deux ministres des transports, en l’occurrence Mme Borne et M. Djebbari ?

M. Jean-Pierre Farandou. Je ne sais pas s’il y a eu un malentendu. En tout cas, je ne doute pas que l’État et les dirigeants de la SNCF de l’époque étaient convaincus que la transformation en SAS, la reconnaissance de la dette et sa localisation transparente ou l’annonce de comptes prévisionnels dans le vert – qui se sont avérés – étaient des éléments de nature à améliorer le dossier et à permettre la poursuite des discussions en vue d’une solution à l’amiable. La Commission européenne n’ayant donné aucun avis, il était difficile de savoir ce qu’elle pensait.

Lorsque les discussions ont repris, après la parenthèse du covid, et que la Commission européenne a durci le ton, la position du ministre Djebbari, validée par le Premier ministre, était de refuser toute perspective de discontinuité. Il a repris les arguments politico-juridiques qui avaient été défendus jusqu’alors, comme l’investissement avisé, l’intérêt général ou la contribution au Green Deal, et en a ajouté de nouveaux, en insistant notamment sur la transition écologique. L’exécutif semblait confiant dans sa capacité à tenir cette ligne.

Le changement de gouvernement est intervenu au cours de l’été 2022 et, à l’automne, nous avons senti un raidissement de la position de la Commission. Celle-ci a totalement changé d’attitude. De discussions qui étaient assez ouvertes, nous sommes passés à la conclusion que l’aide qui avait été accordée était illégale. La perspective de l’ouverture d’une procédure a commencé à être évoquée. Je ne sais pas quelle a été la réaction de l’exécutif. L’ouverture d’une procédure a en tout cas changé la donne.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Je salue vos propos concernant l’ouverture à la concurrence, que certains intervenants nous ont présentée comme un remède miracle pour résoudre le problème du fret. Nous constatons, et vous le confirmez, qu’il n’en est rien. Cette parole fait du bien !

Vous avez plaidé pour une politique publique ambitieuse en faveur du fret ferroviaire et pour une aide de l’État à destination de Fret SNCF. Vous êtes convaincu que le fret ferroviaire public constitue un outil indispensable de la transition écologique, position que nous partageons tous ici.

Néanmoins, comment un opérateur public pourra-t-il relever le défi de transporter plus de marchandises sur le rail, afin de diminuer la part modale de la route, en perdant 10 % de ses effectifs, dont des conducteurs ? Il est, en outre, inscrit dans le plan de discontinuité qu’il lui sera impossible de candidater pendant dix ans en ce qui concerne le transport combiné, qui est l’activité la plus rentable.

Le groupe SNCF possède plusieurs filiales de fret, ce qui crée une forme de concurrence en interne. Pourquoi ne pas les regrouper pour créer une seule entreprise publique de fret ?

Certaines décisions prises au cours des dernières années ne sont-elles pas antinomiques avec la relance du fret, comme la vente d’Ermewa ou d’Akiem ? Le groupe public s’est délesté d’outils, en l’occurrence de wagons et de locomotives, qui lui auraient été utiles pour assurer le développement de cette activité.

S’agissant enfin de l’avenir des salariés, que se passera-t-il si le volontariat ne permet pas d’obtenir le départ de 10 % des effectifs ? Vous avez évoqué les possibilités de transfert des conducteurs vers le TER, mais, comme vous l’avez d’ailleurs souligné, le métier est différent. La zone géographique peut l’être également, même si des solutions peuvent exister. Ces cheminots, qui ont permis au pays de résister pendant l’épidémie de covid, subissent des restructurations incessantes depuis quinze ans. Le fret étant le parent pauvre de la SNCF depuis quelques années, ils ont parfois le sentiment d’être abandonnés, notamment lors des fermetures de triages. Aujourd’hui, les agents concernés par le plan de discontinuité ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête et le vivent très mal.

M. le président David Valence. Les aides publiques à Fret SNCF sont justement celles qui attirent l’attention de la Commission européenne. Ce qu’a expliqué M. Farandou, sauf si je l’ai mal compris, c’est qu’elles ont fortement crû ces dernières années, mais qu’elles concernent désormais l’ensemble du secteur du fret. Toute la différence réside dans cette évolution.

M. Jean-Pierre Farandou. Il faut en effet dissocier le secteur de l’entreprise. Je dirige l’entreprise, mais celle-ci n’intervient pas de manière isolée. Si le secteur va mal, il est peu probable qu’elle aille bien !

Pour le secteur, l’enjeu est celui de la transition écologique. Un plan ambitieux, concret et pluriannuel est indispensable. Le marché ne va pas se transformer radicalement en un an ou deux. Créer les conditions pour que les clients privilégient le train plutôt que la route pour transporter leurs marchandises suppose de s’inscrire dans la durée. Nous n’allons pas les forcer ! Pour les convaincre, il faut leur proposer des prestations de qualité, compatibles avec leurs contraintes du point de vue des horaires, des temps de parcours et des coûts.

Si nous n’avons pas des sillons de qualité, les trains mettent trop de temps à arriver à destination et ne peuvent pas être compétitifs avec les camions. La mère des batailles, pour le fret comme pour les voyageurs, c’est le réseau ! Le réseau est parfois saturé ou en mauvais état. Il faut donc investir massivement. J’ai entendu le Gouvernement annoncer une enveloppe de 4 milliards d’euros d’ici à 2032, dont 2 milliards d’ici à 2027. Il faut supprimer les goulets d’étranglement, améliorer les voies de service et rénover les triages. Ce qui a été fait à Miramas doit l’être dans les trois autres grands triages français.

Plus le réseau offrira de la capacité, plus nous pourrons augmenter le nombre de trains entre les triages. Investir dans le réseau est le seul moyen d’inverser la spirale et d’améliorer l’offre. Ces efforts profiteront à l’ensemble du secteur, à Fret SNCF comme à ses concurrents, mais ils sont indispensables.

Une fois que les conditions matérielles sont créées, il faut inciter les entreprises à privilégier le train. Deux voies sont possibles. Celle qui a été choisie en France consiste à rendre le fret ferroviaire moins cher, grâce aux aides publiques accordées au secteur. D’autres pays ont taxé les camions. L’Allemagne est, je crois, en train d’instaurer des « surpéages » pour les poids lourds sur ses autoroutes. Nous avons failli le faire avec l’écotaxe. Les portiques étaient installés – ils sont d’ailleurs toujours en place –, nous étions vraiment tout près d’instaurer cette mesure. L’occasion ayant été ratée, il semble difficile de revenir en arrière. C’est une décision politique, mais la fiscalité peut être un moyen pour l’État de corriger le fonctionnement du marché et d’amplifier le report modal.

Je n’oppose pas Fret SNCF au reste du pôle ferroviaire du groupe SNCF. Fret SNCF est l’héritière de l’activité fret de la SNCF. Captrain est un regroupement de petites filiales, souvent rachetées en Espagne, en Italie ou en Allemagne. Captrain France est issue de l’ancienne Voies ferrées locales et industrielles (VFLI).

Fret SNCF va se spécialiser dans le transport mutualisé, les triages et les trains intertriages. Pour le reste de l’activité, la société sera bannie pendant dix ans. Captrain n’aura pas les mêmes contraintes. Elle sera certes bannie pendant trois ans sur les vingt-trois flux cédés, mais pourra développer tous les autres flux.

Une politique de développement pourra être engagée dans deux directions. Fret SNCF pourra assurer la promotion du wagon isolé, en s’appuyant sur les investissements et les aides consenties aux entreprises pour confier au rail de petites quantités de marchandises. Le potentiel est important : les mentalités évoluent et des régions sont prêtes à nous accompagner. Parallèlement, nous disposerons de Captrain pour les trains entiers. Nous misons sur son expansion, en dépit de sa mise à l’écart des vingt-trois flux cédés pendant trois ans.

S’agissant d’Ermewa et d’Akiem, il est important de rappeler le contexte de l’épidémie de covid. L’État nous a beaucoup aidés, ce qui a permis de limiter les effets de la crise. Celle-ci a tout de même été une catastrophe pour la SNCF. Rappelez-vous que tous les TGV étaient à l’arrêt ! Nous n’avions jamais vécu une telle situation. Les déplacements interrégionaux étaient interdits pour des raisons sanitaires et le Gouvernement nous a demandé de cesser le trafic. Nous ne maintenions qu’une liaison par jour, pour permettre aux voyageurs ayant des raisons impérieuses de se déplacer de le faire. Imaginez les conséquences économiques d’une telle décision ! Le TGV est le poumon de l’entreprise et, d’un coup, il ne fonctionnait plus !

Pendant la période du covid, entre 2020 et le début de 2022, nous avons perdu 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires. La SNCF, filiale à 100 % de l’État, était en grande difficulté et le Gouvernement a fait son travail d’actionnaire en l’aidant. Il a choisi d’investir dans les infrastructures, pour nous permettre de poursuivre l’effort de régénération lié à la réforme de 2018. Il y a consacré l’essentiel du plan de relance, qui était de 4,5 milliards d’euros, de mémoire. SNCF Réseau a ainsi bénéficié d’une augmentation de capital. Le reste de l’enveloppe a été consacré aux trains de nuit, qui renaissent un peu partout en Europe, et au fret.

L’État ayant fait son travail d’actionnaire en recapitalisant SNCF Réseau, il nous a demandé de faire notre travail de manager en participant à l’effort qui avait été consenti. L’objectif était d’éviter un endettement massif de l’entreprise. Concrètement, nous avons dû céder des actifs pour récupérer de l’argent. Parmi nos filiales, nous en avons identifié deux, qui n’étaient pas stratégiques et qui étaient rentables. Ermewa et Akiem avaient de la valeur sur le marché ; nous les avons vendues 4 milliards d’euros, qui ont été consacrés à notre désendettement.

Nous n’aurions pas pris une telle décision si la situation ne l’avait pas exigé. La réforme de la SNCF prévoyait une réduction de la dette. Or celle-ci s’était creusée avec l’épidémie de covid. Les 4 milliards d’euros liés à la cession d’Ermewa et d’Akiem nous ont permis de compenser en partie cette dégradation. Ces filiales n’étaient pas stratégiques, car nous pouvons continuer à accéder aux services de location de wagons et de locomotives même si nous n’en sommes plus propriétaires.

S’agissant des salariés, je ne peux évoquer que des principes et des options. Tout n’est pas parfaitement défini et beaucoup de sujets devront être discutés dans le cadre du dialogue social.

Il faudra concilier deux principes. Le premier, qui me semble le principal, est celui de la liberté des salariés. Ils doivent pouvoir décider de leur sort. Ils ont un contrat de travail SNCF et nous ne les laisserons pas tomber. Néanmoins, l’enjeu est de limiter le report modal vers la route. Pour la part du trafic qui sera transférée, des conducteurs devront être disponibles pour conduire les trains. Le risque concerne essentiellement le combiné, qui est un transport mixte avec une part routière. En l’absence de trains, les camions achemineront eux-mêmes les marchandises à destination.

Les conducteurs resteront au sein de la SNCF mais pourraient assurer une prestation globale de traction. Nous fournirions aux nouveaux entrants du personnel et des machines. Dans les premières discussions qui ont été engagées, j’ai cru comprendre que certaines personnes seraient intéressées. Cette prestation durerait six ou douze mois. Nous devons encore en clarifier les mécanismes, ainsi que les volumes et le calendrier. Il reste beaucoup d’inconnues. La direction de Fret SNCF devra évoquer toutes ces questions avec les organisations syndicales et avec les agents dans le cadre du dialogue social.

Mme Mireille Clapot (RE). Nous sommes nombreux à partager votre ambition de relancer le fret ferroviaire. Au-delà du prix et de la maîtrise des risques, la qualité de service est probablement l’élément déterminant dans le choix du mode de transport par les chargeurs. Les infrastructures et le matériel sont certes essentiels, mais Fret SNCF ne devrait-elle pas investir également dans le numérique, les ressources humaines commerciales et la gestion de la relation client ?

Vous avez indiqué que les travaux sur les lignes étaient réalisés la nuit. En vallée du Rhône, où j’habite, j’entends passer les trains de fret sur les voies de la rive gauche, qui sont censées être réservées aux voyageurs. Si les travaux étaient effectués comme ils devraient l’être, les trains de fret pourraient utiliser la voie dédiée, sur la rive droite, et éviter de traverser le cœur de la ville en pleine nuit, parfois en transportant des matières dangereuses.

Fut un temps, une rumeur circulait au sein de la SNCF, et parfois en dehors, sur la grande opacité, voire la gabegie, qui régnait dans le fret. Il se disait qu’il était donc préférable de ne pas y investir les profits réalisés par le transport de voyageurs. Je peux vous rapporter une anecdote que j’ai trouvée assez drôle. Un ancien directeur de Fret SNCF aurait attribué un numéro de train de passagers à une circulation quotidienne de fret. Les horaires auraient été parfaitement respectés pendant une semaine, le temps que les aiguilleurs découvrent que ce train ne transportait pas de voyageurs. Il s’agit peut-être d’une légende urbaine, mais, paradoxalement, les difficultés auxquelles le fret est confronté aujourd’hui ne pourraient-elles pas déboucher sur une plus grande transparence et une meilleure maîtrise des coûts ? L’activité de Fret SNCF sera en effet particulièrement observée au cours des prochaines années.

M. Jean-Pierre Farandou. La qualité de service est essentielle pour convaincre les chargeurs de choisir le train. Nous devons être fiables, proposer des horaires pertinents, rendre accessibles les informations sur l’état du trafic, la localisation des marchandises, etc. Les coûts sont également un élément clef, car toutes les entreprises y sont particulièrement attentives en ce moment. Nous devons être compétitifs du point de vue économique. Il faut aussi soigner la relation commerciale, prospecter et fidéliser la clientèle. Nous avons des exemples très positifs dans ce domaine, comme Arcelor, qui a opté pour le rail et pour Fret SNCF.

Un autre argument devrait en outre peser de plus en plus dans les décisions des entreprises. Elles ont des obligations nouvelles et doivent maîtriser l’impact de leurs activités sur l’environnement. Elles le font assez facilement pour le « scope 1 » et le « scope 2 », mais l’exercice est plus compliqué pour le « scope 3 ». Or privilégier le rail par rapport à la route est un bon moyen de verdir son bilan carbone. La pression exercée par toutes ces réglementations constitue une chance pour le développement du fret. Elle explique probablement l’augmentation récente de nos parts de marché, même si, parallèlement, notre qualité de service s’est sans doute améliorée et nos coûts sont mieux ajustés.

Les investissements qui concernent les infrastructures relèvent de la responsabilité de SNCF Réseau et non des opérateurs de fret, quels qu’ils soient. Il faut donc que SNCF Réseau reçoive de l’argent de l’État ou des régions pour engager ces dépenses.

Pour les autres postes, dont le matériel roulant, les investissements doivent être supportés par Fret SNCF. Celle-ci aura notamment besoin d’acheter des locomotives modernes, ce qui suppose qu’elle dégage suffisamment de résultat pour disposer d’une capacité d’autofinancement. Les wagons sont, en revanche, loués. S’agissant du numérique, des progrès ont déjà été réalisés mais les efforts devront être poursuivis.

J’évoque régulièrement les relations commerciales avec Frédéric Delorme et Jérôme Leborgne. Fret SNCF doit reprendre l’habitude de prospecter et d’aller chercher des clients. Celle-ci avait un peu été perdue au cours des dernières décennies en raison de l’érosion de l’activité. Il faut maintenant relever la tête. Ce changement d’attitude est d’autant plus indispensable que le transport mutualisé est une économie de coûts fixes. Les triages fonctionnent qu’il y ait ou non des wagons. Pour être rentable, il faut réussir à saturer les capacités d’emport des trains. L’action commerciale est donc décisive pour redresser la situation.

Dans la vallée du Rhône, quelques trains de voyageurs reviennent également sur la rive droite. Un équilibre devra être trouvé dans l’accès au réseau. L’idéal serait de réaliser certains travaux de jour pour laisser la place au fret la nuit. Un peu de place pourrait également être réservée au fret pour circuler de jour. Pour que cette activité se développe, elle doit pouvoir accéder au réseau de manière plus fluide. Les décisions devront toutefois faire l’objet de discussions préalables, car toute évolution plus favorable au transport de marchandises le sera moins pour les voyageurs. Il faudra l’assumer.

Les rumeurs sont les rumeurs ! Je ne les commente pas.

Des efforts importants ont déjà été réalisés en matière de maîtrise des coûts. N’imaginez pas que mes collègues de Fret SNCF ne gèrent pas bien leur entreprise ! Elle est d’ailleurs dans le vert depuis deux ans, notamment grâce à ce qu’on appelle pudiquement des plans de performance. Ces plans d’économie ont été acceptés par les salariés, qui jouent le jeu depuis des années. La situation nouvelle que va connaître cette entité ne conduira qu’à accentuer les efforts, mais ceux-ci ont déjà été engagés et permettront de créer les conditions de l’équilibre, puis du développement.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Monsieur le président, vous faites remonter le déclin du fret aux années 1970 ou 1980, sans vous référer à une date précise. En réalité, il est intervenu en même temps que le déclin de toute la SNCF. La priorité donnée au TGV a phagocyté toutes les autres activités et les a empêchées de se développer, faute de budget. La SNCF n’a pas eu les moyens de maintenir son réseau, qui était extrêmement riche et dense ; le fret a été abandonné, comme les trains de nuit ou les dessertes fines ; les investissements nécessaires à la régénération et à la modernisation n’ont pas été réalisés.

La prise de conscience actuelle par rapport au réchauffement climatique peut constituer une chance pour le ferroviaire, qui est le moyen de transport le plus décarboné pour les voyageurs et les marchandises. Nous sommes peut-être à l’aube d’une grande embellie pour le ferroviaire ! Je dis bien « peut-être », car en tant rapporteure spéciale de la commission des finances pour le programme Infrastructures et services de transports, j’ai entendu beaucoup de chiffres de la part de toutes les personnes auditionnées – vous en avez également cité. Pour le moment, ils ne se traduisent pas dans les éléments comptables de l’État, ni même des collectivités locales, puisque la plupart des contrats de plan État-région (CPER) sont en cours de discussion. À ma connaissance, seuls deux ont déjà été signés.

De quelles ressources avez-vous la certitude de disposer pour le fret et, éventuellement, de manière plus globale pour la SNCF ?

Dans un marché concurrentiel, pensez-vous que le fret pourra devenir intrinsèquement compétitif, notamment en raison de la contrainte du « scope 3 », ou qu’il faudra nécessairement s’orienter vers un dispositif comparable à l’écotaxe ? Son abandon a été un grand renoncement et explique en partie la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Vous avez évoqué la nécessité d’investir dans les infrastructures. Pour que le fret retrouve ses lettres de noblesse et que le report de charge vers le camion puisse être évité, quels efforts financiers devront être engagés pour régénérer le réseau et à quel horizon ?

M. Jean-Pierre Farandou. Nous pouvons compter sur les 200 millions d’euros par an d’aide au secteur. Effectivement, ils n’ont pas été votés, mais je compte sur vous pour le faire !

M. le président David Valence. Les 170 millions d’euros par an prévus dans la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire ont été inscrits dans le budget 2022 et sont inscrits dans le budget 2023. Cette aide sera portée à 200 millions à partir de 2025 et pérennisée jusqu’en 2030.

M. Jean-Pierre Farandou. Nous n’avons aucune certitude tant que le budget n’est pas voté, mais j’ai bon espoir que les annonces qui ont été faites se concrétisent. Quelques chiffres ont été cités à plusieurs reprises, dont ces fameux 200 millions d’euros. Le ministre les a évoqués devant les syndicats lorsqu’il leur a présenté le plan de discontinuité. Il a compris qu’il devrait leur donner une perspective. Ses propos constituent une forme d’engagement personnel. Ces aides sont prévues jusqu’en 2030. Des discussions sont en cours pour qu’elles soient relevées à 200 millions d’euros – au lieu de 170 millions actuellement – dès 2024, ou au moins pour qu’une première revalorisation intervienne l’année prochaine.

S’agissant des infrastructures, l’effort devrait être de 4 milliards d’euros d’ici à 2032, dont 2 milliards d’ici 2027. Le Gouvernement a annoncé que 900 millions étaient déjà financés.

Vous avez raison sur le fait que certains chiffres devront être validés et se traduire dans le budget de l’État ou des collectivités locales. Je suis néanmoins confiant.

Le ferroviaire s’inscrit dans un temps très long, ce qui est une difficulté pour les politiques publiques. Nous ne verrons les effets des investissements qui sont réalisés aujourd’hui que dans dix ans. Pour les exécutifs ou le Parlement, la tentation de ne pas les engager peut donc être forte, alors que cela conduirait inexorablement à une situation extrêmement difficile dans dix ou quinze ans. Les politiques publiques ont parfois ceci d’ingrat que la dépense est immédiate mais les effets tardifs.

Je n’ai aucune certitude concernant les investissements qui seront réalisés. Je sais, en revanche, que tous les constats convergent. Le Conseil d’orientation des infrastructures (COI) s’est exprimé à ce sujet. L’Autorité de régulation des transports (ART) a également publié un excellent rapport à propos des infrastructures. La SNCF a fait des propositions, ainsi que Régions de France. Le plan d’avenir pour les transports, présenté par la Première ministre, a confirmé les besoins. L’enjeu réside désormais dans leur financement à court, moyen et long terme.

Je suis un ardent défenseur du fret ferroviaire – si possible dans le cadre du groupe SNCF, même si je ne suis pas opposé à la présence d’autres opérateurs –, mais celui-ci ne pourra se développer que s’il offre des services de qualité. Il faut mettre à niveau les infrastructures, disposer d’un matériel moderne, avoir du personnel, etc.

Je suis favorable à tout ce qui peut inciter au report modal et l’accélérer. J’ai été très déçu de l’abandon de l’écotaxe. La loi avait été votée, pratiquement à l’unanimité à l’Assemblée nationale et à l’unanimité au Sénat je crois. D’un point de vue démocratique, renoncer à la mettre en place est problématique. Cette décision nous prive d’un rééquilibrage entre le rail et la route et d’une recette pérenne. Elle avait été estimée à 1 milliard d’euros par an, ce qui correspond à peu près à l’investissement nécessaire pour régénérer le réseau ferré français.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Lors de son audition, le ministre Jean-Baptiste Djebbari a qualifié le marché « d’immature ». Après avoir reconnu que l’ouverture à la concurrence n’avait pas été une réussite, vous avez vous-même laissé entendre que le marché avait besoin d’être stimulé. Pourriez-vous être plus précis ? Je précède peut-être votre conclusion, mais considérez-vous que la vraie libéralisation interviendra avec la normalisation des aides publiques ?

M. Jean-Pierre Farandou. Le rôle d’un patron d’entreprise publique n’est pas de faire la loi. Qu’elle soit européenne ou française, la loi résulte du débat démocratique. Je suis très républicain – dans tous les sens du terme – et je considère que mon rôle est d’appliquer la loi, en protégeant au maximum mon entreprise et en profitant de toutes les occasions de développement qu’elle peut offrir.

L’ouverture à la concurrence signifie que l’on transforme un monopole en marché. Ceux qui prennent une telle décision doivent s’interroger sur la viabilité du marché qu’ils souhaitent créer. Un marché est la rencontre de l’offre et de la demande. Des entreprises doivent être convaincues de pouvoir proposer des produits ou des services dans des conditions qui leur permettront de trouver des clients et d’être rentables.

S’agissant de la stimulation, je vais vous citer un exemple qui n’est pas dans le fret. Lorsque les Italiens ont développé la desserte entre Paris et Lyon, il n’est pas faux de dire que la SNCF a amélioré sa qualité de service en première classe. Quand un nouvel acteur arrive, l’autre a envie de se mettre à niveau. Cette émulation ne me choque pas, car elle est positive pour le client. Elle n’est toutefois pas suffisante.

Dans le fret, l’ouverture à la concurrence n’a pas été accompagnée par les politiques publiques qui auraient été nécessaires. Les nouveaux entrants se sont concentrés sur l’activité qui était la plus accessible et probablement la plus rentable, c’est-à-dire les trains complets, laissant les wagons isolés à Fret SNCF. Une première forme de déséquilibre est donc apparue. Il s’y est ajouté une guerre des prix. Les marges se sont réduites, fragilisant les entreprises et les empêchant d’investir suffisamment.

L’ouverture du marché des télécoms a fonctionné car elle est intervenue au moment de la généralisation des téléphones portables. Les perspectives de développement étaient énormes. Tous les acteurs, nouveaux entrants comme opérateur historique, ont pu trouver leur place.

Votre proposition de conclusion est intéressante. Effectivement, même s’il s’agit d’une forme de paradoxe, la puissance publique doit parfois intervenir pour permettre au marché d’être efficace. C’est peut-être une des leçons à tirer de l’ouverture à la concurrence du fret. Tout en restant dans une logique de marché, il faut créer les conditions de ce que nous espérons tous autour de cette table, en l’occurrence un développement du ferroviaire dans lequel le pôle public, dont Fret SNCF fait partie, conserverait une place légitime et forte.

M. le président David Valence. Ce que vous décrivez est presque de l’ordo-libéralisme !

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Je tiens à vous remercier pour vos propos en faveur de la défense du groupe public et du service public ferroviaire. Vous avez indiqué que vous ne compreniez pas la mise en demeure de la Commission européenne, qui est intervenue alors que le redressement de Fret SNCF, même s’il reste fragile, semble engagé, tant sur le plan financier que de point de vue de la part modale.

Il me semble qu’avant sa prise de fonction, le président-directeur général de la SNCF reçoit une lettre de mission. Quelles en étaient les grandes lignes concernant le fret ?

Vous siégiez au comité exécutif de la SNCF depuis 2006. Par conséquent, lorsque vous prenez vos nouvelles fonctions en 2019, vous saviez que des plaintes avaient été déposées et que la Commission européenne avait lancé des investigations. Le dossier n’était peut-être pas en haut de la pile, mais il était néanmoins majeur. Quand avez-vous interpellé le Premier ministre et le ministre des transports ? Quelle a été leur réponse ? Avez-vous des écrits ? Le cas échéant, la commission d’enquête serait très heureuse de pouvoir en disposer.

Entre l’automne 2022 et la réception de la lettre de Clément Beaune le 23 mai, avez-vous participé, aux côtés de ce dernier, à des réunions avec la Commission européenne ?

Alors que le fret frétille – si je peux me permettre cette expression – et que les concurrents ont retiré leurs plaintes, pensez-vous qu’un plan alternatif à la discontinuité reste envisageable ? Je rappelle que, pour le moment, la Commission européenne n’a pas validé le plan de discontinuité. Selon ses dires, le ministre Clément Beaune n’a reçu aucun écrit en ce sens.

Concernant les vingt-trois flux qui devraient être cédés, l’objectif est d’éviter le report du trafic vers la route, qui serait tout de même un comble quand tout le monde cherche à décarboner les transports ! Or vous savez que nous manquons de conducteurs. Je citerai un exemple très local. Je connais un petit opérateur ferroviaire de proximité (OFP) qui a passé un marché avec Euro Cargo Rail (ECR) parce que la SNCF n’était pas la mieux placée. Néanmoins, ECR a été obligée de sous-traiter à la SNCF, faute de locomotives et de conducteurs disponibles. Même s’il s’agit d’un petit trajet, cette situation est un peu embêtante.

Si les nouveaux entrants ne peuvent proposer aucune solution par le rail pour tout ou partie des vingt-trois flux repris, ne pensez-vous pas qu’il serait judicieux de demander à faire revenir dans le jeu Fret SNCF ou les autres filiales publiques ? Le trafic pourrait ainsi être préservé, ce qui semble indispensable pour contribuer à la décarbonation des transports.

Enfin, les cessions d’Ermewa et d’Akiem ont-elles bien été imposées à la SNCF dans le cadre de la reprise de la dette de SNCF Réseau ?

M. Jean-Pierre Farandou. Je n’ai pas le souvenir d’avoir formellement reçu une lettre de mission. J’ai été nommé pour appliquer la réforme. Sa mise en œuvre était prévue au 1er janvier 2020 et j’ai été recruté fin octobre 2019. Je ne peux pas dire que je ne connaissais pas le contexte.

À l’époque, le fret n’était pas un sujet majeur. Il n’était pas tellement abordé dans la réforme. En prenant mes fonctions, je n’avais pas le sentiment qu’il constituait une priorité. Des discussions ont toutefois été engagées assez rapidement avec Matignon, qui suivait les questions ferroviaires, puis le covid est arrivé, mais ma position a été constante depuis quatre ans. J’ai toujours considéré qu’il fallait « sauver le soldat fret ». Dans un contexte de transition écologique, la SNCF ne peut pas se passer de cette activité, même si celle-ci doit évoluer et se moderniser.

Je n’ai pas d’écrits s’agissant de mes échanges avec le Gouvernement. Il faut distinguer deux phases. Dans un premier temps, l’objectif était d’éviter l’ouverture d’une procédure, parce qu’il est difficile de revenir en arrière une fois qu’elle est lancée et que les conséquences peuvent être désastreuses. Des arguments juridiques et politiques ont été mis en avant. Nous avons insisté sur les avancées permises par la réforme. Nous avons tout mis en œuvre pour lever les plaintes, puisque la Commission européenne semblait expliquer sa dureté par l’existence de ces dernières. Elle n’a jamais établi ce lien explicitement mais nous pensions que si les plaintes étaient abandonnées, elle deviendrait plus conciliante.

La situation s’est compliquée à partir de l’automne, pour des raisons que j’ignore. Je n’ai pas réussi à identifier la cause du durcissement de la Commission. L’ouverture de la procédure a changé la donne. Nous ne pouvons pas prendre le risque de faire trancher ce litige par la Cour de justice. Il faut accepter la discontinuité et la mettre en place de la manière la plus propre possible.

Je n’ai jamais assisté aux réunions entre le ministre et la Commission européenne. Je ne sais pas ce qu’il a pu dire, même si nous préparions ces rencontres en interne au sein de la SNCF, puis avec le Gouvernement et le SGAE. J’ai, en revanche, participé à des réunions techniques, surtout à partir de l’automne, quand la situation s’est dégradée. J’ai réexpliqué nos arguments et j’ai pu mesurer la dureté des fonctionnaires européens.

S’agissant de l’existence d’une alternative au plan de discontinuité, je peux vous donner mon sentiment de citoyen plus que d’expert : un cap a probablement été franchi. Quels pourraient être les arguments susceptibles de faire revenir en arrière la Commission européenne ? À ma connaissance, il n’existe pas de précédent. Nous prendrions un grand risque en attendant qu’elle rende ses conclusions fin 2024.

Pour les vingt-trois flux qui seront cédés, nous avons annoncé à nos clients que nous ne serons plus capables de les opérer à l’avenir et nous les incitons à trouver une autre solution. Celle-ci peut passer par d’autres acteurs, mais, comme le montre votre exemple, il arrive que la traction donne lieu à de la sous-traitance. Cette pratique existe déjà dans la profession quand l’entreprise qui détient le contrat ne peut pas réaliser la prestation. Nous pourrions envisager de fonctionner ainsi pendant un certain temps. Évidemment, si la situation était amenée à perdurer, le schéma serait peut-être à reconsidérer. Ce serait à l’État de prendre la décision de demander une dérogation à la Commission européenne. Une dérogation a toutefois vocation à rester exceptionnelle. Elle devrait donc être temporaire et ne concerner que des flux considérés comme absolument vitaux.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). Les trains de fret circulent la nuit sur de longues distances, comme les trains de nuit de voyageurs. Comment le transport de passagers et de marchandises peut-il s’articuler ? Le président de la République a annoncé la construction de 300 voitures pour dix lignes de train de nuit. Pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ? Le retour des trains de nuit impose en outre à la puissance publique d’investir d’autant plus pour électrifier le réseau ferré. Dans ce contexte, lier les trains de nuit de voyageurs et de fret vous paraît-il opportun ?

M. Jean-Pierre Farandou. Aucune incompatibilité n’existe entre la circulation des trains de nuit et des trains de fret. Ils roulent à peu près à la même vitesse. La nuit, le nombre de trains reste limité et, en dehors des travaux, le réseau a la capacité d’absorber le trafic.

Pour les marchandises comme pour les voyageurs, la qualité du réseau est le problème central. Nous estimons – ce chiffre a d’ailleurs été repris par plusieurs organismes – qu’il faudrait 1,5 milliard d’euros supplémentaires par an pour régénérer le réseau, c’est-à-dire remplacer les rails, les caténaires et tous les anciens équipements. Nous disposerions ainsi d’un réseau solide et fiable, qui ne tomberait pas en panne. Il faudrait également le moderniser, car les technologies d’exploitation ferroviaire évoluent. Comme dans toutes les industries, la digitalisation est le maître-mot. Les postes d’aiguillage et tous les outils qui permettent de faire circuler les trains peuvent désormais être digitalisés.

Si nous disposions d’un réseau régénéré et modernisé, nous aurions la capacité de faire circuler tous les trains de fret et les trains de nuit de voyageurs.

S’agissant des trains de nuit, la SNCF sera mise en concurrence pour toutes les nouvelles lignes qui seront lancées dès 2023. L’État applique la loi européenne qui a été transposée en droit français. En tant qu’autorité organisatrice des trains d’équilibre du territoire, de jour comme de nuit, l’État doit mettre à la disposition des opérateurs le matériel roulant. Pour développer de nouvelles lignes, il faudra donc du matériel supplémentaire. Il en faut également pour les lignes actuelles, mais, en ce qui les concerne, les décisions ont déjà été prises. Des automotrices électriques vont finir par être livrées pour les lignes Paris-Limoges et Paris-Clermont. Nous en aurons aussi besoin pour la transversale sud, qui relie Bordeaux à Marseille en passant par Toulouse. Ces investissements sont indispensables pour offrir le meilleur service possible aux clients.

M. le président David Valence. En 2021 et en 2022, la part modale du fret ferroviaire s’est redressée, tout comme les résultats financiers de Fret SNCF. Selon vous, quelle est la part respective des différents facteurs qui expliquent ce double redressement ? Comment les hiérarchiseriez-vous ?

M. Jean-Pierre Farandou. Les aides à l’exploitation, c’est-à-dire les 170 millions d’euros qui ont été alloués au secteur et dont a, pour partie, bénéficié Fret SNCF, notamment pour le wagon isolé, ont joué un rôle essentiel, car elles ont pu être directement comptabilisées dans les recettes.

M. le président David Valence. Cette aide publique a été validée par la Commission européenne.

M. Jean-Pierre Farandou. La Commission européenne a en effet accepté la demande qui lui avait été soumise par l’État. Un dispositif comparable existe dans d’autres pays, comme l’Autriche. Tout le secteur est aidé et, au sein du secteur, chaque opérateur reçoit sa part.

Les aides financières ont permis de redresser les comptes, de proposer des prix compétitifs et d’accompagner un début de report modal. Les effets des investissements réalisés dans les infrastructures ne seront pas visibles tout de suite, mais nous en avons aussi besoin. À moyen et long terme, ils sont indispensables pour consolider la qualité de service et assurer le développement de l’activité.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Pouvez-vous nous confirmer que depuis que vous avez pris vos fonctions à la tête de la SNCF, vous n’avez participé à aucune réunion avec le ministre des transports Clément Beaune à propos du fret ? Je ne sais pas si j’ai bien compris vos propos, mais cette situation me paraît surprenante car le plan de discontinuité a des conséquences majeures pour le groupe public ferroviaire, une partie de ses effectifs et l’avenir de Fret SNCF.

Vous avez indiqué que la qualité de service était essentielle pour convaincre les entreprises de transporter leurs marchandises par le train, puisque nous ne pouvions pas les y contraindre. Combien de commerciaux travaillaient au sein de Fret SNCF en 2006 ? Combien sont-ils aujourd’hui pour démarcher des clients et les inciter à privilégier le rail ?

Le plan de discontinuité présenté par M. Clément Beaune prévoit une séparation de l’exploitation et de la maintenance, ce qui n’était pas une demande de la Commission européenne. Pourquoi avoir pris une telle décision ? Quelle est votre position à ce sujet ? Je ne vous demande pas si vous en avez discuté avec le ministre, puisque vous vous parlez peu apparemment.

M. le président David Valence. Il me semble que la nouvelle société dédiée à la maintenance pourrait éventuellement remplir des missions pour le compte d’autres opérateurs.

M. Jean-Pierre Farandou. Je n’ai pas été clair et je vous remercie de me donner l’occasion de préciser mes propos. Je n’ai pas participé à des réunions entre le ministre et la Commission européenne, notamment la commissaire Vestager, mais j’ai évidemment eu l’occasion d’échanger avec M. Djebbari et M. Beaune à de nombreuses reprises à propos de ce dossier.

Je ne peux pas vous répondre sur l’évolution des effectifs de commerciaux, mais des chiffres pourront vous être transmis. Depuis des décennies, les salariés du fret étaient dans une logique de réduction de l’activité. L’objectif était de redresser les comptes en diminuant les coûts. La situation s’est inversée depuis 2021 et 2022. Il redevient possible de conquérir des clients. L’approche défensive qui prévalait jusqu’à présent est remplacée par une approche offensive. J’ignore toutefois comment ce changement s’est traduit du point de vue des effectifs. Nous vous le préciserons.

S’agissant de la maintenance, la discontinuité suppose de créer une nouvelle société qui soit la plus différente possible de l’ancienne. Cette transformation permet de justifier qu’elle n’ait pas à porter la dette. Constituer une entité spécialisée dans le transport, qui n’a pas d’activité de maintenance, est un moyen de répondre à cette exigence.

L’idée de punition est assez présente dans cette affaire. Nous sommes obligés de réduire notre activité, puisque nous perdons vingt-trois flux, et de céder des actifs. La maintenance en est un. Le moindre mal est que nous pouvons le conserver au sein du groupe, en le transférant à une autre entité.

Quitte à disposer d’une société de maintenance de locomotives, nous souhaitons pouvoir lui confier les locomotives des trains de voyageurs ou d’autres opérateurs. Des groupes étrangers, dont les ateliers sont éloignés, pourraient être intéressés. Nous essayons de donner des perspectives à cette structure.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). J’ai posé une question à laquelle vous n’avez pas répondu. Lorsque vous avez pris vos fonctions, vous avez interpellé le Premier ministre Jean Castex et le ministre Jean-Baptiste Djebbari. Avez-vous des écrits, par exemple des comptes rendus de réunion, qui pourraient nous aider à comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle ? Nous aimerions connaître de manière plus précise le déroulé des discussions entre la SNCF et l’État. Vous-même paraissez assez surpris de l’ouverture de la procédure par la Commission européenne.

M. Jean-Pierre Farandou. Je ne pense pas qu’il y ait eu des échanges de courriers officiels. Nous allons vérifier si nous disposons de notes ou des comptes rendus. Nous ne cherchons pas à vous cacher quoi que ce soit.

Je tiens également à apporter une précision concernant la cession d’Ermewa et d’Akiem. Celle-ci n’est pas intervenue dans le cadre de la reprise de la dette de 35 milliards. Elle visait à compenser les pertes dues au covid. L’épidémie a entraîné un décalage de recettes de l’ordre de 10 milliards. L’État a rempli son rôle d’actionnaire en apportant 4,5 milliards. Nous avons fait le nôtre en vendant ces actifs, pour un montant pratiquement équivalent. Nous avons ainsi pu limiter la dégradation des comptes de l’entreprise.

 


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11.   Audition, ouverte à la presse, de M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF (18 septembre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous accueillons maintenant M. Louis Gallois, qui a été président du groupe public ferroviaire SNCF pendant dix ans, de 1996 à 2006 – un président emblématique, aimé des cheminots, qui a permis le redressement de l’entreprise grâce aux fréquentations voyageurs même si, pour reprendre une image employée par la presse, le fret ferroviaire restait un caillou dans la chaussure qui allait devenir celle de Mme Idrac. Nombre d’articles relatent d’ailleurs votre surprise, monsieur Gallois, lorsque vous avez constaté, à votre arrivée à la tête de la SNCF, la vétusté de certaines infrastructures de fret résultant d’un sous-investissement chronique.

Vous avez connu le premier, puis le deuxième paquet ferroviaire européen, ainsi que l’ouverture à la concurrence. La part modale du train était alors en baisse continue pour tous les tonnages de marchandises. C’était une réalité européenne, puisque cette part modale est passée de 21 % à 8,5 % à l’échelle du continent entre 1970 et 1997. Cette décélération était même plus prononcée dans certains pays qu’en France.

Quelle était la place du fret dans la stratégie globale du groupe SNCF durant vos dix ans de présidence ? Quels ont été les effets de la séparation, en 1997, entre SNCF et le gestionnaire d’infrastructure RFF, Réseau ferré de France ?

Quelle est votre analyse du contexte actuel et du choix de discontinuité effectué par le Gouvernement face à l’ouverture, par la Commission européenne en janvier 2023, d’une procédure d’enquête approfondie à l’encontre de Fret SNCF ?

Quelles sont vos préconisations quant au rôle du fret ferroviaire dans la stratégie de réindustrialisation de notre pays, alors que les attentes des entreprises ont évolué depuis 2006 s’agissant du transport de marchandises ? Dans le monde contemporain, quelle place voyez-vous pour l’opérateur historique sur le marché du fret ?

Enfin, comment envisagez-vous l’organisation de la concurrence et son articulation avec un soutien nécessaire à ce secteur structurellement déséquilibré, en particulier pour le wagon isolé ?

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Louis Gallois prête serment.)

M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF. Je suis d’autant plus sensible à votre invitation que j’ai quitté la SNCF il y a seize ans. Je me suis ensuite intéressé aux avions et aux automobiles : je n’ai donc pas suivi la destinée du fret ferroviaire autrement que par les journaux.

Vous m’interrogez sur la place du fret ferroviaire entre 1996 et 2006. Ce n’est pas un mystère que la situation du fret était un caillou dans la chaussure de la SNCF. Elle n’était pas catastrophique mais nous ne parvenions pas à la redresser. Il y avait certainement des responsabilités du côté de la SNCF, dont l’organisation, du travail notamment, ne facilitait pas la souplesse que requiert le fret ferroviaire. Toutefois, l’essentiel n’est pas là.

Le premier élément d’explication vient du fait que les infrastructures ferroviaires du fret n’ont pas été modernisées, qu’elles étaient probablement en partie obsolètes, et qu’en dehors de certains chantiers de transport combiné, elles ont bénéficié de très peu d’investissements. RFF avait une tendance naturelle – que je ne critique pas – à donner la priorité aux investissements qui pouvaient lui rapporter en péages. Or, le fret rapportant peu, RFF ne pouvait aller que vers les voyageurs, dont il devait assurer la sécurité du transport. J’aurais probablement adopté le même comportement. L’infrastructure fret était donc assez vétuste, avec une seule ligne dédiée : Lyon-Marseille par la rive droite du Rhône. Celle-ci est désormais un peu moins dédiée puisque le TER l’emprunte, certes dans des proportions relativement limitées pour le moment, mais qui peuvent avoir tendance à s’accroître.

Le deuxième élément est la question de la concurrence. Je n’hésite pas à dire que la concurrence du camion vis-à-vis du fret ferroviaire est inégale. Les camions circulent sur le réseau routier sans péage autre que ceux des autoroutes ; or près de la moitié des autoroutes françaises et des routes à quatre voies n’ont pas de péage – je pense notamment à l’ensemble de la Bretagne, à la vallée d’Alsace, à une partie du trajet Paris-Toulouse, à l’autoroute Bordeaux-Hendaye… C’est un avantage considérable. J’ai pu mesurer la difficulté d’appliquer un péage au transport routier – Mme Royal s’y est collée et a échoué. Il faut aussi évoquer les avantages fiscaux liés à la détaxation du carburant. Dans l’actualité récente, le Gouvernement a à peine pointé le bout du nez que des responsables du transport routier ont fait savoir que ce n’était pas le moment. Enfin, le transport routier est plus souple et fait du point à point, ce qui lui confère un avantage en termes de commodités tandis que le transport ferroviaire souffre de rigidités inhérentes à son mode de fonctionnement. Si, en plus, le transport routier bénéficie d’avantages économiques, la concurrence devient encore plus rude !

Troisième élément : la désindustrialisation de la France a entraîné la disparition d’une partie des gros trafics. Les points de massification du trafic – comme, en Allemagne, les grands ports et la région de Duisbourg – n’existent plus dans notre pays. D’une part, les ports français n’ont pas la taille des ports allemands ou de celui de Rotterdam, qui est quasiment un port allemand puisqu’il vit du trafic de l’Allemagne. D’autre part, l’industrie lourde ayant disparu, l’une des bases les plus solides du trafic de fret a elle aussi disparu. Quand je suis arrivé à la SNCF, des trains de minerai circulaient encore entre la Lorraine et Dunkerque : on transportait des brames dans les deux sens. En somme, la massification du trafic n’existe plus car le tissu industriel français ne l’apporte plus.

Encore une fois, je ne veux pas exclure le fait que nous n’ayons pas été très bons. Mais le contexte était très lourd. Le fret présente de nombreux avantages, mais il a les inconvénients de sa rigidité.

La concurrence est bénéfique dans un marché en expansion ou lorsqu’elle est capable de créer l’expansion du trafic, mais lorsque ce dernier stagne ou décroît, elle peut avoir des effets pervers. Je n’étais pas opposé à la mise en concurrence mais j’attendais de voir les résultats. La part modale du ferroviaire a-t-elle augmenté au cours des dix dernières années ? Je ne connais pas les chiffres, mais je n’ai pas l’impression que ce soit significativement le cas.

S’agissant du contexte actuel et des décisions prises par le Gouvernement pour répondre à l’ouverture d’une procédure par la Commission européenne, je ne connais pas le dossier. J’ai compris en lisant les journaux que Fret SNCF traînait une dette de l’ordre de 5 milliards d’euros et que, pour éviter de la rembourser à la SNCF, ce qui mettrait l’activité fret en faillite, on préconisait la discontinuité. Pourquoi pas ? Mais cette discontinuité s’accompagnerait d’une importante perte de trafic – 30 % des trafics et 20 % du chiffre d’affaires. En outre, il semble que les 30 % de trafics que Fret SNCF serait obligée de rétrocéder, c’est-à-dire de transférer à la concurrence pour au moins dix ans, soient une partie de ceux qui rapportent de l’argent. Cela ne facilitera pas la tâche de ceux qui auront à redresser l’entreprise ! J’avais pourtant compris que, sur les deux dernières années, Fret SNCF était à l’équilibre – encore une fois, c’est ce que disent les journaux, je n’ai pas d’information spécifique. Si encore cela rapportait du trafic pour le fret… Mais cela ne fera pas un camion de moins sur les routes ! J’ai donc une petite incompréhension. Je m’exprime avec modération, puisque je ne connais pas le dossier : je vous dis ce que mon expérience ancienne et longue me conduit à penser.

Vous me demandez quelles sont mes préconisations pour le fret ferroviaire. Vous venez d’auditionner Jean-Pierre Farandou : vous pouvez considérer que je fais miens ses propos. Je ne veux pas me distinguer de mon successeur, avec lequel j’entretiens les meilleures relations, pour formuler des préconisations à propos d’un sujet que je connais mal ! En tout cas, il convient de s’attaquer au problème de concurrence entre le rail et la route. Tant qu’il ne sera pas résolu, nous aurons des difficultés. Il y a certainement des investissements d’infrastructure à faire, mais je suis incapable de vous dire où. Si l’on veut maintenir un trafic de wagons isolés ou de trains entiers irréguliers, il faudra probablement accompagner et soutenir la SNCF ; à défaut, sa logique propre la conduira à arrêter ces trafics.

M. le président David Valence. Pendant vos dix ans de présidence du groupe public ferroviaire, avez-vous eu le sentiment que le fret ferroviaire faisait l’objet d’une politique publique suffisante, tant du point de vue des priorités que de celui du soutien financier ? Votre successeur a indiqué que le niveau d’aides publiques allouées au fret ferroviaire était aujourd’hui bien plus important qu’il ne l’avait été par le passé. Avez-vous ce sentiment d’une politique publique suffisante et cohérente ? Je vous pose d’autant plus volontiers cette question que vous avez présidé la SNCF sous des gouvernements de sensibilités politiques différentes.

Vous avez construit un projet industriel pour la SNCF, le ferroviaire étant une industrie en soi. Quelle part y occupait le fret, étant entendu que l’une des particularités de ce projet était la gestion par activités ?

Plusieurs personnalités auditionnées ont indiqué que Fret SNCF souffrait déjà d’une concurrence avant 2003-2005, qui était celle de la route. Comment rééquilibrer la situation ? Je m’adresse ici au citoyen éclairé.

À l’automne 2003, à l’époque du plan Véron visant le redressement du fret ferroviaire et son retour à l’équilibre à l’horizon 2006, plusieurs articles de presse évoquaient un déficit de Fret SNCF de 267,8 millions d’euros pour le seul premier semestre 2003, avant l’ouverture effective à la concurrence, et votre souhait d’une solution publique pour désendetter la filiale : « “Le désendettement fait partie intégrante du plan de sauvetage de Louis Gallois”, estime un proche du dossier. Ces dernières semaines, Marc Véron, le nouveau patron de la branche, a fait le siège du Budget, du Trésor et des Transports mais Bercy rechigne d’autant plus que l’État n’a guère de réserves et se trouve déjà dans le collimateur de Bruxelles. Une solution imaginée par la SNCF consisterait à faire porter la dette du fret par le Service annexe d’amortissement de la dette (SAAD), rattaché à la société mais doté d’une comptabilité distincte. Mais la contribution de l’État au SAAD relevant d’une subvention publique “maastrichtienne”, cette option risque une fois de plus d’attirer les foudres de la Commission européenne. » L’option d’une aide publique à la compensation du déficit, à l’époque chronique, de Fret SNCF était donc déjà sur la table. Quel souvenir gardez-vous des discussions que vous aviez avec la Commission et avec le gouvernement de l’époque ? Certes, c’était il y a vingt ans, et nous savons bien que vous avez fait mille choses depuis – c’est une des raisons du regard très respectueux que nous portons tous sur votre expérience et votre témoignage.

M. Louis Gallois. Aucune parole n’a jamais remis en cause le soutien apporté par le Gouvernement au fret ferroviaire. Je me souviens des projets de lettre de mission que j’adressais à M. Francis Mer, ministre des finances, et qu’il me renvoyait corrigés : le redressement du fret y avait toute sa part. Mais cela ne s’est pas traduit par des espèces sonnantes et trébuchantes significatives. Ce n’était d’ailleurs pas facile car nous commencions à être dans le collimateur de Bruxelles au sujet des aides : avant même l’ouverture à la concurrence, dans le cadre de la concurrence avec la route, la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) et d’autres organisations professionnelles scrutaient les aides reçues par Fret SNCF. En résumé, je n’ai pas le sentiment que nous ayons reçu un soutien financier important, même si je n’ai jamais été brimé dans les actions que nous pouvions mener pour essayer de redresser le fret par une intervention publique.

S’agissant du plan Véron, ce n’est pas nous qui discutions avec la Commission européenne, mais l’État. Je n’ai pas eu de contacts formels avec Bruxelles à ce sujet. Je considère d’ailleurs qu’il était sain qu’il n’y ait qu’un seul interlocuteur. Nous demandions l’allègement du poids de la dette. Nous avions bénéficié d’un premier allègement en 1997, puis d’un autre beaucoup plus important par la suite mais, quelque astuce que l’on puisse présenter, la dette reprise était toujours susceptible d’être requalifiée en dette d’État à Bruxelles. Vous me rappelez, car je l’avais oublié, que nous avions proposé de passer par le SAAD. Je ne voudrais pas être sévère avec moi-même, mais c’était osé ! Cela n’avait pas beaucoup de chance de passer.

Vous avez raison de rappeler qu’en 2003, le fret allait mal. Il s’est un peu redressé par la suite, mais pas de manière significative.

Je n’ai pas de souvenir très précis s’agissant de la part du fret dans le projet industriel de la SNCF, mais il est évident que celui-ci comportait un volet consacré au fret. Eu égard au fonctionnement de la SNCF, il aurait été impossible qu’il n’y en ait pas. Nous avions déjà en tête, même si nous ne le disions pas, qu’il fallait que le fret se prépare à une concurrence intramodale. La concurrence intermodale était néanmoins le sujet majeur, et elle continue à l’être, la concurrence intramodale étant moins déséquilibrée. Quant à la gestion par activités, c’était une orientation de bon sens : chaque activité doit se gérer, ce qui n’empêche pas des péréquations entre activités. Le TGV a ainsi payé les trains Intercités, et peut-être un peu le fret, même si nous étions soumis au contrôle de la Commission de Bruxelles. Le TER est, quant à lui, équilibré par les conventions conclues avec les régions.

Comment rééquilibrer le trafic entre le rail et la route ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Puisqu’on ne peut transformer complètement le transport ferroviaire, il faut s’attaquer au trafic routier. Je croyais que cet objectif dépassait largement la concurrence entre le chemin de fer et la route, et qu’il touchait à la transition énergétique. Veut-on continuer à développer un trafic routier essentiellement constitué de camions roulant au gazole ? Je n’exclus pas le passage des camions à l’électrique ; il est même possible que la solution hydrogène, au sujet de laquelle j’émets des doutes s’agissant de l’automobile, soit adaptée aux camions. Quoi qu’il en soit, le trafic routier n’est, pour le moment, absolument pas pénétré par l’électricité ou l’hydrogène – il fonctionne entièrement avec des énergies fossiles. Il faut en tenir compte. Je me pose aussi la question de la gratuité de la circulation sur une partie du réseau. L’écotaxe avait un sens. Je ne méconnais pas la difficulté de la faire accepter – je me rappelle l’épisode des « bonnets rouges », et on a encore vu récemment les acteurs routiers réagir vivement à l’annonce d’une éventuelle remise en cause du privilège fiscal dont bénéficie le gazole –, mais il faudra passer par là.

M. le président David Valence. Une autre évolution majeure que vous avez vécue comme président du groupe public ferroviaire était la régionalisation du transport de voyageurs, parfois accusée de perturber certaines circulations fret en saturant les sillons.

M. Louis Gallois. C’est l’un de ses bienfaits : on transporte des gens, on ne fait pas circuler les trains pour rien. Le cadencement des trains va dans le sens de ce que veulent les voyageurs : j’habite moi-même en banlieue et je suis heureux de savoir qu’un train circulera tous les quarts d’heure. Cependant, il n’y a pas de place pour un train de fret entre Le Havre et Paris, du fait des quelques trains grandes lignes et de la multitude de trains du réseau Transilien qui empruntent cette ligne – ce que l’on ne peut pas regretter. Le problème est l’indisponibilité de l’infrastructure. Le Havre ne deviendra le lieu de massification de trafic qu’il devrait être que le jour où l’on résoudra ce problème de l’accès à l’ouest de Paris.

M. le président David Valence. Nous avons prévu d’auditionner le directeur général du port du Havre, qui est également directeur général délégué d’Haropa Port.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Nous continuons de nous interroger sur la séquence du tournant des années 2000 et sur les rapports entre les divers acteurs nationaux et la Commission européenne. Les ministres que nous avons auditionnés ont été peu diserts au sujet du travail engagé entre 2003 et 2005. Quelle a été l’articulation entre le plan Véron et l’accord donné par la Commission pour une aide de 1,5 milliard d’euros ? Vous-même indiquez que vous n’avez pas eu de contacts formels avec Bruxelles.

M. Louis Gallois. Ni formels ni informels.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. À l’époque, le plan Véron était présenté comme celui de la dernière chance pour le fret, avec une attrition de moyens matériels, de trafic, mais aussi d’agents puisqu’à compter de 2003, trois plans de licenciements ont été engagés.

M. Louis Gallois. De réduction d’emplois.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. En même temps, nous retrouvons quasiment ce plan Véron en écho dans l’accord passé avec la Commission européenne en 2004-2005, auquel s’ajoute l’ouverture à la concurrence. Nous sommes fondés à nous demander qui était à la manœuvre. Les politiques répondent que la libéralisation et l’ouverture à la concurrence n’étaient pas le sujet. Vous-même, en toute honnêteté, indiquez ne pas avoir traité avec Bruxelles. Que pouvez-vous dire de cette dichotomie entre un moment majeur de l’évolution de Fret SNCF et l’absence d’éléments de réponse relatifs à la relation avec la Commission européenne ? Vous dites tout de même que vous étiez déjà dans le collimateur de Bruxelles pour les aides publiques, à l’initiative du secteur routier et de la FNTR.

M. Louis Gallois. Je regrette de l’avoir dit car je n’en ai pas la preuve formelle. Le secteur routier n’avait pas de raison de rester inerte face à un plan fret dont vous me rappelez – ce que j’avais oublié – qu’il était assorti de 1,5 milliard d’euros de soutien. J’ai dit qu’il n’y avait pas eu d’effort de l’État, mais cette enveloppe de 1,5 milliard représente tout de même un effort significatif.

La dichotomie que vous évoquez ne me choque pas. C’est l’État qui négocie à Bruxelles. C’est lui qui a négocié, me semble-t-il, l’accord sur la discontinuité – la SNCF n’est pas allée à Bruxelles négocier son plan. Certes, l’État s’est nourri de débats, de consultations et d’échanges avec la SNCF. Nous n’aurions jamais présenté le plan Véron si nous n’avions pas eu l’aval du conseil d’administration de la SNCF – je ne me souviens plus dans quelles circonstances je l’ai présenté, mais je suis sûr de l’avoir fait – et du Gouvernement. Pour résumer, ce plan bénéficiait du soutien du Gouvernement, qui est allé le défendre à Bruxelles : c’est ainsi que cela se passe, et pas uniquement pour la France.

On pourrait imaginer que l’entreprise soit associée à ces consultations, mais tel n’est pas le schéma qui a été retenu. C’est l’État qui négocie les dossiers d’aides d’État. On n’a pas fait, pour cette affaire, un cas particulier de la SNCF.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez évoqué le regard étonné que vous portiez sur la procédure de discontinuité, notamment l’obligation faite à Fret SNCF de céder vingt-trois flux parmi les plus rentables de son activité. Confirmez-vous votre inquiétude quant au fait que cette procédure pourrait se traduire par un transfert de camions sur la route plutôt que sur le rail ? L’objectif qui nous anime est de bâtir un grand service public de transport ferroviaire de marchandises et de voyageurs, en évitant un report modal inversé qui se traduirait par des camions sur les routes.

Par ailleurs, il est reproché au groupe SNCF d’avoir épongé les dettes de sa filiale Fret SNCF. Cette pratique est-elle courante dans les autres pays européens ou est-ce une spécificité française ?

Des aides publiques ont-elles été accordées dans d’autres pays, avant que la France ne soutienne Fret SNCF ?

Enfin, ne paie-t-on pas la stratégie du « tout-TGV » au détriment du fret ? Tous les dirigeants des vingt dernières années décrivent un réseau qui n’est pas à la hauteur et un besoin d’investissements massifs. Le constat qui était le vôtre à l’époque est toujours d’actualité. Pourquoi a-t-on laissé mourir ce réseau, qui permettrait d’avoir un opérateur de fret public de haut niveau ? Il existe un problème d’intermodalité avec les marchés d’intérêt national et les ports. Certains embranchements temporaires sont inutilisables. Le wagon isolé n’est plus utile s’il ne dessert plus les entreprises de proximité. Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’investissements massifs dans le réseau ferroviaire pour permettre sa régénération permanente ?

M. le président David Valence. Nous avons beaucoup parlé des investissements dans le réseau la semaine dernière, pour partager le constat suivant : les infrastructures dédiées au fret, comme les gares de triage, ont souffert d’une insuffisance chronique d’investissements, de même qu’il y a eu un sous-investissement pour l’ensemble du réseau fret et voyageurs, avec toutefois un timide redressement à compter de 2003 à la suite du rapport de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, puis une réaccélération à la faveur du récent plan de relance. Notre réseau ne rajeunit pas, mais il ne vieillit plus, au rythme des 2,8 milliards d’euros d’investissements annuels du contrat de performance.

M. Louis Gallois. D’abord, je n’ai pas dit que la décision de Bruxelles se traduirait par un transfert du rail vers la route, mais qu’elle n’entraînerait pas un camion de moins sur les routes. Ensuite, j’ai tenu un raisonnement de bon sens : si l’on retire des trafics rentables à une activité qui ne l’est pas, on n’améliore pas la rentabilité globale du fret. La situation du fret deviendra donc relativement difficile du fait des trafics qui lui auront été enlevés.

La Commission est cohérente dans son attitude : elle n’aime pas les entreprises publiques de monopole. Je m’intéresse au dossier d’EDF, pour d’autres raisons, et je constate que ses perceptions sont les mêmes que pour la SNCF. Celle-ci a toujours été soupçonnée – le terme est peut-être excessif – d’être assise sur une sorte de monopole qui lui permettait de ne pas faire d’efforts et de ne pas aller chercher de nouveaux clients ; il fallait donc qu’il y ait de la concurrence pour stimuler et développer le marché. Je demande à voir quel a été le résultat, depuis dix ou quinze ans, pour le fret en France. De fait, les difficultés que j’évoque pour Fret SNCF – absence de massification du trafic, indisponibilité des infrastructures – sont les mêmes pour ses concurrents.

Dans l’ensemble, il est difficile de discuter avec Bruxelles au sujet des entreprises en position de monopole – je m’exprime ici en tant que citoyen, pas comme ancien président de la SNCF. Ces monopoles présentent certainement des inconvénients ; je ne suis pas opposé à l’ouverture à la concurrence, mais je veux en voir le résultat, que ce soit dans la croissance du trafic de fret ou dans le prix de l’électricité. Les Allemands, qui ont un opérateur très puissant, la Deutsche Bahn, ont peut-être su mieux gesticuler à Bruxelles que nous. Sans doute ont-ils présenté les choses de manière plus acceptable : ils se sont ouverts à la concurrence plus tôt, ils ont laissé filer les trafics, ils ont donc été un peu moins dans le collimateur, même si j’ai compris qu’ils y revenaient. Quant aux autres pays, comme l’Espagne ou l’Italie, ils ont peu de fret. Les pays où le fret ferroviaire est important sont la France, par le passé du moins, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas.

Y a-t-il eu des aides publiques en Allemagne ? Je n’en ai pas la confirmation, mais je sais que ce pays a des points de massification de trafic très importants comme Wolfsburg, où se trouve une usine de Volkswagen, Duisbourg, qui regroupe toute la sidérurgie, ou les ports de Hambourg, de Brême et même de Rotterdam. La France, elle, a de petits ports comparés à ceux du Nord. Ces lieux de massification ont aidé la Deutsche Bahn, qui s’est peut-être aussi mieux débrouillée que nous. Je ne veux pas dire que nous nous sommes bien débrouillés : quand le résultat n’est pas bon, il faut accepter d’en assumer une part de responsabilité. Peut-être avons-nous été trop lents à réagir et n’avons-nous pas fait preuve d’assez de souplesse pour nous adapter à une situation nouvelle.

S’agissant du TGV, il ne faut pas se raconter d’histoires : c’est ce qui a sauvé la SNCF. J’en suis fier, et les Français doivent l’être également. Avant d’attaquer le TGV, il faut être conscient de l’enjeu que recouvrait son développement. Maintenant que le pays est bien équipé, il faut peut-être déplacer les investissements vers le réseau classique, comme le fait le Gouvernement, mais je ne voudrais pas qu’on jette le bébé avec l’eau du bain en affirmant que le TGV a tué le fret ! Sans le TGV, il n’y aurait plus de fret ni d’Intercités.

Mme Mireille Clapot (RE). Je salue votre implication et les valeurs qui vous ont animé tout au long de votre parcours. Vous êtes unanimement reconnu comme un grand capitaine d’industrie et vous avez fait beaucoup pour la SNCF, en particulier pour le fret ferroviaire que nous aimerions voir prospérer.

Je suis persuadée que le fret ferroviaire vaut mieux que le fret sur camion. J’habite en vallée du Rhône et je sais ce que c’est que d’emprunter une autoroute fréquentée par des camions dangereux et polluants. Toutefois, le train présente des inconvénients structurels, que vous avez rappelés : les voies sont généralement partagées – sauf dans la vallée du Rhône où une voie est théoriquement réservée au fret, même si tel n’est pas le cas dans la réalité –, le dernier kilomètre est impossible à desservir, les consommateurs sont habitués à des délais très courts, ces derniers se sont également raccourcis dans le commerce « B2B », et il existe une vulnérabilité liée au manque de résilience de ce mode de transport. Peut-être le ferroviaire de la fin du XIXe siècle n’est-il plus adapté au monde contemporain. L’innovation technologique et sociale ne doit-elle pas permettre au continent européen d’imaginer le transport ferroviaire de demain, voire un autre transport ? Faut-il envisager la construction d’autoroutes ferroviaires ou la mise en place de voies véritablement dédiées, en superposition ? Les innovations liées au numérique ne nous permettent-elles pas d’inventer un nouveau transport ferroviaire résorbant les problèmes structurels que souligne l’action de la Commission européenne ?

M. Louis Gallois. Le train est assez résilient. Sa régularité est correcte. J’ai l’habitude de dire que le train, c’est l’aventure sans risque : l’aventure vient du fait que, de temps en temps, vous arrivez en retard – nous avons tous nos expériences personnelles –, mais vous ne courez pas d’autre risque que celui de perdre du temps. Sauf exception, la résilience du trafic de marchandises est bonne. Nous avons un jour perdu un train mais il s’agissait d’un événement totalement anormal, d’une faute professionnelle de la SNCF qui peut se corriger.

Je continue à penser que le fret ferroviaire a du sens. La route ne le remplacera jamais complètement. D’abord, le passage des camions à l’électrique ou à l’hydrogène, s’il est possible, prendra un temps considérable. Ensuite, le mode ferroviaire présente des avantages propres. En circulant sur deux rails avec une surface de frottement de l’ordre du centimètre, les trains dépensent très peu d’énergie. C’est un avantage que n’a pas la route avec les pneus – quand on parle d’économies d’énergie, on doit aussi penser à cela. Il faut trouver de la souplesse pour articuler les modes de transport car, comme vous le dites, le train ne dessert pas le dernier kilomètre, sauf pour des entreprises suffisamment importantes pour avoir des embranchements particuliers. Certains méritent d’ailleurs peut-être d’être rénovés, mais encore faut-il que l’industriel concerné le souhaite.

D’aucuns considèrent que le wagon isolé est obsolète. Tout dépend du trafic de transport combiné. Le passage par les triages, lui, est obsolète. On peut imaginer d’autres moyens de constitution des trains. Mais je ne voudrais pas m’élever au-dessus de ma dignité.

Le fret s’est mis au numérique, mais il est vrai que les consommateurs demandent des délais extrêmement courts. Le trafic d’Amazon ne peut pas passer par le chemin de fer, parce qu’il n’est pas régulier et parce que la rapidité n’est pas compatible avec le mode ferroviaire. Mais d’autres trafics peuvent en relever, dès lors que l’on est capable d’assurer la régularité, le respect des horaires, la qualité du transport et la protection des marchandises transportées grâce à des installations dédiées. Le ferroviaire a sa place dans le transport combiné, qui a l’avenir devant lui. Quand on voit la masse de conteneurs arrivant dans les ports, qui sont des lieux de massification, on doit pouvoir organiser des trafics.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). J’apprécie vos propos quant à la nécessité du fret ferroviaire et sa capacité à rebondir, mais aussi votre avis concernant le plan de discontinuité.

M. Louis Gallois. C’est un avis de citoyen. Je ne suis pas du tout informé.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). C’est l’avis de quelqu’un qui connaît la maison et l’industrie. Confirmez-vous que les 5 milliards d’aides mis en cause par la Commission européenne feraient l’objet d’un remboursement à la SNCF par Fret SNCF ? Ce n’est pas ce qui nous a été dit, et cela changerait complètement la donne.

M. Louis Gallois. J’ignore si ce sera un remboursement de Fret SNCF.

Par ailleurs, il faut bien distinguer la discontinuité du traitement des trafics ou de la dette. La première était pratiquement acquise par le jugement de la Commission de Bruxelles. Si la dette doit être remboursée, je ne sais pas à qui d’autre elle pourrait l’être qu’à la SNCF, qui a financé les fins de mois du fret. Mais je ne suis pas dans les arcanes et je peux me tromper. J’ai le droit à l’erreur sur ce point, puisque je n’ai pas d’information.

Toute la question est de savoir si cet accord est équilibré. Je le trouve sévère, et je cherche en quoi il entraînera une amélioration du fret ferroviaire en général. Encore une fois, cet avis n’engage que moi, en tant que citoyen.

M. le président David Valence. Personne n’a dit que cet accord était de nature à stimuler le fret ferroviaire, pas même le ministre qui l’a présenté comme un moindre mal dans les conditions imposées par la concurrence. Par ailleurs, quelle que soit la personne à qui l’on accorde une aide publique, on la paie. Le groupe SNCF ne pourrait donc pas la reverser à Fret SNCF, puisque c’est précisément ce qu’on lui reproche.

M. Louis Gallois. La Commission serait extrêmement attentive à la manière dont le remboursement de cette dette serait financé, et il est probable qu’elle chercherait à ce qu’il le soit par les ressources propres du fret, et pas par d’autres – en tout cas pas par des dotations en capital que SNCF accorderait à Fret SNCF. Je connais suffisamment les autorités bruxelloises pour savoir qu’elles ne se feraient pas avoir par une telle entourloupe.

Quant au jugement du ministre, je ne dispose pas d’élément qui me permette de dire qu’il a tort quand il évoque un moindre mal. Mais c’est un mal.

M. le président David Valence. Depuis plusieurs auditions, nous touchons du doigt le fait que, tel qu’il est pensé, le droit de la concurrence heurte un impératif de politique publique qu’est la décarbonation des transports. Le lien entre le développement du fret ferroviaire et la transition écologique devient automatique. Cet impératif de la décarbonation des mobilités est aussi celui de Bruxelles – je pense aux aides à l’investissement sur le réseau ferroviaire, au soutien aux infrastructures dédiées et au passage au gabarit P400, des éléments qui ne sont pas toujours bien intégrés à la stratégie de la SNCF –, même si certaines directives sur la concurrence semblent parfois ne pas aller dans le même sens.

M. Louis Gallois. La Commission européenne se montre très vigilante concernant la concurrence entre les entreprises ferroviaires, mais je n’ai pas entendu qu’elle s’intéressait à la concurrence intermodale. Elle pourrait le faire et se demander si cette concurrence est équilibrée. Protéger la concurrence pure et parfaite relève de ses attributions. Je l’encourage donc à se pencher sur la concurrence intermodale, qui est infiniment plus dure pour les transporteurs ferroviaires que la concurrence intramodale.

M. le président David Valence. Je suis bien d’accord.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que la situation du fret serait difficile dans les prochaines années. Pourriez-vous étayer ce jugement ? Considérez-vous qu’elle sera plus difficile en raison du paysage nouveau de la filière et de ses différents opérateurs, avec l’apparition d’une entité nouvelle dont on nous dit qu’elle occupera le segment du fret mutualisé ? Ou bien jugez-vous qu’elle le sera du fait des objectifs de rénovation des réseaux et de réindustrialisation ? Par ailleurs, ce jugement s’entend-il à l’horizon 2030, en tenant compte de l’objectif majeur de doublement du trafic de fret, que l’on veut porter à 18 % ?

M. Louis Gallois. Quand on retire près de 15 % du trafic et des contrats rentables à une entreprise, on la met dans une situation difficile. Je n’ai pas d’autre élément d’appréciation. C’est à la SNCF de vous dire à quelles difficultés elle pourrait être confrontée et comment elle envisage de les surmonter.

Je ne voudrais pas que cette situation difficile ait un effet boule de neige et que l’on retrouve les problèmes qui existaient avant le retour du fret à l’équilibre. D’après ce que je lis dans la presse, le fret est à l’équilibre depuis deux ans. Pourra-t-il continuer à l’être après ce choc ? Je l’espère. Je suis sûr que la SNCF y travaille, mais ce travail sera ardu.

M. le président David Valence. Après avoir présidé le groupe public ferroviaire, vous avez pris la tête d’EADS, donc d’Airbus, pendant six ans, puis vous avez été président du conseil de surveillance du groupe PSA jusqu’à il y a deux ans. Or, pour certaines activités, les secteurs aéronautique et automobile recourent au fret ferroviaire. Entre 2006 et 2021, avez-vous identifié une perte d’attractivité du fret ferroviaire pour le transport de véhicules ou d’éléments de construction aéronautique ? Le cas échéant, à quoi était-elle due ?

M. Louis Gallois. Du côté d’Airbus, il y avait très peu de trafic par le chemin de fer, qui se prête mal aux petites quantités produites et à leur caractère encombrant. Celles-ci sont plutôt transportées par des bateaux, s’agissant notamment des ailes de l’A380, ou par l’avion Beluga pour celles de l’A350. Le fret ferroviaire n’est manifestement pas adapté.

L’automobile, en revanche, était un trafic historique de la SNCF. J’ai toutefois senti une perte d’attractivité, parce que des mesures ont été prises et parce que les constructeurs se sont rabattus vers une solution qu’ils jugeaient plus pratique. Les trafics automobiles ont baissé depuis 2006. Je n’ai pas les chiffres généraux, mais je sais que c’est le cas pour le groupe PSA.

J’étais à Bordeaux cette semaine, et j’ai vu passer un train de voitures Volkswagen qui remontait d’Espagne. Cela m’a donné quelques espoirs. Il faut que le fret réapparaisse comme une solution que l’on préfère à une autre. L’argument écologique n’est pas nul, car chaque acteur économique aura à rendre compte des efforts qu’il consent, y compris chez ses fournisseurs ; or la SNCF est le fournisseur des constructeurs. Il faut aussi garantir la résilience, la qualité des trafics et peut-être leur prix. Pour les constructeurs automobiles, le ferroviaire est un trafic assez commode : d’une part, des embranchements particuliers existent avec les usines ; d’autre part, on peut charger beaucoup de voitures sur un train.

M. le président David Valence. En France, la culture logistique a progressivement marginalisé le fret ferroviaire depuis vingt ans, du fait d’un coût d’entrée humain élevé en termes de formation comme d’appréhension de la logique propre de cette activité, qui est toujours plus compliquée que la logique routière. Les maquettes pédagogiques des écoles formant des logisticiens en témoigneraient sûrement. Peut-être Fret SNCF n’a-t-il pas su non plus partager cette culture. Voies navigables de France (VNF), à l’inverse, a su répondre à cette difficulté de façon plus dynamique. Que pensez-vous de ces hypothèses ?

M. Louis Gallois. Je n’ai pas d’avis concernant VNF, mais ce que vous dites est vrai : le fret ferroviaire n’apparaît plus toujours dans le périmètre des solutions. Il faut l’y remettre, ce qui requiert non seulement une politique de communication et de relations client, mais également des éléments précis s’agissant de l’infrastructure, du trafic, de sa continuité et de sa résilience.

 


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12.   Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Pepy, ancien président de la SNCF (18 septembre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, après avoir entendu MM. Jean-Pierre Farandou et Louis Gallois, nous accueillons un troisième dirigeant de la SNCF, M. Guillaume Pepy, qui a présidé le groupe public ferroviaire de 2008 à 2019. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête.

Hormis peut-être certains acteurs syndicaux, que nous recevrons prochainement, vous êtes probablement, parmi les personnes que nous auditionnons, la personnalité qui a la plus longue expérience au sein de la SNCF. Vous avez intégré l’entreprise pour la première fois en 1989, comme directeur de cabinet du président de l’époque, M. Jacques Fournier. Vous avez ensuite quitté, puis rejoint le groupe public ferroviaire à plusieurs reprises, avant d’y rester plus de vingt ans, de 1997 à 2019, soit près de vingt-cinq au total. Quel que soit votre niveau de responsabilité, vous avez toujours exercé des fonctions stratégiques, y compris comme directeur général délégué ou comme directeur général exécutif du groupe, sous l’autorité de Louis Gallois puis d’Anne-Marie Idrac. Vous avez, au cours de ces années, dessiné la SNCF que nous connaissons aujourd’hui.

Vous avez exercé ces responsabilités alors que l’équilibre financier de Fret SNCF et l’attractivité du ferroviaire par rapport à l’intermodal et à la route étaient menacés. Certains doutaient même, alors, de l’intérêt et de la pérennité du fret ferroviaire en France, en dehors de quelques domaines stratégiques comme la chimie ou le nucléaire. Beaucoup parmi eux n’ont plus ces doutes aujourd’hui, le train ayant retrouvé dans l’économie du pays la place qu’il avait perdue au cours des vingt années précédentes. C’est sur cette crise durable, à la fois du fret ferroviaire comme secteur d’activité et de Fret SNCF comme entreprise publique, que cette commission d’enquête entend revenir, ainsi que sur la solution de discontinuité qui a été retenue par le Gouvernement en réponse à des injonctions européennes concernant le soutien public apporté à l’opérateur Fret SNCF. Ce soutien remonte à très loin, notamment à l’époque où vous étiez à la tête de la SNCF. Comme cela a été rappelé lors des précédentes auditions du jour, l’un des points les plus problématiques pour Bruxelles est le caractère répétitif, pendant plus d’une dizaine d’années, de la couverture des déficits cumulés de Fret SNCF par le groupe public ferroviaire. Cette couverture s’assimile à un soutien public durable à un secteur économiquement et structurellement déficitaire, les aides publiques ne concernant qu’un seul opérateur et les autres acteurs ne pouvant pas en bénéficier.

Parmi les questions qui vous seront posées figure celle de la place réservée à Fret SNCF et, plus largement, à l’activité fret au sein du groupe public ferroviaire. Nous avons entendu, dans le cadre de cette commission d’enquête, d’une part que la stratégie publique de développement du fret ferroviaire était insuffisamment dessinée, d’autre part, que la prise en compte de ses enjeux écologiques n’était pas aussi forte qu’aujourd’hui.

Nous aimerions aussi vous interroger à propos de la menace d’une enquête approfondie de la Commission européenne, qui s’est concrétisée le 18 janvier 2023 : en avez-vous discuté avec le gouvernement français ? Vous présidiez le groupe public pendant les trois années durant lesquelles des plaintes d’opérateurs ont été déposées contre Fret SNCF, au motif que ce dernier aurait bénéficié d’aides publiques indues dans un secteur concurrentiel. Comment considériez-vous ce risque contentieux, déjà avéré à l’époque, même s’il n’était pas de même nature ni aussi élevé qu’il ne l’est aujourd’hui avec cette enquête approfondie de la Commission européenne ?

Enfin, nous souhaiterions connaître votre perception de la solution dite « de discontinuité » proposée par le Gouvernement et de ses conséquences sur Fret SNCF, actuellement et dans quelques années.

En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Guillaume Pepy prête serment.)

M. Guillaume Pepy, ancien président de la SNCF. Je vous remercie de m’auditionner car la question du fret ferroviaire est essentielle, depuis toujours, pour la SNCF. L’entreprise est presque née comme transporteur de marchandises, activité également vitale pour la transition écologique.

Je souhaite apporter une petite précision : j’ai été président de mars 2008 à octobre 2019. Préalablement, j’ai été directeur général exécutif sous la responsabilité de Louis Gallois puis d’Anne-Marie Idrac. Il y avait cependant une petite subtilité : le directeur du fret était rattaché directement au président, parce que la décision de l’Union européenne de mars 2005, qui a validé le premier plan de sauvetage de 2 milliards d’euros, avait confié des pouvoirs particuliers au directeur du fret. C’est lui qui, par exemple, rapportait devant le conseil d’administration de la SNCF, sans passer par Louis Gallois, Anne-Marie Idrac ou moi-même.

À titre préliminaire, je vais essayer, pour la clarté des choses, de distinguer deux sujets : le déficit de compétitivité du mode ferroviaire par rapport à la route, qui a entraîné une division par deux de la part du fret ferroviaire en France en une vingtaine d’années ; la performance de Fret SNCF, qui a été plongé dans la concurrence en vertu de deux directives de 2001 et 2002, appliquées à partir de 2005 sans aucune préparation ni transition. L’ouverture du transport de marchandises à la concurrence ne comportait ni cadre social harmonisé ni réforme structurelle, contrairement – que l’on soit pour ou contre – à celle de l’activité voyageurs. Il s’agit, selon moi, d’un des échecs de l’ouverture du fret ferroviaire à la concurrence.

Je souhaite également – parce que vous m’y incitez – dire un mot sur la place de l’activité de Fret SNCF au sein de l’entreprise. Même si c’est pour moi du passé depuis plus de quatre ans, je vais sans doute dire « nous » de temps en temps, parce que j’essaie de me replacer dans le contexte de l’époque.

Il y a toujours eu, depuis les années 1980, une pression très forte, extérieure à la SNCF, en faveur du TGV. Ce sont les présidents de la République qui annoncent la construction de lignes TGV : Nicolas Sarkozy l’avait fait pour trois d’entre elles ; l’actuel président, après avoir levé le stylo, en a annoncé cinq en 2022. On comprend que la couverture du territoire par des lignes à grande vitesse a une force politique peu commune, mais on le vit différemment à l’intérieur de l’entreprise. Certes, on le perçoit comme un moyen pour le train de retrouver de la compétitivité, mais dans la culture de service public, on considère les trains de la vie quotidienne et le transport de marchandises comme des missions tout aussi nobles que la grande vitesse.

Je me souviens que dans la lettre de mission que j’ai reçue du président de la République, en 2008, j’ai moi-même fait insérer la phrase suivante : « Vous devrez redonner au groupe SNCF une place centrale dans le transport et la logistique des marchandises, en proposant des solutions compétitives pour gérer les chaînes logistiques. » La lettre continuait en ces termes : « pérennité, viabilité et croissance du mode ferroviaire dans le contexte nouveau de la concurrence intramodale ». La première décision que j’ai prise fut de créer une branche Transport et logistique des marchandises, qui, par ordre d’importance, était la première de la SNCF : elle représentait plus de 10 milliards d’euros et couvrait toutes les activités de fret ferroviaire, le transport combiné, les autoroutes ferroviaires, etc.

Ce dont je veux témoigner devant votre commission, c’est que collectivement, dans l’entreprise, nous nous sommes toujours battus pour le fret ferroviaire, pour lequel la SNCF se sent profondément légitime. Cette activité est très complexe ; on nous a conseillé d’abandonner le wagon isolé, mais nous avons tenu bon. De même, il était habituel – pour ne pas en dire davantage – de se moquer de Fret SNCF, cela jusqu’au sommet de l’État. On parlait alors de « trains fret perdus », on prétendait que « les trains de fret avançaient moins vite que les vélos », sans même évoquer « ses pertes abyssales ».

Les cheminots du fret ont dû supporter, dans le cadre de leur travail, des monceaux de critiques et de propos acerbes. Malgré cela, ils ont continué à faire leur métier avec fierté, parce qu’il est essentiel et vital pour la SNCF. J’en profite pour rappeler que ces cheminots sont ceux qui ont connu les réformes les plus difficiles, les plus lourdes et brutales : ils ont tenu bon, avec leurs dirigeants locaux et avec des personnes comme Luc Nadal, Sylvie Charles, Francis Rol-Tanguy ou Olivier Marembaud. C’est une branche d’activité pour laquelle j’ai toujours eu le plus grand respect, compte tenu du contexte que je viens d’évoquer. La mobilisation des salariés, la culture client et le redressement de cette activité ne sont pas de vains mots.

S’agissant du mode ferroviaire plus largement – et non plus simplement au sein de la SNCF –, nous n’avons cessé de plaider, pendant presque douze ans, pour des conditions de concurrence supportables. J’ai regardé les commissions parlementaires auxquelles j’ai eu le privilège de participer : nous y avons abordé le rééquilibrage de la concurrence entre le rail et la route, la limitation réglementaire du transport routier pour le transit – comme en Autriche et en Suisse –, l’harmonisation des conditions sociales ou encore la taxe carbone. L’abandon de celle-ci, en 2013 – alors qu’elle avait été votée en 2009 –, a été un véritable coup de massue pour la SNCF. Nous avions bâti toute notre stratégie autour de la mise en place de cette écotaxe ; nous avons eu du mal à nous en remettre car il s’agissait d’un élément essentiel de rééquilibrage entre le rail et la route. Nous nous sommes aussi battus pour que le wagon isolé soit reconnu comme une activité d’intérêt général contractualisée – j’ai également défendu cette idée en commission parlementaire. L’activité des trains de nuit avait d’ailleurs été admise comme telle, en 2009, par Thierry Mariani, alors secrétaire d’État chargé des transports ; il nous paraissait donc légitime que celle du wagon isolé le soit aussi.

Quelle analyse peut-on faire de cela ? Il est clair que nous n’avons pas été bons et que nous n’avons pas su convaincre. La sous-performance et l’image « contrastée » de Fret SNCF pesaient peut-être dans le débat et n’incitaient pas les responsables politiques à opérer cette bascule, qui ne s’est produite qu’avec l’urgence écologique, comme vous l’avez vous-même rappelé. En outre, beaucoup de ces sujets étaient traités au niveau européen ; l’ambiance y était catastrophique et n’avait rien de commun avec celle qui règne aujourd’hui. La Commission européenne prescrivait alors l’unbundling, c’est-à-dire la séparation de l’infrastructure et du transporteur. L’atmosphère n’y était pas non plus très favorable aux entreprises publiques historiques, tandis que la concurrence intramodale y faisait figure de panacée.

Le virage de la politique des transports a été tardif, sans aucun doute. Beaucoup de responsables politiques, au sein des gouvernements successifs ou au Parlement, avaient déjà conscience qu’il fallait que cela change et se battaient en ce sens. Mais entre l’intuition, la conviction politique et la réalité, l’écart a été considérable. Des choses ont été faites cependant, comme la réduction de moitié des péages ou le petit contrat de service public pour l’autoroute ferroviaire alpine. Des investissements ont également été réalisés pour moderniser certains triages et quelques itinéraires ont été réservés au fret, comme la rive droite du Rhône ou celui de Serqueux-Gisors, qui dessert les ports de Normandie. Mais en marge de cela, les nouveaux transports écologiques des marchandises – l’intuition était là ! –, que l’on appelait entre nous « le plan Borloo de 2009 », n’ont pu être mis en œuvre. De même, illustration éclatante s’il en est, il n’y a toujours aucune perspective quant au contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise (CFAL), où passe environ 50 % du fret ferroviaire français, alors qu’il a été décidé en 2009.

Pour ce qui est de la transformation de Fret SNCF, je peux témoigner que l’on souffrait, au début, d’un nombre considérable de faiblesses. Mieux vaut l’admettre tout de suite. Nos coûts de structure – déploiement de toutes les fonctions sur l’ensemble du territoire – étaient, par exemple, sans rapport avec ceux de nos concurrents. Les moyens de production n’étaient pas dédiés à l’activité fret ; les conducteurs étaient ainsi partagés, ce que je me suis permis de changer en 2009 en imposant la « dédication » des conducteurs de fret, comme nous disons dans notre jargon. Nos relations clients n’étaient pas bonnes et si la « gréviculture », pour reprendre un mot de Louis Gallois resté célèbre dans l’entreprise, avait un impact limité sur les voyageurs – une fois une grève terminée, ils reprenaient le train –, ce n’était pas le cas pour le fret. En effet, lorsqu’une grève se terminait, les chargeurs avaient souvent fait d’autres choix, pour de multiples raisons. Nous avions donc nos propres turpitudes.

La transformation que nous avons menée pendant cette douzaine d’années a été, je le reconnais devant cette commission, assez brutale. Quelques chiffres pour l’illustrer : nous avons diminué le nombre de locomotives de 70 % – nous en avons profité pour les changer toutes ; nous avons réduit de 75 % celui des wagons et de 50 % celui des cheminots, sans aucun licenciement. Quant au chiffre d’affaires, il a baissé de 35 %. Les organisations du travail ont été totalement remises à plat et nous avons introduit la polyvalence et la culture client. Nous avons assumé une réforme qui a été particulièrement difficile et douloureuse. Mais le contexte est resté très défavorable, que ce soit la désindustrialisation, massive au cours de la décennie 2010, le retrait de l’écotaxe, l’absence de cadre social harmonisé et le paiement de ce que l’on appelle le T2 – c’est-à-dire la totalité des charges de retraite afférentes au régime des cheminots, qui représentait 40 millions d’euros pour Fret SNCF alors que nos concurrents ne payaient rien. Pendant cette période, le fret et les cheminots avaient le sentiment de faire la course avec des pieds de plomb ! Malgré tout, nous nous sommes battus et nous avons réussi, me semble-t-il, à améliorer la performance de Fret SNCF.

Je voudrais terminer mon propos en dessinant, en quelque sorte, une vue d’ensemble.

Oui, monsieur le président, la SNCF et moi-même, en tant que PDG, avons fait preuve d’une solidarité complète à l’égard de l’activité du fret. Nous avons assumé les pertes et la dette – qui se trouvait dans SNCF Mobilités – comme la restructuration profonde et les reclassements qui s’ensuivirent. Nous avons également conservé le wagon isolé, alors que beaucoup nous disaient qu’il suffirait de s’en défaire et de ne conserver que les trains entiers pour que Fret SNCF soit à l’équilibre. Nous avons fait cela car, comme je l’ai dit en introduction, cette activité fait partie intégrante de la SNCF ; elle est d’intérêt général, voire de service public. La SNCF considère qu’il s’agit d’une des missions dont elle peut être fière.

M. le président David Valence. Tout à l’heure, en évoquant le soutien des politiques publiques à l’activité de Fret SNCF, vous avez dit que vous aviez essayé de convaincre. Pourriez-vous revenir un peu plus précisément sur la nature des demandes qui étaient alors les vôtres sur les politiques publiques à conduire pour soutenir, d’abord, le transport de marchandises à la SNCF, puis, plus largement, le fret ferroviaire ?

Vous avez dit que certaines mesures avaient pu être prises avant la Stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire de 2021. Vous avez évoqué, notamment, la réduction du montant des péages pour le fret par rapport aux pratiques antérieures. Cette question est fréquemment débattue, certains avançant que le faible niveau des péages n’incite pas la SNCF à pratiquer le fret ; cependant, la comparaison avec nos voisins – l’Allemagne, notamment – montre que le montant des péages reste plus élevé en France. Pourriez-vous revenir sur cette mesure de réduction : a-t-elle été supportée à 100 % par SNCF Réseau ou a-t-elle été compensée, totalement ou en partie, par l’État ?

Vous avez évoqué les mesures de réorganisation de Fret SNCF que vous avez dû prendre en tant que président du groupe public ferroviaire : diriez-vous que cette gestion était pour partie une gestion par les coûts, avant que soit menée une stratégie de développement ?

Vous n’êtes pas revenu sur la question des plaintes déposées par les concurrents de Fret SNCF en 2016. Pendant plus de trois ans, vous avez présidé la SNCF avec cette épée de Damoclès – je veux bien croire qu’il s’agissait davantage d’une épée de bois ; votre successeur nous a dit que cette menace faisait partie du paysage, mais que sa transformation en enquête approfondie a été un choc. Comment considériez-vous ce risque contentieux ? Le gouvernement français menait-il déjà des discussions avec la Commission européenne ? Quels échanges aviez-vous avec lui sur le sujet ?

M. Guillaume Pepy. Je vais essayer de mobiliser tous mes souvenirs. Je vais commencer par répondre à votre dernière question. Il y a d’abord eu une plainte de la Deutsche Bahn en 2016, puis celles d’Eurotunnel, du repreneur de B-Cargo et celle d’un troisième, dont j’ai oublié le nom. Ces opérateurs les ont déposées parce que leur filiale en France n’obtenait pas les résultats escomptés et parce qu’ils ne parvenaient pas plus que nous, à rééquilibrer la concurrence entre le rail et la route. À défaut de pouvoir le faire, et face aux déficits accumulés par leur filiale française – bien que légère et sans cheminots ! –, ils ont recouru au principe du billard à deux bandes en formulant des recours contre les aides de l’État à l’opérateur historique. Lorsque je m’en suis expliqué, notamment avec le président de la Deutsche Bahn, avec qui j’étais en contact quotidien, celui-ci m’a confié que ce n’était pas la SNCF qu’il visait, mais la politique des transports. Puisque cette politique, européenne et française, n’évoluait pas, ils espéraient la faire bouger en faisant éclater la « bombinette » de l’aide d’État en France.

Deuxièmement, les aides d’État étaient gérées par l’Agence des participations de l’État (APE) et par la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM). L’entreprise, si vous me permettez cette expression, « voyait un peu passer les trains ». En effet, nous n’étions pas du tout en première ligne, puisque c’était l’État français qui était visé par ces plaintes.

Concernant les demandes que nous avions formulées, la conseillère parlementaire de la SNCF s’est livrée à un travail d’exhumation de mes propos. Ainsi, voici ce que j’ai dit lors d’une audition, le 10 octobre 2011, alors que j’étais président depuis trois ans : « Nous prônons la création d’une fiscalité écologique susceptible de rétablir l’équité entre le rail et la route […]. Il faut réserver des voies au fret […]. Nous devons mettre en place un cadre social harmonisé en veillant à ne pas dégrader les conditions de travail […]. La taxe poids lourds, en discussion depuis dix ans, sera enfin effective en 2013. » Ce n’est pas tout à fait ce qui s’est produit. Lors d’une autre audition, en 2013, je dressais le constat suivant : « Faute d’avoir été préparée, la concurrence intramodale ne s’exerce pas dans des conditions équitables. »

Je ne dis pas que nous n’avons pas été écoutés, mais le contexte de l’époque n’était pas celui de l’urgence climatique que nous connaissons aujourd’hui. Il régnait alors une sorte d’hésitation et d’autocensure ; il était très difficile pour les responsables politiques de prendre le contre-pied de la doxa de l’époque et de dire : « Nous allons, de façon volontariste, rétablir la concurrence entre le rail et la route à l’échelle européenne et nous allons réformer la SNCF pour lui permettre de tenir sa place au sein de la concurrence. »

Pour ce qui est des péages, vous me permettrez d’être simple, car il s’agit d’un sujet – de thèse ! – auquel j’ai renoncé de tout comprendre depuis longtemps. Dans de nombreux pays, des aides étaient clairement apportées au fret ferroviaire – des aides réglementaires interdisaient, par exemple, le transit des poids lourds en Autriche et en Suisse. Toujours en Suisse, des conventionnements étaient accordés au wagon isolé. Ces deux possibilités ne faisaient pas partie du schéma mental qui prévalait en France. Ici, les responsables administratifs ont trouvé une autre solution, qui consistait à réduire de moitié le tarif des péages, ce qui revenait à faire la moitié du chemin puisque ce tarif était nul en Allemagne. Cette réduction entraînait pour SNCF Réseau une perte sèche que l’État n’a pas forcément compensée – je ne m’en souviens plus. Ce débat n’était pas facile : les péages représentaient de l’ordre de 20 à 30 millions d’euros ; il ne s’agissait pas de montants énormes mais pour Fret SNCF, 10 à 15 millions d’euros, c’était beaucoup d’argent.

Quant à la gestion par les coûts, comme on disait chez Manufrance, « si on perd sur chaque fusil, plus on en vend, plus on perd ! » J’aurais préféré une gestion de croissance, mais une stratégie de croissance des volumes n’est possible que si le mode ferroviaire est compétitif. Lorsqu’il a pris ses fonctions, mon collègue et ami Francis Rol-Tanguy avait reçu comme mission de Louis Gallois de faire 50 millions de tonnes par kilomètre. Nous avons donc adopté une stratégie de croissance des trafics. Comme les conditions de compétitivité n’étaient pas remplies, l’augmentation du trafic qui a été accomplie, jusqu’à 42 ou 43 millions de tonnes par kilomètre, s’est soldée par une perte historique de 455 millions d’euros. Fret SNCF avait donc perdu près d’un demi-milliard d’euros. Une stratégie de croissance des volumes n’est possible que si le mode ferroviaire est compétitif : il faut d’abord essayer de faire plus de trafic ; si le mode ferroviaire ne l’est pas, il faut tenter de maintenir le maximum de trafic tout en essayant de couper dans les coûts.

M. le président David Valence. Un point est particulièrement intéressant dans ce que vous avez dit sur l’origine des plaintes déposées en 2016. Pour les opérateurs alternatifs, les plaintes étaient un moyen de réclamer une généralisation des aides publiques, à travers une politique de soutien non plus seulement à Fret SNCF mais au secteur du fret ferroviaire. C’est comme cela que j’interprète ce que vous venez de dire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous êtes arrivé à la direction du groupe SNCF en 2008. Cette année a marqué la fin du plan de restructuration conduit par l’entreprise et validé par la Commission européenne, en 2005 pour ce qui est de l’aide d’État. Aviez-vous connaissance de différents engagements prévus dans l’accord entre la France et la Commission européenne ? Aviez-vous connaissance des rapports annuels qui devaient être fournis à la Commission afin qu’elle puisse contrôler le bon déroulement du plan de restructuration ? Aviez-vous connaissance de dispositions qui permettaient à la Commission européenne de connaître durablement les flux financiers, y compris internes au groupe ? Enfin, aviez-vous connaissance, à titre d’exemple, d’un audit indépendant qui devait permettre de clore le plan de restructuration en 2008 ? En un mot, quelle était votre position jusqu’à la conclusion du plan de restructuration et même jusqu’à l’alerte de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) en 2015 ?

Vous avez mené un travail de réorganisation interne de l’entreprise et des métiers, en vous attachant notamment à la spécialisation des moyens industriels et humains par activités et à la création de filiales. Tout cela, semble-t-il, pour suivre la logique d’une adaptation aux segments de marché. Quel regard portez-vous désormais sur cette logique que vous avez suivie pour développer le fret ferroviaire ?

Enfin, lors de l’instruction et de l’adoption du nouveau pacte ferroviaire, à partir de 2018, vous avez été interrogé, y compris au sein de l’entreprise, au sujet de la transformation de l’établissement public industriel et commercial (EPIC) en société anonyme (SA). Avez-vous reçu, à un moment ou à un autre, l’assurance que cette transformation était validée par la Commission européenne ?

M. Guillaume Pepy. J’ai entendu et lu des informations qui me permettent de répondre à votre dernière question. La gestion de la Commission européenne sur les plaintes et l’aide d’État relève d’une compétence de l’État. Or celui-ci n’est pas d’une transparence folle quand il s’occupe d’une affaire délicate, qui est à la fois technique, juridique et politique et qui met en jeu des rapports de force. Je crois me souvenir que le ministère de l’époque était en contact avec la Commission européenne pour lui présenter le projet de loi qui allait devenir la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire. Et je me souviens avoir entendu le ministre ou son entourage dire qu’ils avaient demandé à la Commission son avis, l’objectif étant de prévenir pour ne pas avoir à guérir. Mais je n’en sais pas plus quant aux discussions qui ont pu avoir lieu.

En ce qui concerne le plan de restructuration de 2005, mon analyse est la suivante : nous avons fait de notre mieux pour le mettre en œuvre et nous en avons appliqué les principales dispositions. Ce plan était assez sévère, puisqu’en échange du 1,5 milliard d’euros qui était autorisé, il fallait réduire l’activité, diminuer le nombre de wagons et de locomotives, et rendre des sillons. Il fallait également appliquer un taux d’intérêt qui était celui des marchés, faire des rapports et atteindre toute une série d’indicateurs. Lorsque la concurrence est arrivée, entre mars 2003 sur les lignes internationales et mars 2006 sur les domestiques, ce sont dix-neuf opérateurs qui ont déferlé. Ceux-ci ne venaient pas sur le marché du wagon isolé et ne s’intéressaient pas à ce qui était structurellement déficitaire. Ils se positionnaient sur les trains entiers d’Arcelor, de Nestlé, de Danone ou des grandes coopératives agricoles, sur lesquels nous arrivions à gagner de l’argent. En peu de temps, la situation économique de Fret SNCF s’est profondément détériorée. Je me souviens que sur les tableaux de bord, nous perdions, chaque mois, un à deux points de parts de marché, simplement parce que nos concurrents n’avaient ni les charges de structure, ni les charges sociales, ni les rigidités de la SNCF. On avait l’habitude de dire, au sein de l’entreprise, qu’il suffisait d’arriver en France avec un Algeco et deux téléphones portables, puis de faire travailler des cheminots n’ayant pas le statut et des personnels au sol détachés – c’était avant la réforme des personnels détachés à l’échelle de l’Union européenne. Cette période était vraiment difficile. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour maintenir les objectifs de ce plan, mais il s’est fracassé sur la concurrence.

Vous me demandez si nous aurions pu gérer autrement : je le redis, monsieur le rapporteur, nous aurions aimé le faire par la croissance – et nous avons essayé. Mais, une fois encore, quand l’activité est structurellement déficitaire, parce qu’elle est pénalisée par des conditions de concurrence, c’est impossible, à moins de ne pas être un investisseur avisé. J’admets volontiers que nous n’étions pas obsédés par cette notion d’investisseur avisé, mais nous avions quand même conscience qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Pour commencer, je suis mal à l’aise avec le mot « gréviculture ». Rendre les cheminots en partie responsables, comme on l’a entendu à plusieurs reprises dans cette commission d’enquête, de l’incapacité de Fret SNCF à être une entreprise publique qui se développe, cela me dérange.

Quand vous êtes arrivé à la tête de la SNCF, vous avez lancé une offre publique d’achat (OPA) sur Geodis afin de l’inclure dans le transport de marchandises. On s’est aperçu qu’il y avait concurrence entre Fret SNCF et Geodis puisque, d’expérience – je suis cheminot en détachement –, on a vu des entreprises solliciter la SNCF pour du transport de marchandises et la SNCF leur répondre que ce n’était pas possible par du train, mais que ça l’était par du camion. Quel est l’intérêt pour la SNCF, qui veut relancer le fret ferroviaire public – un outil indispensable pour la transition écologique, qui est moins accidentogène, qui a des vertus sociales, y compris de réindustrialisation de bassins de vie –, de conserver une filiale comme Geodis, qui fait du dumping social, qui utilise des travailleurs détachés et qui, in fine, coule l’activité de Fret SNCF en lui faisant une concurrence tarifaire déloyale ?

Deuxièmement, vous n’avez pas répondu à la question sur la procédure de discontinuité. J’aimerais avoir votre avis sur ce qu’a proposé Clément Beaune, c’est-à-dire une diminution de 10 % des effectifs, un basculement d’une part du chiffre d’affaires ou encore la cession de vingt-trois flux de transport combiné, qui sont les plus rentables. Est-ce que vous jugez que cette procédure de discontinuité est la solution ou est-ce que l’on aurait pu faire différemment ? Nous avons auditionné quelqu’un que vous avez côtoyé, l’ancien ministre délégué chargé des transports, M. Jean-Baptiste Djebbari : il nous a dit que la solution de discontinuité n’était pas, pour lui, l’option prioritaire et qu’il fallait, peut-être, aller jusqu’au rapport de force pour obtenir autre chose. Alors que l’objectif partagé par tous est de relancer le fret ferroviaire, n’avez-vous pas l’impression que, finalement, cette décision va affaiblir un opérateur et le mettre en difficulté pendant plusieurs années ? On sait, par exemple, que la nouvelle entité ne pourra pas se porter candidate pendant dix ans sur le transport combiné et qu’elle manquera de conducteurs. M. Louis Gallois a dit ici, il y a quelques minutes, que la période allait être très difficile et qu’il y aurait des heures sombres pour Fret SNCF au lendemain de cette procédure de discontinuité. Tout cela sans aucune garantie – le ministre des transports le reconnaît – que la Commission européenne mette un terme à la procédure de remboursement des 5,5 milliards d’euros. Qu’en pensez-vous ?

M. Guillaume Pepy. Pour ce qui est de votre deuxième question, je vais beaucoup vous décevoir. Lorsque j’ai quitté la SNCF, j’ai dit à tout le monde – mes collègues, les personnels, les organisations syndicales, les administrateurs – que je ne suivrais aucun des dossiers de la SNCF et que j’observerais une obligation de réserve absolue. Elle est levée ici, parce qu’il s’agit d’une enquête parlementaire, mais en dehors de cette commission et de mon témoignage lors du procès de Brétigny, je n’ai pas dit trois mots sur la SNCF. Je me tiens donc à cette obligation de réserve : je ne lis pas d’articles et ne suis pas du tout l’actualité de la SNCF.

Je reviens, en revanche, sur Geodis. Au moment où nous faisons l’OPA sur cette entreprise, nos collègues allemands ont, dans l’orbite de la Deutsche Bahn, un grand logisticien nommé Schenker – l’entité s’appelle d’ailleurs DB Schenker aujourd’hui. Tout le monde pense alors que la complémentarité entre les différents modes de transport est le choix gagnant et qu’il faut aller en ce sens. Si vous vendez de l’entreposage à un client, vous allez pouvoir lui vendre du transport combiné, peut-être un train entier, et vous allez devenir son partenaire logistique. Mais cela n’a pas marché comme cela, parce que les grands groupes comme Arcelor-Mittal ou Danone ne veulent pas avoir un seul partenaire. Ils séparent leurs achats pour éviter d’être entre les mains d’un seul fournisseur. Ils font ce que les Anglo-Saxons appellent du cherry picking : ils picorent et choisissent ce qui les intéresse. Ainsi, ils ne vont pas forcément acheter du train entier à la SNCF, mais au contraire du wagon isolé, parce que l’entreprise est la seule à en faire. Je me souviens, par exemple, que nous nous sommes bagarrés pour conserver le trafic ferroviaire de l’aciérie de Saint-Chély d’Apcher. Cela coûtait les yeux de la tête, parce qu’aller à Saint-Chély d’Apcher pour faire du wagon isolé était économiquement complètement déraisonnable, mais nous voulions maintenir le wagon isolé et conserver la ligne. Nous l’avons donc fait, alors que, évidemment, aucun de nos concurrents n’était candidat pour le faire. Cette opération avec Geodis a donné certains résultats, en matière d’autoroutes ferroviaires ou de transport combiné notamment. Mais je partage en partie votre avis : le rêve de la complémentarité des modes ne s’est pas réalisé. Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où il n’y a pas d’harmonisation des conditions de concurrence entre les modes, c’est un peu la loi de la jungle. Il faut harmoniser les conditions de la concurrence pour que ce soit le service client, la fiabilité ou la ponctualité qui fassent la différence. Mais les conditions n’étaient pas réunies pour que l’on puisse tirer parti de cette opération.

M. le président David Valence. Parmi les spécificités de certains opérateurs de fret ferroviaire ou fluvial à l’étranger figure le fait que, lors de perturbations liées à des travaux, aux étiages ou à des mouvements sociaux, ils proposent à leurs clients une solution de remplacement. Dans ces cas de figure, la réponse de grands acteurs comme DB Cargo ou Rhenus est souvent : « Si d’aventure une difficulté nous empêchait de prendre en charge vos marchandises sur le mode de transport par lequel elles transitent d’habitude, on vous trouverait une autre solution le temps de cet empêchement, afin que vous puissiez ensuite utiliser à nouveau le mode initial prévu dans votre contrat. » Avez-vous essayé de mettre en place ce genre de clause de sécurisation au sein de Fret SNCF ?

M. Guillaume Pepy. Je vous remercie pour cette question. Lorsque c’était ponctuel, on y arrivait. Par ailleurs, en discutant avec les organisations syndicales lorsqu’il s’agissait d’un trafic vital, pour des produits périssables par exemple, on parvenait, de façon non officielle, à faire circuler le train. Mais quand on faisait face à des perturbations longues – comparables à celle provoquée par un éboulement de rochers entre la France et l’Italie, comme j’ai pu le lire récemment dans le journal – et que Fret SNCF devait sortir jusqu’à sept trains par jour d’Évian ou de Volvic ou des trains de voitures de Poissy ou de Sochaux, c’était matériellement ingérable. En effet, il aurait fallu 300 semi-remorques, circulant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour transférer tout le trafic.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué, en en faisant une pierre angulaire de ce qui aurait pu être le redressement du fret ferroviaire et de Fret SNCF, que le plan Borloo de 2009 n’avait pas été mis en œuvre. En contrepoint, il me semble vous avoir entendu porter une appréciation assez sévère sur la rapidité des changements entrepris sous le couvert, me semble-t-il, de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire adoptée en 2020. Pourriez-vous me confirmer cette appréciation ? Grâce à l’amélioration du réseau et à la réindustrialisation – processus nécessairement long –, croyez-vous que l’objectif d’un doublement de la part modale du fret ferroviaire en 2030 dans notre pays sera atteint ?

M. Guillaume Pepy. J’ai dû ne pas être suffisamment clair et je m’en excuse, car ma vie ferroviaire s’est arrêtée le 30 octobre 2019 – je n’ai pas passé le 1er novembre. J’ignore absolument tout de ce qui s’est produit depuis, pour les raisons que je vous ai indiquées.

Ce que j’ai dit, c’est que lorsque l’on se replonge dans les auditions de l’époque au Parlement, on ne peut que dresser le constat, terrible, d’une absence de conscience de l’urgence climatique. On voit certains députés ou sénateurs insister sur cette question, mais, globalement, la conscience n’était pas celle d’aujourd’hui. Le climat dominant au sein des instances européennes était hostile aux entreprises publiques nationales, qui faisaient alors figure de vestiges du passé ; il était au contraire favorable à la séparation, étanche, des infrastructures et des opérateurs. Il s’agissait d’ailleurs du principal sujet stratégique de mon mandat ; j’ai contribué, à ma toute petite échelle, à ce qu’on les réunisse et à ce que l’Union européenne arrête de bassiner tout le monde avec la séparation absolue, qui était la doxa à la fin des années 2000. Au point, d’ailleurs, que nous avons fait alliance avec la Deutsche Bahn pour ne pas laisser l’Union européenne casser le système. Mais il a fallu deux réformes, une première en 2015 et une définitive en 2018, pour qu’on lance le processus de réunification. En outre, personne ne faisait rien pour faire évoluer les conditions de la concurrence entre le rail et la route, et seule la concurrence intramodale est devenue réalité. J’ai répété lors de chacune de mes interventions devant la représentation nationale qu’il ne fallait jamais refaire cela ; qu’il ne fallait jamais introduire une concurrence intramodale sans qu’aucune précaution, aucune réforme d’accompagnement ni aucune période de transition ne permettent à cette concurrence de jouer son rôle.

Le contexte était à l’époque totalement différent de ce qu’il est aujourd’hui, et je suis très heureux que cette époque soit révolue.

M. le président David Valence. Nous vous remercions beaucoup, monsieur le président, pour ce témoignage précis et engagé, malgré la réserve à laquelle vous vous astreignez.

 


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13.   Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Bussereau, ancien ministre (19 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous entamons nos travaux de la matinée par l’audition de M. Dominique Bussereau. Monsieur le ministre, au même titre que M. Jean-Claude Gayssot et Mme Anne-Marie Idrac, que nous avons entendus la semaine dernière, vous avez consacré beaucoup d’énergie au secteur des transports, quand le monde politique n’en faisait pas nécessairement une priorité.

Fils et petit-fils de cheminot, vous avez effectué une partie de votre carrière à la SNCF. Comme parlementaire au cours des années 1990, vous avez participé à l’examen de textes importants qui ont notamment consacré la création de Réseau ferré de France (RFF) en février 1997. Vous êtes ensuite devenu à deux reprises secrétaire d’État aux transports, d’abord sous la présidence de Jacques Chirac de 2002 à 2004, puis de nouveau durant celle de Nicolas Sarkozy, de 2007 à 2010. Vous avez ainsi connu trois présidents du groupe public ferroviaire lors de vos fonctions, Louis Gallois, Anne-Marie Idrac et Guillaume Pepy.

Cette commission d’enquête poursuit deux objets. Il s’agit, d’une part, d’étudier le secteur ferroviaire en tant que mode de transport de marchandises et de comprendre pourquoi la part modale s’est si fortement dégradée depuis les années 1970 en France en comparaison avec les autres grands pays du ferroviaire en Europe comme l’Allemagne, la Belgique ou la Suisse.

Cette commission s’intéresse d’autre part à la place spécifique de Fret SNCF dans le contexte de l’ouverture à la concurrence prévue par les premier et deuxième paquets ferroviaires. Ce dernier a été préparé puis adopté entre 2002 et 2004, lorsque vous étiez secrétaire d’État aux transports dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin.

Nous souhaitons donc vous interroger sur le déclin de la part modale du fret ferroviaire du fait de la concurrence du transport routier, mais aussi sur les effets de la libéralisation, avec en ligne de mire la solution de la « discontinuité » récemment retenue par le ministre des transports pour extraire la SNCF d’une procédure de la Commission européenne portant sur plus de 5,3 milliards d’euros d’éventuelles aides d’État.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes ; puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Dominique Bussereau prête serment.)

M. Dominique Bussereau, ancien ministre. Je vous remercie de m’auditionner dans le cadre de votre commission. J’ai moi-même été rapporteur d’une commission d’enquête sur la SNCF en 1995, qui avait conduit à la loi de 1997 et la création de Réseau ferré de France (RFF). Je suis très heureux que l’Assemblée nationale ait choisi cette procédure, qui me permet de revenir dans cette maison qui m’est chère depuis 1986.

Je commencerai en soulignant que l’activité de fret de la Deutsche Bahn (DB) connaît une procédure d’examen de la Commission européenne similaire à celle qui est ouverte sur les conditions de financement de l’activité de fret de la SNCF. Les faits reprochés portent sur des accords de transfert des profits et pertes, des coûts de fonctionnement supportés par l’entreprise centrale DB, des prêts internes à court et moyen terme et des paiements fédéraux de fonctionnaires affectés à DB Cargo. Le sujet concerne ainsi les aides d’État, les mêmes, précisément, qui sont reprochées à la France.

À en juger par ce qui a été publié au Journal officiel de l’Union européenne, la défense du gouvernement allemand est à mes yeux assez faible, avec peu d’attention portée aux arguments environnementaux. Dans le cas allemand, le plaignant est connu : il s’agit de Lineas, l’opérateur ferroviaire belge ; dans le cas de la France, il n’y a plus de plaignant.

En septembre 2004, le gouvernement français a notifié des mesures de restructuration et de viabilité concernant la structure qui allait devenir Fret SNCF. Le contexte était différent : il se situait après l’adoption des deux paquets ferroviaires et en pleine discussion du troisième paquet, alors que l’ouverture à la concurrence était en cours, du moins en France. Le plan que nous avions proposé était assez lourd et comportait une baisse de 12 % du volume de fret, la réorganisation des modes de production, l’amélioration de la productivité et une restructuration financière. L’effort portait ainsi sur 1,5 milliard d’euros, dont 800 millions d’euros à la charge de l’État et 700 millions d’euros apportés par la SNCF elle-même. Il s’agissait donc bien d’une aide d’État, mais le dossier a été accepté pour plusieurs raisons : le Gouvernement s’était engagé à avancer de six mois l’ouverture du marché ferroviaire ; à ne verser les nouvelles aides d’État qu’au fur et à mesure de la réalisation du plan ; à rendre un rapport annuel à la Commission européenne ; nous avions également affirmé qu’il n’y avait pas eu par le passé d’aides d’État à la restructuration, ce qui n’était peut-être pas très réaliste.

Nous avons été suivis par la Commission, qui a considéré que le fret ferroviaire méritait un traitement spécifique et que, puisque notre plan allait réduire la part de volume d’activité de la SNCF, les concurrents en profiteraient, ce qui permettrait in fine de développer le volume du fret. Pour être tout à fait franc, je dois dire qu’à l’époque, le vice-président de la Commission en charge des transports était Jacques Barrot, et celui-ci a usé de tout son poids au sein de la Commission pour nous permettre de notifier ce plan sans difficulté. Les reproches actuels ressemblent à ceux qui existaient à l’époque, mais nous avions pu à ce moment-là notifier en amont et éviter l’engagement d’une procédure. Des erreurs ont certainement été commises sur le plan juridique, ce qui a permis à la Commission d’engager un bras de fer avec notre gouvernement.

Le plan de discontinuité présenté par le ministre Beaune est classique. Il présente l’inconvénient de faire disparaître des lignes radiales – lignes de conteneurs, autoroutes ferroviaires – au profit de concurrents de la SNCF, mais il offre l’avantage de permettre la poursuite de l’activité de fret par la SNCF, dans un pays où la part du fret ferroviaire n’est que de 11 % contre 17 % en Europe.

Par ailleurs, je crois profondément que, sans la concurrence, la part du fret serait tombée à 5 ou 6 %. La concurrence a réveillé l’activité de fret ferroviaire et a permis à la SNCF de réaliser des progrès de compétitivité dans tous les domaines, même si la moitié de ce fret est réalisée par des concurrents de la SNCF ou des filiales de la SNCF comme Captrain. Sans la concurrence, le fret ferroviaire en France aurait une part résiduelle de 2 à 3 %, c’était la part du fret en Grande-Bretagne avant que la libéralisation, contrairement à l’idée reçue, ne revitalise le secteur.

Ensuite, la concurrence permet toujours d’améliorer le report modal. On l’a vu avec les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP). Les opérateurs ferroviaires de proximité ont été développés par Jacques Chauvineau, ancien directeur de la SNCF et proche du parti communiste, homme remarquable à qui l’on doit la régionalisation ferroviaire. Sur le modèle des short lines américaines, ce type d’opérateur réalise du trafic sur du capillaire. Lorsque j’étais au Gouvernement, j’ai favorisé la transformation du port de La Rochelle en grand port maritime. Le port de La Rochelle a atteint une part de fret ferroviaire de 17,5 % grâce à l’installation d’un opérateur ferroviaire de proximité qui a contraint la SNCF à améliorer sa productivité. La part du ferroviaire en a presque été multipliée par trois. Je regrette que l’on n'accorde pas plus d’importance aux OFP, qui constituent un moyen formidable de développer le fret ferroviaire de proximité.

Enfin, nous n’en serions pas là si un gouvernement n’avait pas eu la fâcheuse idée d’interrompre l’écotaxe. Si l’écotaxe telle que nous l’avions conçue avec Jean-Louis Borloo était en vigueur, elle dégagerait tous les ans plus de 7 milliards d’euros au service du transport public, dont une grande partie pour le ferroviaire, mais aussi une partie pour le fluvial et le transport public urbain. Son abandon est dû aux protestations des Bretons, notamment d’un grand ministre breton à quelques mois des élections régionales… Tant que nous ne recréerons pas une ressource de cette nature, nous n’aurons pas les moyens financiers suffisants. À l’époque, nous avions calculé que le coût aurait représenté une augmentation de 2 centimes d’euro pour un kilo de tomates entre Paimpol et Rungis, coût qui aurait été supporté par les grandes surfaces et non par les producteurs ou les transporteurs.

Je continue de militer en faveur de cette écotaxe qui permet de taxer le transport routier, en particulier international. J’ai été pendant quarante-cinq ans élu d’un département traversé par la route nationale 10, un axe gratuit – contrairement à l’autoroute – où passe un poids lourd toutes les quinze à vingt secondes. Ces poids lourds, en provenance du Maroc, du Portugal et de l’Espagne n’apportent rien à l’économie française, ni à notre système de transports.

M. le président David Valence. La procédure d’enquête approfondie ouverte le 18 janvier dernier par la Commission porte sur une période prolongée – de 2006 à 2019 – d’aides publiques accordées à Fret SNCF. Au moment où vous échangiez avec le groupe public ferroviaire et où vous siégiez au conseil des ministres des transports de l’Union européenne, aviez-vous conscience que des difficultés pourraient voir le jour avec la Commission ? Avez-vous eu des échanges avec elle à ce propos ?

Ensuite, la part modale du fret a moins régressé depuis les années 1980 et 1990 dans les pays européens qu’en France. En Allemagne, en Belgique et en Suisse, le maintien de la part modale du fret serait dû à des politiques de soutien public plus précoces et plus affirmées, notamment à travers l’aide à la pince et aux péages. Ces aides permettaient de compenser le déficit de rentabilité des segments qui ne sont pas stabilisés par nature comme le wagon isolé. Plusieurs intervenants que nous avons reçus ont regretté que la France ne se soit pas engagée aussi tôt dans une dynamique équivalente. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Vous avez évoqué ce premier plan mis en œuvre par Louis Gallois pour Fret SNCF lorsque vous étiez secrétaire d’État aux transports. Diriez-vous qu’il s’agissait d’un plan de gestion par les coûts ?

Enfin, vous étiez également secrétaire d’État au moment où la SNCF a lancé une offre publique d’achat (OPA) sur Geodis en 2008. À quelle stratégie répondait cette offre ? Estimez-vous que le résultat de cette opération a été véritablement à la hauteur des attentes ?

M. Dominique Bussereau. S’agissant des aides publiques, lorsque nous avons mené un nouveau plan fret avec Jean-Louis Borloo, nous avions le sentiment que nous agissions dans l’esprit de l’accord que Jacques Barrot nous avait donné au nom de la Commission européenne. À cette époque, la France présidait l’Union européenne et j’ai moi-même présidé pendant six mois le conseil des ministres des transports de l’Union. Le commissaire européen aux transports était l’actuel ministre des affaires étrangères italien, M. Antonio Tajani. Nous n’avons pas eu d’alerte de la part de la Commission et nous sommes restés dans l’esprit des accords conclus avec Jacques Barrot. Peut-être n’avons-nous pas été suffisamment attentifs ?

Ensuite, la SNCF n’a pas toujours été amoureuse de son fret. Mon parrain était conducteur de train quand j’étais enfant. Lorsqu’il conduisait un train de marchandises, il parlait d’un « train de patachon ». Les trains de fret étaient considérés comme une activité moins noble, même si les records de nos deux grandes gares de triage, Villeneuve-Saint-Georges et Saint-Pierre-des-Corps ont été atteints en 1974. Le déclin a commencé à cette période, qui a vu aussi l’achèvement du réseau autoroutier français.

J’ai toujours pensé que les aides à la pince n’étaient pas d’une efficacité absolue, mais nous y avons tous procédé. S’agissant des péages, j’ai été membre du premier conseil d’administration de Réseau ferré de France, que présidait le remarquable Claude Martinand. Nous avons mené dès le départ une politique de péages favorable au fret, mais en vingt ans les travaux ferroviaires sont devenus des travaux de nuit ce qui a cassé les sillons traditionnellement utilisés pour le fret. À titre d’exemple, sur la ligne classique Paris-Bordeaux, qui passe par Orléans, Saint-Pierre-des-Corps, Poitiers et Angoulême, une seule voie est en circulation la nuit. L’organisation du système de travaux ferroviaires n’a donc pas favorisé les choses.

Le plan de Louis Gallois était ambitieux. Il a commandé un grand nombre de locomotives diesel. On lui reproche d’en avoir commandé trop et il est vrai qu’une partie de ce parc est aujourd’hui sous-utilisée. Mais il a fait le pari d’une politique de l’offre et, en matière de transports publics ou de transports longue distance, cette approche me semble toujours pertinente si l’on veut développer les trafics. C’est d’ailleurs la démarche adoptée par de nombreuses régions avec leurs TER.

L’OPA sur Geodis était nécessaire, même si l’activité TGV est désormais plus rentable que l’activité de Geodis. Dans le même ordre d’idée, j’ai toujours pensé que DB Cargo avait fait le bon choix en achetant Schenker pour disposer d’un grand logisticien et présenter une offre complète. Pendant douze ans, avec l’autorisation du déontologue de l’Assemblée nationale, j’ai été administrateur de CMA CGM. J’ai bien vu comment cette compagnie a mené ces dernières années une politique achats de logisticiens et d’entrepôts – rachat du suisse CEVA Logistics. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, un transporteur, qu’il s’agisse d’une compagnie maritime, ferroviaire ou aérienne, a tout intérêt à s’appuyer sur un groupe de logistique. La SNCF a certainement trop tardé à le faire.

Anne-Marie Idrac, alors présidente de la SNCF, et le président de la DB de l’époque avaient réfléchi à construire un système dans lequel la SNCF aurait repris l’activité voyageurs de la DB et où la DB aurait en contrepartie repris l’activité fret de la SNCF. Ce montage aurait permis d’avoir un seul opérateur franco-allemand sur les longues distances. J’avoue qu’il m’arrive de regretter que nous ne soyons pas allés plus loin. Par la suite, les relations entre les présidents des deux compagnies ferroviaires n’ont pas toujours été aussi bonnes. Cette opération franco-allemande aurait été intelligente, chacun mettant au service de l’autre les forces de son système ferroviaire.

M. le président David Valence. Je pense que mes collègues reviendront sur ce projet, dont nous avons entendu parler de manière un peu elliptique à plusieurs reprises et qui aurait pu constituer en quelque sorte l’Airbus du rail.

M. Dominique Bussereau. C’était également l’idée du rapprochement entre Alstom et Siemens.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Selon vous, sans la concurrence, nous aurions souffert d’un effondrement encore plus prononcé du fret dans notre pays. Vous avez évoqué un seuil de 2 à 3 %. Considérez-vous que la concurrence, telle qu’elle s’est développée à partir des années 2008-2010, est adaptée à un tel marché ?

Les personnalités auditionnées, mais également les commentaires d’un certain nombre d’économistes, y compris ceux ouverts au libéralisme, estiment que dans un cadre concurrentiel, ce marché ne dégage que des marges extrêmement étroites, voire négatives, compte tenu de ses spécificités, notamment en matière de charges d’exploitation.

Par ailleurs, les impétrants sortent et rentrent très souvent de ce marché, qui semble totalement atone. Hier encore, il nous était signifié que la question ne portait pas tant sur l’opérateur Fret SNCF et les multiples plans qui l’ont affecté, que sur l’immaturité du marché lui-même. En fin de compte, avec ou sans libéralisation, on peut avoir le sentiment que « la vérité est ailleurs ». Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Vous avez également indiqué que le plan de discontinuité était somme toute une sortie classique, mais qui comporte un grand nombre d’inconvénients pour l’avenir. Nous entamons une stratégie nationale de développement du fret ferroviaire depuis deux ans. Les enjeux de réseau sont considérables et nous sommes à l’amorce d’une réindustrialisation qui prendra du temps. Les acteurs de la filière craignent ce plan de discontinuité. Considérez-vous que nous sommes toujours en situation d’honorer l’objectif majeur de doublement du trafic de fret ferroviaire à l’horizon 2030 ?

Enfin, vous avez été l’un des rares à émettre une comparaison avec la procédure engagée à Bruxelles contre DB Cargo. Vous avez clairement indiqué que la trajectoire de l’opérateur allemand est comparable à celle de Fret SNCF. La défense du gouvernement allemand vous paraît assez faible pour le moment. D’autres échos qui nous parviennent semblent témoigner d’une confiance du gouvernement allemand et de la DB. Pouvez-vous développer votre point de vue ?

M. le président David Valence. Je précise que le ministre des transports a indiqué, en réponse à nos questions, qu’il ne souhaitait pas se prononcer sur une procédure ouverte à l’encontre d’une entreprise d’un État membre de l’Union européenne.

M. Dominique Bussereau. Je suis « un libéral qui se soigne ». Je suis conscient des inconvénients qu’une extrême concurrence peut entraîner et la Commission européenne nous a parfois habitués à un grand dogmatisme en la matière. Cependant, je constate aussi que, sans la concurrence, le transport aérien ne se serait pas démocratisé. À l’époque où Air France avait le monopole du transport vers les Antilles ou la Réunion, les tarifs étaient extraordinairement élevés, ce qui empêchait nos compatriotes ultramarins de venir en métropole. Cela n’est plus le cas désormais, les prix ont considérablement diminué. La concurrence présente donc malgré tout quelques vertus.

Sans l’ouverture à la concurrence, le fret se serait probablement écroulé. En effet, le fret ferroviaire n’était plus dans l’air du temps, compte tenu de la concurrence exacerbée du transport routier. La concurrence a donc permis de développer de nouveaux marchés, comme je le disais tout à l’heure avec l’exemple du port de La Rochelle.

Je me souviens d’un leader syndical très connu qui m’avait appelé un jour pour me dire qu’un train de fret allemand avait « brûlé le carré » en gare de Toulouse Matabiau, c’est-à-dire qu’il n’avait pas tenu compte des deux feux rouges. Il m’avait fait part de son indignation et avait conclu en disant : « Tu vois où ça mène, la concurrence. » Après enquête, j’avais rappelé le leader syndical pour lui donner l’information suivante : le conducteur du train était un ancien délégué de son syndicat au dépôt de Toulouse, qui avait été embauché à sa retraite par un exploitant allemand. Notre conversation s’était arrêtée là.

Existe-t-il réellement un marché ? Je le crois. Quand on observe le système portuaire français, les reports modaux sont ridicules, à part à Dunkerque grâce à la spécificité sidérurgique et à La Rochelle grâce aux OFP. À Fos-sur-Mer par exemple, où la voie est unique, les trafics sont très faibles. Quand nous voulions développer le fret modal au Havre, la ligne classique par la vallée de la Seine était occupée. À Mantes-la-Jolie, le problème sera réglé par le « saut-de-mouton », mais nous n’en étions pas encore là. Nous avons donc décidé de rouvrir l’itinéraire Serqueux-Gisors, un itinéraire plus au nord. Les régions ont également fait circuler des TER pour montrer que la ligne n’était pas seulement dévolue au fret. Mais les mêmes populations qui critiquaient le nombre de poids lourds circulant en Normandie ont hurlé à l’occasion de la réouverture de la ligne de fret.

La mondialisation aurait pu changer la donne : avoir des trains capables d’aller d’un bout à l’autre de l’Europe en surmontant les problèmes d’écartement de rails quand ils se posent offre une chance extraordinaire au trafic ferroviaire. Pourquoi les compagnies ferroviaires américaines sont désormais parmi les plus profitables alors qu’elles étaient complètement en faillite il y a vingt ans ? Parce que l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a établi un marché ferroviaire extraordinaire qui permet à un train d’aller de Vancouver à Mexico, de Montréal au sud de la Floride.

L’Europe est enfin redevenue un grand continent, malgré les problèmes de signalisation, d’écartement et d’alimentation en Ukraine. Jusqu’à la crise actuelle avec la Russie, quarante trains en provenance de Chine circulaient chaque semaine en France. Un importateur avait le choix entre l’avion, rapide mais très cher ; le bateau, lent – trois semaines à un mois – mais peu coûteux ; et une solution ferroviaire intermédiaire – quinze jours à trois semaines – avec des lignes partant de Lyon, d’Allemagne et d’Italie. Dans une Europe-continent, les capacités de développement du fret ferroviaire en France et sur l’ensemble du continent européen sont extraordinaires. Puisque certains axes routiers sont saturés, les seules solutions disponibles sont le transport fluvial et surtout le ferroviaire.

Le plan de discontinuité est certes « classique » mais il comporte un grand nombre d’inconvénients, notamment pour les personnels qui vont changer d’affectation au sein du groupe SNCF. Il est regrettable que Fret SNCF perde un certain nombre de liaisons d’autoroutes ferroviaires sur lesquelles elle avait commencé à obtenir de bons résultats. Fallait-il accepter une amende ? Fallait-il négocier ? Je pense qu’il fallait négocier. La Commission n’a peut-être pas suffisamment retenu les critères environnementaux et a trop privilégié les critères concurrentiels. Cela ne serait pas la première fois – ni la dernière, malheureusement !

La défense de DB Cargo me semble faible parce qu’elle ne joue pas suffisamment sur les critères environnementaux. Les infrastructures autoroutières allemandes sont très abîmées, malgré l’écotaxe en vigueur, la LKW-Maut. De fait, les Français s’aperçoivent que le réseau ferroviaire allemand est aussi abîmé que le nôtre et le réseau autoroutier plus fragile.

J’estime donc que les débuts de la procédure mériteraient une défense allemande mieux argumentée. Nonobstant la sempiternelle concurrence entre la DB et la SNCF, il aurait peut-être été envisageable de mettre en œuvre une défense commune des deux principales entreprises ferroviaires européennes. Pour l’avenir du rail en Europe, je souhaite que nos amis allemands trouvent également une solution. J’observe, monsieur le président, que dans votre plan de développement régional de la région Grand Est, vous envisagez des lignes transfrontalières. Vous avez amplement raison !

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Ma première question porte sur l’attribution des sillons aux trains de fret. Vous indiquez que les travaux de nuit ont conduit à la fermeture de certains axes.

Avant d’être député, je travaillais à la SNCF. J’ai vécu cette situation où des sous-traitants étaient utilisés dans le cadre d’opérations de travaux. Afin de réduire les risques, car ces sous-traitants ne bénéficiaient pas de la même formation que les cheminots, les voies étaient fermées en intégralité, afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’accidents.

Une des solutions promues par les organisations syndicales consiste faire réaliser les opérations de travaux exclusivement en interne, par des cheminots formés aux risques ferroviaires, ce qui permettrait de maintenir la circulation des trains sur des voies contiguës. Par le passé, on savait faire circuler des trains sur des voies en travaux. Qu’en pensez-vous ?

Ensuite, je souhaite vous interroger sur la situation de Geodis. Hier, nous avons interrogé Guillaume Pepy qui a lui-même reconnu que « le rêve de la complémentarité de nos modes de transport a été un échec ». N’est-il pas contradictoire que la SNCF ait en son sein une filiale de transport routier de marchandises, premier opérateur européen, qui concurrence l’activité de fret SNCF ? Dans de nombreux cas, des entreprises sollicitent la SNCF pour effectuer du transport de marchandises, mais Geodis finit par remporter le marché.

Enfin, vous avez évoqué la procédure que la Commission européenne a lancée à l’encontre de la DB et la faiblesse des arguments de type environnemental défendus par cette société. La France ne peut-elle pas, pour se défendre, mettre en avant la politique de transition écologique offensive de l’Union européenne et le risque de report modal inversé si l’on transfère vingt-trois flux de Fret SNCF comme le prévoit le plan de discontinuité ?

M. Dominique Bussereau. Lorsque j’étais enfant, il m’est arrivé de visiter des chantiers de renouvellement se déroulant en plein jour. Mais le vieillissement du réseau s’est accentué et la somme des travaux ferroviaires à réaliser aujourd’hui est bien plus importante qu’elle ne le fut. Mon département dispose d’un grand nombre de voies uniques, notamment à partir de l’étoile de Saintes, ouverte au trafic des TER. Dans ce cas, il est plus simple de fermer des voies pour conduire un chantier de rénovation ou de signalisation plus rapidement. En raison du vieillissement du réseau et des conflits de sillon, les travaux sont désormais exclusivement effectués la nuit.

Serait-il possible d’internaliser, en embauchant plus de personnels à SNCF Réseau pour conduire ces travaux ? Ce débat appartient aux gestionnaires de la SNCF. J’ai récemment visité des chantiers menés par Eiffage, Colas, Vinci ou Transalp. Ils demeurent malgré tout très encadrés par les personnels de SNCF Réseau. Les cheminots sont très attentifs à la restitution, pour que les premiers trains du matin puissent passer. SNCF Réseau est de fait très exigeante avec les entreprises sous-traitantes qui rendent les travaux avec retard. Il est certainement possible de faire mieux, mais je ne suis pas suffisamment spécialiste de ce sujet. Je ne connais pas bien le contenu des contrats de plan État-région (CPER) ni s’ils comportent encore beaucoup d’éléments relatifs au ferroviaire mais, si tel est le cas, il faudra gérer la question des travaux avec la plus grande attention.

Ensuite, je pense qu’un opérateur ferroviaire doit pouvoir disposer d’une palette de métiers. J’ai été pendant onze ans administrateur puis censeur de CMA CGM. Après la période du covid, où la compagnie a gagné beaucoup d’argent, elle a acheté un grand logisticien, des terminaux, des entrepôts, des livreurs du dernier kilomètre… Un grand opérateur de transport, qu’il soit ferroviaire, aérien, maritime ou fluvial doit disposer d’une gamme complète à proposer – logistique, livraison, etc. – pour avoir plus de chances d’être retenu pour le transport principal que s’il propose juste une offre brute de wagon isolé ou de train complet. DB l’a bien compris en rachetant Schenker, qui a constitué un véritable atout pour prendre des marchés.

La procédure de discontinuité comporte effectivement un risque sur e report modal inversé et le ministre Clément Beaune l’a d’ailleurs dit publiquement. C’est la raison pour laquelle il me semble regrettable de ne pas penser à la remise en service de l’écotaxe. Sans une taxation raisonnable du transport routier français et international sur les autoroutes gratuites, sur les routes nationales, voire sur certaines routes départementales parallèles à des axes nationaux – une partie de l’écotaxe serait naturellement versée aux départements –, on n’y parviendra pas.

Le ministre Clément Beaune envisage de taxer l’aérien. Les gestionnaires d’aéroports publics ou privés français ou les compagnies aériennes estiment à juste titre être le système le plus taxé au monde. L’aérien ne peut pas être taxé à l’infini. Le secteur maritime est quant à lui un domaine complètement mondialisé. On peut améliorer sa décarbonation et l’Organisation maritime internationale (OMI) a enfin pris des positions courageuses en la matière. Il faut revenir à une écotaxe pour la route : c’est le seul moyen de trouver de l’argent et d’éviter un report modal sur la route. Contrairement aux propos des démagogues, les portiques visaient seulement à s’assurer que les camions embarquaient bien un petit terminal, comme c’est le cas en Allemagne. Les entreprises françaises sont d’ailleurs en pointe dans ce domaine et le système est compatible avec les autres systèmes européens.

Il faut également promouvoir le fluvial, car le fluvial et le ferroviaire représentent des modes de transport lourds parfaitement adaptés au XXIe siècle. Louis Armand disait que si le chemin de fer franchissait le XXe siècle, il serait le modèle d’avenir du XXI siècle. Or on construit aujourd’hui des lignes de train partout dans le monde, on développe des réseaux, notamment à grande vitesse en Asie et en Afrique. Le transport de voyageurs de la SNCF se porte bien en volume, je suis profondément optimiste sur le fait que le fret en bénéficiera également.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué l’appétence des chargeurs pour des solutions logistiques complètes, qui combinent l’ensemble des flux de transport de leurs marchandises. Ces propos entrent en légère contradiction avec ceux tenus hier par M. Guillaume Pepy, qui nous indiquait que de nombreux grands comptes préfèrent s’adresser à des transporteurs différents.

Vous avez mentionné mon expérience régionale et le dialogue que nous menons avec les chargeurs. La région dont je suis élu est une des rares régions qui investit depuis longtemps dans le fret ferroviaire et l’infrastructure. Quand je discute avec des céréaliers, j’ai plutôt tendance à entendre ce que vous venez de dire, mais je peux me tromper.

Ma deuxième remarque concerne l’investissement dans l’infrastructure. Ce sujet n’a pas encore été évoqué dans cette commission, mais il constitue un véritable problème pour l’élaboration d’une stratégie européenne. Les montants consacrés aux infrastructures ont augmenté à partir de 2003, même s’ils demeurent insuffisants. Cette augmentation a permis d’enrayer le vieillissement du réseau, à défaut de permettre son rajeunissement.

Vous avez également mentionné les CPER. Les lettres de mission envoyées aux préfets à ce sujet contiennent un élément singulier : la part d’investissement réservée aux investissements dédiés au fret ferroviaire. Pour les prochains CPER, l’État annonce ainsi 930 millions d’euros d’investissements dans les infrastructures de fret ferroviaire, qui pourront concerner les lignes capillaires de fret, les gares de triage ou d’autres éléments de modernisation spécifiquement destinés au fret comme la digitalisation des gares de triage. L’État entend ici engager un investissement au moins à parité avec celui des régions.

M. Hendrik Davi (LFI-NUPES). Je ne suis pas cheminot, mais un chercheur qui a travaillé pendant vingt ans sur les conséquences du changement climatique sur les forêts. Le rôle du fret pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre m’intéresse donc particulièrement.

J’ai été frappé par votre discours sur la productivité. Le plan de discontinuité va ainsi entraîner une ouverture encore plus marquée à la concurrence, alors même que le fret est déjà très concurrencé par les transports routiers. Il n’est pas anodin que nos routes soient encombrées de camions en provenance d’Europe de l’est, dont les chauffeurs sont soumis à des rythmes épuisants.

Comment pourrait-on mieux réguler le transport routier ? Si cette régulation n’intervient pas, le fret continuera de subir une concurrence exacerbée. En réalité, la productivité peut être accrue de deux manières : soit par l’amélioration des process et de la technique, soit par l’intensification du travail, laquelle comporte des risques psychosociaux désormais bien documentés – voir le film sur le procès France Télécom.

Vous étiez ministre lorsque la mise en concurrence a été renforcée et a conduit à l’augmentation de la productivité, dont vous vous félicitiez. Quelles mesures avez-vous mises en œuvre pour limiter l’augmentation des risques psychosociaux au sein de la SNCF ? Que pensez-vous des risques associés au plan de discontinuité, qui va se traduire par la cession de 30 % du marché à la concurrence et par la suppression de 453 postes ?

Enfin, il me semble un peu trop facile de dire que vous n’avez peut-être pas été suffisamment attentifs. Soit la Commission a changé de politique de manière incohérente – dans ce cas, il aurait fallu désobéir –, soit des erreurs ont été commises par ceux qui étaient aux responsabilités. Quand un employé commet des erreurs, que ce soit dans le public ou dans le privé, il est sanctionné. Qui a été fautif ? La Commission en faisant preuve d’incohérence, ou les dirigeants français en faisant preuve de négligence ?

M. le président David Valence. Un des constats que nous faisons régulièrement est que le développement de la part modale du fret ferroviaire a été tardivement investi par ceux qui parlaient de transition écologique. Le lien ne s’est effectué que très progressivement : ce qui nous paraît évident aujourd’hui – développer le fret ferroviaire revient finalement à agir en faveur du climat – n’était pas aussi explicite dans le débat public au début des années 2000.

M. Dominique Bussereau. J’ai quitté le Gouvernement en novembre 2007. À l’époque, le plan fret élaboré avec Guillaume Pepy et Jean-Louis Borloo se situait encore dans l’esprit de l’accord passé avec Jacques Barrot. À la lecture de la presse allemande, on observe que le débat actuel autour de la DB porte sur l’équilibre entre concurrence et environnement. Pour ma part, j’estime que la Commission doit d’abord privilégier les critères environnementaux. Telle est la position de la France et je considère que le gouvernement allemand devrait également argumenter en ce sens.

Au-delà, ce sujet dépend également des rapports de force entre commissaires : à l’époque, Jacques Barrot n’était pas seulement commissaire chargé des transports, il était également vice-président de la Commission. Cela influe sur la manière dont les dossiers sont présentés au Conseil des ministres des transports.

Ensuite, la productivité ne consiste pas nécessairement à « faire trimer » davantage les salariés. Dans les buttes de triage, il y a trente ans, certains cheminots exerçaient un métier très dangereux, qui consistait à « caler » les wagons qui descendaient de la butte à l’aide de sabots. Par la suite, des freins ont été utilisés, commandés depuis le poste de débranchement de la butte. Aujourd’hui, le numérique permet une gestion moderne du fret, qui permet d’éviter les risques psychosociaux. Le fret pourrait très bien bénéficier de tous les acquis de l’intelligence artificielle. Je regrette que nous n’ayons pas développé en Europe un attelage automatique unique pour les wagons de marchandise. Il me semble donc possible d’améliorer la productivité grâce à la technologie, sans pour autant faire travailler plus ou plus dangereusement les opérateurs ferroviaires et leurs personnels.

Personne n’a encore prononcé le mot maudit d’« écotaxe », mais je répète qu’il est nécessaire de la remettre en vigueur si l’on veut éviter qu’une partie du flux ne s’oriente vers la route. Si un gouvernement n’a pas le courage politique de rétablir une écotaxe comme l’ont fait les Anglais, les Allemands, les Belges, les Slovènes ou les Autrichiens, les ressources manqueront. En l’absence d’écotaxe, le transport routier se trouve en quelque sorte subventionné. Le chauffeur routier espagnol passe par le sud de mon département, la Charente-Maritime, pour rejoindre Angoulême, où il bifurque ensuite à l’est pour rejoindre l’Allemagne par la route Centre-Europe Atlantique. En France il ne fait pas un plein d’essence, il n’achète rien du tout, il ne dépense pas un centime au profit de l’économie française et ne contribue donc pas aux dépenses afférentes à l’entretien des routes.

Tant que nous conservons un système aussi laxiste vis-à-vis du routier, nous ouvrons la porte au report modal et à une concurrence exacerbée. Les chauffeurs routiers de certains pays de l’Europe de l’Est sont en outre très mal payés. Dans ces conditions, les coûts de revient du ferroviaire demeureront nettement plus élevés que ceux du transport routier. Il faut donc avoir le courage d’instaurer cette écotaxe et son infrastructure. Tout était prêt : les personnels avaient été recrutés, le centre avait été installé à Metz, les matériels avaient été achetés et stockés. Mais la démagogie de certains élus locaux, de certains acteurs économiques et du transport routier a fait son œuvre. Je rappelle que nous avions accordé le 35 tonnes et la fin de la taxe à l’essieu en échange de l’écotaxe, mais tout le monde l’a oublié. Malheureusement, Mme Royal a tout arrêté.

Il y a eu là un immense gâchis, y compris juridique. Pendant plusieurs années, le Parlement a oublié de retirer la mesure législative qu’était l’écotaxe. On s’est retrouvé dans une situation qui porte un nom très compliqué en droit, mais qui relève en principe de la cour d’assises : les responsables publics n’ont pas perçu un impôt qui avait pourtant été voté par le Parlement. De fait, plusieurs années se sont écoulées avant que le Parlement ne retire cet impôt fictif.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. On entend souvent dire que la question climatique est arrivée assez tardivement dans le débat public, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, à l’occasion du Grenelle de l’environnement. À la relecture de l’accord signé entre la France et la Commission européenne en 2005, j’ai malgré tout été surpris de constater que le changement climatique était textuellement mentionné à l’appui de la politique de revitalisation du rail. Le coût des externalités négatives y est en outre chiffré : il est estimé que le coût des externalités générées par le trafic routier est de 88 euros pour 1 000 kilomètres contre 18 euros pour le rail. Au total, 80 % des externalités négatives générées par l’ensemble des modes de transport – pollution, bruit, changement climatique – proviennent de la route.

Au sein de cette commission, nous sommes quelques-uns à nous interroger sur le bien-fondé du choix de la discontinuité. Vous pensez que les plaidoyers français et allemand auraient pu être davantage unifiés, notamment sur l’enjeu écologique. Les arguments écologiques auraient-ils vraiment pu permettre, à un moment ou à un autre, de « passer l’éponge » et d’éviter un plan de discontinuité aussi drastique ?

M. le président David Valence. Pour ma part, j’ai affirmé à plusieurs reprises que le lien entre le fret ferroviaire et la transition écologique était moins présent dans le passé. Une simple analyse lexicométrique des débats au Parlement entre 1997 et 2002 est éclairante. Jean-Claude Gayssot a dû employer deux ou trois fois le terme « environnement » au cours des dizaines et dizaines d’interventions qu’il a effectuées sur le fret ferroviaire.

De fait, jusqu’à récemment, on associait peu le report modal et la transition écologique. On pensait que la transition énergétique des moyens de transport actuels suffirait à porter l’essentiel de la décarbonation des transports, sans qu’il soit nécessaire de changer la répartition modale. Depuis peu, on s’aperçoit que le report modal sera nécessaire lui aussi.

M. Dominique Bussereau. Vous avez raison tous les deux. L’Allemagne conduit des essais d’électrification des autoroutes via des caténaires, qui ressemblent finalement plus à des fils de trolleybus. Pour ma part, je considère qu’il est absurde de placer des caténaires au-dessus d’une autoroute : une caténaire au-dessus d’une autoroute, ça s’appelle une voie ferrée ! En outre, l’Allemagne rétropédale sur l’hydrogène, à juste titre, en raison des progrès réalisés dans le domaine des batteries. La batterie constitue ainsi une première réponse, plutôt pour le transport de voyageurs. De même, il est question d’électrifier des lignes que l’on ne pensait plus électrifier plutôt que de songer à l’hydrogène : dans certains cas, les vieilles solutions peuvent être les bonnes solutions.

Il est exact que l’assimilation entre la lutte contre le changement climatique et le développement du transport public, dont le ferroviaire, est assez récente. En 1974, il ne restait plus que trois lignes de tramway !

Le transport ferroviaire n’est plus considéré comme ringard aujourd’hui. Je me souviens ainsi d’une exposition de la délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) que j’avais visitée lorsque j’étais lycéen, en 1965. Elle présentait le mode de transport de la France prévu en l’an 2000, qui reposait sur le monorail, sur le modèle de la vallée de la Wupper en Allemagne. La même exposition faite dans les années 1990 par la même DATAR montrait une France couverte par un réseau d’aérotrains. On a quand même « pédalé dans la choucroute ». L’économiste et humoriste français Georges Elgozy avait eu le bon mot suivant : « L’aérotrain est une invention française de génie qui dessert à 430 kilomètres heure un champ de blé et un champ de colza au nord d’Orléans. »

L’aérotrain est mort en raison de la crise énergétique, mais dans ces années-là, le chemin de fer n’était plus moderne. Il a fallu l’arrivée de la grande vitesse, originaire du Japon, pour redonner une pertinence au transport ferroviaire. Les pays européens s’y sont mis et la régionalisation a permis aux régions de s’emparer à juste titre du transport ferroviaire. Aujourd’hui, le fret doit être au cœur du débat.

Monsieur le président, les chiffres que vous avez mentionnés au sujet des CPER constituent une bonne nouvelle. Jusqu’à présent, à part quelques lignes de desserte portuaire, les CPER mentionnaient peu le fret ferroviaire. Mais pour investir, il faut avoir de l’argent et aller le chercher là où il est. Il n’est pas question de ponctionner le contribuable, qui l’est déjà suffisamment. La contribution doit émaner du transport routier français et international et être affectée au transport public, en particulier au fret ferroviaire, mais aussi au fluvial, qui doit être envisagé de manière complémentaire.

M. Nicolas Ray (LR). La Commission européenne a lancé en janvier 2023 une procédure contre la France à propos d’aides accordées à Fret SNCF qu’elle juge illégales. Deux solutions sont envisageables : l’amende, qui n’est pas acceptable, et le plan de discontinuité, que vous avez déjà évoqué. Quelle est pour vous la meilleure solution pour sortir de l’impasse actuelle ?

Je connais votre attachement à l’Europe. N’êtes-vous pas comme moi désespéré par le choix de la Commission européenne de mettre en œuvre à marche forcée ce dogme de la concurrence, surtout dans un secteur qui ne s’y prête pas, compte tenu des montants importants d’investissement qu’il nécessite ? En définitive, la politique de la Commission européenne ne renforce-t-elle pas le sentiment anti-européen chez nos concitoyens ?

M. Dominique Bussereau. Vous avez bien posé les termes du débat : ici, il n’y a que deux mauvaises solutions : soit payer une amende excessive, soit mettre en œuvre un plan de discontinuité qui affaiblit dans un premier temps la SNCF, même si l’on peut espérer que l’on trouvera des opérateurs pour reprendre les vingt-trois liaisons dont Fret SNCF doit se séparer. Dans ce cadre, la solution de discontinuité retenue par Clément Beaune est la moins mauvaise, même si je ne vous réponds pas ceci de gaieté de cœur.

Si la relation franco-allemande actuelle est loin d’être parfaite, la relation entre la Deutsche Bahn et la SNCF a toujours été compliquée. Il a été difficile de diriger le Thalys vers les destinations allemandes et le projet de train de nuit Paris-Berlin a longtemps été ralenti. Alors que la coopération militaire avec l’Allemagne et la coopération dans le cadre d’Airbus fonctionnent bien, la DB et la SNCF, les deux « monstres » du transport ferroviaire européens, se sont toujours conduites comme des ennemis de classe. Dans le domaine aérien, la relation entre Air France et la Lufthansa est plus apaisée. Au niveau politique, la relation a malheureusement un peu perdu de la chaleur.

L’Europe a raison de développer la concurrence. Les régions peuvent en témoigner. Lors des premiers appels d’offres pour les TER des régions Pays de la Loire ou des Hauts-de-France, la SNCF a gagné parce qu’elle a été obligée de s’aligner et de proposer de meilleures conditions que celles qu’elle pratiquait au préalable en termes de fréquence et de continuité du service public. Sans la concurrence prévue dans ces appels d’offres, Xavier Bertrand et Christelle Morançais n’auraient certainement pas retenu la SNCF. Renaud Muselier a opéré quant à lui un autre choix.

En revanche, il n’est pas opportun de privilégier intellectuellement la concurrence face à la transition climatique. La concurrence est un outil au service des populations et non une fin en soi. La lutte contre le dérèglement climatique est une cause qui doit rassembler tous les citoyens européens.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Je souhaite revenir sur le cas de Geodis. Pour moi, il n’est pas question d’opposer le dernier kilomètre et le train. Simplement, d’expérience, nous avons constaté que des parties de transport de marchandises qui auraient pu être opérées par le rail ont en réalité été assurées par Geodis. Naturellement, il peut être intéressant d’avoir un opérateur assurant le dernier kilomètre et la logistique en amont. Mais ce système a été dévoyé pour instaurer in fine une concurrence en interne.

Vous avez insisté sur la question des ports et de l’intermodalité du transport de marchandises, en intégrant les ports, le transport fluvial et les nouvelles zones d’entrepôts logistiques qui se développent un peu partout à proximité des grandes villes. Selon vous, faudrait-il imposer à ces plateformes d’être reliées au réseau ferré ? On pourrait par exemple en faire une condition de l’attribution d’aides publiques ou de permis de construire.

Vous avez affirmé être « un libéral qui se soigne ». Depuis le début de nos travaux, nous entendons de nombreuses personnes auditionnées se féliciter de l’ouverture à la concurrence. De son côté, M. Jean-Pierre Farandou a estimé que cette ouverture n’avait pas fonctionné, chiffres à l’appui. Lorsque vous étiez secrétaire d’État aux transports, vous avez conduit différents plans, notamment sur Fret SNCF. En 2007, l’objectif de la réforme du fret avait pour objectif de diminuer de 25 % la part du transport routier en cinq ans. Vous avez mis en place un comité de suivi du plan de fret ferroviaire qui était intéressant, puisqu’il associait les organisations syndicales, les organisations environnementales et les acteurs du portuaire.

Aujourd’hui, dans le secteur du fret ferroviaire, ne sommes-nous pas arrivés au bout d’une logique ? La concurrence vendue comme libre et non faussée – ce qui n’est de toute façon pas le cas – n’est-elle pas un frein au développement de ces secteurs ? Ne faudrait-il pas changer de logique ? Le patron de la SNCF a plaidé devant nous en faveur d’un soutien et d’une grande politique publique d’État en matière de fret ferroviaire. Pour lui, il n’est pas possible de tout livrer au marché sans intervention publique. De fait, la concurrence n’a pas fonctionné, ni pour la SNCF ni pour les entreprises ferroviaires privées, dont certaines ont été détruites au bout de quelques années.

M. le président David Valence. M. Jean-Pierre Farandou a dit plus exactement que la concurrence pouvait fonctionner quand elle était accompagnée d’une politique publique et d’une stratégie claire pour le secteur.

M. Dominique Bussereau. Vous avez raison concernant Geodis, monsieur Portes : quand il s’agit de mettre un camion à la place d’un locotracteur, c’est absurde. En revanche, quand il n’existe pas de desserte terminale, l’utilisation d’un camion a sa justification.

Je partage votre point de vue sur l’embranchement des plateformes logistiques au réseau. J’observe d’ailleurs que le grand projet d’infrastructure du canal Seine-Nord Europe ne se réalise que grâce à l’implantation de ces plateformes embranchées tout au long de son parcours. La réalisation des plateformes permet de financer en partie ce canal, en plus des fonds européens. Les plateformes logistiques font souvent l’objet de multi-financements, de la part des régions, des départements, des communautés d’agglomération et des métropoles. Plus personne aujourd’hui n’aurait l’idée de réaliser une plateforme monomodale.

Dans le domaine du fret ferroviaire, tous les ministres de transport, et j’en ai fait partie, ont lancé de grandes incantations. Mais, à certains moments, la SNCF n’y croyait pas elle-même. L’organisation interne n’a pas toujours été bonne, la presse a rapporté des histoires de wagons perdus ou oubliés. À un moment donné, le fret était le parent pauvre du fonctionnement de la SNCF, car elle était obnubilée par le développement de la grande vitesse, du TER et du Transilien.

Je souhaite donc que votre commission, en dehors des préconisations qu’elle fera sur les problèmes actuels, adopte un langage très fort sur la place du fret ferroviaire dans notre pays. Il s’agit en effet d’une des politiques de transition écologique les plus faciles à mettre en œuvre, les plus évidentes et les plus saines.

 


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14.   Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau (19 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons maintenant M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau.

Monsieur le président, votre vie professionnelle a été consacrée en grande partie au ferroviaire. Vous avez participé à des cabinets ministériels en Belgique, puis avez présidé le comité de direction d’Infrabel, le gestionnaire du réseau belge, avant de prendre la tête de SNCF Réseau pendant trois ans. Nous serons donc intéressés par les éléments de comparaison que vous pourrez nous apporter sur les systèmes des réseaux de transport européens et la place qu’ils réservent respectivement au fret ferroviaire.

Vous dirigiez donc SNCF Réseau au moment de la crise du covid. Ce moment a marqué le début du retour en grâce du fret ferroviaire parce qu’on s’est rendu compte que cette activité pouvait revêtir un caractère stratégique.

Un des constats que nous avons pu faire au fil de nos auditions a été celui d’une relative désaffection des politiques publiques ou de la maison SNCF à l’égard de l’activité de fret, à une époque où l’intérêt du fret pour la transition écologique était moins évident. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Ces auditions ont également mis en lumière la question de la capacité du réseau français au cours des dernières décennies à continuer à accueillir du fret et à le développer. Les infrastructures dédiées au fret ferroviaire se sont plutôt dégradées, même si les investissements à destination de l’ensemble du réseau – sans viser spécifiquement le fret – se sont relevés à partir de 2003.

Depuis le début de nos auditions, nous avons également abordé le sujet des péages et de l’éventuelle compensation à SNCF Réseau, du faible niveau des péages pratiqués pour le fret en France par rapport au trafic voyageurs. Au sein de la SNCF, l’activité de transport de voyageurs semble avoir été privilégiée par rapport à l’activité de fret. Nous solliciterons également votre regard sur la procédure ouverte en janvier 2023 à l’encontre de Fret SNCF sur des aides publiques perçues entre 2006 et 2019 et regardées comme indues par la Commission européenne. À cet égard, les éléments de comparaison que vous pourrez nous apporter concernant la situation de Lineas en Belgique seront intéressants, de même que la manière dont la concurrence a pu s’exercer dans le fret ferroviaire belge.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Luc Lallemand prête serment.)

M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau. Comme vous l’avez indiqué, la période de trois ans durant laquelle j’ai dirigé SNCF Réseau a été marquée par la crise du covid. Cette période a également vu l’avènement d’un nouveau plan stratégique pour SNCF Réseau et les infrastructures ferroviaires françaises. Ces deux éléments m’amènent à dire que le fret ferroviaire n’a pas été négligé ou qu’il n’y a pas eu, comme je l’entends ou le lis parfois, une préférence accordée à la circulation de voyageurs.

J’ai eu l’immense chance de pouvoir accompagner le fret ferroviaire pendant le confinement. Durant cette période, on s’est rendu compte des implications de la circulation de trains de fret en l’absence quasi intégrale de trafic de voyageurs. Cette expérience n’avait jamais pu être menée auparavant. Durant cette période, SNCF Réseau a également promu et aidé la fameuse Alliance 4F. Plusieurs priorités ont été intégrées dans le plan stratégique de l’époque, qui présentait le fret ferroviaire comme un véritable projet prioritaire pour la France, mais aussi pour l’Europe. Nous sommes bien conscients que de nombreux secteurs économiques en France dépendent du fret.

Au-delà des mots, quelques chiffres sont importants à garder en tête. En 2021, première année pleine après la vague du covid, le trafic a été de 38,5 milliards de tonnes-kilomètres, à comparer avec les 31 milliards de tonnes-kilomètres de 2020. Une telle hausse n’avait pas été enregistrée lors des décennies précédentes. En effet, l’histoire du fret ferroviaire en Europe était jusqu’à ce moment-là marquée par un déclin structurel. La tendance à la hausse a été confirmée en 2022, puisque cette année s’est achevée avec un chiffre de 35,4 milliards de tonnes-kilomètres. Le fret ferroviaire a donc connu une forte croissance et sa part modale s’est établie à 11 % en 2022, à comparer aux 9 % enregistrés en moyenne les années précédentes. Avec l’ensemble de l’équipe de SNCF Réseau, nous avons mis à profit cette période pour accroître le trafic fret en France.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans des groupes de travail, des auditions ou des commissions, SNCF Réseau a été extrêmement mobilisée pour faire rouler les trains durant les confinements. Dès ma prise de fonction, la notion de service à la nation s’est imposée, notamment lors des saisons essentielles pour le secteur agroalimentaire – je pense notamment au transport de grains. À un moment où quasiment plus aucun train ne circulait, SNCF Réseau s’est mobilisée en faveur du fret de manière particulièrement active.

Par ailleurs, je souhaite vous fournir quelques détails sur le plan stratégique de SNCF Réseau concernant les priorités dans le fret. Tout d’abord, nous avons mis l’accent sur la qualité de service, non seulement pour le client, mais aussi pour les clients du client, acteurs essentiels dans le secteur de la logistique. Nous avons porté une attention particulière à la ponctualité des trains de fret, de la même manière que pour les trains de voyageurs. Comme tout gestionnaire d’infrastructure ferroviaire en Europe, SNCF Réseau vend le droit pour un train de circuler avec une longueur et un tonnage donnés sur un morceau d’infrastructure. Il s’agit donc d’un produit hautement périssable : quand le temps est passé, le produit est perdu. Afin que le sillon soit respecté il est évidemment essentiel de respecter la ponctualité au départ pour obtenir une discipline en matière de régularité. J’ai d’ailleurs très abondamment pratiqué ce sujet pendant les dix-huit ans où j’ai piloté des gestionnaires d’infrastructure ferroviaire. Plus globalement, nous nous sommes attachés à la qualité du sillon, c’est-à-dire au suivi correct du ou des trains concernés, afin d’offrir un accompagnement jusqu’à l’arrivée.

La deuxième caractéristique de ce plan stratégique concernait les propositions sur l’accélération des investissements en infrastructures ferroviaires spécifiquement dédiées au fret, notamment dans le cadre du plan de relance, à hauteur de plusieurs centaines millions d’euros en faveur d’un effort ponctuel sur certaines infrastructures ferroviaires spécialisées dans le fret.

Le troisième élément concerne l’attention accordée pour sauvegarder la maintenance d’un certain nombre d’installations de triage. En effet, le fret ferroviaire concerne des trains complets, mais aussi et surtout le wagon isolé pour desservir un réseau de dessertes fines. Je pense par exemple aux installations de triage de Miramas à côté de Marseille, de Woippy ou de Sibelin. Ces installations ont été maintenues grâce à des investissements importants.

Le quatrième point a trait à la satisfaction client et à la bonne circulation de l’information en temps réel, c’est-à-dire les services digitaux que SNCF Réseau a commencé à offrir et à perfectionner au bénéfice de ses clients.

Pour conclure, je tiens témoigner une nouvelle fois de mon admiration à l’égard des équipes de SNCF Réseau et du groupe SNCF. Ces équipes de milliers de cheminots ont travaillé dans des circonstances souvent très difficiles pendant la période du covid, en étant extrêmement attachées au service ferroviaire et, au-delà, au service de la nation. Elles ont obtenu d’assez bons résultats pour un réseau dont on sait qu’il a souffert d’un manque d’investissement chronique lors des trois ou quatre dernières décennies.

M. le président David Valence. Vous avez décrit votre passage à la tête de SNCF Réseau comme coïncidant avec le réveil du fret ferroviaire. Ce réveil correspondait-il à une mobilisation accrue des politiques publiques en France ? Vous avez semblé l’indiquer en évoquant à la fois la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire et le plan de relance. Certains de nos interlocuteurs ont parfois regretté une insuffisante mobilisation des politiques publiques dans la décennie 2000 en France vis-à-vis du fret. Avez-vous constaté que ce réveil était lié à une mobilisation plus forte de l’État, mais également des régions et plus globalement des collectivités territoriales ? Pendant très longtemps, les contrats de plan État-région (CPER) comportaient peu d’éléments sur le fret. Les régions n’ont en principe pas de compétences propres sur ce sujet, mais certaines d’entre elles comme Centre-Val de Loire ou Grand Est avaient une tradition d’intervention dans le secteur.

Avez-vous ressenti ce réveil du fret ferroviaire dans le monde économique, avec l’augmentation du nombre de demandes de rénovation d’installations terminales embranchées ? Les demandes d’investissement dans l’infrastructure ferroviaire se sont-elles adressées à SNCF Réseau pour opérer des flux plus denses ou nouveaux au bénéfice d’entreprises qui jusque-là faisaient peu ou pas du tout appel au fret ferroviaire ?

Enfin, avez-vous accompagné ou stimulé ce réveil du fret ferroviaire par une organisation plus commerciale, plus prospective et moins attentiste au sein des équipes régionales de SNCF Réseau ? Ce sujet a son importance, dans la mesure où certains segments du réseau ne sont pas complètement saturés.

M. Luc Lallemand. Je souhaite revenir sur le contexte global du fret ferroviaire. Le premier enjeu est la rentabilité. En Europe et peut-être dans le monde, je ne connais pas d’opérateurs de fret ferroviaire qui gagnent durablement leur vie. Quelle société de transport de fret ferroviaire rémunère le risque et le capital investi à un niveau suffisant ? De nombreuses initiatives ont été menées au niveau communautaire et dans les États membres, mais on ne se dit pas suffisamment les choses.

Comme pour les services postaux ou l’électricité auparavant, la Commission européenne a établi un choix pour le secteur ferroviaire en 1991, date de la parution de la première directive 91/440/CEE. Le secteur des chemins de fer demeure à la croisée des chemins en Europe, hésitant entre deux logiques. La première est celle d’un soutien national lorsque la rentabilité est insuffisante et qu’il existe une menace sur la cessation de certaines activités. La deuxième logique est celle des investisseurs privés en économie de marché, qui cherchent à réaliser un certain niveau d’EBITDA – bénéfices avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement – chaque année pour pouvoir rémunérer le capital investi, assurer la pérennité des investissements et distribuer un dividende censé rémunérer le risque. Il faut engager une réflexion sur la rentabilité et la capacité économique de ces sociétés à réaliser du profit, qu’il s’agisse d’anciens opérateurs publics ou non.

Le deuxième point est plus spécifique à de grands pays comme la France, l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne. On le dit peu publiquement, mais lorsque la rentabilité du capital investi est insuffisante, lorsque les pertes ou les risques sont excessifs pour ces opérateurs, il existe toujours, de la part de l’État, une velléité d’intervenir pour soutenir ces entreprises. Dans ce cas, l’État constate qu’elles ne sont pas viables économiquement et qu’il est nécessaire, notamment pour le wagon isolé, d’intervenir d’une manière ou d’une autre. Chacun jugera selon sa propre analyse et sa grille de lecture politique s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose.

Ce deuxième sujet mériterait d’être précisé. En effet, la situation de Fret SNCF est quand même très compliquée. D’une part, la société doit continuer vaille que vaille à assurer une espèce de service public économique à différents secteurs de l’industrie ; d’autre part, on lui demande aussi de gagner sa vie, sans subsides ou soutiens d’État. Or même les opérateurs purement privés éprouvent des difficultés à gagner de l’argent dans ce secteur.

Le troisième élément de réflexion générale concerne la traduction concrète du fameux pacte vert pour l’Europe. Le secteur des chemins de fer constitue un puissant levier industriel pour décarboner l’économie et donc freiner le changement climatique. Un travail avait été initié au sein de la SNCF pour mesurer quels investissements sont nécessaires et comment on se prépare pour prendre notre part dans la réalisation de cette grande ambition du Green Deal européen. Or peu de pays européens réalisent les efforts nécessaires pour préparer les secteurs de leur industrie à réaliser concrètement la décarbonation de l'économie, et en particulier dans le domaine des chemins de fer. Concernant SNCF Réseau, l’exercice a été rendu public après mon départ, avec le plan à 100 milliards d’euros pour le ferroviaire.

Certains réseaux connaissent un grand retard en matière d’investissement et de mise en ordre. La moyenne des composants industriels du réseau ferroviaire français se situe autour de trente ans, contre dix-sept à dix-huit ans en Belgique et en Europe. Au-delà des besoins bien connus en termes financiers, l’enjeu porte également sur la capacité à travailler. Lorsque des travaux sont menés sur des infrastructures, il est très rare que des trains puissent simultanément circuler. Les équipes de SNCF Réseau sont donc confrontées à la rareté du sillon. Des arbitrages permanents doivent être opérés entre la qualité des sillons voyageurs et celle des sillons fret.

Un troisième arbitrage, moins connu, doit être réalisé pour que les gestionnaires d’infrastructure puissent travailler sur leur outil industriel, partout en Europe. SNCF Réseau travaille de manière intense, notamment en Île-de-France, pour la remise à niveau d’une série de technologies. Les caténaires ont parfois plus de soixante-dix ans d’âge.

À la fin de l’année 2020, alors que SNCF Réseau avait perdu beaucoup d’argent en raison de l’arrêt du trafic, le gouvernement français – ça n’avait pas été le cas partout en Europe – avait fait le nécessaire pour assurer l’équilibre financier de SNCF Réseau. La mobilisation accrue des politiques de l’État en faveur du ferroviaire est donc réelle, mais elle n’est probablement pas encore suffisante.

Vous m’avez interrogé sur la mobilisation des régions en matière de fret ferroviaire. À l’époque, le trafic voyageurs avait la priorité et je pense qu’il faut l’assumer. Tous les jours, le groupe SNCF fait circuler plus de 15 000 trains et des millions de voyageurs. Ce n’est pas parce que le fret bénéficie d’une attention accrue que l’on devrait pour autant effectuer des arbitrages en défaveur des trains de tous les jours, dont des millions de Français dépendent pour leurs déplacements.

Ce réveil du fret a-t-il été accompagné par une activité commerciale soutenue afin d’aller rechercher les clients ? Ma réponse est clairement oui. Une dynamique commerciale avait été initiée avant mon arrivée, sous l’impulsion de la directrice commerciale de SNCF Réseau Isabelle Delon, que nous avons poursuivie et amplifiée, alors même qu’il faut en général disposer de marges d’exploitation importantes pour engager une démarche commerciale forte et que ce n'était pas le cas de SNCF Réseau. Nous avons fait en sorte de proposer un service commercial ambitieux même si les marges sont négatives.

M. Hubert Wulfranc. Vous avez insisté sur la séquence traversée lors de la crise du covid. Nous imaginons la collaboration étroite qui a dû intervenir entre le réseau et le fret durant cette période.

Pouvez-vous préciser ce que vous appelez à juste titre le « service public économique » rendu durant cette période exceptionnelle ? Pouvez-vous nous dire si vous avez disposé d’une commande d’État sur votre activité durant cette période ? Il a été souligné que Fret SNCF avait été tout particulièrement impliquée dans les « trains essentiels » qu’il convenait de faire circuler. De quelle façon cela s’est traduit dans la commande publique ?

Nous nous félicitons tous des résultats en hausse de 2021 et 2022 concernant les tonnages transportés. Pouvez-vous indiquer les nouveaux marchés qui ont été remportés ? Quelles filières ont été les principales contributrices ?

Vous évoquez à juste titre le mur d’investissements auquel l’entreprise est confrontée. En relisant quelques mesures de la stratégie nationale adoptée, tant sur la rénovation des lignes capillaires que sur la rénovation des installations terminales embranchées (ITE) ou des cours de marchandises, j’ai du mal à me dire que celles-ci ont été à l’origine des résultats enregistrés en 2021 et 2022.

Je suis député de la région de Rouen, une région industrielle marquée par une forte activité de raffinage pétrolier. Lorsque j’interroge mes amis cheminots de Rouen ou du Havre, je n’ai pas le sentiment de vivre une véritable révolution des investissements sur le terrain. Nous avons un complexe pétrolier et chimique très important du côté de Port-Jérôme-sur-Seine et de Notre-Dame-de-Gravenchon. Or seulement deux ITE fonctionnent sur la branche qui dessert l’ensemble de ce complexe, alors même que d’autres ITE sont disponibles.

M. Dominique Bussereau, que nous venons d’entendre, se félicitait des résultats du port de La Rochelle en matière de transport de céréales. Dans ma région, il suffirait de refaire à neuf quelques dizaines de kilomètres de lignes électrifiées pour que les céréales de La Rochelle aillent à Rouen, où la rénovation des infrastructures de fret n’est pas particulièrement dynamique. Si un travail a bien lieu sur ces infrastructures, j’ai le sentiment que celui-ci est très ciblé. On entend beaucoup parler de Miramas ou de Woippy, mais à Sotteville-lès-Rouen nous ne le constatons pas. Je rappelle que nous nous sommes engagés à porter le fret à 18 % de part modale à l’horizon 2030.

M. le président David Valence. Dans la région Grand Est, des investissements importants ont été réalisés ces dernières années, y compris dans des capillaires fret. Je pense notamment à la ligne Oiry-Esternay, qui a rouvert il y a quelques années.

M. Luc Lallemand. Vous m’avez interrogé sur la commande d’État. Que ce soit en France ou en Belgique, je n’ai jamais connu qu’une interaction très dense entre l’État et les gestionnaires d’infrastructure ferroviaire, sociétés publiques à 100 % et qui fonctionnent en grande partie sur des fonds publics. Le système de tutelle y est à la fois très organisé et très contraignant. M. Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe à la SNCF, pourrait sans doute mieux vous répondre sur la commande d’État. En effet, ce poids s’exerce essentiellement sur les opérateurs de fret, qui sont à la croisée des chemins entre la contrainte politique « noble » et la contrainte commerciale de rentabilité.

Pendant la période où j’avais la charge de SNCF Réseau, j’ai ressenti une immense mobilisation pour sauvegarder les intérêts de la population et de l’économie françaises lors des deux confinements. J’ai bénéficié d’une collaboration exceptionnelle sur les plans professionnel et humain avec M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre des transports, mais aussi avec l’administration des transports dans son ensemble.

Cette mobilisation a concerné à la fois le groupe SNCF en interne et les interlocuteurs avec lesquels nous avons été conduits à travailler. Nous avons beaucoup appris à cette époque, car nous avons été confrontés à des situations financières, opérationnelles et techniques inédites. J’estime que le système ferroviaire dans son ensemble s’en est sorti par le haut.

S’agissant des nouveaux marchés remportés, je ne peux pas vous en fournir les détails, car je ne les ai plus en tête. La croissance qui a été initiée en passant de 31 milliards à 38,5 milliards de tonnes-kilomètres est néanmoins éloquente. En presque trois ans, j’ai dû effectuer deux à trois fois le tour de France. Lors de chacune de mes visites de terrain avec les équipes commerciales, nous nous efforcions de rencontrer les clients localement, mais aussi les autres gestionnaires d’infrastructure ferroviaire. Je me souviens d’une première visite réalisée après le premier confinement, à la fin du mois de juin 2020. À Rennes, nous avons rencontré un client important, fournisseur des voussoirs en béton qui sont acheminés par wagon jusqu’en périphérie parisienne pour la construction de la nouvelle ligne RER E.

Je crois m’être expliqué sur la notion de service public économique. Certains secteurs économiques français – je pense en particulier aux grains – sont tellement importants que l’on ne peut tout simplement pas imaginer arrêter les trafics. Or quand une entreprise « normale » est confrontée à des déficits ou à une activité dont elle ne pense pas pouvoir assurer l’équilibre économique, elle envisage naturellement de l’arrêter. Cela n’est pas le cas du groupe SNCF, ce qui rend la situation particulièrement complexe pour lui.

Enfin, vous avez évoqué la collaboration avec les ports maritimes, qui porte essentiellement sur le secteur du fret. Nous les avons tous rencontrés lorsque je présidais SNCF Réseau. Cette collaboration avec les gestionnaires d’infrastructures maritimes et fluviales est extrêmement importante. Mon prédécesseur a mis en place une bonne organisation : les grands ports français ont la mission d’exploiter le « last mile », ce qui permet une gestion plus fine de la rupture de charge dans le flux logistique entre le maritime et le ferroviaire.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Le sujet des sillons revient régulièrement lors de nos auditions. Les trains de fret circulent majoritairement la nuit. Un grand nombre de personnes reconnaissent un sous-investissement massif dans la régénération depuis des années, lequel eu pour conséquence d’accroître les travaux la nuit et donc la fermeture des voies à la circulation des trains de fret SNCF. Compte tenu de l’urgence de rénover le réseau, ne serait-il pas possible de revenir aux travaux de jour, qui permettaient la circulation des trains, certes à vitesse limitée, notamment sur les voies contiguës ? Les cheminots étaient formés pour cela.

Je m’interroge également sur la stratégie commerciale adoptée. Vous avez évoqué un tour de France pour aller à la rencontre des acteurs. Pouvez-vous détailler cette stratégie commerciale ? J’ai déjà posé cette question à M. Jean-Pierre Farandou mais je n’ai pas obtenu de réponse. J’espère qu’il la communiquera. Historiquement, Fret SNCF disposait de commerciaux qui démarchaient les entreprises et proposaient un service. Ce dispositif a été en partie supprimé. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle est la stratégie commerciale ?

Enfin, je partage l’avis du rapporteur sur la différence entre les annonces en matière de rénovation des infrastructures de fret et la réalité du terrain. De mémoire, il existe aujourd’hui 2 800 ITE potentielles sur le réseau, mais, selon les dernières données, 40 % sont en mauvais état et 35 % sont inutilisables. Existe-t-il un état des lieux de ces ITE qui permettent de desservir des entreprises de proximité, de faire du wagon isolé et de relancer une activité auprès d’entreprises demandeuses ?

M. le président David Valence. L’insuffisante rénovation du réseau freine la circulation voyageurs comme la circulation fret. Certaines considérations sociales ont-elles pu jouer dans les arbitrages en faveur de cette modernisation ? Je pense notamment à la mise en place de la commande centralisée du réseau (CCR), qui entraîne des effets sur les effectifs salariés de SNCF Réseau.

M. Luc Lallemand. N’étant plus responsable de SNCF Réseau, je ne pourrai pas vous donner de chiffres détaillés et à jour.

S’agissant des travaux de jour, je pense que seul SNCF Réseau peut aujourd’hui répondre avec précision. Mais je connais le problème dans ses moindres détails et je peux assurer que les arbitrages sont extrêmement complexes, car ils concernent des sillons déjà saturés. De fait, s’ils entraînent des frustrations, seuls les mécontents se font entendre.

Le mouvement que j’ai observé et que j’ai encouragé concerne la massification. Tous les gestionnaires d’infrastructure en Europe agissent de la sorte. Historiquement, SNCF Réseau a mis au point les fameux trains-travaux, dont la longueur varie entre 750 mètres et 1 kilomètre. Il s’agit de véritables usines roulantes qui permettent de rénover complètement une voie – rails, ballasts, traverses –, les trains avançant de quelques dizaines de mètres par heure, exclusivement de nuit. Je vous encourage d’ailleurs à réaliser une visite de nuit. Lorsque le dernier train est passé, la chaîne de rénovation industrielle se met en place sur un espace horaire qui ne dépasse pas quatre à cinq heures. Ensuite, tout doit être remis en état pour les premières circulations du matin, vers cinq heures. Grâce à ces trains-travaux, SNCF Réseau parvient à rénover le réseau, mais il faudra encore huit à dix ans pour pouvoir rattraper le sous-investissement des dix ou vingt dernières années.

En matière de stratégie commerciale, je ne peux malheureusement pas vous fournir de détails. Cependant, je peux vous indiquer que SNCF Réseau est organisé en directions régionales et que les directeurs sont extrêmement engagés auprès des présidents et des vice-présidents de régions, sur tous les sujets. Il peut s’agir de la mise en place d’une nouvelle offre ou de nouveaux moyens de travailler, comme ce fut le cas avec vous, monsieur le président, dans la région Grand Est. En effet, la loi d’orientation des mobilités de 2018 permet à certaines régions de faire appel à d’autres entreprises que SNCF Réseau pour effectuer un certain nombre d’opérations de maintenance, voire de reprise de certaines infrastructures par la région. Ces opérations ont été conduites avec dynamisme et bonne foi, même si cela a représenté un risque de perte de financement pour SNCF Réseau.

Les deux grands éléments de cette stratégie sont donc, d’une part, les directeurs régionaux qui ont d’une excellente connaissance des réalités régionales et infra-régionales ; et, d’autre part, une équipe commerciale compétente et nombreuse, qui coordonne l’ensemble et met en place les politiques et les stratégies commerciales pour aller chercher des clients et faire transporter plus de tonnes-kilomètres en fret.

Je n’ai plus les détails sur les embranchements ferroviaires et la situation a certainement évolué depuis mon départ. Simplement, les plans de relance successifs ont comporté des enveloppes dédiées pour les réseaux. Il n’a pas non plus fallu attendre dix ans pour agir. Il a été possible de faire le nécessaire en faveur des freins de voie automatiques de Miramas à Marseille. Un certain nombre d’enveloppes ont été rapidement mises en œuvre et se sont traduites par des résultats observables.

Quand j’ai quitté sa direction, SNCF Réseau consacrait 2,8 à 2,9 milliards d’euros pour la « régénération », c’est-à-dire la remise en état du réseau existant. Sur la base d’une étude indépendante menée par l’École polytechnique de Lausanne en 2017-2018, nous savions que le besoin en régénération annuelle s’élevait à environ 3,5 milliards d’euros, plutôt 4 milliards d’euros aujourd’hui avec l’inflation.

Ces 4 milliards d’euros par an correspondent au montant nécessaire uniquement pour stabiliser, et non pour améliorer, l’âge moyen des composants industriels. Si l’on voulait faire mieux et réduire l’âge moyen des composants, cela prendrait au moins quinze ans. Il faudrait en outre engager des montants supérieurs, mais aussi pouvoir disposer d’espaces de temps suffisants pour travailler. Je le redis : la massification est le meilleur compromis entre le temps que l’on prend sur un réseau – temps qui empêche la circulation d’une partie du trafic voyageurs – et l’efficacité nécessaire pour remettre une infrastructure digne des attentes de la clientèle.

La CCR constitue une déception. Durant les quinze ans pendant lesquels j’ai piloté Infrabel, nous sommes passés de 365 à 11 postes d’aiguillage. Dans cette même période, les effectifs se sont réduits, passant de 15 000 à moins de 10 000 équivalents temps plein entre 2004 et 2019. À SNCF Réseau, nous avons proposé un programme CCR accéléré pour ramener le nombre de postes d’aiguillage de 2 200 à une quinzaine de postes très concentrés.

Je peux affirmer que la composante sociale n’a pas posé de problème. Lorsque l’on met en œuvre un programme d’une telle ambition, on ne le fait pas contre le personnel ou les syndicats, mais avec eux. En Belgique, je n’ai jamais été confronté à des grèves générales. Dans ces circonstances, il importe de mettre en place suffisamment tôt un programme d’accompagnement des ressources humaines.

La véritable contrainte est d’ordre financier : cet investissement est de l’ordre de 11 milliards d’euros à l’horizon 2038, dont la valeur actualisée nette, sur la totalité du projet, représente un peu plus de 1 milliard d’euros.

Les gestionnaires d’infrastructure ferroviaire sont confrontés aux mêmes difficultés partout en Europe : en 2017, Eurostat, organisme de comptabilisation et de vérification des comptes européens a décidé que ces gestionnaires – quelles que soient leur organisation et leur forme juridique – seraient consolidés avec leur actionnaire étatique. Jusqu’à 2017, si vous investissiez et que vous obteniez un retour financier pour la société au bout de quelques années, les résultats étaient séparés des comptes de l’État. Il était donc possible de conduire une logique d’entreprise. Il s’agissait d’un endettement sain, car la rationalisation industrielle génère des cash-flows qui permettent de rembourser la dette d’investissement initial. Aujourd’hui, puisque tous les gestionnaires d’infrastructure sont consolidés, l’investissement initial est directement consolidé avec les comptes de l’État. Les ministres des finances et du budget sont donc confrontés à un problème : si cette société est gérée comme une véritable société anonyme, ils se retrouvent, par effet de consolidation mécanique, avec plusieurs milliards d’euros supplémentaires de dette.

Il est donc regrettable que le programme de CCR n’ait pas été réalisé à l’époque où cette consolidation des comptes n’était pas appliquée. Cela ne signifie pas qu’il ne puisse plus être conduit, mais des précautions supplémentaires doivent être prises. Lorsque j’ai quitté le groupe SNCF fin octobre 2022, ce programme d’accélération de la commande centralisée du réseau n’était pas mis en œuvre, faute de financements.

 


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15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Rapoport, ancien président de Réseau ferré de France (19 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons maintenant Jacques Rapoport, ancien président-directeur général de Réseau ferré de France (RFF) puis de SNCF Réseau. Monsieur Rapoport, vous avez vécu ce retour dans le giron du groupe public unifié sous forme d’établissement public industriel et commercial (EPIC). Vous avez consacré une grande partie de votre carrière aux transports publics, d’abord à la RATP puis à la tête du gestionnaire d’infrastructure, après avoir également travaillé dans les cabinets ministériels.

Notre commission d’enquête s’interroge d’une part sur le déclin de la part modale du fret ferroviaire en France jusqu’à un redressement récent, sur la manière dont les politiques publiques ont accompagné ou non le fret ferroviaire et sur la manière dont Fret SNCF et les opérateurs alternatifs se sont mobilisés au service du développement de la part modale à partir de l’ouverture à la concurrence effective en 2005-2006. D’autre part, nous cherchons à comprendre les effets de la libéralisation du fret ferroviaire sur l’entreprise Fret SNCF, ainsi que la décision prise par le gouvernement français de retenir une solution de discontinuité dans l’évolution de Fret SNCF pour parer au risque d’une condamnation par l’Union européenne à la suite de l’ouverture d’une enquête approfondie le 18 janvier 2023.

Nos questions concerneront surtout la manière dont SNCF Réseau opère, la qualité des sillons et l’arbitrage entre les sillons fret et les sillons voyageurs, ainsi que les investissements dans les infrastructures dédiées. Certaines personnes auditionnées nous ont ainsi indiqué que le regard est plus bienveillant sur l’attribution de sillons voyageurs que sur l’attribution de sillons fret, pour des raisons financières évidentes.

Nous vous interrogerons sur l’ensemble de ces sujets, en nous concentrant notamment sur les effets de la séparation entre RFF et SNCF, sur l’activité du fret en général et plus largement sur l’activité ferroviaire en France. Puisque vous avez été celui qui a ramené l’« enfant » RFF dans le giron du groupe public unifié, nous vous questionnerons également pour savoir si ce modèle est plus à même de soutenir Fret SNCF.

En tant que président de SNCF Réseau, vous étiez membre du comité de direction du groupe SNCF. Vous entendiez évidemment parler du fret dans ces instances. Nous vous interrogerons donc sur les aides publiques qui ont pu être apportées à Fret SNCF pendant de longues années et qui font l’objet de l’enquête approfondie ouverte par la Commission européenne.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jacques Rapoport prête serment.)

M. Jacques Rapoport, ancien président de Réseau ferré de France. J’ai quitté mes fonctions de président de SNCF Réseau en 2016, il y a sept ans. Je ne suis donc pas certain que mon propos sera parfaitement à la pointe de l’actualité.

La réforme de 2014 avait pour objet de mettre un terme au conflit permanent entre RFF et la SNCF et de créer ce qui existait partout en Europe, à savoir un gestionnaire d’infrastructure unifié. Le fondement de la réforme de 2014, conservé dans celle de 2018, consistait donc à unifier RFF, structure complètement indépendante de la SNCF, SNCF Infrastructures, structure complètement intégrée à la SNCF, et la direction des circulations, structure à mi-chemin entre les deux depuis une loi de 2012.

Tous les observateurs le constatent : nous disposons désormais d’une organisation pertinente et « normale » en matière ferroviaire, laquelle allie un gestionnaire d’infrastructure qui maîtrise tous les métiers de l’infrastructure – un tiers des effectifs de cheminots –, un transporteur qui maîtrise tous les métiers du transport – deux tiers des effectifs de cheminots – ; le tout étant regroupé dans une entité de tête dont la mission consiste à veiller à la cohérence d’ensemble. Le ferroviaire est le seul moyen de transport où le guidage entre l’infrastructure et le moyen de transport est continu. Il existe donc une intégration technique entre l’infrastructure et le transporteur.

La réforme de 2018 a introduit deux éléments innovants : la fin du statut des cheminots et le renforcement de l’autorité de la structure de tête, qui est depuis cette date une société anonyme (SA) et peut donc juridiquement disposer de filiales. Selon moi, le débat sur l’organisation est clos et il n’y a pas lieu de mener une grande réforme institutionnelle. Aucun système d’organisation ne peut être pleinement satisfaisant, parce que le gestionnaire d’infrastructure et l’exploitant n’ont pas la même logique – concurrence pour le premier, logique commerciale pour le second –, mais quand les structures sont séparées on critique à juste titre un manque de cohérence. Quelle que soit l’organisation il y a aura toujours des mécontents, mais nous avons atteint un système qui est désormais la norme en Europe.

La réforme de 2014 était nécessaire : après les grandes grèves de 1995, une organisation a été mise en place, essentiellement pour alléger la SNCF de sa dette. Nous avons vécu une quinzaine d’années de confrontations permanentes, sobrement appelée le « désalignement des intérêts » entre RFF et la SNCF. Par conséquent, j’estime qu’il convient d’envisager avec beaucoup de prudence d’éventuelles réformes fondamentales de l’organisation. D’autres actions me semblent plus essentielles.

Vous avez évoqué la qualité des sillons et le poids des sillons fret par rapport aux sillons voyageurs. Nous avons en France un réseau en étoile depuis Paris, comme cela est également le cas en Angleterre. Les autres pays européens ont un réseau maillé qui leur permet de proposer presque toujours des voies de contournement au cas où une voie ne pourrait pas être empruntée en raison de travaux. Le réseau en étoile complique le traçage des sillons fret, qui sont généralement des sillons de longue distance. Or ces sillons risquent d’être plus fréquemment confrontés à des travaux. Ce problème est essentiel, il n’existe pas en Allemagne.

Certes, il existe quelques voies de contournement en France, notamment la grande ligne le long de la frontière nord-est, qui peut être empruntée lorsque des travaux interviennent sur des voies radiales, ou la tangentielle sud Bordeaux-Marseille. Mais elles sont très rares. Pour cette raison, il est plus compliqué de tracer des sillons fret.

Depuis la fin des années 2010, nous avons repris des travaux de gros entretien et de renouvellement. Le rythme demeure insuffisant, notamment pour la commande centralisée. Dans le domaine ferroviaire, il existe une seule véritable priorité : la sécurité. Nous avons besoin de renouveler, de moderniser et d’entretenir nos infrastructures en commençant par l’élément le plus stratégique en matière de sécurité, la voie. Nous sommes donc conduits à effectuer des travaux de manière perpétuelle, et surtout la nuit pour ne pas nuire aux trains de voyageur.

Il est souvent dit que SNCF Réseau donne la priorité au trafic voyageurs sur le fret. L’objectif n’est pas de gagner de l’argent, mais de répondre à des priorités. Par exemple, la ligne C du RER transporte 500 000 voyageurs chaque jour et il est donc prioritaire d’y refaire une caténaire de cent ans d’âge. Comme il n’est pas possible de fermer la ligne, les travaux ne peuvent être effectués que lorsque le trafic de voyageurs est plus faible, par exemple de la mi-juillet au 31 août, lors des longs week-ends, notamment les longs week-ends de printemps, ou la nuit. J’ajoute que la nuit, il y a en réalité seulement quatre heures de travail utiles : à l’issue des quatre heures, les trains doivent pouvoir rouler à nouveau.

On peut donc avoir le sentiment que le gestionnaire d’infrastructure privilégie les sillons voyageurs par rapport aux sillons fret. De fait, dans la journée, la priorité est accordée aux sillons voyageurs et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Il est certes possible de s’en exonérer sur les petites lignes qui connaissent peu de trafic, grâce à des cars de remplacement. Mais cela n’est pas possible sur les grosses lignes, notamment les lignes franciliennes, qui nécessitent d’importants travaux et où le nombre de passagers est passé de 200 millions à 800 millions par an. La tenue des Jeux olympiques de Paris à l’été 2024 ne permettra pas d’accomplir un grand nombre de travaux.

Vous avez soulevé en outre la question de la concurrence. Je suis convaincu que le véritable enjeu ne porte pas sur la concurrence, mais sur les fondamentaux du métier du fret. Ces fondamentaux sont assez simples à résumer : le modèle économique est difficile ; que l’on soit une entreprise publique ou une entreprise privée, on ne s’enrichit pas à mener une activité de fret. Les marges sont trop étroites, puisque le matériel roulant est souvent vieillissant. Certes, il existe des matériels modernes beaucoup plus performants, notamment en matière de freinage. Mais les systèmes de freinage sur les trains de fret sont tels qu’il est nécessaire de respecter de grands intervalles entre les trains. Sur la ligne à grande vitesse (LGV) Paris-Lyon, des trains circulent toutes les trois minutes et des travaux ont été lancés pour pouvoir encore abaisser ce seuil, augmenter la fréquence des trains et ainsi rentabiliser le capital.

Il faudrait donc moderniser le matériel roulant de fret, mais les marges dégagées ne permettent pas de le faire. Par exemple, les péages fret rapportent environ 150 millions d’euros par an contre 6 milliards d’euros pour les péages voyageurs, payés essentiellement par le TGV et le TER Transilien. Or ces 150 millions d’euros, qui représentent une toute petite partie des péages encaissés par le gestionnaire d’infrastructure, constituent 15 à 20 % des coûts pour le transporteur fret. Du point de vue de SNCF Réseau, ces revenus sont dérisoirement faibles, mais, pour les transporteurs de fret, ils représentent une part importante de leurs coûts.

En résumé, nous sommes confrontés à un modèle économique fragile dans le fret. Cela ne signifie pas pour autant que nous ne pouvons rien faire. Depuis une quinzaine d’années, nous avons mis en place les autoroutes ferroviaires, le ferroutage, qui consiste à placer des camions sur des trains. Ce dispositif fonctionne bien, notamment entre Calais et Perpignan et vers Bassano en Italie. Il existait un projet d’autoroute ferroviaire ouest et il existe un projet de contournement de Lyon.

Cependant, les autoroutes ferroviaires entraînent des coûts de travaux considérables pour disposer d’infrastructures performantes dédiées au fret. Par exemple, lorsque vous mettez un camion sur un train, même si le wagon est surbaissé, la hauteur totale est plus élevée que celle d’un train de fret classique. Par conséquent, il est nécessaire de raboter tous les tunnels, sinon ça ne passe pas.

Quoi qu’il en soit, la quasi-totalité des trains de fret circulent sur les mêmes infrastructures que les trains de voyageurs. Il ne peut s’agir que de trains de nuit et non de trains de jour ; or il est très difficile d’allouer des sillons la nuit, en raison des travaux que j’évoquais précédemment.

Lorsque j’étais président de RFF, nous avons dû faire face à un conflit avec un opérateur breton de fruits et légumes qui opère des trains depuis la Bretagne vers Vénissieux. Nous éprouvions de nombreuses difficultés pour lui donner des sillons et nous ne pouvions pas lui garantir tous les jours qu’il arriverait à faire rouler son train. En effet, sur ce trajet, il est nécessaire de passer par des voies radiales, dont une sur deux est en travaux la nuit.

Une fois encore, l’enjeu stratégique pour le fret n’est pas la concurrence, mais la capacité de disposer d’investissements qui rétablissent l’attractivité de l’offre ferroviaire. J’imagine que M. Jean-Pierre Farandou vous a tenu le même discours, car la politique de la SNCF consiste à aider le réseau à se moderniser.

Il faut en outre mentionner les zones de chargement et de déchargement et les gares de fret. La difficulté que nous rencontrions pour tracer une autoroute ferroviaire ouest tenait au fait que nous n’arrivions pas à trouver une zone permettant de réaliser les opérations de chargement et de déchargement à proximité de la frontière espagnole. Compte tenu de la densité de la population, les riverains s’y seraient opposés. M. Alain Vidalies, le ministre des transports de l’époque, avait échangé avec l’Espagne pour essayer de trouver une zone de chargement et de déchargement sur le territoire espagnol, mais j’ignore ce qu’il en est advenu.

M. le président David Valence. Quelle est votre opinion sur le niveau des investissements dédiés au fret ? Estimez-vous qu’ils ont été suffisants au moment où vous étiez président de RFF, puis PDG de SNCF Réseau ? Comment jugez-vous la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire lancée en 2021 et complétée récemment par les annonces du ministre des transports ?

Dans sa volonté de soutenir le fret ferroviaire, l’État avait pris la décision de diminuer par deux le prix des péages sur le fret ferroviaire, avant votre arrivée aux responsabilités. Cette moindre tarification était-elle compensée par l’État ? Si tel était le cas, à quel niveau ?

Enfin, pouvez-vous nous donner des indications sur le développement du fret ferroviaire dans les différentes régions françaises ? De mémoire, la part du fret ferroviaire doit être de 3 à 4 % dans la plupart des régions de l’ouest de la France, mais de 18 % dans les régions frontalières.

M. Jacques Rapoport. Le niveau des investissements dans le fret ferroviaire n’était pas suffisant en valeur absolue. Mais la situation est moins simple en réalité. Mon prédécesseur et moi-même avons été confrontés à un besoin d’investissement très élevé qui concernait la sécurité sur le réseau. Nous ne pouvions pas considérer que des investissements n’ayant pas d’impact immédiat sur la sécurité puissent être prioritaires.

Nous avons également mis l’accent sur la commande centralisée et nous disposons aujourd’hui de postes de commande dans chaque gare. Je reconnais avoir proposé au conseil d’administration de différer des investissements très importants parce que nous devions donner la priorité aux investissements sur la voie, sur la caténaire et les ouvrages d’art. De même, un très grand nombre de ponts construits dans les années 1970 commençaient à nécessiter des maintenances lourdes. Encore une fois, nous ne pouvions pas faire autrement que de donner la priorité aux investissements ayant un impact immédiat sur la sécurité.

Ensuite, les péages sont faibles en valeur absolue, mais forts en valeur relative, compte tenu du fait que le chiffre d’affaires du fret est faible. Est-il pertinent de les diminuer ? Je ne sais pas. Lorsque j’étais président, le fret était plutôt en léger déficit. Fret SNCF a d’ailleurs accumulé une dette dont la reprise est présentée par Bruxelles comme une aide d’État.

Le niveau faible des péages est-il compensé par l’État ? Ici aussi, la situation est plus compliquée. Le gestionnaire d’infrastructure enregistre des charges et des recettes. Si le solde est déficitaire, il devrait normalement être financé par l’actionnaire. En réalité, dans notre système, il était financé par de la dette. Je présentais au conseil d’administration des budgets qui étaient à l’équilibre en comptabilité – parce que les investissements de long terme s’amortissent comptablement –, mais ne l’étaient pas en trésorerie.

De fait, les conseils d’administration de RFF et de SNCF Réseau approuvaient des budgets déficitaires en trésorerie. Ces déficits étaient financés par de la dette : j’ai eu le triste privilège d’augmenter la dette de 10 milliards d’euros en trois ans, époque à laquelle on construisait quatre LGV, ce qui n’était jamais arrivé au préalable. Ces LGV étaient subventionnées partiellement, les collectivités et l’État étant réticents à financer leur part. En résumé, le besoin de financement était couvert par de la dette.

À un moment donné, l’État a pris conscience qu’il s’agissait en réalité d’une dette d’État, la responsabilité du gestionnaire étant d’être efficace techniquement pour la sécurité et d’optimiser les charges. L’insuffisance de recettes intervient parce que nous finançons des dépenses et des investissements qui ne dégagent pas d’autofinancement suffisamment rapidement. En 2018, 20 ou 30 milliards d’euros ont été repris par l’État.

Le « pot commun » de la dette arrange tout le monde à court terme. Le gestionnaire d’infrastructure est surtout intéressé par la responsabilité des infrastructures et la garantie d’un bon état du réseau ferroviaire. De son côté, l’État n’a pas à payer immédiatement : en réalité, la dette est en quelque sorte une subvention à paiement différé.

Enfin, je ne dispose pas de l’information sur la part modale par région.

M. le président David Valence. Vous avez souligné que la préoccupation première d’un gestionnaire d’infrastructure est la sécurité. L’accident de Brétigny-sur-Orge est survenu pendant que vous étiez président de RFF, le 12 juillet 2013. Cet accident a été un traumatisme pour la SNCF et la société française en général.

Par ailleurs, le niveau de reprise de la dette s’est élevé en réalité à 35 milliards d’euros à la suite de la loi portant pacte ferroviaire.

M. Jacques Rapoport. Cette reprise de dette prouve bien que la dette accumulée par le gestionnaire d’infrastructure est une dette d’État. En revanche, la dette accumulée par le transporteur, qui a pour source exclusive le financement du matériel roulant, n’est pas une dette d’État mais une dette commerciale qui doit être amortie par les recettes de la tarification. Il existe donc bien une différence de modèle entre l’infrastructure et le transport. Le transport répond plus à une logique commerciale et économique classique, quand le gestionnaire d’infrastructure répond à un modèle économique de monopole public.

En matière de sécurité, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Lorsque je suis arrivé à la RATP, j’avais des idées très « modernes » sur la transformation du management, les délégations de responsabilités et la liberté de l’encadrement. On m’a alors expliqué que le conducteur devait « obéissance passive à la voie et aux signaux ». J’estimais que ceci était contradictoire avec le management moderne, mais j’en suis très vite revenu.

L’accident de Brétigny-sur-Orge a naturellement renforcé les priorités, mais la contrainte de sécurité est complètement intégrée dans tous les fondamentaux du métier ferroviaire. Elle impacte l’ensemble du fonctionnement de l’entreprise. Il faut que cette contrainte soit encore plus présente. Cet impératif de sécurité doit être présent partout, dans toute l’organisation et le système ferroviaire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je souhaite revenir sur la question de la sécurité. Pour l’avoir régulièrement entendu dans la bouche de mes amis cheminots de Sotteville-lès-Rouen, je partage vos propos sur le fait que la sécurité est partout, tout le temps, intrinsèquement liée au métier de cheminot. À ce titre, la polyvalence n’a-t-elle pas constitué un élément de fragilisation des métiers du réseau ? Quel est votre point de vue sur la sécurité du réseau à l’heure actuelle ?

Ensuite, vous avez indiqué que le véritable enjeu ne porte pas sur la concurrence. Vous avez confirmé que l’on ne s’enrichit pas dans les métiers du fret dans la mesure où les marges y sont médiocres, voire négatives. Il n’en reste pas moins que cette commission d’enquête travaille sur le sujet de la libéralisation et des conséquences pour l’avenir de l’ouverture à la concurrence. Diriez-vous que cette libéralisation a été neutre ? Comme certains l’ont laissé entendre, a-t-elle été neutre en générant des effets pervers ? A-t-elle été neutre en évitant malgré tout que le report modal du fret ne s’aggrave un peu plus ?

M. Jacques Rapoport. J’insiste à nouveau sur le fait que la sécurité est bien la priorité. Cette ligne de conduite existait avant l’accident de Brétigny-sur-Orge et elle n’a fait que se renforcer depuis. Après cet accident, nous avons pris, Guillaume Pepy et moi-même, un certain nombre de dispositions qui nous ont permis d’enregistrer, année après année, une baisse du nombre « d’incidents de sécurité remarquables ». La situation s’est grandement améliorée. Cependant, ces incidents de sécurité remarquables n’étant pas au niveau zéro, l’objectif n’est pas rempli.

Cet objectif n’est pas seulement celui de la SNCF, il doit être partagé dans tous les pays. En effet, des accidents interviennent partout. L’opinion publique sait que la route provoque des morts tous les week-ends, qu’un avion ou deux s’écrase chaque année dans le monde. En revanche, elle n’accepte pas la survenue de morts dans un accident ferroviaire. Et tant mieux.

En résumé, le niveau de sécurité est aujourd’hui bon, voire très bon, mais il demeure perfectible. En outre, nous connaissons tous les ressorts de la nature humaine : quelque chose qui fonctionne bien perd de son intérêt. On court toujours le risque d’habitude, ce que l’on appelle également le « délit d’habitude ». La sécurité représente une mécanique permanente. À mes yeux, nous nous situons à un niveau très bon et nous pouvons être fiers de nos résultats, mais il n’en faut pas moins être attentifs en permanence et ne pas oublier les fondamentaux.

Vous m’avez ensuite interrogé sur les effets de la concurrence. J’estime qu’ils ont été positifs. Lorsque j’ai dirigé RFF et SNCF Réseau, j’ai pu observer les efforts de productivité importants entrepris à Fret SNCF. Le personnel a consenti des efforts très élevés et la productivité s’est accrue pour faire face à la concurrence et éviter d’accumuler des dettes.

Je ne crois pas que l’arrivée des concurrents ait fait peser un risque sur la sécurité. L’Établissement public de sécurité ferroviaire (EPSF) est très attentif au respect des règles de sécurité des entreprises privées. La concurrence a constitué un aiguillon positif mais, encore une fois, la priorité des priorités est la sécurité du réseau. La performance économique est importante, mais l’on ne mobilise pas les cheminots avec des EBITDA. On les mobilise autour de la sécurité et du respect de l’horaire. Depuis des décennies, le respect de l’horaire représente une fierté pour la SNCF. Avec Guillaume Pepy, nous avons d’ailleurs lancé le programme « H zéro », visant à ce que tous les trains partent à l’heure.

En résumé, la sécurité et la régularité sont les deux mamelles de la France cheminote. Elles font la fierté légitime de ce corps social, mais aussi le respect que les dirigeants lui portent.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez mentionné l’accident de Brétigny-sur-Orge, qui a eu un retentissement considérable bien au-delà de la SNCF. Vous faites valoir à juste titre que la sécurité est la priorité dans le transport ferroviaire. Mais ne sommes-nous pas malheureusement engagés dans une dérive qui affecte la sécurité ? Je pense ici à la sous-traitance des travaux, que j’ai vécue en tant que cheminot.

Auparavant, il était question de maintenance préventive, qui visait à anticiper les problèmes. Mais, dans une logique de réduction des coûts, nous sommes passés à une maintenance corrective, qui est en réalité une maintenance réactive, une maintenance d’urgence. N’est-il pas urgent de réinternaliser au maximum les travaux de SNCF Réseau, pour rehausser le niveau de sécurité et permettre aux trains de fret de circuler pendant les périodes de travaux ? Aujourd’hui, y compris dans les chantiers qui ne relèvent pas de la massification, l’ensemble des voies sont fermées parce que les entreprises sous-traitantes travaillent sur les voies sans être formées au risque ferroviaire.

M. Jacques Rapoport. Le débat sur la sous-traitance est aussi vieux que la SNCF. À mon avis, il sera sans fin. Le modèle traditionnel de la SNCF consiste à disposer en interne de l’ingénierie et de la maintenance courante, et à sous-traiter les travaux, qu’il s’agisse des travaux neufs ou des travaux de gros entretien ou de renouvellement. La sous-traitance des travaux a toujours existé. Le cadre est donc permanent et n’implique pas de changement radical de politique.

Je rappelle d’ailleurs que la direction de l’ingénierie de SNCF Réseau, qui réalise l’ingénierie de maîtrise d’ouvrage et l’ingénierie de maîtrise d’œuvre, est le plus gros bureau d’études de France, puisque plus d’un millier d’agents – ingénieurs et techniciens – y travaillent.

Je me souviens de discussions conduites avec Bouygues, Vinci et Eiffage, entreprises spécialisées dans les travaux ferroviaires. À un moment, nous nous sommes demandé s’il ne fallait pas leur sous-traiter la sécurité du site sur un chantier donné. Mais elles ne souhaitaient pas élargir leur périmètre car elles étaient conscientes des limites en matière de sécurité, de surveillance des chantiers et d’autorisations associées. Il me semble donc que le système est globalisé et qu’il n’est pas véritablement remis en cause. Je ne crois pas que nous soyons dans une dynamique d’augmentation massive de la sous-traitance.

Vous m’avez interrogé sur les règles de maintenance. Je ne suis pas ingénieur, j’ai été recruté à l’époque pour réaliser la réforme de la SNCF et de RFF. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité quitter mon poste une fois la réforme effectuée. Durant mon mandat, j’ai toujours fait confiance aux ingénieurs et j’ai eu le privilège d’en fréquenter de très qualifiés.

La SNCF était en effet un vivier de grands ingénieurs et il faut que cela dure. Je crains que les difficultés de recrutement n’entraînent des pertes de qualification. Les travaux électriques sur le réseau sont particulièrement exigeants : il faut travailler la nuit, le week-end, l’été sous la chaleur, l’hiver dans le froid. Dans ces conditions, il est difficile pour la SNCF de demeurer attractive. En matière de ressources humaines, le souci ne porte pas tant sur le renouvellement des compétences en tant que telles que sur la capacité à faire entrer des jeunes et à leur faire intégrer les métiers.

Du reste, ces difficultés ne concernent pas uniquement la SNCF. On constate le même phénomène dans les entreprises privées, mais également au sein de l’administration de l’État, où l’on déplore une baisse continue du nombre de candidats aux concours. Nous sommes confrontés à un problème général de renouvellement des générations. La DRH et le président de la SNCF sont bien conscients de ce sujet, qui me semble essentiel.

 


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16.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Élisabeth Borne, Première ministre (19 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Élisabeth Borne, Première ministre.

Madame la Première ministre, c’est la troisième fois que vous êtes auditionnée par une commission d’enquête depuis le début de cette législature : jamais, sous la Ve République, un Premier ministre en exercice n’avait été auditionné de façon aussi régulière. Nous devons nous en féliciter, car cela constitue un signe de vitalité démocratique pour le Parlement, mais aussi vous en remercier, car cet exercice représente pour vous et vos équipes une charge de travail non négligeable.

Votre carrière professionnelle et ministérielle a été largement dédiée au développement des transports publics dans notre pays. Cette commission ayant fait le choix d’entendre l’ensemble des ministres des transports depuis 1995, nous allons nous intéresser tout particulièrement, durant cette audition, à la période 2017-2019, au cours de laquelle vous avez exercé cette responsabilité.

Cette commission d’enquête poursuit un double objectif : comprendre les raisons qui ont conduit à la régression de la part modale du fret ferroviaire en France jusqu’à une date récente, mais aussi appréhender plus spécifiquement les effets de la libéralisation du fret, initiée en 2006, sur cette évolution et sur la situation financière de Fret SNCF.

Madame la Première ministre, deux textes très importants, votés lorsque vous étiez ministre des transports, ont dessiné le paysage actuel des transports en France. Au cours de cette audition, il sera surtout question de la loi de 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire, qui a réorganisé le groupe public ferroviaire, puisque des établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) ont laissé la place à des sociétés anonymes. Nous souhaitons analyser les conséquences que cette loi a pu avoir sur l’activité de Fret SNCF, mais aussi revenir sur la reprise de sa dette, puisque c’est un des objets de l’enquête approfondie que la Commission européenne a lancée le 18 janvier 2023.

Lorsque vous étiez ministre des transports, le risque contentieux commençait à poindre. Plusieurs plaintes avaient été déposées en 2016 par des concurrents de Fret SNCF, qui contestaient le soutien public qui lui avait été accordé. Comment, à l’époque, évaluiez-vous le risque contentieux ?

Durant les deux ans et demi que vous avez passés à la tête du ministère des transports, vous avez mis au premier plan de vos prises de parole et de vos actions la question des mobilités voyageurs du quotidien. Comment envisagiez-vous, dans le cadre des politiques publiques dont vous aviez la responsabilité, la politique d’État de soutien au fret ? Je rappelle que celle-ci a abouti en 2021 au lancement de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire, qui a eu des effets sur le redressement de la part modale du secteur et l’amélioration de la situation financière de Fret SNCF.

Enfin, il est probable que certaines questions porteront sur les discussions en cours avec la Commission européenne, que nous avons déjà largement évoquées avec M. Clément Beaune, ministre délégué chargé des transports, lors de son audition par cette commission.

Avant de vous donner la parole, madame la Première ministre, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Élisabeth Borne prête serment.)

Mme Élisabeth Borne, Première ministre. Vous avez souhaité m’auditionner au titre de mes anciennes fonctions de ministre des transports de mai 2017 à juillet 2019. C’est donc en cette qualité que je répondrai à vos interrogations, le ministre délégué aux transports ayant pu détailler avec précision lors de son audition les décisions de mon gouvernement et leurs implications. Je me réjouis par ailleurs de constater que vous avez reçu un grand nombre de mes prédécesseurs et successeurs, ainsi que l’ensemble des personnes directement chargées du dossier de Fret SNCF.

Je souhaiterais, avant de répondre à vos questions, revenir sur notre politique en matière de fret ferroviaire et sur le contexte ayant présidé à la création de Fret SNCF. Le fret ferroviaire est un atout pour notre économie et notre planification écologique, car il est bien moins émetteur en CO2 que le camion. Il a pourtant connu un lourd déclin au cours des dernières années, passant entre 2000 et 2017 de 52 à 35 milliards de tonnes-kilomètres et voyant sa part modale chuter sur la même période de 20 à 10 %.

Les raisons de cette baisse sont nombreuses. Le fret ferroviaire est tout d’abord victime de la concurrence du mode routier, qui est plus agile et plus compétitif, dans la mesure où il ne contribue que marginalement au financement de l’infrastructure routière. Ensuite, le fret a pâti de la désindustrialisation qui a frappé notre pays au cours des dernières décennies. Enfin, il a perdu en intérêt du fait d’un sous-investissement dans le réseau ferré, dont l’âge moyen est d’environ trente ans, soit presque le double de celui observé dans les pays voisins. Sur les petites lignes, la moyenne d’âge atteint même soixante-dix ans.

En 2017, le fret ferroviaire était dans une situation critique. Le Gouvernement a décidé d’agir pour qu’il redevienne une filière d’avenir, grâce à deux lois que j’ai portées comme ministre et qui ont contribué à la relance de la filière : la loi d’orientation des mobilités et le nouveau pacte ferroviaire, que vous avez évoqué. Ces deux textes ont été conçus avec une double exigence : une exigence environnementale, puisque le ferroviaire est notre meilleur atout pour décarboner les transports, et une exigence d’efficacité, car le succès d’une telle politique suppose l’existence d’une filière compétitive.

La réforme de 2018 a permis de réaffirmer le statut public de la SNCF tout en dotant l’établissement d’une structure moderne, au sein de laquelle le rôle de chaque entité a été clarifié. Nous avons également agi pour assainir les finances de l’entreprise : 35 milliards d’euros de dette ont ainsi été repris par l’État et des cibles de redressement ont été fixées à la SNCF afin d’éviter que la situation de surendettement ne se reproduise.

Grâce à cette réforme et aux efforts de l’État, les finances du groupe ont été assainies : malgré la crise covid et la guerre en Ukraine, la SNCF a dégagé en 2022 des flux de trésorerie positifs et le groupe a résorbé sa dette. Cette réussite est la clé des succès futurs du fret ferroviaire public : elle lui permettra d’investir dans son réseau et ses activités stratégiques.

S’agissant spécifiquement de Fret SNCF, l’entreprise a été créée le 1er janvier 2020 dans sa forme actuelle, après avoir fait partie de l’établissement public SNCF Mobilités. Là encore, la réforme ferroviaire a porté ses fruits. En créant cette société, nous avons modernisé son fonctionnement, ce qui était nécessaire pour lui permettre de gagner des parts de marché dans un environnement devenu concurrentiel dès 2007. Les choix effectués visaient essentiellement à garantir la viabilité de Fret SNCF et à lui permettre de revenir à l’équilibre financier. Cet objectif a été atteint dès 2021, l’entreprise dégageant alors une marge opérationnelle positive pour la première fois depuis dix ans. Cette transformation est donc une réussite pour le groupe SNCF, pour sa filiale de fret et, plus largement, pour la bonne utilisation des deniers publics.

Dans le prolongement de la loi d’orientation des mobilités, l’État s’est doté dès 2021 d’une stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Là encore, nous avons poursuivi un objectif simple : réaliser les investissements nécessaires pour enrayer le déclin de la filière et doubler la part modale du ferroviaire, de 9 % à 18 %. Cet objectif a été réaffirmé dans la loi « climat et résilience ». Nous avons ainsi déployé des moyens financiers importants pour moderniser le réseau et soutenir les segments de marché en concurrence avec la route, jusqu’alors structurellement déficitaires. Nous avons également pris des mesures pour donner une meilleure place au fret et faire en sorte qu’il ne soit plus perçu comme la variable d’ajustement du secteur lors de la réalisation de travaux sur les lignes ou de l’attribution des sillons. Aucun gouvernement n’avait mené ce travail, qui a permis de redresser la situation : le réseau a été modernisé et la part modale du fret a non seulement cessé de décroître, mais a même, malgré la crise du covid, commencé à augmenter à nouveau, passant au-dessus des 10 %.

Nous avons amorcé le renouveau du fret ferroviaire, mais ce travail est loin d’être achevé et nous poursuivons la modernisation du réseau ferré dans le cadre du plan d’avenir pour les transports, issu des travaux du Conseil d’orientation des infrastructures. Ce plan prévoit 100 milliards d’investissements pour le ferroviaire d’ici à 2040, avec une importante composante de modernisation et de régénération du réseau. Dans ce cadre, 4 milliards seront consacrés au fret ferroviaire durant la décennie à venir, portés pour moitié par l’État. Nous réinvestissons pleinement dans la filière, avec une volonté politique claire, des moyens financiers ambitieux et une visibilité sur plusieurs années, afin d’atteindre notre objectif de doublement de la part modale du fret ferroviaire. Ces efforts seraient toutefois vains si Fret SNCF, premier opérateur de fret ferroviaire, venait à disparaître. C’est la raison pour laquelle nous avons anticipé afin de sécuriser l’avenir économique de l’entreprise.

Étant entendue au titre de mes anciennes fonctions ministérielles, je ne reviendrai pas sur le détail de la discontinuité, ni sur les négociations menées avec la Commission européenne, qui vous ont déjà été exposées par le ministre délégué. Je souhaite seulement réaffirmer ici les principes qui ont guidé l’action de mon gouvernement. Nous n’acceptons pas de jouer l’avenir de Fret SNCF à la roulette russe. Je ne prétends pas que ce plan est indolore, mais cette transformation, importante pour Fret SNCF comme pour ses salariés, permettra de préserver une cohérence d’activité, la pleine intégration au sein du groupe SNCF et l’identité publique de la nouvelle entité. Loin de revenir sur nos objectifs d’augmentation de la part modale du fret ferroviaire, nous travaillons à pérenniser et à développer le fret en France. Il s’agit assurément d’une solution équilibrée et raisonnable. Elle évitera le remboursement d’une aide d’État qui signerait l’arrêt de mort de Fret SNCF, tout en garantissant la préservation intégrale du cœur de métier de l’entreprise.

M. le président David Valence. Vous avez souligné, madame la Première ministre, le caractère inédit de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire lancée en 2021. Auparavant, le fret avait pourtant donné lieu à une succession de stratégies et de plans, parmi lesquels l’engagement national pour le fret ferroviaire de 2009 ou les conférences périodiques sur le fret ferroviaire lancées en 2013 par Frédéric Cuvillier. Comment expliquez-vous que ces politiques aient échoué à améliorer la part modale du fret ferroviaire et à redresser la situation de Fret SNCF ?

Concernant le risque contentieux, les premières plaintes, déposées en 2016 lorsque M. Alain Vidalies était ministre délégué aux transports, étaient pendantes au moment où vous lui avez succédé. Quels contacts ou échanges entreteniez-vous à cette époque avec la Commission européenne, Fret SNCF et les chargeurs pour essayer de donner une meilleure visibilité au secteur ? M. Jean-Pierre Farandou nous a expliqué hier que le niveau de risque était alors jugé assez faible, si bien que l’ouverture d’une enquête par la Commission européenne a constitué un véritable choc pour l’entreprise publique. Par ailleurs, selon M. Guillaume Pepy, les plaintes déposées en 2016 étaient essentiellement destinées à obtenir de la France qu’elle engage des politiques publiques de soutien au fret ferroviaire comparables pour l’ensemble du secteur à celles mises en œuvre pour Fret SNCF. Comment évaluiez-vous à cette époque le risque contentieux ? Quels échanges avez-vous eus à ce sujet avec les différentes parties prenantes ?

Mme Élisabeth Borne. Sans doute les plans précédents n’ont-ils pas porté leurs fruits en raison de causes essentiellement structurelles, qui n’avaient pas été prises à bras-le-corps comme elles l’ont été par la suite. Depuis 2017, les investissements de remise en état du réseau ont été progressivement mis à niveau, en accompagnement de la réforme de la SNCF. Il serait paradoxal d’imaginer déployer une activité performante sur un réseau en constante détérioration. Les investissements importants effectués dans le réseau sont un levier indispensable pour permettre le redressement du fret ferroviaire.

Une autre difficulté tient à la désindustrialisation : il est évident que dans un pays qui a perdu près de 1,5 million d’emplois industriels en une décennie, le marché du fret ferroviaire ne peut qu’être en attrition, ce qui complique singulièrement le positionnement de cette activité. Le manque de visibilité sur l’avenir de l’activité a également joué, puisque le poids de la dette a fini par faire perdre ses repères à l’entreprise. Enfin, si des travaux sur le réseau sont évidemment nécessaires, ils constituent potentiellement un handicap important pour l’activité de fret ferroviaire s’ils se font au détriment de la circulation des trains de marchandises.

Ce sont tous ces freins que nous nous sommes attaché à lever, avec une dynamique de réindustrialisation engagée depuis 2017, la régénération du réseau, la priorisation de sillons de qualité pour le fret ferroviaire et le désendettement de cette activité, avec la possibilité d’une trajectoire économique soutenable. Ces éléments constituent selon moi des leviers importants pour réussir là où les plans précédents ont échoué.

Les plaintes que vous avez mentionnées étaient effectivement déjà présentes dans le paysage lorsque j’étais ministre, mais la France n’était pas le seul pays concerné en Europe. De plus, la Commission européenne ne s’en était pas encore saisie et cet élément avait donc une moindre acuité. La procédure lancée en janvier appelait des mesures visant à sécuriser l’avenir de Fret SNCF : c’est ce qui a été fait.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Depuis 2016, les plaintes déposées contre le soutien public accordé à Fret SNCF étaient pour nous comme une épée de Damoclès.

En 2018, avec la loi pour un nouveau pacte ferroviaire, l’EPIC est devenu une SA. Vous auriez déclaré, au cours des débats parlementaires qui se sont déroulés à l’époque, que la nouvelle organisation de Fret SNCF avait été validée de manière eurocompatible et que les garanties nécessaires avaient été prises auprès des autorités européennes. Or, dans le document qu’elle a produit en janvier 2023, la Commission européenne indique, en s’appuyant sur l’avis de l’Autorité de la concurrence du 10 mai 2021, que la nouvelle entité était d’emblée non viable, au sens libéral du terme. Autrement dit, la reprise de la dette aurait faussé l’évaluation de la rentabilité économique de l’entreprise. Confirmez-vous avoir vérifié auprès de la Commission européenne l’eurocompatibilité de la création de la SA Fret SNCF, eu égard au contentieux en germe ? Considérez-vous ou niez-vous avoir porté sur le marché, en créant cette société anonyme, une société non viable ?

Selon plusieurs responsables de la SNCF, l’exécutif français a pu considérer que cette transformation en SA avait écarté le risque de la discontinuité. Pourtant, il semble que la Commission européenne, tout en autorisant la création de cette SA, aurait promis d’y revenir ultérieurement, du fait du contentieux ouvert avec les plaintes de 2016. Confirmez-vous ces faits ?

La France a présidé l’Union européenne au premier semestre 2022. Elle a alors porté devant la Commission européenne l’enjeu, majeur pour notre pays, du fret ferroviaire. Or, selon M. Farandou, dès l’automne 2022, c’est-à-dire immédiatement après la présidence française, la Commission européenne aurait durci le ton et menacé la France d’un oukase, à savoir l’ouverture d’une enquête. Disposez-vous d’éléments permettant d’expliquer ce changement brutal ? Le fret en France a-t-il été, comme l’a suggéré un de nos interlocuteurs, l’objet d’un marché politique, motivé par le souhait d’obtenir des arbitrages favorables de la Commission sur d’autres sujets stratégiques comme l’énergie nucléaire ou la politique agricole commune ?

La France n’est pas le seul pays dont les conditions de financement de l’opérateur historique sont interrogées ; l’Allemagne est également concernée. Comment se fait-il que l’on n’ait pas envisagé, à tout le moins, l’ouverture d’un dialogue entre la France et l’Allemagne, afin de faire prévaloir politiquement, dans ce bras de fer engagé avec la Commission européenne, l’intérêt de l’écologie et de l’urgence climatique sur les enjeux d’une concurrence étroite telle que promue par Bruxelles et dénoncée dans les termes mêmes de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire ? Pourquoi la France n’a-t-elle pas mené une diplomatie politique offensive sur ce dossier qui peut certes paraître mineur à l’opinion publique, mais qui constitue l’un des leviers majeurs dans l’obtention de résultats en matière écologique et climatique à court et moyen terme ?

M. le président David Valence. Je précise qu’aucune des personnes que nous avons auditionnées n’a fait un lien entre la transformation de l’EPIC en SA et un risque accru pour Fret SNCF.

Mme Élisabeth Borne. L’objectif de la réforme de 2018 était de désendetter la SNCF, d’assurer la viabilité du groupe et de créer une structure apte à affronter la concurrence. Il s’agissait également de transposer les règles européennes de séparation par activité et de créer une entité financièrement pérenne. Pourquoi aurions-nous dû nous interroger sur la viabilité de cette organisation alors que, juste après sa création et pour la première fois depuis des années, l’entité Fret SNCF est sortie des déficits permanents auxquels elle faisait face auparavant ?

Bien évidemment, la réforme ferroviaire a fait l’objet d’échanges avec la Commission européenne, qui a validé l’organisation d’ensemble avant de soulever a posteriori des questions liées aux aides d’État, du fait des plaintes qui ont été déposées en ce sens. Ce sur quoi la Commission européenne va se pencher, c’est le bilan, dont je rappelle qu’il est tenu depuis le début des années 2000, en application des règles européennes. Les comptes montrent un endettement qui ne pouvait évidemment pas être transféré à la nouvelle entité, car elle n’aurait pas été viable.

Vous m’interrogez sur les éventuels changements d’humeur et de ton de la Commission européenne à l’automne 2022. Occupée par d’autres dossiers, j’avoue ne pas avoir suivi le détail des évolutions psychologiques de l’instance européenne.

Vous demandez dans quelle mesure la Commission européenne a tenu compte de l’importance du fret ferroviaire pour la transition écologique. La solution proposée prévoit que la SNCF ne se sépare que des trains entiers, le reste de l’activité ne pouvant pas être exercé par un autre opérateur que Fret SNCF. Demander à la SNCF de se retirer de ces trafics serait en effet susceptible de mettre en péril la poursuite d’une activité de fret ferroviaire, avec un risque évident de contre-report modal au bénéfice de la route. Mon gouvernement a considéré que les enjeux de transition écologique étaient essentiels et qu’il convenait de s’assurer que toute évolution de la structure de Fret SNCF ne conduise pas à transférer du trafic sur la route. Ces arguments nous semblent de nature à être pris en compte par la Commission européenne, sans préjuger bien évidemment de sa décision.

S’agissant de la conjugaison d’actions avec d’autres pays, il ne vous aura pas échappé que les différents acteurs européens sont en concurrence. Je ne suis pas persuadée qu’ils souhaitent engager des actions communes avec la France, alors que Fret SNCF fait l’objet de plaintes et d’une procédure lancée par la Commission européenne sur des enjeux de concurrence.

M. le président David Valence. Les activités devant rester dans l’une des deux entreprises qui succédera à Fret SNCF représentent aujourd’hui 90 % des salariés, 80 % du trafic et 70 % du chiffre d’affaires. Elles concernent essentiellement le wagon isolé, mais aussi des trains entiers avec des moyens non dédiés et irréguliers.

Mme Huguette Tiegna (RE). Les personnes que nous avons auditionnées font état d’un niveau d’aides publiques au secteur du fret historiquement limité, qui a toutefois augmenté à la fin des années 2010. Le relèvement des aides accordées au fret faisait-il partie de votre stratégie pour ce secteur ? Estimez-vous que le niveau d’aides prévu dans le plan de discontinuité proposé par la France est suffisant pour assurer le fonctionnement du secteur du fret à moyen et long terme ?

Mme Élisabeth Borne. Je ne suis pas capable de vous donner le détail de ce que le ministre m’a proposé, mais je peux vous dire que j’ai répondu à ses demandes quant au niveau de soutien accordé au fret ferroviaire.

M. Matthieu Marchio (RN). Alors que vous étiez ministre des transports, la Commission européenne a demandé de façon récurrente à l’État français des renseignements sur ce dossier : le 22 décembre 2017, les 26 février, 8 mai et 25 juillet 2018 et le 22 février 2019. J’ajoute qu’un avis de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER) du 9 mai 2019 relatif au projet d’ordonnance portant diverses dispositions relatives à la nouvelle SNCF indiquait que « la solution qui consiste en une absence de transfert de dette, même temporaire, peut s’apparenter à un apurement de cette dette historique par SNCF Mobilités et soulève la question des aides d’État pour cette activité en concurrence dont il appartiendra à la Commission européenne d’apprécier la compatibilité avec le droit de l’Union européenne ». Vous semblez donc avoir été alertée à plusieurs reprises sur le risque de voir ces aides remises en cause par la Commission européenne. Ne craigniez-vous pas à l’époque que ces aides puissent être qualifiées d’illégales, faisant ainsi peser un risque sur l’existence même de Fret SNCF ?

Devenue Première ministre, vous avez présenté le 23 mai 2023 le plan de votre gouvernement contre le réchauffement climatique, avec l’objectif ambitieux de diminuer de moitié nos émissions de CO2 d’ici à 2030. Le même jour, Clément Beaune annonçait la liquidation de Fret SNCF. En optant pour la discontinuité, vous vous êtes soumise une nouvelle fois aux demandes de la Commission européenne, prenant ainsi le risque de faire disparaître un opérateur historique, avec 500 emplois à la clé. Les trains les plus rentables vont devoir être abandonnés, en même temps que 20 % du chiffre d’affaires et 30 % de l’activité. Cela va également se traduire par la vente de 40 % des actifs immobiliers. En quinze ans, 10 000 emplois ont déjà disparu. Dans ma circonscription, 95 % des emplois de l’une des plus grandes gares de triage des Hauts-de-France, située à Somain, ont été supprimés, passant de 1 500 il y a quelques années à une cinquantaine aujourd’hui. Le risque, c’est de mettre plus de 1,5 million de camions supplémentaires sur nos routes demain, avec l’impact écologique que l’on imagine.

M. Jean-Baptiste Djebbari, qui vous a succédé au ministère des transports, a indiqué que, pour sa part, il aurait opté pour le rapport de force avec la Commission européenne. On a le sentiment que lorsque Bruxelles demande, votre gouvernement exécute.

Mme Élisabeth Borne. Je vous invite tout d’abord à étudier la réalité de l’évolution du fret ferroviaire au cours des dernières années, au lieu de partir de postulats faux qui biaisent les échanges.

Je ne me satisfais pas plus que vous de la part du fret ferroviaire dans le transport de marchandises mais, au lieu d’accuser les instances européennes, nous agissons, en remettant en état un réseau ferré qui a été abandonné pendant des décennies. C’est la politique que j’ai menée en tant que ministre des transports, qui a été poursuivie par mes successeurs et que continue d’appliquer mon gouvernement. Nous avons mobilisé des moyens considérables et donné des priorités au fret ferroviaire. En effet, si les trains de marchandises doivent cesser de circuler dès qu’il y a des travaux sur les voies ou s’ils passent systématiquement après le trafic de voyageurs, il est difficile de répondre aux attentes des entreprises. Des actions très concrètes ont été menées, dont je constate qu’elles ont permis un redressement du fret ferroviaire malgré la crise du covid et la guerre en Ukraine. Cette dynamique doit se poursuivre.

Il aurait effectivement été envisageable d’aller au rapport de force avec la Commission européenne mais, en ne faisant rien et en laissant la procédure se poursuivre, on prenait le risque que la Commission ne confirme in fine le caractère illégal de l’aide d’État et que Fret SNCF ne doive la rembourser, ce qui aurait signé l’arrêt de mort de l’entreprise. Nous avons préféré prendre nos responsabilités et éviter cette situation. Je soutiens pleinement la solution de la discontinuité proposée par le ministre des transports, car elle est selon moi la seule capable d’assurer la survie de cette activité majeure qu’est le fret ferroviaire.

Mme Mathilde Desjonquères (Dem). Comment justifier la restructuration de la filière, au regard des objectifs annoncés en 2018 ?

Pourriez-vous par ailleurs détailler les mesures visant à ce que le fret ferroviaire ne soit plus une variable d’ajustement ?

Mme Élisabeth Borne. Si les trains de marchandises circulent en journée, ils entrent en concurrence avec des trains de voyageurs dans l’utilisation des sillons. Ce phénomène est accentué par le fait que les régions, que l’on ne peut que soutenir dans cette démarche, souhaitent renforcer la fréquence des dessertes autour des agglomérations. Mais si les trains de marchandises circulent la nuit, ils se heurtent aux contraintes engendrées par les travaux nécessaires à la modernisation du réseau. Notre objectif est de disposer des capacités suffisantes pour garantir aux entreprises clientes du fret ferroviaire une visibilité et une régularité dans la circulation des trains. Cela suppose de lui donner une certaine priorité.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Avant d’être ministre des transports, vous avez occupé les fonctions de directrice de la stratégie de la SNCF. Le fret ferroviaire a subi à cette époque de multiples plans de restructuration et de nombreuses suppressions d’emplois. Considérez-vous que votre action en tant que directrice de la stratégie a été utile pour développer le fret ferroviaire public ?

D’autres pays européens comme la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie, l’Italie ou l’Allemagne sont dans une situation comparable à celle de la France. Or cette dernière est la seule à avoir opté pour la procédure de discontinuité. Dès l’ouverture de l’enquête de la Commission européenne, elle a choisi de présenter une stratégie de liquidation de Fret SNCF. La procédure de discontinuité prévoit par exemple que les flux les plus rentables seront transférés à des opérateurs privés sans que la nouvelle entité puisse se porter candidate sur ces trains durant les dix prochaines années. Comment faire passer la part modale du transport ferroviaire de marchandises de 9 à 18 %, alors que l’opérateur public sera affaibli, amputé d’une partie de son personnel et de son infrastructure et empêché de se positionner sur les flux les plus rentables ? Cette procédure de discontinuité ne cache-t-elle pas tout simplement la volonté de la Commission européenne de liquider l’opérateur public ferroviaire français ?

Vous avez également contribué à la séparation par activité au sein de la SNCF. Ce cloisonnement, dénoncé depuis des années par les organisations syndicales et les cheminots, ne permet pas de rationaliser l’activité de manière intelligente. Ne pensez-vous pas que cette démarche a constitué un frein au développement du service public de fret ferroviaire dans notre pays ?

Mme Élisabeth Borne. La stratégie de séparation par activité est le fruit de règles européennes, qui prévoient notamment que les différentes activités aient, au fur et à mesure de leur mise en concurrence, une comptabilité et une organisation distinctes les unes des autres.

Vous m’interrogez sur mon rôle de directrice de la stratégie de la SNCF, sous la présidence de M. Louis Gallois puis de Mme Anne-Marie Idrac. Les difficultés rencontrées par l’activité de fret avaient alors justifié la mise en œuvre d’un plan de restructuration, présenté par le directeur du fret. Cela avait conduit à une recapitalisation de Fret SNCF afin d’assurer sa pérennité. On ne peut évidemment que déplorer que l’activité n’ait pas été rendue viable à cette époque et que la part du fret ferroviaire ait continué à décroître jusqu’au début de ce quinquennat. Je me réjouis pour ma part que nous ayons finalement pu enrayer cette baisse de l’activité du fret ferroviaire et l’érosion de sa part modale.

La discontinuité conduit à ce que 20 % du chiffre d’affaires de l’entreprise soit cédé.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES) et M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Non, c’est 30 %.

Mme Élisabeth Borne. Je mesure évidemment l’importance de cette évolution ; mais vous savez comme moi que lorsqu’une procédure va à son terme et qu’aucune solution n’a été trouvée, le risque est d’aller jusqu’à une cession de 50 % du chiffre d’affaires. C’est ce qui est arrivé à Alitalia et c’est précisément ce que nous avons souhaité éviter.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Vous avez indiqué le 12 juillet 2023 que nous étions sur le chemin de la neutralité carbone. Pensez-vous, après les rapports du Conseil d’orientation des infrastructures et de l’Autorité de régulation des transports, que le développement et le financement du fret ferroviaire soient compatibles avec la construction de nouvelles autoroutes, qui plus est concédées, incluant des routes déjà financées par l’impôt, comme l’A69 entre Toulouse et Castres ? Je rappelle que le fret ferroviaire consomme six fois moins d’énergie que le transport routier, émet neuf fois moins de gaz à effet de serre et permet d’éviter les externalités négatives comme les congestions ou les accidents.

Vous avez annoncé un plan de 100 milliards en faveur du transport ferroviaire. Sera-t-il accompagné d’une grande loi de programmation du ferroviaire, détaillant de façon très précise les prérogatives des régions et les responsabilités de l’État ?

M. le président David Valence. MM. Patrick Jeantet et Luc Lallemand, tous deux anciens PDG de SNCF Réseau, ont reconnu avoir disposé au cours de leur exercice de moyens supplémentaires pour rénover le réseau ferroviaire.

Mme Élisabeth Borne. Je vous confirme que nous nous organisons pour atteindre la neutralité carbone. J’ai échangé ce matin même avec les membres du Conseil national de la refondation sur la façon dont nous allions déployer notre planification écologique. Au cours du précédent quinquennat, nous avons doublé le rythme de baisse des émissions de gaz à effet de serre par rapport au quinquennat antérieur et nous souhaitons poursuivre dans cette voie. Cela suppose d’agir dans tous les domaines – industrie, bâtiment, déplacements, alimentation – et d’investir davantage dans le secteur ferroviaire, à la fois en termes de régénération et de développement des capacités du réseau. Un mandat a été donné en ce sens aux préfets qui négocient actuellement des contrats de plan. Vous pourrez constater que la part des crédits consacrée à la route a été fortement réduite, pour augmenter significativement celle dédiée au ferroviaire. Nous menons une stratégie cohérente, qui vise à favoriser les modes alternatifs à la route et à sortir de l’utilisation individuelle de la voiture thermique, ce qui suppose par exemple de développer le covoiturage et d’accompagner nos concitoyens dans le passage à des mobilités décarbonées. Toutes ces actions combinées doivent nous permettre d’atteindre une baisse de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et, à terme, la neutralité carbone. Nous sommes sur la bonne voie.

Mme Christine Arrighi. Et concernant l’A69 ?

M. Nicolas Ray (LR). En octobre 2014, le gouvernement décidait l’abandon de l’écotaxe sur les poids lourds, votée en 2009 dans le cadre de la loi Grenelle 1. Vous étiez alors directrice de cabinet de la ministre de l’écologie, Mme Royal. Cette décision a conduit l’État à verser près de 1 milliard d’euros d’indemnités à la société Écomouv’. Avec le recul, ne pensez-vous pas que l’écotaxe constituait un bon moyen pour réduire la distorsion entre la route et le rail ? Les camions étrangers parcourent en effet notre réseau routier sans péage, contrairement aux trains qui s’acquittent de redevances. Cette taxe n’était-elle pas un bon outil pour favoriser le report modal que l’on souhaite intensifier ? Qu’en est-il, enfin, de l’idée qu’a évoquée à plusieurs reprises votre ministre, M. Béchu, de créer une vignette qui serait payée par les poids lourds étrangers ?

Mme Élisabeth Borne. Je trouve tout à fait anormal que des poids lourds puissent traverser notre pays sans contribuer au financement de nos infrastructures. Depuis plusieurs années, les camions disposent d’un réservoir leur permettant de faire le plein au Luxembourg puis en Espagne, sans dépenser en France le moindre euro permettant d’assurer l’entretien et le développement de notre réseau routier. La décision d’introduire une écotaxe avait suscité de telles réticences que la ministre avait décidé de mettre un terme au contrat passé avec Écomouv’. Je reste néanmoins persuadée qu’il faut continuer à étudier les solutions susceptibles de gommer l’inégalité de traitement entre des transporteurs français qui participent à l’entretien des infrastructures au travers notamment de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) et des transporteurs étrangers qui peuvent traverser le pays sans verser le moindre euro. Le sujet reste d’actualité, même si le contexte actuel, marqué par une augmentation considérable du prix du gazole, n’est guère propice à une réflexion de ce type.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Le fret ferroviaire a connu un léger redressement au cours des deux dernières années, à la fois en nombre de tonnes-kilomètres transportées et en résultat financier pour la filiale Fret SNCF. L’annonce du plan de discontinuité, qui pourrait mettre à mal le transport ferroviaire de fret dans l’immédiat et pour les années à venir, est donc un coup de massue porté aux salariés et plus largement au pays. Nous ne comprenons pas les raisons pour lesquelles cette procédure arrive aujourd’hui. Alors qu’il y a tant à faire en matière de décarbonation des transports, pourquoi accepter la manière de procéder de la Commission européenne ? N’y a-t-il pas un risque majeur à lancer ce plan négocié avec la commissaire européenne Margrethe Vestager alors même que la Commission européenne ne semble pas l’avoir formellement accepté ? Avez-vous participé à des discussions avec la Commission au sujet de cette solution de discontinuité ? Pourriez-vous nous transmettre, le cas échéant, les courriers échangés avec la présidente de la Commission européenne ? En mai-juin 2022, comment avez-vous abordé la situation au moment de dresser les conclusions du semestre de présidence française de l’Union européenne ?

Existe-t-il selon vous une autre option que le plan de discontinuité envoyé par le ministre des transports au président de la SNCF, sachant que certains des vingt-trois flux concernés, parmi les plus rentables, pourraient se reporter sur la route, ce qui contreviendrait au Green Deal annoncé ? Serait-il envisageable, en cas de carence de transport par le rail, de demander à la Commission européenne de conserver certains de ces flux au sein de Fret SNCF ?

Mme Élisabeth Borne. L’objectif du plan de discontinuité est d’assurer la viabilité et la pérennité du fret ferroviaire public et de se prémunir contre un risque de liquidation de la société Fret SNCF. Nous sommes confiants quant au scénario présenté, qui permettra le maintien d’une part significative de l’activité. Les échanges qui ont eu lieu avec la Commission européenne ont mis l’accent sur l’importance de préserver le fret ferroviaire et d’éviter un transfert modal au bénéfice du transport routier. Nous souhaitons protéger autant que possible l’activité de l’opérateur public et nous assurer du maintien d’un maximum de trafic sur le réseau ferroviaire.

Je n’ai eu aucune discussion ni aucun échange de courriers à ce sujet avec la présidente de la Commission européenne. Le ministre Clément Beaune a sans aucun doute évoqué lors de son audition les éventuelles interactions qu’il a pu avoir à son niveau avec la Commission et pourra, si nécessaire, vous transmettre les documents correspondants.

M. Pascal Lecamp (Dem). Supposons que le problème rencontré avec la Commission européenne soit réglé et que la discontinuité soit acceptée et mise en place. Dans cette hypothèse, quels seraient les grands axes de votre réforme ferroviaire, notamment en matière de fret ? Comment intégrer la dimension intermodale ? Quelle solution alternative à l’écotaxe pourriez-vous proposer ? Comment inscrire le fret ferroviaire dans une stratégie nationale globale du fret en France ?

Mme Élisabeth Borne. Nous devons évidemment favoriser autant que possible le transport de marchandises par voie ferroviaire et fluviale. Cela suppose tout d’abord de disposer d’infrastructures en bon état et nous nous y employons. Nous apportons également notre soutien aux activités en concurrence directe avec la route, afin de tenir compte de l’avantage écologique du transport ferroviaire. Je suis par ailleurs convaincue que la réindustrialisation constitue une opportunité pour le développement du fret ferroviaire.

Je laisse au ministre des transports le soin de formuler des propositions pour que les poids lourds en transit sur notre territoire contribuent à en financer les infrastructures.

M. Sylvain Carrière (LFI-NUPES). Selon M. Farandou, le fret ferroviaire aurait besoin de 20 milliards d’euros d’investissements sur dix ans pour retrouver sa fiabilité. Bien qu’il soit neuf fois moins émetteur en CO2 que le transport routier, c’est à ce dernier que vont pourtant toutes les faveurs. Peut-être est-ce dû au fait que les poids lourds empruntent des autoroutes gérées par des sociétés qui se sont vues allouer des milliards d’argent public après votre négociation du prolongement de leurs concessions en 2015. L’association Anticor soupçonne d’ailleurs l’existence de favoritisme dans ce dossier. Les multinationales chargées de la gestion des autoroutes ont récolté quelque 55 milliards d’euros de dividendes en trente ans, dont n’a pas bénéficié le reste du secteur des transports. Selon le rapport Spinetta, les coûts sociaux du transport routier en matière de pollution et de congestion du trafic sont très sous-estimés.

En dépit de tous ces éléments, c’est pourtant aux grévistes que vous avez imputé en 2018 la faillite du fret ferroviaire. Sur quelle base avez-vous estimé que la fin du statut des cheminots relancerait le fret ferroviaire plus efficacement qu’une nationalisation des autoroutes ? Pourquoi avoir favorisé le secteur routier tout en sachant que ses coûts sociaux étaient massivement sous-estimés ? Pourquoi défendez-vous des multinationales au lieu de protéger la souveraineté française et la transition écologique, alors que cette démarche nous sera à terme défavorable sur le plan économique, dans la mesure où l’impossibilité de la France de se conformer aux accords européens du « Fit for 55 » induira l’application de pénalités de retard ?

Mme Élisabeth Borne. J’entends dans vos propos non des questions, mais des attaques, et ne vois que répondre à des interrogations qui n’en sont pas.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Les aides attribuées à la SNCF entre 2007 et 2015 sont visées par une enquête de la Commission européenne. Or, lorsque nous interrogeons à ce sujet les ministres des transports successifs, nous obtenons au mieux des réponses dilatoires sur les échanges intervenus entre la France et la Commission au titre de l’accord de 2005 actant la restructuration. Cela soulève une interrogation sur la responsabilité de l’une ou l’autre partie quant au respect de cet accord.

En 2015, l’Autorité de régulation des activités ferroviaires a lancé une alerte, que j’estime quelque peu tardive dans la mesure où l’ARAF a été installée comme instance de contrôle en 2010. Quelques dépôts de plaintes plus tard, nous arrivons ainsi, par négligence ou duplicité, à la transformation, en 2019, de l’EPIC en SA et à la création d’une société qui, au sens libéral du terme, était d’emblée non viable. Aujourd’hui, SA Fret SNCF disparaît dans le cadre du plan de discontinuité. Je suis convaincu que la transformation de l’EPIC en SA réunissait les conditions de l’enterrement de première classe auquel nous assistons.

Quel crédit accorder à la parole de la commissaire européenne ? Interrogé sur ce point, le ministre des transports nous a répondu qu’il ne fallait pas s’attendre à recevoir un courrier de la Commission actant la levée des sanctions, mais qu’il appartenait à l’exécutif français de mettre en œuvre le plan de discontinuité. Dès lors que votre ministre a adressé au président Farandou une lettre en ce sens, comment se fait-il que la Commission européenne n’ait toujours pas formulé d’appréciation sur une démarche désormais engagée ? Le ministre nous a indiqué être particulièrement attentif aux enjeux sociaux, à la question de la viabilité de cette entité au sein de la filière recomposée du fret, ainsi qu’au risque de report modal. Négociez-vous encore sur ces quelques lignes rouges évoquées par M. Beaune ?

Mme Élisabeth Borne. Je ne peux pas laisser dire que nous avons créé une société anonyme non viable, puisque pour la première fois depuis des décennies cette entreprise a dégagé des résultats. La structure est économiquement viable.

La plainte relative aux aides d’État liées au déficit accumulé par Fret SNCF au sein de SNCF Mobilités est une autre question.

Il est en outre tout à fait normal de ne pas avoir de retour de la part de la Commission européenne. C’est la procédure habituelle : lorsque le Commission ouvre une enquête, le délai pour en connaître l’issue peut atteindre dix-huit mois. Dès lors qu’une procédure est engagée, il n’y a traditionnellement aucun échange entre les autorités du pays concerné et la Commission européenne, qui mène son enquête en toute indépendance. Cette démarche vise à garantir la sécurité juridique de la décision finale.

Le ministre, qui a échangé en amont avec la Commission, a souligné les points sur lesquels nous sommes particulièrement vigilants, parmi lesquels l’absence d’impact au plan social, le souci d’éviter un transfert modal au profit de la route et la viabilité de l’entreprise. Ces éléments ont servi de base à l’élaboration du schéma qui doit être mis en œuvre afin qu’au moment de clôturer son enquête, la Commission constate la discontinuité.

Mme Sophie Blanc (RN). Le terminal ferroviaire urbain Chapelle International, situé à Paris, a été inauguré par vos soins en juin 2018 en présence de Mme Hidalgo. Il devait permettre aux trains de marchandises d’approvisionner Paris, évitant ainsi le passage de quelque 43 000 poids lourds dans la capitale chaque année. Le coût total de cette opération est de 80 millions d’euros. Or, à ce jour, aucun train n’a circulé dans cette gare. Ne s’agit-il pas là d’un gaspillage d’argent public ? Ce projet était-il chiffré à l’époque ?

En 2021, le fret s’est vu consacrer 1 milliard d’euros, tous financements confondus. Le plan de relance du Gouvernement pour le fret d’octobre 2021 prévoyait le développement des autoroutes ferroviaires, dont l’axe Perpignan-Rungis. Ce « train des primeurs », suspendu pendant deux ans, est exploité par Fret SNCF de manière saisonnière et circule cinq jours par semaine, avec une capacité de douze wagons. Le 25 mai 2023, le ministre Clément Beaune a expliqué que la SNCF n’en serait plus l’opérateur. N’y a-t-il pas un risque de fermeture définitive de la ligne ? Dans cette hypothèse, quel sera le sort réservé aux salariés basés à Perpignan ?

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Il me semble ubuesque que la Commission européenne lance une procédure sur une aide concernant un EPIC qui n’existe plus.

Vous étiez en charge de ce dossier en tant que ministre des transports. Pourriez-vous nous transmettre l’ensemble des notes et courriers que vous avez pu échanger avec la Commission sur la question du fret ?

J’ai bien compris que vous n’aviez pas eu depuis 2022 d’échanges épistolaires avec la présidente de la Commission européenne sur ce sujet. Je ne puis néanmoins croire qu’il n’y ait eu aucune interaction entre vos deux cabinets, ni entre vos services et ceux du ministre des transports. Pourriez-vous nous faire parvenir les documents relatifs à ce dossier ?

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). L’absence d’échanges directs entre la Première ministre et la présidente de la Commission européenne sur un dossier aussi important que celui du fret, dont on nous explique qu’il est géré au plus haut niveau de l’État, est surprenant.

Le plan de discontinuité présenté par Clément Beaune prévoit que les cheminots assurant la maintenance passent dans une filiale de droit privé. Pourquoi avoir intégré cette mesure dans le plan, alors que la Commission ne l’exigeait pas ?

Il est beaucoup question, actuellement, de report modal inversé. Or on sait que certains des vingt-trois flux qui appartiennent à la SNCF et qui vont être cédés sont déjà à l’arrêt. La SNCF a en effet anticipé cette cession, si bien que les marchandises concernées transitent désormais par la route. Rien ne garantit que ces flux reviennent à terme dans le champ du transport ferroviaire, fût-il privé. Que compte faire le Gouvernement si cette hypothèse se vérifie ?

M. Nicolas Ray (LR). La procédure engagée par la Commission européenne à l’encontre de Fret SNCF nous oblige à trouver une solution que l’on ne met en œuvre qu’à contrecœur, parce qu’elle est l’application du dogme de la libre concurrence absolue dans un secteur qui ne s’y prête pas nécessairement. N’est-ce pas là le signe d’une perte d’influence de la France au niveau européen ?

Mme Élisabeth Borne. Concernant le terminal Chapelle International, on ne peut pas nous reprocher tout à la fois de ne pas agir suffisamment en faveur du fret ferroviaire et d’investir afin de permettre à des trains d’arriver directement dans Paris en lieu et place de milliers de camions. N’étant pas ministre des transports, je ne suis pas en mesure de vous expliquer les difficultés de trafic observées sur le réseau de la gare du Nord. Je demanderai à M. Clément Beaune de vous fournir des informations à ce sujet.

Je ne suis pas davantage chargée de l’appel à manifestation d’intérêt sur l’axe Perpignan-Rungis. Je suis parfaitement consciente de l’importance de ce train des primeurs, dont j’ai eu à connaître dans de précédentes fonctions, et imagine que le ministre des transports souhaite qu’il continue à circuler. Je ne suis toutefois pas au courant de l’état d’avancement de la procédure.

Je vous répète enfin que je n’ai eu aucun échange de courriers sur le dossier du fret avec la présidente de la Commission européenne.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Nous pourrons vérifier.

Mme Élisabeth Borne. Je vous rappelle que je parle sous serment !

Concernant l’adaptation des règles à la réalité du secteur du fret ferroviaire, personne ne peut se réjouir de la situation actuelle. Cela remet-il pour autant en cause le principe même d’une concurrence dans ce domaine ? La question mérite d’être approfondie. Il existe certainement autour de nous des pays dans lesquels la part modale du fret ferroviaire est plus importante qu’en France, dans un cadre européen pourtant commun à tous. Cela doit nous conduire à nous interroger sur l’efficacité de nos opérateurs et sur la manière de la renforcer. Je m’y suis employée en tant que ministre.

Il convient par ailleurs de poser un regard nuancé sur les règles de la concurrence, dont nous nous félicitons qu’elles existent quand il s’agit par exemple d’engager une procédure contre Google ou de se préoccuper des pratiques des fabricants d’automobiles chinois. Ces règles nous permettent parfois de protéger nos entreprises vis-à-vis d’acteurs qui utilisent des méthodes que nous proscrivons.

La trajectoire sur laquelle Fret SNCF s’est engagé depuis la réforme ferroviaire montre qu’il est possible d’assurer une exploitation équilibrée et de regagner de l’activité dans ce domaine. Nous ne pouvons que souhaiter que cette dynamique se poursuive et que le fret ferroviaire se développe, conformément à l’objectif de doublement de sa part modale.

 


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17.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de la SNCF (19 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous sommes heureux d’accueillir les représentants des organisations syndicales de la SNCF. La manière dont est ressentie dans le groupe public ferroviaire, au-delà même de Fret SNCF, la solution de discontinuité est une préoccupation qui s'est exprimée à plusieurs reprises, venant de la quasi-totalité des groupes de cette assemblée.

Plus généralement, notre commission d’enquête prend en compte l’évolution de la part modale du fret ferroviaire depuis 1995, soit la période sur laquelle nous conduisons nos auditions. La dégradation apparaît constante, y compris avant 2005 ou 2006, et vient de loin puisque les chiffres de la part modale s'effondrent dès la fin des années 1970. Certains membres de la commission estiment que cette dégradation n’a pas été freinée et qu’elle a même pu être stimulée par la libéralisation du marché ferroviaire. L’ouverture à la concurrence n’a peut-être pas été suffisamment accompagnée par des politiques publiques, ce qui laisse supposer une difficulté dans la stratégie de l’État. Alors que la libéralisation a parfois permis de reconquérir des parts modales à l'étranger, elle n’a pas produit d'effets semblables en France, où l’on constate une dégradation, jusqu'à une date récente, de la part modale du fret ferroviaire, dans un paysage global où le lien entre la transition écologique et l'activité du fret ferroviaire n'était peut-être pas établi de façon aussi nette qu'il l'est désormais.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Laurent Brun, Hervé Gomet, Fabrice Charrière, Lionel Ledocq, Julien Troccaz, Guillaume Bouslah-Sellier, Florent Malaise, Pascal Couturier, Sébastien Mariani et Fabrice Chambelland prêtent serment.)

M. Laurent Brun, secrétaire général de la fédération CGT Cheminots. La CGT considère que la procédure européenne est hypocrite, injuste et contre-productive. Hypocrite, parce que c'est un secret de polichinelle. J'ai eu des discussions avec le président Pepy en 2018 sur le sujet et il m'assurait du soutien du Gouvernement et du fait que, de toute façon, nous n'aurions pas à rendre de comptes sur le modèle choisi. Des échos de couloir – je vais utiliser ces termes puisque vous comprendrez que nous ne souhaitons pas énumérer les noms de nos syndiqués – nous ont alertés sur les discussions autour de la discontinuité depuis environ deux ans.

Aujourd'hui, nous considérons que le processus lancé est un faux processus. L'histoire du compromis signifie que la procédure d'instruction n'a aucune valeur dès lors que les conclusions sont déjà écrites à l'avance. Il s’agit donc d’une procédure hypocrite, injuste parce que les aides sont la conséquence de la restructuration de Fret SNCF. Là, je m'adresse à ceux qui ne connaissent pas forcément le système ferroviaire. Avant 2003, le transport ferroviaire de marchandises était totalement intégré, voire même fusionné, à la production de la SNCF. Il était centralisé, planifié, monopoliste. Il s'autocontrôlait, notamment en termes de règles de sécurité et de formation du personnel, et n'avait même pas de bilan financier propre. Considérer que l'on puisse passer de cette situation fusionnelle à une entité autonome concurrentielle en quatre ans, avec un milliard et demi de recapitalisation, est une vaste plaisanterie. À titre de comparaison, même si c'est difficilement comparable, l’Allemagne consacrait au secteur 66 milliards de deutsche marks en 1993, 16 milliards en 1996, 17 milliards en 2000 et prévoyait un plan sur dix ans pour transformer son marché.

À cela s'ajoute pour nous le mensonge originel. Tout est appelé à se développer alors que nous savons très bien que l'une des activités du transport ferroviaire, à savoir le wagon isolé, est une activité de service public et qu'il faudra la « purger » puisqu'elle ne répondra pas aux caractéristiques de la concurrence. Le principe du wagon isolé est qu'il doit être assemblé et qu'on ne peut pas isoler les marchés les uns des autres. Dès lors que vous soumettez tout à la concurrence, le transport d'un wagon isolé n'est absolument pas rentable et ne peut pas l'être dans ce système.

À partir de 2003, donc, se mettent en place des plans successifs qui visent à purger le marché et à liquider, d'une certaine manière, le wagon isolé tel qu'il existait. Les concurrents se sont d'ailleurs tous construits sur les trains entiers et sur les transports combinés. Évidemment, ils n'allaient déployer ni l'infrastructure ni les moyens humains nécessaires au développement du wagon isolé ! Il fallait liquider la moitié du trafic de la SNCF de l'époque, soit 10 000 emplois, la desserte de 5 000 PME. Une telle démarche ne se fait pas en l'annonçant de manière publique à la population. Se met en place le système totalement mensonger de l'époque, qui consiste à avancer par petites touches, à lancer des plans de relance qui sont en fait des plans de transformation de l'appareil productif ayant un objectif ultime, celui de se conformer au marché, et donc de purger le marché.

La CGT a dénoncé la casse, mais le Gouvernement n’a pas voulu assumer cette finalité et a maquillé la liquidation par étage. Ce faisant, il a fait valider sa première étape de réorganisation par l'Union européenne, alors qu'il aurait dû présenter l'ensemble des étapes de son plan. Pour cela, il fallait assumer la liquidation de la moitié du trafic. Je note au passage qu'un rapport sénatorial de 2009 explicitait le fait que 50 % des trafics de la SNCF n'étaient pas rentables et qu'avec le système d'augmentation des péages, 20 % supplémentaires allaient passer sous la barre. On savait très bien que le système de service public antérieur devait être adapté « dans le sang », conduisant à la purge du marché.

Nous pensons que le premier plan de restructuration validé par l'Union européenne est notoirement sous-évalué, ce qui a conduit à considérer qu'il y a eu des aides abusives par la suite, puisqu'effectivement ce premier plan prévoit qu'il n'y ait plus d'aide pendant dix ans. En fait, il faut considérer que les quinze ans de restructuration ne sont qu'un seul et même plan. À ce titre, celui-ci était éligible aux règles de validation par l'Union européenne – encore eût-il fallu le développer de cette manière ! Nous estimons, encore aujourd'hui, que l'État français peut parfaitement développer l'argumentation de cette manière.

Quelques arguments supplémentaires sur ce caractère injuste. D'abord, il faudrait vraiment réaliser un travail économique sur la situation de Fret SNCF. On lui a attribué des déficits d'exploitation, mais pas les produits des cessions d'actifs, par exemple. Lorsqu’on n'attribue que les déficits, un souci se pose. Les actifs intégraient notamment les locomotives et les wagons. Je crois que vous avez déjà eu l'occasion de parler des cessions d’Ermewa et d’Akiem, mais il faut également mentionner les très nombreux terrains. La SNCF est un énorme propriétaire foncier et le fret de la SNCF était un énorme pourvoyeur d'hectares libérés et vendus. Pour ce qui concerne ma région, par exemple, tous les nouveaux quartiers de Lyon correspondent à l'ancien triage de Lyon-Perrache Marchandises. Je pense que le produit de sa cession n'a jamais été attribué à Fret SNCF.

Enfin, ce plan est contre-productif, parce que l'abandon de 20 à 30 % des trafics risque de ne pas être repris. Pour le Perpignan-Rungis, l'appel à manifestation d'intérêt, malgré son contenu qui précisait que l'État donnerait autant d'aides que nécessaire, n'a fait l'objet que de deux candidatures, dont l’une a été considérée comme non viable en raison de la taille trop modeste de l’entreprise. L’autre candidature était celle de la SNCF. Nous pouvons considérer qu'il y a peu de chances que d'autres se positionnent, sauf évidemment à augmenter encore le niveau d'aide publique. L’aspect paradoxal pour les libéraux est qu'à la fin, ils donnent plus d'argent que nous n'aurions pu le faire nous-mêmes.

La ministre que vous entendiez avant nous expliquait que seuls les trains complets seraient abandonnés. Justement, ce sont les trains les plus rentables, parce qu’ils nécessitent le moins d'activités humaines et le moins d'investissements et de coûts d'infrastructures. C'est quand même problématique !

La privatisation est l'objectif réel de ce projet et nous tenons à dire qu'il n'y a rien de discontinu : c'est totalement dans la continuité des plans successifs de ces dernières années. La vraie discontinuité serait de changer de stratégie.

Nous ne voyons aucune relance et aucun élément d'aucune sorte qui nous permette de dire que l'objectif, selon les époques, de 25 % d’augmentation ou de doublement de la part modale en 2030 sera approché.

M. le président David Valence. Ces 25 % constituaient l'objectif dans les années 2000.

M. Laurent Brun. Oui, cela a été repris dans le Grenelle de l’environnement de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, il est question de doublement.

M. Lionel Ledocq, UNSA Ferroviaire. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, vous nous recevez aujourd'hui dans le cadre de l'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir. Cette commission d'enquête a été créée à la suite de l'annonce par le Gouvernement du projet de restructuration de Fret SNCF, en lien avec la décision de la Commission européenne d'engager une procédure d'examen sur les conditions de financement de l'activité de fret sur la période 2007-2019.

Cette procédure d'examen a suscité de vives préoccupations chez les cheminots et les industriels de la filière quant aux conséquences négatives qui pourraient en découler sur l'activité historique de la SNCF. Vous l'avez rappelé dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution visant à créer cette commission d'enquête, Fret SNCF joue encore un rôle essentiel dans le développement du fret ferroviaire en France. Or les conclusions de l'enquête de la Commission européenne pourraient avoir des répercussions significatives sur l’entreprise.

Tout d'abord, si l'État est reconnu coupable d'avoir accordé des aides illégales, cela pourrait entraîner des sanctions financières importantes pour Fret SNCF, affaiblir davantage sa situation financière déjà précaire et restreindre ses capacités à investir dans le développement de ses infrastructures et de ses services. Cette enquête va également affecter la réputation de Fret SNCF. Être impliqué dans une affaire d'aides illégales va tenir ternir son image de marque et réduire la confiance des clients et des partenaires commerciaux présents et futurs. Cela entraînera de facto une diminution du volume d'affaires et une perte de contrats, compromettant sa capacité à rester compétitive sur le marché. Avouez que si l’on voulait tuer l'activité fret de la SNCF, on ne se serait pas pris autrement !

Du côté de l'UNSA Ferroviaire, nous tâchons désormais de jouer notre rôle d'amortisseur social vis-à-vis des agents qui vont perdre leur emploi, leur lieu d'affectation, leurs équipes, leurs collègues, leur métier, leur espoir en un avenir meilleur pour l'activité à laquelle ils ont voué toute leur carrière, au prix parfois de sacrifices dans leur vie personnelle et familiale. Quand on voit les difficultés quotidiennes dans l'exercice du dialogue social, c'est animé d'une colère froide que nous assistons à des réunions d'instances formatées dans lesquelles nous n'apprenons rien et sur lesquelles nous ne pouvons pas agir.

L'ouverture du marché à la concurrence en 2006 a entraîné une fragmentation du secteur avec l'arrivée de plusieurs opérateurs privés. Cela a conduit à une concurrence accrue et à une baisse des tarifs, ce qui a pu sembler avantageux pour certains, mais a également entraîné une diminution de la rentabilité de l'entreprise historique.

La libéralisation a également entraîné une réorganisation du mode de gestion de la SNCF en activités toutes différentes comptablement parlant, entraînant la fin de la péréquation économique et une hausse évidente des coûts matériels et humains, ce qui en engendrera également très vite une baisse de la qualité de service dans le fret ferroviaire et dans le ferroviaire tout entier.

Exemple : si les locomotives et leurs agents de conduite sont dédiés aux activités, ils ne peuvent plus mutualiser leurs moyens en cas de défaillance matérielle et humaine. Les opérateurs privés ont souvent des ressources plus limitées en engins et en personnels. Ils ont régulièrement des difficultés à assurer un service fiable et régulier. Cela affecte le transport de marchandises ferroviaire, car les entreprises se tournent vers le routier pour plus de régularité, au détriment d'une logique de développement durable.

Avec l'arrivée de la concurrence, l'entreprise historique a été confrontée à une baisse logique de ses parts de marché et de la rentabilité de celles qui ont subsisté. Cela a entraîné une réduction massive des investissements de RFF et SNCF Infra dans les infrastructures ferroviaires depuis 2005 : suppression de faisceaux de triage, de voies de service dans de multiples gares, d'embranchements particuliers, de modernisation des installations terminales embranchées, des attelages automatiques, etc. Cela a produit un effet domino sur la capacité et l'efficacité du réseau. Les sillons sont peu fiables.

La libéralisation a également accru le risque de disparition des petites lignes ferroviaires, qui sont parfois la seule voie de passage pour du fret ferroviaire. Elles étaient moins rentables pour les opérateurs privés, avec au final des conséquences négatives sur l'accessibilité des régions les plus isolées.

Les bénéfices attendus d'une libéralisation ne sont pas arrivés, alors que la mise en concurrence devait permettre plus d'offre, plus de services, plus d'innovation. Cela n’a pas fonctionné. Le constat est clair : tous les opérateurs ferroviaires sont en difficulté. Pourquoi cet échec ? Parce que libéraliser un marché en décroissance est une aberration si cela n'est pas accompagné. Les prétendues vertus de la concurrence ne sont effectives que dans un marché en développement. Ainsi, les offres pourraient se diversifier et répondre aux besoins des clients.

L’échec d'une ouverture du marché dans une période de décroissance était prévisible, car seuls les tarifs étaient en jeu. L'ensemble des opérateurs en ont subi les conséquences. Libéraliser ? L'UNSA Ferroviaire a toujours été contre, mais sans accompagnement, c’est de toute façon l'échec assuré. Il aura fallu, et il faudra, au-delà des promesses et objectifs futurs, s'assurer de la croissance du marché par des décisions politiques fortes en faveur du transport ferroviaire de marchandises.

M. Julien Troccaz, secrétaire général de SUD Rail. En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transporte pas des voyageurs, mais des marchandises entre Saint-Étienne et Andrézieux. En 1882, la France possède la plus forte densité du chemin de fer au monde, avec 25 000 kilomètres de voies. En 1950, les deux tiers des marchandises sont transportés par le rail et c'est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. À partir des années 1970-1980, nous assistons au déclin du fret ferroviaire, qui n'est pas un signe de modernité économique dans un pays. En 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30 % du transport de marchandises. La baisse est brutale.

Ce chiffre passe à 20 % en 1990, 17 % en 2000 après l'échec du plan Véron et nous sommes à 10 % environ actuellement. En parallèle, les effectifs des cheminotes et des cheminots rattachés au fret de la SNCF n'ont fait que diminuer. Depuis 2009, ce sont 63 % des emplois qui ont été supprimés. Et si certains pensaient que l'ouverture à la concurrence allait permettre la revitalisation, selon les termes de la commission du fret ferroviaire, c'est bien à son naufrage auquel nous avons assisté. Les opérateurs privés se sont rués sur les parties potentiellement les plus rentables, à savoir les trains entiers. Ils ont écrémé les meilleurs trafics, les ôtant à la SNCF sans en créer de nouveaux et imposant à celle-ci, qui ne peut plus procéder à une péréquation entre trafic rentable et trafic déficitaire, d'abandonner à peu près totalement le trafic par wagon isolé.

Fret SNCF est un des opérateurs historiques dont la position sur le territoire s'est le plus dégradée. Le pourcentage de marchandises transportées par rail est désormais en France le plus faible parmi tous les pays comparables de l'Union européenne. Un gouvernement responsable ne saurait l'accepter. Gouverner, c'est prévoir, dit-on. Or, avec le projet qui nous est présenté par le Gouvernement et la direction de la SNCF, l'effacement en cours du fret ferroviaire va se poursuivre, secteurs publics et privés confondus.

La fédération SUD Rail souhaite se saisir de cette commission d'enquête pour prolonger la prise de conscience collective du caractère vital du défi climatique, de l'importance de la stratégie du rail et singulièrement du fret ferroviaire. Les menaces affichées par la Commission européenne, que le gouvernement français et la direction de la SNCF ont décidé d'accompagner sans aucune opposition, sont un coup porté à l'environnement et une décision contraire aux orientations de la politique des transports de l'Europe visant à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d'au moins 55 % d'ici à 2030 par rapport au niveau de 1990. Un train fret représente trente-cinq points lourds. Le rail émet quatorze fois moins de CO2, entraîne huit fois moins de pollution de l’air et consomme six fois moins d'énergie.

Aujourd'hui, nous nous considérons en légitime défense face à la liquidation de Fret SNCF, aux nouvelles coupes sur les emplois, les trafics et les moyens de production envisagés par le plan de discontinuité. Nous n’acceptons pas ces traités européens qui, parce qu'ils ne visent qu'à installer la concurrence, contribuent à détruire l'environnement. C'est notre devoir en tant que citoyen. C'est notre combat syndical que nous nous mènerons jusqu'au bout, comme en 2020 lors de la crise liée au coronavirus, où l'Union européenne a suspendu ses règles de discipline budgétaire face aux conséquences économiques et sociales. Face à l'urgence climatique, la France doit exiger la sortie du fret ferroviaire des marchés de la concurrence.

Nous devons sortir de cette position qui consiste à préserver le marché, c'est-à-dire la concurrence dans ce secteur essentiel, tout en prétendant en limiter les effets pervers. Ce dogme n'est pas efficace et il est anti-transition écologique.

La situation de Fret SNCF ne relève pas d'un traitement de faveur particulier. De l'aveu même de la Cour européenne, nombre d'opérateurs historiques de fret reçoivent des aides et subventions de la part des gouvernements pour les maintenir sur les rails. Nous sommes une fois de plus en face d'une situation où le gouvernement français a pris le risque de mettre en danger la survie d'une entreprise publique en refusant la nécessité de réformer profondément sa politique et en laissant filer une spirale incontrôlée.

Nous savons déjà que les filiales de droit privé imaginées par la direction de la SNCF ne trouveront pas de viabilité économique et sociale. Nous pouvons également affirmer que le lancement du plan de discontinuité déstabilise déjà le secteur. Le début de report modal inversé a commencé. Des marchandises déjà sont retournées sur la route ces dernières semaines. Deux trafics qui se trouvent dans la liste des vingt-trois ont été abandonnés ou arrêtés : Barcelone-Bettembourg et Valenton-Sète. Une ligne rouge affichée par le ministre délégué chargé des transports de France a déjà été franchie.

La liquidation de Fret SNCF va se traduire par toujours plus de gains de productivité et, malgré les affirmations de M. Beaune, il y aura bien des suppressions d'emplois. Par exemple, des résidences traction, entités essentielles pour maintenir des organisations de travail efficaces, risquent d'être rayées de la carte. On parle de Châlons, de Nîmes, de Perpignan.

En tant que représentantes et représentants du personnel, nous ne pouvons pas passer sous silence les conséquences, comme la souffrance au travail, que va induire cette énième réorganisation. Nous sommes proches d'un nouveau syndrome France Télécom à Fret SNCF. La direction parle d'un choc très fort pour l'ensemble des salariés. Un sentiment de profonde injustice est ressenti par des milliers de collègues qui ont fait leur maximum pour préserver Fret SNCF depuis plus de quinze ans.

Ce plan de discontinuité exige encore et toujours plus de productivité des cheminots et des cheminotes, encourage à poursuivre la maltraitance sociale, ce qui ne permettra pas de renforcer la cohésion du corps social cheminot, pourtant indispensable dans les enjeux vitaux qui nous attendent. Nous n'avons pas encore touché définitivement le fond. Il est encore temps d'entamer un bouleversement des fondements de notre économie et de nos modes de vie. Mettons un peu de côté la libéralisation du fret ferroviaire et imaginons une approche coordonnée entre la politique industrielle, la politique des transports et le développement des territoires, qui n'a jamais existé dans notre pays.

Les objectifs fixés supposent que les transports soient fortement impliqués dans la planification écologique, d'autant qu’ils exigent des investissements le plus souvent lourds et coûteux, qui engagent l'avenir et qui façonnent pour longtemps la vie économique, sociale et culturelle d'un pays. Il faut sortir de cette vision qui cantonne le fret ferroviaire au seul rôle de support de certaines activités de production. Il faut rompre avec la logique actuelle du système de transports et avec cette vision qui donne une part toujours croissante et de plus en plus monopolistique au fret routier. Le transport de fret est une industrie territoriale qui doit d'abord tenir compte de la nature géographique des flux, avant de poser comme préalable les contraintes techniques et opérationnelles.

La SNCF, en tant qu'entreprise intégrée, est la seule à avoir les capacités fédératrices nécessaires, au niveau des territoires, pour massifier les trafics, pérenniser et renouveler l'offre ferroviaire. L’enjeu est de taille puisqu'il consiste à sauvegarder d'abord, à développer ensuite, un bien public indispensable à une politique des transports radicalement nouvelle, qui réponde aux besoins des populations, garantisse des conditions sociales correctes aux salariés du secteur et participe au maintien ou à l'instauration d'une qualité de vie satisfaisante, aussi bien localement que globalement.

« Oui, il faut réaménager dans notre pays notre fret ferroviaire qui a été un échec français il y a une vingtaine d'années et il faut le développer. » Tels sont les mots prononcés par le Président de la République, Emmanuel Macron, lors de la campagne présidentielle en avril 2022. Le constat est juste, si ce n'est que la destruction dure depuis plus d'une vingtaine d'années et que les gouvernements successifs l'ont tous entretenue à coups de plans fret et d'ouverture à la concurrence. Pour l'avenir de la planète, il faut rompre avec ces politiques.

M. Pascal Couturier, secrétaire général de la CFDT Cheminots. La CFDT souhaite mettre en exergue quelques points saillants. Le premier élément est un paradoxe. Nous sommes dans des politiques publiques paradoxales, voire contradictoires.

D’un côté, nous avons l'obligation de transition écologique. L’urgence climatique se rappelle à nous et nous voyons des engagements, des stratégies et des objectifs de plus en plus forts, que ce soit au niveau de l'Union européenne ou de la France. Citons notamment la stratégie nationale bas carbone et les objectifs fixés par le Conseil national de la transition écologique.

De l'autre côté, la France est à la traîne au niveau de l'Europe. En termes de report modal, nous figurons parmi les lanternes rouges.

Compte tenu de ce paradoxe, nous ne comprenons pas le choix de la discontinuité qui, à notre sens, aura un effet de souffle très fort non seulement sur l'opérateur public, mais aussi sur tout le secteur et détériorera le report modal en cours, alors qu'aujourd'hui, même dans les scénarios les plus optimistes, les objectifs de 2030 sont déjà difficilement atteignables.

La CFDT Cheminots a la conviction que cette discontinuité est le choix du pire. C'est le plus mauvais choix pour la transition écologique que je viens de détailler, le plus mauvais choix pour les salariés que nous représentons, le plus mauvais choix pour l'opérateur public, mais aussi pour le secteur et les territoires. Alors que l’on mise sur une stratégie de réindustrialisation de la France, il est paradoxal de courir le risque de ne plus irriguer correctement les territoires en matière de transport.

La réalité, c'est qu'aujourd'hui nous n'avons pas d'assurance que ce scénario de la discontinuité a plus de chance de voler qu'il n'en avait en 2018. Nous ne remettons pas en cause la parole des politiques ou la parole de la Commission européenne. Nous faisons juste un constat. En 2018, le scénario tel qu'il était posé pour le nouveau pacte ferroviaire était-il sécurisé au niveau de Bruxelles ? Vraisemblablement non. Aujourd'hui, quelle confiance pouvons-nous avoir en la parole de la Commission européenne, alors que nous nous retrouvons finalement dans une situation très similaire ? Cette question, à notre sens, mérite d’être posée.

On voit souvent le fret ferroviaire sous l’angle du coût, qui n'est pas le bon angle d'entrée. On oublie souvent l'angle de ce que le fret rapporte à la collectivité. Aujourd'hui, on entend surtout les griefs de la Commission européenne qui superposent différents montants financiers amenant à ces 5,4 milliards d’euros. Ce qu'on oublie, c'est que sur la même période, depuis 2008, Fret SNCF a dégagé 10 milliards d’euros d'externalités positives. Il y a effectivement un enjeu dès lors que Fret SNCF représente un outil bon pour la collectivité et pour le pays. Je parle aussi du rôle essentiel joué par l’entreprise, ainsi que les autres opérateurs au sens large, au moment de la crise sanitaire, notamment du premier confinement, en assurant un nombre important de transports et de trafics essentiels pour la nation.

Le dernier point concerne la responsabilité des choix faits, s’agissant notamment des cessions d'actifs. L’argent rapporté par ces opérations a contribué au désendettement du groupe, alors qu’on sait très bien qu'une dette ou des investissements sont nécessaires pour Fret SNCF. Quels sont les griefs à l’encontre de l’entreprise ? C'est finalement de s'être dit qu’elle se retrouvait le seul opérateur. Le désengagement de la puissance publique obligeait à s'autofinancer. Le paradoxe est que l’on reproche à Fret SNCF d'avoir continué à mener une politique de transport public, alors qu'il y avait un désengagement très important de l'État sur lequel nous pourrons aussi revenir.

M. le président David Valence. J'ai quatre questions, chacune pour une organisation syndicale. Monsieur Brun, vous avez parlé de la cession d’Ermewa et d’Akiem et le fait que le produit de ces cessions n'avait pas été dirigé vers Fret SNCF. J'imagine qu'il l'a été vers SNCF Réseau, mais pouvez-vous nous le confirmer ? Ce ne serait pas un cas isolé puisque, pour Gares & Connexions ou les grandes gares, les profits dégagés ne restent pas à Gares & Connexions et vont rarement à SNCF Réseau. J

Monsieur Ledocq, vous avez parlé du paradoxe d’avoir recours à la libéralisation dans un marché en attrition. Votre voisin a dit qu’il l’était depuis de très longues décennies. Les cheminots sont à l'écoute des clients. Avez-vous le sentiment que nous sommes aujourd'hui dans un marché en développement ? De nombreuses personnes qui se sont exprimées ici, quels que soient leur statut ou leurs opinions politiques, nous ont dit qu'elles avaient constaté ces dernières années, soit à la faveur du lien plus systématique entre la transition écologique et le fret ferroviaire, soit à la faveur d’une forme de prise de conscience au moment du covid-19, que quelque chose s'était passé. Les résultats de Fret SNCF laissent voir pour la première fois une marge opérationnelle positive en 2021 et 2022 depuis des décennies, en tout cas depuis l'évolution que certains d'entre vous ont évoquée en 2003. Dans cette évolution-là, dans ce redressement et dans le redressement global du secteur que l'on voit à travers la part modale, il y a finalement la traduction, au-delà des mesures gouvernementales, d'une envie de train chez des chargeurs qui étaient moins présente il y a quelques années. Le ressentez-vous ? Avez-vous de tels retours de la part de vos adhérents et des cheminots que vous représentez ?

Monsieur Troccaz, vous êtes revenu sur l'histoire de la dégradation de la part modale. C'est une question que nous avons posée à presque tous ceux qui sont intervenus ici. Notre commission a un double objet : la discontinuité et la libéralisation qui concernent Fret SNCF, confronté à la concurrence, mais aussi l'effondrement de la part modale et la manière dont on le comprend. C'est un effondrement qui s'est produit dans d'autres pays européens, pas seulement en France, mais qui a été enrayé ailleurs depuis le début des années 2000 avec les mêmes politiques d'ouverture à la concurrence. En Allemagne, en Suisse, en Autriche et en Belgique, la part modale n’est pas du tout la même. Comment expliquez-vous l’effondrement de la part du fret ferroviaire en France alors qu'on était en situation monopolistique dans les années 1980 et 1990 ? Qu’aurait-il fallu selon vous ? Je suis conscient que cela vous amène, à les uns et les autres, à vous projeter sur un modèle qui vous paraît en soi pernicieux, mais qu'aurait-il fallu, selon vous, pour que Fret SNCF puisse mieux résister à l'ouverture à la concurrence ? Le vrai sujet de politique publique, c'est celui de la part modale du fret ferroviaire. Qu’aurait-il fallu faire dans ces années 2000 pour que la part modale du fret ferroviaire remonte en France ?

Ma dernière question est pour la CFDT. Je fais souvent une différence entre ce qui s'est passé entre 2018 et 2020 et la discontinuité actuelle. En droit, une société peut-elle être tenue responsable des engagements d'une société qui la précédait ? Il est indiscutable, du point de vue du droit, que l'EPIC Fret SNCF a bien comme héritier la SA Fret SNCF : il s’agit à l’évidence des mêmes activités et mêmes actifs. Nous ne pouvons pas comparer cela avec ce qu'essaie de construire la France, qui vise précisément à pouvoir dire en droit que ce n'est pas la même entreprise afin d’éviter à la nouvelle entité de rembourser les 5,3 milliards d’euros. En droit, entre 2018 et 2020, la transformation en SA a fait que c'était la même entreprise. C'est la raison pour laquelle l'action publique a été ouverte. S'il y avait eu discontinuité, il n'y aurait sans doute pas cette action aujourd'hui.

Vous avez évoqué le rapport sur les externalités positives. Pour ce qui est de l'effet de souffle négatif, quels signes vous font remonter vos adhérents sur la crainte des chargeurs vis-à-vis de cette solution de discontinuité ? Je parle de ceux qui travaillent avec Fret SNCF et qui ont recours à ces vingt-trois flux complets avec des moyens dédiés et réguliers. Est-ce exactement cela ? Qu’entendez-vous de cette inquiétude, dans quel secteur et sur quel flux ?

M. Laurent Brun. Les entités Ermewa et Akiem ont été vendues dans une optique purement capitalistique, puisque ce sont des fonds de pension qui les ont rachetées. Il n’y a aucune stratégie industrielle et c’était une de nos critiques à l'époque.

M. le président David Valence. De quelle année parlons-nous ?

M. Laurent Brun. Je ne m’en souviens plus précisément. La dernière concerne l’année 2022, et celle d'avant 2020 ou 2021. Tout cela alimente la trésorerie disponible du groupe. Je crois que le montant total se situe à quatre milliards. Ensuite, le groupe utilise sa trésorerie disponible pour sa politique. Une fraction va probablement à l'infrastructure, mais également à d'autres opérations capitalistiques, comme le rachat de OHL aux États-Unis.

Je vous invite à ne pas oublier la cession des terrains, toutes activités confondues évidemment puisque nous n'avons pas le détail. Une petite partie est le résultat de ventes d'ateliers qui ont fermé, la majeure partie correspond aux emprises de Fret SNCF. Ce sont 300 millions d'euros par an depuis vingt ans, une somme colossale qui, là aussi, va alimenter les comptes du groupe. Quand le groupe reprend une partie de la dette, en définitive, auprès de qui était la dette ? Je m'interroge.

En tout cas, je pense que c'est quelque chose qui doit pouvoir être instruit par les services de l'État comme par ceux de la SNCF pour engager le bras de fer avec la Commission. Pour comparaison, les investissements dans le domaine de l'infrastructure en Allemagne se décomposent entre l’État pour trois quarts et les Länder. On parle de 13,6 milliards d'investissements en 2022. On doit être à un peu moins de six en France. Les niveaux d'aide sont peut-être correctement étayés dans les rapports.

M. Fabrice Charrière, UNSA Ferrovaire. Répondre à votre question est un peu délicat puisque nous ne sommes pas dans l'action politique mais dans l'action syndicale. Nous pouvons quand même constater que le redressement financier de l'activité fret vient de plusieurs éléments, notamment un choix politique de certaines entreprises d'aller vers une amélioration de leur RSE – responsabilité sociétale des entreprises – et de faire confiance à un transporteur ferroviaire, quand c'est possible, plutôt qu'un transporteur autre plus polluant, comme c'est le cas du routier. C'est l’un des premiers aspects.

La France étant en retard sur la diminution des gaz à effet de serre. La nouvelle tendance semblait intéressante, mais elle sera cassée, semble-t-il, par les décisions qui sont en train d'être prises. C'est un peu dommage.

Il y a un autre aspect, celui de l'augmentation de la productivité demandée aux salariés, avec des réorganisations incessantes et avec, on peut le dire, l'abandon de certains marchés pour aller vers des marchés plus rentables. C'est regrettable, mais c'est aussi une réalité qui explique la diminution des effectifs. La proportion des effectifs du fret par rapport à l’ensemble des salariés du ferroviaire, toutes entreprises confondues, est passée de 18 % – à l’époque où il n’y avait que Fret SNCF – à 10 %. On a plus que divisé par deux le nombre de salariés. Cette situation prend acte d'une plus grande productivité.

Le dernier point qui permet d'avoir des éléments financiers favorables est sans doute lié au fait que Fret SNCF a différents marchés qui viennent s'imbriquer les uns dans les autres, avec les wagons isolés et avec les trains complets. Les petits flux et les grands flux viennent finalement faire de la péréquation en interne et permettent d'assurer des gains, même si c'est plus difficile sur certains marchés comme celui du wagon isolé, qui est moins rentable.

M. Sébastien Mariani, secrétaire général adjoint de la CFDT Cheminots. Nous voudrions réagir à votre propos sur la distinction juridique entre la situation de 2019 et la situation actuelle, monsieur le président. Nous voulions souligner, comme d'autres interlocuteurs l'ont fait auprès de vous, le fait que des assurances avaient été données en 2019. J'étais administrateur de la SNCF à l'époque. Des assurances avaient été apportées devant le conseil de surveillance de la SNCF sur le fait que la solution proposée, bien qu'elle ne corresponde pas à une discontinuité sur le plan juridique, donnait suffisamment de garanties du point de vue de la Commission pour qu'on arrête la procédure de sanction engagée, les plaintes ayant été abandonnées par les opérateurs concurrents de Fret SNCF.

Nous ne contestons pas que le scénario de discontinuité a des conséquences juridiques totalement différentes et se veut peut-être plus protecteur, puisqu'on ne serait pas tributaire des actions des sociétés précédant celles qui seraient créées dans ce scénario de discontinuité. Néanmoins, vous comprenez qu'il existe une défiance, y compris des salariés, face à des garanties qui pourraient être données sur un scénario de discontinuité dans lequel la France serait proactive. En fait, on n'a aucune assurance formelle de la Commission européenne que ce scénario de discontinuité lui suffirait. Du point de vue des salariés, les engagements passés ont laissé des traces, indépendamment de la différence de situation juridique que vous mentionnez.

Ce sentiment de défiance est accentué justement par la réalité de ce que veut dire un scénario de discontinuité. N'étant pas tributaire de ce qu'était l'EPIC SNCF Mobilités avant 2019, on ne pourra appliquer l'article de loi devenu dans le code des transports le L. 2101-1 et le L. 2101-2, aux termes desquels toute filiale créée par le groupe public dans le périmètre existant au 31 décembre 2019 emporte un certain nombre de continuités de droit pour les salariés. Ce que vous dites, c'est que le scénario de discontinuité, dans la mesure où nous ne sommes pas héritiers de ce qui s'est passé auparavant, ne permettrait pas d'appliquer la continuité du cadre social tel qu'il a été prévu par la loi.

Le développement du fret ferroviaire, ou en tout cas le maintien des trafics, ne se fera pas sans les salariés. La transition écologique se fonde en partie, dans le domaine des transports, sur le report modal. En ce qui concerne le transport de marchandises, les projections du secrétariat à la planification écologique envisagent 4 millions de tonnes de CO2 sur les 19 millions de réduction que l'on doit viser en 2030. Je parle du report modal. Cela suppose que les salariés restent, voire que l’entreprise en recrute. Or, aujourd'hui, le scénario risque de faire partir les salariés de l’activité fret.

C'est particulièrement néfaste compte tenu de la situation actuelle de la SAS Fret SNCF, mais cela s’inscrit dans une tendance beaucoup plus lourde, le déficit d'attractivité des métiers du transport, notamment du transport public, dans le fret comme dans le transport collectif de voyageurs. S'agissant du fret, on est en train, avec cette démarche proactive de la France qui ne donne aucune assurance, de décourager les salariés, alors même qu'existe ce déficit d'attractivité. Comment voulez-vous, même s'il y a une envie de train, que l’on parvienne à développer le fret ferroviaire ou même à le maintenir, alors que les salariés seront démotivés et démobilisés ?

M. Pascal Couturier. Le Gouvernement ne peut pas s'engager à la place des chargeurs. Un chargeur est un industriel, il fait des choix économiques et financiers. Dès l'instant où vous mettez en place ce genre de scénario, vous induisez un momentum poussant les chargeurs à se réinterroger. Cela peut précipiter des décisions qui étaient peut-être dans les cartons. La discontinuité peut être accélératrice de décisions.

Aujourd'hui, nous commençons à avoir une certaine vision sur ces vingt-trois flux. Le premier constat est que certains chargeurs vont activer la clause de six mois. Pourquoi ? Peut-être n’ont-ils pas pris leur décision ou peut-être ne sont-ils pas forcément mécontents du service offert par Fret SNCF. Il existe un engagement extrêmement fort des cheminots de Fret SNCF en faveur du fret ferroviaire. La force des collectifs de travail est indéniable. Comme je le soulignais, la SNCF a fait la démonstration, pendant la crise sanitaire, qu'elle est une entreprise résiliente, riche d’une valeur de service public présente intrinsèquement chez tous les cheminots. Je pense que les chargeurs le constatent.

Certains flux ont déjà été transférés et nous voyons là aussi des attitudes très différentes des entreprises du secteur. Certains se sont peut-être un peu précipités pour aller reprendre les trafics et d'autres sont beaucoup plus prudents, voire timorés. Pourquoi ? Parce qu'ils se sont déjà un peu frottés à ces trafics du combiné, qui ne sont pas les trafics les plus simples à opérer. Ce sont des trains suivis, des trains pour lesquels les exigences des clients sont très fortes. Surtout, Fret SNCF a un atout, celui du caractère mutualisé de ses activités qui lui donne des capacités en termes de réactivité que certaines entreprises concurrentes n'ont pas pour gérer les aléas de production.

S’agissant des chargeurs, nous savons très bien que des décisions ne se prennent pas en France. De nombreux clients du fret sont des multinationales ou des entreprises dont les sièges sociaux ne sont pas forcément en France. Nous voulons aussi souligner que nous sommes dans un moment compliqué pour les salariés. On a du mal à y voir clair dans les choix des industriels et des chargeurs, ce qui engendre, en corollaire, des risques psychosociaux et un impact exacerbé sur les salariés, tant il est compliqué aujourd'hui de mettre en œuvre une gestion prévisionnelle de l'emploi, de voir quels dispositifs de mobilité, notamment interne, pourraient être mis en place, faute d’avoir une vision des charges de travail à partir du 1er janvier. Ce momentum accentue le caractère anxiogène de la discontinuité. Pendant des mois, la rumeur a précédé l’arrivée du sujet. La phase d'étonnement laisse place à une phase de colère. Au final, la baisse des trains va coûter plus cher dans un moment où l'argent public se fait rare.

Enfin, il faut mesurer l'effet de souffle sur le secteur. Certaines entreprises se montrent prudentes et peuvent imaginer un phénomène de désimbrication beaucoup plus important, poussant à accélérer la phase de report modal, ce qui serait préjudiciable à l'intégralité du secteur. Quand vous regardez l'écosystème des entreprises ferroviaires, certaines ont par exemple trouvé un point d'équilibre sur des marchés de niche. Elles ont une taille organique qu'elles n'ont pas forcément envie de voir augmenter. La concurrence existe, mais pas forcément dans un cadre de lutte au couteau. Des acteurs voient ce qui se passe pour le fret en considérant qu’il pourrait y avoir des impacts en termes de report modal. Ils peuvent estimer qu’ils en paieront conséquences.

M. le président David Valence. Pour répondre à M. Mariani, une remarque que l'on fait sur une notion de discontinuité au regard du droit européen de la concurrence ne vaut pas sur une notion de discontinuité en droit quand on parle de droit du travail français ou du code des transports français. Ce n'est évidemment pas le même registre juridique. Beaucoup d'avocats peuvent l'expliquer sans trop de difficultés.

M. Julien Troccaz. Je vais m’appuyer sur une étude du comité central d'entreprise qui date de 2010 et qui éclaire la situation actuelle. La direction de la SNCF n’a jamais pris en considération les logiques et besoins logistiques des clients. La stratégie d’entreprise s’est toujours contentée de vendre des prestations de transport ferroviaire, souvent à prendre ou à laisser. Je l'ai dit dans mon intervention, nous considérons qu’il faut développer une vraie prise en charge. Le train n'est pas qu'un moyen de transport : il doit être intégré dans la logistique. Les centres de logistique se multiplient, parfois à côté d'une voie ferrée, mais sans embranchement particulier pour les desservir, faute d’une réflexion un peu intégrée.

Vous avez pris l'exemple de la Suisse. L’absence de réglementation du trafic de transit routier en France, à la différence de la Suisse, est une aberration. Le transit routier français se fait sur des distances qui correspondent au créneau de pertinence du rail. Les trajets entre 600 et 1 000 kilomètres représentent environ une fois et demie le trafic ferroviaire total mesuré en milliards de tonnes-kilomètres en France. En Suisse, qu’ont-ils fait ? Vous le savez mieux que moi. C'est une question de volonté politique et de renforcement des contraintes.

Je rappelle que le 6 juin 2023, les Suisses ont renationalisé CFF Cargo après que l'entreprise privée Swiss Combi a jeté l'éponge. Renationaliser ou injecter des fonds publics ne leur pose pas de problème. N'oublions pas que toutes les nouvelles sociétés qui ont pris ces trafics sont des filiales soutenues par de grands groupes financiers, ou alors des entreprises historiques, comme la Deutsche Bahn.

M. le président David Valence. En effet, ce n’est pas Amazon ou McDonald’s.

M. Julien Troccaz. Non, ce sont des entreprises historiques. Avant, on parlait de coopération entre opérateurs historiques dans le but de développer le ferroviaire. Au conseil d'administration, où je siégeais, on parlait de guerre économique, il fallait jouer à ce qu'on appelle le « Cheminopoly ».

À l’époque du ministre Djebbari, nous avions fait des propositions concrètes. La volonté de bouleverser la politique des transports du pays était réelle.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je souhaiterais que les représentants de la CFDT nous communiquent par écrit un élément d'information sur les propos qui ont été tenus en 2019, portant assurance sur la viabilité et la pérennité de l'entreprise ainsi créée et l'euro-compatibilité de la solution qui avait été présentée aux syndicats. C'est un élément important pour le travail d'enquête de la commission.

Par ailleurs, avez-vous été, depuis 2019, associés à un quelconque moment et sous une quelconque forme à une discussion sur une solution de discontinuité, et ce avant le mois de janvier dernier.

Le ministre, lors de son audition, a indiqué qu'il s'était efforcé de garantir des lignes rouges majeures dans ce plan de discontinuité. Vous nous dites que les conditions de la continuité du cadre social ne sont pas garanties. Pourriez-vous préciser ce point, alors que l'un de ses arguments porte sur les garanties sociales ? Pourriez-vous nous préciser votre point de vue s’agissant de la future entité ?

Quelle sera sa viabilité ? Nous avons interrogé un certain nombre de dirigeants qui, à ma question sur une éventuelle étude d'impact, nous ont dit qu'effectivement cela avait eu lieu. Avez-vous eu connaissance d'une étude d'impact portant sur la future entité et garantissant sa viabilité ? SUD affirme que cette viabilité n'est pas garantie. Ses représentants pourraient-ils développer leur argumentaire, notamment au sujet du segment du transport mutualisé qui est prévu pour cette entité ?

Sans pouvoir s'engager sur cette question, M. le ministre a également indiqué que la garantie environnementale était une ligne rouge et que l’on prendrait le temps nécessaire ‑ six mois à un an – pour le transfert des flux. Vous nous dites que, d'ores et déjà, deux flux sont retournés sur la route. Pouvez-vous confirmer cette information et la consolider ?

Enfin, je m’adresse à la délégation de la CGT. Le ministre parle désormais d'un fait acquis s’agissant de ce plan de discontinuité. Disposez-vous de propositions alternatives à court terme – car nous sommes dans l'urgence – qui pourraient ouvrir une nouvelle voie politique de la France auprès de la Commission européenne ?

Ma dernière question s’adresse à vous tous. Vous avez des échanges intersyndicaux à l'échelle européenne, notamment avec vos collègues allemands. Avez-vous des éléments sur la manière dont, notamment, les syndicats allemands appréhendent la procédure ouverte par la Commission européenne contre DB Cargo et la posture que le gouvernement allemand adopte face à cette procédure ?

M. Laurent Brun. Nous avons des échanges avec nos camarades allemands, et plus généralement avec tous les syndicats membres d'ETF – European Transport Workers’ Federation ‑. Les syndicats allemands nous répondent, un peu gênés, qu'ils ne feront pas grand-chose d'autre que des déclarations parce que leur gouvernement se défendra mieux que le nôtre. Ils ne souhaitent pas spécialement être embourbés dans les positionnements français, alors qu'en général, l'Allemagne sait bien défendre ses intérêts. Ce ne sont évidemment que des appréciations.

Nous avons été alertés par les militants sur la discontinuité, mais à aucun moment nous n'avons été associés par le Gouvernement aux décisions qui étaient déjà prises. J'ai moi-même rencontré le directeur de cabinet d'Élisabeth Borne à la suite d’une intervention de Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, auprès de la Première ministre. Le sujet était déjà clos. C'était au mois d'août, si je ne me trompe pas. Et on a plutôt défendu la position déjà établie que présenté les différentes options. Ces différentes options, nous les avons eues par Radio Ballast : la liquidation, l'abandon de la procédure et la discontinuité. Le fait que cette discontinuité devait concerner entre 20 et 50 % des marchés et un changement de nature de l'entreprise, etc., tout cela, nous l'avons appris par nos ressources militantes.

Nous n'avons été associés à rien, ce qui nous étonne énormément. Nous aurions aimé débattre. Pourquoi l'intégralité du plan de réorganisation du fret sur les quinze dernières années n'a-t-elle pas été défendue par le Gouvernement ? D'ailleurs, nous avons eu des échanges avec la commissaire européenne, qui nous a fait part de deux choses. D’abord, de son étonnement devant la précipitation du gouvernement français : elle disait qu’on avait le temps, qu’il fallait examiner les choses. Ensuite, elle a exprimé son étonnement sur nos argumentations. Nous aurions aimé vraiment pouvoir débattre avec la SNCF, la direction de l'entreprise et le Gouvernement. Est-il possible, par exemple, de tracer les flux financiers de Fret SNCF sur les quinze dernières années ? Pas simplement ses déficits, ses résultats nets directs, mais aussi ce qu'il a généré comme produits de cessions et tout ce que nous avons pu soulever.

La commissaire européenne nous a dit que si le gouvernement français avait fait à chaque nouveau plan une note d'information sur le fait que c'était dans la continuité du premier, il n’aurait pas été impossible de le considérer comme respectant les règles de l'Union européenne sur la restructuration des secteurs publics. Nous sommes donc très dubitatifs.

Il est difficile de peser sur la situation puisque les courriers de désengagement de l'entreprise ont été envoyés et les contrats ont été dénoncés. Il est toujours possible de revenir en arrière, mais cela suppose quelques actions. Quand nous avons su que les courriers étaient en phase de préparation, nous avons immédiatement interpellé le Gouvernement pour qu'il interrompe la procédure, au moins le temps que l'on s'assure que les trafics puissent être repris, notamment l'emblématique Perpignan-Rungis. Nous constatons que nos alertes n'ont pas été écoutées. Aujourd’hui, la proposition consiste à dire que Fret SNCF pourrait continuer à sous-traiter pour on ne sait pas qui. Nous nous demandons si nous n’allons pas monter notre propre entreprise ferroviaire. Ces situations sont caricaturales ! S’agissant du Perpignan-Rungis, la proposition du nouvel appel à manifestation d'intérêt prévoit 12 millions d’euros de subventions par an. Nous avions évalué en 2020 qu'il fallait 1 000 équivalents Perpignan-Rungis pour atteindre 25 % de part modale, soit 12 milliards d’euros de financements publics. Ensuite, on vient nous faire la leçon sur le fait que nos solutions sont coûteuses et que l'argent public est rare ! Nous avons vraiment l'impression qu'il faut tout faire pour sauver le plan et la réforme de 2018, quoi qu'il en coûte.

Un petit point également sur la situation du secteur en général, parce que je ne voudrais pas que votre commission pense que seul Fret SNCF est en difficulté. La compagnie ECR – DB Cargo –, filiale de la Deutsche Bahn et principal concurrent de Fret SNCF en France, n'a pratiquement pas eu, et je crois même pas eu du tout, un seul exercice excédentaire depuis sa création. Une recapitalisation est intervenue il y a quelques années pour 150 millions d'euros. Les derniers exercices, c'est moins 15 millions en 2018, moins 3 millions en 2019, moins 15 millions en 2020, moins 1,8 million en 2021, pour un chiffre d'affaires de 150 millions. Donc on est à 10 % de perte la plupart des années. La situation du fret n'est absolument pas réglée par le système.

Le plan de relance vanté par Mme Élisabeth Borne tout à l'heure a permis de faire surnager les principales entreprises. S'il n'avait pas été mis en place à ce moment-là, non seulement Fret se retrouvait en difficulté, mais toutes les entreprises concurrentes étaient en voie de très grande précarité, à l'exception des marchés de niche comme la fourniture de fret aux travaux, la plupart du temps aux travaux de la SNCF. Les compagnies qui font les travaux sont rentables. Nous pourrions d’ailleurs nous interroger sur les conditions d'attribution des marchés dans le domaine.

Les chargeurs sont globalement satisfaits de la SNCF, mais deux problématiques se posent. Ce sont d’abord les trains qui ne sont pas assurés aux horaires prévus, donc les sillons horaires qui ne sont pas respectés. Le Groupement national du transport combiné estime la proportion de sillons non respectés à 30 %, liés exclusivement à la logique des travaux de nuit. Il a été prévu 210 millions d’euros de budget pour améliorer cette situation, mais sur un budget de réseau de 4 milliards, je pense qu'on ne va pas améliorer grand-chose. Et surtout, fondamentalement, nous voyons que la production de l'Infra rentre en confrontation avec la production des exploitants. La confrontation des intérêts, c’est quelque chose que nous avons beaucoup dénoncé. Or plus on avance, plus les intérêts divergent.

Le deuxième sujet est le coût de l'énergie et je me dois quand même d'y faire référence. En 2021, le mégawattheure coûtait 56 euros ; nous en sommes à 475 euros. Les chargeurs demandent une régulation du marché et une limitation du prix à 180 euros du mégawattheure. La régulation, finalement, est une chose positive.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué des contacts avec le cabinet de la Première ministre. Je crois qu’il s’agissait d’août 2023, et non pas 2022. C'est donc en août 2023, plusieurs semaines après l'annonce de la solution de discontinuité, connue le 23 mai et au sujet de laquelle il y a eu un échange avec les organisations syndicales un peu avant, le 14 mai.

Vous parliez de vos échanges avec la commissaire européenne et nous aimerions prendre connaissance des traces écrites, notamment à propos de ce que vous évoquez sur le défaut d'information à la suite des différents plans. Cela signifie-t-il que la remontée d'informations sur la stratégie du fret par différents gouvernements – d’ailleurs de différentes tendances politiques – a été insuffisante ? La transmission d’information aurait peut-être pu nuancer le regard porté sur l'activité de fret ferroviaire. Nous souhaiterions des éléments écrits sur ce que vous attribuez à la commissaire européenne.

M. Hervé Gomet, expert CGT. Peut-être faut-il informer la commission d'enquête de la procédure ouverte depuis 2015 en Roumanie. Depuis cette date, la Roumanie et la Commission européenne discutent, négocient. En tout cas, l'opérateur historique roumain existe toujours, il n’y a pas de procédure de discontinuité économique de cette structure. C'est peut-être aussi une volonté de discuter de façon longue et appropriée dans un pays qui a certes moins de poids économique que la France et qui a donc moins de poids diplomatique auprès la Commission européenne. Il y parvient néanmoins.

M. le président David Valence. Parlons-nous d’une enquête approfondie ou d’une procédure ouverte par les plaintes d’autres entreprises comme c'était le cas pour la France depuis 2016 ?

M. Hervé Gomet. C'est une procédure européenne dans le cadre d'aides illicites au secteur ferroviaire et à l'opérateur historique roumain.

S’agissant de l’émergence d'une solution de discontinuité ou de discussion qu’il y aurait pu avoir avec l'entreprise, j'ai été secrétaire du comité de groupe SNCF de 2018 à 2022, donc juste après la réforme ferroviaire. Nous avons eu énormément de discussions sur la mise en place de cette réforme et spécifiquement sur la création de la SAS Fret SNCF qui est intervenue le 1er janvier 2020. Ces discussions ont été pour beaucoup informelles, non écrites, mais je pense que la commission doit être informée. Dès la promulgation de la réforme, le 27 juin 2018, les dirigeants de l'entreprise nous ont dit qu’il y avait un risque très fort sur la SAS Fret SNCF. C'est le point faible de cette réforme du ferroviaire, notamment vis-à-vis de la Commission européenne. À l'époque, certains dirigeants nous disent que si jamais l'épée de Damoclès s'abat sur nous, on liquidera la société nouvellement créée. De toute façon, elle a en plus été créée sous la forme simplifiée. On a une entreprise de 1 milliard d'euros et de 5 000 salariés et on crée une société anonyme simplifiée, une SAS ! C'est quand même un peu particulier dans le paysage, même si ce n’est pas interdit. Cette forme juridique existe et d'autres entreprises peuvent l’utiliser. En tout cas, la SAS n'est pas dotée d'un conseil d'administration. Il y a très peu de discussions. Il est très simple de la supprimer. Nous pouvons nous interroger et nous nous interrogions déjà à l'époque. D'ailleurs, nous pouvons vous fournir nos écrits de la période 2018, même jusque très récemment, sur la mise en place de la SAS Fret SNCF et les conséquences que cela pourrait avoir sur cette société. Déjà, à l'époque, on disait qu'elle était un peu mort-née, en raison des nombreux risques qui pesaient sur elle. Il y avait des préoccupations quant à sa viabilité. La procédure de discontinuité est, pour nous, une procédure de liquidation. Qu’on l'appelle comme on voudra, mais c'est une liquidation de la société.

Peut-être faut-il dire aussi quelques mots de la construction financière et organisationnelle de la SNCF. Quand, le 1er janvier 2020, la SAS Fret naît, cette société existe déjà puisque la SNCF utilise l'intégration fiscale. Fret SNCF SAS est créée le 1er janvier 2017 et seulement activée le 1er janvier 2020. La réforme du ferroviaire intervient en juin 2018. Un an et demi avant, on a déjà créé la structure. On la nourrit, via le transfert de ses actifs, dans la nuit du 31 décembre 2019 au 1er janvier 2020. Cela a été reconnu dans les différentes auditions : on savait qu'il y avait un risque et qu'il y avait des plaintes depuis 2016. Ce n'est pas quelque chose qui a été vécu comme un choc dans l'entreprise ou au Gouvernement, même si cela a été dit comme cela au départ, puisque la chose était largement établie et connue.

Via le comité d'établissement de Fret SNCF, et comme la procédure européenne le permet, nous avons demandé à être associés au débat et à être entendus par Bruxelles. Nous avons fait un déclaratif, nous avons mandaté un avocat, nous avons rempli tous les documents nécessaires parce que nous considérons que nous sommes intéressés dans ce dossier, comme la loi européenne le prévoit. À ce jour, les réponses de la Commission européenne n'ont pas été données. La procédure est mise en place et le deal est en train d'être passé entre le gouvernement et la Commission européenne. Il ne semble donc pas nécessaire d'entendre les parties intéressées ou prenantes. Cet aspect mériterait d'être exploré : nous représentons 5 000 salariés et nous ne pouvons même pas être entendus par la Commission européenne alors que la loi européenne le permet.

Un droit d'alerte économique a également été exercé, comme la loi française le prévoit, sur les conséquences économiques. Ce droit prend un temps relativement long et l'entreprise et le Gouvernement ne souhaitent pas attendre les conclusions de la commission d'enquête, qui seront certainement rendues publiques en fin d'année, mais également les conclusions du droit d'alerte économique déposé en CSE avant la mise en œuvre de la discontinuité. Peut-être les conclusions montreront-elles que la discontinuité n'est pas la bonne solution, mais le Gouvernement aura demandé, avec la SNCF, de la faire et on ne pourra plus revenir en arrière. C'est un peu ubuesque puisqu'on a le temps. En Allemagne, la procédure a commencé il y a deux ans. Nos échanges avec les Allemands montrent que ces derniers négocient sans se précipiter.

Nous nous demandons finalement si cette procédure de la Commission européenne n’est pas une aubaine. Il était temps, somme toute, d'en finir avec un opérateur public, de passer à autre chose, de changer le cadre social et de vraiment privatiser.

M. Lionel Ledocq. Avons-nous été associés à une solution de discontinuité ? Non. Tout comme vous, nous avons appris le 18 janvier qu’une enquête de la Commission européenne avait été ouverte pour des aides illégales. Nous avons été reçus par le ministre et la direction de Fret SNCF et du groupe pour nous expliquer un petit peu les intentions de l'État.

À ce moment-là, il y avait plusieurs pistes. La première était de laisser l'enquête aller à son terme et d’être blanchis : on ne doit rien à personne, tout va bien. La deuxième hypothèse, c'était d’être reconnus coupables au bout des dix-huit ou vingt-quatre mois d'enquête et de rembourser les 5 milliards. La troisième solution était la fameuse discontinuité. Nous en avons pris connaissance le 23 mai par M. Clément Beaune, qui a décidé de l’appliquer. Avant, nous n'avions absolument aucun échange sur cette discontinuité.

M. le rapporteur a demandé si le cadre social était garanti. À cette heure-ci, il ne l’est pas. Tout ce que nous savons, c’est que le cadre social va être discuté pour les deux nouvelles entités et qu’il ne sera pas le même que celui qui prévaut aujourd’hui à Fret SNCF. Il sera clairement au rabais. Si nous n'acceptons pas de discuter, on nous menacera d’appliquer l'accord de branche.

J’en viens à la viabilité de la nouvelle entité. En raison de l’enquête menée par la Commission européenne, les chargeurs perdent confiance en Fret SNCF. Or si les clients s’en vont, il n'y a plus d'argent et l’entreprise ferme, c'est mathématique !

Avons-nous eu connaissance d'une étude d'impact environnemental ? Non. Il existe déjà une entité officielle qui s'est positionnée pour reprendre les flux sur ses propres moyens humains et matériels. Tout le monde sait que le marché ferroviaire est en flux tendus pour le matériel et les conducteurs, qui sont une denrée très rare. Si une entreprise ferroviaire privée se positionne avec ses propres moyens sur des flux rentables, et plus que rentables, elle ne pourra pas assurer à la fois ce marché et ses propres marchés. Cela signifie qu’au niveau environnemental, nous aurons à parler de report modal inversé.

Via ETF, nous échangeons avec nos homologues allemands. Ils n'ont pas forcément quelque chose à dire ni à faire, puisque pour l'instant, officiellement, leur gouvernement reste sur un statu quo et n'a pris aucune décision. S'ils veulent aller jusqu'à la fin de l'enquête de la Commission européenne, c'est qu'ils sont sûrs d’eux. Nous verrons qui, du gouvernement allemand ou du gouvernement français, a raison.

M. Julien Troccaz. S’agissant des fameuses lignes rouges qui ont été affichées, nous réaffirmons que le report modal va être inversé. On déstabilise tout un secteur. Il n'y a pas que les organisations syndicales qui le disent. M. Alexandre Gallo écrit dans un article publié le 25 mai dans La Vie du rail : « Les menaces qui pèsent sur Fret SNCF ne sont pas une bonne nouvelle, ni pour le marché, ni pour les chargeurs, ni pour l'environnement. » Je donne un exemple très concret. On dit que la SNCF a une capacité de mutualisation fédératrice, ce qui signifie que l’on a des cheminots et des cheminotes qui se consacrent à la fois aux trains dédiés et aux trafics de gestion capacitaire. Concrètement, une organisation est en place. Prenons l'exemple des Eaux d'Évian : la SNCF proposait deux machines, ce qui correspondait bien à l'entreprise et au chargeur ; elle a voulu apporter une réorganisation et a perdu le marché parce qu’elle l’avait déstabilisé.

C'est ce qui est en train de se passer. Le report modal inversé se produira, quoi qu’on en dise, parce qu'on a déstabilisé un secteur qui possède des habitudes d'organisation. Quand on achemine un train dans une usine, l'entreprise mobilise des salariés pour réceptionner la marchandise...

M. Guillaume Bouslah-Sellier, SUD Rail. Depuis l'annonce de la discontinuité, deux flux sur les vingt-trois ne circulent plus, le flux Barcelone-Bettembourg et le flux Valenton-Sète. Ce sont deux flux qui n'ont jamais été lancés. Soit les marchandises transitent dans des camions, soit on ne sait pas où elles sont passées. C'est en tout cas du report modal.

La viabilité de la nouvelle entité repose pour nous sur une série de conditions qui ne sont nullement garanties. Il faut soutenir le fret ferroviaire par des aides suffisantes et durables : ce n'est pas du tout garanti. Il faut pouvoir compter sur un rythme de croissance, or les transports de marchandises par rail ces vingt dernières années n’ont pas été une activité très croissante. Il faut savoir aussi compter sur la poursuite et l’accélération de la productivité : après tous les plans sociaux subis par les cheminots, c'est un peu difficile à entendre. Il faut enfin un soutien fort de l'actionnaire : l'actionnaire de la SNCF, c'est l'État, et même cela n'est plus garanti puisqu'on veut ouvrir le capital de la nouvelle entreprise.

La ligne rouge du cadre social nous a déjà été annoncée par la direction des ressources humaines de l'entreprise. Elle ne veut pas transposer les accords actuels dans la nouvelle société.

M. Sébastien Mariani. Un groupe de travail des administrateurs a été créé en 2019 à l'initiative du directoire du groupe public ferroviaire. Ces réunions n'ont pas donné lieu à des comptes rendus, mais j'ai sous les yeux les notes qui avaient été prises par les administrateurs, dont je faisais partie, et qui disaient que le dispositif avec l'unité d'affaires fret, avec un compte de dette séparé mais situé dans la holding, avait été présenté à l'époque à la Commission européenne. Les trois possibilités rappelées par M. Ledocq avaient été explicitées sur ce que pouvait faire la Commission. Il avait été dit à l'époque que ce dispositif, présenté à la Commission européenne, n’avait pas suscité d'observation. Par ailleurs, l'État pourra s'opposer aux décisions de la Commission.

Tout cela a été corroboré par la position de l'État : nous avions rencontré à l'époque le ministre des transports, M. Jean-Baptiste Djebbari, qui nous avait dit que le scénario de discontinuité n'était pas son scénario préféré et que l'État se positionnerait contre une décision de la Commission qui viendrait remettre en cause cette position exprimée de neutralité. De fait, nous n'avons pas connu ensuite de situation intermédiaire où un scénario de discontinuité aurait été préparé avec nous. Cela signifie qu'à un moment donné, la discontinuité s’est imposée.

Nous aimerions tous vous croire, monsieur le président, quand vous dites que l'application d'une discontinuité sur le plan du droit européen ne fera pas obstacle aux dispositions de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire, qui fait référence aux activités exercées au 31 décembre 2019 par le groupe public ferroviaire. Mais cette ambiguïté existe dans les scénarios de continuité du cadre social présentés aujourd'hui à sein du groupe, notamment par la SAS Fret SNCF, et elle existe au sujet de la continuité du cadre social. En tout cas, ce n'est pas cela qui est projeté aux salariés à l'heure actuelle par les représentants de Fret SNCF.

M. le président David Valence. Il ne s'agit pas de me croire ou de ne pas me croire. Ma remarque consistait simplement à dire que deux droits différents n'emportaient pas des conséquences identiques. C'est une règle de droit classique. Je n'ai pas pris d'engagements sur « le sac à dos social » des salariés de Fret SNCF – je ne suis pas en situation de prendre des engagements sur quoi que ce soit.

Mme Huguette Tiegna (RE). Par quels moyens estimez-vous judicieux de parvenir à l'objectif du doublement de la part modale du fret à l’horizon 2030 ? Je sais que c'est un sujet important dans la planification écologique. Dans cette perspective, que proposez-vous pour que le coût du fret routier s'équilibre avec le coût du fret ferroviaire ?

Dans quelle mesure la prise en compte des enjeux environnementaux structure-t-elle vos stratégies en matière de fret ferroviaire ? Je sais que les syndicats travaillent sur ces sujets.

Enfin, j'aimerais relayer l'inquiétude des entreprises qui sont amenées à faire transporter leurs produits par le rail. Il y a bien sûr deux aspects. Quand il s'agit de matériaux non périssables, il n'y a pas de sujet, mais quand il s'agit de denrées alimentaires, il y a beaucoup plus de freins. Que pouvez-vous dire pour essayer de les rassurer ? Comme vous le savez, pour que le fret ferroviaire puisse se développer, on a besoin du concours de chacun.

Mme Christine Arrighi, rapporteure spéciale. Messieurs, merci pour l'ensemble de vos contributions extrêmement documentées, qui témoignent de votre attachement à votre métier et à la grande famille du fret. M. Jean-Pierre Farandou, que nous avons auditionné hier, a témoigné également de cet attachement à cette grande maison du fret. C'est important parce que le fret ferroviaire émet beaucoup moins de gaz à effet de serre, de carbone, et c'est un coût économisé qui, au niveau de la société, nous permet d'aller vers la neutralité carbone, contrairement au tout poids lourd.

Je note votre sentiment de défiance à l’égard des engagements passés, ainsi que le paradoxe qui fait qu'en supprimant cette entité fret et en ne la garantissant pas pour l'avenir, on pourrait remettre du camion sur la route. C’est aussi le découragement des personnels et la perte potentielle de compétences. Je tiens à souligner l’historique extrêmement intéressant qui nous a été présenté : on découvre que la SAS Fret a été créée en 1er janvier 2017 pour être activée en 2020.

Quant à l'assurance donnée d’un scénario de discontinuité qui serait juridiquement garanti, rien n'est moins sûr. En tout état de cause, avez-vous une réponse de la Commission européenne ? Je pense que non, mais j'aimerais vous l'entendre répéter. Ce n'est pas une question de droit facile.

Enfin, vous est-il venu à l'esprit que le durcissement de la Commission européenne puisse être directement lié à la volonté du Gouvernement de se débarrasser du sparadrap de la dette du fret et que la solution présentée aujourd'hui comme un moindre mal par rapport à l'engagement de la procédure puisse avoir été négociée au niveau national ? Vous citez l'exemple de la Roumanie où les discussions se tiennent depuis bien longtemps. Pourquoi, après vingt-cinq de patience, la Commission durcit-elle soudainement sa position ? Cette solution qui nous est apportée pour sauver le fret ne serait-elle pas en réalité la réponse du Gouvernement à une volonté précédemment exprimée, mais qui n’a pas pu se concrétiser ?

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Je vous remercie pour les présentations et les éléments utiles que vous avez versés au débat.

J’ai deux questions pour les représentants de la CGT. Il a été dit tout à l'heure que le nouveau plan était dans la continuité des plans menés à Fret SNCF et qu’il s’agissait d’une opération de privatisation. Pouvez-vous préciser ces propos ? Je n'ai pas eu la réponse à la question que j'ai posée tout à l'heure à Mme Élisabeth Borne sur les raisons poussant à séparer la maintenance de la future entité. M. Jean-Pierre Farandou a dit que c’était une punition. Ce n'est pas une réponse qui me convient vraiment. J'aimerais savoir pourquoi on sépare aujourd'hui la maintenance.

Plusieurs intervenants ont évoqué la question de la non-régénération du réseau, donc des travaux de nuit, donc l'impossibilité de faire circuler des trains de fret la nuit. Or, il me semble de mémoire qu'avant, on savait faire passer des trains en faisant des travaux. J'ai posé la question de l'impact de la sous-traitance dans les travaux et des conséquences sur la circulation des trains. Ce matin, M. Rapoport, que vous connaissez, a dit qu’il y avait une stabilisation, c'est-à-dire pas de recours massif à la sous-traitance par rapport à il y a dix ans. J'aimerais avoir votre point de vue : quel est le niveau actuel de la sous-traitance des travaux ? Y a-t-il un impact véritable sur la circulation des trains de nuit, notamment en raison du manque de formation aux risques ferroviaires de gens qui ne sont pas des cheminots et des fermetures de voies qui en résultent ?

J'ai également deux questions pour SUD Rail. Vous avez parlé du syndrome de France Télécom. Quand on a posé la question à M. Jean-Pierre Farandou sur l'avenir des salariés de Fret SNCF, il a semblé dire qu’il y avait une certaine facilité pour les conducteurs qui seraient pour une partie transférés aux TER parce qu'il y avait des besoins. Mais les conducteurs ne sont pas les seuls concernés par ces suppressions d'emplois, ou en tout cas ces reclassements, dans le groupe public ferroviaire. Que prévoit l'entreprise pour répondre aux inquiétudes des salariés ?

Vous avez dit que le report modal est déjà inversé, citant deux trafics à l'arrêt sur vingt-trois. Pensez-vous que ce mouvement va s’étendre aux autres trafics ? Avez-vous de réelles inquiétudes sur le fait que ces vingt-trois flux passent demain sur la route ? N'y a-t-il pas là une piste à étudier, puisque M. Clément Beaune a dit que l’une des lignes rouges est l’absence de report modal vers la route ?

Comme vous l’avez très bien décrit, la SNCF sera sous-traitante d'une entreprise privée qui va venir sur le marché. C'est quand même quelque chose qui paraît incroyable.

S'il n'y a pas de garantie qu'un de ces trafics sera repris par le privé, la SNCF ne peut-elle pas continuer à le gérer pour éviter que la nouvelle entité ne devienne sous-traitante d'une entreprise privée ? On détruit une entreprise publique et on demande de transférer des flux au privé. Même si le privé ne sera pas en capacité de le faire, il prendra les marchés et la SNCF assurera la sous-traitance. Cela interroge quand même sur la logique qui est derrière cette procédure de discontinuité !

M. Laurent Brun. Quels moyens pour doubler la part modale ? C’est un mélange de différents éléments, étant entendu que la question de la discontinuité est une donnée nouvelle. En 2020, la CGT avait publié un document intitulé « Ensemble pour le fret » dans lequel nous faisions treize propositions. Nous préconisions notamment une reconquête phasée parce que nous ne croyons absolument pas aux objectifs qui sont jetés en l'air. Le doublement du trafic ne nous paraît pas cohérent. Nous souhaitions phaser car il y a beaucoup de choses à remettre en place avant de regagner un développement. Par exemple, nous considérions que, de 2021 à 2030, il fallait assurer la reconstruction de l'entreprise, avec pour objectif de regagner les trafics perdus en 2000. En parallèle de cette reconstruction, il fallait lancer les travaux lourds qui s’avèrent nécessaires, sur l'infrastructure notamment.

Cela permettait une deuxième phase d'accélération dans laquelle, grâce à l’achèvement de ces travaux lourds, on pouvait espérer, entre 2030 et 2040, une progression massive des volumes et une consolidation pour les dix dernières années. On entrerait ainsi dans un cercle vertueux. Après avoir assuré des constructions de volumes massifs, on pourrait associer de nouveaux trafics et de consolider ce développement.

Pour donner un seul exemple, la part de marché du ferroviaire dans les produits métalliques équivaut à environ 40 %. Imagine-t-on passer à 80 %, ce qui signifierait que l’on deviendrait pratiquement monopoliste sur les produits métalliques ? Cela nous paraît totalement délirant. Il faut regarder les choses de manière précise. Un certain nombre de marchés doivent être développés, celui des produits métalliques comme d'autres, mais il faut aussi trouver de nouveaux marchés. À l'exception du Perpignan-Rungis, on ne fait pratiquement plus de primeur. Pourquoi ? Parce que nous n'achetons plus de wagons réfrigérés, parce que les marchés d'intérêt national ont été beaucoup délocalisés et ne sont pas embranchés, parce qu'il n'y a pas de stratégie réelle de liaison avec les ports fluviaux et maritimes pour transporter les importations ou exportations de produits alimentaires. Tout cela nécessite une implication forte de l'État et un peu de temps, sans quoi il est impossible de développer ce type de marché nouveau. Je parle des produits alimentaires, mais il y a par exemple des déchets qui aujourd'hui ne sont pas du tout transportés par la SNCF, ou le bois, qui n’est pratiquement plus transporté par train. Pour un certain nombre de secteurs, il est nécessaire de créer l'activité.

Cela ne se fera pas simplement par des incantations. Nous avons un peu l'impression de voir des sorciers qui font la danse de la pluie. Parfois, il pleut. Parfois, un train est créé par l'opération du marché, mais, la plupart du temps, c'est plutôt la désagrégation du système ferroviaire à laquelle on assiste. Si l’on prend l'exemple du Perpignan-Rungis, pourquoi faut-il 12 millions de subventions par an ? Parce que vous avez d’abord un train, ce qui suppose d’assurer l'investissement en matériel roulant, notamment les wagons, pour une très petite quantité de charge. Le Perpignan-Rungis est un train symbolique, mais c'est une toute petite fraction des produits alimentaires français. Ensuite, il n’y a pas de boucle logistique : le retour se fait à vide. Forcément, cela multiplie les coûts. Pour créer une boucle logistique, il convient d’obtenir tous les marchés nécessaires. Non seulement il faut vous assurer les infrastructures, mais il faut aussi vous assurer que tous les marchés restent à la main de la même entreprise. Si vous faites du Perpignan-Rungis pour monter des primeurs à Rungis et qu'ensuite, à Rungis, vous récupérez des bananes qui viennent du Havre et que vous les amenez à Lille, que de Lille vous récupérez des pommes de terre que vous descendez à Lyon et qu'à Lyon, vous récupérez les fruits de la Drôme pour les transporter par exemple à Perpignan, vous avez fait votre boucle, votre train est plein en permanence et donc rentable. Cette politique de volume faisait la force de la SNCF. Si vous perdez l’un des trafics cités, toute votre boucle tombe par terre, c’est pourquoi personne n'ose se lancer dans ce style d'exploitation.

Il y a un paradoxe aujourd'hui. On ne créera pas de nouveaux marchés dans les conditions actuelles. C'est la raison pour laquelle nous défendons une discontinuité alternative, une discontinuité dans laquelle nous proposons de recréer un service de fret au sein de la SA SNCF Voyageurs. Ce service se chargerait de tous les éléments à caractère stratégique national. La règle de la concurrence est une règle absolue, sauf quand un État considère qu’il y a des éléments stratégiques qui lui imposent d'exclure ces éléments. Parmi ces éléments stratégiques, nous proposons d’inclure tout ce qui est régalien, les transports de l'armée, les transports nucléaires, les éléments sécuritaires, les transports exceptionnels et les transports chimiques, les marchés à créer, tous ces éléments nouveaux sur lesquels il faut investir massivement et, peut-être, éponger un peu les plâtres. Il faut y ajouter le wagon isolé, faute de quoi le wagon isolé ne repartira pas. Aujourd'hui, le wagon isolé n'existe plus. Ce qu'on appelle le wagon isolé, ce n'est déjà plus du wagon isolé comme on le faisait il y a vingt ans, quand on allait chercher un wagon dans une entreprise. Aujourd’hui, ce sont des coupons de wagons. S'il n'y a pas un certain nombre de coupons de wagons préétablis par les entreprises, on ne va pas les chercher car l’objectif est de limiter le nombre d'opérations de manœuvre.

Évidemment, plus vous augmentez le coupon nécessaire, plus vous réduisez le nombre des entreprises qui sont capables de fournir. Si l’on veut un développement massif du transport ferroviaire, il faut aller chercher les wagons des PME et il faut construire des embranchements particuliers. Il faut mettre en place une organisation de production dans laquelle un wagon peut être intégré pour un système efficace. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Nous proposons, puisque cela ne fonctionne pas dans le cadre du marché, d’intégrer le wagon isolé dans ces éléments à caractère stratégique national et de le sortir de la concurrence actuelle.

Les questions environnementales sont importantes parce que le train est un mode « doux ». Or l’État n’a pas de politique de report modal aujourd'hui. Il existe une politique de subventions qui vient en concurrence d'une logique de transport gratuit valant pour le mode routier. Malheureusement, nous sommes obligés de constater qu'à chaque fois que le ferroviaire obtient des subventions, il est rare que le routier n'obtienne pas derrière des aides au moins équivalentes.

Nous ne pouvons pas garantir que la discontinuité satisfait aux exigences de la Commission européenne et nous nous posons énormément de questions sur le fait que la commissaire soit en disponibilité et vise un autre poste : aujourd'hui, quid de ses engagements ? S’agissait-il d’engagements personnels ou collectifs ? Comme nous n'avons pas été associés aux discussions, nous serions bien en peine de le dire. Nous pouvons cependant imaginer qu'en fonction du nouveau ou de la nouvelle commissaire, le regard pourrait être différent – peut-être plus dur, du reste – sur le dossier.

« Se débarrasser du sparadrap du fret », c'est une évidence et c'est une évidence pour tout le monde. L'activité de fret, par sa taille, est anecdotique dans le groupe SNCF. C'est quelque chose qui existe, mais qui n'est pas forcément recherché et désiré – pas dans le cas des cheminots évidemment, pour qui c'est une activité extrêmement symbolique, importante et qui pourrait redevenir importante, y compris économiquement. Que l’on veuille se débarrasser du sparadrap au niveau gouvernemental, c’est aussi une évidence. Comme je le disais, le marché est difficile. La question que l'on peut se poser s’entend par rapport au déficit des compagnies privées. Affaiblir un peu l'entreprise principale ne permettrait-il pas d'éviter que l'ensemble du château de cartes ne s’écroule ? Ce sont des spéculations, mais on est en droit de se poser ces questions-là.

Il ne s'agit pas simplement de changer le nom ou de modifier les actifs : il s’agit bien d’une opération de privatisation. On nous a explicitement dit qu'il fallait changer la nature du capital, avec probablement une entrée partielle ou majoritaire au capital. On nous a garanti que ce serait du capital public. Nous imaginons donc – mais, là encore, c'est une hypothèse –, que cela pourrait être la Caisse des dépôts et consignations, parce que ce sont des scénarios courus et recourus, chauffés et réchauffés. À nos yeux, ce sont les étapes de privatisation supplémentaires.

M. Hervé Gomet. Les travaux de régénération correspondent pratiquement à 100 % de sous-traitance. SNCF Réseau n’assure plus de missions de régénération. Tout est sous-traité à des filiales de grands groupes comme Bouygues, Eiffage, Vinci, ceux-là mêmes qui sont propriétaires des concessions autoroutières.

S’agissant de la maintenance et de la volonté de faire deux sociétés, il faut savoir qu'au 1er janvier 2020, la SAS Fret SNCF a été constituée : on prend environ 500 cheminots de la direction du matériel, en charge de la maintenance, on les transfère de façon obligatoire vers la SAS Fret SNCF. Ce qui est proposé dans la discontinuité, c'est que ces mêmes 500 salariés qui ont déjà été transférés il y a trois ans dans la SAS soient de nouveau transférés dans une autre entité qui s'occuperait uniquement de la maintenance du transport ferroviaire de marchandises, mais qui pourrait offrir des prestations de maintenance aux opérateurs privés, puisque les opérateurs privés sont un peu dépourvus de ce savoir-faire.

Finalement, on favorise le marché privé. D’après ce qui nous a été dit, cela ne s’inscrit pas dans le cadre de la procédure de discontinuité mais relève d'un choix stratégique de l'entreprise. Ce n'est pas, je le répète, une obligation liée à la procédure de discontinuité.

M. Julien Troccaz. Dans une crise écologique, le ferroviaire est évidemment incontournable, indispensable. Or les décisions prises sont irréversibles. On a une crise écologique et on enlève des voies ! Des embranchements particuliers sont supprimés. Dans un pays comme le nôtre, on enlève des voies pour installer des zones industrielles ou autres. Quand on a enlevé des voies et qu'on a construit des bâtiments à la place, il est difficile de les remettre. Il faudrait une mesure permettant de tout arrêter et de faire un état des lieux de l'existant.

Pour revenir à cette image du sparadrap, nous sommes dans une séquence où, évidemment, la liquidation et la privatisation de Fret SNCF arrangent plutôt bien la direction de la SNCF. Au niveau du TER, de SNCF Voyages et même d'Intercités, on a aussi cette accélération du démantèlement à travers la privatisation. Une nouvelle contre-réforme ferroviaire revient après 2018, avec application en 2020. Une nouvelle étape se dessine et toutes les SA ou SAS vont devenir des filiales de rang deux. Pour la direction de la SNCF, les planètes sont plutôt alignées. Cela fait le lien entre le syndrome de France Télécom, Clément Beaune et la commissaire européenne. Pour les cheminots, rejoindre Fret SNCF a été un choix de carrière. Pendant la crise du covid, les collègues du fret ferroviaire étaient les premiers de cordée parce qu'il y avait des denrées importantes à transporter. Or ils sont en train de comprendre qu'un deal a été passé avec une commissaire européenne, sans aucune trace écrite. Personne, même au plus haut niveau du Gouvernement, n’a la moindre trace écrite.

La direction de la SNCF est notre employeur, soumis à l’obligation de préservation de la santé morale et physique de ses salariés. On ne parle pas de management, on parle d'employeur. La semaine dernière, nous avons demandé à la direction de se rapprocher du directeur de cabinet, mais elle a répondu n’avoir rien vu ni rien lu. Cette situation renvoie au syndrome de France Télécom et nous lançons l'alerte en tant que représentants du personnel. La direction de la SNCF explique qu’il faudra faire des efforts l’année prochaine pour la prochaine filiale et les prochaines sociétés. Les cheminots n'ont aucune réponse ni aucune perspective.

Il faut parler du deal passé avec la Commission européenne, sans se limiter au courrier adressé par Clément Beaune à Jean-Pierre Farandou pour lui donner la feuille de route après la table ronde du 22 mai.

M. Fabrice Charrière, UNSA Ferroviaire. Je reviens sur la question du report modal et des moyens qui pourraient être mis en œuvre pour développer le fret ferroviaire à l'instar d'autres pays – puisqu'il ne s'agit pas d'inventer des choses qui fonctionnent à l'extérieur mais de regarder ce qui se passe par exemple en Pologne, en Allemagne où on est aux environs de 20 % de part modale ferroviaire, contre 30 % pour la Suède et l'Autriche et plus de 33 % pour la Suisse. On constate, en France, que les sillons utilisés par le fret ferroviaire ne concernent que quelques axes. C'est un problème d'infrastructures : il y a trop peu d'itinéraires fiables et les nœuds ferroviaires sont saturés. Nos voisins ont consenti des investissements plus importants pour maintenir et développer leur réseau, accordé des subventions de fonctionnement, et également mis en place une incitation au report modal – laquelle consiste bien souvent à interdire aux poids lourds de circuler à certains moments ou sur certains axes et à mettre en place des péages routiers.

M. Lionel Ledocq. Actuellement, nous n'avons aucune assurance de la Commission européenne. Vous avez auditionné le ministre des transports, M. Clément Beaune. Nous avons suivi cette audition en direct. Il a indiqué avoir participé à six réunions vérifiables dans son agenda avec Mme Margrethe Vestager. Ce que nous savons, c’est juste ce que M. Beaune veut nous faire entendre. Mme Vestager a eu des réunions avec des députés européens, elle déclare qu'elle n'a absolument rien demandé au Gouvernement et que le calendrier n'est pas aussi rapide que ce que le Gouvernement et la direction de Fret SNCF et du groupe veulent nous faire entendre.

Quant à la nouvelle entité « New EM », – Nouvelle Entreprise Maintenance – les agents de Fret SNCF ont de quoi être très en colère de la situation. Les agents de maintenance, qui dépendaient de Technifret Maintenance dans le temps, ont été intégrés à la SAS Fret SNCF en 2020. Ils n'ont rien demandé à qui que ce soit et ils subissent la double peine.

M. Pascal Couturier. S’agissant des enjeux écologiques, on parlait tout à l'heure de conviction. Le ferroviaire joue clairement en faveur de l'urgence climatique car il a des atouts indéniables. Le premier est qu'il émet peu de CO2. Au-delà, des atouts vont rester. Nous voyons que d'autres modes de transport sont en train de se transformer. De nouvelles technologies se mettent en place, par exemple en matière d'hydrogène et d'électricité, pour lesquelles le ferroviaire garde ses atouts. D'un point de vue énergétique, la physique joue pour le ferroviaire. Le contact rail-roue nécessite très peu d'énergie pour déplacer un convoi ferroviaire par rapport à d'autres modes de transport. Au-delà du fret, le ferroviaire a la capacité de répondre aux enjeux du mass transit pour décongestionner les grandes villes.

Pour autant, si l'on veut le développer, il faut déjà un réseau performant. Cela renvoie à la question des investissements, qui ont été insuffisants. On pourrait parler longuement du désengagement de l'État au fil du temps, qui a conduit à un retard assez important. On a beaucoup de difficultés à dédier des itinéraires au fret, ce qui n'est pas le cas dans un pays comme l'Allemagne. Nous avons aussi des problèmes de congestion des grands nœuds ferroviaires, avec des trains de fret qui traversent des grandes gares, ce qui n’est plus le cas dans d'autres pays. Une autre question est celle des investissements dans la signalisation, comme le RTMS. Il faut avoir davantage de trains qui circulent, donc augmenter les flux. Le premier volet est un volet d'investissement qui aujourd'hui n'est pas suffisant pour pouvoir répondre aux enjeux.

Le deuxième élément a trait aux territoires. Dans d’autres pays, les politiques privilégient un centre de gravité beaucoup plus proche des territoires. En Suisse, les politiques publiques se dessinent au niveau territorial en associant de nombreux acteurs. En France, certaines initiatives paraissent intéressantes. Nous voyons par exemple des contrats d'investissement qui associent l’État, les régions, mais aussi les chargeurs. La démarche vise à anticiper le risque. Prenons le cas des carriers ou des céréaliers. On doit rénover des voies de service pour desservir par exemple un silo ou une carrière. Lorsque l'industriel s'est engagé sur des investissements pour un temps assez long, avec une aide de la région et une aide de l'État, il est peut-être moins enclin à faire du report modal parce qu'il a des investissements à rentabiliser. Ce sont des éléments sur lesquels la France est peut-être plus en retard. La discontinuité risque de dégrader ce maillage territorial. La vision territoriale de Fret SNCF permet de constater qu’une partie du territoire n'est plus du tout desservie, notamment l'ouest de la France. C'est une réalité.

En ce qui concerne le modèle économique, je rappelle que nous avions une marge opérationnelle positive en 2022 et 2021 ainsi qu’un cash-flow libre à l'équilibre, c'est-à-dire pas de dettes, ce qui permettait effectivement de financer les investissements. Le modèle était fondé comme sur un triptyque, avec un développement des trafics qui associait le développement des trafics du combiné et des trafics de wagon isolé. Aujourd’hui, on vient bousculer ce modèle, alors qu’il permettait, tels que les objectifs étaient posés, de bénéficier d’une stabilité d'ici à 2030, à la condition de maintenir les subventions publiques, qui sont un peu l'alpha et l'oméga, et une stabilité des effectifs de production.

En zoomant un peu au niveau des territoires, un autre risque apparaît. Si l’on impose des outils de productivité, telle que la modélisation pour les deux nouvelles filiales, cela peut conduire à renoncer à certains trafics compliqués à capter et peu rentables au profit de trafics plus faciles à opérer. C'est un risque que l'on accentue encore. Or la fracture territoriale est déjà là. Il suffit de regarder la carte des dessertes ferroviaires pour constater que la France n'est pas irriguée partout de la même manière.

Il faut avoir un opérateur robuste. La CFDT considère qu'une entreprise en bonne santé doit conjuguer des enjeux économiques et des enjeux sociaux. Pour répondre à la question posée sur le cadre social, je renvoie au dossier transmis aux élus du CSE le 29 mai. La continuité du cadre social n'est pas assurée : dans ce dossier, l'entreprise fait part du maintien du statut du régime spécial de retraite et de prévoyance, mais d'autres éléments du cadre social, notamment l'organisation du travail ou les contours des métiers, seraient adaptés. Quant aux grands éléments fondateurs du cadre social, ils sont renvoyés à une négociation à la fin de l'année. Si l'on veut assurer l'outil de développement, il faut une entreprise qui se porte bien, avec des gens qui ont envie de travailler pour l'activité de fret ferroviaire.

Je reviens à la question relative à la Commission européenne. À l’instar de nos collègues, nous n'avons pas, à ce stade, d'engagement ou en tout cas de prise de position écrite qui confirmerait que ces scénarios valident un point de vue juridique.

Quant à votre remarque sur le « sparadrap du fret », il faut se placer à hauteur d'agent. Les arguments juridiques que l'on a pu évoquer ressemblent un peu à un tour de magie. Les agents ne comprennent pas comment, d'un seul coup, on se transforme face à cette discontinuité. Déjà, c'est un mot que l'on n'emploie pas souvent. Les agents, au début, n'avaient pas compris ce que signifiait « discontinuité économique ». On arrivait à une discontinuité d'activité, à une discontinuité de marque. Ce mot emporte beaucoup de significations. Il y a eu une phase de stupéfaction, qui se transforme maintenant en colère. Cette décision de discontinuité est injuste et injustifiée. Nous avons évoqué la première saison en 2018. Nous entrons dans la deuxième saison, et l’on se demande si la troisième saison n’est pas en train de se dessiner. Cette saison verra un glissement de ces deux filiales, qui ne vont pas vivre très longtemps, vers une stratégie de type Rail Logistics Europe. Les trains reviendront non pas à l'opérateur public, mais à des filiales de type Captrain. C'est une question que, légitimement, la CFDT se pose aujourd’hui.

M. le président David Valence. Merci beaucoup à tous pour la qualité des échanges et pour les éléments que vous avez apportés, à la fois factuels et d'opinion. Même si des visions et des sensibilités très différentes s'expriment au sein de la commission, soyez certains que nous considérons le fret ferroviaire comme une voie d'avenir.


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18.   Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha (SECAFI), et de M. Stéphane Itier, directeur (20 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous recevons Pierre Ferracci, président du groupe Alpha, accompagné de Stéphane Itier, directeur.

Les auditions que nous avons conduites jusqu’à présent portaient sur l’effondrement de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le milieu des années 1990, qui a été enrayé ces dernières années, notamment à la faveur de soutiens publics accrus et de réorganisations profondes de l’entreprise. Nous nous intéressons également aux effets de l’ouverture à la concurrence sur l’évolution de cette part modale et sur la santé économique de Fret SNCF.

Le point de départ de cette audition a trait à la demande formulée en décembre 2020 par les élus du comité social et économique (CSE) de Fret SNCF d’une expertise externe sur un projet de transformation appelé « projet Fret SNCF 2025 ». Cette expertise a été confiée au cabinet SECAFI, qui fait partie du groupe Alpha. Le travail que vous avez conduit a été mentionné hier dans nos débats, essentiellement sur la question des externalités positives du fret ferroviaire. Nous souhaitons que vous puissiez y revenir et que vous nous présentiez à la fois les dimensions de ce plan, qui remonte à la fin de 2020, l’expertise que vous en avez faite, mais aussi, à la lumière de l’actualité, les points communs qu’il pourrait présenter avec l’actuel plan dit de discontinuité annoncé par le Gouvernement dans le contexte d’une enquête approfondie lancée par la Commission européenne.

Je vous rappelle que l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Pierre Ferracci et Stéphane Itier prêtent serment.)

M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha. Je laisserai rapidement la parole à M. Itier, qui travaille sur ce dossier depuis un certain temps. Je précise néanmoins que les groupes Alpha et SECAFI, qui ont fêté leurs quarante ans d’âge hier, suivent le dossier SNCF depuis le début, et le dossier fret depuis 2009. Stéphane Itier le suit à titre personnel en tant que directeur associé depuis 2014.

Nous disposons donc d’une connaissance assez approfondie du groupe et de cette activité. Dans le cadre de nos interventions, nous reviendrons sur la lecture que nous pouvons avoir des actions de la Commission européenne. Il me semble en effet nécessaire de bien cerner la position de la Commission sur ces enjeux de concurrence, mais aussi les conséquences que cela peut avoir sur les plans sociaux et environnementaux.

M. Stéphane Itier, directeur du groupe Alpha. Depuis 2009, date de la création du comité d’entreprise à Fret SNCF, nous sommes l’expert mandaté par ce comité, puis par le comité social et économique. À ce titre, nous avons été les témoins privilégiés des efforts et de l’évolution de Fret SNCF. À la lumière de l’introduction du président Valence, il me semble important de « zoomer » sur la manière dont l’entreprise a évolué, indépendamment des sujets généraux, en précisant les différents éléments de notre dernière expertise, qui date du 12 septembre 2023 et qui fait suite de la déclinaison du plan de transformation.

Ce plan nous a permis d’aborder trois volets. Le premier concerne la politique publique avec la question des externalités positives. Le deuxième est celui de la soutenabilité économique. Le troisième porte sur les conséquences sociales, qu’il s’agisse de l’emploi, des risques psychosociaux ou de l’efficacité opérationnelle et industrielle.

Nous nous situons aujourd’hui dans le cadre d’un projet de transformation de Fret SNCF assez inédit. Il constitue en effet une rupture avec les quinze précédentes années où, schématiquement, toutes les restructurations poursuivaient finalement deux objectifs : l’efficacité industrielle et opérationnelle d’une part, l’efficacité financière d’autre part. Cette double dimension est d’ailleurs présente dans toutes les restructurations, quel que soit le secteur. La viabilité du plan de transformation dépend donc d’abord de sa capacité à améliorer la situation opérationnelle de Fret SNCF et à diminuer ses coûts. Notre expertise a précisément concerné ces deux questions, ce qui nous conduit à repréciser un certain nombre de points.

Tout d’abord, Fret SNCF s’inscrivait plutôt dans une trajectoire économique vertueuse, et il faut en tenir compte dans l’hypothèse d’un statu quo. Il importe également de mettre en évidence les éléments de diagnostic aujourd’hui partagés dans le cadre de la stratégie nationale bas carbone et plus généralement du défi climatique. Fret SNCF n’était plus consommateur de cash pour la SNCF ; il était même plutôt contributeur pour la collectivité. Un des paradoxes du fret ferroviaire dans son ensemble est qu’il dégage à la fois une faible rentabilité pour chaque opérateur, quel qu’il soit – d’où l’enjeu du soutien public à travers un certain nombre de subventions –, et une forte contribution pour la société et la collectivité. Dans ce cadre, la difficulté réside dans la modélisation de ce que cela coûte et de ce que cela rapporte, entre la logique comptable classique et la logique économique au sens général du terme. Il s’agit là d’un des points insuffisamment mis en valeur lors de la période précédente.

Cela nous conduit à questionner le point de la Commission européenne selon lequel l’État actionnaire ne se serait pas comporté comme un investisseur avisé. Nous considérons au contraire que ce fut le cas au gré des différentes restructurations et de l’évolution du groupe dans son ensemble, même si le caractère avisé de certains choix peut être remis en cause au regard des doutes pesant sur le modèle économique et sur l’efficacité opérationnelle.

M. le président David Valence. Pouvez-vous développer cette différence de philosophie entre la logique de l’État et celle de la Commission ? Aussi bien dans la bouche du ministre des transports que du président de la SNCF, le plan annoncé le 23 mai n’a jamais été présenté comme un plan de développement, mais comme une manière de protéger l’entreprise face à un risque.

Pouvez-vous évoquer la question de la stratégie européenne de Fret SNCF ? Un grand nombre d’intervenants nous ont expliqué que le fret ne pouvait fonctionner et s’approcher d’une forme d’équilibre – qui n’est pas atteint dans la plupart des pays étrangers – qu’avec un certain nombre de conditions cumulatives : des aides publiques, d’une part, pour compenser le déficit de rentabilité, et la dimension européenne de la stratégie puisque le fret est largement international.

M. Stéphane Itier. À l’époque, l’enjeu était la création des conditions d’une ouverture du marché, en facilitant l’arrivée de nouveaux entrants. Aujourd’hui, Fret SNCF a moins de 50 % des parts de marché. Ensuite, il y a eu une forme de « pacte ferroviaire » qui se traduisait par une recapitalisation de l’entreprise en contrepartie d’une attrition de l’offre et des moyens de production. D’une certaine manière, il est possible de dresser un parallèle entre l’esprit des mesures de 2023 et celles de 2007.

Cela n’a pas empêché Fret SNCF de jouer sur plusieurs leviers. Le premier concernait l’efficacité industrielle : diminution des moyens de production – baisse de 70 % de la production de locomotives et wagons, suppression de presque 70 % des postes –, conformément à l’esprit du plan de recapitalisation. À partir de 2009-2010, Fret SNCF a mis en place le plan Efficacité industrielle et développement (EID), dans une logique de redéveloppement de l’activité à travers le combiné, les trains entiers, ainsi qu’une partie de ce que l’on appelait à l’époque le wagon isolé et qui est devenu l’offre « multi-lots multi-clients ».

Il n’y avait donc pas de fatalisme dans l’esprit des dirigeants et des salariés, y compris dans la période précédente. En cela, la feuille de route présentée aujourd’hui n’est pas véritablement une rupture. D’une certaine manière, le plan fret 2032 précise un certain nombre d’éléments allant en ce sens, c’est-à-dire le développement assez soutenu de l’activité, les conditions d’une productivité entretenue, et la cession d’actifs.

Vous avez ensuite évoqué la stratégie européenne. Parler de stratégie européenne dans le cadre du périmètre SNCF est assez dissonant par rapport à la stratégie de Rail Logistics Europe (RLE), qui avait des velléités de développement. Fret SNCF avait vocation à intervenir sur le marché domestique, avec les autoroutes ferroviaires bien sûr mais aussi une desserte fine du territoire. Le même constat peut globalement être dressé au sujet de l’évolution des ports français, qui ont raté l’étape du conteneur dans le développement de l’activité.

Certains considèrent que la désindustrialisation a pu conduire à l’assèchement des ports et de l’activité de fret ferroviaire, mais la réalité est plus complexe. À ce titre, l’exemple suisse permet de battre en brèche un certain nombre d’idées reçues, montrant qu’il est possible de réussir du fret ferroviaire sur de courtes distances : en Suisse, la distance moyenne est de 150 kilomètres. Le train n’est pas donc pas condamné à circuler sur de la longue distance. Le train n’est pas non plus condamné au transport de matière première et de productions industrielles : toute marchandise ou presque peut être transportée par le train, c’est ce qu’on appelle le « transport diffus ». La dimension économique doit être appréhendée dans sa globalité, en se posant les questions essentielles : combien coûte le ferroviaire ? à l’inverse, combien coûte à la collectivité l’absence de ferroviaire ?

La question de la concurrence du transport routier mérite également d’être approfondie. Le transport routier s’est considérablement développé mais en réalité, ce sont surtout les entreprises sous pavillon étranger qui se sont développées. Le routier français a été plutôt stable. Par conséquent, la concurrence n’est pas tant entre le rail et le routier qu’entre entreprises françaises et européennes, y compris sur la route.

La dernière période a enregistré la matérialisation de trois stratégies de planification : la stratégie nationale ferroviaire, la stratégie nationale portuaire et une forme de stratégie nationale logistique. Alpha s’est ainsi attaché à mesurer ce que chacune de ces stratégies permettait de créer comme conditions, à la fois dans le cadre des éléments d’exploitation opérationnelle, mais aussi dans le cadre des investissements. Il y a consensus sur le fait qu’il y a un retard significatif à rattraper, mais nous nous interrogerons encore aujourd’hui sur la nécessité de mailler ces trois stratégies, qui ont finalement été construites de manière cloisonnée, avec des temporalités et des acteurs différents.

Comment raisonnent les chargeurs ? Pour un client, le premier critère est la fiabilité technique, industrielle et sociale, avant même le prix, qui est le deuxième critère de choix entre les différents modes de transport. La dimension environnementale n’est pas encore un élément clé de la décision des clients : pour eux, la sécurisation de la charge logistique demeure la priorité.

M. le président David Valence. Dans la décision de recourir à un mode de transport plutôt qu’à un autre, le premier critère de choix est donc la simplicité – régularité, ponctualité, capacité à suivre les marchandises –, or le fret et le fluvial sont plutôt des modes de transport compliqués. Le prix et les préoccupations de responsabilité sociale et environnementale (RSE) ne viennent qu’en second lieu, mais malgré la prégnance croissante de l’enjeu environnemental.

Vous indiquez par ailleurs que la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire doit être saluée, car elle remplit un vide, mais vous regrettez qu’elle ne soit pas suffisamment articulée aux logiques portuaires et logistiques.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Quelle était la soutenabilité de l’accord passé entre la France et l’Union européenne pour la trajectoire du fret, d’une part lors de la séquence 2005-2010, et d’autre part lors de la période 2010-2019 ? Pensez-vous que le plan en cours de négociation, que vous estimez en rupture avec la trajectoire précédente, réussira mieux que les précédents ?

M. Stéphane Itier. Le plan de discontinuité annoncé le 23 mai a déjà un impact négatif sur le plan social. Cette transformation n’est pas pour le moment comprise et digérée, elle est même considérée comme injuste et injustifiée. Ce rejet mettra en difficulté l’encadrement intermédiaire, qui a vocation à décliner un certain nombre de ces mesures dans les semaines et mois prochains. Les enjeux concernent donc aussi les risques, mais également les troubles psychosociaux. De nombreux agents se trouvent fragilisés par ce qui peut être perçu comme de la précipitation. C’est un changement extrêmement rapide à l’échelle ferroviaire. L’instruction a été ouverte le 18 janvier et la feuille de route a été publiée le 23 mai, suivie par la déclinaison fonctionnelle du plan de transformation.

Le fret ferroviaire dans son ensemble, et Fret SNCF de manière singulière, a connu un changement de règles du jeu tous les quatre à cinq ans lors de la dernière décennie. Or n’importe quel secteur industriel plaiderait plutôt pour une stabilité du modèle, de la gouvernance et une forme de planification industrielle. Cette transformation à vitesse accélérée est extrêmement déstabilisante, rendant vaine toute projection industrielle pour n’importe quel logisticien ou commissionnaire de transport. Le message que nous voulons partager est le suivant : pour les années à avenir, il serait pertinent de s’assurer d’une plus grande stabilité dans un secteur qui en a effectivement besoin, si l’on veut inscrire la démarche sur le temps long.

Le bilan des restructurations du fret doit être appréhendé en ayant en tête le périmètre du groupe : le groupe SNCF de 2020 n’est pas exactement celui qu’il était en 2010. Des séparations d’activités, des effets de transfert d’actifs rendent complexe l’appréhension que l’on peut avoir de la performance économique. En cela, la bonne lecture de la performance de Fret SNCF porte sur la limitation de ses pertes, mais aussi sur le désendettement de SNCF Mobilité.

La séquence que M. le rapporteur a évoquée comporte en réalité trois périodes. La première période est antérieure à la crise de 2009 et s’est traduite par la volonté de stabiliser un modèle. Elle comportait des enjeux de développement qui n’étaient pas vains.

À partir de 2010, la machine a été très clairement cassée, en raison de la crise économique et particulièrement de ses effets dans les entreprises industrielles. La crise a réduit de 25 % les échanges mondiaux, soit l’impact le plus important depuis la deuxième guerre mondiale. Cette crise a percuté les flux d’échange, mais également la manière dont les entreprises se sont restructurées. Un phénomène similaire a d’ailleurs pu être observé après la crise du covid.

La troisième période est celle qui a succédé à la réforme ferroviaire. Elle a également été impactée par la crise sanitaire. Si l’on s’attarde sur les indicateurs de manière générale, Fret SNCF est revenu à un équilibre relatif sous le double effet de la baisse significative de ses charges et de la compensation de ses pertes par des subventions récentes.

Là aussi, il est parfois difficile d’appréhender la nature d’une subvention : elle peut être perçue comme une « perfusion », là où elle est en réalité assez structurelle et spécifique au modèle du fret ferroviaire, en France comme dans la plupart des pays européens qui ont directement ou indirectement bénéficié d’aides ou de soutiens.

Le désendettement de SNCF Mobilités et l’évolution du groupe SNCF à travers la cession d’actifs considérés comme non stratégiques étaient déjà engagés avant la réforme de 2020. De fait, ces transformations ont été effectuées au nom de l’efficacité économique du groupe. Le désendettement de 3,2 milliards d’euros grâce à ces cessions participe à l’effort conduit par Fret SNCF lors de cette période. Simultanément, la baisse des trafics a été également élevée.

La « nouvelle » entreprise issue de Fret SNCF doit donc faire face à des enjeux compliqués. Dans un schéma industriel classique, il importe d’assurer une rentabilité, c’est-à-dire non seulement d’équilibrer des comptes d’exploitation, mais également de générer suffisamment de cash pour renouveler son matériel, tout en luttant contre les risques de report modal inversé alors que la moitié environ du trafic de Fret SNCF est en concurrence frontale avec la route. Il est à craindre que des chargeurs ne tentent de profiter d’un effet d’aubaine.

Un autre enjeu concerne le soutien de l’activité au nom de l’intérêt général et de l’intérêt environnemental.

Enfin, la société va perdre 10 % de ses effectifs et environ 30 % de son activité. Par conséquent, l’organisation sera nécessairement sous contrainte, puisque la structure de coûts fixes sera plus élevée, toutes choses égales par ailleurs. Dans ces conditions, le point d’équilibre sera naturellement plus difficile à atteindre.

En conséquence, nos études montrent que le plan d’évolution de Fret SNCF se traduira en réalité par une diminution de la productivité future de l’ordre de dix points.

M. Pierre Ferracci. Je serai plus direct. Quels que soient les efforts consentis par l’État, ce qui est proposé est très vraisemblablement injouable. L’entreprise va perdre un tiers de son chiffre d’affaires alors qu’elle a déjà beaucoup réduit ses effectifs et ses coûts. Dès lors, le retour à l’équilibre financier semble hautement improbable, de même que la capacité des cheminots à subir une nouvelle accélération des restructurations.

Au sein du groupe Alpha, je suis particulièrement les activités automobiles, notamment Renault, Stellantis ou les principaux équipementiers. À ce titre, l’obsession de l’ouverture à la concurrence manifestée par la Commission européenne me semble totalement incompatible avec l’atteinte des objectifs en matière de protection de l’environnement, qui est pourtant affichée régulièrement par la Commission. À mon avis, cette pression placera le ferroviaire, et le fret ferroviaire, en particulier en grande difficulté.

Dans le secteur automobile, au nom des objectifs environnementaux, la bascule vers l’électrique intervient beaucoup plus rapidement que ce qui était prévu. Cinq ans ont ainsi été gagnés sur la suppression des moteurs thermiques. Malheureusement, la Commission oublie de prendre en compte que les principaux concurrents de l’Europe dans l’automobile, c’est-à-dire la Chine et les États-Unis, bénéficient de très importantes subventions publiques. Par conséquent, les deux groupes français automobiles supporteront très difficilement cette contrainte concurrentielle.

Dans le secteur ferroviaire, j’ignore comment les Allemands réagiront à ce qui leur est proposé. Ils empruntent un chemin un peu différent. Quoi qu’il en soit, la pression est énorme et surtout en contradiction avec les objectifs affichés. On ne peut pas dire que le ferroviaire constitue une des réponses aux enjeux de protection de la planète et lui imposer simultanément de telles contraintes. Il est nécessaire de trouver un équilibre, ce qui est loin d’être le cas à l’heure actuelle.

J’ai eu l’occasion de discuter avec le ministre avant qu’il n’adresse sa lettre au président de la SNCF. Je pense que les perspectives retenues sont trop optimistes. Je connais peu d’entreprises privées ou publiques capables de supporter un choc aussi brutal, surtout après les multiples restructurations qui ont déjà eu lieu lors des dernières années. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que les concurrents dans le rail soient prêts à prendre le relais. À mon avis, cette logique finira par affaiblir ces modes de transport par rapport à d’autres. Une fois encore, cette situation est parfaitement contradictoire avec les autres objectifs que l’Europe assigne à ses différents pays membres pour mieux protéger demain l’environnement.

L’État français en est conscient, mais il me semble nécessaire de faire comprendre à Bruxelles que les différentes logiques sont contradictoires. Quels que soient les efforts de la direction et des salariés, il ne faut pas se bercer d’illusions sur la possibilité d’atteindre des objectifs économiques de cette nature, compte tenu de la « cure » qu’on impose à l’entreprise.

M. le président David Valence. Trois aspects sont fréquemment revenus dans les auditions que nous avons tenues.

Le premier porte sur le fonctionnement de la réglementation de la concurrence à Bruxelles, qui date de plus de trente ans et qui vient heurter les objectifs de transition écologique. Ce sujet concerne d’ailleurs un grand nombre de politiques publiques. Quelles que soient les opinions des uns et des autres, il sera sans doute nécessaire de faire évoluer ces règles à l’avenir.

Le deuxième sujet a trait aux anticipations sur l’évolution de Fret SNCF. En toute hypothèse, il faudra maintenir au moins au niveau actuel – qui est très élevé depuis la pandémie – le niveau des subventions publiques à l’ensemble du secteur, afin de renforcer la rentabilité et l’attractivité du modèle du fret ferroviaire.

Enfin, le cas de l’Allemagne est différent de celui de la France. Les reproches qui sont adressés sont les mêmes, mais l’état de la procédure est complètement différent. Finalement, l’Allemagne se retrouve dans la situation dans laquelle était la France en 2005. Elle pourra proposer une réorganisation a minima des activités et probablement bénéficier de l’indulgence bruxelloise, alors que la Commission considère que la France a déjà fait l’objet d’injonctions sur la réorganisation de l’activité en 2005. En 2006, elle a commencé à fournir des subventions publiques à une entreprise évoluant dans un secteur concurrentiel, au mépris de la réglementation européenne. Je précise que je ne fais pas ici de jugement de valeur.

De son côté, la Roumanie a déjà été condamnée. La procédure est désormais entre les mains de la Commission : si une injonction est prononcée, l’entreprise sera obligée de rembourser plus de 500 millions d’euros.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez estimé que ce qui est proposé à Fret SNCF est « injouable ». Selon vous, cela se traduira-t-il par la liquidation totale de l’opérateur public de fret français dans les prochaines années ?

Au début de votre intervention, vous avez indiqué que la contribution de Fret SNCF à la collectivité est positive : grâce à l’opérateur, la société économise de l’argent. Pouvez-vous préciser vos propos ?

Enfin, on nous a beaucoup dit que Fret SNCF n’était pas préparé à l’ouverture à la concurrence. Mais le groupe SNCF n’a-t-il pas lui-même engagé une réorientation politique et un choix de restructuration conduisant à des suppressions massives d’emploi ? La cession de certains actifs n’a-t-elle pas justement empêché Fret SNCF de répondre à la demande des chargeurs ? N’y a-t-il pas eu une désorganisation interne volontaire de la part de la direction de la SNCF ?

Enfin, la cession d’Ermewa et d’Akiem était-elle judicieuse, alors même que nous avons besoin d’un fret ferroviaire public pour engager une politique de transition écologique et au moment où le Gouvernement souhaite que la part modale du fret passe de 9 à 18 % ? Ces deux actifs permettaient en effet à Fret SNCF de réaliser le transport de marchandises de manière plus efficace. Désormais, la société sera obligée de louer ce matériel alors qu’elle le possédait auparavant via ses filiales.

M. Stéphane Itier. Vous êtes revenus sur le qualificatif « injouable ». Dans nos travaux, nous mettons en évidence l’impossibilité d’atteindre un triangle « magique » : le soutien d’activité sans report modal inversé, la baisse de fait de l’activité et le maintien d’une exigence de rentabilité. La recherche de deux variables se fera nécessairement au détriment de la troisième, on ne peut pas tenir trois bouts avec deux mains.

Nous avons malgré tout formulé des préconisations, notamment un appel à la stabilité du modèle sur la durée, qui se traduit par une vision du soutien public, dont la portée peut d’ailleurs à être relativisée puisqu’il court jusqu’en 2030 dans une logique de relance et non de soutien structurel. La première condition pour maximiser les différentes variables, ce sont les subventions à long terme.

À cet égard, le terme « injouable » se conçoit avec un point d’interrogation. Il doit être envisagé au regard de l’enjeu, qui consiste à passer de la contrainte à l’opportunité. La question pourrait se poser ainsi : quelles seraient les conditions permettant à Fret SNCF de fonctionner sans qu’un des trois leviers soit impacté ?

La deuxième condition vise à en faire un opérateur différent des opérateurs privés classiques, avec un objet social différenciant. Cela pose donc la question de la manière dont nous devons appréhender le service public au service de l’intérêt général et des intérêts industriels. C’est la raison pour laquelle nous préconisons une réflexion autour d’une « entreprise à missions », qui la distinguerait de fait des autres opérateurs, dans une logique de soutien à une activité publique et à des enjeux économiques de territoire, voire des enjeux de maillage. En cela, il faut la tenir à l’écart du principe de concurrence pure et parfaite, qui peut être considéré comme non opérant dans ce secteur particulier.

En matière de productivité, les premiers efforts sont relativement faciles à accomplir. Mais ces efforts deviennent ensuite plus ardus, à partir du moment où ils doivent porter sur l’outil de travail et la manière de produire un train. Les cheminots sont bien placés pour savoir comment produire intelligemment un train. Le mode d’organisation social ne doit pas être défini a priori. Nous considérons que le cadre social ou la renégociation du socle social ne constituent pas la porte d’entrée. Il faut d’abord réfléchir aux modes efficaces de production d’un train. Une difficulté fréquente tient au fait que la question sociale constitue le point d’entrée, sans que soient envisagés les effets de bords d’une réorganisation sur un triage ou des équipes opérationnelles.

Est-ce « injouable » ? La réponse dépend du soutien public, de l’efficacité territoriale et d’une productivité stabilisée. Les chargeurs ont besoin de visibilité et de simplicité. Un opérateur comme Fret SNCF doit se poser la question suivante : pourquoi une entreprise, quelle que soit sa taille, voudrait recourir à ses services ? La question porte ici sur la structuration de la chaîne commerciale et la visibilité d’un « guichet unique des territoires » permettant à chaque entreprise de pouvoir se projeter.

Les propos de Pierre Ferracci doivent donc être interprétés de cette manière : la « mise sous cocon » de 10 % de productivité revient à remettre en question cinq à six années d’efforts passés. En un sens, c’est un peu regrettable, d’autant plus que ces efforts passés se sont traduits par des effets sociaux assez significatifs.

Vous m’avez également interrogé sur les externalités positives. De l’avis général, les externalités du ferroviaire sont positives par rapport à celles de la route. Si l’on considère, comme la Cour des comptes européenne, que la différence entre le fret routier et le fret ferroviaire équivaut à 3,43 centimes par tonne-kilomètre, l’économie due aux kilomètres de route évités est supérieure à l’endettement de 5,3 milliards d’euros de Fret SNCF. Les 3,43 centimes par tonne-kilomètre doivent être mis à l’actif du ferroviaire en général et de Fret SNCF en particulier.

La politique de la SNCF doit elle-même être interrogée. Jusqu’à récemment, les vertus du fret ferroviaire étaient assez peu mentionnées, parce que l’approche économique se fondait sur la séparation comptable. En se séparant d’actifs considérés comme non stratégiques comme Ermewa et Akiem, la SNCF a vendu ses « bijoux de famille ». Il s’agissait de choix financiers et court-termistes, à l’inverse d’une vision industrielle de long terme. Qu’est-ce qui est stratégique et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Cela revient à s’interroger sur le cœur de métier de l’entreprise et sur l’opposition qu’il peut y avoir entre le ferroviaire et les mobilités au sens large, cette dernière dimension comprenant Geodis et d’autres activités.

M. Pierre Ferracci. Les règles de Bruxelles ont trente ans d’âge. Elles doivent être modifiées pour tenir compte du fait que les deux principales puissances de la planète, les États-Unis et la Chine, pratiquent depuis des années des formes de protectionnisme évidentes à l’aide de subventions publiques massives.

Les règles concurrentielles de Bruxelles, surtout dans des secteurs de ce type, doivent revenir sur les critères de légitimité de la subvention publique. Si tel n’est pas le cas, la purge imposée aujourd’hui à Fret SNCF se traduira par des dégâts sociaux qui sont d’ailleurs déjà observables. Il est donc urgent de revoir ces règles ; le ministre de l’industrie en est conscient. Compte tenu de l’étendue de son territoire et du poids de ce type d’activité, la France est confrontée à des sujets que d’autres pays en Europe ne rencontrent peut-être pas.

Quoi qu’il en soit, il est urgent d’intervenir. Les syndicats que nous conseillons y sont sensibles, mais aussi la direction. Les façons d’agir qui sont imposées au management ne sont pas toujours simples pour lui, dans un secteur aussi exposé à la concurrence et aux directives de Bruxelles. Si les règles ne changent pas rapidement, la situation deviendra extrêmement compliquée.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). L’Europe est montrée du doigt, mais il faut rappeler qu’elle a été établie par la volonté des États, lesquels n’ont pas modifié les règles de la concurrence depuis trente ans. Le monde de 2023 n’a plus rien à voir avec celui qu’il était lors de la constitution de l’Europe. On ne saurait non plus accuser la SNCF : elle ne peut jouer qu’avec les règles qui lui sont fixées et les budgets qui lui sont donnés.

La responsabilité de l’État et des gouvernements qui se sont succédé me semble en revanche engagée. Nous, députés écologistes, l’avons dénoncé depuis longtemps en pointant le défaut de soutien à une industrie et à des transports décarbonés, sans être malheureusement entendus. On nous a toujours opposé des enjeux de rentabilité.

Nous sommes aujourd’hui face au « mur » du climat. La prise de conscience et très forte mais, malheureusement, les vieilles règles demeurent. De plus, les contrats donnés aux entreprises publiques et aux administrations sont effectivement « injouables » la plupart du temps.

Selon vous, est-il encore possible d’éviter un report modal vers le transport routier sans changer les règles actuelles de concurrence ?

Vous avez également indiqué que la France et ses ports avaient manqué le passage au conteneur, le développement du transport fluvial, mais également le passage au dernier kilomètre qui aurait pu se faire sur la base de transports routiers décarbonés beaucoup plus rapides, sur de petites unités. Bref, ils ont tout raté, ou en tout cas beaucoup. Les dégâts écologiques sont immenses, de même que les dégâts sociaux à venir. Estimez-vous qu’il soit possible de temporiser au niveau européen ? D’autres options sont-elles envisageables à ce stade ?

M. Stéphane Itier. Je reviens sur la dette historique de Fret SNCF. Si l’on part du principe qu’il manquait 60 à 70 millions d’euros annuels de soutien public, cela explique 20 à 25 % de la dette historique.

La Commission européenne ne conteste pas le principe du soutien au ferroviaire mais la manière dont il a été établi, c’est-à-dire le soutien indirect à une activité qui se restructurait. Aujourd’hui personne ne conteste que l’on ne peut pas faire sans les subventions publiques, car les enjeux ne relèvent pas seulement du marché, mais de l’intérêt général.

Il faut malgré tout souligner que la Commission européenne mène des réflexions sur les lignes directrices du ferroviaire, dont on pourrait considérer qu’elles auraient vocation à s’assouplir au regard des enjeux climatiques et du pacte vert pour l’Europe.

Le ferroviaire nécessite de la stabilité, de la visibilité et du temps long. La première séquence s’est déroulée de janvier à juin 2023, au moment où Fret SNCF allait bien et avait produit de très grands efforts, qui s’étaient traduits par une amélioration, notamment des prestations de service. Il aurait été possible de privilégier le temps long, non pas par manœuvre dilatoire, mais simplement pour affirmer un certain nombre d’arguments. Cela vaut pour le fret, mais aussi pour les enjeux de maîtrise budgétaire : la démutualisation du groupe pourrait se traduire par l’amoindrissement de l’efficacité au quotidien.

M. le président David Valence. Objectivement, les réformes qui se sont succédé dans le domaine du ferroviaire depuis la fin des années 1990 ont engendré une forme d’instabilité dans l’organisation, qui était peu favorable au développement de l’activité ferroviaire au sens large. En outre, le marché du fret ferroviaire était à l’époque en nette décroissance, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Dans le contexte réglementaire actuel, existe-t-il d’autres options que le plan de discontinuité ? Ou bien est-il nécessaire que ce contexte évolue afin que ces options puissent émerger ? Avons-nous encore le temps ?

M. Stéphane Itier. Nous avons encore du temps, même si le ministre a voulu aller vite. Sur la question des alternatives, il faut se demander si, directement ou indirectement, le groupe SNCF aurait pu rembourser à l’État ces 5 milliards d’euros grâce à un montage différent ? Ce sujet sera abordé au sein de l’entreprise, dans le cadre du droit d’alerte lancé par les représentants du personnel. Il existe bien une confusion sur la propriété de la dette : factuellement, il s’agit d’une dette de Fret SNCF, mais en réalité, elle est logée dans le groupe. Dès lors, on peut considérer que la SNCF pourrait l’honorer directement ou indirectement. Cela nécessiterait un « coup d’accordéon » qui permettrait de respecter l’esprit des textes, mais la Commission européenne ne le considérerait pas comme un élément rationnel.

Je ne peux donc pas répondre à la question sur l’existence d’alternatives. Cependant, le statu quo coûterait sans doute moins cher que l’application de ce plan de transformation, ce qui n’est pas neutre du point de vue environnemental, économique et social. À moyen terme, je pense que la Commission européenne assouplira ses lignes directrices ce qui rendrait la situation actuelle plus conforme.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Comme toute entreprise, Fret SNCF est constitué de femmes et d’hommes. Lors de l’audition des organisations syndicales, nous avons entendu des propos saisissants, qui évoquent un « syndrome de France Télécom ». De votre côté, vous avez indiqué que les risques psychosociaux étaient sur le point de devenir une réalité quotidienne pour les salariés de Fret SNCF. Dans un autre registre, vous avez également souligné qu’une des conditions pour s’en sortir de la meilleure manière possible consisterait à consolider ensemble le métier et les savoir-faire.

Au-delà du risque psychosocial et à la lumière des efforts de productivité qui seront demandés et que vous avez chiffrés, existe-t-il un risque de fragilisation de la sécurité pour tous, acteurs du fret et circulants sur le réseau ?

M. Stéphane Itier. Vous avez évoqué le risque d’un « syndrome de France Télécom ». La situation de la SNCF et singulièrement de Fret SNCF peut en effet sembler préoccupante. Il existe objectivement une alerte, portée par SECAFI, pour prendre le sujet à bras-le-corps, d’autant que Fret SNCF a toujours été perçu comme le laboratoire social du groupe SNCF. L’annonce du plan de discontinuité a été vécue d’autant plus violemment que depuis deux ans on dit aux agents que leur mission était utile, que l’entreprise s’était redressée et qu’elle serait sortie d’affaire.

L’enjeu de la sécurité ferroviaire reste bien sûr primordial et aucune exigence économique ou industrielle ne peut aller à son encontre. Des tensions sociales risquent de naître des arbitrages entre un cheminot formé selon des conditions de sécurité spécifiques et des impératifs qui amèneraient à produire le train de manière un peu différente. En tout état de cause, la sécurité doit demeurer le fil rouge de l’efficacité économique.

M. le président David Valence. Une ligne rouge qu’a posée le Gouvernement pour l’avenir concerne le report modal inversé : afin d’étayer le choix que le Gouvernement a fait, le ministre a évoqué le « risque d’incertitude » pour les chargeurs face à une liquidation de Fret SNCF sans perspective organisée. Comment ressentez-vous les interrogations des chargeurs aujourd’hui ? Dans le pire des cas, elles pourraient se traduire par une reprise de la décroissance modale ouverte à la fin des années 1970.

M. Stéphane Itier. Dans toute activité industrielle et logistique, la chaîne d’approvisionnement est un élément stratégique. Il est plus facile de défaire une chaîne logistique que d’en remettre une en place. Les entreprises ont besoin de sécuriser leurs options. Le risque de report modal est donc avéré, raison pour laquelle il importe de disposer d’un schéma régional réunissant les exécutifs locaux, mais également l’ensemble des clients et chargeurs, avec les opérateurs ferroviaires, pour s’assurer de plans pluriannuels.

À très court terme, on ne peut pas exclure des effets d’aubaine qui pourraient se traduire – parfois pour des raisons qui n’ont rien à voir avec Fret SNCF – par un renversement d’une partie de l’approvisionnement en raison d’enjeux de stockage et de prix de marché.

La déclinaison de la feuille de route du ministre n’est pas pour autant un facteur de certitude absolue pour les dix prochaines années. À l’heure actuelle, des incertitudes demeurent sur la manière dont on peut mesurer les vingt-trois flux et leur évolution. Dans ces circonstances, un certain nombre de concurrents pourraient déposer des plaintes, ce qui pourrait conduire la Commission européenne à un nouvel examen. Il serait dramatique de sortir d’une période d’incertitude pour entrer dans une nouvelle période d’incertitude. L’État français et la SNCF doivent faire en sorte de sécuriser un périmètre.

La conclusion est assez simple : le fret ferroviaire, dès lors qu’il a vocation à déployer une stratégie de ruisseau, c’est-à-dire de desserte fine des territoires, ne peut pas être comparé – dans sa structure de coûts et son efficacité opérationnelle – à l’ensemble des autres secteurs. Cela ne l’a pas empêché de générer des gains de productivité assez significatifs, peut-être même plus importants que les autres opérateurs, toutes choses égales par ailleurs.

 


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19.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Philippe Duron et M. Louis Nègre, co-présidents de TDIE – Transport, Développement, Intermodalité, Environnement –, et de M. Michel Savy, président du conseil scientifique (20 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons MM. Philippe Duron, Louis Nègre et Michel Savy, au titre du groupe de réflexion TDIE, connu pour la qualité de ses publications dans le domaine des transports.

Monsieur Duron, vous faites partie des rares élus qui ont consacré une grande partie de leur vie publique aux transports. Vous avez été président de la région Basse-Normandie, maire de Caen et député. Vous avez également présidé les travaux de la commission Mobilité 21, puis le premier conseil d’orientation des infrastructures (COI), dont le rapport de 2018 abordait notamment le sujet du fret ferroviaire. Vous coprésidez actuellement TDIE. Nous nous connaissons bien, puisque je vous ai succédé à la présidence du COI. J’éprouve un grand respect pour le travail de conviction et de défrichage que vous avez mené, en ayant parfois le sentiment d’être vox clamantis in deserto.

Monsieur Nègre, vous êtes maire de Cagnes-sur-Mer, premier vice-président de Nice Métropole, président du groupe des autorités de transport (GART), président de la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Vous avez participé à de nombreuses réflexions sur la stratégie des transports, du schéma national des infrastructures de transport (SNIT) en 2014, à Mobilité 21 ainsi qu’au Conseil national d’orientation des infrastructures. Cette institution a remis son rapport le 24 février dernier à la Première ministre. Vous coprésidez également TDIE.

Monsieur Savy, vous êtes professeur émérite à l’université de Paris-Est, qui est bien connue pour la qualité de ses travaux en matière d’urbanisme et de transport. Vous êtes président du conseil scientifique de TDIE et auteur, entre autres, de l’ouvrage Le transport de marchandises – Économie du fret, management logistique, politique des transports. Vous êtes également coauteur du rapport thématique « Marchandises », réalisé dans le cadre de la vaste étude du conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et de France Stratégie, intitulée Prospective 2040-2060 des transports et des mobilités et publié au début de l’année 2022.

L’objectif de la commission d’enquête est double. Il consiste d’abord à comprendre l’évolution de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le milieu des années 1990. La décélération s’est amorcée à la fin des années 1970 et s’est poursuivie dans les années 1990 et 2000, alors que certains de nos voisins ont su maintenir la part modale et reconquérir des parts de marché. Certaines de nos questions porteront donc sur la compréhension de ce qui est une forme d’échec collectif, nonobstant de nombreux plans de relance depuis 2006 qui ont essayé d’assainir financièrement Fret SNCF et d’améliorer l’organisation de l’entreprise pour répondre à la demande des chargeurs et à la libéralisation du secteur.

Le deuxième objet de notre commission est précisément cette libéralisation, la manière dont elle a été préparée, la stratégie ou le déficit de stratégie où elle s’inscrit, ses effets sur la demande de fret ferroviaire de la part des chargeurs et sur l’économie de Fret SNCF en tant qu’entreprise publique filiale du groupe SNCF. Le dernier épisode est la décision prise par le Gouvernement de retenir une solution dite de discontinuité pour parer aux risques ouverts par l’enquête approfondie de la Commission européenne déclenchée le 18 janvier dernier. L’état de cette enquête est plus avancé que celui de la procédure ouverte contre l’Allemagne.

Quelle est votre analyse de la situation du secteur du fret ferroviaire en France et de son évolution dans le paysage global du transport de marchandises depuis une vingtaine d’années ? Nous souhaitons également connaître le regard que vous portez sur la libéralisation, ainsi que sur le risque qui pesait sur Fret SNCF et sur la solution retenue par le Gouvernement pour y parer.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

(MM. Philippe Duron, Louis Nègre et Michel Savy prêtent serment.)

M. Philippe Duron, co-président de TDIE. Nous sommes très sensibles à l’invitation de votre commission. Je ferai une introduction, Louis Nègre évoquera la question des financements et celle du matériel ferroviaire. Michel Savy, qui est aussi directeur de l’Observatoire des stratégies et des politiques de transport en Europe et dirige à ce titre un réseau d’universitaires sur les questions de transport, produira une comparaison entre les différentes solutions qui ont été adoptées ici et là. En tant que spécialiste du transport de marchandises, il pourra répondre plus précisément aux questions que votre commission se pose.

Le fret ferroviaire a perdu dans les vingt dernières années une part importante du trafic : sa part modale dans les échanges est passée de 20 % à 9 % en 2019. Cette évolution ne se retrouve pas avec la même ampleur dans les autres pays de l’Union européenne. En Allemagne, en Pologne ou en Belgique, le fret ferroviaire conserve un trafic et des parts modales enviables.

Cette dégradation importante et régulière a conduit la SNCF à établir un plan de restructuration de son activité fret en 2003 et 2007 notamment, dont le soutien financier du Gouvernement est aujourd’hui mis en cause par la Commission européenne. Si l’infraction à la règle des aides d’État devait être confirmée, Fret SNCF serait conduite à rembourser plus de 5 milliards d’euros à la puissance publique, ce qui pourrait être fatal à cette société anonyme à capitaux publics.

Comment comprendre ce déclin du fret ferroviaire en France ? L’ouverture à la concurrence serait-elle responsable de cette tendance ? Comme souvent, nous sommes face à des causes multiples, qui tiennent à la fois aux évolutions économiques de notre pays, à la situation du système ferroviaire dans son ensemble, aux conditions d’exploitation du fret par la SNCF et à l’ouverture à la concurrence. L’ouverture à la concurrence en France n’a par ailleurs pas eu les résultats attendus par la Commission européenne.

TDIE n’est pas spécialisé dans le fret ferroviaire. Aussi, après avoir évoqué les causes du déclin, nous insisterons sur la problématique des infrastructures et de leur financement, qui joue un rôle important dans les difficultés rencontrées par le fret ferroviaire, sans ignorer le besoin de modernisation technique des gestionnaires du système.

Le déclin du fret ferroviaire vient de loin. Pendant les Trente Glorieuses, dans une France en transformation rapide, marquée par une industrialisation puissante et par l’exode rural, puis par la création du marché unique à partir de 1957, la route et le transport routier se sont révélés des concurrents dynamiques, modernes et répondant mieux à la demande du marché. Une industrie automobile en plein essor et le développement d’un réseau autoroutier performant ont accompagné cette évolution. Ce n’est qu’ensuite que l’on a commencé à appréhender les difficultés du fret ferroviaire.

Les mutations industrielles marquées par le déclin et la fermeture des activités minières du nord et de l’est de la France ainsi que la longue crise sidérurgique ont privé le ferroviaire d’un important trafic de pondéreux et de semi-produits. Ce constat défavorable au ferroviaire a été réalisé dès le milieu des années 1970. Pour sauver le train de voyageurs face à l’automobile et à l’avion, la SNCF a su concevoir et construire le TGV, un succès pour un siècle et peut-être plus.

Pour le fret, l’effort d’adaptation marginal s’est révélé insuffisant pour prendre en compte les changements du transport de marchandises. Les pays voisins ont su s’adapter. Alors que les transports de fret français et allemand faisaient jeu égal en 1970, en 2021, l’Allemagne affiche 123 milliards de tonnes-kilomètres quand la France ne réalise plus que 36 milliards de tonnes-kilomètres, soit presque quatre fois moins.

Face à ces évolutions, la SNCF, sur la défensive et soucieuse de limiter ses pertes, a pratiqué une politique d’attrition en fermant de nombreux chantiers de fret, puis en abandonnant l’exploitation du wagon isolé dans un contexte de massification du fret. Aux produits lourds transportés en grandes quantités ont succédé des produits finis expédiés de manière fréquente, qui exigent un affinement fiable et ponctuel, soit une autre manière de répondre à la demande.

Une insuffisante modernisation du matériel et de l’exploitation, ainsi que des conflits sociaux longs, ont concouru à fragiliser le fret ferroviaire face à la route. Société publique, la SNCF a peiné à se réformer : ses procédures lourdes et longues d’attribution des sillons répondaient mal aux exigences qui évoluaient rapidement et attendaient une qualité de service qui n’était pas toujours au rendez-vous. Compagnie nationale, elle a tardivement engagé les évolutions rendues nécessaires par la mise en place du marché unique et l’internationalisation du trafic, quand elle ne les a pas freinées, comme cela a été le cas avec le système européen de signalisation des trains (ERTMS).

Face à la mondialisation qui a généré un trafic massif de fret, sa mauvaise connexion aux grands ports maritimes a privé la SNCF d’un trafic qui a migré vers les ports de la mer du Nord et de l’Europe méditerranéenne, Gênes ou Barcelone. L’ouverture à la concurrence s’est donc réalisée entre réticences et obstruction. La France, porteuse d’une grande ambition et active dans les grandes instances européennes, a paradoxalement tardé à transposer les directives communautaires dans le droit national. L’ouverture à la concurrence du ferroviaire nous en a donné une illustration significative. Comme dans d’autres pays européens, la compagnie nationale et les cheminots n’ont pas vu de gaieté de cœur arriver la concurrence. Le climat de défiance entre la SNCF et les nouveaux entrants n’a pas stimulé l’activité fret comme l’espéraient les instances européennes et comme cela a pu se produire dans d’autres pays. En revanche, rendre l’ouverture à la concurrence seule responsable du recul du fret ferroviaire serait excessif.

Le réseau représente aussi un élément important dans le fonctionnement du fret ferroviaire. Or le nôtre a vieilli et a souffert d’un long sous-investissement. Mais cette insuffisante adaptation de l’activité fret aux conditions du marché des transports de marchandises n’explique pas tout. La priorité donnée aux voyageurs et l’insuffisance des sillons consacrés au fret portent une part de responsabilité majeure dans les difficultés du fret. À partir des années 1980, la modernisation et le salut de la SNCF sont passés par la grande vitesse, qui a mobilisé une part importante des forces vives de l’entreprise et des investissements. La loi du 12 juillet 2010, dite Grenelle 2, a accentué le programme des lignes à grande vitesse (LGV), entraînant sous-investissement, vieillissement et fragilisation du réseau historique, comme l’ont révélé les deux rapports de l’École polytechnique de Lausanne de 2005 et 2012.

Si la prise de conscience a été brutale, la réponse a tardé à être à la hauteur des besoins de régénération et de modernisation du réseau, qui doit prendre en charge un trafic passagers en croissance, notamment après le transfert des transports express régionaux (TER) aux régions. Les parlementaires et les experts qui composent la commission Mobilité 21 ont constaté cette dégradation rapide et une inadaptation du réseau aux besoins du trafic. Ils ont donc demandé à l’État un changement de stratégie ferroviaire. Le rapport, adopté à l’unanimité, a recommandé d’accorder la priorité à la régénération du réseau, qui appelle un effort régulier et de long terme, mais la multiplication des chantiers et l’augmentation des ralentissements, qui sont passés de 3 000 à plus de 54 000, ont perturbé le trafic, tout particulièrement la nuit, moment propice au trafic de fret.

La désaturation des nœuds ferroviaires, dont on parlait assez peu avant la commission Mobilité 21, autour des grandes gares parisiennes et de province, notamment les gares Saint-Charles à Marseille, Matabiau à Toulouse et Part-Dieu à Lyon, était nécessaire. Le rapport recommandait également l’amélioration de la connexion des grands ports maritimes avec les transports terrestres – le rail ou la voie d’eau – afin de reconquérir des parts de marché sur la route, mais également une meilleure prise en considération des politiques européennes de transport, notamment le réseau transeuropéen de transport (RTE-T).

L’exemple le plus éloquent est le retard pris par le percement du tunnel de base dans les Alpes, mais cette question a été exclue de la feuille de route de la commission Mobilité 21. Enfin, la nécessité d’accélérer l’interopérabilité avec le déploiement du système européen de gestion de trafic des trains (ERTMS) permettrait notamment de faciliter le trafic de transit, mais aussi d’être plus productif en matière ferroviaire.

Pour financer ces priorités, Mobilité 21 recommandait de suspendre le programme de LGV, à une exception près – Bordeaux-Toulouse – et de concentrer les moyens disponibles sur le réseau classique. Cette approche, confirmée par les deux rapports du COI, appellent des choix politiques forts. La suggestion du professeur Rivier de retrancher une partie du réseau pour concentrer les moyens sur les axes les plus utilisés n’a pas été retenue, notamment après les réactions très défavorables au rapport commandé par le Gouvernement à M. Jean-Cyril Spinetta.

Reste donc l’augmentation des investissements. M. David Valence a évoqué dans le dernier rapport du COI un mur d’investissements qui se dressait devant nous. Doit-on et peut-on investir plus ? Les objectifs fixés par le pacte vert européen et l’objectif 55, tout comme les engagements de la France pour décarboner les transports, ne seront atteints que par des investissements importants, des process de travaux permettant d’aller plus vite et de mieux dépenser. Avons-nous les moyens humains d’atteindre ces objectifs ? Il y a quelques années, les présidents de SNCF Réseau émettaient des réserves à ce sujet. Enfin, le nerf de la guerre demeure la capacité financière. Si l’on s’en tient aux lois pluriannuelles des finances publiques, les scénarios adoptés par les COI restent en deçà des besoins et contraignent parfois à des solutions qui ne sont pas à la hauteur des efforts qui doivent être consentis.

L’approche budgétaire annuelle du ministère de l’économie et les restrictions à l’endettement imposées à SNCF Réseau par les dernières lois ferroviaires limitent les possibilités de modernisation, notamment pour l’accélération de la commande centralisée du trafic. L’ancien président de SNCF Réseau aurait souhaité emprunter 10 milliards d’euros pour pouvoir le faire dans un temps assez rapide. Les freins qui pèsent sur la capacité d’endettement ne le lui ont pas permis, alors que l’évaluation socio-économique monétarisée de cette modernisation était plutôt positive.

Cependant, les dernières années laissent espérer un redressement du fret ferroviaire. La loi d’orientation des mobilités a prévu l’élaboration d’une stratégie de relance du fret ferroviaire. Le Gouvernement a arrêté sa stratégie de relance en 2022. La profession, fédérée dans l’Alliance 4F, a mis en avant des préconisations reprises en partie par le ministre délégué aux transports, M. Clément Beaune, et le Gouvernement. Pour faire face à l’urgence climatique et la crise énergétique, l’Union européenne plaide pour un dédoublement du fret ferroviaire et cette proposition a été reprise par le gouvernement français.

Enfin, la crise du covid a mis en évidence la résilience du fret ferroviaire et la mobilisation des cheminots quand l’intérêt général est en cause. Les résultats positifs de Fret SNCF lors des exercices 2021 et 2022 attestent qu’il n’y a pas de fatalité au déclin de cette activité. Les remèdes à ce déclin sont connus. Ils s’appellent productivité, fiabilité et coopération intermodale. À ce titre, l’opérateur historique ou celui qui lui succédera dans le cadre de la solution de discontinuité disposent d’atouts et d’une expérience internationale, mais aussi des filiales qui peuvent lui permettre d’atteindre ces objectifs. Je pense notamment à Geodis, qui n’a pas été suffisamment intégrée à la stratégie de la SNCF.

M. Louis Nègre, co-président de TDIE. Je pourrais reprendre in extenso l’analyse de Philippe Duron tant je partage son point de vue. Cependant, au bout de quelques années, je commence à me poser certaines questions. Le ministre Jean-Claude Gayssot avait envisagé un objectif de 100 milliards de tonnes-kilomètres. Bien qu’il fût dynamique et offensif, il n’y est pas parvenu. Par la suite, chaque nouveau ministre a proposé également son propre plan. Il existe de fait une volonté affichée de développer le fret, qui s’intègre bien dans les objectifs assignés à la transition écologique.

Au bout de vingt-huit années de métier politique, je constate que l’enjeu n’est pas tant l’absence d’argent que l’absence de choix. Depuis 2005, nos amis suisses viennent nous expliquer que notre réseau s’effondre sous nos yeux. Personne ne l’avait vu : nous étions tous très heureux de disposer du TGV, ce succès mondial. Et quand le Gouvernement a décidé de créer ces lignes TGV, il a su trouver l’argent nécessaire.

Cependant, gouvernement après gouvernement, nous n’avons pas été capables collectivement d’accorder une priorité suffisante au fret ferroviaire. Il est possible d’être optimiste à la lecture des comptes de 2021 et 2022, mais, encore une fois, notre pays ne manque pas d’argent. Le taux de prélèvement obligatoire culmine à 48 % et l’argent rentre dans les caisses de l’État. En réalité, nous avons besoin d’établir des priorités dans des choix fondamentaux pour orienter notre pays dans un sens ou dans un autre.

Je me suis rendu à deux reprises en Suisse pour essayer de comprendre notre échec collectif. La Suisse est l’exemple vivant d’un système de transports collectifs fondés sur le chemin de fer, qui en constitue la colonne vertébrale. Certains me diront que ce pays est plus petit et plus riche que le nôtre. Mais ces explications manquent la véritable cible. Si nous adoptions la même philosophie que la Suisse, nous dégagerions les moyens nécessaires. J’ajoute que le taux de prélèvement obligatoire en Suisse n’est que de 28 %, mais les responsables de ce pays ont su effectuer des choix politiques.

Qu’on le veuille ou non, il nous manque une vision politique cohérente à moyen et long terme. L’industrie ferroviaire est en effet une industrie de temps long. Cette vision devrait être cohérente ; or, malgré l’échec collectif, on sonne le tocsin de tous les côtés pour annoncer la nécessité de réaliser la transition écologique. Pour y parvenir, le ferroviaire, et par conséquent le fret, doivent y jouer un rôle prépondérant. Allez en Suisse, vous constaterez qu’ils ont limité le nombre de camions susceptibles de rentrer chez eux. Nous pourrions trouver des solutions équivalentes tout en respectant nos engagements auprès de la Commission européenne. En Suisse, la volonté politique et sa constance sont notables. Elles produisent des résultats.

Nos voisins parviennent à construire un système qui fonctionne bien mieux que chez nous. Certes, comparaison n’est pas raison. Cependant, si nous avions la même vision politique, nous obtiendrions à peu près les mêmes résultats. Il est toujours possible de produire un énième plan pour le fret. Mais si l’on ne dispose pas du réseau adéquat, cela ne servira à rien. Depuis trente ans, j’entends parler du contournement du nœud ferroviaire lyonnais. Mais, en trente ans, mon pays n’a pas été capable d’y parvenir.

M. le président David Valence. J’ajoute que ce contournement constitue la première étape nécessaire pour la réalisation de la ligne Lyon-Turin.

M. Louis Nègre. Je souhaite que cette commission d’enquête parlementaire puisse mettre à plat ce dossier. Selon moi, nous disposons de l’argent nécessaire, seuls les choix politiques nous manquent. Ces choix devraient être soutenus par la transition écologique, qui est une obligation européenne et française. Ceci implique donc de mettre en place un véritable plan Marshall du ferroviaire et du fret. Je rends hommage au président Macron et à son gouvernement d’avoir ajouté 1 milliard d’euros pour la maintenance, mais il en manque encore un peu. De même, 500 millions d’euros sont prévus pour la modernisation, mais je voudrais m’assurer qu’ils seront bien mis sur la table. De son côté, l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) avait calculé qu’il faudrait en réalité 50 milliards d’euros sur cinq ans.

Quelles que soient nos sensibilités politiques, nous devrions nous accorder sur une grande politique de la mobilité, qui intègre le ferroviaire et donc le fret. Quand les Néerlandais se sont aperçus que de nombreux bateaux attendaient dans leurs ports pour décharger des conteneurs destinés à l’Allemagne, ils ont construit une voie dédiée au fret, qui est une véritable réussite.

En résumé, essayons, nous aussi, de mener à bien des projets très concrets de voies dédiées au fret. Simplement cela nécessite des choix politiques, assortis de quelques milliards d’euros.

M. Michel Savy, président du conseil scientifique de TDIE. L’origine du déclin du fret en France se situe vers l’année 1975, soit bien avant l’ouverture à la concurrence. Le chemin de fer français n’a pas su prendre en compte le changement de modèle économique international et le changement qualitatif et quantitatif en matière de besoins de transports. Nous avons dépensé beaucoup d’argent, mais pour subventionner à reculons, pour maintenir en vie un système archaïque au lieu d’inventer un système nouveau.

Symboliquement, la SNCF avait pourtant été porteuse d’un système innovant, qui était pour le fret ce que le TGV a été pour les voyageurs : il s’agissait de créer un réseau maillé, avec des triages permettant de mettre côte à côte plusieurs trains. Au lieu de trier les wagons à la bosse, les portiques automatiques échangeaient des conteneurs de châssis en châssis et réalisaient en deux heures ce qui prenait auparavant vingt-quatre heures. Le système était peut-être trop en avance, trop « franco-français ». Il aurait peut-être fallu imaginer d’emblée qu’il soit européen, ou au moins franco-allemand.

L’objectif du ministre Gayssot était pertinent. Le trafic de marchandises est une industrie à rendements croissants : plus le trafic augmente, plus les coûts fixes, qui sont très importants, se répartissent dans un volume plus grand. À l’inverse, les effets de la concurrence ont été négatifs et, quand on est en retrait, on ne parvient jamais à diminuer les coûts fixes. Un cercle vicieux s’est donc enclenché.

L’étude des chiffres montre que le verre est à moitié plein ou à moitié vide. La diminution du volume de fret ferroviaire s’est arrêtée au moment de l’ouverture à la concurrence. Il est possible d’estimer que la concurrence a été un échec puisqu’elle n’a pas déclenché la croissance espérée ; mais l’on peut également considérer qu’elle a permis d’enrayer le déclin du fret. Cependant, la SNCF, elle, a perdu des parts de marché. S’agissant de l’ouverture à la concurrence de la grande vitesse, la SNCF a bien bordé le marché : elle a saturé l’offre Ouigo à côté de celle d’InOui. Elle peut donc aborder le choc de la concurrence de manière plus sereine, tout en se déployant sur le réseau espagnol aujourd’hui et italien demain. Une telle anticipation n’est pas intervenue en matière de fret.

Le diagnostic est assez partagé : la question financière est cruciale. D’autres facteurs existent néanmoins et méritent une intervention, notamment sur le plan technologique. Le fret est plus sensible que le trafic de voyageurs à l’interopérabilité des réseaux. Le transport de voyageurs européen est très peu international. En revanche, 90 à 95 % des trafics de fret sont internationaux dans la plupart des pays européens. Or seulement 4 % du réseau français est équipé en ERTMS (European Rail Traffic Management System), contre 78 % en Belgique. Les choix technologiques ont été faits au niveau national parce que nous disposions du meilleur réseau au monde dans les années 1960 et que nous n’avons pas suffisamment anticipé.

Les problèmes portent également sur la productivité. La loi d’orientation des mobilités préconisait que la stratégie nationale s’appuie sur un dossier chiffré. Les soixante-douze propositions préparées par L’Alliance 4F étaient très riches et les participants eux-mêmes ont considéré que, pour la première fois, tous les acteurs du système ferroviaire se réunissaient dans un esprit de coopération. Mais il a fallu attendre les années 2020.

Malheureusement, la stratégie nationale ne donne pas de chiffres clairs, ni nationaux ni de comparaison internationale. Or, pour piloter une stratégie, nous avons besoin d’indicateurs et de points de repère pour mesurer les efforts et les résultats en matière d’organisation et de technologies. Un grand nombre de technologies sont mûres. Elles demandent évidemment un investissement, mais offrent rapidement une qualité de service et une fiabilité aux chargeurs – ce point étant une des faiblesses de notre système national. Les indicateurs de productivité, d’efficacité et de qualité de service peuvent bénéficier d’investissements technologiques. L’attelage automatique des wagons fonctionne depuis cinquante ans dans d’autres pays. Il en va de même pour la commande centralisée des aiguillages ou l’ERTMS.

L’enjeu est de parvenir à avancer de manière simultanée sur plusieurs fronts : les fronts technologique, financier et de la gestion sociale, notamment. L’heure est venue d’avoir une stratégie plus claire et organisée, soumise à un arbitrage politique majeur. La comparaison internationale, qui devrait être une sorte de réflexe, nous montre que plusieurs de nos voisins ont su trouver des solutions. L’efficacité routière s’est améliorée partout, y compris par des moyens que l’on peut désapprouver – il n’est pas nécessaire de développer le sujet du dumping social. Le ferroviaire doit faire face à des concurrences parfois malsaines, qui ne pas correspondent pas au modèle social européen que nous pouvons souhaiter. Néanmoins, il est absolument nécessaire de nous fonder sur des comparaisons avec nos voisins, ce dont nous n’en avons pas suffisamment l’habitude.

M. le président David Valence. Monsieur Savy, vous avez insisté à juste titre sur la comparaison avec le trafic de voyageurs. En effet, la dynamique de décélération et l’attrition du marché pour le ferroviaire étaient bien engagées pour le trafic voyageurs dans les années 1970, de manière très sévère.

Les 24 millions de voyages enregistrés cet été n’avaient jamais été atteints depuis des décennies. Dans de nombreuses gares d’ampleur nationale comme Nice ou de dimension plus régionale comme Saint-Dié-des-Vosges ou Granville, on n’a jamais vu passer autant de trains de voyageurs qu’aujourd’hui. L’offre ferroviaire en production voyageurs n’a jamais été aussi attractive. Malheureusement, le fret n’a pas connu la même évolution.

Les 2,8 milliards d’euros que SNCF Réseau consacre chaque année à la régénération et un peu à la modernisation de son réseau sont insuffisants. Le rattrapage à réaliser est très important, en dépit de l’augmentation des investissements ces dernières années.

Messieurs Nègre et Savy, je vous remercie d’avoir insisté sur la question de l’interopérabilité. C’est un sujet clef en matière de grands trafics européens. La modernisation de notre réseau permettrait de proposer 20 à 25 % de trains en plus et de mieux concilier les trafics de voyageurs et de fret, y compris la journée.

Enfin, il ne faut pas confondre, a fortiori depuis 2006, le secteur dans son ensemble et la situation de Fret SNCF. Si nous regardons uniquement le secteur du fret, trois plans sont intervenus : le plan national pour le tarif de marchandises en 2008, les conférences régionales du fret à partir de 2013 et la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire. Les autres plans concernaient la restructuration Fret SNCF en tant qu’entreprise mais ne proposaient pas de soutien général à la demande de fret ferroviaire.

À cet égard, la stratégie nationale est singulière, au-delà de la coordination des acteurs. Les 930 millions d’euros inscrits du côté de l’État dans les contrats de plan État région à venir sur les 2 milliards au total constituent une somme dont nous aurions aimé disposer il y a vingt-cinq ou trente ans.

Monsieur Savy, vous avez souligné que la gestion s’est faite à reculons, sur la défensive. J’invite mes collègues à regarder la manière dont les présidents de la SNCF parlaient de l’activité de fret au début des années 2000 : le vocabulaire employé pour parler du fret ferroviaire était toujours défensif, jamais conquérant. La lexicométrie est parlante à cet égard, comme le lien qui est établi ou non avec les objectifs de transition écologique.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Pour préparer notre entretien, je me suis notamment plongé dans la lecture d’un article de M. Yves Crozet, « Vingt-cinq ans de déréglementation du transport ferroviaire en Europe : que bilan ? », datant de 2016. L’auteur s’interroge en ces termes : « Ne sommes-nous pas dans une activité où, pour développer certaines activités comme le transport de wagons isolés, ou de puissants corridors pour le transport de conteneurs, il est nécessaire de détenir une part de marché nettement supérieure à 10 % ? Si nous répondons par l’affirmative à cette question, cela signifie qu’un certain niveau de concentration est inévitable, voire souhaitable pour que la collectivité bénéficie des rendements croissants propres à certaines activités. En termes d’analyse de la concurrence et donc de régulation, cela signifie que la concurrence n’est pas une panacée. […] Il est donc clair que la concurrence est peut-être une condition nécessaire, mais elle n’est pas une condition suffisante. » Il ajoute qu’en France, c’est la baisse des effectifs qui explique à elle seule les gains de productivité après la restructuration de 2008.

Quel est votre sentiment vis-à-vis de cette appréciation, qu’il a réitérée dans une contribution de 2023 ? Dans un encadré intitulé « Les faiblesses structurelles du fret ferroviaire en Europe », il indique : « Mais la nature même du transport ferroviaire, le fait notamment que les signaux soient planifiés, empêchent le libre accès généralisé au réseau. La conséquence est que le nombre de nouveaux entrants dans le secteur a été relativement faible, de même que le taux de succès des firmes. Partout, le nombre de sorties du marché est proche du nombre d’entrées. Et la profitabilité du secteur est modeste, quand elle n’est pas négative. Le résultat de ces phénomènes est une structure de marché, sinon monopolistique, du moins caractérisée par la domination d’une firme sur plus de 50 % des trafics »

Je ne connais pas M. Crozet, mais je ne pense pas qu’il soit un économiste marxiste. Aujourd’hui, l’opérateur dit public possède 49 % de parts de marché et a tout pour être la locomotive du secteur. Le plan de discontinuité ne constitue-t-il pas une rupture définitive dans le marché libéralisé tel qu’il existe aujourd’hui dans notre pays ?

M. Michel Savy. J’irai plus loin que vous dans le constat. Si l’on ajoute à la SNCF sa filiale Captrain, la part de l’opérateur historique en France s’élèverait à environ 69 % du marché national du fret en tonnes-kilomètres, contre 42 % pour le premier opérateur en Allemagne. Les disparités sont donc assez grandes à l’intérieur de l’Europe, mais la France fait partie des pays où l’opérateur historique dispose de la part de marché la plus élevée.

J’estime que la diversité ne doit pas être exclue dans le système ferroviaire. Si une seule entreprise a le monopole de la méthode, de la gestion et de l’innovation, cela n’incite pas à trouver les voies et moyens pour innover. Pour innover, il faut s’inscrire dans une dynamique de croissance. Comment motiver une entreprise où, depuis trente ans, on ne cesse de supprimer de l’emploi, des triages et des services ? Un climat pareil est ingérable. Quel jeune ingénieur ou conducteur de locomotive aurait envie de s’engager dans une activité en déclin depuis 1975 ?

Quand je suggère de regarder à l’extérieur de nos frontières, je prends en compte le fait que, dans le fret, une grande partie du trafic est internationale. Ce trafic passe donc nécessairement par la coopération, ne serait-ce que dans la gestion des sillons. C’est la raison pour laquelle le guichet unique européen répond déjà à ce besoin de ne pas avoir quatre ou cinq interlocuteurs successifs si l’on souhaite effectuer un trajet à longue distance. Il est d’ailleurs intéressant de voir que le fret ferroviaire perd des parts de marché quand il franchit des frontières, alors même que, lorsque l’on compare l’économie ferroviaire à l’économie routière, la longue distance est favorable au chemin de fer. L’effet frontière reste donc déterminant et fâcheux ; il « péjore », comme diraient les cheminots.

La concurrence peut introduire une émulation. Mais, en France, elle n’a pas suffi à faire redécoller le fret ferroviaire. Il existe théoriquement vingt-trois opérateurs de fret ferroviaire en France, mais d’importance très inégale. Toutefois, Captrain est présent dans de nombreux pays en Europe. En Allemagne, il existe 247 opérateurs. Depuis très longtemps, la Deutsche Bahn (DB) a compris que les petits opérateurs locaux, qui sont très souvent des entreprises de « socialisme municipal », issues d’un héritage ancien où les villes étaient propriétaires de sociétés d’énergie, d’électricité, de transport public et aussi de chemin de fer pour le fret, n’étaient pas les ennemis de l’opérateur national. La DB a compris qu’ils pouvaient distribuer finement, selon le tissu territorial, comme des PME, alors que le grand opérateur gère un réseau à grande échelle. Il s’agit donc d’une coopération, alors que la SNCF, j’en ai le sentiment, a essayé d’étouffer la naissance des opérateurs ferroviaires de proximité (OFP). Ce conservatisme a été mortel.

Cependant, voulons-nous que le système ferroviaire européen devienne l’équivalent du système de transport routier de marchandises où l’hyperconcurrence est synonyme de dumping social ou de marges de profit insuffisantes pour investir ? Il est aussi possible de mentionner le système maritime ou les pavillons de complaisance, qui payent les marins philippins 1 000 euros de temps à autre.

Encore une fois, la stratégie nationale ne fournit aucun élément de productivité comparée. À mon avis, le mot « productivité » n’est pas un mot grossier, y compris sur les plans social et politique. Ouvrons l’information, offrons des comparaisons, aiguillons nécessaires à l’évolution et à l’innovation.

M. le président David Valence. Lors de son audition, M. Jean-Pierre Farandou nous a dit que la libéralisation ne peut pas produire d’effets positifs si elle n’est pas arrimée à une véritable politique publique de soutien au secteur et aux modes, et à une véritable stratégie de conquête de marchés.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Je ne peux pas vous laisser dire que, quelles que soient les sensibilités politiques, nous n’avons rien vu venir en matière d’effondrement du ferroviaire, dans le fret comme dans le reste. Certaines sensibilités politiques qui n’ont pas gouverné, ou si peu qu’elles n’ont pu exprimer leurs convictions au plus haut niveau de l’État, ont lancé depuis longtemps des alertes, tant sur les questions sociales que sur les enjeux écologiques.

Le « tout TGV » a en effet tout phagocyté, le réseau de 29 000 kilomètres a été oublié et nous nous retrouvons maintenant avec le réseau le plus ancien d’Europe. Le réseau était extraordinaire dans les années 1950 mais on ne l’a pas entretenu, comme s’il pouvait vivre de lui-même.

Comme vous l’avez souligné, seuls les choix politiques importent. Ces choix ont été faits en Suisse, qui dispose d’un magnifique réseau ; au Japon, pays aux multiples opérateurs, qui sont propriétaires de l’infrastructure ; en Autriche et en Allemagne. Par conséquent, nous voyons bien que s’il y a une volonté politique associée à des choix financiers, tous les modèles peuvent s’entendre. Le socialisme municipal que vous avez évoqué concerne les petites lignes et les dessertes fines, c’est-à-dire le maillage des déplacements du quotidien que nous souhaiterions voir développer avec le RER métropolitain.

De très nombreux modèles sont possibles, pour peu qu’ils soient soutenus par une volonté politique. Au-delà du fret ferroviaire, il faut évoquer le fluvial et le maritime, puisque ces modes se complètent et s’enrichissent.

La France consacre encore énormément d’argent à la route et à l’autoroute, qui demeurent soutenues par un certain nombre de députés d’autres partis. Pour ma part, je considère qu’il faut tout orienter vers le ferroviaire pour respecter les objectifs de décarbonation et agir en faveur du pouvoir d’achat. En effet, le fret ferroviaire est moins cher. Je rappelle aussi que si l’offre LGV est importante, elle est également très onéreuse.

Les règles européennes actuelles permettent-elles un autre choix que celui de la discontinuité concernant le fret ? Si tel est le cas, quelle serait cette option ?

Monsieur Savy, vous avez également mentionné l’interopérabilité. Selon vous, quels seraient les éléments, au niveau européen ou dans les discussions entre les compagnies ferroviaires, qui permettraient de l’améliorer, en dehors de l’ERTMS et de la régénération du réseau ? L’interopérabilité est selon moi l’alpha et l’oméga du fret au niveau européen.

M. Michel Savy. Il est possible d’effectuer une classification mondiale des réseaux, entre ceux qui sont complètement orientés vers le fret, ceux qui sont au contraire exclusivement dédiés aux voyageurs et ceux qui sont entre les deux, ce qui est le cas en France. Il s’agit d’ailleurs d’une difficulté pour notre pays, car il est difficile de faire circuler sur les mêmes voies des trains de voyageurs rapides et du fret forcément plus lent.

Il n’y a pratiquement pas de fret ferroviaire au Japon. Le Shinkansen japonais est une voie entièrement dédiée au trafic voyageur. En France, le TGV est compatible avec la voie traditionnelle. Le Japon n’est donc pas un bon exemple pour le transport de marchandises : le gabarit du réseau japonais, hors Shinkansen, est trop petit pour les conteneurs, et le Japon privilégie la voie maritime du fait de sa situation de pays archipel.

S’agissant des investissements, un récent rapport produit par la Commission des comptes des transports de la nation soulignait que, sur les vingt dernières années, la structure des investissements publics en transports a fondamentalement changé. La part de la route et celle du ferroviaire se sont malgré tout rééquilibrées, mais le principal enseignement concerne la part des transports collectifs urbains, qui ont fait l’objet d’investissements considérables.

Vous avez évoqué l’extension du réseau autoroutier. À ma connaissance, nous ne sommes plus du tout dans le rythme dans années 1980 ou 1990. En 1970, la France n’avait qu’une seule autoroute continue Lille-Paris-Lyon-Marseille, quand l’Italie ou l’Allemagne en étaient dotées depuis très longtemps. À mon avis, le réseau autoroutier français est arrivé à son acmé et il ne se développera pas beaucoup plus. En revanche, nous sommes face à de grands besoins ferroviaires. Je ne serai donc pas aussi négatif que vous : dans les vingt dernières années, la répartition de dépenses de l’État entre les différents modes de transport a beaucoup changé dans le sens que vous souhaitez et que je partage.

Enfin, l’interopérabilité est à la fois technologique et organisationnelle. Un train qui passe d’un pays à l’autre nécessite des coordinations et des plans de transport. Il est de plus soumis à la fragilité de la qualité de service de son voisin. Nos amis suisses nous ont ainsi rapporté que les trains allemands qui allaient jusqu’au cœur du territoire suisse n’y vont plus : ils s’arrêtent à la frontière, car ils étaient trop en retard et dégradaient la belle organisation des correspondances du réseau suisse. De fait, la coopération entre réseaux est compliquée ; la technologique, aussi puissante soit-elle, ne peut pas tout.

Cependant, l’interopérabilité est un grand chantier et doit constituer un axe de développement en tant que tel, qui nous oblige à adopter une vision européenne. Le fret ferroviaire français est beaucoup plus internationalisé. Si on y inclut la part du trafic portuaire en provenance du monde entier, le fret international ferroviaire en France est largement majoritaire, ce qui pose forcément la question du rapport à nos voisins et de la coopération.

M. Philippe Duron. Je confirme les propos de M. Savy. Ayant été administrateur et président de l’AFITF, je vous certifie que, dès l’origine, il a été prévu que l’essentiel de ses ressources devaient être orientées vers les modes alternatifs à la route, c’est-à-dire vers le ferroviaire et, dans une moindre mesure vers le fluvial. Initialement, il n’y avait pas suffisamment de projets ferroviaires à satisfaire. Mais la montée en puissance dans les années 2000 et 2010 indique bien que l’essentiel des crédits se dirigent vers ces modes.

Depuis la création de TDIE, nous réclamons une augmentation des recettes affectées aux infrastructures de transport et à l’AFITF. Certaines recettes existent malgré tout et elles proviennent essentiellement de la route et des autoroutes. Les deux taxes perçues par les autoroutes représentent la première recette de l’Agence et elles servent aux autres modes.

Il est dit aujourd’hui que l’on dépense beaucoup trop d’argent à destination de la route, mais il y a aussi beaucoup plus de voies routières – 1 100 000 kilomètres pour la route contre 28 000 kilomètres pour les rails. La question se pose de savoir si l’on entretient suffisamment notre réseau routier, utile à des millions de Français. Le réseau départemental s’est notoirement amélioré depuis la décentralisation des routes nationales ; en revanche, le réseau national non concédé pâtit d’un sous-investissement, comme le réseau ferroviaire. Pour la sécurité de la population et des usagers, il faudrait que des efforts complémentaires soient réalisés afin de ne pas laisser se dégrader le patrimoine routier, dont je rappelle qu’il est le plus important de la nation en valeur.

M. Louis Nègre. Je souhaite apporter deux précisions. En premier lieu, quand je visais les différentes sensibilités politiques, je visais ceux qui nous gouvernent depuis trente ou quarante ans.

En second lieu, j’ai bien signalé qu’une progression des crédits était intervenue et que je remerciais le président Macron à ce titre. Depuis son premier mandat, nous avons effectivement vu un accroissement des crédits consacrés au ferroviaire. Cependant, il n’est pas encore à la hauteur des enjeux.

Je suis un peu à l’image de ce président chinois : peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris. Nous défendons tous ici un intérêt supérieur à ce que n nous représentons : nous défendons l’intérêt de nos concitoyens, l’intérêt général. Celui-ci nous oblige à mettre en place une mobilité qui fonctionne. C’est dans ce cadre que je mettais en lumière le modèle suisse, qui fonctionne.

S’agissant de la libéralisation, j’ai essayé pendant des années de faire évoluer la SNCF, de l’intérieur. Je n’y suis pas parvenu. C’est la raison pour laquelle, un jour, j’ai basculé en faveur de l’ouverture à la concurrence. Je ne parle pas du monopole naturel de SNCF Réseau, car une vision nationale est nécessaire dans ce domaine. Mais il en va différemment pour les opérateurs. La SNCF n’a peut-être pas pu insuffler un dynamisme qui aurait entraîné ses troupes. En conséquence, nous avons constaté l’attrition de ses ambitions. Les cheminots aiment incontestablement leur métier et il est possible de s’appuyer sur eux, à condition de leur proposer un programme qui en vaille la peine.

Quand un industriel ou un donneur d’ordre souhaite avoir un sillon pour transporter des marchandises, il aimerait savoir quand elles partent et quand elles arrivent. Si on le satisfait, pourquoi se tournerait-il vers la concurrence ? Selon moi, la libéralisation voulue par l’Europe produira un choc. Si nous nous sommes mis en défaut, nous devrons être plus intelligents, plus malins. En Italie ou en Allemagne, la concurrence a produit de bons résultats. En Italie, elle a entraîné une diminution des prix et une augmentation du trafic de passagers.

M. le président David Valence. Je reviens sur l’intervention de Mme la rapporteure spéciale Christine Arrighi. La plupart des personnes que nous avons reçues n’ont pas brossé un paysage étale sur l’attrition de l’investissement en matière de réseau. Elles ont souligné que, dans les années 1980 et 1990, les investissements avaient été insuffisants pour la régénération et la modernisation du réseau existant. Un timide réveil était intervenu à partir de 2003 et il s’est accéléré ces dernières années, notamment à la faveur du plan de relance. Il faudrait le poursuivre et l’accentuer dans les années à venir, comme le préconise le dernier rapport du Conseil d’orientation des infrastructures (COI).

Dans les recommandations du COI de 2018 à 2022, l’enjeu consistait moins à opposer les modes de transport que de consacrer plus d’efforts à la régénération et à la modernisation du patrimoine.

M. Vincent Thiébaut (HOR). Même si les moyens n’ont pas été à la hauteur, des ambitions ont malgré tout été portées par des gouvernements de tous bords politiques.

Finalement, le fret ferroviaire n’est qu’un moyen. Je me demande si la grande souffrance de son développement en France n’est pas liée à l’absence de vision sur l’objectif de ce moyen, qui relève de l’aménagement du territoire mais aussi de l’économie – quels types de biens nous faisons circuler, où et comment ? – et de la logistique. Selon moi, si l’on parle du fret, il faut également lui associer un plan logistique clair. Nous avons vu ainsi essaimer un peu partout un ensemble d’entrepôts logistiques souvent périurbains qui n’ont pas accès au ferroviaire, sans aucune vision d’aménagement du territoire ni aucune régulation.

Aujourd’hui, la véritable question n’est-elle pas là ? Si nous voulons sauver le fret, ne devons-nous pas nous poser la question de l’aménagement du territoire concernant nos pôles industriels et nos centres logistiques ? Je suis assez surpris que cette question ne soit pas plus évoquée lors de nos auditions.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez parlé de l’importance des choix politiques et de la responsabilité des décideurs politiques. J’aimerais avoir votre avis sur une question que j’ai posée à plusieurs reprises lors de précédentes auditions. La cession par la SNCF de ses filiales Ermewa et Akiem, spécialisées dans les wagons et locomotives de fret, a-t-elle constitué un choix stratégique utile, alors même que nous avons besoin de ce matériel pour lancer le fret ferroviaire ?

Il est effectivement nécessaire de réfléchir à l’aménagement du territoire. Aujourd’hui, il existe 2 800 installations terminales embranchées (ITE), mais aucun plan concernant leur utilisation, leur rénovation ou l’existence d’entreprises à proximité. Lors de mes précédentes fonctions à la SNCF, j’ai assisté à des situations ubuesques. Elles conduisaient à la non-utilisation de ces embranchements pourtant demandés par les entreprises, voire à leur démontage. Ne faudrait-il pas mener une réflexion à ce sujet ?

Enfin, quel regard portez-vous sur le plan de discontinuité annoncé par le ministre Clément Beaune ? Met-il en péril l’opérateur historique ? Je rappelle qu’il sera en effet amputé de vingt-trois trafics qui sont les plus rentables, d’un certain nombre d’actifs, mais aussi de 10 % de son personnel. N’est-ce pas en contradiction avec la volonté affichée du Gouvernement de passer de 9 à 18 % de report modal et de mener une politique de transition écologique ambitieuse ?

M. Louis Nègre. Je vous rejoins, monsieur le député Thiébaut : il faut partir d’une vision de l’aménagement du territoire. Sans cette vision, on ne peut procéder qu’à du rafistolage. Nous sommes tous les trois d’accord pour dire que la disparition de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar) n’a peut-être pas constitué la meilleure décision pour un pays qui est centralisé depuis mille ans et qui a besoin de davantage de décentralisation. Quand nous allons à Bruxelles tous les trois, on nous demande toujours ce que nous, Français, attendons pour être plus allants sur ces corridors qui permettent de réaliser du fret à longue distance.

Monsieur Portes, il existe deux mille aiguillages aujourd’hui, mais il m’est indiqué que l’on pourrait descendre à trente ou quarante, grâce à la commande centralisée. Ce système plus performant permettrait d’être plus valorisant pour tous. Si nous continuons de la sorte, nous serons les derniers de la classe en matière d’ERTMS. Le service que nous devons rendre à nos concitoyens n’est pas à la hauteur, puisque depuis longtemps nous ne prenons pas les bonnes décisions dans ce domaine faute de vision stratégique.

Aujourd’hui, nous consentons néanmoins des efforts incontestables. Sous l’égide du président David Valence, j’ai apporté une contribution au COI. Avec Philippe Duron, nous essayons d’être transpartisans et de défendre l’intérêt général. Nous sommes tous d’accord pour adopter une stratégie nationale de constance et de mobilisation financière, laquelle relève d’un choix politique.

M. Philippe Duron. Monsieur Thiébaut, vous avez raison d’associer la problématique de l’aménagement du territoire à la problématique économique et logistique. À TDIE, nous nous sommes longtemps inquiétés de constater que les gouvernements n’avaient pas de stratégie en matière logistique. Entre 2000 et 2014, la logistique était ainsi très peu évoquée dans les instances gouvernementales et au ministère des transports. La situation a changé, heureusement. Le fret est un outil au service de l’économie. De fait, il a souffert de la désindustrialisation qu’a connue notre pays. À ce titre, l’aménagement du territoire est effectivement essentiel.

S’agissant du plan de discontinuité, je pense que M. Clément Beaune fait un pari sur l’avenir. Il veut éviter une sanction qui entraînerait la disparition de l’opérateur public, si j’ai bien compris ses propos lors de son audition devant votre commission d’enquête. Je respecte ce risque politique, même s’il n’est pas exempt d’inquiétudes pour l’entreprise et pour les cheminots.

Enfin, en matière d’ouverture à la concurrence, je tiens à vous faire part d’une anecdote. Il y a quelques années, j’ai présidé une commission sur l’avenir des trains d’équilibre du territoire et nous avons conduit des études dans d’autres pays européens. Le président de la compagnie nationale autrichienne, l’ÖBB, nous avait expliqué que l’ouverture à la concurrence avait été très mal vécue. Mais il s’était appuyé sur l’expérience centenaire de la société et des cheminots face à des nouveaux entrants néophytes. Aujourd’hui, il apparaît qu’ÖBB a relevé le défi avec succès sur le fret et démontre à toutes les compagnies qui n’y croyaient plus qu’il est toujours possible d’opérer des trains de nuit. La mobilisation de l’entreprise et de ses salariés est donc essentielle.

M. Michel Savy. Je n’ai pas d’opinion très tranchée sur la vente des filiales. Cependant, être locataire ou propriétaire d’un actif important n’est pas forcément bon ou mauvais en soi. Tous les grands logisticiens ont ainsi décidé de vendre leurs murs et d’en être locataires.

Il est vrai que, pendant des décennies, on a construit des zones d’activité qui n’étaient pas embranchées au réseau. Ce phénomène est à peu près irréversible. À l’inverse, je connais des zones où les embranchements ferroviaires ne servent à rien. Remettre en activité ces terminaux embranchés contribuerait à briser le cercle vicieux en place.

Nous n’allons pas embrancher a posteriori les zones qui ne l’ont pas été dès le départ. C’est ici que le transport combiné peut rendre des services, d’autant plus qu’il semble être le secteur le plus dynamique. Il permet de résoudre le problème de l’absence de branchement immédiat de tel ou tel entrepôt ou telle ou telle usine. À l’époque du ministre Jean-Claude Gayssot, j’avais rédigé avec Pierre Perrod un rapport sur la relance du transport combiné dans lequel nous préconisions de fusionner Novatrans et la CNC – Compagnie nouvelle de conteneurs. Malheureusement, cela ne s’est pas fait à l’époque, mais seulement vingt ans plus tard.

En région parisienne, il y a toujours deux chantiers englués dans la circulation. Or une région de 10 millions d’habitants a besoin de plusieurs de chantiers de transport combiné, si l’on croit à ce mode de transport. Pour y parvenir, il ne suffit pas de disposer d’un budget, il faut également trouver un site et convaincre les riverains d’accepter les nuisances objectives. Si l’on croit au chemin de fer, l’interopérabilité et le transport combiné sont des composantes nécessaires et modernes du développement du fret ferroviaire. Il faut s’en donner les moyens, y compris en incrustant dans le territoire les nœuds sans lesquels ce développement ne pourra pas intervenir.

 


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20.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des journalistes spécialisés : M. Gilles Dansart, directeur de Mobilettre, Mme Camille Selosse, journaliste à Contexte, M. Frédéric de Kemmeter, Mediarail, et M. Vincent Doumayrou (20 septembre 2023)

M. le président David Valence. Madame, messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Vous avez consacré des articles ou des interventions dans les médias au sujet du fret ferroviaire, notamment en réaction à l’annonce du plan de discontinuité retenu par le Gouvernement le 23 mai dernier. Je pense par exemple aux propos de M. Gilles Dansart dans une émission de France Culture : d’après lui, la SNCF aurait « raté le coche » du fret ferroviaire. Il s’agit là d’une expression que vous utilisez fréquemment, dans différents contextes. Quoi qu’il en soit, je sais que vous avez tous des idées, et peut-être des propositions.

Vous avez vu se succéder des tentatives de relance de Fret SNCF ou, plus largement, des programmes nationaux de développement du fret ferroviaire. Ces initiatives ont eu des succès contrastés, pour des raisons que nous nous efforçons d’analyser au sein de cette commission d’enquête.

Cette commission a deux objets.

Le premier a trait à la compréhension du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le milieu des années 1990, même si ce processus était engagé dès la fin des années 1970. Il s’agit de tenter d’expliquer ce phénomène, bien que les rapports de causalité soient à appréhender avec méfiance, de comprendre le contexte et d’examiner les réussites diverses de nos voisins en la matière.

Dans ce paysage, marqué par l’attrition de la part modale jusqu’au timide relèvement des dernières années, nous nous intéressons spécifiquement aux conséquences de l’ouverture à la concurrence à partir de 2005‑2006 sur l’ensemble du secteur et sur la part modale – les tonnages sont restés relativement stables, mais la part modale a régressé – ainsi que ses effets sur Fret SNCF, jusqu’au plan de discontinuité adopté par le Gouvernement pour protéger l’opérateur public d’une décision européenne potentiellement délétère. Sur ce point également, nous observons la situation dans les autres pays européens, en relevant par exemple que la procédure contre l’Allemagne se situe à un stade beaucoup plus précoce que celle engagée contre la France.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Gilles Dansart, Mme Camille Selosse, M. Frédéric de Kemmeter et M. Vincent Doumayrou prêtent serment.)

M. Vincent Doumayrou. Je commencerai par rappeler quelques généralités qui relèvent peut-être déjà de l’évidence pour vous.

Tout d’abord, le transport ferroviaire est mixte : il a vocation à transporter à la fois des passagers et des marchandises. Ce double usage peut poser des difficultés, puisque les convois ne circulent pas tous à la même vitesse, mais c’est une composante intrinsèque au transport ferroviaire. D’après l’Agence internationale de l’énergie, au niveau mondial, près de 60 % des trains-kilomètres sont passagers, tandis que 40 % sont dédiés au fret. Il existe donc une mixité – voire une parité – entre ces deux types de trafics.

Autre évidence, le transport ferroviaire est moins énergivore et moins émetteur de CO2 que le transport routier ou aérien. C’est un aspect fondamental pour la transition écologique dans le secteur des transports – les Allemands parlent de Verkehrswende. C’est pourquoi je défends fermement ce mode de transport. Dans mon ouvrage La Fracture ferroviaire, je déplore l’insuffisante attention portée au trafic « conventionnel » de la SNCF – fret, intercités, trains régionaux.

Le fret, qui a toujours été majoritaire sur les rails français, est aujourd’hui en déclin, même s’il me paraît important de nuancer cette opinion. En 1938, première année d’existence de la SNCF, 26 milliards de tonnes-kilomètres de fret et 22 milliards de voyageurs-kilomètres sont dénombrés. La part du transport de marchandises est donc légèrement majoritaire.

Cette situation perdure pendant les Trente Glorieuses, avec les trains lourds de minerai de fer et de charbon. Cependant, dans les années 1960, la SNCF transporte aussi des légumes et autres marchandises plus légères. À cette période, deux tiers du transport ferroviaire sont du fret, contre un tiers de trains de voyageurs. Ces derniers progressent également, mais à un rythme plus modéré. Quant aux trains rapides ou trains express, ils sont exploités avec une logique comparable à celle du fret, qui privilégie les trains rares et lourds.

Le pic de trafic est atteint en 1973, avec 74 milliards de tonnes-kilomètres. Néanmoins, le trafic moyen dans les années 1970 oscille plutôt entre 65 et 70 tonnes‑kilomètres. Une baisse s’amorce, mais elle est encore modérée.

Dans les années 2000, la décroissance reste limitée en valeur absolue, avec 55 milliards de tonnes-kilomètres. En revanche, l’évolution en valeur relative est bien plus marquée. Après être passée sous la barre des 50 % au début des années 1970, la part modale se situe entre 15 et 20 % en 1990, ce qui reste honorable. En 1988, le responsable de l’activité des marchandises à la SNCF, M. Alain Poinssot, plaide pour la fin de la politique « attrape-tout », en vue de rentabiliser le trafic. Cette politique « attrape-tout » était animée par une conception universaliste du service public, reposant sur l’obligation de transporter et d’exploiter.

En 1989 est fondée Fret SNCF : le terme « marchandise », considéré comme désuet, est remplacé par un anglicisme jugé plus moderne. Dès cette époque, l’attrition est amorcée, avec la fermeture de trois cents gares de fret et cinq gares de triage. Malgré tout, l’activité de fret parvient à se maintenir jusqu’en 2000.

Or, au moment même où la libéralisation est annoncée comme une opportunité pour dynamiser le fret ferroviaire, ce secteur s’effondre. Le paradoxe est saisissant. La situation est aggravée par la concurrence du transport routier. Le réseau autoroutier passe de 3 000 à 12 000 kilomètres entre 1980 et aujourd’hui.

Alors qu’il représente 55 milliards de tonnes-kilomètres en 2000, le fret tombe à 44 milliards de tonnes-kilomètres en 2006 : en l’espace de six ans, il connaît une décroissance comparable à celle enregistrée entre 1970 et 2000.

En 2003, le plan Véron prévoit un recentrage des dessertes sur quatre gares de triage : Sibelin, Woippy, Villeneuve-Saint-Georges et Gevrey. L’affaiblissement du fret ferroviaire est-il imputable à la libéralisation ? Sur ce point, les avis sont très partagés. Pour le trafic international européen, la libéralisation stricto sensu débute en 2003, sur un réseau dédié. En 2006, cette réglementation est étendue à l’ensemble du trafic français. La baisse commence donc avant la libéralisation au sens strict. Cependant, la SNCF se prépare à ce changement en se délestant de ses trafics rentables. La situation peut donc être appréciée différemment selon le point de vue adopté.

Le plan Véron acte une recapitalisation de la SNCF. Au même moment, quatre cents locomotives de fret sont commandées, mais les anciens modèles sont supprimés. Bien que le trafic diminue d’un tiers, le déficit perdure : il s’élève encore à 330 millions d’euros en 2008, contre 450 millions d’euros en 2003. Bref, les marchandises partent, mais les déficits restent.

Parmi les concurrents figurent en premier lieu des filiales de grands groupes de mobilité, dont Euro Cargo Rail (ECR), qui deviendra ensuite Deutsche Bahn Cargo, une filiale d’Eurotunnel et une filiale de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB). À partir de 2010 apparaissent aussi des opérateurs ferroviaires de proximité, ainsi que Colas Rail, filiale d’un groupe de travaux publics. Ces sociétés parviennent à augmenter progressivement leur part de marché. Depuis trois ans, les opérateurs alternatifs à la SNCF ont dépassé la barre des 50 % de tonnes-kilomètres. Cependant, l’ouverture à la concurrence n’a pas permis de redresser le fret ferroviaire : après être tombé de 40 à 32 milliards de tonnes‑kilomètres entre le milieu des années 2000 et 2010, le trafic a atteint un plateau. En d’autres termes, les gains des opérateurs alternatifs se font au détriment de Fret SNCF : il s’agit davantage d’une substitution que d’une conquête de marché sur le transport routier. La part modale s’est stabilisée à 9 ou 10 %.

De mon point de vue, cette décroissance est un immense gâchis. Elle est aussi le reflet de la désindustrialisation de la France. Le plan Véron, qui ouvre la voie à une SNCF sans fret ferroviaire, fait écho à la fameuse déclaration de Serge Tchuruk : « Alcatel doit devenir une entreprise sans usines. »

En principe, l’activité ferroviaire se caractérise par des rendements croissants : les coûts fixes sont d’autant mieux amortis que le nombre de trains est élevé. Or la réduction des dessertes empêche de résorber les déficits. Le désintérêt envers les trains Intercités se manifeste dans le secteur du fret comme dans les trains de voyageurs. Cependant, contrairement aux trains de voyageurs, le fret n’a pas bénéficié de l’évolution technologique majeure qu’a été le TGV. Le nombre d’embranchements de petites gares, qui était d’environ dix mille au début des années 1970, avoisine le millier aujourd’hui.

Par ailleurs, les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) ne sont pas suffisamment solides pour capter les trafics perdus par la SNCF. Par contraste, le plan de restructuration lancé par la Deutsche Bahn au début des années 2000 a moins ébranlé le marché ferroviaire national, grâce à une approche sans doute plus pragmatique : les flux ont pu être repris par quelques opérateurs. Le processus de restructuration en Allemagne a donc été moins violent qu’en France.

Je suis d’avis que la France a besoin « de pain et de roses », pour reprendre la célèbre expression : à côté du « pain », c’est-à-dire les 100 milliards d’euros nécessaires pour la filière, nous avons surtout besoin de « roses », c’est-à-dire d’une stratégie et d’une vision à long terme pour le transport ferroviaire. C’est bien ce qui manque à la France, et d’autres pays parviennent à faire mieux que nous. Je pense par exemple à l’Autriche : avec une densité de population comparable à celle de la France, elle a su développer beaucoup plus son fret ferroviaire.

M. Gilles Dansart. Je suis toujours très heureux de me prêter à l’exercice inverse à ma profession et de répondre à des questions plutôt que d’en poser.

S’il est impossible de réécrire l’histoire avec aussi peu de recul, je suis convaincu qu’avec l’âge, nous sommes en mesure de traquer les réécritures de l’histoire. Or, plusieurs témoignages au sein de cette commission montrent que cette menace est bien réelle.

Plusieurs raisons permettent de comprendre la situation actuelle du fret ferroviaire. Il faut distinguer les causes exogènes des causes endogènes. Les premières ont été rappelées en détail et ne font aucun doute : la capacité remarquable du transport routier à améliorer ses performances ; l’insuffisant effort de modernisation de la part des pouvoirs publics, malgré l’ampleur des dépenses accumulées ; la priorité donnée aux TGV sur les réseaux classiques, notamment au détriment du fret ; la croissance des trafics de voyageurs, qui a réduit le nombre de sillons disponibles pour le fret ; les réticences de la société française envers la circulation des trains de fret la nuit.

À ces causes exogènes s’ajoutent des causes endogènes, qui expliquent le paradoxe mis en évidence par Vincent Doumayrou : les efforts déployés n’ont pas permis d’enrayer la glissade du fret, en raison de l’insuffisante modernisation de l’outil industriel dans les années 1970. L’actionnaire public unique de la SNCF et la SNCF elle-même sont coresponsables de cette réalité. Le fait est, que depuis la fin des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, la question ferroviaire a été appréhendée essentiellement à travers des chiffres, sans l’inscrire dans une logique industrielle globale et complète. Les compétences de la SNCF sont plutôt dirigées vers l’activité de transport de voyageurs, notamment sur le TGV. L’attention managériale se porte beaucoup plus sur d’autres types de trafic que sur le fret et sa qualité de service. Les méthodes managériales elles-mêmes ont sans doute manqué d’ajustements. En 2013, un ancien dirigeant de la SNCF haranguait ainsi les journalistes : « Cessez de faire de la réclame pour le fret ferroviaire ! Les marchandises ne votent pas. Laissons-les, comme les Chinois, emprunter la route. » Alors que les vertus du fret ferroviaire étaient déjà connues, un certain cynisme n’hésitait pas à les renier ouvertement.

La libéralisation a-t-elle précipité le déclin, ou est-ce le déclin qui a précédé la libéralisation ? En tout état de cause, il semble bien que l’insuffisante adaptation de l’appareil aux exigences contemporaines, ne serait-ce qu’au regard de la traçabilité par les chargeurs de la marchandise ou de la qualité de service, ait été antérieure à la libéralisation. Nous pouvons considérer que la libéralisation proposée par les autorités européennes était de nature à redynamiser un fret ferroviaire ayant échoué à relever les défis contemporains. Je serai donc extrêmement prudent quant à la responsabilité imputée à la libéralisation.

Enfin, comme l’a précisé Vincent Doumayrou, la décroissance du fret requiert une explication systémique, ce qui implique une responsabilité des acteurs publics et de la SNCF.

Mme Camille Selosse. Je travaille pour le média Contexte, dont la rédaction est basée pour partie à Paris et pour partie à Bruxelles. Dans le cas présent, cette information n’est pas anecdotique.

J’ai commencé à couvrir le secteur ferroviaire au cours de l’hiver 2014-2015. À ce titre, j’ai suivi divers événements et pris connaissance de plusieurs rapports. L’historique du déclin du fret ayant été tracé par mes collègues, je centrerai mon propos sur la période récente.

La politique publique mise en œuvre au cours des dernières années en matière de fret repose sur deux piliers : d’une part, la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire prévue par la loi d’orientation des mobilités (LOM) en 2019, mais publiée en 2021 ; d’autre part, l’objectif de doublement de la part modale du fret d’ici à 2030, inscrit dans la loi Climat et résilience de 2021.

Dès octobre 2022, l’Association française du Rail (AFRA) pointait le caractère inatteignable de cet objectif et mettait en question les moyens mis en œuvre. Si la part du fret a augmenté en 2021 et en début d’année 2022, elle a diminué à partir du second semestre 2022, d’après les données de l’Autorité de régulation des transports. Le mouvement s’est donc inversé, en particulier à cause de la crise énergétique.

En 2023, un porte-parole de la coalition 4F auditionné au Sénat relevait des difficultés inédites au premier semestre, avec une baisse de 20 %, et dénonçait un « mur de silence ». Dans le même temps, il constatait qu’une partie des soixante-douze mesures de la stratégie nationale avaient permis d’amorcer une tendance positive.

Sans revenir sur les causes, qui ont déjà été largement abordées par mes confrères, je voudrais m’arrêter sur la question de l’état du réseau. De nouveaux fonds sont débloqués depuis quelques années. En février 2023, un plan pour le réseau ferroviaire a été annoncé, dont les modalités de financement et de mise en œuvre restent à définir.

Je crois également savoir qu’une mission conjointe sur les péages ferroviaires vient d’être lancée par le ministère des transports et par le ministère de l’économie. Cette mission se concentrera sur les péages pour le trafic de voyageurs, mais s’intéressera aussi aux péages dédiés au fret. Elle vise à dresser un état des lieux et à avancer des propositions compatibles avec les finances de SNCF Réseau.

M. le président David Valence. Il s’agit d’une mission très récente de l’inspection générale de l’environnement et du développement durable et de l’inspection générale des finances.

Mme Camille Selosse. En effet. Elle doit rendre ses conclusions pour la fin de l’année 2023.

Je voudrais aussi mentionner deux rapports susceptibles d’alimenter vos réflexions. Je pense en premier lieu à un référé de la Cour des comptes de 2017 portant sur Fret SNCF pour la période 2008-2016. La Cour des comptes s’interrogeait déjà sur « la cohérence et l’efficacité de la politique menée par l’État » et jugeait « préoccupante » la situation de Fret SNCF.

En second lieu, un rapport sénatorial de MM. Hervé Maurey et Stéphane Sautarel, publié cet été, revient sur la situation de la SNCF et consacre un long passage au fret. Ces rapporteurs spéciaux de la commission des finances ont pu accéder à divers documents et données chiffrées. Ils pointent à leur tour une contradiction entre ce que l’État défend et les objectifs inscrits dans le contrat de performance de SNCF Réseau – document stratégique signé quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle.

Pour terminer, je rappellerai que le fret ferroviaire fait l’objet de nombreuses procédures auprès de l’Autorité de régulation des transports. Je présume que son président par intérim, que vous auditionnerez la semaine prochaine, pourra vous apporter des précisions sur ce point.

M. Frédéric de Kemmeter. Merci de m’accueillir en tant que voisin du Nord. Ma vision est, bien entendu, plus européenne. Je vous proposerai quelques éléments de réflexion pour prendre un peu de recul sur la situation et comprendre les réussites d’autres pays européens.

Dans la plupart des États, le désendettement est une dimension essentielle du lancement de la libéralisation. Je veux parler du désendettement en général. Dans les années 1970 et 1980, les finances publiques étaient en grande difficulté, et c’est dans ce contexte qu’a émergé un courant de pensée visant à recadrer le rôle de l’État, notamment dans le secteur ferroviaire. Nous avons donc tenté d’identifier les activités pour lesquelles un retrait des subsides de l’État était envisageable, l’objectif étant que le chemin de fer puisse « voler de ses propres ailes ». Ce constat a été le point de départ du mouvement de libéralisation. Je rappelle que la plupart des États, y compris la France, ont approuvé cette orientation.

Les fournisseurs tels qu’Alstom ou Siemens pâtissaient des brusques changements de rythme liés aux commandes d’automotrices et n’étaient donc pas satisfaits de cette situation. L’ouverture des frontières leur a apporté un nouvel élan. Ils ont pu produire du matériel roulant standardisé à l’international, d’où une baisse des prix – qui demeure relative eu égard à la sophistication technique du matériel roulant.

Dans ce nouvel environnement, les moyens financiers utilisés par les industriels ne proviennent plus des États – à l’exception des fonds consacrés au réseau ferré. Il y a une vingtaine d’années, le métier de loueur de matériel ferroviaire n’existait pas encore. Aujourd’hui l’opérateur allemand Railpool possède un parc de quatre cents locomotives, ce qui est considérable.

La libéralisation permet aussi aux vingt-sept États membres de choisir un opérateur. La ville de Hambourg a ainsi décidé d’acquérir sa propre entreprise ferroviaire, Metrans Rail. Celle-ci fait circuler cent trains par jour, de sorte que la part modale à Hambourg s’élève à près de 30 %. Un tel succès aurait été inconcevable avec la Deutsche Bahn.

Il ne faut donc pas minimiser l’élan insufflé par la libéralisation, d’autant que certaines entreprises publiques, à l’instar de l’italien Mercitalia Rail, ont beaucoup profité de ce changement d’environnement. Cette société, connue autrefois sous le nom de FS Cargo, a connu un redressement spectaculaire. Elle a racheté une entreprise allemande et envoie des trains jusqu’à Hambourg.

J’observe que les textes européens, qui conviennent à de nombreux États membres, ne satisfont manifestement pas complètement la France. Pour certains, ces textes plutôt conçus pour l’Europe du Nord – c’est-à-dire de Bruxelles à Stockholm – causent des désagréments aux autres pays. J’ignore si cette appréciation est exacte, mais force est de constater que ces textes conviennent très clairement à une moitié des pays européens, dont la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. À l’évidence, la libéralisation a redonné du souffle au secteur ferroviaire dans ces pays. Il ne faudrait pas en conclure que la part modale y a progressé, mais le nombre de trains en circulation est tout à fait significatif.

En Belgique, il ne subsiste plus qu’un site industriel : le port d’Anvers, qui vient de fusionner avec le port de Zeebrugge. Il faut savoir que cette alliance a été décidée par les villes elles-mêmes et non par l’État.

Comment expliquer que la plupart des trains de marchandises circulant entre Anvers et l’Italie empruntent la rive droite du Rhin plutôt que la rive gauche ? Je ne connais pas la réponse à cette question, mais il est possible que certains pays soient plus accueillants que d’autres pour les nouveaux trafics.

La France passe pour cultiver la singularité, et je ne comprends pas pourquoi. C’est un pays de transit, mais aussi de destination, qui possède un excellent potentiel. Sans doute s’oppose-t-elle farouchement à la présence d’autres opérateurs que la SNCF. La Suisse elle-même, bien qu’elle ne soit pas membre de l’Union européenne, applique les traités européens. Alors que la société publique CFF Cargo est très déficitaire, sa filiale SBB International est en bonne santé. Il a été suggéré d’utiliser les bénéfices de SBB pour renflouer CFF Cargo, mais cette option a été rejetée.

Pour conclure, la libéralisation n’a pas altéré les fondamentaux du rail et la route demeure indispensable pour effectuer le parcours final. Les difficultés techniques sont quasiment résolues pour ce qui est du courant de traction : la presque totalité des locomotives est aujourd’hui produite par Siemens ou Alstom. En revanche, le traitement des problèmes de signalisation prend beaucoup de temps, sachant qu’il s’agit d’un secteur très capitalistique – une locomotive coûte entre 4 et 5 millions d’euros.

M. le président David Valence. Madame Selosse, vous avez insisté sur le nombre de procédures contentieuses ouvertes devant le régulateur français sur les activités ferroviaires et singulièrement sur le fret. Pourriez-vous détailler ce sujet ?

Nous sommes fréquemment revenus, tout au long des auditions, sur les contentieux ouverts en Roumanie et en Allemagne vis-à-vis d’opérateurs de fret publics. Comme je l’ai précisé ce matin, ces procédures obéissent à un autre calendrier que celui régissant les contentieux français. Quels sont les exemples d’interventions préconisées par la Commission européenne, voire les sanctions prononcées vis-à-vis d’opérateurs publics de fret ferroviaire pour insuffisante ouverture à la concurrence ou abus de position dominante. Pour rappel, le régulateur français a rendu tout récemment une décision à ce sujet à l’encontre de Fret SNCF.

Mme Camille Selosse. Un cas concret me semble bien résumer le sujet. Avant l’été 2023, l’Autorité de régulation des transports (ART) a condamné SNCF Réseau à une amende de 2 millions d’euros. Cette affaire remonte à 2013. À l’époque, plusieurs opérateurs de fret avaient saisi l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) en faisant valoir qu’ils n’étaient pas convenablement informés lorsque des sillons étaient annulés. Jugeant cette plainte fondée, le régulateur avait demandé à SNCF Réseau d’informer les opérateurs « de manière systématique, précise et intelligible » des raisons pour lesquelles un sillon ne pouvait pas leur être attribué.

En 2019, les opérateurs ont déposé plainte pour non-respect de cette décision. Malgré une procédure en manquement suivie d’une mise en demeure, SNCF Réseau n’applique toujours pas la décision de l’Autorité de régulation. En fin d’année 2022, celle-ci transmet donc le dossier à sa commission des sanctions.

M. le président David Valence. Je précise que cette commission est très peu saisie, pour des raisons de quorum. Cette saisine était la première.

Mme Camille Selosse. Estimant que SNCF Réseau ne se conforme toujours pas aux décisions prises par l’Autorité, la commission des sanctions condamne l’opérateur public. SNCF Réseau décide de ne pas faire appel. Depuis lors, le nombre de sillons non ou mal justifiés a diminué significativement, passant de 14,5 % à 7,08 % entre 2013 et 2022. Cet exemple montre la lenteur des procédures et de la mise en application des décisions des autorités.

M. Gilles Dansart. Il a fallu quelques années à SNCF Réseau pour appréhender le nouveau contexte. La France a attendu le dernier moment pour libéraliser le marché, en 2006. De ce fait, l’appareil industriel n’était pas encore prêt, de même que le gestionnaire des infrastructures. RFF puis SNCF Réseau ont eu besoin de plusieurs années pour s’adapter.

L’Autorité de régulation, souvent vertement critiquée par les exécutifs pour son indépendance, a joué un rôle important dans la consolidation d’un système transparent et équitable.

En ce qui concerne les aides d’État, je peux témoigner que depuis 2006, tant la SNCF que les structures de l’exécutif ont constamment fait preuve d’une mise à distance, voire d’un certain mépris, envers le risque de sanction de la Commission européenne. Les aides plus ou moins déguisées se sont accumulées, dans l’espoir de gagner du temps et de faire oublier le dossier. Ce discours m’a été tenu à plusieurs reprises et de manière extrêmement claire, lorsque j’ai été saisi de ces questions suite aux inquiétudes exprimées par les concurrents. C’est donc sciemment que la France s’est exposée au risque d’une sanction européenne. Les recapitalisations et versements d’aides au profit de la SNCF ont été opérés en connaissance de cause. D’ailleurs, l’État français a cherché à dissuader les concurrents ayant porté l’affaire devant les autorités européennes – avec succès, puisque la plupart d’entre eux ont décidé de retirer leur plainte.

Bref, la menace de sanction était encore tout à fait réelle il y a deux ans seulement. Il a fallu que l’ARAFER remette à Bruxelles un mémo éclairant, en 2015 ou 2016, pour que la Commission européenne décide d’approfondir la procédure contre la France. Mes souvenirs sur ce point sont très clairs : il y a bien une permanence de l’infraction depuis 2006. Comme souvent, nous sommes Français à Paris, Européens à Bruxelles, mais les connexions tendent à se désactiver dans le Thalys !

Aussi lourde soit-elle, la sanction prononcée à l’encontre de Fret SNCF n’a rien de surprenant si l’on considère l’attitude des pouvoirs publics depuis 2006.

M. Vincent Doumayrou. Sans être spécialiste, je peux apporter des précisions sur le contentieux similaire ouvert à l’encontre de DB Cargo, filiale de la Deutsche Bahn. Malgré la perte de trafic et le déficit enregistrés par DB Cargo, la Deutsche Bahn reste rentable. Sa filiale routière Schenker génère d’ailleurs la moitié de son chiffre d’affaires.

Pendant plusieurs années, la Commission européenne était opposée à l’intégration de la branche réseau au sein de la holding. Mais l’Allemagne a défendu farouchement ce montage, arguant de son efficacité. Malgré la présence de trois cents opérateurs, le système ferroviaire allemand reste relativement bien intégré.

M. Gilles Dansart. J’ajoute que la sanction infligée à l’Allemagne est plus faible que celle visant Fret SNCF, car les reproches adressés à la Deutsche Bahn sont moins importants que ceux concernant la France.

Il existe différents moyens pour défendre un monopole. S’il est question de la libéralisation du transport ferroviaire en France, et particulièrement du TER, la SNCF se défend manifestement avec des armes loyales. Elle a d’ailleurs remporté deux appels d’offres sur trois. Avant la libéralisation de 2006, nous n’avons pas envisagé la possibilité que Fret SNCF puisse se défendre dans un marché ouvert avec une réelle efficacité industrielle. Nous avons préféré recourir à diverses mesures telles que des recapitalisations, mais ces procédés n’étaient pas loyaux au regard des textes européens.

M. le président David Valence. Je peux témoigner que l’ouverture à la concurrence du transport de voyageurs a été préparée avec beaucoup de soin par le groupe public ferroviaire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Monsieur Doumayrou, vous nous avez communiqué des données chiffrées sur l’évolution des tonnages de marchandises transportées. D’après vous, l’attrition du fret ferroviaire aurait débuté à la fin des années 1980, sachant que les années 1985-1990 marquent la fin de la libéralisation totale de la route. Y voyez-vous, a fortiori, une accélération définitive de la concurrence intermodale ?

Par ailleurs, vous affirmez qu’en six ans, le fret a connu un effondrement comparable à la baisse qu’il a subie durant les vingt-cinq années précédentes. Pourriez-vous développer cette affirmation ?

Monsieur Dansart, vous avez été témoin, en 2013 encore, du cynisme de responsables ferroviaires exhortant à « laisser les marchandises aller sur la route ». Pis : selon vous, entre 2007 et 2019, les responsables de la SNCF et les responsables politiques ont sciemment « mis à distance », « méprisé » les risques auxquels la France pouvait être confrontée au titre des entreprises de recapitalisation ou d’aides au fret ferroviaire. Pourriez-vous, pour l’ensemble de la période concernée, nous apporter des précisions sur les échanges ou les affirmations vous permettant une telle assertion ?

Madame Selosse, dans vos investigations de terrain, que vous disent les opérateurs et les chargeurs, au-delà des communiqués de presse, sur la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui Fret SNCF ?

Monsieur de Kemmeter, j’ai bien entendu votre sentiment sur vos amis français. « Les textes européens ne conviennent jamais à la France », dites-vous en substance. Vous affirmez également qu’il existe des pays européens plus accueillants que la France pour les trains. Vous prenez l’exemple de la ville de Hambourg, qui serait parvenue à porter à 30 % la part du fret ferroviaire grâce à l’acquisition d’une entreprise ferroviaire.

Or, depuis 2014, les grands ports français disposent de la faculté de gestion des voies ferrées sur le domaine portuaire. Un ancien ministre a évoqué devant nous le port de La Rochelle. À l’exception de Dunkerque, qui est un cas singulier, comment expliquer que des ports tels que Le Havre ou Marseille, qui possèdent cette faculté de choix, présentent des taux de fret ferroviaire attristants, de l’ordre de 5 à 10 % ?

M. le président David Valence. Je précise que notre pouvoir d’investigation vis‑à‑vis de l’ensemble des personnes auditionnées va de pair avec la garantie d’un autre droit fondamental pour les journalistes, celui de la protection des sources.

M. Gilles Dansart. La question de la protection des sources est essentielle et il n’est pas question de trahir la confiance d’interlocuteurs qui contribuent « off the record » à éclairer certains pans de l’histoire. Ayant la chance de travailler dans le secteur depuis 1999, j’ai construit des relations particulières qui me permettent d’établir la véracité de certaines informations – parfois avec beaucoup de recul.

Récemment, lorsque la SNCF a décidé de produire elle-même son électricité photovoltaïque, plusieurs interlocuteurs m’ont rappelé que la Société hydro-électrique du midi (SHEM) avait été vendue par la SNCF pour acheter des locomotives de fret. Cet exemple montre bien que le passé est important pour la compréhension de certains mécanismes.

Pour en revenir à la question de M. le rapporteur, j’ai déjà écrit ce que je déclare aujourd’hui. Je ne révèle donc pas d’information nouvelle. Si vous le souhaitez, je pourrai vous fournir des articles plus conséquents sur les mécanismes du fret ferroviaire. Si la question vise à savoir dans quels cénacles ces attitudes ont pu se manifester, je répondrai que ces comportements sont pour partie liés à la nature et à l’impact de la décision politique dans notre pays. Pour ce qui est du fret ferroviaire, le schéma est le suivant : identification du risque social – grèves et autres manifestations –, identification du risque médiatique consécutif pour la puissance exécutive, influence de la SNCF pour que les aides de l’État la dispensent d’un aggiornamento interne sur la situation du fret. Quand de tels dossiers arrivent dans un cabinet ministériel, à Matignon ou encore à l’Élysée, ils se traduisent rapidement par des injonctions politiques balayant toutes les réserves des services administratifs et juridiques sur le risque encouru.

Une anecdote publique illustre bien cette réalité. Dans une interview, à Aytré, Mme Ségolène Royal m’avait expliqué que la région Poitou-Charentes allait commander des TER Alstom. J’avais alors exprimé mon étonnement, en rappelant qu’il existe des procédures d’appels d’offres publics. Elle m’avait répondu : « Oui, c’est vrai. On respectera les formes. » Ces propos, tenus durant une interview, ont été retranscrits tels quels.

Cet exemple montre bien que l’injonction publique prend souvent le dessus sur les règles, même si ces dernières sont signalées par des services. Ce mécanisme d’évaluation du risque politico-socio-médiatique tend à l’emporter sur toute autre considération et peut amener la puissance publique à enfreindre des règles élémentaires.

M. Vincent Doumayrou. La fin des années 1980 est marquée par un vent de libéralisme, avec l’Acte unique européen de 1986 et la libéralisation du transport aérien et routier. La France a également développé son réseau autoroutier pour tenter de rattraper le retard pris sur l’Italie et l’Allemagne. Cette époque fut aussi celle de la tertiarisation de l’économie française et du modèle de « l’entreprise sans usines ».

Il existe une forte interaction entre le mode de production, la structure de l’habitat et des lieux de production, et les moyens de transport. Il va de soi qu’après la chute du mur de Berlin, le transport ferroviaire s’est effondré dans les ex-pays de l’Est. Cependant, la Russie reste l’un des plus gros transporteurs ferroviaires au monde.

Le développement d’unités de production plus légères, l’étalement de l’habitat, l’amélioration du maillage du réseau autoroutier et la libéralisation des transports sont tout à fait concomitants.

J’en viens, monsieur le rapporteur, à votre question sur l’effondrement du fret. La France est un pays de tradition centraliste et étatique, à la différence de l’Allemagne. Dans ce pays, lorsque l’opérateur public se désengage, il existe des opérateurs ferroviaires privés à même de capter le trafic perdu. C’est un héritage historique. La France, au contraire, du fait de sa tradition étatique, ne possède pas le même tissu de petites et moyennes entreprises (PME) que l’Allemagne. Quand l’État se retire, le secteur privé peine à reprendre l’activité. Dans le cas d’espèce, c’est manifestement ce qui s’est produit.

M. Gilles Dansart. Alors que le fret subissait un recul de 55 à 40 milliards de tonnes-kilomètres entre 2000 et 2006, les projections optimistes se multipliaient. M. Jean‑Claude Gayssot, ministre de l’équipement, des transports et du logement, annonçait sa volonté d’atteindre 100 milliards de tonnes-kilomètres. L’engagement réaffirmé par la puissance politique était donc entièrement décorrélé de la réalité. Malgré les slogans politiques et les dépenses publiques, le groupe SNCF n’était pas mis en situation d’entreprendre sa modernisation. De fait, il n’y avait pas de prise de conscience, au sein de la SNCF, des moyens humains, technologiques, financiers et organisationnels à mettre en œuvre. Je me souviens d’échanges avec le président Gallois : désespéré de la situation, il n’était pas vraiment décisionnaire et n’a donc pas pu enclencher les transformations nécessaires.

Je me demande si, finalement, ce ne sont pas la profusion d’objectifs et les éléments de langage publics qui ont empêché la prise de conscience managériale et stratégique de la priorité à donner au fret ferroviaire.

M. Frédéric de Kemmeter. J’espère ne pas avoir été trop dur, monsieur le rapporteur. Pourquoi l’Europe du Nord est-elle si décentralisée et la France si centralisée ? Ces réalités sont le fruit de l’histoire et ne peuvent pas être modifiées.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, tous les ports d’Europe du Nord appartiennent aux villes. C’est le cas de Rotterdam, d’Anvers ou de Hambourg. Ces villes choisissent elles-mêmes leurs opérateurs. Les chiffres sont éloquents : 173 trains par jour circulent à Anvers, sous la houlette de 11 opérateurs. Il s’agit d’un choix lié à la conviction que les services – publics ou non – peuvent être exploités par d’autres opérateurs, sans avoir besoin d’injonctions du sommet. Il me semble que ce phénomène a été décrit par Gilles Dansart et Vincent Doumayrou. C’est une particularité propre à la France, inconnue aux Pays-Bas ou en Scandinavie.

M. le président David Valence. Madame Selosse, quels sont les avis des chargeurs sur le risque de contentieux avéré avec l’ouverture de l’enquête approfondie en janvier, et depuis l’annonce du plan en mai ?

Mme Camille Selosse. Ma réponse ne trahira aucun secret, d’autant que certains acteurs du secteur n’hésitent pas à dire publiquement ce qu’ils pensent. La concurrence avec le transport routier constitue une thématique récurrente des échanges. La question de l’écotaxe, par exemple, est évoquée très fréquemment.

Depuis quelques années, le secteur du fret connaît des hauts et des bas. J’ai pu percevoir, lors de la création de l’Alliance 4F, un certain élan d’enthousiasme et d’optimisme qui est rapidement retombé. Les acteurs ont le sentiment d’être perpétuellement en crise : crise sanitaire, guerre en Ukraine, crises sociales, etc. Tantôt le contexte d’urgence climatique semble jouer en leur faveur, tantôt le fret ferroviaire cesse d’être au cœur des préoccupations.

Plus généralement, je constate que le temps politique est parfois en décalage avec les attentes. Il peut s’écouler plusieurs années entre l’annonce d’une stratégie, son financement et sa mise en œuvre. Le fait n’est pas propre au secteur ferroviaire mais les acteurs déplorent ces écarts de temporalité.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Madame Selosse, vous avez affirmé que la baisse d’activité était tangible au second semestre 2022 et au début de l’année 2023. Ce point n’avait pas encore été mis en avant. Les personnes auditionnées auparavant ont fait état du faible redressement opéré, sans parler de ce retournement de situation. Pouvez-vous nous communiquer des chiffres sur cette évolution ?

Monsieur Dansart, vous nous avez expliqué l’ouverture du contentieux auprès de la Commission européenne. Nous savons que des concurrents ont porté plainte. Vous avez aussi évoqué le rôle de l’ARAFER : que faut-il comprendre par là ?

Enfin, je rappelle que le plan de discontinuité est à l’origine de cette commission d’enquête. Pensez-vous que ce plan est équilibré, et quels sont, d’après vous, les risques de report modal immédiat s’agissant des vingt-trois flux concernés ?

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). Je souhaiterais aborder le modèle économique de Railcoop, qui est un cas d’école en matière de libéralisation du transport ferroviaire. Société créée par des citoyens en 2019 afin de compenser le déficit de l’offre ferroviaire proposée par l’État, elle compte 14 000 sociétaires. Sur son site internet, Railcoop écrit : « La libéralisation du rail serait une opportunité pour développer de nouveaux services sur tous les territoires. »

Railcoop est parvenue à lever près de 8 millions d’euros dépendant essentiellement de capitaux privés, dont 10 % issus de collectivités territoriales. En 2022, le fret est la seule source de revenus propres de cette coopérative, et permet de dégager 120 000 euros, tandis que sa masse salariale est évaluée à 680 000 euros. En avril 2023, la coopérative a dû se résoudre à abandonner sa ligne de fret de marchandises entre Capdenac-Gare, en Aveyron, et Saint-Jory, en Haute-Garonne. Ce cas est une démonstration de la nécessité de la puissance publique dans la planification des transports ferroviaires face à la concurrence. Quel est votre avis, en tant que journalistes spécialisés, sur l’échec de Railcoop ?

Mme Camille Selosse. Les chiffres de l’année 2022 sont tirés d’un rapport public de l’ART publié en juillet dernier. L’Autorité de régulation remplit aussi un rôle d’observateur du marché et produit à ce titre de nombreux chiffres et graphiques. Dans son rapport de juillet dernier, l’ART écrit : « Après une reprise marquée en 2021, l’activité fret se contracte à nouveau en 2022 de 1 % (en tonnes-kilomètres), sous le niveau observé de 2017. En dépit d’une hausse au premier semestre, le transport ferroviaire de marchandises a chuté en fin d’année, dans un contexte de hausse des prix de l’énergie : 88 % des trains-kilomètres en décembre 2022 par rapport à décembre 2021. » Le graphique fait apparaître une baisse très nette à partir de juillet 2022.

Pour l’année 2023, le chiffre que je vous ai communiqué m’a été transmis par M. Raphaël Doutrebente, président de 4F. Ce dernier évoque une baisse de 19,6 % pour le transport conventionnel et de 25,3 % pour le combiné.

M. Gilles Dansart. Cette baisse est largement due au conflit sur les retraites, qui a bloqué de nombreux trains.

J’en viens à votre question, monsieur le député, sur le rôle de l’ARAFER dans l’épisode évoqué. Au moment où une énième aide de l’État à Fret SNCF était étudiée, le président de l’ARAFER, M. Pierre Cardo, a averti le Gouvernement que cette intervention serait très certainement incompatible avec le droit européen. En l’absence de réponse du Gouvernement, il a rédigé un mémo sur cette aide puis l’a adressé à la Commission européenne. C’est cette saisine qui a justifié la décision de Bruxelles, puisque les concurrents avaient pour leur part retiré leurs plaintes, « sous de fortes pressions » pour reprendre leurs déclarations.

M. le président David Valence. Je me permets de vous interrompre pour insister sur l’importance de vos explications. C’est la première fois que se trouve ici retracé le mécanisme exact ayant abouti à l’enquête approfondie, sur la base d’un document transmis par le régulateur français indépendant.

M. Gilles Dansart. Tout à fait.

S’agissant des vingt-trois lignes, je ne peux pas dresser de pronostics. J’entends toutefois les opérateurs alternatifs, qui s’empressent d’étudier le modèle économique de chacun des contrats. Ils considèrent qu’une partie d’entre eux ont été pris à perte par Fret SNCF et seraient donc difficiles à reprendre dans ces conditions. En revanche, ils seraient prêts à exploiter d’autres contrats opérés jusqu’alors par Fret SNCF. Enfin, les contrats restants pourraient être repris pour être sous-traités, comme le permettent les dispositions européennes. Je ne pense pas que ces contrats entraîneront des pertes, car certains sont excellents. Les dossiers sont en cours d’analyse chez les opérateurs.

Le problème de Railcoop est sa sous-capitalisation par rapport aux investissements ferroviaires nécessaires, notamment en matériel roulant. Le règlement européen REACH interdit en effet à la SNCF de louer ou revendre son matériel roulant en raison de la présence d’amiante, alors qu’elle-même peut continuer à le faire rouler. De ce fait, Railcoop peine à trouver du matériel. Puisqu’elle n’est pas en capacité d’acquérir des équipements neufs, elle n’a pas d’autre choix que de rénover du matériel existant – une tâche à la fois longue et coûteuse.

Railcoop a fait le choix de s’orienter d’abord vers le fret, notamment pour obtenir ses certificats d’exploitation et de sécurité. Mais l’exploitation d’une seule ligne n’est pas suffisante pour amortir les coûts fixes. Railcoop s’est donc efforcée de développer un modèle original d’open access subventionné : l’opérateur privé assume des risques, mais attend en retour des garanties bancaires des collectivités locales ou de l’État sur ses investissements. L’État n’a pas souhaité s’engager dans ce modèle, et si l’Occitanie soutient Railcoop, la Nouvelle Aquitaine est réticente à garantir des emprunts sur le long terme. Il faudra donc compter sur un investisseur prêt à accompagner Railcoop dans ce cap difficile, de manière à rénover les rames puis à envisager la mise en exploitation d’ici un an et demi.

M. le président David Valence. Le département du Lot, le département de l’Allier et la région Grand Est détiennent en effet une partie du capital de Railcoop.

M. Gilles Dansart. Railcoop a sollicité les collectivités pour l’ouverture d’un certain nombre de lignes dans toute la France. Elle reste néanmoins lourdement handicapée par l’insuffisance de ses moyens capitalistiques et par son incapacité à disposer de matériel en location à bas prix.

M. Vincent Doumayrou. Dans le modèle de Railcoop, il est difficile de rentabiliser les coûts fixes compte tenu du très faible nombre d’unités. Manifestement, cette entreprise n’est pas parvenue à trouver le point d’équilibre financier.

Dans la concurrence en accès ouvert, un opérateur comme Trenitalia fait circuler des trains sur l’axe Paris-Lyon-Milan, déjà emprunté par les TGV de la SNCF. Cette concurrence risque d’accroître la polarisation des circulations sur les lignes les plus fréquentées.

Pour sa part, Railcoop envisage de développer une ligne transversale Bordeaux-Lyon passant par le Massif central – un axe entièrement délaissé par la SNCF. Je reste sceptique quant au potentiel transportable sur ce parcours, d’autant que les fréquences annoncées sont faibles.

M. Gilles Dansart. La stratégie de Railcoop est celle d’un alpiniste qui envisage l’ascension de l’Everest avant d’avoir gravi le Mont-Blanc. L’axe Bordeaux-Lyon présente de multiples difficultés techniques, notamment des retournements, et un nombre limité de voyageurs.

M. Vincent Doumayrou. Alexandra de Bézieux avait remarqué que la très faible part modale du train (2 %) dans certaines régions offrait un excellent potentiel de progression pour le transport de voyageurs. Mais la faible présence du train dans ces régions constitue aussi un obstacle, puisque la population a perdu l’habitude de ce mode de transport.

M. Frédéric de Kemmeter. Il va de soi que le modèle coopératif est incompatible avec le chemin de fer, qui est beaucoup trop capitalistique. Un caisson de train neuf coûte près de 1 million d’euros.

 


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21.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État (20 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État.

Depuis sa transformation en société anonyme, la SNCF est entrée dans le portefeuille de l’Agence des participations de l’État (APE), ce qui vous confère, monsieur le commissaire, un rôle et un pouvoir importants dans le pilotage des évolutions du groupe. Nous souhaitons donc recueillir votre témoignage sur la façon dont vous exercez ce rôle et ce pouvoir, sur votre vision de la stratégie adoptée pour le groupe, sur la procédure engagée par la Commission européenne en janvier 2023 à l’encontre de Fret SNCF, et enfin sur le plan de discontinuité élaboré par le Gouvernement pour tenter d’y répondre.

Nous serons également amenés à vous poser des questions sur le contrat de performance de SNCF Réseau, puisque ce sujet a été abordé à de nombreuses reprises dans cette commission d’enquête, et sur ses effets pour le fret ferroviaire. Je crois savoir que le fret n’est pas au cœur de ce document, mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet. Nous aborderons également la dette et la structure juridique de la SNCF.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête parlementaire de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Alexis Zajdenweber prête serment).

M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État. Cette audition me donne l’occasion de présenter le rôle de l’État actionnaire, dont l’objectif est de s’inscrire dans la politique publique de soutien au fret ferroviaire et de se focaliser sur la situation de Fret SNCF à la suite de l’ouverture par la Commission européenne, en janvier 2023, d’une procédure pour aide d’État illégale présumée.

L’Agence des participations de l’État remplit les missions de l’État actionnaire, sous l’autorité du ministre en charge de l’économie. L’État actionnaire met en œuvre les priorités stratégiques du Gouvernement, dans le double respect des politiques sectorielles – en l’occurrence, celles des transports – et de la défense des intérêts patrimoniaux de la nation. Il accompagne également les entreprises dont les portefeuilles sont stratégiques, à l’instar de la SNCF, dans leurs missions d’intérêt général.

Le groupe public SNCF est détenu à 100 % par l’État et fait partie des plus grandes entreprises du portefeuille de notre agence. À ce titre, l’Agence des participations de l’État a été associée, aux côtés du ministère des transports, aux discussions conduites par les autorités françaises avec la Commission européenne, sous la coordination du secrétaire général pour les affaires européennes.

Par ailleurs, depuis novembre 2022, je siège en tant qu’administrateur représentant l’État au conseil d’administration du groupe SNCF. J’y porte la position de l’État actionnaire auprès de l’entreprise.

Dans mon propos, j’aborderai les quatre points suivants : la priorité accordée par l’État au fret ferroviaire, qui est déclinée par l’APE dans sa politique d’actionnaire ; la procédure ouverte par la Commission européenne, qui a conduit l’État et la SNCF à envisager un projet de transformation viable pour l’activité de fret ferroviaire de la SNCF ; les grands principes du projet dit « de discontinuité », retenu comme la meilleure solution – malgré maintes difficultés – pour maintenir une activité pérenne de fret ferroviaire au sein du groupe SNCF ; les prochaines étapes pour l’accompagnement par l’État actionnaire du groupe SNCF dans cette transformation.

La décarbonation et la nécessité d’affronter le changement climatique occupent une place croissante dans les missions de l’Agence, sur l’ensemble de son portefeuille. À cet égard, le fret ferroviaire constitue un levier déterminant pour la décarbonation du transport de marchandises.

Le secteur des transports représente 30 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la France, et plus d’un tiers de ces émissions est produit par le transport terrestre de marchandises. Le fret ferroviaire, pour sa part, est très faiblement émetteur de CO2, et c’est pourquoi l’Agence entend encourager ce mode de transport.

Le Gouvernement et le Parlement se sont donné pour objectif de doubler la part modale du fret ferroviaire à l’horizon 2030, pour atteindre 18 % de marchandises transportées sur le rail. Cet objectif, inscrit dans la loi Climat et résilience de 2021, est crucial pour mener à bien notre transition énergétique.

En s’appuyant sur le diagnostic posé par le ministère des transports dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, l’action menée par l’État depuis plusieurs années vise à contrecarrer le recul de la part modale du fret ferroviaire en France. Les aides au fonctionnement ont été revues à la hausse à l’occasion du plan de relance lié à la crise du covid-19, et continueront d’augmenter pour atteindre 330 millions d’euros par an sur la période 2025-2030. Tel est l’engagement pris par le Gouvernement. En plus de ce soutien au fonctionnement, un programme d’investissement spécifique pour le fret d’un montant de 4 milliards d’euros a été annoncé par le ministre des transports. Il s’étalera entre 2023 et 2032.

Cette action volontariste montre déjà de premiers résultats concrets. La part modale du fret ferroviaire est repartie à la hausse, et elle a atteint en 2021 son plus haut niveau depuis 2017, à 10,7 %. Nous considérons qu’il s’agit d’un tournant et d’un signe encourageant confirmant la pertinence de l’action de l’État en la matière.

La politique de soutien au fret ferroviaire s’inscrit dans une stratégie plus large de développement du transport ferroviaire français, que nous déclinons évidemment en tant qu’actionnaire. La grande réforme intitulée « Pour un nouveau pacte ferroviaire » a été votée en 2018 et mise en œuvre en 2020. Elle a conduit l’État à soutenir activement le transport ferroviaire, avec la reprise de 35 milliards d’euros de dette de SNCF Réseau, qui a permis l’augmentation substantielle des investissements dans le réseau ferré national.

À l’occasion de cette réforme, les anciens EPIC ont été transformés en sociétés. Selon notre analyse, cette évolution a permis au groupe SNCF de gagner en agilité, de renforcer son intégration, de trouver des leviers facilitant le pilotage stratégique et financier, et in fine de produire des résultats.

Outre cette reprise de dette et cette transformation, l’État a apporté au secteur ferroviaire un soutien massif de 4,7 milliards d’euros dans le cadre du plan de relance – principalement via une augmentation de capital du groupe SNCF mise en œuvre par l’APE à hauteur de 4 milliards d’euros environ.

En février 2023, la Première ministre a également annoncé, à l’occasion du plan d’avenir pour les transports, des investissements très significatifs pour la régénération et la modernisation du réseau ferroviaire à l’horizon 2040.

Tous ces éléments constituent un soutien massif de l’État. Ils combinent les efforts de l’actionnaire et ceux de la SNCF et de l’ensemble de ses personnels. Ces derniers ont été fructueux, puisque le groupe SNCF est parvenu à redresser sa trajectoire financière et à atteindre dès 2022 les objectifs fixés par la réforme.

L’équilibre économique qu’a trouvé la SNCF s’accompagne d’un niveau élevé d’investissements : ces derniers n’ont pas été sacrifiés pour atteindre l’équilibre financier. Quelque 10 milliards d’euros d’investissements ont été mobilisés en 2022. Dans le même temps, l’activité a progressé pour dépasser le niveau antérieur à la crise sanitaire. Elle répond à la demande de train et à l’intérêt de nos concitoyens pour ce mode de transport.

J’en viens au dossier ouvert par la Commission européenne. Les premières discussions informelles avec Bruxelles ont commencé en réalité dès le début de l’année 2017. Elles se sont principalement déroulées entre les autorités françaises et la Commission, avec, le cas échéant, la SNCF.

Je tiens à souligner que les aides visées par la procédure concernent la période 2007‑2019. Ce ne sont ni la réforme ferroviaire ni la filialisation de Fret SNCF à partir du 1er janvier 2020 qui ont déclenché la procédure et conduit la Commission européenne à se pencher sur ces aides.

Au cours de ces échanges, l’État a défendu le comportement d’« investisseur avisé » de la SNCF, qui s’est positionnée en actionnaire de long terme pour développer son activité de fret ferroviaire. Toutefois, cette longue phase d’échanges n’a pas permis d’éviter l’ouverture d’une procédure, ni de convaincre la Commission européenne qu’il n’y a pas eu d’aides d’État illégales dans cette affaire.

Le 18 janvier 2023, une enquête a donc été ouverte par la Commission. C’est parce que nous estimions que cette procédure constituait un risque pour Fret SNCF que nous avons dû collectivement trouver une solution alternative. Les autorités françaises, avec l’appui du groupe SNCF, ont mené cet exercice complexe. La solution que nous avons trouvée est certes difficile, mais peut être considérée comme la meilleure possible au regard des contraintes en jeu.

Cette solution, qualifiée de discontinuité, de Fret SNCF, consiste à poursuivre l’activité des trains mutualisés, mais sous la houlette d’une nouvelle entreprise, qui restera contrôlée par le groupe SNCF.

L’enquête formelle ouverte par la Commission européenne pour aides d’État illégales présumées constitue selon nous un risque existentiel pour la SNCF. Nous partageons évidemment l’analyse de risques présentée par le ministre des transports. Nous estimons qu’en cas de décision négative constatant que les mesures visées sont incompatibles avec le droit encadrant les aides d’État, la Commission pourrait ordonner la récupération de ces aides auprès de Fret SNCF. Compte tenu de l’ampleur des montants en jeu – plus de 5 milliards d’euros –, ces opérations conduiraient à une liquidation judiciaire brutale et à la disparition de l’activité de Fret SNCF.

Il est de notre responsabilité d’actionnaire d’assurer la pérennité de l’activité de fret ferroviaire de la SNCF et de préserver les 5 000 emplois concernés. Cette vision, qui est celle de l’ensemble des pouvoirs publics, est partagée par la Première ministre, par le ministre des transports et par le ministre de l’économie. Nous ne pouvions prendre le risque de voir disparaître cette activité.

Nous avons besoin d’un acteur de fret ferroviaire de premier plan pour accompagner la relance du fret ferroviaire et la décarbonation. La SNCF dispose d’un savoir-faire précieux dans le transport de marchandises par le rail et il me semble impératif que le groupe reste diversifié et actif dans le secteur du fret.

En tant qu’État actionnaire, nous partageons avec le ministère des transports certaines lignes rouges ayant guidé les échanges avec la Commission européenne, et que nous jugeons respectées : assurer la viabilité des entreprises qui succéderont à Fret SNCF ; préserver le caractère public de l’activité ; éviter le report modal et le retour vers la route ; écarter tout licenciement.

La solution de discontinuité présentée à la Commission européenne devrait nous permettre d’éviter une décision négative de récupération d’aides, tout en respectant les impératifs fixés. Je voudrais en rappeler les principales mesures.

D’une part, Fret SNCF devra abandonner son activité de trains dédiés, mais une nouvelle entreprise ferroviaire publique opérant dans le secteur des trains mutualisés lui succédera et restera au sein du groupe SNCF. La spécificité du modèle de Fret SNCF est donc préservée. Je précise qu’une activité de trains dédiés est plus simple à opérer qu’une activité de trains mutualisés. Elle est moins exposée à la concurrence avec la route. L’abandon de ces flux se présentait donc comme la solution induisant le moins de risques de report modal vers la route.

D’autre part, Fret SNCF devra céder une partie de ses actifs pour faciliter la reprise des activités de trains dédiés par d’autres opérateurs ferroviaires. Une nouvelle entreprise chargée de la maintenance sera également créée. Elle sera, elle aussi, rattachée au groupe SNCF. Enfin, la SNCF procédera à une ouverture du capital des nouvelles entreprises concernées. Cette opération ne consiste pas en une privatisation, puisque le ou les partenaires qui entreront au capital pourront être publics et resteront minoritaires.

Une fois la discontinuité définitivement engagée, la Commission européenne pourra constater que l’entité Fret SNCF, bénéficiaire des aides illégales présumées, n’existe plus sous sa forme initiale. Par conséquent, les entreprises qui succéderaient à Fret SNCF ne seraient pas enjointes de rembourser les aides perçues.

S’agissant des étapes à venir, l’État actionnaire accompagnera bien évidemment la mise en œuvre du schéma de discontinuité, tout en veillant à ses intérêts stratégiques et patrimoniaux. Je porterai une attention particulière à l’opération d’ouverture du capital, qui est un moment clé de la réorganisation à venir. Nous soutiendrons le groupe SNCF dans la recherche de partenaires minoritaires, en veillant à ce qu’ils soient alignés avec les objectifs stratégiques du groupe et avec les priorités du Gouvernement, en particulier la volonté d’augmenter la part modale du fret ferroviaire. Enfin, je serai attentif à la soutenabilité des nouvelles sociétés créées. C’est une condition essentielle à la conduite de cette transformation, pour le groupe, pour l’État, mais aussi pour la Commission européenne.

Fret SNCF a déployé des efforts conséquents au cours des dernières années, qui ont déjà permis de redresser l’entreprise, avec l’aide de l’État. Nous nous inscrirons dans la continuité de cette dynamique.

Le développement du fret ferroviaire, en particulier au sein du groupe public SNCF, reste notre priorité. Nous accompagnerons cette transformation cruciale pour la pérennité de cette activité au sein de la SNCF.

M. le président David Valence. Je voudrais revenir sur le statut juridique et la transformation opérée par la loi pour un nouveau pacte ferroviaire d’un ensemble d’EPIC à un ensemble de sociétés anonymes entièrement publiques et non cotées. En quoi cette transformation a-t-elle modifié le rôle de l’APE dans le pilotage effectif de la SNCF et dans le dialogue avec cette entreprise publique ?

D’après certains collègues, cette transformation aurait exposé la SNCF à un risque accru de contentieux européen – même si aucune des personnes auditionnées ici, à l’exception peut-être des organisations syndicales entendues hier, n’a apporté d’éléments concrets à l’appui de cette thèse.

Vous indiquez que les premières discussions auxquelles vous avez été associé avec la Commission européenne datent de début 2017, ce qui suggère qu’un travail continu aurait été mené sur ce dossier entre 2013 et 2023. Pouvez-vous étayer cette notion de travail continu en nous faisant part du nombre et de la fréquence de réunions et des échanges tenus dans ce cadre ?

Dans notre audition précédente, des journalistes spécialistes des transports ont avancé l’idée que la poursuite de l’enquête approfondie ouverte le 18 janvier 2023 tenait à un document transmis par l’Autorité de régulation des transports à la Commission européenne dans le cadre de la procédure engagée en 2016 – et ce, alors même que les concurrents avaient retiré leurs plaintes suite à des pressions du groupe ferroviaire ou d’autres acteurs. À votre connaissance, cette information est-elle avérée ?

Enfin, si le Gouvernement français avait choisi d’attendre la fin des dix-huit mois de procédure, s’exposant à une décision analogue à celle prononcée contre l’opérateur de fret roumain, ou si le plan de discontinuité était jugé insuffisant par la Commission européenne, à qui le montant de 5,3 milliards d’euros devrait-il être remboursé ?

M. Alexis Zajdenweber. Le nouveau pacte ferroviaire et la réforme mise en œuvre en 2020 ont effectivement conduit au changement du statut juridique des établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) qui constituaient un groupe ferroviaire unifié, doté de grandes filiales. L’Agence des participations de l’État était déjà en charge du suivi des EPIC. Son périmètre d’action est défini par un décret pris en application d’une ordonnance. Nous pouvons être amenés à suivre des entités qui n’ont pas la forme d’une société, à l’instar de la RATP. L’APE est membre des instances de gouvernance. Elle n’est pas astreinte à suivre exclusivement des sociétés par actions, quand bien même elle représente l’État actionnaire.

Ceci étant dit, il est vrai que la réforme a introduit un changement dans la structure de la gouvernance. Nous étions présents au conseil d’administration, mais cet organe ainsi que la structure générale du groupe ont évolué. Notre présence dans les instances de gouvernance des différentes entités filiales a également été modifiée. Cette structure traduisait une volonté de donner à la tête du groupe un rôle de pilotage et une capacité de maîtrise. C’est ce qui justifiait notre présence au conseil d’administration de SNCF SA.

De notre point de vue, il est clair que ce changement de forme sociale et cette réorganisation n’ont pas joué de rôle dans l’appréciation par la Commission européenne de la réalité des aides. L’examen de ce dossier est antérieur à la réorganisation du groupe, de même que l’essentiel des aides ou des flux financiers visés. Pour nous, le risque d’une décision négative de la Commission existe dès lors qu’elle se penche sur le dossier. Même si son appréciation peut varier au gré des circonstances, ce risque était bien présent dès le début. La réforme de 2018 n’a pas eu d’impact sur cette appréciation.

S’agissant de la fréquence et de l’intensité des échanges avec la Commission européenne, je précise que j’ai pris mes fonctions il y a un an. Je n’ai donc pas connaissance de tout le travail réalisé au cours de la période précédente. Je pense toutefois que les échanges avec la Commission ont été denses. Comme toujours, ces discussions peuvent s’intensifier ou ralentir en fonction des circonstances, à commencer par la crise du covid-19. Les contacts sont aussi adaptés au rythme des demandes formulées par la Commission : il faut parfois rassembler de nombreux éléments pour être en mesure d’y répondre. De plus, les autorités françaises ont communiqué à la Commission un grand nombre de notes exprimant leur position, près d’une vingtaine au total. Encore une fois, la fréquence et l’intensité des échanges fluctuent en fonction de l’avancée des discussions, de la nature des sujets évoqués ou encore des informations à collecter pour étayer la position d’investisseur avisé de l’État français.

Enfin, vous m’avez demandé à qui seraient remboursées les aides illégales, si d’aventure la Commission décidait de nous soumettre à cette obligation. C’est une question compliquée, dont je ne connais pas la réponse, et je ne voudrais pas hasarder des conjectures. L’État a justement fait le choix de ne pas se retrouver dans cette position. Il est certain que ces sommes devraient être remboursées par Fret SNCF, qui serait dans l’incapacité de s’en acquitter et devrait donc être liquidée.

La responsabilité de l’exécution des décisions de remboursement pèse sur l’État. La logique voudrait que cette somme soit remboursée à la SNCF, mais rien ne garantit qu’in fine, la Commission n’exige le versement de ce montant à l’État lui-même, actionnaire à 100 % de l’opérateur. Au demeurant, il s’agit d’un scénario hypothétique que nous tenons à écarter et qui n’altère pas le fond de l’affaire : en tout état de cause, Fret SNCF se trouverait dans l’incapacité de rembourser ces aides, ce qui aboutirait à sa liquidation judiciaire.

M. le président David Valence. Je conçois qu’il soit difficile de répondre à cette question. Il est vrai qu’elle est moins prégnante dans une stratégie de discontinuité visant à réduire le risque à un niveau sinon inexistant, du moins résiduel. Néanmoins, la question du bénéficiaire du remboursement est tout à fait significative pour l’évaluation de l’opportunité du plan de discontinuité. Le risque ne serait pas moindre si le remboursement était opéré au profit du groupe ferroviaire : dans tous les cas, ces sommes ne pourraient revenir à Fret SNCF, pour les mêmes raisons que celles à l’origine de sa condamnation.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez évoqué des échanges continus, entre 2017 et 2023, entre l’État actionnaire et la Commission européenne. Ces rencontres ont‑elles donné lieu à des restitutions régulières et officialisées susceptibles d’être communiquées à cette commission d’enquête ?

Le ministre Jean-Baptiste Djebbari a fait état de sa position politique à l’égard de l’option de discontinuité qui lui avait été présentée. À votre connaissance, quand précisément l’hypothèse d’un plan de discontinuité ouvrant droit à un possible abandon de l’enquête a‑t‑elle été évoquée par nos interlocuteurs de la Commission européenne ?

Vous avez déclaré que vous exerciez un rôle central dans l’accompagnement de la nouvelle société créée à l’issue du plan de discontinuité. Avez-vous eu connaissance d’une quelconque étude d’impact démontrant la viabilité économique et sociale de cette future société ? Nous avons entendu ce matin un témoignage d’expert faisant état d’une baisse de productivité de dix points pour cette nouvelle société, dès sa naissance, et considérant comme « injouable » sa viabilité économique.

En outre, d’après une personne que nous venons d’entendre, l’État actionnaire aurait « sciemment » mis à distance, entre 2007 et 2019, les risques encourus avec la recapitalisation de Fret SNCF.

M. le président David Valence. La question porte sur la prise au sérieux du risque de contentieux. Une personne auditionnée a effectivement jugé que ce risque a été minimisé.

M. Alexis Zajdenweber. Permettez-moi d’abord, monsieur le président, de répondre à l’une de vos questions qui portait sur la mention, lors de l’audition précédente, de la transmission par l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) d’une décision à la Commission européenne. Je n’ai pas connaissance de cette information et je ne peux donc pas me prononcer sur son exactitude.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Il s’agit tout de même d’un élément majeur. La décision de la Commission européenne publiée le 14 avril 2023 indique ainsi : « Le 22 avril 2015, le régulateur ferroviaire français ARAF a adopté une décision dans laquelle il soulève un risque potentiel de subvention croisée au sein de la Société nationale des chemins de fer français, au profit de sa branche de fret ferroviaire SNCF. » Je présume que cette notification essentielle nous sera communiquée.

M. Alexis Zajdenweber. Je n’ai pas déclaré que les échanges s’étaient déroulés au niveau de l’État actionnaire. Les contacts informels entre la Commission européenne et les autorités françaises ne passent pas nécessairement par nos services. Ils sont coordonnés par le secrétaire général aux affaires européennes et donnent lieu à des notifications rédigées par les autorités françaises. Votre commission d’enquête pourra d’ailleurs consulter ces éléments. En tout état de cause, les discussions avec la Commission européenne ne sont pas nécessairement conduites par l’APE. Nous y sommes associés, au même titre que les ministères et, dans certains cas, la SNCF elle aussi.

En ce qui concerne le plan de discontinuité, je peux témoigner que dès l’instant où l’ouverture d’une enquête par la Commission européenne a été notifiée, au début de l’année 2023, une réflexion a été engagée pour trouver une solution, et le choix s’est finalement porté sur un plan de discontinuité. C’est à ce moment-là, dirais-je, que la phase active des réflexions a débuté. Eu égard à la situation de Fret SNCF et aux potentiels griefs, il est possible que ce sujet ait été évoqué à d’autres moments. Mais c’est après l’ouverture de l’enquête formelle de la Commission européenne, et en réponse à cette action, que le travail a été amorcé.

S’agissant de l’accompagnement des nouvelles sociétés, l’essentiel de l’information dont nous disposons nous est communiqué en tant que membre du conseil d’administration. Les plans d’affaires des filiales, qui ont été présentés au conseil d’administration du groupe SNCF, montrent la viabilité de ces activités – sous réserve qu’un certain nombre de conditions soient remplies, dont l’existence des aides mentionnées précédemment. J’ignore si ces plans d’affaires peuvent être qualifiés d’études d’impact. Il n’en reste pas moins qu’ils ont été présentés et expliqués au conseil d’administration de la SNCF, pour permettre au groupe de s’assurer de la viabilité des nouvelles entités.

Je ne me prononcerai pas sur l’expertise à laquelle vous avez fait référence, car je n’en ai pas connaissance. Comme je l’ai précisé, la gouvernance du groupe SNCF est pleinement convaincue de la viabilité des futures sociétés. Ce point vous a d’ailleurs été confirmé en audition par certains dirigeants du groupe.

Je ne pense pas que le risque de sanction de la Commission européenne ait été minimisé dans la période allant de 2017 à 2019, à partir du moment où les autorités européennes manifestent un intérêt pour ce dossier et entament des échanges avec l’État français. Ce risque a été perçu comme réel, même si les autorités françaises ont plaidé l’absence d’aides d’État illégales, faisant valoir que la SNCF soutenait l’activité de Fret SNCF comme l’aurait fait un actionnaire ou un investisseur avisé. Dès l’instant où les échanges avec la Commission européenne ont débuté, l’existence d’un risque était identifiée.

Pour ce qui est de la période antérieure à ces discussions, je préfère rester prudent et ne pas me prononcer.

M. le président David Valence. En résumé, c’est le résultat négatif persistant de Fret SNCF qui amène le groupe SNCF à compenser ses déficits, mais qui incite justement la Commission européenne à considérer que ce comportement n’est pas conforme à celui d’un investisseur avisé. Le fait est que ce déficit a perduré sur une longue période et qu’il a été compensé sur une longue période. La situation économique de Fret SNCF est donc le point de départ de la décision de la Commission européenne.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Comment appréciez-vous ce passage de la décision de la Commission : « La disparition du statut d’EPIC est notamment motivée, selon le rapporteur de la loi de 2018 à l’Assemblée nationale, par le souci de faire disparaître le risque juridique lié à ce statut au regard des règles d’aide européennes » ? Il est ici question d’un argument avancé par le ministre Jean-Baptiste Djebbari en 2018 : la disparition de l’EPIC serait due non pas à une loi, mais bien à une décision potentielle de la Commission européenne. Comment appréciez-vous ces déclarations au regard du calendrier ?

M. Alexis Zajdenweber. N’ayant pas assisté aux débats sur cette loi, j’ignore quels étaient les propos du rapporteur et l’intention du législateur. Je ne suis pas non plus en mesure de saisir l’allusion à laquelle vous avez fait référence, mais je ne suis pas certain qu’elle concerne la question des aides.

Le statut d’EPIC est sujet à débat depuis longtemps, car il est considéré par certains comme une forme d’aide d’État structurelle. À la différence d’une société à responsabilité limitée contrôlée par des actionnaires, l’EPIC est un établissement public – ce qui, d’une certaine manière, l’empêche de faire faillite.

Cette question, débattue depuis longtemps entre les autorités françaises et la Commission européenne, me paraît étrangère au sujet instruit par cette commission d’enquête. L’attention se porte ici sur les aides jugées illégales par la Commission européenne et sur le soutien de l’EPIC SNCF à son activité de fret, et non sur la compatibilité entre le statut d’EPIC et le droit communautaire. Encore une fois, j’émets une simple hypothèse crédible, puisque je ne connais pas les intentions du rapporteur ni celles de la commission.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je vous remercie de cette réponse : vous affirmez clairement qu’un EPIC ne peut pas faire faillite.

M. Alexis Zajdenweber. Je comprends l’idée du rapporteur, mais il ne faudrait pas en conclure qu’une activité comme celle de Fret SNCF est immune du droit encadrant les aides d’État, bien au contraire. La réforme ferroviaire et le changement de statut n’ont entraîné aucun changement quant au risque ou à la nature des possibles procédures engagées par la Commission européenne, ni quant aux conséquences de ces poursuites sur l’activité de Fret SNCF. C’était bien le sens de ma réponse, et j’espère ne pas avoir été mal compris.

M. Nicolas Sansu (GDR-NUPES). Connaissez-vous un autre EPIC visé par une procédure analogue de la Commission européenne ?

Au sein d’un groupe intégré, la consolidation des différentes activités – fret, transport de voyageurs, location de wagons ou de locomotives, etc. – permet d’éviter le déficit. Un groupe intégré peut-il tout de même faire l’objet d’une procédure de la Commission européenne ?

Vous affirmez que la réforme de 2018 n’est pas la cause du contentieux et n’a pas modifié l’appréciation de la Commission européenne. Comment expliquez-vous que l’évolution substantielle de la structure du groupe SNCF n’ait pas été assortie d’une purge du contentieux ? N’y a-t-il pas là une faillite du législateur et de l’exécutif ?

Le président Jean-Pierre Farandou nous a informés d’un durcissement, à l’automne 2022, dans les relations entre la Commission européenne et les représentants de la France. Avez-vous également ressenti ce durcissement dans les différentes réunions auxquelles vous avez pu participer ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?

Vous avez souligné que les deux sociétés vouées à remplacer Fret SNCF seraient publiques, mais ouvertes à d’autres partenaires, qui pourraient être publics. Nous pensons ici au modèle du groupe Caisse des dépôts. Néanmoins, une part du capital des futures sociétés pourrait être détenue par des actionnaires privés. Des chargeurs tels que Bouygues ou Eiffage seraient-ils susceptibles de devenir actionnaires de ces entités ?

Enfin, vous avez déclaré que le remboursement éventuel des 5,3 milliards d’euros – une somme qu’il conviendrait d’ailleurs de vérifier – serait effectué par Fret SNCF au profit du groupe SNCF, ou de l’État directement. Ne pensez-vous pas qu’un dispositif de prêt miroir serait envisageable dans le cas présent, et pourrait constituer une solution alternative au plan de discontinuité ?

M. Alexis Zajdenweber. Je vous confirme que d’autres EPIC, par exemple l’Institut français du pétrole, ont déjà fait l’objet de procédures de ce type. Le statut d’EPIC n’est pas une protection contre le droit des aides d’État. D’ailleurs, Fret SNCF avait elle-même subi une première décision relative aux aides d’État en 2005. Quoi qu’il en soit, le changement de statut ne modifie en rien l’appréciation ou les dispositions du droit communautaire applicable. J’ajoute que l’approche de la Commission européenne ne se limite pas forcément aux bornes d’un périmètre social ou même d’un groupe intégré. Elle peut s’intéresser à une activité particulière, ce qui est le cas en l’espèce avec Fret SNCF.

Pour répondre à votre question sur la purge du contentieux, dès lors que le statut de la société n’a pas d’impact, la réforme en elle-même ne pouvait pas aboutir à une purge du contentieux. Elle ne pouvait être considérée comme une solution de discontinuité comparable au plan dont il est question aujourd’hui.

J’ai effectivement entendu M. Jean-Pierre Farandou parler d’un durcissement dans les relations avec la Commission européenne, mais ce ressenti du groupe SNCF n’est pas partagé par les autorités françaises. La décision d’ouvrir une enquête formelle n’a pas été ressentie ainsi, à l’époque, par les services de l’État. Pour autant, il est parfaitement compréhensible que le groupe SNCF ait vécu différemment la situation.

Les deux sociétés qui succéderont à Fret SNCF seront contrôlées par le groupe SNCF. De ce point de vue, elles resteront publiques. En pratique, les actionnaires minoritaires pourront être des acteurs publics ou privés. À ce stade, je ne peux me prononcer sur l’identité des potentiels actionnaires des futures sociétés. En tout état de cause, l’État actionnaire s’assurera de l’engagement de ces actionnaires, quels qu’ils soient, dans la stratégie du groupe et de leur alignement avec les objectifs du Gouvernement.

Quant au dispositif de prêt miroir, je n’ai pas eu l’occasion de l’étudier et ne peux donc en apprécier la pertinence. Mais soyez certain que s’il a été décidé d’opter pour une procédure de discontinuité, c’est bien parce qu’il n’existe pas d’échappatoire facile ou de mécanisme juridique qui permettrait de se soustraire au contentieux.

J’ignore quelle serait la part de l’aide à rembourser, et au profit de qui, mais il ne fait aucun doute que Fret SNCF n’a pas les moyens de s’acquitter de cette somme. C’est le cœur du problème.

 


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22.   Audition, ouverte à la presse, de M. Matthieu Chabanel, président-directeur général de SNCF Réseau (20 septembre 2023)

M. le président David Valence. Monsieur le président-directeur général, nous avons entendu plusieurs de vos prédécesseurs, notamment Luc Lallemand, Jacques Rapoport et Patrick Jeantet. Ces trois auditions nous ont convaincus du caractère central de l’état du réseau, de la qualité des sillons, de la bonne volonté du gestionnaire d’infrastructure et de sa mobilisation sur les enjeux du fret, dans la capacité à développer la part modale du fret ferroviaire en France.

C’est donc tout naturellement que nous vous interrogerons sur l’effet que vous avez ressenti, ou su traduire en interne, de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire sur votre politique de construction et de mise à disposition des sillons. Plus largement, nous souhaitons connaître votre position sur la prise en compte de la nécessité de décarboner le transport de marchandises, et par conséquent d’actionner le report modal.

Vous connaissez très bien SNCF Réseau pour y avoir occupé des fonctions à des époques très différentes. Les contrats de performance et le degré de priorité accordé au fret ayant beaucoup évolué au fil du temps, cette mise en perspective historique sera pour nous d’un grand intérêt.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête parlementaire de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Matthieu Chabanel prête serment.)

M. Matthieu Chabanel, président-directeur général de SNCF Réseau. Je vous remercie de me donner l’occasion d’exposer devant vous la politique de SNCF Réseau en matière de développement du fret ferroviaire.

Je voudrais d’abord partager avec vous trois convictions. Premièrement, le fret ferroviaire constitue aujourd’hui une modalité pertinente pour le transport de marchandises. Il répond aux enjeux de la société et de la planète. La crise sanitaire a été le révélateur de cette capacité du fret et a permis de déclencher un renouveau : au printemps 2020, des trains de fret ont continué à rouler grâce aux entreprises ferroviaires de fret, mais aussi grâce aux cheminots de SNCF Réseau qui tenaient les postes d’aiguillage et assuraient la maintenance du réseau pendant cette période délicate.

Il me paraît important de souligner que même dans un monde où les autres modes de transport seraient décarbonés, le fret ferroviaire conserverait sa pertinence. Comme l’a affirmé le président Gallois devant votre commission, le fret ferroviaire a l’avantage de la sobriété énergétique. C’est un principe physique : le roulement d’une roue sur un rail consomme beaucoup moins que celui d’un pneu sur l’asphalte. J’ajoute que même dans un monde décarboné, la ressource énergétique – notamment électrique – sera rare. La possibilité de transporter une tonne de marchandises avec quatre à six fois moins d’énergie que par d’autres moyens de transport est un avantage durable du fret ferroviaire. Il est donc tout à fait pertinent d’envisager des investissements qui seront toujours utiles dans quarante ou cinquante ans. En outre, le fret ferroviaire a une empreinte territoriale plus restreinte que les autres modes, ce qui présente un intérêt pour la perméabilité des sols et la préservation de la biodiversité. Enfin, le fret ferroviaire assure un très bon niveau de sécurité et de sûreté pour le transport de certaines marchandises, en particulier les matières dangereuses. C’est un autre gage de sa pertinence durable.

Deuxièmement, je voudrais m’arrêter sur l’intérêt du fret ferroviaire pour SNCF Réseau. Il ne s’agit pas d’un intérêt direct de nature financière, car les péages perçus par SNCF Réseau sur le fret ferroviaire sont indexés sur le coût marginal des circulations. C’est le péage minimal imposé par la réglementation européenne et validé par l’Autorité de régulation des transports. Par conséquent, une circulation supplémentaire sur le réseau ne fait que couvrir ces coûts et ne permet pas d’amortir les coûts fixes.

À cet égard, je tiens à signaler l’effort important conduit par l’État au cours des dernières années : si les péages correspondent au coût marginal, le péage réellement payé par les entreprises de fret ferroviaire ne correspond qu’à un tiers de ce montant. Le reste est pris en charge par l’État. En 2022, sur 260 millions d’euros de péages, les entreprises ferroviaires n’en ont payé que 60 millions. La différence a été couverte par l’État. Pour les entreprises ferroviaires, le péage s’élève ainsi à près de 1 euro du train-kilomètre, contre 1,30 euro pour la moyenne européenne, d’après les données de l’Association européenne des régulateurs ferroviaires. Les péages réellement payés par les entreprises de fret ferroviaire en France sont donc légèrement inférieurs à la moyenne européenne.

Si le fret ferroviaire ne présente pas un intérêt direct pour les comptes de SNCF Réseau, il présente tout de même un intérêt majeur pour cette société : en tant que gestionnaires d’un actif qui est propriété de la communauté nationale, il nous appartient d’en maximiser l’utilisation. Nous savons que le réseau ferroviaire français est utilisé de manière disparate. Mais plus il y a de trains en circulation, plus le réseau est utile ; et plus le réseau est utile, plus nous serons en capacité de convaincre les acteurs publics d’investir dans le réseau ferroviaire. SNCF Réseau a donc intérêt à mettre en circulation le plus grand nombre de trains sur le réseau, en vue de maximiser l’utilité du patrimoine confié à sa gestion.

Troisièmement, le premier défi auquel est confronté le fret ferroviaire est un défi de méthode. Après la crise sanitaire, nous avons assisté à un renouveau important dans la méthode adoptée par l’ensemble des acteurs. Je pense en particulier à la création de l’Alliance 4F, qui réunit tous les acteurs du fret ferroviaire et s’est rapidement imposée comme un acteur important pour les pouvoirs publics, mais aussi pour SNCF Réseau. Elle a montré que les acteurs savaient travailler ensemble et se fixer des priorités. Cette méthode ouverte et partenariale ne peut être limitée aux acteurs du fret : il faut y associer l’ensemble des acteurs territoriaux, notamment les chargeurs, ainsi que tous les utilisateurs du réseau. En effet, il peut y avoir concurrence d’usage, dans différents cas, entre le trafic de voyageurs et le trafic de fret.

Le premier défi de SNCF Réseau consiste peut-être à trouver la bonne méthode pour convaincre l’ensemble des acteurs de la nécessité de développer le fret ferroviaire. À cet effet, nous organisons cette année des forums régionaux consacrés au fret ferroviaire. Nous avons déjà mis en œuvre cette démarche dans les régions Grand Est, Nouvelle-Aquitaine et Hauts-de-France.

Je voudrais également insister sur trois facteurs de réussite. Le fret ferroviaire représente aujourd’hui 14 % des circulations sur le réseau. Ce taux a baissé significativement dans les années 2000, avant de se stabiliser à 60 millions de trains-kilomètres par an. Il est à noter que la reprise des volumes ne s’est pas opérée à travers une augmentation des circulations, mais par une meilleure utilisation des trains en circulation. Avec un nombre équivalent de kilomètres parcourus par des trains, nous avons transporté plus de marchandises au cours des dernières années. Pour ce faire, nous avons fait circuler des trains plus lourds ou plus longs. Il existe donc des leviers d’optimisation.

Le premier enjeu tient aux investissements dans le réseau le plus circulé. Cette conviction est portée par de nombreux rapports, qu’ils soient commandés par SNCF Réseau ou qu’ils émanent du Conseil d’orientation des infrastructures ou de l’Autorité de régulation des transports. Elle a aussi été partagée par le Gouvernement en début d’année, avec l’annonce d’un effort accru à l’horizon 2027 de 1 milliard d’euros pour la régénération du réseau et de 500 millions d’euros pour sa modernisation chaque année. Le réseau le plus circulé est aussi celui qui est emprunté massivement par les trains de fret. Il s’ensuit que les efforts de régénération du réseau profiteront à tous les utilisateurs, notamment aux entreprises de fret ferroviaire.

Viennent ensuite les investissements spécifiques au fret ferroviaire : le triage, les voies de service, les lignes capillaires de fret. J’ai pu constater avec le plan de relance – qui a été confirmé dans la durée par les annonces récentes du ministre des transports –, une croissance significative de ces investissements et leur traduction en réalisations très concrètes sur les voies de service et les triages. Aucun investissement n’avait été effectué à Miramas ou à Woippy depuis plusieurs décennies. L’investissement sera certainement l’un des enjeux clés de la réussite en matière de fret ferroviaire.

Le deuxième enjeu clé et facteur de succès repose sur les sillons. Une amélioration notable peut être constatée sur les dix dernières années. En 2013, 70 % des sillons étaient alloués ferme en septembre. En d’autres termes, 70 % des sillons commandés l’année d’avant étaient confirmés en septembre pour l’année 2013. Nous venons de finaliser les résultats pour l’année 2024 : ce sont désormais 88,8 % des sillons qui ont été confirmés aux entreprises de fret. En l’espace de dix ans, cet indicateur a progressé de près de vingt points.

Cela n’empêche pas les conflits d’usage avec les trains de voyageurs, d’une part, et avec les travaux, d’autre part. Il existe des règles visant à préserver les sillons de fret, y compris de jour et sur les plages horaires denses. Pour ce qui est des travaux, l’objectif consiste bien à préserver le maximum de trafic. À titre d’exemple, nous réalisons actuellement des travaux de grande ampleur entre Dijon et Paris. Nous avons choisi de les exécuter de jour, entre neuf heures trente et dix-sept heures trente, ce qui perturbe fortement le trafic de TER et de TGV. Nous sommes conscients des conséquences de ces travaux pour les clients. Toutefois, ce choix a permis de préserver la ligne pendant la nuit, et de sauver plus de deux mille trains de fret sur la période concernée. SNCF Réseau s’attache donc à faire les choix les plus équilibrés possible entre les trains de fret et les trains de voyageurs.

Le troisième et dernier facteur de réussite tient à la qualité des circulations. Toute entreprise ferroviaire disposant d’un sillon tient en effet à ce que les trains soient aussi ponctuels que possible. Pour les trains de fret, la ponctualité à trente minutes s’élève aujourd’hui à 84,8 %, tandis que la ponctualité à cinq minutes est de 68 %. SNCF Réseau est à l’origine d’environ 20 % des causes de non-ponctualité.

Nous conduisons des travaux avec les entreprises de fret pour améliorer la qualité des circulations en travaillant sur le départ à l’heure. Ce principe semble évident, mais il est difficile à respecter pour les opérateurs de fret, qui doivent réceptionner les marchandises pour faire partir les trains. Nous travaillons sur cinquante trains long parcours.

En parallèle, nous menons des actions sur la continuité du suivi des circulations, car l’attention aux circulations régionales ne doit pas faire perdre de vue l’arrivée de trains traversant la France d’un bout à l’autre.

M. le président David Valence. Ma première question portera sur la saturation du réseau. Nous avons tous en tête les goulets d’étranglement et les nœuds ferroviaires les plus compliqués pour lesquels des projets de contournement sont en cours. Le niveau de saturation est-il élevé ? Serait-il possible de faire circuler davantage de trains sur des fractions significatives du réseau, en évitant les grandes agglomérations ? Nous avons besoin de cette objectivation, car nous avons entendu des discours divergents sur ce sujet, y compris de certains de vos prédécesseurs. Je conçois que la réponse ne soit pas simple.

Par ailleurs, vous avez évoqué la question du capillaire fret, c’est-à-dire des lignes dédiées au fret. Nous savons qu’une partie des 930 millions d’euros annoncés par l’État dans les contrats de plan État-région (CPER) et déclinés dans différentes lettres de mission incluent des travaux de modernisation de triage, mais aussi des actions sur le capillaire fret. Quel est, selon vous, l’avenir du capillaire fret ? En effet, il se pourrait qu’une partie du linéaire de voirie dédié ne soit pas conservée. Surtout, comment évaluez-vous la mobilisation des chargeurs et des collectivités territoriales sur ce sujet ? Je précise que j’ai été vice-président d’une région qui a investi de manière conséquente dans le capillaire fret, hors compétence obligatoire. Dans les accords que nous signions, nous avions l’habitude d’associer le chargeur à hauteur d’un tiers des financements, notamment pour la prise en charge de la maintenance de la voie rénovée ou ouverte. Un autre tiers des financements était assuré par l’État, le dernier tiers incombant à la région. Dans certains cas, les intercommunalités étaient associées aux financements. Comment évaluez-vous l’avenir du capillaire fret et la mobilisation des collectivités territoriales et des chargeurs pour le maintien du réseau ?

M. Matthieu Chabanel. La saturation réelle du réseau constitue effectivement une question très complexe. Le réseau francilien est sans doute le plus circulé d’Europe. En réalité, le réseau connaît des situations très disparates, et il est très peu maillé par rapport au réseau allemand. Historiquement, le réseau ferroviaire français a été construit en étoile autour de Paris par des compagnies ferroviaires indépendantes les unes des autres. Nous avons donc peu de lignes transversales et de contournement des grandes agglomérations.

Il est difficile d’apporter une réponse univoque à votre question. Il subsiste tout de même de la capacité, y compris sur des axes majeurs pour le fret. Je demande souvent aux entreprises de fret de commencer par faire circuler davantage de trains sur des axes très circulés. Il est plus facile d’ajouter un train sur ces trajets que d’atteindre un emplacement compliqué au cœur d’une métropole déployant en même temps un projet de service express régional métropolitain. Faire circuler un train supplémentaire dans la vallée du Rhône, en cadence avec les autres trains, est beaucoup plus simple.

Il existe toutefois des nœuds compliqués. C’est le cas en particulier de Lyon, où les trains de fret sont contraints de traverser la gare de La Part-Dieu. C’est une difficulté majeure au regard de la saturation du réseau. Le sillon lorrain, entre Metz et Luxembourg, présente aussi des enjeux de saturation. A contrario, l’artère nord-est dispose d’une réserve de capacité qui permettrait de faire passer plus de trains de fret. La réponse doit être élaborée train par train, en fonction du type de trafic. L’enjeu consiste à inscrire le plus en amont possible une réservation de sillons pour la capacité du fret, dans des plans à dix ou quinze ans.

Le capillaire fret est un enjeu important, puisque le fret ferroviaire sert beaucoup au trafic céréalier et au trafic de carrière. Dans ce cas, le point d’origine est souvent implanté au bout d’un capillaire fret. Il faut savoir que 30 % du fret ferroviaire est à l’origine ou à destination d’un capillaire fret.

Les crédits ont augmenté considérablement. Entre 2015 et 2020, près d’une trentaine de millions d’euros étaient investis dans le capillaire fret. Depuis lors, les engagements ont plus que doublé. Les contrats de plan État-région devraient confirmer cette dynamique.

Le financement moyen, en 2021-2022, se répartit de la manière suivante : 45 % par l’État, 55 % par les collectivités et 5 % par les chargeurs. Mais la méthode mise en œuvre dépend de la structure du financement, de la modalité d’exploitation ou encore de la durée de vie souhaitée du capillaire. SNCF Réseau a ouvert des possibilités de modalités d’exploitation alternatives en réponse à la demande des chargeurs.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je voudrais aborder la question de l’avenir de l’opérateur public qui sera missionné sur un type de trafic dit « mutualisé ». La viabilité économique du nouvel opérateur suscite des inquiétudes, notamment en raison de l’état du réseau. Vraisemblablement, cet opérateur ne sera pas forcément prioritaire pour les investissements sur les réseaux au bénéfice des autoroutes ferroviaires ou des trains longs et lourds.

De nombreuses mesures financières sont prévues pour les voies de service, la création et la modernisation d’installations terminales embranchées (ITE), l’accompagnement de la modernisation des cours de marchandises, ou encore les installations de tri. Nous avons entendu parler d’investissements importants dans les quatre centres de triage par gravité, mais qu’en est-il des gares de triage à plat ?

Quel a été le niveau d’engagement en 2021-2022, plus particulièrement pour les installations en lien avec le trafic mutualisé ? Quels choix devrez-vous prendre en matière d’infrastructures de réseau pour tenir compte de l’arrivée du nouvel opérateur ?

De mémoire, l’Alliance 4F a estimé entre 10 et 13 milliards d’euros – tous partenaires confondus – les investissements nécessaires pour le fret ferroviaire à l’horizon 2032. Or les financements cumulés de l’État devraient atteindre 4 milliards d’euros à cette échéance. Cet effort vous paraît-il à la hauteur ?

M. Matthieu Chabanel. Le nouvel opérateur qui succédera à Fret SNCF bénéficiera d’abord de l’effort de régénération sur l’ensemble du réseau, car c’est ce travail qui permettra de préserver la pertinence du fret ferroviaire par rapport aux autres modes de transport. Sans cet effort de régénération, notre réseau s’appauvrira et deviendra moins performant.

Le premier enjeu pour le futur opérateur, ce sont bien les triages à la gravité, qui bénéficient d’investissements. Miramas, Woippy, Sibelin et Le Bourget sont le cœur de l’outil industriel du futur opérateur. De ce point de vue, les investissements au profit des triages sont une excellente nouvelle pour le futur opérateur.

Quant aux triages à plat, ils émargent, dans les plans d’investissements, à la ligne « voies de service », car rien ne distingue un triage à plat d’une voie de service. Je signale que Fret SNCF a prévu des investissements importants en 2023 et 2024 sur le triage à plat d’Hourcade, au sud de Bordeaux. Ce triage, très fortement utilisé par Fret SNCF, bénéficiera de 14 millions d’euros d’investissements et contribuera à l’efficacité du nouvel opérateur.

SNCF Réseau est tenue à l’impartialité la plus stricte dans ses choix d’investissement et dans sa manière de traiter les opérateurs. Le travail de priorisation des investissements en cours avec l’Alliance 4F participe bien de cette logique consistant à ne pas induire de concurrence entre les opérateurs, mais à favoriser le développement de l’ensemble du fret ferroviaire. L’objectif est de mettre à la disposition de l’ensemble des opérateurs ferroviaires un réseau répondant à leurs besoins. C’est pourquoi la hiérarchisation des investissements en cours avec 4F me paraît importante. Une partie de ces investissements serviront des marchés qui ne sont plus ceux de l’opérateur historique : plateformes de transport combiné, augmentation de gabarit, trains plus lourds et plus longs, etc. Nous veillerons à ce que ces investissements soient parfaitement équilibrés.

Le chiffrage initial établi par 4F comportait, au-delà des investissements dans le patrimoine, des projets nouveaux qui ne sont plus comptés dans les 4 milliards d’euros. Je pense notamment aux contournements fret ou encore aux accès à la ligne Lyon-Turin. Or le coût de ces travaux est estimé à plusieurs milliards d’euros, ce qui porte aisément le montant total des besoins à 10 milliards d’euros.

Le programme défini aujourd’hui vise les besoins opérationnels immédiats des opérateurs. Les opérations sur les voies de service, le développement des plateformes de transport combiné ou la rénovation des triages, à une échéance de trois ou quatre ans, sont autant de mesures qui permettront de maintenir la dynamique de renouveau du fret ferroviaire constatée après la crise sanitaire. Avant même d’imaginer de grands projets, il fallait impérativement se doter d’un plan d’investissements tel que celui conçu par l’État et mis en œuvre avec le soutien des collectivités territoriales. Car je ne doute pas que les CPER seront signés : plusieurs collectivités portent un grand intérêt à ce développement. Les équipes de SNCF Réseau déploieront également tous leurs efforts pour la réalisation de ces programmes.

En résumé, je pense que les investissements mobilisés pour le réseau ferré sont tout à fait pertinents.

M. le président David Valence. En ma qualité de président du Conseil d’orientation des infrastructures (COI), j’aimerais expliciter vos propos. En réalité, les 4 milliards d’euros sont consacrés à la régénération et la modernisation de l’existant. Ce montant est très proche des estimations établies par 4F et le COI pour la même finalité. Et, pour une fois, les investissements dans la régénération et la modernisation de l’existant ont été annoncés avant les projets nouveaux ou exceptionnels par leur ampleur.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Monsieur le président-directeur général, je ne pouvais pas manquer cette audition puisque vous êtes mon patron : je travaille à SNCF Réseau. J’aurai quatre questions à vous soumettre.

Vous avez fait état d’un taux de ponctualité à trente minutes de 84 % pour les trains de fret. C’est une performance raisonnable pour le fret. Vous estimez que, sur les 16 % de trains non ponctuels, 20 % des perturbations relèvent de la responsabilité de SNCF Réseau. Mais connaissez-vous le pourcentage des retards imputables aux opérateurs privés ? En tant que cheminot, je sais que les entreprises de fret privé ont leurs propres agents de manœuvre.

Je souhaite aussi évoquer la question des installations terminales embranchées (ITE). De mémoire, leur nombre est évalué à 2 800 d’après les dernières données disponibles. Pouvez-vous nous fournir un état des lieux précis de ces embranchements, à savoir le nombre d’installations en fonctionnement, hors d’usage ou à rénover ? Existe-t-il un plan de remise en état de ces 2 800 embranchements ? Il est souvent question de relancer le fret de proximité, pour les entreprises qui n’ont besoin que d’un ou deux wagons ? Quels éléments chiffrés pouvez-vous nous communiquer sur ce point ?

Nous entendons souvent déclarer que les trains de fret ne circulent pas la nuit en raison des travaux de régénération. Je me félicite d’apprendre par vous que des travaux ont été effectués en journée pour permettre le passage des trains de fret la nuit. C’est une bonne nouvelle. Pouvez-vous nous indiquer la part du recours à la sous-traitance dans les travaux pilotés par SNCF Réseau ?

L’état du réseau et les besoins de régénération et de remise à niveau sont fréquemment mis en avant. Le fait est que certains triages et voies de service sont en très mauvais état. Une partie des voies de service ont certes fait l’objet de travaux de rénovation par SNCF Réseau, mais nombre d’entre elles ont dû être fermées par manque de moyens. Au regard de l’objectif consistant à doubler la part modale de 9 à 18 %, le réseau – en particulier les voies de service et les triages – est-il en capacité d’absorber ce trafic supplémentaire ?

M. le président David Valence. SNCF Réseau se voit souvent reprocher la méconnaissance de son patrimoine, notamment en matière d’ITE. Permettez-moi ici de vous livrer une expérience personnelle. J’ai assisté, dans ma région, à la réouverture de la ligne ferroviaire reliant Épinal à Saint-Dié-des-Vosges. Celle-ci avait bénéficié de crédits publics exceptionnels à la suite d’un engagement du Président de la République. Peu avant le lancement des travaux, l’utilité potentielle de cette ligne pour le fret a été évoquée. Je me souviens avoir alors posé des questions sur les ITE aménagées le long de cette voie, mais les représentants de SNCF Réseau n’avaient pas su me répondre précisément. Jusqu’à une date récente, la réhabilitation des ITE était peut-être jugée farfelue par les entreprises. Il semblerait qu’un nombre croissant de sociétés s’intéressent désormais à cette possibilité.

En tout état de cause, je ne peux qu’abonder dans le sens de mon collègue Thomas Portes pour ce qui est de la méconnaissance de son patrimoine par SNCF Réseau. Quelle est votre position sur ce sujet aujourd’hui ? Menez-vous une démarche de valorisation commerciale auprès des entreprises pour les encourager à envisager le fret ?

M. Matthieu Chabanel. Les autres entreprises ferroviaires sont à l’origine d’environ 15 % de la non-ponctualité, alors que 20 à 25 % de ces retards relèvent de la responsabilité de SNCF Réseau. Cependant, je ne suis pas en mesure de vous préciser la répartition de cette non-ponctualité par type de train.

Pour ce qui est des travaux, je rappelle que la SNCF a toujours fait appel à des entreprises extérieures. Le syndicat des entreprises de travaux de voies ferroviaires a d’ailleurs été créé dix ans avant la SNCF, en 1928. Les moyens de travaux lourds ont toujours appartenu à des entreprises de travaux. Il n’y a donc pas eu de changement fondamental sur ce plan, même s’il est vrai que les missions confiées à ces entreprises de travaux ont évolué. Aujourd’hui, sur 100 euros d’investissement, 80 euros correspondent à des achats de matières premières et de prestations d’ingénierie et de travaux. Les 20 euros restants couvrent la masse salariale des cheminots. En revanche, pour la maintenance courante du réseau, la proportion s’inverse : 75 % de masse salariale de cheminots et 25 % de travaux externalisés. Notre politique consiste à confier les travaux lourds à des entreprises externes, tout en gardant la maîtrise de ces opérations, notamment pour la restitution des voies le matin, et à assurer en interne la majorité des interventions de maintenance courante.

S’agissant des voies de service fermées au cours du temps, des limitations de tonnage et de la capacité à accompagner le relèvement de la part modale, il convient d’identifier les zones dans lesquelles s’opérera cette progression. Notre patrimoine est issu de l’histoire de l’industrialisation de notre pays et du secteur ferroviaire. Nous possédons donc de nombreuses voies de service dans certaines zones, notamment dans la région Grand Est. Il reste à savoir dans quels secteurs nous aurons réellement besoin de voies de service, en fonction du niveau de trafic.

M. le président David Valence. Je rappelle que la région Grand Est est l’une des rares présentant déjà une part modale proche de l’objectif.

M. Matthieu Chabanel. Pour autant, nous n’aurons sans doute pas les mêmes besoins, en termes de localisation des voies de service, qu’à l’époque de leur construction – principalement dans les années 1950, dans un contexte de reconstruction et de développement de la sidérurgie. Il ne sera donc pas nécessairement opportun de rouvrir les voies de service fermées. Nous aurons peut-être à créer des plateformes de transport combiné sur des emplacements dépourvus de voies de service, en fonction des flux logistiques et des besoins de part modale. Ce sont des évolutions qu’il nous faut anticiper et accompagner.

Nous vous communiquerons les données dont nous disposons concernant les ITE. Nous savons qu’il existe aujourd’hui 889 ITE actives sur le réseau. Nous avons une estimation du nombre d’ITE non actives, mais notre connaissance du patrimoine n’est pas exhaustive. Lorsqu’il est question de renouveler des voies peu circulées, ou circulées uniquement par des trafics régionaux, il convient de s’interroger sur les choix d’investissement : un train léger n’a pas les mêmes besoins en traverses, rails et ballast qu’un train de fret. Les coûts de régénération varient donc selon la nature des projets, portés par l’État et les collectivités régionales à hauteur de 91,5 %.

Nous menons toutefois une politique commerciale sur les ITE ayant un potentiel de développement du trafic à court terme. Nous nous attachons d’abord à conforter celles qui sont déjà utilisées, ce qui implique des travaux.

Dans le même temps, nous accordons une plus grande attention qu’autrefois aux politiques d’urbanisme. Lorsqu’une collectivité renégocie un plan local d’urbanisme (PLU) ou un schéma directeur et prévoit une zone d’activité économique, nous lui signalons qu’il serait possible d’envisager son branchement au réseau. Nous devons redoubler d’attention et de proactivité sur ce sujet, qui est un défi majeur des années à venir.

M. Nicolas Ray (LR). Quel est votre sentiment sur les aides jugées illégales par la Commission européenne ? Aviez-vous un doute sur leur légalité, à l’époque où elles ont été perçues, ou avez-vous été surpris par ce contentieux ?

Par ailleurs, comment pensez-vous que l’opérateur public pourra « digérer » le plan de discontinuité et ses impacts sur la réorganisation des activités, les cessions et le personnel ?

Sur le plan de 100 milliards d’euros d’ici à 2040 annoncé par la Première ministre, quelle sera la contribution de SNCF Réseau ? Quelle capacité aura-t-elle pour exécuter ces crédits ? Plus largement, comment envisagez-vous la répartition de l’activité entre les différents acteurs du transport et les collectivités ?

Enfin, j’aimerais recueillir votre avis sur le tarif des péages : considérez-vous qu’ils sont fixés au bon niveau, notamment par rapport au trafic voyageurs ? Faut-il faire évoluer ces tarifs pour garantir un financement adéquat du réseau ?

M. Vincent Thiébaut (HOR). Je suis d’avis que l’avenir du fret, à moyen et long terme, repose sur une vision logistique. En tant que responsable des infrastructures de réseau, avez-vous déjà identifié des emplacements prioritaires en termes de logistique et d’industrialisation ? À côté de l’Alliance 4F, il est essentiel d’associer à cette démarche l’ensemble des acteurs économiques et les collectivités territoriales. La vocation première du fret est d’offrir un service répondant à un besoin.

Concernant les branchements ITE, je voudrais à mon tour faire part de mon expérience personnelle. Je suis député d’Alsace. Dans ma circonscription, deux pôles logistiques possèdent des entrepôts situés à moins de 100 mètres d’une ligne ferroviaire, sur laquelle circulent des trains de marchandises. J’ai été très surpris d’apprendre que ces entreprises ne sont pas connectées au réseau, sans doute pour des raisons de coûts. Ne serait-il pas opportun de recenser ces points logistiques essentiels, qui pour l’instant sont exclusivement desservis par des camions ? Avez-vous dressé une carte des emplacements à prioriser pour une connexion au réseau ou une modernisation d’ITE ?

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’habite au sud de Rouen. J’ai vu se construire la ligne Serqueux-Gisors. J’ai appris que des objectifs avaient été définis quant au nombre de trains en partance du Havre et de Rouen à l’horizon 2030. Combien de trains circulent aujourd’hui sur la ligne Serqueux-Gisors, et quels travaux sont nécessaires, notamment sur les ports du Havre et de Rouen, pour atteindre les objectifs en 2030 ? Quelles actions faudrait-il pour développer davantage l’activité ? De nombreuses grosses entreprises implantées sur la plateforme de Rouen n’ont pas d’embranchement au réseau. Au Havre, malgré la présence de multiples ITE sur la plateforme pétrolière et chimique, deux grosses entreprises seulement disposent d’un embranchement avec le réseau. Peut-on envisager d’aller au-delà des objectifs fixés pour 2030 sur l’axe Seine Paris-Le Havre ?

M. Matthieu Chabanel. En tant que président de SNCF Réseau, je n’ai participé à aucune réunion sur l’avenir de Fret SNCF. Je ne possède donc aucune information précise sur le contentieux. Je sais seulement que la solution envisagée prévoit des transferts de flux de la SNCF vers d’autres opérateurs, qui sont pour l’instant inconnus. Pour notre part, nous devons nous assurer de la disponibilité des sillons en vue de leur transfert à l’opérateur – sachant que dans certains cas, ces sillons ne sont pas réservés par Fret SNCF, mais par l’opérateur de transport combiné. En revanche, je ne peux vous apporter aucune précision ou opinion éclairée sur la situation juridique de l’entreprise.

S’agissant du plan à 100 milliards d’euros, SNCF Réseau travaille à se mettre en capacité de l’exécuter. Ce plan comporte plusieurs objets : les contrats de plan État-région, élaborés en association avec SNCF Réseau, plusieurs autres grands projets, et enfin la montée en charge des investissements de régénération et de modernisation du réseau. En fin d’année, nous devrions avoir une vision claire du déroulement du contenu de ces différents objets et de la montée en charge.

J’en viens aux tarifs des péages. Pour le fret, ils sont calés sur le minimum légal européen. L’État en prend à sa charge les deux tiers et les entreprises ferroviaires supportent le tiers restant. Le péage moyen se monte à 1 euro du train-kilomètre, quand la moyenne européenne est de 1,30 euro du train-kilomètre. À mon sens, le prix du péage n’est donc pas une difficulté pour les entreprises ferroviaires.

Une autre question, beaucoup plus large, porte sur le niveau des péages en France et les choix de politiques publiques entre les péages et les subventions. Ce point donne lieu à des débats entre l’État et les collectivités régionales.

Sur l’avenir du fret et sur les enjeux relatifs au suivi de l’industrialisation et de la logistique, je suis entièrement d’accord avec le principe de partir du besoin. Nous avons trop souvent tendance à construire des infrastructures avant de nous interroger sur les services qu’elles peuvent rendre.

Il est certain que SNCF Réseau et les autres grands gestionnaires d’infrastructures, à commencer par les ports, doivent travailler en étroite concertation. Avec Haropa Port, nous nous attachons à identifier les flux et nous réfléchissons aux moyens de les capter sur le réseau ferroviaire. Ainsi, en lien avec Haropa Port et avec le soutien des collectivités régionales Normandie et Centre-Val de Loire, nous avons implanté une plateforme de transport combiné à Orléans. Haropa Port avait en effet repéré la présence de flux intéressants à amener au Havre. C’est ce type de démarche que nous devons accompagner, en nous appuyant sur les informations transmises par les acteurs générateurs de flux. En tant que gestionnaires d’infrastructures, nous ne sommes pas les mieux placés pour connaître les besoins en flux logistiques. En revanche, il nous appartient d’intervenir en soutien des logisticiens, des émetteurs de flux et des ports pour les aider à bien construire le projet et à en optimiser le financement.

Cette approche nécessite de travailler avec les acteurs de la logistique, comme le prévoit la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. C’est pourquoi nous conduisons des réflexions avec France Logistique. Ces échanges sont indispensables pour accompagner le transfert de la logistique routière vers le fer, d’une part, et la réindustrialisation, d’autre part.

La ligne Serqueux-Gisors est un très beau projet ferroviaire, qui répond pour partie au besoin de travaux. La réouverture de cette ligne puis son électrification permettent de doubler les itinéraires entre la Normandie et la région parisienne, si bien qu’en cas de travaux nocturnes sur l’axe Paris-Rouen-Le Havre, les trains de fret peuvent emprunter la ligne Serqueux-Gisors. Ainsi, le réseau a gagné en robustesse et en efficacité. Toutefois, il faudra d’autres leviers d’attractivité pour faire parvenir des conteneurs jusqu’au Havre, à commencer par le développement du port.

D’ailleurs, un chantier est en cours entre Serqueux et Amiens, sur une ligne parcourue à la fois par des TER et par des trains de fret. Le renouvellement du réseau existant est un chantier de plusieurs dizaines de millions d’euros, conduit sous financement de SNCF Réseau. Ces travaux viendront pérenniser une autre possibilité pour le fret ferroviaire à destination du Havre. Sans le fret, des travaux d’une telle ampleur n’auraient pas été envisageables.

J’ajoute que nous travaillons aussi avec Voies navigables de France. Les gestionnaires d’infrastructures portuaires, ferroviaires et fluviales doivent se concerter pour favoriser le développement du trafic sur cet axe.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez mentionné 889 ITE actives, et vous avez précisé disposer d’une estimation du nombre d’ITE non actives : pouvez-vous nous faire part de ce chiffre ?

Je conçois qu’il ne soit pas opportun de rénover certaines voies de service ou d’aménager des embranchements sur certains emplacements tant que les besoins semblent insuffisants. Mais les entreprises elles-mêmes sont réticentes à s’installer sur des sites privés d’embranchement. D’une certaine manière, l’offre entraîne la demande.

Vous avez également signalé que des travaux étaient effectués en journée pour permettre le passage des trains de fret la nuit. Étudiez-vous la possibilité de généraliser cette solution sur l’ensemble du réseau ?

M. Matthieu Chabanel. Je précise que les travaux en journée ne sont pas exceptionnels. Nous prévoyons un chantier important de rénovation de voies entre Paris et Orléans en 2025-2026. Or, le tronçon Étampes-Orléans est essentiel pour le fret. Si les travaux s’effectuaient la nuit, le fret en provenance d’Allemagne et d’Espagne ne pourrait plus circuler. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’exécuter ces travaux en journée, entre 9 heures 30 et 17 heures 30. Il en sera de même pour les travaux de rénovation de voies réalisés dans la vallée de la Maurienne ces prochaines années.

Pour autant, il n’est pas envisagé de basculer l’intégralité des travaux en journée puisque nous devons répondre aux demandes en TER, Intercités et TGV. Nous nous efforçons d’avoir une approche équilibrée.

Je ne suis pas en mesure de vous communiquer le chiffre exact du nombre d’ITE non actives, mais il est certainement supérieur à 2 000. Cela signifie que le fret ferroviaire disposait d’un maillage bien plus dense jusque dans les années 1950 et 1960. Avec le développement du transport routier, l’usage de ces ITE ne répondait plus aux attentes.

Pour ce qui est de l’offre et de la demande, je suis convaincu que la politique d’offre est adaptée pour la création d’un parc logistique réunissant plusieurs entreprises. En revanche, l’histoire a montré que des projets très ambitieux ont finalement peu servi. Or nous sommes redevables de l’allocation des crédits publics. Chaque euro qui nous est attribué doit être investi à bon escient.

 


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23.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Roy, ancien membre du conseil d’administration et ancien membre du comité d’entreprise de la SNCF (28 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous auditionnons M. Thierry Roy, ancien administrateur du groupe SNCF et ancien membre du comité d’entreprise au titre des organisations syndicales représentant les salariés.

Monsieur Roy, vous étiez le représentant des salariés au sein du conseil d’administration dans les années 2000, au moment où l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire est devenue effective en France, en retard par rapport à ce qui s’était passé dans certains pays européens. Votre témoignage sera donc utile pour comprendre la manière dont ce processus a été présenté devant le conseil d’administration.

Vous nous livrerez également votre analyse, que j’imagine critique, de la situation de discontinuité qui a été choisie par le gouvernement français. Notre volonté est de comprendre ce qui a précédé cette décision, notamment un éventuel manque de vision stratégique sur le fret ferroviaire et l’absence de lien systématique, dans les années 2000, entre le fret ferroviaire et la transition écologique.

Cette libéralisation, au-delà de son contenu et de la vision de l’économie qu’elle traduit, s’est effectuée dans une impréparation assez prononcée, ce qui explique également qu’elle n’ait pas réussi à enrayer le déclin du fret ferroviaire engagé dans les années 1970.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

M. Thierry Roy prête serment.

M. Thierry Roy, ancien membre du conseil d’administration et ancien membre du comité d’entreprise de la SNCF. Après avoir été durant quatre années secrétaire du comité central d’entreprise (CCE), j’ai siégé au conseil d’administration en tant que représentant des salariés pendant dix ans. À ce titre, je défendais les intérêts des salariés, mais également ceux de l’entreprise. En tant qu’administrateurs salariés, nous étions donc très vigilants et nous sommes beaucoup intervenus sur la question du fret.

Retraité de la SNCF depuis 2014, je suis aujourd’hui président de l’Institut d’histoire sociale des cheminots de la CGT, ce qui m’a conduit à travailler sur l’histoire du fret de 1974 à 2014. En 1974, la part du fer représentait 50,50 % du volume fret transporté ‑ avec 10 000 raccordements au réseau ferré –, contre 36,3 % pour la route et 10,90 % pour le fluvial. Depuis, le déclin du fret n’a fait que s’accélérer.

Je ne reviendrai pas sur la désindustrialisation du pays ni sur les conditions de concurrence intermodale, notamment avec la route, au détriment du transport ferroviaire. Toutefois, dans cette période, la responsabilité de l’entreprise était engagée : entre 1974 à 1980, nous avons assisté à l’abandon total du trafic diffus. À cette époque, le TGV était la grande affaire de la SNCF. Je vous suggère à ce titre de réécouter le discours prononcé par François Mitterrand au Creusot pour l’inauguration du TGV.

La politique des dirigeants de la SNCF de l’époque a été mise en œuvre avec l’accord du Gouvernement, obérant l’avenir. À partir de 1974 une politique du « tout train complet » a été mise en œuvre dans un contexte de diminution des trafics massifs, associée à une politique des grands triages. Les lots de 5 à 50 tonnes ont été négligés. Dans une optique exclusive de rentabilité interne, on considérait que les trains complets étaient plus rémunérateurs que le trafic diffus.

Cette politique n’a eu pour effet que la régression du fret. Avec le recul, on ne peut que constater un véritable manque d’ambition pour le fret, tant par l’État que par les directions successives de la SNCF. Face à cette régression, sous l’impulsion du ministre des transports de l’époque Charles Fiterman, la SNCF a publié en avril 1983 le rapport Gibelin, qui portait sur la stratégie de la SNCF pour les marchandises. Ce rapport était structuré de la manière suivante : en première partie, les transports de marchandises dans les dernières années ; en deuxième partie, les évolutions à long terme pouvant agir sur le trafic ferroviaire ; en troisième partie, les axes prioritaires d’organisation commerciale et le développement ; et en quatrième partie, la nécessité d’une amélioration profonde de l’outil ferroviaire.

À cette époque, nous partagions le constat de ce rapport et certaines de ses propositions. Elles visaient notamment à intégrer le transport ferroviaire dans la chaîne logistique, à impulser une réflexion sur le financement des embranchements particuliers, notamment dans les zones industrielles, et à développer une politique de recherche sur les moyens de manutention modernes. Elles cherchaient également à proposer des prix d’achat attractifs aux clients s’engageant avec le fret, à développer l’informatique dans toutes ses dimensions pour assurer une meilleure gestion et la régulation de la livraison des wagons, et à proposer une tarification en fonction de la nature des marchandises. Malheureusement, ces préconisations n’ont pas été suivies.

En 1985, le comité central d’entreprise de la SNCF avait commandé un rapport intitulé « Le développement des activités de marchandise, pour quels objectifs, avec quelles structures et quels instruments ? ». Ce rapport constatait que la stratégie de la SNCF était très en retrait. La société évoquait la concurrence, la crise de marché et l’état de la demande pour expliquer la situation du trafic de marchandises. En 1991, le CCE de la SNCF a commandé une nouvelle étude sur le fret au cabinet SECAFI-Alpha, qui était concomitante à la mise en place du premier contrat de plan 1985-1989. Cette étude constatait que l’activité fret, y compris ferroviaire, avait fortement régressé. Elle posait les problèmes fondamentaux pour l’avenir de l’entreprise et analysait les évolutions du transport ferroviaire pour les dix années à venir, les évolutions à attendre et des pistes de recherche à explorer. Ses préconisations n’ont malheureusement pas été retenues.

En 2001, alors que les pouvoirs publics et la direction de la SNCF affichaient encore l’ambition de doubler le trafic de marchandises par rail en France à l’horizon 2010, le CCE de la SNCF a proposé ses pistes pour réussir le redéveloppement du fret ferroviaire. En 2001, le transport de fret était de nouveau dans le rouge et l’année 2002 a été identique. À cette époque, l’État ne donnait pas les moyens à la SNCF d’atteindre l’objectif de doubler le service fret en 2010.

En 2003, le Gouvernement a diminué sa dotation au transport combiné, de 40 millions d’euros à 35 millions d’euros. Le projet industriel 2003-2005 fixait des objectifs à la baisse : 54 milliards de tonnes-kilomètres en 2005, alors que 55,4 milliards de tonnes-kilomètres avaient été réalisées en 2000. Le plan de restructuration du fret ferroviaire a été présenté le 17 décembre 2003 au CCE de la SNCF, dans un contexte où l’État refusait de désendetter le système ferroviaire, pour ne pas dépasser l’objectif de 3 % de déficit par rapport au produit intérieur brut.

Le plan fret 2004-2006, dit plan Véron, du nom du directeur de l’activité fret à l’époque, constituait un plan de repli et d’adaptation de l’outil de production à la baisse des trafics. Deux objectifs étaient assignés. Le premier visait l’assainissement du trafic et l’équilibre financier autour de plusieurs axes : un gain d’efficacité de 20 % sur trois ans ; 2 500 suppressions d’emplois ; la réduction du nombre d’agences de soixante-dix à trente-six ; la fermeture de cent gares ouvertes au fret ; la réduction de l’activité de quatre triages – Lille, Toulouse, Nîmes et Clermont-Ferrand – et la fermeture de seize gares principales de fret. Le deuxième objectif avait pour objet de procéder au filtrage des marchés à travers une nouvelle gamme d’offres et la capture de 100 millions de tonnes de nouveaux flux. Dans ce plan, la SNCF recapitalisait l’activité fret à hauteur de 700 millions d’euros grâce à des cessions d’actifs. L’État apportait de son côté une aide exceptionnelle de 800 millions d’euros conditionnée à l’accord de Bruxelles.

L’application de la directive de 2004 sur l’ouverture à la concurrence a été avancée au 31 mars 2006 en France. Bruxelles a donné en mars 2005 son accord sur la recapitalisation, assorti de sérieuses contraintes : la fin des aides de l’État et de la SNCF pendant dix ans, tant que Fret SNCF n’aurait pas été doté d’un statut de société anonyme. À l’époque, l’économiste Pierre Zembri écrivait que « le risque est de tomber dans une logique purement comptable visant à éliminer les foyers de pertes sans donner les moyens d’un développement à long terme ». Or c’est exactement ce qui s’est passé.

Ce risque a été débattu lors du colloque national sur le fret organisé par le CCE SNCF le 28 octobre 2004, qui s’est déroulé au Conseil économique et social. Parmi les 282 présents figuraient des élus du CCE, des représentants des organisations syndicales, des représentants de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF), des membres des conseils économiques et sociaux national et régionaux, des représentants des chargeurs, mais également des députés européens et nationaux et des vice-présidents Transports des conseils régionaux. La question de la libéralisation avait été débattue et le colloque avait conclu que la concurrence ne fonctionnerait pas. Malheureusement, nous n’avons pas été entendus.

Après le plan Véron de 2003 se sont succédé différents plans pour relancer le fret : le plan Marembaud en 2007, le plan fret en 2009 et les conférences fret de 2013 à 2016. Tous se sont révélés inefficaces puisqu’ils ne s’attaquaient pas aux racines du mal. Dès le départ, il n’y a pas eu de volonté politique de faire payer le juste coût du transport aux chargeurs et aux transporteurs routiers, en lieu et place de la collectivité. La dette du fret est donc liée à une série de mauvaises décisions politiques.

Deux d’entre elles ont été particulièrement destructrices. La première décision était celle de la Commission européenne autorisant le versement de 1,4 milliard d’euros, conditionné à la réduction des activités fret. La deuxième décision émanait du gouvernement français, qui a accepté ces contreparties alors que Fret SNCF était déjà en difficulté. Il lui a été clairement demandé de faire de la place aux concurrents en cédant des parts de marché.

La dette de Fret SNCF est alors passée de 2,1 milliards d’euros en 2009 à 4 milliards d’euros en 2015. En dix ans, après l’ouverture à la concurrence, la part modale du fret ferroviaire n’a pas augmenté. Nous l’avions déjà prévu, mais nous n’avions pas été écoutés. Que n’ai-je pas entendu en conseil d’administration après mes interventions dénonçant cette ouverture ! Nous avions pourtant clairement indiqué que la concurrence ne ferait que concurrencer les marchés les plus rentables de fret.

En résumé, l’histoire du fret est celle de l’échec de la libéralisation dans les transports ferroviaires. Malheureusement, la Commission européenne n’en a pas tiré les leçons. Comme le président Gallois l’a souligné, la Commission n’apprécie pas les entreprises monopolistes d’État. Dès le départ, elle a cherché à casser la SNCF. En outre, elle avait la volonté de remettre en cause le statut des cheminots. Le discours de l’époque ne visait qu’à montrer du doigt les cheminots en disant qu’ils n’étaient pas compétitifs.

En dix ans de mandat au conseil d’administration, je n’ai jamais connu qu’un pilotage du fret par la gestion des coûts et une réduction de son appareil de production. À aucun moment le Gouvernement ou l’entreprise n’ont eu pour ambition de développer le fret. C’est pourquoi je ne suis naturellement pas favorable au scénario de discontinuité aujourd’hui proposé. L’échéance est de dix-huit mois et le Gouvernement nous enjoint de nous hâter. Je ne comprends pas une telle précipitation : nous rendons les armes avant même d’avoir combattu ! Dès lors, on peut y voir un effet d’aubaine, la situation actuelle fournissant une occasion de se débarrasser du fret ferroviaire. En un sens, je ne suis pas forcément surpris : ce scénario signe la fin de Fret SNCF et mon sentiment est qu’il s’agit de l’objectif poursuivi depuis le début par la Commission européenne.

M. le président David Valence. Vous avez détaillé les tentatives avortées de redynamisation du fret de la SNCF dès les années 1980. Cependant, la régression de la part modale du fret ferroviaire a été engagée de manière massive dans les années 1990, c’est-à-dire en l’absence de toute libéralisation.

Il y avait probablement une part de naïveté à penser que la libéralisation allait en soi redynamiser ce marché. En revanche, personne n’a apporté ici la preuve qu’elle a accentué le déclin engagé bien avant. Certains responsables de la SNCF nous ont même confié que la situation aurait peut-être été pire en l’absence de libéralisation. Quoi qu’il en soit, l’effet de questionnement stratégique n’a pas eu lieu.

Comment expliquez-vous que les règles européennes relatives à la libéralisation aient produit des effets complètement différents dans d’autres pays, où de grands opérateurs nationaux publics s’en sont très bien sortis ? Je pense notamment à DB Cargo ou à Lineas. Comment expliquez-vous la spécificité de la France, où la part du fret ferroviaire a diminué alors qu’elle se redressait ailleurs, y compris pour les opérateurs publics ?

Enfin, comment expliquez-vous le rebond de la part modale du fret ferroviaire et de la situation de Fret SNCF en 2021 et 2022 ? Pour la première fois depuis des décennies, l’entreprise n’a pas perdu d’argent pendant ces deux années.

M. Thierry Roy. L’amélioration de la part modale du fret ferroviaire est notamment liée à la décarbonation des transports, qui est beaucoup plus au cœur des préoccupations qu’elle ne l’était auparavant. Cette réflexion pèse de plus en plus sur la réflexion des entreprises, qui pensent de plus en plus à verdir leur image dans le cadre du « scope 3 ». Les propositions du fret ferroviaire, qui a amélioré sa qualité et sa productivité, correspondent donc aux attentes des chargeurs. Le transport ferroviaire est aujourd’hui pertinent dans son offre par rapport à la route.

Il est plus compliqué de répondre à votre première question. Les réflexions stratégiques sur l’avenir du fret ont tardé à se mettre en place. Je ne souhaite pas opposer le TGV et le fret, mais le second n’a pas bénéficié des dispositions nécessaires pour adapter l’outil de production. À cette période, le mode d’organisation des entreprises a également évolué, notamment en matière de stocks. Afin de diminuer le capital immobilisé, les entreprises se sont engagées dans des politiques de « zéro stock » qui sont moins favorables au transport ferroviaire. Mais une fois encore, la réflexion sur l’adaptation du fret ferroviaire à cette nouvelle stratégie des entreprises a tardé. Ensuite, la concurrence du fret routier a été de plus en plus défavorable à la SNCF et au fret ferroviaire en général.

S’agissant des concurrents, il convient de relever qu’un soutien important a été accordé à l’activité fret et à DB Cargo en Allemagne. En outre, il me semble que les concurrences intermodales étaient moins prononcées en Allemagne qu’en France. Dans notre pays, les gouvernements qui se sont succédé n’ont pas apporté le soutien nécessaire pour permettre à la SNCF de s’adapter aux évolutions du marché. Au sein du CCE, nous promouvions l’idée que le fret, notamment le wagon isolé, devienne un service public. Louis Gallois nous répondait que cette décision relevait de l’État.

M. le président David Valence. Le redressement de 2021 et 2022 a d’abord été réalisé grâce au travail des cheminots de Fret SNCF en matière de productivité et de ponctualité. Du côté des clients, la demande de fret ferroviaire a progressé.

Vos propos modérés sur la comparaison entre le fret et le trafic voyageurs sont également intéressants. La part modale du trafic ferroviaire de voyageurs a fortement diminué dans les années 1970 et 1980 mais le TGV est finalement parvenu à enrayer ce déclin et à reconquérir des parts de marché. À l’inverse, le fret n’a pas su produire une telle martingale, notamment grâce à l’innovation. Peut-être était-il considéré que cette activité avait plus vocation à devenir résiduelle qu’à se développer.

M. Thierry Roy. Le trafic de voyageurs a indéniablement été porté par la grande vitesse, mais également par la régionalisation, qui a permis de développer une dynamique. Nous étions favorables à cette dernière évolution, qui s’est traduite par un net accroissement du nombre de lignes et de gares.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous étiez administrateur lors du plan Véron et de l’accord passé entre la France et la Commission européenne. Vous avez explicitement souligné que la filialisation du fret avait été évoquée dès cette époque. Cette question a-t-elle été traitée lors des échanges entre la direction et les représentants des organisations syndicales ?

La question de la SNCF en tant qu’établissement public industriel et commercial (EPIC) se pose également. Dès les années 2004-2006, le modèle de l’EPIC français en général, et l’EPIC SNCF en particulier, étaient déjà dans le collimateur de la Commission européenne. D’après elle, ce modèle statutaire bénéficiait d’aides illicites au regard de la réglementation bruxelloise sur les aides aux entreprises.

Enfin, vous avez évoqué les échanges que vous avez eus à cette époque avec l’encadrement supérieur de la SNCF sur l’appréciation de l’ouverture à la concurrence. Pouvez-vous évoquer les arguments qui ont été avancés par l’encadrement ?

M. Thierry Roy. Il me semble que l’accord avait été établi en échange de la filialisation du fret. Les termes du débat étaient posés et nous étions en forte opposition avec la direction. Les filialisations se sont multipliées, particulièrement lors de la présidence de Guillaume Pepy à la SNCF et de celle de Pierre Blayau à SNCF Logistics. On disait à l’époque qu’il fallait s’adapter pour survivre.

La Commission européenne a fait preuve d’une forme d’acharnement contre les entreprises monopolistes d’État ou les EPIC, qui étaient perçus comme un frein au développement du marché. Ce discours était d’autant plus regrettable qu’il n’était pas argumenté. Nous étions prêts à discuter des questions de productivité. Le règlement RH077 a évolué et de nombreux efforts de productivité ont été accomplis par les agents, notamment les conducteurs – je rappelle qu’auparavant, les trains étaient conduits par deux agents. En dépit de tous ces efforts, la Commission européenne était suspicieuse. Je le répète : le président Gallois a lui aussi souligné que la Commission n’aimait pas les entreprises monopolistes d’État.

Vous m’avez également interrogé sur les échanges entre la direction et les représentants des organisations syndicales. À l’époque, certains cadres supérieurs, notamment des directeurs régionaux et des ingénieurs du fret, étaient syndiqués à la CGT. Je les rencontrais fréquemment en tant qu’administrateur. Ils estimaient que la concurrence ne fonctionnerait pas : les conditions étaient telles que les concurrents allaient naturellement se positionner sur les marchés les plus rentables. Force est de constater qu’ils avaient vu juste, dès le départ, sur les dangers de l’ouverture à la concurrence.

M. le président David Valence. La préoccupation de la filialisation était déjà exprimée par les institutions européennes dès 2003-2005, ce qui préfigure en quelque sorte la loi portant pacte ferroviaire en 2018, même si personne n’a apporté la preuve que le changement de forme juridique a modifié quoi que ce soit dans le contentieux.

D’un autre côté, on peut estimer que les alertes et demandes de 2005 constituent une singularité française par rapport aux contentieux ouverts aujourd’hui contre l’Allemagne et la Roumanie. La procédure à l’encontre de l’Allemagne n’en est pas du tout au même stade, ce qui rend caduque la comparaison avec la France.

Mme Christine Arrighi (Écolo-NUPES). Au fil des auditions, il nous apparaît clairement que la situation actuelle du fret n’est que la conséquence d’un long déclin, gouvernement après gouvernement. Nous ne pouvons que déplorer la cécité des gouvernements en matière de décarbonation des transports, alors qu’il s’agit d’une des forces évidentes du fret ferroviaire. Cette cécité est également liée à l’appréciation centralisée et jacobine de l’aménagement du territoire, qui a fait la part belle à la voiture. Encore aujourd’hui, le Président de la République affirme à la télévision qu’il « adore la bagnole ».

Vous désignez l’Europe comme responsable de la situation actuelle de Fret SNCF. Je ne partage pas complètement ce point de vue. La France est au cœur du réseau européen des autoroutes, au bord desquelles sont construits les centres logistiques. Dans ces conditions, pensez-vous que le fret peut redevenir le mode de transport privilégié des entreprises comme cela était le cas dans les années 1950, quand il représentait les deux tiers du transport de marchandises ?

Au-delà de la question de la concurrence des autres modes de transport, et compte tenu de l’état du réseau, pouvons-nous imaginer un rebond du fret en l’absence d’une loi de programmation sur le ferroviaire ?

M. Thierry Roy. Le fret redevient aujourd’hui un mode de transport très pertinent, compte tenu notamment des exigences écologiques de décarbonation des transports. Le réchauffement climatique est bien là et certains chargeurs eux-mêmes pensent qu’il faut diminuer le nombre de camions circulant sur les routes. Une loi de programmation est effectivement incontournable, étant donné les investissements nécessaires.

Le transport ferroviaire n’est pas un système très souple mais il existe des moyens pour l’améliorer. Il faut regrouper les wagons, puis les trier et disposer d’aires d’embranchement et de garage. Lorsque je suis entré à la SNCF en 1975, certains wagons restaient stockés sur les voies de desserte pendant deux à trois jours, le temps que les industriels viennent chercher la marchandise. Aujourd’hui, des investissements sont nécessaires pour créer des voies de désaturation et des dessertes.

Le Président de la République veut développer les RER métropolitains, ce qui engendrera nécessairement une plus grande consommation de sillons et d’infrastructures. À un moment donné, il faudra se demander où faire passer les trains. Le transport ferroviaire est un transport guidé. On a beaucoup cassé, il sera donc nécessaire de beaucoup reconstruire.

Il faudra aussi aller chercher les financements. Le dernier budget à l’équilibre présenté par un gouvernement français l’a été en 1974. Cela fait donc cinquante ans que les budgets sont présentés en déséquilibre. Dans le débat actuel, ce n’est pas anodin. Il sera nécessaire de réaliser des choix politiques importants pour trouver les moyens financiers. Pour ma part, j’ai quelques idées.

M. le président David Valence. Le président de SNCF Réseau nous a indiqué que les crédits envisagés dans les prochains contrats de plan État-région région s’élèvent à 4 milliards d’euros, soit une multiplication par quatre des dépenses par rapport à celles qui avaient été engagées il y a une dizaine d’années, y compris sur la part prise en charge par l’État.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez souligné qu’un certain nombre d’agences commerciales de Fret SNCF avaient été fermées. Quelle était la stratégie commerciale à l’époque ? Comment les entreprises étaient-elles démarchées ? Pour pouvoir regagner des parts de marché, il faut une stratégie commerciale. Comment y parvenir si l’on déshabille le service qui a vocation à trouver de nouveaux clients ?

Un grand nombre d’intervenants ont affirmé que la concurrence n’était pas le remède miracle, alors qu’il y a quelques années elle était présentée comme la solution permettant de régler tous les problèmes. On nous a également indiqué à plusieurs reprises que Fret SNCF n’était pas préparé à cette ouverture à la concurrence. L’entreprise et le Gouvernement ne portent-ils pas une responsabilité forte dans la destruction de la SNCF, en mettant en place des plans de redynamisation qui étaient en réalité des restructurations ? La suppression de centaines d’emplois et la fermeture de gares ont contribué à affaiblir l’entreprise avant même l’ouverture à la concurrence. N’est-il pas contradictoire d’affirmer d’une part que Fret SNCF n’était pas prête à entrer dans l’univers concurrentiel, alors que, d’autre part, l’entreprise avait déjà été affaiblie au préalable ?

M. Thierry Roy. Entre 1974 et 1981, la SNCF n’a pas cherché à capter le trafic diffus, car elle se concentrait sur les transports lourds. La sidérurgie et les minerais étaient au cœur du dispositif. Nous acheminions par exemple le charbon dans les centrales électriques, car le nucléaire n’était pas aussi développé.

Pour la suite, la SNCF s’est plus orientée vers le wagon isolé. Il existait environ soixante-dix agences commerciales. La diminution de la force commerciale a mécaniquement affaibli la conquête de nouveaux clients face à la concurrence de la route. L’ouverture à la concurrence est intervenue à un moment où le fret ferroviaire avait déjà beaucoup régressé et où son outil de production avait été fortement affaibli. Dès lors, il était moins pertinent. Par ailleurs, l’offre de la SNCF était plus chère que celle de ses concurrents, parce que son modèle social était plus protecteur pour les cheminots.

En 2003, l’outil industriel était déjà bien fragilisé et ne permettait pas à l’entreprise d’affronter la concurrence en position de force, malgré les discours positifs tenus à l’époque par la direction en conseil d’administration.

 


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24.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics, et de Mme Sylvie Charles, ancienne directrice de Fret SNCF (28 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous reprenons nos auditions en accueillant M. Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics, et Mme Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics. Je précise que nous avons auditionné tous les présidents du groupe public ferroviaire depuis 1996, y compris Guillaume Pepy, sous la responsabilité duquel vous avez exercé tous les deux.

Monsieur Picard, vous avez été directeur général de Geodis, puis de SNCF Logistics entre 2013 et 2018, avant de devenir directeur des ressources humaines puis directeur général du groupe public ferroviaire en 2018-2019. Madame Charles, vous avez été directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics, puis directrice de Transilien jusqu’à une date récente. Vous avez également exercé au sein de l’Union des transports publics et ferroviaires, où vous présidiez la commission Législation et Affaires européennes.

Vous étiez aux responsabilités pendant une période où la concurrence était effective et où la demande de fret ferroviaire s’exerçait dans un contexte différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. C’était avant l’épidémie de covid-19, qui a modifié un grand nombre de raisonnements. Elle a sans doute contribué à faire réémerger au premier plan la question de la transition écologique et a établi un lien nécessaire entre celle-ci et le développement de la part modale du fret dans le transport de marchandises.

Vous étiez également aux responsabilités à un moment où la question du contentieux ouvert par les plaintes de concurrents de Fret SNCF était déjà pendante. En effet, celles-ci ont commencé en 2016 et l’enquête approfondie lancée par la Commission européenne le 18 janvier dernier ne constitue qu’une reprise de cette procédure, même si les concurrents de Fret SNCF ont depuis retiré leurs plaintes.

Comment évaluiez-vous à l’époque ce risque contentieux et comment l’évoquiez-vous dans les instances de direction de la SNCF, mais aussi avec l’actionnaire public, notamment l’Agence des participations de l’État ? Quel regard rétrospectif portez-vous sur cette situation ? En outre, certains membres de la commission d’enquête ne manqueront pas de vous interroger sur la solution de discontinuité retenue par le gouvernement français pour parer au risque d’une condamnation de Fret SNCF à rembourser des aides publiques regardées comme indues par la Commission européenne, pour un montant de 5,3 milliards d’euros.

Je précise que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

M. Alain Picard et Mme Sylvie Charles prêtent serment.

M. Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics. Je vais développer d’abord quelques éléments sur le contexte dans lequel évoluait le transport ferroviaire de marchandises, mais également Fret SNCF. Je reviendrai ensuite sur l’effet de ces éléments externes et de la concurrence intramodale sur Fret SNCF, avant d’évoquer le sujet de la dette au tournant de la réforme de la SNCF, qui a eu lieu entre 2018 et 2020.

S’agissant du contexte, il faut savoir analyser les comparaisons européennes sur les différentes parts modales, compte tenu des circonstances françaises. Le pic des volumes transportés en France par le rail a été atteint en 1973 avec plus de 70 gigatonnes-kilomètres (GTK) contre 52 GTK en 2000, puis 41 GTK en 2006 et 32 GTK au total en 2019. Entre 1973 et 2019, le trafic a donc été divisé par deux.

Cette date de 1973 n’est pas anodine, car elle constitue à bien des égards un point de basculement. Elle correspond d’abord à la crise économique et à la désindustrialisation de notre pays, avec la disparition des industries les plus lourdes qui étaient les clientes du fret ferroviaire – notamment la chimie et la sidérurgie –, au profit des secteurs du luxe, de la pharmacie et de l’aéronautique. De plus, à partir des années 1970, le mix énergétique a évolué, faisant la part belle au nucléaire. Par conséquent, la SNCF a moins transporté de charbon et de produits pétroliers. À titre d’exemple, nous consommons en France 8 millions de tonnes de charbon chaque année, contre 131 millions de tonnes pour l’Allemagne.

Enfin, le réseau autoroutier s’est fortement développé à partir des années 1970, puisqu’il a été multiplié par cinq. Il convient également d’évoquer l’anémie des ports français : 13 à 14 millions de conteneurs transitent chaque année par le port de Rotterdam contre seulement 3 millions pour Le Havre.

À ce contexte économique défavorable s’est ajoutée une politique des infrastructures du « tout TGV » au détriment du réseau classique qui se dégrade, en particulier pour le fret. N’oublions que pas les triages et les voies de service sont dans un état très dégradé. La politique publique de soutien au fret ferroviaire a été très modeste. Si elle a été mise en place à travers des aides à la pince, il ne s’agissait pas d’une politique d’envergure comme dans d’autres pays européens. Dans ces pays, les politiques en question portent sur les péages, les aides au wagon isolé ou l’identification des externalités négatives du transport routier.

Alors que le marché s’effondrait du fait de ces éléments externes, la concurrence intramodale fait son apparition aux alentours de 2005. Cet élément a accéléré l’effondrement de Fret SNCF. L’opérateur historique n’a pu faire face qu’avec difficulté à cette situation, compte tenu de ses coûts sociaux, de l’organisation du travail et des coûts de structure.

L’ouverture à la concurrence intramodale a eu lieu en 2005 et 2006, alors que les volumes s’étaient déjà largement effondrés. La concurrence intramodale s’est réalisée sur le même schéma que dans les autres pays européens, avec la multiplication très rapide du nombre d’acteurs et le poids important de la filiale de l’opérateur historique voisin – DB Cargo dans le cas de la France. À partir de 2005, les parts de marché de Fret SNCF se sont effondrées surtout sur les trafics les plus attractifs pour la concurrence, ce qui a accentué les difficultés économiques.

Fret SNCF n’avait plus en 2019 que 55 % de parts de marché. En outre, les résultats économiques de l’entreprise ont affiché des pertes très élevées. En 2010, la marge opérationnelle de Fret SNCF était négative, avec une perte de 380 millions d’euros. L’intégralité du groupe SNCF n’était pas en risque, puisque le chiffre d’affaires du fret correspondait à 1 milliard d’euros contre 30 milliards pour le groupe. En revanche, cette perte a amputé l’investissement dans les autres activités du groupe, puisque nous sommes à dette constante.

À ce niveau de résultats, il fallait agir pour contenir les pertes et, si possible, ramener les résultats à l’équilibre d’exploitation. De 2010 à 2015, la perte opérationnelle a ainsi été ramenée à 86 millions d’euros. Un premier plan d’aide a conduit à des comptes dissociés, permettant de distinguer Fret SNCF à l’intérieur de l’établissement public industriel et commercial (EPIC) SNCF. Mais les pertes et les taux d’intérêt étaient tels que la dette n’a cessé de s’accumuler, pour s’établir à 5,3 milliards d’euros en 2018. Au passage, notez que la plupart des acteurs concurrents en France dans le secteur du fret ferroviaire sont en perte.

La dette a eu un effet boule de neige qui n’était plus contrôlable. Parvenue à ce niveau, elle a engendré des charges financières que les résultats d’exploitation ne pouvaient pas couvrir. Cette dette est ainsi devenue non remboursable à partir des années 2017 et 2018. Il a donc fallu prendre un certain nombre de décisions, qui sont intervenues dans un contexte où nous savions que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne interviendrait à un moment ou à un autre, d’autant plus que des plaintes avaient été déposées au cours des exercices 2016-2018.

Au moment de la réforme, il s’agissait donc pour nous de continuer à opérer le fret ferroviaire en lui donnant les moyens financiers de poursuivre son activité, ce qui a entraîné la recapitalisation de 170 millions d’euros. Simultanément, il ne fallait pas pénaliser les autres activités du groupe : cela aurait été inacceptable. L’État continuait de son côté à discuter avec la direction générale de la concurrence sur des éléments que nous connaissons à cette époque, notamment le risque de la discontinuité. Par ailleurs, nous avions présenté un plan d’affaires qui montrait que nous revenions à des résultats positifs. Il s’agissait enfin d’argumenter sur le fait que créer une filiale répondait aux besoins de transparence émanant à la fois des concurrents et de la Commission européenne.

Les risques liés à l’existence de cette dette, que Fret SNCF ait été filialisée ou non, étaient donc connus au moment de la réforme. Ils ont toujours été exprimés au sein du comité central du groupe public ferroviaire (CCGPF), des conseils d’administration ou des conseils de surveillance. En tout état de cause, la direction générale de la concurrence de la Commission aurait été conduite à intervenir.

En conclusion, avec un marché du transport ferroviaire de marchandises déclinant en France, avec une concurrence intermodale et intramodale, un réseau ferré dégradé, sans véritable politique publique – je parle de la période 2018-2019, cela a changé depuis –, sans mise en place d’un cadre clair pour l’ouverture à la concurrence, la Commission européenne a finalement agi suivant ses principes sur la concurrence intramodale. Dans le cas de la France, cela n’a pas fonctionné, incontestablement.

Il sera donc nécessaire d’observer ce qui se passera dans les autres pays européens. Sur les dix dernières années, DB Cargo a affiché neuf ans de pertes opérationnelles pour un montant cumulé de près de 3 milliards d’euros, mais a investi quasiment 4 milliards d’euros. Je serais curieux de connaître le montant des dettes de DB Cargo, ainsi que la réaction de la Commission face aux plaintes dont fait l’objet l’entreprise. En Espagne, Renfe Mercancias a accumulé 417 millions d’euros de pertes en dix ans soit 20 % du chiffre d’affaires, mais elle a continué à investir environ 120 millions d’euros.

La situation de Fret SNCF ne peut donc être que le prélude à une action de la direction de la concurrence de la Commission européenne qui va consister à « casser » les opérateurs historiques. Pour autant, nous avons toujours dit que le transport ferroviaire de marchandises était essentiel pour le pays, qu’il était fondamental de le poursuivre et de le développer dans le cadre de la crise écologique que nous connaissons. Cela explique les mesures qui ont été prises, et en particulier le choix assumé de la filialisation de Fret SNCF pour lui permettre de poursuivre son activité avec des moyens financiers ad hoc.

Mme Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics. J’ai été recrutée à la SNCF en février 2010 pour le poste de directrice des transports ferroviaires de marchandises. À ce titre, j’étais responsable des activités de Fret SNCF et de celles de différentes entités en France, mais aussi à l’étranger. Auparavant, j’étais une cliente du ferroviaire de marchandises, puisque je dirigeais une société de logistique automobile spécialisée dans les véhicules finis, qui possédait notamment un parc de wagons porte-automobiles.

À ce titre, j’avais quelque idée des maux que connaissait la France en matière ferroviaire. Le défi était élevé, mais également attirant et j’avais été séduite par l’engagement de Pierre Blayau et de Guillaume Pepy, qui avaient convaincu les pouvoirs publics français de la nécessité d’agir en faveur du fret ferroviaire en 2009, à l’époque du Grenelle de l’environnement. Malgré les difficultés de Fret SNCF, ces deux patrons croyaient à l’avenir du fret ferroviaire de marchandises, puisqu’ils venaient d’acheter les activités étrangères de Veolia Cargo.

Au début de l’année 2010, ces activités subissaient de plein fouet les tracas causés par la crise financière des subprimes. En France, les volumes confiés à Fret SNCF avaient baissé de plus de 30 % lors des dix-huit mois précédents. En 2009, Fret SNCF avait acheminé 250 000 wagons isolés chargés, mais moins de 120 000 en 2010, soit une baisse de plus de 50 % en un an.

Pierre Blayau et les équipes de Fret SNCF avaient élaboré un schéma directeur de la SNCF, intitulé « Pour un nouveau transport écologique de marchandises », que j’étais chargée de mettre en œuvre. Ce schéma, approuvé par le conseil d’administration de la SNCF en 2009, avait également vu son impact écologique évalué par Jean-Marc Jancovici et comprenait un certain nombre de chantiers. Je précise que cette démarche d’évaluation était alors assez peu répandue.

Le premier chantier visait à refondre l’offre de wagon isolé, pour la sauver. Deux secteurs ont particulièrement besoin du wagon isolé : la sidérurgie pour la partie « produits semi-finis » et la chimie. Cette stratégie était dénommée « multi-lots multi-clients ». Dans le nouveau système, la SNCF avait choisi des gares qui présentaient des perspectives d’avenir et demandait aux clients une anticipation à n-15. J’ai donc consacré une bonne partie de l’année 2010 à rencontrer les clients industriels pour leur vendre cette nouvelle offre. Cette démarche fut instructive : en 2009, bénéficiant de prix particulièrement bas, ces clients avaient remis tout ce qu’ils pouvaient à la route ; leur première réaction a donc été de considérer que la SNCF n’était pas légitime à adapter son dispositif. Je leur ai expliqué notre démarche, qui a été finalement comprise. De même, j’ai accordé beaucoup de temps aux équipes en interne, afin que nous puissions délivrer la qualité qui était promise aux clients.

Le deuxième chantier visait à développer les opérateurs ferroviaires de proximité, mais les projets n’ont pas été nombreux. Le troisième chantier avait pour objectif de rapprocher le commerce et la production, afin de réduire les frais de structure. Dans les faits, les bénéfices ont été bien au-delà. Le quatrième projet avait pour objectif de développer le combiné et les autoroutes ferroviaires pour répondre aux évolutions du marché. À partir du moment où le territoire national rencontre une forte désindustrialisation, il faut chercher la marchandise là où elle est produite, c’est-à-dire à l’étranger. Or les produits importés sont surtout des produits semi-finis. Un autre chantier visait à étudier les possibilités de fret à grande vitesse, mais le marché s’est avéré trop étroit et les coûts des péages étaient un problème.

Ce plan prévoyait un retour à l’équilibre en 2014. Guillaume Pepy et Pierre Blayau avaient par ailleurs appelé à une plus grande équité concurrentielle. En effet, l’ouverture à la concurrence s’était déroulée sans aucune harmonisation préalable des conditions sociales dans le secteur. Les agents SNCF relevaient d’un statut pour partie législatif et pour partie réglementaire, en particulier sur l’organisation et l’aménagement du temps de travail. Seul le pouvoir réglementaire s’exerçait pour négocier des accords : l’entreprise n’en avait pas la liberté. Et rien n’avait été prévu pour les nouveaux entrants qui allaient, eux, relever du seul droit du travail.

Le régime de retraite des cheminots se traduisait par une surcotisation employeur supérieure de douze points à celle en vigueur dans le privé. En 2011, nous avions obtenu la création d’une mission confiée à un conseiller d’État, M. Olivier Dutheillet de Lamothe, qui avait conclu à la nécessité de faire évoluer le système. Mais cette évolution n’a eu lieu qu’à partir de la loi de 2014. Ensuite, il a fallu donner le temps de la négociation aux partenaires sociaux.

De mémoire, l’accord sur l’aménagement du temps de travail a eu lieu au printemps 2016, pour une entrée en vigueur en janvier 2017. L’accord sur les classifications et les rémunérations date quant à lui de décembre 2021. En outre, il a fallu attendre la loi de 2018 et les ordonnances de 2019 pour que la SNCF sorte de ce statut législatif et réglementaire encadrant le statut et l’organisation du travail.

L’ouverture à la concurrence s’est donc effectuée sur des bases faussées, en raison d’un environnement législatif et réglementaire particulier, qui ne s’est pas fait dans le bon ordre chronologique. Elle est en outre intervenue dans un marché baissier depuis fort longtemps. Enfin, la crise des années 2009-2010 a été, selon les économistes, la pire crise économique depuis celle de l’entre-deux-guerres.

Si de nombreux éléments extérieurs expliquent les difficultés, la SNCF a aussi sa part de responsabilité. Par exemple, la dédicace des conducteurs au ferroviaire de marchandises n’est intervenue qu’en 2008, soit dix-huit mois avant mon arrivée. Auparavant, en cas de problème sur les lignes de voyageurs, le fret de marchandises n’avait plus de conducteurs. En tant que cliente, je l’avais moi-même enduré. Pour un client, ce genre de désagréments n’incite pas faire confiance au ferroviaire.

La SNCF n’avait pas non plus tiré les conséquences du « juste à temps », qui est apparu dans les années 1980 et s’est généralisé au tournant du siècle. Celui-ci s’organise ainsi autour d’un nombre croissant de petits lots et d’une moindre anticipation. Sous prétexte d’une commande de sillons à réaliser dix-huit mois à l’avance, Fret SNCF avait conservé des process très datés. Les équipes de concepteurs établissaient ainsi dix mois à l’avance, pour chaque trafic, la manière dont la production serait réalisée. Puis l’équipe d’adaptateurs refaisait 60 % de ce qui avait été prévu au préalable, car les clients avaient évolué de leur côté. En phase pré-opérationnelle, moins de 20 % de ce qui avait été travaillé un an à l’avance subsistaient. Enfin, lorsque je suis arrivée, la salle opérationnelle était au bord de la crise de nerfs car les opérateurs étaient obligés de monter des trains. Je n’avais jamais vu cela.

Nous avons donc dû revoir le processus, comme cela se passe dans la construction automobile, afin de gagner en agilité et de diminuer les frais de structure. La même problématique se posait pour les triages, où la séparation des tâches n’avait plus la même pertinence qu’avant puisque le nombre de wagons à trier avait beaucoup diminué. Les agents étaient en « bore-out » et particulièrement anxieux quant à leur avenir, puisqu’aucune perspective ne leur était proposée.

Nous avons donc procédé à une grande reconfiguration de 2010 à 2013. À ce moment-là, nous avions commencé à réduire les pertes, mais nous étions encore loin du retour à l’équilibre. Le travail a consisté à nous appuyer sur nos atouts pour essayer de surmonter nos handicaps. Comme je l’ai indiqué au préalable, il existait une forte iniquité concurrentielle et Fret SNCF courait un risque fort de perdre graduellement tous les trafics de trains entiers réguliers, lesquels sont attractifs car assez faciles à produire.

Il s’agissait également de tenir compte des nouveaux besoins des clients. La crise avait révélé combien l’industrie, même lourde, n’était plus tirée par la production, mais par le marché, c’est-à-dire l’aval. À partir de 2013 et 2014, même la sidérurgie était capable de décider la fermeture d’un haut-fourneau dans un délai aussi court que six mois, quand cette décision était prise au préalable trois à quatre ans à l’avance.

Par conséquent, nous devions offrir une plus grande flexibilité. Au lieu de concevoir un plan de transport assemblant au mieux des flux de bout en bout, puis de les passer au producteur, le travail a consisté à changer le processus pour construire un plan de transport calé sur l’intégralité des flux significatifs prévus sur une zone géographique. Il s’agissait ainsi de donner le pouvoir aux producteurs, pour leur permettre de modifier l’ordonnancement des trains par rapport à la demande initiale du commerce.

Mon pari a consisté à dire que cette modification ne poserait pas de problème aux clients dans 90 % des cas. Le pari a été réussi, notamment grâce à une meilleure relation entre les commerciaux et les clients, qui validaient les modifications. Ce changement nous a permis d’améliorer la productivité en 2013, 2014 et 2015. Nous avons nettement plus diminué les ressources utilisées que le chiffre d’affaires ne baissait en raison des gains d’appels d’offres par la concurrence. Cette démarche, que nous avons appelée « efficacité et développement », a permis de rapprocher définitivement les commerciaux et les producteurs. De leur côté, les commerciaux ont pris conscience que le plan de transport ainsi bâti leur permettait d’insérer de nouveaux trafics pris à la route.

En 2016 et 2017, nous avons constaté que même avec un plan de transport ainsi optimisé, les capacités techniques mises en ligne, c’est-à-dire ce que peut tracter une locomotive, demeuraient sous-utilisées. Nous avons commencé par signaler aux commerciaux les points qui étaient affectés par une sous-utilisation. Les quelques succès rencontrés sont demeurés limités. Nous avons donc repris la problématique des plans de transport, avec l’idée de les concevoir en intégrant l’objectif de saturation des capacités dès la conception.

Concrètement, sur un même axe et dans la même matinée, un train entier de produits sidérurgiques et un train entier d’automobiles peuvent passer. Le train de sidérurgie atteint son tonnage maximal alors qu’il n’aura pas atteint la capacité maximale en termes de longueur. Je rappelle ainsi qu’un train standard mesure 750 mètres, contre 550 mètres pour un train de produits sidérurgiques. En revanche, un train d’automobiles finies atteint rapidement 750 mètres mais il est assez loin du tonnage maximal. Si l’on arrive à mélanger sur un même train des produits sidérurgiques et des automobiles finies, il est possible d’offrir d’autres wagons, soit au même client, soit à d’autres clients. Nous avons appelé ce procédé la « gestion capacitaire », laquelle a commencé à être expérimentée lors du second trimestre 2018. Ayant quitté SNCF Logistics en février 2020, je ne sais ce qu’il est advenu par la suite, mais j’imagine que cette gestion capacitaire a dû être généralisée par la suite. J’ajoute que ce modèle de la gestion capacitaire n’est pas propice à l’arrêt d’un nombre significatif de flux : par définition, il est très mutualisé et très mixé.

Nous avons également cherché à innover techniquement. Lorsque je suis arrivée en 2010, j’ai eu parfois l’impression de me retrouver au XIXe siècle. Par exemple, avant que le conducteur ne puisse démarrer un train, il était nécessaire de réaliser un essai de train. Les agents au sol devaient faire le tour de train, soit deux fois 750 mètres et tester chaque roue en tapant dessus avec son pied. Nous avons travaillé à l’automatisation de la procédure grâce à des capteurs et des outils de télécommunication. Il existait bien de réels besoins de modernisation !

Le redressement économique et l’impératif de résultats constituaient une ardente obligation pour les équipes. Les reportings étaient ainsi réguliers et exigeants. De fait, l’activité s’est notablement redressée jusqu’en 2015. L’année 2016 a connu une rechute pour plusieurs raisons : la crise céréalière, la crise des migrants à Calais, ainsi que les mouvements sociaux.

À cette même période, l’opportunité de filialiser s’est ouverte. Pour moi, la filialisation représentait la dernière étape de la nécessaire autonomisation de Fret SNCF, pour plusieurs raisons. D’abord, elle permettait de prendre en compte les spécificités du transport de marchandises et de trouver des accords sociaux gagnant-gagnant entre les représentants des salariés et l’employeur. Par ailleurs, en ayant sa propre licence ferroviaire et son propre certificat de sécurité, Fret SNCF allait gagner en agilité et en sécurité. Enfin, en définissant strictement ses besoins de prestation externe, elle achèverait de baisser les frais de structures.

Il s’agissait en outre du bon moment, puisque dix ans s’étaient écoulés depuis l’aide à la restructuration de 2005, qui s’était achevée en 2006. Or il est nécessaire d’attendre ce laps de temps pour demander une nouvelle aide à la restructuration. Cette nouvelle aide était théoriquement possible, en échange de contreparties que nous avions étudiées. Nous avons ainsi élaboré un plan d’affaires en 2017, que nous avons actualisé en 2018 à la suite des mouvements sociaux. Nous avions même élaboré un projet de notification d’aide à la restructuration pour le soumettre la Commission européenne. Pour les raisons évoquées par Alain Picard, les autorités françaises ont finalement décidé de ne pas notifier. D’une part, le calendrier de notification n’était pas compatible avec la réforme de 2018-2019, a fortiori en raison des plaintes déposées par des concurrents en 2016-2017. Ces derniers invoquaient la mauvaise exécution de l’aide de 2005 et ajoutaient que Fret SNCF avaient depuis lors continué à bénéficier d’aides.

En 2018, la question du futur périmètre de Fret SNCF se posait malgré tout dans le cadre de la réforme, laquelle consistait en la création d’une société anonyme (SA) de tête qui absorbait SNCF Mobilités. Trois possibilités se présentaient. La première solution consistait à ne rien faire. La SA de tête aurait eu une filiale gestionnaire d’infrastructure, SNCF Réseau, tout en étant entreprise ferroviaire, ce qui aurait posé de nombreuses questions. Une autre possibilité consistait à extraire les activités voyageurs de la SA de tête pour constituer l’entité devenue par la suite la SA Voyageurs, laquelle aurait embarqué Fret SNCF. Néanmoins, cette option aurait fait resurgir les anciennes critiques d’opacité et de manque d’étanchéité entre l’activité ferroviaire de marchandises et celle de voyageurs.

La dernière possibilité consistait à sortir les activités voyageurs pour créer d’une part la SA Voyageurs et d’autre part une société anonyme simplifiée, une SAS. Cette dernière option, qui a finalement été retenue, posait la question du devenir de la dette analytique. À l’évidence, il fallait la laisser à la SA de tête et effectuer une dotation en capital à la nouvelle SAS. Cette dernière a donc été calibrée de manière à lui permettre de démarrer son activité en 2020, époque à laquelle j’ai passé le relais à Frédéric Delorme.

Cette structuration a été présentée à la Commission européenne par les autorités françaises, qui ont expliqué pourquoi la troisième solution paraissait finalement répondre le mieux à différentes exigences. Surtout, elle ne préemptait nullement les discussions qui avaient cours depuis 2017 entre les autorités françaises et la Commission, à la suite des plaintes déposées.

M. le président David Valence. Monsieur Picard, vous avez indiqué que dès le début des discussions sur la transformation du groupe public ferroviaire avec la direction générale de la concurrence, le risque de la discontinuité était envisagé. Pouvez-vous préciser vos propos à ce sujet ?

Vous avez souligné que jusqu’à la fin de vos responsabilités au sein du groupe ferroviaire en 2020, une des difficultés était le caractère limité des aides publiques à l’activité, comparativement aux concurrents étrangers. Pouvez-vous nous fournir votre analyse sur la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire de 2021, qui a profondément changé la donne par rapport à la situation que vous avez connue ?

Vous êtes aujourd’hui le patron de l’activité française du constructeur de matériel ferroviaire CAF. Pouvez-vous évoquer la manière dont le marché du fret ferroviaire est regardé par les constructeurs de matériel ferroviaire à l’échelle européenne ?

Madame Charles, je vous remercie pour la précision de votre intervention. Comment la structuration de l’activité de marchandises au sens large a-t-elle évolué pendant la période où vous étiez aux responsabilités ? La multiplication des filiales qui composent le groupe public ferroviaire a souvent été évoquée comme un facteur déstabilisant, notamment pour le fret.

Vous avez souhaité faire évoluer la construction des flux, en essayant de raccourcir les délais pour répondre à la demande des chargeurs. Pouvez-vous nous donner plus de détails, à la lumière notamment de votre expérience préalable de cliente de la SNCF ?

Selon vous, un des effets positifs de la filialisation de Fret SNCF est qu’elle a permis à l’entreprise ainsi créée de disposer de sa propre licence ferroviaire et de son propre certificat de sécurité, ce qui lui offrait une plus grande souplesse. Pouvez-vous y revenir de manière plus précise ?

M. Alain Picard. Le constructeur CAF est peu impliqué dans le fret. Les opérateurs étrangers disposent de matériels anciens et leur situation financière ne leur permet pas d’en acheter de nouveaux. Ils se tournent par conséquent vers les loueurs de wagons et de locomotives, lesquels connaissent une activité particulièrement élevée. La conjugaison de la reprise des trafics après l’épidémie de covid 19 et du vieillissement des wagons et des locomotives entraîne un flux important de construction de wagons et de locomotives, qui se dirige en partie vers les loueurs.

S’agissant des aides, certains dispositifs ont été mis en place, dont l’aide au wagon isolé ou l’aide à la pince, qui est passée de 27 à 40 euros. Ces éléments nous placent au même niveau que d’autres pays, mais nous ne sommes pas alignés sur les politiques de certains pays plus en pointe comme la Suisse, qui prennent véritablement en compte les externalités négatives du transport routier via une écotaxe. La situation a néanmoins changé, ce qui explique en partie le redressement des résultats des uns et des autres dans le périmètre français, lequel permet d’investir dans le renouvellement du matériel.

À partir de 2017 ou de 2018, des discussions sont intervenues entre l’État et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Nous avons participé à des réunions avec les représentants de cette dernière. Ils nous proposaient soit le remboursement de la dette – ce qui était impossible puisqu’elle s’élevait à 5 milliards d’euros – soit de mettre en place la discontinuité.

De notre côté, nous avons argumenté, tout d’abord en indiquant que Fret SNCF n’avait plus que 50 % du marché, que nous disposions d’un plan d’affaires et que nous étions sur le point de filialiser. En tout état de cause, ces éléments de risque ont été systématiquement été présentés au CCGPF, au conseil de surveillance et au conseil d’administration. Nous avons également souligné que la filialisation était un élément technique qui n’effaçait pas le risque que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne intervienne, compte tenu des plaintes en cours à ce moment-là.

Mme Sylvie Charles. Je pense à mes anciennes équipes, qui doivent trouver la situation actuelle particulièrement injuste. Par exemple, l’aide au wagon isolé existe depuis longtemps en Autriche, mais aussi en Belgique, depuis la filialisation du trafic de marchandises dans ce pays. L’addition de l’ensemble des pertes associées au wagon isolé en France peut expliquer une grande partie de la dette. Je précise qu’il s’agit d’une dette analytique, qui intègre donc la composante des taux d’intérêt élevés. Il s’agissait d’une des raisons clefs de la filialisation. Nous avions envoyé nos clients sidérurgistes et chimistes expliquer à Bercy qu’ils avaient besoin du wagon isolé. Notre conviction était qu’une fois la société filialisée, les pouvoirs publics devraient prendre leurs responsabilités.

Un certificat de sécurité est un document décrivant le système de management de la sécurité, qui s’appuie sur une analyse des risques et établit des procédures. Quand le certificat couvre un grand nombre d’activités différentes, il devient illisible. Lorsque je suis arrivée, j’ai constaté, d’une part, que la plupart des dirigeants ne l’avaient pas lu et, d’autre part, qu’il comportait un certain nombre d’incohérences. Il était donc nécessaire de disposer d’un certificat de sécurité plus réduit et homogène : les producteurs doivent pouvoir produire en sécurité. En outre, le certificat permet de diminuer un certain nombre des frais de structure.

Vous m’avez interrogée sur les évolutions du plan de transport. En tant que cliente du ferroviaire, je m’occupais de la logistique automobile pour des véhicules finis. Dans les années 2000, nous avons suivi l’évolution de l’industrie automobile. Les constructeurs européens avaient ainsi installé des usines en République tchèque et en Pologne pour y profiter de coûts plus bas. Ces nouvelles usines étaient destinées à alimenter l’Europe de l’Ouest en petites citadines. Nous sommes allés démarcher les constructeurs sur place et avons eu l’opportunité de monter des trains entiers de porte-automobiles depuis ces usines vers l’Allemagne ou la France.

À cette époque, je disposais d’un parc de wagons porte-automobiles mais je n’étais pas une entreprise ferroviaire. Je discutais à la fois avec les entreprises historiques et les nouveaux entrants. J’avais pu observer que des commerciaux proches de l’exploitation savaient demander à leurs clients des modifications pour offrir plus de souplesse. Or cette souplesse manquait précisément à Fret SNCF. En France, en tant que cliente, je réalisais beaucoup plus de wagons isolés : je prenais des véhicules à la sortie des chaînes de production chez Renault pour les acheminer vers différentes plateformes sur le territoire, à partir desquelles les véhicules étaient parfois finis ou livrés aux concessionnaires.

Dans ce cadre, le wagon isolé représentait une forme de double peine. Les livraisons étaient censées intervenir de jour A à jour B, voire exceptionnellement à jour C. Mais en réalité, nous étions passés de jour A à jour C, lorsque ce n’était pas jour D ou E. Or pour un logisticien doté d’un parc de wagons, si le délai de rotation n’est pas bon, le retour sur investissement est fragilisé, mettant de facto l’entreprise en risque. Par ailleurs, les triages étaient déjà dégradés, ce qui occasionnait des chocs sur les véhicules.

Bref, lorsque je suis arrivée à la SNCF, j’avais une assez bonne vision des difficultés que le secteur rencontrait en France. Il en connaît toujours. Aujourd’hui, certains triages sont enfin en cours de rénovation, mais il faut également songer à moderniser les voies. Je me souviens avoir visité un gros triage aux alentours de Vienne, où un grand nombre de procédures sont automatisées. Avant le passage à la bosse, un appareil examine les roues du wagon, détermine de quel type il s’agit et calcule les paramètres de freinage associés.

En résumé, en compagnie de mes équipes, je me suis attachée à reconfigurer tous les processus de production pour les rendre plus en phase avec le marché.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous semblez convaincus que la filialisation est intervenue trop tard. En cela, vous rejoignez la position de l’ancien secrétaire d’État aux transports, M. François Goulard. Selon lui, le courage a manqué en 2005 pour aller jusqu’au bout de la démarche de filialisation. Confirmez-vous que cette filialisation a été trop tardive et qu’elle aurait dû intervenir dès les années 2003-2005, dans le cadre de l’accord entre la France et la Commission européenne ?

Cette même Commission a interpellé la France en 2010, considérant que les EPIC étaient de fait un statut français contraire aux règles d’aides licites européennes, ouvrant droit à une possible condamnation au titre des aides d’État. Avez-vous eu à connaître ce débat dans vos responsabilités respectives et à en suivre les conclusions au sein de l’entreprise ?

Nous avons entendu dire lors de précédentes auditions que durant la séquence 2007-2019, les responsables politiques et les responsables opérationnels avaient sciemment mis à distance les risques portés par la mise en œuvre des mouvements financiers entre le groupe et Fret SNCF. Partagez-vous ce point de vue ?

On nous annonce aujourd’hui un nouveau plan de discontinuité centré sur les flux mutualisés. Nous avons entendu que le wagon isolé et les trafics mutualisés étaient désormais rentables, notamment grâce aux aides. Une autre appréciation considère que le centrage sur le wagon isolé et les trafics mutualisés est un plan « injouable ». Quel est votre avis, madame Charles, dans ce débat majeur ?

Mme Sylvie Charles. En tant que patronne, je ne me suis pas interrogée sur ce qui aurait dû être fait avant mon entrée en fonction. Je regardais plutôt l’avenir. En revanche, la SNCF avait sa part de responsabilité. Quand je suis arrivée en 2010, certaines actions n’avaient pas été menées, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons. Cette entreprise était un monopole et avait une forte tendance à la centralisation. Cette tendance était renforcée par le fait que les industries clientes étaient organisées de la même manière. Les cultures se renforçaient mutuellement.

Monsieur le président, je souhaite revenir sur votre question concernant l’évolution des activités. Venant de la logistique et ayant été cliente de Fret SNCF, j’étais animée par un certain nombre de convictions. Dans ces métiers, compte tenu de la volatilité des marchés, il est absolument nécessaire d’être proche des clients et très réactif, pour bien combiner rentabilité et développement. Cela implique de mettre en place des organisations décentralisées.

La manière dont j’ai structuré les activités en 2010 a consisté à laisser Fret SNCF à part, car je sentais bien que l’offre produit n’était pas celle qui était développée chez les nouveaux entrants. De plus, j’avais constaté que l’ouverture à la concurrence allait se réaliser sans harmonisation sociale préalable. Par ailleurs, j’avais la chance d’avoir également sous ma responsabilité un nouvel entrant issu du regroupement d’anciens chemins de fer départementaux, la petite entité VFLI aujourd’hui devenue Captrain France. Cela me permettait de voir les atouts et les limites des nouveaux entrants. J’ai considéré qu’il fallait travailler en profondeur sur les atouts de Fret SNCF. Il ne servait à rien de singer les nouveaux entrants car c’était perdu d’avance : nous n’aurions rien apporté de nouveau au marché, tout en étant lestés de semelles de plomb.

Aurait-il fallu filialiser avant ? Sûrement. Pourquoi cela n’a-t-il pas été réalisé plus tôt ? Un président de la SNCF ne peut se consacrer uniquement au fret de marchandises, il doit également gérer d’autres activités. Parler de filialisation faisait peur à l’époque. En tout état de cause, il s’agissait d’un vrai frein à la transformation. Je rappelle que les conducteurs n’ont été affectés qu’en 2008, quelques années après les locomotives. Encore convient-il de préciser que l’affectation des locomotives s’est faite par défaut : elles n’étaient plus vraiment utiles pour le trafic voyageurs, qui privilégiait les automoteurs pour le TGV ou le trafic régional.

Pendant longtemps, la société a conservé des « idées d’ingénieurs », du reste parfaitement respectables, qui étaient à la fois promues par les organisations syndicales, et par le haut management. Selon ces idées, plus le périmètre est grand, plus on optimise. Or cela ne fonctionne pas dans la vie réelle, compte tenu des phénomènes d’entropie. Personnellement, je suis très engagée en faveur de l’organisation décentralisée, car elle permet d’entraîner les équipes, de donner du sens à leur travail et d’être en permanence à l’écoute du marché.

M. le président David Valence. Dans votre propos précédent, vous estimiez que la filialisation aurait permis de mettre l’État au pied du mur. Dans un groupe public non filialisé, les aides peuvent intervenir. C’est d’ailleurs tout l’objet des plaintes et de l’enquête approfondie de la Commission européenne. À partir du moment où une filiale existe, ce type de dispositif n’existe plus, à moins d’être explicitement prévu, ce qui n’était pas le cas lors de la constitution du groupe. Lorsque l’État a été mis au pied du mur au sujet des aides publiques qu’il apportait ou n’apportait pas, la situation a effectivement changé.

Mme Sylvie Charles. Nous le sentions très bien. Ce que nous expliquions n’était pourtant pas très compliqué à comprendre, d’autant que nous montrions ce qui se passait en Autriche ou ailleurs. On nous écoutait avec attention et le ministère des transports partageait notre point de vue. Mais au ministère de l’économie et des finances, la vision était différente : pourquoi s’embêter puisque la SNCF payait ? Dans ce dossier, la France a été mauvaise élève vis-à-vis de l’Europe sur les risques, mais très bonne sur d’autres aspects. Par exemple, la SNCF tenait une comptabilité de ces activités depuis 1997. A contrario, mes collègues de Trenitalia n’ont commencé à avoir des comptes qu’en 2012.

Je veux encore une fois témoigner de mon admiration pour les équipes de Fret SNCF. Elles se sont fortement engagées, ont retroussé leurs manches et ont fondamentalement changé leur manière de produire du chemin de fer, notamment en allant rencontrer les clients pour cerner leurs besoins au plus près. Naturellement, la situation actuelle est une très mauvaise nouvelle. Mais, comme pour tout dans la vie, face à une déception il faut rebondir et arriver à trouver du positif.

J’avais réussi à trouver 50 à 60 millions d’euros de chiffre d’affaires, que je comparais naturellement au chiffre d’affaires de SNCF, hors sous-traitance. Lorsque j’étais en responsabilité, le chiffre d’affaires devait être de 850 millions d’euros, mais une partie de celui-ci concernait le trafic international incluant la sous-traitance. Le chiffre d’affaires réalisé en propre était plutôt de l’ordre de 650 millions d’euros. De mon côté, j’arrivais difficilement à extraire 50 à 60 millions d’euros de trafic que nous pouvions laisser sans mettre à mal le reste, tout en permettant à la future filiale de vivre. Aujourd’hui, j’ignore le détail des fameux vingt-trois flux dont on parle. La différence fondamentale est le système d’aide au wagon isolé validé par Bruxelles. L’équation économique que j’ai connue n’est plus d’actualité.

Pour ma part, j’avais défendu une discontinuité très limitée, avec l’appui total du ministre Jean-Baptiste Djebbari. Cela ne correspondait pas aux « canons » de la discontinuité. Désormais, cet élément a profondément changé. J’ai toute confiance dans les équipes : si elles ont établi ce plan, c’est qu’il doit être viable. Elles n’ont pas embarqué 5 000 personnes dans un plan défectueux. Cela signifie que les subventions publiques vont enfin s’inscrire dans la durée. Auparavant, des aides comme l’aide à la pince ou l’aide au péage étaient effectivement intervenues, mais elles étaient remises en cause. Or il est très compliqué pour les chargeurs d’inscrire leur logistique dans un système qui a besoin de ces aides s’ils ne peuvent pas être assurés d’une certaine stabilité dans le temps.

Je formulerai toutefois un bémol. J’ai cru comprendre que l’essentiel des flux que Fret SNCF doit arrêter sont des flux de transport combiné. Or, dans le court et moyen terme, le transport combiné est le segment du ferroviaire de marchandises qui a le plus d’avenir. Quand bien même nous parviendrions à réindustrialiser le territoire, nous devrions encore acheminer des petits lots, au moins pour un certain temps.

M. Alain Picard. À l’exception peut-être de la société Mercitalia, tous nos confrères européens disposent de filiales. Je pense notamment à DB Cargo, à Renfe Mercansias ou à Lineas. La filialisation est devenue une organisation juridique standard pour le fret en Europe. L’avons-nous réalisé trop tard ? Je ne sais pas.

M. le rapporteur a posé une question sur le statut de l’EPIC. La SNCF était parfaitement au courant des discussions qui pouvaient concerner les EPIC – il y en avait plusieurs. Si ma mémoire est bonne, la RATP en est d’ailleurs toujours un. Je pense toutefois que le sujet de l’EPIC et celui de la filialisation de Fret SNCF doivent être séparés. Les discussions portaient plutôt sur la notation de l’entreprise, compte tenu du changement de statut. Cet élément doit être incontestablement pris en compte lorsque la dette est particulièrement élevée.

Par ailleurs, je distingue deux périodes : d’une part, la période de dix ans, durant laquelle la SNCF a systématiquement transmis les comptes de Fret SNCF à l’État, qui lui-même les fournissait à la Commission européenne ; d’autre part, la période ultérieure. À partir du moment où nous sommes sortis du délai des dix ans, un dossier structuré a été monté, dans l’idée de le présenter à la Commission européenne. Il se trouve que ce dossier structuré a trouvé sur sa route la réforme de la SNCF, puis les plaintes. Dès lors, ce dossier tel qu’il avait été monté n’avait plus lieu d’être.

En aucun cas nous n’avons méprisé les risques, dont nous étions totalement conscients. Dans le compte rendu de la séance du CCGPF du 25 septembre 2019, il est ainsi indiqué que « la filialisation ne renforce pas le risque. Si la Commission européenne souhaite agir, elle agira exactement de la même manière, que Fret SNCF soit filialisé ou pas. » Un peu plus loin, le compte rendu précise que « l’une des solutions envisagées par la Commission européenne, c’est la discontinuité ».

La discontinuité était donc au cœur des discussions et a été présentée avec tous les risques afférents. Simplement, il s’agissait, au 1er janvier 2020, de pouvoir opérer et de pouvoir décider. La position qui a été choisie est celle qui par ailleurs montrait que le groupe SNCF était totalement engagé dans le transport ferroviaire de marchandises. Le plan d’affaires avait été bâti de telle manière que la société ne recevait pas de financement de la part du groupe, de manière à assurer l’étanchéité, et que le financement de la filiale fret se faisait par des besoins d’affacturage.

Je le répète : le risque n’a pas été méprisé : il était au cœur des sujets, mais il fallait agir et continuer d’opérer. Je pense que la meilleure solution a été choisie.

M. le président David Valence. Madame Charles, vous avez évoqué l’existence ponctuelle d’aides par le passé. Lors du lancement de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire en 2021, les aides annoncées étaient prévues jusqu’en 2024. Finalement, une perspective plus longue s’est imposée et, cette année, un prolongement jusqu’en 2030 a été annoncé. Nous sommes là sur un pas de temps permettant de sortir de l’aléa, du ponctuel et de la relance très circonscrite à deux ou trois ans, comme cela avait été le cas auparavant.

M. Hubert Wulfranc. Madame Charles, vous avez indiqué avoir travaillé sur une discontinuité limitée, sous la tutelle de M. le ministre Jean-Baptiste Djebbari. Lui-même nous a indiqué avoir engagé un bras de fer avec la Commission européenne, n’imaginant même pas pouvoir céder à une quelconque pression. Pouvez-vous revenir sur cette notion de discontinuité limitée, nonobstant vos explications qui tendent à indiquer que la situation a changé deux ans plus tard ?

Mme Sylvie Charles. Je vous parle de mémoire. L’État avait été saisi par la Commission européenne de l’existence des plaintes en janvier 2017 et nous l’apprenons pour notre part au printemps. L’État nous demande ensuite de venir expliquer notre position à la Commission. Il faut savoir que dans cette phase, c’est le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) qui est chef de file et coordonnateur. Il peut y avoir des positions légèrement différentes entre le ministère des transports et le SGAE – c’est du moins ce que j’ai pu noter à l’époque. Le SGAE, dont le rôle est de trouver des accords avec la Commission, considérait que même si l’on pouvait défendre que la SNCF s’était comportée en investisseur avisé, la Commission avait des éléments pour soutenir le point de vue inverse.

C’est une question d’appréciation : la SNCF, y compris au moment du schéma de 2009 pour un nouveau transport écologique de marchandises, se comporte comme un investisseur avisé en ce qu’elle fait valider ses plans par des cabinets extérieurs, consulte le marché en amont, procède à des contre-expertises, etc. Ce qui peut lui être reproché, c’est que ces plans reposent sur des éléments de contexte qui ne se réalisent pas, à commencer par l’écotaxe, votée à l’unanimité puis abandonnée. Ce que reproche en somme la Commission, c’est la durée : les conditions ne parviennent pas à se réunir, quand bien même l’investisseur avisé continue à avoir la conviction que le fret ferroviaire est l’avenir, pour des raisons écologiques notamment.

En 2018, les pouvoirs publics, sous la houlette du SGAE, m’avaient demandé d’essayer de travailler à une solution. À ce titre, nous avons étudié les éléments constitutifs d’une discontinuité : le périmètre, l’actionnariat, les actifs. S’agissant des actifs, nous disposions de réponses puisque le capital d’Akiem avait déjà été ouvert et qu’Ermewa pouvait être vendu. En matière d’actionnariat, nous avions imaginé proposer la réalisation d’un vaste ensemble avec les autres entités ferroviaires de marchandises, notamment étrangères. En effet, elles intéressaient d’autres parties. Nous aurions donc pu les rassembler et ouvrir le capital. Restait la question du périmètre. En mon âme et conscience, malgré le développement de la gestion capacitaire, je n’ai trouvé « que » 60 millions d’euros de chiffre d’affaires.

En mai ou juin 2018, nous avons participé à une réunion au siège du SGAE. Nous étions face à une demi-douzaine de fonctionnaires de la direction générale de la concurrence, qui m’avaient adressé une série de questions préalables. Lors de la réunion, je leur expliquai l’ensemble des actions entreprises depuis 2010, mais également le contenu de la gestion capacitaire. À chacune de mes explications succédait une relance de leur part ; j’avais l’impression d’être le capitaine Haddock dans Coke en stock.

En 2019, la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) du ministère des transports a lancé une étude sur la discontinuité, qui a été confiée au cabinet McKinsey. L’étude de McKinsey ne garantissait ni la viabilité ni le report modal. Dans leur scénario B, la part modale du fret ferroviaire de marchandises tombait d’ailleurs à 7 %.

Quoi qu’il en soit, le sujet a été pris au sérieux et nous avons essayé de trouver des solutions pour satisfaire la Commission européenne. Une fois encore, la donne a changé aujourd’hui. Non seulement il existe un engagement en faveur du fret ferroviaire, mais il est accompagné de financements immédiats et concrets, inscrits progressivement dans la durée. L’équation économique est complètement différente, cela me paraît être une évidence.

M. le président David Valence. Le contentieux a également changé de forme : une enquête approfondie diffère de l’instruction de plaintes déposées par les concurrents.

Mme Sylvie Charles. À l’époque, nous craignions l’ouverture d’une procédure formelle. Durant la période que j’ai mentionnée, nous nous situions dans une phase informelle de discussions entre les autorités françaises, la direction générale de la concurrence et la commissaire à la concurrence.

Il ne s’agissait pas d’accepter de prendre le risque de devoir rembourser in fine, mais le phénomène était en soi autoréalisateur : les clients ne peuvent pas se permettre d’attendre dix-huit à vingt-quatre mois dans l’incertitude. De fait, ils sont obligés de rechercher immédiatement des alternatives. Par conséquent, il n’y avait pas d’autre choix que de trouver un accord avec la Commission. De ce que j’ai compris, la filialisation n’y était pas étrangère. Cet accord ne peut pas tuer l’entreprise. Certes, il limite la part de marché de Fret SNCF à 30 % et il peut être critiqué, mais il a été manifestement très bien travaillé. Des contreparties ont été obtenues, ce qui était tout sauf évident.

M. le président David Valence. Lors de son audition devant la commission d’enquête, le ministre a indiqué qu’il n’était pas possible de laisser les clients plongés dans l’incertitude dont ils étaient victimes depuis l’ouverture de l’enquête approfondie en janvier 2023. Nous chercherons à évaluer cet argument en auditionnant des chargeurs, pour mesurer leur inquiétude à l’égard de la solution de discontinuité retenue, mais également pour la comparer avec celle qui aurait prévalu si aucune annonce n’avait été faite après l’ouverture de cette enquête approfondie.

M. Gérard Leseul (SOC). Madame Charles, vous avez évoqué le fret à grande vitesse, en soulignant que sa mise en place était compliquée. Pouvez-vous nous donner des détails ? Le fret à grande vitesse demeure-t-il pour vous une stratégie de niche ? Fret SNCF a-t-il essayé de le développer malgré tout ? Cette piste demeure-t-elle pertinente aujourd’hui ?

Mme Sylvie Charles. Nous avions effectivement étudié la possibilité d’un fret à grande vitesse pour concurrencer les expéditions par avion-cargo dans le triangle Londres-Bruxelles-région parisienne. Cependant, nous n’avons pas poursuivi dans cette voie. D’abord, le marché est beaucoup plus étroit que nous ne le pensions. Les marchandises à très haute valeur ajoutée prennent l’avion. Une grande partie des colis à moyenne et forte valeur ajoutée est convoyée non pas par des gros camions, mais par des 3 à 5 tonnes qui ne nécessitent pas de conducteurs spécialisés. En outre, les péages sur les lignes à grande vitesse sont extrêmement élevés. En résumé, le marché était trop étroit et la structure de coûts trop élevée face à la concurrence de la route. C’est pourquoi nous avions refermé le dossier à l’époque, et je ne suis pas sûre que ces éléments aient beaucoup changé entre-temps.

M. le président David Valence. Peut-être existait-il également un aspect culturel dans la conception d’une ligne à grande vitesse ? Le Conseil d’orientation des infrastructures, dans le cadre de son évaluation de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire, a interrogé SNCF Réseau sur la capacité à utiliser le réseau à grande vitesse pour du trafic de marchandises. À chaque fois, les réponses étaient éberluées, comme si cette question était farfelue.

Mme Sylvie Charles. En l’espèce, je pense qu’il s’agit d’une vision historiquement datée, qui envisage le fret uniquement comme le transport de marchandises lourdes. Quand les TGV avaient des soutes, celles-ci embarquaient des produits plus légers et à plus forte valeur ajoutée, comme des produits pharmaceutiques. De même, avant qu’internet n’entraîne la diminution des envois de courrier, La Poste disposait de ses propres TGV, dont nous nous occupions. Ces TGV permettaient de réaliser livraisons « jour A-jour B » pour les lettres. Ce marché était extrêmement particulier : les postiers triaient dans les TGV qui circulaient. En outre, La Poste était à l’époque un EPIC et pouvait investir dans des TGV. N’en déplaise à certains qui ont la mémoire courte, ce fret léger a bien existé, mais La Poste l’a abandonné pour d’autres raisons.

M. Alain Picard. L’ancêtre de Geodis, Calberson, est né au Havre. À l’époque, son activité consistait à placer des colis arrivant au port du Havre dans des trains qui les transportaient ensuite jusqu’à Paris.

Vous nous avez interrogés sur les plaintes. Des plaintes avaient été effectivement déposées contre Fret SNCF, mais d’autres l’ont été en Europe, en particulier contre Deutsche Bahn au sujet de DB Cargo. Tous les opérateurs historiques de fret ferroviaire en Europe sont confrontés à des pertes importantes et à un endettement record. À ce sujet, je précise que si vous vous plongez dans les comptes de Renfe Mercansias, vous ne pouvez pas l’observer, car l’entreprise est recapitalisée en permanence.

La direction générale de la concurrence de la Commission européenne a décidé de faire un exemple avec Fret SNCF, d’autant qu’existait le précédent de 2005. Il était facile de s’en prendre à l’État français et à Fret SNCF, mais, ce faisant, la direction générale de la concurrence a ouvert la boîte de Pandore. Comment agira-t-elle vis-à-vis de DG Cargo, qui réalise 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et qui transporte le charbon, les produits chimiques et les produits pétroliers en Allemagne ?

En réalité, je pense que, très gênée par sa propre politique, elle est en train de faire un exemple de Fret SNCF compte tenu des précédents. Si elle est logique avec elle-même, les opérateurs historiques tomberont tous les uns après les autres dans des solutions de discontinuité.

M. Gérard Leseul (SOC). Pensez-vous que ce scénario consistant à faire tomber tous les opérateurs historiques soit réaliste ?

M. Alain Picard. Dans la période actuelle post covid et compte tenu de la situation climatique et environnementale que nous connaissons, cela me paraît être pour le moins une solution dogmatique.

 


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25.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Gallo, président-directeur général de DB Cargo France et président de l’Association française du rail (AFRA) (28 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Alexandre Gallo, président-directeur général de DB Cargo France et président de l’Association française du rail (AFRA). Cette audition est particulièrement intéressante, dans la mesure où nous allons auditionner pour la première fois un concurrent de Fret SNCF dans ce cycle d’auditions.

Parmi les objectifs de cette commission d’enquête figurent deux aspects principaux. Le premier concerne l’ensemble du secteur du fret ferroviaire en France et la manière dont la part modale a évolué au cours des vingt dernières années, essentiellement en France, mais également à l’étranger. À ce titre, vous pourrez peut-être dresser des parallèles qui seront intéressants pour nous. Nous souhaitons également comprendre le rôle qu’a pu éventuellement jouer la libéralisation dans la détérioration ou la préservation de cette part modale, qui était déjà dégradée – la part du fret ferroviaire dans le transport de marchandises a structurellement diminué en France depuis 1973, bien avant la libéralisation du secteur.

Nous avons déjà identifié un certain nombre de facteurs explicatifs comme l’absence de stratégie claire et de politique publique d’accompagnement pour l’ensemble du secteur du fret ferroviaire, le manque de réformes ou d’adaptations de Fret SNCF à l’ouverture à la concurrence, ou encore la désindustrialisation – plus marquée en France que dans d’autres pays.

Vous représentez DB Cargo, qui est arrivé en France à partir de 2006. Le jugement rétrospectif que vous pourrez porter au nom du groupe sur la situation du fret ferroviaire à ce moment-là et depuis lors nous intéresse particulièrement. J’imagine que vous aborderez aussi la question de la dégradation du réseau et des difficultés rencontrées pour y accéder.

Le deuxième aspect sur lequel nous nous penchons est le dernier épisode de la réorganisation de Fret SNCF, avec le choix de la solution de discontinuité par le gouvernement français pour parer à l’enquête approfondie lancée le 18 janvier dernier par la Commission européenne. Nous serons intéressés par le parallèle que vous pourrez dresser avec la procédure ouverte à l’encontre de DB Cargo en Allemagne par la Commission européenne, procédure qui n’a pas le même niveau de maturité. Nous souhaiterons également connaître votre point de vue sur l’évolution des vingt-trois flux dont Fret SNCF devra se séparer. Êtes-vous déjà positionné pour reprendre certains d’entre eux ? Le marché, en particulier celui des trains complets et réguliers avec des moyens dédiés, est-il suffisamment mûr pour que les perspectives de reprise de ces liaisons ne conduisent pas à un report modal inversé ? Il s’agit de la principale crainte du point de vue de l’utilité collective : ne pas entraîner une recarbonation de certains acheminements de marchandises.

Enfin, en tant que président de l’AFRA, vous pourrez nous parler de la manière dont les entreprises ferroviaires ont accueilli ce choix du gouvernement français, ainsi que de la manière dont la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire et les annonces qui l’ont complétée pourront désormais être pérennisées.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

(M. Alexandre Gallo prête serment.)

M. Alexandre Gallo, président-directeur général de DB Cargo France et président de l’Association française du rail. Je suis très honoré de votre invitation, à la fois au titre de DB Cargo et de l’Association française du rail.

L’AFRA a été créée initialement pour le fret en mars 2019, mais son périmètre s’est étendu aux activités voyageurs et elle a notamment accueilli Transdev et Trenitalia. Elle regroupe aujourd’hui vingt-six membres, dont des entreprises de fret et de voyageurs, des constructeurs, des équipementiers et des entreprises de services. La raison d’être de l’AFRA est de veiller et de contribuer à installer une concurrence saine, juste et non discriminatoire, et de développer le transport ferroviaire au service d’une économie durable grâce à la libre concurrence.

Il n’existait pas de stratégie de fret ferroviaire en France jusqu’à il y a quelques années. La stratégie de fret a d’abord été trop tardive et a accompagné un certain nombre de désillusions en matière industrielle en France.

Je souhaite au préalable briser une idée reçue : les entreprises alternatives n’ont pas fait de dumping social. Concrètement, la grille de rémunération des conducteurs de la SNCF est à 24 747 euros en début de carrière contre 28 000 euros chez DB Cargo et à 34 000 euros en milieu de carrière contre 37 000 euros chez DB Cargo. Nous n’avons pas à rougir des conditions sociales que nous offrons à nos collaborateurs : dans l’entreprise que je dirige, le turnover annuel est de 1,8 % chez les conducteurs.

Je rappelle que Captrain, filiale de droit privé de la SNCF, est également membre de l’AFRA. Par ailleurs, la Deustche Bahn (DB) et la SNCF mènent des stratégies de développement à l’international dans leurs pays respectifs, mais aussi en Espagne et en Belgique. Enfin, toutes les entreprises ferroviaires en France sont soumises aux mêmes règles de sécurité ferroviaire et sont régies par l’Établissement public de sécurité ferroviaire (EPSF).

L’ouverture à la concurrence a permis de stabiliser le déclin. La part modale du fret ferroviaire en France a fortement décliné jusque dans les années 2009-2010. Après une stabilisation autour de 9 %, elle a de nouveau crû à 10,7 % en 2021-2022, en gagnant 1,1 point de parts de marché. On peut y voir les bénéfices de l’Alliance 4F et du pacte ferroviaire passé entre cette dernière, l’État et SNCF Réseau.

La crise dans le fret a démarré à la fin des années 1970 à la suite des crises pétrolière, puis sidérurgique et charbonnière. La part de l’industrie est passée en France de 14 % à 9 % du PIB entre 2000 et 2021, soit le niveau de la Grèce. Ce déclin s’est accompagné de mouvements sociaux importants, qui ont eu un impact significatif sur la confiance des chargeurs vis-à-vis du mode de transport ferroviaire. Je pense notamment aux grèves liées à la modification des régimes des retraites en 2022-2023, aux grèves des années 2019-2020 sur les retraites, suspendues par l’épidémie de covid, mais également aux grèves relatives au pacte ferroviaire en 2018 et 2019. En 2022, le nombre de jours de grève s’est établi à 125 608, mais le record date de 2018, année de la réforme ferroviaire, avec 667 085 jours de grèves au sein du groupe ferroviaire historique.

Le sous-investissement dans le réseau est patent depuis trente ans et se caractérise par le vieillissement des installations et des infrastructures, qui à son tour se traduit par un manque de fiabilité et de qualité du service. En comparaison, l’Allemagne est mieux équipée en installations ferroviaires que la France, notamment en termes de lieux de massification, comme les ports maritimes, par exemple le port de Hambourg. Les ports maritimes français sont comparativement marqués par une sous-performance. Le premier port d’importation français est le port d’Anvers. De plus, le fret ferroviaire a été le parent pauvre des politiques publiques, qui n’ont pas élaboré de stratégies dans ce domaine.

Au premier semestre 2022, nous avons enregistré une très forte activité, selon les chiffres qui viennent d’être publiés par l’Autorité de régulation des transports. Mais, depuis le mois de juillet 2022, la crise de l’énergie, l’impact des grèves et l’entrée en récession de la zone Europe ont fortement affecté la croissance du fret ferroviaire.

Je souhaite également revenir sur le financement de l’infrastructure, point qu’il ne faut pas ignorer, compte tenu notamment de l’actualité du projet de loi de finances (PLF). L’Allemagne pratique une fiscalisation du mode routier, appelée la Maut, qui est orientée non seulement sur les émissions de dioxyde de carbone, mais aussi sur l’ensemble des externalités. Elle a trois composantes : une taxe pour l’utilisation de la route par kilomètre, qui dépend du poids et des essieux, une taxe pour la pollution de l’air causée par kilomètre et une taxe pour la pollution sonore. Cette dernière est aujourd’hui fixée forfaitairement – à 2 centimes d’euro par kilomètre –, mais elle dépendra à l’avenir du poids et du nombre des essieux. La contribution au financement des infrastructures est très importante : l’État allemand s’est engagé sur dix ans à investir annuellement 8,9 milliards d’euros dans les infrastructures communes et dans la mobilité, dont 8,3 milliards d’euros sont financés chaque année par la Maut.

À l’heure où le ministère de l’économie et des finances a annoncé la fin des exemptions sur le gazole non routier (GNR), nous allons être pénalisés. Simultanément, des exemptions sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) sont maintenues au moins jusqu’en 2024.

Les aides à l’exploitation sont importantes car elles permettent d’accompagner l’ensemble des acteurs de la filière, notamment sur le wagon isolé. Celui-ci étant structurellement générateur de pertes, il est nécessaire de l’accompagner, comme c’est également le cas en Allemagne. Le gouvernement allemand s’oriente vers un subventionnement du wagon isolé à hauteur de 300 millions d’euros, sachant qu’en Allemagne les volumes sont trois à quatre fois plus importants qu’en France.

J’en viens à la performance de SNCF Réseau. Je rappelle que le contrat de performance a été signé dans l’urgence, en catimini, à la fin de la précédente législature. Le secteur a éprouvé des difficultés pour en prendre connaissance ; ce sont finalement des journalistes qui nous l’ont diffusé. Il n’est pas assez ambitieux, notamment sur la performance et la productivité de SNCF Réseau, et ses indicateurs sont trop peu nombreux. On aurait pu imaginer des critères comme la mesure de la vitesse commerciale, le nombre de jours de grève au sein de l’entreprise ou le taux de réponse réel et conforme aux sillons demandés par les entreprises ferroviaires. Nous travaillons aujourd’hui sur ces indicateurs de manière conjointe avec SNCF Réseau. À ce titre, je remercie M. Matthieu Chabanel pour l’ouverture d’esprit dont il fait preuve et pour la bonne collaboration actuelle avec SNCF Réseau. Cependant, nous militons en faveur d’une meilleure cohérence et d’un suivi de la performance du réseau.

Je conclurai en évoquant le reporting quotidien du nombre de rames « calées » pour DB Cargo, c’est-à-dire les trains immobilisés au-delà de huit heures. Hier matin, j’en avais sept : un m’était imputable, trois étaient dus au non-respect des plages de travaux et à des travaux inopinés de la part de la SNCF et trois étaient dus à la grève générale sur le réseau ferré national. Cet exemple témoigne de l’histoire du ferroviaire et, a contrario, de la confiance que nous devons restaurer entre les chargeurs qui veulent le mode ferroviaire et les entreprises ferroviaires qui sont capables de les servir.

M. le président David Valence. Votre intervention pose bien les enjeux, notamment celui des mouvements sociaux, qui a déjà été mentionné par une dizaine d’interlocuteurs différents lors des précédentes auditions. Pouvez-vous évoquer la question des vingt-trois flux qui seront abandonnés par Fret SNCF et la manière dont vous regardez cette activité des trains longs et réguliers avec des moyens dédiés ? Par ailleurs, constatez-vous une volonté de traiter de la même manière les opérateurs alternatifs et l’opérateur historique dans l’accès au réseau ? La situation s’est-elle améliorée avec le temps ? Estimez-vous que les chargeurs sont désormais plus enclins à utiliser le fret ferroviaire, notamment en raison des enjeux de décarbonation, qui étaient moins prégnants il y a une dizaine d’années ?

M. Alexandre Gallo. Au sein de l’AFRA, nous ne discutons pas des opportunités de prendre tel ou tel trafic, cette question relevant de la libre concurrence. Cependant, au départ, nous craignions beaucoup ce scénario de discontinuité, car nous pensions qu’il induirait une déstabilisation du secteur. Jusqu’à présent, cette crainte s’est avérée infondée car la mise en place d’un mécanisme de sous-traitance éventuelle par la SNCF offre certaines garanties pour les chargeurs.

L’ensemble des entreprises alternatives à Fret SNCF se positionnent pour reprendre des flux, à la demande des chargeurs. Au sein des vingt-trois flux, certains clients sont déjà clients de DB Cargo France, dont des clients allemands. Par conséquent, ma maison mère me demande de regarder en priorité ces flux, en fonction des ressources qui me sont allouées. Ensuite, notre stratégie d’entreprise est orientée sur les flux très longs parcours, internationaux et techniques, c’est-à-dire qui nécessitent une autorisation de transport exceptionnel (ATE), avec des gabarits très particuliers.

Il faut respecter un équilibre de marché et DB Cargo France n’a pas la vocation, ni la volonté de reprendre l’intégralité de ces vingt-trois flux. Chaque entreprise ferroviaire doit pouvoir se positionner. La solution retenue pour le fret en France ne va pas se traduire par une déstabilisation, mais par une stagnation du marché. Toutes les ressources que nous pouvions allouer à une croissance l’année prochaine vont plutôt s’orienter vers la reprise des trafics en discontinuité. J’avais pour ambition de développer une offre de wagons isolés en France, mais cela ne sera pas possible puisque je serai obligé de reprendre des trafics de fret.

Vous avez également évoqué le réseau. Lors de l’ouverture à la concurrence, les entreprises alternatives ont subi une discrimination. Tel n’est plus le cas depuis un bon nombre d’années, d’autant que Fret SNCF a désormais les mêmes préoccupations que nous en matière de sillons de fret. L’Alliance 4F a précisément pour objectif de faire cause commune pour aider SNCF Réseau à obtenir des crédits. Nous avons beaucoup œuvré dans le cadre de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire (SNDFF) pour obtenir des mesures concrètes. Il n'en demeure pas moins que la performance du gestionnaire d’infrastructure n’est pas au rendez-vous lorsqu’il s’agit de satisfaire l’ensemble de nos demandes de sillons. En outre, la qualité des sillons pose souvent question.

La gestion des circulations demeure également problématique. Par exemple, sur un sillon commandé à 120 kilomètres heure entre Forbach et Bayonne, la vitesse commerciale est en réalité de 64 kilomètres heure. Cette différence n’est pas anodine : l’allongement de la durée entraîne l’obligation d’utiliser un à deux conducteurs de plus, ce qui entraîne des coûts supplémentaires qu’il nous faut absorber ou répercuter au client final.

Or, si l’engouement des chargeurs pour le fret ferroviaire est réel, ils ne sont pas pour autant prêts à dépenser 30 à 40 % de plus. Seule la massification peut nous aider. L’Allemagne réussit bien plus grâce à la fréquence des trains que grâce à la longueur des trains. La fluidité des circulations y est meilleure, notamment parce que le réseau n’est pas en étoile comme c’est le cas en France : les opérateurs sont donc moins affectés par les plages de travaux ou les différents aléas qui peuvent survenir.

Enfin, les logisticiens sont la clef du marché. Tant que grands logisticiens ne proposeront pas à leurs clients le mode ferroviaire, le report modal ne décollera pas. La route présente des avantages indéniables : elle dispose d’une flexibilité et d’une ponctualité que le ferroviaire ne pourra jamais proposer. En revanche, un chargeur doit pouvoir comparer deux offres en intégrant l’ensemble des externalités et le coût économique. Je rappelle que le ferroviaire présente une grande pertinence sur la longue distance par rapport au mode de transport routier.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué l’axe Forbach-Bayonne, qui est effectivement un axe très structurant pour le fret. Comment faire en sorte que les trains roulent plus vite qu’à 64 kilomètres heure sur cet axe ?

Ensuite, diriez-vous que les vingt-trois flux sont ceux sur lesquels les chargeurs seront les plus fidèles au fret ferroviaire ?

Selon vos propres propos, les moyens que vous envisagiez d’orienter vers le wagon isolé seront finalement consacrés à la reprise de certains des vingt-trois flux opérés aujourd’hui par Fret SNCF. Pourquoi aviez-vous imaginé investir dans le wagon isolé, alors que vous privilégiez par ailleurs la massification ?

J’ai participé récemment à un grand salon de logistique. À cette occasion, j’ai découvert pour la première fois chez un grand logisticien une brochure vantant les mérites du fret ferroviaire. Une telle situation ne se produisait jamais auparavant.

Pouvez-vous revenir sur le coût d’entrée humain de la solution de fret ferroviaire par rapport au fret routier ? En effet, il est toujours plus compliqué de former des personnels dédiés au fret ferroviaire, notamment chez les logisticiens et les chargeurs.

M. Alexandre Gallo. La vitesse de circulation est une difficulté récurrente en France. La commande centralisée du réseau n’est pas suffisamment déployée pour le moment et la France compte plus de mille postes d’aiguillage contre seulement quatre sur l’ensemble du territoire belge, par exemple. De même, le système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) doit nous permettre d’augmenter le nombre de trains en circulation simultanée sur la même ligne, particulièrement à l’heure où l’on parle de RER métropolitains, lesquels constituent une réelle source d’inquiétude pour les transporteurs de fret.

Ensuite, la typologie des vingt-trois flux que Fret SNCF remet sur le marché dans le cadre de la discontinuité doit être prise en compte. En l’espèce, il s’agit majoritairement de flux de transport combiné. Or ces derniers nécessitent un réseau de qualité, c’est-à-dire des sillons corrects. De tels sillons existent et ils sont opérés aujourd’hui par Fret SNCF avant d’être transférés ailleurs demain à l’entreprise qui possédera le contrat commercial.

Ces flux combinés sont à la fois un avantage et un inconvénient. L’avantage est le suivant : puisque ces sillons sont relativement stables pour les flux remis au marché, ils permettent de garantir aux opérateurs de transport combiné que les opérations se dérouleront correctement. A contrario, les flux de transport combiné peuvent être immédiatement remis à la route, puisqu’il s’agit du mode alternatif sur la longue distance.

Je ne partage pas complètement votre opinion sur le wagon isolé, qui est en réalité une massification, à partir de réseaux capillaires, vers des installations terminales embranchées (ITE), des usines et des territoires. Cette massification entre également dans notre stratégie. Ce trafic nous intéresse car il est fréquent entre la France et l’Allemagne. Investir dans des dessertes et des moyens locaux permet de rééquilibrer des trafics et de ne pas transporter des wagons vides. Pour y parvenir, il est naturellement nécessaire de s’appuyer sur une force commerciale compétente.

De plus, le dispositif d’aide mis en place par le Gouvernement pour le wagon isolé nous permet d’identifier un certain nombre d’éléments de perte dans ce trafic. Les enveloppes prolongées par le ministre Clément Beaune sont de nature à inciter de nouveau le développement du wagon isolé. Celui-ci peut également bénéficier d’innovations industrielles. Nous travaillons beaucoup sur le couplage automatique digital (DAC) des wagons, qui offre de la productivité, mais surtout de la sécurité pour les opérateurs. La France ne devrait pas passer à côté de ces innovations, qui sont particulièrement mises en lumière en Allemagne compte tenu du nombre élevé de wagons.

Vous avez évoqué les logisticiens et le coût humain. Pour de nombreux chargeurs, le fret ferroviaire fait peur en raison de ses contraintes, mais probablement aussi d’un manque de pédagogie de notre part. La stratégie nationale de développement du fret ferroviaire comporte justement un programme incitatif. J’invite les logisticiens à en prendre connaissance. Nous pouvons les aider à comprendre ce qu’est le ferroviaire et comment passer de la route au fer sans opposer les modes, mais avec complémentarité.

M. le président David Valence. Je n’ai pas exprimé d’opinion sur le wagon isolé. Simplement, les personnes qui ont été entendues par notre commission se sont parfois vues critiquées pour avoir trop concentré la stratégie de Fret SNCF sur du massifié et du capacitaire. Il est donc intéressant de voir qu’un opérateur alternatif s’intéresse au wagon isolé alors que son cœur de métier repose sur la massification. En outre, vous considérez que le wagon isolé est une forme de massification, dès lors que l’assemblage est pratiqué.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. S’agissant du réseau et des travaux, nous devons tenir compte des engagements en matière de régénération du réseau et des installations de fret, au travers notamment des soixante-douze mesures de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire. Il est question de 4 milliards d’euros, mais le chiffrage des besoins réalisé par 4F va bien au-delà, compte tenu des enjeux de modernisation majeure ou de création d’infrastructures. Les travaux à effectuer pour assurer la seule régénération vont constituer un handicap pour le trafic en raison des coupures occasionnées. Cela n’est-il pas contradictoire avec l’objectif de doublement de la part modale du fret ferroviaire à l’horizon 2030 ?

Vous avez indiqué que la branche craignait d’être déstabilisée par la mise en œuvre du programme de discontinuité. Vous avez néanmoins ajouté qu’en l’état, vos craintes ne se matérialisaient pas. Les opérateurs alternatifs devant reprendre tout ou partie des vingt-trois flux abandonnés par Fret SNCF, les objectifs de développement du marché seront peut-être obérés pendant un certain temps. Pouvez-vous nous fournir de plus amples détails à ce sujet ?

Vous avez souligné que le transport routier conserve des avantages évidents. Ne craignez-vous pas que non seulement l’objectif de doublement de la part modale ne soit pas atteint, mais qu’en outre vous ayez des difficultés pour augmenter le tonnage transporté ?

Vous avez indiqué que votre entreprise s’intéressait au wagon isolé en raison des enjeux de la massification. Parlant de la reprise des vingt-trois flux, vous avez souligné le nécessaire équilibre des marchés occupés. Fret SNCF pourrait devenir demain une nouvelle entité et se voir affecter un marché spécifique, le trafic mutualisé. Dès lors, ne pensez-vous pas qu’il lui sera difficile d’atteindre l’équilibre dans son plan d’affaires – son business plan, comme disent les libéraux ? J’ai cru comprendre que, dans ce secteur, les marges sont restreintes, voire négatives. Les résultats le confirment depuis plusieurs années. La future entité n’est-elle pas condamnée à dégager des résultats négatifs ? Quelle est sa viabilité dans un tel scénario ?

Le plan de discontinuité pose un autre problème : il déshabille Fret SNCF pour habiller un concurrent qui est lui-même sur la sellette à Bruxelles. Que pouvez-vous répondre à ce sujet ?

M. Alexandre Gallo. Je répondrai à toutes vos questions avec le franc-parler que l’on me prête généralement.

Permettez-moi tout d’abord de vous contredire s’agissant du réseau. Le chiffre de 4 milliards d’euros obtenu par 4F provient d’une étude. Il porte à la fois sur la régénération et sur l’investissement en matière de capacité, d’installations terminales et de réseau capillaire. La régénération concerne notamment le triage à gravité sur lequel Fret SNCF est le seul à intervenir à Woippy ou à Miramas. On ne peut limiter les 4 milliards d’euros à la régénération. Les études ont été menées dans le cadre d’un groupe de travail qui se réunit mensuellement et qui est animé par SNCF Réseau. Selon ce groupe de travail, le développement de cette capacité repose sur un triptyque. Pour faire passer des trains de fret, trois éléments sont en effet nécessaires : des capacités de sillon, des installations de réception – triages, lignes capillaires, terminaux multimodaux – et du gabarit. Or le gabarit constitue un point clef.

On peut faire rouler un train avec des remorques en P400 – 4 mètres de hauteur – de Constanza à Sarrebruck, mais on ne peut pas aller de Sarrebruck à Paris. Le réseau n’a pas été construit pour cela. Il existe donc un gisement de productivité considérable, notamment sur l’artère nord-est, où l’on pourrait faire passer de nombreux trains en P400. Je reproche à SNCF Réseau de ne pas mener une analyse systémique, c’est-à-dire de se concentrer sur les coûts, sans raisonner sur les gains. Il serait par exemple pertinent de se demander combien rapporteraient les trains en P400 sur l’artère nord-est au regard des coûts de mise à niveau de l’infrastructure. C’est à cette équation « libérale » qu’il faut répondre.

Il est souvent question des péages. Un débat a lieu sur les péages voyageurs en France, qui sont effectivement élevés. Mais, dans le fret, nous n’avons pas à nous plaindre du coût des péages. Je suis prêt à payer des péages plus cher en échange d’une bonne qualité et de capacités de circulation. Et je pense que mes confrères partagent ce point de vue.

Vous m’avez demandé également comment on construit les ressources qui vont nous permettre de croître. Former un conducteur que nous recrutons au niveau baccalauréat prend à peu près dix à douze mois ; je rappelle d’ailleurs que nous le payons pendant la formation. Nous offrons des emplois correctement rémunérés sur les territoires. Ces ressources sont longues à mettre en place et à produire. Je reste intimement convaincu que nous allons y arriver, même si nous ne doublerons probablement pas la part modale du fret d’ici à 2030. Si nous démontrons que nous parvenons à produire une croissance de 50 ou 60 %, nous aurons gagné.

Vous l’avez souligné justement : les marges du ferroviaire sont faibles. Dans les structures de coûts fixes, en règle générale, le profit s’opère sur le volume et non sur la vente unitaire. C’est précisément à travers ces gros volumes que Fret SNCF peut y arriver : lorsque l’on produit de gros volumes, on bénéficie de synergies et d’économies d’échelle qui peuvent permettre d’équilibrer les comptes. Je me suis spécialisé plutôt dans la longue distance et les trafics techniques internationaux parce que j’ai dimensionné l’entreprise pour y parvenir. Je dispose d’un réseau d’agences et d’un maillage spécifique, avec en moyenne quatre heures de conduite entre chaque agence.

Si Fret SNCF se structure correctement, l’entreprise peut réussir. M. Frédéric Delorme vous a indiqué que l’entreprise ne perd plus les montants d’argent qu’elle a perdus par le passé. Pour ma part, j’exerce ce métier parce que j’ai la foi du charbonnier : il faut être un peu « atteint » pour faire du fret ferroviaire, compte tenu des difficultés que nous rencontrons. Mais soyons clairs : on ne vient pas au ferroviaire ou au fret ferroviaire par hasard.

Face au transport routier de marchandises, le ferroviaire souffre d’un désavantage en matière de coûts d’infrastructure : je paye le moindre mètre de rail sur lequel mes trains circulent. Ce n’est pas le cas du secteur routier, alors même que le réseau autoroutier a été multiplié par cinq depuis 1974.

DB Cargo n’est pas formellement partie prenante dans la procédure de la Commission européenne, même en tant que bénéficiaire présumé de l’aide. Cette procédure a été initiée contre l’Allemagne et non contre DB Cargo. Elle est encore en cours et la confidentialité des discussions entre l’État allemand et la Commission est de mise. DB Cargo France n’est qu’une filiale et je ne suis pas au courant des discussions. Cependant, la situation de DB Cargo est différente de celle de Fret SNCF, qui discute avec la Commission européenne depuis très longtemps.

Désormais, l’Allemagne souhaite elle aussi promouvoir le wagon isolé. Quand on demande à la SNCF d’assurer un maillage territorial, on ne peut pas lui demander systématiquement d’être bénéficiaire ; il faut savoir ce que l’on veut. Je suis d’accord avec vous : il faut apporter un soutien à certaines activités si on veut les conserver. C’est le cas aujourd’hui, mais il n’en a pas toujours été ainsi.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Depuis l’ouverture à la concurrence, certaines entreprises sont entrées sur le marché mais d’autres ont échoué. Pouvez-vous nous donner des détails à ce sujet ?

Avant la réintégration de Réseau ferré de France (RFF) dans SNCF en 2014, avez-vous eu à connaître l’antagonisme entre ces deux structures ?

Lors de votre intervention liminaire, vous avez donné des exemples de trains « calés » au-delà de huit heures pour diverses raisons. À un moment ou à un autre, ces problèmes compromettent le développement de vos marchés.

Je souhaite revenir sur les caractéristiques économiques de la filière, qui présente des marges modestes. Selon un grand nombre d’observateurs, cette caractéristique est également liée à l’absence de saut technologique dans le domaine du fret ferroviaire. L’économiste des transports Yves Crozet estime que l’essentiel du gain de productivité a été réalisé sur les agents. Cette absence de saut technologique constitue-t-elle un handicap majeur depuis une vingtaine d’années et doit-elle inquiéter pour l’avenir ?

M. Alexandre Gallo. Je vous renvoie à un arrêt de la Cour de cassation. Des procédures ont été intentées contre le gestionnaire d’infrastructure délégué lorsque RFF a été créé mais que la SNCF a conservé la gestion déléguée de l’infrastructure.

Je souhaite du reste apporter une clarification. Certains auditionnés ont indiqué qu’Euro Cargo Rail (ECR), ancien nom de DB Cargo France, avait fait partie des entreprises ayant déposé une plainte contre Fret SNCF pour aide illégale d’État. Or la seule plainte formulée par ECR est celle qui a abouti à l’arrêt du 22 novembre 2016 de la Cour de cassation relatif à la saisine de l’Autorité de la concurrence. Cette saisine avait porté sur des attitudes discriminatoires du gestionnaire d’infrastructure délégué envers l’entreprise ECR dans le cadre de la commande capacitaire.

L’arrêt de la Cour de cassation a été qualifié de « structurant » par l’Autorité de la concurrence. Elle y relève que les pratiques sanctionnées ont consisté pour la SNCF à utiliser dans son propre intérêt commercial des informations confidentielles et stratégiques concernant ses concurrents, dont elle disposait en tant que gestionnaire délégué des infrastructures ; ainsi qu’à empêcher ses concurrents par différents moyens d’accéder à des capacités ferroviaires indispensables à leur activité – cours de marchandises, sillons, wagons.

Parmi les exemples concrets, on peut mentionner la surréservation de sillons. Face à des concurrents qui voulaient aller sur un axe, le procédé consistait ainsi à réserver la totalité des sillons pour être certain que les concurrents ne puissent pas y circuler. Il s’agissait d’une des pratiques mises en lumière par l’Autorité de la concurrence. Désormais, il n’est plus possible d’agir de la sorte, et ce depuis plusieurs années. Encore une fois, nous n’observons presque plus d’attitudes discriminatoires.

Une discrimination demeure malgré tout dans la gestion des circulations vis-à-vis du trafic voyageurs. Ainsi, mes trains sont systématiquement arrêtés pour laisser passer un convoi de voyageurs en retard. En tant que voyageur, j’utilise les transports en commun dans Paris et j’emprunte fréquemment les trains de la SNCF pour mes déplacements professionnels et personnels. Je sais donc ce que peut être un train en retard et je me dis qu’il n’est pas si grave de faire patienter un train de fret. Mais si l’attente se poursuit jusqu’à le faire entrer dans une plage de travaux qui l’immobilise, cela devient réellement problématique. Dans ce cas, mon train est « calé » pendant huit heures.

La préservation des bandes capacitaires dans la trame deux heures, dans le cadre des RER métropolitains, nous préoccupe et constitue un réel point de crispation dans les discussions que nous menons avec SNCF Réseau.

Existe-t-il encore des blocages de réseau pour nous empêcher de développer notre activité ? SNCF Réseau ne peut donner que ce qu’il a. Aujourd’hui, il doit effectuer un arbitrage entre des capacités d’un côté et des travaux de l’autre. À travers un dialogue itératif, nous nous efforçons de préserver des bandes capacitaires pour nous permettre de circuler, mais également de développer des itinéraires alternatifs.

Sur certains axes, la difficulté concerne la redondance des moyens. Quand je descends de Forbach vers Perpignan, je peux utiliser alternativement la rive droite ou la rive gauche du Rhône ; mais quand mes trains se rendent à Bayonne, il n’existe pas de possibilité identique. Les problèmes se posent également pour aller en Italie. Nous n’avons toujours pas de visibilité sur l’avenir des projets dans la vallée de la Maurienne et nous ignorons toujours quand la circulation ferroviaire sera rétablie. Le tunnel Lyon-Turin apportera une vraie redondance et une réelle sécurisation des circulations ferroviaires.

Cet exercice est donc particulièrement difficile, mais les opérateurs de fret sont aujourd’hui prêts à en payer le prix, dès lors que le client est au courant. En matière de logistique, le juste à temps ne consiste pas à être le plus rapide possible, mais à effectuer le transport dans le délai convenu avec le client. Si j’indique au client que je vais être obligé de partir deux heures avant et d’arriver deux heures plus tard pendant une période d’un mois en raison de travaux sur la ligne, il le comprendra. En revanche, la situation devient problématique lorsque SNCF Réseau me met au pied du mur et que je suis, à mon tour, obligé de mettre mon client au pied du mur : de son côté, il a immobilisé des moyens, des collaborateurs, des camions et des entrepôts.

Il faut dédramatiser la question des travaux et se dire qu’il s’agit d’un mal nécessaire qui doit être bien anticipé et traité correctement avec SNCF Réseau, ce que nous faisons dans des comités de pilotage.

Vous m’avez aussi interrogé sur le volet innovation. Le ferroviaire est un des plus vieux métiers de France et nous souffrons aujourd’hui d’un manque d’innovation technologique. En un sens, c’est logique : si le secteur est riche en hommes, il est pauvre en profit, or le profit est important pour pouvoir investir et réinvestir. Le manque d’innovation est aussi une des causes du déséquilibre entre les grands et les petits opérateurs.

En France, la pluralité d’offres est manquante. Il existe peu de segments moyens : le secteur est composé de petits opérateurs ou de grandes entreprises ferroviaires. Il n’existe pas de Mittelstand de l’entreprise ferroviaire dans notre pays. Par conséquent, seules les grandes entreprises peuvent avoir les moyens d’investir sur une vision de très long terme. Aujourd’hui, pour mes soixante-cinq locomotives électriques interopérables, j’investis dans le TCS type 3, qui me permettra de circuler sur l’ERTMS 2. Mais cet investissement me coûte 55 millions d’euros sur six ans ; il faut donc avoir les reins solides pour investir dans cette technologie.

En matière d’innovation, le couplage automatique digital (DAC) est à mon avis important car il permet d’ouvrir les métiers d’agent au sol à d’autres catégories, par exemple l’emploi féminin. Nos métiers sont insuffisamment féminisés aujourd’hui.

Je ne crois pas au train sans conducteur, avant une bonne trentaine d’années. L’importance du facteur humain et de la sécurité dans le transport ferroviaire est telle que l’on ne peut pas encore proposer des trains autonomes sur des lignes complètement ouvertes, surtout dans l’état actuel du réseau. Il en va différemment sur un réseau fermé et captif, comme la ligne 14 du métro parisien.

M. Sylvain Carrière (LFI-NUPES). Monsieur Gallo, vous disiez récemment que « SNCF Réseau est le maillon faible du secteur ferroviaire », tout en défendant les opérateurs alternatifs. Pouvez-vous chiffrer les investissements nécessaires dans le réseau pour que vous puissiez conduire vos activités opérationnelles ? Fret SNCF est aujourd’hui à la dérive et le doit entre autres à l’énormité des coûts de gestion de réseau et des investissements associés. Vous vous inscrivez dans une logique d’optimisation des profits, ce qui est logique pour une entreprise. Cependant, je n’ai pas bien compris certains de vos propos. Seriez-vous prêts à vous inscrire dans une logique de mutualisation des coûts, notamment pour les investissements nécessaires dans le réseau ?

DB Cargo enregistre des pertes annuelles importantes depuis sa création. Ces pertes sont d’ailleurs équivalentes à celles de Fret SNCF. Comment sont-elles compensées ? Se retrouvent-elles exclusivement dans la dette ?

M. Alexandre Gallo. Nous avons défini une enveloppe de 4 milliards d’euros en matière de fret ferroviaire. À mon sens, elle suffira à atteindre les objectifs. On entend parler de 100 milliards d’euros pour l’ensemble du système ferroviaire, mais les 4 milliards d’euros dont nous parlons concernent exclusivement le fret. La plupart des travaux qui ne sont pas inclus dans cette enveloppe profiteront à la fois au fret et au trafic de voyageurs.

Je suis donc bien en peine de vous dire combien il faut exactement consacrer au réseau pour le régénérer complètement. Je laisse ce sujet aux spécialistes pour me concentrer sur ma partie, celle du fret. J’ai participé à l’élaboration de cette enveloppe et je continue de participer aux travaux avec SNCF Réseau.

Je n’ai pas très bien compris le sens de votre question sur la mutualisation des coûts. Si vous demandez si l’on peut trouver des accords de coopération avec Fret SNCF ou avec d’autres entreprises, je vous réponds que nous le faisons d’ores et déjà. Certaines de mes dessertes locales, par exemple à Noisy-le-Sec, sont réalisées par Fret SNCF. De même, Fret SNCF ou d’autres entreprises ferroviaires me demandent d’effectuer des dessertes. Comme Fret SNCF est très soucieuse de la sécurité, nous nous comprenons très bien lorsque nous discutons.

Pourrions-nous étendre cette coopération ou cette mutualisation ? La réponse est également positive. Pourrions-nous favoriser l’émergence d’opérateurs ferroviaires de proximité dès lors qu’il existe une offre ? Oui. Soyez rassurés, nous coopérons déjà ensemble.

Enfin, je ne peux vous laisser dire que DB Cargo est en perte depuis sa création. Cela n’est pas vrai. La période du covid a fortement impacté l’ensemble des entreprises ferroviaires. Par ailleurs, je ne connais pas le niveau de dette de DB Cargo, ni l’ensemble de l’analyse financière de la société en Allemagne.

M. le président David Valence. Les 4 milliards d’euros que le Gouvernement a annoncés après l’interpellation de l’Alliance 4F, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs fédérés de l’activité de fret ferroviaire, sont bien dédiés au fret. Ces investissements portent sur les triages, les capillaires fret, les voies de service, les passages au gabarit P400 de tunnels.

À l’inverse, dans les 100 milliards d’euros, il y a principalement autre chose que du fret : des investissements mutualisés sur des voies fret ou voyageurs, ou des voies uniquement dédiées aux voyageurs dans un certain nombre de cas. Au sein de ces 100 milliards d’euros figure également la demande du Conseil d’orientation des infrastructures (COI) de consacrer 1,5 milliard d’euros par an de manière récurrente à partir de 2027 à la régénération et à la modernisation du réseau. Si le système ERTMS 2 est déployé sur des grands axes structurants, il permet naturellement de faire circuler un plus grand nombre de trains de fret, alors même qu’il ne figure pas dans l’enveloppe des 4 milliards d’euros. De même, la commande centralisée du réseau représente 500 millions d’euros dans l’enveloppe de 1,5 milliard. Le fret ne sera pas l’unique bénéficiaire mais elle permettra de faire circuler plus de trains de marchandises, notamment parce que le temps de circulation sera réduit.

Un des sujets identifiés comme une réussite dans l’évaluation que le COI a faite de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire concerne la mobilisation locale. La logique sous-jacente est la suivante : faire circuler du fret est positif pour les territoires de départ ou d’arrivée des trains. Quel niveau de mobilisation des collectivités constatez-vous en France autour de cet enjeu du fret ferroviaire ? On suppose qu’il est croissant, mais on nous dit qu’il est inégal. En tant qu’entreprise ferroviaire, avez-vous les moyens d’effectuer ce type de comparatif ou vaut-il mieux poser cette question à des chargeurs ?

M. Alexandre Gallo. Ce niveau de mobilisation est en effet croissant mais inégal. L’appétence des régions et territoires pour le fret ferroviaire n’est pas la même selon les enjeux. Certaines régions sont encore industrielles et disposent donc d’un maillage ferroviaire assez dense, d’autres se sont désindustrialisées ou n’ont simplement jamais été de grandes régions industrielles.

Pour ces dernières, il est difficile d’engager des ressources ou de venir légitimer des moyens auprès des administrés et des contribuables. C’est la raison pour laquelle je parle d’inégalité. Cependant, l’intérêt est globalement croissant : dans certaines régions, nous sommes invités à des réunions sur le développement du fret pour faire connaître l’offre ferroviaire. Les régions les plus intéressées sont naturellement les grandes zones frontalières et industrielles ou celles qui accueillent les grands ports maritimes. Ces dernières sont en effet désireuses d’offrir un débouché logistique aux compagnies maritimes. Cette idée infuse lentement, mais elle infuse.

Mon rêve est de pouvoir profiter à un moment donné d’un effet de ciseau entre le développement du fret ferroviaire et la fiscalité locale, qui est désormais autorisée dans le domaine du transport routier de marchandises.

M. le président David Valence. L’intérêt inégal est lié à la diversité des histoires industrielles selon les territoires. Par exemple, le faible développement du fret ferroviaire en Bretagne, à l’exception de l’étoile ferroviaire rennaise, tient à la situation géographique de cette région mais aussi au fait qu’au moment où son réseau ferroviaire s’est développé, elle ne possédait pas d’industries. Les régions d’anciennes industries sont souvent celles où la part modale du fret ferroviaire est la plus élevée, comme c’est le cas dans le Grand Est, où elle est à l’objectif.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. L’intérêt est effectivement différencié selon les régions. Mais le caractère industriel ne suffit pas toujours. L’axe Seine est une région industrielle majeure. Pourtant, je n’y perçois pas un engouement, même récent, en faveur de l’accroissement de la part modale du fret. On évoque certes le port du Havre ou celui de Rouen. Mais l’on part de tellement loin, malgré le caractère industriel de la région, que l’on en vient à douter des objectifs théoriques affichés publiquement aujourd’hui.

Dans votre politique de ressources humaines à l’horizon 2030, êtes-vous confronté à des difficultés de recrutement et de formation des conducteurs ? Quelle est votre vision prospective pour les agents de conduite ?

M. Alexandre Gallo. L’axe Seine est important. Les quantités effectivement transportées par le fret ferroviaire sont parfois minorées parce que l’on a tendance à ne considérer que les conteneurs allant du Havre à Paris. Or le trafic ne se limite pas à ces conteneurs : je mène par exemple une grosse activité de carrières depuis le nord de la France vers la région parisienne, qui emprunte à un moment ou à un autre l’axe Seine. Cette région se prête particulièrement au transport ferroviaire, d’autant plus qu’elle possède une belle ligne, la ligne Serqueux-Gisors, qui doit permettre le détourage des axes voyageurs normaux. Je n’oublie pas non plus que l’on y fait beaucoup de fluvial, lequel représente une autre forme de report modal vertueux. De fait, le fluvial comme le ferroviaire permettent de remplir les objectifs de la loi Climat et résilience.

S’agissant des conducteurs, nous rencontrons bien involontairement plus de problèmes sur la qualité des candidats que sur leur nombre. En effet, les critères physiques et psychologiques sont tels que j’ai parfois l’impression de recruter des pilotes de ligne. Les critères d’évaluation actuels sont très exigeants et certains candidats ne sont pas « câblés » pour réussir les tests d’aptitude. Peut-être sont-ils un peu trop élevés.

Il serait également pertinent de mener une réflexion sur la mutualisation. Aujourd’hui, chaque entreprise fonctionne avec son propre centre de formation. Les écoles de marine marchande ne fonctionnent pas de la même manière : elles forment un vivier commun d’officiers, de techniciens et d’ingénieurs dans lequel les entreprises vont ensuite puiser. Les pouvoirs publics pourraient peut-être amorcer cette mutualisation, pour créer une filière dans les territoires. Encore une fois, nous proposons des emplois régionaux, non délocalisables.

 


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26.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Tristan Ziegler, directeur général de Lineas France, Philippe Millet, président du groupe Millet, Jean-Claude Brunier, président-directeur général du groupe Open Modal, et Rémy Crochet, président-directeur général de Froidcombi (28 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous recevons à présent des opérateurs de fret ferroviaire : M. Tristan Ziegler, directeur général de Lineas France, branche fret du groupe ferroviaire belge Lineas, qui a connu un développement très prononcé dans le secteur ferroviaire en France ; M. Philippe Millet, président du groupe Millet, qui fabrique également du matériel ferroviaire ; M. Jean-Claude Brunier, président-directeur général du groupe Open Modal, qui est également présent dans le secteur routier, et M. Rémy Crochet, président-directeur général de Froidcombi.

Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de cette commission d’enquête. Nous vous avons réunis parce que vous dirigez des entreprises de tailles très différentes qui interviennent sur des segments variés, du transport de marchandises dangereuses au secteur sucrier ou céréalier. Vous intervenez également dans des régions différentes. Lineas est particulièrement actif sur le quart nord-est de la France et a récemment inauguré une plateforme à Mondelange, près de Thionville, sur un axe ferroviaire extrêmement parcouru par des trains de voyageurs et des trains de fret.

La commission d’enquête a pour objectif de comprendre les évolutions du fret ferroviaire depuis le début des années 2000 et de l’attrition de sa part modale, contrairement à ce qui a pu se passer dans plusieurs pays voisins. Il ne s’agit pas de dégager des facteurs de causalité, mais des facteurs de responsabilité de ce déclin. Il nous importe aussi de savoir si des nouveautés sont intervenues ces dernières années, à la faveur du lien plus systématiquement établi entre la transition écologique et ce mode de transport de marchandises, notamment sur la longue distance. Nous souhaitons en outre mesurer l’effet de la prise de conscience, chez les chargeurs, de solution du fret ferroviaire au regard de leur « scope » ; mais aussi évaluer l’effectivité des mesures d’investissement et de soutien au fonctionnement décidées par le Gouvernement dans le cadre de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire en 2021. Enfin, nous nous penchons sur les évolutions de Fret SNCF sous la pression de l’enquête ouverte par la Commission européenne le 18 janvier dernier, et par conséquent sur la solution de discontinuité retenue par le gouvernement français pour éviter que l’entreprise ne doive rembourser une dette de 5,3 milliards d’euros.

Je vous inviterai à vous présenter chacun à votre tour, en indiquant quels sont vos secteurs d’activité, vos zones géographiques d’intervention et vos segments d’investissement. Nous souhaitons également que vous reveniez sur vos relations avec l’opérateur public de fret ferroviaire, le gestionnaire d’infrastructure et plus globalement sur les éléments de compréhension du déclin de la part modale du fret ferroviaire depuis des décennies, ainsi que les conditions de l’exercice de la concurrence entre les opérateurs et le paysage du fret ferroviaire aujourd’hui, y compris dans la perspective de la cession des vingt-trois flux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Tristan Ziegler, Philippe Millet, Jean-Claude Brunier et Rémy Crochet prêtent serment.)

M. Tristan Ziegler, directeur général de Lineas France. Lineas est un opérateur privé de fret ferroviaire en Europe, né de la discontinuité de la branche fret de la Société nationale des chemins de fer belges. À partir de nos bases belges et hollandaises et des grands ports de Zeebrugge, Anvers et Rotterdam, nos activités s’étendent d’une part vers l’est et le corridor rhodanien, et d’autre part vers un corridor nordique en direction des pays scandinaves. L’entreprise est présente en France depuis 2012 en traction ferroviaire et a procédé par développements géographiques successifs : d’abord dans le nord de la France, puis dans le nord-est, et nous atteignons maintenant le corridor rhodanien, en descendant jusqu’à Avignon et Perpignan. Notre objectif assumé vise la satisfaction de nos clients. Pour y parvenir, nous investissons massivement dans le service de ces clients et dans le numérique afin de permettre au transport ferroviaire d’être à la hauteur des exigences du marché.

M. Jean-Claude Brunier, président-directeur général du groupe Open Modal. Je préside un petit groupe familial, Open Modal, composé de plus de 300 collaborateurs et réalisant un chiffre d’affaires de plus de 100 millions d’euros, dont la stratégie depuis plusieurs décennies consiste à intégrer la chaîne combinée du rail-route. Après une carrière dans l’informatique, j’ai repris une petite PME de transport routier que mon père avait créée après la guerre, à Montpellier.

Mon père avait quelques activités rail-route, que j’ai reprises. Cette stratégie me semble particulièrement pertinente, puisqu’elle combine les avantages de la route et du rail. J’ai essayé de la développer et je me suis rapidement rendu compte que pour maîtriser l’ensemble de la chaîne du transport combiné, tous ses maillons doivent être sous contrôle et de résistance égale. J’ai développé la chaîne maillon par maillon, d’abord à partir du transport routier de marchandises, à travers la société familiale initiale TAB.

Au début, nous travaillions avec les opérateurs historiques, puisque nous étions encore sous le monopole du fret ferroviaire. Nous avons été les premiers à créer un opérateur de transport combiné à travers une joint-venture avec Veolia Transport. L’activité s’est ensuite développée et nous avons innové : nous avons été les premiers à mettre en œuvre des trains longs de 850 mètres. Jusque-là, les opérateurs confiaient à l’entreprise SNCF la traction du train, mais aussi le sillon. Nous avons été les premiers à être des candidats autorisés, c’est-à-dire que nous achetions nous-mêmes les sillons à SNCF Réseau. Cet opérateur de transport combiné s’appelle T3M. Il conduit aujourd’hui une activité nationale importante et travaille en collaboration avec Hupac.

Nous avons ensuite créé un opérateur de terminalistique, BTM, qui gère des terminaux parisiens à Bonneuil, mais aussi à Valenton et à Toulouse. Nous achevons la construction du Terminal Ouest Provence (TOP), un terminal de 14 hectares à Miramas, dont la pré-inauguration aura lieu la semaine prochaine. Pour finir, nous avons récupéré il y a quatre ans une entreprise ferroviaire que nous avons transformée, Combirail.

Grâce à cette technique et ces maillons que nous gardons sous contrôle, nous essayons d’offrir une alternative de qualité, en alliant la route et le rail, avec neuf fois moins d’émissions de dioxyde de carbone et six fois moins d’énergie grâce à au rail. En effet, la résistance du rail est bien moindre que celle du pneu. De plus, les véhicules routiers de TAB roulent maintenant au biométhane compressé.

Cette filière du transport combiné correspond aujourd’hui aux enjeux de décarbonation et de frugalité énergétique qui caractérisent la transition énergétique dans laquelle nous sommes entrés. Cette activité est malheureusement en grande difficulté : au premier trimestre, le transport combiné rail-route a baissé de 22 %. La situation est donc très inquiétante et très grave.

Encore une fois, le rail et la route additionnent leurs qualités : le rail propose la capacité, la sécurité et la rapidité ; la route offre la proximité, la souplesse et l’adaptation. Cette technique doit faire venir les transporteurs routiers vers le ferroviaire.

M. Rémy Crochet, président-directeur général de Froidcombi. Froidcombi est un opérateur ferroviaire de transport combiné créé en 1998. Nous sommes spécialisés dans le transport sous température dirigée. Initialement, nous ne faisions que des fruits et légumes, mais nous nous sommes développés dans les produits frais, les produits surgelés, la messagerie et l’industriel, pour compléter l’activité et renforcer la productivité de nos trains.

Nous sommes le seul opérateur en France à circuler à 140 kilomètres heure, afin de garantir un temps de transport – transit time – permettant d’acheminer des fruits et légumes et des produits surgelés. En 2022, nous avons réalisé l’équivalent de 58 000 équivalents camions. Notre zone de chalandise s’étend de Nice à Perpignan, en partant d’Avignon vers la région parisienne, la région lilloise et le Benelux, avec six trains par jour. L’actionnariat de Froidcombi se répartit de la manière suivante : 25,5 % pour ID Logistics, 25 % pour ID Stef et 49 % pour Combicargo.

Nous croyons beaucoup au ferroviaire mais nous sommes bloqués par le système. Nos clients sont demandeurs, mais ils recherchent la qualité, qui n’est pas du tout au rendez-vous aujourd’hui pour différentes raisons.

Cependant, le transport combiné et le ferroviaire ont un grand avenir. À l’heure actuelle, si nous pouvions satisfaire nos clients comme ils le souhaitent, nous pourrions d’ores et déjà doubler notre activité. En revanche, je ne suis pas d’accord pour considérer que la part modale du fret aura doublé dans dix ans, car les infrastructures ne sont pas suffisamment bonnes, ne serait-ce que pour permettre une croissance de 10 %. Toutes les nuits, nous devons faire face à des difficultés de circulation. Les seules périodes où l’on peut travailler correctement se limitent à dix jours au mois d’août et du 25 décembre au 5 janvier. En temps normal, nous ne pouvons pas développer l’activité, alors même que le potentiel est immense.

M. Philippe Millet, président du groupe Millet. Le groupe Millet est une société familiale créée par mon grand-père. Je suis passionné par le ferroviaire comme tous mes collègues présents à cette audition. Nos activités principales portent sur la location de wagons et de locomotives dans dix-sept pays d’Europe et la réparation de wagons, dans le plus grand atelier de France – mille places de garage. Nous avons une entreprise ferroviaire concurrente de Fret SNCF, nous avons repris un atelier de transformation de wagons et nous avons récemment racheté une usine de réparation de locomotives.

Le groupe réalise 165 millions d’euros de chiffre d’affaires et compte 460 collaborateurs. Nous ne comptons pas nos heures, mais nous devons aussi regarder les choses en face : toutes les sociétés de transport ferroviaire françaises sont en grande difficulté, pour ne pas dire en faillite. Chacun travaille pour arranger son bilan, ce que je fais également, pour ne pas montrer différentes pertes.

Nous devons nous poser les bonnes questions. Il y a trente ans, la France réalisait 30 % de plus que l’Allemagne en fret ferroviaire. Aujourd’hui, l’Allemagne produit deux fois et demie plus que la France, dans un marché comptant 192 opérateurs de transport ferroviaire contre huit en France. Chez nous, il est impossible de trouver une machine diesel de forte puissance. Il faut aller en Espagne pour se fournir et le constructeur propose un délai de quarante-deux mois, pour une commande minimale de vingt machines à 6 millions d’euros l’unité.

Tout le système a été bloqué en France depuis soixante-dix ans et personne ne peut se développer. Nous sommes le seul pays où il faut obtenir des agréments à l’infini pour disposer de machines. Le constructeur espagnol dont je parlais vend des centaines de machines en Europe, mais pas en France en raison des contraintes administratives. J’ai le souvenir d’un ministre bien connu qui, lorsqu’on lui demandait comment augmenter le trafic de 30 %, répondait : « C’est bien simple, c’est le principe du ressort : plus on le comprime, plus il monte haut. »

Il sera impossible d’atteindre l’objectif du doublement de la part du fret ferroviaire en 2030. Il faut ouvrir les yeux et attaquer le système bille en tête, il faut tout ouvrir. Est-il normal qu’une entreprise comme Fret SNCF soit cédée à une entreprise dix fois plus en difficulté qu’elle ? La DB enregistre des pertes abyssales et elle est confrontée aux mêmes problèmes que Fret SNCF. La situation est aberrante, mais tout le système est organisé pour permettre de tels arrangements, en toute confidence sans que personne ne puisse intervenir.

Je le répète, le système est bloqué. Je suis désolé d’être aussi dur, mais puisque vous nous avez conviés, nous devons vous dire les choses en face. De toute manière, il n’y a ni locomotives ni de wagons en France et personne n’en a commandé à ce jour. La capacité européenne est de 16 800 wagons, pour un parc existant de 720 000 wagons. On ne peut donc remplacer que 2,6 % du parc par an. Aujourd’hui, les wagons neufs compensent la moitié des wagons cassés.

Simultanément, l’autorisation de circulation des camions sur le territoire français est passée de 38 à 44 tonnes. La semaine dernière, le ministre des finances a annoncé que le Gouvernement allait supprimer l’avantage fiscal sur le gazole non routier (GNR) pour les agriculteurs et les pêcheurs, mais personne ne parle de la détaxation du gazole pour la route. Le message n’est pas le bon.

Nos clients, qui sont les plus gros chargeurs dans le pétrole, le gaz, la chimie ou les céréales, se disent tous favorables à la décarbonation, mais à condition que cela ne leur coûte pas un centime de plus. À titre subsidiaire, celui qui utilise le ferroviaire en France court un risque majeur de blocage des voies. Nous avons tous connu des grandes grèves. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les cheminots, et particulièrement les cheminots communistes, qui étaient extraordinaires, ont réussi à bloquer l’avancée des Allemands. Mais, après la guerre, on les a placés sur un piédestal. Quatre-vingts ans plus tard, ces braves gens ont un pouvoir de nuisance phénoménal. Dix personnes arrivent à bloquer le pays à partir d’un seul triage.

Nos clients connaissent les mérites du ferroviaire mais ils ne veulent pas prendre le risque de voir leurs usines bloquées. Dès lors, ils préfèrent le transport routier, qui présente l’avantage d’être plus rapide et plus souple. Permettez-moi de prendre un autre exemple : en France, 3,7 % des voies sont bloquées pour des motifs liés aux températures. Nous avons effectué des relevés de température sous huissier dans une desserte de nos usines ; à 18 degrés, on nous empêche de circuler à huit heures du matin car la température est estimée comme trop élevée. Dans ce cas, comment nos homologues font-ils pour travailler en Afrique du Nord ou en Espagne ?

En résumé, il faut revoir beaucoup de choses. Pardonnez-moi d’être aussi dur, mais il fallait crever l’abcès, pour pouvoir ensuite discuter plus tranquillement.

M. le président David Valence. Monsieur Ziegler, comment estimez-vous le plan de discontinuité établi par le gouvernement français en réponse à l’enquête approfondie lancée par la Commission européenne le 18 janvier 2023 sur les soutiens publics regardés comme indus qui ont été perçus par l’entreprise du groupe public ferroviaire ? Comment évaluez-vous la capacité des autres entreprises ferroviaires à récupérer ces vingt-trois flux ? Pouvez-vous détailler les investissements que vous effectuez à destination des clients, notamment en matière numérique ?

Monsieur Brunier, vous avez été assez alarmiste sur l’évolution du transport combiné, qui représente une part très significative des vingt-trois flux qui seront cédés par Fret SNCF. Comment expliquez-vous la baisse de 22 % de votre activité au premier trimestre de cette année ? Quels en sont les facteurs ? Quelle est votre appréciation des politiques publiques qui ont été lancées il y a deux ans dans le cadre de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire ? Sont-elles insuffisantes ?

Monsieur Crochet, vous avez mentionné la saturation du réseau. Celui-ci présente le paradoxe d’être moins circulé que d’autres en Europe, mais de souffrir simultanément de goulets d’étranglement plus prononcés autour de nœuds ferroviaires. Pouvez-vous détailler cette saturation et la mauvaise qualité de service que vous êtes contraint de rendre malgré vous ?

Monsieur Millet, vous avez évoqué la complexité des procédures d’agrément comme un facteur de faiblesse de l’offre de fret ferroviaire en France par rapport à l’étranger. Pouvez‑vous revenir sur ce sujet ? Vous avez également mentionné l’exemple des températures des rails. Faut-il voir les règles de sécurité actuellement appliquées en France sur le réseau ferroviaire comme un facteur de blocage ou d’insuffisante attractivité en comparaison d’autres services de transport ? Enfin, vous présentez la particularité de fabriquer du matériel de fret ferroviaire. Pouvez-vous revenir sur les caractéristiques de ce matériel, dont on sait qu’il a une durée de vie plus longue que celle du matériel pour le trafic de voyageurs ? Pouvez-vous détailler l’âge moyen du matériel ferroviaire circulant aujourd’hui en France, ainsi que son espérance de vie moyenne ?

M. Tristan Ziegler. En dehors du choc immense que représente le plan de discontinuité et des craintes qu’il peut susciter auprès des cheminots, la responsabilité de Fret SNCF, du gouvernement français, des membres de l’Alliance 4F et de l’Association française du rail (AFRA) consiste à éviter tout report modal inversé. La première responsabilité consiste à pouvoir opérer ces vingt-trois lignes dans un délai extrêmement court, avec une qualité au moins équivalente pour éviter tout risque. Nous nous sommes mis au travail, pour être en mesure de proposer une réponse.

Certains y verront une forme d’opportunité commerciale, mais il s’agit avant tout d’une responsabilité, celle d’assurer une continuité de service, en travaillant de la manière la plus intelligente possible sur la pertinence géographique, les ressources, les moyens et les sillons, avec les clients. Ce travail est bien plus compliqué que le simple changement de couleur d’une locomotive. À date, nous disposons de plans permettant la reprise, qui sont désormais entre les mains des clients impactés par ce changement – dont malheureusement nous faisons également partie car nous avons découvert que Lineas figurait dans deux des vingt-trois flux concernés. Nous nous efforçons de trouver des solutions pour que les trains continuent, même si nous ne disposons pas de garanties pour le moment. Quoi qu’il en soit, nous proposons des offres qui permettraient d’éviter le report modal inversé : nous avons les moyens d’assurer cette continuité.

Depuis deux ans, nous avons fortement investi dans le numérique. Il faut savoir qu’il est plus simple aujourd’hui pour un patron d’entreprise ferroviaire de savoir où sont les colis qu’il a commandés la veille sur une plateforme internet que de savoir où sont les trains qu’il exploite. Nous n’exploitons que deux cent vingt trains par semaine, mais nous sommes très en retard en termes de géolocalisation par rapport aux grandes enseignes de logistique.

En conséquence, nous avons centré notre réflexion sur l’offre que nous aimerions apporter à nos clients. Nous souhaitons qu’ils puissent planifier leurs trains et vérifier que les ressources soient à disposition et bien comprises par l’opérateur. Cela passe par la planification et la gestion du temps réel. Il s’agit donc d’un système intégré de supply chain qui permet à nos clients d’avoir accès au « cœur du réacteur », pour communiquer le mieux possible en interface avec les différents gestionnaires de réseau au niveau européen.

L’avenir du ferroviaire sera européen et « longue distance ». Les différents passages de frontières doivent être les plus fluides possible – ils sont très compliqués à l’heure actuelle, notamment parce que les différents gestionnaires d’infrastructure ne communiquent pas très bien entre eux. Nous avons donc créé un système permettant d’agréger les informations de ces gestionnaires.

M. Jean-Claude Brunier. L’année 2023 est une année horrible pour le transport combiné pour plusieurs raisons. Le premier facteur est lié aux prix de l’énergie. Nous fonctionnons en grande partie avec des locomotives électriques. En 2020-2021, presque toutes les entreprises ferroviaires achetaient l’électricité à travers SNCF Réseau, car elles ne pouvaient pas vraiment faire autrement. Nous achetions l’électricité entre 55 et 60 euros le mégawattheure. En 2021-2022, le prix de l’électricité a augmenté et SNCF Réseau nous la vendait à 120 euros le mégawattheure.

En septembre 2022, SNCF Réseau nous a annoncé que le prix de l’électricité passerait à 500 euros le mégawattheure, soit une multiplication par cinq par rapport à l’année précédente. Or, dans le compte d’exploitation d’une entreprise ferroviaire, l’énergie est essentielle. Nous aurions donc dû augmenter nos tarifs de 40 %, ce qui nous aurait fait sortir des marchés. Nos organisations professionnelles sont intervenues auprès du Gouvernement et du Parlement. Nous avons obtenu quelques aides, mais des aides générales. De fait, jusqu’au mois de juin, nous avons acheté l’électricité 300 euros le mégawattheure. Nos comptes d’exploitation sont totalement déstabilisés.

Les opérateurs ont dû par conséquent augmenter massivement leurs prix, entre 10 et 20 %, soit une hausse colossale. Les entreprises qui faisaient du transport combiné se sont retrouvées dans une situation épouvantable par rapport aux routiers, qui ont bénéficié d’avantages et continuent de profiter de la ristourne sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE).

Cette année, le premier semestre a été épouvantable. Nous nous sommes battus comme nous pouvions et nous avons obtenu l’autorisation du Gouvernement de sortir du contrat avec SNCF Réseau, qui prévoyait des pénalités effroyables. Nous nous sommes donc adressés directement au marché et avons découvert en quelques mois le marché de l’électricité, qui est ni plus ni moins qu’une bourse : ce marché évolue à la minute. Nous avons finalement pu acheter au prix de 100 euros le mégawattheure pour la fin de l’année 2023, plus 30 euros de pénalité, soit 130 euros le mégawattheure. Pour 2024, nous avons également acheté autour de 100 euros le mégawattheure, auquel il faudra rajouter une taxe dont on ne sait pas si elle restera stable ou si elle sera multipliée par cinq ou six. En résumé, l’énergie est un facteur explosif.

Le deuxième facteur explicatif concerne les grèves, qui se sont enchaînées au premier trimestre, occasionnant des désorganisations considérables. Notre stratégie a consisté à conserver la confiance de nos clients et nous avons fait ce qu’il fallait pour ne pas trop les inquiéter. Cela a eu des conséquences dramatiques sur le plan économique. Nos personnels ont été exemplaires, alors qu’ils ont vécu des moments extrêmement difficiles.

Lorsque les grèves se sont achevées, Fret SNCF s’est fait « rattraper par la patrouille » bruxelloise. À ce jour, je suis assez réservé sur les effets induits. Notre entreprise ferroviaire sert d’autres activités de notre groupe et nous n’avons pas la vocation, pour le moment, à nous mettre sur le marché. Les injonctions de Bruxelles vont semer la confusion. Elles sont très pénalisantes pour nous. Dans la chaîne du transport combiné, le ferroviaire est concerné par la traction de ligne, mais aussi par le premier et le dernier kilomètre pour entrer sur les terminaux. Généralement, comme c’est le cas à Avignon, Fret SNCF réalise le premier et dernier kilomètre pour l’ensemble des opérateurs. Nous avons donc subi des grèves intempestives, et nous en subirons peut-être d’autres. Les conséquences sont calamiteuses pour le transport combiné, notamment au terminal d’Avignon qui commençait à peine à se développer sur des trafics nationaux et internationaux. Là-bas, le trafic a été réduit de 80 % et le terminal court le risque d’un dépôt de bilan.

Le dernier facteur explicatif est lié à la dégradation de la qualité de service de SNCF Réseau. À titre d’exemple, nous opérons un train long de 850 mètres sur le terminal du Canet qui sera bientôt fermé. Sur ce terminal, SNCF Réseau n’arrive pas à tenir le poste. On apprend donc la veille, voire le matin même, qu’il n’y a pas de personnel en poste et que le terminal ne fonctionne pas. Depuis le mois de mai, nous avons été confrontés à une quinzaine d’interruptions. Nous avons alerté la directrice générale, mais, malgré ses assurances, la direction régionale ne répond pas. C’est un autre monde, qui n’est pas le nôtre.

Telles sont les raisons qui expliquent nos difficultés. Nous avons résolu une partie des problèmes, mais pas l’intégralité de ceux-ci. Cela demeure très inquiétant pour l’avenir du transport combiné.

J’en termine en évoquant l’aide accordée à Fret SNCF. Il est vrai que le transport combiné avait redressé la tête grâce au plan de 4F et aux aides du Gouvernement associées sur le coût de pince et les sillons. Nous avons donc regagné un avantage concurrentiel par rapport à la route. Entre 2020 et 2022, nous respections les objectifs du plan, avec le doublement, voire le triplement, du transport combiné. Quand le Gouvernement fait ce qu’il faut pour améliorer le transport combiné et le fret ferroviaire, cela fonctionne.

M. Rémy Crochet. La question de la saturation du réseau et celle de la qualité de service sont en réalité liées. Les infrastructures françaises sont catastrophiques. En 2007, on nous avait annoncé que des travaux seraient conduits sur cinq ans. Aujourd’hui, nous sommes en 2023 et ceux-ci devraient durer au moins jusqu’en 2030.

Pour éclairer mes propos, je souhaite vous parler de la vie du sillon. Certains opérateurs travaillent leurs sillons deux ans avant la première circulation du premier train. Ils combinent avec SNCF Réseau des sillons « préconstruits », c’est-à-dire des sillons sur lesquels SNCF Réseau s’engage à faire circuler leurs trains de telle heure à telle heure, de tel endroit à tel endroit. Il s’agit là de la « première vie » du sillon.

Vient ensuite la deuxième vie du sillon. En mars de l’année n-1, nous commandons l’ensemble de nos sillons pour l’année suivante. En mars 2023, j’ai ainsi commandé tous nos sillons pour l’année 2024, en revendiquant les préconstruits travaillés depuis deux ans. Compte tenu de ces éléments, nous pensions pouvoir obtenir une réponse positive et proche de la réalité de nos préconstruits. Le 15 juillet, nous avons obtenu un premier retour. Celui-ci était très bon d’un point de vue quantitatif, mais le qualitatif était déplorable : seulement 17 % des demandes sur lesquelles nous travaillions depuis deux ans ont été remplies, avec des temps de transports souffrant d’un écart de quarante-cinq minutes à deux heures sur l’ensemble de nos sillons. Cela pose des problèmes lorsque l’on opère des fruits et légumes !

La situation est donc catastrophique, sans parler des sillons qui disparaissent sans que nous soyons prévenus. Par exemple, j’ai appris il y a quelques heures qu’au mois de novembre 2023, quinze jours de sillon prévus pour Froidcombi allaient tout simplement disparaître en raison de travaux sur la ligne Avignon-Paris. Ce phénomène est récurrent, sur l’ensemble de l’année. Les engagements pris deux ans auparavant deviennent caducs en l’espace de quelques jours. Les réponses de SNCF Réseau sont dirigées par la finance et les travaux, mais surtout pas par la qualité, ni le service client.

Les infrastructures de terminaux ne sont pas non plus à la hauteur. Le terminal d’Avignon a été construit il y a quarante ans pour traiter 70 000 unités de transport intermodal (UTI). Aujourd’hui, il doit traiter 110 000 UTI. Or SNCF Réseau n’a réalisé aucuns travaux depuis dix ans sur ce terminal et les prochains sont peut-être envisagés pour 2028. Froidcombi serait capable de sortir deux trains supplémentaires l’année prochaine, mais aujourd’hui plus une seule caisse ne rentre sur le terminal d’Avignon, ce qui entraîne une augmentation de la saturation et du temps de passage pour nos transporteurs routiers.

La situation d’Avignon n’est pas un cas isolé : SNCF Réseau n’a pas investi dans ses terminaux depuis vingt ans. Nous ne demandons pas la construction de nouveaux terminaux, mais simplement que SNCF Réseau entretienne correctement l’existant. Au-delà des terminaux et de la manutention, il faut évoquer les faisceaux de réception, qui ne cessent de se réduire. Quand deux voies ne sont plus disponibles sur les dix existantes, le train souffre d’au moins deux heures de retard chaque jour.

Le week-end dernier, le trafic voyageurs a été fortement perturbé en gare Montparnasse en raison d’un problème d’alimentation électrique. De notre côté, nous vivons des « petits Montparnasse » toutes les nuits. Toutes les nuits, nous sommes confrontés à des soucis sur ce réseau, qu’il s’agisse de sangliers, de suicides, de problèmes d’aiguillage ou de problèmes électriques. Le réseau n’est pas entretenu, c’est une catastrophe.

Froidcombi opère des trains à 140 kilomètres heure. Toutes les nuits, nous devons patienter derrière des trains de ferraille qui roulent à 80 kilomètres heure ou des trains de voitures qui circulent à 60 kilomètres heure. Tous les matins, nous questionnons SNCF Réseau, et les réponses ne sont pas satisfaisantes. La conséquence est simple : la plupart des chargeurs de fruits et légumes ont tendance à vouloir délaisser le fret ferroviaire.

L’organisation et la planification des travaux posent également un problème. La semaine dernière, SNCF Réseau nous a prévenus que nous ne pourrions pas circuler en raison de travaux. À la dernière minute, les travaux ont finalement été levés, mais nous n’avons pas été prévenus. Je le répète : toutes les nuits, nous subissons des déconvenues de la sorte. L’organisation interne de SNCF Réseau est déplorable et marquée par une absence de communication entre les services. SNCF Réseau est un mur : on ne peut pas discuter avec eux.

Malheureusement, tout le monde en pâtit et l’ensemble du ferroviaire souffre en conséquence d’une image catastrophique. Aujourd’hui, les problèmes que rencontre Froidcombi proviennent à 88 % de SNCF Réseau, à 10 % de l’entreprise ferroviaire et à 2 % de la manutention. SNCF Réseau répond de ses sillons théoriques, établis un an au préalable et du nombre total de sillons ; mais jamais de sa réelle circulation. En juillet, je n’ai obtenu que 17 % de sillons valables sur la totalité de mes demandes. Aujourd’hui, à cause de SNCF Réseau, des infrastructures ferroviaires et des terminaux, il est impossible de développer cette activité.

Nous sommes aussi confrontés à des problèmes d’infrastructures sur des longueurs et des proximités de faisceaux. Les temps de transports sont tellement « péjorants » en comparaison de la route que le chargeur ne veut plus choisir le ferroviaire. Aujourd’hui, nous sommes contraints de faire du report modal inversé.

Aux mois de novembre et de décembre dernier, nous avons enregistré quarante-trois nuits de grève à la gare Paris-Nord. En avril, nous avons essuyé quinze jours de grève en Bourgogne, qui nous ont fait perdre trois ou quatre heures chaque nuit sur l’ensemble de nos trains. En avril dernier, Paris-Nord a encore subi des grèves. Face à ces événements, SNCF Réseau ne répond pas à nos réclamations financières : l’entreprise ne nous propose que 7 millions d’euros pour l’ensemble des grèves depuis six mois, quand l’AFRA a calculé que le manque à gagner s’élève à 50 ou 60 millions d’euros pour la totalité de la profession. Bref, SNCF Réseau se moque ouvertement de nous. Malheureusement, les années 2025-2028 s’annoncent pires encore. Je suis désolé de dresser un tel tableau de SNCF Réseau, mais nous ne pouvons plus travailler avec ces gens-là.

M. Philippe Millet. Nous vivons une situation extrêmement compliquée du fait des agréments nécessaires pour pouvoir circuler sur les voies SNCF. Ces agréments concernent les conducteurs, mais aussi les entreprises, dans les domaines de la sécurité ou du matériel. Nous fabriquons des wagons et utilisons des machines dans toute l’Europe, mais nulle part ailleurs nous ne souffrons des mêmes contraintes. Cela explique pourquoi il n’existe que huit entreprises ferroviaires aptes à opérer du fret en France, dont trois gros opérateurs, et que d’autres abandonnent cette activité. Je pense notamment au groupe Colas, qui a vendu l’ensemble de ses activités ces dernières années. D’autres entreprises cherchent également à vendre tant elles perdent de l’argent. Aujourd’hui, personne ne veut du fret.

En termes de ressources humaines, former un conducteur coûte 40 000 euros, mais environ un sur deux quitte la formation en cours de route, pour différentes raisons. Il faut également faire face à la concurrence : les entreprises de travaux sont prêtes à les payer deux à trois fois plus cher. De la même manière, une région est prête à offrir des salaires trois à quatre fois plus élevés pour s’attacher les services de conducteurs pour leurs TER.

Vous avez évoqué les locomotives. Le système de sécurité en vigueur en Europe est le système TCS. Mais, en France, personne n’a encore obtenu les accords pour développer le TCS, ce qui explique aussi pourquoi personne ne s’implante chez nous.

Tout le monde s’oppose aujourd’hui aux locomotives diesel pour des motifs écologiques légitimes. Mais, à l’heure actuelle, 90 % des embranchements pour parcourir les premiers ou les derniers kilomètres chez le client ne fonctionnent qu’avec des locomotives diesel. Là aussi, il est très compliqué et très onéreux d’obtenir des agréments pour ces locomotives diesel. Le gros constructeur européen de locomotives diesel s’appelle Stadler. Il construit chaque année quatre-vingt-quinze locomotives de forte puissance à destination du marché européen, mais aucune n’est achetée en France. Nous sommes en contact étroit avec lui mais, comme je vous l’ai dit précédemment, le délai est de quarante-deux mois, pour une commande minimale de vingt machines à 6 millions d’euros l’unité, soit 120 millions d’euros au total.

En résumé, nous n’arriverons pas à doubler la part modale du fret ferroviaire d’ici 2030 : les contraintes sont trop élevées. Nous-mêmes, en tant que constructeurs de wagons, nous sommes confrontés aux exigences de l’European Railway Agency (ERA), l’agence responsable de l’autorisation des véhicules et de la certification de sécurité des opérateurs de train. Le délai de réponse de cette agence est de six mois à un an pour le prototype du wagon. Pendant ce temps-là, il est impossible de lancer une chaîne de production, ni de commander les pièces détachées, les matériaux ou les barres de fer. En outre, il est compliqué d’innover dans le monde ferroviaire, puisque les wagons sont entretenus à l’étranger, par d’autres personnes.

Jusqu’à récemment les carnets de commandes étaient relativement bien remplis. Il y a un an, nous avions une visibilité de deux ans à deux ans et demi, pour tout type de matériel. Aujourd’hui, le délai s’est réduit à un an et demi. Le marché retombe, particulièrement dans le transport combiné, où nous n’avons plus de demande, quand nous en enregistrions deux par mois il y a dix-huit mois. Les seules demandes proviennent de l’Espagne, pays dans lequel les subventions sont importantes. Certains de nos confrères construisent des wagons combinés mais n’arrivent pas à les vendre et sont obligés de stocker des dizaines de wagons à 140 000 euros l’unité dans des garages.

Je souscris par ailleurs aux propos sur l’incidence catastrophique des travaux. Nous ne sommes jamais prévenus de leur réalisation, de leur arrêt ou de leur poursuite. Quand certains travaux sont achevés, nous nous apercevons que d’autres sont en cours un peu plus loin, sur la même ligne. En outre, dès lors que des saturations ou des contraintes de circulation interviennent, la priorité est systématiquement donnée aux trains de voyageurs, aux dépens des trains de fret. On peut considérer que cette priorité est normale, mais elle démobilise complètement nos clients, qui n’ont pas confiance et changent donc de moyen de transport. La route est beaucoup plus concurrentielle en termes de souplesse, d’agilité et de rapidité des décisions. Du reste, le marché du fret ferroviaire continue de chuter en France, alors que ce n’est pas le cas dans d’autres pays. En Allemagne, par exemple, le marché continue à croître malgré la conjoncture difficile.

Le parc européen de fret ferroviaire a trente-six ans d’âge moyen. Vous m’avez également interrogé sur la durée de vie moyenne d’un wagon. En réalité, cette durée de vie est calculée de manière financière : dès lors que le wagon coûte plus cher en entretien que son espérance de rentabilité, il vaut mieux le faire partir à la casse. En outre, tout dépend de la visibilité du marché au moment du choix. Aujourd’hui, les capacités de construction sont relativement saturées et la mise en route d’une usine de construction de wagons coûte environ 50 millions d’euros, ce qui nécessite de disposer d’une perspective d’amortissement très longue.

Le tableau général n’est pas bon. Les agréments sont contraignants, les grèves sont contraignantes et les conditions de circulation déplorables. Un train qui part avec un quart d’heure de retard perd son sillon, alors que le même quart d’heure peut se rattraper dans le transport routier. L’obligation de réserver les sillons au mois de mars pour l’année d’après est également très contraignante : peut-on savoir en mars 2023 le trafic que l’on effectuera réellement en décembre 2024 ? Et pourtant, nous sommes obligés de demander des sillons, que nous saturons sans savoir si le client existera toujours à ce moment-là. Dans le domaine céréalier, nous dépendons de la qualité des récoltes, qui ne peut se présumer à l’avance. En Allemagne, il est à l’inverse possible de disposer du jour au lendemain de sillons de qualité, grâce à de bonnes informations qui assurent la fiabilité du service. Chez nous, les clients perdent confiance. Comment ne pas les comprendre ?

Même si je suis dépité, je suis un amoureux du ferroviaire, dans lequel j’ai investi tout mon argent pour essayer de faire croître mon entreprise, à raison de 50 millions d’euros chaque année. Il faut avoir la foi !

M. le président David Valence. D’une manière générale, dans ce métier, les gens ont la foi. Je n’ai pas votre expérience dans le fret, mais j’avais la charge d’une politique publique de transport de voyageurs dans une région qui fait circuler un grand nombre de trains et qui transporte 190 000 voyageurs chaque jour. Je connais donc les phénomènes de feuilles mortes dus au mauvais entretien le long des voies ou les heurts d’animaux sauvages en raison de la moindre protection latérale des voies par rapport à celle dont bénéficient les TGV. Dans notre région, nous finançons une opération d’entretien des bords de voies à hauteur de 1 million d’euros alors que nous ne devrions pas le faire.

Je suis aussi conscient des problèmes en matière de travaux. Tout le monde peut être exaspéré, mais il ne faut pas perdre la foi. Il y a peu de temps, la région dont je suis l’élu a été informée qu’un atelier de maintenance devait être construit en plein tissu urbain pour pouvoir réaliser un grand projet ferroviaire. Pendant deux ans, la région a mené la concertation et a essuyé de multiples critiques sur le lieu d’implantation de l’atelier, qui nous était imposé. Au moment où nous sommes parvenus à un point d’équilibre avec les associations et les autorités locales, après d’innombrables réunions publiques et autant de polémiques, on nous a finalement expliqué que cet atelier ne pouvait être implanté dans ce lieu. Je comprends donc votre dépit et votre découragement. Mais c’est un métier de gens qui ont la foi.

En revanche, je ne partage pas votre point de vue sur l’Allemagne : le réseau allemand n’est pas en très bon état. Jusqu’à il y a peu, il était même très en retard dans le déploiement du système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS), à peu près autant que la France. En outre, l’Allemagne va devoir procéder à un très grand nombre de travaux dans les années à venir, tout le monde le sait. Le réseau voyageurs en est déjà perturbé, ce qui conduit à interrompre des circulations entre Mannheim et Cologne. Nous ne sommes pas les seuls à devoir effectuer des efforts de rattrapage sur le réseau : même le réseau de référence en Europe est aujourd’hui sous tension.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je ne suis pas un spécialiste de votre secteur, mais vos témoignages tranchent très sensiblement avec ce que nous avons entendu sur les perspectives du fret ferroviaire depuis le début de nos auditions. Vous formulez des critiques récurrentes à l’égard du réseau. Pour différentes raisons, nous redoutons ensemble l’ouverture d’une assez longue période de difficulté qui risque de remettre en cause l’objectif affiché de doublement de la part modale du fret ferroviaire d’ici à 2030. J’ai déjà interrogé plusieurs des personnes que nous avons auditionnées sur la sincérité de cet objectif.

Monsieur Millet, vous avez indiqué que les entreprises et les opérateurs connaissent de grandes difficultés financières et que certains y laisseront leur peau. Pourriez-vous revenir sur la situation de ces entreprises ? Pour ce qui est de Fret SNCF, certains de vos confrères ont souligné que la période actuelle est particulièrement préoccupante, tandis que d’autres considèrent que la profession réunit les conditions pour que les vingt-trois flux ne profitent pas in fine à la route.

Vous avez en outre laissé entendre que l’on allait déshabiller Fret SNCF pour habiller DB Cargo, « entre amis » pour ainsi dire. Pouvez-vous nous en dire plus ? Pensez-vous que DB Cargo fera demain la pluie et le beau temps à la place de Fret SNCF ? Indépendamment de nos sensibilités différentes, ce sujet pose question pour l’avenir de la filière.

M. le président David Valence. Je souhaiterais également connaître la position de Lineas sur cette série de questions. Comment l’entreprise a-t-elle réussi à réaliser pendant des années une croissance à deux chiffres sur un marché qui est présenté par tous comme un marché en attrition ? Cette performance signifie bien que des segments peuvent demeurer dynamiques.

M. Philippe Millet. Notre entreprise a également réussi à produire une croissance à deux chiffres dans un marché qui perdait environ 2,5 % par an. Nous avons gagné des parts de marché sur nos confrères grâce à nos méthodes de gestion différentes et au caractère familial de notre société.

Pour autant, l’ensemble des entreprises ferroviaires françaises connaissant des difficultés. Certaines arrivent à les camoufler plus ou moins bien grâce à leurs autres activités. Par exemple, nous louons des wagons et des locomotives à nos filiales. Quand nous voyons que ces dernières sont en difficulté, nous réduisons le prix de nos wagons. D’autres entreprises vendent des actifs tous les ans dans un schéma de sale and lease-back, afin de faire rentrer du résultat. Mais cela ne dure qu’un temps.

Nous sommes également confrontés à l’opérateur principal Fret SNCF, qui n’hésite pas à faire du dumping sur certains marchés de manière parfois très agressive, d’autant plus qu’il sent qu’elle va maintenant disposer de ressources. Il se redéploie sur d’autres marchés en proposant par exemple des offres 10 % inférieures aux nôtres. En conséquence, nous allons perdre des parts de marché. Est-il normal qu’une entreprise « en faillite » puisse agir de la sorte ? Est-il normal que Fret SNCF déclare qu’il accompagnera l’entreprise qui reprendra des flux en y mettant ses ressources ? Nous savons tous que plus personne ne gagne de l’argent dans ce métier, mais un acteur supplémentaire va malgré tout être ajouté. Aujourd’hui, Fret SNCF produit déjà une mauvaise prestation. Demain, quand un train ne pourra pas être opéré faute de conducteur, il s’agira forcément d’un train combiné qui aurait été donné au « Millet » local.

Il faut ouvrir les yeux : ils ont agi de cette manière pendant des années. D’autres entreprises du groupe SNCF s’en sortent bien mieux que les opérateurs privés. Est-ce normal ? Il faut se poser les bonnes questions. Ils continuent à se développer et à opérer des flux grâce à des aides et des arrangements. Des locomotives ou des conducteurs sont prêtés pour une journée. C’est pour cette raison que le monde ferroviaire ne se développe pas. En France, l’investissement pour la remise en état du réseau est de 46 euros par habitant, contre 607 euros au Luxembourg, 413 euros en Suisse, 124 euros en Allemagne et 103 euros en Italie. En France, nous sommes toujours les derniers.

Un ministre m’a dit : « Dans notre gouvernement, comme les précédents gouvernements et certainement les prochains gouvernements, nous sommes à 100 % pour le ferroviaire. Mais notre gouvernement, comme les précédents gouvernements et certainement les prochains gouvernements, est à 100 % contre le chômage. Et à tonne transportée, la route consomme 4,2 fois plus de personnes que le fret ferroviaire. » La TICPE fait rentrer de l’argent dans les caisses de l’État. Dans le fret ferroviaire, tout est déficitaire, les sillons comme le réseau.

Nos usines sont dotées d’une centaine de kilomètres de voies. Pour leur réparation, une entreprise privée nous coûte deux moins cher que Fret SNCF ou SNCF Réseau. Ici aussi, il faut se poser des questions.

M. Tristan Ziegler. Vous m’avez demandé comment Lineas est parvenue à réaliser une croissance à deux chiffres sur un marché en réduction. Un paysage très sombre est brossé au cours de cette audition, mais il n’est pas tout à fait en ligne avec ce que nous sommes capables de faire. Dans le ferroviaire, il faut être passionné, avoir la foi. Ce n’est pas facile, c’est un combat, mais c’est possible. Ce n’est pas ease of use, dans l’air du temps du XXIe siècle, où tout doit être facile.

Chez Lineas, nous parvenons à faire du développement parce que les hommes et les femmes qui réalisent les trains sont extraordinairement compétents et motivés. Ils ne volent pas au-dessus des travaux, ils ne volent pas au-dessus des grèves, mais ils sont disponibles dans les rares fenêtres de tir dont nous disposons. À un moment donné, il faut avoir cette foi. Quand nous opérons pour un client chez Lineas, nos taux de réalisation sont de 98 à 99 % là où le client obtenait 60 % avec le précédent opérateur. Nous parvenons donc à réaliser plus de trains. Sur une commande de 100 trains, nous en réalisons 99. Cela repose exclusivement sur la compétence et la flexibilité des équipes, qui se plient en quatre pour leurs clients.

Je pourrais vous dire que le travail avec SNCF Réseau est une catastrophe, mais nous avons appris à vivre avec. Est-ce normal ? Je ne sais pas. Lorsque j’ai pris mes fonctions il y a treize ans, les règles du jeu étaient claires : il fallait faire avec le système tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts. Nous nous sommes donc adaptés à un système qui est forcément améliorable. Je souhaite naturellement qu’il s’améliore et qu’il soit plus capacitaire, afin de pouvoir doubler la part modale. Il faut malgré tout saluer l’engagement des gouvernements successifs et des plans. Nous sommes sur une voie plus vertueuse, même si la situation est beaucoup plus dure que ce que tout le monde avait imaginé.

Dans toute activité, et dans le ferroviaire en particulier, il y aura toujours des gens qui vous expliqueront pourquoi ce n’est pas possible, quand d’autres vous expliqueront comment ce sera possible. Nous devons nous concentrer sur le fait que cela doit être possible, que cela sera possible.

M. Jean-Claude Brunier. Tous les défauts qui viennent d’être mentionnés existent. Mais nous souhaitons tous faire prospérer nos entreprises. Soyons objectifs : nous avons traversé ces derniers temps des difficultés, dont la crise du covid. Dans ce contexte, le ferroviaire a quelque part sauvé la nation. À un moment où les routiers ne pouvaient pas circuler, le ferroviaire a circulé de manière magistrale, et le combiné en particulier, bien facilité par un trafic moindre sur le réseau.

Au-delà, les années 2021 et 2022 ont été d’excellentes années, avec des taux de marge remarquables, que nous n’avions jamais connus. En effet, le fret s’est relancé. Nous avons obtenu des avantages économiques par rapport à la route qui nous ont permis de rééquilibrer la balance. Mais pour réussir le transport combiné, il faut à la fois disposer du ferroviaire et du routier.

Si de nombreux problèmes demeurent, le transport combiné répond intrinsèquement à la demande des clients. J’ai maîtrisé le maillon routier, le maillon de l’opérateur en innovant beaucoup, et j’ai maîtrisé le maillon terminalistique. Le terminal que nous sommes en train d’achever est un terminal de nouvelle génération : aucun terminal n’avait été construit depuis une quinzaine d’années, aucun portique n’avait été installé depuis trente ou quarante ans. Connaissez-vous un seul industriel productif avec une usine datant de trente ou quarante ans ? Très modestement, nous sommes en train de lancer quelque chose de nouveau.

L’ingrédient fondamental n’est pas l’argent mais la qualité. Un des maux profonds du fret ferroviaire est que le groupe SNCF, qui dispose d’un savoir-faire extraordinaire, n’a pas compris qu’on ne peut pas fonctionner dans un tel métier avec un niveau de service largement en dessous de celui du marché. Cela ne peut pas se vendre, même au rabais. Le nœud du problème est là, me semble-t-il. Rémy Crochet disait que SNCF Réseau ne connaît que les travaux et la finance. Le jour où SNCF Réseau mettra le client au cœur de son entreprise, nous aurons gagné. Il faut avoir des clients, et savoir les garder. Mais pour y parvenir, il faut conduire une véritable révolution culturelle.

M. le président David Valence. Je vous remercie du temps que vous nous avez consacré. Nous savons que vous êtes tous des passionnés du train et qu’il y avait parfois dans vos considérations pessimistes un peu d’amour déçu ou qui ne demande qu’à retrouver une réciprocité à la hauteur de votre passion.

 


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27.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Marie Jean, présidente du conseil d'administration du groupe Ports de Strasbourg, M. Maurice Georges, président du directoire du port de Dunkerque, M. Florian Weyer, directeur général du port du Havre, et Mme Fabienne Margail, cheffe du département solutions intermodales et passage portuaire du port de Marseille (28 septembre 2023)

M. le président David Valence. Nous terminons nos auditions de la journée par une seconde table ronde réunissant des dirigeants de grands ports français. Une des voies de massification du transport fret ferroviaire repose sur l’intermodalité avec les ports. Ce modèle nous est proposé par certains de nos grands voisins étrangers, avec par exemple le port de Hambourg, comme cela nous a été encore rappelé il y a quelques minutes.

Dans ce paysage, on dit souvent que la connectivité au rail de nos grands ports français, hormis peut-être le cas de Dunkerque, reste insuffisante. C'est une situation à laquelle plusieurs gouvernements ont essayé de répondre, à travers notamment l’enveloppe de 66 millions d'euros mobilisée dans le cadre du plan de relance pour accélérer les investissements dans les ports et améliorer leur connectivité au ferroviaire.

Quels sont les investissements effectivement réalisés, en cours de réalisation ou prévus dans vos ports respectifs pour améliorer cette connectivité ? Avez-vous défini une stratégie de report modal et de décarbonation ? Quels sont les freins persistants, qu’ils soient liés aux gestionnaires d'infrastructures ou à la concurrence avec la route ? Enfin, quel est l'état de la desserte ferroviaire de vos ports et quelle est la part modale du fret ferroviaire dans votre activité.

Notre commission d’enquête souhaite comprendre les facteurs de responsabilité dans la dégradation de la part modale du fret ferroviaire au cours des vingt dernières années, certains établissant un lien avec l'ouverture à la concurrence. Ce lien n'a pas été formellement confirmé par nos interlocuteurs. D’autre part, nous nous interrogerons sur le plan de discontinuité retenu par le Gouvernement pour essayer de protéger l'opérateur public de fret ferroviaire d'un risque de faillite à la suite de l'enquête approfondie ouverte par la Commission européenne à l'encontre de Fret SNCF le 18 janvier dernier. Cette procédure est beaucoup plus avancée que celle qui existe à l'encontre de DB Cargo en Allemagne.

Nous venons d’entendre des opérateurs alternatifs, des concurrents de Fret SNCF, qui se sont dits inquiets du risque de déstabilisation du marché du fret ferroviaire – un secteur dont on nous a dit qu’il n’était pas encore mature en France par rapport à d'autres pays européens.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mmes Anne-Marie Jean et Fabienne Margail et MM. Maurice Georges et Florian Weyer prêtent serment).

Mme Anne-Marie Jean, présidente du conseil d'administration du groupe Ports de Strasbourg. Merci d'abord de nous avoir invités en tant que représentants d’un port fluvial. Ce n'est pas spontanément ce à quoi on pense au sujet des ports français : on pense davantage aux ports maritimes, et à raison puisqu’ils représentent le plus fort trafic, mais le port de Strasbourg joue aussi toute sa place. Nous nous voulons le plus européen des ports français, avec notre ouverture sur le Rhin, qui est le fleuve le plus important en termes de trafic.

S’agissant du ferroviaire, nous soutenons fortement la multimodalité. Aujourd'hui même a lieu à Strasbourg une journée annuelle qui s'appelle Multimoday et qui vise à réunir l'ensemble des acteurs – chargeurs, transporteurs, personnel du port – pour travailler ensemble sur les démarches visant à accroître la multimodalité, c’est-à-dire à enlever du trafic de la route pour le diriger vers le fleuve ou le fer. Le potentiel le plus important se trouve du côté du fer, qui présente une meilleure capillarité que le fleuve.

Le port de Strasbourg gère trois sites : le site de Strasbourg, le plus important, le site de Lauterbourg, tout au nord du département du Bas-Rhin, et le site de Marckolsheim, au sud du département. Au total, le réseau intègre 110 kilomètres de voies, que nous gérons de façon autonome. Elles sont la propriété du port, nous avons la charge de leur entretien et de leur exploitation en termes de circulation des trains. Nous avons une gare de triage qui en est la tour de contrôle.

Notre trafic ferroviaire représente 1,2 million de tonnes par an, dont à peu près 700 000 en conteneurs. Nous avons commencé le trafic des conteneurs en 2005 et il s'est très fortement développé depuis. Hors conteneurs, les marchandises sont essentiellement de l'acier, des céréales et des hydrocarbures. Le trafic est relativement stable d'une année sur l'autre.

Ce qui a été très important pour notre activité les dernières années, c'est la capacité de jouer la coopération et la solidarité des modes. En période de basses eaux ou de trop fortes eaux, lorsque le fleuve ne permet plus ces passages il faut permettre au trafic fluvial d’utiliser le fer. Cela a été le cas l'année dernière. Grâce à nos huit navettes ferroviaires hebdomadaires avec Anvers et les quatre avec Rotterdam, nous avons pu basculer une bonne partie du trafic. Cette année, nous sommes moins affectés par les basses eaux, mais nous savons bien qu'en tendance longue, c'est quelque chose qui nous menace plus fortement.

Nous croyons beaucoup au développement du ferroviaire sur notre territoire. Notre gare de fret ferroviaire, située sur la partie nord du port de Strasbourg, qui lui-même s'étend sur dix kilomètres le long du Rhin, n'est pas saturée, mais au rythme actuel, nous pourrions subir une saturation. C’est la raison pour laquelle nous avons engagé il y a deux ans des études pour la création, dans la partie sud cette fois, d'une deuxième gare de fret ferroviaire que nous voulons complètement compatible avec le ferroutage. Nous espérons que cette deuxième gare verra le jour en 2027.

C'est une volonté politique. Je ne suis pas une opérationnelle du port. Je suis la présidente du conseil d'administration en tant qu'élue de Strasbourg et vice-présidente de grande métropole en charge de l'économie. J'ai la volonté politique très forte de développer le fret ferroviaire pour réduire l'engorgement routier et être compatible avec la plus souveraine des missions que nous avons votées sur Strasbourg. Cette volonté politique est confirmée par les études que nous avons réalisées et qui montrent que le potentiel de transfert est suffisamment important pour justifier les investissements que nous prévoyons. Nous visons le trafic qui se fait actuellement par la route et qui pourrait basculer vers le fer.

Nous avons pris, au niveau du port, un certain nombre de mesures pour favoriser la multimodalité. En termes d'effectifs, nous nous appuyons, depuis la mi-2020, sur une chargée de développement multimodal dont le rôle est d'accompagner les entreprises du port qui souhaitent basculer vers la multimodalité. Dans les dernières années, les entreprises qui utilisaient auparavant le fer s’en sont déshabituées, au point que leurs responsables dédiés au transport ne savent plus concrètement comment s'y prendre. Le rôle de cette chargée d'affaires consiste à aider les entreprises à réutiliser ou à se mettre à utiliser le fer, et parfois à assurer les adjonctions qui permettent de constituer un train. Une entreprise seule ne peut pas affecter un train complet.

Nous avons aussi travaillé sur l'évolution du statut réglementaire de nos voies pour pouvoir déroger à certaines règles de sécurité et gagner en fluidité dans les trafics. Nous investissons sur l’une de nos voies d'accès actuellement un peu faible et qui risque d’entraver le développement du trafic si elle reste en l'état. Nous avons mis en place depuis le 1er janvier 2022 une incitation au report modal via notre système tarifaire, en proposant un abaissement de la redevance d'usage du port en faveur des opérateurs qui utilisent le report modal de façon à favoriser l'utilisation au dernier kilomètre. Cette initiative nous a permis d'augmenter le nombre de navettes conteneurs opérées sur le port.

Nous réfléchissons également à la création d'un opérateur ferroviaire de proximité pour la zone portuaire Strasbourg-Kehl. Nous travaillons de façon très étroite avec le port de Kehl qui est juste en face, de l'autre côté du Rhin. Nous avons installé une gouvernance croisée, avec trois administrateurs du port de Kehl au conseil d'administration du port de Strasbourg et inversement. Un travail commun est consacré à la stratégie. Nous ne raisonnons pas du tout en termes de concurrence, mais bien de coopération entre nos deux ports. La question du ferroviaire, nous la partageons aussi aujourd'hui sur la liaison entre Strasbourg et Rotterdam. Un cinquième du temps et du coût est lié au passage de la frontière, au tout petit trajet pour traverser le Rhin et passer de Strasbourg à l'autre côté, pour accéder ensuite aux voies ferroviaires qui nous mènent directement vers le nord. C'est quelque chose que nous voudrions traiter, le fonctionnement actuel n’apparaissant pas très satisfaisant.

Nous travaillons également avec la région Grand Est et SNCF Réseau pour conforter nos lignes. Nous faisons face à un risque de saturation des sillons sur la ligne Strasbourg-Kehl, également sur la ligne de Strasbourg-Lauterbourg. À Strasbourg et dans ses environs, nous menons une politique très forte en faveur du transport de voyageurs à travers notre réseau express métropolitain. La forte augmentation constatée depuis un an a motivé l’ajout de sept cents trains de voyageurs quotidiens à la gare de Strasbourg. Certains de ces trains empruntent les mêmes voies que les trains de marchandises. À un moment donné, nous risquons d'avoir un peu trop de trafic sur ces voies. Il faut conforter les lignes et nous y travaillons avec SNCF Réseau et la région Grand Est.

Je le répète, notre volonté de développer le fer est réelle, notamment grâce à la deuxième gare de fret. Nous ambitionnons un doublement du trafic, ce qui est conforme aux ambitions nationales en matière de fret ferroviaire.

Mme Fabienne Margail, cheffe du département solutions intermodales et passage portuaire du port de Marseille. Tout d'abord, je rappellerai le positionnement de gateway euro-méditerranéen du port de Marseille-Fos et son articulation directe avec les dessertes ferroviaires. Le report modal massifié ferroviaire ou fluvial est pour le port un facteur très important de compétitivité : fluvial avec l'axe Rhône-Saône, et ferroviaire grâce à la capillarité des réseaux vers la France et les pays européens.

Notre stratégie de développement du ferroviaire vise à consolider et étendre l’hinterland du port, notamment dans des visions d'axe, en allant en particulier dans les zones Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Grand Est, nord de la France et au-delà de la frontière, vers l’Allemagne en particulier. Il nous faut en même temps répondre aux enjeux environnementaux en favorisant une croissance responsable conciliant le développement et la performance environnementale.

Nous suivons les parts modales du trafic conteneurisé. En 2022, la part modale fer et fleuve a dépassé les 20 % pour la quatrième année consécutive, tandis que la part de la route, est passée sous les 80 %. La part du ferroviaire est de 16 % et le volume de boîtes transportées sur les trains en 2022 correspond à peu près à un triplement sur ces dix dernières années.

Le port affiche des perspectives de développement de la part modale ferroviaire à l’horizon 2030 et 2040. Pour 2030, nous avons ciblé dans notre projet stratégique une part de 20 %. Pour 2040, nous avons réalisé un exercice sur la zone industrielle ou portuaire de Fos, visant un report modal ferroviaire de 25 %, globalement massifié de 35 %.

Depuis 2008, le port est propriétaire et gestionnaire d'un réseau ferré qui dessert directement ses terminaux. C'est un réseau qui est ouvert à tous les opérateurs français et européens circulant sur le réseau national. Des entreprises françaises et internationales y circulent, aussi bien des entreprises ferroviaires que des opérateurs de transport combiné.

Notre objectif est de permettre l'augmentation des volumes et l'accueil de tous les opérateurs susceptibles de répondre aux besoins de nos clients, qu’ils soient maritimes via les terminaux ou implantés dans la zone industrielle ou portuaire. Il nous faut donc traiter les questions liées aux conteneurs et à la logistique industrielle.

Avoir les meilleures capacités d'accueil suppose de travailler avec nos partenaires sur les infrastructures du port, les accès et la desserte de l’hinterland.

Dans les deux bassins de Fos, nous avons des projets ferroviaires pour accompagner la croissance des flux conteneurisés, directement au droit des terminaux de Graveleau, et également sur la zone de Mourepiane, en reconstitution des flux du Cannet.

D’autres projets visent à accompagner le développement des industriels et des logisticiens, à des échelles de temps différentes. Certains sont engagés et d'autres en conception. Il s’agit de travaux d'amélioration des performances du réseau ferré portuaire, ou encore, dans notre interface étroite avec SNCF Réseau, des projets d'amélioration des accès à la zone de Fos et un soutien au développement d’un hub roulier sur les bassins est, avec des études sur l’amélioration des gabarits.

Parmi les freins, deux sujets méritent d’être évoqués. C’est d’abord celui de l’accessibilité. Nous devons avoir un meilleur accès à l'agglomération lyonnaise et pouvoir la dépasser, ce qui soulève la question du contournement et des travaux sur l’étoile ferroviaire lyonnaise, sans oublier l’accès au Lyon-Turin. En termes de performance de desserte, les opérateurs qui desservent le port doivent pouvoir disposer de sillons de qualité et en quantité suffisante vers nos axes forts d’hinterland. Nous évoquions l’axe Méditerranée-Rhône-Saône, sur lequel prennent appui des dessertes vers le nord-est, mais l'axe sud-ouest est également un axe de développement. Nos études prospectives ont montré des besoins croissants à l’horizon 2030, en intégrant l'ensemble des trafics multimodaux conventionnels.

En termes de partenariat, il faut mentionner le travail étroit mené avec des plateformes clés de notre hinterland pour mettre en place les meilleures offres de desserte du port.

M. Maurice Georges, président du directoire du port de Dunkerque. Le port de Dunkerque a une grande tradition ferroviaire, mais assez contrastée, marquée par l'histoire et en pleine transformation. Actuellement, ce trafic représente 9,5 millions de tonnes de fret, un volume important réparti entre 7,1 millions de tonnes directement pour les frets ferroviaires liés à l'industrie implantée et 2,4 millions de tonnes pour les frets ferroviaires liés au maritime. Historiquement, c’est un réseau très important : le réseau portuaire comprend 103 kilomètres de voies ferrées, dont 57 kilomètres électrifiés. Pratiquement toutes les industries historiques sont embranchées, avec vingt et une installations terminales embranchées à usage privatif et cinq entreprises ferroviaires qui circulent régulièrement sur les réseaux privés portuaires. Nous avons confié au prestataire Socorail la gestion des circulations et des opérations dans un contrat renouvelé récemment.

Au total, la part modale accuse une baisse. Pourquoi ? Tout ce trafic était marqué par l'industrie et par un grand nombre d'importations à destination des industries de la Lorraine, dont le charbon et les centrales à vapeur. Ces industries sont structurellement en baisse du fait de la décarbonation naturelle de notre industrie et de la transformation industrielle. La part du fret en modal s’élevait encore à 36 % en 2011, à 31 % en 2015, mais n’était plus que de 13 % en 2022. C'est une tendance de fond, qui n’est pas inquiétante puisqu'elle correspond à une décarbonation majeure de notre économie.

Le développement lui-même se fait plutôt sur les nouveaux développements, en particulier sur le trafic des conteneurs, qui est en forte croissance puisqu’il a été multiplié par trois en une dizaine d'années – 750 000 équivalents vingt pieds en 2022. Ce trafic profite d’un report modal, mais avec un niveau encore faible. S’il était de 4 % en 2022, il se situait à 2 % en 2021. Nous constatons un vrai contraste entre la part historique du report modal lié à l'industrie et au vrac d’une part, à celle du trafic des conteneurs d’autre part.

Actuellement, nous avons environ trente-cinq trains de fret par jour à Dunkerque, dont une quinzaine dédiés à ArcelorMittal, deux pour les trafics céréaliers, trois trains hebdomadaires pour la base multimodale de Dourges Delta 3, opérés par Novatrans, et un par semaine sur un flex opéré par Sogestran vers Metz. Cette ligne quotidienne pour Metz est importante parce qu'elle montre qu'il y a un potentiel de report modal utilisant d'ailleurs les anciennes artères nord-est vers Metz. Nous sommes en discussion avec le port de Strasbourg pour savoir comment nous pourrions étendre cette ligne.

Néanmoins, nous sommes à des niveaux de trafic encore faibles, dont trois par semaine à Dourges. Malgré les aides apportées au fret ferroviaire, et bien que le port de Dunkerque soit en croissance importante sur les conteneurs, je pense que nous n'avons pas encore atteint le niveau critique qui permet de rentabiliser les services avec une fréquence plus forte et avec un service vraiment valorisable pour tous les chargeurs.

L'État a investi au titre du plan de relance plus de 8 millions d'euros sur un total de 10 millions d'euros, ce qui a permis de doubler la longueur des voies ferroviaires du terminal à conteneurs. Désormais, nous avons quatre voies de 850 mètres sur le terminal à conteneurs, qui permettent d'exploiter des trains longs. Le passage de 2 % à 4 % de part modale entre 2021 et 2022 est une conséquence directe de cette politique. La croissance du trafic conteneurs alimente la demande, ce qui nous permet d'être assez ambitieux pour l'avenir.

Le port de Dunkerque anticipe des hypothèses de croissance forte de trafic de conteneurs à l'horizon 2025, 2030 et 2035, soutenue par un projet de développement portuaire dit Cap 2020. L'étude Systra réalisée en 2022 nous permet d'espérer assez sérieusement une part modale ferroviaire de 21 % à l'horizon 2035. Cette part nécessite que les sillons associés soient disponibles, ce qui est étudié et coordonné dans le cadre de la plateforme infrastructures et services ferroviaires menée par l’État, en liaison avec SNCF Réseau. Par rapport aux trente-cinq trains quotidiens actuels à Dunkerque, nous avons la capacité, aussi bien sur Dunkerque que dans les sillons, d’ajouter au moins une quinzaine de trains par jour, voire plus d'ici là. Le potentiel existe donc.

Je pense que la croissance se fera à la fois par la disponibilité de l'infrastructure et par le développement du trafic de conteneurs. La vraie question, c'est que les opérateurs de transport combiné aient le niveau de trafic en import comme en export. Le port Dunkerque est plus structurellement un port d'importation, ce qui rend l’équilibre aller-retour plus difficile pour les opérateurs ferroviaires. Nous développons des lignes à l'exportation. Elles sont soutenues par le développement de l’industrie et de la logistique dunkerquoises et vont dans le bon sens pour le report modal.

La capacité structurelle du ferroviaire apparaît importante. Nous assistons à une profonde transformation qui nous fait passer d’une histoire industrielle et d’une histoire de vrac à un nouveau moment de la logistique des transports combinés.

Nous connaissons également un fort développement de la logistique et du trafic rouliers, puisqu’une ligne assure douze allers-retours quotidiens avec le port de Douvres opérés par DFDS. Nous venons d'implanter une nouvelle zone logistique et nous pensons que ce trafic transmanche apporte un réel potentiel au développement du ferroutage. Nous n'avons pas de service de ferroutage à Dunkerque, mais nous constatons une vraie demande de l'opérateur maritime lui-même comme des opérateurs logistiques. Nous avons lancé l'année dernière un appel à manifestation d'intérêt et sommes en discussion avec un opérateur potentiel pour un investissement dans un terminal de ferroutage. Cet investissement pourrait être porté en partie par le port de Dunkerque, mais aussi par l’opérateur lui-même, le point important étant que l'opérateur trouve son équilibre économique.

J’ai parlé de l'industrie historique, mais, comme vous le savez, Dunkerque est en plein renouveau industriel. Toutes les nouvelles industries seront reliées au fer. C'est le principe de base et c'est le principe des investissements que nous menons. Je peux citer la nouvelle usine chimique SNF, leader mondial des polymères hydrosolubles, qui sera mise en service en 2024 et qui bénéficiera d’un embranchement ferré dès le départ. La gigafactory de batteries Verkor, quant à elle, sera mise en service en 2025. Elle sera elle aussi branchée au fer dès le début, de même que la future gigafactory ProLogium. Nous poursuivons cette tradition d'industrie embranchée. Les investissements associés seront réalisés pour partie par le port de Dunkerque et pour partie par les industriels eux-mêmes.

Nos investissements annuels s’élèvent à 2 millions d'euros, mais un investissement majeur pour un vrai embranchement et une modification du réseau se situe à environ 10 millions d’euros. C’est ce montant qui a accompagné le développement du dryport du terminal de conteneurs. C'est à peu près l'ordre de grandeur pour chaque investissement assuré par le port et par les industries. Concernant le ferroutage, le même montant de 10 millions d’euros est nécessaire. Sur les cinq ans à venir, les investissements dédiés au développement du réseau ferroviaire du port Dunkerque seront de l’ordre de 50 millions d’euros

M. Florian Weyer, directeur général du port du Havre. Je m’exprime ce soir au nom d’Haropa Port, le grand port fluvio-maritime de l'axe Seine, qui rassemble les ports du Havre, de Rouen et de Paris. En tant que directeur général délégué du port du Havre, je donnerai aussi quelques chiffres et exemples spécifiquement havrais.

Historiquement, le fret ferroviaire et les ports sont faits pour bien s'entendre puisque le fret ferroviaire s'adresse à des trafics de marchandises issus de l'industrie sidérurgique ou de marchandises dangereuses comme celles du nucléaire ou de l'industrie chimique, qui transitent assez naturellement par les ports.

Dans le contexte de contraction généralisée du fret ferroviaire qui a été rappelé par beaucoup d’interlocuteurs, la baisse de volume observée en France se situe à 43 % à l'échelle nationale depuis l'an 2000. La part modale des marchandises transportées est tombée à 9 %. Cette baisse de volume se retrouve à l'identique dans les chiffres des ports. Au Havre, par exemple, six mille trains partaient il y a vingt ans du port chaque année. Aujourd'hui, nous en comptons quatre mille. Nous ne pouvons nous satisfaire de cette situation de déclin malgré toutes les raisons logiques qui l'expliquent.

Dans les ports français, et singulièrement au Havre, je considère que la prise en main du fret ferroviaire est finalement assez récente à l'échelle de l'histoire de ce mode de transport. Nous pouvons dire que les quinze années passées ont été consacrées à une remise à niveau des installations plus qu'à un véritable développement. Nous avons ainsi investi dans un réseau ferroviaire dont nous n'avons la gestion que depuis 2008 un montant total de 100 millions d'euros, dont environ 40 millions d'investissements et 60 millions en entretien et maintenance, pour remettre à niveau ce réseau en profitant du statut particulier des voies ferrées locales. Le statut permet de déroger à de nombreux standards techniques par rapport au réseau ferré national et d'être beaucoup plus efficace, économe et adapté aux exigences et aux contraintes techniques de ce mode de transport au sein d'un ensemble portuaire, avec un réseau qui, évidemment, n'est pas partagé avec le trafic de voyageurs et peut donc avoir des standards de sécurité et de performance adaptés, à la différence du réseau ferré national qui est par nature mixte.

À l'échelle européenne, nous observons une disparité forte des aides d’État en faveur du fonctionnement du fret ferroviaire. Nous en sommes régulièrement pénalisés. J'en veux pour preuve ce que nous disent beaucoup d'opérateurs. Pour desservir le port de Strasbourg, par exemple, n'importe quel opérateur de fret vous dira que cela coûte beaucoup moins cher de faire partir un train d’Anvers plutôt que du Havre. Cela s'explique notamment parce que la Belgique et ses ports ont fait le choix de subventionner puissamment le fret ferroviaire, beaucoup plus que ce qui a pu être fait en France jusqu'en 2020.

De ces trois points – contraction généralisée des volumes, prise en main récente des enjeux et disparité des aides à l'échelle européenne – découle ce que l'on peut qualifier de sous-exploitation des générateurs de flux naturels que devraient être les grands ports français. J’illustrerai mon propos par une comparaison entre Le Havre et Hambourg. Le port de Hambourg, c'est à lui seul 15 % des volumes totaux du fret ferroviaire allemand. Le linéaire du réseau de Hambourg représente à peu près deux fois celui du port du Havre : 160 kilomètres au Havre, 300 à Hambourg, qui dispose de trois fois plus d'installations terminales embranchées que Le Havre. Jusqu'ici, on peut se dire qu'on joue à peu près dans la même cour, mais quand on regarde l'utilisation qui est faite de ces infrastructures, on constate que la part modale du ferroviaire sur le trafic de conteneurs au Havre correspond à 5 %, contre 51 % à Hambourg, soit un rapport de dix. Au Havre, nous comptons vingt trains par jour contre deux cent dix à Hambourg, là aussi un rapport de dix. Quand on regarde le volume transporté, c'est ce qui fait le plus mal : au Havre, nous transportons 2 millions de tonnes par an par le ferroviaire contre 50 millions à Hambourg, soit un rapport de un à vingt-cinq. Enfin, huit entreprises ferroviaires desservent le port du Havre et cent soixante-trois celui de Hambourg.

Ces chiffres sont éloquents pour des ports de taille, sinon complètement comparable, du moins leur donnant vocation à jouer à peu près dans la même cour : Le Havre, ce sont 3 millions d'équivalents vingt pieds maritimes par an, avec des projets pour monter rapidement à 6 millions ; Hambourg, plus de 8 millions.

Notre enjeu, en lien justement avec les perspectives de croissance des flux maritimes au Havre, est de changer de braquet sur le fret ferroviaire. En 2022, nous avons transporté 108 000 équivalents vingt pieds en fret ferroviaire sur les 3 millions de l'ensemble de notre trafic maritime, 3 millions dont 2 millions desservent l’hinterland et 1 million sont du transbordement de bateau à bateau. C'est cette part modale de 5 % que j'évoquais tout à l'heure. Nous ambitionnons de passer à 6 millions d'équivalents vingt pieds de conteneurs maritimes au Havre dans les prochaines années, au regard de l’investissement d'un milliard d'euros annoncé par l'armateur MSC au Havre pour tripler la capacité de son terminal.

Nous ambitionnons donc d’augmenter significativement les volumes ferroviaires, avec l’objectif de dépasser les 200 000 équivalents vingt pieds pour les conteneurs à l'horizon 2025 et d'atteindre les 400 000 à l'horizon 2030. Nous travaillons avec l'ensemble des acteurs de l'axe Seine et en particulier avec SNCF Réseau pour transcrire cela dans les projections de sillons. Nous travaillons dans le cadre d'une plateforme ferroviaire et nous avons un objectif de 116 sillons par semaine dédiés au seul transport combiné dans la vallée de la Seine en 2030, ce qui correspond à un triplement par rapport au volume actuel.

Après la comparaison un peu décoiffante avec le port de Hambourg, je souhaite malgré tout souligner l'effort significatif de rattrapage engagé par l'État depuis la fin des années 2010, avec des aides à l'exploitation du fret qui ont significativement augmenté – 170 millions d'euros par an supplémentaires depuis 2020, soit un quasi-triplement. Il faut aussi mentionner le milliard d'euros d'investissement annoncé à très court terme dans la stratégie nationale et qui a été porté, à l'échelle de la décennie, à un peu plus de quatre milliards, si j'ai bien écouté ce qui a été dit dans les précédentes auditions. C’est aussi un changement de méthode. La planification de long terme à l'échelle régionale est cruciale pour les ports. Les plateformes, infrastructures et services copilotés par l'État et SNCF Réseau jouent un rôle majeur pour nous emmener vers ces développements de trafic, tout comme les concertations dans les territoires sous l'égide des préfets de région. C'est, me semble-t-il, la première génération de contrats de plan État-région qui intégrera la dimension du fret ferroviaire.

En visant explicitement les grands ports et les chantiers de transports combinés, on donne la priorité à l'efficacité et à des gains maximums de parts de marché. C'est l’un des quatre enjeux principaux identifiés dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.

Cet effort national se traduit par de premiers frémissements, de premières concrétisations sur le terrain. Nous avons déjà des réalisations à notre actif. En Normandie, la ligne ferroviaire Serqueux-Gisors est modernisée depuis mars 2020, pour un montant de 260 millions d'euros financé par l'État et la région. Cela permet d'offrir vingt-cinq sillons supplémentaires disponibles par jour. C'est tout à fait majeur.

Au niveau des ports, en particulier sur l'axe Seine, nous accompagnons les efforts de l'État par un engagement financier volontariste en faveur du fret ferroviaire. Chaque conteneur chargé sur un train au port du Havre est subventionné par le port à hauteur de 12 euros. Sur la vingtaine de services ferroviaires existant aujourd'hui depuis le port du Havre, soit une vingtaine de fréquences ferroviaires quotidiennes, nous enregistrons chaque année de nouvelles lignes grâce aux réponses à un appel à manifestation d'intérêt que nous avons lancé en 2021 et qui nous amène à accompagner financièrement les deux à trois premières années d'exploitation des nouvelles lignes ferroviaires qui partent du port. Nous savons bien que ces lignes ont toujours un temps de montée en charge pendant les premières années, où elles sont déficitaires. Le port verse des aides complémentaires en plus des douze euros par conteneur. C’est de cette manière que nous avons pu créer un nouveau service l'année dernière vers Châlons-sur-Saône et que nous avons trois projets de nouvelles destinations d'ici la fin de cette année vers Montoir-de-Bretagne, Tours et Niort. Cela nous a permis, comme je le disais, de passer d'un volume de conteneurs ferroviaires à 75 000 équivalents vingt pieds en 2020 à près de 108 000 en 2022.

Je terminerai en mentionnant la dynamique d’accompagnement dans nos investissements. Le conseil de surveillance a voté en septembre dernier un projet de 15 millions d'euros en faveur de l'amélioration de la performance du réseau ferré portuaire havrais pour se mettre en situation d'atteindre les objectifs que j'évoquais tout à l'heure. Nous avons également engagé un partenariat opérationnel très fort avec SNCF Réseau. Nous sommes le premier port français à avoir rejoint la démarche PERL – performance, régularité lignes – qui consiste à remettre les trains à l'heure, en suivant de très près la ponctualité à zéro minute au départ, qui est de 60 % pour le fret en France et à peu près identique depuis le port du Havre. La ponctualité à l'arrivée, à cinq minutes, est de 68 % à l'échelle nationale et de 55 % au port du Havre. Ce sont des chiffres qui laissent entrevoir la marge de progrès pour rattraper les niveaux qu'on espère atteindre en desserte.

On dit souvent que le ferroviaire est une grande chaîne et qu’il suffit d'un seul maillon faible pour que celle-ci ne fonctionne pas bien. Performance opérationnelle, compétitivité financière, investissement, mise à niveau des infrastructures, aides d'État pour les secteurs particulièrement déficitaires, c’est finalement tout ce continuum qui nous permettra, on l'espère, de regagner des parts de marché pour ce mode vertueux.

M. le président David Valence. Madame Margail, combien d'entreprises ferroviaires desservent le port de Marseille ? Les chargeurs font-ils preuve d’une préoccupation croissante en matière de décarbonation des flux de mobilité et de marchandises ? Vous avez indiqué que l'axe sud-ouest était un fort axe de développement pour vous. Pouvez-vous nous expliquer quels investissements il faudrait, quelles mobilisations pour développer cet axe sud-ouest depuis le port de Marseille ?

S’agissant du port de Dunkerque, vous avez évoqué les plateformes d’infrastructures et de services ferroviaires. Que pouvez-vous nous en dire ? Quel est leur fonctionnement ? Qu’ont-elles apporté ? Quelle est l’attitude des régions et de SNCF Voyageurs en cas de conflit identifié de circulations sur un sillon fret ? Vous avez parlé du nombre d'entreprises embranchées et j’aimerais étendre votre réflexion au sujet de la logistique. En France, il n'y a pas de contraintes urbanistiques concernant l'implantation des plateformes logistiques et leur raccordement à des modes massifiés, que ce soit la voie d'eau ou le fer. Au cours des vingt ou trente dernières années, le réseau logistique français s'est développé sans beaucoup tenir compte des embranchements à des modes massifiés, à quelques exceptions près.

Je pose la même question sur le fonctionnement de la plateforme à M. Weyer. Cette plateforme de l’axe Seine est la plus ancienne, lancée, je crois, par le préfet Philizot. S’agissant de la démarche PERL, quelles sont les actions mises en place pour garantir la ponctualité au départ et à l’arrivée ? Qu'est-ce qui explique également que vous ayez, au port du Havre, un niveau de ponctualité à l'arrivée inférieur à celui de la moyenne du réseau ferroviaire français de fret ?

La question suivante s’adresse à tous les participants. Comment mesurez-vous l'implication des collectivités territoriales dans le développement de l'intermodalité et donc de la part modale du fret ferroviaire dans vos ports. Nous savons qu’il y a des disparités à l’échelle nationale. Or, pour vos investissements, c’est un point important. Ce qui a été financé par le plan de relance pourrait-il l'être à l’avenir dans le cadre des contrats de plan État-région ?

Madame Jean, nous avons souvent parlé ici du coût humain pour entrer dans les logiques de fonctionnement du fret ferroviaire. Comment avez-vous pris la décision d'embaucher cette chargée de développement multimodal, et quel est son profil ?

Mme Fabienne Margail. Une dizaine d’entreprises sont présentes, qu’il s’agisse d’opérateurs combinés, de tractionnaires ou d’entreprises assurant d’autres trafics dans la zone industrialo-portuaire en particulier. Comme je l’indiquais, ce sont des entreprises nationales ou des groupes internationaux. Parmi ces opérateurs, je peux citer Delta Rail, du groupe Modalis, Ferovergne, du groupe Combronde, Greenmodal, le groupe SNCF, etc. Ces entreprises desservent directement le port. À proximité se trouve le terminal du Cannet. Des sites logistiques sont également concernés. Des entreprises combinées comme T3M sont présentes. Parmi les entreprises ferroviaires, je citerai Captrain et Fret SNCF, Combirail, DB Cargo, Europorte, Socorail, la Régie départementale des Bouches-du-Rhône.

J'évoquais le sujet du développement du roulier et la reprise ferroviaire. L'année dernière, un train test a été opéré sur le bassin est pour charger des semi-remorques sur des wagons. Un nouvel opérateur, CargoBeamer, a mené ce test. C’est une possibilité offerte par le réseau pour accueillir les différents opérateurs.

Sans entrer dans le détail des investissements, je veux souligner la fragilité susceptible d’apparaître eu égard aux aléas climatiques. Cette ligne peut souffrir parfois de discontinuité. Nous parlions des plateformes infrastructures et services. Le port est à la fois sur la plateforme de l’axe Méditerranée-Rhône-Saône et sur la plateforme Grand Sud. Cette situation doit permettre la satisfaction des besoins.

S’agissant de la préoccupation des chargeurs, j'évoquerai nos interactions avec l’AUTF, l'association des utilisateurs de transport de fret. Lors d’une manifestation lyonnaise à laquelle nous avons été invités, un des sujets était de mettre en avant des démarches visant à faciliter, d’un point de vue logistique, l'utilisation de l’axe Rhône-Saône via les opérateurs massifiés et les plateformes.

M. Maurice Georges. En ce qui concerne les plateformes, un travail assez important a été fait entre 2019 et 2020, notamment consacré au développement des sillons et aux besoins en fret. Nous avons réussi à définir un certain nombre de besoins consolidés dans un scénario de reconquête à l'horizon 2030. La région s’est montrée très intéressée en matière de nouveaux sillons fret, notamment dans sa capacité à couvrir le port de Calais. Il faut aussi prendre en compte les besoins de la plateforme de Dourges, qui forme le hub régional actuel, ainsi que le développement des futures plateformes Canal Seine-Nord Europe, Marquion, voire Longueil-Sainte-Marie.

Avec la participation très active de la région, les opérateurs logistiques sont réunis dans le cadre de l'association Norlink. Il y a une réelle prise en compte des besoins collectifs en matière de fret à l'échelle de la région, dans un dialogue qui m'a paru assez sain avec SNCF Réseau. J'aurais pu citer aussi Getlink à l'échelle régionale dans cette perspective de reconquête à l’horizon 2030.

S’agissant des embranchements ferroviaires pour la logistique, notre projet de ferroutage vise deux clients potentiels, à savoir le transmanche et le roulier jusqu’à l’Irlande, puisque nous avons une ligne quotidienne vers l’Irlande exploitée par DLDS, avec un taux important de non-accompagnés sur cette ligne. Ce trafic peut donc s’embrancher sur du ferroutage. À la sortie immédiate du terminal se trouve la nouvelle zone logistique de Dunkerque, dite DLI, qui a été livrée il y a deux ans et qui est commercialisée à 80 %. Elle fournira d'ici deux ou trois ans 400 000 mètres carrés de nouveaux entrepôts, 40 000 étant d'ores et déjà livrés. Il est clair que toute cette logistique a besoin de report modal. L’intérêt d’un terminal de ferroutage est sa double vocation : gérer le trafic roulier transmanche et vers l'Irlande et gérer directement les flux logistiques arrivant où repartant de cette nouvelle plateforme. Nous n'aurons pas un embranchement ferroviaire pour chaque entrepôt, mais il y aura juste à côté le terminal de ferroutage qui permettra de se brancher directement. Nous pensons amortir le ferroutage avec une double clientèle, à la fois maritime et logistique.

M. Florian Weyer. La plus ancienne plateforme infrastructures et services est en effet située en Normandie et nous avons la chance de bénéficier d'un siège permanent au sein de cette plateforme, sous l’impulsion du préfet Philizot, qui portait haut les enjeux du développement du port de l'axe Seine. Pour nous, c'est une vraie force de bénéficier de ce siège. Nous avons un dialogue de très grande qualité avec SNCF Réseau et avec la région Normandie. Depuis 2021, nous avons retrouvé un vrai confort en termes de disponibilité de sillons entre Paris et la Normandie grâce à la modernisation de la ligne Serqueux-Gisors.

Pour autant, il subsiste des goulets d'étranglement, qui sont l'enjeu des discussions actuelles au sein de cette plateforme. C'est d'une part le projet de ligne nouvelle Paris-Normandie, puisque le trafic voyageur entre Paris et la Normandie sature la ligne existante aux heures de pointe. Malgré Serqueux-Gisors, il y a reste des endroits où il faut repiquer sur la ligne classique, notamment entre Paris et Mantes – soit la première étape du projet de ligne nouvelle Paris-Normandie (LNPN), dont la Première ministre a annoncé récemment l'accélération avec une enquête publique visée à fin 2026. Pour nous, c'est le premier enjeu. Le deuxième enjeu, ce sont l'accès et le contournement au nord-est parisien, en l'absence d’une plateforme pour desservir toutes les zones logistiques, très nombreuses dans le nord-est parisien, en mode ferroviaire. La Seine et ses affluents desservent une bonne partie de l’Île-de-France mais, à cet endroit-là, elle ne passe pas. Nous aimerions jouer la complémentarité entre le fluvial et le ferroviaire et, dans le nord-est parisien, on aura besoin de ferroviaire. L’enjeu est également le contournement de Paris, puisque le seul point de passage possible aujourd'hui en venant de l’axe Seine pour contourner Paris est Valenton, un secteur totalement saturé lui aussi. Nous avons besoin d'un contournement préférentiellement par le nord.

En ce qui concerne la démarche PERL, ses deux premières actions sont toutes simples, mais elles n'avaient jamais été mises en œuvre jusqu'ici. La première est de disposer d'une mesure commune de la ponctualité, ce qui ne se faisait pas au port du Havre. On ne mesurait pas de façon conjointe, entre SNCF Réseau, le port et les opérateurs, la ponctualité du départ et de l’arrivée. Les premiers mois de cette démarche ont été passés à construire cet indicateur de mesure de la ponctualité. Évidemment, quand on ne la mesure pas, il est tout de suite beaucoup plus compliqué de vérifier les dérives !

La deuxième démarche est de construire ensemble des plans d'action. Là aussi, jusqu'ici, il n'y avait pas au niveau local cette culture de réflexion commune sur des plans d'action associant une multiplicité d'acteurs, puisque dans le système ferroviaire du port, nous avons des opérateurs nationaux, des opérateurs de proximité – même si nous n’en avons que huit – et des terminaux maritimes sur lesquels se trouvent des gares ferroviaires. Notre terminal multimodal représente un investissement de 140 millions d'euros qui a été soutenu par l'État. Il a été mis en service en 2016 et a eu la vertu d'impulser une nouvelle dynamique en faveur du ferroviaire et du fluvial. Les premiers résultats que j'ai cités viennent aussi de cette installation. Néanmoins, son fonctionnement actuel peut être aussi source de complexité, puisqu'il vient finalement s'ajouter aux ITE, aux installations terminales et aux gares ferroviaires présentes sur les terminaux maritimes. La formation d’un train se fait en plusieurs étapes, depuis un terminal maritime, en passant ensuite par le terminal multimodal puis en l'envoyant vers le réseau ferré national. À chaque fois que vous ajoutez une étape, vous créez une complexité et un aléa supplémentaire. D’où les difficultés que l'on peut parfois rencontrer pour injecter les trains à l'heure, au-delà de l'absence d'outils de mesure qui n'incitaient pas les acteurs à une grande performance.

Dans le sens des arrivées vers le port du Havre, nous subissons à plein les effets de saturation de la ligne existante depuis Paris, puisque, par construction, les trains de fret circulent la nuit. On vise une arrivée au port le matin en faisant passer les trains avant l'heure de pointe, pendant laquelle les circulations de voyageurs saturent complètement la capacité. Dès lors qu'un train a un peu de retard par rapport à son horaire, il vient « taper » dans les trains de voyageurs de l'heure de pointe et il va soit s'insérer péniblement, soit devoir attendre la fin de la pointe pour passer. On est quelque part en bout de chaîne et on subit de fait cette saturation. C'est la raison pour laquelle nous avons un grand besoin de la LNPN pour gagner en performance.

Un dernier élément : au-delà du terminal multimodal, les 15 millions d'euros que j'évoquais à propos de la nouvelle étape de développement du réseau ferré sont soutenus par l'État au travers du plan de relance.

Mme Anne-Marie Jean. Le profil de notre chargée de développement est résolument commercial, en appui de toutes les compétences techniques du port. C'est une personne qui pratique plusieurs langues et qui va au-devant des entreprises, des opérateurs, des 450 entreprises du territoire portuaire, mais aussi de celles de la région. Le port est autant exportateur qu'importateur. Il est très utilisé aussi par les entreprises alsaciennes. Il est donc important que la chargée de développement puisse connaître les potentialités et savoir comment s'y prendre.

Nous avons quatre opérateurs ferroviaires réguliers, Naviland Cargo, MMR, H&S et Socorail Europorte.

J'aimerais élargir la question des perturbations dues à l'état dégradé du réseau aux trois grands types de fragilité que nous identifions pour le développement du fret ferroviaire. J'en ai déjà cité une, qui est celle des écarts réglementaires entre la France et l'Allemagne et qui nous complique un peu la vie. Pour le passage de frontière, nous devons avoir un conducteur qui parle français, qui maîtrise parfaitement toutes les normes françaises et qui doit être habilité selon les règles de sécurité françaises, un conducteur partant allemand, maîtrisant de même toutes les règles de sécurité allemandes et lui aussi habilité. La motrice qu'ils conduisent doit être doublement équipée de tous les systèmes français et allemands. Vous comprenez que cela génère du surcoût et de la complexité et que, pour ce petit tronçon, nous pourrions trouver un accord, d’autant que les règles de sécurité françaises et allemandes sont d'un égal niveau d'exigence.

Le deuxième point concerne les gabarits ferroviaires. Nous avons évidemment des trains qui vont vers l'ouest et vers le sud. Pour cela, il faut que nous franchissions des tunnels qui nous permettent de passer sous les Vosges pour aller vers l'ouest et des tunnels qui traversent le Jura pour aller vers le sud. Dans les deux cas, des questions de gabarit handicapent le passage du fret. C'est une des raisons qui font que notre trafic n'est pas aussi important que nous le souhaiterions. L'objectif est le passage au gabarit P400 sur ces différentes traversées.

J’en viens à la question de la possible saturation des sillons et de la qualité des voies. Elle se pose globalement pour le réseau autour de Strasbourg, mais tout particulièrement pour la ligne Strasbourg-Lauterbourg parce que celle-ci n'est pas électrifiée et n'est pas en très bon état. C'est particulièrement dommage car elle est parallèle au Rhin et elle nous permettrait de mieux relier le port de Strasbourg au port de Lauterbourg et, au-delà, de poursuivre vers l’Allemagne. Mais il y a là une petite portion qui se situe sur le territoire allemand, la liaison entre Lauterbourg et Wœrth-sur-le-Rhin, où le trafic ne se fait que sur une voie, ce qui est très handicapant. C'est un frein au développement du port de Lauterbourg. Pendant longtemps, ç’a été une réserve foncière pas très utilisée. Aujourd’hui, nous constatons l’implantation d’entreprises industrielles appelées à utiliser les aménités du port, c'est-à-dire les liaisons fluviales et ferroviaires. La possibilité ferroviaire risque d'être un peu difficile à exploiter si nous n’arrivons pas à résoudre cette difficulté.

J'aimerais également répondre à la question relative à la conditionnalité de l'accessibilité pour les zones d'activité. Je ne sais pas à quel niveau il faudrait l’imposer pour qu’elle soit effective – ici, je prends ma casquette de vice-présidente de l'Eurométropole. À l'Eurométropole de Strasbourg, nous essayons d’y réfléchir pour les zones d'activité que nous avons ou que nous pourrions aménager. Nous tenons vraiment compte de l'accessibilité des modes massifiés en priorité, avec le souhait de cesser de faire des zones d'activité qui soient, pour les entreprises et pour leurs salariés, exclusivement accessibles par voie routière. Pour le port, nous avons pris la décision en conseil d'administration de privilégier les entreprises utilisant les aménités fluviales et portuaires. Nous ne prenons pas en traître les entreprises dont les amodiations viennent à terme dans les prochaines années, nous les prévenons dès maintenant. À celles qui aujourd'hui utilisent exclusivement la route, nous signifions que leur amodiation ne sera pas renouvelée si elles ne se mettent pas à utiliser le fer ou le fleuve. Les deux ne sont pas forcément possibles selon leur activité, mais avec le travail que nous faisons sur le fer, nous avons la conviction que si elles font un peu d'efforts avec nous et qu'on les y aide, elles peuvent l'utiliser. Pour un terrain disponible, nous n’acceptons pas de nouvelles entreprises qui n'utiliseraient pas les modes massifiés ; pour celles qui sont présentes, cela va devenir une condition de renouvellement de leur présence sur le port.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Madame Jean, vous avez décrit votre action en matière d'accompagnement des entreprises pour le recours au fer et au fleuve. Au-delà de l’aspect qualitatif, avez-vous déjà un résultat quantitatif qui nous permettrait d'apprécier la portée de votre démarche ? Par ailleurs, avez-vous l'occasion d'échanger avec vos collègues sur la question du réembranchement ? Au port de Rouen, c’est un souci très présent pour des activités telles que la chimie.

Madame Margail, vous avez parlé de saut qualitatif et quantitatif pour Marseille, avec le souhait d’aller au-delà de Lyon et d’étendre l’hinterland. Dans la stratégie du port de Marseille, les hypothèses de développement tiennent-elles compte du « bouchon » lyonnais et des solutions éventuelles à apporter ?

En préparant cette audition, j'ai vu que votre projet pour Mourepiane traîne depuis dix ans. Au regard de l'enjeu, c'est considérable.

Monsieur Georges, vous avez dit que les nouvelles industries, dont les gigafactories, seraient embranchées. Pourriez-vous préciser le cadre de négociations ou la charte passée entre les entreprises qui s'installent, les autorités publiques et vous-même ?

S’agissant du Havre, j'ai vu effectivement des initiatives pour doubler la part modale du fer et tripler les conteneurs. Ces efforts ne risquent-ils pas d'être retardés ? Vous avez évoqué la mise en œuvre de la LNPN, qui prévoit quatorze voies pour dépasser le goulot d’étranglement de la ligne actuelle. Pour Serqueux-Gisors, vous avez indiqué que vingt-cinq sillons étaient désormais disponibles. Sont-ils effectivement opérationnels ? Les projections, qui donnent trente-cinq départs du Havre et vingt-cinq départs de Rouen à l’horizon 2030, seront-elles tenues sur cette ligne Serqueux-Gisors ?

Mme Anne-Marie Jean. Malheureusement, je ne peux vous apporter de réponse précise. Je verrai avec la direction générale du Port et vous transmettrai les éléments.

Sur les résultats de la stratégie de reconquête, nous sommes passés, ces deux dernières années, de douze liaisons hebdomadaires à dix-sept. Je ne saurais vous dire combien d'entreprises nous avons captées ni quels volumes, mais cela a permis d'augmenter le nombre de liaisons, parce que ce ne sont pas des liaisons à vide.

Une dizaine d’entreprises sur le port utilisent de façon très régulière le fer. Nous en avons identifié onze autres qui présentent de bons potentiels et avec lesquelles nous travaillons pour mettre en place une ITE si elles n'en ont pas ou pour établir des modalités commerciales afin de privilégier l’usage du fer.

S’agissant des collaborations avec les autres ports, je ne peux pas non plus vous répondre de façon précise. Il y a des réunions régulières entre les ports. Tout semble fonctionner dans un très bon esprit de collaboration et d'échange de bonnes pratiques.

M. Florian Weyer. En ce qui concerne le réembranchement, que ce soit à Rouen ou au Havre, nous avons les mêmes logiques et les mêmes projets que ce qui a été indiqué par mes collègues, à savoir s’assurer que toute nouvelle implantation industrielle soit raccordée au ferroviaire ou au fleuve, et faire en sorte également, comme à Strasbourg, que tout renouvellement d'autorisation d'occupation du domaine s'accompagne d'un effort en faveur des modes vertueux. Nous disposons pour cela d’un outil très puissant, la domanialité publique, qui nous permet de décider qui va occuper le terrain et combien cela va coûter. Nous pouvons même choisir d'introduire dans la redevance d'occupation que nous versera l'industriel ou le logisticien une prime, par exemple pour une desserte en mode de transport vertueux, ou un malus en l'absence de desserte par ces modes de transport. Nous souhaitons influer de la sorte sur les modes de desserte et d'embranchement à Rouen comme au Havre. Au Havre, nous avons encore 400 hectares de terrain que nous souhaitons développer au niveau de la circonscription portuaire pour des projets industriels. À Rouen, c'est un peu plus d'une centaine. Nous nous inscrivons bien sûr dans cette logique.

Il faut avancer sur deux jambes. Réembrancher, c'est à la fois embrancher des sites industriels et logistiques dans les ports, mais c'est aussi développer, pour atteindre les destinations, des chantiers de transport combiné sur l'ensemble du territoire national, à la fois sur l'axe Seine et au-delà. Un verrou bloque ou ralentit un certain nombre de projets, qui est la politique d'attribution et de gestion de ces chantiers de transport combiné par SNCF Réseau. Aujourd'hui, quand SNCF Réseau attribue un chantier de transport combiné, il l'attribue à un opérateur, c'est-à-dire que ce sera un chantier uniquement exploité par ledit opérateur, avec ses propres trains. Si l’on allait vers des chantiers multi-opérateurs, on permettrait de développer singulièrement les trafics.

On dit souvent que le transport, et singulièrement le fret ferroviaire, est le parent pauvre en termes de financement. Nous avions des acteurs qui étaient prêts à investir des sommes considérables pour aller de bout en bout de la chaîne logistique. Je parle des armements maritimes, avec évidemment des cycles de profits très particuliers. Nous savons tous qu'en 2021 et 2022, il y a eu des revenus qui se chiffrent en milliards d'euros et qu’un certain nombre d'armements auraient souhaité pouvoir investir dans des chantiers de transport combiné en France pour mettre en œuvre des solutions de bout en bout avec un acheminement maritime relayé par un acheminement fluvial ou ferroviaire. Mais on n'a pas encore réussi à faire sauter ces verrous pour permettre à des acteurs économiques comme les armements d'investir dans des infrastructures qu'ils pourraient ensuite exploiter.

Nous attendons bien sûr la LNPN avec impatience. La ligne Serqueux-Gisors n’a pas tout résolu. De fait, un bouchon subsiste entre Paris et Mantes. Cette première phase est vitale. La nouvelle gare de Rouen est importante, mais elle est un peu moins urgente puisque la ligne Serqueux-Gisors permet un contournement. Vingt-cinq sillons supplémentaires par jour ont été permis par cette modernisation et ils ne sont clairement pas saturés puisque moins de la moitié est utilisée aujourd’hui. Nous avons encore ce réservoir de capacité qui peut nous permettre de desservir certaines destinations, notamment tout le grand ouest, mal irrigué. Nous voudrions aller vers Tours, Vierzon ou Orléans. Par contre, nous risquons assez vite, si le projet LNPN ne se fait pas à temps, d’être confrontés au bouchon pour aller vers le nord-est parisien et au-delà.

M. Maurice Georges. Toutes les nouvelles entreprises qui arrivent, celles du secteur de la batterie comme les autres, cherchent à verdir leurs investissements stratégiques. L'embranchement ferroviaire fait partie du verdissement de leurs opérations.

Ensuite, l’embranchement ferroviaire est une utilité et fait partie de la discussion qu'il faut avoir pour ce qui relève des utilités, comme pour l'électricité ou l'eau industrielle. Ce sont des infrastructures qui doivent être prises en compte avec tout leur aspect de verdissement. Les industriels sont demandeurs, il n’est pas nécessaire de les pousser.

Toutes ces grandes installations industrielles, qui, pour certaines, occupent de très grandes surfaces, se font la plupart du temps dans le cadre d'aménagements portuaires et d'aménagements de nouvelles zones industrielles. Lorsque nous réalisons un aménagement portuaire, nous intégrons un dispositif ferroviaire, qui relève vraiment de l'architecture portuaire. Une partie de cet investissement relève des coûts d'aménagement portuaire. Pour le dernier kilomètre, des coûts sont à prendre en compte par l'industriel, au même titre que les branchements d'utilité. Je ne vous cache pas que cela peut faire l'objet de négociations finales sur la répartition des derniers millions.

En conclusion, les industriels sont demandeurs. Les aménagements portuaires comprennent structurellement une architecture et des réaménagements ferroviaires. La négociation finale vise à répartir les coûts.

Mme Fabienne Margail. Nous travaillons à la prise en compte de nos projections de besoins sur les modes massifiés avec les interlocuteurs qui les auront directement en charge. Mourepiane, c’est un accompagnement financier, notamment des collectivités. Le travail se fait avec SNCF Réseau puisqu’il s’agit de la combinaison de deux projets, la réouverture d'un raccordement et l'optimisation de voies sur le port et un de ses terminaux.

Nous travaillons aussi avec SNCF Réseau sur la question des gabarits. La possibilité de mettre les remorques sur les trains est de plus en plus incontournable. Dès à présent, des trafics peuvent circuler sur des wagons surbaissés, mais avec des restrictions.

À Fos-sur-Mer, nous travaillons en local, dans un cadre stratégique et de projection à long terme très large, l'orientation d'aménagement de la zone industrialo-portuaire de Fos à l'horizon 2040, ou OAZIP 2040. La démarche a été portée par le port, la région, la métropole et l’État. Le souhait est de pouvoir faire une projection des développements industriels et logistiques en disposant du volet de la desserte et du volet des infrastructures, ferroviaires et fluviales. Les travaux engagés dans les terminaux visent à améliorer la robustesse et la facilité d'accès au ferroviaire.

Dans le cadre du projet de port fluvio-maritime, à l'échelle de l'axe Méditerranée-Rhône-Saône, nous sommes dans une logique de schéma directeur associant les gestionnaires d'infrastructures et les collectivités du territoire. C'est grâce à ces partenariats que pourront être mis en adéquation les développements sur un territoire et les répercussions les rendant possibles à d'autres échelles.

 


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28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Vidalies, ancien ministre (5 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Alain Vidalies, ancien ministre chargé des relations avec le Parlement et ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche. Monsieur le ministre, vous avez longtemps été député des Landes et vous connaissez très bien cette Assemblée.

Cette commission d’enquête poursuit deux objectifs. Le premier est de comprendre le déclin de la part modale du fret en France, en particulier depuis les années 2000, et notamment si la libéralisation a joué un rôle dans ce déclin. Le second vise à revenir sur la décision prise par le ministre des transports actuel de retenir une solution de discontinuité pour parer un risque contentieux créé par des plaintes lancées au moment où vous étiez secrétaire d’État aux transports en 2016. Ce risque contentieux a pris une forme nouvelle avec l’ouverture d’une enquête approfondie lancée le 18 janvier dernier par la Commission européenne.

La période de près de trois ans où vous avez été secrétaire d’État aux transports est importante pour notre commission d’enquête. En effet, quelques semaines après votre entrée en fonction, le projet d’écotaxe a été abandonné par votre ministre de tutelle. Nous connaissons mieux les circonstances de cet abandon qui ont été retracées dans un certain nombre de livres. Cet abandon a été pointé plusieurs fois par nos interlocuteurs comme étant une forme d’un retour en arrière, puisque la mise à contribution de la route aurait permis de financer des travaux sur les infrastructures, notamment ferroviaires, en France. Nous serons donc intéressés de connaître votre sentiment à ce sujet, ainsi que les réactions que vous avez pu recueillir à l’époque de la part des professionnels du fer, y compris du fret ferroviaire. Je rappelle que l’écoredevance est aujourd’hui possible, mais seulement à l’échelle régionale. Ce mécanisme est en train d’être activé, notamment par la région Grand Est.

Par ailleurs, à partir de 2016, trois concurrents de Fret SNCF ont déposé des plaintes auprès de la Commission européenne pour aides illégales en faveur de l’opérateur historique depuis dix ans, de manière continue. Ces plaintes se fondent sur le motif que le groupe public ferroviaire n’a pas agi en investisseur avisé, engageant du même coup la responsabilité de l’État. Ces plaintes ont été déposées au moment où vous étiez au ministère. Je pense donc que vous en avez été averti à ce moment-là, mais nous aurons l’occasion d’y revenir. Nous serons également intéressés de connaître la manière dont vous avez à l’époque évalué le risque contentieux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Alain Vidalies prête serment.)

M. Alain Vidalies, ancien ministre. Je suis heureux de revenir dans cette maison que j’ai longtemps fréquentée pour évoquer un sujet passionnant. Nous aurons l’occasion de revenir un peu plus tard sur un certain nombre de sujets, notamment l’écotaxe, que je n’évoquerai pas dans mon propos liminaire.

La solution de discontinuité retenue en janvier 2023 pour échapper semble-t-il à une sanction plus grave du type Alitalia est une décision grave pour Fret SNCF, mais aussi pour le fret ferroviaire en général. Il est ainsi très préoccupant d’entendre le président de DB Cargo exposer devant votre commission la remise en cause de ses investissements prévisionnels sur le wagon isolé pour être en mesure de participer à la reprise des vingt-trois flux prélevés sur Fret SNCF.

La décision de discontinuité retenue en 2023 fait suite à une plainte déposée en 2016, période pendant laquelle j’exerçais des responsabilités ministérielles. Durant la période résiduelle jusqu’à mai 2017, je n’ai pas eu connaissance de cette plainte, pas plus que mon cabinet. J’ajoute que Mme Borne, qui m’a succédé en tant que ministre chargée des transports, n’a pas non plus détecté l’existence de cette plainte, d’après les déclarations qu’elle a faites devant votre commission.

J’ai moi-même été confronté à des procédures ouvertes par la Commission européenne pour des aides d’État, notamment sur le programme de relance autoroutier et sur la solution de discontinuité pour la reprise de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM). Ces procédures sont lourdes. Elles supposent de nombreux échanges avec la Commission et mobilisent l’administration d’État, mais aussi le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) et notre représentation permanente à Bruxelles. Ces débats avec la Commission justifient parfois des initiatives politiques avec le Parlement européen, mais aussi avec d’autres États membres. C’est par exemple ce que nous avions entrepris avec la création de l’Alliance du routier réunissant sept pays qui s’engageaient dans la lutte contre le dumping social et exigeaient une révision de la directive sur les travailleurs détachés.

Je suppose que votre commission dispose du compte rendu de toutes ces démarches qui ont nourri le débat avec la Commission européenne pendant six ans. J’ai bien sûr observé un changement radical de position entre M. Djebbari et M. Beaune, mais faute d’avoir connaissance exacte des échanges entre la France et la Commission, je m’abstiendrai de porter une appréciation sur la décision prise en janvier 2023.

Sur le fond, la décision de la direction générale (DG) de la concurrence n’est pas surprenante. Elle est malheureusement l’expression d’un dogmatisme qui s’exprime particulièrement contre les anciens monopoles devenus entreprises publiques. Pour la DG Concurrence, peu importe que le bateau coule, pourvu que la concurrence soit respectée. Il s’agit d’une vision dangereuse, car elle limite son approche à la seule concurrence intramodale en ignorant la concurrence intermodale, qui est pourtant la question majeure sur laquelle la Commission, parmi d’autres, porte une part de responsabilité.

Même si la préparation de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire n’a pas été performante dans notre pays, je ne crois pas que celle-ci explique à elle seule les difficultés du fret ferroviaire. En effet, la diminution de la part modale du fret ferroviaire a commencé bien avant l’ouverture à la concurrence. En outre, les résultats obtenus dans les pays voisins, à législation constante, sont très différents.

Le fret ferroviaire a certes souffert de la concurrence, mais les problèmes proviennent plutôt de la concurrence intermodale au profit de la route. Votre Commission a certainement connaissance du rapport très intéressant de la Cour des Comptes européenne de 2016, qui a examiné les difficultés du fret ferroviaires dans cinq pays, dont la France. Ce rapport met en évidence la différence de financement par l’Europe des infrastructures routières et ferroviaires. Celui-ci souligne ainsi que « dans le cadre des régimes de financement de la politique de cohésion, les projets de transport pouvaient bénéficier d’un taux de cofinancement allant jusqu’à 85 % pour le routier, tandis que les plafonds de co-financement du programme du réseau transeuropéen de transport (RTE-T), principalement axés sur le rail, étaient au taux de 20 % ».

Le rapport précise en outre : « Nous avons constaté que les fonds de l’Union européenne alloués aux projets d’infrastructures ferroviaires durant la période 2007-2013 étaient utilisés essentiellement pour les besoins des passagers ferroviaires. Ils ne servaient pas à répondre aux besoins du fret ferroviaire. » Une double responsabilité peut être ici mise en exergue.

D’une part, les fonds européens qui étaient liés à l’élargissement – les fonds de cohésion – ont permis aux pays bénéficiaires de construire des routes et des autoroutes plutôt que des équipements ferroviaires. D’autre part, il faut se rappeler qu’en vingt ans, de 1990 à 2010, la France a perdu 20 000 emplois dans le transport routier pendant que la Pologne en gagnait autant. Cette politique fondée sur le dumping social et validée en permanence par la Commission européenne a heureusement été combattue par la France.

Votre commission réfléchit à l’avenir du fret ferroviaire. Pendant l’exercice de mes responsabilités, j’ai présidé chaque année la conférence ministérielle pour la relance du fret ferroviaire initiée en 2013. Dès 2014, j’ai engagé une démarche de préservation des lignes capillaires, c’est-à-dire 3 000 kilomètres de lignes – soit 10 % du réseau – empruntées par 20 % des trafics de fret. Dès 2015, nous avons pu ainsi pérenniser 350 kilomètres de voie. Nous avons publié un arrêté de simplification des normes à respecter pour ce trafic à faible vitesse sur des lignes sans voyageurs. Cette modification était issue d’un groupe de travail associant les organisations syndicales. Nous avons également engagé une action sur le wagon isolé confiée directement à l’association des utilisateurs de transport de fret (AUTF), autrement dit l’association des chargeurs.

En 2016, j’ai confié à des parlementaires des missions d’axe pour favoriser le mode ferroviaire dans la desserte de nos grands ports maritimes. Ce plan de relance comportait également des mesures pour consolider le développement du transport combiné et du réseau des autoroutes ferroviaires. Pendant cette période, le fret ferroviaire a cessé son déclin et a même entamé une légère reprise, toutefois très loin des objectifs que nous impose la lutte contre le réchauffement climatique.

Aujourd’hui, chacun le sait, un train de marchandises émet dix fois moins de dioxyde de carbone et huit fois moins de particules que les camions qu’il remplace. Le train, et d’abord le fret, constitue un atout majeur, si ce n’est un passage obligé, vers la mobilité décarbonée. Mais pour y arriver, une volonté politique est incontournable. Des montants élevés ont été annoncés pour la mise à niveau du réseau, qu’il s’agisse des aiguillages automatisés, du système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERMTS), des gares de triage ou de la rénovation des voies.

La décision finale appartient toujours aux chargeurs. Il faut les inciter au choix du train par l’effet prix et la fiabilité, mais compte tenu de l’intérêt général, voire vital, de la lutte contre le réchauffement climatique, ne faut-il pas envisager de modifier par voie réglementaire les conditions de la concurrence intermodale ? Après tout, les « miracles » suisse ou autrichien reposent certes sur des infrastructures, mais aussi sur des réglementations. Pour parvenir à ces objectifs, je souscris pleinement à l’idée d’une loi de programmation ferroviaire qui serait le prolongement naturel du travail très utile que vous avez entrepris.

M. le président David Valence. L’annonce du plan de discontinuité est intervenue quatre mois après l’ouverture de l’enquête approfondie, soit au mois de mai dernier. Cet élément marque malgré tout une différence objective entre la période qui précède et celle qui a suivi, quels que soient par ailleurs les changements de ministre : le risque s’est accru à partir du mois de janvier. La procédure engagée contre Fret SNCF diffère de celle entreprise vis-à-vis de DB Cargo en Allemagne, dans la mesure où il apparaît que la Commission européenne avait alerté sur le niveau des aides publiques pouvant poser une difficulté dès les années 2005-2006. De notre côté, nous avons reçu une liste des rencontres intervenues sur ce sujet entre l’actuel ministre des transports, y compris à l’époque où il était secrétaire d’État chargé des affaires européennes, et Mme Margrethe Vestager.

Vous avez parlé des investissements sur les infrastructures, notamment sur les capillaires fret. Vous êtes arrivé au ministère à l’époque où les contrats de plan État-région (CPER) venaient d’être signés. Or nous ne pouvons que constater que le fret y est peu présent. Était-ce lié à la volonté de l’État ou à une faible mobilisation des régions ? Les deux raisons se sont-elles cumulées ? Par contraste, les CPER en cours de négociation comportent des financements importants pour le fret, environ 2 milliards d’euros de financements cumulés.

Ma deuxième question concerne la concurrence intramodale. Pouvez-vous revenir sur l’abandon de l’écotaxe et les échanges que vous aviez pu avoir à l’époque avec les chargeurs et le secteur du fret ferroviaire ? Cet abandon a été évoqué très souvent devant notre commission, y compris par votre prédécesseur, comme un facteur défavorable à la redynamisation du fret et aux investissements de nos infrastructures.

M. Alain Vidalies. Quand je suis arrivé au ministère, la décision de suppression de l’écotaxe dans sa forme initiale avait déjà été prise à la suite du mouvement des « bonnets rouges ». J’étais ministre délégué chargé des relations avec le Parlement à cette période. Une loi de 2009 avait été votée à l’unanimité, mais personne n’avait vu les difficultés qu’elle susciterait. Comme le cardinal de Retz l’a justement énoncé, « on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment ». Or, à l’occasion de la discussion de cette loi, chaque maillon du secteur pensait que le coût de la mesure serait imputé à un autre maillon : les chargeurs avaient compris que les transporteurs paieraient, les transporteurs croyaient que les producteurs financeraient, et ainsi de suite. Dans ces conditions, tout le monde était favorable à la loi, initialement. Mais lorsque la loi a commencé à s’appliquer, chacun s’est finalement rendu compte de ses réelles implications.

Un mouvement de protestation a vu le jour, principalement en Bretagne, dans un contexte très particulier, marqué également par des manœuvres de politique politicienne. M. Le Drian a joué un rôle essentiel dans l’arrêt de l’écotaxe, à l’époque où il affrontait M. Le Fur dans le cadre des élections régionales. L’écotaxe a été suspendue et lorsque je suis arrivé au secrétariat d’État aux transports, une deuxième version essayait de tenir compte des difficultés auxquelles le gouvernement précédent avait été confronté. La mesure a changé de nom pour devenir le « péage de transit de poids lourds ». La recette destinée à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) avait alors été à peu près divisée de moitié, pour atteindre environ 350 millions d’euros escomptés sur le budget 2015. Le périmètre avait donc été très largement revu.

À mon arrivée, j’ai engagé des négociations avec les organisations de transporteurs. Au sein des transporteurs, deux organisations sont constituées : d’une part, la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), qui représente plutôt les grandes entreprises ; et d’autre part, l’Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE), qui rassemble plutôt les petites entreprises. L’OTRE était catégoriquement opposée à toute forme de péage. La FNTR était plus modérée, mais était d’une certaine manière obligée de s’aligner sur cette opposition.

Ces négociations ont abouti à ma proposition d’expérience « à blanc » pendant trois mois. Les organisations professionnelles ont répondu en annonçant un mouvement de grève, mais j’ai indiqué à Matignon et à l’Élysée qu’il fallait assumer cette situation et continuer. J’avais cru comprendre avoir été entendu. Le mercredi matin, à la veille du mouvement social, la ministre Ségolène Royal a annoncé à la sortie du conseil des ministres qu’elle recevrait les transporteurs, ce qu’elle fit l’après-midi même. Au bout de quelques minutes de réunion, elle a alors annoncé la suspension de la taxe. J’ignore qui était informé de cette décision. Je ne sais pas si elle avait été validée par Élysée, mais je suis certain que Matignon n’était pas au courant.

Telle est la manière dont les événements se sont déroulés. Cette décision demeure très contestable. J’estime, peut-être à tort, qu’il fallait continuer et essayer de convaincre qu’il était possible d’appliquer le péage de transit de poids lourds pour revenir ultérieurement à un dispositif plus ambitieux. Immédiatement, face à cette situation, j’ai demandé de trouver une solution ne pénalisant pas l’AFITF. Cette solution a consisté à augmenter de quatre centimes la taxe sur le gazole et de deux centimes celle sur les véhicules des particuliers. Malgré tout, nous avons abandonné une proposition qui paraissait essentielle. Je le regrette.

Je n’ai pas le souvenir que les professionnels du fret se soient manifestés à cette occasion. De toute manière, à l’époque, il existait peu de sollicitations sur le fret ferroviaire. La direction de la SNCF était surtout concentrée sur l’activité voyageurs, car elle a été confrontée à la mise en place de quatre lignes TGV, à leur financement et aux négociations avec les régions. Or ces discussions étaient ubuesques. Par exemple, la SNCF souhaitait faire circuler un nombre réduit de trains sur la liaison Paris-Bordeaux pour limiter le coût des péages versés à Vinci. La SNCF proposait quatorze trains par jour, Alain Juppé et Alain Rousset en voulaient une vingtaine. Mon arbitrage a porté sur dix-sept trains et demi.

Telle était la situation à l’époque, que j’ai d’ailleurs déjà relatée dans un livre. J’ajoute que le contexte était très particulier, puisque nous subissions une vague d’attentats et de drames qui affectaient les transports : l’attentat du Thalys, l’accident de Puisseguin, le crash de l’avion de la compagnie Germanwings. Cette période était donc marquée par les préoccupations sécuritaires, y compris dans le domaine des transports.

Aujourd’hui, il nous faut trouver une solution pour rétablir l’équilibre entre la route et le rail. Si nous n’y parvenons pas, les difficultés ne cesseront de se multiplier. Il y a quelques jours, j’ai voyagé en Espagne et j’ai été témoin de ces « murs » de camions qui se dirigent vers la frontière française. Cette situation est invraisemblable. Mais il n’est pas possible d’être favorable au ferroviaire, notamment au fret ferroviaire, tout en manifestant pour s’opposer à la ligne Lyon-Turin. Il n’est pas possible de revendiquer le renversement du rapport intermodal tout en militant contre le TGV Atlantique.

Le patron de DB Cargo a évoqué devant votre commission un élément très important. Il a souligné que de Forbach à Perpignan, l’infrastructure était suffisante, mais que pour rejoindre Bayonne, la situation est tout autre et qu’elle génère de multiples problèmes. Il s’agit là d’un argument majeur si nous voulons lutter contre le mur des camions sur la façade Atlantique. En matière de fret ferroviaire, il serait opportun qu’il y ait autant de pratiquants que de croyants.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que ni vous ni votre cabinet n’avez eu connaissance de la plainte adressée à la Commission européenne. En 2015, l’Autorité de régulation des transports a transmis une alerte à la SNCF. Or les représentants du ministère des transports siègent au conseil d’administration de l’entreprise publique ferroviaire. L’alerte de 2015 n’a-t-elle pas été détectée et portée à votre connaissance ?

Plus globalement, vous avez évoqué la séquence ayant présidé à l’abandon de l’écotaxe. Votre prédécesseur nous a indiqué qu’à l’époque, la stratégie globale du ferroviaire était fondée sur la rentabilité de cette écotaxe. Du jour au lendemain, une recette majeure a disparu. En tant que secrétaire d’État aux transports, comment avez-vous envisagé la situation à court et moyen terme ? De quelle manière avez-vous repensé cette stratégie, compte tenu de l’absence de cette manne financière ?

M. Alain Vidalies. L’alerte de l’Autorité de régulation des transports ne m’a pas été transmise, mais je n’ai pu vérifier qu’auprès des membres de mon cabinet et dans mes propres archives. J’ignore si elle a été adressée à la direction générale des infrastructures des transports et de la mer (DGITM). Le sujet n’a pas été jugé suffisamment grave au point de devoir en saisir le ministre.

Une fois que la suppression de la deuxième formule de l’écotaxe a été établie, nous avons immédiatement fait en sorte d’augmenter les recettes. Ma position était ferme, quand le ministère de l’économie et des finances ne voyait pas d’un œil favorable l’augmentation de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) pour les poids lourds et les particuliers.

Sur le long terme, la relation, y compris financière, entre le rail et la route mérite de faire partie de vos réflexions. Les pouvoirs publics ne sont pas totalement démunis puisque les concessions autoroutières s’arrêteront bien un jour. L’État doit exercer ses responsabilités afin de reconstruire notre réseau ferroviaire, y compris en procédant à quelques arbitrages. Il nous faut aujourd’hui remettre notre réseau à niveau ; les investissements en France sont inférieurs à ceux d’un certain nombre de nos concurrents.

La question majeure porte donc bien sûr les moyens de financement qu’il nous faut trouver. Je souscris à la règle européenne sur la concurrence et l’accès au réseau égal pour tous. Mais encore faut-il disposer d’un réseau pour accueillir le fret ferroviaire. Je rappelle qu’à l’origine, avant la privatisation des autoroutes, un lien avait été établi entre les recettes que l’État tirait des autoroutes et le financement des différents modes de transport. De mémoire, lors de la privatisation, l’AFITF a d’ailleurs reçu 4 milliards d’euros, qui ont été dépensés les deux années postérieures.

Rétablir ce lien pour l’avenir me semble essentiel, au-delà des difficultés techniques. J’ajoute que la question des autoroutes ferroviaires me paraît également devoir être revue.

M. le président David Valence. Il existe toujours un lien entre le financement de l’AFITF et le trafic routier, à travers la redevance domaniale et les amendes pour excès de vitesse, mais il est moins prononcé qu’auparavant. Je précise par ailleurs que nous aurons l’occasion d’auditionner François Poupart, qui fut directeur général de la DGITM entre 2014 et 2019.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). Vous avez abordé la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin, que j’ai déjà évoquée auprès de Mme Idrac lors de son audition. Une voie existe déjà et a d’ailleurs été réhabilitée pour un montant d’un milliard d’euros, mais il y circule aujourd’hui trois fois moins de trains qu’avant, selon l’Office fédéral de la statistique helvétique. Dès lors, le projet ferroviaire Lyon-Turin me paraît totalement inutile aujourd’hui compte tenu des enjeux climatiques, alors que nous venons de connaître les températures les plus élevées jamais enregistrées pour un mois de septembre. Il me semble important de privilégier les infrastructures existantes et de les améliorer si cela s’avère nécessaire. Je rappelle que ce projet de ligne Lyon-Turin bafoue les réglementations, notamment les lois sur l’eau.

M. Alain Vidalies. Mon analyse est en complète opposition avec la vôtre. Plus généralement, sur toutes les questions d’infrastructures, certains estiment toujours que small is beautiful, c’est-à-dire que des projets de petite envergure sont toujours préférables. Lorsque je travaillais sur la question du canal Rhin-Rhône, on estimait également qu’il fallait privilégier des petits canaux. Je n’en voyais pas l’utilité. Au sujet de la ligne à grande vitesse (LGV) au-delà de Bordeaux vers Toulouse et l’Espagne, les mêmes voulaient réhabiliter la voie actuelle. J’avais donc saisi l’École polytechnique de Lausanne, la référence en la matière, dont le rapport avait conclu qu’il était complètement absurde de vouloir réhabiliter la ligne actuelle, car cette réhabilitation ne servait à rien et coûtait en outre plus cher que la création d’une nouvelle voie.

S’agissant du Lyon-Turin, la ligne actuelle est inutilisable en raison de l’éboulement qui a eu lieu, entraînant un report modal de dizaines de milliers de camions vers la route. Cette ligne ancienne était extrêmement fragilisée et j’assume entièrement la signature de l’accord avec l’Italie sur le projet de voie ferroviaire transalpine. Pour des raisons techniques, la ligne ancienne ne peut supporter beaucoup de poids et elle est désormais obsolète. En outre, elle ne fonctionnera pas pendant au moins un an en raison de l’accident qui est survenu. Il est donc inutile d’interrompre le chantier, en dépit de la mobilisation actuelle de part et d’autre de la frontière. La performance supérieure des Autrichiens, des Italiens et des Allemands en matière de fret ferroviaire est notamment due aux tunnels qu’ils ont su construire pour offrir des solutions de qualité aux chargeurs.

Le problème porte plutôt sur le tronçon entre Lyon et l’entrée du tunnel, où le projet manque apparemment de cohérence. Il conviendra de s’y pencher très rapidement. Mais quoi qu’il en soit, il s’agit d’un grand projet européen qui permettra pour partie de rattraper le retard que nous accusons par rapport à nos concurrents en matière de développement du fret ferroviaire.

M. le président David Valence. La question du Lyon-Turin est un peu périphérique par rapport au sujet qui nous occupe, mais laissez-moi vous faire part d’une remarque. Tout d’abord, l’effondrement qui s’est produit sur la ligne classique résulte également d’un mauvais entretien de la ligne. De fait, les ouvrages en terre constituent fréquemment un aspect trop délaissé de l’état du patrimoine. Nous connaîtrons vraisemblablement de nouveaux éboulements sur d’autres lignes.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Monsieur le ministre, je me permets d’insister. En 2015, l’Autorité de régulation des transports a émis une alerte qui a précédé la plainte des années 2016-2017. À l’époque, l’enjeu était déjà structurel pour notre système ferroviaire et le modèle des établissements publics industriels et commerciaux (EPIC). Vous avez indiqué que personne ne vous avait alerté, si bien que vous n’avez pu prendre langue avec la Commission européenne. Pensez-vous que le sujet a été traité par la ministre de tutelle ?

M. Alain Vidalies. Je le répète : rien n’est remonté à mon cabinet ni à celui de la ministre de tutelle. À la même période, je me rendais pratiquement toutes les semaines à Bruxelles, pour évoquer différents dossiers : la SNCM, le programme de relance autoroutier, la directive sur les travailleurs détachés. Dans cette dernière bataille, la France a tout perdu : non seulement le fret ferroviaire a été délaissé, mais en plus les emplois routiers se sont déportés vers d’autres pays dont les coûts salariaux étaient plus faibles.

Au sein de la Commission, la direction générale de la concurrence envisageait tous les sujets sous le prisme de la concurrence. Avec mon homologue allemand, nous essayions de convaincre la direction générale de la mobilité et des transports. En effet, quand la France et l’Allemagne adoptent une position commune, elles sont en mesure de faire bouger les lignes. En la matière, nous y sommes parvenus, dans le cadre de « l’alliance du routier ».

Si j’avais été saisi de la question du fret, je l’aurais naturellement traitée avec la Commission européenne, comme je l’ai fait pour la SNCM ou le dossier des autoroutes. Non seulement je n’ai pas été saisi, mais plus encore, il ne s’agissait pas d’un sujet d’actualité dans mes relations avec les dirigeants de la SNCF que je voyais très fréquemment. À cette période, je mettais en œuvre la réforme qui avait été votée juste avant mon arrivée. J’ai notamment dû gérer le complexe dossier de la négociation sur le temps de travail, qui m’a valu quelques frictions avec Guillaume Pepy.

Dans le domaine du fret, notamment au sein de la conférence sur le fret, notre travail était orienté vers les réseaux capillaires et les grands ports maritimes. Je pense toujours qu’il s’agissait là d’une bonne initiative, même si les efforts doivent se poursuivre.

J’évoquais tout à l’heure la distinction entre les « croyants » et les « pratiquants » du fret ferroviaire. J’ai porté le dossier de la ligne Serqueux-Gisors, qui concernait des infrastructures importantes. À cette occasion, j’ai eu la grande surprise de voir se dresser face à moi un mouvement de contestation mené par un ancien ministre socialiste. En résumé, nous avons progressé sur un certain nombre de dossiers, mais encore fallait-il être saisis.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. La France et l’Allemagne aurait-elle pu parler de concert il y a quelques mois sur les dossiers de Fret SNCF et DB Cargo ?

M. Alain Vidalies. Il m’est difficile de me prononcer de manière catégorique. Cependant, je me demande effectivement pourquoi ce type d’initiative n’a pas été prise. Mais peut-être l’a-t-elle été ? Quoi qu’il en soit, vous avez raison : quand nos deux grands pays formalisent une position commune auprès de la Commission européenne, il est plus facile d’agir. L’approche de la Commission en matière de concurrence pose malgré tout un problème.

Je n’irai pas jusqu’à dire, comme l’a fait M. Djebbari, que le marché n’était pas mature, mais mon constat s’en rapproche malgré tout. Quand nous constatons que les fonds européens ont essentiellement servi à construire des routes, au détriment du ferroviaire, c’est un constat d’échec collectif. L’erreur est humaine, mais réversible. À une époque, les tramways ont été chassés des villes ; on les y réimplante aujourd’hui. De la même manière, peut-être pouvons-nous recréer des voies de chemin de fer…

M. le président David Valence. Tous les interlocuteurs que nous avons reçus ont insisté sur le fait que la procédure ouverte contre Fret SNCF n’est pas au même stade que celle entamée contre DB Cargo. En quelque sorte, les Allemands sont en 2005. La situation française est plus proche de celle de la Roumanie, qui a été condamnée, son opérateur de fret devant procéder à un remboursement. DB Cargo n’en est qu’au stade des plaintes des concurrents et non de l’enquête approfondie. La différence est particulièrement notable.

M. Alain Vidalies. Vous parlez de la situation actuelle. Une initiative commune, il y a quatre ou cinq ans, aurait peut-être pu modifier le rapport de force.

M. le président David Valence. Je partage votre point de vue.

 


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29.   Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Richert, président par intérim de l’Autorité de régulation des transports, de Mme Sophie Auconie, vice-présidente, et de M. Jordan Cartier, secrétaire général (5 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous avons le plaisir de recevoir M. Philippe Richert, président par intérim de l’Autorité de régulation des transports (ART), connue précédemment sous les noms d’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), puis Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER), puis Autorité de régulation des transports. Il est accompagné de Mme Sophie Auconie, vice-présidente de l’ART et de M. Jordan Cartier, son secrétaire général.

Le cadre de la commission d’enquête est double. L’objectif consiste d’abord à comprendre les raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, étant entendu que ce déclin était engagé bien avant cette période. Cependant, l’angle retenu par le groupe de la Gauche démocratique et républicaine, qui a sollicité la création de cette commission d’enquête, consiste à chercher à savoir si la libéralisation du fret ferroviaire depuis les années 2005-2006 a produit un effet sur la régression de la part du fer par rapport à la route en matière de transport de marchandises. Dans ce cadre, nous avons entrepris l’audition de l’ensemble des ministres des transports, mais aussi des présidents de la SNCF depuis 1995.

Le deuxième axe a trait à la procédure européenne ouverte à l’encontre de Fret SNCF le 18 janvier dernier. Cette procédure a été initiée par trois entreprises concurrentes de Fret SNCF en 2016. Elle a été poursuivie par la Commission européenne nonobstant le retrait de ces plaintes. Le gouvernement français a choisi de retenir une solution de discontinuité pour protéger Fret SNCF contre les effets potentiels d’une condamnation à rembourser 5,3 millions d’euros, au titre des aides publiques considérées comme illicites, au regard des obligations d’un investisseur avisé. Selon la Commission européenne, la suspicion est née du caractère continu et durable de ces aides publiques.

L’Autorité de régulation des transports a depuis sa création la mission de veiller à l’exercice de la concurrence dans le domaine ferroviaire, cette compétence ayant été élargie aux transports depuis la loi dite loi Macron sur les transports routiers, collectifs et réguliers. Nous sommes intéressés par les alertes que vous avez pu formuler, notamment en 2015, au regard de la séparation comptable – y compris pour des installations de service – entre SNCF Mobilités et l’activité Fret SNCF. Nous savons que la décision que l’ART avait prise le 22 avril 2015 a nourri en partie l’argumentation des entreprises concurrentes lors de la formulation de leurs plaintes. Nous souhaiterions que vous reveniez sur cette décision, mais aussi sur la manière dont vous analysez le caractère licite ou non au regard du droit européen des aides publiques perçues de 2006 à 2019 par Fret SNCF, et le regard que vous pouvez porter en tant que régulateur sur la solution de discontinuité retenue par le gouvernement. Nous souhaiterions savoir également si vous avez été consultés lors du choix de cette solution. Je précise à l’intention de mes collègues que le régulateur des transports français est unanimement jugé comme l’un des meilleurs régulateurs de l’ensemble des pays européens, par la qualité de ses travaux et l’impartialité des avis qu’il rend.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Philippe Richert, Mme Sophie Auconie et M. Jordan Cartier prêtent serment.)

M. Philippe Richert, président par intérim de l’Autorité de régulation des transports. Je tiens tout d’abord à vous remercier de nous offrir l’occasion de nous exprimer sur l’avenir du fret ferroviaire devant votre commission d’enquête. Il est important que les parlementaires puissent approfondir cette question. Nous le ferons en dépit du fait que, depuis quatorze mois, nous n’avons pas de président attitré. Ce manque devrait être bientôt comblé. Le développement du transport ferroviaire de marchandises est un enjeu essentiel pour la transition écologique de notre économie. Je me réjouis à titre personnel que l’Assemblée nationale s’empare de ce sujet alors que nous vivons un moment crucial pour le système ferroviaire.

À titre liminaire, je souhaite rappeler et illustrer le rôle joué par l’Autorité de régulation des transports dans le sujet qui vous préoccupe. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de marchandises a été engagée au début des années 2000, sous l’impulsion des premier et deuxième paquets ferroviaires européens. En France, elle a été réalisée en 2003 pour les services internationaux et en 2006 pour les services domestiques. Comme dans les autres industries de réseau, cette ouverture à la concurrence a reposé sur un cadre juridique visant, d’une part, à créer un marché concurrentiel pour les services de fret ; d’autre part, à assurer aux entreprises ferroviaires un accès équitable, transparent et non discriminatoire aux infrastructures essentielles afin qu’elles puissent toutes offrir leurs services, sous le contrôle d’un régulateur indépendant. Cet organisme de contrôle prendra la forme d’une autorité publique indépendante, l’ARAF, ancêtre de l’ART, en 2009.

Pour contribuer à faire émerger les conditions d’un bon fonctionnement des marchés régulés, l’ART dispose de différents pouvoirs, pour l’essentiel centrés sur l’accès aux infrastructures essentielles, que l’on peut répartir en trois grandes catégories.

Dans la première catégorie, deux types de pouvoirs s’exercent ex ante, c’est-à-dire qu’ils conditionnent les actions des opérateurs dans les secteurs régulés. Il s’agit, d’une part, d’un pouvoir d’avis conforme, juridiquement contraignant, portant notamment sur la tarification de l’accès aux infrastructures essentielles ; d’autre part, d’un pouvoir normatif. Ainsi, l’ART approuve les tarifs d’accès au réseau et aux installations de service acquittés par les entreprises ferroviaires et, par une décision de portée réglementaire, a mis en place un dispositif d’incitations réciproques entre SNCF Réseau et les entreprises ferroviaires, qui a contribué à améliorer la stabilité des sillons attribués et commandés, au bénéfice notamment des services de fret.

Dans la deuxième catégorie, deux types de pouvoirs quasi juridictionnels s’exercent ex post, c’est-à-dire une fois qu’un différend entre deux acteurs a émergé ou qu’un acteur est susceptible d’avoir manqué à ses obligations. Il s’agit, d’une part, d’un pouvoir de règlement de différends ; d’autre part, d’un pouvoir de sanction. À titre d’exemple, l’ART a réglé un différend entre SNCF Réseau et plusieurs entreprises de fret à l’été 2022 en prononçant des injonctions à destination de SNCF Réseau de nature à améliorer les conditions opérationnelles d’accès à l’infrastructure ferroviaire. Par ailleurs, l’ART a infligé, le 27 juin 2023, une sanction pécuniaire de 2 millions d’euros à l’encontre de SNCF Réseau pour avoir « méconnu son obligation d’informer les candidats de manière systématique, précise et intelligible des raisons pour lesquelles un sillon-jour n’a pas pu leur être alloué ».

Enfin, la troisième catégorie comporte un pouvoir général d’information et de recommandation, dont l’objectif est d’améliorer la transparence des marchés et le fonctionnement des systèmes de transport. Outre la mission d’observation du marché qu’elle exerce depuis 2015, l’ART publie ainsi, chaque année, un avis motivé sur les conditions opérationnelles d’accès des entreprises ferroviaires au réseau et aux installations de service. Elle réalise et publie également régulièrement des études visant à éclairer le débat public, par exemple, en juillet 2023, une étude sur les scénarios de long terme pour le réseau ferroviaire français (2022-2042).

Dans un deuxième temps, je souhaiterais partager trois grands messages. Mon premier message est le suivant : l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, bien installée aujourd’hui, a plutôt eu un effet stabilisateur sur la part de ce mode pour le transport de marchandises. Durant la première phase, de l’après-guerre aux années 1970, les statistiques publiques montrent que les volumes transportés par le rail ont augmenté, mais moins vite que le transport de marchandises dans son ensemble, ce qui a entraîné une érosion régulière de la part modale, passée d’environ 70 % en 1950 à moins de 50 % en 1974.

Durant la deuxième phase, à partir des années 1970 et jusqu’à la fin des années 2000, les statistiques publiques attestent que le déclin s’est accéléré avec une baisse simultanée des volumes transportés et de la part modale, qui tombe à 30 % en 1985, puis à 9 % en 2010. Trois principales raisons sont régulièrement avancées pour expliquer le déclin du fret ferroviaire dans notre pays. La première concerne le déclin des industries lourdes et de la production de charbon, qui a modifié profondément les flux logistiques au profit de la route. La deuxième raison est liée à la singularité du réseau français construit en étoile autour de Paris, qui favorise structurellement les services voyageurs, et à la desserte insuffisante des ports français, conjuguée à leur déclin relatif par rapport à leurs concurrents européens, qui a privé le fret ferroviaire de flux importants. Enfin, le mode routier a pleinement profité de ses avantages compétitifs par rapport au mode ferroviaire.

La troisième phase, celle d’une stabilisation de la situation du fret ferroviaire, notamment grâce à l’essor du transport combiné, s’est ouverte à la fin des années 2000, concomitamment à l’ouverture à la concurrence du secteur. Durant cette période, les volumes annuels se sont établis autour de 35 milliards de tonnes-kilomètres. La part modale du fret ferroviaire s’est située entre 9 % et 12 % selon les années, et le transport combiné, qui représente désormais environ 40 % des volumes transportés par le mode ferroviaire, a compensé la poursuite du déclin du fret conventionnel. Aujourd’hui, Fret SNCF, dont la part de marché s’élevait à 50 % en tonnes-kilomètres en 2022, et, plus largement, les entreprises ferroviaires de fret du groupe SNCF, dont la part de marché s’élevait à 69 % des tonnes-kilomètres en 2022, exercent leur activité dans le cadre d’un marché concurrentiel caractérisé par la présence d’une vingtaine d’acteurs.

Dans d’autres pays européens, l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de marchandises s’est accompagnée, non pas d’une stabilisation, mais d’une augmentation de la part modale. En Allemagne, par exemple, l’ouverture à la concurrence a été suivie d’une croissance régulière de la part modale du ferroviaire pour le transport de marchandises, qui est passée de 19 % en 2000 à 24 % en 2013. Dans le même temps, l’opérateur historique DB Cargo a vu sa part de marché décroître pour atteindre environ 50 %, à l’image de Fret SNCF aujourd’hui.

Mon deuxième message porte sur l’état du réseau ferroviaire. Le vieillissement de l’infrastructure et son manque d’adaptation aux trains de fret pénalisent fortement le transport ferroviaire de marchandises, si bien que l’objectif de doublement de la part modale à l’horizon 2030, fixé dans la loi, ne pourra pas être atteint sans des investissements importants dans l’infrastructure.

Malgré l’augmentation des efforts depuis le milieu des années 2000, l’état du réseau demeure préoccupant et sa modernisation est lente, faisant courir un risque de décrochage du réseau français par rapport à nos voisins européens. Il présente des signes de vieillissement marqués, avec de grandes disparités en fonction des actifs et des lignes. En outre, malgré les gains significatifs qu’elle pourrait apporter en matière de qualité de service, de productivité et de capacité, la modernisation du réseau français avance lentement.

Ainsi, au rythme prévu par le contrat de performance 2021-2030 entre l’État et SNCF Réseau, le déploiement de la commande centralisée du réseau, qui a déjà pris beaucoup de retard en France par rapport à nos voisins européens, ne devrait pas être achevé avant 2070, alors qu’il s’agit d’un projet majeur de digitalisation pour améliorer la performance de la gestion des circulations. Il en va de même pour le système de gestion du trafic européen, l’ERTMS, qui doit apporter des gains de capacité sur le réseau et favoriser son interopérabilité. La France aura atteint en 2030, au mieux, le tiers de l’objectif de déploiement fixé par le droit européen en 2013.

Face à ce constat, l’effort supplémentaire de 1,5 milliard d’euros par an d’ici la fin du quinquennat pour le renouvellement et la modernisation du réseau, annoncé par la Première ministre dans le cadre de la « nouvelle donne ferroviaire », apparaît essentiel pour préserver le réseau existant et enclencher une dynamique vertueuse alignée avec les objectifs de transition écologique des transports. Cet effort devra toutefois être amplifié au-delà de 2027 pour assurer la pérennité et la modernisation du réseau : par rapport à la trajectoire actuelle du contrat de performance, l’effort moyen supplémentaire annuel nécessaire, sur les vingt prochaines années, pour décliner le scénario de planification écologique du Conseil d’orientation des infrastructures (COI), est de l’ordre de 2,3 milliards d’euros constants, en valeur 2021.

Au-delà de cet effort de régénération et de modernisation de l’infrastructure, le développement du fret nécessitera des investissements spécifiques afin d’assurer sa compétitivité. En particulier, l’adaptation du réseau aux segments les plus dynamiques, comme le transport combiné, est essentielle. Cela passe notamment, comme l’a régulièrement souligné l’ART dans ses avis motivés annuels sur les conditions d’accès opérationnel au réseau ferroviaire et aux installations de service, par des opérations de mise au gabarit de certains axes ; par l’adaptation de l’infrastructure pour accueillir des trains plus longs et plus lourds ; ou encore par le développement de nouveaux terminaux de marchandises. L’enveloppe de 4 milliards d’euros d’investissements d’ici à 2032 annoncée par le Gouvernement en mai dernier – et qui trouve une première traduction concrète dans le projet de loi de finances pour 2024 – correspond aux recommandations du COI.

Dans ce contexte, comme l’ART l’a recommandé à plusieurs reprises, il apparaît essentiel de renforcer le dispositif de pilotage des investissements de SNCF Réseau. Il s’agit, d’une part, de mettre en place une planification détaillée et régulièrement actualisée des investissements, annexée au contrat de performance entre l’État et SNCF Réseau ; d’autre part, d’instaurer des mécanismes incitatifs robustes pour veiller à la maîtrise des coûts d’investissement du gestionnaire d’infrastructure.

Mon troisième message concerne la qualité de service offerte par SNCF Réseau. Les efforts du gestionnaire d’infrastructure en la matière doivent être amplifiés afin de contribuer à améliorer la compétitivité du fret. Le fret ferroviaire souffre d’un déficit de qualité de service bien plus que du coût des péages, dont l’État prend en charge une part importante.

À ce titre, plusieurs constats peuvent être formulés concernant les trois grands processus industriels du gestionnaire d’infrastructure. D’abord, le processus d’allocation des capacités favorise les services réguliers et fréquents qui commandent très en avance leurs capacités sur le réseau, c’est-à-dire le plus souvent les services voyageurs. Environ la moitié des sillons fret sont tracés dans la capacité résiduelle, c’est-à-dire une fois que tous les autres sillons sont en place, contre moins d’un tiers pour les sillons voyageurs. En outre, seules 75 % des réponses apportées par SNCF Réseau sont conformes à la demande initiale de sillon pour le fret, contre plus de 90 % pour les services voyageurs. Cette difficulté d’accès à des sillons robustes et si besoin prioritaires est préjudiciable pour le développement des services de fret ferroviaire par rapport au mode routier. Afin de rendre plus performante, fiable et agile l’allocation des capacités pour le fret, le processus d’allocation des capacités de SNCF Réseau mériterait d’être refondu, notamment afin de préserver des capacités pour une allocation tardive aux services de fret.

S’agissant des travaux sur le réseau, les circulations fret sont particulièrement pénalisées par les opérations réalisées de nuit, qui sont appelées à se multiplier en raison de la hausse de l’effort de renouvellement et de modernisation dans le cadre de la « nouvelle donne ferroviaire ». Il convient de rappeler qu’environ un tiers des trains de fret circulent la nuit. Il est donc essentiel que le gestionnaire d’infrastructure s’engage clairement dans un programme ambitieux pour maîtriser et limiter l’impact des travaux sur ses clients. Il s’agit, d’une part, d’assurer des modalités d’information et de concertation plus adaptées aux besoins des utilisateurs du réseau ; d’autre part, de limiter à ce qui est strictement nécessaire la réservation de capacités destinées aux travaux en optimisant la réalisation des opérations. En 2022, l’ART a renforcé ses exigences en la matière vis-à-vis de SNCF Réseau dans le cadre d’une décision de règlement de différend entre SNCF Réseau et plusieurs entreprises de fret, mais aussi d’un renforcement du dispositif d’incitations réciproques portant sur la stabilité des capacités attribuées.

S’agissant de l’exploitation ferroviaire, les trains de fret souffrent d’un manque chronique de ponctualité : 35 % arrivent en retard – deux fois plus que pour les voyageurs –, dont 16 % avec plus de trente minutes de retard. SNCF Réseau est responsable d’environ 20 % des minutes perdues par les circulations de fret, contre 50 % pour les entreprises ferroviaires elles-mêmes. L’amélioration de la ponctualité des trains de fret constitue un enjeu majeur pour l’ensemble du système ferroviaire. Le programme de performance, qui associe le gestionnaire d’infrastructure et ses clients pour favoriser la ponctualité des trains de fret, notamment le départ à l’heure des convois, doit être amplifié et généralisé. Cela passe, notamment, par l’amélioration des systèmes d’information de SNCF Réseau afin de faciliter un dialogue opérationnel en temps réel avec les entreprises ferroviaires. Le déploiement de la commande centralisée du réseau, que j’évoquais précédemment, contribuerait également à rendre plus performante la gestion des circulations par SNCF Réseau.

Au-delà des évolutions nécessaires des processus industriels du gestionnaire d’infrastructure, il est essentiel d’introduire des mécanismes réellement incitatifs à la qualité de service, avec une attention toute particulière pour le transport de marchandises. Ces mécanismes pourraient être tout d’abord d’ordre réputationnel, par exemple au travers d’une publication régulièrement actualisée, sur le site internet de SNCF Réseau, d’indicateurs ayant fait l’objet d’une concertation préalable avec le secteur. La prochaine actualisation du contrat de performance, prévue en 2024, pourrait être l’occasion de mettre en place un tel dispositif.

Ces mécanismes pourraient également être d’ordre financier, en conditionnant par exemple la mise en œuvre de hausses de redevances à l’atteinte de seuils minimaux pour certains indicateurs de qualité de service bien choisis, par exemple le taux de conformité des réponses aux demandes des candidats. Sans que le cadre juridique actuel s’oppose au conditionnement des évolutions tarifaires à des améliorations de la qualité de service, un renforcement de la régulation sur ce volet pourrait utilement être conforté par des évolutions législatives.

M. Jordan Cartier, secrétaire général de l’Autorité de régulation des transports. Monsieur le président, vous avez formulé dans votre propos introductif deux questions. La première portait sur les alertes formulées par l’ARAF en 2015 sur la situation comptable du groupe ferroviaire. La seconde concernait l’appréciation du régulateur au sujet de la solution de discontinuité aujourd’hui envisagée par le gouvernement français.

S’agissant du premier point, le régulateur a pour mission de veiller au bon fonctionnement concurrentiel des marchés régulés. Il l’exerce en s’intéressant aux conditions d’accès aux infrastructures essentielles du système ferroviaire, qui permettent aux entreprises de fournir un service sur le marché aval. Il accomplit cette mission en présence d’un opérateur historique verticalement et horizontalement intégré, en s’assurant de l’existence d’un terrain de jeu équitable. Dans ce cadre, la séparation comptable joue un rôle particulier.

Dès 2009, la loi relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires a confié au régulateur la mission d’approuver le référentiel de séparation comptable des entreprises ferroviaires concernées par la mise en place de cette séparation. À la suite de la directive 2012/34/UE, les pouvoirs du régulateur ont été renforcés par la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire : le régulateur dispose désormais de pouvoirs pour s’assurer de la vérification et de l’effectivité de la séparation comptable.

La séparation comptable joue sur plusieurs volets pour une entreprise exerçant des activités concurrentielles régulées, avec un double objectif : d’une part, s’assurer qu’en interne la partie services paie les prestations internes au tarif régulé approuvé par le régulateur ; d’autre part, s’assurer qu’aucun coût de l’activité concurrentielle n’est imputé sur l’activité régulée et améliorer la compétitivité de l’entreprise sur le marché concurrentiel – faute de quoi il s’agirait de subventions croisées créant des distorsions de concurrence.

Dans le cas qui vous intéresse, la séparation comptable concerne une époque où les services de voyageurs étaient toujours monopolistiques, mais où il existait au sein de SNCF Mobilités une activité concurrentielle, l’activité de fret. L’objectif de cette séparation visait également à s’assurer que l’activité de fret ne bénéficiait pas de subventions croisées de la part de l’activité de voyageurs.

Le 22 avril 2015, le régulateur s’est prononcé sur la base du référentiel de séparation comptable de l’établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC), qui lui a été transmis à la fin décembre 2014 par l’EPIC, pour approbation. Dans sa décision, il relève tout d’abord un très fort déséquilibre de la structure du passif de l’activité de fret, laquelle présente des capitaux propres négatifs à hauteur de 3,3 milliards d’euros. Ensuite, il constate un endettement de 3,5 milliards d’euros porté par l’EPIC SNCF au bénéfice de Fret SNCF, avec des frais financiers paraissant déconnectés de la situation de Fret SNCF et pouvant être de ce fait constitutifs d’une aide d’État.

Dans les deux points de sa décision, l’ARAF souligne ces difficultés. Afin de mettre en œuvre les missions confiées par le législateur – notamment l’information des services de l’État compétents des irrégularités potentielles en matière d’aides d’État constatées dans l’exercice de ses attributions –, elle a adressé le lendemain de sa décision, soit le 23 avril 2015, trois courriers signés par le président Cardo. Le premier des courriers a été envoyé à la direction générale des infrastructures des transports et de la mer (DGITM) de l’époque, le deuxième à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et le troisième au secrétariat général des affaires européennes (SGAE).

Dans ces courriers, il est indiqué que l’analyse des comptes séparés de SNCF Mobilités suscite des interrogations sur l’existence d’une aide d’État qui serait irrégulière en l’absence d’une notification à la Commission européenne.

Par ailleurs, l’Autorité a émis en mai 2019 un avis relatif au projet d’ordonnance portant diverses dispositions relatives à la nouvelle SNCF. Dans celui-ci, l’ARAFER fait part de ses interrogations concernant la solution retenue par le gouvernement, c’est-à-dire l’absence de transfert de la dette de l’activité fret de SNCF Mobilités à la nouvelle société Fret SNCF. Là aussi, l’Autorité souligne que cette « absence de transfert de dette, même temporaire, peut s’apparenter à un apurement de cette dette historique par SNCF Mobilités et soulève la question des aides d’État pour cette activité en concurrence dont il appartiendra à la Commission européenne d’apprécier la compatibilité avec le droit de l’Union européenne ».

Depuis la constitution de Fret SNCF au 1er janvier 2020, l’ART a été destinataire du référentiel de séparation comptable de Fret SNCF. Après avis de l’Autorité de la concurrence, ce référentiel n’a pas appelé d’observations majeures, de même que les comptes séparés dont l’ART est destinataire.

L’ART n’a pas été consultée sur le projet de plan de discontinuité par le gouvernement. Cependant, elle peut se référer aux enseignements tirés de l’observation du marché qu’elle a réalisée. En tout état de cause, compte tenu du rôle joué aujourd’hui par Fret SNCF, sa disparition – si l’entreprise devait rembourser la totalité des aides d’État – aurait des effets majeurs de report modal inversé. Par ailleurs, la solution de discontinuité paraît à la fois réaliste et ambitieuse, dans la mesure où les vingt-trois trafics qui seront concernés correspondent à 30 % des trafics de Fret SNCF, qui représentent eux-mêmes 50 % des trafics de fret ferroviaire nationaux. Le seul opérateur en dehors du groupe SNCF dont les niveaux de trafics sont comparables est DB Cargo. Vous avez auditionné son président, qui considère que DB Cargo n’a pas forcément vocation à récupérer l’ensemble des trafics. Cela étant, les trafics visés correspondent à des activités de traction qui sont relativement simples sur le plan technique.

Bref, la disparition de Fret SNCF serait très dommageable à la fois pour le secteur et en termes de report modal. La solution de discontinuité apparaît à la fois ambitieuse et réaliste. Mais la Commission européenne en sera seule juge.

M. le président David Valence. Certains, au sein de la commission d’enquête, estiment que le changement de la forme juridique d’EPIC en plusieurs sociétés anonymes (SA) filialisées a pu accroître le risque pour Fret SNCF, dans la mesure où un EPIC ne peut pas faire faillite. L’ART serait-elle en mesure de nous donner son avis sur ce point ?

Plusieurs décisions de l’ART – notamment celle du 28 juillet 2022 – portent sur des différends entre des entreprises ferroviaires et SNCF Réseau. Un certain nombre d’entreprises du fret ferroviaire, notamment DB Cargo, observent une amélioration de l’accès au réseau et une plus grande équité à l’égard de Fret SNCF. Qu’en pense l’Autorité ?

M. Philippe Richert. Depuis le début, il nous a semblé que le choix opéré susciterait des questionnements qui allaient revenir régulièrement. Le choix de l’intégration de SNCF Réseau comportait en effet des incertitudes. Néanmoins, les efforts produits par les uns et les autres ont permis d’améliorer le fonctionnement du réseau de fret ferroviaire.

S’agissant de l’accès équitable, comme pour l’ensemble des dossiers dont nous avons eu à connaître pour Fret SNCF, l’ART a été confrontée à un certain nombre de difficultés. Il a été compliqué non seulement de faire accepter l’existence du régulateur, mais d’obtenir que les recommandations de l’Autorité soient suivies par les différents protagonistes. Aujourd’hui, le système fonctionne plutôt mieux, l’état d’esprit est meilleur. En général, lorsque nous nous rencontrons pour finaliser des positions, des convergences voient le jour, alors que ce n’était pas le cas il y a quelques années.

Je suis entré à l’ARAFER en 2018 et j’ai pu constater une réelle évolution, globalement positive, nous permettant de préparer les différentes approches dans de meilleures conditions, sans pour autant transiger sur nos exigences. Celles-ci sont en effet nationales et européennes. L’écoute dont nous bénéficions aujourd’hui nous permet d’avancer de manière plus concrète et plus solide.

Mme Sophie Auconie, vice-présidente de l’Autorité de régulation des transports. En cas de refus du plan de discontinuité par la Commission européenne, la faillite de Fret SNCF aurait des conséquences majeures en termes de report modal, compte tenu de l’impossibilité des autres secteurs de reprendre un certain nombre de trafics.

Monsieur le président, nous vous avions rencontré dans le cadre du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne (DADUE). Nous souhaitions que des amendements permettent de favoriser une planification des investissements annexée au contrat de performance. Cette planification aurait constitué un outil particulièrement pertinent, y compris pour les travaux d’infrastructure dont nous avons parlé. Un tel dispositif, qui représente un petit pas pour SNCF Réseau et le Parlement, serait un grand pas en faveur de l’investissement dans le réseau ferroviaire. Nous aurons l’occasion de nous adresser à vous une nouvelle fois lors d’un prochain texte, pour vous suggérer d’y réfléchir.

M. Jordan Cartier. S’agissant de la transformation actée au 1er janvier 2020, je ne suis pas en mesure de vous répondre avec certitude. Certes, un EPIC ne peut pas faire faillite. Cependant, au regard de la procédure en cours sur de possibles aides d’État illégales, la Commission a sans doute été en mesure d’imposer un certain nombre d’éléments se rapprochant d’une solution de discontinuité. La solution consistant à mettre en faillite Fret SNCF serait particulièrement sévère. Compte tenu des parts de marché qu’elle détient au sein du secteur, aucun acteur ne serait en mesure de reprendre tous les trafics, particulièrement dans le marché du wagon isolé, dont l’économie est difficile.

En outre, seul Fret SNCF, et dans une moindre mesure Captrain, dispose d’une couverture géographique nationale. De ce point de vue, il n’est pas certain que le statut de SA ou d’EPIC ait changé quoi que ce soit dans la procédure engagée par la Commission européenne. N’étant pas un spécialiste des aides d’État, je ne peux cependant pas vous répondre avec certitude.

Vous nous avez également interrogés sur les différends opposant les entreprises de fret et SNCF Réseau. Deux questions doivent ici être distinguées. La première porte sur l’accès transparent, équitable et non discriminatoire au réseau, et la seconde concerne l’accès efficace et performant au réseau.

S’agissant du premier sujet, un point potentiellement « irritant » est l’accès aux emprises sécurisées de SNCF Réseau dans le domaine des infrastructures et des installations de service. L’ART plaide de longue date pour que les entreprises ferroviaires tierces et celles du groupe SNCF bénéficient des mêmes dispositifs d’accès. Cependant, je ne pense pas que le sujet soulève de grandes problématiques au-delà de cet aspect précis.

Ensuite, l’accès performant au réseau comporte deux volets distincts : d’une part, l’allocation des capacités ; d’autre part la qualité de service et la régularité. Des progrès sont en cours en matière d’allocation des capacités. La refonte du processus d’allocation des capacités envisagée par SNCF Réseau à travers des plans d’exploitation de référence vise à mieux prendre en compte les besoins des différents acteurs, dans un délai de cinq ans. Sous l’impulsion du régulateur, des évolutions sont intervenues pour rendre éligibles davantage de circulations fret à la phase de préconstruction et donc à leur insertion dans le catalogue de sillons préconstruits présenté au cours de l’année n-1. En outre, le dispositif d’incitations réciproques, renforcé par l’ART, a pour objet de stabiliser les capacités attribuées au fret ferroviaire. Des progrès doivent donc être relevés.

Au-delà, la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire prévoit une démarche de concertation pour limiter les impacts des travaux sur les services de fret. La décision de règlement de différend de 2022 rendue par l’ART enjoint à SNCF Réseau de mettre en place un mécanisme incitatif afin que l’entreprise n’utilise que la capacité de travaux dont elle a réellement besoin, et limite par ce biais les impacts sur le fret. Bref, la situation n’est pas parfaite, mais elle s’améliore.

M. le président David Valence. M. le président Richert a évoqué la difficulté liée aux flux financiers entre SNCF Réseau et le groupe public ferroviaire. Je souhaite apporter un éclairage à ce sujet. Il existe en effet des flux financiers au sein du groupe public ferroviaire, qui viennent abonder les investissements de SNCF Réseau. Ils proviennent essentiellement de l’activité générée par SNCF Voyageurs. Ce flux financier pose un problème dans le cadre du droit européen, puisqu’il est susceptible de susciter une forme de préférence pour un type d’entreprise ferroviaire plutôt qu’un autre de la part du gestionnaire d’infrastructure. Juridiquement, cette situation est moins sécurisante qu’un flux financier par financement étatique ou par péage pour les travaux sur le réseau.

M. Philippe Richert. Les autres pays sont confrontés aux mêmes difficultés et ils ont essayé de trouver des solutions. Les Allemands en ont trouvé une, qui a consisté notamment à changer de nom pour distinguer le gestionnaire d’infrastructure et l’opérateur ferroviaire.

Comme je l’ai déjà signalé, le climat s’est considérablement assaini. Les responsables de SNCF comprennent les exigences qui sont à l’œuvre. La « machinerie » de ces grands outils doit se mettre en ordre de marche. Par exemple, tout le monde comprend que les travaux doivent être effectués la nuit. Mais ils doivent se dérouler dans un souci d’efficacité pour la ligne rendue au fret, afin que celle-ci soit la plus utilisable et la plus efficace possible. La libération de voies pour le fret doit être au cœur des préoccupations.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Dès 2010, la Commission européenne a indiqué que le statut d’EPIC était susceptible a priori de permettre le versement d’aides publiques pour garantir la dette. Cette question a-t-elle été traitée par votre Autorité, en auto-saisine ?

En 2009, vous avez été saisi de la question de la séparation des comptes. Dans votre décision rendue en 2015, vous notiez que, de 2006 à 2009, les comptes n’étaient pas dissociés et qu’un bilan a été attribué à chacune des activités au 1er janvier 2009, notamment une valeur de capitaux propres ainsi qu’un niveau d’endettement. Vous souligniez que les capitaux propres étaient négatifs. Sans jugement de valeur, je m’interroge sur le caractère tardif de votre alerte en 2015. Mais peut-être n’étiez-vous pas en situation de vous auto-saisir de la situation de Fret SNCF jusqu’à cette date ?

Enfin, dans votre avis du 9 mai 2019, vous indiquiez, à l’alinéa 85 : « Au cours de l’instruction, les services de l’État ont indiqué que le transfert de la dette financière à la société reprenant l’activité de transport ferroviaire de fret impliquerait une non-viabilité de l’entreprise dès sa création et que la solution prévue dans le projet d’ordonnance est provisoire pour assurer la viabilité de la nouvelle société de transport ferroviaire de fret. » Les services de l’État vous ont-ils précisé ce qu’ils entendaient par « solution provisoire » ? Pour ma part, j’y vois le statut mort-né de la SA en 2017.

M. Jordan Cartier. Vos questions portent sur une période ancienne et je ne suis pas le mieux placé pour y répondre. Le président Pierre Cardo aurait peut-être davantage d’éclairages à vous fournir sur ce sujet.

J’observe cependant que la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire s’inscrit dans la suite de l’adoption de la directive 2012/34/UE, qui a codifié des éléments déjà présents dans les trois paquets ferroviaires. Elle est allée au-delà sur un certain nombre de thématiques, notamment la séparation comptable, et elle ajoute deux alinéas à l’article L. 2133-4 du code des transports, qui concerne les missions de l’Autorité dans le cadre de la séparation comptable.

Le deuxième alinéa précise : « Aux fins de vérification et de contrôle de l’effectivité de la séparation comptable prévue aux mêmes articles L. 2122-4, L. 2123-1-1, L. 2144-1 et L. 2144-2, l’Autorité de régulation des transports peut recueillir, auprès des entreprises qui exercent des activités de gestion de l’infrastructure ferroviaire, d’exploitation d’installations de service ou d’entreprise ferroviaire, ainsi qu’auprès des entités des entreprises verticalement intégrées toutes les informations comptables qu’elle estime nécessaires […]. »

Ainsi, le législateur a cru bon de préciser que le régulateur pouvait recueillir toutes les informations comptables nécessaires pour apprécier l’effectivité de la séparation comptable, car cela n’allait pas de soi au préalable. Dans la période 2010-2014, l’ARAF n’avait peut-être pas les moyens d’obtenir la communication des comptes séparés qui permettaient de mettre en évidence l’existence de capitaux propres très nettement négatifs et d’un endettement intragroupe, avec des frais financiers décorrélés.

En 2014, le législateur a également disposé que « l’Autorité de régulation des transports informe les services de l’État compétents des irrégularités potentielles en matière d'aides d’État constatées dans l’exercice de ses attributions ». Il n’appartient pas à l’Autorité de les qualifier, mais seulement d’alerter.

Je ne peux pas vous donner une vision extensive des discussions du collège de l’ARAF entre 2010 et 2015. En tout état de cause, ce n’est sans doute qu’avec le renforcement des pouvoirs de l’ARAF que celle-ci a été en mesure d’opérer les contrôles.

S’agissant de votre autre question, nous pourrons aller vérifier dans la réponse à la mesure d’instruction ce qui était précisément indiqué. Nous pourrons obtenir ces documents et vous les communiquer.

En 2019, l’Autorité était saisie d’un projet d’ordonnance portant diverses dispositions relatives à la nouvelle SNCF. Dans cet avis consultatif, l’ART invite le Gouvernement à prendre des garanties auprès de la Commission européenne, s’il le souhaite. Elle a donc joué son rôle.

Je rappelle que l’Autorité dispose d’un pouvoir normatif : elle peut adopter une décision qui a une valeur réglementaire – après homologation par le ministère des transports – sur les principes que doivent respecter les règles de séparation comptable des opérateurs qui y sont soumis.

Ensuite, elle approuve les règles de séparation comptable qui sont adoptées par ces opérateurs et qui doivent être conformes aux principes qu’elle a posés dans ses décisions de 2019 et 2021, sur la base des référentiels qui lui ont été soumis.

Enfin, elle est destinataire chaque année des comptes séparés, et elle vérifie que ces comptes sont conformes aux règles qu’elle a approuvées. Si tel n’est pas le cas, elle peut ouvrir une procédure en manquement, laquelle peut conduire à notifier un grief à l’opérateur et à entraîner une sanction de la part de la commission des sanctions.

En revanche, l’ART n’est pas compétente pour qualifier et sanctionner une aide d’État. Cela relève du droit européen.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que votre décision de 2015 avait été notifiée à la SNCF, à la DGCCRF et au SGAE. Avez-vous reçu des commentaires en retour de cette notification ?

M. Jordan Cartier. À ma connaissance, l’ART n’a pas reçu de commentaires. En tout état de cause, les trois courriers que j’ai mentionnés visaient essentiellement à mettre en œuvre le troisième alinéa de l’article L. 2133-4, aux termes duquel l’ART informe les services compétents de l’État des irrégularités potentielles en matière d’aides d’État. La décision du 22 avril 2015, comme toutes les décisions adoptées par l’Autorité, a été publiée et a fait l’objet d’un communiqué de presse. C’est donc au surplus que l’ART a adressé sa décision à la DGITM, à la DGCCRF et au SGAE.

M. Philippe Richert. Il arrive parfois que nous fassions des remarques sans que celles-ci ne soient suivies d’effet, à tous les niveaux.

M. le président David Valence. De la même manière, le régulateur formule parfois des avis sur des sujets dont il n’est pas explicitement saisi au titre de ses statuts.

M. Philippe Richert. Nous émettons des remarques, qui sont parfois reprises par d’autres – à notre grande satisfaction.

M. le président David Valence. Mme Auconie a évoqué les échanges que nous avons eus en début d’année. Je rappelle que le rapport du COI a souhaité de manière explicite qu’une programmation prenne une forme législative, réglementaire ou contractuelle, afin d’offrir de la visibilité dans un cadre pluriannuel – par exemple décennal – pour les investissements dans les infrastructures, notamment les infrastructures ferroviaires. Le rapport du COI a été remis à la Première ministre le 24 février dernier.

Mme Mathilde Desjonquères (Dem). La concurrence peut être stimulante. Quels événements particulièrement positifs ou négatifs l’ART relève-t-elle au sujet de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, notamment dans sa mise en place et son déploiement ?

Il est souvent question d’une concurrence déloyale de la route vis-à-vis du ferroviaire. Cependant, le fret ferroviaire s’est développé dans d’autres pays européens, notamment l’Allemagne. Comment caractérisez-vous la concurrence entre la route et le ferroviaire ? Considérez-vous qu’elle est déloyale ?

M. Philippe Richert. D’abord, tout dépend de l’état d’esprit dont l’État fait preuve à l’égard du ferroviaire. Il faut avoir conscience qu’il s’agit là d’un véritable atout pour le développement économique du territoire. Pendant longtemps, cette logique n’était pas à l’œuvre en France.

Aujourd’hui, à l’intérieur du monde du ferroviaire, le fret retrouve des lettres de noblesse alors qu’il a longtemps été dans l’ombre du trafic voyageurs. Mais chaque avancée s’effectue au prix d’un véritable combat. Dans ce contexte, il est parfois dommageable de ne pouvoir obtenir un soutien suffisant. Simultanément, je souhaiterais que le climat général favorise la transparence et l’efficacité de l’organisation du ferroviaire.

Malgré tout, la situation s’améliore. Les interlocuteurs du groupe public ferroviaire avec lesquels nous échangeons sont plus ouverts. Ils prennent en compte nos remarques, comme c’est le cas dans le domaine de l’aéroportuaire. Au bout de quatorze ans, l’état d’esprit est différent. L’approche actuelle n’est plus la même que celle qui était à l’œuvre ne serait-ce qu’il y a cinq ans. Le système fonctionne de mieux en mieux, la transparence est indispensable dans nos démocraties.

Mme Sophie Auconie. L’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire est aujourd’hui bien installée et a plutôt stabilisé le secteur. Il y a encore quelques mois, la concurrence de la route aurait pu être perçue comme déloyale compte tenu de la différence de qualité des réseaux routiers et autoroutiers par rapport au réseau ferroviaire. Aujourd’hui, le coût de l’énergie modifie les équilibres. Il est donc nécessaire de porter une attention encore plus soutenue au programme d’investissements en faveur du réseau ferroviaire, pour accélérer l’usage du fret de marchandises.

M. Philippe Richert. Soyez assurés que notre exigence vis-à-vis du secteur autoroutier est équivalente à celle que nous exerçons à l’égard du ferroviaire.

M. Jordan Cartier. Nous ne disposons pas d’étude sur la concurrence déloyale de la route par rapport au ferroviaire. La loi ne nous a pas attribué un pouvoir de régulation multimodal. L’ART propose de la faire évoluer afin de jouer un rôle lui permettant d’agir en cohérence avec la politique des transports, comme cela est le cas dans l’énergie avec la Commission de régulation de l’énergie (CRE).

S’agissant de l’efficacité, les effectifs de Fret SNCF ont été divisés par trois entre 2005 et aujourd’hui, quand les trafics ont été divisés par deux.


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30.   Audition, ouverte à la presse, de représentants de grands comptes chargeurs du fret ferroviaire en France (5 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous poursuivons nos auditions en accueillant des représentants de grands comptes chargeurs du fret ferroviaire en France : M. Olivier Clyti, directeur stratégie, RSE et digital du groupe InVivo ; Mme Nathalie Debaisieux, responsable achats et transports du groupe Roquette ; M. Guy Sidos, président-directeur général de la société des ciments Vicat ; M. Olivier Galisson, responsable transports et logistique à France Chimie, ainsi que M. Stéphane Delpeyroux et M. Arnaud Desmonts, respectivement directeur des affaires publiques et responsable des projets stratégiques supply chain d’ArcelorMittal Europe.

Permettez-moi de vous rappeler la philosophie qui a conduit le groupe de la Gauche démocrate et républicaine à demander la création de cette commission d’enquête. Il s’agit d’une part de faire la lumière sur la régression de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000 et d’essayer de comprendre s’il existe un lien entre la libéralisation de ce secteur et la régression de la part modale à partir des années 2005-2006. Il s’agit d’autre part de mieux saisir la situation actuelle du fret ferroviaire, ainsi que les probables conséquences de la décision de discontinuité retenue par le gouvernement français à la suite de l’enquête ouverte à l’encontre de Fret SNCF le 18 janvier dernier.

En outre, cette commission d’enquête souhaite revenir sur les effets de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire de 2021, dont certains estiment qu’elle offre un cadre d’aide publique un peu plus stabilisé ainsi qu’une plus grande visibilité, et qu’elle est pour partie à l’origine du redressement de la part modale du fret ferroviaire en 2021 et 2022. Le secteur semble néanmoins toujours présenter des éléments de fragilité : à plusieurs reprises, des intervenants nous ont indiqué que le marché du fret ferroviaire en France n’était pas complètement mature et qu’il aurait vraisemblablement besoin pendant très longtemps d’aides publiques en compensation, comme cela existe par exemple en Autriche, en Allemagne et en Belgique.

Les objectifs de cette audition sont multiples. Nous souhaitons d’abord que vous indiquiez la place de la solution fret dans vos chaînes logistiques, ainsi que votre appréciation de l’accès au réseau ces dernières années. Est-il plus simple d’opérer du fret ferroviaire aujourd’hui qu’il y a quelques années ? Ensuite, puisque vos entreprises sont internationales, nous sommes intéressés par les éléments de comparaison que vous pouvez établir entre la situation française du fret ferroviaire et celle qui prévaut à l’étranger.

Nous aimerions de plus connaître votre point de vue sur la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire et son effet sur votre activité, ainsi que le regard que vous portez sur la solution fret au regard des objectifs de la transition écologique, en lien avec vos différents « scopes ». Enfin, quelle est votre perception du plan de discontinuité décidé par le Gouvernement et quelles sont les inquiétudes qu’il peut susciter pour vos activités, en particulier si vous êtes concernés par les vingt-trois flux de trains que Fret SNCF va devoir abandonner.

Je vous rappelle que l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Nathalie Debaisieux et MM. Olivier Clyti, Guy Sidos, Stéphane Delpeyroux, Arnaud Desmonts et Olivier Galisson prêtent serment.)

M. Guy Sidos, président-directeur général de la société des ciments Vicat. Je suis président-directeur général du groupe Vicat, groupe cimentier français dont l’origine remonte à l’invention du ciment par Louis Vicat il y a sept générations. Toujours contrôlé par la famille fondatrice, le groupe est implanté dans douze pays. Notre chiffre d’affaires approche les 4 milliards d’euros et nous employons 10 000 collaborateurs dans ces douze pays, la France représentant un tiers de notre activité.

Lorsque les infrastructures sont à niveau, la production et la vente de ciment se prêtent à l’utilisation du ferroviaire pour transporter du vrac, à la fois les matières premières entrantes nécessaires à la fabrication du ciment et les produits finis – ciment et granulats – en sortie d’usine. Les sillons partent des usines et atteignent les terminaux de distribution ou ceux des clients finaux lorsqu’ils sont eux-mêmes équipés de terminaux.

Ainsi, tous nos clients peuvent bénéficier d’une façon indirecte du ferroviaire. Au niveau mondial, Vicat transporte environ 4 millions de tonnes de matériaux entrant ou sortant de ses usines, en Inde, en Kazakhstan, aux États-Unis, en Suisse et en France. Nous disposons d’une flotte globale de plus de 2 000 wagons. En moyenne, le transport ferroviaire coûte moins cher que le camion au-delà de 100 kilomètres. En Inde et aux États-Unis, plus de 20 % de nos ventes s’effectuent par le rail, 90 % au Kazakhstan, 53 % en Suisse, mais moins de 1 % en France, avec seulement 150 000 tonnes.

Ce pourcentage pourrait être multiplié par vingt si les infrastructures et le service étaient au niveau. Nous regrettons d’autant plus cette situation que nous cherchons à décarboner notre logistique. Le facteur d’émission carbone au kilomètre de Vicat est en France quatorze fois plus élevé pour un transport par camion que pour un transport par rail. À titre de comparaison, il est de seize en Suisse, de onze en Inde, de neuf aux États-Unis et de cinq au Kazakhstan.

En France, le décalage entre l’offre et la demande en volume et en qualité de service nous impose de mener des flux parallèles de camions, qui sont plus coûteux. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème d’opérateur, mais aussi d’un problème de réseau. Pour notre principal flux en France, qui relie notre usine de Xeuilley, près de Nancy, et Paris, il nous est demandé d’entretenir des voies publiques, comme le sillon de 25 kilomètres entre Xeuilley et Bainville, dont nous devons financer l’entretien sous peine de fermeture. Nous ressentons à la fois un problème de financement du capillaire, un intérêt limité pour le développement de nouveaux trafics et un problème de communication opérationnelle entre les responsables du réseau et les opérateurs.

La quasi-totalité du fret ferroviaire de Vicat en France est traitée par l’activité ciment au départ des cimenteries de Xeuilley et de Créchy près de Vichy, à destination du marché parisien. La majeure partie du ciment est déchargée depuis l’année 2000 sur le site de Chelles en Seine-et-Marne. J’ai ainsi retardé le doublement de sa capacité – donc un investissement important – que je soumets alors au développement du fret ferroviaire depuis nos usines.

Depuis 2022, nous réalisons un nouveau flux depuis Xeuilley vers Gennevilliers, directement sur une centrale à béton, avec l’objectif d’atteindre une quarantaine de milliers de tonnes. Nous travaillons avec deux opérateurs, dont Europorte pour le sillon Xeuilley-Chelles depuis 2011. Nous avons changé d’opérateur, dans la mesure où le taux de service n’était que de 60 % : environ un wagon sur deux n’arrivait pas dans des délais raisonnables. Nous travaillons toujours avec Fret SNCF pour le sillon Créchy-Chelles et sur le sillon Xeuilley- Gennevilliers, où nous opérons une solution mixte fer et route. Enfin, Fret SNCF nous ouvrirait cinq nouveaux sillons pour le tunnel euralpin Lyon-Turin (TELT), en direction des gros chantiers dont nous venons d’être attributaires. Europorte est meilleur en qualité de service et en coûts, mais Fret SNCF nous permet de travailler avec des coupons de wagons et non des trains entiers, ce qui peut s’avérer parfois plus adapté d’un point de vue commercial.

À l’heure de la réindustrialisation, nous avons besoin d’un pays maillé par des plateformes industrielles connectées par le rail. Fret SNCF me semble être la mieux placée pour dialoguer avec SNCF Réseau et satisfaire les demandes de services techniques, notamment être capable de proposer des coupons de wagons isolés, mais également des services humains.

Mon opinion est que le fret ferroviaire dispose d’un potentiel très important. Pour de nouveaux chantiers très importants comme le TELT, nous avons pu négocier l’ouverture de nouveaux sillons. Vicat souhaite travailler davantage avec Fret SNCF, dont le succès est lié au succès des politiques réindustrialisation du pays et de transition écologique.

M. Arnaud Desmonts, responsable des projets stratégiques supply chain, ArcelorMittal Europe. Le groupe ArcelorMittal emploie 154 000 salariés dans une soixantaine de pays, pour une production d’environ 60 millions de tonnes d’acier chaque année. L’Europe représente environ 60 500 salariés sur quatre cents sites et la France 15 400 salariés, pour une capacité de production d’environ 11 millions de tonnes, sur quarante sites, auxquels il faut ajouter un réseau de distribution et de centres de services.

En Europe, environ 24 millions de tonnes de produits finis sont transportées par la voie ferroviaire, qui représente 23 % de nos flux de transport contre 51 % pour la route, 24 % pour le maritime et 2 % pour le fluvial. À l’échelle de la France, la répartition est la suivante : 23 % pour le fret ferroviaire, 35 % pour le transport routier et 38 % pour le maritime.

En France, notre dispositif industriel est très interconnecté. Nous disposons de deux usines à chaux principales, l’une à Dunkerque et l’autre à Fos-sur-Mer, qui irriguent un certain nombre d’autres sites industriels en France. Les transports entre nos sites industriels sont effectués par voie ferroviaire. Par conséquent, d’un point de vue global, le fret ferroviaire représente chez nous 52 % des transports, sur une base de 12 millions de tonnes transportées par an, contre 23 % pour la route et 25 % pour le maritime. De fait, le fret ferroviaire constitue pour nous le premier levier dans notre logistique, soit 4 000 trains par an. Chaque jour, dix à douze trains partent d’un de nos sites, dont certains trains de plus de 4 200 tonnes : nos trains sont les plus lourds qui circulent en France, voire en Europe. Nous utilisons chaque année plus de 25 000 wagons isolés, ce qui fait de nous le premier client de Fret SNCF. Sur ces 25 000 wagons isolés, 25 % sont transportés dans l’Hexagone et 75 % à l’export. Le bon fonctionnement du wagon isolé à une maille européenne est un impératif pour le transport de nos produits.

Nous travaillons avec l’ensemble des entreprises ferroviaires en Europe et, bien souvent, nous sommes leur premier client ou parmi leurs premiers clients. En France, notre premier tractionnaire est Fret SNCF, qui est le seul à nous offrir la solution de wagon isolé. Nous continuons de travailler avec l’ensemble des acteurs du fret ferroviaire, mais relativement peu d’entreprises sont capables de traiter nos flux, à la fois en termes de fréquence et de volumes. En outre, il est délicat de découper des flux entre plusieurs opérateurs.

Depuis 2010, nous avons engagé un transfert du modèle wagon réseau vers un modèle wagon privé, soit plus de 5 500 wagons que nous gérons au sein de notre groupe pour le transport de nos produits, à la fois des produits finis, des produits semi-finis et quelques wagons pour les approvisionnements de matières premières.

S’agissant du plan de discontinuité, un de nos flux figure dans la liste de vingt-trois flux dont Fret SNCF doit se débarrasser, soit le seul flux industriel de la liste. Il s’agit en l’espèce d’un flux de castine et de chaux. Il représente un peu plus d’un million de tonnes transportées par an et il est critique pour le fonctionnement de l’usine de Dunkerque, un des plus grands sites sidérurgiques du groupe en Europe et qui alimente six autres sites industriels en cascade. Remettre en cause le fonctionnement de l’usine de Dunkerque aurait donc potentiellement un impact sur l’ensemble de notre dispositif industriel en France.

Aujourd’hui, malgré nos efforts d’anticipation pour essayer de trouver des repreneurs à la place de Fret SNCF, nous n’avons pas ou peu trouvé de candidats robustes et en mesure de nous offrir une solution fiable avant, au mieux, 2025. Cette situation est particulièrement difficile et nous obligera à travailler en sous-traitance avec Fret SNCF. Les difficultés associées peuvent provoquer une situation opérationnelle très critique pour le fonctionnement de notre usine.

Pour nous, la criticité du transport ferroviaire ne va cesser de se renforcer. En effet, nous poursuivons deux axes de développement majeurs. Le premier concerne l’ensemble de la décarbonation d’ArcelorMittal à l’échelle mondiale, européenne et française. Notre ambition est de réduire de plus de 40 % nos émissions de dioxyde de carbone à l’horizon 2030 et nous visons la neutralité carbone à l’horizon 2050. Cette opération passe par une modification fondamentale de notre process amont de fabrication, qui va nécessiter une augmentation significative de la part de ferraille. La réception de quantité de ferraille sur nos sites entraînera une augmentation significative des flux ferroviaires, en trains complets. Nous avons bon espoir de trouver des entreprises ferroviaires capables de nous accompagner dans cette démarche.

Le deuxième axe porte sur le développement du transport multimodal. Aujourd’hui, nous considérons avoir presque atteint l’utilisation maximale du transport ferroviaire avec le panel de clients qui sont aujourd’hui encore connectés au transport ferroviaire. Les vecteurs de développement portent donc sur le wagon isolé, vers des clients qui ne sont pas nécessairement connectés en transport ferroviaire. Dans ce domaine, l’enjeu consiste pour moi à tirer profit des capacités résiduelles dont je dispose dans mes usines en matière de chargement ferroviaire, pour pouvoir transporter nos produits sur de longues distances sur le rail, avant de livrer mes clients avec des camions, puisqu’ils ne sont pas connectés au réseau ferroviaire. Dans cette optique, il est essentiel de disposer de plateformes industrielles qui maillent la France. Or ce maillage est à ce jour très insuffisant.

À titre d’exemple, il existe aujourd’hui en France sept plateformes pour transborder des produits sidérurgiques : deux en région parisienne, une dans le nord, une à Lyon et trois à la frontière espagnole. Sauf erreur de ma part, il n’en existe aucune à l’ouest de la France, ni dans le centre, ni dans le sud-est.

Mme Nathalie Debaisieux, responsable achats et transports du groupe Roquette. L’entreprise Roquette est une entreprise familiale dotée de vingt-cinq usines à travers le monde, dont quatre en France. Nous sommes le premier amidonnier français et le cinquième mondial, pour un chiffre d’affaires de 4 milliards d’euros. Nous employons 8 000 personnes, dont 3 500 en France. Notre métier consiste à transformer le blé, le maïs, la pomme de terre et le pois en différents ingrédients et produits : nous avons environ sept cents références qui sont utilisées dans différents secteurs comme l’alimentation, la pharmacie et également l’industrie. Nous intervenons dans le domaine du B to B et nos produits sont utilisés dans de nombreux domaines, comme les sauces, le papier carton, le sirop pour la toux ou les steaks végétaux.

Nous sommes également engagés dans une démarche de réduction de nos émissions de dioxyde de carbone : -25 % en base 2021 d’ici à 2030 pour les scopes 1 et 2 et -25 % pour le scope 3. Nos usines fonctionnent 365 jours par an et sont situées dans les campagnes, au cœur de nos territoires. Notre logistique s’effectue principalement par train pour l’approvisionnement en matières premières et par mode routier pour nos produits finis. Nous consommons 3,6 millions de tonnes par an de céréales, soit 10 % de la production française de blé hors exportations et 15 % du maïs français, depuis cent cinquante silos qui sont répartis dans les campagnes françaises.

Sur ces 3,6 millions de tonnes de céréales, nous transportons 2,5 millions de tonnes par train chaque année ; 70 % de notre approvisionnement s’effectue donc par train. En revanche, seulement 1 % de nos produits finis sont expédiés par train ou par wagon isolé vers nos clients. Sur nos quatre usines françaises, deux sont embranchées : l’usine de Lestrem dans les Hauts-de-France et l’usine de Beinheim en Alsace. Nous disposons également d’une autre usine embranchée à Cassano Spinola, dans le nord de l’Italie.

Ces 2,5 millions de tonnes de céréales représentent 1 640 trains par an. Pour nous, le coût de la tonne transportée sur une distance moyenne équivalente ne varie pas sensiblement entre le camion et le train. Ainsi, sur une distance moyenne de 400 kilomètres, le camion nous coûte 23 euros la tonne, contre 22 euros la tonne pour le train.

Si le coût économique est sensiblement identique, il n’en va naturellement pas de même en matière de coût environnemental. Sur cette distance de 400 kilomètres, le train permet d’éviter 75 % d’émissions par rapport à la route. Pour nous, un train de céréales correspond à cinquante camions et 1 300 tonnes. Sur la même distance, un train émet 128 tonnes de dioxyde de carbone contre 516 tonnes pour un camion. Nos 1 640 trains par an permettent d’éviter de faire circuler 82 000 camions sur les routes chaque année, soit l’équivalent d’une file continue de camions entre Lille et Rome.

Vous comprenez donc que, pour l’approvisionnement en céréales, le train est vital et indispensable à notre logistique. Il permet d’aller chercher des céréales au cœur de nos territoires et de les ramener dans nos usines sans rupture de charge et en limitant les impacts environnementaux. Malgré l’ouverture à la concurrence de 2006, nous n’avons à ce jour jamais pu nous défaire de Fret SNCF, qui est aujourd’hui le seul opérateur capable de mailler le territoire et de mutualiser avec d’autres clients.

Nous faisons nous aussi face à des difficultés d’accès au réseau, mais surtout à des problèmes dans la qualité de service du fret : chaque mois, 15 % des trains ne sont pas réalisés, sans compter les conséquences des grèves. Sur le premier semestre 2023, 25 % de nos trains n’ont pas été réalisés. Sur les 211 trains annulés, 159 l’ont été pour cause de grève. Par ailleurs, les délais d’acheminement – ou transit time – se sont considérablement allongés ces dernières années.

En matière de fret, il ne faut pas raisonner seulement en termes d’infrastructures ou d’opérateurs ferroviaires, mais bien considérer l’ensemble de la chaîne, l’ensemble des acteurs. Je pense aux acteurs de nos industries privées, mais aussi les détenteurs de wagons.

En outre, les règles de financement ont été complètement bouleversées. Nous nous rendons compte que SNCF Réseau a abandonné ses petites lignes capillaires, moins rentables. Un grand nombre d’industriels ne peuvent maintenir les capillaires qui figurent pourtant sur le réseau ferré national, en raison des dispositions de 2019 qui ont imposé aux industriels 30 % de participation sur ces lignes, uniquement pour avoir le droit de circuler et sans retour sur investissement. La loi n° 2018-515 du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire et le décret n° 2019-1582 du 31 décembre 2019 ont établi des règles de financement qui ont complètement bouleversé le transport céréalier et amidonnier au profit de la route. Notre cœur de métier consiste à transformer des céréales et à créer de la richesse sur notre territoire, non à financer des infrastructures, qu’elles soient routières ou ferroviaires.

M. Olivier Clyti, directeur stratégie, RSE et digital du groupe InVivo. Le groupe InVivo est une coopérative agricole implantée dans les territoires, qui réalise environ 12,5 milliards d’euros chiffre d’affaires, avec 15 000 salariés dans le monde, dont plus de 11 000 en France. Nous intervenons dans quatre métiers. Le premier est l’agriculture : nous assurons localement une fourniture et une collecte céréalière très significative – 4 millions de tonnes en France. Notre deuxième métier se situe dans le domaine agroalimentaire et regroupe les industries de première transformation que sont la production de farine et la production de malt. Nous figurons parmi les leaders français pour la farine et les leaders mondiaux pour le malt. Le troisième métier est une activité de négoce, qui fournit les marchés export en céréales françaises. Notre responsabilité consiste ici à assurer une liquidité de marché pour un certain nombre de surplus de production qui sont d’abord orientés vers les industriels français, dont Roquette, mais qui sont ensuite également exportés. Aujourd’hui, le groupe InVivo doit représenter un peu moins de 4 millions de tonnes d’export au départ de Rouen et de La Rochelle et, au total, un flux complet d’une dizaine de millions de tonnes. Notre dernier métier est une activité de vente de détail, avec les enseignes Gamm vert et Jardiland, à travers 1 500 points de vente sur l’ensemble du territoire français.

Nos trois premiers métiers s’organisent donc autour du transport et de la logistique pondéreuse. Dans le domaine céréalier, entre 6 et 8 millions de tonnes sont transportées chaque année par voie ferroviaire. Le groupe InVivo en transporte quant à lui entre 600 000 et 800 000 tonnes par an par voie ferroviaire, soit 500 à 600 trains complets, soit également 12 % en volume de parts de marché par rapport aux autres moyens de transport. Nous opérons presque uniquement avec des trains complets, sur du trafic longue distance – au-delà de 400 kilomètres –, sur des sillons réguliers et à destination des industriels que nous servons ou des ports.

Les marchés céréaliers sont totalement mondialisés. La compétitivité de la logistique constitue donc la clé de la compétitivité de nos agricultures et de la « ferme France » et, au-delà, de nos industries agroalimentaires. Le ferroviaire est essentiel dans notre modèle logistique, puisqu’il constitue 80 % de nos flux export. Notre groupe a pour ambition d’utiliser les transports massifiés que sont le ferroviaire et le fluvial, à la fois parce qu’ils sont plus efficaces en termes logistiques, mais également moins consommateurs de carbone.

Malheureusement, entre 15 et 20 % de nos trains ne sont pas réalisés, sans mentionner les grèves, les absences ou les travaux. Les travaux se concentrent souvent lors des mois de juillet et d’août. Ce calendrier est idéal pour les voyageurs, mais catastrophique pour la moisson et nous nous retrouvons dans des situations impossibles : au lieu d’opérer quatre à six trains par semaine, nous ne pouvons en réaliser qu’un seul. Même si le dialogue avec SNCF Réseau s’est amélioré, la planification de ces travaux s’effectue sur des périodes tellement longues qu’il est extrêmement regrettable de ne pouvoir disposer de capacités d’exutoires lors des moissons.

Je rappelle que, dans certaines régions, le train constitue le seul moyen compétitif pour « sortir » les céréales car il n’existe pas d’autres moyens de transport en direction des grands ports ou des grandes industries. Si ces capacités sont bloquées, quelles qu’en soient les raisons, nous perdons significativement notre compétitivité.

Le réseau est vétuste et il nous est demandé de financer une partie des travaux. Je rappelle que, dans le négoce de céréales, il n’est pas possible de nous substituer à un certain nombre d’autres opérateurs en matière d’investissement dans les infrastructures. Pourtant, notre outil industriel est très performant et mondialement reconnu. Certes, depuis quelques années, des investissements ont eu lieu dans le fret ferroviaire et il faut en reconnaître les vertus, mais le passé – ou le passif – que nous subissons a du mal à être comblé.

En matière d’offre, les barrières à l’entrée sont très importantes et les délais très longs en matière d’investissement en traction et de capacité à capter des sillons. Force est de constater qu’aujourd’hui, un grand nombre d’opérateurs sont plutôt régionaux, Fret SNCF étant le seul à avoir un impact sur le territoire national.

J’ignore si le plan de discontinuité est définitif. De notre côté, nous avons la chance de ne pas être impactés. Fret SNCF nous a indiqué que ce plan pouvait représenter une opportunité pour eux de se concentrer sur le transport céréalier, mais seuls les faits pourront en attester.

La volonté d’accroître les flux de fret ferroviaire est louable, mais elle dépend de la compétitivité de nos infrastructures en termes de coût et de service. Ensuite, il est nécessaire de conduire une concertation très anticipée, afin que le flux puisse être continu et que nous usines puissent fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre : nous ne pouvons pas nous permettre une semaine sans flux en raison de travaux. En outre, l’offre de sillons doit être développée et les chargeurs doivent pouvoir retrouver confiance dans les opérateurs et dans la fiabilité du système.

L’objectif de croissance des transports massifiés représente un modèle de survie pour un certain nombre de régions agricoles et de sites industriels, ainsi que pour la capacité d’exportation française. Dans ce cadre, la performance ferroviaire fait partie d’un modèle indispensable à plusieurs titres : la réindustrialisation de notre pays, la performance relative de nos exportations et notre performance en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Malheureusement, les infrastructures à notre disposition nous aident peu aujourd’hui.

Enfin, le capillaire ferroviaire fait partie des « lignes de vie », ou plutôt des « lignes de survie », pour nombre de nos territoires. L’agriculture française dépend significativement de notre capacité à conserver des infrastructures performantes pour le transport massifié d’une manière générale et pour le fret ferroviaire en particulier.

M. Olivier Galisson, responsable Transports et logistique à France Chimie. France Chimie est la fédération qui représente les industriels de la chimie en France. Le transport ferroviaire, et encore plus le service de wagons isolés, est un enjeu vital pour notre industrie. Au même titre qu’ArcelorMittal, nous fonctionnons dans un réseau interconnecté d’usines en France et en Europe, ces usines étant parfois fournisseurs et parfois clients. Nous travaillons essentiellement en wagons isolés, dont la chimie représente environ 30 % de l’activité en France.

Pourquoi le fret ferroviaire est-il si essentiel pour la chimie ? Tout d’abord, un certain nombre de produits que nous fabriquons sont dangereux et interdits au transport routier. Au-delà de ces produits interdits sur la route, il existe des produits que nous jugeons sensibles et, en tant qu’entreprises responsables, nous considérons qu’il est préférable de les transporter via le ferroviaire, où l’accidentologie est bien plus faible que dans le secteur routier. Par ailleurs, nos sites industriels sont assujettis à une réglementation sur les installations classées pour l’environnement et subissent parfois des contraintes qui limitent leur capacité de stockage, notamment pour la fabrication en flux continu. Un wagon isolé représente environ 65 tonnes de capacité de chargement contre 24 tonnes pour un camion.

Quand nous choisissons les flux ferroviaires, nous sommes obligés de les anticiper en dépensant de l’argent pour des infrastructures dans nos usines, pour des outils de chargement et des outils de planification de flux de transport. En d’autres termes, nous dépensons de l’argent avant d’avoir même commencé le transport. Nous devons donc démontrer à nos actionnaires que les plans de relance et de restructuration du ferroviaire en France sont pérennes afin de nous assurer de perspectives et de pouvoir engager des financements.

En outre, nous évoluons dans un marché où la concurrence internationale est intense. Il nous faut donc être agiles, innovants et fiables, afin de trouver des solutions dans un contexte où les préoccupations environnementales sont également incontournables. Nous avons besoin d’être rassurés aujourd’hui sur le service de wagon isolé. La libéralisation du marché en 2006 a obligé les équipes des opérateurs ferroviaires historiques ou des nouveaux opérateurs à nous considérer, enfin, comme des clients. Nos besoins ont donc fini par être pris en compte, et certaines entreprises du ferroviaire essayent de les satisfaire. Au passage, je salue les efforts des opérateurs, notamment Fret SNCF.

Les opérateurs répondent à nos appels d’offres, ce qui nous permet d’optimiser des solutions et d’améliorer nos coûts sur les trains entiers. La situation est nettement moins favorable pour les transports en wagon isolé, puisqu’il s’agit d’une activité de coûts fixes. Un grand nombre d’opérateurs déclinent nos sollicitations, arguant qu’ils ne possèdent pas la capacité commerciale ou de transport suffisante pour amortir ces frais fixes.

Un seul opérateur répond à nos sollicitations, Fret SNCF, qui représente un peu plus de 85 % de parts de marché sur le wagon isolé, ce qui est très regrettable. Cette domination ne l’incite pas à être plus performant au plan opérationnel. De fait, et vous l’avez entendu à plusieurs reprises, Fret SNCF présente des défauts de fiabilité, de qualité de service et en matière de délais d’acheminement.

Cependant, nous sommes favorables au fret ferroviaire et nous voulons proposer des leviers de progrès. Ceux-ci concernent la disponibilité des infrastructures ferroviaires du réseau, les gares de triage, les réseaux capillaires et les dessertes finales vers ou depuis les sites industriels. Des investissements notables ont été actés, ce qui est plutôt rassurant.

Il faut indéniablement améliorer la productivité des opérations de transport ferroviaire, qui passe notamment par la digitalisation. Par exemple, la géolocalisation des wagons nous permettra d’identifier leurs immobilisations et de déterminer des flux retours de marchandises qui pourraient permettre de réduire les coûts. Je pense également aux documents de transport électronique et à la facturation électronique.

Il faut aussi mentionner les systèmes d’attelage automatique, les DAC – Digital Automatic Couplers –, qui permettraient d’améliorer la productivité, les conditions de travail des opérateurs et la sécurité. Ces investissements sont coûteux et des financements européens seraient les bienvenus dans ce domaine. Je précise que ces systèmes sont déjà à l’œuvre en Chine et aux États-Unis.

Enfin, la gestion des aléas doit être au cœur des préoccupations. Quand nous travaillons avec le ferroviaire, nous savons que les convois arriveront, mais nous ne savons pas exactement quand. Ici encore, le numérique semble incontournable pour améliorer la situation.

M. le président David Valence. Nombre de personnes auditionnées considèrent que les réponses accordées à l’Alliance 4F étaient significativement plus nombreuses qu’auparavant. Comment avez-vous perçu cette mobilisation et l’inscription du fret ferroviaire en tant que sujet de politique publique ?

Depuis plusieurs mois, les entreprises ferroviaires supportent une hausse importante des prix d’électricité, notamment celles qui se fournissaient auprès de Fret SNCF. Vous les répercutent-elles très directement ? Cela a-t-il eu des conséquences sur vos choix modaux ?

Le représentant d’ArcelorMittal est le seul d’entre vous à être concerné directement par le report d’un des vingt-trois flux de Fret SNCF. Comment avez-vous appris cette solution de discontinuité ? Monsieur Desmonts, pouvez-vous revenir sur la manière dont cette information vous a été transmise et sur votre recherche d’entreprises ferroviaires alternatives ?

La situation sociale au sein du groupe public ferroviaire a fréquemment été évoquée devant notre commission, notamment les épisodes de grève. Ces grèves ont-elles affecté votre confiance vis-à-vis du fret ferroviaire et vous ont-elles incité un report modal vers la route ?

Mobilisez-vous les certificats d’économie d’énergie ? Contribuent-ils à rétablir une forme d’attractivité du fret ferroviaire par rapport à la route ?

À votre connaissance, les entreprises ferroviaires sont-elles en capacité de déployer les systèmes d’attelage automatique et de les mobiliser ?

M. Arnaud Desmonts. Il existe une réelle mobilisation autour du fret ferroviaire, depuis quelques années, mais les aides ont été intégralement fléchées vers les entreprises ferroviaires. L’association des utilisateurs de transport de fret (AUTF) a souligné que les chargeurs, qui représentent les clients finaux, doivent eux aussi bénéficier d’une manière ou d’une autre d’un incentive. Les certificats d’économie d’énergie représentent une aide à destination des chargeurs, mais leur mise en œuvre est d’une grande complexité.

M. le président David Valence. En soi, il ne s’agit pas d’une aide, mais d’un marché, d’une valorisation de l’impact carbone qui incite à privilégier des solutions décarbonées.

Mme Nathalie Debaisieux. Nous soutenons nous aussi les annonces du Gouvernement, ainsi que les aides fléchées vers les entreprises ferroviaires et les infrastructures. Néanmoins, en tant qu’industriels, nous ne bénéficions pour le moment d’aucun accompagnement financier.

M. le président David Valence. Vous êtes des grands comptes chargeurs, mais malgré tout, dans chacun de vos groupes, le fret ferroviaire représente un sujet de passionnés. Lorsque vous vous comparez avec d’autres entreprises de la chaîne logistique, vous avez toujours conscience de présenter une particularité marquée. Vous vous retrouvez dans un paysage où vous êtes un sujet de politiques publiques et vous devez le ressentir d’une certaine manière, même si cela ne se traduit pas forcément par des aides. Les subventions sont orientées là où l’activité de fret est le plus déficitaire, c’est-à-dire chez les entreprises ferroviaires. Dans ces conditions, pouvez-vous mobiliser les certificats d’économie d’énergie sur la part qu’il vous est demandé de prendre dans l’investissement sur l’infrastructure dédiée au fret, c’est-à-dire le capillaire ?

Mme Nathalie Debaisieux. Nous ne pouvons pas du tout les mobiliser à l’heure actuelle, même si certaines fiches évolueront en faveur du report modal de la route vers le rail.

M. Guy Sidos. Les grèves se traduisent toujours par un surcoût, car nous sommes obligés de remplacer les trains par l’utilisation de camions, plus chers et plus polluants. En tant qu’ancien commandant de sous-marin, j’estime que tout est affaire de commandement. À ce titre, j’ai le sentiment qu’il existe un problème dans la relation entre le gestionnaire des réseaux et l’opérateur.

M. le président David Valence. Monsieur Desmonts, comment avez-vous été informé de la solution de discontinuité et comment s’est déroulé le dialogue avec Fret SNCF au sujet de la réorganisation du flux qui vous concerne ?

M. Arnaud Desmonts. Ce flux relie Boulogne-sur-Mer et Dunkerque. Il concerne un million de tonnes. Nous avons été officieusement informés au mois de mai et officiellement par un courrier qui nous est parvenu au mois de juillet. Fret SNCF a rapidement expliqué les tenants et aboutissants de cette discontinuité. En revanche, un flou subsistait sur la date du retrait, initialement évoqué pour janvier 2024, avec une extension potentielle jusqu’en juin 2024.

Nous avons pu lancer des appels d’offres assez rapidement. Cependant, les contours de la sous-traitance que Fret SNCF peut assurer pendant une période d’intérim n’ont été clarifiés qu’au mois de septembre.

M. le président David Valence. Avant le choix de ce scénario de discontinuité, étiez-vous conscient du risque qui pesait sur l’avenir de Fret SNCF ?

M. Arnaud Desmonts. Lorsque nous avons compris qu’un certain nombre de flux pouvaient être remis en cause, nous avons mené une analyse qui a fait apparaître que nous risquions d’être concernés, compte tenu de l’étendue de nos flux. En revanche, nous ne pensions pas nécessairement être impactés sur ce flux-là précisément.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Monsieur Sidos, si je vous ai bien compris, le fret ferroviaire dispose d’un potentiel immense en France, à condition que le réseau et les infrastructures soient à niveau.

Monsieur Desmonts, pouvez-vous nous dire si les négociations tarifaires que vous conduisez concernant la reprise du flux entre Boulogne-sur-Mer et Dunkerque vont se traduire par une diminution ou par une augmentation de vos coûts ?

Madame Debaisieux, vous avez évoqué les quatre usines du groupe Roquette en France, dont deux sont embranchées. Avez-vous pour objectif d’embrancher les deux autres ? Vous avez également mentionné les coûts respectifs des solutions routière et ferroviaire. Si la crise de l’énergie se poursuit et si les coûts de l’électricité demeurent élevés, craignez-vous un report modal important vers la route ?

Monsieur Clyti, j’ai été particulièrement intéressé par vos propos, notamment lorsque vous indiquez que le train est une question de survie pour des entreprises situées dans certains territoires enclavés.

Monsieur Galisson, je suis député de la région de Rouen, où sont implantées de nombreuses industries, notamment chimiques. Lorsque je discute avec les cheminots, ils regrettent que des entreprises comme Lubrizol ou Borealis n’aient pas construit leurs propres embranchements. Dans votre secteur, existe-t-il des incitations pour le raccordement ferré des entreprises ?

M. Guy Sidos. Vous avez mentionné l’impact du coût de l’électricité sur nos flux. À l’heure actuelle, la différence de coût entre le ferroviaire et la route n’est pas nécessairement à l’avantage de cette dernière. En revanche, pour les matériaux de construction, le risque porte sur notre compétitivité : si nos prix sont trop élevés, nos clients diminuent leurs commandes. En résumé, la question ne porte pas tant sur le coût de l’énergie que sur la capacité du client à supporter l’ensemble de l’augmentation des coûts pour satisfaire ses besoins.

À titre de comparaison, notre usine en Suisse utilise le rail pour 53 % des tonnes transportées, ce qui correspond à 49 % des tonnes-kilomètres, contre 26 % seulement pour mes deux usines connectées en France. En outre, cinq autres de mes usines françaises ne sont pas embranchées.

Pour le reste, tout est lié à la culture et à la confiance. Il est vrai que le rail a de nombreux amis, monsieur le président. Je suis assez optimiste pour le futur. Si nous voulons réussir nos politiques de réindustrialisation et réduire nos émissions de carbone, nous avons besoin du rail.

M. Olivier Galisson. Les incitations que nous pouvons développer sont essentiellement fondées sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). La massification et la réduction des émissions de dioxyde de carbone constituent un enjeu sociétal important. Les entreprises citées par M. le rapporteur participent à ce mouvement et sont parfois même labellisées. En fonction de leurs propres intérêts économiques, elles choisissent ou non de s’embrancher.

La dépendance au ferroviaire est également liée à notre mode de distribution, c’est-à-dire à l’emballage. Dans la chimie, nous utilisons beaucoup le ferroviaire pour le vrac, acheminé dans des wagons-citernes. Pour les autres modes comme le grand récipient pour vrac (GRV) ou big bag, le transport routier est souvent plus intéressant que le mode ferroviaire. C’est au terme d’une étude technico-économique que chaque entreprise décide ou non de s’embrancher. Les incitations sont plutôt d’ordre RSE ou sociétal.

M. Olivier Clyti. Nous sommes avant tout dépendants des bassins de production, c’est-à-dire des lieux où poussent les céréales. La compétitivité du bassin de production est liée à la compétitivité logistique. Si celle du rail s’améliore, le flux se réorientera naturellement vers le ferroviaire.

La plupart de nos embranchements ne sont pas électrifiés. Au-delà, notre principale préoccupation porte sur notre compétitivité relative à l’export par rapport aux autres pays.

Vous avez mentionné la question des politiques publiques. Nous nous réjouissons de constater que le transport ferroviaire fait l’objet d’une attention plus marquée. Cependant, les discussions ne sont pas toujours du même ordre selon les échelons – je pense notamment à l’État et aux régions.

Les chargeurs sont sollicités pour réinvestir dans des voies capillaires dont dépend la survie de leurs outils industriels. Mais nous devons raisonner avec une grille de lecture industrielle, et donc selon une échelle de temps de vingt ou trente ans. Nous avons par conséquent besoin de visibilité. Or l’expérience peut nous faire douter de la pérennité des investissements publics en matière ferroviaire. Nous avons besoin d’avoir confiance dans le réseau.

M. le président David Valence. La prévisibilité que vous évoquez est celle qui est offerte par le gestionnaire d’infrastructure sur la durabilité des travaux qui sont réalisés grâce à ces financements. Le sujet concerne moins l’État que le gestionnaire d’infrastructure.

M. Olivier Clyti. Le sujet concerne le rapport entre l’investissement et la durée d’exploitation.

Mme Nathalie Debaisieux. Sur nos quatre usines, deux installations terminales (ITE) sont actives. Nous souhaitons les maintenir et, à ce titre, nous avons participé au financement des lignes Armentières-Lestrem et Rœschwoog-Beinheim. Notre développement futur passera par le wagon isolé. Pour réussir le report modal vers le rail, il nous faut donc investir dans nos usines. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur d’un soutien public pour nous permettre d’acquérir du foncier, de la même manière que nous avons pu bénéficier d’aides régionales par le passé.

Le différentiel de coût entre la route et le rail est trop faible aujourd’hui pour nous inciter à engager de lourds investissements ferroviaires. Nous avons un projet de création d’une grande boucle agrémentée d’entrepôts et d’une plateforme multimodale sur notre site de Lestrem, mais le retour sur investissement est à ce jour de vingt ans.

La question des coûts d’électricité facturés par SNCF Réseau est effectivement un sujet de tension, compte tenu d’une augmentation de l’ordre de 9 à 10 % pour le moment. Ces éléments ne favorisent pas notre développement. Mais le problème ne concerne pas uniquement la France. Entre janvier et juillet 2022, la hausse de nos coûts de traction entre la Hongrie et l’Italie a été de 49 %, la plus grande partie étant liée au prix de l’électricité.

M. le président David Valence. En matière de financement, chacun peut se renvoyer la balle indéfiniment. Par exemple, les régions n’ont aucune compétence en matière de capillaires fret. Cependant, le retard en matière d’investissement est tel que tout le monde doit s’efforcer de trouver des solutions. Au-delà de l’enjeu de décarbonation, le fret ferroviaire représente un enjeu économique, un enjeu de survie pour l’industrie française actuelle. Nous comptons également sur vous pour transmettre le message à l’échelle nationale.

 


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31.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Mariani, ancien ministre (16 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. Thierry Mariani, député européen.

Monsieur le ministre, vous êtes le dernier ministre des transports que nous auditionnons. Nous avons souhaité recevoir l’ensemble des membres du Gouvernement qui ont conduit cette politique publique depuis 1995. Cela a été votre cas de novembre 2010 à mai 2012.

Depuis le début de nos auditions, au mois de septembre, deux séries d’interrogations principales se dégagent. La première concerne le déclin de la part modale du fret ferroviaire dans le transport de marchandises en France. Ce déclin a débuté au milieu des années 1970 et ne s’est pas vraiment arrêté dans les années 2000. Nous cherchons à identifier le rôle que l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire a pu jouer à partir de 2005-2006. Celle-ci s’est traduite par l’arrivée assez rapide d’opérateurs alternatifs sur le marché français.

Le deuxième groupe d’interrogations est lié au choix du gouvernement français de retenir une solution de discontinuité pour préserver Fret SNCF d’un contentieux qui a pris une forme juridique plus dure avec l’ouverture d’une enquête approfondie par la Commission européenne le 18 janvier dernier. Cette enquête vise ce qui est regardé comme étant des aides publiques perçues de manière continue par Fret SNCF dans un secteur concurrentiel, ce qui crée des suspicions d’illégalité au regard du droit de l’Union européenne et de la concurrence. Il se trouve que la période visée inclut celle où vous étiez en charge des transports au sein du gouvernement conduit par François Fillon.

Nous avons auditionné à la fois votre prédécesseur Dominique Bussereau et votre successeur Frédéric Cuvillier. Nous serons heureux d’entendre vos analyses. C’était une période assez singulière puisque vous êtes arrivé au ministère des transports juste après la crise financière de 2008. La chute de l’activité industrielle a eu des effets sur la part modale. Néanmoins, les années 2011 et 2012 sont marquées par un léger redressement.

C’est une époque où le déficit de la branche de l’entreprise publique qui était chargée du fret ferroviaire restait considérable. On peut considérer que la forme de tolérance de l’Union européenne depuis 2005 était suspendue aux efforts de redressement menés par la France pour son opérateur public de fret ferroviaire. Quel regard portiez-vous sur la situation du transport de marchandises global, du transport de marchandises par rail et en particulier de Fret SNCF, compte tenu des enjeux posés par le Grenelle de l’environnement ? La période où vous avez exercé cette responsabilité est aussi celle où l’on commençait à faire un lien un peu plus systématique entre le fret ferroviaire et la décarbonation des transports dans le cadre des enjeux de transition écologique.

Comment appréhendiez-vous les enjeux de conformité des aides perçues par Fret SNCF au regard du droit de l’Union européenne ? Quels étaient vos échanges avec les dirigeants de la SNCF et des concurrents privés au sujet du fret ? Le sujet était-il abordé lors de vos rencontres avec la Commission européenne ou du conseil européen des ministres des transports ?

En tant que député européen, quelle est votre appréciation de la procédure ouverte par la Commission européenne à l’encontre de Fret SNCF ? Comment réagissent vos collègues roumains, italiens et allemands qui sont confrontés à des procédures plus ou moins analogues et avancées dans le domaine du fret ferroviaire ? Que pensez-vous de la solution de discontinuité retenue par le gouvernement français ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Thierry Mariani prête serment.)

M. Thierry Mariani, ancien ministre. Au risque de vous décevoir, j’ai été ministre des transports un peu moins de deux ans et j’ai succédé à M. Dominique Bussereau, qui est un spécialiste du ferroviaire. Il avait pris ce sujet à cœur tandis que le Gouvernement m’avait donné d’autres priorités.

Ma première mission a consisté à terminer la réforme des ports. Il y a eu cinq semaines de grève et c’est la période pendant laquelle on a transféré le personnel de quasi-fonctionnaires aux sociétés de manutention privées. Aujourd’hui, la situation des ports s’est tout de même redressée et ils sont désormais concurrentiels.

Ma deuxième priorité était le lancement de quatre lignes de TGV pour les voyageurs.

En 2011 a été ouvert à la concurrence interne le cabotage des autocars sur les lignes internationales. À l’époque, la SNCF défendait farouchement un certain nombre de lignes. Dix ans plus tard, on voit que les autocars se sont généralisés. Telle était la troisième priorité.

La quatrième était le service garanti dans l’aérien. Même si cela semble d’une autre époque, j’ai évité à mes successeurs de se retrouver avec 10 000 personnes s’entassant dans les aéroports. Désormais, comme vous le savez, un préavis individuel permet aux compagnies aériennes de prévenir les passagers afin d’éviter la loterie.

Le cinquième point était la relance du tunnel Lyon-Turin. Je pense qu’il sera important pour l’avenir du fret ferroviaire. À mon arrivée, il n’y avait pour ainsi dire plus d’accord avec les Italiens. C’est donc à mon initiative que des accords ont été signés le 30 janvier 2012. Ces derniers ont permis de relancer ce projet en revoyant notamment toutes les clés de financement.

Le fret ferroviaire n’était pas le sujet brûlant, d’autant plus que, de notoriété publique, c’était un peu « l’homme malade » du ministère des transports. Néanmoins, nous avions lancé les assises du ferroviaire pendant six mois afin de réformer ce secteur et l’ouvrir à la concurrence. Il y avait en l’occurrence un vrai spécialiste du transport le sénateur Francis Grignon, que je vous conseille d’auditionner parce qu’il a beaucoup travaillé sur le fret ferroviaire. Il a présidé un groupe de travail sur l’avenir du fret ferroviaire constitué en septembre 2009, conformément au souhait du président de la commission de l’économie et du développement durable du Sénat. Ce groupe travaillait en étroite relation avec nous. Son rapport a été rendu public en octobre 2010.

Prenant acte des résultats peu probants enregistrés par le fret ferroviaire lors des dernières années, notamment par l’activité fret de la SNCF, ce rapport constatait le déclin continu du fret ferroviaire en France depuis trente ans. Il révélait par ailleurs que l’avenir du fret ferroviaire était directement lié au monde routier. Il affirmait également que l’érosion des parts du marché du fret ferroviaire par rapport aux autres modes devait être endiguée en tirant profit notamment de la reprise économique constatée à l’époque dans le secteur des transports.

Dans le prolongement des pistes de progrès identifiées dans le cadre de l’engagement national pour le fret ferroviaire, ce rapport proposait trois grands axes de travail.

Premièrement, renforcer la qualité de service des opérateurs ferroviaires en rendant plus performants les corridors de fret afin de faire émerger un réseau ferroviaire européen compétitif, en substituant une logique de la demande au bénéfice des chargeurs à la logique de l’offre qui était privilégiée et en prévoyant que les utilisateurs du mode routier versent une compensation aux entreprises ferroviaires exploitant des lignes de fret de faible trafic, essentiellement de wagon isolé, dans une perspective d’aménagement du territoire.

Deuxièmement, le rapport préconisait d’améliorer l’organisation du système ferroviaire en garantissant l’indépendance de la direction et de la circulation ferroviaire au sein de la SNCF, en donnant la priorité aux embranchements et aux connexions avec les grands ports maritimes et le canal Seine-Nord Europe, en favorisant la création de voies de raccordement reliant le réseau ferré national et les sites d’entreprise, éventuellement par des subventions publiques, et en encourageant l’implantation des opérateurs ferroviaires de proximité.

Troisièmement, eu égard à l’engagement financier de l’État de 7 milliards d’euros dans le cadre de ce programme, il s’agissait de sanctuariser le financement de l’Agence de financement des infrastructures de transport (AFITF) en accélérant notamment la mise en place de la taxe poids lourds. En outre, la question du relèvement du montant des péages ferroviaires acquittés par les trains de marchandises pouvait être étudiée. C’étaient les préconisations de l’époque, mais les agendas électoraux ont fait qu’une autre majorité s’est installée et a choisi une autre politique.

Mes rapports avec M. Guillaume Pepy et les responsables de la SNCF étaient excellents. En revanche, ils étaient difficiles avec le responsable du fret de l’époque. Disons que M. Blayau avait des idées difficiles à remettre en cause.

Pour ce qui est du Parlement européen, je ne suis pas à la commission des transports. Néanmoins, je me suis un peu renseigné auprès de mes collègues. Si vous souhaitez connaître la position de la formation à laquelle j’appartiens, je vous conseille d’auditionner M. Philippe Olivier, notre spécialiste en la matière. Nous demandons l’application d’une clause de sauvegarde pour le marché du fret ferroviaire français, comme cela existe déjà pour le transport routier : le règlement européen du 25 octobre 1993 relatif à l’accès au marché du transport routier prévoit qu’en cas de perturbation grave du marché intérieur, un État a la possibilité de demander l’application de cette clause. En l’état actuel des choses, un tel dispositif n’existe pas pour le rail. Or, compte tenu des engagements climatiques de la France dans la réduction des émissions liées au transport imposée par Bruxelles, et vu le rôle stratégique du train dans le report modal, il est clair que si la France est en plus contrainte de se démunir de sa branche Fret SNCF, elle doit demander à Bruxelles l’aménagement d’une clause spécifique pour assurer la pérennité de son marché de fret ferroviaire. À notre avis, la France ne peut pas être perdante des deux côtés.

La deuxième proposition est la mise en place d’un moratoire visant à permettre à l’État d’organiser une nouvelle entité qui remplacera Fret SNCF et surtout de pérenniser la position de cette entité sur le marché concurrentiel européen. Ce moratoire doit permettre de laisser le temps à l’État de renégocier avec Bruxelles les conditions d’accès au marché de compagnies concurrentes qui exploiteront des lignes en France, en tenant compte du contexte conjoncturel et organisationnel du lancement de la nouvelle structure française.

Une jeune structure, même soutenue par l’État, peut mettre un certain temps avant d’être totalement opérationnelle. Elle sera dépendante dans les premiers temps de certains délais administratifs et légaux pouvant l’empêcher de fonctionner à plein immédiatement après son lancement. Je pense bien évidemment aux délais de certification, de mise aux normes, d’audit, etc. Face à elle, les concurrents étrangers du rail sont des entreprises historiques et institutionnelles dans le paysage ferroviaire européen. Ils sont installés économiquement et jouissent d’une certaine assise sur le marché. Il ne serait donc pas équitable d’opposer un jeune challenger français en phase de lancement à de pareils mastodontes sur le marché.

Notre troisième proposition consiste à mettre en place une clause miroir dans le dispositif concurrentiel imposé par la Commission européenne. Alors que la libéralisation du fret ferroviaire imposé par Bruxelles oblige la France à perdre des lignes en laissant 20 à 30 % de son activité de fret ferroviaire à des compagnies étrangères concurrentes, il faut pouvoir assurer à la France qu’elle pourra compenser en récupérant du trafic et des lignes de fret auprès des autres pays européens.

Comme vous l’aurez compris, le fret ferroviaire n’était pas la principale priorité à l’époque. Le drame du ministère des transports, c’est que les secteurs sont tellement nombreux qu’il y a des priorités partout.

M. le président David Valence. Dans mon introduction, j’ai souligné que le lien fait entre le développement du fret ferroviaire comme solution modale et la transition écologique n’était pas aussi systématique qu’aujourd’hui. En tout cas, c’était absolument évident dans les années 1990. Il a commencé à s’établir de manière un peu plus systématique à partir de 2009-2010, notamment dans le cadre de l'engagement national pour le fret ferroviaire. Le regard sur le fret a-t-il été initié par le sujet de la décarbonation des transports ? Ou alors, s’agissait-il plutôt de la volonté de rétablir des équilibres économiques dans ce qui était parfois considéré comme un « tracassin » ?

En tant qu’ancien ministre des transports, que pensez-vous des effets de la libéralisation du marché du fret ferroviaire sur la solution du fer pour les entreprises ? Peut-on considérer que l’introduction d’une concurrence intramodale, et non plus seulement intermodale telle qu’elle existait auparavant, a empêché une régression plus rapide ? Ou a-t-elle au contraire accéléré la régression de la part modale ? Ou n’y a-t-il eu aucun effet, si ce n’est un rôle de préservation ?

En ce qui concerne l’écoredevance ou l’écotaxe, qui a été abandonnée par les gouvernements suivants, comment regardait-on sa mise en place, qui était donnée pour acquise par l’ensemble de l’écosystème des transports au moment où vous étiez aux responsabilités ? Aviez-vous le sentiment que cela suscitait des espérances, du côté de Fret SNCF et des entreprises ferroviaires, quant à une forme de rétablissement d’une concurrence équitable entre la route et le rail ?

M. Thierry Mariani. J’ai été secrétaire d’État, puis ministre délégué, sous l’autorité de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Même si nos rapports professionnels étaient parfois un peu tendus, c’est vraiment la première ministre à avoir sincèrement pris en charge le sujet de la décarbonation. Je précise qu’elle avait la double casquette transports et environnement. Pour elle, c’était vraiment une priorité. Non pas que ce n’en fût pas une pour ses prédécesseurs, mais la prise de conscience scientifique, médiatique et politique s’est faite au moment où elle était ministre. La composante environnementale était son cheval de bataille permanent, à chacune de nos réunions.

Je pense que le rapport du sénateur Grignon était essentiellement technique. La priorité était de sauver l’activité de fret de la SNCF, et pas forcément les problèmes de réchauffement de la planète ou de décarbonation. Compte tenu de son profil, il était logique que l’axe de son rapport soit celui-ci.

Je ne suis pas convaincu que les réformes successives d’ouverture à la concurrence engagées par l’Union européenne aient entraîné beaucoup de progrès au niveau du fret ferroviaire. La question est de savoir si c’est la faute de l’Europe ou si c’est quelque chose d’inéluctable. On pourrait parler de la situation du Royaume-Uni, à l’époque où ce dernier était dans l’Union européenne.

En Allemagne, le secteur ferroviaire a été libéralisé depuis 2014. Toutefois, c’est l’État qui contrôle le réseau, est responsable des investissements et a repris à son compte la dette de la Deutsche Bahn. Cette dernière a perdu 25 % de ses parts de marché depuis l’ouverture à la concurrence. En Italie, de nouvelles sociétés de transport ferroviaire ont vu le jour à partir des années 2000. Un nouvel acteur privé italien a fait son apparition sur le marché en 2012. Le réseau ferré italien souffre lui aussi d’un investissement insuffisant. Lorsque je regarde le bilan de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, je ne pense pas qu’il soit concluant.

Est-ce dû à la réforme des structures ou est-ce parce que le trafic routier est devenu de plus en plus concurrentiel ? Je dirais que ce sont les deux. Aujourd’hui, si on regarde les coûts du transport routier, la libéralisation fait qu’on retrouve des entreprises de l’est de l’Europe qui proposent des conditions défiant toute concurrence. Le fret ferroviaire n’est malheureusement plus concurrentiel. En plus, on a bien souvent supprimé les accès directs aux entreprises. Si l’on ajoute la politique des flux tendus et le problème technique du remplissage des wagons, la solution semble être le transport routier. Même si on est bien loin de la décarbonation, c’est la solution qui a été adoptée par de nombreuses entreprises.

L’écotaxe avait été décidée par le gouvernement Sarkozy, dont j’étais ministre. Je précise qu’elle avait été votée à l’unanimité. Personne n’a vu venir la rébellion qui a entraîné son abandon après l’élection de François Hollande. Le dispositif était compliqué et je pense qu’il a été mal expliqué. Le paradoxe, c’est que ce mouvement a été initié en Bretagne, une zone qui était exonérée de la moitié de la taxe. Autrement dit, cela n’avait aucun sens.

Tout comme pour le mouvement des Gilets jaunes, il y a parfois une exaspération de l’opinion. En l’occurrence, le déclencheur a été cette écotaxe – qui, du reste, n’était pas payée par les voitures. À l’époque, j’étais député de l’opposition, mais je l’ai défendue jusqu’au bout. On racontait n’importe quoi ! Les automobilistes étaient persuadés qu’ils allaient la payer. La fin de l’histoire, c’est que ce projet a été abandonné.

C’est la troisième commission d’enquête à laquelle j’assiste depuis que j’ai quitté l’Assemblée nationale. La première portait sur l’écotaxe et les appels d’offres qui avaient été passés avant mon arrivée. En réalité, tout cela a été une catastrophe financière. C’était pourtant un espoir de ressources pour le fret ferroviaire. Les collectivités territoriales en attendaient également beaucoup pour la réfection des réseaux routiers. Je pense que l’écotaxe a fait les frais de l’impopularité du gouvernement de l’époque. Plus personne n’a depuis lors osé remettre ce dossier sur la table. Au-delà du coût, la France est désormais un des rares pays où les poids lourds étrangers continuent gentiment à passer sur des infrastructures sans y contribuer financièrement.

M. le président David Valence. En ce qui concerne la concurrence, les règles se sont appliquées de la même façon partout en Europe. Il se trouve qu’elles n’ont pas eu du tout les mêmes effets en Allemagne, en Autriche et en Belgique qu’en France, notamment sur le secteur du fret ferroviaire. Ces pays-là ont réussi à en limiter la décélération, voire à regagner de la part modale. La part modale du ferroviaire est à 30 % en Autriche. C’est donc plutôt en dynamique qu’en régression.

Il s’est donc passé quelque chose de spécifique en France, ce qui explique que la libéralisation n’ait pas produit les mêmes effets qu’ailleurs. Votre analyse de la préférence pour la route est très juste : les logisticiens n’ont plus forcément le réflexe du fer ou de la voie d’eau, même si cela commence un peu à changer. La responsabilité sociétale et environnementale des entreprises fait qu’elles s’interrogent sur d’autres solutions de transport. Les entreprises ferroviaires reconnaissent toutes qu’on n’est plus forcément au même stade du débat au sein des filières économiques qu’il y a encore dix ou quinze ans.

M. Thierry Mariani. La politique du zéro stock dans de très nombreuses entreprises est complètement antinomique avec le fret ferroviaire et très néfaste pour son développement.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez évoqué l’engagement national pour le fret ferroviaire, qui a débouché notamment sur un plan prévisionnel de 7 milliards d’euros. Il était censé se déployer sur la période 2010-2020. Vous êtes-vous interrogé à l’époque sur le caractère européen des huit axes de travail de ce plan ?

Sur ces huit axes, cinq sont orientés vers les grands trafics à l’échelle européenne. N’y avait-il pas là un déséquilibre par rapport aux projets d’engagements financiers sur le maillage territorial national, qui était déjà fragilisé, et un risque pour la relance du fret à l’échelle du transport national ? Par ailleurs, vous avez été témoin de la scission entre RFF et la SNCF. Pourriez-vous témoigner du caractère obsolète de la décision qui avait abouti à cette scission avec la loi de 1997 ?

M. Thierry Mariani. Qu’entendez-vous par « caractère obsolète » ?

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Nous avons entendu plusieurs témoignages indiquant que cette scission entre RFF et SNCF avait généré des situations pour le moins difficiles. Pourriez-vous témoigner des dernières années avant la réforme de 2014 ?

Vous dites avoir suivi tout particulièrement la question des ports. Compte tenu de la sous-utilisation du fret ferroviaire, la question de l’armature ferroviaire de nos grands ports français a-t-elle constitué une préoccupation à l’époque ? Elle figurait dans l’un des axes du plan d’engagement pour le fret ferroviaire, mais a-t-elle pu se déployer suffisamment et dans de bonnes conditions ? Visiblement, ce n’est pas le cas puisqu’on dresse encore aujourd’hui un bilan assez pauvre de l’utilisation du fret ferroviaire au niveau de nos grands ports maritimes.

Vous avez exposé la position de votre groupe au Parlement européen sur le plan de discontinuité, qui est étayée par trois propositions. La clause de sauvegarde pour le fret français serait en quelque sorte l’équivalent de ce qui existe au niveau routier. Vous recommandez un moratoire afin de réunir les conditions de manière apaisée et plus posée, ainsi que la mise en place d’une nouvelle entité dans le contexte actuel de concurrence avec les autres acteurs sur le terrain. Votre dernière proposition est la mise en place d’une clause miroir permettant à cette nouvelle entité de se déployer à l’échelle des autres pays européens. Pourriez-vous préciser ces trois propositions au regard de la mise en œuvre de l’actuel plan de discontinuité, si cela vous est possible ?

M. Thierry Mariani. Sur votre dernière question, étant donné que le Parlement européen est un cauchemar en termes de réglementation, je vous conseille de vous adresser à un véritable spécialiste, ce que je ne suis pas.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Pourriez-vous nous faire une communication écrite sur ces trois propositions ?

M. Thierry Mariani. Oui, je pourrai vous le transmettre par écrit.

M. Thierry Mariani. Les sept grands ports nationaux étaient l’objet de la septième proposition des huit axes de l’engagement national pour le fret ferroviaire. C’était inscrit dans les plans, mais j’ignore si cela a été appliqué. Pour ma part, je me suis plutôt occupé des problèmes de manutention, de grève et de statut. Néanmoins, nous avions bien mentionné la question de l’accès aux ports. Il n’y a pas de développement du fret ferroviaire si l’intermodalité n’est pas prévue à l’arrivée dans les ports.

La décision sur la scission était-elle obsolète ? En tout cas, je constate qu’elle a créé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus. Il y avait des réunions en permanence entre M. Guillaume Pepy et le responsable du fret. La frontière entre les deux n’était pas claire. Chacun se renvoyait la patate chaude, notamment sur les problèmes de signalisation. Ça n’a donc véritablement jamais fonctionné. C’était toujours quelque chose d’assez théorique.

En ce qui concerne l’engagement national pour le fret ferroviaire, j’étais alors en discussion avec Siim Kallas, le commissaire européen aux transports de l’époque. Il s’agissait notamment du réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Nous nous sommes battus pour que la France ne soit pas oubliée et nous avons obtenu satisfaction sur à peu près tout ce nous souhaitions. Pour autant, comme bien souvent à Bruxelles, cela reste de grands projets.

Nous avions bien conscience des axes européens dans lesquels nous devions nous inscrire. La priorité du développement des autoroutes ferroviaires avait été inscrite, notamment l’axe Perpignan-Luxembourg. Il y avait également une grande réflexion sur les lignes maritimes entre l’Italie, la France et l’Espagne. En fait, même si la dimension européenne était prise en compte, cela constituait davantage une annexe qu’une priorité.

M. le président David Valence. Vous venez d’évoquer les contacts et les échanges que vous aviez avec l’Union européenne, et en particulier le commissaire européen aux transports. Les plans de redressement de Fret SNCF avaient été lancés en réponse à la situation de 2005. Aviez-vous eu des alertes sur le caractère potentiellement discutable au regard du droit européen des aides publiques qui étaient versées par le groupe public ferroviaire à Fret SNCF pour la renflouer ?

M. Thierry Mariani. Nous passions notre temps à répondre régulièrement à des questionnaires. On trouvait toujours les justifications nécessaires. Néanmoins, il est vrai que cela faisait partie des questions récurrentes qui nous étaient adressées par le commissaire aux transports. Pour autant, pour en avoir discuté avec eux, j’avais l’impression que c’était la situation de beaucoup de mes collègues au niveau européen. La France n’était pas une exception.

En plus, le commissaire européen aux transports étant alors originaire d’un pays balte dont la superficie ne se prête pas à un tel développement, c’était pour lui une obsession alors que nous essayions en permanence de freiner les choses avec mes collègues italien, allemand et espagnol en lui expliquant que la transition ne pouvait pas se faire en jouant purement et simplement les règles du libéralisme.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez évoqué les deux priorités qui se côtoyaient. Vous avez mentionné le souci permanent de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet quant à la décarbonation, notamment dans le secteur des transports, et une priorité beaucoup plus pragmatique de vos collègues européens et de vous-même sur la sauvegarde du fret. Comment les arbitrages ont-ils pu progresser dans ces circonstances ? On était alors dans le contexte de l’écotaxe à venir.

Aujourd’hui, nous nous trouvons un peu dans les mêmes difficultés. La question climatique est de plus en plus prégnante. En même temps, on se demande comment il pourrait y avoir une alternative au tout-routier. La question que vous vous étiez posée à l’époque se pose toujours actuellement. Il y a à la fois un enjeu écologique majeur et un enjeu économique très concret au niveau des entreprises. Comment avez-vous vécu ces difficultés théoriques et pratiques que nous vivons encore aujourd’hui ?

M. Thierry Mariani. À l’époque, nous étions beaucoup plus optimistes. Il y avait une forme d’angélisme de la croissance verte, qui allait tout résoudre et apporter de nouvelles recettes. Il ne faut pas oublier que nous étions à un an et demi de l’échéance présidentielle. Or les premières années d’un mandat sont faites pour lancer des réformes et les autres pour essayer de ne pas perdre l’élection suivante, quel que soit le gouvernement.

Dans les faits, on était plus dans une forme de lyrisme que de solution pratique. Nathalie Kosciusko-Morizet a défendu l’écotaxe avec beaucoup de courage. Au départ, ce n’était pas évident. Tout le monde attendait l’arrivée de l’écotaxe, qui allait inciter au report modal. Je dirais que nous étions dans une forme d’illusion où la lutte contre le réchauffement climatique allait générer une autre économie et une autre croissance.

Aujourd’hui, dans un pays tel que la France, le transport routier semble malheureusement de plus en plus indispensable. Au niveau européen, on se heurte aussi par moments à des pays devenus ultralibéraux parce qu’ils ont connu la période communiste. Il est très intéressant de regarder le parcours de ces responsables qui ont été éduqués aux États-Unis et ne sont pas forcément confrontés aux problématiques d’un pays de plus grande superficie ou de transit. Pour reprendre l’exemple de l’Estonie, le transit est assez limité.

À cette époque, je pense qu’on a complètement sous-estimé les conséquences. Néanmoins, je ne parlerais pas de sous-estimation coupable parce que nous étions vraiment au tout début. C’est sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy que le ministère de l’environnement a englobé pour la première fois le logement et le transport. Il ne faisait pas partie jusqu’alors des ministères de premier rang.

Au niveau européen, lors des discussions avec la Commission, je pense que nous étions beaucoup plus attachés à des problèmes d’ouverture du marché, de fin de l’étatisme, etc. Les questions climatiques et de protection de la nature apparaissaient en filigrane, mais elles constituaient davantage des figures imposées que la préoccupation principale. Aujourd’hui, les priorités ont changé.


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32.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Coquil, directeur général des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM, ministère de la transition écologique) (16 octobre 2023)

M. le président David Valence. Monsieur le directeur général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour cette audition. Nous n’avons pas encore eu l’occasion d’entendre l’administration qui est le plus directement concernée par les sujets que nous abordons. Je précise que nous auditionnerons également vos prédécesseurs MM. Marc Papinutti et François Poupard.

Nos questions à vous porteront à la fois sur le volume d’aides publiques aujourd’hui mobilisées pour soutenir la solution modale du train pour le transport de marchandises ; sur l’efficacité de ces aides mobilisées dans le cadre de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire ; sur la mobilisation de SNCF Réseau sur l’enjeu des circulations de fret, dont les prix de péage sont inférieurs à ce que lui rapportent les péages voyageurs ; et sur la solution de discontinuité, dont une ancienne directrice de Fret SNCF nous a indiqué qu’elle avait déjà été envisagée par un rapport du cabinet McKinsey commandé par votre administration en 2019.

Nous aurons également des questions sur les échanges que vous pouvez avoir avec le secrétariat général des affaires européennes, la représentation française à Bruxelles et la Commission européenne sur cette solution de discontinuité qui vise à éviter à l’entité qui succédera à Fret SNCF de faire l’objet de poursuites visant à recouvrer les 5,3 milliards d’euros.

Je précise que vous êtes en poste depuis un an. Mais vous êtes bien évidemment la voix de votre administration et nous espérons que votre regard sera aussi marqué par la continuité.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Thierry Coquil prête serment.)

M. Thierry Coquil, directeur général des infrastructures, des transports et des mobilités. Merci d’avoir bien voulu m’entendre sur un sujet aussi important et difficile. Il est important pour l’avenir du fret en France. Fret SNCF est bien évidemment un opérateur clé du secteur. Dans un contexte de transition écologique souhaitée et attendue, c’est bien évidemment un enjeu majeur. Il est important pour ses salariés, dont on comprend toutes les difficultés, mais aussi pour toutes les entreprises qui sont ses clientes et qui ont aujourd’hui besoin d’un service dont il s’agit d’assurer la continuité.

C’est un moment qui est difficile parce que la solution de discontinuité qui est en train de se mettre en place constitue un choc. Cette véritable inflexion va imposer beaucoup de transformations et, au-delà, beaucoup d’émotions. Nous sommes de surcroît dans un moment de ralentissement de l’activité économique. Ce n’est donc pas le moment le plus facile pour mener cette opération.

Le trafic de marchandises est plutôt orienté à la baisse. Dans ces moments-là, le secteur ferroviaire est toujours très concurrencé par les services de transport routier, qui ont des coûts fixes moins importants et peuvent être très agressifs en termes de coûts et de services. Les questions d’énergie ont également induit des difficultés ces derniers mois. J’ajoute que les épisodes de grève du début d’année ont affecté le secteur ferroviaire, sans oublier l’éboulement de la Maurienne, qui nous bloque pour aller vers l’Italie. Ce n’est donc pas le contexte le plus aisé pour mener cette transformation.

Pour nous, le fret ferroviaire et le ferroviaire en général sont l’armature des transports du futur. Le Gouvernement l’a clairement affirmé et c’est ce qui est en train d’être mis en place avec conviction et détermination. C’est un objectif majeur de la planification écologique telle que la décline le plan d’avenir pour les transports décidé par la Première ministre. C’est plus que crédible compte tenu du développement du trafic de passagers. Le vrai enjeu est que cela devienne une réalité crédible pour le fret, où il s’agit davantage d’une projection que d’une réalité aujourd’hui.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1980, le fret ferroviaire représentait 70 % du transport de marchandises. Sa part est ensuite passée à 20 % dans les années 1990. Depuis 2005, il ne représente plus que 10 %. De vraies crises ont affecté ce secteur, qui est très déficitaire depuis le tournant des années 2000. Il stagne depuis 2010 malgré tout un ensemble de plans sur lesquels vous avez dû revenir au cours de vos différentes auditions.

Ces différents plans, qui ont été plus ou moins mis en œuvre, n’ont pas permis le relèvement du secteur. L’ensemble des dispositifs d’aide n’avait pas été mis en place comme aujourd’hui. La restructuration du secteur elle-même n’avait pas été menée. Depuis 2010, un cadre beaucoup plus incitatif a progressivement été mis en place. Par ailleurs, l’entreprise Fret SNCF s’est profondément restructurée. L’outil industriel a été redimensionné. Il correspond beaucoup mieux au trafic actuel, ce qui devrait lui permettre de repartir sur une base plus solide. Au tournant de l’an 2000, les actifs de Fret SNCF étaient deux à trois fois plus importants qu’aujourd’hui.

Il en est de même du nombre d’employés, qui a lui aussi été réduit. La libéralisation intervenue en 2007 n’a pas été le déclencheur des difficultés : ces dernières lui ont préexisté. Au niveau européen, la libéralisation a été conçue comme un outil pour répondre à la chute du fret ferroviaire. Au cours des vingt années précédant la libéralisation, le trafic en camion a été multiplié par deux à l’échelle européenne tandis que le fret ferroviaire a été divisé par deux.

Aujourd’hui, nous en sommes à l’étape de la préparation de la discontinuité. Depuis cinq ans, nous avons posé un cadre de développement du fret ferroviaire qui n’existait pas jusqu’à présent, avec tout un ensemble d’aides et une stratégie qui se veut complète, la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire. Son premier atout est d’avoir été co-construite avec tous les acteurs, qui sont par conséquent concernés par l’ensemble des aides. Le fait qu’ils soient solides nous met à l’abri des difficultés qu’on a pu connaître.

Cette stratégie est structurée autour de quatre axes. En ce qui concerne le modèle financier, un ensemble d’aides a été mis en place, tant pour réduire les péages que pour augmenter le transport combiné. Il y a également des aides pour le démarrage de lignes et le wagon isolé. Elles sont extrêmement importantes pour la suite de l’activité de Fret SNCF, qui va en partie se réduire sur ce champ. Pour autant, il restera des trains massifs dits complets.

Le deuxième champ concerne tout ce qui a trait à la qualité de service, avec tout un travail sur les procédures de commandes, les sillons, la digitalisation des services et les relations avec le gestionnaire d’infrastructure. Le troisième champ concerne le développement des infrastructures, qui constitue un axe extrêmement important et sur lequel beaucoup de financements ont été prévus. Dans le cadre du plan de relance, 500 millions d’euros ont déjà été mis en place. Des contrats de plan État-région (CPER) très ambitieux ont été négociés.

Le quatrième axe, qui n’est pas strictement dans la stratégie à proprement parler, n’en est pas moins important. Il s’agit du travail que nous sommes en train de mener sur le lien avec les ports et les axes fluviaux. En fait, c’est une stratégie de développement des transports massifs par axe qui concerne tout un ensemble d’opérations qui dépassent le champ du fret ferroviaire. Un certain nombre d’actions menées y contribuent – je pense notamment au contournement de Lyon et à l’axe Lyon-Turin.

L’action fondamentale est sans doute la régénération du réseau ferroviaire : il n’y aura de fret ferroviaire que si le réseau est en bon état. Si l’on construit l’attribution de capacités de façon solide, un travail technique autour des plateformes dites de services et d’infrastructure doit être mené afin de mieux allouer les sillons et veiller à ce que le fret ferroviaire ait les capacités nécessaires. Nous sommes convaincus que ce plan global va nous permettre de relever le défi du ferroviaire.

Concernant la question de la discontinuité, je n’en ai pas vécu la genèse. À mon arrivée, j’ai repris le fil de ce travail qui remonte à 2017, voire un peu avant. Tout cela a abouti à une décision qui a été prise au mois de mai. C’est certainement la moins mauvaise des décisions qui pouvaient être prises. D’autres scénarios, notamment ceux qui consistaient à attendre de voir ce qui se passe, étaient une forme de roulette russe en allant au-devant d’une catastrophe annoncée. Lorsque la commission ouvre une procédure, c’est que sa conviction est plus que faite quant à son issue. La solution de discontinuité relève d’un choix raisonné, réfléchi et mesuré.

C’est un compromis qui nous semble être le moins mauvais. Il garantit que Fret SNCF ne soit pas privatisé, que le périmètre des flux qui lui sont retirés soit limité, que les salariés soient accompagnés et que la viabilité des deux entreprises qui vont en ressortir soit réelle. Il reste maintenant à accompagner tout cela. C’est ce que nous faisons au quotidien. Il s’agit de préserver une continuité afin qu’il n’y ait pas de perte ou de report vers le transport routier parmi ces vingt-trois flux, et plus généralement de se préparer à cette transformation, qui comporte beaucoup d’étapes, y compris sur le plan social.

M. le président David Valence. Quels sont, selon vos évaluations, le volume et l’évolution des aides publiques dévolues au secteur du fret ferroviaire et à la solution du fer pour le transport de marchandises ces dernières années, avant et après 2021 ? Par ailleurs, vous venez d’indiquer que l’étude de la solution de discontinuité remontait à 2017, voire avant. Pourriez-vous étayer cette affirmation en nous disant à quel niveau se situait cette réflexion ? S’agissait-il uniquement d’un niveau administratif ou pouvait-il en être fait information auprès des responsables politiques ?

Dans la solution de discontinuité qui a été retenue et annoncée par le ministre en mai 2023, quelle part prenez-vous dans les discussions sur les vingt-trois flux qui vont devoir être cédés par Fret SNCF et quelle est celle des chargeurs en recherche d’entreprises ferroviaires alternatives pour transporter leurs marchandises ? Comment évaluez-vous la perspective d’une reprise effective de ces flux, et selon quelle temporalité, par des entreprises ferroviaires alternatives à Fret SNCF ?

Enfin, vous avez cité l’éboulement de la Maurienne et ses conséquences à la fois sur les services voyageurs et marchandises. Au-delà des effets du changement climatique, ne voyez-vous pas dans cet éboulement une traduction très simple du mauvais état de notre infrastructure ? Je rappelle que les ouvrages en terre sont une composante de l’infrastructure. C’est généralement la moins bien connue par SNCF réseau.

L’éboulement de tout élément qui surplombe une voie ferrée peut normalement s’anticiper. C’est un accident qui n’a rien d’atypique. La menace des effondrements de talus concerne en particulier des voies sur lesquelles on a sous-investi. J’ai d’autres exemples en tête. N’est-ce pas avant tout un problème d’entretien des infrastructures et de méconnaissance du patrimoine ferroviaire qui a provoqué cet accident ?

M. Thierry Coquil. Les aides publiques sont de l’ordre de 330 millions d’euros aujourd’hui. Elles s’élevaient à 130 millions d’euros avant la mise en place de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire. La hausse correspond notamment à la compensation du fret additionnel. Jusqu’à présent, on ne finançait que l’écart entre la redevance de circulation et le coût marginal des trains de fret supplémentaires, ce qui laissait une part de plus de 60 % aux entreprises de fret. Dans le cadre de la stratégie nationale, on a augmenté significativement la part des péages prise en charge par l’État. Les entreprises ne paient plus qu’environ 30 % du coût des péages. Le montant des aides a augmenté de 65 millions d’euros pour passer d’une centaine de millions à 165 millions d’euros.

M. le président David Valence. Nous parlons bien d’une compensation pour les entreprises ferroviaires, qui utilisent le réseau et qui répercutent ensuite les coûts des péages sur les chargeurs. Il s’agit de faire en sorte que la solution du fer soit plus attractive qu’elle ne le serait par le mécanisme des péages classiques. Existe-t-il une compensation à SNCF Réseau sur le différentiel entre les péages fret et les péages voyageurs ? Pour SNCF Réseau, il est structurellement beaucoup moins intéressant sur le plan économique de faire de la circulation de marchandises plutôt que de la circulation de voyageurs.

M. Thierry Coquil. SNCF Réseau ne perçoit pas d’aides spécifiques. Aujourd’hui, ces péages sont tout à fait intéressants pour le fret. Ils s’élèvent à 1,29 euro par train-kilomètre contre 1,48 euro au niveau européen. Si nos péages sont généralement plutôt chers, ce n’est plus le cas désormais compte tenu de ces aides pour le fret. Mais cela pose par ailleurs la question du financement de SNCF Réseau et de la régénération du réseau, qui n’est pas traitée de manière segmentée entre chacune des activités.

Le deuxième bloc d’aides concerne le transport combiné. En la matière, les aides dites « à la pince » sont passées de 27 à 47 millions d’euros. Elles visent les opérations de manutention pour charger les caisses mobiles, les conteneurs et les semi-remorques sur les trains.

Le troisième type d’aides concerne le wagon isolé. Quelque 70 millions d’euros ont été mis en place. Il y a également des aides au démarrage de services d’autoroute ferroviaire pour un montant de 15 millions d’euros. Le total s’élève à 300 millions d’euros.

Lors de l’annonce de la solution de discontinuité, M. Clément Beaune a ajouté que les aides au transport combiné seraient relevées de 30 millions d’euros pour passer de 70 à 100 millions d’euros en 2025, avec un maintien jusqu’à 2030. Cela représente donc 330 millions d’euros d’aides mobilisables à l’horizon 2025. Des plafonds sont prévus pour les aides aux péages en fonction de l’activité. Les aides font l’objet d’une prévision annuelle, mais la mobilisation concrète est constatée en fin d’année. Je tiens bien évidemment ces chiffres à votre disposition.

M. le président David Valence. Quel est le niveau de sollicitation de ces crédits par rapport au niveau annoncé ?

M. Thierry Coquil. En 2019, les aides aux péages s’élevaient à 98 millions d’euros. Elles sont passées à 89 millions d’euros en 2020, à 118 millions en 2021 et à 119 millions en 2022. La prévision pour l’année 2023 est de 126 millions d’euros. Cela progresse, mais tout dépend du montant des dépenses. Au total, l’effort qui consiste à passer de 130 à 330 millions d’euros est tout à fait important. De plus, il concerne tous les transporteurs, si bien que le cadre n’est pas contestable. On a changé logique par rapport à ce qui existait auparavant. Au lieu d’aider Fret SNCF, on aide des activités. C’est donc beaucoup plus stable.

La question de la discontinuité est apparue bien avant 2020 et 2021. Il y a eu des plaintes. En réalité, dès 2015, chacun avait compris qu’on allait rencontrer des difficultés. L’Autorité de régulation des transports (ART) avait refusé de valider le référentiel comptable. Un cadre a été mis en place en 2005 et une première transformation du groupe est intervenue à cette époque-là. La Commission européenne a donné un accord sur des aides à la restructuration. La dette s’élevait à 1,5 milliard d’euros. Elle a été en partie reprise par la SNCF et par l’État, à raison de 700 millions et 800 millions d’euros respectivement.

Le plan de restructuration de 2005, qui précédait l’ouverture à la concurrence, avait pour condition qu’il n’y ait plus d’aides d’État. Chacun espérait que cette restructuration contribue à remettre tout le système à flot. D’ailleurs, c’est là qu’a débuté la restructuration technique dont je parlais tout à l’heure. L’offre du wagon isolé a été réorganisée et limitée. Il y avait auparavant une offre sur mesure pour un certain nombre de trains spécifiques.

À partir de 2007, la SNCF a dû refaire des avances de trésorerie à Fret SNCF. L’Autorité de régulation des transports a commencé à poser des questions sur le référentiel comptable dès 2015. Une plainte de l’Association européenne du fret ferroviaire (ERFA) est intervenue en 2016, ce qui a constitué un premier coup de semonce. En 2017, il a été décidé de valider les règles comptables, qui ont été clarifiées au niveau de l’ART.

Une première notification a été faite aux autorités françaises. Les pouvoirs publics au plus haut niveau étaient donc tout à fait informés de ce qui se passait. La France a alors tenté de convaincre la Commission que la SNCF avait agi en investisseur avisé et que la dette qui avait été reprise par SNCF holding était bien identifiée dans ses contours et suivie comme une dette spécifique rattachée à Fret SNCF. L’EPIC SNCF portait l’argument que tout cela allait dans le sens de l’intérêt environnemental, qui était défendu par les textes européens.

Une nouvelle plainte est intervenue en 2018, ce qui a donné lieu à une deuxième notification des autorités françaises (NAF). C’était l’époque du nouveau pacte ferroviaire, avec la recapitalisation de Fret SNCF et tout le débat sur le port de la dette. Pour répondre à votre question, bien avant 2019 ou 2020, il y a eu une prise de conscience et un traitement administratif et politique de ce sujet, qui inquiétait bien évidemment au plus haut niveau.

L’étude du cabinet McKinsey de 2020 apparaît à un moment où il y a eu une nouvelle plainte. Le retour de la Commission laissait entendre que la transformation du groupe SNCF et la filialisation ne suffiraient pas à effacer le fait qu’elle avait reçu des financements pendant une dizaine d’années et que sa dette avait été reprise. Il est donc normal que l’État ait souhaité se doter d’une étude pour comprendre cette solution de discontinuité dont la Commission lui parlait. La Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM) avait déjà eu à connaître un traitement similaire. Il était assez logique de regarder les scénarios qui pouvaient apparaître.

M. le président David Valence. Vous avez fait mention de l’ART et de certains de ses avis au regard du droit de la concurrence. Cela semble être un détail puisque le droit français inclut, sur ces dispositions-là, une transcription du droit européen. Néanmoins, l’ART ne se prononce que sur la conformité aux règles du droit français et n’a aucune compétence pour le faire au regard du droit européen. Il est important de le préciser puisque ce n’est pas exactement le même registre de règles de droit public en vigueur.

M. Thierry Coquil. En ce qui concerne les vingt-trois services dédiés que Fret SNCF doit transférer, nous suivons le processus de manière très attentive. Lors du premier cycle, les clients avaient jusqu’au 30 septembre pour indiquer s’ils rencontraient des problèmes pour confier ces flux à un autre opérateur au 1er janvier 2024. Parmi les vingt-trois, quatorze ont demandé une prolongation jusqu’au 30 juin 2024. Ce n’est pas vraiment une surprise puisque la SNCF leur en avait fait l’annonce au mois d’août et que le délai était donc extrêmement court pour trouver un autre opérateur. DB Cargo en a repris l’essentiel.

Il y a également des flux qui n’ont pas été repris et qui ne le seront pas : ils sont suspendus par manque de pertinence économique. Dans un contexte général de baisse de l’activité de transport et de plus forte concurrence du transport routier, cela n’a pas forcément de lien direct avec la mise en place de la discontinuité. Ce sont tout simplement des flux qui n’étaient plus rentables ou, en tout cas, qui ne le sont pas aujourd’hui.

M. le président David Valence. En fait, ce sont des flux qui ne circulent plus depuis un certain temps. Par conséquent, à l’heure où nous parlons, il y aurait plutôt vingt ou vingt et un flux que vingt-trois.

M. Thierry Coquil. Ce sont en effet vingt et un flux. Un appel à manifestation d’intérêt (AMI) a notamment été lancé pour essayer de relancer Perpignan-Rungis, mais il est pour l’instant infructueux. À ce stade, nous imaginons deux solutions pour résoudre le problème, soit une prolongation, soit un passage à un autre régime, à savoir la délégation de service public (DSP).

ArcelorMittal demande une prolongation de son flux jusqu’en 2025. Nous avons contribué aux réunions qui se tiennent avec les chargeurs et les autres entreprises afin d’accompagner le transfert de ces flux. Nous allons bien évidemment continuer à le faire pour chercher des solutions, même si cela devait aboutir à la mise en place d’autres régimes.

En l’occurrence, le flux Perpignan-Rungis est particulièrement compliqué. Il est prévu par ailleurs des travaux de la SEMARIS pour la mise en place d’un terminal combiné. Dans les faits, une modification du flux va intervenir pour passer en transport combiné ; et non en train à chargement latéral comme c’est le cas aujourd’hui. Il faut réussir à combiner tous ces éléments avec une opération industrielle en parallèle. Bien que ce soit complexe, nous sommes déterminés à assurer la continuité de cette liaison.

Je ne crois pas que l’on puisse dire que l’éboulement est le signe du mauvais état des infrastructures, même s’il est évident que cela constitue un sujet de préoccupation. Il faudrait consulter les données de la SNCF et les différents indicateurs qui caractérisent l’état des infrastructures pour voir si la ligne de la Maurienne était considérée comme étant en mauvais état. Je sais que cette falaise était suivie depuis très longtemps. D’importants travaux d’infrastructures ont été réalisés. Des purges sont effectuées et des capteurs ont été mis en place depuis un certain nombre d’années. Manifestement, la SNCF pensait être à l’abri. D’ailleurs, la ligne ferroviaire a été protégée. La galerie, renforcée par des travaux menés cet été, a rempli son rôle de pare-bloc.

Pour autant, personne n’aurait imaginé qu’autant de matériaux puissent tomber du haut de cette falaise, qui est pourtant suivie par un dispositif de laser au top de la technologie. Ces moyens de modélisation et ce travail de monitorage ont permis de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’accident humain. La circulation des véhicules a été interrompue une demi-heure avant. C’est à saluer. Plutôt que de conclure à un quelconque manque de suivi, je pense que c’est plutôt un bon exemple de la modestie que nous devons garder face à la nature.

M. le président David Valence. Tout comme un ouvrage en terre, une falaise fait partie intégrante de l’infrastructure. Ce n’est pas simplement un élément naturel qui n’a rien à voir avec la voie ferrée. Je veux bien faire crédit à SNCF Réseau d’un suivi particulièrement poussé, il n’en reste pas moins que les ouvrages en terre constituent un point faible majeur, au même titre que la signalisation, en termes d’infrastructures. Il est fort probable que ce ne sera pas le seul éboulement de talus ou de falaise à se produire sur des voies ferrées en France dans les années à venir. Or ce n’est jamais une dimension à laquelle on pense lorsqu’on parle de l’infrastructure ferroviaire.

M. Thierry Coquil. Pour être tout à fait précis, il ne s’agit pas d’un ouvrage en terre. En l’occurrence, c’est une falaise qui surplombe une voie ferrée. Cela n’a été construit ni par la SNCF ni par l’État routier. Qui est responsable de cette falaise ? Selon le code civil, la compétence est celle de la commune. Bien évidemment, cette dernière est dans l’incapacité de l’exercer. Une route, la RN4, est juste en dessous. La SNCF et l’État routier ont fait des travaux de confortement. C’est plutôt le département qui supportait le risque majeur sur la zone puisque la SNCF s’estimait protégée par la galerie. Elle n’imaginait pas que l’éboulement pourrait déborder. Le département, qui se sentait le plus concerné, est aujourd’hui chef de file dans le suivi de cette falaise.

En revanche, vous avez tout à fait raison sur le fait que les ouvrages en terre sont un point de fragilité. Et, comme dans le cas de la falaise, il est très difficile d’en modéliser l’évolution. Il suffit qu’une poche se forme à l’intérieur pour que les choses évoluent d’une manière qui n’avait pas été anticipée. Bien évidemment, nous n’avons pas monitoré tous les ouvrages en terre plus ou moins importants du réseau SNCF, mais il s’agit d’un enjeu majeur.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. On parle d’aides au wagon isolé. Pour autant, on est loin du wagon isolé des années 2000. Pourriez-vous nous donner le seuil du coupon à partir duquel cette aide se déclenche ? La stratégie nationale met tout particulièrement l’accent sur la régénération des dessertes d’installation terminale embranchées (ITE). Le dépassement de ce seuil a-t-il été pris en compte pour revenir à terme à une desserte de wagon isolé stricto sensu, dans le cadre de la réindustrialisation qui se fera aussi via les PME ?

Au sujet de la stratégie nationale, vous avez parlé de « développement », mais les 4 milliards d’euros portent sur la régénération du réseau. Même si elle peut contribuer au réinvestissement dans les infrastructures, cela reste néanmoins de la régénération. Pourriez-vous nous communiquer la mise en œuvre précise des soixante-douze actions de la stratégie nationale au cours des années 2021 et 2022 ?

Avez-vous été en mesure de faire une analyse juridique et surtout économique du plan de discontinuité ? Certaines analyses montrent une perte nette de 10 points de productivité lors du passage de l’ancienne à la nouvelle entité. Cela pourrait compromettre la viabilité de la nouvelle entreprise, notamment dans le contexte de ralentissement économique à l’échelle européenne et de crise de l’énergie que vous avez souligné.

Vingt et un flux seraient repris tandis que deux autres seraient suspendus pour manque de rentabilité. Avez-vous le calendrier de l’interruption de ces deux flux ? DB Cargo en a repris neuf. Est-ce que Lineas prévoit également la reprise de certains flux ? Vous nous avez indiqué que quatorze d’entre eux bénéficient d’un sursis de six mois. Avez-vous des inquiétudes quant à ce qui pourrait advenir de certains d’entre eux, notamment ceux qui pourraient relever d’un montage aussi complexe que le flux Perpignan-Rungis ?

M. Thierry Coquil. Il n’y a pas de seuil, mais je préférerais laisser M. Vincent Ferstler, chef du bureau du fret ferroviaire et du transport combiné, s’exprimer sur ce point.

(M. Vincent Ferstler prête serment.)

M. Vincent Ferstler, chef du bureau du fret ferroviaire et du transport combiné (DGITM). Il n’y a pas de seuil en termes de nombre de wagons dans les coupons aidés au titre de l’aide au wagon isolé. Cela avait fait l’objet de discussions avec les opérateurs lors de la mise en place de l’aide. Il doit s’agir de coupons réorganisés et retriés à partir de trains complets intertriages. Cette aide a donc vocation à aider des dessertes fines qui ne sont pas des trains complets.

M. Thierry Coquil. Je comprends aussi qu’il n’y a pas de plafonnement des aides aux péages en contrepartie des autres aides qui sont données.

Par ailleurs, les 4 milliards d’euros ne concernent pas uniquement la régénération. Ils concernent également la modernisation, notamment avec l’automatisation des tris. Au-delà de ce montant, il y a beaucoup d’investissements de développement au niveau du réseau national. Le contournement ferroviaire lyonnais participe du développement. Il en va de même pour la liaison Lyon-Turin et la nouvelle ligne Montpellier-Perpignan.

En ce qui concerne l’avancement de la stratégie nationale du fret ferroviaire, 54 % de l’ensemble des mesures étaient mises en place au mois de septembre, pour 44 % en début d’année. Nous pourrons vous transmettre la liste des soixante-douze mesures afin que vous puissiez suivre leur avancement. Un certain nombre de ces mesures ont d’ores et déjà été identifiées comme étant difficiles à mettre en œuvre ou caduques. Des comités de pilotage se tiennent deux fois par an. C’est l’occasion de rediscuter des mesures afin de vérifier leur pertinence ou, le cas échéant, de les remettre en question.

En ce qui concerne notre analyse économique du plan de discontinuité, je ne saurais pas répondre précisément à cette question. Je n’ai pas eu d’éléments qui me permettraient de me prononcer. Quoi qu’il en soit, sous réserve de la mise en place des aides renforcées de 30 millions d’euros sur le wagon isolé, la direction de Fret SNCF considère aujourd’hui que cette activité aura effectivement une pertinence économique. Ce sera un paramètre d’équilibrage du secteur.

Pour autant, une réorganisation de ce type représente forcément un coût. Un des points essentiels de la réforme est d’avoir réussi à maintenir l’intégrité du savoir-faire et de l’organisation en réseau pour les trains mutualisés. Il s’agit vraiment d’une organisation nationale. Seul Fret SNCF est capable de le faire en France.

Un des scénarios de l’étude McKinsey consistait à sortir tous les trains complets des entreprises de la SNCF. Cette solution aurait été bien plus préjudiciable puisque le savoir-faire de la SNCF est de faire tourner son parc de locomotives et de conducteurs avec des trains à prendre dans différents endroits et qui sont assemblés dans différentes conditions. Si l’on avait découpé ce savoir-faire complexe à l’échelle nationale en l’empêchant de faire parfois des trains complets, ça aurait vraiment désoptimisé les choses.

Dans la négociation, le choix qui a été fait de ne sortir que les trains dédiés qui avaient des unités de production identifiables était de loin la solution la moins désoptimisante. Pour autant, il y a toujours des effets de volume. Le ferroviaire est une activité avec une forte part de coûts fixes. En l’occurrence, je pense qu’il s’agira surtout d’un coût d’adaptation et de transformation.

D’ailleurs, on a bien vu lors des années 2020 que la SNCF a été très impactée financièrement parce qu’elle restait avec un outil industriel des années 1980 ou 1990 alors que l’activité n’était plus du tout la même. Il importe donc qu’elle adapte ses moyens à ce qu’elle a à gérer. Ce n’est pas facile puisque soit il y en a trop, soit il n’y en a pas assez. C’est une activité qui est lente à s’adapter.

En ce qui concerne le calendrier d’interruption des deux lignes, je crois que Mme Marie Saulgeot, cheffe du bureau des opérateurs et services ferroviaires de voyageurs, dispose d’éléments.

(Mme Marie Saulgeot prête serment.)

Mme Marie Saulgeot, cheffe du bureau des opérateurs et services ferroviaires de voyageurs (DGITM). D’après les informations qui me proviennent de Fret SNCF, les deux flux avaient été budgétés pour 2023. Ils auraient dû rouler en 2023, mais il n’y a pas eu beaucoup de circulation depuis le début l’année. L’interruption daterait donc du début de l’année 2023.

M. Thierry Coquil. Contrairement à ce que j’avais compris tout à l’heure, il y a bien un plafond à 30 % des coûts de service pour les aides. Autrement dit, à rebours de ce que j’ai pu dire tout à l’heure, il y a bien une liaison.

M. Vincent Ferstler. Les aides sont effectivement notifiées à la Commission européenne. Les règles d’instruction et d’autorisation des aides par la Commission font qu’elle impose généralement un seuil d’intensité maximal de l’aide de 30 % des coûts totaux du transport. Nous vérifions que ce plafond d’intensité n’est pas dépassé en prenant en compte l’ensemble des aides qui sont accordées à ces services.

M. le président David Valence. En fait, il s’agit d’une garantie de 70 % d’économicité et de 30 % d’aides publiques.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Mon interrogation persiste sur les flux qui sont déjà repris pour l’essentiel par DB Cargo. Est-ce que Lineas est repreneur de flux ? À l’occasion de l’audition de son directeur général, j’ai cru comprendre qu’ils s’y préparaient. Vous dites à juste titre que le savoir-faire de Fret SNCF sur les trains mutualisés est sans comparaison. Il me semble avoir entendu que DB Cargo avait l’intention de creuser très efficacement ce sillon du train mutualisé à l’échelle nationale. Avez-vous des éléments d’information sur leur stratégie en la matière ?

M. le président David Valence. Je précise que la question de M. le rapporteur s’appuie sur des éléments qui sont issus des auditions. Lors de son audition, M. Alexandre Gallo, président de DB Cargo France, nous a indiqué qu’antérieurement à l’annonce de la solution de discontinuité, il s’interrogeait et commençait à s’organiser afin de pouvoir se positionner d’ici à quelques années sur le marché du wagon isolé. Même si les deux sujets ne sont pas nécessairement liés, il a précisé que l’opportunité de récupérer ces flux issus de Fret SNCF allait mobiliser des ressources qu’il ne consacrera donc pas au développement de nouveaux segments pour le fret ferroviaire. Ses moyens étant limités, il les consacre uniquement à la reprise de flux qui existent déjà.

M. Thierry Coquil. Je n’ai pas connaissance de ce que vous évoquez. Quoi qu’il en soit, ce serait une bonne nouvelle : cela voudrait dire que les flux mutualisés ont atteint leur pertinence économique. Si une entreprise telle que DB Cargo est intéressée, ça signifie qu’on a atteint un modèle économique qui fonctionnerait. Cependant, autant je veux bien croire qu’elle le fasse sur quelques axes, autant, je doute qu’elle puisse le faire à l’échelle nationale comme peut le faire la SNCF. Cela nécessite une variété de positionnements qui est selon moi hors de portée pour DB Cargo. En revanche, je pense qu’il lui est tout à fait possible de se placer de manière ponctuelle sur un axe.

Nous avons bien connaissance de l’intention de Lineas de reprendre des flux mais ce n’est pas encore confirmé à ce jour. Cela dépend des discussions entre Lineas et les clients.

M. le président David Valence. Nous souhaitons évidemment avoir communication du rapport de 2019, qui a été évoqué tout à l’heure. Nous interrogerons votre prédécesseur sur la manière dont la commande avait été passée, par qui et avec quels éléments de décision.

 


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33.   Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Le Reste, président de Convergence nationale rail, et de M. Philippe Denolle, vice-président (16 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous entamons un échange avec M. Didier Le Reste, actuel président de Convergence nationale rail et ancien secrétaire général de la CGT Cheminots pendant une décennie, de 2000 à 2010. M. Le Reste est accompagné par M. Philippe Denolle, vice-président de Convergence nationale rail.

Vous disposez, monsieur Le Reste, d’une expérience étendue au sein du groupe public ferroviaire puisque vous y avez exercé depuis la fin des années 1970. Nous sommes particulièrement intéressés par votre point de vue, notamment en ce qui concerne l’évolution du fret au sein du groupe SNCF.

Quelles que soient les opinions sur la libéralisation et ses conséquences, il est indéniable qu’une certaine instabilité au sein d’une organisation, qu’elle soit publique ou privée, peut entraîner des difficultés d’identification pour les salariés. Or, l’attachement des salariés à leur mission de service public et à l’entreprise elle-même constitue l’un des principaux atouts du groupe public ferroviaire.

Nous aimerions donc savoir comment vous avez vécu ces évolutions, réorganisations, et plans de redynamisation successifs, particulièrement axés sur le fret, y compris durant la période où vous avez exercé le mandat de secrétaire général de la CGT Cheminots.

Convergence nationale rail s’est exprimée sur le plan de discontinuité présenté par le gouvernement en mai. Le ministre, tout comme ses prédécesseurs, a admis que ce n’était pas la solution idéale, mais qu’elle était, de son point de vue, la moins préjudiciable. Nous souhaitons comprendre les arguments qui vous amènent à penser qu’une autre solution était envisageable, que ce soit en adoptant une attitude d’attente ou en exerçant une pression.

Certains de nos interlocuteurs ont souligné que la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire s’est traduite par une augmentation des crédits publics passant d’environ 130 millions à 330 millions d’euros annuels depuis 2021. Dans la mesure où je suppose que vous êtes également impliqué dans le syndicalisme à l’échelle européenne, quel est votre point de vue sur cette stratégie ? Quels sont ses avantages et ses défauts ? Comment pourrions-nous intensifier les efforts publics en faveur du fret et susciter un engagement plus significatif des chargeurs, qui sont les décideurs, dans le transport ferroviaire ?

Avant de vous donner la parole, je vous invite à prêter le serment, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Didier Le Reste et M. Philippe Denolle prêtent serment.)

M. Didier Le Reste, président de Convergence nationale rail. Nous saluons la tenue de cette commission d’enquête sur un sujet extrêmement important et au moment où le fret ferroviaire est attaqué par une procédure de déstabilisation menée de façon dogmatique et complètement incompréhensible par la Commission européenne. J’ai effectivement été syndicaliste au niveau européen. J’ai exercé un mandat à la Fédération européenne des travailleurs des transports. J’ai présidé pendant un certain nombre d’années le comité de dialogue sectoriel pour les chemins de fer. J’ai donc une certaine connaissance des pratiques de l’Union européenne et de ses institutions.

Convergence nationale rail, association de composition pluraliste, est naturellement intéressée par les travaux de votre commission. Dans les activités de nos cent dix-sept collectifs et comités d’usagers du rail, nous œuvrons avec d’autres forces à la préservation ou à la réouverture du triage de fret, tout comme nous sommes impliqués dans des initiatives territoriales pour la réactivation et la réouverture de lignes ferroviaires dites de desserte fine du territoire ou de lignes dites non circulées.

Plus il y aura de trains de fret qui circuleront sur le réseau ferré national, mieux ce sera pour l’environnement. Nous souhaitons que cela permette à SNCF Réseau de mieux réguler le montant des péages ferroviaires et, in fine, de faire baisser le montant des tarifs voyageurs, qui sont jugés majoritairement trop élevés. En effet, 40 % du prix d’un titre de transport est imputable au péage.

Vos travaux se situent dans le prolongement d’une multitude d’actes relatifs à la situation du transport de marchandises par train, principalement assuré par la SNCF et ses cheminots, aux compétences spécifiques et au professionnalisme reconnu.

Nous ne partons pas de rien. En vingt ans, nombre de rapports, d’auditions, d’expertises, de contributions, de colloques, d’assises et d’États généraux ont émis des alertes, à l’instar de l’avis n° 2 du conseil supérieur du service public ferroviaire (CSSPF) du 5 juillet 2000, qui avait émis trente-quatre recommandations sur la nécessité de changer de politique en matière de gestion du fret ferroviaire, tant en France qu’en Europe.

Malheureusement, à partir de 2003, nous sommes entrés dans ce que nous pouvons nommer la spirale du déclin. Ainsi, au prétexte de déficits d’exploitation, M. Marc Véron, nommé directeur du fret, engage un plan reposant sur le triptyque suivant : déficits d’exploitation, restructuration industrielle et plan social. Nous avons essayé de lui expliquer qu’une grande entreprise nationale publique comme la SNCF ne pouvait pas être gérée comme la supérette du coin, mais sans succès.

Le fil conducteur consistait à réduire le déficit d’exploitation par le bas en contractant l’offre, en affaiblissant l’appareil de production par la fermeture de gares, de triages, de dessertes, de chantiers, d’embranchements particuliers, et en abaissant massivement les effectifs de cheminots. En effet, sept mille suppressions d’emplois sont intervenues entre 2003 et 2006.

Cette tendance s’est poursuivie, même avec le changement de directeur du fret en 2006 et l’arrivée de M. Marembaud, qui a également dirigé un énième plan de restructuration. Un comité paritaire a été instauré pour examiner la situation du fret et les stratégies engagées. Il en est ressorti que la politique d’écrémage et de recherche de rentabilité du trafic était diamétralement opposée à ce qu’il aurait fallu faire. Le comité paritaire a qualifié d’hérésie l’abandon du wagon isolé et a préconisé le retour à une politique axée sur le volume, notamment pour faire face aux frais fixes. Bien que les constats et les recommandations soient largement partagés, les mesures qui seront mises en œuvre s’inscriront dans la lignée du plan Véron.

Il est souvent demandé aux personnes auditionnées dans le cadre de cette commission d’enquête si, au cours de cette période, il ne manquait pas une vision stratégique globale pour gérer l’activité du fret à la SNCF. Je peux vous affirmer qu’il y avait bel et bien une stratégie, mais ce n’était pas une stratégie de développement. Au contraire, c’était une stratégie de repli, d’abandon et d’atrophie, poursuivant un seul objectif : tenter de réduire le déficit.

Malheureusement, dans le système ferroviaire tel qu’il existe et en raison de la complexité de son fonctionnement, plus on taille, on ferme, on casse, on abandonne et on transfère vers la route, plus la situation financière s’aggrave, et plus on ampute les capacités de l’entreprise publique à relever les défis qui lui sont lancés.

Je tiens toutefois à souligner que, malgré la désorientation causée par la multitude de plans de réorganisation et de restructuration menés à marche forcée, malgré les changements constants de directeur de l’activité fret, les cheminots et de nombreux cadres dirigeants croyaient toujours au transport de marchandises par train et ne ménageaient pas leurs efforts. Certains des cadres dirigeants qui contestaient les stratégies de l’exécutif n’ont pas été entendus et ont été mis au placard ou remerciés, à l’instar de M. Francis Rol-Tanguy.

Les organisations syndicales n’étaient pas davantage entendues, en particulier la CGT, qui avait pourtant contribué à l’élaboration d’un livre blanc pour le ferroviaire sous l’égide de l’entreprise. Ce document a rapidement été mis au pilon, signe de l’indigence du dialogue social de l’époque.

Comme vous l’avez entendu à plusieurs reprises, l’anticipation de neuf mois, en mars 2005, du calendrier européen initial de l’ouverture à la concurrence des trafics nationaux de fret ferroviaire a constitué un facteur de déstabilisation des équipes. Cette ouverture a effectivement été brutale et non préparée. Elle a constitué in fine un échec, comme l’ont d’ailleurs reconnu ici les présidents Louis Gallois, Guillaume Pepy et Jean‑Pierre Farandou. Il est vrai qu’ils ne tenaient pas les mêmes propos à l’époque.

Sous couvert de l’autorisation de la Commission européenne de recapitaliser Fret SNCF à hauteur de 1,5 milliard d’euros, on nous disait que c’était la solution idoine pour revitaliser et développer le fret ferroviaire. On allait améliorer la qualité de la production, réduire le déficit, etc. Nous savions pourtant que cette ouverture anticipée se faisait au prix de lourdes et handicapantes contreparties, avec la cession à la concurrence de sillons, de trafics, de wagons et la diminution du nombre d’emplois de cheminots.

Il a d’ailleurs fallu que ce soit nous qui démasquions la stratégie de la SNCF en mettant sur la place publique la décision de fermer deux cent soixante-deux gares de fret spécialisées dans la technique du wagon isolé, puis cent quatre-vingt-onze autres gares appelées à être fermées. Nous étions face à une politique de la terre brûlée. Les chargeurs se voyaient dissuadés de faire transporter leurs marchandises par train et les entreprises qui étaient embranchées au rail n’étaient plus desservies, ce qui les conduisait à acheter des camions ou à confier leur fret à des transporteurs routiers.

Aujourd’hui, la SNCF est prise à son propre piège puisqu’elle fait transporter la plupart de ses matériaux par camion, qu’il s’agisse d’essieux de wagon ou de rails. D’ailleurs, à cette époque, pour certains dirigeants de la SNCF, l’avenir du rail était la route !

Compte tenu de cet état de fait, je ne peux qu’être en désaccord avec M. Guillaume Pepy, qui a déclaré devant vous que la direction SNCF croyait au fret et qu’il s’est battu pour maintenir le wagon isolé. Son bilan le contredit et M. Francis Rol-Tanguy enfonce le clou en déclarant que Fret SNCF était considéré en interne comme un boulet, car trop déficitaire. Tout est dit.

En douze ans, les différentes directions de SNCF ont accompli l’exploit de diminuer le nombre de locomotives affectées à l’activité de fret de 70 %. Certaines pourrissent d’ailleurs dans le cimetière du triage de Sotteville-lès-Rouen, que M. le rapporteur connaît bien. Dans le même temps, le nombre de wagons a été réduit de 75 %, le nombre des cheminots de 70 % et celui des marchandises transportées par train de 43 %. Je disais à cette époque qu’il s’agissait de « faire mourir le malade avant de le tuer ».

Ces stratégies improbables ont tellement déstabilisé le système que la direction fret, charbon et acier de la SNCF a un jour lancé un challenge intitulé « à la recherche des wagons perdus ». Une liste de wagons perdus a ainsi été diffusée parmi les cheminots, en offrant une prime à ceux qui les retrouveraient.

En ce qui concerne la procédure lancée par la Commission européenne et le plan dit de discontinuité économique qui en découle, on peut s’accorder à dire qu’il est surprenant par sa brutalité, incompréhensible, inédit, voire selon moi mortifère pour l’avenir du fret ferroviaire dans notre pays. Je partage l’analyse de Pierre Ferracci, président de SECAFI Alpha, qui a déclaré devant vous que ce plan n’était pas viable et que ce qui était proposé était injouable. Le président Louis Gallois a expliqué quant à lui que la discontinuité ne retirerait pas un seul camion de la route.

Je considère pour ma part qu’on se dirige vers un report modal inversé quand on sait que la plupart des opérateurs concurrents n’ont ni les moyens humains et matériels ni la couverture territoriale leur permettant de prendre en charge les trafics abandonnés par la SNCF. On en vient même à évoquer que Fret SNCF pourrait être le sous-traitant traction de ces opérateurs. Cela confine au scandale. C’est à la fois humiliant et désobligeant vis-à-vis des équipes de cheminots du fret, qui ont fait beaucoup d’efforts pour redresser l’activité ces dernières années.

Six pays européens sont concernés à des degrés divers par des procédures d’enquête de la Commission européenne tendant à démontrer qu’ils ont eux aussi distribué des aides financières auprès de leurs entreprises ferroviaires jugées contraires au code européen de la concurrence. Pourquoi le ministre français des transports n’a-t-il pas pris l’initiative d’un tour de table avec ces pays pour dire à la Commission européenne qu’il fallait choisir ? Soit c’est la concurrence tous azimuts, quel qu’en soit le coût ; soit c’est la préservation de l’environnement, avec les outils publics dont nous disposons, au moment où des objectifs ambitieux en matière de réduction des gaz à effet de serre et de neutralité carbone nous sont fixés, ce qui passe entre autres par le développement du fret ferroviaire.

Pourquoi a-t-on imposé à la SNCF de se séparer des vingt-trois flux les plus rémunérateurs, principalement de transport combiné, avant même de connaître les conclusions des enquêtes en cours, sans consultation ni concertation avec les clients ? Pourquoi une telle précipitation ? Fret SNCF a vendu des emprises foncières et des filiales – Akiem pour les locomotives ou Ermewa pour les wagons – à des fonds de pension pour un montant global estimé à 10 milliards d’euros. N’aurions-nous pas pu utiliser cette somme pour régler la dette de 5,2 milliards d’euros, d’autant que nous savions que la Commission européenne allait tôt ou tard lancer une enquête ?

La presse spécialisée et généraliste ne s’y est pas trompée en titrant sur le « démantèlement des activités fret de la SNCF ». C’est une liquidation pure et simple du fret ferroviaire public qui se prépare. Bruxelles a introduit la concurrence et l’intervention privée dans la production des services ferroviaires sans que ces opérateurs privés aient à apporter une once de capital. C’est le capitalisme sans le capital ! Dans ce qui se dessine avec l’éclatement, voire la disparition de Fret SNCF, on peut même dire que nous assistons à la socialisation des pertes et la privatisation des profits.

SECAFI Alpha, qui a diligenté une expertise à la demande du comité social et économique (CSE) de Fret SNCF, a mis en garde sur le fait que le dépeçage brutal de Fret SNCF pourrait, par la maltraitance institutionnelle que subissent les cheminots du fret, déboucher sur un scénario identique à celui de France Télécom. Nous sommes dans un scénario de revanche sociale où toute référence au groupe public doit disparaître.

Comme vous l’aurez compris, il est essentiel, à notre avis, de mettre un terme à la mécanique infernale de ce plan de discontinuité économique, qui est une réponse inadaptée aux problèmes posés. Il est impératif de refuser la vision de la technostructure de Bruxelles, qui a pour seul modèle de développement la mise en concurrence généralisée, quel qu’en soit le prix pour les pays, les peuples et les salariés.

De nombreuses propositions alternatives existent – et nous en avons élaboré – pour relancer de manière concrète le transport de marchandises par train. Cela permettrait au transport ferroviaire de devenir la colonne vertébrale de la mobilité durable, un véritable levier pour accomplir une réelle transition écologique et énergétique.

M. Philippe Denolle, vice-président de Convergence nationale rail. J’espère que nous n’aurons pas à organiser, dans sept ou huit ans, une commission d’enquête parlementaire qui constatera que l’idéologie l’avait emporté sur l’écologie. Il est crucial d’évaluer les actions entreprises au cours des vingt dernières années.

Je souhaite revenir sur la question de la concurrence routière. En effet, il est étrange que des avantages soient accordés au transport routier à l’échelon national, alors que ce n’est pas le cas au niveau européen. Lors de l’épisode des « bonnets rouges », l’écotaxe avait ainsi été réduite de deux tiers. Aucune écotaxe n’est acquittée en France alors qu’elle atteint 0,23 euro par kilomètre transporté sur les réseaux belge et allemand. Par ailleurs, les salariés du transport routier bénéficient d’une exonération totale des cotisations salariales sur leurs heures supplémentaires.

Le Gouvernement commence d’ailleurs à s’attaquer à ce problème. Le transport routier reçoit un remboursement de 18 euros par hectolitre au titre de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), ce qui signifie que l’État accorde annuellement 7 à 10 milliards d’euros au transport routier depuis au moins quinze ans.

En ce qui concerne le fret, il est choquant de constater que Geodis, qui appartient au groupe SNCF, a pris de l’importance au sein du groupe à mesure que le fret diminuait. En 2022, Geodis a acquis trois groupes de transport routier, alors même que nous débattons du devenir du fret. Dans la structure actuelle du groupe SNCF, Geodis représente 53 % du chiffre d’affaires. À une époque, Guillaume Pepy expliquait que ce qu’il perdait d’une main, il le rattrapait de l’autre. En effet, au fur et à mesure que le chiffre d’affaires du fret SNCF régressait, celui de Geodis progressait. Ces éléments ont conditionné la politique en matière de transport de marchandises au sein de notre entreprise.

En ce qui concerne les constats, près de chez moi, une carrière où des trains complets circulaient autrefois ne voit plus de trains, malgré la possibilité d’une desserte par train et par péniche, ce qui aurait été plus vertueux pour l’environnement dans le contexte des Jeux olympiques. Ainsi, entre soixante-dix et cent camions circulent quotidiennement entre l’Orne et Paris au lieu d’utiliser ces alternatives.

S’agissant des propositions, Convergence nationale rail ainsi que les collectifs de Haute-Normandie et du Nord ont travaillé sur un projet pertinent qui serait longitudinal à l’autoroute des estuaires. Il existe des capacités de transport puisque les triages existent toujours. En revanche, le manque d’électrification d’une partie du réseau constitue un problème. Or l’électrification du réseau est une mesure cruciale pour relancer le transport de fret et développer les trains de voyageurs, à l’heure où nous allons relancer la filière nucléaire. En outre, le développement des trains de fret conduira à réduire le coût des sillons pour les trains de voyageurs.

Contrairement à certains pays, il me semble que l’étude de la possibilité du transport des produits dangereux par le fer n’a pas été entreprise en France. Le pays compte actuellement deux cent quarante usines classées Seveso, dont soixante-dix sont situées dans la vallée de la Seine et autant dans celle du Rhône. Ces aspects mériteraient une analyse approfondie dans le contexte de transports groupés et massifiés, non seulement pour des raisons d’efficacité, mais aussi pour renforcer la sécurité routière. Une problématique similaire se pose en ce qui concerne les déchets nucléaires, une grande partie étant actuellement acheminée par la route.

Concernant les potentialités économiques, les trois grandes régions que sont la Normandie, le Centre-Val de Loire et la Bretagne représentent une production d’environ 30 millions de tonnes de blé. Le port de Rouen est le premier port exportateur de blé en Europe. Pourtant, alors qu’il est doté de dix-sept voies, il est dépourvu de tout wagon. Lors d’une rencontre avec le président de la fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), j’ai appris que malgré la volonté exprimée par la fédération de transporter le blé par train, la SNCF a refusé à l’époque, invoquant des coûts liés au stationnement, au chargement et au retour des wagons. Cette situation a conduit à l’arrivée de centaines de camions dans le port de Rouen, engendrant des problèmes notables de circulation et de pollution.

Le potentiel est indéniable. Je pourrai communiquer une étude détaillée que nous avons réalisée sur certaines régions, mettant en lumière un potentiel agricole de très haut niveau. Une étude a été menée par le Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) sur les Maîtres Laitiers du Cotentin (MLC), qui possèdent huit cents camions pour desservir le territoire national et l’Europe.

Il devient essentiel de rechercher des solutions équilibrées. À côté des investissements conséquents dans la grande vitesse, l’aspect crucial de l’investissement dans les wagons de fret a été négligé. Une entreprise de renommée internationale, le groupe Chéreau, se spécialise dans la production de caisses mobiles réfrigérées, offrant des opportunités considérables pour développer le transport combiné, pourvu que la volonté politique suive. L’idée serait d’opter pour le transport long par train et les dix derniers kilomètres par camion. Je souligne que la plupart des laiteries et des abattoirs en Normandie sont proches du rail ou y sont directement reliés. En stimulant ce trafic, on pourrait relancer l’utilisation du wagon isolé, ce qui représente un potentiel de plusieurs millions de tonnes.

Il suffit de s’intéresser au port du Havre, premier port de conteneurs français, qui envoie actuellement 20 % de ses conteneurs vers le sud de la France par camion, alors qu’une autoroute ferroviaire entre Dunkerque et Bayonne pourrait être une alternative viable. La société Brittany Ferries a décidé de développer l’axe Cherbourg-Bayonne avec la région Normandie pour assurer les transports en provenance d’Irlande depuis le Brexit.

Malgré ces perspectives prometteuses, des choix politiques risquent de compromettre la volonté des élus, des régions et des industriels de développer le ferroviaire et le transport combiné.

M. le président David Valence. Pour replacer les événements dans leur contexte, il est essentiel de souligner que c’est à l’époque de M. Louis Gallois que le plan Véron a été mis en œuvre. C’est important parce que le discours syndical exprime souvent une forme de bienveillance envers le président Louis Gallois, qui a indéniablement contribué de manière significative à l’industrie française, tandis qu’une certaine forme de sévérité s’exprime lorsqu’il est question de M. Guillaume Pepy. D’ailleurs M. Louis Gallois n’a pas critiqué le plan Véron lors de son audition, il l’a même plutôt défendu.

En ce qui concerne votre analyse des effets de la libéralisation, étayée par votre expérience du dialogue syndical à l’échelle européenne, il est curieux de constater que cette libéralisation n’a pas entraîné les mêmes régressions de la part modale en Allemagne, en Belgique ou en Autriche. L’Italie a même connu une progression de sa part modale ces dernières années. Cet aspect revêt une importance particulière car la préservation de la part modale constitue l’objectif premier des politiques publiques visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et de particules fines, ce qui constitue l’intérêt principal du recours au fret ferroviaire.

Concernant le retour au transport routier, nos échanges avec des chargeurs, qui représentent d’importants flux, n’indiquent pas de transition imminente vers la route. Personnellement, en dehors du cadre de cette commission d’enquête, je n’ai rencontré aucun chargeur envisageant le transfert de ses marchandises vers la route. En réalité, ces acteurs recherchent des solutions alternatives, ce qui nuance le paysage que vous avez décrit. Quels éléments concrets possédez-vous pour soutenir l’idée d’un retour rapide à la route pour certains de ces flux ? Nous avons connaissance de deux chargeurs qui ne circulent plus avec Fret SNCF, et il serait par conséquent difficile d’imputer à la solution de discontinuité le fait qu’ils ne circuleront plus.

Monsieur Denolle, vous avez mentionné la mesure de la taxe à l’essieu qui visait à faciliter l’acceptation de l’écoredevance. Comment évaluez-vous actuellement la possibilité d’instaurer une écoredevance ? Il est intéressant de noter que ce thème ne semble pas être largement porté dans le débat public contemporain. Je le sais d’autant plus que je suis l’élu d’une région où des efforts sont déployés pour la mettre en place à l’échelle régionale. Dans quelle mesure cette thématique peut-elle être introduite dans le débat public ?

M. Didier Le Reste. En ce qui concerne la situation dans différents pays européens et les directives de libéralisation mises en œuvre à des périodes distinctes et dans des délais divers, la comparaison révèle à la fois des similitudes et des différences significatives. L’Allemagne, par exemple, n’avait pas séparé la gestion de l’exploitation et le transport, et n’avait pas créé l’équivalent de Réseau ferré de France (RFF). DB Netz était responsable de fixer le montant des péages et de les percevoir, créant ainsi une dynamique inégale dès le départ.

Une des raisons de la baisse du trafic de marchandises en France, en particulier du trafic lourd, réside dans le déclin important de l’industrie nationale. À l’inverse, l’Allemagne a maintenu un pourcentage significatif d’emplois industriels et d’industries, bénéficiant de plusieurs corridors et de connexions portuaires. Environ 25 % de l’activité du port de Hambourg est liée au rail, ce qui rend la comparaison avec la situation française complexe. Par ailleurs, la Suisse, bien qu’en dehors de l’Union européenne, a construit de nombreux tunnels, comme le tunnel du Lötschberg ou le tunnel du Saint-Gothard, permettant le transport de près de 35 % des marchandises par voie ferroviaire.

En ce qui concerne la libéralisation, l’ouverture des trafics internationaux de fret par l’Union européenne a eu lieu en 2003, suivie de celle des trafics nationaux en 2006. La France, en tant que « bon élève », avait d’ailleurs anticipé ces changements de neuf mois. Cependant, plusieurs pays européens réintègrent actuellement en gestion publique des activités ferroviaires précédemment confiées au privé, sous la pression de l’opinion publique en réaction à des tarifs jugés prohibitifs et à la perception d’une désorganisation du système ferroviaire, comme par un mouvement de balancier.

Durant cette période, des préoccupations ont émergé quant à la possibilité que les problèmes rencontrés dans le secteur du fret ferroviaire se déclinent dans le trafic de voyageurs. En outre, dans d’autres secteurs publics d’importance, la libéralisation a parfois été considérée comme une étape préliminaire à des privatisations, partielles ou totales.

La gestion du transport de marchandises par un groupe public d’envergure comme la SNCF, composé de mille deux cents filiales, dont le premier transporteur routier en France et le troisième en Europe, diffère substantiellement de celle d’une entreprise privée. Une erreur stratégique a été commise en privilégiant la croissance externe, avec des investissements dans le domaine routier aux dépens du secteur ferroviaire qui s’est atrophié.

Malgré ces évolutions, aucune indication ne laisse penser qu’un chargeur envisage sérieusement de délaisser le rail au profit de la route. Toutefois, l’annonce du plan de discontinuité a semé l’inquiétude parmi les chargeurs en raison de son caractère déstabilisant. Je connais le cas d’un important chargeur, collaborant avec ArcelorMittal et possédant des embranchements particuliers, à qui la direction des achats de la SNCF expliquait qu’elle ne pouvait pas le desservir par le rail et qu’il devait opter pour le transport routier. Cet exemple atteste que le discours visant à dissuader les chargeurs d’utiliser le rail n’est ni une ineptie ni une vue de l’esprit.

Durant le plan Véron et par la suite, des réunions stratégiques ont été orchestrées dans le but d’augmenter les tarifs, ce qui a contribué à décourager l’usage du train par les chargeurs. Cette approche n’avait pas pour finalité de promouvoir le développement du fret ferroviaire. J’en ai été le témoin direct.

M. Philippe Denolle. En ce qui concerne l’écoredevance, il est impératif d’aborder la problématique de l’artificialisation des sols. La présence prédominante d’infrastructures ferroviaires existantes, notamment à travers les triages, rend superflue la création de nouvelles infrastructures, en particulier routières.

Il faut également se référer au rapport du Sénat qui établit que la pollution représente un coût annuel de 100 milliards d’euros et est la cause de cinquante mille décès, dépassant même le coût des accidents de la route évalué à 38 milliards d’euros. Les économies potentielles, aussi bien financières qu’en vies humaines, pourraient contribuer à la transition écologique globale.

L’écotaxe, initialement envisagée pour représenter 4,1 % du coût du transport, mérite une réévaluation à la lumière des récents développements. À l’occasion du congrès de la fédération nationale des transports routiers (FNTR), sa présidente a souligné la nécessité pour le secteur de supporter ces coûts. Nombre de grandes entreprises sont favorables au développement du transport combiné. Cependant, comment planifier le transport de ces marchandises si l’on persiste à diminuer les capacités ferroviaires, à perdre des locomotives, à manquer de personnel qualifié, et à désorganiser les services ? Il est donc essentiel d’examiner minutieusement la phase de développement.

Actuellement, les transporteurs routiers bénéficient d’une exemption totale de TVA sur le gazole, tandis que les régions tirent une partie de leurs financements de la TICPE. Il serait envisageable de réduire le taux de TVA et le remboursement de la TICPE, qui représente la somme considérable de 7 milliards d’euros par an. Cette mesure pourrait également contribuer à l’amélioration des infrastructures. Il est particulièrement choquant que les transporteurs allemands évitent la Suisse en utilisant le réseau français sans acquitter quasiment aucune redevance. Cette pratique constitue un usage abusif de notre réseau.

Une première mesure consisterait donc à imposer des redevances aux transporteurs routiers étrangers transitant par la France. Les mentalités évoluent et chacun reconnaît que des efforts individuels et collectifs doivent être accomplis en faveur de la transition écologique.

Il faut étudier ces opportunités et les sources de financement qu’elles permettraient. La réintroduction de l’écotaxe pourrait contribuer au financement des infrastructures ferroviaires, comme le prévoyait le projet initial. Nous devons étudier toutes les pistes pour trouver un équilibre et tendre vers une meilleure équité entre les différents modes de transport.

M. le président David Valence. M. Jean-Pierre Farandou a déclaré que la libéralisation aurait pu réussir si une politique publique claire avait été mise en place pour le fret ferroviaire au moment de l’ouverture à la concurrence, notamment sur le plan de la stratégie de soutien au wagon isolé, comme l’ont fait d’autres pays européens. Mais il a estimé qu’une telle politique n’était pas à l’œuvre au moment de la libéralisation.

La suppression de l’écotaxe a naturellement affecté les recettes de l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFIT), qui sont éloignées de celles qui étaient espérées dix ans auparavant. Néanmoins, elles ont tout de même connu une augmentation en valeur. À ce sujet, le projet de loi de finances sera bientôt examiné, et il est prévu que ces recettes augmentent de 600 millions d’euros grâce à la pleine affectation de la taxe sur les concessions de transport à l’AFIT, notamment par le biais de la taxe perçue sur les autoroutes.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. La question de l’évolution des métiers du fret est insuffisamment abordée, alors que l’on discute fréquemment des infrastructures et du trafic. Quelle est votre analyse sur la trajectoire des métiers du fret ? On peut supposer qu’ils n’ont pas évolué de manière très divergente par rapport à la trajectoire générale du fret.

Par ailleurs, nous avons constaté la création de plusieurs comités locaux de défense du chemin de fer, en particulier du fret. Pourriez-vous partager votre expérience sur la façon dont cette mobilisation s’est développée sur le terrain au cours des années 2009-2010, et sous quelle influence ?

Lors de son audition, M. Alain Picard, ancien directeur de SNCF Logistics, a considéré que la Commission européenne ouvrait une boîte de Pandore en sanctionnant Fret SNCF, et que, cette décision mettait en péril la position de tous les opérateurs historiques. Quelle est votre évaluation de cette perspective, sachant que plusieurs procédures sont actuellement engagées à différents stades ?

Parmi les alternatives à un plan de discontinuité, vous avez évoqué la possibilité d’une coopération internationale à l’échelle européenne, impliquant deux ou plusieurs opérateurs, qui pourraient être une solution pour reconquérir le marché du fret. Comment pourrait-on envisager une telle coopération, avec quels partenaires et quels objectifs spécifiques ?

M. Didier Le Reste. Le président Valence a soulevé la question des politiques publiques et des financements alloués au fret, mettant en lumière une tendance à favoriser les projets routiers et autoroutiers au détriment des investissements ferroviaires, notamment en termes d’infrastructures. Il a fait référence à l’accident tragique de Brétigny-sur-Orge le 7 juillet 2013, qui a causé sept morts et des dizaines de blessés et dans lequel le ministre des transports de l’époque avait reconnu la conséquence d’années de sous-investissement dans les infrastructures ferroviaires.

Lorsque les priorités se concentrent sur le curatif plutôt que sur le préventif, avec des investissements prédominants dans la maintenance par rapport aux infrastructures et une réduction importante des effectifs, cela entraîne des conséquences coûteuses. Les problèmes d’infrastructures routières et ferroviaires n’ont pas les mêmes répercussions en termes de gravité, d’où l’importance des choix de financement. Une réévaluation est nécessaire, – et le président du Conseil d’orientation des infrastructures (COI) a un rôle clé à cet égard –, face aux questions persistantes sur la libéralisation et l’ouverture à la concurrence.

Les propos de M. Pierre Blayau, ancien président de Geodis, lors de son témoignage devant le Conseil économique social et environnemental (CESE) en 2012, ont mis en lumière le bilan de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire depuis 2006. Selon lui, cette ouverture n’a pas détourné une seule tonne de marchandises de la route. En revanche, il considérait qu’elle avait permis à certains opérateurs ferroviaires entrant sur le marché de siphonner les trafics de la SNCF. Ces constats soulèvent des préoccupations importantes sur le plan environnemental.

La question des métiers des cheminots est évidemment fondamentale. Ces métiers ne s’apprennent pas dans les grandes écoles, à l’ENA ou à HEC. Il s’agit de métiers spécifiques qui nécessitent des compétences particulières acquises par une formation interne. Les plans successifs d’attrition de l’activité fret de la SNCF ont conduit à des suppressions d’emplois. À cette époque, nous avons d’ailleurs créé des avatars de l’ANPE à la SNCF car nous avions des agents qualifiés mais pas d’activité à leur fournir. Certains erraient dans les triages, désœuvrés, et il leur était proposé une reconversion professionnelle dans le secteur du ménage. Les experts parlent de « précarisation subjective » pour désigner ce phénomène, avec des reconversions inadaptées et des risques psychosociaux.

Les suppressions d’emplois et la diminution des effectifs ont pour conséquence la perte des compétences professionnelles. Or, pour redresser la situation et transporter plus de marchandises par train, il faut relancer et moderniser l’appareil de production – gares, triages, chantiers, embranchements –, mais également disposer d’un personnel qualifié.

La relance du fret ferroviaire, en particulier autour du wagon isolé, a été préconisée par l’Union internationale des chemins de fer, qui considère que des coopérations internationales seraient une voie viable. Nous avions autrefois des coopérations entre la Deutsche Bahn et la SNCF pour le transport de marchandises, qui étaient mutuellement avantageuses. Mais ces coopérations ne plaisent pas à la Commission européenne, qui promeut la mise en concurrence à tous crins, quitte à démanteler les coopérations qui fonctionnent et qui rendent des services à la collectivité nationale.

Pour redynamiser le chemin de fer, en particulier le transport de marchandises par train, des coopérations peuvent être nouées pour servir l’intérêt général. La guerre commerciale entre les opérateurs ne me paraît pas être une bonne voie à suivre.

M. Philippe Denolle. Vous avez évoqué le rôle des collectifs dans la défense du fret ferroviaire, soulignant que leur première préoccupation concerne souvent le transport des voyageurs, considéré comme un préalable fondamental. Ces collectifs, composés d’élus, de cheminots, de chargeurs et d’autres acteurs engagés, posent des questions orientées vers l’avenir.

Au cours des deux dernières années, les questions liées au fret ferroviaire ont resurgi, comme le montre un document produit par des collectifs il y a plus d’un an. À Fougères, par exemple, près de Rennes, où un collectif, en collaboration avec des chargeurs, revendique la réouverture de la ligne pour le fret ferroviaire et le trafic de voyageurs. De telles revendications gagnent en importance dans les débats régionaux.

Une nuance importante mérite toutefois d’être apportée compte tenu de la massification des travaux dans certaines régions, qui entraîne la fermeture nocturne et le week-end des lignes et impacte la circulation des trains de fret. Cette réalité doit être intégrée dans la planification, nécessitant une approche différente de l’entretien des infrastructures. Certains collectifs se rapprochent des villes, comme à Argentan, où la municipalité a décidé de transporter le bois de sa chaufferie par train.

En prévision des restrictions futures sur le rejet des boues portuaires en mer d’ici à 2024-2025, des réflexions sont en cours au sein des collectivités pour trouver des solutions, notamment l’utilisation de matériel spécifique dédié au transport ferroviaire et la mise en place d’une usine de retraitement partagée entre différents ports de Normandie et de Bretagne. Cette approche valoriserait la récupération des déchets.

Certains collectifs œuvrent également à associer l’activité voyageurs et l’activité fret, anticipant que les villes favorisant des moyens de transport écologiques gagneront en attractivité économique, ce qui favorisera l’accueil de populations qualifiées. Ces initiatives se multiplient en France et suscitent des débats publics similaires dans le sud du pays, notamment à Bordeaux.

M. le président David Valence. Permettez-moi de vous renvoyer à l’avis émis par le COI concernant la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. En 2021, nous avions clairement souligné que l’engagement des collectivités locales dans le développement du fret était l’une des conditions essentielles pour augmenter la part modale.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. En ce qui concerne les transports dangereux, notamment les transports chimiques, seriez-vous favorable à l’instauration d’une réglementation contraignante pour certains secteurs industriels, les obligeant à recourir obligatoirement au transport ferroviaire dans ce domaine ?

M. Didier Le Reste. C’est déjà en place en Allemagne depuis quelques années, où il est devenu obligatoire que le transport des produits dangereux, particulièrement les produits chimiques, se fasse par voie ferroviaire. Actuellement, la plupart de ces entreprises sont connectées aux voies ferrées, et celles qui ne le sont pas peuvent opter pour une solution de transport combiné. Cette approche permet de relier une entreprise à des navettes utilisant à la fois des trains et des camions, avec des citernes adaptées aux deux modes de transport. Dans ce contexte, l’utilisation judicieuse du groupe Geodis et de ses filiales pourrait être envisagée.

Une autre piste à explorer serait la création d’une filiale dédiée aux produits frais en France. Cette initiative pourrait ouvrir des opportunités au niveau européen, voire mondial, offrant un potentiel de développement. Nous pourrions dès lors songer à organiser des trains transportant à la fois des produits chimiques et des wagons réfrigérés.

 


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34.   Audition, en visioconférence, de M. François Poupard, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) (16 octobre 2023)

M. le président David Valence. Monsieur le directeur général, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Vous êtes actuellement directeur général des services de la région Nouvelle-Aquitaine. Vous avez été le directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) de 2014 à 2019.

Durant cette période, vous avez vécu deux grandes réformes du groupe public ferroviaire. Nous avons abordé à plusieurs reprises celle de 2014, qui est parfois oubliée et obombrée par celle de 2018, dite « nouveau pacte ferroviaire » (NPF).

Quelle place tenait le fret dans vos réflexions au moment de la réorganisation du groupe public ferroviaire ? En particulier, les déficits chroniques et la dette de Fret SNCF étaient-ils au centre de vos préoccupations ?

Nous avons également évoqué à plusieurs reprises les inquiétudes qui existaient déjà quant au regard que la Commission européenne portait sur la situation de Fret SNCF. Des réflexions pouvaient exister – davantage au niveau administratif qu’au niveau politique, du reste – sur des solutions permettant de parer au risque d’une enquête approfondie.

Nous serons heureux de recueillir des éléments sur les échanges que vous pouviez avoir avec le secrétariat général aux affaires européennes et sur la mesure du risque que faisaient peser sur Fret SNCF les aides du groupe public ferroviaire. Mme Sylvie Charles, qui était directrice de Fret SNCF à l’époque, nous a indiqué qu’une étude sur une solution de discontinuité avait été commandée auprès d’un cabinet de conseil en 2019. Quel est votre regard sur cette initiative ?

Cette époque était aussi celle de la loi d’orientation des mobilités (LOM). Il a notamment été question du pacte ferroviaire. Dans la LOM, l’idée de lancer une stratégie nationale de développement du fret ferroviaire était déjà initiée. La stratégie a été publiée en 2021, après que vous avez quitté vos responsabilités à Paris. Pour autant, avec le recul et l’expérience régionale qui est la vôtre depuis quatre ans, quel regard portez-vous sur cette stratégie nationale de développement du fret ferroviaire et sur l’envie croissante de train des chargeurs ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. François Poupard prête serment.)

M. François Poupard, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer. Je vous remercie de m’avoir invité à m’expliquer sur le fret ferroviaire. J’ai été en poste à la DGITM d’octobre 2014 à mars 2019. Je suis arrivé pour mettre fin à l’écotaxe et j’ai quitté mes fonctions au moment de cette fameuse étude de McKinsey, que vous évoquiez à l’instant.

L’effondrement des volumes et des parts modales du fret ferroviaire en France. Cette diminution a commencé à la fin des années 1990. Il tient à différents facteurs, dont la désindustrialisation de notre pays. Beaucoup de grandes industries sont parties produire ailleurs que sur notre territoire. Cela a entraîné une baisse des volumes demandés au fret ferroviaire. Cette situation s’est aggravée lors de différentes crises, dont celle de 2008 qui a provoqué une baisse générale du fret et en particulier du fret ferroviaire.

Tous les gouvernements qui se sont succédé ont tenté de s’attaquer à cette question, en prenant bien évidemment en compte sa dimension européenne. Celle-ci ne se résume pas à la question de la discontinuité : elle a commencé dès les années 2000-2010, avec la libéralisation des transports ferroviaires et routiers sur le continent. Les paquets ferroviaires successifs prévoient d’ouvrir les différents segments à la concurrence : le segment international, le TGV et le TER. Le fret ferroviaire a quant à lui été libéralisé en 2006.

Le fret routier a également fait l’objet d’une libéralisation avec l’ouverture du cabotage des transports internationaux à tous les pavillons étrangers en 2011. Un deuxième paquet routier est intervenu en 2019. J’avais commencé à y travailler, mais il a dû être publié après mon départ, en 2020 ou 2021. Ce dernier paquet routier visait à assurer davantage de sécurité et de qualité pour les emplois et les entreprises du secteur, étant entendu que l’ouverture à la concurrence était déjà suffisante dans le fret routier.

Cette problématique est bien connue. Le fret routier en France est dominé par des transporteurs internationaux étrangers. Entre 2010 et 2020, la part du pavillon polonais dans les trafics internationaux et le « petit cabotage » en France a quintuplé. Des pavillons internationaux français se sont fait grignoter par d’autres pavillons, en particulier de l’Europe de l’Est. Le petit cabotage, quant à lui, a été grignoté à la suite de l’autorisation de faire trois cabotages sur un trafic international.

La concurrence est donc extrêmement vive au sein même du trafic routier de marchandises. Cela se traduit par des prix à la tonne transportée très bas et constitue une très forte concurrence pour le fret ferroviaire. Lors de mon passage à la DGITM, j’ai vu le fameux point d’équilibre, c’est-à-dire la distance à partir de laquelle il devient rentable de faire du fret ferroviaire, passer de 500 à 700 ou 800 kilomètres.

À partir de 2006, les entreprises de fret ferroviaire autres que la SNCF se sont placées sur des segments de marché parfois très particuliers : le transport combiné, l’autoroute ferroviaire, les petits trafics, etc. De petits opérateurs se développent sur des trafics régionaux – les « opérateurs ferroviaires de proximité ». Ils reprennent un créneau que Fret SNCF avait d’ores et déjà déserté, celui de petits trains sur de petites distances. Il ne s’agit pas forcément de trains complets.

En Nouvelle-Aquitaine, ces opérateurs acheminent la production d’agriculteurs céréaliers vers le port de La Rochelle ou assurent du trafic de concentration de produits industriels vers le port de Bayonne. Cela concerne des distances de 200 ou 300 kilomètres. Cette activité de short line s’avère assez rentable, en particulier dans les endroits où Fret SNCF n’assure plus ces petits trafics. Fret SNCF s’est en effet concentré sur les longues distances, le wagon isolé et quelques trafics de trains complets en fonction des différents bassins industriels.

Dans le même temps, les volumes restent faibles, aux alentours de 35 milliards de tonnes-kilomètres, et la concurrence de la route se fait extrêmement rude. Malgré l’engagement national pour le fret ferroviaire, les mesures proposées dans le cadre du Grenelle de l’environnement n’ont pas toutes été mises en place par les gouvernements successifs, du fait de leur coût et de la crise qu’ont dû affronter les pouvoirs publics. La part de marché de Fret SNCF a également tendance à baisser au profit des opérateurs alternatifs.

Comme le fret ferroviaire est une activité à frais fixes, Fret SNCF accumule les déficits : bien que son chiffre d’affaires baisse, ses charges restent à peu près les mêmes, en particulier les charges d’amortissement du matériel, qui sont très lourdes. Lorsque j’étais à la DGITM, les déficits annuels variaient entre 100 et 200 millions d’euros. Ils s’accumulaient et se consolidaient au sein du groupe SNCF, et non pas dans la seule branche du fret. C’est d’ailleurs une des batailles remportées à l’époque de la loi de 2018.

C’est dans ce paysage que des plaintes contre SNCF ont été déposées par différents opérateurs auprès de la Commission européenne. Je me rappelle une première plainte pour aides d’État illégales intervenue fin 2018, puis une deuxième par Europorte à la fin de l’année 2019. Fret SNCF fabriquait du déficit qui était ensuite consolidé dans les comptes du groupe. Les plaignants l’interprétaient comme une recapitalisation annuelle puisque le déficit ne restait pas en dette au sein de Fret SNCF, mais remontait au niveau du groupe, ce dernier exerçant de facto une garantie.

Nous avons eu des discussions avec la Commission européenne dès 2017. Le scénario de discontinuité a été évoqué fin 2017 ou début 2018. Nous avons fourni beaucoup de notes des autorités françaises (NAF) afin d’expliquer à la Commission que ce scénario pouvait être évité, notamment en filialisant les activités de fret. La loi de 2018 était alors en préparation. Le cas échéant, nous filialiserions et rendrions obligatoire le fait d’afficher les déficits dans la dette de Fret SNCF, et non plus au niveau du groupe. Cet argument a convaincu l’Union européenne et la loi pour un nouveau pacte ferroviaire a filialisé des activités de fret.

J’ai quitté mes fonctions à la DGITM au début du mois de mars 2019. Je n’ai pas vu la suite de l’opération mais, pour avoir suivi l’actualité, je sais qu’une nouvelle plainte a été déposée fin 2019. La DGITM a alors commandé à McKinsey une étude sur la discontinuité. Il s’agissait de savoir dans quelles conditions la direction générale de la concurrence laisserait au groupe SNCF le droit d’exercer du fret ferroviaire. Bon nombre de scénarios ont été évoqués à l’époque, mais rien de conclusif n’en est ressorti. En raison de mon départ, je n’ai pas été associé à la suite des discussions. Ces dernières ont dû se tarir jusqu’à la décision récente de la Commission européenne d’exercer la discontinuité.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué les effets de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire en 2018. Vous laissez entendre que vous aviez reçu une forme d’assurance sur le fait que le choix de la réorganisation du groupe public ferroviaire ne créerait pas de difficultés supplémentaires. Cette réorganisation devait être validée par la Commission européenne. Compte tenu des contentieux ouverts, elle pouvait même être jugée d’un œil bienveillant. Pourriez-vous développer ce point, qui diffère un peu de ce qui a pu nous être dit ? On nous a plutôt affirmé que la Commission européenne ne s’était pas prononcée sur les plaintes déposées contre Fret SNCF et qu’elle avait même déclaré qu’elle y reviendrait à un moment donné. Quoi qu’il en soit, cela ne changeait pas, de façon substantielle la nature de ce contentieux potentiel.

M. François Poupard. Il y avait effectivement une forme d’assurance, qui était faible, et une bienveillance. L’association ferroviaire qui avait déposé une plainte contre Fret SNCF l’a retirée fin 2018. Nous constations alors une bienveillance de la Commission européenne puisque cette dernière a validé les dispositions de la loi lors des échanges que nous avons eus à la fois sur le projet de loi et ses évolutions dans le débat parlementaire. Il n’y avait pas de blocage de la part de la Commission européenne ou d’éléments tendant à dire que cela ne suffisait pas.

D’expérience, je sais qu’il n’y a jamais d’assurance définitive quant à l’appréciation de la direction générale de la concurrence sur les aides d’État. La plainte intervenue fin 2019 l’a peut-être amenée à durcir sa position. Étant donné que je n’étais pas aux affaires à ce moment-là, j’aurais du mal à vous en expliquer la cause. Vu de ma fenêtre, cela constitue un peu un changement de pied de la part de la Commission européenne. Il y avait eu beaucoup d’échanges lors de la préparation de la loi NPF. Pour ma part, j’ai eu l’impression que la loi telle qu’elle avait été rédigée convenait à la Commission – du moins à ce stade.

M. le président David Valence. M. le rapporteur s’est souvent demandé si la réorganisation du groupe public ferroviaire n’avait pas créé un risque accru de contentieux pour Fret SNCF. Une société anonyme peut faire faillite, ce qui n’est pas le cas d’un établissement public à caractère industriel ou commercial (EPIC). Comment évaluiez-vous ce risque ?

M. François Poupard. L’objectif de la Commission est d’amener Fret SNCF à être faillible, comme toutes les entreprises de fret. La direction générale de la concurrence considère que toutes les entreprises de fret doivent être à égalité, qu’elles soient françaises ou étrangères. La Commission européenne ne fait qu’appliquer le traité de Rome en visant une ouverture complète dans des conditions équitables. Si un opérateur est garanti par son groupe ou par l’État, il est clair qu’il n’exerce pas dans les mêmes conditions que d’autres opérateurs qui sont faillibles.

Pour ma part, je suis persuadé qu’il n’y aurait pas eu de validation de la loi de 2018 sans la filialisation des activités de fret. C’était vraiment une condition sine qua non à l’époque. La Commission considérait qu’on ne pouvait pas continuer avec une garantie d’État sur des activités de fret. L’entreprise en question avait une perte annuelle qui était de l’ordre de son chiffre d’affaires, alors que les autres entreprises de fret étaient à l’équilibre. Si ces dernières avaient connu de telles pertes, elles auraient été en cessation de paiements dès la première année !

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Il semble que les responsables politiques n’étaient pas vraiment saisis de l’urgence de la situation du fret vis-à-vis de l’appréciation de la Commission européenne, notamment lors de la période où vous étiez en responsabilité. M. Gilles Savary, rapporteur de la commission du développement durable lors de l’examen de la loi de 2014, indique clairement que les conditions de financement de Fret SNCF sont vraiment sur le bord par rapport à la position de la Commission européenne. Il l’a notamment déclaré auprès de ses collègues de la commission des finances.

Lors de son audition, le ministre de l’époque, M. Frédéric Cuvillier a affirmé n’avoir jamais reçu la moindre alerte de la part de son cabinet ni de quiconque quant aux menaces qui s’amoncelaient au sujet des aides jugées illicites par la Commission européenne. Cette dichotomie entre l’information des techniciens et celle des élus était-elle réelle ? Les parlementaires, voire les ministres, avaient-ils clairement conscience de l’urgence de la question du financement de Fret SNCF ?

Le pacte ferroviaire a été adopté à la mi-2018, mais l’activation de la filiale Fret SNCF SA s’échelonne de 2017 au 1er janvier 2020, date à laquelle la capitalisation est effectuée pour que cette filiale soit effectivement opérationnelle. Entre-temps, de mars à octobre 2019, vous êtes saisis d’une demande d’examen du scénario de discontinuité.

Comment recevez-vous cette injonction contradictoire ? Celle-ci procède d’une mécanique un peu surprenante. De 2017 à 2020, on porte Fret SNCF SA sur les fonts baptismaux à la faveur du pacte ferroviaire de 2018. Pendant ce temps, on se met à évoquer le scénario de discontinuité. Ce calendrier complètement décalé jette le flou sur la réalité des décisions politiques alors que l’on s’oriente vers le scénario actuel.

M. François Poupard. À l’époque de la première loi, c’est-à-dire en 2014, j’étais directeur du cabinet de M. Cuvillier. La problématique était moins de savoir si les aides d’État étaient conformes au droit européen que de savoir comment on allait sauver l’ensemble des opérateurs de fret, et en particulier de fret ferroviaire, dans un contexte d’effondrement des volumes entre 2012 et 2014. Le transport ferroviaire de marchandises, très corrélé à l’activité économique du continent, a dû passer de 40 à 30 milliards de tonnes-kilomètres.

Il y avait effectivement des contacts avec Bruxelles, mais leur préoccupation n’était pas de dénoncer d’éventuelles aides d’État illégales, c’était le marasme ferroviaire, y compris en termes de fret, et, dans le secteur routier, la concurrence acharnée d’entreprises à bas coûts provenant principalement de l’est de l’Europe. C’est peut-être parce que ce sujet n’était pas la préoccupation principale que les ministres n’ont pas souvenance d’en avoir entendu parler. La question cruciale était plutôt de savoir si les entreprises du fret ferroviaire allaient survivre à l’effondrement des volumes, qui était lié à des causes exogènes et macro-économiques.

Le sujet de la discontinuité a dû apparaître mi-2018. À l’époque, la loi NPF était déjà adoptée, voire promulguée. La mécanique européenne a sa propre vie. Même si l’on peut apporter des garanties à un moment donné, l’instruction des dossiers continue au sein de la direction générale de la concurrence. Tout cela arrive un jour par une saisine des autorités françaises. Je me souviens en particulier d’un acte de validation par l’ARAFER, qui est devenue l’autorité de régulation des transports (ART).

Cette dernière a validé la loi, puis des décrets d’application, bien souvent dans le cadre d’avis conformes. L’ARAFER s’est penchée sur l’opportunité de recapitaliser le fret ferroviaire dans le cadre de la recapitalisation complète du groupe par l’État, prévue par la loi NPF, à raison de deux vagues intervenant fin 2020 et fin 2021.

La recapitalisation du fret ferroviaire intervenait en même temps que celle de l’ensemble du groupe. Tout cela a fait l’objet de décisions prises par décret. J’attribue les décalages auxquels vous faites référence à l’inertie de ces processus. Je ne retrouve pas forcément la date exacte, mais j’ai bien en tête que les premières plaintes ont été retirées par les plaignants fin 2018. Une plainte a ensuite été déposée par Europorte fin 2019.

M. le président David Valence. Des procédures sont engagées cotre des pratiques que l’on peut retrouver à l’étranger, mais dont on ne se préoccupe pas forcément. Même si tout le monde en a connaissance, cela ne constitue pas pour autant un risque avéré.

M. François Poupard. C’est tout à fait juste. La Deutsche Bahn a dû s’associer à la première volée de plaintes. En même temps, il y avait une alliance objective entre l’Allemagne et la France contre la Commission européenne. Les deux pays ont plaidé la possibilité de bâtir des groupes intégrés alors même que la commission envisageait de revenir à un scénario avec d’un côté une entreprise publique chargée de la gestion du réseau et de l’autre des entreprises de droit privé chargées de l’exploitation des sillons. La Commission était vraiment sur un scénario d’unbundling tandis que la France et l’Allemagne étaient sur des scénarios intégrés.

La Commission poursuit un objectif de pureté dans l’ouverture du marché et dans l’équité de l’accès au réseau ferroviaire. Pour autant, ce que dit la Commission doit être voté par le Conseil, où la France et l’Allemagne pèsent lourd. C’est la raison pour laquelle la Commission a accepté le scénario à la Deutsche Bahn, puis celui du nouveau pacte ferroviaire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. En 2015, l’Autorité de régulation a lancé une alerte sur le risque de financement illégal de Fret SNCF. Son président actuel nous a indiqué que le président de l’époque, M. Pierre Cardo, a adressé officiellement cette alerte aux autorités politiques françaises. Vous avez dit que la question des aides n’était pas un sujet de préoccupation majeure. Considérez-vous que cette alerte de 2015, qui provient tout de même d’une autorité de régulation confortée par la loi de 2014 et dont le ministre nous dit ne pas avoir été avisé, n’était pas une préoccupation d’actualité au niveau politique ?

J’entends bien qu’il est difficile de cerner précisément le calendrier de la demande d’un plan de discontinuité. Pourriez-vous néanmoins essayer de déterminer quand l’exigence d’un tel plan a été notifiée à la DGITM, à l’Agence des participations de l’État et au secrétariat général des affaires européennes ?

M. François Poupard. Je me souviens d’un avis de l’ARAFER en 2015, portant principalement sur l’opacité des comptes de Fret SNCF. L’Autorité constatait des déficits successifs au fil des ans et se demandait comment Fret SNCF s’en sortait. Elle réclamait une transparence des comptes, qui n’étaient pas séparés à l’époque.

À partir de là, la ministre des transports, Mme Élisabeth Borne, a demandé aux services de travailler avec le groupe SNCF. Il me semble cela s’est traduit par un décret sur la séparation des comptes de SNCF au sein de l’EPIC. Cette décision, quelle qu’en fût la forme, est intervenue au sein du groupe ferroviaire en 2016 ou en 2017. Il s’agissait de la publication de comptes séparés pour Fret SNCF.

En l’espèce, l’ARAFER ne fait qu’appliquer les textes qui la fondent. Elle a selon moi une vie distincte de celle de la direction générale de la concurrence. Si cette dernière continue à instruire dans son coin, elle ne le fait pas forcément en coordination avec la première. À l’époque, nous posions des questions à l’administration et au groupe SNCF par différents canaux. J’ai ressenti la dureté de la position de la Commission européenne.

Pour répondre à votre deuxième question, c’était plutôt en 2018, à partir du moment où des plaintes ont été déposées.

J’ai pris mes fonctions en 2014. Je n’ai pas particulièrement senti de tensions fortes au cours de l’année 2015. Il y avait bien des réunions à Bruxelles, mais les choses ne se sont durcies avec la Commission qu’avec les premiers dépôts de plainte, fin 2017 ou début 2018. Les réunions sont devenues plus fréquentes en 2018. C’est à ce moment que le scénario de discontinuité a été évoqué pour la première fois. Je me souviens notamment d’une réunion à Bruxelles au cours de l’été 2018. Cela avait peut-être été évoqué plus tôt dans des cercles plus techniques, mais c’est remonté au DGITM en 2018.

M. le président David Valence. Des demandes ont été effectuées auprès de Fret SNCF par différentes instances de contrôle. L’ART ne regarde les choses qu’au regard du droit français. Elle n’a aucune compétence pour procéder différemment. Il est important de le préciser et de le garder en tête lorsqu’on évoque les différentes procédures et alertes qui ont pu être lancées.


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35.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des associations professionnelles : M. Ivan Stempezynski, président du Groupement national des transports combinés (GNTC) ; M. Philippe François, président d’Objectif OFP (opérateurs français de proximité) ; M. Igor Bilimoff, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires (FIF) ; M. Denis Choumert, président de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF) ; M. Raphaël Doutrebente, président de Fret ferroviaire français du futur (4F) (17 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nos travaux de cet après-midi consisteront en une table ronde qui réunit plusieurs associations professionnelles directement impliquées dans l’activité du fret ferroviaire.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Ivan Stempezynski, président du Groupement national des transports combinés (GNTC), M. Philippe François, président d’Objectif OFP – opérateurs français de proximité –, M. Igor Bilimoff, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires (FIF), M. Denis Choumert, président de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF) et M. Raphaël Doutrebente, président de Fret ferroviaire français du futur (4F).

Le premier objectif de cette commission d’enquête est la compréhension des raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis la fin des années 1990. Cette interrogation soulève implicitement la question de l’impact de la libéralisation du secteur, qu’il eût un effet d’accélération, de modération ou au contraire de retournement de la tendance évoquée, à partir des années 2005-2006. Nous avons échangé à ce sujet avec l’ensemble des ministres des transports depuis 1995 et l’ensemble des dirigeants du groupe public ferroviaire depuis 1996.

La commission cherche également à cerner les enjeux actuels, caractérisés par une évolution de la demande du marché du transport de marchandises et par un renforcement de la politique publique d’accompagnement avec un accroissement des volumes de soutien, passés de 130 à 330 millions d’euros, à la faveur de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire et de la prolongation des mesures annoncées par le Gouvernement depuis 2021.

La présente commission a enfin pour objet d’aborder la question centrale de la solution de discontinuité retenue par le Gouvernement pour protéger Fret SNCF d’une possible sanction au regard de l’ampleur des aides publiques dont elle a pu bénéficier entre 2006 et 2019. Cette situation fait l’objet d’une enquête approfondie lancée le 18 janvier dernier par la Commission européenne.

Nous serons donc heureux de vous entendre sur l’évolution du fret ferroviaire dans les années 2000 et au-delà. La question est celle des effets de l’ouverture à la concurrence, mais aussi celle des dynamiques récentes telles que le redressement de la part modale, le redressement des comptes de Fret SNCF, ou celle des craintes que suscite la solution de discontinuité, en tenant compte de la tendance actuelle du recours à l’option ferroviaire, le plus souvent combinée à d’autres moyens de transport.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Ivan Stempezynski, Philippe François, Igor Bilimoff, Denis Choumert et Raphaël Doutrebente prêtent serment.)

M. Doutrebente, président de Fret ferroviaire français du futur (4F). Sans m’étendre sur les raisons que nous connaissons de la naissance de 4F, je souhaite commencer par un rappel historique. Sous l’effet de la loi d'orientation des mobilités (LOM), la stratégie de fret ferroviaire que nous avons portée a permis de réelles avancées, en cristallisant par exemple dans la loi Climat et résilience de 2021 l’objectif du doublement de la part modale du fret ferroviaire ou en obtenant du ministre Clément Beaune des engagements financiers, notamment lors de son annonce du 23 mai dernier.

Nous remarquons une sensibilité accrue pour le sujet de la part du ministre et de son prédécesseur, que nous saluons, en espérant que cette tendance s’inscrive dans le temps.

L’Alliance 4F représente l’ensemble des acteurs du fret ferroviaire, en intégrant les chargeurs, représentés par l’Association des utilisateurs de transport de fret que préside M. Denis Choumert, mais également l’opérateur historique. J’insiste sur le terme d’alliance car notre structure n’est pas, pour le moment, une association.

En dépit des opinions exprimées par d’autres personnes auditionnées par cette commission, la libéralisation du fret ferroviaire, avec l’arrivée sur le marché d’acteurs privés, a permis de stabiliser la part modale. Elle a également favorisé le développement d’une réelle complémentarité dans les modes de transport.

Avec une grande partie des membres de l’Alliance 4F, nous estimons qu’il n’est pas opportun d’opposer ainsi les modes alors qu’un objectif commun pourrait nous réunir autour de la recherche d’une logistique verte. Nous en avons été capables lors de la crise du covid, durant laquelle la paralysie du pays a été évitée grâce à la poursuite du fret ferroviaire. Cela a été possible grâce à l’ensemble des acteurs dont les associations sont parties intégrantes, telles que l’AFRA – Association française du rail. M. Wulfranc est d’ailleurs venu récemment débattre à l’AFRA et nous avons pu trouver des points de convergence là où nous craignions une opposition de vision entre un entrepreneur et un député. Je vous en remercie M. le rapporteur, car nous avons défendu un mode économique, mais aussi des emplois.

La question de la discontinuité exigée par la Commission européenne, objet principal de cette commission d’enquête, ne peut être abordée sans prendre en compte la demande des clients. Au-delà des querelles et des différences de points de vue, il faut garder à l’esprit que de nombreux clients, chargeurs et transporteurs, demandent de pouvoir recourir au fret ferroviaire, à cause de ou grâce à la décarbonation.

J’ai été personnellement un peu choqué par les déclarations faites devant vous par certains anciens responsables, consistant à effacer le passé. L’enquête de la Commission européenne est fondée sur des raisons et des plaintes déposées devant elle. Il s’agit maintenant de trouver des solutions pour les clients, à des prix de marché qui ne sont peut-être pas ceux pratiqués auparavant. Pour cela, l’État doit y participer en apportant une contribution forte aux investissements et aux infrastructures. Les entreprises de fret ferroviaire, telle que la filiale du groupe Getlink, Europorte, que je préside comme vous le savez, n’attendent pas de l’État qu’il subventionne le secteur, mais qu’il tienne ses engagements en matière d’infrastructures et de développement du ferroviaire, sans opposer les modes mais en favorisant au contraire une réelle complémentarité entre les acteurs.

M. Denis Choumert, président de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF). Je souhaite revenir sur le moment de l’ouverture du marché, que j’ai vécue à la fois à titre personnel et en tant que représentant des chargeurs. En 2006, l’entreprise Fret SNCF n’était pas prête. Nous avions en face de nous un système entièrement intégré, réunissant à la fois les réseaux et les entreprises ferroviaires de fret et de transport de voyageurs. Il n’existait pas de comptabilité analytique et, pour prendre l’exemple de la branche dans laquelle j’ai longtemps opéré, le prix de la tonne-kilomètre variait en fonction de la capacité contributive des clients : plus le client était riche, comme dans le secteur de la chimie ou celui du ciment dans lequel j’œuvrais, plus le prix était élevé.

Nous avons assisté de 2006 à 2010 à la « défaisance » d’un système industriel de production basé sur la comptabilité intégrée. Cela s’est accompagné d’un délitement lorsque les « nouveaux entrants » ont commencé à prendre possession de lignes ou de périmètres géographiques en France et, dans une moindre mesure, à l’étranger. Lorsque l’on retire d’un système certaines pièces, il fonctionne nécessairement moins bien.

Fret SNCF est malgré tout restée pendant dix ou quinze ans la seule entreprise à assurer un maillage du territoire français. C’est d’ailleurs encore le cas dans un contexte, comme vous le savez, d’abandon de gares et liaisons ces dix dernières années, notamment dans le Sud-Ouest, qui peut être qualifié de désert en termes de fret ferroviaire.

Un long travail de rationalisation des coûts et de la production s’est donc imposé au sein de Fret SNCF, entraînant les problèmes sociaux que l’on a connus. Différentes crises se sont également succédé, notamment celle de 2010, au moment de l’abandon du coûteux modèle du wagon au bénéfice de l’offre multi-lots multi-clients (MLMC). Si ce système, dans lequel les coûts fixes étaient supportés par d’importants chargeurs sur les corridors de wagons isolés, a fonctionné un temps, il s’est avéré non rentable à la fin des années 2010 face à la concurrence directe du fret routier.

Par la suite, les entreprises ferroviaires dites alternatives ont formulé des propositions pertinentes au niveau régional, mais elles n’ont jamais pu relever les défis concernant les approches systémiques nationales.

Il existe donc une dichotomie entre, d’un côté, un opérateur historique en difficulté hier et encore aujourd’hui avec l’ouverture par la Commission européenne de l’enquête approfondie, et, de l’autre, des opérateurs qui ne sont en mesure de couvrir qu’une partie des besoins des clients, lesquels souhaiteraient avoir recours à un seul opérateur. ArcelorMittal, le plus important opérateur à s’être exprimé devant cette commission est en relation de quasi-exclusivité en France avec Fret SNCF.

L’absence d’offre alternative, au regard du maillage assuré par Fret SNCF est un handicap évident pour le client que nous sommes.

Sans revenir sur la notion de qualité de service et sur le manque de moyens investis sur le réseau dans le passé, trois éléments nous semblent importants du point de vue des chargeurs pour développer le fret ferroviaire.

Le premier d’entre eux concerne la nature du transport de marchandises, dont l’étalon en termes de temps est la route. Cela confère un avantage certain dans la mesure où l’étalonnage peut se faire à la journée ou au mois, avec des contrats annuels ou pluriannuels et des préavis de l’ordre de quelques heures à quelques jours. Une grande adaptation est possible à la fois du côté de l’offre et du côté de la demande face à des flux pouvant se présenter ou être supprimés au dernier moment. Cela n’est pas le cas du fret ferroviaire, qui demande une visibilité à moyen terme et de la régularité.

Sans pouvoir rivaliser totalement avec la capacité d’adaptation du fret routier, une flexibilité plus grande est attendue dans l’offre ferroviaire, car elle est capable d’absorber davantage d’offres en termes de kilomètres, de tonnes-kilomètres ou de fréquence d’envoi.

Le second point est la transparence sur les coûts, de manière à pouvoir afficher des évolutions préservées de la fluctuation des problématiques extérieures, comme cela a pu être le cas avec le prix de l’électricité ou l’effet des grèves. Leur impact est encore une fois plus important pour le fret ferroviaire qui possède de très hauts coûts fixes.

L’amortissement de ces coûts fixes est possible si l’on apporte plus de visibilité dans les contrats conclus avec les différents clients. À l’inverse, nous sommes aujourd’hui axés sur des relations bilatérales. La collaboration entre entreprises ferroviaires commence à peine, alors que le fret routier a commencé à organiser la sous-traitance des activités depuis la création des bourses.

Le dernier sujet concerne le transport combiné, gisement principal qui permettra de donner une plus grande ampleur au fret ferroviaire en France. À l’heure où l’on parle de réindustrialiser la France et de création d’industries vertes, il s’agira d’aller plus loin, au-delà des solutions classiques que sont les conteneurs ou les caisses mobiles, en proposant aux clients industriels des solutions de chantiers, des terminaux de transport combiné qui diminueront le risque de rupture de charge ou de coûts supplémentaires sur l’empotage et le dépotage de caisses.

Si l’on y parvient, cette demande viendra en complément de celle relative aux produits de grande consommation – marchandises sur palettes – et nous pourrons trouver des synergies de flux et atteindre une mutualisation des moyens face aux différentes clientèles et demandes.

M. Ivan Stempezynski, président du Groupement national des transports combinés (GNTC). Je souhaite dire quelques mots du GNTC créé en 1945, une jeune dame de soixante-dix-huit ans qui s’inscrit dans les enjeux écologiques, économiques et énergétiques les plus actuels. Le GNTC représente l’ensemble de la filière du transport combiné rail-route et fleuve-route en France. Il regroupe plus de soixante-six adhérents, parmi lesquels des transporteurs routiers, des opérateurs de transport combiné, des plateformes multimodales dans des ports. Son objet est le développement et la promotion de cette activité économique stratégique. Membre fondateur de 4F, le GNTC participe activement aux travaux qui sont menés en son sein sur la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.

Comme cela a été rappelé par M. Denis Choumert, le transport combiné a l’avantage de bénéficier de la massification des modes ferroviaires tout en conservant la souplesse du transport routier avec la desserte porte-à-porte pour les pré- et post-acheminements. Notre technique renvoie aux besoins majeurs de notre société en termes de bilan environnemental et de bilan social – bilans quelque peu pointés du doigt s’agissant du transport de marchandises. Grâce au mode ferroviaire, le transport combiné permet de diviser le volume d’émissions de gaz à effet de serre (GES) par neuf, ce qui en fait un contributeur essentiel à notre confort environnemental. Il divise également la consommation d’énergie par six comparativement à un même trajet effectué sur la route. Enfin, il réduit fortement les externalités négatives que sont la congestion, les nuisances sonores ou la consommation d’espaces d’infrastructures propres au réseau routier.

Pourtant, nous pouvons difficilement nous passer de ce dernier qui, allié au transport ferroviaire, permet une technique probante qui correspond surtout aux besoins du marché. Les soixante-dix années d’exercice démontrent toute sa pertinence et la confiance que les transporteurs, les chargeurs, des industriels et des logisticiens lui ont accordée dès le départ. Cela est confirmé par la croissance caractéristique de ces deux dernières années, à la sortie de la crise du covid-19 durant laquelle, comme M. Raphaël Doutrebente le rappelait, le fret a fait preuve de sa capacité à servir la nation en termes de logistique alimentaire.

En 2021, près de 1,3 million d’unités de transport intermodal (UTI) sont passées par le rail, avec une croissance de près de 15,3 % par rapport à l’année 2020. En 2022, la croissance s’est poursuivie et un total de près de 1,4 million d’UTI transportées via notre technique.

Aujourd’hui, je souhaite qu’au-delà des difficultés que nous pouvons éprouver dans l’actualité et dont votre commission d’enquête rend compte, le transport combiné ne soit pas davantage fragilisé.

Nous venons de vivre une épreuve violente en 2023 avec la grève qui a touché SNCF Réseau en lien avec le mouvement social des retraites. Le transport ferroviaire et le transport combiné en particulier ont été laissés sur le bord du chemin, mécontentant le marché et les chargeurs et fragilisant la confiance dans la capacité de cette technique à servir les destinataires, les industries et la logistique. Ce manque a été cruel et traumatisant pour la profession, avec une baisse de 22 % en 2023 par rapport à 2022 sur le premier semestre.

Néanmoins, les chargeurs sont restés présents. Si notre profession progresse, c’est en raison de la capacité de notre technique à prouver la diversification de ses moyens avec le gabarit P400 ou les autoroutes ferroviaires. Nous nous adaptons aux besoins des utilisateurs, qu’ils soient industriels, logisticiens ou transporteurs, et du marché, dont nous avons la confiance sur le plan de la décarbonation, des démarches énergétiques ou sociétales, car nous sommes en mesure de suppléer à l’insuffisance de la main-d’œuvre qui existe parfois dans les transports routiers.

Alors que la solution de discontinuité d’activité de Fret SNCF a été annoncée, nous pouvons craindre un report modal inversé. Sur les vingt-trois flux que Fret SNCF est en train d’abandonner, vingt et un concernent des trains complets du transport combiné, soumis à des discussions avec de potentiels repreneurs. Inquiets, les chargeurs se demandent si leurs contrats pourront être honorés dans les mêmes conditions et avec les mêmes objectifs de décarbonation et de décongestion des lignes.

Le contexte économique est également assez peu favorable, avec une possible période de récession durant laquelle l’offre de transport deviendrait plus importante que la demande. Le transport ferroviaire et fluvial représente 85 % des flux, dont 50 % sont assurés par les transports nationaux et 35 % par les transports étrangers. Le modèle économique du transport combiné que nous défendons requiert de grandes distances, avec au minimum 500 ou 600 kilomètres à parcourir. Nous sommes en concurrence avec des transporteurs étrangers qui effectuent des parcours de frontière à frontière et connaissent eux aussi des difficultés à trouver les chargements pour compléter leurs circulations.

Notre crainte actuelle résulte du cumul de la difficulté de ce vent économique contraire et des décisions évoquées, que nous ne contestons par ailleurs en aucun cas. Ce cumul pourrait avoir pour effet de freiner la croissance que j’ai décrite, laquelle satisfait à la fois le marché et les citoyens. Un recul de quatre ou cinq ans en arrière est imaginable, alors que nos entreprises, grâce aux aides accordées par le gouvernement actuel et les gouvernements précédents, s’étaient projetées sur deux ou trois ans en investissant dans du matériel, mais aussi dans les ressources humaines, qui exigent compétences, expérience et respect des process.

Enfin, nous craignons que ce contexte puisse remettre en question la réflexion actuelle du gestionnaire d’infrastructure en termes de productivité et de stratégie capacitaire. Alors que le triplement de l’activité du combiné nous impose de doubler celle du fret ferroviaire, nous espérons que la recherche d’équilibre entre les différents utilisateurs du réseau, avec le développement des TER nocturnes pour le transport des voyageurs et les travaux engagés sur le réseau, permettra de maintenir les conditions favorables à notre croissance.

M. Philippe François, président d’Objectif OFP. J’ai succédé récemment à Jacques Chauvineau qui avait, aux côtés d’André Thinières, accompagné la création de l’association Objectif OFP en 2010. Les adhérents fondateurs tels que la CPME, les associations des ports maritimes et fluviaux, les logisticiens de l’Union des entreprises transport et logistique de France (TLF), des exploitants de carrières au sein de l’Union nationale des producteurs de granulats (UNPG), SNCF Réseau, la Fédération des industries ferroviaires (FIF), ont été ensuite rejoints par des entreprises ferroviaires.

Objectif OFP regroupe des PME du secteur ferroviaire, des opérateurs de proximité dont le rôle est d’optimiser les dessertes locales et régionales pour les besoins du fret ferroviaire, mais également sur les ports maritimes et fluviaux.

Les adhérents pratiquent des activités diverses : ils réalisent des trains complets sur des destinations pertinentes, des services de manœuvres sur les plateformes multimodales, la maintenance des infrastructures ferroviaires locales sur les lignes capillaires et sur les voies portuaires.

Après treize ans d’existence, les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) traitent près de 12 % du tonnage de fret ferroviaire en France et assurent la maintenance sous-traitée de l’ensemble des voies portuaires et de 70 % des capillaires de fret, sachant que 40 % du fret ferroviaire provient ou est à destination d’une ligne capillaire, dite ligne de desserte fine du territoire (LDFT). Il est donc important pour ces opérateurs que ces lignes soient en bon état et entretenues dans la durée.

Le réseau ferroviaire en France a été construit essentiellement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, où il desservait le tissu industriel de l’époque. Beaucoup des industries d’alors ont fermé ou se sont déplacées, et les installations terminales embranchées qui existent toujours n’ont pas toutes été adaptées aux sites qu’elles desservent. Par ailleurs, celles qui ont été adaptées reposent sur un réseau de lignes capillaires dont la pérennité n’est pas assurée au-delà de cinq ans. Les industriels manquent de visibilité par rapport au transport de fret ferroviaire. Nous souhaiterions que soient données aux industriels des perspectives à moyen et long terme, afin qu’ils soient en mesure de poursuivre leurs activités et qu’ils restent mobilisés.

Je me suis rendu en septembre dernier à Saint-Malo pour assister au congrès des régions de France. Devant rejoindre Lyon par la suite, et la liaison entre et Lyon en train n’étant pas évidente, je m’y suis rendu en voiture. En empruntant l’autoroute, j’ai pu apercevoir, notamment aux alentours d’Orléans, la construction de plateformes logistiques qui n’étaient pas reliées au ferroviaire. J’ai effectué des recherches pour savoir si nous avions des statistiques sur ce type d’entrepôt. La France possède 4 286 entrepôts et plateformes logistiques (EPL) de plus de 5 000 m², ce qui ne comprend pas les entrepôts dits du dernier kilomètre. Parmi eux, seulement 41 sont embranchés, soit 1 % des plateformes logistiques raccordées au ferroviaire.

Comment il est possible au XXIe siècle de continuer à créer des plateformes sur le modèle du tout-routier ? Comment peut-on envisager la réindustrialisation de la France en renforçant une logistique polluante ? Nous considérons que, si chaque mode de transport massifié doit pouvoir trouver sa place dans la logistique, nous devons être en mesure de donner aux industriels le choix de la voie la plus pertinente pour eux. Cela renforce la nécessité du caractère multimodal des plateformes, qui doit pouvoir proposer le mode routier, fluvial, maritime et, dans tous les cas, la voie ferroviaire.

Un autre point est important pour les opérateurs ferroviaires de proximité : les voies doivent être en capacité de faire circuler les trains. Malheureusement, les modèles de maintenance sont basés sur des critères hérités du passé, liés à l’histoire de la SNCF et qui mériteraient d’être actualisés. Sur les lignes à faible trafic, il est possible d’instaurer des systèmes de maintenance frugaux, tels que le remplacement de certaines traverses plutôt que le renouvellement complet de voie et ballast (RVB). Cela n’est pas pratiqué aujourd’hui parce que les décideurs et financeurs de ces opérations considèrent qu’une telle maintenance n’assurerait pas des objectifs de sécurité et de fonctionnalité suffisants. Nous pensons à l’inverse qu’il serait opportun de déployer de nouveaux référentiels, permettant d’adapter la maintenance des petites lignes en fonction de leurs utilisateurs. Les règles de maintenance doivent différer selon qu’il s’agit d’un train transportant des ordures ménagères et circulant à 30 kilomètres heure ou d’un TGV. Il faut faire évoluer les schémas habituels de maintenance et d’entretien des lignes de façon à fonctionner sur des modèles économiques plus simples et moins coûteux.

M. Igor Bilimoff, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Merci, monsieur le président et monsieur le rapporteur, d’avoir permis à la FIF et aux industriels de venir s’exprimer sur ce sujet.

La FIF est l’association la plus ancienne de celles que vous avez réunies aujourd’hui puisqu’elle remonte à la fin du XIXe siècle. Elle a accompagné le développement du ferroviaire depuis sa création et sous sa forme moderne depuis 1963.

Recouvrant l’intégralité des métiers du ferroviaire, elle réunit les assembleurs, les constructeurs de matériel roulant, les industriels de l’infrastructure et ceux en charge de la signalisation. Elle est composée de 90 membres actifs et au total, avec les entreprises intégrées dans les clusters, de 400 membres. Elle compte de très grandes entreprises, avec des leaders mondiaux tels qu’Alstom, en concurrence avec les entreprises chinoises, mais également de très petites entreprises et des start-up qui participent à l’animation et à la rénovation de cette industrie.

Le chiffre d’affaires global se situe autour de 4 milliards d’euros. Il se base sur des activités dont une grande partie – entre 35 % et 40 % – est exportée, ce qui a pour effet de peser positivement sur la balance du commerce extérieur.

Derrière ces chiffres, nous constatons malheureusement que le développement du fret ferroviaire a connu le mouvement inverse. En effet, le chiffre d’affaires de l’industrie a diminué en même temps que le nombre d’intervenants sur la production, ce qui témoigne d’une situation générale de décroissance du fret.

Nous avons la conviction, partagée avec 4F dont nous sommes membres fondateurs, que nous pouvons retrouver une part modale ferroviaire très importante dans le transport de marchandises. Si l’on souhaite, selon les objectifs fixés, faire passer cette part de 9 % à 18 % en trouvant des solutions à la problématique du déclin du fret ferroviaire, la piste de l’industrie et des technologies disponibles et à venir est une voie à suivre. Si l’objectif de 18 % peut paraître ambitieux, il convient de noter que certaines alliances au niveau européen prônent quant à elles un passage de 18 % à 30 %.

Sans développer ici l’impact de la libéralisation et de l’apparition de multiples acteurs sur le marché du fret, nous avons pu effectivement constater que la diminution des prix et à la diversification des produits normalement induites lorsque l’industrie évolue dans un environnement concurrentiel n’étaient pas ce qui avait été observé ces dernières années sur la production de fret.

Nous souhaitons vous présenter deux perspectives. La première concerne la modernisation du réseau. Des investissements importants doivent être réalisés. On parle beaucoup de la régénération des voies, mais la modernisation est tout aussi importante. Dans les infrastructures, on pense aux voies, aux terminaux et aux réseaux de distribution, pour augmenter la capacité, réduire les temps d’attente et améliorer la fluidité des opérations de fret. Mais c’est surtout une conception différente de l’infrastructure qui permettra une augmentation du trafic. Il faut mentionner en premier lieu le système européen de signalisation ferroviaire (ERTMS), a fortiori dans ses versions les plus évoluées qui, après leur homogénéisation en Europe, présentent un intérêt majeur en termes de fiabilité, de communication et de localisation du fret. Cette technique permettrait un doublement du fret ferroviaire. Le potentiel de l’ERTMS doit s’accompagner bien évidemment d’un travail sur d’autres points noirs qui alourdissent le système, tel que le désengorgement des nœuds ferroviaires, abordé dans cette commission à plusieurs reprises et sur lequel je ne vais pas m’étendre.

Vous connaissez la plupart des technologies disponibles que l’on peut trouver de manière opérationnelle dans d’autres pays. Pour prendre le cas de la planification du fret, il existe un outil avancé de suivi et de gestion, des capteurs intelligents pour suivre la marchandise en temps réel, la gestion automatisée des frets, l’optimisation des itinéraires pour réduire les temps de transit, rendant compte d’une gestion de trafic multiple dense effectuée sous contrôle aérien. Avec ces outils, il est possible d’agir autant sur le trafic de fret que sur le trafic de voyageurs, ce qui peut être intéressant dans la mesure où les deux se trouvent parfois être dans une situation de compétition. De la même manière, la digitalisation des processus logistiques permet d’obtenir une meilleure coordination et plus d’efficacité dans la complémentarité des différents modes de transport. Les centres de commandement des réseaux et les postes d’aiguillages sont au nombre de 3 000. Ils pourraient être réduits à une dizaine avec une meilleure optimisation, en y intégrant plus de sécurité et de gestion intelligente.

Tous ces éléments jouent sur l’attractivité et la compétitivité. Chaque fois que l’on produit un investissement de régénération, il serait utile de le comparer dans le temps en tenant compte des efforts évités et des gains obtenus. Nous devrions être en mesure de planifier ainsi l’ensemble, avec les externalités positives, pour structurer nos modèles économiques.

La seconde perspective concerne la modernisation des matériels. Comme nous en avons tous entendu parler, le digital automatic coupling, l'attelage automatique, permet d’accroître les performances en même temps que le niveau de sécurité, rompant avec des pratiques séculaires devenues quelque peu archaïques. Nous avons désormais des moyens d’attelage et de découplage automatiques des trains, ouvrant la voie à d’autres technologies telles que les wagons isolés intelligents, géolocalisés, avec une autonomie de déplacement leur permettant de rejoindre et de former les trains. Nous sommes réellement à l’aube d’une rupture technologique fantastique, également capable de changer les mentalités et les attitudes.

De la même manière, même si les anciennes locomotives fonctionnant au diesel doivent être remplacées rapidement, les locomotives s’adaptent aux exigences de la décarbonation et de l’adaptation au changement climatique. Je crois savoir que des plans de verdissement des locomotives sont en cours. Nous pouvons en effet déjà faire l’usage de modèles à hydrogène, sur batterie, hybrides, fonctionnant avec des biocarburants. Ces moyens disponibles pourront s’adapter aux scénarios qui vont se cristalliser dans les prochaines années voire les prochains mois.

Tout nous ramène à la notion d’innovation. De ce point de vue, le programme national d’investissement d’avenir (PIA 4) a assez largement promu les solutions d’innovation dans le fret. À cet égard, dans le cadre du contrat de filière, la FIF a participé à l’émergence d’une nouvelle instance, le CORIFER – conseil d’orientation de la recherche et de l’innovation de la filière ferroviaire.

Autour de cette vision du renouveau du fret, nous sommes en mesure, aux côtés des autres membres de 4F, d’atteindre l’objectif du doublement de la part modale. Cela passera par une meilleure planification, une anticipation du déploiement du fret et un perfectionnement de l’ensemble des vecteurs qui agissent dessus. Il s’agira également pour les industriels que nous sommes d’assurer une visibilité suffisante dans le temps pour adapter les processus de production selon les besoins de modernisation et de décarbonation. La main-d’œuvre, centrale dans les années à venir, devra posséder les compétences nécessaires et s’orienter vers les métiers du futur.

M. le président David Valence. Sur n’importe quel marché, la disparition d’un acteur qui représente 48 % de ses parts provoque une déstabilisation importante. Vous évoquiez, monsieur Stempezynski, le risque d’un report modal inversé. À l’image des représentants d’ArcelorMittal ayant fait savoir qu’ils recherchaient des alternatives, nous imaginons bien que les chargeurs qui ont recours à Fret SNCF souhaitent conserver le choix du mode ferroviaire. Quelles conséquences imaginez-vous sur le secteur en général, notamment concernant l’attractivité du train, si des opérateurs alternatifs prenaient le relais sans toutefois se structurer pour aller rechercher des marchés nouveaux ?

Par ailleurs, quelle est votre perception du niveau des aides mobilisées dans le cadre de la stratégie nationale ? Celle-ci est-elle aujourd’hui, après deux modifications, établie sur une maille pertinente, au regard des pratiques étrangères ?

Enfin, quelle visibilité avez-vous aujourd’hui dans la déclinaison du plan de relance à 100 milliards d’euros ? L’état d’esprit de la filière est-il à la confiance, ou existe-t-il des craintes en raison de l’engagement d’investissements lourds ?

M. Raphaël Doutrebente. Au risque de vous surprendre, je ne crois pas que les conséquences de la solution de discontinuité de Fret SNCF constituent une problématique immédiate, dans la mesure où la sous-traitance à Fret SNCF est possible pendant encore trois ans. En tant qu’entreprise ferroviaire, nous recevons les demandes des opérateurs qui devront trouver une alternative. Je n’envisage éventuellement qu’un problème de temporalité pour ceux qui n’auront pas pu anticiper les démarches auprès d’autres opérateurs d’ici le 1er janvier 2024. Les opérateurs, tel ArcelorMittal, sont en cours de discussion pour trouver une solution. Il y aura des solutions, même si la situation, pérenne depuis tant d’années, peut sembler perturbante. Je considère qu’il n’y a pas de risque immédiat de report modal. Nous avons dans notre pays une capacité à produire des trains, même si, à l’inverse des 400 entreprises ferroviaires que comptabilise l’Allemagne, nous comptons les nôtres sur les doigts de deux mains.

Certes, il peut y avoir une crainte sur le prix. Sans tronquer les propos exprimés par Denis Choumert, je comprends qu’au sein de Fret SNCF, les prix étaient fixés en fonction des différents marchés et opérateurs. Cette situation va évoluer de façon évidente.

M. Ivan Stempezynski. Je pense moi aussi que les mesures mises en place, à travers la sous-traitance des vingt et une lignes concernées par les moyens humains et matériels de Fret SNCF, sont les meilleures pour accompagner cette mutation. Cela suppose, de la part des entreprises du ferroviaire – qui se comptent, je le crains, sur les doigts d’une seule main – de trouver un intérêt à les reprendre et à les structurer pour les gérer. On ne gère pas quatre lignes de combiné comme on en gère dix, quinze ou vingt. Notre crainte se trouve donc plutôt à ce niveau, et même s’il existait le risque d’un report modal inversé, il ne serait pas le seul des défis à relever.

Pour donner envie aux entreprises de reprendre ce marché, il faut les convaincre des bonnes conditions qui l’entourent. Or de nombreux incidents sur le réseau, sans même parler des grèves, viennent perturber depuis plusieurs mois les circulations et affectent lourdement la qualité que nous avons vendue à nos chargeurs. Cette qualité, maillon essentiel de leur chaîne industrielle et logistique, est pourtant fondamentale pour donner envie aux repreneurs de gérer ces vingt et une lignes sur le long terme.

Aussi, parallèlement aux investissements mentionnés, SNCF Réseau doit être au rendez-vous pour délivrer la qualité attendue par les chargeurs et plus largement par les acteurs du combiné et de la filière ferroviaire.

Les éléments de réflexion partagés préalablement sur la stratégie capacitaire ne sont d’ailleurs pas suffisants pour répondre aux besoins du marché, qui a été, comme chacun des opérateurs, bouleversé par l’actualité.

Il est important que les entreprises se positionnent sur le marché grâce aux conditions favorables qui ont été apportées, à savoir la sous-traitance en personnel et matériel pendant trente-six mois. Il est tout aussi important qu’avec les efforts de fluidification au quotidien des relations du ferroviaire et du combiné sur les longues distances, SNCF Réseau se remette rapidement en question afin de consolider notre offre autour de la reprise d’une partie du secteur, aux côtés d’entreprises qui, je l’espère, seront présentes pour relever le challenge.

M. Philippe François. Concernant les aides publiques, nous avons certes des annonces, mais nous sommes attentifs aux perspectives et aux engagements à venir. Je crois que nous sommes tous favorables, au sein de l’Alliance 4F, à l’adoption d’une loi de programmation pluriannuelle pour donner de la perspective. Les montants de 100 milliards et 4 milliards d’euros annoncés sont encourageants, mais c’est surtout avec de la visibilité sur une décennie tout au moins que nous pourrons nous projeter sur le long terme et que les industriels pourront engager leurs investissements. Le discours sur la transition écologique nous met en difficulté, car nous peinons à comprendre véritablement la place du fret ferroviaire dans cet objectif.

Nous sommes une filière logistique à faible émission de carbone, consommant peu d’énergie. Nous avons par conséquent de nombreux atouts, avec des externalités positives en termes d’encombrement des routes et d’accidents. Nous regrettons que le ferroviaire soit souvent réduit dans la parole politique au transport de passagers. De plus, nous nous trouvons face à une problématique liée à l’essor de nouveaux RER métropolitains alors que nous savons que les capacités du réseau ferroviaire présentent déjà des nœuds qui seront difficiles à traiter. Que vont par exemple devenir les sillons réservés au fret ? Nous avons également besoin d’une visibilité sur cette question et que l’État stratège définisse une ligne directrice. Notre volonté à tous d’atteindre l’objectif du doublement de la part modale du fret ferroviaire sera conditionnée à la confirmation qu’il s’agit pour l’État d’une priorité, au même titre que le déploiement de la pompe à chaleur. Nous avons entendu parler du RER métropolitain, mais nous n’avons pas entendu parler du fret ferroviaire.

J’ai discuté récemment avec une importante société de la région Auvergne-Rhône-Alpes qui souhaite transporter des produits de carrière par la voie ferroviaire. Les échanges avec SNCF Réseau concernant la réouverture de certaines gares ont abouti à des engagements sur deux ou trois ans, un terme beaucoup trop court pour motiver un tel investissement. Il s’agit de donner des outils qui permettent aux industriels de se projeter dans l’avenir avec une visibilité sur dix ans. Nous attendons donc cette clarification par l’État à moyen et long terme.

M. le président David Valence. Je précise que les mandats envoyés aux préfets de régions contenaient la mention des 930 millions d’euros, ce qui n’était pas le cas dans la plupart des contrats de plan État-région précédents.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je souhaite revenir sur les besoins mentionnés par M. François quant à la visibilité et sur la notion d’État stratège, en gardant à l’esprit l’objectif fixé à 18 % de part modale et à 4 milliards d’euros d’ici à 2030. Nous recevions hier le directeur général des infrastructures, des transports et des modalités, qui a évoqué l’existence d’un travail en commun avec l’ensemble des partenaires que vous représentez sur la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Il a indiqué qu’un certain nombre des soixante-douze mesures établies faisaient l’objet d’une réévaluation, suite à un manque d’efficience observé. Quelles sont selon vous les propositions nouvelles qui pourraient enrichir ce travail ?

M. Doutrebente a, quant à lui, indiqué que la prestation risquait de coûter plus cher. Pouvez-vous évaluer le volume de fret susceptible de passer de la voie ferroviaire à la voie routière du fait de cette hausse ? Nous ressentons en effet la force de frappe et le poids de la concurrence du fret routier, déjà évoqués par le président de l’AFRA.

L’abandon du wagon isolé mentionné par M. Choumert, avec une évolution de l’offre vers le multiservices, n’a pas eu semble-t-il pour conséquence d’attirer l’investissement des opérateurs alternatifs sur ce marché. En repensant aux éléments évoqués ici concernant par exemple la société DB Cargo, comment évaluez-vous leur capacité à investir dans ce réseau ?

Pour en revenir à la très faible proportion – environ 1 % – de plateformes embranchées, pensez-vous, Monsieur François, qu’il serait opportun de passer par une réglementation posant des obligations réalistes ?

Je souhaite également interroger la FIF sur les difficultés rencontrées par les PME dans l’approvisionnement de matériels roulants, dans un contexte où ces outils permettraient de capter de nouveaux marchés. Compte tenu de l’impact des procédés innovants, estimez-vous que les pouvoirs publics donnent à la filière une visibilité suffisante pour lui permettre de s’engager dans ces investissements ?

M. Raphaël Doutrebente. Concernant l’augmentation des tarifs, il faut tenir compte du fait que l’électricité représente 30 % du prix et que les locomotives en représentent 20 %. La situation est liée aux aides relatives à l’augmentation du prix de l’électricité. Nous en avons été fortement pénalisés en 2023 et l’absence d’action de l’État a eu pour effet le désengagement de certains opérateurs des contrats, avec pénalité. Cette situation a été destructrice de valeur. Dans ce contexte, les offres ne peuvent demeurer identiques.

Concernant les locomotives, l’opérateur historique en possède certes un nombre important. Certains les louent, d’autres, comme nous, les achètent, mais de telles acquisitions sont extrêmement compliquées car les prix atteignent 6 millions d’euros. L’inflation n’est peut-être pas seule en cause. Nous avons besoin d’une loi pluriannuelle intégrant des aides à l’achat de locomotives, à l’instar de l’Espagne et de l’Allemagne. Les propositions d’amendement que nous avions portées en ce sens devant le Sénat et l’Assemblée nationale ont été rejetées.

M. le président David Valence. Les certificats d’économie d’énergie (C2E) ne peuvent-ils être mobilisés sur ce point ?

M. Raphaël Doutrebente. Non, en raison de la complexité de leur utilisation. À l’inverse, le système espagnol fonctionne largement et profite également aux opérateurs intervenant à la fois en Espagne et en France. Malgré sa réticence au départ, nous avons par exemple sensibilisé la société Akiem, important opérateur, à nous aider à défendre cette proposition d’amendement au projet de loi de finances, qui bénéficiera à tous les acteurs. Il s’agit vraiment de s’extraire des divisions habituelles dans notre pays pour se concentrer sur notre objectif de logistique verte. Le financement demandé à hauteur de 20 % est d’autant plus mesuré que nous avons établi le besoin à une quinzaine de locomotives pour 2024 et une trentaine les années suivantes. Ces subventions qui restent raisonnables nous permettront de rester véritablement compétitifs.

Concernant les nouvelles locomotives propres – les anciennes pouvant assez facilement fonctionner avec des carburants alternatifs et produits en France tels que le HVO ou l’Oléo100 –, nous avons besoin de financement pour renouveler le parc. Pouvons-nous avoir le soutien de votre commission ?

M. Denis Choumert. Le client du commissionnaire ou du transporteur paie entre 30 et 40 % du prix total, le reste comprenant les 80 kilomètres de pré- et post-acheminement, la manutention sur le terminal ou les wagons. Si le futur opérateur doit investir dans un matériel coûteux, il y aura une augmentation significative de ces 30 % ou 40 %. Il existe néanmoins pour la compenser des marges d’amélioration de la productivité sur les terminaux : 40 % du prix du train relève de la manœuvre du dernier kilomètre, d’éclatement et de reconstitution du train. En dépit de l’abandon relatif du combiné rail-route en lien avec les grèves du premier semestre et la baisse de la consommation, nous considérons que le risque est mesuré.

Concernant le wagon isolé, il est vrai qu’un opérateur, DB Cargo, pourrait intervenir davantage en France. La raison pour laquelle il ne l’a pas encore fait est liée à l’existence d’accords historiques sur 50 % ou 60 % des flux de wagons isolés – chimie, automobiles – transfrontaliers.

L’objectif est de trouver les opérateurs qui parviendront à constituer des trains entiers, peut-être sans passer par les gares de triage, inefficientes et coûteuses. Nous espérons que dans le prochain schéma directeur, le transport combiné, rail-route en particulier, permettra des chargements sur des terminaux plus flexibles. Le secteur de la chimie, grand importateur avec la sidérurgie, travaille sous la forme d’échanges entre industriels et entre sites et réfléchit à une mutualisation. Cela requiert des évolutions pour permettre à des trains de circuler sur des sites industriels chimiques, compte tenu des matières dangereuses transportées. Cette gymnastique doit être accompagnée au début, à l’instar des certificats d’économie d’énergie. L’enjeu demande davantage de moyens pour amorcer ces révolutions.

Nous sommes assez inquiets de deux principaux obstacles que rencontrent les chargeurs. Les 54 milliards d’euros du tarif du transit sur la route, indépendamment du prix de l’énergie, sont à mettre en perspective avec les 4 milliards d’euros sur le réseau. Il est nécessaire d’aider les entreprises à investir, car l’innovation et la digitalisation sont extrêmement coûteuses, avec par exemple pour l’ERTMS un coût de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Quelles subventions viendront soutenir les investissements et quelle part sera prise en charge par le client des transporteurs ? En tenant compte des marges des industriels, en compétition avec leurs homologues européens et mondiaux, la situation se répercutera nécessairement sur le consommateur final. Ces questions renvoient au risque de rupture sociale que pourrait provoquer l’inflation, dans la dynamique de la transition énergétique.

M. Jean-Marc Zulesi (RE). Je rappelle que la majorité a acté l’objectif de doublement de la part modale du fret ferroviaire dans le cadre de la loi Climat et résilience de 2021. Je me suis personnellement engagé pour défendre une stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire dans la loi d’orientation des mobilités (LOM), avec la pérennisation jusqu’en 2024 des 170 millions d’euros engagés. Dans la mesure où il a été demandé davantage d’investissements, comment envisagez-vous la cohabitation avec les services express régionaux métropolitains ? Avez-vous été associés à l’étude en cours du Gouvernement concernant l’avenir des péages ferroviaires ? Enfin, puisque cela était central dans les débats de cette commission d’enquête, avez-vous pleinement bénéficié de la libéralisation du fret ferroviaire et a-t-elle pu à votre sens maintenir à flot le fret ferroviaire au niveau national ?

M. Raphaël Doutrebente. La libéralisation a effectivement permis de stabiliser le secteur. Il n’y a certainement pas eu de catastrophe comme j’ai pu l’entendre. L’opérateur historique n’était certes pas préparé, mais pour répondre aux demandes des clients en termes de fret ferroviaire et compte tenu des objectifs de décarbonation, nous devons être en mesure d’offrir des services. Cela nécessite une adaptation de SNCF Réseau qui passe par un changement de culture, une révolution qui permettra d’accompagner le développement du fret ferroviaire.

M. Denis Choumert. De leur côté, les chargeurs qui avaient défendu le projet à Bruxelles dans les années 1990 ont été très satisfaits de l’ouverture du marché. Le prix du vrac conventionnel a baissé d’environ 20 % entre 2006 et 2010. En revanche, en 2010, les clients du wagon isolé ont effectivement connu une augmentation de prix entre 40 % et 60 %. Le secteur de l’automobile est quant à lui passé, en l’espace de trois ou quatre ans, de 600 000 wagons par an à une fourchette comprise entre 150 000 et 200 000.

M. Ivan Stempezynski. Une de nos préoccupations actuelles est la stratégie capacitaire. Il est nécessaire d’assurer au fret ferroviaire et au combiné, qui circulent la nuit, un corridor que le transport de voyageurs et les travaux engagés, bénéficiaires par ailleurs de crédits importants, ne viendront pas diminuer. Cela est d’autant plus sensible dans le contexte où un objectif de doublement du fret ferroviaire et de triplement du combiné a été fixé pour la prochaine décennie. Nous posons donc la question de la stratégie capacitaire de SNCF Réseau. Parmi les soixante-douze mesures évoquées par M. le rapporteur, celle relative à la stratégie capacitaire est prépondérante.

Par ailleurs, SNCF Réseau étant organisée en régions, une forme de disproportion existe avec les échelles du fret, qui traverse souvent plus de quatre régions. L’harmonisation des dossiers est un enjeu réel face à une situation où les décideurs régionaux ont une grande capacité d’action et ont davantage de correspondance de niveau avec le transport de voyageurs qui, lui, répond effectivement à des logiques régionales.

À cette question de la stratégie capacitaire de SNCF Réseau, aucune réponse ne nous a été formulée jusqu’à présent. Nous attendons également de l’État qu’il tienne un rôle de pilote, établissant les priorités du gestionnaire d’infrastructure placé sous la tutelle du ministère du transport.

En ce qui concerne l’avenir des péages ferroviaires, nous n’avons pas été véritablement associés à l’étude bien que le sujet nous concerne particulièrement.

M. Philippe François. Concernant le pourcentage marginal des 4 286 plateformes reliées au ferroviaire, une amélioration est nécessaire. L’Alliance 4F avait soutenu un amendement au projet de loi relative à l’industrie verte. Pour atteindre l’objectif de réindustrialisation du pays, il est nécessaire de le relier à une logistique verte. Nous avions donc demandé que les nouvelles plateformes soient tenues de faire une étude de raccordement au ferroviaire. Malheureusement, cette proposition n’a pas été retenue. C’est pourtant un sujet important, qu’il faudra mettre en perspective avec l’objectif zéro artificialisation nette des sols (ZAN). Les plateformes gagneront à être pensées aux endroits permettant l’option multimodale.

M. le président David Valence. Il y a ici une forme de responsabilité croisée. Ces décisions relèvent en grande partie des collectivités territoriales. Dans les pays voisins, lorsque la taille de la plateforme est importante, il existe une obligation de disposer d’un raccordement à la voie d’eau ou au fer, au minimum.

M. Igor Bilimoff. L’état d’esprit des industriels est confiant, mais également impatient de voir se matérialiser les détails des annonces. Au-delà de la planification, nous avons besoin d’un effet choc. Les 100 milliards d’euros dont nous n’avons pas encore d’image distincte correspondent à une planification sur de longues années. Outre-Rhin et au-delà des Alpes, une planification beaucoup plus complète et détaillée est à l’œuvre. Cela leur permet d’anticiper les commandes.

À cet égard, nous avons mis en place avec SNCF Réseau et d’autres syndicats quatre groupes de travail afin d’être en mesure d’anticiper la trajectoire, d’évaluer le besoin en compétences, l’attractivité et également la perspective en termes de décarbonation. Les 100 milliards d’euros, souvent évoqués comme un coût, sont en réalité un investissement, pas uniquement pour le ferroviaire mais aussi pour la France. Il faudra en effet rendre compte des scénarios qui permettront au pays de répondre aux objectifs fixés pour 2030 ou 2050. Le ferroviaire doit être considéré pour son acquis plutôt que pour sa trajectoire de développement de décarbonation, à l’instar de certaines filières qui, même avec le triplement de leurs capacités, ne parvenaient pas à fournir les efforts de décarbonation nécessaires.

Nous serons intéressés également de connaître le détail du financement de ce plan d’investissement. Quelles seront notamment la part portée par l’État, celle des régions, celle de l’opérateur historique ?

Les industriels sont pragmatiques, leur gestion du matériel est établie sur la base d’un volume de commandes et de leurs capacités technologiques. Or le matériel de fret n’a fait que décroître et nous sommes en négatif sur l’ensemble des lignes. Le signal choc que j’évoquais restaurerait la confiance et fournirait une visibilité. Nous n’avons qu’un seul producteur de locomotives, la société Alstom basée à Belfort, et deux producteurs de wagons depuis le rachat de Titagarh. Nous sommes à un plancher quant à la production.

Nous plaçons beaucoup d’espoirs dans l’innovation. Les matériels roulants vont vers les pays dans lesquels ils peuvent fonctionner, d’où l’importance des investissements nécessaires sur le réseau.

Il faut saluer la création du CORIFER et les objectifs d’innovation. Nous avons augmenté le TRL – technology readiness level – de 4 à 9, ce qui prouve que nous pouvons proposer une innovation prête à rencontrer le marché. Cela permettra de créer des prototypes, des démonstrateurs, et de tester en pratique dans le fret des technologies dont la capacité et l’adaptabilité seront démontrées. Grâce à cela, les industriels pourront plus facilement dimensionner la capacité de production.

Si l’on n’y prend pas garde, la troisième position mondiale de la France en matière d’industrie ferroviaire pourrait être fragilisée. Nous avons vu ce qu’il s’est passé en Allemagne lorsque CRRC a acheté la partie locomotives de Vossloh.

L’innovation et la technologie sont donc centrales, sans commune mesure avec le verdissement et le reconditionnement des locomotives qu’il faudra également mener. Parmi les dix technologies en cours d’élaboration, il est difficile de savoir quelle est celle qui viendra révolutionner le secteur. Le financement et la visibilité qui pourront être proposés sont donc extrêmement importants.


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36.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS (19 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS. La SOGARIS, initialement société de la gare routière de Rungis, est une entreprise publique qui déploie désormais son activité dans l’ensemble du Grand Paris et offre différents services allant de la grande plateforme logistique aux petits sites urbains de distribution. Vous nous présenterez, monsieur le directeur général, le modèle économique particulier de cette société, et vous expliquerez la place que le fret ferroviaire y occupe ou est destiné à y occuper.

La SOGARIS a notamment aménagé une nouvelle gare de fret dans le 18e arrondissement de Paris, celle de La Chapelle, inaugurée il y a environ cinq ans dans le cadre d’un projet de « nouveau quartier logistique et urbain ». Cette infrastructure a donné lieu à de nombreuses critiques car l’activité de fret n’est, de toute évidence, pas encore au rendez-vous. Nous aimerions connaître les conclusions que vous tirez de cette opération et les enseignements que nous pourrions en tirer pour les futurs investissements dans le fret ferroviaire.

Notre mission ne se borne en effet pas à constater la régression du fret ferroviaire et l’absence de politique structurée, du moins jusqu’à une date récente. Il est logique que la recherche de solutions nous occupe principalement durant la dernière partie de nos auditions.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jonathan Sebbane prête serment.)

M. Jonathan Sebbane, directeur général de SOGARIS. Je vous remercie de m’avoir invité pour évoquer le cas de la gare de Chapelle International et plus généralement pour exposer notre vision de la multimodalité chez SOGARIS, notamment en matière de développement du fret ferroviaire appliqué à la distribution urbaine.

La logistique est devenue une composante essentielle de l’économie. Cette activité a connu un fort développement ces dernières années, sous l’effet de la mondialisation et de la digitalisation des échanges et de la métropolisation. Dans l’immobilier – domaine dans lequel la SOGARIS évolue –, deux grandes tendances se dégagent au cours des dix dernières années avec d’une part le développement de très grands entrepôts loin des villes, en réponse aux besoins récents de la grande distribution et du commerce électronique, d’autre part le retour de la logistique en ville, notamment pour répondre aux exigences toujours plus fortes du « dernier kilomètre ».

C’est ce dernier domaine que nous opérons. Nous sommes un acteur de l’immobilier. Notre histoire remonte à une soixantaine d’années. Notre activité historique était centrée sur l’exploitation de la gare routière de Rungis, puis nous avons entamé une transition pour devenir des acteurs de l’immobilier, en développant et en gérant de tels actifs.

Notre statut est celui d’une société d’économie mixte (SEM) détenue à 70 % par des collectivités locales : 41,5 % pour la Ville de Paris, une quinzaine de pourcents pour le département des Hauts-de-Seine et, pour ceux de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, un peu moins de 7 % chacun. Notre autre actionnaire principal est la Caisse des dépôts, représentée par la Banque des territoires, qui détient un peu moins de 30 %. Le fonds Meridiam est entré récemment au capital, acquérant 3 % des parts, de même que la métropole du Grand Paris, avec une participation de 1,5 %.

Nous développons et gérons un portefeuille de bâtiments dédiés à la logistique urbaine au sens large, recouvrant la fonction du dernier kilomètre et celle dite de « l’avant-dernier kilomètre » – plates-formes de consolidation situées entre dix et vingt kilomètres du centre des agglomérations. Quelque 80 % de notre patrimoine se situe sur le territoire du Grand Paris. Ce patrimoine représente 800 000 m² et il est valorisé à un peu plus d’un milliard d’euros au 31 décembre 2022.

L’objectif essentiel porté par les actionnaires de SOGARIS est de décarboner les flux logistiques. Un des principaux leviers utilisés est celui de la souveraineté logistique : l’objectif est de détenir des actifs identifiés comme étant stratégiques par leur localisation pour pouvoir accompagner l’évolution des pratiques de mobilité en faveur de la décarbonation.

SOGARIS porte à ce titre la logique de déploiement d’un réseau de sites organisé en trois niveaux : celui des plateformes logistiques dites d’avant-dernier kilomètre, situées par exemple près de l’A86 et plus généralement près des voies entourant les agglomérations, celui des hôtels logistiques – des bâtiments souvent à usage mixte, bien insérés en ville – et enfin les sites les plus petits – environ 5 000 m² – en cœur de ville qui répondent aux enjeux du denier kilomètre.

Cela m’amène à l’hôtel logistique de Chapelle International. C’est le premier bâtiment de ce type à avoir été développé, à la suite d’un appel à projets qui remonte aux années 2010, quand la Ville de Paris et la SNCF ont souhaité convertir cette ancienne friche ferroviaire en plate-forme logistique. SOGARIS a obtenu de pouvoir construire une nouvelle forme de bâtiment logistique à cette occasion.

Ce bâtiment s’étend sur 45 000 m², dont 30 000 m² dévolus à l’activité productive au niveau du sol et 15 000 m² en sous-sol occupés par un commerce professionnel. À cela s’ajoutent 10 000 m² historiquement dévolus à des activités de bureaux et qui accueillent aujourd’hui des organismes de formation et d’autres types de fonctions urbaines. Sur le toit, une ferme urbaine de 6 000 m² a été installée ainsi que des terrains de sport.

Le terminal ferroviaire affiche une longueur de 340 mètres. Il peut donc accueillir un demi-train de 600 mètres de long, le bâtiment disposant d’une voie de réserve ferroviaire qui jouxte le réseau ferré. Le bâtiment est doté de deux ponts roulants que nous avions fait installer dès l’origine, dans une logique d’utilisation dans le cadre d’un mode de transport combiné.

Ce bâtiment n’accueille aucun train de marchandise aujourd’hui. Il est idéalement situé pour pouvoir contribuer à la décarbonation des flux. Même sans trafic ferroviaire, il n’est pas inutile. Et d’ailleurs, il est toujours prévu que des trains finissent par s’y arrêter. Nous avons fait en sorte de mutualiser l’utilisation du site, en faisant notamment intervenir une filiale de La Poste. Celle-ci exploite la moitié du terminal ferroviaire, sur environ 7 000 m², dans le cadre d’une activité de distribution de colis par des véhicules propres. Du reste, ce bâtiment, qui a été développé en co-investissement avec Haropa-Ports de Paris et la Banque des territoires a récemment fait l’objet d’un rachat des parts de la Caisse des Dépôt par La Poste Immobilier afin d’y réaliser un hub postal pour le nord parisien.

Pourquoi le retard du développement du trafic ferroviaire sur le site ? La première famille de raisons est que nous assistons, de manière générale, à une perte de compétences en matière de fret ferroviaire en France, phénomène combiné à des désinvestissements dans l’infrastructure ferroviaire et à la priorité accordée au transport de voyageurs – en l’occurrence ce site est rattaché au réseau ferré nord, un des plus saturés de France. S’ajoutent à cela des raisons spécifiques. Dans la mesure où il s’agit d’un site de distribution urbaine, la fiabilité des marchandises transportées entre en ligne de compte. Des coûts supplémentaires sont inhérents à l’utilisation du terminal ferroviaire puisque, comme je l’ai dit, ce terminal ferroviaire est doté d’une voie de réserve.

Je n’ai pas encore évoqué une spécificité du bâtiment : l’ensemble des manipulations logistiques sont couvertes, de manière à limiter les nuisances sonores pour le quartier récemment construit autour du site. La pose de cette couverture a représenté un coût de plusieurs dizaines de millions d’euros. Cette innovation se retrouve sanctionnée par la fiscalité : le bâtiment est soumis à différentes taxes, notamment la taxe sur le foncier bâti, la taxe annuelle sur les bureaux en Île-de-France et la taxe pour la création de bureaux et de commerces en Île-de-France. Ces frais sont refacturés aux exploitants de la gare ferroviaire, ce qui pèse dans leur compte de résultat. SOGARIS avait décidé de garder à sa charge ces coûts à titre transitoire, de manière à favoriser l’émergence de l’offre, mais cela n’a pas suffi.

La problématique de la fiabilité est essentielle. Elle constitue d’ailleurs un élément de risque assez significatif pour les acteurs qui verraient en ce site une alternative à la route. Il existe aujourd’hui une offre fluviale concurrente. Des acteurs tels que Franprix ou Ikea ont choisi de s’approvisionner par voie fluviale. Ils ont donc trouvé d’autres alternatives à la route que le chemin de fer. Le manque de fiabilité, en lien avec la faible disponibilité des sillons sur le réseau ferré et avec le sous-investissement dans les infrastructures ferroviaires, affecte la qualité de l’offre ferroviaire. Cette problématique est d’autant plus prégnante que les acteurs avec qui nous avons discuté nous avaient demandé de réfléchir à des alternatives dans l’hypothèse où la voie ferroviaire deviendrait inopérante. Nous nous étions alors rendu compte que l’offre routière assurantielle était moins onéreuse que la principale voie d’approvisionnement par le train.

Les coûts supplémentaires, qui correspondent notamment aux coûts d’approche, et les contraintes qui poussent les chargeurs à essayer de constituer des trains de plus de 600 mètres de long pour mieux absorber leurs coûts fixes sont un autre frein. Après avoir cherché à travailler avec un chargeur en particulier, le conseil d’administration de la SOGARIS a changé son fusil d’épaule, cherchant plutôt à identifier des zones amont où un ou plusieurs chargeurs potentiellement intéressés par ce service pourraient être identifiés.

J’en viens aux préconisations. Tout d’abord, la composante prix semble essentielle, particulièrement pour les acteurs de la distribution urbaine. Par ailleurs, la fiabilité risque de ne pas être au rendez-vous avant la réalisation d’investissements de long terme. Nous devons donc trouver les arguments pour convaincre les acteurs de prendre le risque de basculer vers une alternative à la route. La fiscalité me semble être un frein à l’utilisation de ce type de modèle, tout comme la lisibilité tant de la réglementation que des politiques publiques. La logistique est gouvernée par le court terme : bon nombre d’acteurs concluent des contrats pour des courtes durées – un ou deux ans. Il est donc difficile d’envisager des investissements de très long terme, sauf à jouir d’une vision claire.

J’insisterai tout particulièrement sur mon dernier point : Chapelle International constitue certes une innovation, mais c’est un site isolé. Si d’autres terminaux de ce type ne se développent pas, nous aurons du mal à faire arriver des trains de marchandises en ville. SOGARIS souhaite donc pouvoir développer d’autres terminaux ferroviaires sur la base du même modèle, en prévoyant dans ces projets une activité dans l’attente de l’arrivée des premiers trains puis d’une transition vers le modèle ferroviaire. Comme le GNTC, nous constatons que nous manquons de terminaux modernes, bien équipés et bien localisés, qui seraient susceptibles de favoriser le déploiement à terme d’une offre ferroviaire de grande qualité.

M. le président David Valence. J’aimerais tout d’abord que vous reveniez sur le plan de financement de Chapelle International, qui était de l’ordre de 80 millions d’euros. Ce projet était très soutenu politiquement, notamment par Mme Anne Hidalgo, la maire de Paris ; ne voyez-vous pas dans ce projet l’exemple type de l’insuffisance de la seule volonté publique à engendrer le développement du fret ferroviaire ? Ne pensez-vous pas que des travaux préparatoires soient nécessaires au niveau des chargeurs et des entreprises ferroviaires, et que dans le cas contraire, des investissements de ce type seraient voués à l’échec ? Enfin, j’aimerais savoir quelles plates-formes parmi celles que vous gérez sont connectées à un mode massifié.

M. Jonathan Sebbane. Le plan de financement avoisinait effectivement les 80 millions d’euros. 5 millions d’euros ont été déployés dans le cadre d’un programme d’investissement d’avenir (PIA), le complément étant pris en charge par la Banque des territoires, SOGARIS et Haropa-Ports de Paris dans le cadre d’un emprunt commun. Cette opération est rentable du point de vue strictement économique dans la mesure où, dans le cadre de l’analyse annuelle de notre patrimoine, des experts indépendants ont valorisé Chapelle International à hauteur de 150 millions d’euros. Comme je vous l’expliquais, nous avons fait en sorte de pouvoir louer une partie du terminal ferroviaire à une filiale de La Poste. D’ailleurs, à la fin de 2021, La Poste est entrée au capital de la société porteuse de ce projet afin de pouvoir valoriser à son propre compte les activités qu’elle y effectue. Les revenus de SOGARIS sont issus des loyers et ces derniers lui permettent de lever sa dette dans les conditions prévues par le conseil d’administration. En dépit de son statut de SEM, SOGARIS ne bénéficie pas de subventions publiques.

Quant à la force du volontarisme public, j’aimerais tout d’abord souligner que le terminal ferroviaire est conforme, sur le plan technique, aux attentes des opérateurs ferroviaires et des commissionnaires de transport. Il a été développé avec l’appui d’un certain nombre de ces acteurs et nous avons continué d’échanger avec eux depuis lors. Pour autant, les discussions que nous avons menées avec divers prospects ont mis en lumière leur principal foyer de réticences : le manque de fiabilité, qui est fondamentalement lié à la qualité du réseau entre Chapelle International et sa gare amont.

M. le président David Valence. J’ai bien entendu que la rentabilité du projet était liée à la présence de l’enseigne Métro, des acteurs que vous avez cités, et de deux centres de données sur le site. En l’occurrence, il n’existe pas de polémique quant à l’usage des deniers publics puisque ce projet n’a pas généré de pertes. En revanche, ce qui était à l’origine un projet de terminal logistique ferroviaire dans une logique de décarbonation ne contribue pas à la décarbonation : sur le plan environnemental, ce projet est un échec. Vous invoquez des problématiques de fiabilité du réseau et de disponibilité de sillons. Pourtant, il y a dix ans, ces éléments étaient connus. Je sais que ce projet a été développé en partenariat avec SNCF Immobilier. À vos yeux, les informations qui vous avaient été données à l’époque sur la fiabilité et sur la disponibilité des sillons étaient-elles exactes ?

M. Jonathan Sebbane. Je ne saurais dire si des informations inexactes ont été communiquées en amont étant donné que je n’ai pas participé à cette phase. Force est néanmoins de constater que la difficulté à faire fonctionner le site ferroviaire est principalement d’ordre opérationnelle. J’ajoute qu’il avait été proposé aux collectivités locales d’exonérer la structure des taxes que j’ai citées. Des amendements avaient été proposés en ce sens dans le cadre du débat sur les lois de finances en 2018 et en 2019 mais ces amendements avaient été rejetés.

Pour répondre à votre dernière question, tous nos sites ne sont pas connectés au réseau ferroviaire, tant s’en faut. Il existe d’ailleurs de nombreux entrepôts en France qui sont reliés au réseau ferré mais au moyen de connexions qui ne sont plus opérationnelles aujourd’hui faute d’entretien. Pour autant, SOGARIS a récemment acquis un site à Bonneuil-sur-Marne, au niveau du port, et a réactivé la connexion ferroviaire. Depuis début septembre, un train opéré par Carrières de l’Ouest y circule.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Vous avez évoqué une dimension tout à fait particulière de la logistique urbaine. Ses caractéristiques en termes de fret sont spécifiques par rapport à celles que nous avons rencontrées durant nos précédentes auditions. Vous faites part de l’absence d’infrastructures comparables dans d’autres métropoles.

Cela me conduit à une question sur les services express régionaux métropolitains qui ont vocation à se développer d’ici une quinzaine d’années. La question de la marche en avant opposant le transport de voyageurs au fret ferroviaire a été posée. Vous avez fait référence au réseau, qui est au cœur des métropoles, et aux prix, qui sont encore plus significatifs pour la distribution urbaine. Comment pensez-vous que certaines contradictions pourraient être surmontées afin de faire en sorte que le fret ferroviaire puisse parvenir jusqu’à l’avant-dernier kilomètre dans les métropoles françaises ? Cette question est reliée à un enjeu : la décarbonation de l’approvisionnement des marchés de consommation métropolitains. Cette question a déjà été soulevée ici, y compris par certains acteurs du transport ferroviaire. Avez-vous une position à partager sur ce sujet, riche de votre expérience, et sachant qu’il faudra bien concevoir des infrastructures comparables autour des grandes métropoles ?

M. Jonathan Sebbane. Je souligne à nouveau que mon regard est celui d’un professionnel de l’immobilier plus que de la mobilité. Tout d’abord, je constate une préoccupation liée à la gestion de l’ensemble des flux de marchandises qui irriguent les grandes métropoles. Cela renvoie à l’enjeu de la décarbonation mais pas seulement : il s’agit aussi de décongestionner le réseau routier. De plus en plus de grandes métropoles réfléchissent à des politiques publiques d’encadrement de la circulation des marchandises sur leur territoire. S’ajoutent à cela des contraintes réglementaires, avec la mise en place de zones à faibles émissions (ZFE). D’évidence, la prise de conscience de cette problématique progresse et l’on assiste à l’émergence de politiques publiques en la matière. La Ville de Paris semble être en avance d’une dizaine d’années par rapport à ses consœurs. C’est notamment elle qui la première a mis en place une charte associant notamment acteurs privés et acteurs publics, qui lui a permis de faire évoluer son plan local d’urbanisme et de mettre au point une stratégie en matière de logistique urbaine sur son territoire. Je pense que d’autres métropoles s’en inspirent aujourd’hui.

Au-delà des politiques publiques, les métropoles réfléchissent aujourd’hui à la création d’outils qui leur permettront de déployer les politiques publiques. La principale problématique consiste à développer des bâtiments qui favorisent la décarbonation des flux. Un outil public-privé d’intérêt général comme celui de SOGARIS est à ce titre intéressant puisqu’il permet de développer des bâtiments avec une vision de long terme, de répondre à l’enjeu de l’économie productive, et qu’il fait tout cela au service des collectivités, des territoires et de leurs politiques publiques, ce qui par construction n’est pas le cas des investisseurs privés, qui poursuivent d’autres objectifs.

Mon troisième constat est que la problématique de l’alternative à la route est un enjeu essentiel. Cette préoccupation est commune à l’ensemble des métropoles qui se penchent sur le sujet. Plusieurs options peuvent être imaginées. L’utilisation des voies fluviales apparaît comme une priorité absolue pour bon nombre d’acteurs. Elle est plus facilement mobilisable en tout cas et elle permet d’obtenir des résultats à court terme – même si les dernières tendances n’étaient pas forcément les meilleures. L’autre enjeu consiste à réactiver les faisceaux ferroviaires disponibles sur le territoire des métropoles pour favoriser l’acheminement des marchandises et notamment dans le cadre de la distribution urbaine.

En l’espèce, je répète que le développement de ce fret ferroviaire implique le développement de terminaux ferroviaires au niveau du dernier kilomètre, le tout en intégrant les problématiques inhérentes à la distribution urbaine : fiabilité, délais et coûts – du fait de la longueur limitée des trains.

Je ne suis pas compétent pour répondre à votre question sous l’angle de la mobilité et du réseau. Sur le plan immobilier, l’enjeu me semble être le développement de terminaux ferroviaires urbains capables de réceptionner les trains de marchandise et d’organiser la distribution de ces dernières dans l’ensemble de l’agglomération.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Je ne cherchais nullement à mettre en cause vos constats, qui sont d’ailleurs partagés par l’ensemble des membres de la commission, mais plutôt à souligner que pour des projets de ce type, l’association très large – y compris parfois au capital – avec des acteurs privés intéressés au premier chef par le développement de ces terminaux ferroviaires, est peut-être une lacune de ce projet. J’établis un parallèle avec les infrastructures portuaires. Et effectivement, comme vous le souligniez, le transport fluvial est considéré comme une alternative au transport routier tant à Paris que dans d’autres métropoles, en particulier dans le cadre de la logistique du dernier kilomètre.

Mme Sophie Blanc (RN). Il est vrai que la Ville de Paris a nourri des ambitions très fortes sur ce projet. Il s’agit d’un investissement de 80 millions d’euros et le terminal ferroviaire occupe à lui seul une surface de 15 000 m². Ce projet était censé faire disparaître des routes quelque 44 000 camions, avec un effet bénéfique sur le trafic, le bruit, la pollution. Tel était à tout le moins l’objectif mentionné par Anne Hidalgo lors de son discours inaugural. Or force est de constater qu’aucun train n’a jamais été accueilli par cette gare.

L’idée de transporter par voie ferrée des marchandises venant du Pas-de-Calais ou du Val-d’Oise jusqu’à Paris était potentiellement intéressante. J’aimerais revenir sur les raisons de l’échec. Vous en avez évoqué de nombreuses mais finalement, les acteurs ne préfèrent-ils pas simplement le fleuve ou la route au chemin de fer parce qu’ils y voient des solutions moins onéreuses ? Ce lieu abrite aujourd’hui d’autres projets – un centre logistique de la Poste, un centre de données, une ferme urbaine, etc. La seule partie du projet qui n’a pas fonctionné est la gare ferroviaire, qui en était pourtant la principale composante.

J’aimerais savoir si des études ont été réalisées avant de dépenser ces 80 millions d’euros, dont une partie est d’origine publique. Pour la LGV, par exemple, des études très onéreuses ont été menées pendant des années. Vous n’avez pas fait mention d’études sur l’intérêt ou la faisabilité de ce projet. Peut-on construire une gare sans étude préalable ?

La problématique des terminaux ferroviaires a-t-elle été prévue à l’origine ?

J’ai par ailleurs été surprise en vous entendant dire que ce projet était fondé sur des promesses d’amendements pour alléger la fiscalité. S’agissait-il de promesses en l’air, ou gribouillées sur un bout de papier ?

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). J’ai eu la chance de visiter cette structure il y a quelques semaines. Elle est malheureusement qualifiée de « gare fantôme ». Vous essayez d’identifier des acteurs qui seraient potentiellement intéressés à l’idée d’acheminer des marchandises vers votre gare, mais avez-vous engagé une réflexion commune avec les commerciaux de Fret SNCF en vue d’établir une stratégie ? Avez-vous des commerciaux qui puissent offrir votre service ?

M. le président David Valence. On peut élargir la question à d’autres acteurs du fret ferroviaire que Fret SNCF.

M. Jonathan Sebbane. Le projet a été conçu dès son origine avec un double objectif. À l’époque de son lancement, vers 2010, la Ville de Paris et la SNCF ont souhaité revaloriser ce qui était alors une friche ferroviaire. L’objectif porté par SNCF Immobilier était de construire un bâtiment capable de contribuer à l’approvisionnement en marchandises par le rail. C’est dans cette optique que la consultation avait été lancée par la SNCF et la Ville de Paris.

Le bâtiment est le premier construit d’une zone d’aménagement concerté. Un nouveau quartier a été construit aux alentours, comprenant aussi bien des logements que des immeubles de bureaux ou des commerces. Ce bâtiment était donc également censé participer à l’essor de ce nouveau quartier. Il devait abriter des activités productives sans pour autant apporter de nuisances au voisinage. C’est la raison pour laquelle la halle de fret et le commerce professionnel sont situés le long de la voie ferrée et que d’autres espaces ont été construits côté rue. Il s’agissait initialement de bureaux mais on y trouve d’autres acteurs aujourd’hui. La plupart des surfaces sont occupées, avec notamment des activités de formation, des équipements sportifs, et France Terre d’asile vient de s’installer. Le Premier ministre est d’ailleurs venu visiter le site à l’époque.

Enfin, l’une des spécificités est que le bâtiment jusqu’à sa toiture appartient à SOGARIS mais que le volume d’air au-dessus reste la propriété de la Ville de Paris. Elle y a développé une ferme urbaine et des terrains de sport et gymnases accessibles aux écoles.

Par rapport à l’ambition initiale, le projet répond donc au besoin de préserver la connexion ferroviaire. Le bâtiment est capable d’accueillir des trains même si le trafic est nul aujourd’hui. Cette spécificité nécessitait de concevoir une halle sans poteaux, plus coûteuse à construire qu’une halle classique. Par ailleurs, ce bâtiment contribue à l’animation urbaine de ce nouveau quartier et remplit pleinement son rôle à cet égard.

Si j’ai fait état de « promesses », je retire ce terme. En réalité, nous avons cherché, en lien avec la Ville de Paris et les services ministériels, à identifier les freins supplémentaires au fonctionnement d’un train sur le site. D’où l’idée de chercher à alléger la fiscalité. Comme je vous l’ai expliqué, le bâtiment est couvert, et dès lors il est assujetti à diverses taxes. Si une gare à ciel ouvert avait été construite à la place, la fiscalité aurait été plus légère. La couverture du site participait d’une logique de limitation des nuisances. L’argumentation pour solliciter ces allégements fiscaux était articulée autour d’une logique de double peine. C’est l’esprit dans lequel des amendements de loi de finances ont été présentés par des députés et sénateurs.

Je répète une nouvelle fois que nous sommes un acteur de l’immobilier et que nous avons travaillé sur ce projet en partenariat avec des opérateurs ou des commissionnaires de transport ferroviaire, qui sont les mieux à même de commercialiser une navette ferroviaire. C’est dans ce contexte que nous avons travaillé avec le locataire du site dont nous estimions qu’il était le plus susceptible d’utiliser ce terminal pour ses approvisionnements. SOGARIS s’est tourné vers un acteur de transport qui était chargé des travaux préparatoires à la commercialisation : réservation des sillons auprès de SNCF Réseau, élaboration de tarifs, etc. Nos efforts n’ont malheureusement pas permis que des trains accostent dans notre bâtiment. Nous nous sommes alors directement adressés à des opérateurs de fret ferroviaire – dont Fret SNCF mais pas seulement – mais nos démarches n'ont donné lieu à aucun résultat probant. Nous considérons aujourd’hui que nous ne sommes pas les mieux placés pour démarcher commercialement des chargeurs. En avril dernier, le conseil d’administration de SOGARIS a validé une nouvelle stratégie qui consiste à travailler avec des territoires logistiques qui accueillent divers chargeurs. Nous avons identifié notamment les Hauts-de-France et la région Grand Est. Certains acteurs de ces territoires sont d’ailleurs structurés en associations. L’objectif est d’identifier plusieurs acteurs qui seraient susceptibles d’utiliser notre offre de manière commune.

La difficulté à exploiter le site ne tient pas seulement à la qualité de la connexion ferroviaire entre Chapelle International et le réseau mais également à la qualité de connexion en amont. L’un des freins que nous avons rencontrés avec un acteur qui est devenu entre-temps locataire du site est que la connexion amont, de par les contraintes de l’utilisation de l’ITE, ne permettait pas d’y faire passer du trafic ferroviaire de manière optimale.

Enfin, au sujet des études, j’ignore ce qu’il en est avant 2010 mais, après avoir échoué à lancer notre navette ferroviaire, nous avons lancé une étude avec un cabinet pour pouvoir identifier les conditions de succès de la mise en place d’une navette ferroviaire. Elle a été présentée au conseil d’administration de SOGARIS et c’est sur la base de ses conclusions que nous avons restructuré la feuille de route de la SEM, considérant que la meilleure approche n’était pas d’identifier un chargeur mais des territoires amont avec lesquels nous pourrions identifier des chargeurs potentiellement intéressés par notre infrastructure.

 

 


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37.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Besse et de M. Julien Kubiak, réseau de recherche Ferinter (19 octobre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous avons débattu tout à l’heure des limites du volontarisme public lorsqu’il s’agit d’intervenir sur un secteur d’activité économique. Nous avons bien vu que ce genre de politique ne pouvait pas fonctionner sans la mobilisation des acteurs concernés et sans l’intérêt des clients. Avec cette deuxième audition, nous passons de l’économie à la sociologie, une discipline très différente. Nos débats seront concentrés sur des études réalisées auprès de salariés de Fret SNCF. À plusieurs reprises, y compris lors des échanges avec le groupe public ferroviaire, la question de l’incidence des réorganisations successives de Fret SNCF sur la santé au travail et le sens au travail a été déjà évoquée. Ce genre d’enjeu existe plus généralement pour toute entreprise publique ou privée connaissant une restructuration. Nous avons interrogé les anciens dirigeants du groupe public ferroviaire à ce sujet.

Je souhaite la bienvenue à Mme Isabelle Besse et à M. Julien Kubiak, docteurs en sociologie, universitaires et membres du réseau de recherche Ferinter. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Vous avez l’un et l’autre consacré votre thèse de sociologie aux salariés de la SNCF et aux tensions auxquelles ils sont soumis. Madame Besse, votre thèse est intitulée : « Les conflits de cadres à Fret SNCF (2010-2015) – sociologie d’une lutte pour la construction de sens ». Monsieur Kubiak, votre thèse est intitulée : « La “managérialisation” de la prévention des risques professionnels en entreprise – Enquête parmi les préventeurs de la SNCF ». Vous avez tous deux mené vos travaux au sein de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

Je dois mentionner également un article que vous avez cosigné en 2021 dans l’ouvrage collectif La SNCF à l’épreuve du XXIe siècle et qui est intitulé « “Moderniser” Fret SNCF, au prix d’une perte des savoirs de métier et d’un risque pour la sécurité ».

Nous aimerions que vous nous présentiez vos observations sur la façon dont les personnels de l’entreprise ont pu vivre les évolutions des vingt dernières années, en relation avec les grands thèmes qui occupent notre commission d’enquête, à savoir : l’ouverture à la concurrence dans les années 2000 ; le déclin structurel du fret ferroviaire depuis un demi‑siècle ; les perspectives de relance dans le cadre de la transition écologique – mais force est de constater, comme nous l’avons vu au cours de nos auditions, que ces aspects n’ont été considérés que tardivement, à la fin des années 2000 et surtout ces cinq dernières années – ; le plan de discontinuité présenté par le Gouvernement pour parer à des sanctions possiblement létales de la Commission européenne envers Fret SNCF – ce plan suscite une forte inquiétude chez les « fretteux », comme on les appelle souvent.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Isabelle Besse et M. Julien Kubiak prêtent serment.)

Mme Isabelle Besse, réseau de recherche Ferinter. Comme vous l’avez souligné, j’ai réalisé une thèse chez Fret SNCF. Entre 2012 et 2015, j’ai partagé le quotidien de cadres de la direction à laquelle j’étais rattachée et j’ai pu constater des divergences entre cadres sur les transformations à la SNCF, appelées « modernisation ». C’était effectivement le titre du sujet de ma thèse : les conflits de cadres.

Ce management consiste à importer un management de type standardisé et reproduit par un grand nombre d’entreprises en France à partir des années 1980-1990. Il a pour nom « modernisation », « lean management » ou « gestion ». Fret SNCF était le laboratoire d’essai pour l’importation de ces méthodes.

Ce mode de management est diffusé notamment par les cabinets de conseil et les éditeurs de logiciels. Il est présenté comme performant et rationnel et tend à gérer tout à partir de la quantification des éléments de la réalité. Or sur le plan empirique, ces modèles de management ne tiennent pas leurs promesses. Dans le cas de Fret SNCF, des cadres cheminots s’inquiétaient que l’entreprise se fixe des objectifs de baisses d’effectifs en termes de pourcentage à répartir par unité de production sans tenir compte des réalités de terrain. Les cadres cheminots avaient la particularité d’avoir dû passer par les métiers du terrain, ce qui leur permettait de saisir les réalités de terrain pour mieux commander les équipes. Ces normes avaient de moins en moins court depuis que la modernisation de l’entreprise avait été engagée.

Les cadres passés par le terrain constatent que ces objectifs et modes de réorganisation – imposer une réduction des effectifs de 5 ou 10 % dans une unité de production donnée – dégradent la qualité de service, la sécurité ferroviaire, la santé au travail, font augmenter l’absentéisme, lequel dégrade à son tour la qualité de la production si bien qu’un cercle délétère s’installe qui empêche le fret de se redresser. Le climat est mortifère : travailler dans une entreprise qui va de plus en plus mal est particulièrement délétère. Rien n’est fait pour que cela aille mieux, ce qui fait que travailler dans ce type d’environnement est très désespérant.

Ces cadres se demandent pour qui travaillent des dirigeants qui ont un pied à la SNCF et l’autre dans une entreprise de transport routier, ou bien un pied dans une entreprise publique et l’autre dans une filiale privée. Ils y perçoivent des conflits d’intérêts.

Or dans le même temps j’ai pu observer que l’organisation mettait tout en œuvre pour étouffer le questionnement des choix de l’entreprise et de la méthode de management. La direction muselle l’opposition par diverses méthodes que je détaille dans ma thèse. Au niveau des agents de terrain, elle recourt au chantage à l’emploi. Les cadres sentent qu’il vaut mieux se taire s’ils ne veulent pas être « placardisés » et une partie des organisations syndicales qui se font les porte-parole du terrain sont stigmatisées. La CGT, qui était majoritaire, n’est plus consultée véritablement par la direction.

Cette dernière est occupée pour une grande partie de son temps à communiquer sur son travail. On peut l’analyser comme une falsification de la réalité.

En tant que sociologue, je suis intriguée comme d’autres par la persistance de ces grands modèles de management et d’organisation. Ils perdurent en dépit de nombreuses preuves empiriques qu’ils génèrent des contre-performances, que ce soit en termes économiques ou humains. Le cas de Fret SNCF soulève la question essentielle de la reproduction de modèles d’organisation standardisés qui sont à bout de souffle en 2023 puisque les preuves empiriques s’accumulent contre eux. On peut dès lors s’interroger sur la socialisation des décideurs : est-ce qu’ils se confortent entre eux à propos de ces fausses performances ? Est-ce que ces modèles sont plébiscités parce qu’ils facilitent le processus de décision ?

M. Julien Kubiak, réseau de recherche Ferinter. Comme Mme Isabelle Besse, j’ai effectué ma thèse de doctorat en convention industrielle de formation par la recherche. J’ai ainsi travaillé à la SNCF pendant plus de trois ans en tant que salarié. Dans mon cas, c’était entre 2008 et 2010. À la suite de cela, je suis devenu consultant en santé au travail et j’ai notamment été conduit à conduire des expertises pour les CHSCT – comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – des établissements de fret. Mon exposé s’appuie sur ces deux expériences.

Ma thèse met en lumière comment le travail de prévention des risques professionnels se décompose en trois dimensions : la première vise la prévention des risques juridiques et normatifs liés à la santé et à la sécurité au travail ; la seconde vise la prévention du risque social ; c’est seulement la troisième qui vise la prévention des risques professionnels proprement dits.

Le travail de prévention, dans ce dernier cas, repose sur la promotion des précautions et des savoirs de prudence auprès des travailleurs. C’est aussi seulement dans cet aspect du travail préventif qu’il convient d’agir en amont des projets de transformation de l’organisation pour éviter les risques.

Bien évidemment, ce travail s’inscrit dans le cadre des exigences légales du code du travail.

Les nombreuses observations – entretiens semi-directifs, analyse de documents internes, etc. – montrent que les dispositifs visant à prévenir les accidents et maladies professionnelles ont progressivement été détournés de leurs objectifs initiaux afin de repérer et de neutraliser les ressorts de la mobilisation collective. C’est ce qu’il faut entendre par risque social : l’identification et l’action sur les irritants. Tout cela s’inscrit se retrouve dans la littérature, par exemple dans Le Management du risque social de Labbé et de Landier publié en 2005. L’idée est qu’en remplaçant le débat autour de la souffrance au travail par celui centré sur la qualité de vie au travail, il est possible de prévenir les conflits sociaux. La qualité du dialogue social est alors mesurée par l’évolution du nombre de journées de grève. Maîtriser le risque social participe ainsi à l’amélioration du bien-être au travail.

Cette managérialisation de la prévention des risques professionnels a été mise en œuvre suite aux grèves de 1995 et elle a pris une dimension très particulière dans les années 2000 avec l’ouverture progressive à la concurrence, la réorganisation du groupe SNCF et la fin du régime spécial des cheminots – statuts et retraite. En ce sens, Fret SNCF était un terrain d’essai du fait du risque accru de grèves engendré par les réformes dès le début des années 2000, et donc dès le début de l’ouverture à la concurrence.

Ce travail de thèse soutenu en 2016 a été suivi d’interventions pour les CHSCT de la SNCF en tant qu’expert en santé au travail, notamment dans le cadre de projets de réorganisation du fret dans les établissements des Hauts-de-France. Ce travail s’inscrit dans une réflexion globale sur l’avenir du rail au sein de l’association Ferinter-International Railway Studies, dont Mme Besse et moi faisons partie.

Historiens, sociologues et experts spécialistes du chemin de fer s’accordent pour présenter la sécurité du personnel et la sécurité ferroviaire comme les deux faces d’une même pièce : on ne peut envisager l’une sans l’autre. Or les cheminots sont exposés depuis trop longtemps à des risques pour leur santé physique et mentale. Dans un contexte de risque continu, d’urgence, les décisions organisationnelles ont été sources d’insécurité permanente pour les agents du fret. Ces décisions et politiques managériales peuvent devenir harcelantes pour les cheminots les plus investis. Ce sont eux les plus exposés au risque d’épuisement professionnel.

Le déclin de l’activité de fret s’est traduit par une réduction massive des effectifs, de l’ordre de 50 %. Les moyens ont également été limités dans l’optique d’une rationalisation du travail, ce qui s’est traduit par une dégradation de l’outil industriel. Victimes et témoins impuissants de cette dégradation de leurs conditions de travail, les cheminots du fret souffrent particulièrement de la vétusté de certains triages, dont l’état des voies présente des risques de déraillement même à faible vitesse.

Il faut prendre la mesure des effets sur la santé d’une chasse aux coûts permanente, sans redressement de l’activité. Cela touche tous les métiers du fret, y compris les cadres, qui sont en tension permanente entre cette injonction de réduction des coûts et celle des critères de qualité défendue par leurs équipes et par eux-mêmes. Il s’agit d’un conflit de valeurs douloureux, qui plus est lorsqu’il est difficile d’en parler du fait des risques pour leur carrière. L’espace mobilité emploi (EME) de la SNCF, sorte de Pôle Emploi interne, s’est rempli de cheminots du fret à qui les autres établissements n’avaient pas de poste à proposer. Les agents rencontrés témoignent de ce rejet, de cet isolement en interne. Dans un établissement de matériel où j’étais intervenu en tant que doctorant, je me souviens d’une tâche particulièrement pénible et ingrate de démontage de wagons plats en extérieur, qui était réservée exclusivement aux cheminots venus du fret.

Rendus co-responsables d’une dette qui plombe les comptes du groupe, les cheminots du fret connaissent depuis vingt ans les effets d’un sentiment d’injustice, de déclassement, de qualité empêchée. Au moment où l’accélération du dérèglement climatique exige une réponse audacieuse sans précédent et où l’avenir du fret ferroviaire en France est incertain, il me paraît indispensable de mettre en débat ce que les dirigeants successifs de la SNCF présentent comme l’âme du cheminot : la sécurité. Comment imaginer l’avenir du fret sans penser à la transmission des connaissances et savoirs de prudence qui garantissent la sécurité des trains et des personnes ? Je pense en particulier aux trains transportant des produits chimiques ou radioactifs. Les métiers du fret ont été pensés et coordonnés pour garantir la sécurité ferroviaire. Cela dépasse les frontières du fret dans la mesure où la sécurité implique les infrastructures. Or les conducteurs de train de fret doivent composer avec les travaux de régénération des voies, effectués de nuit comme vous le savez.

Depuis des années, chaque train recouvre un enjeu stratégique : perdre un client est à éviter à tout prix. Il est dit et répété aux agents que perdre un client comme ArcelorMittal, par exemple, pourrait, par effet domino, mettre fin à Fret SNCF. C’est de cela dont témoignent les cheminots rencontrés sur site. C’est avec cette pression constante que ces agents travaillent depuis vingt ans. En conséquence, les cheminots sacrifient leur santé pour maintenir le peu d’activité restant dans l’espoir d’un renouveau si souvent promis mais jamais tenu.

Le rail n’est pas une activité aisément malléable, il s’agit d’un système sociotechnique complexe dans lequel les hommes qui y sont affectés doivent être considérés comme des pivots, comme une ressource et non comme une faille ou un coût. La coopération des cheminots au sein d’une même structure intégrée est l’une des conditions nécessaires au développement et au maintien d’une culture effective de la sécurité partagée. C’est cela qui fait le sens du travail, qui fait l’identité du cheminot et c’est cette voie qu’il s’agit de préserver pour l’avenir.

En se privant d’une partie de ses agents de conduite et en séparant gestion capacitaire et maintenance, le projet prend le risque d’introduire une nouvelle complexité dans une organisation usée par une succession de projets pensés hors sol qui ont montré leur non-pertinence, à commencer par la séparation des infrastructures et de l’exploitation en 1997.

La santé des cinq mille cheminots du fret est en jeu mais pas seulement. Ces professionnels du fret ont compris bien avant nous l’intérêt du fret ferroviaire pour l’environnement. Ils définissent leur travail comme une mission de service public. Comment leur donner tort avec l’accélération de la crise climatique que nous vivons ? Je pense aux cheminots des Hauts-de-France qui observent chaque matin une autoroute A1 saturée par un mur de camions alors que les voies de chemin de fer sont désespérément vides.

Dans ce débat, la représentation du personnel doit prendre sa place mais elle a été considérablement affaiblie par la fin des délégués du personnel, comités d’entreprise et CHSCT en 2017. Cette représentation du personnel n’en demeure pas moins essentielle pour une compréhension complète de la situation. Les élus au comité social et économique (CSE) alertent la direction de l’entreprise depuis de nombreuses années sur les effets de l’exposition des cheminots du fret aux risques psychosociaux.

Dans le cadre de mes recherches universitaires mais aussi en tant que consultant en santé au travail, je ne peux que confirmer la présence de troubles psychosociaux chez ces agents. Les risques psychosociaux identifiés au fret et la durée d’exposition particulièrement longue engendrent des effets délétères sur la santé physique et mentale. Dans le contexte d’une menace vitale sur l’existence même de Fret SNCF, c’est la fin d’un mince espoir qui rendait le travail soutenable.

M. le président David Valence. Dans n’importe quelle entreprise, une succession de réorganisations est difficile à vivre. Cela s’applique aussi bien à une PME qu’à une grande entreprise. Changer de nom plusieurs fois, réorganiser ses activités, provoque de l’instabilité, voire de la perte de sens au travail. Cette problématique n’est donc pas spécifique à la SNCF. Dans certains pays, on voit la part du fret ferroviaire progresser et certains opérateurs sont à l’équilibre. C’est d’ailleurs le cas de Fret SNCF depuis 2021 ou 2022, alors que, dans les années 2000, les pertes étaient au moins équivalentes au chiffre d’affaires. Cette situation était invivable.

Actuellement, Fret SNCF représente 48 % de l’activité de fret en France. Avez-vous eu l’occasion d’effectuer des comparaisons avec des opérateurs de fret publics étrangers ? Existe-t-il des études similaires chez DB Cargo ou Lineas à l’époque où c’était encore un groupe public ? Lineas a d’ailleurs connu une transformation plus profonde que Fret SNCF. Je pense également à des acteurs de fret italiens ou à un acteur roumain qui fait l’objet d’une procédure européenne encore plus avancée que celle qui vise Fret SNCF. J’imagine que vous disposez de bases de comparaison, sachant que l’Allemagne compte de grands sociologues.

Avez-vous également cherché à établir une comparaison avec les autres opérateurs de fret présents en France ? On trouve parmi eux de petits opérateurs mais aussi des grands groupes. Je pense notamment à des filiales de DB Cargo et de Lineas. Avez-vous noté des difficultés similaires chez ces autres opérateurs ou bien avons-nous affaire à une problématique spécifique liée à la transformation de la SNCF en tant qu’ancien acteur monopolistique ?

Mme Isabelle Besse. Toutes les réorganisations sont certes difficiles mais ma question portait plutôt sur leur pertinence économique. Dans le cas de Fret SNCF, elles n’étaient pas pertinentes. J’étais dans des unités de production où la hiérarchie venait expliquer qu’il fallait réduire les effectifs de 10 %. Les experts du terrain leur répondaient qu’ils comprenaient les contraintes économiques mais qu’ils proposaient d’autres solutions pour améliorer la rentabilité. Ces arguments n’étaient pas entendus par la direction. La réorganisation était décidée de manière dogmatique, dans une logique affirmée d’avantager des filiales privées. Les cadres de direction de Fret SNCF, entreprise publique, ne se cachaient pas d’avantager la filiale VFLI – Voies ferrées locales et industrielles. Chez VFLI, les salariés étaient embauchés sous des contrats privés et donc sous un statut moins protégé. Aussi étaient-ils moins susceptibles d’exprimer des revendications ou de faire grève. Cela ne s’est pas vérifié. Les salariés de VFLI ont été traités avec moins de délicatesse que chez Fret SNCF. Le management s’est montré extrêmement dur à leur égard. Et pourtant, ils se sont aussi mis en grève. Nous avons affaire à un parti pris théologique arc-bouté sur la rationalité économique mais qui relève finalement de l’irrationnel. Des cadres cheminots ont pu constater l’absence d’envie de trouver des solutions pour que Fret SNCF soit rentable. Toutes les contre-propositions qu’ils ont présentées ont été rejetées.

Votre deuxième sujet n’était pas au cœur de ma thèse mais j’ai pu constater que le secteur s’est réorganisé en fonction de la volonté politique européenne de libéralisation. On retrouve des éléments communs entre les opérateurs et des questions comme la dette peuvent peser sur les statuts. Des chercheurs ont montré que les différences entre les pays dépendaient de la qualité et des composantes du dialogue social. En Allemagne par exemple, il a été possible de préserver des structures locales mais les effectifs ont tout de même été réduits. La libéralisation a été menée sans réellement tenir compte des différences de traitement entre la route et le fret ferroviaire. Cette problématique se pose à l’échelle européenne. Plus concrètement, le modèle qui a été mis en place n’est pas au niveau de performances qui avaient été promises. Le fret ne s’est guère redressé que dans des pays qui ont investi abondamment, par exemple la Suisse.

Je pense que ces modèles doivent être remis en cause car ils ne fonctionnent tout simplement pas.

M. le président David Valence. La France est le seul pays ayant libéralisé son secteur de fret ferroviaire à avoir assisté à un tel effondrement de la part modale du fret dans les années 2000. Dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, Belgique ou l’Italie, dans lesquels la part modale du fret était historiquement élevée, celle-ci s’est plutôt redressée ces dernières années. La situation en France est une singularité.

Mme Isabelle Besse. C’est parce que la libéralisation a donné lieu en France à des réorganisations complètement dogmatiques. Comme je l’expliquais, le prétexte de la dette et du contexte économique a été utilisé pour mettre en place un modèle dans lequel les salariés auraient peur de perdre leur emploi en faisant grève. Nous tombons presque dans l’irrationnel.

M. le président David Valence. Votre regard est aussi marqué par une grille d’analyse. Je sais que cela ne plaît pas à notre collègue Thomas Portes, mais nous avons reçu de nombreux chargeurs et le lien entre les grèves et la perte de confiance envers le fret ferroviaire est avéré. À moins qu’ils ne nous aient tous menti à ce sujet, c’est un fait que nous ne pouvons pas ignorer.

M. Julien Kubiak. Un autre fait est que le nombre de jours de grève décline. Il baisse depuis les années 1990.

M. le président David Valence. Dans une société où les acteurs économiques fonctionnent selon le modèle du « juste à temps », le fait que leurs wagons aient été bloqués pendant plusieurs jours a fait la une de l’actualité. Nous avons reçu des chargeurs de marchandises périssables pour qui l’allongement des délais de livraison revêt un enjeu particulier. Le droit de grève existe aussi dans les entreprises privées. D’où l’élargissement du doute à l’ensemble du secteur ferroviaire de la part des chargeurs. Nous l’avons entendu tellement souvent que nous ne pouvons pas nier ce phénomène au nom d’une idéologie quelconque.

Mme Isabelle Besse. J’entends que les chargeurs se sont plaints mais leur insatisfaction était-elle nourrie par les perturbations induites par les grèves ou bien par les aspects liés à la qualité de service ou au prix ? Les salariés n’étaient pas suffisamment nombreux pour tenir les délais. Ils en étaient les premiers meurtris : produire un travail de qualité est une condition de bien-être. Les réorganisations étaient basées sur une logique comptable – réduire les effectifs de 10 % –, et dans ces conditions il n’était plus possible de garantir une production de qualité ou un respect des délais, notamment pour les produits frais. Les dirigeants de Fret SNCF n’en tenaient pas compte. Les salariés se sont surtout mis en grève parce qu’ils estimaient ne pas être en mesure de réaliser le travail demandé et qu’ils craignaient de perdre leurs clients. Comme le disait M. Kubiak, les salariés essayaient de retenir les clients mais ils n’en avaient pas les moyens. Ces réorganisations ont rendu Fret SNCF incapable de tenir ses obligations.

M. Julien Kubiak. J’aimerais revenir sur la singularité du fret ferroviaire français et sur le lien entre souffrance au travail et crise. On peut effectuer trois types de comparaison.

Tout d’abord, on peut comparer le fret à d’autres activités de la SNCF et il se trouve qu’en tant que chercheur ou expert, j’ai pu effectuer une revue de toutes les activités. Or la souffrance n’était pas aussi aiguë dans les activités autres que le fret. Nous avons affaire ici à une crise qui s’installe dans le temps.

En deuxième lieu, il n’existe pas non plus d’exemple comparable dans le privé. Une entreprise privée qui aurait connu des pertes aussi importantes sur une aussi longue période aurait tout simplement disparu. C’est pour cela aussi que la crise des cheminots est singulière : ils ont été confrontés à un déficit de moyens sur le long terme. On ne trouve plus que trois ou quatre personnes dans certaines gares de triage qui en employaient autrefois cinquante. Les intérimaires jouent aujourd’hui le rôle de variable d’ajustement. Ceux qui ont intégré la culture du travail bien fait observent cela avec nostalgie et sont en proie à un stress chronique. Nous ne pouvons pas nous contenter de relier la souffrance à la crise. Nous avons affaire ici à une crise d’une durée exceptionnelle, amplifiée par l’esprit d’engagement des cheminots et leur attachement à leur métier. Cette crise est également liée à une forme de mépris, d’aucuns tenant – en interne comme à l’extérieur – les cheminots du fret comme responsables de la dette de la SNCF. Les organisations syndicales du fret ferroviaire n’ont pas la capacité de mobiliser des cortèges imposants dans les rues. Même si les chargeurs évoquent les grèves, ce n’étaient pas les cheminots du fret qui étaient en tête de cortège pendant les manifestations contre la réforme des retraites qui ont ébranlé tout le pays.

Enfin, si l’on effectue une comparaison au niveau international, au Royaume-Uni, les conflits sociaux de ces derniers mois ont été menés par des cheminots – des cheminots qui ont connu les deux modèles. Quant à la vitalité du fret ferroviaire allemand, elle est avant tout liée au tissu industriel. Donnez des chargeurs à Fret SNCF et vous constaterez une amélioration. Actuellement, les salariés n’éprouvent plus de plaisir à travailler. La souffrance au travail s’analyse aussi en tant que négation d’un plaisir. Les cheminots du fret éprouveraient du plaisir à constituer des trains qui rouleraient, arriveraient à l’heure et rapporteraient. Ce n’est pas le cas. C’est l’origine du problème.

Nous devons tenir compte de l’état des lieux qui a été établi par divers syndicalistes ou experts en santé au travail, et nous devons en tenir compte pour reconstruire.

Se pose aussi la question de la réhabilitation du matériel. Lorsque des équipements sont restés à l’abandon dans les gares de triage pendant des années, il devient presque impossible de les remettre en état, ou alors cela coûte des sommes considérables.

Les cheminots ont conscience de tout cela depuis le début des années 2000. Nous intervenons tous les deux pour le compte des CSE dans le cadre d’expertises en santé au travail dans différents mondes professionnels et nous avons donc suffisamment de points de comparaison pour pouvoir juger la situation du fret ferroviaire préoccupante. Malgré tout, les cheminots gardent espoir, y compris ceux qui sont entrés dans le métier il y a encore quelques années et qui sont peu nombreux.

M. le président David Valence. Je ne cherchais absolument pas à nier votre constat, qui est parfaitement établi, mais plutôt à considérer qu’une approche exclusivement malthusienne de gestion par les coûts avait conduit à une crise d’une ampleur particulière par rapport à d’autres entreprises.

Nous avons le sentiment que la situation tend à s’améliorer depuis deux ou trois ans. Ce secteur semble faire à nouveau l’objet d’attentions et du déploiement de moyens. Les cheminots que vous avez rencontrés l’ont-ils ressenti ? Vos recherches ont été menées dans une période d’incertitude et, à l’époque, l’articulation avec la transition écologique n’était pas complètement intégrée par les décideurs en charge de la réorganisation de Fret SNCF.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Au sein de cette commission, nous essayons d’intégrer un angle d’approche qui est celui de l’humain et de la trajectoire sociale de Fret SNCF. Nous devons le garder à l’esprit lorsque nous analysons la libéralisation et que nous en évaluons les conséquences.

Au cours de nos échanges, il sera peut-être intéressant que vous nous expliquiez plus en détail comment fonctionne ce « Pôle Emploi interne » de la SNCF. Je souhaite avant cela vous interroger sur la manière dont on peut reconstruire après un si long traumatisme. La question se pose d’autant plus dans le cadre d’un plan de discontinuité. Les salariés éprouvent de l’inquiétude quant au contrat social qui leur sera proposé par les nouvelles entités. Cinq cents emplois seraient prévus au sein de la SNCF pour reclasser les cheminots du fret. Comment pensez-vous que la reconstruction sera possible sur le plan social ? Quels sont les risques que vous identifiez ? L’incertitude quant au modèle économique de ces nouvelles entités ne risque-t-elle pas d’être anxiogène ?

M. Julien Kubiak. Pour ce qui est du transfert de 500 salariés et notamment de 280 agents de conduite du fret vers d’autres métiers de la SNCF, nous ne pouvons pas ignorer que la SNCF a fortement besoin de conducteurs de TER. La question consiste donc à imaginer les passerelles possibles pour que les conducteurs du fret puissent devenir conducteurs ou mécaniciens de TER. Les métiers ne sont pas identiques. Les conducteurs du fret n’ont pas choisi leur métier par hasard. Il y a plusieurs décennies, l’idée d’un parcours allant du fret au TGV en passant par le TER avait été introduite mais cette logique n’a plus cours. La conduite du fret présente des spécificités comme la conduite de nuit. Le transfert n’est pas du tout évident, que ce soit en termes de volontariat ou en termes de formation.

Pour ce qui est de la séparation entre le fret et la maintenance, comme je l’indiquais à la fin de mon intervention, les deux types d’acteurs doivent travailler ensemble dans le cadre des visites de sécurité. D’ailleurs, à l’époque de la séparation du groupe ferroviaire, l’idée était de rester une entreprise intégrée. En réalité, lorsqu’un groupe se retrouve scindé en plusieurs sociétés juridiques, des moyens de coopération et des circuits de communication doivent être imaginés pour les filières métiers qui agissent en interaction quotidienne. Cela crée de la complexité. Aujourd’hui, il est encore relativement aisé pour un aiguilleur d’opérer une visite technique avec un agent au sol et un agent de conduite et de confronter son point de vue aux leurs. Si nous avons affaire à des entreprises distinctes qui utilisent chacune leur propre mode d’évaluation, et dont les enjeux sont dictés par des normes ou des cahiers de charges, la coopération naturelle autour d’une préoccupation commune – la sécurité ferroviaire – se déstructure. Une telle coopération reste possible mais l’existence d’intérêts potentiellement divergents est source de risques. Cela génère de la complexité. Les « DPX », les dirigeants de proximité, auront davantage de documents de reporting à remplir. Comme nous le montrons dans notre article, les références à la norme peuvent être subjectives. Dans l’exemple que nous avons étudié, l’existence d’un changement organisationnel était évidente mais il a été considéré que ce n’était pas le cas pour ne pas avoir à faire appel à une instance de contrôle externe qui aurait pu ralentir la production. Dans toute entreprise, il existe une tension entre productivité et sécurité La séparation augmentera cette tension : il faudra agir plus vite et bien, la satisfaction du client primera sur la sécurité. Or la sécurité ferroviaire nécessite une attention particulière. Des incidents ferroviaires récents montrent à quel point il est difficile de déconstruire les responsabilités.

La SNCF a été inscrite autour de la logique de formation longue de ses cheminots, et avec un modèle organisationnel où la responsabilité de chacun était clairement définie. Le regroupement de toutes les fonctions dans une seule entité permettait d’assurer un contrôle continu.

Je ne m’oppose pas au projet mais j’y vois une source de complexité.

Mme Mireille Clapot (RE). J’aimerais pour commencer citer Julien Gracq : « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure ? » J’aimerais également vous remercier pour votre travail et remercier cette commission de nous donner l’occasion d’entendre une large diversité d’opinions. Vous nous avez fait part de ressentis mais vous les avez analysés de manière scientifique, et je suis pour que la science sociale s’empare de ces sujets.

Cela étant, pour avoir connu la SNCF de l’intérieur, je pense que nous avons affaire à un problème de hiérarchisation. Toute entreprise vit de ses clients et plus particulièrement l’activité de Fret SNCF. Elle commence par avoir des marchés, les politiques publiques sont partiellement au service de la bonne exécution de ces marchés et au troisième niveau, les métiers doivent se mettre au service de la bonne exécution des marchés.

Je suis interpellée, dans vos interventions, par la dialectique entre l’individu et le système. On a l’impression que lorsque les trains n’arrivent pas à l’heure ou ne rendent pas le service attendu, c’est la faute des autres : du système, de l’organisation, du manque de moyens, etc. Je vous ai assez peu entendus sur la manière dont le cheminot faisait en sorte de satisfaire son client dans un contexte où le transport routier est moins onéreux, où la désindustrialisation pèse sur le nombre de chargements, etc.

J’écoute donc votre discours d’une oreille assez circonspecte et en tout cas je me demande si votre analyse ne risque pas de conforter les agents dans l’idée qu’il serait finalement vain de vouloir se battre pour satisfaire son client et pour conquérir de nouveaux marchés. Le pauvre petit individu ne pourrait finalement rien face à ce système qui le broie. C’est la perception que j’ai de votre discours.

Mme Sophie Blanc (RN). S’il est nécessaire de développer des modes de transport plus vertueux que le transport routier, j’ai toutefois le sentiment que le fret ferroviaire n’est pas la panacée pour différentes raisons et qu’il ne s’est jamais vraiment remis du développement du transport routier depuis les années 1950. La logistique étant l’un des défis à relever pour la croissance économique de notre pays, comment a-t-on pu laisser tomber en désuétude ce mode de transport décarboné, plutôt économique et plutôt vertueux au profit de la route ? J’aimerais connaître votre point de vue en tant que sociologue.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez évoqué l’opposition des cadres de Fret SNCF aux décisions de leur direction. Ces cadres qui étaient d’anciens cheminots ont été progressivement remplacés par des cadres qui n’en étaient plus, et qui ont intégré l’entreprise avec une autre vision. Je le dis d’autant plus facilement que je suis cheminot depuis 2010 et que j’ai vu l’évolution de Fret SNCF, même si pour ma part j’étais chez SNCF Réseau. N’avons-nous pas eu affaire finalement à un sabordage à travers des décisions qui ne répondaient pas aux enjeux du transport ferroviaire ? Nous sommes passés de 12 000 cheminots chez Fret SNCF à 4 000 ou 5 000 actuellement et ce alors que nous avions besoin de plus de trains…

J’aimerais également que vous détailliez davantage les questions de conflit d’intérêts, qui aboutissaient à privilégier des filiales comme VFLI ou des acteurs tels que Geodis, un transporteur routier. Cela a été très mal vécu au sein de la SNCF.

Comment redonner espoir à des cheminots qui ont vécu six, sept ou huit restructurations ? Ils ont eu affaire à un double discours : il s’agissait d’augmenter la part modale du fret mais, simultanément, il était question de supprimer du trafic et de transférer une partie des salariés.

Nous avons au sein de la commission des opinions divergentes quant aux conséquences des grèves. Si des wagons ont été perdus, ce n’est pas à cause des grèves mais des dysfonctionnements de l’organisation mise en place. Lorsque des entreprises privées arrivent sur un embranchement avec des salariés moins bien formés que les cheminots et qui sont incapables de rendre l’installation correctement, cela a des conséquences. Résumer les difficultés du fret ferroviaire aux conséquences des mobilisations sociales relève d’un raisonnement hâtif, car les cheminots ont fait grève en partie pour défendre l’avenir du fret et la qualité du service rendu aux chargeurs. Ces propos sont assez stigmatisants, même si effectivement plusieurs intervenants les ont tenus ici.

M. le président David Valence. Personne ne résume les difficultés du fret ferroviaire aux grèves mais tous les chargeurs que nous avons auditionnés les ont identifiées comme faisant partie d’un ensemble de problèmes de qualité de service.

Mme Isabelle Besse. Sur le thème de l’opposition entre l’individu et le système, le problème est lié au fait que les réorganisations qui ont été décidées par des cadres qui n’étaient plus d’anciens cheminots ne correspondaient pas aux limites physiques et mentales des individus. Par exemple, à la suite d’une réorganisation, du fait de l’absentéisme, les cheminots étaient obligés d’assembler plusieurs trains simultanément. Tous les salariés étaient épuisés. L’un d’entre eux a même continué à travailler après avoir été victime d’un AVC et ses collègues ont dû intervenir pour qu’un chef d’équipe lui demande finalement d’arrêter de travailler. On expliquait aux salariés que si les trains ne partaient pas à l’heure, ils allaient perdre des clients et que leurs emplois seraient alors menacés, tant et si bien qu’ils allaient se retrouver au « Pôle Emploi interne ». Les salariés se retrouvaient alors à travailler au-delà de leurs limites tout en niant cet état de fait. Il est particulièrement frappant de voir un salarié victime d’un AVC être toujours animé par la volonté de faire partir son train à l’heure. Les cadres cheminots avaient honte de faire appliquer des réorganisations dont ils savaient qu’elles impliqueraient que les salariés travaillent au-delà de leurs limites.

S’agissant des conflits d’intérêts, des cadres de la direction de Fret SNCF ont reconnu ouvertement qu’ils avantageaient VFLI. La directrice de Fret SNCF ne faisait d’ailleurs pas partie du personnel : c’était une prestataire.

M. le président David Valence. Nous l’avons auditionnée et elle a plutôt témoigné d’un attachement à l’entreprise publique. C’était l’une des auditions les plus intéressantes que nous ayons eues depuis le début de nos travaux.

M. Julien Kubiak. Notre propos n’est pas que les cheminots ne cherchent pas à se battre pour le fret. C’est justement leur implication qui génère de la souffrance au travail. Le problème est qu’en l’absence de chargeurs, l’activité périclite. La stratégie consistait à réduire les coûts face à la diminution du nombre de chargeurs mais cette logique a perduré pendant des décennies. Dans un tel contexte, plus les effectifs diminuent, plus la situation devient complexe à gérer.

Quant à la réaction des Français à la recomposition du fret ferroviaire, il est évident que tout le monde souhaite voir circuler plus de trains et de bateaux et moins de camions. Face à la prise de conscience tardive mais réelle de la crise climatique, nous voulons tous favoriser les alternatives au transport routier. La question est : comment peut-on se passer des compétences issues de Fret SNCF ? Elles sont incontournables car c’est le seul opérateur où tous les maillons de la chaîne ferroviaire sont encore connectés : l’infrastructure, le matériel, etc. C’est la vision défendue par les cheminots. Ils ne sont pas opposés à la cohabitation avec des prestataires, mais à condition que les règles de sécurité ferroviaire priment sur toutes les autres considérations.

Mme Isabelle Besse. Vous nous avez demandé à plusieurs reprises quel contrat social pourrait être proposé aux cheminots pour leur redonner espoir. Les cheminots ont besoin d’une organisation fonctionnelle capable de répondre aux attentes des clients tout en respectant les règles de sécurité ainsi que les capacités humaines des salariés. Ce n’était pas le cas des modèles d’organisation mis en place.

Le modèle « client-fournisseur » est appliqué dans de nombreuses entreprises et a été appliqué à la SNCF en particulier. Une séparation a été introduite entre le fret et le transport de voyageurs, ce qui a eu pour effet de limiter la solidarité. Autrefois, lorsqu’une locomotive d’un train de voyageurs tombait en panne, un conducteur du fret pouvait aider à dépanner. Cela permettait à l’ensemble de l’organisation de mieux fonctionner.

M. Julien Kubiak. Nous devons élargir notre point de vue au-delà du ferroviaire. Si les industriels poursuivent dans la logique du « juste à temps » et du « zéro stock », le transport routier correspond à ce modèle. Dans certains groupes où des injonctions de réduction des stocks sont mises en place, on voit des entreprises louer des entrepôts et approvisionner leurs sites de production depuis ces entrepôts avec des camions. Le transport ferroviaire est possible, en combinaison avec le fret fluvial, mais à condition d’adopter une vision globale. Une telle démarche avait été engagée avant la crise financière avant d’être abandonnée.

 


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38.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon (19 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous achevons cette matinée de travail avec l’audition de M. Yves Crozet, professeur émérite à l’université Lumière-Lyon 2. Monsieur le professeur, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Lors de la préparation de votre audition, mes collaborateurs ont retrouvé une de vos interventions devant une commission d’enquête présidée par M. Alain Bocquet il y a douze ans. Cela montre à quel point nos interrogations à propos du secteur ferroviaire peuvent être récurrentes.

Vous êtes un spécialiste reconnu de l’économie des transports et vous avez beaucoup écrit sur la libéralisation du secteur du fret ferroviaire et plus globalement du secteur des transports de marchandises et de voyageurs en France ces dernières années. J’aimerais qu’au cours de votre intervention, vous reveniez sur les thèmes qui occupent notre commission d’enquête : le déclin structurel du fret ferroviaire depuis un demi-siècle et les éventuelles interactions entre la libéralisation du secteur et ce déclin ; la manière dont l’ouverture à la concurrence a été pensée, préparée et exécutée ; les perspectives actuelles de relance du fret ferroviaire, en lien notamment avec le thème de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ; enfin, le plan de discontinuité présenté par le Gouvernement en mai dernier pour éviter d’éventuelles condamnations qui s’appliqueraient à Fret SNCF de la part de la Commission européenne. Ce plan prévoit de créer deux entités à partir de Fret SNCF, l’une étant spécialisée dans la maintenance et l’autre dans l’exploitation. Vingt et un flux actifs seraient cédés, des flux composés de trains complets entiers à moyens dédiés réguliers.

Vous êtes un économiste des transports reconnu au niveau européen. Je signale à nos collègues un de vos articles, paru en 2016 dans la revue Transports, intitulé « Vingt‑cinq années de déréglementation du transport ferroviaire en Europe : quel bilan ? » J’imagine que vous pourrez nous apporter des éléments de comparaison durant votre intervention.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Yves Crozet prête serment.)

M. Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon. La saga du ferroviaire en général et du fret ferroviaire en particulier s’apparente à un feuilleton télévisé du style Un si grand soleil, avec des dizaines de saisons et des milliers d’épisodes. Ce feuilleton pourrait encore durer de nombreuses années et peut-être vos successeurs m’auditionneront-ils encore dans dix ans. Nous avons connu un changement de structure dans les flux des marchandises et un changement dans l’offre de transport qui a conduit le système dominant de transport, le ferroviaire, à devenir secondaire entre le XIXe siècle et le début du XXe siècle. Le goudron – plus que le moteur, d’ailleurs – a permis de faire voyager des marchandises et des voyageurs par la route sans subir de rupture de charge. Dès lors, le ferroviaire a été cantonné à des usages précis : l’accès aux grandes villes pour les voyageurs – le TGV et quelques dessertes locales – et le transport de certaines marchandises. De nombreuses autres marchandises aujourd’hui très utilisées comme des téléphones portables ou des ordinateurs ne transitent plus par train. Au lieu de cela, elles effectuent des sauts de puce d’entrepôt en entrepôt à bord de camions. Ces entrepôts ne sont pas embranchés et le ferroviaire n’est pas capable de cela.

Que s’est-il passé dans les pays d’Europe de l’Est quand ils sont entrés dans l’Union européenne ? La tradition soviétique avait donné une place très importante au transport ferroviaire et, dans tous ces pays, la part de marché du ferroviaire a fortement diminué, même si dans certains d’entre eux, notamment les pays baltes, il est resté extrêmement important – en particulier le fret ferroviaire. Partout ailleurs, le transport routier est devenu dominant, un peu comme s’il existait une loi des 80-20 de type Pareto selon laquelle, dans un pays développé fondé sur une société de consommation où des entreprises multiples proposent des biens et services multiples, 80 à 90 % des flux ont tendance à transiter par la route et seulement 10 à 20 % par le rail. On pourrait évoquer le contre-exemple suisse mais c’est l’ordre de grandeur généralement observé.

Le cas français est particulier car dans notre pays, l’ouverture à la concurrence a conduit à un déclin profond du fret ferroviaire. En 1999, le ministre Jean-Claude Gayssot annonçait que l’objectif était de passer de 55 à 100 milliards de tonnes-kilomètres. À cette époque, le trafic s’élevait à 75 milliards de tonnes-kilomètres en Allemagne. Au cours de la décennie 2000-2010, les volumes transportés sont passés de 55 à 30 gigatonnes-kilomètres en France et la part assurée par la SNCF est passée de 55 à 20 gigatonnes-kilomètres. Dans le même temps, les volumes transportés ont crû en Allemagne, passant de 75 à 115 gigatonnes-kilomètres.

L’ouverture à la concurrence en Allemagne, amorcée dès les années 1990, a stimulé l’activité ferroviaire de la Deutsche Bahn. Il convient de préciser que cette dernière a mis en place une stratégie, qu’elle a racheté un opérateur hollandais qui opérait depuis Rotterdam, qu’elle a passé des accords avec le Danemark et qu’elle a organisé des flux cadencés vers l’Italie. Je précise au passage que le transport routier n’a pas perdu un point de part de marché. La croissance de 40 % du fret ferroviaire observée en Allemagne entre 2000 et 2011 s’est effectuée au détriment du transport fluvial, sur le Rhin, la Moselle et le Danube. Ce phénomène s’accentue à cause du faible étiage de ces cours d’eau pendant l’été. Le fait que la part du transport routier n’ait pas diminué montre que le fret ferroviaire est pertinent mais pas de manière universelle.

J’ai apporté un document qui retrace l’évolution des volumes transportés par mode depuis le début des années 1990 jusqu’en 2023. Comme sous l’effet d’une malédiction, au moment où le ministre Jean-Claude Gayssot annonçait un objectif de 100 gigatonnes-kilomètres, le fret ferroviaire s’est effondré. Ce bilan est terrible, quand on pense que M. Gayssot a placé M. Francis Rol-Tanguy à la tête de Fret SNCF pour que cela fonctionne. D’autres très bons dirigeants lui ont succédé : M. Marembaud, M. Nadal et beaucoup d’autres. L’effondrement que l’on observe ensuite correspond à la crise de Lehman Brothers en 2008, durant laquelle le transport routier a également été touché. Puis la tendance est gouvernée par la baisse de la production industrielle française : les transports routiers et ferroviaires de marchandises ont alors tendance à stagner. La stabilisation a été permise par l’arrivée de concurrents. L’effondrement du fret ferroviaire français n’a pas débuté à la libéralisation du secteur en 2007, mais dès 2000.

Les dirigeants du fret ferroviaire de la SNCF ont jugé qu’il n’était plus possible que leur activité demeure une source de pertes. Ils ont donc cherché à retrouver l’équilibre. Et comme on épluche un oignon, ils ont retiré les « pelures », c’est-à-dire les activités qu’ils considéraient comme non rentables, pour ne plus garder que le noyau. Le problème est que le fret ferroviaire n’est pas un fruit à noyau ! Au fur et à mesure que vous retirez les pelures, il finit par ne plus rien rester de votre oignon…

Comment peut-on équilibrer une activité de fret ferroviaire fonctionnant avec les règles de la SNCF ? Nous ne savons pas le faire. Un rapport du CGEDD – conseil général de l’environnement et du développement durable – avait montré en 2013, sur la base de l’analyse historique des coûts et du chiffre d’affaires par tonne-kilomètre, que les coûts augmentaient de l’ordre de 6 % par an alors que les revenus n’affichaient que 1 ou 2 % de croissance. Pour la Deutsche Bahn en revanche, les coûts augmentaient légèrement moins vite que les revenus. Ils étaient d’ailleurs un peu plus élevés en France, aux alentours de 4 centimes par tonne-kilomètre.

Comme il était difficile de faire évoluer les coûts de la SNCF, celle-ci a créé des filiales comme VFLI – Voies ferrées locales et industrielles –, à l’étranger comme en France.

La solution imaginée par le Gouvernement n’a pas été proposée de gaieté de cœur. Elle représente un moindre mal. Autrement, les coûts auraient été importants. Je vous rappelle que l’Allemagne se heurte exactement au même problème avec le fret ferroviaire de la Deutsche Bahn. Permettez-moi monsieur le président, de rappeler un article que vous avez publié : « Ferroviaire : ouverture à la concurrence, une chance pour la SNCF ». Je suis d’accord avec cet intitulé à la différence près que j’ajouterais un point d’interrogation. Pour l’instant, la SNCF n’a pas su saisir les chances offertes par la concurrence.

M. le président David Valence. Merci de faire mention de cette note que j’avais oubliée. C’était en 2019, à la Fondation pour l’innovation politique, avec François Bouchart, à l’époque directeur général des services de la région Grand Est.

J’ai été très intéressé par votre référence à l’importance du transport ferroviaire dans les anciens pays du bloc soviétique car cela fait écho à une autre audition de notre commission. Lorsque nous avons auditionné M. Thierry Mariani, ancien ministre des transports, il a évoqué les difficultés qu’il avait eues avec M. Siim Kallas, alors commissaire européen des transports, qui était estonien, précisant qu’à son sens, l’Estonie n’avait pas une culture de fret ferroviaire. Visiblement c’était une appréciation psychologique erronée puisque vous venez de nous dire le contraire.

Comment interprétez-vous la décision d’abandonner l’écotaxe dans le cadre de la concurrence intermodale qui pénalise le fret ferroviaire ? Comment évaluez-vous la possibilité de retrouver des solutions, y compris régionales, qui permettraient de rétablir une concurrence plus équilibrée avec le transport routier de marchandises ?

S’agissant de l’organisation et de la structure du groupe public ferroviaire, avez-vous le sentiment, comme certaines personnes que nous avons auditionnées, que la constitution en société anonyme aurait rendu Fret SNCF plus vulnérable à de potentielles condamnations venant de l’Union Européenne par rapport à la forme d’EPIC ?

M. Yves Crozet. Je signale à l’intention de M. Mariani qu’en 2014, en Estonie, le fret ferroviaire représentait 97 % des recettes commerciales de l’opérateur ferroviaire. Je ne pense donc pas que M. Kallas n’était pas au fait de ce sujet.

Je ne pense pas que le fret ferroviaire soit en réelle concurrence avec le transport routier. Ce sont deux mondes différents. Le coût de la tonne-kilomètre est deux ou trois fois plus cher par la route que par le train. Ce n’est donc pas une question de prix. Il aurait fallu bien entendu imposer une écotaxe sur les poids lourds. J’en étais un fervent partisan et je regrette beaucoup qu’elle ait été abandonnée. Cela étant, je ne pense pas que cette écotaxe aurait pu changer la donne. Ce serait aussi stupide que de penser que taxer le transport aérien suffirait pour réduire la demande de transport aérien. Le transport aérien doit être taxé mais la demande ne peut pas être régulée par des taxes. La demande est structurelle. Le transport aérien s’est massivement démocratisé car il n’existe pas d’alternative pour la desserte de certaines destinations et car les prix sont imbattables.

La place du ferroviaire n’est donc pas une question de marché mais d’organisation. Il serait vain de croire que l’on pourrait relancer la demande en subventionnant massivement le fret ferroviaire. La baisse des frais de péage a été une mesure positive mais le problème est ailleurs. Le transport routier comme le transport ferroviaire ont chacun leur zone de pertinence et la zone de chevauchement est relativement limitée. Pour transporter des voitures entre l’Allemagne et l’Espagne, il est possible de les charger sur des camions ou bien sur des trains. Une meilleure organisation ferroviaire permettrait de prendre l’avantage sur le transport routier dans cette zone de chevauchement.

Partant du principe que nous avons affaire à deux mondes complètement différents, nous pouvons chercher à comprendre comment les Allemands ont organisé l’ouverture à la concurrence dès les années 1990. Ils ont d’abord fait preuve d’une vision stratégique, en prenant le contrôle de l’opérateur néerlandais qui opère à partir de Rotterdam. Les conteneurs sont susceptibles d’être acheminés par le Rhin mais aussi sur les voies de chemin de fer situées sur les deux rives du fleuve. Et en voyant passer un train et une péniche, on comprend bien que le train est beaucoup plus performant. Les Allemands ont également fait en sorte d’organiser les sillons à partir de Duisbourg afin de pouvoir acheminer les marchandises directement en Italie. Si vous souhaitez faire transporter du matériel de l’Allemagne vers l’Italie en passant par la Suisse, vous connaissez les horaires des trains et vous êtes certain de pouvoir faire expédier vos marchandises pourvu que vous les apportiez un certain nombre d’heures à l’avance.

Les économistes ne sont pas seulement obsédés par le marché. Nombre d’entre eux – par exemple Olivier Williamson, lauréat du prix Nobel – considèrent que le rôle de l’organisation est primordial. Il existe de nombreux exemples où le marché n’est pas pertinent mais où l’organisation l’est : les acteurs ne travaillent pas ensemble en fonction du prix mais des règles d’organisation. Or l’organisation du fret ferroviaire en France n’a pas été suffisamment modernisée. Revenons à mon graphique : les descentes et remontées rapides des courbes correspondent aux grèves. Anne-Marie Idrac avait même parlé de « culture de la grève » à la SNCF. Les chargeurs qui voient leurs trains stoppés à cause d’une grève risquent de se tourner vers un autre mode de transport. C’est une particularité française. Je vous rappelle qu’en Suisse, où 30 % du fret transite par le rail, les cheminots n’ont pas le droit de faire grève.

La solution de la discontinuité passe par la création d’une entreprise de taille réduite, dans une logique de peau de chagrin tout à fait regrettable. Des activités vont ainsi passer à la concurrence. Cela étant, cette évolution est inévitable et cette solution constitue un moindre mal par rapport à un conflit frontal avec la Commission européenne. Ce n’est peut-être pas le sujet sur lequel la France aurait le mieux intérêt à adopter ce genre de posture. Cela me semblerait plus approprié pour l’électricité et le nucléaire.

Cette entreprise de taille réduite issue de Fret SNCF saura-t-elle se réorganiser de sorte que ses recettes excèdent légèrement ses coûts ? Par ailleurs, comme je l’avais déjà demandé en 2014, pouvons-nous éviter de n’avoir qu’un seul opérateur dominant dans le système ? En Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni, l’ouverture à la concurrence s’est traduite par l’apparition d’opérateurs secondaires aux côtés d’un opérateur dominant – l’opérateur historique le plus souvent. Si la taille de l’opérateur historique dominant en France se réduit comme peau de chagrin, par rapport à la situation actuelle où il détient encore un peu plus de la moitié du trafic ferroviaire, ne risque-t-on pas de le voir disparaître, ce qui serait préjudiciable au fret ferroviaire en général ? En effet, certaines activités qui disparaîtraient ainsi ne seraient pas reprises par les autres opérateurs.

Dans un article que j’avais écrit en 2014 pour le CERRE – Centre on regulation in Europe –, j’avais mentionné la possibilité d’avoir deux opérateurs dominants. Cela arrive souvent dans le transport aérien : pour une liaison donnée, le marché est souvent dominé par deux compagnies concurrentes. Si jamais l’opérateur issu de la discontinuité n’arrive pas rebondir comme il le devrait, un autre opérateur deviendra dominant. Je ne pense pas que ce soit forcément contraire à l’intérêt général. Cela peut être très embêtant pour les cheminots et pour la SNCF, encore que l’expérience ait montré que pour les grands dirigeants de la SNCF, le fret était plutôt considéré comme un boulet qu’autre chose – Guillaume Pepy s’est exprimé en ce sens. Le risque serait donc que d’ici quelques années, un opérateur étranger devienne dominant en France. C’est ce qui s’est passé au Royaume-Uni, où EWS a pris le dessus sur l’ex-British Rail.

M. le président David Valence. Au cours de l’audition que j’évoquais en introduction, vous faisiez référence à la culture du dominé pour les « fretteux » au sein de la SNCF.

Vous avez fait référence à plusieurs reprises à la vision stratégique, à l’échelle nationale à travers les politiques publiques mais aussi à l’échelle du groupe public ferroviaire. Selon vous, cette vision stratégique a été déficiente et la gestion par les coûts a été prépondérante. Estimez-vous que la situation a changé avec la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire ?

Vous avez soulevé à un moment de manière incidente l’hypothèse que dans le cadre des discussions avec la Commission européenne, une sorte de compromis pourrait être sollicité en fonction de l’importance stratégique de tel ou tel secteur. Avez-vous des éléments qui pourraient étayer cette thèse ?

M. Yves Crozet. La réponse à votre dernière question est simple : la Commission européenne ne peut pas accorder un traitement de faveur à la France par rapport à l’Allemagne. Les subventions croisées à l’intérieur du groupe ferroviaire historique ont permis au fret de survivre en dépit de ses pertes historiques. La problématique est la même en Allemagne. Tout ce que nous pouvons attendre de la part de la Commission européenne, c’est qu’elle ne nous traite pas plus mal que les Allemands. Je ne connais pas le détail des négociations avec l’Allemagne.

Par ailleurs, le Gouvernement discute avec la Commission européenne sur beaucoup de sujets. Le fret ferroviaire est comme un caillou dans la chaussure : nous préférerions obtenir un arrangement avec la Commission européenne tout en maintenant une position très ferme sur la question du nucléaire. La France affiche la volonté de pouvoir vendre de l’électricité d’origine nucléaire à des prix relativement bas pour les entreprises, ce à quoi les Allemands, craignant les effets de cette concurrence, ne sont pas favorables. Objectivement, le fret ferroviaire ne semble pas être un sujet majeur pour la France dans le cadre de ses discussions au niveau européen.

Mais dans l’absolu, le fret ferroviaire n’en demeure pas moins un sujet majeur pour la France. Il a vécu une descente aux enfers, passant de 55 à moins de 30 gigatonnes-kilomètres. L’arrivée de la concurrence a permis de stopper l’hémorragie et le fret ferroviaire se maintient aujourd’hui aux alentours de 32 ou 33 gigatonnes-kilomètres. Les chiffres ne sont pas très bons depuis le début de 2023, comme pour le transport routier d’ailleurs, car l’activité économique ralentit. Les grèves liées à la réforme des retraites ont également engendré des perturbations.

Je vous rappelle qu’un engagement national pour le fret ferroviaire avait déjà été lancé en 2009, après celui de M. Gayssot dix ans auparavant. Il serait erroné de croire que le fret ferroviaire est capable de se redresser fortement. L’équivalent allemand de la Cour des comptes l’a montré. Un objectif plus raisonnable semble être de maintenir le fret ferroviaire aux alentours de 35 voire 40 gigatonnes-kilomètres. Les volumes de fret transportés n’augmentent plus dans la mesure où la production industrielle a diminué. D’aucuns prévoient qu’elle redémarrera – nous verrons ce qu’il en sera dans quelques années. Quoi qu’il en soit, le volume de fret transporté par habitant en France est à peu près invariant depuis 2008. Il ne faut donc pas compter sur la hausse des volumes.

Nous pouvons en revanche compter sur l’amélioration de l’organisation. Nous pouvons chercher à savoir ce que nous pourrons faire pour les céréales, pour les conteneurs, etc. D’ailleurs, alors que les volumes de conteneurs et de transport combiné avaient beaucoup baissé en France, les indicateurs repartent à la hausse. Ce qui se passe de Bettembourg à Perpignan montre que des chargeurs sont intéressés. Beaucoup de chargeurs aimeraient pouvoir faire transiter davantage de marchandises par le rail.

Comment pourrait-on faire en sorte de réserver des sillons de manière prioritaire ? Je rappelle que les trains de fret doivent laisser la priorité aux trains de voyageurs, tant et si bien qu’ils sont fréquemment à l’arrêt. C’est d’ailleurs le contraire aux États-Unis, ce qui explique le succès du fret ferroviaire dans ce pays. Un axe était réservé au fret sur la rive droite du Rhône mais on a voulu y faire passer des trains de voyageurs. Beaucoup d’argent a été dépensé pour deux cents voyageurs par jour et cela constitue une gêne pour les trains de fret. Il s’agit donc d’arriver à obtenir, auprès du gestionnaire de l’infrastructure, des sillons garantis et de bonne qualité.

Quand il était ministre délégué aux transports, M. Cuvillier m’avait demandé de participer aux Assises du ferroviaire – comme je le disais en introduction, nous avons affaire à un feuilleton. J’étais déjà chargé à l’époque de réfléchir aux sillons ferroviaires. Nous avions été sidérés d’entendre le patron de la circulation ferroviaire à Paris expliquer qu’il n’avait aucun contrôle sur ce que faisaient ses aiguilleurs en province. Ces derniers avaient le pouvoir d’ordonner à un train de fret de s’arrêter pour laisser passer un train de voyageurs. Le problème est que si le train de fret n’est pas en mesure d’utiliser le sillon qui lui a été réservé par la suite, ce sillon est alors perdu. Comment peut-on redonner la priorité au fret ferroviaire sous certaines conditions ? C’est ce qui a été fait sur la ligne Bettembourg-Perpignan et cela fonctionne : des trains de fret peuvent y circuler à 80 kilomètres heure de moyenne.

Je pense donc que l’organisation peut être améliorée sur certains axes, mais ne rêvons pas : si je prétendais pouvoir gagner le Tour de France en ne pratiquant le vélo qu’une fois par semaine, vous me ririez au nez… J’ai la même réaction quand j’entends certains prédire que la part du fret ferroviaire pourrait être doublée. Ces promesses n’ont aucun sens.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je suis quelque peu troublé par votre intervention, même si votre démonstration me semble tout à fait claire.

Ne pensez-vous pas qu’une certaine forme de régulation économique – territoriale notamment – serait de nature, si ce n’est à briser le plafond de verre que vous avez indiqué tout à l’heure avec la règle des 80-20, mais de tendre vers une part modale entre 15 et 20 points ?

Vous avez déjà répondu à une question que je comptais vous poser sur la manière dont le paysage de la filière pourrait se redessiner avec la discontinuité. De votre point de vue, nous avons affaire à un marché, sinon monopolistique, du moins dominé par un acteur. Vous avez évoqué l’hypothèse que le marché français puisse être à terme dominé par un opérateur étranger. Y voyez-vous un élément de préoccupation, dans la mesure où le fret ferroviaire peut être considéré comme un secteur stratégique pour la France ?

J’aimerais que vous réagissiez à l’expression d’un cadre de la SNCF. Je le cite : « Depuis 2004, en alignant son modèle industriel sur celui des nouveaux entrants, la SNCF s’est repliée sur le marché étroit et disputé des transports de point à point. En matière de transport ferroviaire, presque tout est diffus et il s’agit de massifier artificiellement les flux. L’ayant délaissé au niveau des wagons isolés, la SNCF a fini par ne plus savoir s’en servir pour les trains entiers. Sûre qu’il lui serait suffisant de resserrer son portefeuille par auto-écrémage, la SNCF s’est débarrassée précipitamment des trafics réputés non rentables avec pour résultat la dégradation de la productivité du travail et du capital, la destruction de valeur. » Partagez-vous cette appréciation sur la trajectoire adoptée par la SNCF depuis 2004 ?

M. Yves Crozet. Oui, je la partage. Cette vision rejoint mon allégorie de l’oignon. On a d’abord voulu faire disparaître des foyers de pertes et, ce faisant, certaines activités ont commencé à disparaître à partir de 2000.

Était-il possible de procéder autrement ? Cela renvoie à votre première question. Vous vous demandiez si un mode de planification ou de régulation ne serait pas plus performant. À cette question, je réponds à la fois oui et non. Je réponds oui au sens où la crise sanitaire a mis en exergue le fait que des biens élémentaires n’étaient plus produits en France. La commissaire européenne et la Commission assimilent la régulation à une ouverture à la concurrence : l’idée est d’ouvrir le marché à de nouveaux entrants pour faire baisser les prix et pour que les consommateurs en profitent. Or il est clair aujourd’hui que la régulation doit être considérée selon une acception différente. La régulation peut aussi consister à établir une liste d’objectifs stratégiques et à organiser le marché en conséquence. La planification est-elle une voie possible ? Je vous renvoie à l’économie planifiée selon le modèle soviétique, qui a fini par s’effondrer sous son propre poids. L’inconvénient de la planification est qu’elle induit mécaniquement de la sous-productivité. C’est le problème de la SNCF et de Fret SNCF en particulier. L’entreprise est organisée à partir d’un consensus de sous-productivité. Les dirigeants ne pouvaient pas remettre en cause le RH077 ainsi que d’autres usages. Rappelez-vous l’épisode des volontaires du fret en 2009. Mille conducteurs de fret ont accepté la proposition de M. Pepy de travailler plus pour un salaire plus élevé et aux conditions offertes par le secteur privé. Cette opération a été arrêtée à la demande du Président de la République lui-même, me semble-t-il, car au même moment les étudiants s’agitaient au sujet de la suppression de la série scientifique.

Les dirigeants ont fait le choix d’éplucher leur oignon parce qu’ils n’étaient pas capables d’en envisager un autre en modifiant l’organisation. Nous en sommes donc arrivés à une logique de peau de chagrin. Cette affaire est tragique. Lorsque le TGV est arrivé, la SNCF a réussi à se réformer de l’intérieur. Étant donné que c’était compliqué, Ouigo a été créé car cela permettait de réduire les coûts de contrôle à bord et d’attirer de nouveaux passagers. Il n’y a plus besoin de contrôleurs mais seulement d’agents d’accompagnement.

Pour en venir à votre question intermédiaire, je ne pense pas que l’on puisse améliorer les parts modales, là encore pour des raisons structurelles : les marchandises transportables par le train ne sont pas celles qui ont le vent en poupe. La logistique est construite par des sauts de puce. Un de mes collègues a récemment acheté un téléphone portable d’occasion qui avait été reconditionné en Chine. Il habite en France près de la frontière suisse. Il a pu suivre le chemin de son téléphone sur le site de DHL. Il a été acheminé jusqu’à Tanger en bateau, puis est reparti en avion vers les entrepôts de DHL – près de Leipzig me semble-t-il. Il a ensuite été acheminé d’entrepôt en entrepôt jusqu’au dernier trajet vers chez lui. Le transport ferroviaire ne peut pas répondre à ce type de demande. Nous pouvons le renforcer sur un certain nombre d’axes où la conteneurisation est possible. Cela ne me gêne pas d’avoir affaire à une entreprise française ou étrangère dans la mesure où elle doit satisfaire des objectifs et qu’elle circule sur des voies françaises. Il serait très facile d’exclure du marché un acteur qui ne respecterait pas les règles. Des acteurs tels que Ryanair, EasyJet ou Volotea cohabitent dans le secteur aérien. J’ai vu que cette dernière compagnie souhaitait concurrencer Air Corsica pour les liaisons vers la Corse. Cela ne me pose pas de problème. Du reste, je ne pense pas que la Collectivité de Corse la choisira.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’avais sollicité votre appréciation quant au fameux opérateur final. Je me permets de rajouter une question. Nous nous dirigerions vers une entité centrée sur le trafic capacitaire. Un propos enthousiaste a été tenu à propos du retour du wagon isolé. Que pensez-vous justement de la viabilité d’une telle entreprise qui devrait perdre de la productivité du jour au lendemain par rapport à Fret SNCF ?

M. Yves Crozet. Je ne suis pas très enthousiaste à propos des capacités du wagon isolé. Le wagon isolé avait du sens quand la plupart des marchandises transitaient par le train et que la plupart des entreprises avaient besoin du train pour transporter leurs marchandises. Je suis beaucoup plus prudent à ce sujet, notamment dans une France désindustrialisée. Je pense que certaines lignes ferroviaires doivent absolument être maintenues parce qu’elles desservent des sites industriels et que nous avons donc besoin d’opérateurs de proximité pour les faire fonctionner, solution qui peut permettre d’entretenir les voies à moindre coût. En revanche, je ne pense pas que nous pourrons redonner son lustre d’antan au wagon isolé. On peut toujours rassembler des conteneurs sur un train mais je ne crois guère en un modèle fondé sur le wagon isolé.

Mme Christine Arrighi. Je vous remercie de nous avoir apporté votre vision et vos éléments de comparaison. Certaines de vos affirmations m’apparaissent cependant contre-intuitives.

Vous avez notamment indiqué qu’en Allemagne, aucun report modal de la route vers le train n’a eu lieu mais qu’un report modal avait bien eu lieu au détriment du transport fluvial. Or en France, nous nous efforçons de réhabiliter le transport fluvial, les capacités en la matière étant largement sous-utilisées par rapport à l’Allemagne et a fortiori par rapport aux Pays-Bas et à la Belgique. J’aimerais donc que vous reveniez sur ce phénomène contre-intuitif.

Par ailleurs, vous n’avez pas établi de relation entre l’entretien du réseau et l’affaissement du fret. Vous avez uniquement évoqué la concurrence, disant qu’en Allemagne, cette dernière avait redynamisé le fret. Vous n’avez pas précisé que le réseau ferré allemand est beaucoup mieux entretenu que son homologue français, avec une ancienneté moyenne de dix-sept ans en Allemagne contre vingt-neuf ans en France. Considérez-vous qu’il n’existe pas de lien causal entre l’entretien du réseau et les volumes transportés ? Ou bien avez-vous seulement centré votre réflexion sur la question de la concurrence ?

Vous avez également fait peser toute la responsabilité de la situation du fret au sein de la SNCF sur la « culture de la grève ». Je ne vous suivrai pas car en général, les grèves ne sont que la conséquence d’une cause racine. Vous en avez appelé à la responsabilité de la SNCF, qui n’aurait pas fait preuve de suffisamment de fermeté ou d’imagination – selon les années. Vous n’avez pas abordé la question de la responsabilité des gouvernements successifs. Est-ce parce que vous vous teniez à circonscrire votre propos à des considérations techniques ?

Pour en revenir à votre allégorie de l’oignon, nous n’avons plus que le cœur de l’oignon et nous nous apprêtons à le démanteler. Nous allons le découper en petits morceaux pour le faire frire ! Même si l’approche comptable nous a conduits à éplucher plusieurs couches de l’oignon, considérez-vous que nous pourrions encore préserver l’intégrité de l’oignon plutôt que de le mettre dans la poêle ?

M. le président David Valence. Je partage votre analyse de l’écotaxe. Je ne partage pas en revanche la vision de ceux qui avaient présenté ce dispositif comme un outil de rééquilibrage de la concurrence intermodale alors que l’objectif est de lever de la recette pour financer des infrastructures. C’est pour cette raison que son abandon est catastrophique. Il n’existe pas une infinité de manières de financer une augmentation des investissements dans les infrastructures. Les miracles budgétaires n’existant pas, les seules solutions alternatives sont soit de faire peser ces investissements sur le groupe public ferroviaire, ce qui se traduit par une augmentation des tarifs de péage, soit de dégager de nouvelles recettes comme la taxe sur les concessions de transport, soit enfin de réaffecter des ressources budgétaires existantes, ce qui nécessite alors de renoncer à d’autres politiques publiques.

Pour en revenir aux grèves, tous les chargeurs et toutes les entreprises alternatives que nous avons auditionnés, sans aucune exception, ont considéré que les conflits sociaux ont contribué à instaurer un climat de défiance à l’encontre de l’ensemble du secteur du fret ferroviaire. Personne n’a prétendu que les grèves étaient la raison unique de la désaffection pour le fret ferroviaire, mais ils les ont citées en tant que composante d’un ensemble de problèmes. Ce contexte a même été déterminant pour certains choix.

Mme Christine Arrighi. Les grèves ont pu avoir des conséquences, je n’en disconviens pas, mais je réagissais à l’expression « culture de la grève ».

M. le président David Valence. J’ai bien noté que votre position n’était pas alignée sur celle de M. Portes.

M. Yves Crozet. Votre interrogation sur notre oignon est tout à fait pertinente. Nous en avons retiré déjà un certain nombre de couches et nous nous retrouvons avec un oignon plus petit. Si ce dernier conserve la forme d’un oignon, c’est-à-dire qu’il ne possède pas de noyau, il est voué à disparaître à terme. Peut-être devrons-nous le revendre à une entreprise privée. Une fois encore la question centrale est : cette organisation sera-t-elle capable de se réformer et de faire en sorte de délivrer un service de qualité tout en couvrant ses coûts ? Je n’en suis pas certain. Il n’est donc pas impossible que nous constations dans dix ans que notre oignon aura disparu. C’est pourquoi j’évoquais la possibilité qu’un autre opérateur deviendrait dominant. Je suis pour ma part partisan d’une solution qui consisterait à établir un duopole. Notre oignon, entre-temps devenu fruit à noyau, survivrait avec peut-être 30 ou 40 % de parts de marché, et cohabiterait avec un autre fruit à noyau de taille comparable et divers opérateurs secondaires.

Il serait erroné de prétendre que les gouvernements successifs ont abandonné le train. Le trafic des TER et des TGV en France a augmenté de près de 80 % depuis le début des années 1990. Il est vrai que les trains Intercités ont régressé simultanément mais des investissements importants ont été réalisés. J’aimerais m’inscrire en faux contre un message relayé dans les médias selon lequel la France consacrerait trois fois moins de moyens financiers au ferroviaire que l’Allemagne. C’est totalement faux. Les méthodes de financement ne sont simplement pas les mêmes. Dernièrement, une journaliste de France Info m’interrogeait quant au fait qu’un sénateur venait de reprendre cette idée répandue. Certes, les subventions publiques à destination du secteur ferroviaire sont nettement inférieures à ce que l’on peut observer en Allemagne, mais nous avons également recours à d’autres modes de financement comme l’endettement. Nous allons investir 40 milliards d’euros dans le ferroviaire à travers la société du Grand Paris Express. Il n’y a pas un sou d’argent public là-dedans mais cela ne signifie pas que nous ayons abandonné le ferroviaire. Certes, me répondrez-vous, nous avons levé de la dette, ce qui pose d’autres problèmes… Le système ferroviaire allemand génère cinq millions d’euros de dette supplémentaire tous les jours depuis dix ans. Partout, le ferroviaire coûte extrêmement cher. Les péages contribuent à entretenir le réseau.

J’ai été administrateur de RFF de 2008 à 2012, juste après la parution du rapport Rivier qui établissait que la France n’entretenait pas suffisamment son réseau. Nous avons alors commencé à investir et il nous faudra encore des années pour rattraper le retard accumulé. Le rapport de Robert Rivier montrait que si la France investissait pour son réseau, ces ressources n’étaient pas employées de manière optimale. Elles étaient en effet utilisées pour des travaux de petit entretien alors qu’il est plus efficace de réaliser des travaux massifs, quitte à fermer une ligne pendant une semaine – je me demande au passage comment nous allons faire pour la ligne 14… Il aurait fallu engager des grosses dépenses de renouvellement plutôt que de multiplier les opérations d’entretien de petite envergure.

Je considère donc que nous avons au moins autant affaire à un problème d’organisation qu’à un problème de ressources financières. M. Claude Martinand, ancien dirigeant de RFF, m’a souvent expliqué que l’objectif était de réformer la méthode d’entretien des lignes, et que c’était plus une question d’organisation que de ressources. Je me réjouis néanmoins des moyens financiers importants qui ont été débloqués pour la restauration du réseau, qui en a grandement besoin. Je pense notamment aux réseaux autour de Lyon, Toulouse, Marseille, etc.

Au sujet de mon idée « contre-intuitive » sur le transport fluvial, c’est le rôle des universitaires que d’émettre de telles idées. Notre travail consiste à prendre du recul par rapport au sens commun, qui peut ne pas correspondre à la réalité. La zone de pertinence du transport ferroviaire est très proche de celle du transport fluvial, d’où un phénomène de concurrence entre les deux modes, mais la zone de chevauchement avec le transport routier est bien plus étroite, de sorte que la concurrence est cette fois marginale. D’après Eurostat, depuis le début des années 2000, la part modale du transport routier de marchandises n’a connu qu’une évolution marginale en France et en Allemagne. Il me semble qu’elle a augmenté d’un demi-point. En revanche, la part du ferroviaire a augmenté en Allemagne tandis que la part du fluvial diminuait. Sur un trajet entre Duisbourg et Hambourg, le ferroviaire est en concurrence directe avec le fluvial et il s’avère beaucoup plus performant.

Et puis entre nous, vouloir à tout prix développer le transport fluvial en France, franchement… Cela fait vingt ans que les annonces de développement du trafic fluvial se succèdent mais celui-ci ne cesse de s’éroder doucement mais sûrement. Le monde des transports est peuplé de chimères politiques. C’est le théâtre des grandes annonces : 4 500 kilomètres de lignes de TGV qui devaient être construites d’après M. Sarkozy, 15 à 20 millions de tonnes transportées sous les Alpes, etc. On se nourrit de chimères avant de s’apercevoir dix ans plus tard que les objectifs annoncés n’ont pas été remplis.

Mme Christine Arrighi. Je reviens sur le transport fluvial. Étant donné que nous possédons en France un réseau très fin avec de nombreux petits canaux, pensez-vous que ce mode serait pertinent pour effectuer des « sauts de puce » ? Il n’est guère pertinent de donner une seconde vie à un téléphone portable si c’est pour qu’il voyage de Shanghai à Tanger… Ne pensez-vous pas que toute la logistique devrait être revue ? Par ailleurs on peut constater que les nœuds logistiques ont tendance à se regrouper le long des autoroutes et non des fleuves ou des voies ferrées.

J’entends que la baisse de l’étiage des fleuves puisse être une préoccupation à de nombreux points de vue : pollution, transports, nucléaire, etc. Il n’en demeure pas moins que notre réseau est sous-utilisé. J’aimerais connaître votre opinion.

M. le président David Valence. Le Rhin est la principale voie fluviale commerciale en Europe.

M. Yves Crozet. Le Rhin est un don du ciel : sur mille kilomètres entre Bâle et Amsterdam, on ne compte que trois écluses. À l’époque de cette funeste idée de canal entre le Rhin et le Rhône, il s’agissait de construire mille kilomètres de voie avec cinquante-huit écluses. Cela n’avait aucun sens !

Vous évoquez une réorganisation de la logistique mais elle ne s’est pas organisée ainsi sans raison. Sous la Troisième République, on a voulu relancer la construction de canaux. Je les longe aujourd’hui à vélo et on y voit de temps à autre des bateaux de tourisme. Ils doivent être entretenus en raison de leur attractivité touristique mais leur potentiel de fret n’est guère important.

Prenons l’exemple d’un trajet entre Lyon et Marseille. Le Rhône est un fleuve assez large mais n’oublions pas qu’en 2003, il n’a pas été navigable pendant quatre-vingts jours à cause de fortes pluies puis de la sécheresse. Le transport fluvial est tributaire du débit des fleuves, qui peut être trop élevé en hiver et trop faible l’été. L’essentiel du chiffre d’affaires sur le Rhône en aval de Lyon est généré par une douzaine de bateaux de croisières – hollandais pour la plupart – qui transportent des touristes allemands, autrichiens ou autres. Ces derniers commencent leur séjour avec une visite de Marseille puis remontent le Rhône et rentrent en avion depuis Lyon.

Je suis très favorable au développement du transport de marchandises sur le Rhône et même en amont sur la Saône, qui est navigable au moins jusqu’à Chalon-sur-Saône, mais ne rêvons pas : l’avenir du fluvial est avant tout lié à la navigation de plaisance. Je sais que ces paroles ne plairont pas à mes anciens étudiants qui dirigent aujourd’hui des ports fluviaux…

 


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39.   Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF, ancien président du directoire de GEFCO, directeur Europe de CEVA logistics (19 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous poursuivons nos travaux en accueillant M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF, ancien président du directoire de GEFCO, et directeur Europe de CEVA Logistics.

Monsieur le directeur général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Après avoir été un an directeur des opérations chez Fret SNCF, vous avez exercé les fonctions de directeur général de l’établissement de juin 2008 à septembre 2010, c’est-à-dire à une période où le fret ferroviaire était touché de plein fouet par la crise économique.

Votre témoignage nous sera utile pour comprendre comment le groupe public ferroviaire a tenté de faire face à cette crise alors que le transport ferroviaire de marchandises s’était ouvert à la concurrence depuis peu. Cette crise affectait d’ailleurs tous les modes de transport de marchandises.

Nous serons également heureux d’entendre votre analyse sur l’évolution du marché des activités logistiques dans les années 2010, puisque vous avez rejoint l’entreprise GEFCO après votre passage à la SNCF et que vous en êtes devenu le président.

Vous êtes actuellement directeur Europe de CEVA Logistics. Cette entreprise fait partie, tout comme GEFCO désormais, du groupe CMA CGM, dont on sait qu’il souhaite développer une stratégie intégrée en matière de transports et de logistique et qu’il peut, à terme, devenir un acteur important du transport combiné en France.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Luc Nadal prête serment.)

M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF. Je vous remercie de recueillir mon témoignage sur une époque très complexe pour le fret ferroviaire. Avant de rejoindre Fret SNCF, j’ai eu l’honneur d’être président du directoire de la CNC Transports (devenue Naviland Cargo). Avant cela j’étais consultant et j’ai œuvré au sein de la SNCF à partir de 1998.

Je souhaiterais tout d’abord rappeler la situation dans laquelle se trouvait l’entreprise après la loi Pasqua du 4 février 1995 qui permettait l’expérimentation de la régionalisation et la loi créant l’établissement Réseau ferré de France (RFF). La SNCF ne tenait pas de comptabilité au sens ordinaire. Il n’existait pas de vision comptable globale des produits et des coûts des différentes entités de l’entreprise.

Lorsque j’ai commencé à travailler en tant que consultant au sein de la SNCF, ma mission consistait à développer le système de contrôle de gestion. Le directeur du contrôle de gestion était en train de déployer un système d’information comptable permettant à la SNCF d’appréhender ses coûts. C’était vital puisqu’il fallait faire face à la création de RFF. Beaucoup pensaient que ce n’était que la défaisance de la dette, mais il fallait quand même être capables de comptabiliser les charges d’exploitation et les dépenses d’investissement liées au réseau.

Ce chantier était considérable car il fallait comprendre comment chaque dépense pouvait être imputée entre les différentes activités. Les locomotives n’étant pas affectées, comment affecter les charges de maintenance ? Comment devait-on affecter le coût relatif aux conducteurs aux différentes activités ? Fallait-il les comptabiliser en fonction de la distance, de la journée de service ? Ce chantier a concerné en premier lieu l’infrastructure, compte tenu de la création de RFF, puis très rapidement les activités de voyageurs puisque M. Michel Delebarre, alors président de la région Nord-Pas-de-Calais, avait élégamment déclaré au président Gallois qu’il aimait beaucoup travailler avec la SNCF mais qu’il ne resignerait pas une convention pour les TER eu égard à l’opacité des comptes. Notre équipe de consultants a donc travaillé d’arrache-pied aux côtés des équipes de la SNCF pour doter cette dernière d’un système de comptabilité et de contrôle de gestion minimal lui permettant d’appréhender ces évolutions extraordinairement structurelles pour elle.

À cette époque-là, le fret n’était pas au cœur des préoccupations de la SNCF. En 1997, l’Assemblée nationale a été dissoute et M. Gayssot est devenu ministre tandis que M. Francis Rol-Tanguy a été nommé directeur de la branche fret. Celui-ci a fait appel à mon cabinet de conseil pour mieux comprendre la structure de coûts du fret. Ayant déjà réalisé un travail similaire pour le trafic de voyageurs, j’étais particulièrement bien placé pour comprendre les mécanismes internes de la SNCF. Nous sommes arrivés à une époque de schizophrénie où il s’agissait d’une part de doubler le trafic de marchandises – alors même que tous mes prédécesseurs dans cette salle ont expliqué que la désindustrialisation et la transformation de l’économie française étaient la première cause de la démassification du fret ferroviaire et donc de la perte de compétitivité de ce mode de transport par rapport à la route – et où, d’autre part, les dirigeants de la SNCF commençaient à mesurer l’écart béant qui séparait la structure de l’équilibre économique. J’ai moi-même expliqué à M. Marc Véron, le successeur de Francis Rol-Tanguy, que CNC Transports perdait 20 millions d’euros par an pour 160 millions d’euros de chiffre d’affaires et qu’elle en était réduite à vendre ses wagons pour se refinancer puis à les relouer. Outre ces pertes en propre, elle générait 40 millions d’euros de pertes pour sa maison mère dans la mesure où cette dernière ne lui facturait pas la traction au juste prix. C’est ainsi que Marc Véron et le président Gallois m’ont proposé de prendre la direction de CNC Transports. C’était en 2005.

Cette date correspond aussi à la publication du rapport de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) sous la présidence du professeur Rivier, expliquant le retard accumulé dans la modernisation et dans l’entretien du réseau. Alors même que la régionalisation était en cours et que toutes les régions de France manifestaient l’envie de développer le transport ferroviaire de voyageurs, le rapport Rivier mettait en exergue l’impérativité d’investir massivement dans le réseau faute de voir ce dernier devenir complètement inopérant. Le fret voyait alors disparaître toutes ses capacités de transport nocturnes.

J’ai pris la direction de Naviland Cargo. Cela a été douloureux. Cette entreprise possédait un réseau qu’elle appelait le « point nodal Île-de-France ». Pour voyager de Marseille à Limoges, une caisse mobile devait transiter par Villeneuve-Saint-Georges. Autant vous dire que ce système n’était pas crédible sur le plan économique par rapport à la route – je ne tiens pas compte ici des émissions de gaz à effet de serre.

Avant blanc-seing du président Gallois, j’ai fermé le point nodal Île-de-France, j’ai réduit la voilure de CNC Transports de 60 % de ses effectifs – le président Gallois proposait deux à trois offres d’emploi aux salariés qui devaient quitter la structure. La moitié des salariés concernés a rejoint la SNCF et l’autre a bénéficié du plan social. J’ai renommé CNC Transports Naviland Cargo. Au bout de deux ans, je l’avais remise à flot, c’est-à-dire qu’elle dégageait un résultat d’exploitation positif. En revanche, la circulation des trains était problématique puisque la fiabilité du tractionnaire Fret SNCF était insuffisante.

Louis Gallois a rejoint EADS et Anne-Marie Idrac lui a succédé. M. Marembaud a été nommé directeur général délégué en charge des marchandises. Son domaine de responsabilités recouvrait Fret SNCF et toutes ses filiales, notamment Naviland Cargo. Il a constitué une sorte de directoire avec Mathias Emmerich en charge de la branche et de la stratégie et moi-même en charge des opérations. Au cours de l’été, Anne-Marie Idrac m’a demandé de conduire un projet que j’avais proposé à Louis Gallois, consistant à louer des locomotives et à faire appel à des cheminots de la SNCF pour organiser la traction de Naviland Cargo de manière autonome. Elle a validé cette idée en m’accueillant au sein de Fret SNCF et, le 18 octobre 2007, les premiers trains opérés par des cheminots volontaires selon les règles sociales proposées par Naviland Cargo ont pu rouler. Nous avons atteint 98 % de régularité. Il ne fallait plus que deux conducteurs se relayant au lieu de trois pour traverser la France. Par ailleurs, compte tenu du niveau de l’activité, les cheminots pouvaient prétendre à une rémunération équivalente à celle d’un conducteur de TGV – qui est considéré comme un emploi de fin de carrière au sein de la SNCF.

Naviland Cargo est toujours profitable, dispose toujours de ses propres tractionnaires et est devenue une entreprise ferroviaire. La moitié de ses tractionnaires sont des cheminots, l’autre moitié ayant été embauchée selon des contrats de droit privé – du fait de la pénurie de conducteurs et non pour des raisons de moins-disant social. Le système fonctionne toujours seize ans plus tard. Je le souligne car la situation qui vous préoccupe ressemble à celle que j’ai rencontrée à l’époque.

Je vous ai déjà parlé du rapport Rivier de 2007 qui fermait les portes à un développement massif du fret ferroviaire. En 2007, un jeune ingénieur des ponts et chaussées, M. Julien Dehornoy, a produit un rapport sur la tarification de l’infrastructure. Tout le monde était alors très inquiet de voir que RFF ne parvenait pas à équilibrer ses comptes. L’idée était donc d’imaginer un mode de tarification alternatif qui permettrait de rétablir l’équilibre des comptes. Les bras m’en sont tombés : ce rapport préconisait une hausse significative des tarifs du fret. Ces derniers étaient effectivement très bas mais nous sortions à peine d’une négociation avec la Commission européenne qui avait conduit Marc Véron à vendre des locomotives en contrepartie d’une recapitalisation. Nous devions donc faire face à une transformation majeure chez Fret SNCF sans trésor de guerre, nous étions privés de l’infrastructure la nuit compte tenu des travaux et un brillant inspecteur des finances, M. de Saint-Pulgent, accompagné de brillants ingénieurs des ponts et chaussées, MM. Dehornoy et Chapulut, préconisait une augmentation des péages… C’est le deuxième épisode schizophrénique de la période.

Avec Olivier Marembaud et Mathias Emmerich, nous avons passé l’été 2007 à rédiger le Livre blanc du fret, qui se voulait raisonnablement ambitieux et qui annonçait qu’une partie significative de l’activité devait être réduite, notamment celle des wagons isolés. Nous parlions à l’époque de « multi-lots multi-clients ». Nous acceptions l’idée de réunir trois ou quatre clients pour constituer un train mais nous abandonnions l’idée du système de wagons isolés tel qu’il avait pu exister.

Cette préconisation a fait consensus au sein des cadres de Fret SNCF mais a quelque peu embarrassé la direction des ressources humaines de l’entreprise, plus habituée aux compromis. Nous avons engagé des négociations dites « de compétitivité ». Je les ai conduites en personnes. Nous avons réuni les organisations syndicales à l’automne 2007 et au cours de l’hiver 2007-2008. Au cours de ces nombreuses séances de discussions, nous avons tenté d’imaginer un nouveau modèle qui donnerait une chance à Fret SNCF pour redresser ses comptes et se développer. Je fais référence ici à la réglementation RH0077, qui régit le statut des agents de la SNCF et qui a fait l’objet de nombreuses négociations au fil de l’histoire. Les arbitrages qui avaient été rendus nous avaient semblé particulièrement favorables au transport de voyageurs et donc au travail de jour, au détriment du fret ferroviaire.

Fort de mon expérience au sein de Naviland Cargo, et du modèle qui avait donné satisfaction aux conducteurs volontaires, j’ai négocié de nouvelles conditions d’emploi au sein de Fret SNCF. En mai 2007, les organisations syndicales – la CGT en tête – ont expliqué à Guillaume Pepy, le nouveau président de la SNCF, qu’elles n’accepteraient pas de renoncer au RH0077, ajoutant qu’elles étaient prêtes à lancer un mouvement de grève. Le dossier a alors été refermé. Je le regrette car je pensais que la fenêtre de tir était favorable : M. Sarkozy avait été élu assez récemment et même si nous n’étions plus dans les cent jours, nous étions toujours dans la première année de son mandat. Le président Pepy m’a demandé d’envisager d’autres options et au cours de l’été 2008, j’ai lancé un appel au volontariat à l’instar de ce que j’avais déjà fait chez Naviland Cargo. 923 conducteurs se sont portés volontaires à l’été et à l’automne. J’avais besoin d’un décret en Conseil d’État pour pouvoir déroger au RH0077 dans le respect du code du travail. Les discussions avec les services de l’État ont été compliquées et les organisations syndicales ont renouvelé leur menace de faire grève. Raymond Soubie, alors conseiller social du Président de la République, a été consulté, et il a été décidé de refermer le dossier également. Rétrospectivement, je dirais que c’est un rendez-vous manqué et que ce système aurait été profitable pour les cheminots.

J’ai lu attentivement les comptes rendus des précédentes auditions de votre commission avant de venir et j’ai constaté que certains avaient regretté que davantage d’initiatives n’aient pas été prises dans le domaine de l’internationalisation. Dès l’arrivée de Mathias Emmerich et de moi-même aux côtés d’Olivier Marembaud, nous avons considéré cette option dans la mesure où la concurrence nous ouvrait la porte des marchés voisins. Nous avons donc acheté une première entreprise qui opérait en Allemagne, une seconde qui couvrait les Pays-Bas et l’Allemagne, nous avons commencé à faire circuler des trains en Italie et nous avons développé notre propre entreprise ferroviaire dans le port d’Anvers.

Guillaume Pepy a été nommé en février 2008 à la tête de la SNCF tandis que la branche Transport et logistique était confiée à Pierre Blayau. Olivier Marembaud a quitté ses fonctions et je suis devenu directeur général des entreprises ferroviaires – aussi bien de Fret SNCF que des autres entreprises ferroviaires. À l’automne, la faillite de Lehman Brothers a ébranlé la planète. Nous avons été confrontés à un certain immobilisme au niveau de la réglementation du travail. Par deux fois, nous avions cherché à réaliser des avancées dans l’intérêt même des cheminots, puis nous devions faire face à une crise majeure. Je n’ai pas eu l’opportunité de déployer les entités avec les volontaires mais je dois avouer que le choc économique lié à la faillite de Lehman Brothers aurait pu mettre en péril l’initiative que je m’apprêtais à prendre. En d’autres termes, quand bien même ma proposition aurait été acceptée dans le périmètre de Fret SNCF, j’aurais eu des difficultés à obtenir suffisamment de trafic pour proposer du travail à l’ensemble des volontaires. J’ignore si j’y serais parvenu.

La situation actuelle était déjà écrite en 2007. Ce n’est qu’en 2016 que les plaintes ont été déposées auprès de la Commission européenne et il a fallu six ans pour que celle-ci entame son enquête. Je suis grandement surpris par ce délai. Nous savions tous que dans le meilleur des cas, il faudrait des décennies pour rembourser la dette qui avait été générée par les pertes cumulées de l’activité de fret au sein de la SNCF – sachant que Fret SNCF n’était pas une filiale de la SNCF.

En 2009, je gérais tant bien que mal la situation, étant conscient que je pouvais m’efforcer de réduire les pertes mais que je ne pouvais pas rétablir l’équilibre. J’ai été démis de mes fonctions au début de 2010, suivant le même sort que la plupart de mes prédécesseurs. M. Rol-Tanguy m’avait confié qu’il avait sa lettre de démission déjà prête dans un tiroir de son bureau.

Je vous livre à présent ma perception de la situation actuelle. GEFCO et CEVA Logistics transportent des voitures par rail sous la forme de trains entiers. Je crois fondamentalement à l’avenir du fret ferroviaire pour les trains entiers réguliers et équilibrés, de type transport combiné. Un opérateur de transport combiné a besoin de remplir ses trains à plus de 85 % pour générer des profits, et ceci dans l’hypothèse où il dispose d’un tractionnaire très efficace – ce qui était le cas de Naviland Cargo, qui employait ses propres conducteurs. Je pense donc que le transport combiné peut se développer. En revanche, amorcer une nouvelle ligne peut être très coûteux car avant de parvenir à remplir les trains à 85 % dans les deux sens, il faut un certain temps.

Les autoroutes ferroviaires avec les wagons Modalohr me semblent faire sens également, et ce d’autant plus que ces autoroutes ont pu être miraculeusement dotées de sillons de jour, ce qui est impossible pour le transport combiné. Sur la ligne Bettembourg-Perpignan, opérée avec des wagons Modalohr, le nœud lyonnais peut être traversé de jour, alors que pour le transport combiné, la circulation s’effectue exclusivement la nuit. Les locomotives et les wagons se retrouvent alors utilisables seulement la moitié du temps. À l’exception de ces autoroutes ferroviaires soutenues par une volonté politique, le développement du TER et la structure du réseau national en étoile autour de Paris me semblent être un obstacle à un développement plus avancé. Le problème est que si un train pouvait passer en heures creuses autour de Lyon, il se retrouverait en heure de pointe aux environs de Nîmes ou de Montpellier. Il est donc compliqué d’atteindre la même vitesse moyenne le jour par rapport aux trains combinés de nuit.

Je pense également que les trains entiers et déséquilibrés – avec des automobiles par exemple – peuvent être pertinents sur des longs trajets. Nous faisons circuler des trains entre Trnava, en Slovaquie, et Poissy sans aucune difficulté. Nous faisons face aux mêmes problèmes que tous les autres pour la qualité mais, sur le plan économique, ce système tient la route, et les clients sont satisfaits.

Je crois également à l’avenir des trains entiers irréguliers et déséquilibrés pour certains types de marchandises – je pense aux céréales et aux granulats. Par exemple, les ballasts de la SNCF sont constitués de pierres ayant des caractéristiques physiques particulières pour résister au passage des trains. Elles sont extraites de carrières près de Thouars. Leur transport par train est équilibré sur le plan économique. Je pense également aux trains que nous opérons pour le compte d’ArcelorMittal avec des marchandises très massives.

En revanche, je ne suis pas du tout convaincu que le wagon isolé ait un avenir, sauf pour des marchandises particulières impossibles à transporter par la route. Je pense par exemple aux matériaux nucléaires ou au transport de chlore – un camion chargé de chlore serait une bombe roulante. Je ne prétends pas qu’il n’existe pas des axes sur lesquels des regroupements entre plusieurs clients soient possibles, mais mes anciens collègues, y compris MM. Frédéric Delorme et Jérôme Leborgne que vous avez entendus, font face à une montagne avec la discontinuité : ils vont perdre les trafics les plus faciles à opérer, la transition sera très compliquée pour les clients et notamment les opérateurs de transport combiné – ce substrat qui leur permettait d’amortir leurs frais généraux et les coûts de leur système d’information – et ils vont devoir être confrontés à la situation la plus difficile : celle de devoir réunir plusieurs clients sur le même train. Je répète que je ne crois pas à l’avenir du wagon isolé, mais à l’époque, le concept « multi-lots multi-clients » nous semblait réalisable. Aujourd’hui, je souhaite bon courage à Fret SNCF !

J’aimerais évoquer pour finir le sujet de la décarbonation. Chez CEVA Logistics, nous prenons cette question très au sérieux et nous avons développé une vision sur ce que pourrait être la décarbonation du transport routier de longue distance.

À ce stade je vais faire une parenthèse sur l’industrie automobile : il y a suffisamment de camions qui circulent entre la France et Trnava – où se trouve une usine de Stellantis – pour remplir un train par semaine. Ce train n’existera malheureusement pas car Stellantis a besoin de recevoir un camion toutes les cinq heures tous les jours de la semaine. Elle fonctionne selon le modèle du « juste à temps » et a donc besoin d’être réapprovisionnée très régulièrement. Si un camion de GEFCO arrivait avec deux heures de retard, cela pouvait provoquer des arrêts de chaîne. PSA avait tellement confiance dans le système qu’il a réduit ses stocks à l’extrême dans son usine. Il nous est même arrivé, à la suite d’un accident de la route, de transporter des marchandises par hélicoptère ! Vous comprendrez aisément qu’il est impossible de répondre à une telle demande par le rail. En revanche, lorsque l’usine de Kaluga (au sud de Moscou) fonctionnait, nous opérions huit trains par semaine à partir de Mulhouse. Cela avait un sens économique car la construction de véhicules à Kaluga nécessitait l’acheminement de pièces en provenance de toute la planète, qui étaient regroupées à Mulhouse.

Par rapport au transport routier de longue distance en semi-remorque, nous sommes convaincus que la nouvelle génération de camions électriques avec jusqu’à 700 kilowattheures de capacité d’énergie est capable de remplacer les tracteurs diesel que l’on trouve actuellement sur les routes. Nous avons besoin pour cela que les pays produisent de l’énergie verte car il ne servirait à rien de faire rouler des camions électriques si l’électricité est elle-même produite dans des centrales au charbon. Il s’agirait également de pousser les constructeurs à s’orienter rapidement vers cette nouvelle génération de camions plutôt que de chercher à « faire durer le plaisir » en continuant à produire des camions au diesel. Enfin et surtout, les pays européens doivent se doter d’un réseau de terminaux pour permettre aux camions électriques de se recharger. J’utilise le mot « terminal » plutôt que celui de « station-service » car les camions électriques auront besoin de s’arrêter trois fois plus souvent que ceux roulant au diesel – tous les 300 à 400 kilomètres contre 1 000 kilomètres pour un camion au diesel. Cela me semble d’ailleurs cohérent avec le besoin de faire faire des pauses régulières aux chauffeurs. La France aurait besoin de se doter d’une soixantaine de terminaux. Ils devront se situer à proximité des nœuds autoroutiers. Nous pensons en effet que d’ici cinq à sept ans, ces camions seront autonomes sur les 2x2 voies et pourront donc circuler d’un terminal à l’autre sans chauffeur. Ces terminaux devront avoir la capacité de recharger un nombre significatif de camions simultanément. À l’inverse, nous ne croyons pas à la dissémination des capacités de rechargement en ajoutant deux postes de charge dans chaque station-service autoroutière. Je pense que tout ceci est réalisable d’ici cinq ans. Cela sera une solution élégante pour décarboner le transport routier de longue distance.

Pour décarboner le transport routier de courte distance, il s’agirait plutôt d’équiper les dépôts des transporteurs puisque les camions rentrent au dépôt le soir. Cela suppose donc d’acheminer une quantité importante d’électricité chez chacun des transporteurs des pays européens.

M. le président David Valence. J’aimerais que vous reveniez sur l’épisode des volontaires du fret. Ce projet revêtait-il un caractère d’expérimentation pour la SNCF en vue d’une possible généralisation ? Cet épisode a également été évoqué ce matin par le professeur Yves Crozet.

Vous évoquiez également la transition de la route. Comment évaluez-vous le coût de la décarbonation du transport routier ? De nombreux économistes pensent que ce coût est sous-estimé.

M. Luc Nadal. Le rôle du dirigeant d’une entité en situation périlleuse est de chercher à sauver le plus grand nombre de salariés d’une descente aux enfers progressive – même si le fait que nous nous trouvons à l’intérieur de la SNCF écartait le risque d’une fermeture brutale. Certains des conducteurs qui avaient accepté de rejoindre Naviland Cargo ont vu leurs pneus crevés pendant quelques semaines mais tout le monde a ensuite pu voir le succès de cette initiative. C’était la démonstration qu’un autre modèle était possible et que les salariés y trouvaient leur compte. Puisque la renégociation du RH0077 n’aboutissait pas et que le président Pepy m’avait demandé de trouver une autre solution, je savais que j’avançais sur un terrain plus dangereux car je m’apprêtais à créer un précédent au sein du « sanctuaire » de la SNCF, qui pouvait ensuite éventuellement inspirer les responsables des activités de transport de voyageurs. Ceux-ci auraient pu y voir un moyen d’accroître la productivité. J’ai considéré que la SNCF était le navire amiral et que nous allions créer des frégates au sein de Fret SNCF – je n’avais pas l’intention de filialiser ces entités. Pour le transport combiné, je proposais un dispositif similaire à celui de Naviland Cargo. Pour le trafic de céréales ou de granulats, j’avais besoin d’un autre type de souplesse. Avec les équipes de Fret SNCF, nous avons fait appel au volontariat. Nous avons ouvert un blog, où je pouvais y échanger avec les cheminots de la SNCF. Certains y laissaient des messages du style « Plutôt mort qu’à genoux ! » Étant moi-même petit-fils de cheminot, j’avais matière à débattre avec eux. Nous avons défini des règles, nous avons lancé un appel à candidatures et 923 volontaires y ont répondu.

Parallèlement, les responsables commerciaux de la SNCF qui cherchaient à défendre nos trafics se rendaient sur le terrain. En effectuant des négociations à bas bruit – ce qui n’était pas mon cas – il est possible d’obtenir un consensus. Ainsi par exemple pour les carrières de Thouars, l’équipe locale voulant conserver son emploi et les conducteurs du dépôt étant intéressés à conserver le trafic de ballast, des règles du jeu spécifiques ont été acceptées de part et d’autre. Je comprends que mener des négociations sur le RH0077 au niveau national puisse être vu comme une atteinte au sanctuaire mais, sur le terrain, les cheminots qui aiment leur travail et ont envie de le poursuivre comprennent parfaitement les propositions qui leur sont adressées. Notre idée était donc de trouver des accords locaux, partant du principe que tout l’écosystème prendrait conscience que la survie de Fret SNCF était en jeu. J’ai échoué à convaincre les délégués syndicaux nationaux. Je prends ma part de responsabilité dans ce que je considère comme une occasion manquée. Peut-être cherchais-je à obtenir gain de cause trop ardemment mais cela me semblait être la voie à suivre pour offrir un futur à Fret SNCF.

Les événements actuels sont terribles lorsque l’on repense aux efforts consentis par l’ensemble des salariés du fret. Sans porter de jugement sur les décisions du ministre, que je comprends parfaitement, je pense à ceux qui ont consenti à tant d’efforts depuis 2005 pour sortir la tête de l’eau aujourd’hui et assister au départ de vingt-trois flux. Cela représente 10 % mais c’est considérable. Dans ces flux, on ne tient compte que de la traction car les wagons n’appartiennent pas à la SNCF. Mais si le taux était mesuré en termes de trains-kilomètres, il serait beaucoup plus élevé. Ces flux auraient pu contribuer à reconstruire l’entreprise. Voir que les autres entités du groupe SNCF, telles que Captrain ou Naviland Cargo, ne peuvent même pas s’aligner pour proposer des services, cela fait mal au cœur.

Je pense que le sujet du RH0077 est toujours d’actualité au sein de la SNCF pour le trafic de voyageurs.

Pour en revenir à la décarbonation, je mets de côté la nécessité de produire de l’électricité verte. En effet, si l’on ne produit pas de l’électricité à base de nucléaire, d’éolien ou de photovoltaïque, cela revient à transposer le problème. Mon opinion au sujet de l’hydrogène est qu’à moins de trouver de l’hydrogène natif en sous-sol – des expérimentations existent dans ce domaine –, l’extraction d’hydrogène requiert tellement d’électricité qu’elle ne me semble pertinente qu’aux heures creuses, où toute la production électrique disponible n’est pas consommée. Je pense donc que la solution pour décarboner le transport routier passe par l’utilisation de camions électriques.

Le coût d’un camion électrique est aujourd’hui prohibitif par rapport à un camion classique mais cette différence de prix s’explique par les faibles quantités produites. D’ailleurs, le camion que j’appelle de mes vœux n’existe toujours pas. Comme nous l’avons vu pour les voitures, il n’y a aucune raison objective pour que le prix des camions ne baisse pas très significativement lorsque les usines de production de batteries tourneront à plein régime. La production du camion en lui-même est plus simple puisque le moteur thermique est remplacé par deux moteurs électriques. La décarbonation implique de permettre aux utilisateurs de recharger leur camion. Pour recharger une Tesla, un chargeur de 300 kilowatts de puissance est suffisant mais pour pouvoir recharger un camion en cinquante minutes, nous aurons besoin de chargeurs de 1 mégawatt. Les constructeurs y travaillent. Le sujet est relativement technique car un tel chargeur a besoin d’être refroidi.

Je pense qu’un terminal qui pourrait accueillir jusqu’à quatre-vingts camions pourrait convenir. Nous sommes en train de travailler sur un concept avec la SANEF et avec Engie pour tester un tel système sur une petite distance. Je pense que la puissance publique est capable d’organiser la construction de soixante terminaux de ce type à des endroits stratégiques du territoire français. RTE devra être mis à contribution afin de veiller au transport d’électricité jusqu’à ces terminaux – des lignes à 63 kilovolts seront suffisantes.

Au vu des émissions que nous pourrons ainsi éviter, je pense que le jeu en vaut largement la chandelle. Nous menons actuellement une étude de faisabilité. Nos hypothèses sont soumises à la validation technique de Carbone 4, la société de M. Jean-Marc Jancovici. Nous travaillons avec Engie sur le coût des terminaux. Ce n’est absolument pas à la portée d’une entreprise comme CEVA Logistics. Nous serons seulement des utilisateurs de ce système. Nous investirons dans des camions mais nous aurons besoin que la France et l’Europe se dotent de tels terminaux. Je pense que l’investissement se chiffre en centaines de millions d’euros mais pas en milliards. Cela nous semble accessible. Le véritable enjeu à nos yeux consiste à produire suffisamment d’électricité. Si vous le souhaitez, je pourrai vous présenter le projet dans un autre cadre.

Ce projet ne vise pas à avantager un quelconque acteur privé, quand bien même nous sommes une filiale de CMA CGM. En tant qu’utilisateurs, je pense que nous sommes en mesure d’expliquer au mieux ce dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas de défendre une technologie plutôt qu’une autre.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’aimerais revenir à la période 2007-2010. Certaines des personnes que nous avons auditionnées considèrent qu’à partir de 2003, la logique industrielle de Fret SNCF s’est orientée vers le transport de point à point, ce qui représentait des marchés étroits et déjà disputés à l’époque, au détriment du wagon isolé et plus généralement de la massification artificielle du diffus. Les choix opérés à l’époque vous semblent-ils toujours pertinents rétrospectivement ? Ce choix a été en effet l’objet de critiques à l’époque et encore aujourd’hui.

J’aimerais revenir plus particulièrement sur le concept du « multi-lots multi-clients » développé à l’époque sur onze lignes, le reste étant laissé aux opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) et aux réseaux ferrés portuaires avec une desserte camion. Pourriez-vous nous rappeler en quoi ce système consistait et quelles conséquences il a eues pour l’organisation territoriale de Fret SNCF ?

Vous dites également que vous n’êtes pas convaincu de l’avenir du wagon isolé et que vos collègues se retrouvent aujourd’hui face à une montagne, celle de la discontinuité, sachant que la nouvelle entreprise portera son attention sur la gestion capacitaire ? Pensez-vous qu’une alternative soit encore possible à la fermeture de ces vingt-trois flux, qui offre des perspectives assez désespérantes ?

M. Luc Nadal. Eu égard aux conditions d’ouverture du marché, je pense que le choix que nous avons fait de nous concentrer sur les trains massifs tout en gardant ouverte la possibilité d’opérer en « multi-lots multi-clients » sur certains axes était pertinent à l’époque. Si j’étais confronté à la même décision aujourd’hui dans une situation comparable, je ferais le même choix. Par situation comparable j’entends considérant qu’un choix politique a été fait pour ne pas considérer qu’il s’agissait d’un service public et tenant compte de la structure de coûts. Je n’ai pas évoqué la productivité mais des gains considérables ont été réalisés dans ce domaine par le transport routier, notamment à l’occasion de l’ouverture du marché aux pays de l’Est – qui s’est traduite par une baisse du coût des conducteurs – mais aussi à travers l’utilisation de tracteurs et de bourses électroniques d’échange de fret plus performants. Contrairement au transport ferroviaire, il est possible de transporter des marchandises d’un point A à un point B, d’autres marchandises du point B à un point C et d’autres marchandises encore de C à A. Beaucoup de wagons sont conçus pour un type de transport spécifique : il est possible d’acheminer un train de voitures produites à Trnava mais il est quasiment impossible de constituer un train complet pour acheminer des voitures d’Europe de l’Ouest jusqu’en Slovaquie. J’aurais adoré un monde où le wagon isolé aurait trouvé sa place mais la réalité est différente.

En revanche, je considère que le transport combiné, en particulier avec un post-acheminement en camion électrique, a de l’avenir pour peu qu’il ait sa place sur le réseau. Il avait sa place en Allemagne mais il commence à la perdre en raison des travaux. Peut-être le professeur Rivier est-il passé par-là, toujours est-il que les Allemands ont découvert qu’ils étaient confrontés au même problème qu’en France il y a vingt ans. Avec notre réseau en étoile et l’appétence des voyageurs pour le ferroviaire, faire circuler des trains de fret en pleine journée est très compliqué.

Peu de temps avant de quitter Fret SNCF, j’avais réalisé une étude sur le coût de la BB 27000 – une locomotive utilisée pour les trains de fret – par rapport à la BB 22200 des années 1970. Entre 1975 et 2016, le constructeur a augmenté ses prix selon le même rythme que l’inflation. La productivité de la BB 27000 est exactement la même que celle de la BB 22200. Il n’en est pas de même pour le prix des camions. Ni des voitures d’ailleurs. Ma première voiture était une Fiat Uno en 1987. J’aurais pu en acquérir une pour le même prix vingt ans plus tard. Cela signifie que les constructeurs automobiles ont quasiment effacé l’inflation. En 2015, pour le même prix, on pouvait acheter le même véhicule avec les mêmes fonctionnalités et les lève-vitres électriques. On peut le regretter mais il existe des raisons fondamentales au rétrécissement du domaine de pertinence du fret ferroviaire.

J’ai vécu comme vous l’épisode des Bonnets rouges, des portiques et de la taxe. Cette taxe aurait pu être mise en place mais je pense qu’elle aurait eu des conséquences pour le tissu industriel du pays. Elle aurait permis de renchérir le coût du transport, d’amasser des capacités de financement de nouvelles infrastructures ou de décarbonation, mais potentiellement au prix d’une désindustrialisation. On voit bien comment les industriels choisissent les lieux d’implantation de leurs usines : ils ont tendance à choisir les pays qui leur offrent les meilleures subventions. Nous avons malheureusement affaire à des sujets d’une complexité redoutable.

Cela m’amène à la question des choix d’investissement. J’appelle de mes vœux des investissements dans le ferroviaire et je souhaite en particulier que les ports soient accessibles et que les grandes villes puissent être contournées. Vous pouvez favoriser les secteurs où vous êtes certain que le fret ferroviaire aura durablement sa place. Les ports de Fos-sur-Mer et du Havre méritent d’être desservis. J’ai fait rouler des trains depuis ces ports et depuis Anvers quand j’étais chez Naviland Cargo. C’est ce qui contribuera à la compétitivité de notre pays.

Je ne peux guère porter un jugement sur le projet de Frédéric Delorme et du directeur du fret. Je comprends parfaitement leur situation. Je souligne simplement que la montagne à gravir est très haute. Les cheminots qui entendraient ces propos pourraient réagir vivement mais je pense qu’une alternative possible aurait pu être une prise de participation de 51 % de Fret SNCF – le groupe public ferroviaire conservant les 49 % restants – par un consortium de chargeurs. Il ne s’agirait donc pas d’un fonds d’investissement mais d’acteurs qui ont un intérêt commun à ce que le système réponde à leurs besoins. J’exclus également l’idée d’une prise de participation par un chargeur unique car ce dernier aurait tendance à privilégier ses intérêts propres. Je pense qu’avec une telle prise de participation, le cheminement aurait pu être facilité.

Mme Mireille Clapot (RE). Cette idée d’une prise de participation majoritaire par des chargeurs attire mon attention. Depuis le début des auditions de cette commission, j’ai toujours insisté sur la qualité du service, c’est-à-dire la satisfaction des clients par la ponctualité, les services associés, etc. Votre idée m’intéresse. J’ignore si elle a été évaluée. S’agit-il d’une idée personnelle ou est-elle le fruit d’une réflexion collective ?

M. Luc Nadal. Lorsque je suis arrivé à la tête du directoire de CNC Transports, la situation était dramatique : 20 millions d’euros de pertes en propre et 40 millions d’euros de pertes induites chez Fret SNCF. Beaucoup pensaient à l’époque que l’entreprise allait disparaître. Pour acheter du temps, j’ai réuni un groupe de six armateurs avec qui nous avons débattu, au siège de la SNCF, de l’éventualité d’une prise de participation collective de leur part. L’idée était que chacun d’entre eux avait un intérêt objectif à ce que le système fonctionne mais que si l’un d’entre eux devenait dominant, cela ferait fuir les autres. Or le transport ferroviaire de conteneurs, pour être rentable, suppose que les trains soient remplis au moins à 85 %. Il suffit d’aléas générés par des travaux pour que les trains qui n’ont pas circulé plombent les résultats.

Je conduisais donc ces discussions en parallèle de mes efforts pour redresser l’entreprise. Lorsqu’elle a été de nouveau à flot, il n’y avait plus réellement de raison de la céder.

Ayant quitté le secteur ferroviaire depuis un certain temps, j’ai lu de la documentation en amont de cette audition et j’en ai déduit que la situation serait très dure à gérer pour l’équipe qui serait en charge des flux résiduels et qu’une alternative comme celle que j’ai énoncée aurait pu être imaginée. À ma connaissance, aucun groupement de chargeurs n’a été constitué à ce jour. Il s’agit donc d’une idée strictement personnelle.


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40.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) (19 octobre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous auditionnons à présent M. Marc Papinutti, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer et actuel président de la Commission nationale du débat public.

Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre aux questions de notre commission d’enquête. Vous avez été, de mai 2017 à février 2019, directeur du cabinet de Mme Élisabeth Borne, alors ministre chargée des transports, puis, de mars 2019 à juillet 2022, directeur général des infrastructures de transport et des mobilités.

Vous avez en conséquence joué un rôle important dans l’élaboration de la loi d’orientation des mobilités en 2019 et de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire en 2018, mais aussi dans la rédaction de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire et dans sa mise en œuvre concrète jusqu’à une date récente, en tant que directeur de cabinet du ministre en charge de la transition écologique. Vous avez également joué un rôle dans le choix de constituer Fret SNCF en société anonyme plutôt qu’en EPIC – le statut du groupe public ferroviaire jusqu’à présent.

Votre témoignage sera également important en ce qui concerne la procédure engagée par la Commission européenne contre Fret SNCF. La Commission considère les aides durables perçues par l’établissement comme contraires à la qualité d’investisseur avisé. Nous aimerions à ce titre connaître le contenu de vos échanges avec la Commission, en tant que directeur du cabinet de Mme Borne puis au sein de la DGITM. De même, nous aimerions avoir des éléments sur vos échanges avec le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) à travers la représentation permanente à Bruxelles pour éviter le déclenchement de cette procédure. À partir de quel moment avez-vous perçu une intensification de la menace, sachant que les procédures avaient été lancées en 2016 et que nous connaissions l’existence d’un risque depuis 2005, au moment de la première réforme de Fret SNCF. À l’époque en effet, la Commission avait déjà pointé le soutien accordé à cette activité par le groupe public ferroviaire. Comment le risque de contentieux était-il évalué à l’époque, sachant qu’une étude concernant des scénarios de discontinuité a été commandée dès 2019 à un cabinet de conseil ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Marc Papinutti prête serment.)

M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer. Dans le cadre de mes activités professionnelles, j’ai de très nombreuses fois rencontré le sujet du fret ferroviaire, que ce soit avec le transport combiné ou les autoroutes ferroviaires. Au-delà de la désindustrialisation qui a été largement citée dans les auditions précédentes, des sujets bien connus de qualité de réseau et du service rendu par le fret, je souhaite ajouter deux points que j’ai peu entendus.

Tout d’abord, alors que la libéralisation du transport ferroviaire se prépare, je rappelle que celle du transport routier de marchandises a transformé le modèle économique des modes alternatifs à la route. De mémoire, la libéralisation des services de transport et la libre circulation des marchandises ont connu une accélération en 1993 du fait de la suppression des contrôles douaniers aux frontières. Par rapport au fret ferroviaire, le secteur a connu une uniformisation rapide des poids lourds : un tracteur se remplace tous les cinq à sept ans et une remorque tous les dix ans environ. Cela explique un premier saut très fort du transport routier de marchandises.

En second lieu, je n’oublie pas que de nombreux pays ont intégré l’Union européenne et que leurs conducteurs étaient pleinement autorisés à conduire en France et en Europe, ce qu’ils ont très rapidement démontré. Je considère donc que les conditions de la concurrence modale ont été profondément modifiées pour le fret ferroviaire, qui a conservé ses propres modes de production, ses règles nationales de sécurité et son réseau sous-entretenu. Un poids lourd peut se rendre jusqu’au client final sans nécessiter de manutention particulière, alors que la totalité du réseau est nécessaire, y compris les lignes fines, pour offrir un service de fret ferroviaire de qualité.

Il me semble donc que l’ouverture à la concurrence interne à un mode alors que son concurrent routier a transformé très fortement ses règles n’est pas sans expliquer l’écart qui est apparu, notamment au niveau des conditions financières et de la réalisation des trafics.

Je n’oublie bien évidemment pas la question des écotaxes. Je pense avec le recul que le système du fret ferroviaire a été profondément déséquilibré et c’est à ce moment que la volonté d’ouverture du marché s’est manifestée.

Pour en revenir à la période 2017-2022, nous avons connu des réformes successives comme vous l’avez rappelé. En février 2019, à mon arrivée à la DGITM, il fallait d’une part préparer les décrets du nouveau pacte ferroviaire et les sociétés pour 2020, d’autre part faire voter la loi d’orientation des mobilités (LOM), qui contenait l’article relatif à la stratégie du fret. En février 2020, j’ai été sollicité par le ministre car tous les opérateurs ferroviaires de fret ainsi que SNCF Réseau faisaient face à une grave crise sociale. La circulation des trains a été bloquée pendant des journées entières, ce qui a provoqué la perte de clients, voire des pertes commerciales considérables, pour les opérateurs. À l’époque, le chiffre de 60 à 70 millions d’euros de pertes avait été annoncé pour l’ensemble des opérateurs de fret. Cela a mis en péril l’ensemble du secteur. La crise du covid a frappé juste après.

Ces réunions ont également été l’occasion de se mettre en état de marche pour l’opération 4F – Fret ferroviaire français du futur. Il n’était pas envisageable de faire face à une nouvelle crise sans avoir des solutions collectives à notre disposition.

À l’automne 2020, un plan de relance a été déployé. C’est alors qu’environ 50 % des recettes de péage de SNCF Réseau ont été compensées, soit 63 millions d’euros. Une somme équivalente a été inscrite au projet de loi de finances (PLF) pour 2021. Une subvention était également prévue pour le wagon isolé, d’un montant de 70 millions d’euros. Des suppléments étaient prévus au titre de l’aide à la pince et de l’aide au démarrage pour les autoroutes ferroviaires. À l’époque, nous avions négocié pour que le dispositif perdure jusqu’en 2024 mais il a été prolongé depuis. C’était une nécessité pour l’ensemble des opérateurs. Ce dispositif est étendu à présent jusqu’à 2030 et il est question d’abonder le PLF à hauteur de 30 millions d’euros supplémentaires, toujours au titre du wagon isolé.

Dans le même temps, les opérateurs étaient en difficulté et nous avons donc accordé des avances au titre de l’aide à la pince. Les opérateurs ne pouvaient en effet pas se permettre d’attendre la fin de l’année pour la percevoir.

Nous avons ensuite lancé la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Nous avions envisagé de le faire plus tôt mais la crise du covid nous avait retardés. Durant la crise, nous étions mobilisés à 150 % car il nous fallait à la fois nourrir les conducteurs, permettre aux transporteurs de rouler et établir les règles de circulation dans les transports. Nous avons organisé des réunions de concertations et dès l’installation du Conseil d’orientation des infrastructures (COI), j’ai présenté les grandes lignes de la stratégie.

Durant la même période, nous avons travaillé sur un plan de relance de la ligne Perpignan-Rungis. J’y ai participé directement, réclamant moi-même le sillon. J’ai travaillé avec les clients, les opérateurs, les marchés d’intérêt national de Rungis et de Perpignan, les régions Île-de-France et Occitanie, et même les organisations syndicales. Nous avons réussi à lancer le service en octobre 2021, en même temps que nous présentions le rapport de la stratégie nationale. Pour cette dernière, vous nous aviez d’ailleurs demandé d’effectuer des suivis réguliers. Ces derniers ont été mensuels jusqu’en juin 2022 et leur fréquence est trimestrielle depuis me semble-t-il. Pour une fois, tous les partenaires participent au suivi collectif.

À mon départ de la DGITM en 2022, nous avons dû faire face à une nouvelle crise chez les transporteurs de fret, cette fois en relation avec les surcoûts énergétiques.

Sans entrer dans le détail, le plan de relance est bien engagé et les moyens ont été déployés. J’insisterai sur les travaux : nous indemnisons SNCF Réseau pour que des travaux soient décalés afin de permettre à des trains de fret de circuler. Dans certains lieux, les travaux sont même organisés de jour.

La modernisation et la digitalisation ne sont pas oubliées. Un certain nombre d’investissements sont nécessaires à une réelle modernisation mais la capacité de recherche et développement est limitée. Or l’innovation est nécessaire face aux gestionnaires d’infrastructure concurrents.

M. le président David Valence. Vous avez également été conseiller technique au sein du cabinet de M. Jean-Louis Borloo entre 2007 et 2008, c’est-à-dire juste avant l’engagement national pour le fret ferroviaire. À cette époque, la place de la transition écologique dans le débat public est devenue bien plus large qu’auparavant. Avec le recul, comment évaluez-vous la manière dont un lien a été établi à l’époque entre le développement du fret ferroviaire et la transition écologique ? Ce sujet a déjà été évoqué durant nos auditions : visiblement, ce lien n’était pas du tout systématique jusqu’à une période récente. Ce n’était pas du tout le cas dans les années 1990 et au début des années 2000, et il semble que la prise de conscience se soit accélérée à la fin des années 2000.

Ma deuxième question est liée au changement de statut du groupe public ferroviaire avec la filialisation de Fret SNCF, en réponse à une demande ancienne de la Commission européenne. D’aucuns ont estimé que la transformation de Fret SNCF en société anonyme (SA) la rendrait plus fragile face à un risque contentieux, notamment parce que, contrairement à un EPIC, une SA peut faillir. Comment évaluiez-vous ce risque à l’époque et quelle place a tenu Fret SNCF dans le cadre des réflexions sur la réorganisation du groupe public ferroviaire ?

Enfin, de quelle manière vous évaluiez le risque de contentieux pour Fret SNCF, notamment dans le cadre des fonctions que vous avez occupées entre 2017 et 2022. Des procédures avaient été ouvertes par des opérateurs alternatifs à l’encontre de Fret SNCF devant la Commission européenne. L’enquête approfondie de janvier 2023 n’était pas encore ouverte mais le risque était déjà considéré comme sérieux à partir de 2018, comme plusieurs autres intervenants l’ont indiqué lors de nos auditions. Entreteniez-vous déjà des échanges nourris avec le SGAE et avec la représentation permanente à Bruxelles ? Et je devance une probable question de notre rapporteur en vous demandant de quelle manière vous rendiez compte de ce risque aux autorités politiques.

M. Marc Papinutti. Je vous rappelle que le Grenelle de l’environnement s’est tenu en 2017. Deux mesures phares ont alors été décidées : l’accélération de la régénération du réseau et l’écotaxe.

Je rappelle qu’à l’époque, nous régénérions environ 400 kilomètres de voies par an. Sachant que le réseau principal comptait 16 000 kilomètres de voies, un calcul rapide montre que l’âge moyen du réseau est de quarante ans. Il était question à l’époque, de mémoire, de passer de 400 à 1 000 kilomètres par an, l’objectif étant d’arriver à une moyenne de seize ans.

Il me semble que nous ne sommes pas encore parvenus à ces 1 000 kilomètres. Le système ferroviaire présente une certaine inertie. Lorsque je suis revenu dans le secteur en tant que directeur de cabinet de la ministre des transports, j’avais travaillé pendant sept ans dans un autre univers, celui du transport sur les voies navigables, où le réseau avait besoin d’être mis à niveau de manière similaire. Pendant ce temps-là les routes se sont améliorées et le réseau autoroutier concédé s’est développé.

La mise en place de l’écotaxe avait été votée à la quasi-unanimité lors du Grenelle de l’Environnement. D’autres mesures plus spécifiques avaient été décidées pour le fret mais je n’en ai pas un souvenir suffisamment net.

À l’époque, la question des émissions de gaz à effet de serre n’apparaissait pas aussi cruciale. Les rapports du GIEC – Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – commençaient à être alarmants, mais pas au même degré que le dernier en date. Les objectifs recherchés étaient de garantir le report modal et de faire en sorte que le réseau ferré tienne dans la durée. Une liste de grandes infrastructures avait également été établie, dont la ligne Lyon-Turin.

Le gouvernement de l’époque – pas seulement le ministère des transports car le ministère des finances est notamment impliqué – avait décidé de faire de Fret SNCF une société anonyme. Cela introduisait la contrainte de prendre des décisions d’investisseur avisé plutôt que de simplement se reposer sur le financement par la dette. Cela permettait aussi de clarifier aux yeux des autorités européennes, les interactions entre Fret SNCF, SNCF Mobilités et la structure de holding. Mais comme M. Jean-Pierre Farandou l’a très bien expliqué, il ne s’agissait pas de faire démarrer Fret SNCF en situation de faillite. Il a donc été décidé de la recapitaliser au moyen d’un transfert de la dette à la société de holding. Bien entendu, les autorités européennes ont été informées, aussi bien par l’intermédiaire du SGAE que par Bercy.

Les ministres étaient parfaitement informés des plaintes comme des retraits de plaintes intervenus en 2021. C’est le rôle d’un haut fonctionnaire que de fournir loyalement les informations que les ministres lui demandent. Mme Sylvie Charles et M. Jean-Pierre Farandou ont fort bien décrit comment la pression est remontée fortement fin 2019, dans le cadre des échanges entre la Commission européenne d’une part et Fret SNCF et les services de l’État d’autre part. La Commission a fait part de son insatisfaction sur ce que proposait Fret SNCF. Nous avons alors lancé une étude commune entre la DGITM et le ministère des Finances. Nous avons analysé les propositions formulées par la SNCF et nous avons étudié d’autres scénarios. L’étude s’est déroulée durant le premier semestre 2020 et nous avons abouti à des scénarios qui auraient entraîné une réduction de jusqu’à trois points de la part modale du ferroviaire. Pour le ministre, ces alternatives n’étaient pas acceptables. Vers septembre ou octobre 2020, il a rencontré à plusieurs reprises la commissaire concernée pour lui expliquer cela et lui indiquer qu’il maintenait la position sur le caractère avisé de la gestion de Fret SNCF.

Nous étions alors à la fin de la crise du Covid et avec mes services, nous avons surtout travaillé sur le plan de relance en continu et sur la préparation de la stratégie. Nous n’avons pas repris contact avec les autorités européennes dans la mesure où le ministre avait affiché une position claire.

Au début de 2022, nous avons sécurisé le plan de relance et nous avons observé un retrait progressif des plaintes compte tenu des échanges entre la SNCF et les plaignants.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Vous avez indiqué qu’au vu de la montée en puissance des plaintes et des observations bruxelloises, vous aviez été conduits à effectuer des études dont la conclusion a été rendue entre février et mars 2020. Le scénario n° 1 prévoyait de poursuivre l’activité de Fret SNCF sans acter de discontinuité auprès des autorités européennes. C’était le scénario le plus « acceptable » sur le plan social dans la mesure où 75 % des emplois étaient sauvegardés. Dans ce scénario, aucun actif n’était cédé et l’ouverture de capital à des actionnaires privés se limitait à une part de 5 à 7 %. Les conclusions de l’étude indiquaient qu’un tel scénario ne serait pas compatible avec les critères de discontinuité énoncés par la Commission européenne et que la viabilité même de ce scénario était sujette à questionnement. Ce scénario permettait d’envisager un maintien de la part modale du fret ferroviaire à 10 %. Les deux autres scénarios, à savoir celui de la concentration autour d’un cœur dense et celui de l’éclatement total, s’accompagnaient d’une baisse du trafic de l’ordre de trois points.

J’ai le sentiment que ce scénario n° 1 a été utilisé par le ministre Jean-Baptiste Djebbari pour jeter la base du scénario de discontinuité qui a été rendu public ultérieurement. Dans la mesure où il a été jugé pertinent de continuer à explorer ce scénario ainsi que deux autres – voire un troisième, celui d’une coopération avec des opérateurs tiers –, pouvez-vous m’indiquer si les travaux sur le scénario n° 1 ont été poursuivis, éventuellement avec une pause pendant que M. Djebbari était ministre ?

Je conçois que la transformation d’EPIC en SA puisse apparaître comme n’ayant aucune corrélation avec la décision de la Commission européenne. Il n’en demeure pas moins que la dette des EPIC est garantie. Les sociétés anonymes, a fortiori en forme simple, portent leur propre dette. Il est impossible de démontrer l’existence d’un lien mais, considérant l’hypothèse qu’un maintien de la forme d’EPIC aurait abouti au même résultat – ce qui pose la question de qui doit jouer le rôle de garant final –, la question n’est-elle pas finalement de nature politique ? Prononcer une sanction à l’encontre d’un EPIC prend une autre dimension que lorsqu’il s’agit d’une société anonyme. Votre prédécesseur nous expliquait d’ailleurs que l’objectif était de permettre la faillibilité.

J’aimerais avoir votre opinion sur ces deux sujets.

M. Marc Papinutti. Ma réponse à votre première question sera très claire car j’ai effectué des recherches dans mes documents, allant même jusqu’à interroger certains collègues. Je suis en mesure de vous confirmer que pendant l’été 2020, nous avons retravaillé sur le projet de la SNCF avec le cabinet du ministre Jean-Baptiste Djebbari mais qu’à partir d’octobre, je n’ai plus entendu parler de ce sujet, ni même les membres de mes équipes. Je suis resté jusqu’en juillet 2022. Je ne voulais pas me livrer à des affirmations gratuites devant une commission parlementaire et j’ai donc pris soin de revérifier. Je n’ai retrouvé aucune trace de tels travaux. Je n’ai certes pas relu l’intégralité de mes mails…

Nous avons annoncé notre stratégie pour le fret ferroviaire, nous avons mis en place les conditions d’un meilleur exercice du fret ferroviaire. J’y ai cru sincèrement et j’y crois encore. Jusqu’en octobre 2021, nous pensions pouvoir sauver le wagon isolé et l’équilibre des opérateurs publics comme privés. Je pense très sincèrement que nous étions en train de montrer que nous faisions en sorte que le fret ferroviaire joue pleinement son rôle, dans un contexte de préoccupation accrue à propos des émissions de gaz à effet de serre. Je pense que la direction générale de la mobilité et des transports de la Commission comprend cela. Je suis un spécialiste des transports et non de l’économie de la concurrence et en cette qualité, je me dois de croire à un système qui permettrait d’assurer une poursuite du fret ferroviaire dans la continuité et dans la durée. Nous étions convaincus, dans les services, que le travail accompli dans le cadre de la stratégie nationale était un complément aux éléments préalables dont je parlais tout à l’heure. Notre position était d’ailleurs en accord total avec celle du ministre.

C’est d’ailleurs pour cela qu’entre juillet et octobre 2020, nous avons élaboré un premier train de mesures qui était destiné à nous assurer que nous pourrions déployer la stratégie plus globale à partir de la fin de 2021. Cela aurait été l’occasion de clarifier les déficits : si l’on accorde des subventions au wagon isolé, cela permet d’assurer une complétude de l’offre dans un territoire où l’étalement est plus important que dans d’autres pays européens. Le résultat est apparu dans la mesure où Fret SNCF ainsi que d’autres opérateurs ont gagné du trafic et où nous retrouvions l’équilibre.

Votre deuxième question est un peu plus complexe pour l’homme de transports que je suis. La vision que vous exprimez se traduit par l’idée qu’un EPIC peut générer de la dette indéfiniment. L’un des objectifs de la réforme était de clarifier l’identité de la SNCF. Nous avons déjà clarifié le fait que SNCF Réseau n’avait pas vocation à s’endetter sans jamais trouver son équilibre. Il s’agissait de donner à la SNCF les moyens de réagir comme une entreprise, c’est-à-dire de chercher à atteindre un équilibre de fonctionnement. C’est alors que nous avons commencé à voir Fret SNCF tendre vers l’équilibre, même si nous avons été frappés par la crise du covid et une nouvelle crise en 2022. L’idée de départ était simple : il s’agissait de donner à chaque entité une certaine lisibilité et de trouver le système de subvention adéquat. Je vais même plus loin : nous avons trouvé des subventions d’investissement pour prolonger des petites lignes et refaire des installations terminales embranchées (ITE). Les collectivités nous ont aussi aidés dans un certain nombre de cas. Nous savons en effet que des camions prendront la place des trains si l’équilibre est rompu. Il s’agit donc de trouver le système le plus équilibré possible entre le recours à la subvention publique et le processus décisionnel d’un investisseur avisé. Cela a permis de faire augmenter la participation de l’État à des opérations d’investissement ou de fonctionnement. Pour résumer et simplifier mon propos, l’idée était de constituer des ensembles équilibrés.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Deux logiques semblent coexister. La première logique est professionnelle : d’après les experts, le wagon isolé n’a pas d’avenir. D’autres expressions, comme la vôtre et celle des organisations syndicales, voient au contraire en lui un outil d’avenir capable de participer à la reconquête de la part modale.

Pourriez-vous évaluer, sur une échelle de 1 à 20, votre adhésion au choix capacitaire de la nouvelle entité ? Quelles sont selon vous les conditions majeures de réussite de ce choix à moyen terme ?

M. le président David Valence. Nous avons reçu MM. Crozet et Nadal juste avant vous et ils nous ont livré une vision très pessimiste de l’avenir du wagon isolé, considérant, conformément à la ligne déjà affichée dans les années 2000, que Fret SNCF devait se concentrer précisément sur les flux qu’elle va perdre, c’est-à-dire des flux réguliers avec des moyens dédiés et des trains entiers. Les opinions exprimées sur le sujet sont extrêmement diverses et il est logique que le rapporteur interroge l’homme de transports que vous êtes à ce sujet. Des représentants des chargeurs nous ont fait part de leur intérêt pour le wagon isolé.

M. Marc Papinutti. Ma réponse s’articule autour de trois points. Tout d’abord, l’offre de fret est avant tout destinée à des clients. Je ne suis pas commercial et je n’ai donc pas d’avis aussi tranché que certains sur le sujet.

Il est simple d’organiser des trains complets à partir de points émetteurs très forts. Pour des produits spécifiques comme les produits chimiques ou l’essence, nous n’avons pas toujours besoin de constituer des trains complets. La France n’est pas organisée comme la vallée du Rhin où les usines font directement face au fleuve. Les acteurs industriels sont relativement disséminés sur l’ensemble du territoire français. Du nord de la France jusqu’à l’est, on observe une certaine continuité du paysage industriel et on est capable de ramener en France des véhicules produits en Europe de l’Est. L’ouest de la France est un territoire beaucoup plus diffus. Enfin, nous avons un marché de transit assez exceptionnel. Mis à part les périodes de crise comme actuellement, nous avons développé avec succès des autoroutes ferroviaires – en utilisant certes des subventions. Je pense également à la liaison Perpignan-Rungis, même si le démarrage était compliqué.

D’ailleurs, la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire contenait une mesure qui a pu passer inaperçue : la relance d’enquêtes sur le transit. L’objectif est de connaître la typologie des marchandises qui transitent par notre pays et que nous pourrions éventuellement transférer sur le réseau ferroviaire. Les Belges ont mené ce genre d’études sur le trafic en provenance de leurs grands ports maritimes. Les volumes ne sont pas du même ordre en France car nous devons surmonter certaines difficultés. Les trains partant du Havre traversent la région parisienne tandis que ceux qui remontent de Marseille doivent traverser l’agglomération lyonnaise. Les Néerlandais ont construit des voies spéciales pour leurs ports.

Je pense que seul le client est capable d’exprimer ce dont il a besoin. Si l’équilibre est certainement plus simple à atteindre pour des trains massifs, on peut parfaitement imaginer qu’une rationalisation à l’extrême aurait concentré pratiquement toute l’offre autour des trains massifs. Or les besoins de certains clients ou des considérations d’équilibre de territoire peuvent justifier des trains non massifiés.

Comment peut-on organiser de manière optimale la logistique avec des wagons isolés ? Le transport combiné peut répondre à cet enjeu. On a ainsi pu voir des offres de transport combiné émerger là où les conditions de marché le permettaient, ou au contraire disparaître faute de trafic suffisant.

Le fret ferroviaire pourrait se voir favorisé par la décision de certaines entreprises de faire transporter leurs marchandises par le train pour des considérations de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). J’ai réalisé des expérimentations de même nature pour la grande distribution à l’intérieur de Paris. Il me semble d’ailleurs que le dispositif existe toujours et que l’entreprise bénéficie d’une subvention.

L’offre peut donc être assez diversifiée, pourvu naturellement que des clients soient présents et que les territoires soient demandeurs. Lorsque les wagons isolés disparaissent, ils laissent la place à des camions, et ces derniers ont alors tôt fait de se multiplier sur les routes au grand désarroi des riverains. Ce n’est pas non plus dans l’intérêt de la planète, tant que ces camions ne sont pas électriques.

M. le président David Valence. J’aimerais connaître votre position au sujet de l’alarme lancée au moment du renchérissement des prix de l’énergie et au sujet des tarifs auxquels SNCF vendait de l’électricité aux entreprises ferroviaires. Plusieurs nous ont confié que cela a perturbé la belle dynamique qui avait été initiée en 2021 et au premier semestre 2022.

M. Marc Papinutti. Ce sont nos collègues de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) qui sont en charge des prix de l’énergie. Les opérateurs rachètent leur énergie à SNCF Réseau. Il a fallu retravailler les décrets correspondants. SNCF Réseau n’est pas un distributeur d’électricité tout à fait comme les autres, il a affaire à des opérateurs qui ne sont pas électro-intensifs au sens classique du terme, et de son côté, en tant qu’opérateur avisé, la SNCF achète elle-même son énergie. Je ne sais pas comment cette affaire s’est terminée car j’ai quitté le secteur des transports entre-temps. Il me semble qu’un réglage tarifaire a été trouvé. Je pourrai me renseigner auprès de mes collègues et vous transmettre cela par écrit.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’ai envie de vous poser une question que je n’ai encore posée à personne. Supposons qu’il n’y ait pas de marché pour le wagon isolé – ce qui s’apparente au discours du ministre Djebbari. Ce n’est pas la SNCF qui est victime d’un dysfonctionnement en l’occurrence mais le marché lui-même. Le wagon isolé ne fonctionne qu’à coups de subventions publiques. On rejoint d’ailleurs le scénario n° 1. Les experts suggéraient de convaincre Bruxelles que le marché n’existait pas et qu’il fallait donc le subventionner. Si le wagon isolé rend service aux entreprises, pourquoi ne pas imaginer une forme de service public ? Après tout, la Commission européenne ne peut pas nous interdire de développer des services d’intérêt général. Pourquoi n’a-t-on pas exploré cette voie ?

M. le président David Valence. Une activité économique pratiquée quasi exclusivement sur un ressort territorial par une entreprise structurellement déficitaire et maintenue à l’équilibre uniquement grâce à des aides publiques ne serait pas très loin de ce que vous décrivez – et que nous ne pourrions pas décrire comme tel sans subir immédiatement les foudres de Bruxelles...

M. Marc Papinutti. Le secteur des transports publics urbains et celui des TER dépendent d’une autorité organisatrice. Aujourd’hui, la DGITM ne peut pas subventionner de la sorte. Elle lance des appels à manifestation d’intérêt et s’efforce de trouver un équilibre financier. Si l’on prévoit une subvention pour le wagon isolé, l’idée est de travailler avec les opérateurs pour que tous puissent en profiter. On quitte alors le secteur marchand. Le transport combiné fonctionne de la sorte : les plateformes sont subventionnées, ainsi que le service. L’aide à la pince est nécessaire. La logique pour le wagon isolé n’est guère éloignée, d’où l’idée d’une subvention pour tous.

Il n’y a pas qu’en France que le sujet se pose. C’est aussi le cas en Allemagne, qui a elle aussi un territoire étendu. Nous ne pouvons pas avoir que des trains complets, à moins de transférer tout le trafic hors trains complets sur la route.

L’idée que vous suggérez conduirait donc une super-DGITM à lancer des appels à manifestation d’intérêt tous azimuts. Nous l’avons fait pour Perpignan-Rungis : un appel à manifestation d’intérêt est une forme d’appel à la concurrence avec subventions. Je n’étais pas armé à l’époque pour lancer un appel d’offres de cette nature. L’idée est qu’un service soit subventionné – dans la limite de 30 % pour des services marchands – et que tous les concurrents puissent en bénéficier. Mais nous ne sommes pas en mesure aujourd’hui de proposer une délégation de service public pour les wagons isolés, avec des clients répartis dans toute la France. N’oublions pas que l’opérateur devrait gérer tous les aspects commerciaux. L’autorité organisatrice risque de voir ses usagers se plaindre. Je ne crois donc pas que nous soyons correctement équipés pour cela.

Je note au passage que le transport routier ne paie pas un certain nombre de ces coûts et qu’il émet des gaz à effet de serre. Sur certains trains complets, la concurrence existe. Des offres de transport combiné fonctionnent très bien. Grâce au regroupement des opérateurs, les trains partent complets et seulement le pic de trafic transite par la route. On a alors trouvé un équilibre économique entre la traction, l’infrastructure, etc. Les plates-formes voient leurs investissements subventionnés le plus souvent. Il est plus difficile de travailler sur des réseaux fins que lorsque les trafics sont concentrés.


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41.   Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Bursaux, président du Tunnel euralpin Lyon-Turin, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) (19 octobre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous terminons notre journée d’auditions en accueillant un des prédécesseurs de M. Papinutti à la DGITM : M. Daniel Bursaux, actuellement président du Tunnel euralpin Lyon-Turin.

Monsieur le président, vous avez été directeur adjoint puis directeur du cabinet de M. Dominique Perben, ministre des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, de 2005 à 2007 ; vous avez ensuite été, de 2007 à 2008, directeur général de la mer et des transports, puis, de 2008 à novembre 2014, directeur général des infrastructures, des transports et de la mer.

Pour les sujets qui occupent notre commission d’enquête, vous avez donc été le témoin de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, vous avez participé à l’élaboration du Grenelle de l’environnement et à la préparation de la taxe poids lourds, dont on sait que l’abandon a singulièrement obscurci l’horizon des opérateurs de fret ferroviaire.

Vous étiez également à la manœuvre pour la réforme ferroviaire de 2014, et vous avez sans doute eu à connaître des échanges entre la France et la Commission européenne sur la question de la prise en charge des déficits de Fret SNCF par le groupe SNCF entre 2006 et 2019, prise en charge qui a conduit à l’ouverture de la procédure que l’on sait pour aides d’État illégales en janvier dernier.

À tous ces titres, votre témoignage nous sera précieux dans la mesure où vous avez été témoin de ces événements sur une durée relativement longue.

Enfin, vous présidez aujourd’hui un des plus grands projets d’infrastructure de notre pays, projet qui provoquera sans nul doute des modifications dans la géographie et dans l’économie du fret ferroviaire français.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Daniel Bursaux prête serment.)

M. Daniel Bursaux. Le sujet du fret ferroviaire a effectivement été évoqué à plusieurs reprises au cours de mon parcours professionnel. Le sujet majeur dont je me souviens et à propos duquel j’avais été conduit à rencontrer les organisations syndicales de la SNCF à plusieurs reprises concerne les mesures envisagées dans le cadre Grenelle de l’environnement, dont certaines ont mieux fonctionné que d’autres.

J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer au sujet de l’écotaxe poids lourds devant une commission d’enquête sénatoriale. Le texte avait été voté à l’époque à la quasi-unanimité dans les deux chambres. Cette mesure était très attendue. Elle poursuivait un double objectif : rendre le fret ferroviaire un peu plus compétitif et abonder les fonds disponibles pour financer les infrastructures. Au démarrage, cette taxe était censée rapporter de l’ordre d’un milliard d’euros par an, avec bien entendu la possibilité d’améliorer ensuite l’assiette ou le taux. Elle a été suspendue fin 2013 avant d’être définitivement abandonnée par Mme Royal en 2014, alors que le projet était presque prêt à démarrer sur le plan technique. De l’ordre de 200 000 poids lourds étaient enregistrés dans le système.

L’objectif du plan Borloo était de redynamiser le fret ferroviaire. Le premier axe consistait à développer des autoroutes ferroviaires. Lorsque j’étais au cabinet de M. Dominique Perben, nous avions lancé des toutes premières circulations sur l’autoroute ferroviaire alpine, qui est d’ailleurs malheureusement interrompue à cause de l’éboulement dans la vallée de la Maurienne. Deux autres projets majeurs étaient également prévus : Bettembourg-Le Boulou – qui a fini par fonctionner correctement – et l’axe Atlantique – qui n’a jamais pu démarrer pendant mon séjour à la DGITM en raison de difficultés qui n’avaient pas été appréhendées au démarrage, notamment des travaux complexes d’infrastructures. La LGV Tours-Bordeaux n’existait pas encore et emprunter la voie existante présentait des difficultés. Il s’agissait notamment d’adapter des tunnels au gabarit des trains. Nous avons donc assisté à une montée en puissance progressive du projet alpin tandis que la ligne Bettembourg-Le Boulou a fonctionné à partir de 2013. Je ne sais même pas si le projet atlantique a finalement démarré.

Le deuxième axe consistait à améliorer la desserte ferroviaire des ports. Il s’agissait notamment d’y créer des terminaux multimodaux. Un projet a été réalisé au Havre mais je n’ai pas eu de retours sur son fonctionnement et sur son économie. Un autre projet concernait le grand port maritime de Marseille au niveau du terminal de Mourepiane. Il était censé faciliter les transferts intermodaux entre les cargos et les trains. Un dernier projet significatif consistait à aménager l’axe Serqueux-Gisors pour faciliter le désenclavement du port du Havre.

Le troisième axe consistait à encourager le développement d’opérateurs ferroviaires de proximité. Quelques-uns ont été créés mais ces projets n’ont pas eu d’incidence significative sur le trafic global de fret.

Une aide au transport combiné a également été mise en place. Je n’ai pas le souvenir des taux exacts. Cette aide était censée faciliter l’intermodalité entre la route et le chemin de fer. Elle a été fort appréciée par les opérateurs de transport combiné. Tous les ans, des discussions assez fournies avaient lieu à propos des montants qui pouvaient être débloqués.

Un thème beaucoup développé visait à faire circuler des trains plus longs – plus de 750 mètres. Ce projet nécessitait de modifier certaines installations de signalisation, ce qui généré d’autres difficultés. Il me semble que quelques trains de 850 mètres circulent actuellement, l’objectif à terme étant de pouvoir les allonger à 1 000 mètres.

Enfin, des projets visaient à désaturer des nœuds ferroviaires. Le plus bel exemple que j’ai que j’ai en tête est le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise. À mon départ de la DGITM, la déclaration d’utilité publique était prête. J’étais convaincu que la branche nord du projet serait lancée dans les quelques années qui suivaient. Malheureusement, force est de constater que le projet n’a même pas encore démarré.

M. le président David Valence. Cela reste d’ailleurs une difficulté, y compris dans le cadre de vos responsabilités actuelles.

M. Daniel Bursaux. Effectivement. Les évolutions ponctuelles de services sont conduites assez rapidement mais les actions qui impliquent une adaptation des infrastructures sont beaucoup plus lourdes. Le dernier exemple que j’ai cité illustre peut-être le mieux les délais de réalisation parfois longs de ces projets.

Quelles sont les raisons pour lesquelles le fret ferroviaire ne fonctionne pas aussi bien que nous le voudrions ? Hormis les conséquences de l’abandon de la taxe poids lourds, on peut arguer que le fret ferroviaire est moins souple que le transport routier. Nos habitudes de consommation ont évolué, ce qui renchérit la problématique du dernier kilomètre. Indépendamment du coût, le fret ferroviaire est ainsi désavantagé hormis pour les matériaux pondéreux. Ces derniers étaient d’ailleurs le fleuron du fret pour la SNCF dans les années 1960 et 1970.

L’essor du trafic de trains de voyageurs a également pénalisé le fret ferroviaire. On peut se réjouir de voir les TER se développer alors que leur disparition était crainte au début des années 2000, quand la SNCF supprimait continuellement des lignes. Les trains de voyageurs occupent désormais davantage les voies, ce qui contraint les trains de fret à rouler de nuit. Le problème est que SNCF Réseau effectue ses travaux la nuit, ce qui perturbe le fonctionnement des lignes de fret. Certains trains rencontraient plusieurs zones de travaux sur leur parcours, ce qui allongeait les temps de parcours et pesait sur la fiabilité.

Le dernier élément de contexte est le fait que les charges sociales étaient plus élevées au moment du démarrage que chez les opérateurs privés qui ont accédé au marché.

En conclusion, je dirai que s’il existait une réelle volonté politique de développer le fret ferroviaire à la suite du Grenelle de l’environnement, des difficultés sont malheureusement apparues.

M. le président David Valence. Quel est selon vous le degré d’appétence des chargeurs pour le fret ferroviaire ? J’imagine que même si vous êtes plus spécifiquement en charge du projet de Lyon-Turin, vous échangez avec des chargeurs. Avec le recul, ressentez-vous un changement de paysage ? Les opinions à ce sujet ont été assez contrastées lors de nos auditions. Des intervenants ont notamment pointé le fait que la RSE était susceptible de pousser les entreprises à prendre en considération le transport de leurs marchandises par le rail ou à amplifier ce mode pour celles qui y avaient déjà recours. Le professeur Yves Crozet a cependant très fortement relativisé les potentielles augmentations de la part modale du fret ferroviaire.

Quel regard portez-vous sur la solution de discontinuité qui a été retenue par le Gouvernement pour éviter une possible condamnation de Fret SNCF avec des pénalités qui pourraient potentiellement dépasser les cinq milliards d’euros ? Quelle était votre appréciation de ce risque à l’époque où vous étiez en charge de ces questions ? Je pense notamment à la règle de l’investisseur avisé.

M. Daniel Bursaux. Je pense que le projet sur lequel je travaille est de nature à rendre les transports longue distance par le rail très compétitifs. J’espère qu’à terme, l’intégralité de la ligne Lyon-Turin sera modernisée et que les trains n’auront pas à gravir des côtes trop raides. Les chiffres qui circulent sont peut-être un peu optimistes mais il est question de faire circuler environ cent cinquante trains par jour sur cet axe. Je pense donc que le fret ferroviaire a toute sa place pour le transport longue distance et pour le trafic de transit – entre l’Espagne et l’Italie par exemple. Avec des infrastructures modernes, je n’imagine pas d’échec possible. Chaque année, autour de 40 millions de tonnes de marchandises transitent entre l’Italie et la France, dont seulement 3 à 4 millions de tonnes par le rail. Ce chiffre devrait pouvoir augmenter avec une infrastructure modernisée. On peut escompter une montée en puissance pour tendre vers 15 millions de tonnes sur l’axe Dijon-Modane et atteindre 25 ou 26 millions de tonnes une fois que le système sera entièrement opérationnel.

Je vous expose ici une analyse purement personnelle. Je pense que nous devrons nous interroger sur l’augmentation des péages routiers à travers les Alpes, avec des taxes de congestion et des taxes environnementales. Je lance également une idée à débattre, sur laquelle je n’ai pas d’opinion : ne devrions-nous pas envisager d’introduire des quotas pour le trafic routier, comme cela existe en Suisse et a existé en Autriche ? Dans la mesure où nous disposerons d’une infrastructure ferroviaire moderne et compétitive, nous pourrions peut-être déployer des mesures incitant à utiliser ce mode.

Quant aux risques de contentieux avec la Commission européenne, je n’ai pas le souvenir qu’ils aient fait l’objet d’une alerte particulière durant mon séjour à la DGITM. On pouvait imaginer qu’un tel risque puisse exister dans la mesure où la SNCF absorbait les déficits de Fret SNCF, mais ce sujet n’était pas jugé préoccupant. On peut regretter a posteriori de ne pas l’avoir mieux anticipé, et que des concurrents aient fini par déposer plainte. La SNCF a par ailleurs lancé des réorganisations et des plans de développement, contribuant à réduire le déficit annuel. Et effectivement, l’ampleur du déficit s’est réduite pendant quelques années.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous venez de formuler une proposition à débattre. Elle a visiblement été nourrie par votre vécu sur le territoire alpin. Une telle mesure aurait un caractère coercitif – n’ayons pas peur des mots. Avez-vous d’autres propositions de mesures qui seraient susceptibles de contribuer au rééquilibrage intermodal ? De telles mesures vous paraissent-elles possibles, nécessaires, urgentes ?

Vous avez souligné à plusieurs reprises que les investissements ferroviaires sont à la fois lourds et de long terme. Vous avez cité l’exemple du contournement ferroviaire de Lyon. Vous avez également fait allusion à un projet au niveau du terminal de Mourepiane à Marseille, qui n’est toujours pas d’actualité. Enfin, étant normand, je sais que la ligne Serqueux-Gisors vient à peine d’être livrée.

Compte tenu de la temporalité longue des investissements, pensez-vous que l’État ait été à la hauteur de ses responsabilités depuis le début du XXIe siècle ? Il se serait agi de garantir aux transporteurs de fret – en particulier de fret ferroviaire – un avenir plus apaisé que celui qui se dessine aujourd’hui.

M. Daniel Bursaux. Je ne fais qu’évoquer la possibilité que la question des quotas soit examinée. Ce n’est pas une position personnelle. Je pense simplement qu’il serait intéressant de pouvoir en débattre au cours des dix prochaines années.

S’agissant des possibles mesures complémentaires, plusieurs sont compatibles avec les règles fixées par la Commission européenne. Je pense par exemple à la majoration des tarifs de péage sur les autoroutes alpines pour des considérations environnementales. Les montants autorisés ne permettraient cependant pas de dégager des centaines de millions d’euros mais ils contribueraient dans une certaine mesure au financement des travaux d’infrastructures ferroviaires.

Je pense également que les sujets du Grenelle de l’environnement pourraient être de nouveau examinés voire réactualisés ou reformatés. J’ignorais que le projet de Mourepiane n’avait pas encore abouti.

On ne peut guère accuser l’État d’avoir fait preuve d’inaction. Lorsque je travaillais au cabinet de Dominique Perben, un premier audit de l’École polytechnique fédérale de Lausanne montrait déjà que l’état du réseau nécessitait une montée en puissance des investissements – ceux de régénération en particulier. Peut-être ces actions n’ont-elles pas été conduites avec l’intensité nécessaire mais force est de constater que des moyens ont été déployés pour permettre la modernisation du réseau ferré dans les conditions les plus acceptables.

J’en reviens à la réflexion qu’il est complexe d’organiser des travaux sur une ligne dont l’exploitation est maintenue. Il est prévu de consacrer 2,8 milliards d’euros par an à la régénération du réseau, ce qui nécessitera de gérer de nombreuses perturbations sur le trafic existant.

Il est fait état d’un projet de commande centralisée du réseau, ce qui permettrait de réaliser des économies sur la gestion du réseau. Je n’ai plus les montants en tête mais les coûts sont très élevés.

Aussi, même si je pense qu’il est encore possible d’améliorer le système, je ne pense pas que l’on puisse accuser l’État de n’avoir pas pris conscience du sujet et de ne pas avoir déployé des moyens dans la mesure de ses capacités budgétaires, ou à tout le moins assuré la montée en puissance de ces moyens.

M. le président David Valence. Les reproches adressés à l’État portent davantage sur le défaut de stratégie claire que sur le manque de moyens déployés. Par exemple, le président Farandou a déclaré devant nous qu’à son sens, l’ouverture à la concurrence n’a pas eu pour effet de dynamiser la demande de fret ferroviaire. Pour que la libéralisation produise des effets bénéfiques – comme on a pu le voir dans d’autres pays – une stratégie claire est requise. Effectivement, comme vous l’avez souligné, à partir de 2003, les montants consacrés aux investissements ferroviaires ont augmenté.

Mme Mireille Clapot (RE). Je suis députée de la Drôme et à ce titre le projet Lyon-Turin me concerne directement. De nombreux camions circulent sur l’autoroute A7. Ma question porte sur le degré d’acceptation de ces nouvelles infrastructures par la population. Par ailleurs, l’évolution des modes de consommation, notamment le commerce électronique, fait que nos concitoyens ont pris l’habitude de se faire livrer chez eux, ce qui les a rendus moins tolérants à l’égard des perturbations liées à des travaux et autres. Comment lever cette contradiction ?

M. Daniel Bursaux. Le projet de construction du tunnel dont j’ai la charge a suscité des oppositions chez les riverains. Au-delà du tunnel, l’infrastructure s’étend sur quelque 150 kilomètres. Nous ne pouvons malheureusement pas supprimer les nuisances du chantier du tunnel – bruit, poussière, etc. – mais l’acceptabilité du projet sur sa section internationale entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suse progresse d’autant mieux parmi la population que celle-ci est de plus en plus excédée par le trafic de poids lourds. Cette infrastructure moderne et performante permettra un report significatif de la route vers le rail. Nous allons devoir transporter des millions de tonnes de matériaux pendant le percement du tunnel mais nous faisons en sorte que les nuisances pour les populations locales soient réduites le plus possible.

Au risque de me répéter, je pense que sans infrastructure moderne, nous ne pourrons pas voir de report modal au profit du rail entre la France et l’Italie.

Si le trafic augmente, comme nous l’espérons tous, à l’ouverture de la section internationale, nous devrions également voir le trafic de fret augmenter sur la ligne historique. Il n’est pas exclu que les riverains se plaignent de cet accroissement. D’où l’idée de créer une nouvelle liaison au nord de Modane avec toutes les insonorisations qui conviennent. D’ailleurs, une bonne partie de la section entre Lyon et Saint-Jean-de-Maurienne sera organisée en tunnels. Nous devrons également faire preuve de pédagogie en expliquant que des investissements sont nécessaires pour atteindre les objectifs de développement du fret ferroviaire entre la France et l’Italie. Il serait illusoire de penser que la moitié des 43 millions de tonnes qui circulent entre les deux pays pourrait transiter par le rail simplement avec le nouveau tunnel et sans rénover les autres infrastructures. Le tronçon entre Saint-André-le-Gaz et Chambéry comporte une voie unique. Il ne sera donc pas possible d’y faire circuler des trains de fret compte tenu du trafic de TER et de TGV. Cela ne semble pas évident non plus pour l’autre voie qui longe le lac du Bourget.

M. le président David Valence. Comment expliquez-vous que le débat sur la liaison Lyon-Turin se focalise sur les voies nouvelles d’accès alors que le premier des préalables est le contournement de Lyon ?

M. Daniel Bursaux. Depuis que le sujet du contournement de Lyon a été lancé, d’abondantes discussions ont eu lieu, notamment avec les collectivités. Je pense que le projet a fini par se stabiliser. Vu le niveau du trafic dans l’agglomération lyonnaise, nous voyons que pour développer le fret un tant soit peu, la priorité est la désaturation de ce nœud ferroviaire, ce qui nécessite des travaux.

M. le président David Valence. Le projet n’a guère avancé récemment…

M. Daniel Bursaux. C’est le moins que l’on puisse dire. Quoi qu’il en soit, le contournement de Lyon, notamment dans sa partie nord, apparaît comme totalement essentiel. Ce projet devra faire l’objet d’un avant-projet détaillé, dont j’espère que les études pourront démarrer rapidement. J’espère que nous pourrons alors communiquer sur l’intérêt du projet et contribuer avec les autres acteurs à sa meilleure intégration dans le site. En outre, il est prévu que la majeure partie de l’infrastructure sera constituée de tunnels. Cela engendre des coûts supplémentaires et complique le lancement du projet.


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42.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne (24 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous sommes heureux d’accueillir, en visioconférence, M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence au sein de l’administration de la Commission européenne.

Cette audition présente deux particularités. D’une part, il n’y aura pas de prestation de serment, compte tenu des immunités dont bénéficient les fonctionnaires européens. D’autre part, les réponses de M. Guersent seront forcément circonscrites, du fait de l’enquête approfondie lancée en janvier 2023.

Monsieur le directeur général, vous avez répondu positivement à notre invitation dès que nous vous l’avons adressée, au début du mois de septembre. Nous vous en remercions sincèrement car cette audition revêt pour nous une grande importance.

Notre commission d’enquête s’attache à comprendre le déclin continu de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, même si ce déclin était amorcé depuis très longtemps. Il s’agit aussi d’appréhender la stratégie de discontinuité retenue par le gouvernement français pour tenter de protéger Fret SNCF du risque d’une condamnation à rembourser des sommes considérées comme des aides publiques par la Commission européenne. Ces sommes ont été versées à Fret SNCF sur une période de près d’une dizaine d’années, potentiellement au mépris de la règle de l’investisseur avisé.

Monsieur le directeur général, vous avez passé une grande partie de votre carrière au sein de la direction générale de la concurrence, dont vous avez pris la direction en 2019. Les questions que nous vous poserons seront liées aux faits ayant précédé l’enquête approfondie. Nous reviendrons en particulier sur les alertes adressées au gouvernement français et sur les doutes quant à la légalité des aides publiques perçues par Fret SNCF depuis 2005. Cette date coïncide avec l’accord de la Commission européenne au plan d’aide et de restructuration de la branche fret du groupe public ferroviaire.

Nous serons heureux de recueillir vos précisions sur les échanges entre la France et la Commission européenne avant janvier 2023, et sur la perception par Bruxelles des positions françaises. Nous apprécierions également de disposer d’éléments de comparaison avec d’autres États ou d’autres opérateurs publics de fret ferroviaire. Je pense notamment à la Roumanie, qui a fait l’objet d’une décision avant l’épidémie de covid-19, et à la procédure en cours avec l’Allemagne.

M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. Je vous remercie de me donner l’opportunité de vous apporter quelques éclairages sur la procédure formelle d’examen sur le financement de Fret SNCF, et plus généralement sur la politique de concurrence dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe.

La Commission européenne a ouvert une procédure formelle d’examen au sujet du financement public de Fret SNCF depuis 2007. Les aides des États peuvent être notifiées à la Commission européenne pour approbation préalable, mais cela n’a pas été le cas pour le financement de Fret SNCF. Celui-ci est évalué à environ 5,3 milliards d’euros. L’enquête approfondie, qui n’est pas encore close, a incité les autorités françaises à enclencher la transformation de Fret SNCF. Tant que cette procédure est en cours, je suis soumis à un devoir de confidentialité absolu. Je ne peux donc pas m’exprimer sur les éléments non publics de ce dossier comme des dossiers récemment clos ou en cours dans d’autres États membres.

Pour la complète information des députés, je vous renvoie à la décision de la Commission européenne du 18 janvier 2023, publiée au Journal officiel de l’Union européenne du 14 avril. Cette décision ouvre la procédure d’examen et expose l’historique détaillé du financement de Fret SNCF, ainsi que les motivations des doutes juridiques suscités par ce financement.

La Commission a ouvert l’enquête après avoir pris connaissance d’une décision de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) en date du 22 avril 2015. Dans cette décision, l’ARAF soulève un risque potentiel de subventions croisées au sein de la SNCF, au profit de sa branche de fret ferroviaire.

Tout d’abord, je voudrais préciser que l’enquête de la Commission peut déboucher sur trois scénarios. La Commission peut valider les aides de manière inconditionnelle, dans l’hypothèse où l’enquête lèverait tous les doutes initiaux. Elle peut aussi valider ces aides en les assortissant d’obligations spécifiques. Enfin, elle peut déclarer ces aides incompatibles avec le marché intérieur, auquel cas elle est dans l’obligation de demander à l’État membre concerné de récupérer l’intégralité de ses aides auprès du bénéficiaire – y compris les intérêts afférents.

La récupération des aides d’État est la conséquence du constat d’incompatibilité établi par la Commission à l’issue d’une procédure formelle d’examen. Ces aides doivent être neutralisées pour restaurer l’équilibre concurrentiel préalable à leur versement. Si les aides incompatibles n’étaient pas récupérées, le contrôle des aides d’État dans l’Union européenne serait inopérant.

Il incombe aux États membres concernés de s’assurer du respect effectif de l’obligation de récupération des aides incompatibles. Le juge de l’Union européenne a prévu que cette obligation ne s’applique pas dans un seul cas, celui où le bénéficiaire de l’aide a disparu du marché, sans que la ou les entreprises reprenant certains actifs ou certaines activités dudit bénéficiaire ne puissent être qualifiées de successeur juridique et économique de l’entreprise ayant perçu les aides illégales.

Le juge de l’Union européenne a également précisé que, dans le cas où l’entreprise est tenue de quitter le marché, les entités reprenant les actifs de l’entreprise visés par ces obligations de récupération ne sont pas tenues de rembourser les aides incompatibles s’il peut être démontré qu’il y a discontinuité économique entre ces entreprises. Cela implique que la nouvelle entité soit significativement différente de l’entité d’origine. À titre d’exemple, la Commission a estimé que les aides illégalement perçues par Alitalia ou par la société nationale Corse-Méditerranée (SNCM) ne devaient pas être remboursées par les entreprises ayant repris une partie des actifs : ITA dans le premier cas, Corsica Linea dans le deuxième cas. La Commission a considéré que ces entreprises nouvelles étaient significativement différentes des entreprises d’origine.

Par ailleurs, je vous confirme que des échanges ont eu lieu entre la Commission européenne et les autorités françaises pour avertir ces dernières des risques juridiques importants liés à ce dossier, de la possible ouverture d’une procédure par la Commission et de ses conséquences potentielles.

Nous avons également informé les autorités françaises de la préoccupation de la Commission sur l’avenir du fret ferroviaire en France et sur sa compétitivité par rapport au transport routier, compte tenu des exigences du Pacte vert. Nous avons insisté sur l’importance d’éviter, autant que possible, tout nouveau report modal. Le fait est que la situation du fret ferroviaire en France s’est dégradée continuellement depuis de nombreuses années.

Face à ce risque, M. le ministre Clément Beaune a affirmé publiquement que les autorités françaises ne souhaitaient pas laisser les différents acteurs, notamment le personnel de l’entreprise concernée, dans une situation d’incertitude. Cela a donné lieu à l’annonce, par le gouvernement français, d’un scénario de discontinuité économique visant à éviter, dans l’hypothèse d’une décision négative de la Commission, une situation chaotique et problématique.

La discontinuité économique ne s’apparente pas à une restructuration. Il s’agit d’une transformation fondamentale de l’entreprise. C’est toutefois la seule alternative juridiquement acceptable à la liquidation totale de l’intégralité des activités de l’entité bénéficiaire des aides incompatibles.

Pourquoi parler de « liquidation discontinuité » ? Cette opération serait la conséquence directe et nécessaire d’un éventuel constat d’incompatibilité des aides, à l’issue de l’enquête formelle ouverte en janvier dernier. Une telle conclusion juridique emporte normalement l’obligation de rembourser les aides déclarées incompatibles, ce qui, en l’espèce, paraît peu réaliste : eu égard au bilan de Fret SNCF, cette société ne semble pas en capacité de rembourser plusieurs centaines de millions d’euros. Les sommes dues pourraient même être plus élevées, puisque le financement public reçu par Fret SNCF est évalué à 5,3 milliards d’euros. En cas de non-remboursement, la jurisprudence de la Cour européenne impose la sortie du marché de l’entreprise et sa liquidation.

Une autre interrogation consiste à savoir si les règles de concurrence applicables à tous les secteurs économiques de l’Union européenne ne trouveraient pas leurs limites dans le secteur ferroviaire. Ce secteur se prêterait mal à la concurrence et devrait donc bénéficier de dérogations pour le protéger, compte tenu de son rôle primordial dans la décarbonation du transport. Or les règles de concurrence définies par le juge de l’Union ne sont absolument pas contradictoires avec le bon fonctionnement du secteur ferroviaire, bien au contraire. Ces règles concourent à rendre ce secteur plus compétitif face à la route.

J’ajoute que les règles régissant les aides d’État sont l’une des garanties que les États membres ont mutuellement souscrites lors de la création du projet européen, en vue de se préserver entre eux d’une course aux subventions qui minerait la confiance et la solidarité entre États et entre citoyens. La Commission est la gardienne de ces règles et se doit d’être un arbitre impartial.

La Commission a ouvert des enquêtes sur le soutien public accordé aux opérateurs de fret public dans d’autres États membres : en Allemagne, en Roumanie et en Italie. Ces enquêtes sont traitées – toutes choses égales par ailleurs – d’une manière équitable, dans le respect de la règle de droit qui s’impose à tous les pays membres de l’Union.

Une autre question, qui a notamment été soulevée dans cette enceinte, consiste à savoir si la politique de concurrence a été un accélérateur de la chute de la part modale en France. Comme vous l’avez suggéré, ce déclin a débuté bien avant l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire. Il est utile de rappeler les deux grandes caractéristiques du marché français. Premièrement, nous pouvons citer la part de marché du fret ferroviaire (9,9 %) deux fois inférieure à la moyenne de l’Union (18,7 %). Deuxièmement, le nombre d’opérateurs ferroviaires et l’intensité concurrentielle en France sont plus limités que dans la moyenne de l’Union. En effet, vingt-quatre opérateurs assurent près de 100 % du marché du fret ferroviaire en France. Par comparaison, ils sont au nombre d’une centaine en Allemagne.

Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer une corrélation entre l’ouverture à la concurrence et le déclin du fret ferroviaire en France. Cette corrélation semble plutôt fonctionner en sens inverse : dans les pays où la concurrence est plus intense qu’en France, la part du fret est plus marquée.

Plusieurs intervenants sollicités dans cette commission d’enquête ont avancé diverses raisons susceptibles d’expliquer le phénomène : la désindustrialisation de la France, le sous-financement public et privé, la concurrence du transport routier, la préparation insuffisante du principal opérateur de fret français à la libéralisation, le fait que le transport routier ne paie pas intégralement les coûts des infrastructures utilisées, etc. Ce serait faire beaucoup d’honneur à la politique de concurrence que de lui imputer l’accélération de la détérioration de la part modale du fret ferroviaire en France.

D’après l’analyse de la direction générale de la concurrence, c’est précisément le manque de concurrence qui a conduit, en France, à rendre ce mode de transport moins efficace que la route. Plusieurs intervenants ont d’ailleurs déclaré devant votre commission que Fret SNCF souffre d’une qualité de service incertaine et de surcoûts par rapport à ses concurrents évalués entre 20 et 30 %. Ces deux handicaps compliquent le report modal.

D’ailleurs, ce sont les opérateurs alternatifs qui ont enrayé le déclin du fret ferroviaire en France. De fait, le chiffre d’affaires qu’ils ont généré au cours des dernières années a plus que compensé la diminution du chiffre d’affaires de Fret SNCF. Je note également que la part modale du fret ferroviaire est plutôt corrélée à un nombre élevé qu’à un nombre limité d’opérateurs.

Certains se sont demandé si la politique de concurrence n’aurait pas fragilisé des activités qualifiées d’essentielles ou stratégiques. À mon sens, ces allégations ne sont pas fondées. En réalité, il n’y a eu de concurrence véritable que sur le segment du train complet, qui fonctionne plutôt bien. Sur le temps long, nous n’avons pas observé de réelle concurrence, en France, sur le wagon isolé. Cette absence d’entrée sur le marché semble résulter en premier lieu, pour les opérateurs historiques, du souhait de gagner de l’argent sur ce segment qui n’est devenu rentable que par l’octroi de concours public. De ce fait, les nouveaux entrants ont rencontré des difficultés pour entrer sur ce marché : ils ne disposaient ni des moyens humains, ni des moyens financiers, ni des moyens opérationnels de l’opérateur historique nécessaires pour assurer une couverture nationale et réaliser des économies d’échelle.

Par ailleurs, il ne semble pas y avoir eu de tentative de coopération ou de sous-traitance à des opérateurs plus petits, tels que les opérateurs ferroviaires de proximité. Ce fait est attesté par notre récente étude sur le secteur ferroviaire, publiée sur le site internet de la direction générale de la concurrence. Or ces coopérations sont naturellement autorisées par les règles européennes.

En résumé, l’attrition du segment du wagon isolé en France n’est en rien imputable à la politique de concurrence, mais en grande partie à des choix opérés par les États membres et par les opérateurs historiques. Je précise qu’à une exception près, celle de la France, aucun État membre n’a jugé pertinent d’imposer des obligations de service public assorties de compensations financières pour le fret ferroviaire. Cette possibilité est pourtant prévue par les traités et parfaitement compatible avec les règles de concurrence. Dans le cas français, le fret ferroviaire ne constitue pas un service public. Fret SNCF n’a pas été investi d’une quelconque mission de service public par un acte de l’autorité.

C’est un point important, déjà soulevé à plusieurs reprises dans votre commission. La France, ainsi que d’autres États membres, s’est longtemps reposée sur le seul opérateur historique pour qu’il assure toutes sortes d’opérations, rentables ou non, sans instituer un cadre juridique national. Ce cadre aurait dû passer par la mise en place de régimes de soutien financier ouverts à tous les concurrents et, pour les activités délaissées par les opérateurs en dépit de ces aides à l’exploitation, par l’imposition d’éventuelles obligations de service public avec une compensation pour les activités structurellement déficitaires.

Je me réjouis que cette clarification juridique soit en marche. Depuis plus de quinze ans, la Commission rappelle aux États membres la possibilité d’instituer des régimes de service public dans le secteur du fret. Les États membres, à commencer par la France, notifient désormais des régimes d’aides d’État ouverts à tous les opérateurs (réduction des péages, aides aux wagons isolés, etc.).

Au cours des quinze dernières années, la Commission européenne a ainsi autorisé plus de 13,5 milliards d’euros d’aides notifiées par les États membres pour soutenir directement le transfert modal de la route vers le rail, principalement sur la base de régimes mis à disposition de tous les opérateurs ferroviaires à des conditions ouvertes et non discriminatoires. Il est à noter que ce chiffre n’inclut pas les nombreuses mesures d’aide liées à l’interopérabilité ferroviaire telles que la mise à niveau du système européen de gestion du trafic ferroviaire – lequel a également bénéficié de subventions indépendantes du paquet d’aides susmentionné.

Cette nouvelle approche permet à la fois d’apporter un financement licite contribuant à rendre le rail plus compétitif face à la route et de favoriser la concurrence, car l’ensemble des opérateurs peuvent en bénéficier.

J’observe d’ailleurs que la part modale du fret ferroviaire commence déjà à remonter. Un système à même de compenser les obligations de service public clairement définies par des moyens financiers non discriminatoires et ouverts à tous permettra de renforcer la progression de la part modale du fret ferroviaire en Europe, et notamment en France.

M. le président David Valence. Vous avez fait référence à une décision de l’ARAF, ancêtre de l’Autorité de régulation des transports (ART), en date du 22 avril 2015. Vous avez déclaré que la Commission européenne avait « eu connaissance » de cette décision, pour reprendre vos termes. Cette information est importante pour notre commission. En effet, lors d’une précédente audition, un intervenant avait indiqué que la Commission européenne avait été alertée en prenant connaissance de la décision de l’ARAF, avant même de recevoir les plaintes des opérateurs alternatifs. Il est important que nous comprenions comment cette communication s’est effectuée, afin d’apprécier la validité de cette transmission d’informations auprès de la Commission européenne. En principe, l’ARAF ne se prononce qu’au regard du droit français.

Vous avez aussi évoqué l’obligation de service public, qui est autorisée par les traités européens. Une aide d’État destinée en principe à l’ensemble des entreprises ferroviaires, mais sollicitée concrètement par le seul opérateur public, peut-elle être considérée comme une subvention contraire aux règles européennes ? Je pense en particulier à l’aide au wagon isolé, qui est uniquement sollicitée par Fret SNCF et devrait être durablement sollicitée par l’opérateur public succédant à cette société.

M. Olivier Guersent. La Commission européenne a été saisie de diverses plaintes qui ont ensuite été retirées. Dans ce cadre, elle a été informée de l’avis émis par l’ARAF, qui n’était pas confidentiel, mais public. C’est toute l’étendue de mes connaissances sur point. La Commission n’a pas été informée directement par l’ARAF.

Votre deuxième question est plus complexe. J’ai effectivement expliqué qu’un régime de compensation de service public, ouvert à tous et non discriminatoire, était susceptible d’être compatible avec le traité. Toutefois, lorsque ce régime est sélectif de fait, et s’adresse en pratique à un seul opérateur, la Commission a le droit et le devoir d’examiner la réalité économique qui se tient derrière l’éventuelle fiction juridique. Dans une situation de ce type, il peut y avoir des raisons parfaitement légitimes expliquant qu’un seul opérateur bénéficie des aides. Par exemple, compte tenu des économies d’échelle et des effets de réseau, les nouveaux arrivants souhaitant entrer sur le marché à une taille modeste n’ont pas la possibilité d’équilibrer leurs comptes avec une subvention aussi faible que celle perçue par un opérateur plus important. Il est donc possible que seuls les opérateurs importants, voire un seul opérateur, puissent opérer le service dans des conditions économiques optimales.

Dans ce cas de figure, la Commission s’attend à ce que l’État membre concerné prenne contact avec elle avant l’instauration du régime d’aide et lui notifie ledit régime pour obtenir des recommandations sur les moyens permettant d’éviter ou tout du moins de limiter les difficultés potentielles. C’est d’ailleurs de cette manière que la Commission travaille au quotidien avec tous les États membres. La notification des aides publiques est la règle, et leur versement sans notification préalable constitue l’exception. Les traités imposent que les aides publiques ne soient pas assimilables à une aide d’État, à moins qu’elles ne fassent l’objet d’une exemption. En principe, tout régime d’aide publique est soumis à notification préalable, et c’est bien le problème qui a motivé l’enquête de la Commission. Les 5,3 milliards d’euros d’aides n’ont pas fait l’objet d’une notification préalable. Cette méthode est bien évidemment plus efficace et moins disruptive. Elle peut d’ailleurs être appliquée dans des situations d’urgence.

Le dossier de Fret SNCF ne présentait pas de caractère urgent. Au moment de l’ouverture de la procédure, l’accumulation de financements échus était telle que le principe de la notification préalable n’était plus recevable. En revanche, ce principe aurait encore été acceptable en 2007 ou même en 2012. Tout État membre s’apprêtant à instaurer un régime d’obligation de service public assortie d’un financement est vivement incité à prendre l’attache de la Commission européenne. Sur la base de la jurisprudence de la Cour, nous lui faisons part des éventuels points d’achoppement du dossier et le conseillons sur la reformulation à adopter pour se conformer à cette jurisprudence.

M. le président David Valence. Je comprends que la décision de l’ARAF était une des pièces jointes au dossier déposé par les entreprises ferroviaires alternatives à partir de 2016.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Monsieur le directeur général, je voudrais tout d’abord rebondir sur votre ultime propos. Vous avez déclaré qu’en 2007, voire en 2012, une concertation intelligente aurait permis de lever un certain nombre d’interrogations.

Le texte de l’accord conclu entre la France et la Commission européenne en 2005 posait plusieurs garde-fous, en mentionnant des rapports, des audits et des éléments de contrôle que la France et la Commission européenne pouvaient faire valoir. Les moyens dont disposait la Commission ont-ils été utilisés ou non ? Celle-ci a-t-elle pu contrôler dès 2007 la bonne exécution de l’accord, et par là même les éventuelles failles ou entorses ?

Il nous a été rapporté que lors de la filialisation de Fret SNCF en société anonyme, en 2018, la France avait engagé une démarche auprès de la Commission européenne pour s’assurer de son accord sur cette opération et de la pérennité de la nouvelle société. Pour rappel, Fret SNCF SA a été fondée par la loi de 2018 et consolidée le 1er janvier 2020. Cette démarche a-t-elle été effectivement entreprise, et pouvez-vous nous éclairer sur ces échanges entre le gouvernement français et la Commission européenne ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous indiquer quand la Commission a évoqué pour la première fois – officiellement ou officieusement – auprès du gouvernement français l’hypothèse, voire l’exigence, d’une discontinuité ?

Enfin, l’étude des différents scénarios demandés au cabinet McKinsey par le gouvernement français a-t-elle été présentée à la Commission européenne ? Ce travail a été réalisé au début de l’année 2020.

M. Olivier Guersent. Je tiens à préciser qu’entre 2010 et 2020, mes activités étaient tout à fait étrangères au droit de la concurrence. Je me fierai donc à la mémoire collective et aux dossiers de la Commission.

Il est exact que la décision de 2005 prévoit un système de reporting ayant pour objectif de permettre à la Commission de contrôler son exécution. L’inconvénient tient au fait que ce dispositif de reporting s’arrêtait en 2008. Or la Commission n’a ni les moyens ni la volonté de surveiller de manière constante l’ensemble des activités de l’ensemble des États membres.

Les problèmes sont généralement portés à notre connaissance par des plaintes, ou par le fait que les États membres prennent spontanément contact avec nous pour nous faire part d’une difficulté. Nous engageons alors avec eux une discussion informelle visant à les aider à résoudre leur problème. En l’occurrence, ce n’est pas la méthode qui a été privilégiée.

À partir de 2008, il n’y avait donc plus de monitoring de Fret SNCF. Nous aurions certes pu envoyer des enquêteurs pour examiner la situation de cette société. Cependant, leur effectif est très réduit, alors qu’ils sont en charge de l’ensemble des transports dans toute l’Union européenne.

J’en viens à votre question sur la filialisation. Je peux vous confirmer qu’en 2019, la Commission – qui avait déjà des doutes sur les conditions de conformité aux traités du financement de Fret SNCF – a informé les autorités françaises que la filialisation ne permettrait pas de dissiper ses doutes. De fait, le changement de statut juridique n’entraînait pas de changement de qualification au titre du régime des aides d’État.

Vous m’interrogez également sur la date à laquelle nous avons informé les autorités françaises ou requis une discontinuité. Cette question étant couverte par la confidentialité de l’enquête, je ne peux y répondre. Il faut savoir que la Commission européenne ne requiert jamais la discontinuité. Celle-ci est le seul moyen d’éviter la cessation du service. Si l’État membre n’organise pas de solution de discontinuité et si la Commission confirme les doutes l’ayant amenée à ouvrir la procédure et considère que tout ou partie des financements publics examinés sont illégaux, l’entreprise doit rembourser l’aide. Si cela lui est impossible, elle doit être placée en liquidation, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice.

La disruption est alors maximale, à la fois pour les services en cause et pour les salariés de l’entreprise concernée. Les États membres s’efforcent donc d’éviter cette extrémité, soit en vendant les actifs à un repreneur, soit en organisant un scénario de discontinuité. C’est cette dernière option que le gouvernement français a retenue. Le gouvernement italien avait mis en œuvre la même mesure au sujet d’Alitalia, avant d’ouvrir des pourparlers avec Lufthansa en vue d’une éventuelle cession de la compagnie.

Je répète que la Commission ne requiert pas la discontinuité. Elle comprend que l’État membre souhaite recourir à cette solution, le pire scénario étant une décision de déclaration d’aide illégale assortie d’une obligation de remboursement et de mise en liquidation de l’entreprise.

Pourriez-vous me rappeler votre dernière question ?

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Ma dernière question visait à savoir si la Commission européenne a eu connaissance de l’étude des scénarios de discontinuité que le gouvernement français a commandée au cabinet McKinsey début 2020.

J’ai une autre interrogation à vous soumettre. Nous avons eu connaissance que les organisations syndicales de la SNCF ont rencontré la Commission européenne. Lors de cet échange, Mme Vestager aurait fait état de son étonnement devant la rapidité avec laquelle le gouvernement français a présenté un plan de discontinuité. Elle s’était aussi montrée interloquée par les arguments des organisations syndicales relatifs au bilan financier pluriannuel de Fret SNCF tel qu’il aurait dû être justifié auprès de la Commission. Confirmez-vous cette réaction de la commissaire à la concurrence ?

M. Olivier Guersent. Je crains que ces deux questions ne soient couvertes par la confidentialité. Je ne suis donc pas en capacité d’y répondre. Je peux toutefois vous préciser que, pour ma part, je n’ai pas été informé d’une rencontre entre la commissaire et les organisations syndicales. Je ne peux donc pas vous renseigner sur les propos qu’elle a tenus à cette occasion. J’ignore d’ailleurs quelle est votre source d’information sur ce point. En effet, le seul moyen pour nous de documenter des réunions entre la Commission et les parties tierces réside dans les comptes rendus. Ces derniers sont envoyés à la partie tierce et validés par cette dernière.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Cette information nous a été communiquée par une organisation syndicale. Nous lui avons demandé des éléments à ce sujet qui ne nous ont pas encore été transmis.

M. Olivier Guersent. Encore une fois, je n’ai pas été informé d’une réunion structurée entre les organisations syndicales de Fret SNCF et la commissaire à la concurrence.

M. le président David Valence. D’après vous, la Commission européenne n’a jamais déclaré que la transformation du statut juridique du groupe ferroviaire et de ses filiales était susceptible d’éteindre les actions engagées par les entreprises ferroviaires alternatives. Cette affirmation est conforme à tous les témoignages entendus jusqu’à présent. Les personnes auditionnées – y compris des membres du gouvernement ou des collaborateurs ministériels – ont expliqué que la Commission, lors des échanges avec le gouvernement français sur la transformation du statut juridique du groupe ferroviaire, avait clairement affirmé qu’elle se réservait la possibilité de revenir sur la question des aides publiques perçues par Fret SNCF.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez affirmé que la Commission européenne n’impose jamais une procédure de discontinuité. Dans le même temps, vous avez expliqué que ce scénario était l’unique solution permettant d’éviter la liquidation et le paiement de l’amende. De mon point de vue, cela revient au même.

Nous observons que le gouvernement français a fait le choix de mettre en œuvre une solution de discontinuité en moins de six mois, ce qui est un délai extrêmement rapide. Connaissez-vous d’autres exemples d’États membres ayant lancé une procédure de discontinuité dans des délais aussi rapides ? Certains États ont-ils cherché à négocier jusqu’au dernier moment ?

Vous avez défendu le modèle concurrentiel, en faisant valoir qu’il n’était pas responsable de la dégradation du fret ferroviaire. Je ne partage pas votre analyse, mais je ne détaillerai pas ici ma position. Vous avez pointé les responsabilités de l’opérateur historique et des gouvernements français successifs. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur leurs responsabilités dans l’échec de ce modèle, qui a pourtant été développé ailleurs en Europe ?

M. Olivier Guersent. La Commission n’impose jamais de procédure de discontinuité. De fait, cette mesure est une création jurisprudentielle de la Cour visant à éviter l’extrémité suivante, qui serait catastrophique : lorsque les aides publiques sont très importantes et dépassent la capacité contributive de l’entreprise, celle-ci risque de devoir être mise en liquidation. Une telle situation est particulièrement dommageable lorsque l’entreprise revêt une importance stratégique, ce qui est indéniablement le cas de Fret SNCF au regard des enjeux de lutte contre le changement climatique. La solution de discontinuité permet d’assurer la continuité du service tout en faisant disparaître l’entreprise concernée. C’est donc un moindre mal par rapport à l’application directe du traité.

Concernant les responsabilités des gouvernements successifs depuis 2007, je rappellerai que très peu d’États membres avaient, à cette époque, mis en place des services d’intérêt général ou instauré une obligation de service public sur le wagon isolé. Certains gouvernements ont organisé une mise en concurrence qui a permis d’accroître la part du fret – au point que celle-ci atteigne le double ou le triple de la part du fret en France. La Commission a rappelé à maintes reprises aux États membres que l’obligation de service public pour opérer des dessertes non rentables constitue la meilleure solution pour financer légalement, sur fonds publics, lesdites dessertes. La responsabilité est donc partagée par les gouvernements qui se sont succédé depuis quinze ans. Le ministre Clément Beaune s’est trouvé contraint de gérer un dossier dont il a hérité à un moment où les options étaient très minces.

Le fait d’ouvrir la procédure n’implique pas par avance une condamnation de l’État membre. Au préalable, une enquête approfondie est menée, qui permet de déterminer si les soupçons initiaux d’infraction au traité sont fondés. Toutefois, il va de soi que la Commission n’engage pas de procédure à la légère, puisque celle-ci est coûteuse pour toutes les parties impliquées. En d’autres termes, lorsque nous ouvrons une enquête approfondie, nous avons de bonnes raisons de penser que l’aide est incompatible avec le traité. En l’occurrence, il est question tout bonnement de l’effacement d’une dette opérationnelle par une loi. Il n’est donc pas improbable que cette enquête puisse conduire à la conclusion que cette opération n’était pas conforme aux traités. Dans un tel contexte, la prudence commandait donc de chercher à éviter le pire, en sécurisant la situation des salariés et la continuité du service.

Il existe en effet des précédents. Dans le cas d’Alitalia, les autorités italiennes ont aussi très rapidement opté pour une solution de discontinuité. Celle-ci a été difficile à négocier, compte tenu de l’envergure du dossier. Sur le principe, cette situation est assez proche du cas de Fret SNCF. Je citerai également l’exemple de la SNCM : il paraissait probable, dans ce dossier, qu’au moins une partie des sommes en cause poserait un problème. Le remboursement ne semblait pas envisageable dès lors qu’il fallait maintenir une desserte satisfaisante de la Corse. Là encore, une solution de discontinuité a été mise en œuvre. Elle a permis le maintien du service ainsi que le maintien dans l’emploi d’une grande partie des salariés.

Dans le cas de Fret SNCF, la discontinuité a été opérée en moins de dix-huit mois.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). À la lumière de votre expérience au cours des huit dernières années, pouvez-vous nous dire si le délai de six mois pour qu’un État membre propose une solution de discontinuité est normal ou très rapide au regard des autres affaires dont vous avez connaissance ? Le fait est que ce délai nous semble très court par rapport à la réaction de l’État allemand, qui n’a pas encore proposé de procédure de discontinuité.

M. Olivier Guersent. En réalité, les cas sont peu nombreux, et différents les uns des autres. Le plus souvent, ces dossiers sont résolus par une notification. L’État membre et la Commission se mettent d’accord à l’avance.

Il s’avère que dans tous les cas survenant dans le secteur du transport, la procédure de discontinuité est proposée rapidement. En effet, la préoccupation principale des autorités publiques, quel que soit le pays, est de dissiper l’incertitude pour l’entreprise, pour les salariés et pour le service. Cette épée de Damoclès peut être mortelle pour l’entreprise. Plus on tergiverse et plus la substance économique s’évade de l’entreprise. C’est pourquoi la plupart des acteurs publics agissent rapidement, le coût de la discontinuité étant toujours moindre que celui de la liquidation. L’incertitude est le pire ennemi pour ces entreprises, qui sont souvent déjà en difficulté. Les pouvoirs publics s’efforcent de limiter cette incertitude et de rassurer les marchés et les donneurs d’ordres. Dans ce type de cas, les États membres prennent donc très rapidement l’attache de la Commission pour évaluer la probabilité d’une décision négative et organiser la solution de discontinuité la moins défavorable possible.

M. le président David Valence. Il s’agit là d’un point essentiel, car une partie du débat public en France porte sur la possibilité pour le gouvernement français d’engager un rapport de force avec la Commission européenne. Cette proposition ne tient pas compte du fait que l’enquête approfondie a déjà eu lieu. Vos précisions sur le caractère assez rapide de la décision des États membres viennent éclairer d’un jour assez nouveau le sujet.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Monsieur le directeur général, vous avez déclaré que le travail de reporting s’était arrêté en fin d’année 2008 et que les conditions n’étaient pas réunies pour que la Commission puisse, au-delà de cette échéance, rester en veille sur la situation de Fret SNCF. J’observe pourtant que, dès 2010, surmontant la problématique des aides à Fret SNCF, la Commission européenne signifiait au gouvernement français que le statut d’établissement public industriel et commercial (EPIC) de la SNCF laissait supposer une inadéquation avec les règles régissant les aides d’État dans la communauté européenne. Cet échange entre le gouvernement français et la Commission européenne a duré au moins trois ans. La Commission contestait le bien-fondé des aides d’État au bénéfice de la SNCF en raison de son statut d’EPIC. Je m’étonne qu’elle ait suivi l’EPIC SNCF sans examiner la situation de Fret SNCF de manière approfondie dès 2010.

Par ailleurs, avez-vous connaissance d’un précédent d’enquête initiée par la Commission et ayant conclu au caractère illicite des aides versées à un EPIC ? Si oui, quelles ont été les conclusions de la Commission européenne ? Qui doit rembourser les sommes perçues, dans ce cas, puisque le statut d’EPIC est garanti par l’État ?

M. Olivier Guersent. Vos deux questions n’en font qu’une. En réalité, la Commission ne suivait pas avec une attention particulière la SNCF et sa transformation en EPIC : c’est la question même des EPIC qu’elle suivait avec la plus grande attention, en raison de la procédure engagée devant la Cour au sujet de La Poste. Je ne dispose pas présentement de l’arrêt de la Cour, mais je pourrai vous le faire parvenir. En substance, l’arrêt considérait que le statut d’EPIC entraîne de manière automatique et illimitée une garantie de l’État au bénéfice d’une entreprise ayant une activité commerciale en concurrence. Avec l’arrêt La Poste, la Commission appelle l’attention de la France sur le fait que cette conclusion risque, mutatis mutandis, de poser un problème pour la SNCF.

M. le président David Valence. Je précise, à l’intention de la commission d’enquête et à votre intention, monsieur le directeur général, qu’à aucun moment – sauf dans le propos d’une organisation syndicale – il n’a été établi que la modification du statut de cette entreprise aurait changé quoi que ce soit au risque juridique pesant sur l’EPIC. Il n’y a pas eu de risque accru induit par la transformation en société anonyme. Il me paraît important de le rappeler pour éviter de revenir, au terme de nos auditions, à notre point de départ.

M. Olivier Guersent. La Commission a déclaré que les doutes quant au refinancement de SNCF Fret par la SNCF, entreprise contrôlée par l’État, n’étaient pas dissipés par la transformation du statut. La question de la garantie illimitée est inhérente au statut d’EPIC, et la situation factuelle de l’entreprise change lorsqu’elle devient société anonyme. Mais cette audition porte bien sur l’ensemble des refinancements repris en tout ou partie dans l’effacement de dette organisé par législation en 2019.

Pour répondre à la question de M. le rapporteur, la Commission européenne aurait pu ouvrir une enquête sur la garantie illimitée dont a bénéficié la SNCF aussi longtemps qu’elle a été un EPIC. Nous aurions pu le faire, mais nous n’y étions pas obligés, et nous n’avons pas jugé utile de lancer cette procédure. Cette question est indépendante du problème des financements dont il est question aujourd’hui, et pour lequel le statut juridique ne change absolument rien.

M. le président David Valence. Le statut d’EPIC crée même un risque supplémentaire au regard du droit européen, compte tenu de la garantie d’État automatique associée.

Mme Sophie Blanc (RN). Monsieur le directeur général, la France ne risque-t-elle pas de se trouver acculée à deux mauvaises solutions : d’un côté, le démantèlement de Fret SNCF, de l’autre, l’obligation de devoir régler le montant de plus de 5 milliards d’euros, avec une amende à la clé ?

M. Olivier Guersent. Dans l’hypothèse que vous évoquez, la Commission estimerait que la solution de discontinuité organisée par l’État français est insuffisante pour justifier que la nouvelle société reprenant une partie des activités anciennement exercées par Fret SNCF ne soit redevable de la dette. Ce n’est pas l’esprit dans lequel nous avons échangé avec nos collègues français. C’est tout ce que je peux dire sur ce sujet sans enfreindre le secret de l’instruction.

M. le président David Valence. Je voudrais insister sur deux points essentiels de vos propos. D’une part, la rapidité de la décision prise après l’enquête approfondie n’a rien d’exceptionnel par rapport à d’autres procédures ouvertes par la Commission dans des cas comparables. D’autre part, vous avez déclaré, à propos du choix du ministre des transports, qu'il était probablement prudent de chercher à éviter le pire. Je vous remercie de ces précisions, nonobstant la ligne de crête sur laquelle vous avez dû cheminer pour respecter votre obligation de confidentialité.


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43.   Table ronde, ouverte à la presse, sur la place du fret ferroviaire dans la logistique de grands acteurs économiques (26 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous commençons cette journée d’auditions par une table ronde rassemblant de grands acteurs économiques de notre pays. Nous les interrogerons sur leur filière logistique, en sachant qu’ils sont peut-être moins spontanément engagés dans le fret ferroviaire, voire pas du tout, par rapport aux intervenants que nous avons reçus jusqu’à présent. Je ne doute pas que cet exercice sera instructif pour cette commission d’enquête.

Nous sommes donc heureux d’accueillir, pour le groupe La Poste, M. Philippe Dorge, directeur général adjoint du groupe en charge de la branche Services, courrier et colis et M. Christophe Baboin, directeur Transport et livraison. Nous recevons également M. Bruno Meneret, directeur national Transport du groupe Auchan, en visioconférence ; ainsi que, pour le groupe Amazon, M. Yohan Benard, directeur des affaires publiques France et Europe, et Mme Claire Scharwatt, directrice des affaires publiques France.

Cette commission a été lancée à l’initiative du groupe de la Gauche démocratique et républicaine, pour répondre à une double interrogation.

Nous souhaitons d’abord comprendre les raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, et plus globalement d’ailleurs, puisqu’il était engagé auparavant, depuis la fin des années 1970. Nous cherchons également à cerner le rôle qu’a pu jouer dans ce déclin la libéralisation du marché sous l’effet des deux premiers paquets européens concernant le transport de marchandises appliqué en France à partir des années 2005-2006. Ensuite, la commission s’interroge sur la décision de discontinuité retenue par le ministre des transports pour protéger Fret SNCF d’une éventuelle condamnation à rembourser les aides publiques regardées comme suspectes par la commission européenne et qui ont donné lieu à l’ouverture d’une enquête approfondie en janvier 2023.

Le cycle d’auditions de cette commission d’enquête touche à sa fin. Il est important pour nous, après avoir reçu les principales associations représentant les chargeurs, d’entendre des entreprises jouant à divers titres un rôle majeur dans la vie économique de notre pays et dans l’évolution des pratiques de consommation des Français. Nous serons donc heureux de recueillir votre témoignage sur l’organisation de votre logistique et sur le rôle que joue ou que pourrait y jouer le fret ferroviaire. Quels modèles économiques et quels cadres juridiques permettraient, selon vous, de redynamiser le fret ferroviaire dans vos projets de décarbonation ? Dans quelles proportions vos infrastructures, notamment les plateformes logistiques que vous utilisez, sont raccordées au réseau ferré ou pourraient l’être, ou à d’autres modes lourds, notamment le fluvial ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

(Mme Claire Scharwatt et MM. Philippe Dorge, Christophe Baboin, Bruno Meneret et Yohan Benard prêtent serment.)

M. Philippe Dorge, directeur général adjoint du groupe La Poste en charge de la branche Services, courrier et colis. La Poste est confrontée à un choc de transformation, tout d’abord en raison de la baisse massive du courrier traditionnel, de 18 milliards de lettres en 2008 à 6 milliards de lettres cette année et, certainement, 3 milliards en 2030. Dès lors, nous mutualisons au maximum nos activités dans nos organisations logistiques et de travail, avec le colis et les services. De plus, le colis ne compense pas en volume et en activité la baisse du courrier traditionnel. Aujourd’hui, 80 % des Colissimo sont distribués par nos facteurs. Notre modèle est donc finalement un modèle de transport en commun de la petite marchandise.

La spécificité du profil de nos flux les rend peu adaptés au transport par train de marchandises : il s’agit de flux très égrenés, très diffus à collecter et à distribuer, légers et qui sont destinés à parvenir très rapidement au client final, en J+1 à J+3. Ils ne se prêtent donc pas à du stockage intermédiaire. Cependant, le groupe La Poste est engagé dans une stratégie de décarbonation et dans une trajectoire de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre, conformément à l’accord de Paris. Nous avons pris un premier engagement de réduction de 30 % de nos émissions entre 2013 et 2025, et nous allons le tenir : cette année, nous sommes à – 27 % sur la branche Services, courrier et colis en France depuis 2013.

Nous avons également pris un deuxième engagement de « zéro émission nette » à l’horizon 2040. Il s’agit là d’un objectif extrêmement ambitieux de décarbonation et de réduction de près de 90 % de nos gaz à effet de serre à l’horizon 2040. Pour y parvenir, nous travaillons sur chaque maillon de nos activités. Dans ce cadre, le sujet ferroviaire a toute sa place. Les bâtiments représentent 12 % de nos émissions, contre 31 % pour le premier et le dernier kilomètre. L’électrification de nos véhicules constitue un enjeu majeur. Aujourd’hui, 33 % de nos véhicules pour le premier et le dernier kilomètre sont électriques, soit 18 000 véhicules, et nous cherchons à atteindre 80 % de nos kilomètres en décarboné en 2030, à la fois par l’électrification et par les vélos cargos et autres moyens vélo.

Le transport national représente 54 % de nos émissions. Nous utilisons très peu le fret ferroviaire : essentiellement pour les produits les plus les plus lents, c’est-à-dire les produits à sept jours, dont notamment le marketing direct. Nous effectuons dans ce cadre des liaisons avec des caisses mobiles. Avec la nouvelle gamme courrier dont nous disposons depuis le mois de mars, nous avons mis fin cette année aux trois liaisons quotidiennes aériennes que nous assurions dans l’Hexagone, pour un gain estimé de 9 500 tonnes de dioxyde de carbone par an. Nous travaillons également à la décarbonation de notre transport routier et il s’agit là d’un défi de taille, dans la mesure où les solutions énergétiques ne sont pas forcément disponibles sur des longues distances et de façon industrielle. Deux énergies de transition sont ici impliquées : le biogaz et les biocarburants. À la fin de l’année, cette solution nous permettra d’atteindre 4 % de décarbonation. Nous avons abandonné le diesel et nous travaillons sur deux énergies bas carbone : l’électrique et l’hydrogène.

Sur ce maillon national, il existe un fort intérêt à développer le fret ferroviaire pour nos activités. Nous avons présenté nos besoins à la fois aux filiales opérationnelles de SNCF, mais aussi dans un plan transport plus stratégique. J’ai bon espoir que nous puissions avancer dans ce domaine. Au premier semestre 2023, nous avons présenté à nos interlocuteurs, Naviland Cargo et VIIA, nos quatre cent trente lignes routières nationales, nos besoins et nos contraintes, à la fois pour le colis et pour le courrier, sur des distances supérieures à 500 kilomètres.

Techniquement, cette solution est possible, dans la mesure où nous disposons de caisses mobiles qui transportent à la fois le courrier ou le colis. Ces caisses mobiles peuvent être tractées sur des poids lourds, mais elles peuvent être aussi placées sur des wagons de fret. Surtout, le fret ferroviaire occasionne 60 % d’émissions de gaz à effet de serre de moins qu’une traction poids lourd thermique, soit un gain notable.

Pour aller plus loin, nous travaillons également sur un certain nombre de sujets. Je pense notamment à la nécessité de bénéficier de départs de trains plus précoces le soir. À l’heure actuelle, les arrivées sont trop tardives le lendemain matin pour permettre une distribution le jour même. Encore une fois, nous opérons des flux « chauds » et fluides, qui ne peuvent pas être confiés à des entrepôts de stockage. De plus, puisque le courrier diminue, nous ne pouvons pas affréter des trains complets. Il nous faut trouver des solutions à travers d’autres produits et travailler sur les aléas, pour délivrer nos produits dès le lendemain.

En conclusion, nous avons intérêt à développer le fret ferroviaire et nous avons bon espoir de progresser dans cette voie.

M. Bruno Meneret, directeur national Transport, groupe Auchan. Je suis directeur Transport national sur la partie B to C et le dernier kilomètre. Mon intervention se concentrera sur nos activités en France. À ce titre, nous sommes distributeurs et nous livrons les magasins grand et petit format à partir de quarante-cinq entrepôts sur le territoire national. Nous effectuons cette distribution dans des délais assez courts, « A pour A » et « A pour B », soit des livraisons en flux tendus. Environ 1 500 à 2 000 camions effectuent en moyenne 200 kilomètres tous les jours pour livrer les magasins.

Notre organisation de transport fonctionne sur le principe de juste à temps, avec une exigence de ponctualité extrêmement forte vis-à-vis des magasins, la qualité de service étant prépondérante dans nos organisations afin que l’ensemble de la chaîne logistique puisse acheminer les marchandises dans l’ordre, dans les délais, et surtout vers un certain nombre de magasins qui n’ont pas de stocks. Au sein de cette organisation, nous disposons néanmoins d’entrepôts nationaux pour le non-alimentaire ou pour livrer un certain nombre de flux qui proviennent de l’international, principalement des flux non alimentaires également. Nous utilisons de manière modérée le transport combiné, qui est adapté aux longues distances, quand il parvient à respecter nos exigences de ponctualité et de compétitivité économique.

Nous avons subi de nombreux aléas liés à la qualité de service des opérateurs, si bien qu’au fil des années, l’utilisation de ce mode de transport a été réduite, compte tenu des exigences auxquelles nous sommes soumis. Je pense notamment aux grèves, aux pannes ou aux travaux. Les principales problématiques concernent le manque de fiabilité et l’absence de réponses et de traçage sur les caisses envoyées en transport combiné. Les sillons de fret ne sont pas prioritaires en cas d’aléa et nous nous heurtons dans ce cas à de réels dysfonctionnements, sans disposer de l’information correcte pour avertir des problèmes rencontrés nos magasins ou les différents destinataires.

Pour autant, nous nourrissons des ambitions importantes en matière de décarbonation. Au sein du comité climat du groupe Auchan, nous avons inscrit des démarches de réduction de l’empreinte carbone. À l’horizon 2030, ces démarches doivent nous permettre d’obtenir une décarbonation de 80 à 90 % sur le fret. La distance moyenne de 200 kilomètres déjà évoquée se prête peu à l’heure actuelle à l’utilisation du mode ferroviaire et du transport combiné. Dès lors, l’essentiel de nos ambitions de décarbonation concerne surtout les carburants et les types de matériels. Pour parvenir à nos objectifs sur le dernier kilomètre pour des livraisons à l’intérieur des zones à faiblesse émission (ZFE), nous mettons en place des matériels électriques et des porteurs électriques – nous sommes d’ailleurs en test sur six porteurs en région parisienne. Nous équipons nos poids lourds pour le biométhane et le biocarburant B100.

Nous réfléchissons également à utiliser le combiné de manière plus importante, notamment pour tous nos entrepôts grandes distances. L’offre des opérateurs s’améliore et le niveau de qualité obtenue devrait nous permettre de basculer une part beaucoup plus importante de notre fret au départ de ces entrepôts nationaux vers du combiné. La réflexion portera donc sur la possibilité de fiabiliser ce transport, pour remplir notre objectif de décarbonation sans obérer les contraintes de qualité de service que nous devons à nos magasins. Une fois encore, il est impensable de ne pas pouvoir disposer d’une information en cas de retard, renseigner nos clients et trouver des alternatives rapidement. De même, si un opérateur manque un sillon, nous sommes obligés d’attendre quarante-huit heures supplémentaires, soit un délai complètement rédhibitoire dans nos métiers.

Nous avons repris des échanges avec les opérateurs de transport combiné, qui nous font part de certaines problématiques, comme la hausse des coûts des prestataires intermodaux ou des coûts de l’énergie. Mais les principaux problèmes concernent le retour d’information, le traçage et la qualité des opérations. Or cette qualité est notamment liée à la qualité du réseau et des infrastructures.

Au sein de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), nous avons travaillé sur la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, qui a notamment été réalisée par le ministère des transports. Nous sommes particulièrement intéressés, dans la mesure où nos préoccupations sont concentrées sur les trois axes consignés dans cette stratégie nationale. Les soixante-douze mesures répondent ainsi entièrement à nos besoins pour développer le fret d’une manière plus proactive.

M. Yohan Benard, directeur des affaires publiques France et Europe, Amazon. J’évoquerai tout d’abord Amazon en France, avant de détailler notre stratégie en matière de développement durable et le rôle que joue le rail dans cette stratégie. Nous sommes présents en France depuis l’an 2000, avec l’ambition de fournir aux Français les produits dont ils ont besoin, au juste prix, partout sur le territoire. À cet effet, nous avons investi depuis 2010 plus de 20 milliards d’euros dans nos activités françaises. Nous avons aujourd’hui plus de 20 000 salariés et nous avons été peut-être le principal créateur d’emplois en France depuis 2010, en emplois nets.

Notre réseau logistique comprend aujourd’hui plus de trente-cinq sites sur l’ensemble du territoire, qu’il s’agisse des sites de stockage, des centres de tri ou des agences de livraison qui permettent justement de livrer ces produits dont les Français ont besoin, partout sur le territoire.

Nous sommes naturellement très engagés dans la réduction de nos émissions de dioxyde de carbone.

Nous avons pris cet engagement climatique à l’échelle globale dans le cadre du Climate Pledge, dont nous sommes le cofondateur et qui réunit aujourd’hui plus de quatre cents entreprises. Cet engagement nous conduit à mener un certain nombre d’actions. Notre modèle est celui du « transport en commun », un modèle intrinsèquement vertueux puisque, de la même manière que pour le transport en commun de voyageurs, le transport en commun de marchandises permet de réduire les émissions par la mutualisation sur laquelle il s’appuie.

Mais il nous faut aller plus loin, selon plusieurs axes de développement. L’un de ces axes concerne notre action sur le mix énergétique : nous sommes devenus le principal acheteur privé d’énergies renouvelables en Europe, avec plus de cent soixante sites solaires et éoliens. Nous sommes également très engagés dans un effort de réduction des émissions liées au transport : nous avons décidé de consacrer plus d’un milliard d’euros en Europe à l’électrification et à la décarbonation de notre flotte de transport, dont 250 millions d’euros pour la France.

Nous obtenons aujourd’hui des premiers résultats très encourageants : nous avons l’an dernier délivré plus de 20 millions de colis en France par le biais soit de vélos cargos, soit de véhicules électriques, soit de livraisons à pied. Ces modes de livraison représentent aujourd’hui à Paris plus des deux tiers de nos livraisons. Nous poursuivons dans cette direction afin d’augmenter cette proportion et de réduire notre empreinte carbone.

Le rail constitue un mode de transport extrêmement vertueux, dont la consommation de carbone est de 60 % inférieure à celle de la route. Le rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) publié l’année dernière évoquait quant à lui un taux de 80 %. Nous privilégions donc ce mode de transport dans la mesure du possible. Nous opérons aujourd’hui plus d’une centaine de trajets par le rail en Europe. Il faut utiliser ce mode de transport là où il a du sens. Il permet notamment de réallouer les stocks et de réaliser des mouvements d’inventaires entre les différents entrepôts de notre réseau, de manière très efficace.

Nous avons développé le fret ferroviaire dans ce cadre avec un certain nombre de partenaires. Nous sommes par exemple partenaires de CargoBeamer, entreprise allemande, mais aussi de VIIA, filiale de la SNCF, pour des trajets sur l’axe nord-sud et pour des distances supérieures à 500 kilomètres.

M. le président David Valence. Je vous remercie de nous avoir montré que l’invitation que nous vous avions adressée était fondée. Le fret ferroviaire fait partie des modes de transport alternatifs pour vos stratégies de décarbonation, même s’il ne s’agit pas du premier levier que vous activez.

Monsieur Dorge, quel est votre regard sur le modèle de trains navettes pour le transport des colis que la poste suisse essaye de développer ? En Suisse, cette solution est présentée comme la véritable solution d’avenir et fait l’objet d’une expérimentation depuis l’année dernière. Elle se caractérise par des locomotives hybrides aux extrémités et six wagons qui peuvent transporter jusqu’à douze conteneurs. Ces wagons sont de plus facilement interchangeables. Que pensez-vous de cette expérimentation actuellement menée en Suisse, pays « idéal » du ferroviaire à la fois pour le transport de marchandises et pour le transport de voyageurs ? Ces solutions ne sont pas toujours duplicables, mais j’aimerais connaître votre avis.

Monsieur Meneret, pouvez-vous nous fournir plus de détails sur vos attentes en termes de fiabilité ? Quels sont les leviers que les diverses entreprises ferroviaires pourraient actionner pour gagner en fiabilité ?

M. Benard, vous avez évoqué les flux de marchandises d’Amazon à l’étranger. Pourriez-vous dresser une comparaison du fonctionnement du fret ferroviaire entre l’Allemagne et la France ?

M. Philippe Dorge. L’expérimentation menée en Suisse constitue un investissement technique pertinent qui doit contribuer à répondre aux besoins d’amélioration du temps de transit, afin de gagner ces deux heures essentielles. Nous privilégions toutes les solutions permettant d’éviter une arrivée très tôt ou très en amont avant le départ du train. Les gains de temps sont évidemment particulièrement recherchés et les solutions modulaires sont à ce titre pertinentes. Encore une fois, ces solutions sont de nature à permettre une mutualisation de nos volumes avec ceux d’autres chargeurs. Il importe également de viser le « zéro vide » dans une traction. Elles doivent également nous aider à limiter les aléas dont j’ai parlé.

M. Yohan Benard. Les problèmes de fiabilité résident principalement dans la gestion de l’information. En tant qu’utilisateurs du transport combiné, nous passons par des opérateurs qui, eux-mêmes, sont en relation avec le réseau ou les intervenants du ferroviaire. Nous déplorons qu’en cas d’événements de toute nature, nous ne disposions pas d’information descendante pour connaître la situation et la localisation de notre fret. La transmission de cette information est soit inexistante, soit tellement lente qu’elle en devient complètement incompatible avec le flux tendu autour duquel nous organisons nos transports.

Tous les opérateurs de la grande distribution ont mis en place des « plateformes d’interchange » et utilisent le traçage. Nous géolocalisons les véhicules : les cartes de géorepérage (geofencing) nous permettent de connaître l’emplacement de nos camions, d’anticiper les retards, de prendre des mesures alternatives en cas de problème et d’avertir nos magasins, puisque ces derniers sont connectés à ces plateformes de traçage.

Parmi les différents leviers d’amélioration, le principal concerne la mise en place de plateformes d’interchange, qui nous permettraient non seulement d’échanger des documents numérisés, mais également de disposer d’informations pour les clients et les opérateurs, afin de nous permettre de situer nos marchandises, de comprendre les problèmes et de réagir très rapidement. Il s’agit d’anticiper et de pouvoir dialoguer quasiment en temps réel avec les différents intervenants de la chaîne de flux. Ces technologies, parfaitement maîtrisées par les transporteurs et les chargeurs, sont essentielles dans nos domaines d’activité.

M. Yohan Benard. Le rail bénéficie d’avantages majeurs, qu’il convient de préserver, en termes de mutualisation, de compétitivité-coût et d’environnement. Au-delà, il est certainement possible d’améliorer ces avantages et d’en rechercher d’autres. Je pense notamment à l’intermodalité, dans la mesure où le réseau ferré actuel ne relie pas l’ensemble des points d’origine et de destination des marchandises. Il est essentiel d’intégrer la dimension intermodale dans les investissements réalisés en matière de conception du réseau.

Aujourd’hui, puisque le rail ne va pas d’un entrepôt à un autre, il est obligatoire de passer en partie par la route. Une intermodalité doit être organisée au niveau des terminaux ferroviaires. Des entreprises françaises conduisent très bien ce travail, dont l’entreprise alsacienne Lohr, qui fabrique des terminaux permettant aux poids lourds de monter directement sur les trains. Ces solutions concourent à concevoir le transport de bout en bout, d’une manière efficace à la fois sur le plan économique et sur le plan environnemental. Par ailleurs, je rejoins les propos des précédents intervenants : la prévisibilité et la fiabilité sont essentielles. Afin de conserver la confiance de nos clients, nous devons être sûrs à plus de 90 % que le chargement arrivera bien à bon port en temps voulu.

Tels sont, à grands traits, les éléments qu’il convient d’avoir en tête pour faire fonctionner le fret de manière satisfaisante.

M. le président David Valence. Pouvez-vous nous donner des éléments de comparaison entre la France et l’Allemagne ?

M. Yohan Benard. Nous opérons un réseau au niveau du marché unique européen ; nos investissements interviennent partout en Europe. Dans certains territoires, comme l’Allemagne, le fret ferroviaire est plus répandu. Cependant, je pense qu’il est tout à fait possible dans un pays comme la France, dont la place est centrale en Europe, de recourir davantage au fret. Amazon était associé en 2021 à l’année européenne du rail. Par rapport à 2022, notre activité de fret ferroviaire a augmenté de 50 % en France. Dès lors, il est parfaitement envisageable d’employer le rail, là où il est utile ; c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne, dans les mouvements d’inventaires qui se déploient d’un site de stockage vers un autre site de stockage.

M. le président David Valence. Le plus faible taux d’émission qui est généralement accordé au rail dépend en réalité à la fois de la distance parcourue et de la définition retenue concernant ce taux d’émission. En effet, si l’on considère uniquement les émissions de gaz à effet de serre, le rail est trois fois moins émetteur que la route ; mais lorsque les particules fines sont intégrées dans le calcul, les émissions sont cinq fois moins importantes. Le mode ferroviaire présente en outre l’avantage d’être faiblement consommateur en énergie par rapport à la route, ce qui constitue un de ses intérêts pour la valorisation des stratégies de développement durable des différentes entreprises.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je m’adresserai successivement à chacun d’entre vous.

Monsieur Dorge, j’ai noté que pour le groupe La Poste, le fret ferroviaire constitue un outil intéressant pour les produits à J+7 par caisse mobile. Vous menez un travail avec les opérateurs pour surmonter des difficultés d’organisation, notamment pour un départ plus précoce des trains le soir. Vous avez également fait allusion à vos difficultés pour affréter des trains complets, qui vous incitent à privilégier la mutualisation. Pourriez-vous préciser la nature des flux, s’agissant des produits à sept jours ? Comment appréciez-vous la relation client que déploient vos différents interlocuteurs ? La dimension commerciale est-elle suffisamment développée chez les opérateurs pour vous permettre d’atteindre les objectifs que le groupe La Poste poursuit ?

Monsieur Meneret, un accord a été conclu dans les années 2010 entre un certain nombre d’enseignes – Auchan, mais également Conforama, Casino, Castorama ou Ikea – et le gestionnaire de réseau afin de lancer des études et examiner la mise en place de transport combiné différents axes comme Rennes-Lyon ou Dourges-Lyon. Ce travail, réalisé avec le concours de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) augurait effectivement d’un resserrement des liens entre le gestionnaire de réseau et les enseignes en développement sur notre territoire. Or vous indiquez que l’attirail du combiné concerne pour vous les flux non alimentaires à l’international. Vous invoquez donc à juste titre un certain nombre d’aléas techniques, qui se sont traduits par la réduction du recours au fret ferroviaire lors des dix dernières années. À l’échelle de votre groupe, voire à celle de la grande distribution, quel bilan dressez-vous de ces dix dernières années ?

Vous avez également évoqué de manière tout à fait intéressante la stratégie nationale pour le développement du fret. Parmi les soixante-douze mesures de cette stratégie nationale mises en œuvre depuis 2021, quelles sont celles qui vous semblent les plus significatives ? Cette question s’adresse aux autres intervenants, du reste…

Monsieur Benard, vous avez indiqué que le réseau logistique d’Amazon comprend aujourd’hui plus de trente-cinq sites sur l’ensemble du territoire français. Vous avez évoqué une progression de 50 % de votre trafic de fret ferroviaire entre 2022 et 2023. Sur quels types de trafic avez-vous réalisé ces gains ? Il semblerait que dans certains de ces sites, vous disposeriez de facultés de raccordement au rail relativement opportunes, par exemple à Brétigny-sur-Orge. Votre entreprise envisage-t-elle d’implanter ses futures installations de stockage à proximité d’installations ferroviaires ?

M. Philippe Dorge. Les produits « sept jours » ou J+7 concernent essentiellement tout ce qui peut être acheminé de façon lente. Il peut s’agir du courrier relationnel de grandes entreprises, mais également des courriers publicitaires. Cependant, le potentiel le plus important concerne les flux « chauds ». Je rappelle que, contrairement au groupe Amazon, La Poste ne possède pas d’entrepôts. Nous collectons le courrier et les colis chaque jour, nous les concentrons, puis nous devons les distribuer le plus rapidement possible dans les deux à trois jours suivants. En outre, nous devons répondre aux obligations de qualité de service sur ces flux « chauds », qui sont notamment établies par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP). Nous travaillons avec la SNCF et ses filiales pour lever des freins et gérer correctement ces flux « chauds », surtout sur les axes nationaux et spécialement en nord-sud. Certaines de nos installations sont en outre raccordées, notamment la plateforme de Dourges au sud de Lille ou celle de Valenton en Île-de-France. Nos caisses mobiles et nos tractions routières sont capables de rejoindre des gares multimodales.

J’estime que nos besoins sont bien compris par nos interlocuteurs. Il s’agit d’abord des opérateurs, notamment Naviland et VIIA, deux filiales de la SNCF. Au printemps 2023, nous avons mis à leur disposition nos cartographies, c’est-à-dire nos quatre cent trente lignes routières nationales pour le colis et le courrier, ces flux « chauds » que j’ai précédemment mentionnés. Ces informations ont été transmises afin d’étudier la manière dont les cahiers des charges et les horaires de départ et d’arrivée pourraient être améliorés.

Il faut également mentionner un deuxième niveau, plus stratégique, de nos relations avec la SNCF. Il concerne les sillons, en lien avec la direction Plan transport et ingénierie, qui travaille plutôt sur les infrastructures. Nous travaillons pour lever les freins concernant les horaires, mais aussi pour mutualiser les différents chargeurs et améliorer les connexions entre nos installations et nos routes.

M. Bruno Meneret. Vous avez évoqué l’accord de 2010 avec différentes enseignes de la distribution et les perspectives qui ont pu être ouvertes. Depuis 2010, le schéma de distribution et les organisations logistiques ont évolué chez les retailers. En 2010, le schéma des flux portait sur des distances plus longues que celles que nous connaissons aujourd’hui. Une phase de « retailisation » est ensuite intervenue : nous avons mutualisé dans nos entrepôts tous les stocks et tous les produits concernant l’ensemble des formats de magasins, qu’il s’agisse des « hyper », des « super » ou des « proxi ». En conséquence, nous avons encore raccourci la distance kilométrique entre nos magasins et nos entrepôts et nous avons massifié la charge dans nos camions.

L’ambition économique et de service consiste ici à obtenir une saturation des moyens proche de 98 %, et une utilisation des moyens pour diminuer les parcours à vide sous forme de flotte dédiée. Vous avez évoqué les lignes Rennes-Lyon ou Dourges-Lyon. Mais lorsque nous devons livrer Rennes, j’utilise mon entrepôt de Saint-Pierre-des-Corps, pour y concentrer 100 % des flux. Alors que nous avions hier des entrepôts nationaux, nous sommes passés à des entrepôts régionaux, bi-régionaux ou binationaux. Cette recomposition des flux a, in fine, contribué à restreindre l’utilisation du fret ferroviaire.

Le bilan que je peux dresser du mode ferroviaire, notamment du combiné, sur les dix dernières années est effectivement très mitigé chez Auchan, mais aussi plus largement chez d’autres distributeurs. Les raisons tiennent essentiellement au manque de compétitivité, de réactivité, d’agilité et de qualité. Ces points sont d’ailleurs bien mis en lumière dans l’état des lieux de la stratégie nationale pour le développement ferroviaire.

Même si ce mode propose des solutions extrêmement intéressantes, notamment pour l’enjeu de la décarbonation, le principe de réalité ne doit pas être perdu de vue. À chaque fois que nous avons voulu développer cet axe, nous avons été souvent très déçus et l’impact chez nos clients magasins a été extrêmement défavorable. Par conséquent, il est absolument nécessaire d’améliorer la concertation pour la mise en place de ces organisations. Elle ne doit pas concerner uniquement les opérateurs avec lesquels nous travaillons. Cette communication tripartite doit en outre être étayée par des outils technologiques qui n’existent pas à ce jour dans le rail.

J’ai relevé une dizaine de mesures essentielles dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Il s’agit de la première mesure, « développer une plateforme d’information et de gestion en temps réel des capacités de transport disponibles » ; de la septième mesure, « atténuer l’impact des travaux sur le réseau sur la circulation des trains de fret » ; de la dixième mesure, « lancer la modernisation des outils informatiques de gestion de la capacité » et « définir une application permettant de fournir une réponse plus rapide, voire automatique, aux demandes de sillons » ; de la quinzième mesure, « mettre en œuvre la géolocalisation des trains » ; de la dix-neuvième mesure, « mettre en place une interface commune pour assurer une transmission de données standardisées » ; de la trente-sixième mesure, « accompagner financièrement les projets de création et de modernisation de seconde partie d’installation terminale embranchée (ITE) » ; de la quarante-deuxième mesure, « renforcer le dispositif d’aide au transport combiné en portant les moyens alloués à 47 millions d’euros par an » ; et de la soixante-cinquième mesure, « maintenir le niveau d’investissement dans la régénération du réseau à hauteur de 2,9 milliards d’euros par an en moyenne sur la période 2021-2029 ». Ce dernier élément constituerait pour nous une garantie et un fort encouragement pour mener des projets plus conséquents.

M. le président David Valence. Il faut néanmoins signaler que des annonces ont été réalisées sur les niveaux d’aide publique, notamment sur l’aide à la pince, et sont en cours de déploiement. Ensuite, l’accélération de la régénération, qui figurera vraisemblablement dans un avenant prochain au contrat de performance de SNCF Réseau, peut se traduire à l’inverse par une diminution des sillons de fret, dans la mesure où un grand nombre de travaux seront réalisés la nuit.

M. Bruno Meneret. Pour nous, l’intérêt de l’utilisation du fret ferroviaire doit être intégré dans la réflexion du « end-to-end », c’est-à-dire depuis le fournisseur jusqu’au magasin. Nos fournisseurs industriels doivent être associés, dans le cadre de nos conditions générales d’achat, à l’utilisation des moyens de transport décarbonés. Tant que nous resterons cloisonnés, nous raisonnerons par silos. Aussi bien pour la transition énergétique que pour l’utilisation de certains modes de transport je pense que nous, retailers, devrons réfléchir de manière élargie, « end-to-end ».

M. le président David Valence. Je dirais aussi qu’il faut surtout raisonner en termes de transition écologique et pas uniquement en termes de transition énergétique…

M. Yohan Benard. Monsieur le rapporteur, vous m’avez invité à répondre sur les mesures qui me semblent essentielles parmi les soixante-douze qui figurent dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.

D’abord, je m’associe à ce qui a été dit sur la fiabilité et la disponibilité des sillons : il est absolument nécessaire que les sillons soient prévisibles, disponibles et fiables, afin que nous puissions les intégrer à notre schéma de transport, au même titre que nos partenaires. La deuxième priorité concerne la conception de bout en bout et donc de l’intermodalité : il est primordial de concevoir le transport de bout en bout et donc l’intégration de ces terminaux d’interopérabilité, notamment ceux qui interviennent entre le rail et la route, qui sont les plus importants. Ces derniers doivent être disponibles dans les zones à forte densité.

Par ailleurs, il convient de rappeler que le rail est compétitif sur la longue distance. Dès lors, il faut absolument intégrer le schéma national dans un schéma européen. Certes, des limites demeurent, comme la différence d’écartement des rails entre la France et l’Espagne. Cependant, le réseau ferré européen peut être valorisé à travers l’interconnexion, puisque les marchandises voyagent dans le marché unique européen. Le rôle du réseau ferré doit être conçu à l’échelle de ce marché unique européen.

Enfin, pour que le rail puisse être utilisé, des infrastructures de stockage doivent exister. L’utilisation et la croissance du fret ferroviaire vont de pair avec l’implantation du réseau logistique. Lorsque celui-ci est proche des consommateurs, il permet une mutualisation au plus près de ces derniers, selon le même principe que celui du transport en commun de voyageurs. À ce titre, lorsque nous implantons nos entrepôts, nous étudions naturellement la disponibilité de modes de transport à proximité. Vous avez cité Brétigny-sur-Orge, mais il existe également la plateforme de Valenton, à quelques dizaines de kilomètres, qui pourrait bien évidemment permettre un report modal ferroviaire.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Monsieur Dorge, vous avez évoqué un certain nombre de préconisations et de demandes que vous avez transmises à Fret SNCF afin d’élaborer une stratégie conjointe. Notre commission d’enquête pourrait-elle avoir accès à ces demandes ? Cela nous permettrait de juger de l’état d’esprit actuel et de voir de quelle manière nous pouvons progresser en matière de fret ferroviaire.

Ma deuxième question s’adresse au groupe Amazon, dans le prolongement des propos de mon collègue Hubert Wulfranc. Sur les trente-cinq sites dont vous disposez en France, combien sont-ils reliés aujourd’hui au réseau ferré ?

Ma dernière question concerne l’ensemble des intervenants. Avez-vous en tête des exemples récents où, lorsque vous avez sollicité des opérateurs ferroviaires pour transporter des marchandises par rail, une réponse négative vous a été opposée ? Certains d’entre vous utilisent-ils l’entreprise Geodis pour transporter des marchandises sur la route et, si tel est le cas, sur quels segments et sur quels trajets ?

M. Philippe Dorge. Nous vous remettrons bien volontiers une synthèse des cartographies, des demandes particulières et des freins qu’il convient de lever ensemble.

M. Yohan Benard. Nos sites ne sont pas aujourd’hui reliés au réseau ferré ou en tout cas pas par des voies opérationnelles. C’est la raison pour laquelle je souligne l’importance de l’intermodalité : il est nécessaire de pouvoir « interfacer » la route et le rail. Ces plateformes intermodales permettent effectivement aux poids lourds, pour les longues distances de plus de 500 kilomètres, d’embarquer sur des trains et donc de parcourir cette distance en réalisant des économies considérables d’émissions de CO2.

M. le président David Valence. Au sein de la commission, personne ne pense que l’embranchement systématique représente la seule solution pour développer le transport de fret ferroviaire, même si dans de nombreux pays européens, l’aménagement de plateformes logistiques d’une certaine taille est conditionné au raccordement à un mode massifié. Je crois savoir qu’en Allemagne, l’obligation de raccordement est effective lors de la création de nouvelles plateformes logistiques d’une certaine taille. Nous sommes tous conscients qu’une des solutions pour le fret passera par la combinaison avec la route pour le dernier kilomètre.

M. Bruno Meneret. Généralement, les opérateurs nous répondent de manière qualitative et proactive. À chaque fois que nous avons essayé de monter des dossiers, nous avons toujours eu affaire à des interlocuteurs extrêmement professionnels, y compris sur des études en cours ou à venir, lorsqu’il s’agissait de dossiers prospectifs. Je pense notamment aux axes dans le Sud-Ouest.

Ensuite, le groupe Auchan travaille effectivement avec Geodis, principalement sur des lignes depuis Paris vers la région nîmoise. Je pense également que nous utilisons des lignes au départ du Nord.

M. Philippe Dorge. Pour sa part, le groupe La Poste ne travaille pas avec Geodis de manière contractualisée. Nous n’avons pas de relation d’affaires avec cette entreprise.

M. Yohan Benard. Je ne dispose pas de cette information, mais je peux vous indiquer que, de manière générale, Amazon travaille avec l’ensemble des transporteurs et des expressistes français et européens.

Mme Danielle Brulebois (RE). D’après vous, les contrats de plan État-région (CPER) accordent-ils une place suffisante au fret ferroviaire ?

M. le président David Valence. C’est une excellente question. J’ignore si vos entreprises disposent d’un retour d’information sur les CPER précédents.

Mme Danielle Brulebois (RE). J’élargis ma question à vos rapports avec les régions. Si elles constituent les autorités organisatrices du transport de voyageurs, elles s’intéressent également au fret ferroviaire. Disposez-vous de contacts avec les régions ?

M. Philippe Dorge. À ma connaissance, nous n’avons pas de contacts spécifiques, mais je prends note de votre question, que j’instruirai.

M. Bruno Meneret. Nous n’avons pas de liens directs avec les régions sur ces éléments.

Mme Danielle Brulebois (RE). Je dois vous faire part de mon étonnement et de mes regrets. En effet, les régions disposent de la compétence économique. Je pense qu’il serait utile que vous nouiez de telles relations.

M. le président David Valence. Ces réponses ne me surprennent pas. J’ai été vice‑président d’une grande région de fret ferroviaire pendant longtemps. Les régions ont généralement des échanges avec les acteurs les plus traditionnels, c’est-à-dire ceux qui utilisent le fret ferroviaire de manière très massifiée. La réponse aurait été différente si la question avait été posée aux grands comptes du fret ferroviaire – que nous avons d’ailleurs reçus lors d’une table ronde précédente – comme Vivescia ou ArcelorMittal. Ces derniers sont naturellement en contact avec les régions d’où partent et où arrivent leurs marchandises par le rail. Il n’en va pas de même pour les comptes plus discontinus, pour lesquels le recours au fret ferroviaire est moins massifié. Nous poserons la question à M. Jean-Luc Gibelin, que nous recevrons dans quelques minutes et qui s’exprimera au nom de Régions de France.

Puisque de plus en plus de régions disposent de stratégies régionales de développement du fret ferroviaire et globalement de décarbonation du transport de marchandises, peut-être faudrait-il ouvrir le spectre et ne pas s’adresser seulement aux cimentiers, aux céréaliers, à l’industrie chimique et à l’industrie sidérurgique, lesquels constituent des utilisateurs très captifs du fret ferroviaire, mais aussi à ceux qui peuvent être des nouveaux entrants ou à ceux qui l’utilisent un peu, mais qui pourraient l’utiliser beaucoup plus et qui se posent la question.

 


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44.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie, pour Régions de France (26 octobre 2023)

M. le président David Valence. La deuxième audition de cette matinée sera consacrée au rôle que les régions peuvent jouer ou décident de jouer en matière de fret ferroviaire. Ce rôle a été souvent évoqué depuis le début de notre commission d’enquête, avec des niveaux d’intervention en matière de fret ferroviaire plus ou moins marqués selon les régions, et plus ou moins récents. Les régions n’ont en principe pas de compétence explicite dans ce domaine des politiques publiques, même si certaines interviennent au titre de ce qu’elles conçoivent comme leur responsabilité économique au regard de la transition écologique.

Les contrats de plan État-région (CPER) sont en cours de discussion sur la base des lettres de mission qui ont été adressées aux préfets et préfètes de région. Ce rôle est amené à croître puisque, du côté de l’État, les enveloppes mobilisées spécifiquement pour le fret ferroviaire sont à un niveau jamais atteint jusqu’à présent. Elles s’élèvent à un total de 930 millions d’euros et l’engagement des régions est attendu au moins à parité, et même légèrement au-dessus. Il était donc naturel que nous sollicitions Régions de France pour intervenir devant cette commission, afin de nous exposer la manière dont les régions s’engagent dans les investissements sur les infrastructures de capillaires fret, sur les plateformes, mais aussi dans le dialogue avec les chargeurs et les entreprises ferroviaires présents sur leurs territoires.

Nous souhaitons également que notre invité revienne sur les différences d’intervention entre les régions puisque, encore une fois, les pratiques sont extrêmement contrastées et toutes les régions n’interviennent pas de la même manière et selon le même calendrier.

Nous accueillons donc M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie, pour Régions de France. M. Gibelin est un des vice-présidents les plus engagés en faveur du ferroviaire au sein de Régions de France. Nous nous sommes vus à de très nombreuses reprises et je crois pouvoir dire que, nonobstant des différences politiques, nous partageons une certaine complicité.

Monsieur le vice-président, vous nous direz également le regard que jette Régions de France sur la solution de discontinuité qui a été retenue par le Gouvernement après la procédure d’enquête approfondie qui a été ouverte par la commission européenne à l’encontre de Fret SNCF en début d’année. J’imagine que vous le ferez d’abord pour Régions de France et puis, peut-être, à titre plus personnel si vous le souhaitez. Vous nous indiquerez également quelles implications cette décision pourrait avoir, notamment sur le soutien que les régions apportent de manière indirecte à la politique du wagon isolé, à travers l’investissement sur les infrastructures.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Luc Gibelin prête serment.)

M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie. Régions de France est l’institution qui regroupe l’ensemble des régions et qui, de ce fait, leur permet de prendre des positions en leur nom. Bien évidemment, chaque région conserve l’autonomie de ses décisions, mais pour autant et déjà depuis longtemps, les régions partagent l’objectif d’établir une position commune. Il en va ainsi des mobilités en général et du fret en particulier.

Les mobilités représentent le premier budget des régions. Les différentes lois ont confirmé leur rôle d’autorité organisatrice de la mobilité et de coordination de l’ensemble des collectivités. Dans le cadre du premier comité national État-régions, lors du congrès de Régions de France à Saint-Malo le mois dernier, en présence du ministre délégué, les présidents de région ont insisté sur le fait que les régions tenaient à assumer ce rôle de chefs de file. Simultanément se posent la question du financement pérenne et dynamique pour ces mobilités et celle de la gestion de l’infrastructure. Les régions sont ainsi chargées de la gestion du ferroviaire, du routier, du portuaire et de l’aéroportuaire.

À ce titre, de multiples politiques sont menées. Plusieurs régions, dont l’Occitanie, ont par exemple choisi d’accompagner des entreprises et de cofinancer leur embranchement terminal dans le cadre du fret ferroviaire. L’embranchement terminal peut concerner des distances très courtes, mais aussi des distances très respectables. Les régions jouent également un rôle d’aménageur du territoire, qui concerne notamment le fret et la logistique du dernier kilomètre. Elles sont sollicitées sur différents aspects, compte tenu des enjeux de la continuité et de la forte volonté politique en la matière.

Sur le plan plus global du fret et de la logistique, les régions ont en grande partie axé leurs budgets régionaux de ces dernières années autour des questions de la transition écologique et énergétique. Dans ce cadre, la question du fret ferroviaire est évidemment très importante. Il en va de même pour les régions qui connaissent une forte articulation entre les ports et l’infrastructure ferroviaire. Les transporteurs essaient en effet de faire en sorte que l’impact carbone des marchandises transportées soit le plus faible possible. De fait, les régions investissent de manière importante sur le verdissement du matériel, mais aussi sur l’évolution de l’offre. En ce sens, elles sont sollicitées régulièrement pour intervenir sur la question des infrastructures, même si ce sujet ne relève pas directement de leur compétence.

Ensuite, je souhaite insister sur trois points particuliers dans cette première intervention. Le premier concerne la demande d’un « choc d’offre ferroviaire », qui a été appelé dans le cadre d’une tribune des présidents de région il y a plusieurs mois. Ceux-ci appelaient de leurs vœux la mise en place d’un plan de 100 milliards sur dix ans. Permettez-moi d’insister sur cette durée, dans la mesure où un engagement fort est nécessaire lors des deux prochains plans État-région. La décision gouvernementale a entériné ce montant de 100 milliards d’euros d’investissements, mais d’ici à 2040, soit un pas de temps bien plus élargi.

Dans ce même cadre, les présidents et présidentes de région ont insisté sur la question des péages, à la fois pour le trafic voyageurs et pour le fret. Permettez-moi une anecdote. À l’initiative de Jean-Claude Gayssot quand il était ministre des transports, la région Occitanie a connu l’ouverture du contournement de Nîmes et de Montpellier. Il s’agissait du premier contournement à grande vitesse mixte, avec le trafic voyageurs mais aussi le fret. Les premières démarches entreprises par l’autorité de régulation et SNCF Réseau ont entraîné un doublement du coût du péage par rapport à la ligne traditionnelle. Ce doublement constituait un obstacle rédhibitoire à l’utilisation de cette ligne, qui avait pourtant fait l’objet de cofinancement par les collectivités. De nombreuses actions, notamment de la part de la région, ont été nécessaires pour rétablir le prix du péage au même niveau que sur la ligne classique.

La question du coût des péages est essentielle : lorsque l’offre s’accroît, le poids des péages dans les budgets augmente mécaniquement. Monsieur le président, une région qui vous est chère a pris l’initiative d’une expérimentation pour faire en sorte que le coût des péages évolue. À cet égard, nous serons attentifs à la feuille de route que le Parlement donnera à SNCF Réseau. Nous sommes nombreux à encourager le développement de l’offre de fret ferroviaire, mais il faut veiller à ce que ce développement n’entraîne pas mécaniquement une augmentation des coûts de péage.

Si le rôle des régions en matière d’investissement est variable, elles témoignent globalement de leur volonté d’être des partenaires, en particulier lorsqu’il s’agit de capillaires fret, à la fois pour des raisons environnementales, pour des raisons de sécurité concernant le transport de matériels et de produits dangereux et pour des raisons d’aménagement du territoire. De ce point de vue, les régions se sont très nettement engagées.

Par ailleurs, les régions sont désireuses de porter simultanément le développement du fret ferroviaire et le développement du train express régional (TER). Celui-ci nécessite une bonne collaboration avec les services de la SNCF Réseau, de nombreux échanges et des adaptations de la part des uns et des autres, mais nous sommes convaincus du besoin de ce double développement. Il n’est pas question de créer les conditions d’un antagonisme entre les deux types de transports qui sont aussi nécessaires l’un que l’autre. De ce point de vue, la démonstration a été faite que des avancées avaient déjà pu avoir lieu. Désormais, il nous faut nous assurer de la poursuite de ces actions dans la durée, ce qui pose la question des travaux, dans toutes leurs dimensions : travaux de nuit et de jour ; travaux impactants ou non. Encore une fois, j’insiste sur la nécessité de développer simultanément le fret ferroviaire et le TER.

Monsieur le président, vous avez également mentionné le sujet du wagon isolé, lequel représente un enjeu déterminant pour demain. Si nous voulons élargir l’offre disponible et si nous voulons inciter les entreprises à choisir le fret ferroviaire, il nous faut en effet revenir sur le wagon isolé. À ce titre, nous avions collectivement apprécié la prise de position sur cette question du Premier ministre Jean Castex. Nous notons que ses déclarations n’ont malheureusement pas été suivies de véritables concrétisations. De fait, nous n’avons pas assisté à la remise en place de lieux de triage majeurs. Or nous sommes convaincus que cet élément important peut permettre aux entreprises d’opter pour ce choix sans être obligées de mettre en place des volumes trop importants. Le wagon isolé peut également constituer une réponse très adaptée pour des zones d’activités où plusieurs entreprises peuvent mutualiser leurs volumes.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué le manque de politique de soutien au wagon isolé de la part l’État. Des actions ont été malgré tout conduites, dans les CPER ou par des investissements spécifiques, par exemple pour la plateforme de Miramas ou pour le triage de Woippy. Par ailleurs, l’aide au wagon isolé a été pérennisée jusqu’en 2030, celle-ci devant augmenter après la mise en œuvre du plan de discontinuité pour éviter qu’on n’en fasse le reproche à Fret SNCF.

Je partage avec vous l’idée que les régions font part de leur préoccupation croissante sur la nécessité d’une compatibilité des circulations entre le TER et le fret ferroviaire. Il y a là un changement notable par rapport à la période précédente, qui avait débuté avec la régionalisation en 2002. Cette préoccupation se manifeste notamment dans le cadre du dialogue bisannuel organisé sous l’égide de l’État, dans le cadre des plateformes de service d’infrastructures. Ce dialogue met face à face les différents utilisateurs du réseau ferroviaire pour essayer de trouver des solutions de compatibilité à trois ans.

Vous avez évoqué des politiques d’intervention très différenciées entre les régions. Ainsi, même si des annonces sont depuis intervenues en matière de plan d’investissement, une région avait publiquement déclaré qu’elle ne souhaitait pas investir dans le réseau, donc a fortiori dans le réseau dédié au fret ou partagé entre le fret et le voyageur. Pourriez-vous détailler un peu plus les politiques d’intervention que les régions, et notamment la région Occitanie, mènent en la matière ? Dans quels compartiments les investissements se concentrent-ils ? Portent-ils plutôt sur les voies ? Sur les installations terminales embranchées (ITE) ? Dans quelle mesure les ports sont-ils concernés ? La région Occitanie dispose de grands ports, notamment celui de Sète. Ces investissements concernent-ils l’aide au transport combiné ou les plateformes de transport combiné ?

Je pense que différents types d’intervention sont possibles. Mon expérience dans d’autres fonctions me permet d’indiquer que la région dans laquelle je siège intervient de façon assez marquée sur les voies, mais selon des clés de répartition qui sont peut-être différentes de celles d’autres régions. Jusqu’à présent, elle ne le faisait pas sur les ITE, sauf exception, ce qui est en revanche le cas en Occitanie. En ce qui nous concerne, nous intervenions et nous intervenons toujours pour la qualité du raccordement des ports fluviaux au rail. Les différentes interventions dépendent naturellement du type d’infrastructures dédiées au fret, lesquelles sont différentes en fonction de l’histoire industrielle de chaque territoire.

Ma deuxième question porte sur le dialogue que certaines régions organisent avec les chargeurs, c’est-à-dire l’initiative qu’elles peuvent prendre d’elles-mêmes ou en articulation avec SNCF Réseau, comme l’organisation d’assises régionales du fret ferroviaire. Je sais que plusieurs régions se sont engagées dans ce type de démarche. Pouvez-vous partager avec nous les conclusions qu’elles en tirent ? Ces initiatives sont-elles répandues ? Si vous vous êtes lancés en Occitanie dans ce type de démarche, pouvez-vous également nous préciser le type de chargeurs que vous cherchez à mobiliser ? Nous avons auditionné des chargeurs moins massifiés et moins traditionnels que les acteurs habituellement présents sur le fret. Ils nous ont indiqué avoir le sentiment d’être peu associés aux démarches régionales de concertation sur la définition de la politique de fret ferroviaire. Je pense à Amazon, à La Poste ou à Auchan. Lorsque les régions animent ce type de réunions, elles ont tendance à associer les acteurs traditionnels que sont l’industrie chimique, les céréaliers ou la sidérurgie.

M. Jean-Luc Gibelin. À ce stade, les voies concentrent la part la plus importante des interventions, en particulier les capillaires fret, selon la terminologie de SNCF Réseau. Les entreprises sont sollicitées et elles font régulièrement appel aux régions pour obtenir des cofinancements sur ces capillaires fret. Il peut s’agir de l’électrification ou du remplacement des rails. Globalement, les régions prennent de tels engagements, notamment dans le cadre du développement économique.

Je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur ce point : les régions disposent de la compétence du développement économique et sont les interlocuteurs du monde économique. Dès lors, la région est évidemment l’interlocuteur principal pour des entreprises qui ont déjà recours au fret ou de celles qui s’orientent vers le fret ferroviaire. De fait, elle a tout intérêt à accompagner ces entreprises et à valoriser ce travail qui réduit leur impact carbone.

Nous le constatons fréquemment auprès des chargeurs, qui sont très attentifs à la valorisation de la voie maritime, de la voie navigable et du ferroviaire. Toutes les régions qui gèrent l’aménagement de ports maritimes ou fluviaux sont très actives pour assurer la liaison entre le port et le ferroviaire. Elles interviennent sur les voies et les plateformes afin d’assurer une continuité directe pour les marchandises.

Les situations sont différentes selon les plateformes. Certaines sont anciennes et nécessitent une modernisation. D’autres régions sont concernées par la question des terminus des autoroutes ferroviaires, comme les régions Nouvelle Aquitaine, Occitanie, Provence‑Alpes‑Côte d’Azur, Hauts-de-France et Grand Est. Elles poursuivent de nombreuses actions autour de l’adaptation de ces plateformes et de leurs liaisons.

Dans la région Occitanie, une des vallées de l’Ariège comprend à la fois une entreprise de production de talc à Luzenac et une entreprise de production d’eau. Cette eau est véhiculée en train à partir d’un des centres à côté de Toulouse, mais elle n’est pas encore prise en charge directement à la production. Avec les services de la préfecture de l’Ariège, nous travaillons à la mise en place d’une plateforme commune à la production de talc et à la production d’eau. Demain, cette base pourrait également être un point de rendez-vous pour la principauté d’Andorre, qui connaît une saturation importante de son réseau routier. Cet exemple illustre bien la possibilité d’avancer sur ce type de situation.

Le dialogue avec les chargeurs est lui aussi différent selon les régions. Les régions mènent actuellement la phase de concrétisation des schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET). Dans de nombreux cas, la perspective d’assises et de rencontres voit le jour, à la fois dans le cadre de la logistique, du développement industriel et de l’aménagement du territoire.

Les régions s’adressent aux entreprises qui interviennent sur leur territoire et qui sont directement intéressées. Il conviendrait probablement de mener des actions auprès des chargeurs qui souhaitent venir s’installer, mais le travail s’effectue d’abord à partir des réalités du territoire, des zones industrielles qui existent ou de celles qui sont en développement.

Je prendrai pour exemple une action menée de concert entre la région Occitanie et la région Nouvelle Aquitaine. Nous avons demandé le transfert de la ligne Auch‑Agen, qui passe à proximité de trois coopératives de céréaliers et qui peut ensuite desservir le port de Bordeaux ou celui de Port-la-Nouvelle pour les exportations mondiales. Depuis très longtemps, il était question de rouvrir cette ligne au fret ferroviaire. Les deux régions ont mis en place un syndicat mixte. Nous avons ouvert la perspective d’une société d’économie mixte à opération unique (SEMOP) et nous avons financé une étude de faisabilité. Mais actuellement, le coût du fret ferroviaire est tel que les chargeurs potentiels, dont les céréaliers, ne prennent pas d’engagement de chargement pour les cinq ans à venir. Il nous semble donc important de pouvoir bénéficier d’un accompagnement, ce qui renvoie naturellement à la question du péage. En l’état, le fret ferroviaire ne peut concurrencer le fret routier en matière de coûts. À l’heure actuelle, les deux régions craignent de ne pouvoir faire aboutir le projet, en dépit de la volonté politique.

Il est absolument nécessaire de faire évoluer la situation. Il n’est pas imaginable de continuer à utiliser des semi-remorques lourds et dangereux alors qu’une voie existe et permet d’aller jusque dans les ports embranchés. Pour le moment, nous nous heurtons à une difficulté concrète, d’ordre économique.

M. le président David Valence. Les capillaires fret sont évidemment le lieu d’intervention le plus classique des régions. Il convient également de préciser qu’elles ne sont pas seules : il arrive que les départements et les intercommunalités participent également au tour de table. Les discussions en cours sur le volet fret des CPER en attestent. Certaines intercommunalités, y compris des communautés de communes, s’engagent parfois sur des montants importants pour sauvegarder des circulations de fret. S’agissant du coût, tout dépend du mode de calcul retenu. Pour un trajet court, de moins de 400 kilomètres, le fret demeure toujours plus cher que la route. Sur la longue distance, en revanche, il est généralement moins coûteux.

Vous avez évoqué les autoroutes ferroviaires et la région Grand Est. Dans cette région, les points d’aboutissement, notamment celui d’une grande autoroute ferroviaire, se situent juste de l’autre côté de la frontière, à Bettembourg, précisément parce qu’il y a une dizaine d’années, nous n’avons pas su aménager des plateformes de façon assez dynamique en France. La plateforme de Bettembourg permet ainsi à la ligne Metz-Thionville-Luxembourg d’être la première ligne de fret de France en tonnage transporté, tout en étant l’une des lignes de TER les plus fréquentées de notre pays. La concurrence de circulation y est donc extrêmement forte et parfois difficile à opérer pour les agents du gestionnaire d’infrastructure.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Lors de la discussion du projet de loi sur les services express régionaux métropolitains (SERM), on a évoqué la nécessité d’intégrer le fret dans les nouveaux systèmes de déplacement. De quelle manière les régions appréhendentelles la difficile articulation entre le voyageur et le fret dans les projets de SERM ?

Votre exemple de petite plateforme en Ariège, à partir de deux entreprises, est extrêmement intéressant. Demain, cette plateforme pourrait également s’ouvrir à d’autres chargeurs. Pourriez-vous nous présenter de manière plus détaillée le montage financier, mais aussi « relationnel » avec les chargeurs ? Cela permettrait d’illustrer comment de petites plateformes peuvent émerger et faire vivre la gestion capacitaire à l’échelle régionale. Vous savez fort bien que les avis sont partagés quant à l’avenir de la gestion capacitaire et de la nouvelle entité centrée sur ce trafic.

Enfin, vous avez évoqué l’incertitude qui pèse sur l’équilibre économique de la ligne Auch-Agen. Quel type de soutien pourrait être apporté à l’exploitation de ces lignes adossées à des activités agricoles, afin de pérenniser leur relance ?

M. Jean-Luc Gibelin. En matière de capillaires, il s’agit bien de cofinancements, monsieur le président, lesquels peuvent représenter des efforts très notables pour certaines collectivités, notamment les intercommunalités. Nous pourrons vous faire parvenir, à l’issue des négociations sur les CPER, un récapitulatif consolidé de l’ensemble des régions. Pour le moment, la part financée par les intercommunalités et les départements demeure inférieure à 10 %.

Monsieur le rapporteur, les services express régionaux métropolitains illustrent la nécessaire cohabitation entre le TER et le fret ferroviaire. Les métropoles, notamment celles de la région Occitanie, Toulouse et Montpellier, sont très attentives à la logistique urbaine et à la question du « dernier kilomètre ». Il reste évidemment beaucoup à accomplir dans ce domaine. L’articulation entre le SERM et le fret suppose l’adaptation des horaires de travaux, mais aussi probablement les initiatives en cours chez SNCF Réseau pour mener un plus grand nombre d’expérimentations. Le ministre l’a d’ailleurs rappelé au sujet de la ligne Paris‑Orléans-Limoges-Toulouse et a évoqué le lancement de travaux en maintien de ligne.

Nous devons veiller à ce que les services express régionaux métropolitains puissent opérer à partir de l’existant, tout en favorisant la réflexion et l’imagination collectives pour la nécessaire mise en place d’infrastructures nouvelles. Il serait réducteur de penser que nous pourrons nous exonérer d’une réflexion sur les infrastructures. Ce sujet est particulièrement difficile, mais peut-être devons-nous imaginer pour demain des infrastructures plus faciles à mettre en œuvre, notamment dans le cadre de la logistique urbaine.

Il me semble également important de faire vivre et cohabiter de grandes plateformes. Un projet est en cours pour accueillir à Rungis le « train des primeurs » en provenance de Perpignan. Ces grandes plateformes sont nécessaires, à l’instar de celles de Bettembourg ou de Dunkerque. Les investissements se poursuivent pour les moderniser et faire mieux cohabiter différents modes techniques. Je me permets d’insister sur cet aspect, car il nous faut accroître la diversité des chargements possibles afin de fluidifier les trafics.

Dans le même temps, notre expérience en Ariège montre qu’il est possible de faire avancer un projet à partir de deux entreprises et je pense qu’elle est réplicable ailleurs. Douze à quinze kilomètres séparent les deux sites mentionnés. Le talc est un produit particulièrement compatible avec le transport ferroviaire. De son côté, l’usine de production d’eau n’est pas embranchée, alors même qu’une ligne SNCF passe à proximité. En collaboration avec SNCF Réseau, nous avons lancé des études pour imaginer un embranchement, mais nous nous sommes rapidement aperçus qu’il était plus pertinent de créer une plateforme certes modeste, mais qui articule les deux sites et qui permettra peut-être de proposer à d’autres de l’utiliser, notamment en mettant en œuvre la dimension du wagon isolé.

Nous avons donc rencontré les entreprises et nous avons sollicité les services de l’État. La préfecture du département, en lien avec la région, a mis en place un comité de pilotage – dont nous sommes évidemment partenaires – avec les entreprises Fret SNCF et SNCF Réseau, pour co-construire ce projet. Celui-ci progresse plutôt bien et une nouvelle réunion est prévue à la fin de l’année. Les autorités d’Andorre ont fait savoir qu’elles étaient intéressées par ce type de projet. C’est un exemple type de réalisation permettant de mobiliser les entreprises d’un territoire. Depuis le début, celles-ci sont pleinement parties prenantes de la réflexion. Nous les avons rencontrées et leur avons proposé de s’investir dans la réalisation. Ce type d’opération pourrait devenir emblématique et illustrer la possibilité de travailler ensemble et d’agir sur les territoires, ici et maintenant.

La liaison Auch-Agen illustre quant à elle l’enjeu du fonctionnement, qui renvoie aux questions des péages et des coûts associés. Monsieur le président, vous avez raison de souligner que l’avantage compétitif du fret se révèle sur des distances plus longues. Mais comme vous le savez, les entreprises s’attachent au coût direct, et aujourd’hui les entreprises de transport routier sont capables d’afficher des coûts directs beaucoup plus faibles de ceux du fret ferroviaire, même s’il faut en réalité intégrer des coûts supplémentaires, qu’il s’agisse du carburant ou des péages d’autoroute. De plus, il faut prendre en compte des coûts qui ne sont pas toujours affichés, comme celui de l’infrastructure routière ou autoroutière, directement liés à la fréquentation importante des poids lourds.

Nous avons besoin de proposer des réponses concrètes aux entreprises dans les mois à venir. À ce stade, une comparaison rapide des coûts affichés par les deux modes de transport dissuade les entreprises de faire appel au fret ferroviaire et les partenaires annoncés au départ ne nous ont pas rejoints. Les difficultés demeurent, alors que nous sommes vraiment convaincus que ce type de production céréalière est parfaitement adapté au rail. De plus, l’utilisation du fret ferroviaire est bien plus pertinente pour alimenter les ports de Bordeaux et ceux de la Méditerranée. Il faut passer à une nouvelle phase du fonctionnement de ces lignes et, plus largement, du fonctionnement du fret ferroviaire.

Mme Danielle Brulebois (RE). La Première ministre a annoncé un plan massif d’investissement de 100 milliards d’euros en faveur du ferroviaire, initié par l’excellent rapport du président du Conseil d’orientation des infrastructures (COI). Une part importante de ce plan est dédiée au fret ferroviaire. L’ambition affichée consiste à doubler la part modale du fret ferroviaire à l’horizon 2030, pour la faire passer à 20 %.

Dans nos départements ruraux, de nombreuses entreprises envisagent d’adopter le fret ferroviaire, mais elles sont parfois démunies pour agir et y parvenir. Dans un département comme le mien, le Jura, le fret ferroviaire est développé, mais il concerne surtout les gros chargeurs que sont les industries cimentière, céréalière et chimique, avec des entreprises comme Solvay qui disposent de terminaux ferroviaires arrivant au cœur de leurs sites industriels.

Le fret ferroviaire constitue ainsi un enjeu majeur pour le développement industriel de départements par ailleurs très ruraux. Les CPER étant en phase de finalisation, une concertation vraiment affirmée est-elle à l’œuvre avec les communautés de communes, les chambres consulaires et les acteurs industriels ? En raison de sa double compétence en matière économique et de transport, la région est au cœur du développement économique de nos départements. Quels sont les moyens attribués dans les CPER pour l’aide au wagon isolé ? J’ai pu consulter le CPER de la région Bourgogne-Franche-Comté et il ne me semble pas que le fret ferroviaire y occupe une part en progression.

M. Nicolas Ray (LR). Une de mes questions rejoint celle de ma collègue Danielle Brulebois sur les CPER en cours de négociation. Estimez-vous que le montant proposé par l’État sur le volet fret de ces CPER est satisfaisant ? La part demandée aux régions est-elle trop importante, dans la mesure où elles n’ont pas de compétence directe en la matière ?

Ma collègue a également mentionné le plan de 100 milliards d’euros annoncé par la Première ministre. Avez-vous plus de visibilité sur la déclinaison de ce plan et la répartition entre les différents acteurs ?

Par ailleurs, estimez-vous que les régions sont satisfaites de la manière dont SNCF Réseau gère l’attribution des sillons ? Ne pensez-vous pas que le transport longue distance soit trop favorisé ? Naturellement, il s’agit du transport le plus rentable, mais il profite finalement peu aux territoires traversés.

Enfin, comptez-vous utiliser le dispositif introduit par la loi relative à la différenciation, la décentralisation et la déconcentration (loi 3DS), qui instaure des écotaxes régionales pour favoriser le report modal ?

M. le président David Valence. La question de Mme Brulebois met à juste titre l’accent sur le caractère diffus de l’industrie française, qui est une spécificité par rapport à l’Allemagne ou le nord de l’Italie. Cette singularité explique parfois les difficultés ou la spécificité de l’organisation des flux logistiques ferroviaires en France. Dans notre pays, le « chevelu » ferroviaire doit être beaucoup plus fin qu’en Allemagne pour organiser des flux logistiques.

S’agissant de la déclinaison du plan à 100 milliards d’euros, celui-ci présente un certain paradoxe, dans la mesure où le fret ferroviaire y fait l’objet d’une plus grande attention par rapport aux demandes initiales du COI. Une annonce portant sur 4 milliards d’euros a été faite par le ministre des transports jusqu’aux prochains CPER, soit le montant exact demandé par le COI. L’État a d’ailleurs affiché une première déclinaison, à hauteur de 930 millions d’euros. Par conséquent, il existe déjà une traduction dans les lettres de mission rédigées par l’État. Pour le reste, le débat demeure ouvert.

M. Jean-Luc Gibelin. Il faut d’abord souligner l’enjeu du calendrier retenu. La feuille de route des CPER a été adressée aux préfets de région au mois de juin. Initialement, il était envisagé une signature à la fin du mois de juin. Compte tenu du délai retenu, la possibilité de concertation avec l’ensemble des collectivités était inexistante.

Lors de son intervention au congrès de Régions de France il y a deux semaines, la Première ministre a indiqué qu’elle avait pour objectif de parvenir à un accord sur les CPER avec la moitié des régions d’ici à la fin de l’année. Le calendrier s’en trouve naturellement modifié. Et une moitié des régions ne disposeront pas d’un accord signé avant la fin de 2023. Cela pose évidemment un certain nombre de questions.

M. le président David Valence. Dans quelle catégorie pensez-vous vous situer ?

M. Jean-Luc Gibelin. Il me semble que la région Occitanie figurera dans le deuxième paquet.

Quoi qu’il en soit, l’association des collectivités est une démarche partagée par les régions. Comme je l’ai indiqué les régions mènent actuellement la phase de concrétisation des schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires. Elles sont donc en relation étroite avec les autres collectivités. Nous ne pouvons pas d’un côté conduire des réunions de finalisation du SRADDET et d’un autre côté ne pas évoquer les sujets portant sur le fret ferroviaire. Ils comportent en effet une traduction concrète des objectifs des collectivités en matière de transition énergétique, qu’il s’agisse des régions ou des intercommunalités. De ce point de vue, la situation s’améliore.

Je partage les propos du président Valence sur le montant des enveloppes spécifiques pour le fret dans les CPER. Auparavant, ces enveloppes étaient inexistantes. D’après les échos qui me parviennent, ces montants sont reconnus comme une étape importante. C’est un progrès significatif.

Monsieur Ray, je reprendrai, pour vous répondre, les déclarations effectuées et les positions prises publiquement. Les présidents de région ont eu l’occasion de dire qu’ils n’étaient pas satisfaits de la proposition. À l’heure où nous parlons, seules deux régions ont avancé et ont indiqué que des solutions commençaient à voir le jour. La région PACA a signé une lettre d’intention et se trouve actuellement dans une phase de concrétisation. De son côté, le président de la région Bretagne a annoncé qu’il avait abouti.

Il n’en va pas de même dans les onze autres régions métropolitaines. Les problèmes de calendrier demeurent, comme en atteste l’intervention de Mme la Première ministre au congrès de Régions de France à Saint-Malo, au sujet des 100 milliards d’euros. Les présidentes et présidents de région avaient publié une tribune et avaient confirmé leur demande de 100 milliards d’euros en dix ans, soit sur deux CPER. Comme l’annonce a porté sur une période de dix-sept ans, soit sur quatre CPER, une déception s’est évidemment fait jour. À ce stade, il n’existe pas de concrétisation des 100 milliards d’euros ou d’une partie de cette somme sur les CPER. Nous ne disposons d’aucun élément tangible sur la répartition de ces montants. Diverses informations circulent, mais il semble que sur les 100 milliards d’euros, la part du financement gouvernemental ne serait pas majoritaire – je précise toutefois que cette information n’a pas été officiellement annoncée lors du congrès de Saint-Malo.

S’agissant des sillons, les informations dont je dispose montrent que la concertation a été plus effective qu’auparavant. Un temps plus important est consacré aux échanges. Naturellement, comme dans toute concertation, l’ensemble des demandes ne peut être satisfait. Cependant, les sillons font l’objet d’un partage plus intéressant. Dans plusieurs régions, le travail d’anticipation est plus prononcé. Les difficultés apparaissent sur les questions interrégionales, notamment au sujet des grandes liaisons ferroviaires, compte tenu du nombre plus élevé de contraintes, particulièrement en matière de TER. Cependant, par rapport à la période 2018-2019, je constate une amélioration dans nos relations avec SNCF Réseau.

Vous m’avez également demandé si le transport longue distance est trop favorisé. Le président Valence a rappelé à juste titre qu’en matière de fret ferroviaire, la très courte distance implique plus de démarches sur le wagon isolé. Certes, des investissements spécifiques ont pu être réalisés, par exemple pour la plateforme de Miramas dans la région PACA, mais ils demeurent limités sur le plan national.

Surtout, les propositions des entreprises ferroviaires de transport sur des distances plus courtes demeurent peu nombreuses. Une illustration en est fournie par les multiples réunions tenues au sujet du « train des primeurs » entre le marché Saint-Charles à Perpignan et le marché de Rungis en Île-de-France. Nous avions par exemple évoqué la possibilité d’un arrêt long permettant de charger à Avignon. Malheureusement, cet arrêt ne figure pas dans le modèle économique actuel, dans la mesure où cette liaison est aujourd’hui uniquement envisagée par la route. Cela ne signifie pas que le sujet ne doit pas faire l’objet d’un travail approfondi, mais les réflexions ne sont pas suffisamment avancées à ce stade.

À l’inverse, les plateformes de dimension plus modeste ouvrent des perspectives intéressantes. De ce point de vue, nous sommes plutôt à la croisée des chemins. Les deux démarches ont encore du mal à trouver leur place. Naturellement, les distances plus courtes irriguent mieux le territoire et correspondent plus aux intérêts des entreprises.

Enfin, vous m’avez interrogé sur l’écotaxe. Au sein de Régions de France, trois régions anticipent actuellement la mise en œuvre de la loi 3DS dans le cadre de la reprise des routes : la région Grand Est, la région Auvergne-Rhône-Alpes et la région Occitanie. Pour cette dernière, le volet budgétaire n’est absolument pas réglé et la reprise ne se concrétisera peut-être pas. Il me semble que la région Grand Est est la plus avancée en la matière.

M. le président David Valence. Je confirme que la région Grand Est est en passe d’activer le mécanisme permettant de lever l’écoredevance. Si toutes les régions qui ont demandé une rétrocession pour huit ans – une période malheureusement très courte – du réseau routier national ont la capacité de le faire, seulement trois d’entre elles s’étaient engagées dans cette démarche. Pour le moment, la situation semble effectivement plus avancée en Auvergne-Rhône-Alpes et dans la région Grand Est que dans la région Occitanie.

 


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45.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop (26 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop. Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Railcoop a été créé en 2019 sur un modèle original – pour ne pas dire atypique – puisqu’il s’agit d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Elle s’est employée à introduire ou à réintroduire des activités de transport de fret ou de voyageurs à une échelle très locale. Votre siège est à Figeac, dans le Lot, et vous avez déployé votre activité sur un nombre assez restreint de lignes. Cependant, vous visez à terme à devenir un opérateur alternatif de poids sur d’autres segments transversaux. Vous êtes aujourd’hui confronté à des difficultés financières importantes, puisque l’entreprise a été placée le 16 octobre en redressement judiciaire pour une période de six mois, à un moment où le paysage du fret ferroviaire s’apprête à connaître d’importantes modifications en raison du plan de discontinuité appliqué à l’opérateur historique, sur décision du ministre des transports. Ce plan a pour objectif de protéger cet opérateur historique d’une éventuelle condamnation par la Commission européenne.

Votre témoignage nous sera d’une grande utilité pour déterminer quelles peuvent être les actions à mener au niveau du Parlement, du Gouvernement et des exécutifs régionaux pour permettre à des sociétés comme la vôtre de trouver leur modèle économique. Il me semble d’ailleurs que trois collectivités participent à votre capital.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Debaisieux prête serment.)

M. Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop. Railcoop est née d’une initiative citoyenne il y a quatre ans, le 30 novembre 2019. C’est une société coopérative d’intérêt collectif. Son ambition consiste à associer les citoyens, les collectivités locales, les entreprises, c’est-à-dire tous les bénéficiaires de la mobilité ferroviaire, à l’émergence d’offres nouvelles. Notre projet phare est en effet le développement d’un service voyageurs. Mais nous avons également débuté, en novembre 2021, un service fret que nous avons dû arrêter au mois de mai 2023. Ce service fret répondait à l’objectif de Railcoop, qui consiste à essayer d’amener le ferroviaire sur certains territoires où il n’existait plus. Tel était le cas du territoire de Figeac-Decazeville, à l’intersection du Lot, de l’Aveyron et du Cantal, où depuis un certain nombre d’années, il n’existait plus de fret ferroviaire pour relier ce territoire à la métropole toulousaine.

Ce développement du fret devait nous aider à renforcer notre système de gestion à la sécurité et nous permettre d’aborder le service voyageurs de façon plus sereine. Il est clair que le développement du fret ferroviaire a considérablement pesé sur la trajectoire financière de l’entreprise et a contribué aux difficultés que Railcoop connaît aujourd’hui : comme vous l’avez indiqué, Railcoop est placée en redressement judiciaire depuis le 16 octobre, avec la possibilité de proposer un plan de continuation dans les six mois à venir.

Pourquoi nous sommes-nous positionnés sur le segment du fret ferroviaire ? Nous avions identifié l’existence d’une attente et d’un réel besoin de fret ferroviaire dans des territoires qui ne sont plus desservis. À titre d’exemple, nous avons ouvert quelque quarante et un dossiers pour un territoire qui comprend à peu près six cents entreprises : ces entreprises nous ont contactés pour essayer de voir si nous pouvions développer le fret ferroviaire. Mais la plupart de ces prospections ne se sont pas matérialisées et la montée en puissance a pris du temps.

La première raison de ce délai est liée à un aspect culturel. De mon point de vue, le transport de marchandises par rail constitue un monde à part : le ferroviaire n’est pas intégré aux flux logistiques. Par exemple, pour une société ayant des flux réguliers entre le nord de la France, à côté de Douai, et Decazeville dans l’Aveyron, la complexité du système ferroviaire nous contraignait à proposer des délais d’une semaine pour faire descendre les trains de Douai à Decazeville alors que les échéances logistiques étaient à J+1.

J’ai également pu observer la spécificité du ferroviaire au sein du monde des transports à travers les mécanismes d’aide qui sont mis en place, par exemple pour le wagon isolé. À titre d’illustration, nous desservions des cours de marchandises et non des installations terminales embranchées (ITE). Or le mécanisme d’aide au wagon isolé qui a été notifié à la Commission européenne prévoit qu’au minimum l’un des deux bouts de la connexion doit desservir une ITE. Comme 99,9 % des entreprises ne sont pas embranchées au réseau ferroviaire, le mécanisme d’aide ne peut pas, de facto, s’appliquer à des flux de wagons isolés qui desserviraient ces sites non embranchés. Ceci témoigne d’une conception où le ferroviaire, sur un segment de marché, ne se pense pas forcément comme un maillon d’une chaîne logistique globale.

Un autre élément culturel que j’ai pu relever concerne les politiques des collectivités. Une trentaine de collectivités locales sont sociétaires de Railcoop, dont deux régions – la région Grand Est et la région Bourgogne-Franche-Comté –, les départements de l’Allier et de la Creuse, mais également un certain nombre d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Nous avons constaté que la question ferroviaire est souvent traitée à part dans les politiques d’aménagement du territoire. Quand une nouvelle collectivité ou un EPCI développe une zone logistique, la question de l’embranchement ferroviaire n’est pas systématiquement considérée.

La même remarque vaut pour l’État. Il y a quelques semaines je regardais le plan « France 2030 », qui liste des sites industriels prêts à être commercialisés au niveau français. Parmi les critères de sélection, il n’est pas possible d’identifier les sites industriels embranchés. Cette donnée n’est pas aisément disponible. Encore une fois, j’ai le sentiment que le ferroviaire est à part dans le monde des transports.

Simultanément, il me semble que la situation est en train d’évoluer. Dans ce domaine, Fret SNCF fait preuve d’innovation, puisque l’entreprise a notamment lancé l’initiative Rail Route Connect (2RC), qui répond à un certain nombre de problématiques que nous avons pu rencontrer. La première d’entre elles concerne la coopération avec les transporteurs routiers. Sur le territoire de Figeac et de Decazeville, nous avons éprouvé de grandes difficultés à trouver des transporteurs partenaires pour parcourir le dernier kilomètre, de la cour de marchandises jusqu’aux sites industriels. Cette défaillance explique en partie pourquoi notre service n’a pas fonctionné.

Fret SNCF travaille en outre en partenariat avec des entreprises ayant des entrepôts embranchés qui permettent de disposer d’infrastructures « tampon » pour stocker des marchandises et pour établir la jonction entre le train et la route. Cet élément est essentiel : un des autres éléments de blocage dont nous avons souffert avec l’entreprise du nord de la France que je mentionnais précédemment était lié au fait que la rupture de charge devait se faire sous abri. Or les cours de marchandises n’étaient pas équipées pour protéger effectivement les chargements, ne serait-ce que de la pluie.

Un des autres freins au développement du fret ferroviaire dans les territoires concerne les infrastructures, et plus précisément leur qualité, ainsi que la nature des cours de marchandises. En mai 2022, nous avons débuté des flux de bois pour desservir une papeterie. Nous avons dû les interrompre un an plus tard. Nous aurions pu être plus performants si le point de chargement ferroviaire était au plus près des massifs forestiers. Par exemple, dans le Cantal, il n’existe plus aucune cour de marchandises. De plus, lorsqu’elles existent, les cours de marchandises sont dans un état de délabrement assez avancé. À Gignac, dans le Lot, nous avions initialement prévu d’opérer six wagons de bois par semaine. Mais compte tenu des limites techniques de la cour, nous ne pouvions in fine en charger que deux. À la cour de marchandises de Capdenac, les voies étaient en charge C et non en charge D. Ce niveau ne permettait pas de charger les wagons à leur pleine capacité. La charge était de 20 % inférieure à ce que nous aurions pu réaliser, affectant directement le prix et le coût du transport. En résumé, ces aspects techniques limitent les possibilités en matière de fret conventionnel.

Un autre frein concerne les sillons de circulation. La construction horaire organisée par SNCF Réseau est structurée pour favoriser le trafic voyageurs, ce qui rend très complexe la construction de plans de transport. Nous devions démarrer un flux de produits de carrière, mais il nous a fallu trois mois pour arriver à construire un plan de transport économiquement intéressant. Ce flux partait du nord de Cahors jusqu’au port de Bordeaux. Deux itinéraires étaient possibles : un itinéraire sud par la ligne Montauban-Agen et un itinéraire nord par Brive et Périgueux. Ce dernier axe aurait été plus facile pour accéder au port de Bordeaux, mais il était impossible de trouver des sillons de circulation entre Brive et Périgueux, en raison notamment des contraintes liées au temps de latence entre les différents trains.

Enfin, nous avons coopéré avec Fret SNCF sur un flux de bois à papeterie qui descendait en direction de Saint-Gaudens. Le temps de calage était assez long. Je constate que dans le ferroviaire, il existe beaucoup de normes, mais finalement peu de standards : de nombreuses règles s’appliquent, mais il y a peu de dispositions communes, par exemple pour l’échange de wagons. Sur des questions techniques, nous avons eu des divergences avec la SNCF au sujet de l’interprétation des normes.

M. le président David Valence. Votre exposé était particulièrement éclairant, notamment sur le « monde à part » que constitue le fret ferroviaire et l’insuffisante insertion dans des chaînes logistiques. De fait, les logisticiens n’ont pas l’habitude d’inclure le ferroviaire parmi les solutions proposées.

De quelle manière le monde ferroviaire, et singulièrement le groupe ferroviaire public, a-t-il reçu votre initiative de construire une offre alternative sur un modèle coopératif, à la fois pour le trafic voyageurs et pour le fret ? Je vous parle d’expérience, car la région Grand Est avait décidé d’ouvrir le secteur à la concurrence et de récupérer la gestion d’une infrastructure ferroviaire en propre pendant une vingtaine d’années pour engager des travaux et la rouvrir. Or, de toutes nos initiatives, celle qui a fait l’objet des critiques les plus violentes sur les réseaux sociaux a été l’entrée au capital de Railcoop. J’ai toujours trouvé cela surprenant, puisqu’il s’agit d’une société coopérative que l’on ne peut taxer d’être une représentante du grand capital.

M. Nicolas Debaisieux. Le groupe ferroviaire public fait preuve une attitude très ambivalente à l’égard de Railcoop. Les relations sont bonnes avec les équipes en charge du processus capacitaire de SNCF Réseau. Les débuts ont été difficiles, car nous les avons bousculés, nous avons proposé des offres qu’ils n’avaient pas l’habitude de voir.

En revanche, nous avons clairement subi des campagnes de dénigrement de la part des syndicats, et très récemment encore. Des publications sur les réseaux sociaux présentent un caractère diffamatoire et nous nous sommes même posé la question d’intenter des recours devant la justice. Nous avons constaté qu’un certain nombre d’agents disposaient d’informations qui, de toute évidence, provenaient des systèmes internes de SNCF Réseau. Ils publiaient des données destinées à nous dénigrer. Des « fuites » de nos discussions avec le gestionnaire sont intervenues. Je rappelle que nous avons obtenu de la part du ministère une licence d’entreprise ferroviaire et un certificat de sécurité qui attestent de notre sérieux. Malheureusement, les syndicats de cheminots ont fait preuve d’une attitude très hostile envers notre société. Des manifestations contre Railcoop ont par exemple eu lieu à Montluçon et à Figeac. De son côté, le groupe SNCF n’a pas non plus agi pour faire cesser ces attitudes.

Quand nous avons lancé Railcoop, nous ne pensions pas concurrencer la SNCF mais bien nous associer avec des collectivités locales, des citoyens et des entreprises pour essayer de produire quelque chose de différent. Nous aurions pu être un laboratoire d’idées de la SNCF. J’estime que le groupe SNCF a eu une attitude assez ambivalente à notre égard et que les syndicats ont été carrément hostiles.

M. le président David Valence. D’expérience, je n’ai jamais reçu de messages aussi violents vis-à-vis d’une initiative prise par une région que ceux qui ont porté sur l’entrée de la région Grand Est au capital de Railcoop. La somme de 300 000 euros qui a été investie a pu être qualifiée de « pharaonique » et perçue comme une manifestation d’hostilité à l’égard de SNCF Mobilités. Ce montant doit être rapporté aux 540 millions d’euros que la même région verse chaque année pour le service de TER.

Je confirme donc vos propos. De la même manière, quand la nouvelle du redressement judiciaire de Railcoop a été publique, des « hourras » et des applaudissements ont émané de certaines forces syndicales, ou plutôt de personnes syndiquées. Je tenais à apporter ces éléments au débat, puisque je ne doute pas que cette audition sera très regardée et peut-être qu’elle sera commentée. Je n’ai pas compris qu’un acteur du monde coopératif qui essaie de développer des liaisons voyageurs longue distance qui n’existent pas ou de tester des offres sur du fret courte distance là où elles étaient absentes depuis des décennies ait pu susciter une telle hostilité. Les autres entreprises ferroviaires alternatives n’ont pas subi une telle violence.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je souhaite revenir sur votre travail d’identification des besoins en matière de fret. Vous nous avez indiqué avoir suivi une quarantaine de prospects sur un bassin d’environ six cents entreprises. Quel a été votre travail de prospection, pour des entreprises et des trafics potentiels de quelle nature ? Pourriez-vous également évoquer les obstacles rédhibitoires qui n’ont pas permis la mise en œuvre opérationnelle après ce travail de prospection commerciale ?

M. Nicolas Debaisieux. Les prospects étaient essentiellement des PME industrielles. Très rapidement, nous avons été confrontés à des volumes insuffisants et des problématiques de coût pré- et post-acheminement. Par exemple, nous avons réalisé quelques flux de palettes pour l’entreprise Molenat, qui produit des menuiseries industrielles. Il est vite apparu que le modèle n’était clairement pas viable. Nous avons également opéré quelques petits flux agroalimentaires avec Ethiquable. Ici aussi, la problématique du transport routier était assez complexe ; nous n’étions pas suffisamment compétitifs, ni en délais ni en coûts.

Nous nous sommes donc orientés vers des flux lourds et moins contraints par les délais, notamment le bois. Les wagons étaient stationnés à demeure à Capdenac et les forestiers venaient charger les trains au fur et à mesure. Le train partait une fois par semaine, en fonction du niveau de chargement. Cette activité a globalement bien fonctionné ; le flux était en croissance, mais il n’était pas suffisant pour atteindre l’équilibre économique. Nous avons également travaillé sur des produits de carrière, avec un flux orienté vers le port de Bordeaux. Ce flux a également plutôt bien fonctionné.

Avant de démarrer l’activité, nous avions recensé les flux entrants et sortants sur le bassin, qui s’établissaient à environ sept cents camions entrants et sortants par jour. Nous avions calculé que si nous prenions 5 % de ces flux, nous pourrions atteindre l’équilibre économique. Mais nous n’avons pas été en mesure d’atteindre ce volume.

M. Hubert Wulfranc. Vous avez évoqué le bois. Il me semble que dans les années 2000, la SNCF a abandonné la desserte bois. Lorsque vous vous êtes lancés dans cet acheminement, le marché était-il potentiellement important ? L’est-il toujours ?

M. Nicolas Debaisieux. Même après l’arrêt du fret, nous avons continué à échanger avec notre client. Pour le bois, nous avions pour objectif de traiter cinq cent soixante-seize wagons durant l’année 2022. En réalité, nous en avons traité à peu près soixante-dix.

Nous avons été confrontés à un problème sur les wagons. Nous nous appuyions sur Fret SNCF pour le dernier kilomètre, mais cette entreprise a considéré que les wagons n’étaient pas suffisamment sûrs et a demandé à Ermewa, qui nous louait les wagons, d’apporter des modifications sur ces derniers en ajoutant des parois de chaque côté. Nous avons donc connu des problèmes au démarrage. Se sont surajoutés des problèmes conjoncturels, comme l’interdiction de l’accès aux forêts en 2022 en raison des feux, puis une tension sur le marché du bois, qui empêchait nos clients de s’approvisionner.

Structurellement, je considère que ce marché peut être porteur, à condition d’être plus près des massifs forestiers. Il faut travailler bien plus en amont avec les forestiers, afin qu’ils prennent l’habitude de s’appuyer sur le ferroviaire. Un forestier indépendant avait d’ailleurs bien compris l’utilité du ferroviaire. Le potentiel existe donc, mais les infrastructures ferroviaires doivent être bien positionnées. De plus, il faut pouvoir proposer des zones tampon pour constituer des stocks.

Vous m’avez également interrogé sur les volumes. Au maximum, nous opérions huit wagons, qui n’étaient pas chargés intégralement, quand il aurait fallu en charger une douzaine ou une quinzaine chaque semaine pour assurer un modèle économique pérenne.

M. le président David Valence. La question de la compétitivité entre la route et le rail s’apprécie selon les types d’activités économiques et leur capacité à internaliser un surcoût sur une distance courte. Or la grande caractéristique de l’industrie du bois est qu’elle présente des niveaux de rentabilité très faibles, en dehors d’opérations exceptionnelles ; il s’agit d’une industrie de coûts.

Du point de vue des exploitants forestiers – je ne parle pas de la seconde transformation –, le niveau de marge est extrêmement faible. Dès lors, le positionnement sur une distance courte s’avère objectivement encore plus difficile que pour d’autres secteurs économiques.

M. Nicolas Debaisieux. L’évolution du prix de l’énergie en ce moment change également la donne. L’impact du prix du gasoil sur la rentabilité des transports routiers est réel et accroît par contraste l’intérêt du ferroviaire. Plus globalement, le transport ferroviaire redevient compétitif dans certains secteurs en raison de l’augmentation du prix de l’énergie. L’équilibre économique est plus facilement atteignable.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). J’ai souhaité la tenue de cette audition, dans la mesure où l’activité de Railcoop a effectivement suscité l’émotion des représentants syndicaux. Railcoop est une société privée de transport. Historiquement, l’apparition de sociétés privées dans le ferroviaire n’a pas donné les résultats escomptés, entraînant le retour à un pôle public du transport, avec la SNCF en transporteur unique. Le rail n’est pas propice à la concurrence. Les syndicats sont attachés à ce pôle public du transport ferroviaire, puisqu’ils y ont contribué.

Compte tenu de l’investissement nécessaire pour assurer le fonctionnement du fret ferroviaire, la puissance publique doit prendre en compte les besoins que nous avons pu mettre en avant quant aux changements de méthode rendus obligatoires par le dérèglement climatique. Je rappelle que le transport représente 30 % des émissions de gaz à effet de serre.

Ma question concerne les axes de travail que vous avez mis en place avec différents transporteurs. La question du transport des déchets vers les centres de tri se pose. La tendance est aujourd’hui à l’utilisation de grands centres de tri centralisés pour deux ou trois départements différents, mais le transport s’effectue principalement par camion. Avez‑vous un avis à ce sujet ? Avez-vous pris en compte ce marché ?

M. Nicolas Debaisieux. Le sujet des déchets rejoint la problématique que j’ai mentionnée précédemment. L’implantation des centres de déchets prend rarement en compte la localisation des embranchements ferroviaires. Dès lors, les enjeux du premier et du dernier kilomètre ne cessent de se renouveler. Sauf erreur de ma part, des expériences très intéressantes sont menées par Captrain dans l’Oise : cette société a mis en place des flux assez intéressants de traitement des déchets moyennant une conteneurisation.

Un de nos sociétaires nous avait signalé que les déchets du Cantal partaient vers Montauban. Par conséquent, sur une bonne partie du trajet, ces déchets suivaient l’itinéraire de nos trains. Mais une analyse assez simple a démontré que ce flux n’était pas viable en réalité, puisqu’il aurait fallu disposer de deux points de chargement et de déchargement, l’un à Figeac et l’autre à Toulouse, pour pouvoir accéder à la mise en décharge qui se trouvait du côté de Montauban.

Permettez-moi de revenir sur vos propos concernant la nature des opérateurs, publics ou privés. La création de Railcoop ne s’inscrit pas dans une telle vision binaire. Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif. Certes, il s’agit d’une société privée, avec des objectifs de rentabilité. Cependant, nous sommes une société à lucrativité limitée. De plus, notre société dispose d’un fonctionnement démocratique sur le modèle « une personne, une voix », quel que soit le capital détenu. Ce modèle permet d’associer les différentes parties prenantes à un projet, notamment les collectivités locales, qui portent un fort intérêt au ferroviaire.

De plus, au minimum 57,5 % des résultats doivent être gardés en réserve pour la mission de l’entreprise. Dans l’hypothèse où nous touchons des subventions publiques, les 42,5 % restants doivent être déduits et ne peuvent être redistribués. En résumé, cette structure d’entreprise est constituée pour atteindre un équilibre économique profitable, mais la richesse créée ne doit pas servir à rémunérer des actionnaires de façon individuelle ; elle doit servir à construire un projet commun. Pour nous, cette brique coopérative est indispensable dans le monde ferroviaire, au même titre que des acteurs publics et des acteurs privés.

Dans le ferroviaire, l’action publique est souvent considérée comme une subvention d’exploitation qui est donnée à une entreprise. Pour ma part, je pense que l’action publique mériterait d’être beaucoup plus précise et beaucoup plus fine. Il existe par exemple des enjeux concernant le financement du matériel et la performance de certaines infrastructures. Dès lors, il m’apparaît nécessaire de mettre en place des actions plus ciblées de mise à disposition d’infrastructures rail-route performantes, lesquelles permettront au ferroviaire de se développer.

Je pense que l’action publique gagnerait en efficacité si elle était beaucoup plus fine dans cet accompagnement plutôt que de se concentrer sur la simple subvention d’exploitation.

M. Nicolas Ray (LR). Je souhaite revenir sur les difficultés que vous avez rencontrées. Je m’interroge notamment sur leur pondération : sont-elles essentiellement d’origine interne ? Sont-elles liées au secteur français du fret, aux difficultés d’obtention des sillons auprès de SNCF Réseau ? Sont-elles liées au coût important d’acquisition du matériel roulant, même si je sais que vous avez pu obtenir la cession d’anciens matériels de la région Auvergne-Rhône-Alpes ?

Vous avez subi un taux de remplissage assez faible. Comment l’expliquez-vous ? Cette faiblesse provenait-elle de votre offre, qui n’était pas assez attractive ? Était-elle liée à la difficulté de remplissage que vous mentionniez, à une trop faible fréquence des liaisons ? N’était-elle pas tout simplement liée à l’arbitrage rail-route, qui demeure trop défavorable au rail, en tout cas pour les entreprises ?

Ma dernière question sera d’ordre plus général : au regard de tous ces éléments, le modèle coopératif est-il pertinent dans le secteur ferroviaire, et notamment dans le secteur du fret ?

M. Nicolas Debaisieux. Je pense que le modèle coopératif reste pertinent. En revanche, j’ai pu constater un « choc des cultures » dans le ferroviaire, entre une culture ferroviaire qui est extrêmement pyramidale et normée et une culture de l’économie sociale et solidaire qui est très horizontale. Ce choc engendre, il faut le reconnaître, des incompréhensions. Il faut également admettre que ce choc a pu générer des difficultés en interne dans le développement de notre projet. Nous avons eu quatre présidents en un an, ce qui n’a pas permis de stabiliser la gouvernance. Enfin, la construction d’une entreprise ferroviaire coopérative est complexe.

Mais, une fois encore, je demeure convaincu que le modèle de la SCIC est pertinent pour le ferroviaire parce qu’il permet d’associer des acteurs différents, dont des collectivités locales, qui ne sont pas forcément dotées de compétences en matière de transport. Quand un département comme celui de l’Allier nous rejoint, il cherche avant tout à s’assurer que le territoire est bien connecté et nous pouvons apporter une réponse, notamment une réponse ferroviaire.

M. Nicolas Ray (LR). Existe-t-il des exemples de SCIC ayant réussi ?

M. Nicolas Debaisieux. Non, dans la mesure où Railcoop est la première. En Europe, il existe une coopérative belgo-néerlandaise, European Sleeper. Il ne s’agit pas d’une entreprise ferroviaire : elle possède ses trains, mais elle s’appuie sur des entreprises ferroviaires. Railcoop a choisi une autre voie puisqu’elle possède sa propre licence et son certificat de sécurité.

M. le président David Valence. L’entreprise que vous mentionnez loue-t-elle du matériel ferroviaire ?

M. Nicolas Debaisieux. Je ne connais pas le détail de la structuration, mais il me semble bien qu’elle loue le matériel, tout en vendant directement des billets.

Vous avez mentionné les difficultés. Je rappelle néanmoins qu’en quatre ans, Railcoop a réussi à créer une communauté de près de quinze mille sociétaires, dont une trentaine de collectivités locales et deux cents entreprises. L’existence même de Railcoop démontre le besoin d’un certain nombre de nos concitoyens d’être impliqués dans cette question ferroviaire. Le ferroviaire intéresse un très grand nombre de gens. Nous sommes aujourd’hui l’une des plus grosses SCIC de France, malgré une durée d’existence relativement courte.

Le modèle coopératif est extrêmement puissant mais il manque encore d’outils pour être accompagné dans un passage à l’échelle. Nous avons fait évoluer notre schéma de financement pour aller vers le voyageur en scindant schématiquement le projet en trois. Railcoop est restée une entreprise ferroviaire capable de produire des trains, mais nous avons créé deux structures différentes : une société de portage du matériel roulant voyageurs et une société de portage du risque commercial, en s’associant avec d’autres fonds d’investissement. Nous n’avons pas réussi à réaliser cela dans le cadre intégré coopératif. En effet, lorsqu’un sociétaire souhaite se retirer de la coopérative, cette dernière rachète la part sociale à la valeur adoptée en assemblée générale. Or les sociétés de capital-risque se rémunèrent notamment sur l’augmentation de la valeur de l’entreprise ou sur les dividendes. Dans notre cas, l’augmentation de la valeur d’entreprise est plafonnée et les dividendes sont encadrés. Aujourd’hui, il n’existe pas de mécanisme alternatif permettant de soutenir des initiatives fortement capitalistiques dans le domaine de l’économie sociale et solidaire.

M. le président David Valence. Une des questions récurrentes qui s’est posée dans votre projet portait sur la possibilité d’un financement public structuré de type Caisse des dépôts. Mais cette possibilité s’est avérée être une voie sans issue.

M. Nicolas Debaisieux. Nous avions obtenu une lettre d’intention de la Banque des territoires, qui conditionnait son intervention à la participation d’autres investisseurs, lesquels ne sont finalement pas venus. La question de la structuration est propre au passage à l’échelle des structures de l’économie sociale et solidaire. Si l’on veut développer ces modèles dans des secteurs fortement capitalistiques, il faut envisager d’autres chemins.

Ensuite, la performance du système ferroviaire français est très mauvaise, notamment sur le réseau classique. Il n’y a quasiment pas de circulation sur une partie non négligeable de ce réseau en raison de sa très mauvaise performance sur certains segments. Dans l’Allier, par exemple, le temps de parcours entre Gannat et Limoges est identique selon que l’on passe par Montluçon ou par Vierzon et Bourges, car les lignes sont vieillissantes.

En outre, l’arbitrage rail-route demeure bien souvent défavorable, même si des mécanismes, comme celui des certificats d’économies d’énergie, sont censés favoriser le report modal. Ces mécanismes se heurtent à des limites. Par exemple, nous disposions d’une demande pour un flux de produits de carrière. L’aide que nous pouvions obtenir correspondait uniquement à 2,86 % du montant facturé, ce qui n’était pas suffisamment incitatif.

Par ailleurs, ce mécanisme de certificats d’économies d’énergie ne s’applique que pour des flux routiers existants. Il n’existe pas de mécanisme d’aide pour des flux nouveaux correspondant à de nouveaux marchés.

M. le président David Valence. La mauvaise performance du réseau ne concerne pas uniquement les circulations de fret, mais aussi le trafic voyageurs.

Je vous remercie pour ces échanges. Vous nous avez exposé le regard d’un nouvel entrant sur un écosystème que nous avons appris à bien connaître. Ce regard assez neuf a convergé avec certaines des remarques que nous nous faisons.


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46.   Audition, ouverte à la presse, de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres à la Commission européenne (26 octobre 2023)

 

M. le président David Valence. Nous nous retrouvons pour l’audition, en visioconférence, de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres à la direction générale de la mobilité et des transports de la Commission européenne.

Monsieur le directeur, vous avez répondu positivement à notre invitation dès que nous vous avons sollicité au début du mois de septembre et nous vous en remercions très sincèrement. Nous souhaitons nous entretenir avec vous des ambitions de l’Union européenne en matière de développement du trafic ferroviaire de marchandises, qui est un élément essentiel pour parvenir aux objectifs du Pacte vert. Nous aimerions également que vous puissiez nous détailler les règlements en cours d’élaboration et que vous nous indiquiez la manière dont est considéré à Bruxelles l’objectif de la France de parvenir à 18 % de part modale du fret ferroviaire en 2030.

Il ne vous sera pas demandé de prêter serment puisque, en tant que fonctionnaire européen, vous bénéficiez de l’immunité de juridiction pour les actes accomplis et pour les propos tenus dans le cadre de vos fonctions.

M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres, Commission européenne. C’est un grand honneur d’être entendu par votre commission sur un sujet aussi important. Même sans serment obligatoire, je tiendrai un discours de vérité et de transparence, dans la limite de mes capacités.

J’appartiens à la direction générale de la mobilité et des transports, qui n’est pas chargée de l’enquête en cours. Celle-ci est gérée par la direction générale de la concurrence.

Comment expliquer l’état du fret ferroviaire en France, en Europe aussi, et comment agir pour faire progresser ce secteur ? L’Europe, la France et la Commission européenne partagent l’objectif très clair de promouvoir le transport ferroviaire, tant pour les passagers que pour le fret. La Commission européenne vise, par rapport aux chiffres de 2015, une augmentation de 50 % du fret d’ici à 2030 et de 100 % d’ici à 2050. Il est donc légitime de se demander si, à ce jour, nous sommes sur la bonne voie. Hélas, les résultats ne sont pas, pour le moment, aussi bons que nous l’espérions. La part modale du rail dans l’Union stagne. En 2021, en tonnes-kilomètres, la part modale du fret ferroviaire est de 16,4 % en Europe et seulement de 10,3 % en France. Selon moi, cinq raisons principales y concourent, aussi bien pour la France que pour l’Union européenne dans son ensemble.

La première concerne le contexte : le transport ferroviaire doit faire face à des concurrents – la route et l’avion – très performants, agissant dans des environnements qui leur permettent d’opérer facilement au-delà des frontières. Ces modes de transport sont également beaucoup plus avancés que le rail dans le processus d’ouverture à la concurrence. Celle-ci incite en particulier les opérateurs routiers à améliorer la qualité de leurs services, à devenir plus efficaces et à diminuer leurs prix.

Simultanément, la désindustrialisation de l’économie de l’Europe diminue la demande de transport de matières premières et de marchandises volumineuses, réduisant en conséquence l’attrait du fret ferroviaire. Compte tenu du modèle économique qui se développe – le juste-à-temps –, la route présente un avantage évident, qui réside dans sa capacité à offrir un service de porte-à-porte. Dans la plupart des cas, le transport ferroviaire doit quant à lui supporter les coûts supplémentaires de transbordement pour le premier ou le dernier kilomètre.

Cependant, ces coûts peuvent être compensés par une tarification du transport routier liée aux coûts environnementaux réels. En France par exemple, plus de 2 500 kilomètres d’autoroutes, correspondant à 23 % du réseau autoroutier, sont gratuits. Un camion peut voyager sans péage de Bâle, en Suisse, à la frontière avec le Luxembourg en passant par Colmar, Nancy et Metz, soit 370 kilomètres, concurrençant ainsi la principale route ferroviaire du corridor mer du Nord-Méditerranée. Je suis évidemment au courant du débat sensible en France sur l’écotaxe pour les poids lourds et je saisis cette occasion pour appeler l’attention sur cette option prévue par la législation européenne en vigueur.

Le deuxième facteur qui nous semble important a trait à la facilité des opérations transfrontalières. Aujourd’hui, en tenant compte des coûts supplémentaires du transbordement, le fret est une option viable surtout pour les longues distances, généralement au-delà de 500 kilomètres.

Cela signifie que pour faire rayonner le fret ferroviaire, il est nécessaire de regarder au-delà des frontières et de viser le marché européen, même pour un grand pays comme la France. Aujourd’hui, environ 50 % du trafic de fret dans l’Union européenne est transfrontalier. Dans mon petit pays natal, le Danemark, il n’existe plus d’opérateur national et le fret ferroviaire fonctionne presque exclusivement pour le transit. Le développement du fret ne peut donc être lié à un marché purement national : les entreprises doivent viser le marché unique de l’Union européenne et même au-delà.

Partout, les opérateurs doivent faire face à un manque d’interopérabilité du matériel roulant et à une jungle de règles nationales. À la Commission, notre travail quotidien consiste à essayer de résoudre les problèmes. Depuis 2001, la Commission européenne a présenté quatre paquets ferroviaires qui ont progressivement introduit une harmonisation technique. Cependant, nous sommes encore loin d’une situation idéale dans laquelle les opérateurs ferroviaires pourraient offrir des services transfrontaliers aussi facilement que les services nationaux. Par exemple, pour les passages de frontière, il est nécessaire de changer de conducteur de train, et souvent aussi de locomotive. De plus, les sillons internationaux doivent être organisés par différents gestionnaires d’infrastructure.

Quand je parle de dimension transfrontalière, il ne faut pas oublier non plus le rôle primordial des ports : en Europe 50 % du fret ferroviaire est lié aux services portuaires et au commerce hors Union. Dès lors, il est essentiel, comme la France l’a reconnu dans sa stratégie nationale, d’accentuer la coordination avec le portuaire et le fluvial.

Le troisième facteur a trait à l’insuffisance d’investissement dans les infrastructures. Lors de son audition devant votre commission le 19 septembre, Mme la Première ministre Élisabeth Borne a évoqué un réseau ferré français « abandonné pendant des décennies ». Malheureusement, elle a raison. Fière, à juste titre, de son réseau à grande vitesse, la France a beaucoup moins investi dans son réseau conventionnel, moins utilisé par les passagers mais très utile pour le fret. L’impact négatif sur la capacité et la performance est un fait, souligné par le régulateur français.

Soyons clairs, la concurrence ne marche pas sur un réseau vétuste : le rail ne peut pas rivaliser avec la route sans un réseau de qualité et les États membres doivent investir dans leurs infrastructures. Heureusement, à partir de 2015, la tendance s’est inversée et les investissements pour l’infrastructure ferroviaire au sein de l’Union européenne, toutes sources confondues, sont en constante progression. Nous sommes passés de 39,8 milliards d’euros investis en 2015 à 41,8 milliards d’euros en 2020. Cependant, cette hausse n’est pas suffisante : l’urgence climatique et le Pacte vert pour l’Europe nous dictent d’aller au-delà.

La progression depuis 2015 a été supérieure en France (8,4 %) à la moyenne européenne (5 %). J’ajoute que dans le cadre des fonds européens dédiés au transport, le mécanisme pour l’interconnexion en Europe – Connecting Europe Facility –, nous consacrons 72 % des ressources au secteur ferroviaire. Compte tenu de la nécessité de renforcer l’infrastructure, nous ne pouvons que nous féliciter de la nouvelle stratégie annoncée par l’État français visant à l’amélioration des conditions structurelles, tels la réduction des redevances d’accès au sillon pour les entreprises de fret, les investissements dans la remise à niveau de gares de triage très vétustes comme Woippy et Miramas et la création de nouveaux terminaux. De plus, le tunnel Lyon-Turin constitue un ouvrage essentiel pour le fret. Une fois achevé, il réduira les coûts d’exploitation du fret de 40 % entre Lyon et Turin. Il bénéficie d’ailleurs d’un soutien européen à hauteur de 814 millions d’euros.

Il faut également inclure tous les investissements nécessaires à la digitalisation du système ferroviaire, en dépit du manque d’innovation dans le secteur. Par exemple, le système européen de signalisation des trains, European Rail Traffic Management System (ERTMS) permet de ne pas changer de locomotive aux frontières, d’assurer la sécurité des opérations et d’augmenter la capacité de lignes aux systèmes de cantonnement vétustes. Alors que les entreprises françaises figurent parmi les premiers producteurs de ce système, la France accuse un retard considérable pour son déploiement sur son réseau national : le taux de déploiement en France est de 12 % seulement quand la moyenne européenne se situe à 25 %. De plus, les coûts de l’ERTMS sont beaucoup trop élevés en France, à 424 000 euros par kilomètre contre 175 000 euros par kilomètre en Allemagne. De même, le couplage automatique numérique, Digital Automatic Coupling (DAC), est une nécessité absolue pour le futur du fret et une occasion industrielle à saisir, qui demande néanmoins une vision claire et un effort collectif européen pour le développer. Sans l’ERTMS et le DAC, la rentabilité du wagon isolé reste très incertaine.

Le quatrième facteur est une libéralisation encore inachevée. Depuis 2007, les opérateurs de fret peuvent opérer non seulement dans le transport international, mais aussi sur chacun des marchés nationaux de l’Union. Depuis lors, de nombreux nouveaux opérateurs sont entrés sur le marché du fret. Ces nouveaux entrants sont souvent plus efficaces et plus dynamiques que les opérateurs historiques. Ils génèrent la croissance la plus élevée du secteur. Les premiers parmi eux sont maintenant rentables ou presque, grâce à la digitalisation de la commande des trains, leur fiabilité et une grande attention portée aux besoins et demandes des clients.

Au niveau de l’Union européenne, la part de marché des nouveaux entrants par rapport aux opérateurs historiques ne cesse d’augmenter. Ils contribuent de la manière la plus substantielle à la croissance globale du fret ferroviaire de l’Union, qui est passée de 385 000 tonnes kilomètres en 2015 à presque 405 000 tonnes en 2020. Cette évolution, bien que trop faible, va dans le bon sens. En outre, la concurrence a évidemment incité les entreprises historiques à adopter un modèle économique plus efficace.

Il semble clair que la recherche d’une plus grande efficacité, stimulée par la concurrence dans le secteur, est capable de créer des nouveaux acteurs, y compris publics, plus performants et plus à même de faire face à la concurrence du transport routier. Nous ne pensons pas que l’ouverture du marché puisse nuire au transport ferroviaire, et au fret en particulier. Les résultats d’exploitation de Fret SNCF étaient déjà très négatifs depuis 2001, bien avant l’ouverture à la concurrence au niveau européen pour le fret national et international en 2007. De plus, la législation européenne impose le libre accès aux marchés, mais pas obligatoirement la privatisation des opérateurs. Bref, la libéralisation ne me semble pas responsable des difficultés de Fret SNCF. En revanche, la libéralisation ne constitue pas non plus une solution miracle si les opérateurs négligent de se préparer à temps, d’investir et de s’adapter.

Le cinquième et dernier facteur de réussite consiste à donner une priorité suffisante au fret. En France, en 2021, 50 % de l’activité de fret a été réalisée sur 12 % du réseau. Il en résulte des axes principaux de plus en plus encombrés, où le transport de marchandises peine à être prioritaire par rapport au trafic passagers. La ponctualité et la fiabilité sont mises à mal, tandis que le réseau secondaire risque d’être de plus en plus négligé. Le fret est souvent le dernier servi dans l’attribution des sillons, alors qu’il opère sur un marché où la flexibilité et la ponctualité représentent des paramètres essentiels.

Pour ces raisons, la Commission européenne a récemment adopté une proposition de règlement sur l’utilisation de l’infrastructure ferroviaire dans l’Union européenne, qui devrait justement résoudre ce problème. Cette proposition vise à revoir et à rationaliser les cycles de planification de l’allocation de la capacité du réseau, pour améliorer l’efficacité de la collaboration transfrontalière.

Comme vous le voyez, nous restons convaincus, chiffres à l’appui, que la meilleure manière de relancer le transport ferroviaire de marchandises en France, mais aussi dans l’Union européenne, consiste à progresser dans la création d’un espace ferroviaire unique européen. Nous devons donner à nos entreprises, privées ou publiques, les conditions pour réussir. À cet effet, il faut investir dans une infrastructure performante, digitalisée et aux normes européennes. Il importe également d’éliminer les barrières techniques et de favoriser l’encadrement de la concurrence entre les opérateurs des secteurs public et privé.

Je voudrais terminer en ayant un mot pour les hommes et les femmes qui travaillent dans ce secteur. À la Commission européenne, nous considérons le ferroviaire comme un secteur d’avenir, un secteur d’excellence de l’industrie européenne, un élément essentiel dans la mise en œuvre du Pacte vert et un grand créateur d’emplois. Le rail, en France et dans l’Union européenne, est prioritaire pour le transport décarboné, mais aussi pour la création d’emplois.

M. le président David Valence. Je souhaite d’abord vous interroger sur les aides européennes mobilisées pour des investissements fret en France au cours des dernières années. Pouvez-vous nous en donner les montants et préciser les types d’investissement qui ont pu être accompagnés par les fonds européens ?

Ma deuxième question porte sur la proposition de règlement du 14 décembre 2021 – j’imagine en effet qu’il s’agit de celle à laquelle vous avez fait référence – qui prévoit de consacrer 50 % des sillons attribués au fret à des trains de grande taille. En quoi imaginez-vous qu’elle puisse être de nature à développer le fret au sens large, et pas seulement ces trafics de train de grande taille ?

Enfin, pouvez-vous nous donner des éléments sur l’état des négociations sur la révision du règlement RTE-T ?

M. Kristian Schmidt. Les instruments européens prévoient surtout un soutien pour l’infrastructure, dans la mesure où celle-ci permet de ne pas discriminer entre les opérateurs. Le fonds Connecting Europe Facility est doté de plusieurs milliards d’euros, dont 70 % ou plus sont consacrés au rail. En 2003, nous avions essayé d’établir un régime financier opérationnel au niveau de l’Union européenne pour soutenir le transfert modal de la route vers le fret ferroviaire et rétablir des conditions de concurrence équitables entre les modes de transport. Les résultats ont été mitigés. Il s’agissait d’un programme d’aide au démarrage appelé Marco Polo I et II, dont le budget total s’élevait à 540 millions d’euros. En revanche, son absorption budgétaire était très faible (42 %). Pour les raisons que j’ai évoquées, les conditions de base n’étaient pas favorables et il ne s’est pas traduit par un transfert modal. La plupart des entreprises qui avaient bénéficié de ce soutien ont cessé leur activité lorsque le mécanisme de soutien s’est interrompu.

Pour cette raison, nous hésitons à préconiser un soutien opérationnel, sauf si les décideurs politiques peuvent démontrer qu’il existe un segment pertinent pour ses effets sociétaux et environnementaux, comme c’est le cas pour le wagon isolé. Dans ce cas, il est possible de mettre en place un schéma de soutien non discriminatoire, évidemment ouvert à toutes les entreprises, mais qui peut bénéficier de subventions nationales. Rien dans la législation européenne n’interdit ce genre de schéma.

Vous avez également évoqué les négociations sur la révision du règlement RTE-T, qui ne relève pas directement de ma responsabilité. Nous espérons aboutir à un accord avant la fin de l’année, durant la présidence espagnole. Une proposition ambitieuse a été établie par la Commission européenne. Figurent dans le règlement des standards importants pour le fret, comme une longueur de train de 740 mètres, une vitesse minimale sur le réseau transeuropéen, le déploiement obligatoire de l’ERTMS, avec des délais clairs et contraignants et un renforcement des liaisons transfrontalières. Pour améliorer les axes et les corridors de transport à travers l’Europe, il faut finir ce réseau.

Ensuite, je n’ai pas compris à quel règlement vous avez fait référence. Je prends note de votre question et je m’efforcerai de vous répondre par écrit.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que la part modale du rail mesurée en tonnes-kilomètres demeure nettement insuffisante en Europe. Ce constat fait écho à un rapport de l’Union européenne de 2016 sur le transport de marchandises. D’après vous, que manque-t-il, au niveau de la politique de l’Union européenne, pour finalement franchir un seuil qualitatif ?

Vous avez indiqué que depuis 2015, 72 % des fonds européens consacrés aux transports sont dirigés vers le rail. Cela traduit-il selon vous une inversion significative par rapport à la période précédente, durant laquelle les efforts d’investissement dans le rail et dans la route semblaient n’avoir pas été suffisamment équitables pour permettre, justement, d’atteindre les objectifs fixés par l’Union européenne ?

Par ailleurs, vous avez indiqué, me semble-t-il assez clairement, que sans la mise en œuvre opérationnelle des innovations que sont l’ERTMS et le DAC, la rentabilité de la gestion capacitaire et en particulier du wagon isolé vous paraît clairement remise en cause. Le confirmez-vous ? Disposez-vous d’éléments de comparaison entre les différents pays européens permettant de justifier une telle appréciation ?

Enfin, vous avez fait référence à une expérimentation pour favoriser le report modal, le programme Marco Polo. Si j’ai bien compris, il ne s’est pas révélé concluant. Ce programme ainsi que d’autres modifications des aides européennes sur lesquelles vous pourriez travailler visent-ils à répondre à la démarche entreprise en 2022 par une quinzaine de ministres de pays de l’Union européenne, afin que cette dernière redéploie son système d’aides auprès des opérateurs de fret à l’échelle européenne ?

M. Kristian Schmidt. Votre première question a trait aux modalités permettant un développement du fret ferroviaire. Trois facteurs doivent être pris en compte. Le premier porte sur les conditions de concurrence équitables – ou level playing field – avec les autres modes de transport. À ce titre, je peux mentionner l’écotaxe pour la route, mais également tous les éléments figurant dans le paquet de la Commission concernant l’ajustement à l’objectif 55, c’est-à-dire l’obligation légale de réduire les émissions de l’Union européenne d’au moins 55 % d'ici à 2030. Je pense notamment à l’extension du système des permis d’émission ou à l’eurovignette, qui est l’écotaxe pour les poids lourds sur la route. L’analyse des coûts externes de tous les modes de transport démontre que le fret est le moins polluant.

Le deuxième facteur concerne, je le répète, la mise en place de l’ERTMS et du DAC, notamment en raison de la pénurie de personnel dont souffre le secteur. Il est nécessaire d’investir dans un système numérique pour donner une chance au secteur de progresser.

Le troisième facteur porte sur l’infrastructure. Selon de nombreux opérateurs qui investissent en ce sens, le futur du fret réside dans l’intermodalité, qui mêle route et rail aux différentes étapes du transport.

Votre deuxième question porte sur le pourcentage des fonds européens qui sont dévolus au transport ferroviaire. Ils s’attachent particulièrement aux corridors européens et aux systèmes européens, comme l’ERTMS, qui doivent être mis en œuvre par tous les États membres. Il est évident que, depuis les années 1990, la route avait profité d’investissements plus nombreux que le rail. Il faut mentionner cependant qu’à l’occasion de l’élargissement de l’Union, il a fallu combler le retard des nouveaux pays membres et que ces derniers ont d’abord investi dans leur réseau routier. Cependant, une étude récente réalisée par Greenpeace montre que l’écart tend à diminuer : les États membres investissent plus dans le rail, de même que les fonds européens sont davantage fléchés vers ce mode de transport.

Il existe en effet un grand défi pour rendre le segment du wagon isolé rentable. Mais il faut malgré tout agir en ce sens, dans la mesure où celui-ci peut clairement contribuer à décarboner le transport. La Commission européenne a mené une étude à ce sujet en 2015 et je serai ravi de vous la transmettre. L’étude s’achève par des recommandations aux États membres et aux parties prenantes du secteur ferroviaire. Elle évoque notamment les investissements dans les infrastructures, les modifications des redevances, la garantie d’une surveillance réglementaire et, évidemment, la mise en œuvre complète du droit de l’Union européenne dans le secteur ferroviaire.

Je le répète : le droit de l’Union n’empêche pas un État de subventionner une activité de manière non discriminatoire – c’est-à-dire en ne privilégiant pas un opérateur plutôt qu’un autre – s’il est en mesure de démontrer que cette activité économique, même dans les conditions les plus favorables, ne peut pas devenir rentable, mais qu’elle est désirable d’un point de vue environnemental, sociétal et de cohésion des territoires.

Ensuite, le programme Marco Polo était actif de 2003 à 2013. Il ne constituait donc pas une réponse à l’initiative des quinze États membres que vous avez mentionnée. Le programme n’a pas eu l’effet escompté, puisque la plupart des entreprises qui avaient été soutenues à l’époque ont cessé leurs activités après la fin des subventions.

Mme Sophie Blanc (RN). Selon vous, pour quelles raisons l’ouverture de la concurrence dans le fret ferroviaire s’est-elle soldée par un échec, notamment en France ? Quelles leçons en tirez-vous ?

La Commission européenne a créé en 2012 la plateforme européenne des gestionnaires d’infrastructure ferroviaire (PRIME), dont vous êtes ou avez été co-président. Jugez-vous cette plateforme indispensable pour le pilotage du fret ferroviaire et, si tel est le cas, de quelle manière ?

M. Kristian Schmidt. Je me suis peut-être mal fait comprendre. L’ouverture à la concurrence est une grande réussite en France et en Europe, surtout dans le domaine du transport de passagers. Par exemple, chez votre voisin espagnol, l’ouverture à la concurrence pour les trains de passagers à grande vitesse a permis de réduire le prix du billet de 40 % pour le trajet entre Madrid et Barcelone.

Le modèle de SNCF Réseau est spécifique à la France et différent de celui retenu dans d’autres États membres. Il est financé en grande partie par les redevances de péage payées par les opérateurs. En conséquence, il incite à opérer moins de trains et à accroître leur taux de remplissage, pour augmenter les profits. C’est la raison pour laquelle les trains circulant en France sont moins nombreux et se concentrent essentiellement sur les grands axes à grande vitesse. Si les subventions de l’État à SNCF Réseau étaient plus élevées, SNCF Réseau pourrait peut-être diminuer ses redevances, ce qui inciterait en retour l’opérateur à fournir plus de services. Cette démarche a été adoptée par l’Italie et l’Espagne, avec le succès que l’on connaît en termes de report modal. Aujourd’hui, les voyageurs ne prennent plus l’avion entre Milan et Rome ou entre Barcelone et Madrid, grâce au grand nombre de trains bon marché. Trois opérateurs, dont Ouigo, proposent des trains entre ces deux villes espagnoles. De la même manière, Les opérateurs espagnols et italiens ont récemment pénétré le marché français. L’arrivée de Trenitalia a ainsi fait baisser les prix pour la liaison Milan-Lyon, tout en augmentant les redevances en faveur du réseau. En Espagne, le gestionnaire d’infrastructure a vu ses revenus augmenter grâce à la concurrence. Il s’agit donc d’un cercle vertueux.

Depuis la prise de mes fonctions en avril 2021, je co-préside PRIME en compagnie d’un directeur de SNCF Réseau. Il s’agit d’une organisation très importante car elle nous permet de parler avec l’ensemble des responsables d’infrastructures en Europe. À l’aide du règlement que j’ai précédemment évoqué, nous allons confier la responsabilité de la gestion du réseau européen à cet ensemble, sous une forme modifiée, qui prendra le nom d’European Rail Infrastructure Managers. Cette gestion sera ainsi plus stricte et ordonnée. Le groupe PRIME se réunira en décembre pour réfléchir à la manière de diminuer le coût de l’ERTMS.

M. Hubert Wulfranc. Vous avez évoqué le calendrier d’application du programme Marco Polo, qui s’est achevé en 2013. Pouvez-vous évoquer le socle opérationnel de cette expérimentation ? Je pense notamment à son financement et aux conditions de son application auprès des entreprises. Quel bilan en avez-vous tiré ?

Par ailleurs, est-il envisagé d’encadrer le prix des péages fret au niveau européen, afin d’éviter les disparités qui alimentent les distorsions de concurrence et sont donc préjudiciables aux finances publiques et à l’évolution de la part modale ?

M. Kristian Schmidt. Le budget du programme Marco Polo était de 540 millions d’euros. Je me propose de vous adresser par voie écrite des éléments complémentaires sur le bilan de Marco Polo I et II.

S’agissant du prix des péages pour le fret et le transport de passagers, le cadre législatif et réglementaire européen laisse une grande marge aux États membres. Au-delà des principes, les modèles sont extrêmement différents selon les pays. En Suède, l’État finance entièrement l’infrastructure et les péages sont quasiment nuls. Le gestionnaire d’infrastructure suédois n’a donc pas besoin de prélever de telles redevances auprès des usagers. En revanche, le niveau des péages en France figure parmi les plus élevés en Europe. À mon sens, cela risque de décourager l’offre de nouveaux services par de nouveaux opérateurs, mais également la concurrence au-delà des frontières.

Pour le moment, nous ne pensons pas fixer ces prix, car cela nécessiterait de mettre en place l’équivalent d’un cinquième paquet ferroviaire. Mais peut-être faudrait-il que j’y réfléchisse…

M. le président David Valence. Il est exact que le système français est assez complexe. Le niveau des péages de fret se situe plutôt dans le bas de la moyenne européenne, alors qu’il est élevé pour le trafic voyageurs. Ce dernier est fixé en accord avec l’actionnaire unique de l’entreprise publique ferroviaire. Une fois que ce niveau est déterminé, l’État français prend en charge une partie de la redevance d’accès au réseau pour les autorités organisatrices régionales.

On pourrait considérer aussi que lorsque l’État finance entièrement l’infrastructure, il peut exister un risque « malthusien », puisque le gestionnaire d’infrastructure n’est pas directement intéressé à l’utilisation active de son réseau. Lorsqu’il existe des péages, le mécanisme est inverse.

M. Kristian Schmidt. Vous avez raison : à mon sens, le niveau des péages en France ne constitue pas le cœur du problème. Pour un opérateur de fret, d’autres paramètres semblent plus importants, comme la ponctualité et la fiabilité. Je ne préconise pas un modèle discount du fret. La qualité de l’offre fait souvent défaut, pas uniquement en France. J’imagine que les opérateurs que vous avez auditionnés vous l’ont confirmé.

M. le président David Valence. L’effet prix peut se faire sentir sur le fret lorsqu’il s’agit de distances courtes, généralement en deçà de 400 à 500 kilomètres. Au-delà de cette distance, le fret ferroviaire est toujours moins cher et les éléments que vous venez de mentionner sont alors plus discriminants, dans une économie qui a changé profondément et qui supporte moins ce type d’aléas et d’incertitudes.


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47.   Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Riquet, député européen (26 octobre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons à présent M. Dominique Riquet, député européen, membre de la commission des transports du Parlement européen et dont nous connaissons le travail, notamment celui réalisé ces derniers mois à propos de la révision du réseau RTE-T.

Monsieur le député, nous avons entendu mardi dernier M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence de la Commission européenne et nous venons de recevoir le témoignage de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres de la même Commission européenne. Nous aimerions connaître le regard que vous portez sur la politique menée en France en matière d’infrastructures ferroviaires de manière générale, et d’infrastructures dédiées au fret en particulier ; mais également sur la manière dont les investissements français pourraient être plus explicitement dirigés vers des réalisations permettant de développer le fret dans notre pays et sur notre continent.

Mais l’objectif de cette commission d’enquête, qui a été demandée par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine, est plus vaste. Nous souhaitons d’abord comprendre les raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, et plus globalement d’ailleurs, puisqu’il était engagé auparavant, depuis la fin des années 1970. Nous cherchons également à cerner le rôle qu’a pu jouer la libéralisation du marché dans ce déclin de la part modale. Enfin, les membres de cette commission d’enquête s’interrogent collectivement sur les fondements de la décision prise par le gouvernement français de retenir une solution de discontinuité pour faire pièce au risque d’une condamnation de Fret SNCF à rembourser les aides publiques de 5,3 milliards d’euros regardées comme indues par la Commission européenne.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Dominique Riquet prête serment.)

M. Dominique Riquet, député européen. Je tiens à vous dire en préambule que j’ai été impressionné par la qualité des personnalités que vous avez déjà auditionnées et je me demande si je pourrai ajouter des éléments substantiels à ceux qui vous ont été déjà transmis par les prestigieux intervenants précédents.

J’évoque d’abord l’histoire du fret ferroviaire. En 1840, le rail représentait 2 % du trafic de marchandises quand la part de la route était de 70 %. En 1924, qui fut l’apogée du fret ferroviaire, la proportion était complètement inversée, le rail occupait une place prépondérante, avec 78 %, contre 10 % pour la route. Par la suite, la révolution pétrolière a consacré la domination de la route et désormais, la part modale du fret s’établit environ à 10 % en France.

Que s’est-il passé depuis la libéralisation du fret ferroviaire en Europe ? Entre 2007 et 2020, si la part du fret ferroviaire représente en moyenne 17,3 % en Europe, elle varie sensiblement d’un État membre à un autre. Elle correspond à 5,1 % en Espagne, 5,9 % aux Pays-Bas, 9,6 % au Royaume-Uni ; 9,8 % en France ; 11 % en Belgique et au Danemark ; 13,5 % en Italie ; 14 % au Portugal ; 17,9 % en Allemagne ; 24 % en Pologne ; 27 % en Finlande et 30 % en Suède. Pour mémoire, cette part est de 35 % en Suisse.

La variation de la part du fret ferroviaire dans les différents pays est relativement faible, avec cependant quelques différences selon les pays. Le fret ferroviaire a gagné en Espagne 0,5 % de parts, aux Pays-Bas 1,8 %, en Italie 4 %, en Pologne 3,6 % et en Suède 2,4 %. À l’inverse, il recule au Royaume-Uni de 3,3 %, en France de 1 % et en Allemagne de 0,3 %. Dans les pays où la part du fret ferroviaire était initialement plus forte, ce mode de transport connaît une progression plus marquée ou un recul plus modéré.

Pourquoi existe-t-il un tel déséquilibre entre le rail et la route ? La route dispose d’avantages en raison de sa plasticité sur les infrastructures, du matériel roulant, du personnel, des services, voire des mesures fiscales qui lui sont appliquées. De plus, les internalités et externalités qui sont « offertes » à la route n’ont pas toujours été prises en compte. Je pense ainsi aux émissions de dioxyde de carbone, au réchauffement climatique, à la pollution, à la congestion des routes, à la sécurité, à la dégradation des infrastructures ou au bruit.

Les avantages compétitifs de la route face au rail ont été d’autant plus marqués qu’ils ont été renforcés par une inégalité de traitement entre les deux modes de transport. Partout en Europe, la part du fret routier a en moyenne augmenté de manière considérable. En France, le transport de marchandises par la route atteint ainsi presque 90 %, passant de 126 milliards de tonnes-kilomètres en 1984 à 310 milliards de tonnes-kilomètres aujourd’hui. Le bilan comptable de Geodis est à ce titre particulièrement éloquent.

Quelles sont les spécificités françaises en matière d’infrastructures et de gestion ? Le réseau français est tout d’abord marqué par sa structure en étoile avec, en son centre, la région parisienne. Cette structure, héritée du XIXe siècle, explique la très grande faiblesse des liaisons transversales et la grande faiblesse des liaisons internationales, c’est-à-dire transfrontalières. À la frontière nord, par exemple, il n’existe quasiment pas de liaisons de fret ferroviaire depuis la façade maritime jusqu’à la Moselle. Il en va de même pour les Pyrénées.

Ensuite, nos annexes sont insuffisantes, en mauvais état ou en déshérence. Nos gares de triage, dont une bonne partie ont été progressivement désaffectées, sont réduites à la portion congrue. Il reste aujourd’hui cinq gares de triage opérationnelles en France, contre soixante-cinq en Allemagne. De même les terminaux de transfert pour le transport combiné sont au nombre de quarante-cinq en France contre deux cent trois en Allemagne. La logistique d’entrepôts et les systèmes de transfert présentent également une situation faible dans notre pays. Celle des ports est également peu favorable, au même titre que notre tissu industriel.

Une troisième caractéristique du réseau est la faiblesse de l’investissement. Il est impossible de connaître avec précision le niveau des investissements réalisés en matière de matériel roulant pour le fret ferroviaire. Cependant, ils ne sont pas florissants. L’investissement par habitant et par an dans l’infrastructure ferroviaire est de 45 euros en France contre 103 euros en Italie et 124 euros en Allemagne. Le financement public annuel s’établit ces dernières années en France à 4,5 milliards d’euros, dont plus de 2 milliards de fonds propres, soit la moitié de ce que l’on observe en Allemagne, où les fonds propres ne représentent par ailleurs que 1,8 milliard d’euros.

Dans le cadre du plan de relance européen et du grand emprunt européen associé, des annonces d’investissement dans les infrastructures à hauteur de 5 milliards de d’euros ont été effectuées en Italie et en Allemagne, et elles ont été effectivement déjà plus ou moins détaillées, ce qui n’est pas le cas en France.

Le quatrième élément de la spécificité française concerne la gestion, c’est-à-dire la faible utilisation du réseau. Celle-ci se situe à 42 kilomètres par jour en France, soit la plus faible utilisation en Europe à l’exception de la Pologne et de l’Espagne. Il faut également déplorer un très faible retour du péage sur le réseau du fret : seulement 3 % des ressources de SNCF Réseau proviennent du fret. Cela explique notamment la priorité donnée aux passagers.

La gestion des flux n’est pas centralisée et l’attribution des sillons demeure incertaine et instable. Il faut également relever des problèmes de fiabilité, de marketing et d’offre. Bien souvent, le fret est considéré comme une variable d’ajustement aux travaux ou aux incidents ou accidents qui peuvent affecter l’ensemble du réseau, notamment le réseau de transport de passagers.

Enfin, le statut des personnels de la SNCF ne constitue pas nécessairement un facteur de compétitivité par rapport à la concurrence européenne ou internationale. Finalement, le fret ferroviaire a été considéré comme un foyer de pertes et a incité l’établissement public industriel et commercial (EPIC), puis la holding, à rééquilibrer son transfert de marchandises vers la route. À ce titre, il est intéressant d’observer l’évolution simultanée de Fret SNCF et Geodis, pour des raisons qui relèvent toutes de la compétitivité intrinsèque et extrinsèque au fret ferroviaire.

Je souhaite à présent achever mon exposé en évoquant les différences de statut et de situation entre la France et l’Allemagne, deux pays dotés d’une très forte tradition ferroviaire et d’un opérateur historique majeur. La SNCF et la Deutsche Bahn (DB) bénéficient d’une part de marché dans le fret identique sur leurs territoires respectifs, soit environ 50 %. En valeur, la part allemande est plus élevée puisque le fret y est plus développé. De même, le résultat net est comparable en pourcentage, puisque le déficit courant de Fret SNCF s’élève à 300 millions d’euros quand celui de la DB est 670 millions d’euros.

En revanche, les volumes transportés ne sont pas identiques : en Allemagne, le fret ferroviaire transporte 110 millions de tonnes contre 33 millions de tonnes en France. L’investissement sur le réseau est nettement plus important en Allemagne, puisque les investissements publics y sont deux fois supérieurs. J’ai déjà évoqué la dépense d’investissement dans les infrastructures ferroviaires par habitant, qui s’établit à 45 euros en France contre 124 euros en Allemagne.

En conclusion, le fret ferroviaire en général a beaucoup souffert de la concurrence de la route, pour des raisons qui relèvent à la fois à d’une meilleure compétitivité de cette dernière et de l’absence de prise en compte des externalités. En France, la politique d’investissement, d’entretien et d’amélioration pour les infrastructures de fret ferroviaire est assez largement inférieure à ce qu’elle peut être dans d’autres grands pays industriels et ferroviaires.

M. le président David Valence. Je vous remercie. Je souhaite vous interroger sur la manière dont les politiques européennes peuvent inciter à investir sur des infrastructures dédiées au fret, qu’il s’agisse des plateformes, de la mise au gabarit de tunnels ou de la modernisation du réseau avec le système européen de sécurité European Rail Traffic Management System (ERTMS), lequel permet de faire circuler plus de trains et accroît donc la capacité d’accueil sur le réseau. Comment le Parlement européen aborde-t-il ces questions ? De quelle manière les principales politiques européennes peuvent-elles permettre d’accompagner la France dans ce déploiement d’investissements, destiné à développer la part modale du fret dans notre pays ?

M. Dominique Riquet. Il convient tout d’abord de mentionner les politiques de soutien à l’infrastructure, notamment ferroviaire, que mène l’Europe, dans le cadre à la fois de ses politiques climatiques et environnementales et de ses politiques d’infrastructures. Ainsi, un ensemble de directives et de règlements ont trait à l’environnement et visent à rétablir une forme d’équité avec le transport routier. Je pense également aux réglementations positives qui encouragent les politiques d’infrastructures, notamment ferroviaires.

Je suis rapporteur du règlement RTE-T, qui est en cours de discussion dans le cadre du trilogue. Il vise à élaborer des normes communes et à favoriser les collaborations à l’échelle intergouvernementale par le biais de réseaux transeuropéens sous la forme de corridors. L’objectif est d’offrir une meilleure visibilité, des enceintes de concertation et des capacités opérationnelles. Ce dispositif s’appuie sur des règlements financiers destinés à inciter les États membres à investir. Il peut s’agir de fonds dédiés, comme le mécanisme pour l’interconnexion en Europe – Connecting Europe Facility –, qui réserve 30 milliards d’euros à l’investissement, essentiellement pour le ferroviaire.

Ce dispositif offre également la capacité d’affecter des fonds européens non dédiés, comme des fonds territoriaux, qu’ils portent sur la compétitivité ou la cohésion, la capacité de cumuler plusieurs types de fonds européens, et enfin un accès plus aisé à des facilités, notamment auprès de la banque européenne d'investissement (BEI) ou d’autres intermédiaires qui peuvent aider à compléter des plans de financement.

Réglementairement, nous essayons d’améliorer la compétitivité du fret ferroviaire en rétablissant la vérité face au transport routier. Je rappelle d’ailleurs que la Commission européenne a produit une directive-cadre « eurovignette », laquelle vise à compenser les internalités et les externalités de la route et donc à dégager des ressources spécifiques qui pourraient être affectées aux infrastructures ferroviaires. De ce fait, l’Europe s’implique en rétablissant une concurrence correcte, en améliorant le cadre environnemental du transport de marchandises, en définissant des cadres nationaux et transfrontaliers des infrastructures et les règlements afférents et en dédiant des fonds spécifiques ou non spécifiques, partagés ou non partagés, aux travaux d’infrastructures.

Les paquets ferroviaires visent à favoriser la capacité ferroviaire fonctionnelle, aussi bien pour le trafic passager que pour le fret, en permettant une connectivité, une interopérabilité, une meilleure gestion et une ouverture à la concurrence, laquelle peut en soi prêter à discussion.

M. le président David Valence. Lorsque vous évoquez la possibilité d’internaliser les coûts de la route, faites-vous référence à la redevance pour coûts externes qui est maintenant entrée dans le droit français ?

C’est à dessein que je vous ai interrogé sur le niveau des aides européennes. En effet, en matière de politique de grandes infrastructures en France, il existe un désaccord assez volontairement mis en scène dans le dialogue avec l’Union européenne sur le niveau des aides attendues pour tel ou tel projet. Cette évaluation dissymétrique du niveau des aides européennes peut connaître des soubresauts, y compris sur des projets de fret, notamment le projet Lyon-Turin.

M. Dominique Riquet. La France est de loin l’État membre qui reçoit le plus d’aides européennes pour ses infrastructures de transport, notamment ferroviaires. Je pense notamment au projet de liaison Lyon-Turin et au canal Seine-Nord Europe. Les tensions qui peuvent exister entre l’Europe et la France tiennent au fait que cette dernière porte des projets qui ne sont pas toujours en accord avec la vision européenne dans ce domaine. En effet, l’Europe réglemente ou finance des projets en raison de leur valeur européenne ajoutée. À titre d’exemple, la France est attachée à la ligne à grande vitesse (LGV) Paris-Bordeaux, qui constitue un excellent début pour achever l’Arc atlantique en direction de l’Espagne, laquelle reste pour l’instant totalement isolée en raison de l’absence de franchissement pyrénéen réellement fonctionnel. Simultanément, la France demande d’être aidée pour la ligne Bordeaux-Toulouse, un sujet « franco-français », tout en renvoyant à 2038 l'achèvement de l’Arc atlantique. Dès lors, on peut comprendre que la Commission européenne n’en soit pas satisfaite.

S’agissant du projet Lyon-Turin, le tunnel fait l’objet d’un traité sur lequel les financements sont garantis pour un montant approximatif de 4,8 milliards d’euros du côté français. Il demeure cependant une grande inconnue concernant le contournement de Lyon et les voies d’accès au tunnel, qui représentent trois fois la valeur de l’ouvrage lui-même. Pour le moment, aucun plan de financement crédible n’a été mis en place.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Votre présentation a eu le mérite rassembler de manière synthétique les éléments essentiels de ce dossier et de nous fournir une vision globale particulièrement intéressante.

Je vais aborder un terrain sans doute un peu plus politique et m’adresser non seulement à l’expert des transports, mais également au député européen que vous êtes. Votre commission des transports a-t-elle débattu des conséquences de possibles sanctions à l’encontre d’un certain nombre d’opérateurs historiques européens, dont Fret SNCF ?

Ensuite, un débat a-t-il eu lieu sur une nouvelle priorité à donner à l’enjeu écologique et, partant, les ajustements concurrentiels associés ? Enfin, vous savez que le plan de discontinuité oriente la nouvelle entité prévue en lieu et place de Fret SNCF vers la gestion capacitaire. Selon vous, cette perspective est-elle viable ?

M. Dominique Riquet. Je rappelle que les Allemands doivent faire face à la même situation concernant l’opérateur DB Cargo. Cependant, la commission des transports ne débat pas des sanctions, puisque ce sujet ne relève pas de sa compétence. Cette commission a toujours défendu le transport ferroviaire, bien avant que les motifs écologiques ne deviennent aussi prégnants. En effet, il s’agit d’un transport massifié, social et sûr, qui paraît pouvoir répondre à un certain nombre de défis.

Les sanctions sont en revanche discutées dans le cadre d’une commission qui traite des questions de concurrence, même si, à ma connaissance, les cas de Fret SNCF et de DB Cargo n’y ont pas été évoqués. Cette commission aborde les propositions de la Commission européenne sur les textes, mais également les sanctions que celle-ci envisage. Par ailleurs, la doctrine générale de la Commission européenne change tout doucement sur la manière d’envisager la concurrence à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. Dans ce cadre, le problème de concurrence intramodale, en l’espèce, n’est pas encore évoqué, mais nous sentons qu’une évolution tend à voir le jour.

Les ajustements écologiques procèdent à mon avis plus d’une remise à niveau d’une concurrence loyale. L’Europe soutient fonctionnellement les investissements dans les infrastructures ferroviaires. Nous sommes également prêts à envisager des mesures qui favoriseraient le fret ferroviaire, mais il s’agit aussi de mettre en place des ajustements sur le fret routier.

Je n’ai pas très bien compris la proposition émise par le Gouvernement français auprès de la Commission européenne pour régler le litige en cours. D’après moi, si l’on suit la demande de la Commission, cela revient à liquider la société, soit une faillite pure et simple. Évidemment, cette solution ne semble pas aller dans la direction souhaitée, qui consiste à soutenir le fret ferroviaire et à agir en faveur de l’écologie. J’apprécie assez mal la question de la discontinuité.

M. le président David Valence. Comment envisagez-vous la question du fret ferroviaire et des grands corridors européens de circulation de marchandises dans le cadre de la révision du règlement RTE-T ?

M. Dominique Riquet. Le règlement RTE-T a identifié trois réseaux en Europe : un réseau principal avec neuf grands corridors, un réseau principal élargi et un réseau accessoire – ces trois réseaux devant s’entendre tous modes confondus. À l’intérieur même du réseau principal, les neuf grands corridors sont envisagés un par un avec les différents États membres concernés et en accordant une très grande priorité au ferroviaire en général.

Nous travaillons actuellement sur le fret ferroviaire. Un texte a été déposé par la commission, dont je suis le rapporteur fictif. Il pourrait dans l’idéal être voté avant la fin de cette législature. Ce travail vise à améliorer le fonctionnement et la régulation du transport ferroviaire de marchandises à l’échelle européenne. Le texte est particulièrement dense : il comporte 75 articles, 80 pages et des annexes extrêmement complexes. L’objectif consiste ici à optimiser le fret, afin notamment de mettre en place une standardisation et une coordination à l’échelle européenne pour les grands corridors de transport de marchandises.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un grand problème : à l’intérieur même de l’Europe, le transport est à la fois transnational et international. Or, depuis cent ans, le ferroviaire n’a pas été dimensionné pour répondre à ces enjeux internationaux. Il nous faut donc essayer d’améliorer les grands corridors transfrontaliers et la coordination.

M. le président David Valence. Pourriez-vous nous communiquer ce document ?

M. Dominique Riquet. A priori oui.

M. le président David Valence. Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous poser d’autres questions ?

M. Hubert Wulfranc. Non. Les réponses qui m’ont été adressées sont pour moi très instructives sur la manière dont un dossier comme celui-ci est traité par nos collègues députés européens.

M. Dominique Riquet. Ce sujet est extrêmement important aux plans économique, sociétal et environnemental. À ce titre, il est fort justifié que le Parlement français s’empare du sujet. Les enjeux de ce dossier demeurent très importants et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne nous permettra peut-être de progresser politiquement dans le traitement de ce sujet. Je vous adresse mes souhaits de réussite pour le rapport que cette commission d’enquête produira, au bénéfice du ferroviaire, du fret ferroviaire en particulier, et pour le bien de la société française.

M. le président David Valence. Je vous remercie de cette audition très dense. Ainsi que vous l’avez sous-entendu de manière un peu facétieuse, une des conclusions à laquelle nous aboutirons probablement soulignera que l’objectif du développement du rail pour le transport de marchandises n’a pas toujours été considéré comme une priorité par les politiques publiques. Plus que d’une mauvaise volonté ou de manœuvres cachées, le fret ferroviaire a sans doute pâti d’un intérêt relativement faible jusqu’à une date assez récente.


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48.   Audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (9 novembre 2023)

M. le président David Valence. Placé auprès de la Première ministre, le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) est chargé d’assurer la coordination interministérielle afin de garantir la cohérence des positions de la France au sein des différentes instances européennes et dans le cadre des discussions avec la Commission.

Monsieur le secrétaire général, notre commission d’enquête a entendu, tous les ministres chargés des transports depuis 1995. Ils nous ont indiqué avoir eu des échanges avec la Commission sur des sujets qui nous intéressent, à savoir l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, les plans de redressement de Fret SNCF, les plaintes déposées contre cette entreprise par des concurrents à partir de la fin des années 2010 et la procédure d’enquête approfondie ouverte au mois de janvier.

Vous avez la particularité d’avoir des échanges très réguliers avec la Commission européenne – c’est même votre mission principale. Vous êtes vous-mêmes comme votre parcours le montre, un parfait connaisseur des institutions européennes. Votre témoignage nous sera donc précieux en ce qui concerne le cadre général des discussions avec la Commission, mais aussi la chronologie et le contenu des échanges qui ont eu lieu avant et après l’ouverture de l’enquête approfondie – vous avez pris vos fonctions en juillet 2022 –, notamment pour la construction du plan de discontinuité.

Quelle est la philosophie de ce plan et quelle était votre évaluation du risque qui, sans lui, aurait pesé sur Fret SNCF ? Il est pour nous important de comprendre ce qui a conduit à ce scénario qui, de l’avis de tous les responsables français que nous avons entendus, hormis peut-être des responsables syndicaux et un ancien ministre des transports, est un moindre mal en ce qu’il permet d’éviter une sanction disproportionnée pour l’opérateur public français du fret ferroviaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Emmanuel Puisais-Jauvin prête serment.)

M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes. Je dois préciser, à titre liminaire, en vous priant de bien vouloir m’en excuser, que vous entendrez certainement, de ma part, un certain nombre d’idées et d’arguments qui, je crois, ont déjà été exprimés dans le cadre de votre commission. Je ne le dis pas seulement parce que de hautes autorités sont intervenues bien avant moi – la Première ministre, le 19 septembre, et le ministre délégué chargé des transports, M. Clément Beaune, le 13 septembre –, mais aussi parce que le rôle du SGAE, en tant que service de la Première ministre, est de travailler à faire émerger, pour l’ensemble des questions européennes, une position française.

Notre quotidien est, en effet, d’envoyer des instructions à Bruxelles pour tous les textes législatifs en cours de négociation. Notre système, assez singulier – on est loin de le retrouver partout dans l’Union européenne –, a le grand avantage de permettre de réunir très rapidement l’ensemble des acteurs ministériels concernés par un sujet afin que la diversité des points de vue se fasse pleinement entendre et que la meilleure position possible – en tout cas nous l’espérons – soit ensuite arrêtée. Le corollaire est d’être très régulièrement en contact avec les institutions européennes, en lien constant avec la représentation permanente à Bruxelles.

C’est particulièrement vrai pour la Commission, compte tenu du rôle cardinal que les traités lui ont confié. Elle a notamment le monopole de l’initiative législative. Concrètement, c’est elle qui produit les propositions de textes, ce qui lui donne une place très structurante dans la vie législative de l’Union. S’agissant des questions qui vont nous occuper durant cette audition, à savoir la concurrence et les aides d’État, la Commission dispose, aux termes des traités, d’une compétence propre, d’un pouvoir de décision propre, alors qu’elle ne fait que proposer pour le reste – ce sont ensuite les États membres qui, au sein du Conseil de l’Union européenne et, dans quasiment tous les cas, du Parlement européen comme colégislateur, adoptent des propositions qui, sinon, resteraient lettre morte.

Le SGAE joue le rôle important que je vous ai exposé pour toutes les politiques européennes, au-delà des seules aides d’État. En ce qui les concerne, et s’agissant plus particulièrement de la question de Fret SNCF, nous servons d’interface parisienne, si je puis dire, avec l’ensemble des ministères concernés. Dans le traitement de ce dossier au niveau des services, nous avons ainsi beaucoup travaillé avec la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) et l’Agence des participations de l’État (APE), dont vous avez auditionné les responsables. Nous l’avons fait en lien constant, comme je l’ai dit, avec la représentation permanente, dont la raison d’être est de se tenir, au quotidien, en contact avec les institutions européennes. Le rôle de ces administrations, comme MM. Coquil et Zajdenweber l’ont expliqué, est d’alimenter le dossier sur le fond, dans le cadre d’une stratégie que nous définissons tous ensemble, sous contrôle politique, cela va de soi. Notre représentation permanente, quant à elle, est l’interface bruxelloise.

Tel est le cadre dans lequel le SGAE, qui existe depuis 1948, agit pour structurer la parole française, que nous diffusons ensuite à Bruxelles, dans l’ensemble des enceintes – la Commission, le Conseil et, également à Strasbourg, le Parlement européen.

Je vais retracer, comme vous m’y avez invité, les différentes étapes qu’a connues ce dossier, en particulier à partir du moment où j’ai pris mes fonctions. Je rappelle que j’ai été nommé en conseil des ministres le 25 juillet 2022 et que j’ai pris mes fonctions au cours du mois d’août. On m’a alors très rapidement parlé de ce dossier que je ne connaissais pas. J’ai organisé des réunions avec l’ensemble de mes collaborateurs au SGAE afin qu’ils m’expliquent la nature de la difficulté. C’est là que j’ai compris que des plaintes avaient été déposées dès 2016 – il y en a eu d’autres par la suite, en 2018 et 2019, me semble-t-il – et que des échanges nourris avaient déjà eu lieu avec la Commission européenne depuis un certain nombre d’années. Ils ont d’ailleurs été fidèlement retracés dans la décision prise le 18 janvier.

Ces échanges avaient d’abord pour objet de renseigner la Commission, qui avait beaucoup de questions sur l’ensemble du dossier, y compris des aspects éminemment techniques. Nous nous sommes employés à apporter des réponses, que le SGAE ne pouvait pas produire lui-même puisqu’il est simplement chargé de coordonner et de répondre formellement à la Commission. Une pause a eu lieu en lien avec la crise pandémique, qui a eu par ailleurs un fort impact sur le fret ferroviaire comme sur l’ensemble des secteurs économiques, mais on s’est rendu compte – j’ai pu le retracer – qu’il y avait de la part de la Commission beaucoup d’interrogations sur l’existence potentielle d’aides d’État. Elle a donc posé un certain nombre de questions pour se faire une idée.

Les autorités françaises ont eu pour ligne constante de contester l’existence d’une aide d’État et de plaider que les transferts intragroupe au sein de la SNCF étaient le fait d’un investisseur avisé, ayant une stratégie et visant à atteindre une rentabilité de long terme. La décision adoptée le 18 janvier fait droit à l’ensemble des arguments que nous avons produits pour tenter de convaincre la Commission sur l’ensemble des chapitres – la question du comportement de l’investisseur avisé, celle de l’imputabilité à l’État, qui n’était pas évidente du tout, et celle de la prise en compte des exigences environnementales, que nous n’avons pas manqué de faire valoir. Le fait est que nous n’avons pas réussi à convaincre la Commission. Sinon, elle n’aurait pas décidé d’ouvrir une enquête approfondie.

J’avais senti à la faveur d’échanges parfaitement informels, non seulement avec les acteurs français que j’ai évoqués mais aussi avec la Commission, que le risque d’ouverture d’une enquête approfondie devenait de moins en moins théorique. Je précise que l’analyse du dossier relevait exclusivement de la direction générale de la concurrence, dont vous avez auditionné le directeur général, mais que la décision d’ouvrir une enquête approfondie appartenait à la Commission – c’est une autre dimension. Nous avons donc poursuivi le travail engagé pour essayer d’éviter une telle issue. Le ministre délégué aux transports, M. Clément Beaune, vous a clairement expliqué que nous avions fait beaucoup d’efforts en ce sens, que l’État s’était beaucoup battu, en employant tous les arguments que j’ai évoqués.

La Commission européenne n’a pas dit, dans ses écritures, qu’il s’agissait d’une aide d’État, que celle-ci était illégale et qu’il fallait la récupérer : elle a fait état des craintes sérieuses qu’elle avait à ce sujet. L’objet de l’enquête approfondie est précisément de vérifier si ces craintes sont fondées ou non. La Commission, vous le savez, s’interroge sur trois points en particulier : les avances de trésorerie de la SNCF au profit de Fret SNCF depuis 2007, dont le montant est estimé à 4,3 milliards d’euros ; l’absence de transfert à Fret SNCF par voie législative, en 2019, de sa dette financière de 5,3 milliards d’euros ; l’injection de capital, à hauteur de 170 millions, à l’occasion de la transformation de Fret SNCF en société commerciale. L’exposition maximale théorique qui en résulte est de 5,3 milliards d’euros, c’est-à-dire un montant dont on peut s’accorder à dire qu’il serait insoutenable pour Fret SNCF en cas de demande de remboursement.

Une telle enquête dure en moyenne entre dix-huit et vingt-quatre mois, selon la complexité des cas. Il semblerait qu’il y ait un risque sérieux – je le dis avec prudence, puisque tel est l’objet de l’enquête – que la Commission considère in fine qu’il s’agit bien d’aides d’État illégales et incompatibles avec le marché intérieur. Depuis le 18 janvier, nous faisons donc face à une alternative assez simple, bien que la question soit complexe sur le fond : soit ne rien faire, soit au contraire agir.

Ne rien faire voudrait dire attendre que la Commission rende sa décision, en espérant qu’elle constate finalement que c’était à tort qu’elle avait émis des doutes sur la légalité de l’aide d’État, ou sur son existence même ; mais il est évident que la Commission n’ouvre jamais tout à fait par hasard une enquête approfondie, et il est donc permis de penser que la décision pourrait être négative pour la France. Certes, on peut se dire qu’une telle décision de la Commission serait un acte juridique faisant grief et qu’elle serait par définition attaquable : nous pourrions donc aller devant la Cour de justice de l’Union européenne. Néanmoins, la décision serait d’application immédiate. Quand bien même nous obtiendrions gain de cause devant le juge, dans un délai qui est en moyenne d’un an et demi, le mal aurait été fait, en quelque sorte, puisque l’aide aurait été récupérée. Par ailleurs, rien ne nous permet de savoir ce que la Cour pourrait être amenée à dire. Parmi les éléments que nous avons examinés dans la pesée du pour et du contre, il y avait aussi la situation d’immédiate incertitude qui aurait prévalu. Dire à la Commission, en quelque sorte, que nous prenions acte de l’ouverture de son enquête approfondie et que nous lui donnions rendez-vous devant le juge aurait conduit à des incertitudes aux effets négatifs pour les clients, qui ont besoin de visibilité et ne sont pas captifs, pour l’entreprise, en raison de l’effritement de sa clientèle, mais aussi pour les salariés. La solution consistant à ne rien faire était tentante, mais il nous est apparu qu’elle n’était pas responsable – je crois que c’est le terme que le ministre délégué a employé. En tant que service administratif, nous avons travaillé à documenter cela, mais la décision a été prise par nos autorités politiques.

S’agissant de l’autre solution, qui consistait à faire quelque chose, l’état du droit européen est assez clair : la seule option est ce qu’on appelle la discontinuité, dont il est question depuis le début des travaux de votre commission d’enquête. La jurisprudence est très claire en la matière : des cas existent, comme ceux, bien connus, d’Alitalia et de la SNCM, la Société nationale maritime Corse-Méditerranée. La seule manière de garantir que l’entreprise concernée n’est pas redevable de l’aide d’État illégale – et donc tenue à rembourser – est, on le sait, de pouvoir constater au moment où la Commission rend sa décision qu’une transformation suffisamment significative de l’entité a eu lieu pour assurer une discontinuité au sens juridique du terme. La discontinuité s’apprécie sur la base d’un faisceau d’indices, et je crois que vous avez déjà eu connaissance d’éléments précis sur ce point lors de vos auditions. Je dirai néanmoins que s’il existe des principes communs, issus de la jurisprudence, que la Commission a elle-même détaillés dans des lignes directrices, il n’y a pas d’application mécanique d’une règle dans tous les cas : la spécificité de chacun d’eux est prise en compte.

Autrement dit, un schéma de discontinuité est construit en fonction des circonstances spécifiques du cas en question. C’est ce qui nous a amenés à considérer – mais il appartiendra à la Commission de nous dire ce qu’elle en pense – que nous pouvions procéder à un renoncement à 18 % du chiffre d’affaires, comme l’a rappelé la Première ministre lors de son audition, alors qu’une application plus basique, de droit commun aurais-je envie de dire – mais ce serait du bon sens avant d’être du droit –, aurait été de considérer qu’il fallait aller jusqu’à 50 % – cela paraît logique, et c’est d’ailleurs la solution qui a été retenue dans le cas d’Alitalia.

Nous avons construit le schéma de discontinuité en nous appuyant sur beaucoup d’arguments, notamment l’idée, qui n’était naturellement pas la seule préoccupation dans cette affaire mais qui était tout de même majeure, qu’il fallait éviter toute forme de report modal inversé. Nous sommes raisonnablement confiants dans l’analyse que la Commission pourra in fine accepter cet argument, qui fait partie du faisceau d’indices que j’ai évoqué. Forts de ce qu’est la jurisprudence et de la façon dont la Commission interprète les choses en sa qualité de gardienne des traités, nous avons cherché à voir comment on pouvait construire un schéma permettant de faire en sorte que la future entité devienne suffisamment différente pour qu’il puisse y avoir une discontinuité. Dans le même temps, et je pense qu’il est très important d’insister sur ce point, nous avons tenté de trouver un équilibre entre cette contrainte et la volonté qui est la nôtre de parvenir à maintenir le service, et donc l’activité des salariés. Ces exigences peuvent entrer en tension, pour ne pas dire parfois en contradiction, on le voit bien, mais c’est sur cette ligne de crête que nous avons essayé de cheminer au cours des derniers mois pour élaborer une solution.

Avons-nous des garanties de la part de la Commission ? Non, par définition, puisqu’elle a ouvert une enquête approfondie qui s’achèvera, comme je vous l’ai dit, dans un délai allant de dix-huit à vingt-quatre mois. La Commission est soucieuse – et c’est bien normal – de mener cette enquête en toute indépendance afin d’objectiver clairement la situation. Néanmoins, compte tenu du schéma présenté à la vice-présidente de la Commission, Mme Margrethe Vestager, et des échanges que nous avons pu avoir, tout informels qu’ils soient, il nous semble, comme le ministre délégué vous l’a expliqué, que nous pouvons avoir une « certitude raisonnable » que la Commission dise, lorsqu’elle rendra sa décision – c’est ce que nous soupçonnons, mais nous verrons –, qu’il existe bien une aide d’État, que celle-ci est illégale et qu’il faudrait donc la rembourser, mais qu’elle constate aussi une discontinuité qui conduit à écarter tout remboursement.

J’insiste, par ailleurs, sur la volonté des autorités françaises de conserver un acteur public au cœur du fret français. Le groupe SNCF ouvrira le capital des entités qui seront créées à un ou plusieurs actionnaires minoritaires qui exerceront aussi un contrôle sur l’entreprise, mais il restera absolument majoritaire et continuera d’intégrer, sur le plan comptable, les activités de ces nouvelles entités. Je me permets d’insister sur ce point car je crois que l’idée est apparue, au cours des différentes auditions que vous avez menées, que nous aurions, en réalité, la volonté de privatiser. Ce n’est pas le cas, je peux le dire à la place qui est la mienne. Ce n’est nullement l’objet du dispositif qui a été envisagé et je crois que cela ne sera pas davantage son effet. J’en veux pour preuve que, dans le schéma de discontinuité qui a été retenu, l’ouverture du capital s’adresse à des actionnaires qui pourront être des entités publiques. C’est très clairement prévu.

Je rappelle également, même si d’autres personnes, dont la Première ministre et le ministre délégué, se sont exprimées d’une façon beaucoup plus éloquente que je ne pourrai le faire, que le Gouvernement a pour ambition de soutenir la croissance du fret ferroviaire en France dans le cadre du Pacte vert et d’éviter un report modal inversé. C’est tout le sens de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire et des soutiens majeurs apportés à ce secteur, dont votre commission a été pleinement informée.

Enfin, j’insiste sur le fait qu’il y a eu effectivement, à notre niveau – c’est notre raison d’être, que je vous remercie d’avoir rappelée tout à l’heure, monsieur le président –, des échanges nourris, mais de nature parfaitement informelle, avec la Commission. Le seul acte formel de son côté est, à ce jour, la décision qu’elle a prise le 18 janvier. Le suivant sera la décision qu’elle prendra à l’issue de son enquête approfondie.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué les trois niveaux d’aides publiques visés par cette enquête, à savoir le comblement des déficits de Fret SNCF par le groupe public ferroviaire à partir de 2006-2007, de façon récurrente et en méconnaissance du principe dit de l’investisseur avisé, la reprise de la dette de Fret SNCF dans le cadre d’une reprise de dette plus globale du groupe public ferroviaire par l’État et, enfin, la procédure de recapitalisation de Fret SNCF au moment où la société anonyme portant ce nom a vu le jour. Les travaux que nous avons conduits visaient en grande partie à retracer l’histoire du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, afin d’établir s’il existe ou non – c’est plutôt ce qui ressort de nos échanges – un lien de nécessité entre la libéralisation du secteur et le déclin de la part modale du fret ferroviaire, ce qui nous a surtout amenés à examiner le premier élément visé par la Commission européenne. Diriez-vous que le reste des décisions prises a accru le risque pour Fret SNCF de faire l’objet d’une telle enquête approfondie ou de s’exposer, dans ce cadre, à une position plus dure de la Commission européenne ?

Vous avez évoqué la possibilité d’ouvrir le capital de Fret SNCF à d’autres entités que l’État, qui est aujourd’hui le seul actionnaire et qui resterait bien sûr l’actionnaire de référence. Dans quelle mesure cette ouverture du capital fait-elle partie du plan de discontinuité ? Cela paraît évident, mais j’aimerais que cela soit dit explicitement. Par ailleurs, au moment où vous construisiez ce plan avec l’ensemble des acteurs français concernés, en lien avec la Commission, aviez-vous quelques idées de nouveaux actionnaires potentiels ? Si oui, à quelle hauteur pourraient-ils entrer au capital ?

Vous avez certes pris vos fonctions en juillet 2022, mais en tant que secrétaire général des affaires européennes, vous devez assumer une part de continuité et répondre de l’action de votre administration d’une manière un peu plus globale. À votre connaissance, à partir de quand et à l’initiative de qui l’hypothèse d’un scénario de discontinuité a-t-elle été évoquée pour essayer de protéger Fret SNCF contre le risque d’une condamnation ? Lorsque notre commission d’enquête a commencé ses travaux, nous n’avions pas connaissance de la décision, prise en 2019, de commander à un cabinet d’audit un rapport, rendu en 2020, visant à évaluer cette solution.

Vous êtes arrivé à la tête du SGAE au moment du raidissement de la Commission européenne. Comment ce changement de comportement a-t-il été compris par vos services et par vos interlocuteurs habituels tels que la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) ? Avant l’automne 2022, les autorités françaises considéraient sans doute ce dossier comme un sujet de préoccupation récurrente, mais non aiguë. Pour votre part, compte tenu de votre connaissance des institutions européennes, comment expliquez-vous ce raidissement soudain ?

Enfin, des projets de règlement européen qui pourraient concerner le fret ferroviaire, directement ou indirectement, ont été évoqués à plusieurs reprises devant notre commission d’enquête. Quels sont, à votre connaissance, ces textes susceptibles de faciliter, de stimuler ou de développer le fret ferroviaire en cours de préparation du côté des institutions européennes ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Vous l’avez dit vous-même, il est très important de prendre en considération les trois niveaux d’aides contestées.

L’état d’esprit de la Commission européenne peut s’expliquer par sa décision de 2005, par laquelle elle avait validé une aide à la restructuration de Fret SNCF en partant du principe que c’était « one time, last time », autrement dit qu’il s’agissait, en quelque sorte, d’un solde de tout compte et qu’il ne pourrait y avoir d’autres aides d’État. Cette logique l’a amenée à considérer que l’enquête approfondie devait remonter jusqu’à 2007, constatant qu’il y avait eu, à partir de cette date, un comblement régulier du déficit de l’entreprise susceptible d’être assimilé à une aide d’État. Bien avant la question de la dette financière, que vous avez mentionnée ensuite, il y a donc un problème potentiel.

Il est évident que, pour la Commission, l’effacement de la dette financière est un élément qui s’ajoute au dossier. Il s’agit également, de son point de vue, d’une mesure susceptible de constituer une aide d’État. Elle se réfère d’ailleurs, dans sa décision du 18 janvier dernier, à l’ordonnance du 3 juin 2019 et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

Je vous confirme que l’ouverture du capital de Fret SNCF fait partie des éléments composant le faisceau d’indices que j’évoquais tout à l’heure. Il faut toujours garder à l’esprit que la discontinuité ne se fonde pas sur un seul critère, mais sur un ensemble d’éléments : l’appréciation tient compte des spécificités de chaque situation, elle n’est heureusement pas mécanique et aveugle. Autrement dit, il n’existe pas une discontinuité qui ressemble à une autre, même s’il y a, par définition, des éléments communs. Je le répète : lorsque nous avons construit notre schéma, l’ouverture du capital nous est apparue, du point de vue juridique, comme l’un des éléments nécessaires du faisceau d’indices, à côté de la dimension économique, permettant de bien documenter la discontinuité. Nous espérons que la Commission européenne en tiendra compte lorsqu’elle rendra sa décision.

Nous souhaitons que le capital soit ouvert à des entités ou des acteurs publics. À l’heure actuelle, je ne sais pas précisément lesquels, mais l’APE pourrait répondre à cette question. L’idée est que l’entreprise ne soit pas contrôlée exclusivement par le groupe SNCF.

Vous m’avez demandé à quel moment l’option de ce schéma de discontinuité est apparue. Je n’ai moi-même découvert ce dossier qu’en août 2022. Cependant, j’ai compris que la question de la discontinuité avait été présente assez tôt dans les débats, mais d’une manière assez théorique, l’État réfléchissant naturellement à toutes les options. Tout en essayant de convaincre la Commission qu’il n’y avait pas eu d’aides d’État illégales, les autorités françaises ont mis ce schéma sur la table, ne serait-ce que parce que c’est la solution classique que l’on envisage pour échapper à l’obligation de remboursement des aides d’État qui résulterait d’une éventuelle décision de la Commission.

Vous avez évoqué le rapport McKinsey. Dans le cadre de mes fonctions, je n’ai jamais eu à en connaître. Ce n’est pas du tout sur ce rapport que je me suis fondé, avec mes équipes, pour contribuer, dans le cadre de la coordination interministérielle, à l’élaboration du schéma. Cependant, le fait même qu’il ait été commandé en 2019 montre bien que l’option de la discontinuité a été explorée dès cette date.

Le sujet est devenu moins théorique à mesure que grandissait notre sentiment que la Commission pourrait ouvrir cette enquête. C’est alors que nous avons construit ce schéma, qui a été présenté par le ministre quelques mois plus tard, en mai 2023.

Y a-t-il eu un raidissement de la Commission ? Je comprends que l’on puisse avoir cette impression. Cependant, je ne pense pas qu’il y ait eu une accélération particulière du dossier. Ce dernier était sur la table depuis très longtemps, puisque les premières plaintes remontent à 2016. En 2022, la Commission a simplement considéré, malgré les échanges que nous avions eus et après s’être fait une idée précise du dossier, qu’il fallait entrer dans une nouvelle phase. Cela s’est matérialisé par l’ouverture d’une enquête approfondie, qui est une décision politique prise par le collège des commissaires.

Vous m’avez enfin demandé ce que l’Union européenne pouvait faire en matière de fret ferroviaire. Pour bien comprendre l’état dans lequel se trouve le fret en France, il faut objectiver les choses. La libéralisation peut faire l’objet d’un débat mais, quand on analyse la situation dans le détail, on s’aperçoit qu’elle n’est pas la raison du déclin du fret. Les chiffres montrent que ce déclin a commencé bien avant l’entrée en vigueur effective des paquets ferroviaires, puisque le secteur a perdu 30 % de part modale dans le transport de marchandises entre 2000 et 2006, avant que ce taux se stabilise autour de 10 %. Depuis deux ans, le fret ferroviaire retrouve de la vigueur puisqu’il tend vers l’objectif de 18 % d’ici à la fin de la décennie. C’est une très bonne chose, même si ce n’est évidemment pas suffisant. Tout cela vous a été précisément exposé lors des précédentes auditions.

Ces chiffres témoignent d’un besoin d’investissements considérable. Le fret ferroviaire a peut-être été trop perçu, par le passé, comme une variable d’ajustement, même si la diminution de sa part modale est aussi liée à la désindustrialisation de notre pays. Ce que l’Europe peut faire, c’est soutenir – comme elle le fait déjà en partie – les investissements dans le domaine du fret ferroviaire. Le plan France Relance ainsi que le plan de relance européen vont dans ce sens, notamment dans une perspective de décarbonation. C’est aussi tout l’enjeu du Pacte vert pour l’Europe, dont la négociation a été au cœur du mandat de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen et dont la mise en œuvre par la prochaine Commission supposera des investissements très importants. Ces derniers pourront être financés par des mécanismes très divers, que ce soit au sein du budget de l’Union, notamment dans le cadre du plan de relance, ou par des prêts consentis par la Banque européenne d’investissement (BEI), dont on ne parle pas suffisamment alors qu’elle joue un rôle éminemment structurant dans la vie économique de l’Union. Ce programme d’investissements pourrait constituer l’un des éléments forts des orientations stratégiques que le Conseil européen définira en juin 2024 et qui structureront la vie et l’agenda de l’Union européenne.

M. le président David Valence. Il est important d’insister sur le fait que le plan de discontinuité revêt, selon les informations que nous avons obtenues, au moins trois dimensions. Les travaux de la commission d’enquête se sont principalement focalisés sur la cession des vingt-trois flux, l’élément le plus immédiatement visible et sur lequel nous avons beaucoup échangé avec des chargeurs, des entreprises ferroviaires et les organisations représentatives du personnel. Il ne faut pas pour autant oublier les deux autres éléments : la création de deux entités, l’une chargée des trafics et l’autre de la maintenance, et l’ouverture du capital, dans une proportion minoritaire, à de nouveaux actionnaires. Je vous remercie d’avoir rappelé cette troisième dimension avec autant de clarté.

Il est assez paradoxal de constater que l’enquête approfondie porte aussi sur l’annulation de la dette financière de Fret SNCF : en reprenant une grande partie de la dette du groupe public ferroviaire, le Gouvernement s’était notamment fondé sur le fait que, du point de vue des institutions européennes, cette dette pouvait être considérée comme publique. Ces injonctions contradictoires des institutions européennes font penser à un serpent qui se mord la queue.

Quand on parle de la pénalité à laquelle Fret SNCF pourrait être condamnée, on cite toujours le chiffre de 5,3 milliards d’euros. Il correspond très exactement au montant estimé des aides publiques versées de façon récurrente, de la fin des années 2000 jusqu’en 2019, pour combler le déficit de la filiale et considérées comme indues. Dès lors que l’enquête approfondie porte aussi sur la reprise de la dette et la recapitalisation de Fret SNCF, pourquoi le risque financier d’une condamnation se limite-t-il au montant des aides publiques perçues entre 2008 et 2019 ? Pourquoi n’y ajoute-t-on pas le montant de la dette reprise ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. J’ai toujours compris que le montant total de 5,3 milliards d’euros incluait l’annulation de la dette financière,…

M. le président David Valence. Et la recapitalisation ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. …de même que la recapitalisation et les avances de trésorerie, comme le précise la Commission elle-même.

M. le président David Valence. Je ne suis pas tout à fait sûr que la somme de toutes les aides publiques versées sur l’ensemble de la période s’établisse à 5,3 milliards. Ce montant me paraît inférieur aux chiffres qui ont parfois été évoqués ici.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. C’est le montant maximal.

M. le président David Valence. Nous regarderons très précisément les chiffres figurant dans la décision du 18 janvier 2023.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que les échanges nourris entre le SGAE et la Commission européenne concernant, depuis plusieurs années, ce sujet particulier avaient connu une pause durant la période du covid. Vous n’étiez pas secrétaire général des affaires européennes à l’époque, mais peut-être votre prédécesseur vous a-t-il donné des indications. Ne pensez-vous pas que cette pause résultait certes de la situation de crise, à l’échelle européenne notamment, mais aussi et surtout de la stratégie politique du gouvernement français du temps où M. Djebbari était ministre délégué chargé des transports ? Celui-ci nous a clairement expliqué qu’il avait instauré une ligne politique de résistance vis-à-vis de la Commission européenne.

Du point de vue chronologique, je distingue trois séquences. De début 2017 à fin 2019, dans le cadre de la filialisation de Fret SNCF, les autorités françaises ont réfléchi à la solution de la discontinuité – on peut se demander si cette approche n’était que théorique. De la fin 2019 jusqu’à mai 2022, la parole politique a rompu avec le scénario de la discontinuité, dans le cadre d’une crise du fret qui a fait naître une politique publique conduite par M. Djebbari. Enfin, à partir de juillet 2022, il y a eu une accélération et la discontinuité est largement revenue dans les discussions entre le gouvernement français et la Commission européenne. Ne vous a-t-on pas dit ou n’avez-vous pas eu le sentiment que la pause que vous avez mentionnée s’expliquait davantage par des considérations politiques que par des contingences strictement techniques liées au covid ?

Vous avez également rappelé qu’un schéma de discontinuité, cela se construisait. Arrivé à la tête du SGAE en juillet 2022, vous avez pris connaissance du dossier à l’été et au début de l’automne. Vous disposiez d’un historique, mais vous avez indiqué que l’étude de McKinsey ne vous était pas connue. Si vous n’avez pas puisé dans ce travail préalable considérable – ni dans cette étude, ni dans les travaux qu’avaient probablement menés les ministères des transports et des finances –, sur quels éléments vous êtes-vous fondé pour bâtir un plan de discontinuité en quelques mois, avec l’aide, j’imagine, de la DGITM et peut-être de l’APE ?

À plusieurs reprises, vous avez fait référence à des échanges « informels ». Disposez-vous néanmoins, par exemple grâce au travail d’interface dont vous avez dit qu’il était votre mission, d’éléments formels relatifs à la préparation ou à la conclusion des travaux portant sur l’évolution de la situation de Fret SNCF ? Il nous a été indiqué que les réunions avec la Commission européenne faisaient l’objet de comptes rendus validés par les deux parties. Si vous en disposez, pourrez-vous nous communiquer les relevés de conclusions de ces rencontres ?

Dans sa décision d’ouverture d’une enquête approfondie, la Commission européenne indique, parmi les reproches faits à la France, qu’elle craint la non-conformité des aides internes ayant permis de combler les déficits de Fret SNCF à partir de 2007 – je dis bien à partir de 2007, c’est-à-dire au cœur même d’une séquence pendant laquelle, aux termes de l’accord de 2005, la France et l’Union européenne étaient censées échanger des éléments d’audit et de contrôle permettant aux deux parties d’apprécier le bon déroulement du plan de restructuration, lequel prévoyait un tel reporting jusqu’à fin 2008. Or, dans sa réponse adressée à la Commission en avril 2023, la France ne s’est pas étonnée que Bruxelles n’ait pas assumé, dès 2007, sa responsabilité de contrôle de ces fameuses aides intragroupe. La direction générale de la concurrence nous a indiqué que le reporting devait cesser à la fin de l’année 2008 et que, par la suite, elle n’avait pas eu les moyens de contrôler le respect de l’accord. Il y a quelque chose qui m’échappe… Aurait-on laissé les choses se faire sans que soient réunis les moyens ni les conditions de transparence nécessaires au contrôle du respect de l’accord de 2005 ? Quel est votre sentiment ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Je ne sais pas si le terme de « pause » est le bon, mais la crise du covid a constitué un choc considérable. Les manières de travailler ont changé du tout au tout, et pendant un moment. Nous avons d’ailleurs plaidé pour une réponse européenne à la crise sanitaire ; Mme Buzyn avait, je m’en souviens, demandé que les ministres de la santé se réunissent dans le cadre du Conseil de l’Union européenne. Nonobstant les compétences européennes assez limitées en matière de santé, il était fondamental que l’Union apporte sa contribution, ce qu’elle a fait au bénéfice de tous en prenant la décision inédite de mutualiser les vaccins. Pendant ce temps de crise, certains sujets ont été mis en sommeil, y compris au plan législatif.

Je n’étais pas secrétaire général des affaires européennes à l’époque, mais lorsque j’évoquais une pause, je ne pensais pas à une volonté politique particulière. J’ai bien sûr pris connaissance de l’audition de M. Djebbari. Il ne m’appartient pas de la commenter. J’ai simplement voulu rappeler les circonstances très particulières de ces années-là.

Néanmoins, nous sentions bien que le risque grandissait de l’ouverture d’une enquête approfondie – nous n’avions malheureusement pas tort, comme la décision du 18 janvier l’a montré. Il était alors de notre responsabilité d’étudier toutes les options. Si je parlais d’une étude « théorique » de la discontinuité, c’est qu’à ma connaissance l’ouverture d’une enquête n’était pas considérée comme imminente jusqu’en 2020.

Quant au rapport de McKinsey, il ne fait en effet pas partie des documents sur lesquels je m’appuie dans l’exercice de mes responsabilités. Il a bien sûr pu nourrir la réflexion des services de l’État.

Nous nous sommes demandé – avec les autres services concernés, puisque le SGAE est par construction interministériel et ne travaille jamais seul – comment, compte tenu des contraintes du droit de l’Union européenne, nous pouvions construire un schéma qui permette, le cas échéant, à la Commission de constater une discontinuité, et donc d’admettre qu’il n’y avait plus rien à rembourser. C’est pourquoi nous proposons la création de deux nouvelles entités, l’une consacrée aux trains mutualisés et l’autre à la maintenance, le transfert d’une partie du chiffre d’affaires et l’ouverture du capital.

Nous voulons ainsi maintenir une activité à laquelle nous croyons beaucoup. En outre, ce changement ne doit pas se faire au détriment des salariés : ce sera le cas, puisque, pour 90 % d’entre eux, rien ne changera, et qu’une solution au sein du groupe SNCF sera proposée aux 10 % restants, si jamais ils ne souhaitent pas travailler avec un éventuel nouvel opérateur qui reprendrait certaines activités. Le ministre délégué s’est engagé sur ce point.

Tel est le travail qu’a réalisé le SGAE – qui n’est qu’un service administratif au service du politique, mais qui peut s’appuyer sur les autres services, notamment la DGITM et l’APE, ainsi que sur les différents juristes de la République. Au sein même du SGAE, nous avons un bureau traitant des questions juridiques et son concours a été précieux pour nous éclairer sur telle ou telle jurisprudence de la Cour.

Pour répondre à votre troisième question, les échanges informels ont été nombreux, en particulier avec Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission. Ces contacts avec les directeurs généraux sont ordinaires, mais nous n’avons pas échangé de comptes rendus. Je sentais bien que la Commission n’était pas convaincue par nos arguments ; Olivier Guersent lui-même ne me l’a pas caché. La décision du 18 janvier a constitué, je l’ai dit, une rupture, mais nous n’en avons pas été étonnés.

En revanche, nous n’étions pas présents lors des échanges avec la commissaire Vestager.

Vous demandez ensuite pourquoi, alors qu’un contrôle devait être exercé jusqu’en 2008, la Commission ne s’est pas émue plus tôt de la situation. Cela remonte à loin et je serai très prudent. Il me semble que la Commission a constaté une accumulation de divers éléments qui, ensemble, lui sont apparus comme une manière de combler de façon régulière, systématique, les déficits de Fret SNCF.

Vous demandez aussi pourquoi la France ne s’est pas étonnée du silence de la Commission. Je n’ai pas beaucoup d’éléments pour vous répondre. Il me semble que notre conviction était que nous étions en présence de transferts intragroupe, pas d’aides d’État. C’est la thèse que nous avons défendue tout au long des discussions.

M. le président David Valence. Vous insistez sur le fait que l’ouverture de l’enquête approfondie a constitué un tournant. C’est intéressant, car au cours de nos auditions nous avons pu avoir l’impression que le risque planait depuis longtemps d’une façon presque identique. En vous entendant, on comprend qu’il y a un avant et un après. Nous ne sommes pas du tout dans la même situation que l’Allemagne avec DB Cargo.

Il était plus facile d’être ferme avant l’ouverture de l’enquête, surtout dans une période de crise sanitaire qui avait fait passer le sujet à l’arrière-plan. On ne peut pas comparer les positions tenues avant et après le 18 janvier 2023 : il n’y a pas d’un côté une solution courageuse et de l’autre une solution de facilité.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Je vous rejoins entièrement : le 18 janvier, nous changeons de monde. La tentation a pu exister d’adopter une posture de grande fermeté vis-à-vis de la Commission et de s’en remettre à la décision du juge ; mais cette idée a dû être abandonnée, car les autorités politiques ont été convaincues que le risque était trop important.

J’entends parfois dire le contraire – les autorités françaises se seraient précipitées, alors que l’encre de la décision du 18 janvier était à peine sèche –, mais un combat a eu lieu : nous avions déjà contesté, largement, les positions de la Commission dans le cadre d’échanges informels. Malgré les nombreuses analyses juridiques que nous avons produites sur les aides d’État, nous n’avons pas emporté la conviction.

La décision du 18 janvier est un acte politique de la Commission européenne, ce qu’elle ne fait jamais à la légère. Il ne s’agit plus d’un échange d’informations. Il nous revenait alors d’agir le plus vite possible pour dissiper l’inéluctable incertitude ; il nous était impossible de céder à la tentation de la procrastination, ou de nous contenter d’une absence de solution.

Vous avez parlé, monsieur le président, d’un « moindre mal » : je pense que c’est tout à fait cela. La discontinuité n’est pas une solution formidable, chacun en convient, mais elle permet d’éviter un remboursement qui aurait signifié la mort de Fret SNCF. C’est à cette aune qu’il faut mesurer la détermination du Gouvernement, tant pour essayer de convaincre, jusqu’au bout, la Commission qu’il n’y avait pas d’aides d’État illégales, qu’ensuite pour trouver rapidement la meilleure solution.

Le schéma de discontinuité est assez audacieux à certains égards : 18 %, ce n’est pas 50 %. Nous sommes confiants dans la décision de la Commission.

Mme Mireille Clapot (RE). Élue de la Drôme, je ne connais que trop bien les nuisances causées par le flux de camions qui parcourent la vallée du Rhône. Je me réjouis que le Gouvernement ait souhaité agir et relancer le fret ferroviaire.

Ce schéma de discontinuité s’impose à nous. Mais quels avantages peut-on en tirer afin d’assurer un avenir meilleur pour le fret ferroviaire ? Nous souhaitons tous que les chargeurs choisissent le train, mais cela suppose des investissements pour assurer la ponctualité et la qualité du service. Peut-on tirer parti de cette décision pour relancer le fret ferroviaire en France et en Europe ?

En d’autres termes, la solution trouvée nous laisse-t-elle espérer un avenir meilleur ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. La relance du fret ferroviaire est indispensable : c’est la ligne du Gouvernement et le ministre délégué aux transports l’a dit sans aucune ambiguïté. Depuis deux ans, la courbe s’inverse. Les lois adoptées en 2018 et 2019, la loi Climat et résilience et la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire vont toutes dans le même sens.

Le schéma de discontinuité permet d’envisager un avenir, tout simplement. Sinon, il n’y en aurait pas. Nous verrons comment il fonctionnera concrètement. Le train mutualisé restera au cœur de l’activité de la nouvelle structure. Celle-ci devra renoncer aux trains dédiés, c’est vrai, alors qu’ils sont en forte croissance ; mais le Gouvernement s’est engagé à trouver des repreneurs pour les vingt-trois flux considérés, ce qui est essentiel pour empêcher tout report modal.

La discontinuité, à elle seule, ne suffira pas ; pour assurer un avenir meilleur, il est indispensable de déployer le plan de modernisation de 4 milliards d’euros présenté par le ministre délégué. Il faudra ensuite, la Première ministre l’a dit, cesser de faire du fret une variable d’ajustement. Dans d’autres pays, la part modale du fret ferroviaire est bien supérieure, parce qu’ils ont consenti les investissements nécessaires ; certes, ceux-ci sont souvent plus lourds en France qu’en Allemagne par exemple, pour des raisons géographiques, mais ils sont indispensables.

Vous dites que la discontinuité s’impose à nous. Ce n’est pas la Commission qui nous l’impose, mais le droit de l’Union : nous n’avons pas d’autre option aujourd’hui pour garantir un avenir au fret ferroviaire.

J’ajouterai que l’accompagnement de ce dernier est aussi lié à l’action du Gouvernement, qui revêt une importante dimension européenne, en faveur d’un profond renouvellement de la politique industrielle. Ce n’est plus un tabou à Bruxelles, comme cela a longtemps été le cas : la croissance s’y résumait à un enjeu de marché intérieur, à un travail sur les quatre libertés fondamentales. Quand la France expliquait que la croissance dépendait aussi de la politique industrielle – c’est-à-dire de la volonté de se doter des moyens financiers de réaliser des investissements et surtout d’imprimer une orientation politique pour devenir performant dans tel ou tel domaine, développer une offre industrielle au lieu de dépendre d’offres extérieures à l’Union et de rester simplement des consommateurs –, elle n’était pas toujours audible. Depuis l’agenda de Versailles, élaboré sous la présidence française dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine, la volonté d’agir au niveau de l’Union européenne est bien plus présente. Plusieurs textes législatifs en cours de discussion le montrent. Le déclin du fret a été corrélé à la désindustrialisation : il faut poursuivre avec la plus grande détermination, comme le souhaitent nos autorités politiques, cet agenda industriel, à l’échelle française comme européenne. C’est la condition de cet avenir meilleur que, comme vous, j’appelle de mes vœux.


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49.   Audition, ouverte à la presse, de M. Matthias Emmerich, ancien directeur général adjoint de la branche fret de la SNCF, et de M. Alain Krakovitch, ancien coordonnateur du plan de restructuration du fret de la SNCF, directeur général de Voyages SNCF (9 novembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. Matthias Emmerich, ancien directeur général adjoint de la branche fret de la SNCF, et M. Alain Krakovitch, ancien coordonnateur du plan de restructuration du fret de la SNCF, directeur général de Voyages SNCF.

Messieurs, votre audition doit nous permettre de mieux comprendre les transformations de la branche fret de la SNCF à compter de l’année 2003, dans le cadre de sa préparation à l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire et de son positionnement sur le marché. De nombreux enjeux de modernisation et d’autonomisation de l’activité fret du groupe public ferroviaire se sont noués dans cette période. L’audition de M. Louis Gallois a démontré que la délimitation stricte des activités et des personnels rattachés au fret au sein de la SNCF n’a pas été facile. Jusque dans les années 2000, les politiques publiques menées pour soutenir le choix du train en matière de fret ont souffert de la sous-estimation de l’impact positif du transport ferroviaire sur la transition écologique.

Monsieur Krakovitch, vous avez effectué toute votre carrière au sein de la SNCF. En 2002, vous êtes devenu chef de projet à la direction du fret. En 2003, vous avez été nommé responsable de la coordination du plan fret 2026. En 2007 et en 2008, vous avez dirigé le cabinet de la présidente Anne-Marie Idrac, puis du président Guillaume Pepy.

Monsieur Emmerich, vous travaillez aujourd’hui dans le monde de l’éducation après une longue carrière à la SNCF. Vous avez été directeur général de Voyages SNCF avant de devenir en 2007 le directeur général adjoint de la branche fret de la SNCF, puis membre du directoire de Fret SNCF, chargé de la stratégie internationale. Notre commission a eu, à plusieurs reprises, l’occasion de débattre de l’insuffisante prise en compte de la dimension européenne dans la conduite des objectifs du fret ferroviaire, ainsi que de la solution de la coordination et de la coopération longtemps envisagée pour limiter l’ouverture à la concurrence à l’échelle européenne.

L’objectif de cette commission d’enquête est, d’une part, de comprendre s’il existe un lien nécessaire entre la libéralisation du fret ferroviaire et le déclin de la part modale depuis le début des années 2000 – même si celui-ci avait commencé bien avant – et, d’autre part, de s’interroger sur la solution de discontinuité retenue par le Gouvernement pour protéger le groupe Fret SNCF du risque d’une condamnation au titre des aides publiques indues, sous la forme d’un comblement du déficit, d’une reprise de la dette en 2018, en 2019 et en 2020, et de la recapitalisation prévue par la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire.

Comment avez-vous essayé de transformer le modèle de Fret SNCF ? Comment le groupe public ferroviaire a-t-il vécu l’ouverture de l’activité fret à la concurrence ? Estimez-vous avoir réussi à créer de nouvelles habitudes et à redresser la barre d’une activité au déficit récurrent ? À quels obstacles vous êtes-vous heurtés ? Quelle est votre évaluation du niveau d’aide publique à l’activité fret au sens large et à Fret SNCF ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Mathias Emmerich et M. Alain Krakovitch prêtent serment.)

M. Alain Krakovitch, ancien coordonnateur du plan de restructuration du fret de la SNCF, directeur général de Voyages SNCF. Au début des années 2000, la conscience environnementale n’était pas ce qu’elle est de nos jours, mais celle du rôle écologique du fret était nette. Je suis entré au fret de la SNCF dès mon stage de fin d’études – j’y ai même fait mon service militaire –, qui était consacré à l’étude du principe des autoroutes ferroviaires. Il s’agissait d’en prévoir le niveau de saturation à l’horizon 2020 et d’en évaluer l’intérêt, en tenant compte – ce que nous ne savons toujours pas faire – de son coût d’ensemble, économique mais aussi sociétal.

Par la suite, j’ai travaillé auprès de M. Marc Véron sur la restructuration du fret, notamment sur la mise en œuvre d’un plan d’organisation de la production.

Avant les années 2000, la production de la SNCF était très peu dédiée. De nos jours, les TGV, les TER et le fret ont chacun leurs propres moyens de production et leurs propres conducteurs. À l’époque, le parc de locomotives n’était pas dédié à telle ou telle activité, et le fret était surtout une entité d’animation commerciale ne maîtrisant pas sa production. Celle-ci était sous la responsabilité de directeurs régionaux, chacun étant placé à la tête d’autant de petites SNCF et gérant toutes les activités.

Au début des années 2000, la nécessité d’une gestion globale est devenue évidente. Mathématiquement, un optimum global est plus efficace que la somme des optima locaux, pourvu qu’il soit bien géré. Nous avons donc décidé de dédier des moyens de production – locomotives et conducteurs – au fret, qui, en l’absence de moyens dédiés, était un peu la dernière roue du carrosse, des voyageurs bloqués en pleine voie ayant plus de voix qu’un train de marchandises dans la même situation. Ainsi, l’une de mes premières missions a été de dédier des locomotives à la partie combinée du fret.

Le trafic de fret était alors en baisse, de 17 % de 2000 à 2003. Le fret routier a été dérégulé dans les années 1990. Entre 1995 et 2000, le maillage routier augmente de 27 000 kilomètres, dont 1 500 kilomètres d’autoroutes. Par ailleurs, la part de l’industrie manufacturière dans l’économie a fortement baissé en France depuis vingt ans, passant de 15,7 % en 2000 à 10,1 % en 2017, soit deux fois moins qu’en Allemagne. Pour le seul premier trimestre de l’année 2003, Fret SNCF accuse un déficit est de 267,8 millions. De 1997 à 2003, le trafic est passé de 52 milliards de tonnes kilomètres à 46 milliards, soit une baisse de 11 %.

Obtenir des garanties sur l’autonomie comptable et organisationnelle de l’activité fret était une condition préalable à la validation d’un plan fret, pour disposer des moyens de renouveler les quatre cents locomotives dont nous avions besoin. Le plan Véron – qualifié de plan de la dernière chance – obéissait à une double logique de performance et d’urgence face à l’arrivée de la concurrence. Son objectif, ambitieux, était de redresser la qualité de service pour les clients et de nous désendetter rapidement pour acheter les locomotives. Nous avons donc dû réaliser une transformation de nos systèmes de production, de pilotage économique et de politique clients, et nous concentrer sur les marchés rentables.

Il fallait d’abord procéder à une profonde transformation informatique. Le logiciel de gestion de la production, vieillissant, était incapable d’appréhender la complexité du saut de qualité de service nécessaire. Il fallait aussi passer de l’indicateur de nombre de trains calés – ceux qui ne vont pas au bout – à l’indicateur de satisfaction de nos clients fret, comportant notamment une gamme d’offres, des engagements réciproques et un interlocuteur unique

Nous sommes entrés dans une organisation industrielle visant à la régularité, avec les mêmes trains circulant tous les jours de la semaine sur des parcours constants, ce qui permettait d’assurer un suivi. C’est le principe du tapis roulant : des locomotives circulant sur de grands axes de façon systématique, avec ou sans wagons de fret. Il s’agissait avant tout de regagner la confiance des clients en assurant la régularité.

Ce tapis roulant a été complété par une desserte fine, assurée par une dizaine de zones de fret localisées autour de bassins de trafic homogènes et bénéficiant de moyens dédiés. Leur rôle était de collecter les lots de différents clients afin d’optimiser les coûts de collecte et de massifier les flux vers les grands axes. L’idée était de gérer le trafic des locomotives de façon distincte du remplissage des wagons. La disponibilité du parc nous a permis d’assurer la qualité de service que nous avions imaginée et, grâce aux moyens de production dédiés à la circulation sur les grands axes, la productivité et la régularité se sont améliorées. Des centres de gestion de flux coordonnaient le trafic entre les grands axes et les zones de fret, en affectant les commandes et en réservant les places dans les trains intertriages.

La deuxième grande mission, après la réorganisation de la production et de la vision commerciale, a consisté à se recentrer sur les trafics rentables au détriment des flux défavorablement concurrencés par la route. Nous avons pris la décision d’augmenter les prix pour les trajets où la route était plus chère. Notre priorité était de rouler avec des trains complets et de massifier le trafic en optimisant le réseau des gares de triage. Le nouveau schéma directeur s’appuyait sur un plan de transport comportant des services sur mesure pour les produits industriels lourds ou dangereux – appelés « organisation spéciale » –, d’une part, et, d’autre part, des trains composés de groupes de wagons – le « multi-lots multi-clients ».

En dépit de ces efforts de rationalisation et du financement des quatre cents locomotives précitées, les résultats n’ont pas été suffisants. Dès 2007, un nouveau plan de sauvetage a dû être engagé, juste avant la crise de 2008 qui a fait très mal au fret.

M. Matthias Emmerich, ancien directeur général adjoint de la branche fret de la SNCF. Après avoir travaillé comme président du site de réservations voyages-sncf.com, j’ai été directeur général adjoint du fret auprès de M. Olivier Marembaud de janvier 2007 à septembre 2008, l’OPA sur Geodis ayant amené son remplacement par M. Pierre Blayau. J’ai également exercé des fonctions financières au sein de la SNCF en tant que directeur général finance de 2013 à 2014 et directeur général délégué performance de 2015 à 2020 auprès de M. Guillaume Pepy.

Les dix-huit mois que j’ai passés à Fret SNCF ont été très marquants. Cette période a été celle de l’ouverture au marché à la concurrence et de la confrontation avec la réalité. Je ne connaissais pas le fret. Le premier constat qui s’est imposé à moi fut celui d’une situation financière désespérée, malgré la situation de monopole. Je me souviens avoir éprouvé en 2003 le sentiment aigu de rejoindre une entreprise en faillite – faillite virtuelle faute d’entité sociale de plein exercice – à la lecture des comptes séparés.

Le chiffre d’affaires du fret de 2003 à 2006 était d’environ 1,9 milliard d’euros. Sa marge opérationnelle est restée négative pendant ces quatre exercices – de 200 millions d’euros en 2003 et en 2004, de 100 millions d’euros en 2005 et 2006. Le résultat net était négatif de 400 millions d’euros en 2003 et en 2004, de 220 millions d’euros en 2005 et de 260 millions d’euros en 2006, alors même que la concurrence n’était pas encore arrivée. Le bilan, très dégradé, présentait des capitaux propres négatifs et un endettement de 1,6 milliard d’euros.

Il va de soi que passer à la concurrence avec une telle situation financière et un bilan aussi mauvais ne pouvait être qu’un exercice de haute voltige dont les chances de réussite étaient extraordinairement ténues. L’ouverture à la concurrence a été d’autant plus compromise qu’après un exercice 2007 qui a grosso modo maintenu les résultats de l’année précédente, avec une marge opérationnelle négative de 108 millions d’euros et un résultat net négatif de 134 millions d’euros, la crise financière de 2008 a provoqué un effondrement global du marché. La réduction des parts de marché de Fret SNCF – de 95 % en 2007 à 76 % en 2010 – sur un marché en contraction a été catastrophique et les résultats ont replongé les années suivantes à un résultat net négatif de 450 millions d’euros.

Le diagnostic dressé par Olivier Marembaud et moi-même est connu de votre commission. Je l’exprimerai avec mes mots et mes souvenirs.

D’abord, la France n’est pas un pays favorable au fret ferroviaire, en raison de sa faible densité de population, de ses forts déséquilibres géographiques – entre l’Est et l’Ouest ainsi qu’entre le Nord et le Sud – et de la faible part de l’industrie dans son PIB. Or, pour un système de transport massifié, le territoire dans lequel il s’inscrit est décisif.

Ensuite, la moitié du trafic avait une composante internationale. La juxtaposition des monopoles était préjudiciable à la qualité et à la rentabilité des trafics, chaque monopole cherchant à réaliser des marges sur certains trafics et augmentant le prix global. Compte tenu des caractéristiques géographiques de la France, le service universel du wagon isolé était lourdement et irrémédiablement déficitaire.

Enfin, les ports français étaient comparés à ceux de l’Europe du nord, notamment ceux de taille modeste, et les évacuations ferroviaires des containers souvent peu favorables.

Par ailleurs, l’environnement du fret ferroviaire présentait les caractéristiques suivantes : saturation du réseau autour des grandes agglomérations et développement du transport express régional (TER), qui y contribuait ; dégradation des infrastructures et des petites lignes importantes dans les zones de fret ; priorité donnée aux voyageurs dans la régulation des trafics ; impact des conflits sociaux, spécialement fort sur le trafic de fret ; densité et qualité du réseau routier en France ; croissance du réseau autoroutier ; forte proportion de réseaux routiers non soumis à péage, contrairement au fret ; échec de l’instauration d’un péage pour les poids lourds en 2015 ; réduction de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) pour les poids lourds de plus de 7,5 tonnes, induisant une inéquité concurrentielle.

Forts de ce constat, nous avons articulé notre plan selon plusieurs axes.

Nous avons poursuivi l’intégration industrielle, allant jusqu’à créer des unités d’établissements de fret spécialisés et une ligne de management direct des collaborateurs par la direction de Fret SNCF. Cette gestion par activité a ensuite été généralisée au sein de la SNCF, ce qui lui a donné la cohérence de moyens, de direction et de management des entreprises concurrentes. Nous avons remis en cause le système de wagon isolé universel, qui était la première source de pertes financières, en continuant à réduire le nombre de gares de triage et en développant l’offre « multi-lots multi-clients ».

Nous avons poursuivi la renégociation des contrats commerciaux conclus avec les grands clients pour leur faire prendre des engagements de volume. Parfois, nous étions considérés comme des variables d’ajustement de la route. Il arrivait qu’une locomotive se présente pour deux wagons, car les camions étaient passés avant. Nous avons donc demandé à nos clients de s’engager sur un nombre de wagons pour lesquels ils payaient quel que soit le nombre de wagons remis. Par ailleurs, le développement des autoroutes ferroviaires s’est accéléré pendant cette période.

Nous avons créé des solutions alternatives à Fret SNCF, notamment les Voies ferrées locales et industrielles (VFLI), devenues Captrain. Cette filiale opérait selon le même modèle que les nouveaux entrants, en complément de Fret SNCF et en concurrence avec elle, pour se positionner comme nouvel opérateur. Par ailleurs, nous avons développé un réseau européen, en Allemagne, en Belgique et en Italie par priorité, pour offrir un service transfrontalier de point à point, en opérant dans ces pays comme nouvel entrant.

Nous avons poursuivi la gestion rationnelle et non discriminatoire du parc de wagons au sein de France Wagons, puis d’Ermewa, qui l’a absorbé à l’échelle européenne. Nous avons créé une société de location de matériels ferroviaires (ROSCO), Akiem, pour utiliser les locomotives de fret en excès et regrouper le savoir-faire de maintenance du groupe.

Telle était, brossée à grands traits, notre vision. Nous avons suivi ces axes au cours des années qui ont suivi, non sans résultats : Fret SNCF représente désormais 50 % du chiffre d’affaires, soit 800 millions d’euros, de la branche de transport ferroviaire de fret de la SNCF. Par ailleurs, la cession du wagonnier Ermewa en 2021 et celle d’Akiem en 2022 ont permis à la SNCF de renforcer ses fonds propres de plusieurs milliards d’euros. Cette bonne gestion du capital lui a permis de se soulager des pertes subies par Fret SNCF au cours des années précédentes.

S’agissant de l’enquête ouverte par la Commission européenne sur les aides reçues par Fret SNCF, qui a motivé la constitution de votre commission d’enquête, j’ignore la teneur de la discussion entre l’État et la Commission, mais je puis vous livrer des intuitions et des réflexions sur les faits juridiques et financiers.

Fret SNCF a été une division privée de statut social d’un établissement public industriel et commercial (EPIC), appelé SNCF puis SNCF Mobilités, jusqu’à la réforme de 2020. Toute activité hébergée au sein d’un EPIC bénéficie du soutien implicite de l’État, car un EPIC ne peut faire faillite et échappe aux règles usuelles du droit des sociétés, s’agissant notamment des règles relatives aux structures de bilan, en particulier à la maîtrise du rapport entre fonds propres et capital social. À mes yeux, c’est là que réside l’origine du gonflement d’une bulle de dette pendant quinze ans, au gré des déficits successifs, jusqu’à atteindre 5 milliards d’euros lors de l’entrée en vigueur de la réforme ferroviaire en 2020.

Si Fret SNCF avait été une société anonyme, la question de sa recapitalisation aurait été posée dès avant l’ouverture du marché, puis à de multiples reprises. Ce que nous observons à présent n’est que l’aboutissement de quinze années de refoulement de cette question, qui a été masquée par le comblement, en apparence indolore, des déficits de Fret SNCF logés au sein d’un EPIC qui pouvait les accueillir.

Par ailleurs, cette solution silencieuse a rendu paresseux l’État régulateur. L’EPIC SNCF comblant année après année les déficits sur ses ressources propres, les questions de fond relatives à la soutenabilité du fret ferroviaire en France – pas uniquement de Fret SNCF – ont été éludées.

Je note avec intérêt que, depuis que Fret SNCF est doté d’un statut de société anonyme, toutes les entreprises ferroviaires de fret françaises bénéficient d’aides spécifiques au péage et au wagon isolé. Nous sommes donc passés d’un régime d’absorption des déficits de Fret SNCF au sein d’un EPIC à une politique publique de préférence et d’aide au fret ferroviaire dont bénéficient tous les opérateurs et qui – les comparaisons à l’échelle européenne le démontrent – est la seule à même de permettre à la concurrence multimodale de se déployer harmonieusement, notamment en France.

M. le président David Valence. Comme à beaucoup d’autres avant vous, j’aimerais vous poser la question suivante : estimez-vous que les politiques publiques mises en œuvre en faveur du fret ferroviaire lorsque vous étiez aux responsabilités étaient suffisantes, en elles-mêmes et par comparaison avec celles mises en œuvre à l’étranger ?

On a parfois tendance, surtout après avoir accumulé une certaine masse d’informations, à ne pas percevoir les spécificités de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire appliquée depuis plusieurs années. Pouvez-vous préciser le niveau d’accompagnement en matière d’aide à la pince, d’aide au péage de fret et d’aide aux services de wagon isolé ? Quelle était la réalité de cette politique ? Vos réponses nous aideront à cerner le contexte de l’activité de wagon isolé et de le comparer à celui que vous avez connu.

M. Matthias Emmerich. À mes yeux, le niveau d’aide était clairement insuffisant. L’accompagnement était concentré sur l’aide à la pince, qui est une petite partie du sujet. Toutefois, de nombreuses entreprises concurrentes, notamment ECR, une filiale de la Deutsche Bahn, ont perdu de l’argent pendant cette période. Le marché ne s’est pas développé, ce qui a empêché Fret SNCF comme ses concurrents de développer une activité suffisamment profitable pour rentabiliser leurs capitaux propres.

Par ailleurs, les spécificités du marché n’ont pas été prises en compte. Or ce marché, en France, est très défavorable au fret ferroviaire. Celui-ci est destiné à l’industrie, au transport lourd, à la chimie, toutes activités situées quasi exclusivement dans le nord-est de la France. Ailleurs, il s’agit de transport diffus – par exemple de produits agricoles et de granulats – plus difficile à programmer.

La France n’est pas l’Allemagne, où le trafic de fret et le poids de l’industrie sont le triple de ce qu’ils sont en France. Les principaux axes européens relient les ports de la mer du Nord à l’Italie du Nord. Notre pays est en marge du système européen de fret ferroviaire, surtout lorsque l’on se dirige vers l’Atlantique et vers le sud. Par ailleurs, les traversées du nord au sud sont pénalisées par la différence d’écartement des rails en Espagne et, vers l’Italie, qui n’est pas une grande nation d’industrie lourde, par les difficultés de franchissement des Alpes.

Si tout cela avait été pris en compte, les aides au péage de fret et aux services de wagon isolé auraient été plus importantes.

Par ailleurs, la tension entre Réseau ferré de France (RFF) et la SNCF était forte, RFF considérant que la SNCF payait un péage de fret insuffisant ne tenant pas compte de la nature du trafic de fret qui, plus lourd que le trafic de voyageurs, a plus d’impact sur les voies. RFF avait donc tendance à tirer les péages vers le haut, arguant que la SNCF n’en payait pas le coût marginal. Or Fret SNCF ne pouvait pas supporter ces coûts. Quant à l’État, il se désintéressait de la question et s’abstenait de faire voter des crédits supplémentaires par votre assemblée, considérant que les centaines de millions concernées étaient compensées au sein de l’EPIC SNCF.

Ma réponse à la question posée est claire : la politique de l’État était déficiente. Elle a consisté à laisser l’EPIC SNCF supporter nolens volens les pertes pendant quinze ans.

M. Alain Krakovitch. Avant 2010, la seule aide disponible était l’aide à la pince, dont le renouvellement annuel n’était au demeurant pas assuré, ce qui ne laissait pas d’inquiéter les acteurs du transport combiné sur leurs possibilités de développement : comment investir sans l’assurance que le modèle économique perdurera ?

Les aides au péage de fret et aux services de wagon isolé sont d’autant plus légitimes que l’équilibre économique de celui-ci est intrinsèquement impossible, contrairement au transport par trains entiers – nous en avons tiré les conséquences s’agissant de la structure de notre offre. L’aide de l’État semblait encore plus insuffisante par comparaison avec le secteur du transport routier. Le fret ferroviaire supporte – c’est toujours vrai – tous ses coûts. Les camions paient-ils les dégâts qu’ils occasionnent sur les routes nationales ?

M. le président David Valence. L’aide à la pince était en effet abordée chaque année lors du débat budgétaire et donnait lieu, en dépit de son faible montant, à des débats nourris. Il faut, me semble-t-il, reconnaître que nous avons désormais des perspectives jusqu’en 2030, ce qui est inédit, et que le niveau des aides au péage de fret et aux services de wagon isolé ne l’est pas moins.

Je voudrais nuancer les observations de M. Emmerich sur les caractères fondamentaux de notre pays. Indiscutablement, la désindustrialisation a amoindri la pertinence du fret ferroviaire en France. Toutefois, notre pays n’en est pas moins une zone de passage, ce que n’est pas l’Italie. Très industrialisée au nord, notamment dans le domaine des machines-outils où elle est très performante, elle est, pour le fret, davantage une zone de destination et d’expédition – vers et depuis l’est, le nord et l’ouest – que de circulation, notamment par comparaison avec la France. Pourtant, la part du fret ferroviaire y a augmenté au cours des dernières années ; dans notre pays, elle a diminué.

Certes, le nord-est de la France, où je suis élu, est une grande région de fret ferroviaire, mais tel est le cas de toute la façade orientale du pays, notamment de la vallée du Rhône, qui est traversée par d’intenses flux de marchandises, et qui est même le principal corridor de transit de marchandises entre la mer du Nord et la mer Méditerranée. Par sa position d’isthme du continent européen, la France est une zone de contact et de trafic, bien davantage que l’Espagne et l’Italie.

Ma formation d’historien, qui inclut un peu de géographie, me rend méfiant vis-à-vis de toute forme de déterminisme.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Les plans Véron et Marembaud ont fait l’objet de plusieurs critiques. L’une d’entre elles porte sur l’abandon progressif du service de wagon isolé, donc de la construction artificielle de la production autour du transport diffus.

Pour certains – vous l’avez dit en creux –, en s’alignant sur les nouveaux entrants, en optant pour les trafics de point à point, considérés comme rentables, et en détricotant progressivement le transport par wagon isolé au profit de l’offre « multi-lots multi-clients », SNCF Fret a affaibli la logique industrielle sur laquelle elle a été bâtie. En délaissant le diffus et le transport par wagon isolé, SNCF Fret se serait engagé dans un cercle vicieux, dans la mesure où le cœur de métier, donc la rentabilité du service de fret dans notre pays, réside, nonobstant la désindustrialisation, dans la production artificielle à partir du transport diffus. Partant, cette déconstruction des boucles de fret a produit un gâchis en matière de productivité du travail et de capital engagé.

Quelle appréciation portez-vous sur cette critique fondamentale de la trajectoire de production mise en œuvre par ces plans ? J’imagine que vous êtes toujours certains de leur bien-fondé. Pourtant, leurs résultats bruts n’ont pas été, tant s’en faut, à la hauteur des objectifs visés. Avez-vous, à un moment ou à un autre, douté du bien-fondé de la stratégie déployée de 2003 à 2010 ?

M. Alain Krakovitch. De 2003 à 2006, l’abandon du transport par wagon isolé n’était pas à l’ordre du jour. Certes, ses difficultés économiques étaient réelles, mais la construction de grands axes et de zones de fret, sur le modèle de tapis roulants reliant les gares de triage, reposait sur ce mode de transport.

Il s’agissait de sortir d’une logique de « dentelle », consistant à former un train sitôt que le nombre de wagons à la sortie de la gare de triage est suffisant, et de passer à une logique industrielle, selon laquelle les trains, constitués soit de wagons isolés soit de lots, sont moins nombreux mais circulent systématiquement, ce qui permet d’en assurer le suivi et la ponctualité. L’adoption d’une logique de grands axes et de tapis roulant démontre qu’il ne s’agissait pas de recentrer l’activité sur le trafic point à point.

Au demeurant, ce passage à une logique industrielle n’allait pas de soi. Il était critiqué des deux bords : par les tenants du passé, qui souhaitaient rétablir la construction des trains selon les besoins, et par ceux qui rappelaient que la logique industrielle n’a pas d’intérêt sans la certitude de remplir les trains. Cette vision était ambitieuse – trop, même. Nous avons créé des tapis roulants, mais un tapis roulant ne marche que s’il est rempli ; à défaut, il coûte cher. Les opposants à cette logique disaient que le fret ferroviaire, dans notre pays, ne peut pas prendre un tour industriel. D’après eux, seule la logique de dentelle, certes un peu folle si l’on se souvient qu’il s’agit de mettre en mouvement 1 800 tonnes, convient, d’autant que l’avenir commandait d’être encore davantage au service du client et de s’adapter à la demande.

La logique industrielle qui fut adoptée n’était donc nullement incompatible avec celle du wagon isolé, dont la disparition n’était absolument pas envisagée.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Le plan de discontinuité repose sur le choix de focaliser la nouvelle entité chargée du fret au sein de la SNCF sur la gestion capacitaire. Nous avons entendu des avis très inquiets au sujet de l’aptitude de cette nouvelle entité à trouver une place sur le marché. À la lumière de votre expérience, quels sont les défis qui l’attendent ?

M. Matthias Emmerich. Je ne connais pas le détail et je suis maintenant un peu éloigné de ces questions, mais il est clair que cela sera extrêmement difficile. Les flux qui vont être ouverts à la concurrence extérieure ne sont pas les moins rentables, les moins massifs et les moins pertinents. C’est une étape supplémentaire dans une réforme qui a déjà conduit Fret SNCF à perdre les deux tiers de ses effectifs, passés de 15 000 à 5 000 agents. Ce n’est pas comme si Fret SNCF était resté les bras croisés pendant la période précédente – et je rends hommage au travail absolument considérable effectué par Sylvie Charles et Frédéric Delorme. On demande un effort supplémentaire à une entité qui en a déjà consenti beaucoup.

Ce plan pourrait peut-être se dérouler dans les conditions les moins mauvaises si la politique publique d’équité concurrentielle – et donc de prise en charge des péages par l’État – est poursuivie, afin que le marché se retourne dans les années à venir. L’amputation serait moins douloureuse avec un marché qui se développe, ce qui suppose que l’État prenne ses responsabilités vis-à-vis du fret ferroviaire et fasse en sorte de garantir un niveau de profitabilité suffisant à l’ensemble des opérateurs, y compris Fret SNCF. C’est tout ce qui peut atténuer les très grandes difficultés que l’on peut anticiper.

M. Alain Krakovitch. Je vais vous faire part d’une opinion personnelle, qui est probablement partagée par beaucoup de cheminots – et pas seulement ceux qui ont travaillé dans le fret. Il y a un très vif sentiment d’injustice.

Par-delà tout ce qui a très bien été décrit par M. Emmerich s’agissant de la relation de la SNCF avec l’État et de la responsabilité de ce dernier, le fait est que la SNCF a choisi d’investir de l’argent dans une activité qui en perdait beaucoup – et qui en aurait perdu quoi qu’il arrive. On vient de décrire le transport par wagon isolé, activité sur laquelle seule la SNCF s’était positionnée et qui perdait de l’argent. Je me souviens très bien qu’à l’époque il n’était pas complètement évident de se dire que la SNCF allait consacrer à cette activité plusieurs milliards qu’elle ne pourrait pas utiliser ailleurs – en particulier pour développer le transport de voyageurs, beaucoup plus rentable !

Nous avions le sentiment d’être responsables en mettant des milliards dans une activité certes non rentable, mais dont nous avions conscience qu’elle était nécessaire pour le pays et d’un point de vue écologique. Le fait que cela nous soit reproché aujourd’hui est vécu comme quelque chose de très injuste, d’autant qu’on nous demande d’investir encore 5 milliards d’euros dans cette activité.

Je reconnais qu’une négociation est en cours, que les 5 milliards d’euros ne sont plus sur la table et qu’un plan a été prévu par Frédéric Delorme. Tout cela est cohérent et, au fond, le trafic et les effectifs seront assez peu réduits. Le plan de discontinuité nous offre des perspectives, sous réserve que les différentes aides au fret s’inscrivent bien dans la durée.

Encore une fois, je suis plutôt convaincu que le fret ferroviaire peut vivre dans ce pays. Les conditions du plan de discontinuité et les deux « NewCo » qui vont être créées devraient permettre d’y arriver.

Mais cela n’efface pas complètement le sentiment d’injustice.

M. le président David Valence. Dans l’enquête approfondie sur Fret SNCF, les aides publiques considérées comme indues avaient plusieurs dimensions.

La première était constituée par la compensation de son déficit récurrent, qui était de l’ordre de 260 à 400 millions par an durant les années où M. Emmerich exerçait des responsabilités. On peut considérer que cette aide était pour partie nécessaire parce que les politiques publiques menées par ailleurs pour compenser l’absence intrinsèque de rentabilité de certaines activités – dont le fret ferroviaire – étaient insuffisantes. On peut comprendre le sentiment d’injustice dont vous avez parlé, puisque les 5,3 milliards de dettes effacées correspondent en grande partie à ce que le groupe public a été obligé d’investir pour faire face au soutien insuffisant du fret par les pouvoirs publics.

Mais ces 5,3 milliards résultent aussi de la reprise de la dette de Fret SNCF et de sa recapitalisation en 2019.

Le paradoxe est que cette somme découle pour partie des effets d’une insuffisance de politique publique et pour partie d’une politique publique trop forte.

Êtes-vous d’accord avec cette formulation ?

M. Matthias Emmerich. Je ne crois pas. L’histoire est beaucoup plus simple. Les 5,2 milliards d’euros sont le résultat de la prise en compte insuffisante par l’État de ce qui était nécessaire pour assurer la rentabilité du fret ferroviaire pendant quinze ans.

Il se trouve qu’il y avait une dette au départ et qu’un taux normatif de 6 % lui a été appliqué, en accord avec la Commission. Ce taux a conduit à un triplement de cette dette en quinze ans. C’est en quelque sorte le prix du temps.

Je ne vois pas deux origines à cette somme de 5,2 milliards d’euros. Selon moi, elle est le résultat du refus pendant quinze ans de mettre en place un dispositif spécifique pour le fret. D’une certaine manière, l’État évitait ainsi de demander des crédits à votre assemblée et laissait l’EPIC SNCF – et indirectement les activités voyageurs – combler le déficit année après année sans que cela mette en péril la SNCF.

Si je rentre encore plus dans les détails, la SNCF ne payait évidemment pas un taux de 6 %. Ce taux était normatif et une partie des pertes présente donc un caractère virtuel. En fait, la SNCF empruntait à des taux qui étaient deux fois moindres.

M. le président David Valence. Je n’ai sans doute pas été assez explicite.

Une part des 5,3 milliards d’euros correspond à la somme des aides versées par le groupe public ferroviaire à sa branche fret pour compenser son déficit. Mais ce montant résulte d’une addition. Il comprend aussi la dette de Fret SNCF, dans le cadre de la reprise d’une partie de la dette de l’ensemble du groupe public ferroviaire par l’État en 2019-2020, et l’effet de la recapitalisation. Ces trois dimensions figurent clairement dans la lettre de la Commission annonçant le lancement d’une enquête approfondie.

On peut difficilement dire que reprendre la dette d’un groupe ou le recapitaliser est une manière de se défausser de sa responsabilité. C’est même le contraire.

À partir du moment où des sociétés anonymes ont été créées, il n’y a plus d’aide publique possible au titre du déficit. Votre raisonnement est très juste pour tout ce qui s’est passé avant 2019. Mais la reprise de dette et la recapitalisation sont aussi considérées comme des aides publiques indues par la Commission européenne.

M. Alain Krakovitch. Je comprends très bien la distinction que vous faites entre le déficit récurrent d’une part et la reprise de la dette et la recapitalisation d’autre part. Mais la dette est aussi le résultat des déficits et, pour beaucoup de cheminots, c’est bien le problème.

M. le président David Valence. Le raisonnement est juste du point de vue de la SNCF. Mais ce n’est pas la même chose pour les décideurs publics. Ceux qui choisissent de reprendre la dette ne sont pas ceux qui ont laissé la SNCF compenser les déficits de Fret SNCF pendant quinze ans. Et il convient de préciser que les politiques publiques menées désormais sont différentes.

M. Matthias Emmerich. Je ne connais pas les détails du dossier aussi bien que vous, mais nous avions déjà réfléchi à cette réforme lorsque je travaillais à la SNCF. Nous savions bien qu’il n’y avait pas d’autre choix que de laisser à la SNCF la dette de Fret SNCF, faute de quoi cette dernière société aurait été immédiatement en faillite. D’une certaine manière, c’était l’aboutissement de quinze ans de virtualité des comptes.

La reprise de la dette de la SNCF par l’État est un sujet complètement différent, puisqu’à ma connaissance cette dette correspond à celle de SNCF Réseau et pas à celle de SNCF Mobilités de l’époque. SNCF Réseau a désormais des comptes séparés. Mais sa dette de 25 milliards n’est pas celle de la SNCF. Il ne faut pas confondre les deux sujets, même si la Commission le fait peut-être.

M. le président David Valence. C’est très clair.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). M. Krakovitch a cité l’enjeu climatique, qui est déterminant. On sait que l’activité humaine est responsable du dérèglement climatique, notamment en raison des transports. La logique voudrait donc que l’on organise le report modal des marchandises vers le train.

Quel est votre avis sur l’abandon de l’écotaxe ? Ce dispositif aurait permis de rééquilibrer les transports de marchandises en favorisant davantage le ferroviaire.

M. Matthias Emmerich. Il y a deux manières de créer de l’équité en matière d’émissions de CO2. L’une consiste à aider les gens qui émettent moins – surtout s’ils ont des coûts supérieurs – et l’autre à pénaliser ceux qui émettent plus. L’idéal, c’est de faire les deux.

La question concerne le fret, mais on peut aussi la poser pour le transport de voyageurs. Le kérosène n’est pas taxé en Europe pour les vols intérieurs. C’est selon moi une aberration. Le fait d’avoir reculé sur les péages routiers pour les poids lourds en France est une catastrophe en général, et pour le fret ferroviaire en particulier.

M. Alain Krakovitch. Le paradoxe est que nous attendions cette écotaxe depuis des années – et que nous l’attendons encore. Cela fait un peu mal de voir les vestiges du dispositif qui sont encore installés sur nos autoroutes.

Cela fait aussi partie des éléments qui sont à l’origine de la dette de Fret SNCF. La décision de mettre en place l’écotaxe découlait du constat fait depuis de nombreuses années de la nécessité d’un rééquilibrage entre les transports routier et ferroviaire.

C’est pourquoi, encore une fois, j’ai du mal à faire une différence entre le déficit récurrent et la somme des déficits précédents. L’absence d’écotaxe est l’un des éléments qui montre que les politiques publiques menées n’ont pas permis d’éviter l’accumulation de la dette de Fret SNCF.

Mme Mireille Clapot (RE). J’ai été frappée par la complémentarité de vos visions avec, d’un côté, l’approche industrielle attachée à la qualité de service – notion qui m’est chère – et, de l’autre, l’approche financière – tout aussi louable. Les deux sont nécessaires pour le fret ferroviaire, activité d’une extrême complexité.

Je ne vois pas les choses comme vous, monsieur Emmerich. On ne peut pas dire que le fret ferroviaire serait réservé aux régions industrielles. Dans ma circonscription de la vallée du Rhône, on voit passer des trains chargés d’automobiles, de primeurs ou d’eau minérale.

Le développement insuffisant du fret ferroviaire est peut-être lié au fait que les externalités négatives liées au transport par camion ne sont pas assez prises en compte. Si l’on raisonne globalement, le fret ferroviaire est bien plus écologique et donc profitable pour la société.

Le paysage du fret ferroviaire va complètement changer avec la solution de discontinuité. Comment voyez-vous le futur de cette activité ? Cette solution subie peut-elle finalement constituer une opportunité pour relancer le fret ferroviaire ? Ou bien le déclin est-il inéluctable, de sorte que nous n’y arriverons pas ?

M. Matthias Emmerich. Mon propos consistait à dire que la France n’est pas un pays de fret ferroviaire. J’ai ajouté que c’était la conséquence de trois facteurs : la faible densité, la faible part de l’industrie dans le PIB et les très fortes différences entre l’Est et l’Ouest ainsi qu’entre le Nord et le Sud. L’Est offre des conditions plus favorables au fret ferroviaire – et le Nord-Est plus encore.

Cela nous ramène au transport par wagon isolé. Le fait de prévoir un filet universel pour l’ensemble du pays, par analogie avec le service postal, ne permet pas de remplir les trains. Le fret ferroviaire est au fond assez simple. Il faut une locomotive qui tracte de préférence trente à quarante wagons plutôt que dix, afin de transporter des biens qu’il est difficile d’acheminer par la route. C’est le cas pour les bobines d’acier laminées à chaud et pour les produits chimiques. C’est moins vrai pour l’eau minérale. Et il faut des industries qui ont besoin de grandes capacités d’emport, avec de préférence pas d’exigences de juste-à-temps – car cela suppose une ponctualité que le fret a du mal à respecter.

Le fret ferroviaire a évidemment un avenir dans ce pays. Mais cela nécessite que l’État poursuive ses politiques publiques d’aide, indispensables pour toutes les raisons précédemment exposées, et que les politiques de pénalisation des émetteurs de gaz carbonique soient au juste niveau. Je sais bien que s’exercent la pression sociale et celle du lobby routier.

Le monde est entré dans un réchauffement climatique catastrophique. Les problèmes sont déjà là. Il faut donc faire payer à l’ensemble des opérateurs le juste prix des coûts des émissions de CO2. C’est vrai pour les poids lourds comme pour le transport aérien. Et cela permettra au fret ferroviaire de disposer d’aides d’État durables pour regagner des parts de marché. C’est mécanique.

M. Alain Krakovitch. Je suis très optimiste. L’évolution que l’on constate depuis un an dans le transport de voyageurs est quand même frappante. On n’avait jamais vécu cela. Les trains sont pleins, tout particulièrement les TGV.

Cela s’accompagne d’une prise de conscience non seulement par la collectivité, mais aussi par Gouvernement, de la nécessité d’aider le transport ferroviaire. Je ne vais pas revenir sur les efforts consentis par les régions en ce qui concerne les TER.

D’une certaine manière, le wagon isolé est au fret ferroviaire ce que le train de nuit est au transport de voyageurs. On a compris que le train de nuit ne pouvait pas être rentable. C’est mécanique : on vend un siège de TGV 4,5 fois par jour alors qu’une couchette, par définition, ne peut être vendue qu’une fois par nuit. Pour autant, c’est un produit que l’on a décidé de développer et pour lequel nous avons obtenu des subventions. Je ne vois pas pourquoi il n’en serait pas de même pour le wagon isolé. Le transport par train entier peut se développer naturellement, et même sans aide dans certains cas. Ce n’est pas le cas pour le wagon isolé ou ses avatars, comme le « multi-lots multi-clients » : il leur faut des aides.

Une prise de conscience est en cours et je suis convaincu qu’elle va croître, parce que la situation climatique ne va pas s’arranger. Le président Valence a rappelé que les aides étaient désormais connues jusqu’en 2030. Je pense qu’elles ne pourront qu’augmenter. Le fret ferroviaire a vraiment un avenir dans ce pays, quelle que soit la destination.

Des comparaisons avec l’Italie ont été faites lors de cette audition, mais pas avec la Suisse. Comme cette dernière, la France est un pays de transit. La Suisse a interdit le transit des poids lourds et a mis en place des autoroutes ferroviaires. Nous n’en sommes qu’au début, mais on ne devrait plus avoir un camion en transit sur nos routes dans quelques années. C’est une évidence et nous allons y arriver.

M. Matthias Emmerich. Mais cela nécessite des investissements considérables dans les infrastructures, puisqu’il faut créer des terminaux et améliorer les accès, notamment avec des voies dédiées. Et on a pris beaucoup de retard. Je suis parfaitement d’accord avec ce que dit M. Krakovitch, mais tout cela nécessite une politique publique forte.

 


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50.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jonathan Delisle, président des transports Delisle, et de M. Aurélien Baehl, directeur général du groupe Mauffrey (9 novembre 2023)

M. le président David Valence. Nous reprenons nos travaux cet après-midi en accueillant deux entreprises bien connues dans le domaine de la logistique en France : l’entreprise Delisle, représentée par son président M. Jonathan Delisle, et l’entreprise Mauffrey, représentée par son directeur général M. Aurélien Baehl. Messieurs, nous vous remercions de vous être mobilisés pour venir répondre à notre commission d’enquête dédiée au fret ferroviaire et qui explore deux angles particuliers.

Le premier consiste à comprendre les raisons du déclin du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000 en examinant le rôle de la libéralisation à partir de 2005‑2006. Nous cherchons également à anticiper les opportunités de rebond pour ce mode de transport, combiné avec d’autres modes, car chacun sait que nous ne créerons probablement pas des installations terminales embranchées dans toutes les usines de France.

Le deuxième angle de notre enquête consiste à essayer de comprendre la décision prise par le gouvernement français de retenir une solution de discontinuité pour essayer de protéger les activités de Fret SNCF, en tout cas l’activité de fret ferroviaire public, d’une condamnation qui pourrait avoir lieu dans une période de dix-huit à vingt-quatre mois à la suite de la décision de la Commission européenne prise le 18 janvier de cette année. Cette solution bouleverse quelque peu le fret ferroviaire, notamment les clients les plus captifs, c’est-à-dire ceux qui utilisent le wagon isolé sur lequel Fret SNCF est encore très présente alors qu’elle ne représente plus que 48 % de l’activité totale de fret ferroviaire dans notre pays.

Bien que les groupes que vous représentez soient souvent considérés comme des groupes routiers, nous savons que vous vous posez de nombreuses questions sur la décarbonation des transports et que, depuis de nombreuses années, vous avez recours à d’autres modes de transport pour votre logistique, y compris le fluvial et le ferroviaire. Nous souhaitons donc vous entendre sur le regard que vous portez sur le mode de transport ferré en France aujourd’hui et les changements survenus lors des années écoulées. Plus précisément, nous aimerions connaître votre appréciation de sa pertinence économique, écologique et technologique par rapport aux marchandises que vous transportez pour vos clients.

Nous aimerions également vous entendre sur les échos que vous avez pu avoir de la situation actuelle et des derniers mois de Fret SNCF et du fret ferroviaire. Après le redressement noté en 2021-2022, qui était plutôt significatif au regard d’une tendance à la baisse presque constante depuis le début des années 2000, certains interlocuteurs, en particulier ceux du transport combiné, ont exprimé leurs inquiétudes, notamment au sujet du coût de l’énergie. Ils ont indiqué que le fret ne se portait pas bien ces derniers mois. Vous pourrez également nous fournir des éclaircissements sur la manière dont le monde des logisticiens, où parfois la solution du fret ferroviaire était perçue comme complexe et un peu poétique pour certaines marchandises, considère aujourd’hui cette solution modale. Certains interlocuteurs récents, y compris des chargeurs, semblent la considérer désormais avec un regard quelque peu différent.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jonathan Delisle et M. Aurélien Baehl prêtent serment.)

M. Aurélien Baehl, directeur général du groupe Mauffrey. Je vous remercie d’avoir invité le groupe Mauffrey et je présente les excuses de MM. Dominique Mauffrey et Fabrice Grandgirard, qui ne peuvent pas être présents aujourd’hui.

Le groupe Mauffrey est une société familiale fondée en 1964 et basée dans les Vosges, ayant son siège à Saint-Nabor. Nous sommes actifs dans le transport, la logistique et la manutention, principalement au service de clients industriels. Nous employons environ 4 500 personnes en France. En ce qui concerne le transport, 90 % de nos prestations se font par la route, tandis que les 10 % restants se partagent entre le transport fluvial et ferroviaire. Bien que cette part puisse sembler modeste, nous sommes passés de 0 % à 10 % depuis 2018, ce qui traduit la volonté du groupe de se développer dans ce secteur.

Nous avons en outre toujours attaché une grande importance aux aspects extra-financiers. En 2012, nous avons mis à la route le premier tracteur au gaz en France ; en 2017, nous avons créé une fondation d’entreprise et, en 2022, nous avons inauguré notre campus de formation, la Mauffrey Academy. Cette dernière vise à former 300 professionnels du transport chaque année dans un contexte de pénurie sur le marché de l’emploi. De plus, nous visons une réduction d’environ 50 % de nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030.

Certaines interventions lors de vos auditions précédentes opposaient de manière assez nette le rail et la route, alors que nous sommes convaincus qu’ils sont complémentaires, et non en concurrence directe. Notre ambition, en nous appuyant sur notre expérience dans le transport routier, correspond à devenir un acteur légitime dans le domaine ferroviaire. De plus, cette expérience doit nous servir à proposer des prestations complètes autour du train, c’est-à-dire comprenant également le pré-acheminement en camion et le post-acheminement en camion, le tout en parfaite coordination avec le train. Nous souhaitons également proposer des prestations de report modal inversé en cas d’urgence, c’est-à-dire lorsque le train est immobilisé ou qu’il ne part pas. Cette solution permet d’éviter toute rupture dans les chaînes logistiques de nos clients. Ce problème est souvent associé au transport ferroviaire, comme l’ont mentionné certains chargeurs lors de précédentes auditions.

Une autre opposition faite entre les deux modes est liée aux émissions de gaz à effet de serre : le train émet beaucoup moins de gaz à effet de serre par tonne transportée que la route. Or la stratégie nationale bas carbone vise une réduction d’environ 30 % des émissions du secteur du transport d’ici à 2030 et une neutralité carbone d’ici à 2050. Si ces ambitions se concrétisent, le transport routier et le transport ferroviaire seront sur un pied à égalité en termes d’émissions de gaz à effet de serre dans dix, vingt ou vingt-cinq ans. Par conséquent, la situation actuelle connaîtra une transformation radicale. Au sujet de l’argent public investi dans la décarbonation, nous posons la question du curseur entre le rail et la route. Actuellement, la route et le rail représentent respectivement 87 % et 9 % du transport de marchandises en France. La route offre donc un réel potentiel de réduction des émissions et nous nous interrogeons sur la répartition des investissements publics entre le ferroviaire et la route, surtout compte tenu des écarts parfois importants dans les montants alloués. La route a encore un long chemin à parcourir alors que le rail est déjà très vertueux. Actuellement, les transporteurs sont cependant confrontés à un mur d’investissement, car les coûts nécessaires pour mettre des camions plus propres à la route sont faramineux.

M. Jonathan Delisle, président des transports Delisle. Je vous remercie également d’avoir invité le groupe Delisle. Nous sommes une société familiale fondée en 1977 et située à La Ferté-Gaucher, en Seine-et-Marne, à l’extrême est de la région Île-de-France. Nous sommes aujourd’hui implantés sur vingt-cinq sites en France et nous comptons environ 1 500 salariés, dont 1 100 conducteurs routiers. Notre expérience dans le rail est relativement récente : nous avons lancé notre premier conteneur-citerne il y a quatre ans à la demande d’un de nos clients. Il y a quinze ou vingt ans, nous n’étions pas nécessairement convaincus du développement futur du rail, mais notre perspective s’est aujourd’hui totalement inversée. Nous parlons bien sûr de transition énergétique et le transport combiné rail-route constitue l’une des solutions pour décarboner les transports. Outre les avantages en matière de transition énergétique, nous considérons également les questions de sécurité, car un train, comparé à un camion sur la route, représente moins de danger pour les usagers. De plus, la déformation des chaussées représente un coût non négligeable, sachant que le bitume est fabriqué à base pétrole. Nous considérons enfin les problèmes d’embouteillages.

J’aimerais également ajouter l’aspect social, car nous faisons face aujourd’hui à une pénurie de conducteurs, bien que nous en souffrions en moindre mesure pour le moment en raison d’une activité quelque peu ralentie. Cependant, l’activité reprendra d’ici un an et la pénurie sera de nouveau à l’ordre du jour, car aucune amélioration n’est attendue avant la fin de la décennie. De plus, nous faisons face à un effet sociétal : les salariés, y compris les conducteurs routiers, aspirent à plus de temps libre et à une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. Pour un conducteur routier longue distance qui passe quatre à cinq nuits par semaine dans son camion, le transport combiné présente des avantages. En plaçant les camions sur le train, ou du moins les remorques sur le train, un seul conducteur transborde au chargement et récupère en sortie, ce qui diminue très fortement le nombre de découches. Ces éléments peuvent donc rendre plus attractif le métier de conducteur routier.

Nous tentons de développer ce mode de transport et nos clients nous poussent en ce sens, car ils sont également contraints de décarboner leur chaîne logistique. Malheureusement, il existe encore des points négatifs, notamment en ce qui concerne la fiabilité, les temps de transport et les interruptions possibles du train. Par exemple, en cas de tempêtes ou d’évènements sociaux, le trafic des lignes peut être perturbé – mais ces problèmes ne sont pas insurmontables de mon point de vue. Le dernier problème concerne la saturation des gares multimodales. Par exemple, nous travaillons avec les gares de Valenton et de Noisy-le-Sec et celles-ci sont complètement saturées, sans oublier la congestion du trafic routier qui achemine vers ces gares.

Je pense qu’une stratégie devrait considérer l’implantation de gares multimodales en grande périphérie des agglomérations. Par exemple, nous sommes à 80 kilomètres de Paris et avons acquis une friche industrielle de près de 10 hectares à La Ferté-Gaucher. Nous avons un embranchement ferroviaire au pied de l’usine et une ancienne voie ferrée reliait autrefois Paris à La Ferté-Gaucher, mais malheureusement, le tronçon entre Coulommiers et La Ferté-Gaucher a été suspendu il y a vingt ans. La mairie, quelques acteurs locaux et le groupe Delisle militent pour qu’une étude soit menée pour la réhabilitation de cette ligne, qui pourrait avoir du sens à la fois pour les voyageurs, en répondant à la demande locale, et potentiellement pour le fret ferroviaire, ce qui optimiserait la ligne et rendrait son exploitation ainsi que son entretien plus rentables. Cependant, nous faisons face à un obstacle politique, car un membre du Gouvernement, ancien maire de Coulommiers, s’oppose fortement au retour du rail entre Coulommiers et La Ferté-Gaucher. Nous sommes un peu bloqués, ce qui est dommage car nous entendons en même temps les annonces favorables au sujet du développement du fret ferroviaire du Gouvernement, du Président de la République, de la Première ministre et du ministre des transports. Cependant, au niveau local, nous faisons face à des refus, notamment de la part des communautés communes et de la région Île-de-France, qui n’a même pas envisagé l’idée de réaliser une nouvelle étude. Elle se fonde sur une étude datant de 2011, époque à laquelle nous n’avions pas les mêmes enjeux de transition énergétique. Les petites lignes permettraient pourtant de décongestionner les gares de la région parisienne qui sont saturées et, par conséquent, d’améliorer les flux.

M. le président David Valence. Vos deux groupes sont de nouveaux entrants dans le domaine du ferroviaire. Quel est le processus d’entrée dans ce secteur singulier ? Outre les avantages cités, le monde ferroviaire est caractérisé par sa complexité et ne représente pas toujours le premier choix des logisticiens. Nous aimerions entendre votre retour d’expérience sur votre décision de vous engager dans le ferroviaire et ses conséquences. Comment a-t-elle été accueillie en interne, tant au niveau des équipes que de l’encadrement ? Et comment accompagne-t-on un tel changement ?

De plus, quel est le coût d’entrée humain dans un tel domaine ? Ce processus demande en effet de former des équipes à des modes de transport significativement différents, ce qui est également applicable au transport fluvial

Par ailleurs, au sujet de la décarbonation de la route et des perspectives d’électrification, en particulier pour les camions, vous avez évoqué un mur d’investissement. Pensez-vous que le coût de l’électrification pourrait être si lourd qu’il pourrait jouer un rôle de stimulus pour l’utilisation du transport ferroviaire ?

Je ne rejoins pas tout à fait ce qui a été dit sur les moyens publics alloués à chaque mode. Bien que votre remarque soit vraie pour l’infrastructure ferroviaire vis-à-vis des plateformes potentielles de rechargement des poids lourds, la recherche et les moyens publics alloués à la décarbonation de la route, y compris pour les véhicules individuels, sont considérables.

De nombreux interlocuteurs nous ont dit que l’activité était en décélération, ce qui se répercute sur la demande de mobilité de marchandises et met le fret ferroviaire en difficulté. Pourriez-vous analyser ces éléments au vu de votre expérience ? Pourriez-vous également partager vos expériences sur l’utilisation de la voie d’eau et aborder la manière de la combiner avec le ferroviaire ?

M. Aurélien Baehl. J’ai travaillé un peu plus de dix ans dans le ferroviaire et je n’ai pas été totalement étonné en arrivant dans le domaine routier. Certains obstacles auxquels est confronté le domaine ferroviaire sont des micro-obstacles. Par exemple, il y a quelques années, dans la région lyonnaise, nous avons tenté de transférer un flux de la route vers le rail, mais nous avons abandonné cette idée car nous ne parvenions pas à obtenir l’ouverture de la gare aux horaires adéquats.

Il existe des questions plus structurelles liées à des aspects économiques. Lorsque nous proposons une offre 100 % routière et que nous réalisons son pendant par le transport ferroviaire, le coût est systématiquement plus élevé. Face à un client qui raisonne malgré tout avec des intérêts économiques, la question du coût est rapidement abordée. Certains grands groupes sont prêts à consentir des efforts financiers, motivés par le désir de contribuer à un changement, notamment sur le plan environnemental, mais les petites sociétés, très attentives à l’aspect économique, font face à cet enjeu important qui, aujourd’hui, n’évolue pas dans le bon sens.

Le coût d’entrée humain est quant à lui assez faible en raison de l’organisation de nos entreprises. Lorsque nous avons recours au ferroviaire, nous sous-traitons la prestation à une entreprise ferroviaire certifiée pour le réseau national. Par conséquent, le coût humain est supporté par cette dernière.

M. le président David Valence. Pouvez-vous nous fournir le nom des entreprises ferroviaires avec lesquelles vous travaillez aujourd’hui ?

M. Aurélien Baehl. Elles sont peu nombreuses sur le marché et nous échangeons beaucoup avec des acteurs importants tels que DB France et Eurorail, mais bien moins avec Fret SNCF. Le coût humain d’entrée, je l’ai dit, est assez faible pour nous, car nous ne le supportons pas en interne. Bien sûr, nous devons être capables de gérer une prestation globale, mais nous n’avons pas la technicité du ferroviaire au sein de nos entreprises.

Par ailleurs, lorsque nous parlons de décarbonation sur la route, nous pensons naturellement à l’électrique, mais il existe d’autres options, telles que les biocarburants, peut‑être l’hydrogène à l’avenir, les carburants de synthèse, etc. Actuellement, l’électrique est la solution la plus coûteuse et il nous serait difficile de remplacer 100 % de notre parc par des camions électriques. Je pense donc que ce coût pourrait constituer une incitation à se tourner vers le rail. Notre approche cherche plutôt à trouver un mix énergétique permettant de réduire le coût de la transition. Nous souhaitons donc intégrer dans nos parcs des moyens moins onéreux que l’électrique.

Enfin, je pense que le fret ferroviaire se gère sur le long terme. Si vous formez des conducteurs aujourd’hui, ils seront opérationnels dans un an et demi et, pour obtenir des sillons propres, réguliers et exploitables, il faut s’y prendre deux à trois ans à l’avance. L’impact de la conjoncture économique actuelle sur le ferroviaire est donc moins important que sur les activités routières, qui connaissent des baisses presque parallèles à la chute de l’activité économique. Nous avons en outre maintenu une filiale dédiée exclusivement au fluvial. Ce mode est comparable au ferroviaire par beaucoup d’aspects, notamment la nature des investissements, la réflexion sur le temps long ou la possibilité de sous-traiter la technicité. En revanche, le marché est bien plus morcelé en termes de fournisseurs, car il est possible de recourir à beaucoup de petites sociétés.

M. Jonathan Delisle. Concernant l’intérêt économique du transport ferroviaire, nous avions précédemment réalisé une étude lorsque notre client nous l’avait proposé et nous avions identifié un léger surcoût, qui était toutefois supportable et que le client avait accepté. Toutefois, les nouvelles normes routières et les obligations futures de passage à l’électrique ou à l’hydrogène nous confrontent à des investissements beaucoup plus importants. Dans ce contexte, le transport ferroviaire pourrait devenir plus intéressant.

Actuellement, nous avons également opté pour les biocarburants en attendant que l’électricité se démocratise, que les batteries offrent une plus grande autonomie, que la fiabilité des camions s’améliore et, surtout, que le coût d’acquisition de ceux-ci diminue. Nous avons tendance à freiner sur ce sujet, d’autant plus que nous n’avons pas une visibilité claire sur l’hydrogène. D’ailleurs, même les constructeurs de poids lourds ne savent pas encore quelle voie privilégier.

Par ailleurs, nous sommes conscients que l’activité économique fonctionne par cycle et nous nous trouvons actuellement dans une période creuse. Je ne peux cependant pas vraiment parler de l’impact spécifique sur le fret ferroviaire, car nous en faisons relativement peu. J’imagine qu’il est quelque peu impacté indirectement, mais nous savons que l’activité repartira l’année prochaine ou en 2025 ou plus tard. Cette considération conjoncturelle ne remet donc pas en question les stratégies.

Enfin, nous n’avons pas reçu de demande concernant le transport fluvial jusqu’à présent et nous ne sommes pas nécessairement positionnés vis-à-vis de celui-ci dans nos flux. La majorité de nos clients proviennent du secteur agroalimentaire et, dans ce domaine, les livraisons s’effectuent principalement vers des usines fonctionnant en trois-huit avec des chaînes sans discontinuité. Le rail n’est donc pas toujours leur premier choix en raison de la réactivité et de la flexibilité moindres qu’il présente par rapport à la route. Les clients ne veulent pas prendre le risque qu’un conteneur soit bloqué en plein milieu de la France, ce qui pourrait entraîner des ruptures de chaîne de production. Dans d’autres secteurs, le transport fluvial est tout à fait viable, car ces problèmes de flexibilité sont moins prégnants.

M. le président David Valence. Nous avons saisi que vos stratégies de décarbonation reposaient sur deux piliers, à savoir un mix énergétique plus durable et une approche plus multimodale qu’auparavant. Par ailleurs, monsieur Baehl, nous ne trouvions pas forcément, il y a vingt ou trente ans, des profils avec dix ans d’expérience dans le ferroviaire au poste de directeur général de ce genre de groupe.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. La remarque majeure d’un certain nombre de nos interlocuteurs est que notre pays est passé à côté de l’instauration d’une écotaxe en 2013‑2014. Une forme d’appel de plus en plus forte se fait jour en la matière afin de contribuer à rétablir de l’équité.

Compte tenu de ce que vous avez indiqué vous-même en matière de climat et de responsabilité sociale et écologique des entreprises, pensez-vous que le débat sur l’instauration d’une écotaxe puisse atterrir dans de meilleures conditions qu’il y a une dizaine d’années ? Le cas échéant, à quelles conditions ? Vous évoquiez tout à l’heure le curseur d’investissement à la fois dans les infrastructures ferrées et dans ce qu’il faudrait peut-être pour les infrastructures routières. Existe-t-il un espace de concertation, voire de négociation ?

Par ailleurs, vous avez mis l’accent sur les nouvelles attentes des salariés du secteur routier en matière de conditions de travail. Ne pensez-vous pas que cela pourrait consolider une trajectoire de long terme en faveur d’un recours plus mixte, offrant un environnement de travail plus confortable pour les travailleurs de cette filière routière particulièrement importante ?

Enfin, indépendamment de l’étude que vous souhaiteriez engager sur la réouverture des petites lignes ferroviaires, pensez-vous que, dans votre approche de tel ou tel tronçon à rouvrir, les activités de votre bassin d’emploi pourraient ouvrir des opportunités allant au-delà de votre propre entreprise ? Des voix d’industriels de vos bassins d’emploi s’expriment-elles sur l’opportunité de rouvrir des lignes ?

M. Jonathan Delisle. Dans notre région, les quelques industries présentes ont malheureusement fermé. En revanche, nous collaborons beaucoup avec les industriels de l’agroalimentaire qui sont implantés essentiellement dans la Marne, dans la région Grand Est et dans la région des Hauts-de-France. Un de nos clients avait réalisé une étude mettant en valeur les économies annuelles en millions de tonnes de CO2 que la réouverture de la ligne entre La Ferté-Gaucher et Coulommiers pourrait permettre de réaliser seulement pour les flux qui nous sont confiés. Nous avons d’ailleurs transmis ces données au cabinet du ministre des transports pour appuyer notre demande. Si l’on multiplie ces économies par le nombre de clients et de flux provenant de la zone nord-est, qui passent nécessairement par La Ferté-Gaucher pour rejoindre Paris en train, nous atteignons un nombre significatif de camions et de millions, voire davantage, de tonnes de CO2 économisées.

Nous sommes d’autant plus convaincus qu’une telle décision pourrait attirer de nouvelles industries et entreprises dans notre territoire. Nous sommes conscients que le foncier devient de plus en plus rare et cher et, étant situés dans un milieu rural, le retour du train, tant pour le transport de voyageurs que de fret, pourrait contribuer à redynamiser le territoire. Les acteurs locaux sont donc intéressés par la réouverture de cette ligne.

Par ailleurs, je pense que la tendance relative aux aspirations des salariés va s’accentuer avec le temps. Nous devons donc nous y préparer, étant donné que nous ne bénéficions pas forcément du télétravail ou de la flexibilité des horaires. Permettre aux conducteurs de rentrer chez eux plus régulièrement peut passer par le combiné ou par une réorganisation des transports sur la route, ce qui nécessiterait des investissements supplémentaires, tels que la mise en place de relais entre les camions. En combinant la transition énergétique et cette évolution sociétale, nous pourrions atteindre deux objectifs en même temps.

Enfin, je n’étais pas forcément opposé à l’écotaxe en 2013, car je pensais que nous disposions d’une fenêtre pour répercuter ce surcoût à nos clients. De plus, elle nous aurait fait gagner en compétitivité par rapport à nos concurrents étrangers. À présent, nous voyons que les portiques n’ont pas été démontés et nous nous doutions bien que le sujet reviendrait tôt ou tard. Désormais, les régions reprennent la main, avec l’Alsace qui s’est lancée et la région Grand Est qui aborde le sujet. Il semble qu’il existe également une volonté au niveau européen et nous serons contraints de répercuter cette mesure, car nous fonctionnons avec une marge très réduite dans notre métier. Nos clients répercuteront ensuite ces surcoûts aux consommateurs, mais nous pourrions obtenir un avantage concurrentiel par rapport à nos voisins européens, qui devront payer cette taxe lorsqu’ils viendront sur notre territoire.

M. Aurélien Baehl. Je partage à 95 % l’opinion qui vient d’être exprimée sur l’écotaxe. L’activité de transport routier ne peut pas être délocalisée : il est impossible de déplacer nos activités de transport en Thaïlande si les taxes augmentent en France. Par conséquent, si une écotaxe est rétablie, nous devrons suivre le mouvement. Cependant, elle se répercutera sur nos coûts, puis dans nos prix et, enfin dans les prix payés par les consommateurs. Je reste par ailleurs convaincu qu’il existe un écart de coûts entre le transport ferroviaire et le transport routier, mais cette taxe le comblerait, certes à la hausse pour le consommateur. Ne serait-il pas préférable de trouver des solutions visant à réduire les coûts du transport ferroviaire plutôt que d’augmenter ceux du transport routier ? Je comprends que la question est complexe, mais l’écotaxe engendrera inévitablement un effet inflationniste.

En ce qui concerne les attentes des salariés, il est indéniable qu’un seul conducteur de train peut faire rouler l’équivalent de vingt camions, réduisant ainsi la demande en main-d’œuvre et les contraintes qui y sont liées. Cependant, le train n’est pas adapté à tous les types de flux et, même si nous le souhaitions, il serait impossible de transférer la majorité des flux de la route au rail. Par exemple, le train n’est pas une option pour livrer deux palettes à un magasin situé en centre-ville. Le camion reste nécessaire et utile et, en tant que transporteurs, nous devons trouver des moyens d’attirer de nouveaux conducteurs, en particulier les jeunes, vers une profession exigeante caractérisée par des conditions parfois difficiles. Nous devons également parvenir à féminiser la profession.

Au sujet des bassins d’emploi, je rappelle que les transporteurs routiers ont déjà beaucoup à faire pour maintenir leurs activités actuelles et ils n’ont pas vocation à devenir des porteurs de projets locaux autour du ferroviaire. Cette responsabilité incombe davantage aux entreprises ferroviaires et aux élus locaux.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). Il est particulièrement intéressant d’obtenir le point de vue des clients du service de fret. Cette commission d’enquête vise à comprendre si l’ouverture à la concurrence est à l’origine des difficultés de Fret SNCF et vous avez évoqué vos échanges avec certains de ses concurrents. Pourquoi ne vous tournez-vous pas plutôt vers la filiale Fret SNCF ?

M. Aurélien Baehl. Je vais vous répondre en tant que professionnel de la route et aussi en tant qu’ancien salarié du secteur ferroviaire, parce que j’ai travaillé à la SNCF et chez DB France. Je connais donc, en France, le public comme le privé.

M. le président David Valence. Il s’agit plutôt du public étranger.

M. Aurélien Baehl. Cela relève en l’occurrence du secteur privé, comme la SNCF a des filiales privées en Allemagne. Cette filiale emploie 1 000 personnes et ce n’est pas un mastodonte allemand. J’y ai constaté une énergie et une orientation client dont je peine à imaginer qu’elles soient à l’origine des déboires du fret ferroviaire. On s’y bat pour chaque train et les employés travaillent à des heures indues pour faire rouler ces trains. J’ai donc du mal à imaginer que cet investissement des salariés soit une source de la diminution de l’attrait du transport ferroviaire.

En revanche, les défis persistants du transport ferroviaire, tels que la qualité des sillons, sont des problèmes structurels non résolus depuis longtemps. Ils demeurent dans un contexte d’évolution, où la demande croissante de transport routier et les attentes accrues des consommateurs en matière de réactivité et de ponctualité amplifient l’écart entre ce que propose actuellement le ferroviaire et les attentes du public. Au-delà du contexte économique, cet élément explique les difficultés croissantes du transport ferroviaire.

M. le président David Valence. Il est important de souligner que ce différentiel est particulièrement sensible pour des distances inférieures à 500 kilomètres. Au-delà de cette distance, le transport ferroviaire est structurellement moins coûteux que la route, sauf dans quelques cas particuliers – cette dynamique dépend également des tonnages transportés et du nombre de camions nécessaires.

Par ailleurs, en vertu de la législation française actuelle, les régions qui souhaitent bénéficier d’une fraction du réseau national non concédée par délégation de l’État et pour une période de huit ans doivent avoir fait une demande à cet effet. Actuellement, seules trois régions françaises – Grand Est, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie – ont formulé une telle demande. De plus, seule la région Grand Est a activé ce mécanisme. La collectivité européenne d’Alsace, qui fait partie de la région Grand Est en termes juridiques, a obtenu ce droit en raison de la réception de fractions du réseau routier national. En dehors du périmètre du Grand Est, aucune autre région française n’a activé de mécanisme similaire.

Je crois en outre que l’opposition à la réouverture de la ligne ferroviaire que vous évoquez montre tout l’enjeu de l’accompagnement social des projets. Je comprends que les positions locales vis-à-vis de votre projet sont influencées par la crainte du bruit associé à l’arrivée de trains de fret dans des zones urbanisées, à laquelle s’ajoutent les questions d’acceptabilité sociale. Certains s’en font donc le relais, tout en étant des avocats chaleureux du fret ferroviaire.

Monsieur Delisle, j’ai trouvé réconfortant que vous ayez mentionné la situation de la Ferté-Gaucher comme enclavée en raison de problèmes de liaison ferroviaire. Autrefois, on qualifiait un territoire d’enclavé lorsqu’il était mal desservi par la route ; aujourd’hui, utiliser ce terme pour évoquer un déficit de desserte ferroviaire laisse entrevoir une évolution positive, même si la route demeurera le moyen de transport prédominant pour les marchandises pendant de nombreuses années.

Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). En Suisse, les trains transportent des camions à travers le pays. Pourquoi nous ne serions pas capables de mettre en place un tel système pour permettre aux camions de traverser la France ?

M. Aurélien Baehl. Sans être spécialiste de la Suisse, je crois qu’il y existe une obligation de passer par le train qui s’applique à ceux qui font du transit dans le pays. Je pense que ce choix politique est rendu possible par la taille du pays et par sa géographie. En effet, les points d’entrée ferroviaires quadrillent le pays et l’organisation ferroviaire y est plus simple qu’en France. La capacité à traverser notre pays en train existe pour les camions, mais elle n’est pas obligatoire et reste minoritaire.

M. le président David Valence. J’ai réagi lors d’une audition précédente contre la fatalité de la géographie. Au XIXe siècle, on ne pouvait pas considérer que la Suisse, du fait de son relief, était propice au train. Le choix politique a cependant réussi à en faire un grand pays du ferroviaire.

M. Jonathan Delisle. La Suisse est un pays assez central, ce qui fait de lui un pays de transit, et dans ce contexte, le rail prend tout son sens. La France est plus tentaculaire et il n’est pas possible d’y raisonner exclusivement ou presque en termes ferroviaires.

M. le président David Valence. Je vous remercie de nous avoir fourni ce regard de nouveaux entrants dans le secteur, bien que vous soyez aussi de très grands professionnels de la logistique.

 


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51.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Véron, ancien directeur général délégué fret de la SNCF, ancien président du directoire de la société du Grand Paris (9 novembre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous terminons cette journée par l’audition de M. Marc Véron, qui a exercé les fonctions de directeur général délégué fret à la SNCF de mai 2003 à 2006.

Cette commission d’enquête, je le rappelle, s’efforce de déterminer les raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire depuis le début des années 2000 et la place qu’a pu y tenir – ou non – la libéralisation du secteur. Il peut y avoir des débats à ce sujet mais toujours est-il qu’à une exception près, lors d’une table ronde, personne ne nous a fait part d’un lien entre ce déclin et le mouvement de libéralisation. En revanche, de nombreux acteurs ont lié le fait que la libéralisation n’a pas produit d’effets positifs à l’insuffisance des politiques publiques d’accompagnement des activités les moins rentables, et ce depuis de nombreuses années.

Notre commission porte une attention particulière au plan de discontinuité appliqué par le Gouvernement à la suite de la décision prise par la Commission européenne, le 18 janvier, d’ouvrir une enquête approfondie à l’encontre de Fret SNCF au sujet d’aides publiques considérées comme indues. La Commission met en avant le fait que les comptes de Fret SNCF ont été rééquilibrés pendant plus d’une décennie par les aides du groupe public ferroviaire, par la reprise de la dette de l’entreprise et par sa recapitalisation au moment du nouveau pacte ferroviaire.

Monsieur Véron, nous avons déjà beaucoup parlé de vous dans le cadre de nos travaux puisque vous avez conduit le premier plan de transformation de la branche du fret, qui est resté associé à votre nom. Nous aimerions vous entendre sur les enjeux de la modernisation de cette branche, ainsi que sur les difficultés auxquelles se sont heurtées, à l’époque où vous exerciez vos fonctions, les actions menées pour renforcer son autonomie ou, du moins, lui affecter des moyens dédiés. Pourriez-vous également nous dire de quelle manière vous envisagiez l’ouverture du fret ferroviaire à la concurrence ? Vous étiez en effet en responsabilité avant que celle-ci ne soit effective et au tout début de la période où elle le devenait. Par ailleurs, nous souhaiterions connaître votre analyse du cadre européen de l’époque et ses effets jusqu’à aujourd’hui.

Nous savons que la stratégie que vous avez conduite s’est heurtée assez vite – après votre départ – à la crise économique de 2008-2009 et à de fortes résistances internes à la réorganisation de l’activité.

Vous avez par la suite œuvré au sein des cabinets de Christian Blanc et de Jean-Louis Borloo, vous consacrant notamment aux projets de développement de la région capitale. Nous aimerions vous entendre sur les insuffisances de la stratégie de décarbonation des mobilités dans le cadre des projets passés et actuels en ce domaine.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc Véron prête serment.)

M. Marc Véron, ancien directeur général délégué fret de la SNCF, ancien président du directoire de la société du Grand Paris. La régression du fret ferroviaire en France remonte, à mon sens, non aux années 2000 mais à 1980, date à laquelle le fret représentait 25 % de l’ensemble du trafic de marchandises, contre près de 10 % aujourd’hui. Le report modal s’est fait du transport ferroviaire vers la route.

Ce que vous appelez le plan Véron est le plan que M. Louis Gallois et moi-même avons présenté à la Commission européenne, en la personne de Mme Loyola de Palacio. Il consistait à demander à la Commission d’accorder sa bénédiction à une aide publique provenant de fonds extérieurs à la SNCF, puis de fonds propres de cette dernière, pour un montant total de 1,5 milliard d’euros.

Nous disposions à l’époque de près de deux mille locomotives d’une très grande variété de modèles et d’une moyenne d’âge de trente ans. Cela rendait la maintenance très difficile puisqu’il fallait puiser dans un stock considérable de pièces de rechange. L’efficacité des interventions était très limitée dans le temps. Il convenait donc de faire fondre le parc mais aussi de le renouveler par l’achat de machines. La dotation en capital demandée avait essentiellement pour objet de financer Alstom afin d’engager la rénovation du parc, qui a été enclenchée à un bon rythme.

La Commission a posé plusieurs questions et a reçu des réponses qui, pour la plupart, ont porté sur des points secondaires. Pour que le fret fonctionne, deux conditions doivent impérativement être remplies, quel que soit le contexte. Premièrement, il faut maîtriser les coûts pour être compétitif, non pas par rapport aux systèmes ferroviaires de nos voisins, mais par rapport à la route, qui est le principal concurrent. Les transporteurs routiers, qui sont de toutes les nationalités européennes, franchissent les frontières allègrement sans avoir à supporter d’autre coût que celui lié à la contrainte d’approvisionnement en essence dans les pays voisins de la France, où celle-ci est moins chère. On n’a vu, à l’époque, que l’aspect de la réduction des coûts. Il faut dire que les frais de structure étaient exorbitants et que les coûts indirects atteignaient un niveau exagéré.

Un autre facteur primordial de compétitivité est la polyvalence des tâches. Un routier exécute une palette de tâches, depuis le chargement jusqu’à la livraison, y compris la facturation au client. À la SNCF, en revanche, toutes les tâches étaient décomposées. Le conducteur ne faisait que conduire. S’il fallait accrocher ou décrocher un wagon, il appelait un collègue spécialisé dans cette fonction. Il en allait de même, par exemple, pour manier l’aiguille afin d’orienter le train sur la bonne voie.

La deuxième condition à remplir pour que le fret fonctionne est la qualité de service. Si l’on n’a pas un réseau dédié – comme celui qui est affecté au TGV, par exemple –, cela ne peut pas marcher. Or les voies sont empruntées indistinctement par des convois de fret et des trains de transport régional de voyageurs. De cinq heures à vingt-deux heures, cette compétition se règle très simplement : si le convoi de fret n’est pas prêt à cinq heures, il est renvoyé à la nuit suivante. C’est totalement inadmissible pour un donneur d’ordre, alors que l’industrie française fonctionne à flux tendus, avec le niveau de stocks le plus bas possible.

Les trains de grande charge, qui convoient, par exemple, des produits de carrière ou, plus rarement à présent, des produits sidérurgiques, constituent une exception, car il est difficile de transporter ces matériaux par la route.

Autrefois, la SNCF transportait des produits réfrigérés, tels que le lait ou le yaourt, ce que l’on a peine à croire aujourd’hui. L’appauvrissement du trafic s’est considérablement accéléré du fait de l’absence de qualité, laquelle s’explique principalement par l’absence de réseau dédié.

Lorsque nous avons déposé le plan devant la Commission européenne, j’avais à l’esprit la filialisation du fret ; j’ai quitté mes fonctions parce que je ne l’ai pas obtenue. Mme de Palacio souhaitait la même chose. Nous y avons renoncé parce que la présidence de la SNCF considérait que c’était un facteur d’explosion sociale susceptible de paralyser le trafic. Nous avons alors fictivement recréé une entité supposée indépendante de la SNCF. J’ai été nommé directeur général délégué, ce qui ne veut rien dire. Soit on est directeur général d’une filiale et responsable d’un compte d’exploitation et d’un haut de bilan, soit on est l’un des nombreux directeurs d’une entreprise qui intervient dans des champs multiples. N’étant pas parvenu à obtenir la filialisation, j’ai cru possible d’atteindre ce résultat au moyen d’une alliance avec un partenaire de la SNCF qui enregistrait de bonnes performances économiques : la société britannique EWS – English Welsh Scottish Railway. Le président et moi-même sommes allés plaider cette cause auprès du ministre de l’économie. En effet, quel qu’ait pu être son discours politique, M. Gallois était pleinement conscient de la réalité des choses. Le ministre a accueilli ce projet de fusion avec un sourire condescendant.

Il n’y a pas de solution aux difficultés du fret à l’intérieur des frontières nationales. Par ailleurs, l’idée actuelle consistant, si j’ai bien compris, à séparer le fret en deux activités – les trains complets et les wagons à l’unité – ne marchera pas.

Le seul bricolage auquel on pouvait se livrer était d’établir une certaine péréquation entre les deux secteurs. Dans son rapport, qui avait été transmis à M. Barnier, M. Barrot insistait à plusieurs reprises sur le fait que la seule activité compétitive du fret est l’exploitation des trains complets d’un bout à l’autre. Il est impensable qu’une entreprise spécialisée dans le tri des wagons isolés puisse être compétitive.

La solution est européenne, car l’adversaire, c’est la route. On prend parfois pour référence le réseau ferroviaire américain, lequel a près de 40 % de parts de marché. Cela s’explique par deux raisons. D’abord, pour les longues distances, les voyageurs prennent l’avion, ce qui libère les voies pour le fret et lui permet de respecter une ponctualité métronomique. Les trains font parfois 2 kilomètres de long et sont chargés sur deux niveaux : leur rentabilité est donc sans commune mesure avec celle d’un train en Europe. Ce sont deux mondes incomparables. Le fret américain est organisé à l’échelle d’un continent. Il faut faire la même chose à l’échelle de l’Europe. Cela suppose une gigantesque réorganisation du réseau ferroviaire européen afin que le trafic puisse avoir lieu d’un bout à l’autre du continent, d’est en ouest et du nord au sud, sans encombrement et sans rivalité avec le trafic de voyageurs.

J’accepte la dénomination de « plan Véron », mais à la condition que l’on rappelle que tout ce qui s’est passé après sa présentation à la Commission européenne constitue la négation pure et simple des mesures qu’il proposait. À partir de là, on ne doit pas trop s’étonner d’avoir abouti au résultat que l’on sait.

M. le président David Valence. Pourriez-vous apporter des précisions sur les échanges que vous avez eus avec le Gouvernement et le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) dans le cadre de la préparation du dossier avant sa présentation devant la Commission européenne ? Ces échanges ont-ils été réguliers ? Le Gouvernement avait-il déjà répercuté les interrogations de la Commission et mis sur la table la question des aides publiques ? Je rappelle, à ce propos, que Mme de Palacio était commissaire européenne aux transports et à l’énergie, et non à la concurrence.

Par ailleurs, à quel stade de préparation était parvenu le projet de filialisation ? S’agissait-il d’un souhait de votre part, que vous aviez évoqué avec les cadres dirigeants du groupe public ferroviaire, ou y avait-il une véritable volonté en la matière, dont le plan précité avait constitué la traduction ?

M. Marc Véron. Nous avons eu des réunions fréquentes avec le ministère des transports et la Commission européenne jusqu’à ce que le plan soit déposé devant cette dernière, à l’automne 2004. Mme de Palacio était convaincue qu’il fallait filialiser le fret. Si elle n’a pas poussé plus loin sa demande, c’est parce qu’elle sentait que la direction générale de la SNCF était réticente à le faire, pour des raisons sociales que nous avons expliquées. Je comprends très bien son attitude, même si elle allait à l’encontre des souhaits de la Commission européenne.

M. le président David Valence. On nous a dit à plusieurs reprises que de premières alertes avaient été émises en 2004-2005, soit à une période qui n’est pas visée par l’enquête approfondie de la Commission. Plusieurs de nos interlocuteurs ont présenté votre plan comme une façon de donner des assurances à la Commission. Or il est intéressant de noter que vous avez présenté ces assurances non pas auprès de la commissaire à la concurrence mais auprès de la commissaire aux transports. On ne peut donc pas véritablement parler de continuité entre cette époque et aujourd’hui.

M. Marc Véron. L’orientation politique de Mme de Palacio ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle souhaitait profondément. La demande qui a été déposée en 2004 ne portait que sur les aides publiques, même si nous expliquions comment nous entendions régler un certain nombre de problèmes liés à la concurrence et à la compétitivité du fret. M. Barrot avait exposé clairement, dans le document qu’il avait signé, les principes concurrentiels que devait respecter le fret de la SNCF.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Le plan que vous avez soumis à la Commission européenne proposait des mesures de réduction de l’activité, que certains ont qualifiées de mesures d’attrition, à terme, pour la branche fret de la SNCF. Je relève, dans l’accord conclu entre la France et la Commission européenne, une réduction du nombre de trains-kilomètres et la remise à disposition de sillons à la concurrence, une diminution du nombre de locomotives, de wagons ainsi que des volumes de trafic de fret. Il était également prévu de supprimer, à partir de 2004, mille deux cents emplois par an pendant trois ans. Toutefois, l’accord ne précise pas les mesures de réduction de la production industrielle et des moyens matériels. Pourriez-vous indiquer les mesures que la France proposait à la Commission européenne pour garantir la réussite du plan de restructuration ?

Par ailleurs, ce plan a été élaboré à partir d’une étude réalisée par un tiers, que la SNCF, le Gouvernement et la Commission ont jugé fondée. Qui était à l’origine de cette étude prospective ?

Pourriez-vous expliciter les raisons pour lesquelles le plan présenté n’a pas été appliqué ?

Comment avez-vous vécu a posteriori l’échec sur lequel a débouché ce plan pour l’activité fret de la SNCF ?

M. Marc Véron. C’est une vaste question, dont je ne possède pas tous les éléments de réponse car je n’ai pas conservé les documents à même d’expliciter cette situation. Le ministre des transports de la période précédente cherchait un effet volume, qui consistait à chasser tous les trafics possibles pour maximiser le chiffre d’affaires ; et il s’est produit ce qui devait se produire : à partir du moment où l’activité sur un marché n’est pas bénéficiaire, accroître les volumes ne fait qu’augmenter les pertes. Quand je suis arrivé, le chiffre d’affaires était un peu inférieur à 2 milliards d’euros et les pertes s’élevaient à 450 millions : voilà la sanction de l’effet volume.

Nous nous sommes demandé quels étaient les trafics pour lesquels l’activité était bénéficiaire ou en passe de l’être au prix de quelques mesures d’ajustement et nous avons abandonné ceux pour lesquels aucune perspective de rentabilité n’existait, donc le volume total s’est contracté.

Nous avons réduit fortement le nombre de locomotives : deux mille locomotives pour faire 2 milliards de chiffre d’affaires, ce ratio extravagant ne s’expliquait que par le vieillissement du parc ; nous avons détruit environ huit cents locomotives au fur et à mesure qu’arrivaient les nouvelles unités produites par Alstom. Quant aux wagons, la plupart des quarante mille que nous possédions étaient stationnés dans des gares de triage et ne produisaient rien : là encore, nous en avons éliminé beaucoup. Lors d’une année de grande sécheresse, le président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), M. Jean-Michel Lemétayer, cherchait des moyens de transporter du foin dans une zone du pays particulièrement touchée et nous a lancé un appel au secours, auquel nous avons répondu en mobilisant tous les wagons disponibles.

L’objectif de notre politique d’attrition du volume était l’amélioration du résultat d’exploitation – nous sommes parvenus à le faire progresser de 200 millions d’euros. Pour atteindre l’équilibre quand les pertes s’élèvent à 450 millions, plus de trois ans sont nécessaires. Un redressement d’une telle ampleur n’a rien d’automatique. J’ignore ce qu’il s’est passé après mon départ, mais l’effet d’un certain nombre de mesures s’est fait attendre ou n’est intervenu que plus tard. Il me semble que le parc des locomotives a été complètement renouvelé et que l’outil informatique de suivi des trafics et d’information du client a été déployé.

Néanmoins, la filialisation du fret n’a pas été opérée. Comme il n’existait pas de bilan d’une société filialisée du fret, la vente des terrains exploités par le fret n’a pas profité à celui-ci. Un bilan de 1,5 milliard d’euros paraît important, mais celui-ci était en grande partie consommé par des investissements productifs – machines, wagons. Les terrains avaient une grande valeur grâce à leur emplacement, mais c’est la SNCF qui bénéficiait de leur vente et non le fret. Comme ces biens étaient exploités par le fret, il aurait fallu passer par l’obtention d’une autorisation de capitalisation délivrée par les instances européennes, alors que la simple cession évitait ce type de désagrément. Il y avait là une incohérence. Au total, l’absence de bilan consolidé s’est révélée hautement préjudiciable.

Il n’est pas étonnant que tout n’ait pas pu être accompli en trois ou quatre ans : il faut du temps pour produire les machines et les wagons, ils n’apparaissent pas comme par magie. En outre, l’absence de filialisation nous pénalisait : les cessions et les achats n’étant pas intégrés dans un bilan, il nous fallait constamment réclamer des aides, dont l’octroi dépendait de Bruxelles.

M. le président David Valence. Pour taquiner M. le rapporteur, je relève que vous démontrez que si la filialisation était intervenue plus tôt, Fret SNCF aurait récupéré le produit des ventes des terrains.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous êtes en effet plusieurs à considérer que Fret SNCF aurait pu couvrir son bilan négatif en récupérant le produit des ventes de terrains, lequel était estimé, nous a-t-on dit, à 300 millions d’euros par an.

Vous avez suivi une logique industrielle, poursuivie après vous, qui considérait que les wagons isolés, intrinsèquement non rentables, devaient progressivement disparaître de la chaîne industrielle de Fret SNCF au profit des trafics d’un point à un autre effectués par des trains entiers. Certains affirment qu’une politique industrielle du fret aurait dû porter une attention bien plus grande au maintien de l’exploitation des wagons isolés, en tant que composante du processus industriel visant à réunir les conditions d’une massification artificielle de toutes les ressources présentes dans le territoire national ; ils pensent que la logique industrielle a été poussée à un tel point qu’elle a alimenté un déclin, dont la conséquence fut le gâchis du travail et du capital de Fret SNCF, donc une perte de valeur.

Que pensez-vous de cette lecture critique de la politique menée ? Comment appréciez-vous le fait que seul un objectif de trafic capacitaire soit assigné à la nouvelle entité qui doit naître du plan de discontinuité ?

M. Marc Véron. Comme, dans la période précédente, le mot d’ordre était d’assurer tous les types de trafic, l’option du wagon isolé fut largement explorée. Je n’ai jamais nourri d’opposition de principe au wagon isolé, mais la comptabilité analytique – du moins, celle que l’absence de filialisation nous permettait de réaliser – montrait que les opérations de wagon isolé étaient extrêmement lourdes – peut-être le sont-elles encore, je l’ignore. Alors qu’un même individu effectue toutes les opérations dans le camionnage, plusieurs personnes sont nécessaires pour le wagon isolé – quelqu’un est chargé de l’aiguillage, quelqu’un d’autre accroche et décroche les wagons, etc. S’il n’y a pas d’organisation du travail ni de contenu de poste spécifique, il n’est pas possible de supprimer cette pesanteur et de développer le wagon isolé. Pour illustrer mon propos, je voudrais rappeler que les étapes d’un chauffeur étaient calculées pour qu’il puisse rentrer chez lui le soir : sur un parcours de plusieurs centaines de kilomètres, le trafic s’arrêtait au bout de 150 kilomètres pour que le chauffeur puisse dormir chez lui – de temps en temps, il prenait même un taxi.

Comme vous le voyez, ma défense de la filialisation du fret n’avait rien de théorique : nous devions faire face à une réalité proprement incroyable. Pour que le wagon isolé soit rentable, il faut concevoir une tout autre organisation industrielle que celle qui existait à ce moment-là. Comme nous ne pouvions pas faire évoluer les rôles des agents, nous avons supprimé des wagons isolés. Au moment de mon départ, nous avons cessé d’utiliser la gare de triage d’Achères, autrefois très importante : c’est évidemment fâcheux, comme la fermeture de la gare de triage de Somain, dont s’est plaint l’un de vos collègues. Dans l’industrie, on ne peut pas tout avoir, il faut choisir : ou bien les modes traditionnels d’exploitation sont conservés et l’activité est appelée à s’éteindre, ou bien des remèdes sont appliqués et l’activité peut, dans certains cas, se poursuivre. La SNCF a fait un choix : ce n’est pas celui pour lequel j’aurais opté, et il ne faut pas s’étonner que l’on se pose en 2023 les mêmes questions qu’à cette époque-là.

Mme Mireille Clapot (RE). Votre franc-parler est légendaire : il est salutaire de vous entendre et de constater que vous ne dérogez pas à votre réputation.

J’ai connu la SNCF de l’intérieur : à cette époque, je me faisais les remarques que vous venez d’exposer devant nous. Plutôt que de pleurer sur le lait renversé, il faut regarder l’avenir : je crois à un transport des marchandises par fer. J’habite la vallée du Rhône où je vois l’autoroute A7 engorgée de camions : face à cette situation insupportable du point de vue écologique et économique, il faut parvenir à reporter le transport de marchandises vers d’autres modes, notamment le fret ferroviaire.

Je partage tout à fait vos propos selon lesquels un chargeur arbitrant entre la route et le fer se pose la question du dernier kilomètre : sur ce segment, le chauffeur du camion effectuera, en plus du transport, le déchargement des marchandises et la facturation, tâches que ne réalisera pas le conducteur du train. Cette situation perdure, donc comment fait-on pour surmonter ce handicap ?

Vous avez affirmé qu’il n’y avait pas de réseau dédié ; lorsque l’on veut désengorger les entrées des villes, on aménage des voies dédiées aux transports collectifs, notamment les bus. Comment disposer d’un réseau dédié au train ? Vers quoi nous acheminons-nous si un tel réseau n’est pas construit ?

N’en déplaise à mon collègue Hubert Wulfranc, les statuts sociaux – créés sans doute pour de bonnes raisons, car j’ai connu de nombreux cheminots qui dormaient souvent loin de chez eux, qui se levaient tôt et rentraient tard – ne sont pas toujours compatibles avec la conduite d’un train d’un point à un autre : que l’on songe à l’exemple que vous avez donné du conducteur rentrant chez lui en taxi. Avec le plan de discontinuité et les investissements importants consentis par l’État, le fret ferroviaire pourra-t-il s’affranchir de ces handicaps et tendre vers ce qu’il doit être et que nous appelons de nos vœux, à savoir un moyen de transport massifié, écologique et plébiscité par les chargeurs pour la qualité de son service, notamment la ponctualité ?

M. Marc Véron. Deux voies ferroviaires peuvent être empruntées pour aller de Lyon à Marseille : l’une sur la rive gauche et l’autre sur la rive droite du Rhône. Les TGV passant sur la rive gauche, l’autre voie aurait pu être totalement dédiée au fret ferroviaire, mais non, nous avons trouvé le moyen de l’occuper par du trafic régional. Pour mener une politique publique avec détermination, il faut prendre des décisions cohérentes avec l’objectif et faire des choix. On ne peut pas avoir du report modal sans s’en donner les moyens : sans réseau dédié, il n’y a pas de qualité de service.

J’ai circulé plusieurs nuits avec les conducteurs de fret pour observer leur travail, qui est incroyablement complexe : faire passer un train en provenance de Lille ou de Rouen sur la ceinture parisienne pour le placer sur l’axe méditerranéen n’est pas simple ; il faut faire un sans-faute et profiter de l’absence de trafic de voyageurs : tout est minuté et doit être fini à cinq heures. Un réseau dédié permet de rattraper un éventuel retard sur le sillon attribué à un train.

Réfléchissons au développement d’une voie réservée au fret sur la rive droite du Rhône : cette décision serait emblématique de ce que pourrait être un réseau dédié au fret, lequel est indispensable à la qualité du service. Sans cette dernière, les chargeurs ne se tourneront pas vers le ferroviaire pour le transport de leurs marchandises.

Sous la présidence de M. François Hollande, nous avons cherché les difficultés en installant des portiques sur les routes principales pour taxer les camions de marchandises alors qu’un système de vignette est beaucoup plus efficace : en Suisse, on ne peut circuler que si une vignette est placée sur le pare-brise de la voiture. Pourquoi ce système ne pourrait-il pas être imposé aux camions de toutes les nationalités circulant sur le réseau routier français ? Dans le fret ferroviaire, il y a une obligation de payer les sillons à la structure gérant le réseau, alors que les camions circulent avec une liberté totale : ce déséquilibre pénalise le mode ferroviaire. Il faut analyser ces conditions objectives afin de rééquilibrer la balance.

Mme Mireille Clapot (RE). Il y a en réalité trois voies entre Lyon et Marseille : l’une est dédiée aux TGV, une autre est empruntée par les trains du transport express régional (TER) et la voie de la rive droite est celle du fret ; néanmoins, dans la pratique, beaucoup de trains de fret passent sur la voie de la rive gauche et sur celle traversant Valence, à cause de travaux presque permanents.

Un certain nombre de contraintes sont inadaptées au transport de longue durée, au premier rang desquelles l’absence de polyvalence des conducteurs et leur statut. Y a-t-il des perspectives d’évolution en la matière ? Les réformes engagées obligeront-elles les conducteurs à assurer d’autres services que le simple transport et à avoir des journées un peu plus longues ?

M. Marc Véron. Je puis répondre à votre question car je ne travaille plus dans l’entreprise. Que des réformes aboutissent aux évolutions que vous décrivez est en tout cas hautement souhaitable.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez dressé une liste d’éléments indispensables à la réussite du fret : tout d’abord, la présence d’un réseau dédié – nous partons de loin sur ce point, si bien que des investissements considérables sont nécessaires ; ensuite, le développement de la compétitivité du ferroviaire par rapport à la route, lequel passe par le rétablissement d’une équité intermodale ; enfin, élément central, le respect d’un équilibre entre les trains entiers et les wagons isolés. L’opérateur qui prendra la suite de Fret SNCF dans le cadre du plan de discontinuité et qui ne se focalisera que sur le trafic capacitaire pourra-t-il, même soutenu par les pouvoirs publics, être viable dans les conditions économiques actuelles, marquées notamment par le fait qu’il devra donner vingt-trois flux de trains entiers à la concurrence ?

M. Marc Véron. On ne peut pas séparer les wagons isolés des trains entiers en espérant que les premiers deviennent un jour bénéficiaires : cela n’arrivera pas, c’est une vue de l’esprit. Je ne comprends pas ce projet. Atteindre la rentabilité des trains complets transportant des marchandises d’un point à l’autre est déjà complexe et exige notamment d’alléger les coûts d’exploitation, mais une activité de wagon isolé indépendante est vouée à l’échec.


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52.   Audition, à huis clos, du général Thierry Poulette, commandant du centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), et du lieutenant-colonel Yves Lamaty, commissaire militaire aux chemins de fer (14 novembre 2023)

 

M. le président David Valence. Nous entamons ce matin la dernière journée d’auditions de notre commission d’enquête, qui a commencé ses travaux il y a plus de deux mois. Compte tenu de la nature des informations susceptibles d’être échangées, les deux premières auditions – d’une part sur le fret ferroviaire, d’autre part sur l’énergie, en particulier nucléaire – se tiendront à huis clos. Je remercie le général Thierry Poulette et le lieutenant-colonel Yves Lamaty de s’être rendus disponibles.

Notre commission, vous le savez, s’intéresse aux enjeux du fret ferroviaire depuis le début du mois de septembre – certains d’entre nous s’y intéressant depuis plus longtemps. Cette audition est particulièrement importante car le transport ferroviaire revêt une importance stratégique et emporte parfois des enjeux de souveraineté, qu’ils soient militaires ou liés à l’énergie nucléaire.

La dernière revue nationale stratégique et la récente loi de programmation militaire (LPM) ont remis la défense du territoire français et du territoire européen au centre des préoccupations, alors que les réflexions portaient jusqu’alors plutôt sur les théâtres extérieurs. Même si les acheminements militaires par rail n’ont plus le même caractère stratégique qu’au XXe siècle – c’est un élu de l’est de la France qui le dit –, le réseau ferré prend une réelle importance dans le nouveau contexte stratégique.

Nous attendons donc de vous que vous nous éclairiez sur le patrimoine ferroviaire des armées et sur le volume, la nature et le cadre de leurs acheminements ferroviaires nationaux et internationaux. Nous aimerions également en savoir plus sur vos liens contractuels avec Fret SNCF, sur l’appréciation que vous en avez et, le cas échéant, sur votre recours à d’autres opérateurs. Enfin, quel pourrait être selon vous l’impact du plan de discontinuité annoncé par le Gouvernement au mois de mai à la suite de l’enquête approfondie ouverte en janvier 2023 par la Commission européenne ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête, quelle que soit leur qualité, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. le général Thierry Poulette et M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty prêtent serment.)

M. le général Thierry Poulette, commandant du centre de soutien des opérations et des acheminements. Nous vous remercions de nous recevoir pour évoquer la logistique, domaine dans lequel nous avons tous deux effectué la totalité de notre carrière. Après une brève introduction, nous vous présenterons l’organisation du transport militaire ferroviaire ; j’ai tenu à venir avec le lieutenant-colonel Lamaty car il est le commissaire militaire de la commission centrale des chemins de fer (CCF) des armées françaises. Nous évoquerons enfin les impacts du plan de discontinuité tels que nous avons pu les estimer – alors que tout n’est pas encore très clair pour nous.

Permettez-moi de me présenter brièvement : j’ai d’abord travaillé pour la circulation routière – ce que nous appelons les acheminements. J’ai commandé en métropole un régiment du train et en opération extérieure un bataillon logistique, déployé notamment en Afghanistan en 2010, à l’époque où 5 000 Français y combattaient. Ma carrière s’est déroulée en grande partie à l’international puisque j’ai servi trois ans à l’état-major de l’Union européenne à Bruxelles, puis trois ans au plus haut niveau de l’état-major de l’OTAN à Mons, au quartier général des puissances alliées en Europe – le SHAPE.

Depuis le 15 février 2022, je commande le centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), qui est responsable aujourd’hui du déploiement et du redéploiement d’environ 25 000 soldats français partout dans le monde – c’est le cœur de notre mission – ainsi que de la coordination du soutien. Ces soldats sont soit en opération, soit parmi les forces prépositionnées, par exemple au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon ou à Djibouti, soit au sein de nos forces de présence dans les DROM-COM. J’ai sous mes ordres environ 180 personnes à Villacoublay, ainsi que des centres de mise en œuvre. L’un est un régiment du train basé à Toulon, spécialisé dans le transbordement maritime – l’interface terre-mer. L’autre, le centre des transports et transits de surface, situé à Montlhéry, emploie une centaine de personnes ; c’est lui qui met en œuvre les trains, avec la SNCF.

Nous disposons, pour remplir notre mission de trois grands types de moyens. Tout d’abord, des moyens patrimoniaux, avec des avions de transport stratégique : Airbus A330 civils et MRTT (multirôle de ravitaillement en vol et de transport) ; des avions de transport tactique : Airbus A400M, qui sont mis à notre disposition par l’armée de l’air et de l’espace ; enfin, des avions de plus petite taille. Nous disposons également d’une flotte de camions appartenant à l’armée de terre, à l’armée de l’air et de l’espace et dans une moindre mesure à la marine.

Nous utilisons aussi des moyens externalisés, avec lesquels nous assurons 80 % de notre mission. Par exemple, nous louons à l’année deux bateaux ; des contrats nous permettent également de louer des places dans des avions ou des bateaux, la voie ferrée en est aussi un élément essentiel.

Enfin, nous pouvons bénéficier de moyens de nos alliés. Pour le redéploiement de nos forces en dehors du Niger, par exemple, des C-17 qataris effectueront une petite dizaine de rotations. De la même façon, lorsque nos forces ont quitté le Mali, nous avons utilisé des moyens émiriens, qataris, américains et canadiens.

Pour nous, la décarbonation des acheminements ne constitue pas la priorité : ce qui l’est, c’est de remplir notre mission. La prise en compte de la décarbonation des acheminements est dans une certaine mesure limitée par les impératifs de réactivité liés nos missions opérationnelles. Lorsqu’il s’est agi d’évacuer les soldats français du Mali, notre objectif a été de le faire en six mois, conformément à ce qu’avait ordonné le Président de la République le 17 février 2022. Nous nous intéressons cependant de plus en plus aux enjeux environnementaux et nous évertuons à privilégier la voie ferrée, qui est un moyen de transport plus vertueux en termes écologiques que l’aérien.

S’agissant enfin de l’importance du ferroviaire à l’aune de l’évolution majeure du contexte géopolitique, je suis légèrement en désaccord avec le président Valence : la voie ferrée gagne de nouveau en importance car elle représente un atout majeur à l’heure où les armées françaises se préparent de nouveau, comme lorsque j’étais jeune lieutenant dans les années 1990, à se déployer en force à l’est de l’Europe. Aujourd’hui, 75 % des ressources acheminées vers le flanc est de l’Europe le sont par la voie ferrée. L’importance croissante du transport ferroviaire se mesure au nombre de trains militaires que nous opérons chaque année : alors qu’il s’établissait jusqu’à maintenant à 300 en moyenne – principalement sur le territoire national –, il a quasiment été multiplié par deux et atteindra près de 500 trains fin 2023. Cela est dû principalement aux trains internationaux, les plus difficiles à réaliser. Nous avons ainsi acheminé de très nombreux trains vers la Pologne dans le cadre de cessions de matériel pour l’Ukraine, et nous envoyons presque tous les mois vers la Roumanie des trains de fret qui transportaient initialement du matériel roulant – chars, canons – et convoient aussi aujourd’hui du fret sensible, comme des munitions. Cela se fait en étroite collaboration avec Fret SNCF.

M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty, commissaire militaire aux chemins de fer. La commission centrale fer, dont je suis le chef, est au sommet de l’organisation des chemins de fer militaires. Je commencerai par mentionner quelques éléments qui démontrent le caractère très particulier de nos circulations. Nous transportons deux types de fret : d’abord des véhicules souvent très imposants, ce qui nécessite des avis de transport exceptionnel et rend difficile l’attribution de sillons. Un train de chars Leclerc, par exemple, ne peut pas croiser un autre train en raison de sa largeur ; cela implique que la SNCF prenne des dispositions particulières pendant tout son acheminement. Le deuxième type de fret que nous transportons le plus fréquemment est constitué par les conteneurs, dans lesquels on trouve de plus en plus souvent des munitions ; celles-ci étant des matières dangereuses, des gabarits de sécurité et une organisation particulière sont nécessaires.

L’une de nos spécificités par rapport aux autres chargeurs tient au fait que, dans l’année, nous ne faisons jamais voyager deux fois le même train. Contrairement à un céréalier qui demande le transport de la même quantité de céréales entre les deux mêmes gares le même jour, à la même heure, nos circulations se caractérisent par des changements permanents – gare de départ, gare d’arrivée, nombre de wagons ou encore matériel transporté – qui impliquent des avis de transport exceptionnel différents. Cette horlogerie complexe alourdit la charge de travail de la SNCF, qui doit en plus faire appel à des agents plus qualifiés pour ces trains.

Nos circulations se caractérisent aussi parfois par leur imprévisibilité, liée au contexte géopolitique. Au début de la crise à Gaza, nous avons envisagé qu’un train Vannes-Toulon achemine deux régiments basés à Poitiers et à Vannes afin qu’ils puissent embarquer. Les délais trop courts ne nous ont pas permis de le faire, mais cela montre la grande réactivité que nous attendons de notre partenaire ferroviaire. Une convention des transports ferroviaires urgents, signée entre le ministère des armées et le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, ministère de tutelle de la SNCF, nous permet heureusement d’obtenir des sillons dans un délai de soixante-douze à cent vingt heures : sur demande du général Poulette, le ministère de la transition écologique requiert de la SNCF qu’elle donne la priorité à nos trains, sans compensation de l’État pour les chargeurs dont les trains auraient été supprimés ou retardés.

Depuis le début de l’année, il a été recouru trois fois à cette convention : d’abord, pour un train à destination de la Roumanie qui s’était trouvé bloqué en raison de travaux ; une deuxième fois à l’occasion du défilé du 14 juillet, car SNCF Réseau ne pouvait acheminer les chars Leclerc que le 15 ; cet été enfin, pour préparer l’envoi d’un bataillon supplémentaire au Niger – qui n’a finalement pas eu lieu. Cette convention fonctionne très bien, et les armées en ont besoin.

Pour réaliser un train militaire, plusieurs savoir-faire militaires doivent être associés. Le premier pilier sur lequel nous nous appuyons est celui des infrastructures. Des véhicules au gabarit imposant ne peuvent être chargés dans des gares classiques : des infrastructures adéquates sont nécessaires. Pour cela, SNCF Réseau met à notre disposition une centaine de sites répartis dans toute la France. Nous avons également trente-cinq installations terminales embranchées (ITE) dans nos emprises, surtout dans les camps. Notre maillage territorial est organisé de telle sorte que toutes nos entités soient à moins de 50 kilomètres d’un point de chargement : nous leur facilitons ainsi la tâche et les incitons à utiliser le transport ferroviaire.

Le matériel constitue le deuxième pilier. Le ministère des armées possède en propre environ cinq cents wagons. Deux cents d’entre eux sont surbaissés, pour permettre le transport de tous les nouveaux véhicules de la gamme Scorpion – les Griffon, Jaguar et Serval – en évitant les avis de transport exceptionnel ; cent cinquante autres ont été spécialement conçus pour transporter des chars Leclerc ; une centaine transporte des conteneurs ; un certain nombre doit faire l’objet d’un retrait de service ; enfin, une rame opérationnelle, détenue par le 19e régiment du génie, est capable de réaliser des travaux ferroviaires partout en France. Pour faire face aux nouvelles missions qui pourraient nous être confiées, nous allons la faire passer aux ateliers afin de la rendre apte à la circulation à l’étranger. Dans le cadre de notre contrat, Fret SNCF nous fournit aussi deux cent vingt wagons plats, surtout destinés à transporter de petits véhicules. Le total a beau atteindre sept cents wagons environ, un deuxième contrat de location nous permet de louer quelques wagons supplémentaires, en particulier surbaissés. Enfin, la volonté que nous avions depuis quelques années de construire un nouveau wagon va se concrétiser : un appel d’offres sera lancé en fin d’année par la direction générale de l’armement (DGA) pour la construction de deux cent cinquante nouveaux wagons polyvalents qui pourront transporter aussi bien des matériels de type Scorpion que des conteneurs. Cette décision illustre l’importance du ferroviaire dans les armées.

Le troisième pilier essentiel à la réalisation d’un train militaire est celui de la formation et des essais de chargement. À chaque arrivée d’un nouveau véhicule dans les armées, nous devons effectuer des essais pour vérifier le type de wagon sur lequel il peut monter, déterminer les éventuelles restrictions à son passage dans certains tunnels et évaluer la nécessité d’en démonter des éléments. Ces essais sont réalisés de façon coordonnée par des personnels de la commission centrale fer, de Fret SNCF et de la section technique de l’armée de terre (STAT) : après avoir mesuré et pesé le véhicule et avoir testé son installation sur les wagons, y compris la façon de le sangler, ils établissent une fiche de chargement que les différents régiments n’ont plus qu’à suivre. Bien sûr, le personnel de la commission doit être formé à ces matériels complexes et hautement qualifié, car il n’est pas anodin de charger un train de façon sécurisée – sans qu’une sangle ne se détache, par exemple. Au moindre problème, le train risquerait de se retrouver bloqué dans un pays étranger, ce qui nous placerait dans une situation complexe.

J’en arrive au dernier pilier : nous avons bien sûr besoin d’une entreprise ferroviaire pour assurer la circulation. Le 8 décembre 2021, un marché à concurrence européenne a été remporté par Fret SNCF pour une durée de sept ans. Il y a donc bien une relation contractuelle entre le ministère des armées et Fret SNCF, dans le cadre de laquelle l’entreprise a mis à notre disposition des équipes dédiées. Une dizaine de personnes, basées à Lyon, travaillent ainsi exclusivement sur la conception des trains militaires. À Paris, une cellule présence fret est en mesure de nous renseigner en temps réel, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur la position de nos trains. L’entreprise nous propose également d’autres prestations, notamment de gardiennage ou d’escorte.

Au début de la crise ukrainienne, nous avons dû agir très vite et la plus grande partie des matériels est partie en avion ; dans les mois qui ont suivi, cependant, le général a constaté une inertie s’agissant du recours à la voie ferrée, en raison de délais trop longs et d’un léger manque de réactivité. Après un travail collaboratif de plusieurs mois entre Fret SNCF et le ministère des armées, nous sommes parvenus à améliorer nos circulations. Les délais de commande des trains sans avis de transport exceptionnel ont été divisés par trois, passant de quarante-cinq à quinze jours. Nous avons réussi à mettre en œuvre des trains de munitions vers l’étranger – les Pays baltes, la Pologne et la Roumanie –, ce que nous ne savions pas faire auparavant. Enfin, nous avons établi les procédures pour bâcher les véhicules que nous cédons aux Ukrainiens, conformément à la demande qui nous était faite. Nous avons ainsi pu compter sur Fret SNCF, le partenaire historique des armées françaises.

M. le général Thierry Poulette. Vous l’aurez compris, nous avons une relation très constructive avec Fret SNCF, qui est à notre écoute et s’investit pleinement pour satisfaire nos besoins. À l’aune de ce que nous a expliqué la direction de l’entreprise – changement de nom, séparation en deux entités traction et maintenance, réduction de 20 % du chiffre d’affaires et cession à la concurrence de vingt-trois lignes de trains entiers –, nous n’avons pas identifié d’impact du plan de discontinuité sur nos activités. Le cœur de notre métier n’intéresse pas les concurrents de Fret SNCF. Les opérations, difficiles et complexes, demandent du temps et de l’énergie, si bien que cette activité n’est sans doute pas la plus rentable pour la SNCF. Nous n’avons donc pas de craintes à long terme. Nous resterons néanmoins vigilants sur la qualité de service au cours des prochaines années, notamment s’agissant des équipes dédiées. Nous sommes davantage soucieux du départ de notre correspondant défense au sein de la SNCF, qui entend suivre son épouse dans la région Pacifique pendant deux ou trois ans : nous espérons que la personne qui le remplacera sera à la hauteur et aussi performante qu’il l’a été.

La voie ferrée est fondamentale pour les ambitions de la France, puissance d’équilibre, et pour son armée. À très court terme, le soutien à l’est passe par la voie ferrée, mais nous travaillons aussi, au sein des armées et au niveau interministériel, sur l’hypothèse d’un engagement majeur. La guerre en Europe n’est plus en effet le souvenir de vieillards mais quelque chose de concret qui, nous le savons tous, pourrait advenir très vite. Or aujourd’hui, il nous serait très difficile, sans la voie ferrée, de mobiliser les armées françaises pour un conflit majeur. La voie ferrée, qui nous apporte la capacité de déplacer en masse du matériel et du personnel, est donc regardée avec attention par les logisticiens interarmées, par ceux de l’armée de terre, et par les chefs des armées.

M. le président David Valence. Mon général, vous avez indiqué que la logistique n’est sans doute pas ce qu’il y avait de plus attrayant dans les armées françaises. Sachez qu’avec M. le rapporteur Hubert Wulfranc, nous sommes convaincus que c’est aussi – peut-être même d’abord – avec la logistique que l’on gagne les conflits ; sentez-vous donc très à l’aise avec vos interlocuteurs !

Il n’y a par ailleurs pas de désaccord entre nous s’agissant de l’importance du ferroviaire : si j’ai évoqué les changements intervenus par rapport au XXe siècle, j’ai aussi insisté sur le fait que le transport par train revêtait une importance nouvelle dans le nouveau cadre stratégique que connaît notre pays.

Je voudrais vous poser quatre questions. La première est peut-être un peu indiscrète, mais il est nécessaire que vous y répondiez : quels prix la SNCF applique-t-elle au ministère des armées pour ses circulations, s’agissant notamment des péages ? S’agit-il de prix de marché ou de tarifs préférentiels ? Existe-t-il des compensations de service public du côté de SNCF Réseau et de Fret SNCF ?

Ma deuxième question porte sur la qualité de votre relation contractuelle avec Fret SNCF, que vous avez soulignée. Rencontrez-vous tout de même des difficultés, concernant les horaires ou la qualité de la prestation ?

Troisième question : comment expliquez-vous l’inertie, évoquée par le lieutenant-colonel Lamaty, qui a caractérisé le recours au transport ferroviaire lorsque le contexte a évolué à l’est de l’Europe et qu’il a fallu satisfaire de nouveaux besoins d’acheminement de matériels ? Cette inertie a-t-elle été le fait de Fret SNCF, qui aurait eu du mal à proposer des solutions nouvelles dans ce contexte, ou est-elle due à l’organisation de nos armées ?

Enfin, est-il indiscret de vous demander si vous avez reçu d’autres réponses que celle de Fret SNCF lorsque vous avez lancé l’appel d’offres à concurrence européenne en 2021 ?

M. le général Thierry Poulette. Concernant les prix, je ne peux malheureusement pas vous donner de réponse parce que, dans notre système militaire, étatique, il y a une vraie séparation entre les prescripteurs, qui définissent le besoin, et les représentants du pouvoir adjudicateur, les financiers. En tant que prescripteur, je ne m’occupe pas de la partie financière : une seconde entité, dans un autre état-major, négocie et travaille avec les entreprises sur ces questions.

M. le président David Valence. C’est le fonctionnement normal, qui vaut aussi pour les collectivités territoriales : il y a d’un côté les commissions d’appel d’offres et de l’autre le prescripteur. Cela n’empêche pas, une fois les marchés attribués, d’en connaître le prix.

M. le général Thierry Poulette. Pour ma part, je ne recherche pas ces prix.

M. le président David Valence. Il ne s’agit pas d’en donner une évaluation chiffrée mais de nous dire, par exemple, si vous acquittez des péages aussi élevés que les autres transporteurs. C’est une question relativement simple.

M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Dans notre marché, nous payons un droit d’entrée à Fret SNCF – 10 millions d’euros au 1er janvier 2023 –, qui nous donne le droit de composer autant de trains que nous voulons au cours de l’année. Outre cette partie fixe, nous acquittons un montant variable qui dépend du nombre de trains.

Nous n’avons de relation contractuelle qu’avec Fret SNCF. Je ne sais pas ce que demande SNCF Réseau à cette entreprise pour les péages. Par exemple, si j’ai besoin de commander un train entre Miramas et Mourmelon, j’indique le jour et l’heure souhaités pour l’arrivée : c’est 25 000 euros tout compris. Je ne sais pas comment Fret SNCF répercute ce prix ni ce que demande SNCF Réseau.

M. le président David Valence. Que vous ne le sachiez pas ne me choque pas. Vous êtes dans une situation spécifique eu égard à la circulation ferroviaire et l’objectif de réduction du coût est peut-être moins aigu que pour d’autres acteurs, et la programmation, plus tardive. Les autres chargeurs savent certainement ce que représentent les péages dans ce qu’ils paient, mais il est logique que vous ayez d’autres préoccupations que celle-ci.

M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Pour répondre à votre troisième question, seul Fret SNCF a répondu à l’appel d’offres de 2021.

M. le général Thierry Poulette. S’agissant de l’inertie, certaines dispositions contractuelles avaient été prises afin que le marché soit fructueux pour Fret SNCF. Le lieutenant-colonel Lamaty a mentionné le délai de quarante-cinq jours pour une commande : ces délais contractuels ont représenté un frein.

Au début d’une opération, tout est fait dans l’urgence : il faut que tout soit poussé vers l’avant le plus vite possible. Nous avons ainsi connu de vraies tensions au début du déploiement de notre dispositif en Roumanie. La plupart des 1 500 à 2 000 personnes qui y sont présentes aujourd’hui ont été convoyées par avion ou par des convois sur des voies routières civiles ou militaires. En tant que chef du CSOA, j’ai très vite proposé aux armées, notamment à mon chef, d’organiser des trains, que nous avons appelés des « shuttles ferroviaires », afin que les différents services qui envoyaient du matériel vers la Roumanie – armée de terre, services interarmées – les utilisent. Cela a été notre premier succès : nous avons commandé des trains en avance, sans savoir exactement ce qu’ils transporteraient. Tout le monde savait quand ces navettes partiraient. Nous avons ainsi réussi à ordonner le défi logistique de l’ouverture de ce théâtre. Les délais contractuels subsistaient mais nous sommes parvenus à ordonner nos procédures pour nous en accommoder.

Deuxième obstacle : l’Europe étant un continent en paix, nous respectons les lois du temps de paix, notamment pour traverser une frontière avec un train. Mes chefs croyaient que les trains partaient de Mourmelon, plein est, vers une gare de Roumanie ou de Pologne, que les militaires étaient déchargés et que le train repartait dans l’autre sens. Comme vous le savez, cela ne fonctionne pas ainsi. Nous avons dû expliquer que le train s’arrête à la frontière, où la Deutsche Bahn prend le contrôle, avec une locomotive et un pilote allemands, jusqu’à la frontière polonaise, et ainsi de suite. Il a aussi fallu que Fret SNCF se mette d’accord avec ses partenaires commerciaux en Europe.

Autre problématique : la réservation des sillons la nuit en Allemagne, où circulent principalement les trains de charbon – l’approvisionnement des centrales thermiques est essentiel pour la production d’électricité dans ce pays. La priorité va donc à ces trains, non aux trains militaires français ou aux trains militaires américains, malgré l’important contrat que la Deutsche Bahn a signé avec les Américains dans ce domaine. La difficulté a été d’insérer dans la planification des mouvements les délais nécessaires aux trains.

Nous avons toutefois obtenu d’excellents résultats en la matière : lorsque la France a déployé son bataillon en Roumanie, l’armée de terre a voulu envoyer les chars Leclerc sur porte-chars, avec des camions militaires. Connaissant les complexités du déplacement en Europe en temps de paix, nous les avons avertis de la difficulté de cette entreprise, qui a échoué : l’Allemagne a refusé l’autorisation de passage des porte-chars français, évoquant une réglementation européenne et un poids à l’essieu trop important. Grâce aux trains que le CSOA avait commandés parallèlement, les chars Leclerc sont arrivés en temps et en heure en Roumanie.

Fret SNCF a réussi à s’adapter à notre demande, qui est beaucoup moins routinière que le transport ferroviaire habituel en France : ce n’est jamais le même train. Certaines gares comme Mourmelon ou Sainte-Roseline, près du camp militaire de Canjuers, le plus grand d’Europe, sont à l’origine d’un fort trafic, de matériels notamment.

Si vous me passez l’expression, nous avions un petit train-train, qui fonctionnait bien. Il a explosé, avec des trains beaucoup plus nombreux et, surtout, plus complexes. En vertu des réglementations militaires, la sécurité d’un train de munitions partant vers la Roumanie ou la Pologne m’incombe. Vous me direz qu’elle revient plutôt au contractant, mais si un problème survient, il y a toujours un responsable à l’armée – aujourd’hui, c’est le commandant du CSOA.

Nous avons dû contractualiser avec Fret SNCF l’ajout d’une voiture voyageurs afin qu’une équipe d’accompagnement militaire soit intégrée aux trains transportant par exemple des munitions. L’équipe rend compte du passage des frontières et des éventuelles difficultés, sans toutefois disposer des mêmes prérogatives que les agents de la sûreté ferroviaire. Les restrictions liées à la sécurité des personnes s’appliquent à ses membres, qui n’ont par exemple pas le droit de descendre du train. Cela montre combien ces trains sont difficiles à organiser. Pour passer de 300 à 500 trains, un énorme travail a été mené par Fret SNCF, dont j’ai vanté les mérites, ainsi que par le lieutenant-colonel Lamaty, qui dispose d’une équipe de trois personnes.

Les relations entre les différentes filiales de la SNCF sont une autre difficulté. Sans tomber dans le « SNCF-bashing », le lieutenant-colonel Lamaty doit parfois faire part à SNCF Réseau des besoins de Fret SNCF pour nos trains. Nous nous rendons compte des difficultés qu’ils ont à se coordonner pour obtenir l’effet final recherché.

SNCF Réseau doit aussi faire face à l’entretien des lignes où ne circulent que des trains militaires : les financements sont estimés à 140 millions d’euros sur cinq ans. Ces lignes, peu nombreuses, sont cruciales pour l’armée. Il en va ainsi pour la gare de Sainte-Roseline, au bas de Canjuers, ou pour la ligne du nord-est de la France qui dessert le dépôt de munitions de Brienne-le-Château, le plus important des armées françaises. Dans l’hypothèse où les travaux n’étaient pas réalisés, SNCF Réseau a indiqué qu’elle ne fermerait pas les lignes mais que les trains devraient y circuler au pas ! Aujourd’hui, nous travaillons avec le ministère de la transition écologique pour savoir qui paiera les travaux d’entretien et d’investissement car certains ouvrages d’art doivent être entièrement refaits, notamment plusieurs ponts qui sont trop vieux.

Ces difficultés n’ont pas d’incidence directe sur notre action, ni sur les excellents résultats de Fret SNCF, à l’étranger notamment. Dans l’hypothèse d’un engagement majeur, où la France se remet en ordre de bataille pour faire face à un ennemi sur le territoire européen, il faut absolument que ces lignes soient disponibles et prêtes à servir, afin que les trains circulent de manière beaucoup plus importante sur ces sillons.

M. le président David Valence. Je vous remercie d’avoir expliqué comment vous étiez passés de 300 à 500 trains, en prévoyant des trains circulant quoi qu’il arrive et chargés en fonction des besoins, que l’on appelle parfois des « tapis roulants ».

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Les armées, avez-vous expliqué, possèdent en propre des gares, des sites, des ITE et les camps militaires sont tous à moins de 50 kilomètres d’un point de chargement ferroviaire. Vous avez évoqué la nécessité de maintenir et de régénérer les lignes et, plus généralement, les infrastructures que vous utilisez. Disposez-vous à cet effet d’un plan pluriannuel à la hauteur des enjeux qui seront demain ceux de l’armée ?

Vous possédez par ailleurs des wagons et faites construire du matériel roulant neuf. Pour satisfaire ces besoins, l’armée a-t-elle noué des relations avec des unités de production de matériel roulant ? Êtes-vous contraints de faire appel à des unités de production hors du territoire français ?

Enfin, vous êtes liés à Fret SNCF par un contrat de sept ans. Est-ce qu’une raison particulière justifie une telle durée ?

M. le général Thierry Poulette. En matière d’infrastructures, il y a deux mondes séparés, celui de SNCF Réseau et celui des armées. Les ITE sont du domaine militaire : la CCF est responsable de leur gestion.

Les ITE sont suivies de près par la commission centrale fer. Le lieutenant-colonel Lamaty et ses équipes les contrôlent fréquemment, dans tout le territoire national, par des visites, des photos, des rapports. La majeure partie des documents que je signe émane de la commission : ils sont envoyés aux responsables locaux des armées françaises qui doivent investir pour garder les ITE opérationnelles. Dans le cadre des évolutions de notre dispositif militaire, certaines installations ont pu être rétrocédées à SNCF Réseau. Il y a un vrai dialogue avec SNCF Réseau sur la question des infrastructures.

Pour ce qui est des matériels, le programme Wagons NG – nouvelle génération – de deux cent cinquante wagons n'a pas été initié aussi rapidement qu'espéré car, comme je l’indiquais dans mon propos liminaire, la logistique bénéficie d’une moindre priorité par rapport à d’autres domaines. Mais, le 24 février 2022, Vladimir Poutine a changé l’Europe. Depuis, les chefs militaires sont conscients de la nécessité des wagons nouvelle génération. Un programme d’armement a été lancé et suit son cours : il comprend une spécification que nous avons rédigée en liaison étroite avec la DGA.

M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. L’appel d’offres sera lancé d’ici à la fin de l’année. Étant à concurrence européenne, il ne sera pas nécessairement remporté par une entreprise française. Deux ou trois entreprises d’Europe centrale se sont du reste positionnées et ont récupéré des informations cette année.

M. le général Thierry Poulette. Parmi la quarantaine de contrats passés par le CSOA, sept ans est la durée la plus longue. Pour la plupart des partenaires privés, la durée est de cinq ans, sachant que la passation nécessite dix-huit mois de travail, avec un respect très pointilleux de la procédure contractuelle.

Malheureusement, la gestion des contrats par certains agents du CSOA a été critiquée. Comme d’habitude en cas de problème, l’armée tranche fermement : on a séparé le CSOA, prescripteur du besoin, du gestionnaire utilisateur des contrats. L’entité qui passe le contrat est la plateforme affrètement et transport, située également à Villacoublay mais dans une autre chaîne de commandement. Nous échangeons beaucoup mais ils ne prennent pas d’ordre de moi, ni moi d’eux.

M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Une durée de sept ans est possible lorsqu’il s’agit d’un contrat de défense : souvent, elle est divisée en une période de quatre ans et trois périodes d’un an reconductibles. On peut donc modifier le contrat ou en sortir avant les sept ans.

Le CSOA a pour but que d’autres entreprises répondent à l’appel d’offres, car la concurrence est toujours bénéfique. Pour le moment, seule Fret SNCF s’est portée candidate.

Mme Sophie Blanc (RN). Lors de transports de véhicules militaires par le train, comment vous assurez-vous de la sécurité des environs ?

Le personnel de la SNCF qui s’occupe du transport de vos cargaisons doit-il avoir une habilitation particulière ?

M. le général Thierry Poulette. La SNCF assume la responsabilité de la sécurité des environs : nous ne faisons que donner notre matériel à transporter. Il y a six mois, une brigade de gendarmerie de Montargis nous a transmis une photo d’un magnifique char Leclerc, posé sur une remorque de porte-chars, dehors, sans aucune protection : le prestataire civil n’avait pas respecté ses obligations contractuelles. De la même manière, si un train chargé de chars freine fort et que des étincelles mettent le feu à la forêt, les armées n’en sont pas responsables.

M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Nous disposons de nombreux systèmes pour éviter les incidents : les essais de chargement nous permettent de vérifier que nos véhicules sont bien chargés ; nous passons du temps à établir les fiches de chargement, qui sont suivies par nos personnels.

Au départ du train, Fret SNCF met à disposition un conseiller chargement, qui ne travaille que pour les armées – ils sont une dizaine en France. Pour chaque train militaire, le conseiller vérifie que le chargement est bien effectué. Lorsque les trains partent à l’étranger, j’impose un contrôle supplémentaire avant la frontière, à Metz-Sablon ou Metz-Woippy, sur les triages. Nous refaisons un contrôle avec le personnel de Fret SNCF pour vérifier que le chargement est conforme, que rien n’a bougé depuis le début et que le chargement arrivera en Roumanie, 2 500 kilomètres plus loin. Pour l’instant, aucun incident n’est à déplorer.

Concernant les habilitations, nous n’en imposons aucune à Fret SNCF. En revanche, nous travaillons avec des personnes dédiées, que nous connaissons.

M. le général Thierry Poulette. Le lieutenant-colonel Lamaty a récemment remis à une unité de cheminots de Châlons-en-Champagne un fanion de la commission centrale fer pour les remercier du travail réalisé au profit des armées. Les représentants syndicaux et les autres cheminots l’ont accueilli chaleureusement : ils sont attachés à leur mission de service public, même si la relation est désormais contractuelle. Nous avons une relation privilégiée avec Fret SNCF, ce qui ne sera certainement pas le cas avec une compagnie ferroviaire italienne ou allemande. Ceci est une autre histoire.

M. le président David Valence. Je vous remercie d’avoir insisté sur l’importance de disposer d’un réseau en bon état non seulement sur les deux lignes capillaires fret que vous avez mentionnées mais aussi sur le réseau structurant.

 


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53.   Audition, à huis clos, de M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF, de Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS, et de M. Thibault Louvet, directeur général délégué à Orano NPS (14 novembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons, à huis clos, M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF, Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS, et M. Thibault Louvet, Directeur Général Délégué Orano NPS.

Notre commission d’enquête vient d’évoquer avec le commandement du centre de soutien des opérations et des acheminements – c’est-à-dire les transports militaires – les enjeux de souveraineté liée à ces acheminements, et nous abordons maintenant le rôle du fret ferroviaire dans la sûreté et la sécurité nucléaires et, plus globalement, dans la souveraineté énergétique de notre pays.

Cette audition intervient presque en conclusion de nos travaux, qui ont commencé voilà plus de deux mois, mais vous voudrez bien considérer cette position comme une marque de l’importance que nous accordons à sa thématique et non comme l’effet d’un remords tardif.

Le rail est le mode de transport évident des matières nucléaires de diverses natures sur le territoire français. Nous attendons donc de cette audition qu’elle nous éclaire à la fois sur l’organisation de ces acheminements ferroviaires, sur les volumes, sur les types de matières transportées, sur les enjeux de sécurité qui s’y attachent, sur les liens contractuels que vous établissez avec la SNCF et, le cas échéant, avec d’autres entreprises ferroviaires, et sur l’impact que pourrait avoir indirectement sur ces acheminements le scénario de discontinuité que le Gouvernement a présenté au mois de mai dernier pour protéger Fret SNCF d’une sanction liée aux aides publiques perçues de manière continue entre 2007 et 2019.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit que toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire sont tenues de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

(M. Thibault Louvet, Mme Jessica Boutteau et M. Jean-François Elie-Lefebvre prêtent serment.)

M. Thibault Louvet, directeur général délégué à Orano NPS. Le fret ferroviaire pour les matières nucléaires, ce sont cinquante ans d’activité de transports mutualisés multi-lots et multi-clients. Il est incontournable pour nombre de matières, en particulier pour les combustibles usés issus des centrales d’EDF, en raison des distances, qui peuvent atteindre 700 kilomètres, et du poids des colis, qui peuvent peser entre 120 et 130 tonnes. Le fret ferroviaire est également très important pour l’interconnexion entre les usines du cycle, les ports et tous nos clients européens, puisque les flux sont très internationaux. Le ferroviaire joue un grand rôle dans la sécurisation de ces transports.

Un aspect très important pour Orano, et dont je suis certain qu’il l’est aussi pour EDF, est la décarbonation de nos transports. La solution du fret ferroviaire est à cet égard essentielle, outre qu’elle assure un plus haut niveau de sécurité compte tenu de la densité du réseau routier français, très supérieure à celle du réseau ferroviaire.

Notre exposé liminaire suivra quatre axes. Le premier consistera en un rappel très rapide des étapes du cycle du combustible nucléaire. Nous rappellerons ensuite le contexte des transports de matières radioactives en France, puis ferons un zoom particulier sur les combustibles usés d’EDF, et nous conclurons en évoquant l’importance du ferroviaire pour les transports internationaux et les développements futurs liés au développement du nucléaire.

Le groupe Orano réalise plus de 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploie 17 000 collaborateurs dans le monde. Mme Boutteau et moi-même appartenons à la société Orano NPS – emballages nucléaires et services –, qui regroupe au niveau mondial 1 000 collaborateurs, dont 600 en France sur trois sites et est l’un des leaders mondiaux du transport de matières radioactives, de la mine jusqu’aux déchets.

Dans le cycle du combustible, qui est le cœur des métiers d’Orano, la première étape est celle de l’extraction de l’uranium dans des mines situées principalement au Canada, ainsi qu’au Kazakhstan et au Niger. Des projets d’exploration minière sont également entrepris en Mongolie et en Ouzbékistan. Après l’extraction interviennent deux phases de conversion, qui permettent de passer de l’uranium naturel à l’oxyde d’uranium U3O8 sous une phase gazeuse, lequel est ensuite enrichi sur le site du Tricastin, étape qui permet de concentrer la teneur fissile de cet uranium, lequel passe ensuite à nouveau par une phase solide et est mis dans des crayons de combustible. La compétence de la fabrication du combustible appartient désormais à Framatome, dans son usine de Romans-sur-Isère.

Les combustibles sont ensuite chargés dans les centrales nucléaires d’EDF. Après les phases d’irradiation, ils sont dits « usés ». La France comme d’autres pays, dont le Japon, s’est donné comme objectif de tendre vers la fermeture du cycle du combustible, dont la première étape est le mono-recyclage : après une phase de traitement de ces combustibles usés à l’usine de La Hague, dans le Nord Cotentin, trois flux se dégagent.

Le plutonium, tout d’abord, qui représente 1 % du combustible usé retraité est envoyé à l’usine d’Orano Melox, près d’Avignon, pour refabriquer des combustibles qui seront à nouveau chargés dans les réacteurs d’EDF ou de nos clients étrangers.

L’uranium de retraitement, ensuite, qui représente encore de 95 % à 96 % du combustible usé retraité, est également reconverti, réenrichi et recyclé dans les centrales d’EDF et chez nos clients à l’étranger.

Le reliquat, de l’ordre de 3 % ou 4 % du combustible usé, constitue des déchets composés de produits de fission, vitrifiés à l’usine de La Hague et entreposés en attendant l’ouverture du stockage définitif qui est l’objet du projet Cigéo. Par ailleurs, les pièces métalliques contaminées sont compactées et entreposées avant d’être envoyées elles aussi vers le futur centre de stockage du projet Cigéo.

Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS. Pour transporter la matière nucléaire, tous les modes de transports peuvent être utilisés, seuls ou combinés : elle peut être transportée sur des bateaux pour les transports internationaux, sur des trains, sur des camions ou même par avion. Le choix du mode de transport dépend de nombreux facteurs : la nature de la matière transportée, son volume, la masse du colis de matière nucléaire, les infrastructures disponibles, les distances à parcourir et, bien entendu, la réglementation en vigueur. Certains types de matière ne peuvent être acheminés que par un seul mode de transport, tandis que d’autres sont multimodes.

Le groupe Orano transporte le concentré minier, fabriqué dans le monde entier – mais pas en France, où nous ne disposons pas de mines d’uranium. Ce matériau arrive en France par les ports du Havre, de Dunkerque et de Fos-sur-Mer, ainsi que par Hambourg et Rotterdam. Les fûts qui le contiennent sont placés dans des conteneurs maritimes standards de type ISO 20 pieds. Les bateaux livrent généralement quelques dizaines de conteneurs, qui sont ensuite placés sur un train : une locomotive vient récupérer nos conteneurs pour les conduire à l’usine de Malvési, à côté de Narbonne. Dans le meilleur des cas, les bateaux arrivent à Fos-sur-Mer, qui est assez proche, mais dans le cas général, le combustible arrive plutôt au Havre ou à Dunkerque. Compte tenu de sa nature et de son volume, le concentré minier est systématiquement transporté par rail sur le territoire français, mais aucune obligation réglementaire ne s’oppose à le charger sur un camion.

Vient ensuite la conversion, qui produit un composé gazeux de fluorure d’uranium (UF4 ou UF6 naturel). Celui-ci peut être transporté indifféremment par la route ou par le rail, sans contrainte réglementaire. Le choix du mode de transport dépend alors principalement du volume de chaque livraison : pour moins d’une dizaine de cylindres – sachant qu’on peut poser quatre cylindres sur chaque moyen de transport –, on choisit plutôt le camion, et le train pour les livraisons importantes, de l’ordre de plusieurs dizaines de cylindres. L’UF6 gazeux est ensuite enrichi sur le site Orano du Tricastin (passage de 0,7 % à 4 à 5 % de teneur en isotope radioactif U235). Comme l’hexafluorure d’uranium (UF6) naturel, l’UF6 enrichi peut lui aussi être transporté par camion ou par le train.

Le combustible est fabriqué dans l’usine Framatome de Romans-sur-Isère, où il est presque systématiquement transporté par route vers les centrales EDF. Une fois ce combustible utilisé dans les centrales EDF, il est sorti du réacteur, et envoyé pour traitement et recyclage à l’usine de La Hague. Nous privilégions le transport ferroviaire pour les combustibles usés à destination de l’usine de La Hague, nous y reviendrons en détail par la suite. De cette usine de La Hague sortent principalement deux types de produits : du plutonium, renvoyé à Melox par camion, et du nitrate d’uranyle, renvoyé dans des citernes acheminées par le train vers le site du Tricastin pour faire de l’uranium de retraitement. En termes de volumétrie, on compte une vingtaine de trains par an acheminant chacun de dix à cinquante conteneurs pour le concentré minier, et quelques dizaines pour les composés de fluorure d’uranium. Pour le combustible usé, on compte plutôt les wagons que les trains, et on en dénombre cent cinquante à deux cents par an. Quant au nitrate d’uranyle, il représente environ un train par semaine, parfois un peu moins, car sa production est interrompue pendant quelques semaines dans l’année. Enfin, l’uranium appauvri issu du processus d’enrichissement est envoyé par la voie ferroviaire sur le site de Bessines-sur-Gartempe, dans le Limousin, pour entreposage. Cette matière est également utilisée dans le mox.

Nous transportons donc par le rail tous types de matières, à l’exception du plutonium, qui n’est réglementairement pas autorisé au transport par rail pour des raisons de protection physique, et du combustible mox qui, pour les mêmes raisons, circule uniquement par la route.

Le transport de produits nucléaires représente moins de 0,15 % du fret ferroviaire français, soit un volume très modeste, mais il fait l’objet d’une grande attention de la part des équipes de Fret SNCF compte tenu de l’enjeu sécuritaire et organisationnel afférent et des contraintes réglementaires spécifiques à ce transport. Cela suppose une formation importante des acteurs à tous les niveaux.

Nous nous appuyons donc, pour le transport ferroviaire, sur le plan de transport global de la SNCF : nos colis sont mélangés avec tout le reste du fret pour des raisons économiques et pratiques, afin de bénéficier de la souplesse de ce processus pour éviter l’effet « nez rouge » car, malgré le trisecteur et les scellés, la majorité de nos colis de matières nucléaires transportés au milieu du fret classique sont banalisés dans le multi-lots multi-clients. Nous pouvons également recourir à des trains dédiés, mais cela doit être dans le cadre des moyens résiduels du plan de transport du fret : nous nous faufilons dans les sillons et employons les locomotives qui restent, toujours donc avec des moyens mutualisés : nous ne possédons pas de locomotives dédiées à nos transports et nous ne pourrons jamais le faire.

Le transport de combustibles usés que nous assurons pour EDF est propre à la France. Comme l’a dit M. Louvet, le recyclage est un choix français : dans d’autres pays, le combustible usé est conservé dans les centrales, que ce soit en piscine ou en entreposage à sec. La France a choisi d’envoyer ses combustibles usés à La Hague pour les recycler, ce qui suppose de les transporter. Ce transport se fait exclusivement par voie ferroviaire, avec néanmoins, pour un tiers des centrales, de petites dessertes routières pour joindre la centrale au réseau. Les deux tiers de nos centrales sont embranchées, ce qui signifie que la voie ferrée arrive jusque dans la centrale.

Les colis, qui pèsent plus de 100 tonnes, voyagent sur des wagons spéciaux capables de porter des colis de grande capacité et tractés par des locomotives de Fret SNCF pour des trajets de plusieurs centaines de kilomètres qui ne pourraient techniquement pas être accomplis par la route, car certains ponts et ouvrages d’art ne supporteraient pas le poids de ces convois. Qui plus est, l’arrêté de 2006 relatif aux transports exceptionnels préconise que les transports répétitifs et exceptionnels doivent être effectués de manière privilégiée par le rail ou par voie fluviale mais, en tout cas, pas par la route. À l’exception donc de petites dessertes de quelques dizaines de kilomètres au maximum et – exception qui confirme la règle – des trajets entre la centrale de Flamanville et l’usine de La Hague, distante d’une vingtaine de kilomètres dans le Cotentin, on utilise à 100 % le train.

Pour le transport de combustibles usés, l’offre mutualisée de Fret SNCF permet de répondre avec un professionnalisme inégalé aux contraintes des opérateurs industriels que sont EDF et Orano. Nous sommes en France trois entreprises publiques possédant un savoir-faire important dans ce domaine. Nous avons essayé de faire monter en compétences d’autres opérateurs de fret, mais sans jamais y réussir. Pour nous, Fret SNCF est vital.

M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF. Je confirme que, pour EDF, le fret ferroviaire pour le transport de combustibles usés est un enjeu fort et le transport des colis par voie ferroviaire une priorité. La bonne coordination historiquement établie entre EDF, Orano, à qui nous confions le transport de combustibles usés, et Fret SNCF a toujours permis de sécuriser notre programme annuel de transport de combustibles usés des centrales vers le site de retraitement de La Hague et de franchir, sans impact sur le fonctionnement des centrales, des périodes de crise telles que la pandémie de covid-19 ou des grèves et divers événements extérieurs pesant sur la réalisation du programme d’évacuation du combustible usé, comme par exemple les Jeux olympiques. Il est capital, dans notre recherche de résilience et de sécurisation de nos activités d’évacuation de combustibles usés, de poursuivre cette collaboration avec Fret SNCF, qui allie l’expérience, le professionnalisme, la fiabilité et la réactivité nécessaires pour gérer les aléas en la matière.

Pour matérialiser son engagement, EDF, en lien avec la SNCF, les collectivités locales et l’État par l’intermédiaire des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), investit chaque année dans le maintien en condition opérationnelle des voies capillaires qui relient les terminaux ferroviaires ou les centrales d’EDF. On compte environ 107 kilomètres de voies ferroviaires appartenant à EDF sur des terrains d’EDF et 12 kilomètres de voies appartenant EDF sur des terrains de la SNCF, à quoi s’ajoutent des dizaines de kilomètres de voies dites « capillaires » qui, bien que n’appartenant pas à EDF, servent à son usage quasi exclusif. Chaque année, un montant de l’ordre de 500 000 euros est investi, directement ou par le biais d’une rétribution à SNCF Réseau, pour l’entretien courant de ces voies. Certaines d’entre elles exigent en outre d’importants investissements de régénération pour sécuriser leur exploitation dans le temps. Ces dernières années, nous nous sommes mobilisés, avec les collectivités et SNCF Réseau, pour l’engagement des investissements de pérennité, notamment pour la ligne Charleville-Mézières-Givet, avec 61 kilomètres de voies permettant de sécuriser les évacuations de combustible de la centrale de Chooz, et pour la ligne Chartres-Bordeaux pour la centrale du Blayais.

Dans certains cas, sur ces portions de voies utilisées principalement par EDF, nous sommes amenés à prendre en charge directement ces investissements. EDF a ainsi investi directement plus de 1,5 million d’euros pour permettre la pérennité de l’exploitation de la voie desservant la centrale de Fessenheim. Nous investissons également avec l’État et la région pour la voie qui dessert le terminal ferroviaire alimentant la centrale de Dampierre-en-Burly, à hauteur là aussi de 1,5 million d’euros, et nous avons des projets encore plus conséquents, notamment à Paluel et Penly.

La centrale de Paluel est desservie par le terminal ferroviaire de Saint-Valery-en-Caux, soit 30 kilomètres de voies capillaires utilisées exclusivement par EDF et sur lesquelles nous avons engagé avec l’État, des études d’avant-projet de régénération conséquentes, avec un investissement qui s’élève déjà à 2 millions environ, dans la perspective de travaux qui s’étaleront de 2027 à 2029, nécessitant plus de 50 millions d’investissements, dont EDF prendra en charge environ 50 à 60 %.

Pour la centrale de Penly, afin de pérenniser l’exploitation des voies, dont 18 kilomètres appartiennent à EDF et 8 kilomètres à la SNCF, nous nous sommes engagés à racheter les 8 kilomètres de la SNCF et à investir dans des travaux de régénération pour un montant global estimé aujourd’hui à 20 millions.

Avec ces investissements, qui représentent plus de 50 millions d’euros sur les prochaines années, EDF est engagé, aux côtés de la SNCF et d’Orano, dans le maintien en condition opérationnelle des voies ferroviaires permettant le transport de combustibles usés par voie ferrée dans la durée.

M. Thibault Louvet. Pour conclure, nous tenons à insister sur l’importance du ferroviaire pour les transports internationaux et les développements futurs liés au développement du nucléaire.

Le premier de ces développements est lié aux transports de combustibles usés et au retour de résidus vers des pays étrangers au titre d’accords intergouvernementaux. Ces engagements sur le long terme consistent à acheminer sur le site de La Hague des combustibles usés pour les retraiter et ensuite à retourner les résidus. Tous les transports internationaux avec nos clients européens se font toujours par le rail pour les combustibles usés et les retours de résidus.

Le deuxième développement tient à la relance du nucléaire engagée par de nombreux pays, qui se traduira par une augmentation de la demande d’uranium enrichi, pour lequel, comme l’a indiqué Mme Boutteau, il est très pertinent de privilégier le transport ferroviaire. Cet uranium enrichi est transporté depuis des usines situées en France, ainsi qu’en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas, vers des usines de fabrication d’assemblages combustibles.

En troisième lieu, nous nous sommes engagés à réduire notre empreinte carbone dans tous nos développements futurs lorsque c’est possible. Privilégier le transport par le rail est un moyen de le faire. En outre, le développement du nucléaire étant voué à générer de plus en plus de transports, nous privilégierons à chaque fois le rail pour des raisons de sécurité.

D’autres développements, enfin, sont liés aux projets de démantèlement ou de gestion des déchets. Pour le court terme, nous avons effectué des transports par le rail de déchets à faible activité vers les sites de l’ANDRA, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, car la solution ferroviaire est également très pertinente pour ces déchets. À moyen terme, lorsque le futur centre de stockage du projet Cigéo ouvrira, de très grandes quantités de déchets à haute activité devront être transportées depuis le site de La Hague, dans le Nord Cotentin, et la solution du rail sera alors incontournable.

M. le président David Valence. Madame Boutteau, vous nous avez dit que vous recouriez au maximum au service du wagon isolé : en la matière, Fret SNCF domine le marché avec une position quasi monopolistique. Comment jugez-vous le fonctionnement de cette activité et que pensez-vous, par exemple, de la modernisation des triages ? Quelles sont vos relations contractuelles avec Fret SNCF et quelles sont, à vos yeux, les qualités de cette entreprise ?

Monsieur Louvet, vous avez évoqué les flux à venir entre La Hague et le site du Cigéo, le centre industriel de stockage géologique, dans la Meuse. Comment travaillez-vous avec Fret SNCF à l’organisation de ces flux ? Comment l’entreprise les anticipe-t-elle ? Par quels investissements et quelle réorganisation de ses sillons ? Par ailleurs, rencontrez-vous des difficultés pour organiser des transports internationaux ? Le franchissement de la frontière pose-t-il des problèmes ?

Enfin, comment envisagez-vous le plan de discontinuité ? Craignez-vous qu’il ait des conséquences sur l’organisation des moyens de production de Fret SNCF et sur sa rentabilité ?

Mme Jessica Boutteau. Nous avons avec Fret SNCF des contrats de long terme, de cinq ans, qui comportent des spécifications techniques et des grilles tarifaires indexées sur le tarif du fret, qui est lui-même public.

Pour le transport des combustibles usés, le wagon isolé est essentiel. Chaque centrale fait en moyenne sept transports par an et il n’est pas possible de stocker des emballages de combustibles usés chargés au-delà de quelques jours. Une évacuation a donc lieu tous les deux mois et il est essentiel pour nous de pouvoir compter sur le multi-lots multi-clients. Près de 60 % de nos transports se font selon ce mode.

Nous avons également un train de ramassage qui parcourt les vallées du Rhône et de la Loire. Il part de Tricastin et passe par Cruas, Saint-Alban, Bugey, Belleville-sur-Loire, Dampierre-en-Burly, Saint-Laurent-des-Eaux et Chinon avant de remonter vers La Hague. Il est à notre disposition toutes les semaines mais nous en faisons usage une trentaine de semaines dans l’année. Nous utilisons, pour le faire circuler, les sillons, réservés un an à l’avance, des locomotives et des conducteurs mutualisés avec d’autres transports.

M. le président David Valence. Pourriez-vous nous dire un mot de la nature de vos relations avec Fret SNCF sur le plan contractuel, de la qualité des échanges que vous avez avec l’entreprise et de la manière dont vous percevez la mobilisation publique récente sur le segment du wagon isolé ?

Mme Jessica Boutteau. Le transport par wagon isolé est notre quotidien depuis de très nombreuses années et nous avons absolument besoin qu’il perdure.

Nos relations avec Fret SNCF sont régies par un accord de partenariat et un contrat commercial. L’accord de partenariat stipule une coopération renforcée sur le développement des transports de matières nucléaires par rail et il se décline à plusieurs niveaux. Au niveau du management, d’abord, nous avons une réunion stratégique tous les trimestres avec le management de Fret SNCF, au cours de laquelle nous examinons les sujets stratégiques et le plan de développement à long terme des transports nucléaires par voie ferroviaire. Une de nos questions stratégiques actuelles est, par exemple, celle du développement du transport ferroviaire à destination des Pays-Bas. Au niveau opérationnel, nous avons des réunions qualité mensuelles, au cours desquelles nous suivons l’évolution de différents indicateurs – qualité de service, taux de réalisation, nombre de trains à l’heure, etc. –, avec un niveau d’exigence élevé. Enfin, mes équipes sont en contact quotidien avec celles de Fret SNCF pour organiser le transport, et c’est encore plus vrai dans les périodes exceptionnelles comme les grèves ou les événements climatiques. La tempête de la semaine dernière, qui a entraîné des coupures de courant et des chutes d’arbres sur les voies, nous a ainsi obligés à nous adapter. Nous formons les agents de Fret SNCF aux exigences du nucléaire sur le terrain et, la nuit, nous nous appuyons sur Présence Fret, qui a un système d’astreintes et nous prévient en cas d’incident.

Cela fait cinquante ans que nous travaillons avec cette entreprise et nous avons pu tisser une relation de confiance avec elle. Cela ne va évidemment pas sans frictions sur le plan commercial, mais nous ne pouvons que nous féliciter de son professionnalisme. J’ajoute qu’il y a chez Fret SNCF un service dédié pour les transports spéciaux, réservé à la défense et au nucléaire. Ses équipes sont rodées et très professionnelles.

M. Thibault Louvet. La Hague et le futur centre de stockage du projet Cigéo sont distants de 700 kilomètres. La solution ferroviaire s’impose, compte tenu de la distance, du poids des colis de déchets et de leur volume.

Pour préparer l’ouverture du futur centre de stockage du projet Cigéo, nous réalisons des études de faisabilité, auxquelles participent EDF et l’ANDRA. Elles portent sur les sujets les plus variés : le passage des trains, les moyens dédiés, les emballages, les ouvrages d’art, etc. Nous sommes confiants car nous avons déjà réalisé des transports sur de grandes distances vers l’étranger, notamment en direction de la Belgique, de l’Allemagne, de la Suisse et des Pays-Bas. Le plus important est la préparation entre les équipes et le maintien du haut niveau d’expertise des acteurs du fret ferroviaire. Mme Boutteau l’a dit, il y aura toujours des imprévus : s’il y a un jour un arbre sur la voie, il faudra que les équipes d’Orano, de Fret SNCF et de l’ANDRA soient réactives.

S’agissant du développement du transport international, nous réalisons depuis plusieurs décennies des transports pour alimenter les usines du cycle d’Orano, dans l’aval comme dans l’amont du cycle. En Europe, c’est principalement par le rail – et par bateau en Asie –, mais les fondamentaux sont toujours les mêmes : nous devons rassurer nos clients sur notre capacité à avoir toutes les autorisations et les documents nécessaires au transport de marchandises de classe 7. Nous devons également évaluer les moyens nécessaires, prévoir les emballages adéquats, les conteneurs, etc. En cas d’imprévu, quand un train est annulé, notre métier est d’assurer la continuité du transport, avec Fret SNCF mais aussi, le cas échéant, avec d’autres compagnies ferroviaires européennes. Ce qui est certain, c’est que le transport nucléaire international est en plein développement. Nombre de nos clients font de la réduction de leurs émissions de CO2 une priorité et choisissent le rail pour cette raison.

La localisation de nos clients nous impose de développer le transport international. Nous avons besoin d’expertise et de réactivité, mais aussi de compétitivité : nos clients attendent certes des solutions décarbonées, mais aussi des prix attractifs.

Mme Jessica Boutteau. Vous nous demandez ce qui pourrait nous inquiéter dans le scénario de discontinuité. Le premier risque, pour nous, avec ce détourage des activités autoporteuses et la descente des activités mutualisées dans le giron d’une filiale de la SNCF, serait une augmentation des tarifs, puisqu’on pressent que les activités autoporteuses sont probablement les plus rentables. La hausse du prix de l’électricité pourrait aussi avoir un impact, mais nous verrons ce qu’il en est.

Le deuxième risque envisageable, mais qui nous semble minime, est celui d’une baisse de la qualité de service ou de compétence. Le service dédié dont nous bénéficions, avec l’armée, devrait être transposé tel quel dans la nouvelle entité : à ce stade, je n’ai donc pas trop d’inquiétudes à ce sujet.

Le troisième risque est celui d’une baisse de la flexibilité, du fait de la réduction des volumes affectés à Fret SNCF. S’il y a moins de trains, il y aura peut-être moins de possibilités de faire circuler nos wagons isolés. Là encore, c’est l’avenir qui nous le dira.

M. Jean-François Elie-Lefebvre. EDF n’est pas en relation commerciale avec Fret SNCF. Nous sommes en relation commerciale avec Orano, à qui nous confions la réalisation de nos transports. Nous sommes toutefois attentifs à l’évolution de la situation et à l’impact que pourrait avoir la transformation de Fret SNCF. Je souscris à l’analyse de Mme Boutteau et de M. Louvet. Nous espérons qu’il n’y aura pas de hausse des prix et EDF fera le nécessaire pour accompagner Orano dans le maintien des activités liées au transport ferroviaire de combustibles usés. Dans la mesure où le service dédié à la gestion des activités de la défense et du nucléaire est maintenu, il n’y a pas de raison de craindre une baisse de qualité. Il se peut toutefois que nous perdions un peu en flexibilité, notamment dans la gestion des aléas.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Madame Boutteau, vous avez dit que l’offre de Fret SNCF est essentielle pour vous, d’autant plus que les tentatives de recours à d’autres opérateurs n’ont pas été concluantes. Pourriez-vous nous dire un mot de ces tentatives ?

Vous avez indiqué que les combustibles usés représentaient cent cinquante à deux cents wagons par an. Pourriez-vous nous expliquer les spécificités de votre matériel roulant ? Est-il adapté à vos besoins, y compris à ceux de demain ?

Il nous a été dit que les deux tiers des centrales étaient embranchées. Pour quelle raison le tiers restant ne l’est-il pas ? Prévoyez-vous d’embrancher les centrales qui ne le sont pas ?

Vous avez évoqué le service dédié dont vous bénéficiez, au même titre que l’armée. Formez-vous les agents de Fret SNCF sur le terrain ?

M. le président David Valence. J’ai une question complémentaire pour les représentants de l’entreprise Orano : savez-vous si le tarif des péages ferroviaires que vous acquittez est celui qui s’applique aux autres entreprises qui circulent sur le réseau, ou s’il est plus élevé, compte tenu des matières stratégiques que vous transportez ?

Mme Jessica Boutteau. S’agissant des opérateurs alternatifs, je prendrai deux exemples – auxquels se résument pour ainsi dire nos tentatives. À une époque où nous avions des discussions un peu houleuses avec Fret SNCF au sujet des tarifs, nous avons souhaité tester un système différent pour le transport par rail de composés fluorés d’uranium entre Malvési et Tricastin. L’expérience a duré deux ans et elle fut catastrophique, non en termes de sécurité mais d’organisation. La qualité de service n’était pas au rendez-vous, il y avait toujours un problème – de conducteur, de locomotive ou autre – et des retards importants qui désorganisaient complètement les sites industriels. Je crois que nous avions signé un contrat pour cinq ans, que nous avons été obligés de résilier au bout de deux ans parce que les sites expéditeurs et destinataires étaient très mécontents.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. À quand remonte cette première expérience ?

Mme Jessica Boutteau. En 2015. Le deuxième exemple concerne nos transports via la Belgique. Nous nous appuyons normalement sur un acteur local, mais celui-ci a jeté l’éponge et ne souhaite plus transporter de matières nucléaires, parce qu’il estime qu’il n’y a pas assez de flux, que c’est trop compliqué et qu’il y a trop d’exigences réglementaires. C’est la raison pour laquelle Fret SNCF a effectué une demande de licence de transport ferroviaire de matières nucléaires aux autorités belges.

J’en viens à la question du matériel roulant. Pour le combustible usé d’EDF, le matériel qui nous appartient consiste en emballages lourds : c’est ce qu’on appelle les châteaux ou les forteresses. Leurs nombreuses couches de blindage expliquent le poids des colis. Ce ne sont pas des poubelles à usage unique, mais des conteneurs multi-usages : nous les remplissons chez EDF, nous les vidons à La Hague et ils retournent chez EDF. Ces emballages de transport ont une trentaine d’années et sont ultrasolides. Les wagons nous appartiennent également ; ce sont des wagons lourds, que nous avons également conçus il y a plusieurs dizaines d’années. Ils font l’objet de travaux de maintenance légère chaque année, et de travaux de maintenance plus importants tous les cinq et dix ans. Les locomotives, en revanche, ne nous appartiennent pas. À quelques rares exceptions près – un locotracteur ici ou là –, les moyens de traction, sur les voies ferroviaires du domaine public, appartiennent à Fret SNCF.

Nous avons enfin un parc d’ensembles routiers lourds ou très lourds composé de semi-remorques de huit, dix, voire douze essieux, qui permettent d’assurer le dernier tronçon entre notre terminal ferroviaire à Valognes et le site de La Hague et le premier tronçon pour les sites EDF non embranchés.

M. Jean-François Elie-Lefebvre. On compte sept centrales non embranchées : Flamanville, Paluel, Chooz, Saint-Laurent-des-Eaux, Chinon, Dampierre-en-Burly et la centrale du Blayais. J’ignore pourquoi, au moment de la construction de ces centrales, on n’a pas développé le réseau ferroviaire pour les embrancher directement. Ce que je peux vous dire, c’est que nous n’avons pas de projet de raccordement de ces centrales à la voie ferrée, sachant que chacune d’elles ne fait pas plus de dix à vingt transports de combustible usé par an.

Comme je l’ai indiqué, nous allons investir 50 à 60 millions d’euros, avec l’État, dans la régénération de 30 kilomètres de voies ferrées pour Paluel, ce qui vous donne une idée du coût au kilomètre. La centrale du Blayais est à 25 kilomètres de son terminal ferroviaire – c’est, de toutes, celle qui en est le plus éloignée ; du point de vue économique, il ne serait pas rentable de construire une voie ferrée sur cette distance pour ne faire qu’une vingtaine de transports par an au maximum.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Et s’agissant de vos liens sur le terrain avec les agents de Fret SNCF ?

Mme Jessica Boutteau. Six employés de Fret SNCF sont mis à disposition d’Orano NPS : trois dans nos locaux à Saint-Quentin-en-Yvelines, trois à Lyon dans les locaux de Fret SNCF. Ce statut particulier permet d’assurer une certaine cohérence.

Parmi eux, nous comptons une experte en radioprotection, qui travaille en binôme avec un salarié d’Orano ; leur métier est d’accompagner tout le système de radioprotection des transports en France.

Un autre s’occupe de l’organisation du gardiennage, toujours en binôme avec un de nos salariés. Leur rôle est de former nos gardiens – puisque nous employons une société extérieure pour gardienner les trains lors d’arrêts prolongés en gare –, dans le domaine du nucléaire comme sur le risque ferroviaire. La double compétence ferroviaire et nucléaire est particulièrement utile ici. Ils interviennent aussi pour former les agents au risque nucléaire. Ce sont là, principalement, des actions de prévention – nous signons des plans de prévention avec toutes les sociétés intervenantes dans chaque gare où transite de la matière nucléaire.

Ce sont des gens qui sont au quotidien sur le terrain. Ils sont basés à Lyon mais, en pratique, rarement présents au bureau…

M. Thibault Louvet. Nous menons énormément de formations, mais l’essentiel est à mon sens l’expertise de ce triangle : l’exploitant des centrales, EDF ; les équipes d’Orano ; Fret SNCF.

À la suite de la fermeture de la centrale de Fessenheim, il a été demandé d’évacuer en un temps record les combustibles usés pour démarrer au plus vite des travaux pilotés par EDF. C’est un excellent exemple de la façon dont les équipes d’Orano NPS mais surtout de Fret SNCF se sont organisées pour mener à bien cette tâche, en avance sur le planning souhaité par l’exploitant.

Bien sûr, nous devons avoir les moyens d’assurer nos missions récurrentes. Mais, grâce à nos compétences et à une bonne planification, nous arrivons même à faire face à de nouvelles demandes.

L’année prochaine auront lieu les Jeux olympiques et nos transports en seront forcément perturbés. Nous anticipons dès maintenant la planification, en fonction des arrêts de tranche d’EDF. C’est l’expertise de Fret SNCF et la planification en étroite collaboration avec EDF qui nous permettent de nous préparer pour que l’exploitation des transports nucléaires ne soit pas perturbée pendant les Jeux.

Ce sont quelques exemples concrets de ce que nous faisons ensemble sur le terrain, sans changer les moyens puisque, cela a été dit, le nombre de wagons reste le même.

M. le président David Valence. Comment ces transports sont-ils contrôlés par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ?

Mme Jessica Boutteau. Le corpus réglementaire international est édicté par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), puis décliné par les États – un peu comme pour une directive européenne. Les autorités françaises ont la réputation de durcir les règles lorsqu’elles les transposent, à la différence de ce que l’on peut voir aux États-Unis, par exemple.

Nous dépendons à la fois de l’ASN et du haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) au sein du ministère de la transition énergétique.

L’ASN est responsable de la sûreté. Pour nous, cela signifie principalement la sûreté des colis : l’Autorité s’assure que toutes les dispositions sont prises, en conception, en fabrication, en maintenance et en exploitation, pour que le colis qui renferme la matière nucléaire ne puisse avoir d’impact ni sur les personnes ni sur l’environnement, quelles que soient les conditions – routine, incident, voire accident. Aujourd’hui, si un gros accident de train survient, le colis ne s’ouvrira pas ; il n’y aura pas de dispersion. L’ASN mène des inspections régulières, programmées comme inopinées, qui s’ajoutent à notre propre surveillance interne – tant de la branche transports que du groupe Orano. Autant vous dire que nous y passons beaucoup de temps !

Le HFDS s’occupe plutôt de sécurité, c’est-à-dire de la protection physique, en matière de protection contre des menaces de vol ou de détournement. Cela concerne les moyens de transport – apposition de scellés, gardiennage – mais aussi l’organisation – les itinéraires ne sont pas prévisibles, les communications sont sécurisées. L’échelon opérationnel des transports (EOT) de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) réalise également de nombreuses inspections.

Toutes ces inspections font l’objet de remarques, comme c’est le cas dans un système qualité classique.

M. Jean-François Elie-Lefebvre. EDF fait l’objet des mêmes inspections de l’ASN et du HFDS lorsque les colis quittent les centrales ou dans les terminaux ferroviaires.

Nous organisons aussi des exercices de gestion de crise, en lien avec Orano et les autorités, notamment l’ASN. C’est très important dans notre fonctionnement collectif. Nous disposons de plans de gestion de crise, par entreprise, qui sont partagés avec les autorités.

Le suivi du transport de matières nucléaires par l’ASN est régulier, faisant l’objet de points trimestriels au niveau d’EDF et annuels en commun avec Orano. Il en va de même avec le HFDS.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Fret SNCF, votre opérateur, est, je suppose, associé de façon étroite.

M. Jean-François Elie-Lefebvre. EDF n’entretient pas, je l’ai dit, de relations commerciales avec Fret SNCF ; mais, une fois par an, nous faisons le point sur le transport ferroviaire réalisé au cours de l’année précédente avec le HFDS, l’ASN, Orano, Fret SNCF, EDF, le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) et l’IRSN.

Mme Jessica Boutteau. Fret SNCF est évidemment associé à nos exercices.


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54.   Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Layani, président-directeur général de la SEMMARIS (14 novembre 2023)

M. le président David Valence. Nous accueillons M. Stéphane Layani, président-directeur général de la SEMMARIS (société d’économie mixte d’aménagement et de gestion du marché d’intérêt national de Rungis).

Monsieur Layani, merci d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête, dont les travaux, après plus de soixante-dix heures d’auditions, touchent à leur fin. De nombreux intervenants ont souligné le potentiel en grande partie inexploité que le transport de biens alimentaires représente pour le fret ferroviaire. Les marges de progression dans ce domaine sont importantes, s’agissant notamment des nœuds ferroviaires, dont celui de la région parisienne. Nous serons heureux de vous entendre sur la liaison ferroviaire Perpignan-Rungis, devenue un symbole national, et plus généralement sur le rôle que le rail est susceptible de jouer dans la politique de décarbonation et de décongestion des axes routiers de la région parisienne.

La part du ferroviaire dans les volumes acheminés à Rungis a-t-elle évolué depuis une quarantaine d’années ? Qu’en est-il de votre connexion au réseau ferré ? Quels enseignements tirez-vous des mésaventures de la SOGARIS dans le réaménagement de l’ancienne gare de La Chapelle ? Enfin, quelles conséquences pourrait avoir le scénario de discontinuité annoncé par le Gouvernement au mois de mai, destiné à protéger Fret SNCF d’une sanction européenne si certaines aides publiques étaient considérées comme illégales ? Un tel plan de discontinuité peut entraîner une désoptimisation de la production industrielle du fret pour un certain nombre d’entreprises.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Stéphane Layani prête serment.)

M. Stéphane Layani, président-directeur général de la SEMMARIS. Je vous remercie de votre invitation à m’exprimer sur la situation et les évolutions du fret à Rungis et je salue l’initiative qui a donné lieu à cette commission d’enquête, qui, je l’espère, permettra de mieux cerner, relancer et orienter le fret ferroviaire, auquel Rungis est attaché.

Je le dis d’entrée, je me suis battu pour le « train des primeurs ». La question du fret en France est cruciale pour Rungis.

Le fret est essentiel à l’approvisionnement de Rungis, lui-même indispensable pour le ravitaillement de 28 millions de consommateurs, principalement des Franciliens. Quelque 3 millions de tonnes de produits alimentaires frais de toutes filières transitent chaque année par Rungis, qui viennent des terroirs de toute la France. Si 90 % des approvisionnements de Rungis arrivent par la route, les 10 % restants sont acheminés par la liaison historique Perpignan-Rungis – le train des primeurs. Cette liaison a été interrompue en 2019, bien avant le covid. Elle a repris en 2021, sous mon action conjointe avec celle de l’État. Je peux assurer la commission d’enquête que, dans sa forme actuelle, la circulation de ce train est assurée jusqu’au mois de juin 2024.

J’évoquerai dans un premier temps l’historique du fret à Rungis et le déclin de la liaison Perpignan-Rungis, puis j’exposerai le travail mené avec mes équipes depuis quatre ans pour relancer le fret ferroviaire sur le marché de Rungis. J’espère parvenir ainsi à vous faire comprendre les obstacles à la réussite du fret en France, mais aussi les opportunités qu’il offre.

Rungis a été ouvert en 1969, à la suite du déménagement des Halles de Paris. À l’époque, un train – l’Arpajonnais – desservait les Halles, traversant le boulevard Saint-Michel. Au moment de son ouverture, Rungis était un marché-gare, avec sept quais de déchargement et beaucoup de bâtiments reliés par le rail – certains en conservent des traces. Cet espace ferroviaire avait été dimensionné pour accueillir douze trains de cinquante wagons par jour.

Les installations ferroviaires font donc partie intégrante du marché : l’exploitation et la maintenance en ont été confiées dès 1967 à la SNCF, à titre gracieux. Cette convention, qui régit aujourd’hui encore nos relations avec la SNCF, dispose qu’il revient à la SNCF de déterminer les modes de desserte ferroviaire, leur nature et leur fréquence, et qu’elle doit en outre développer une tarification attractive pour promouvoir l’expansion du trafic ferroviaire. Il incombe également à la SNCF d’assurer la maintenance du terminal ; en échange, elle perçoit les éventuelles recettes liées aux trains. Dès l’origine, l’exploitation du terminal ferroviaire de Rungis a ainsi été dévolue à la SNCF. La SEMMARIS apporte son concours financier à la SNCF lorsqu’elle le sollicite.

La liaison Perpignan-Rungis, elle, date des années 1980. Il y avait à l’époque trois liaisons par jour : 50 % des arrivages étaient destinés aux grossistes du marché d’intérêt national (MIN) de Rungis, le reste étant essentiellement destiné, à l’extérieur du MIN, à la grande distribution. Dans les années 2000, le trafic s’est malheureusement progressivement réduit, pour passer à une liaison par jour.

Au milieu des années 2000, mon prédécesseur s’est rapproché de la SNCF pour investir dans le renouvellement des quais ferroviaires. Se projetant dans l’avenir, celle-ci a souhaité doubler le tonnage, le faisant passer de 200 000 à 400 000 tonnes de produits par an. La SEMMARIS a investi 20 millions d’euros dans une nouvelle gare. Le conseil régional d’Île-de-France, le département du Val-de-Marne et Geodis ont contribué au financement de la rénovation des quais. Il y avait donc une volonté de tous les acteurs de développer le fret ferroviaire alimentaire. La technologie retenue a été celle d’un train conventionnel, avec des wagons frigorifiques, où les palettes sont chargées une à une.

Ces nouveaux quais ont été inaugurés en 2009. Ils répondaient au besoin d’améliorer le temps de déchargement des wagons. À l’ouverture en effet, à deux heures du matin, il faut que les différents pavillons de Rungis soient remplis de victuailles, notamment de fruits et légumes : il est donc très important qu’ils arrivent à l’heure. Pour accueillir ce nouveau train des primeurs, les quais ont été élargis. Autre innovation importante, ce train roulait à 140 kilomètres heure, ce qui en faisait le TGV des trains de fret.

En 2019, on nous a annoncé à l’impromptu l’arrêt de la liaison Perpignan-Rungis. Pour nous comme pour les chargeurs du train, c’était impensable – c’est-à-dire pour l’autorité accueillante, qui est l’autorité du marché de Rungis, et pour les concessionnaires, qui étaient les chargeurs Primever et Roca à l’époque. Cela allait à l’encontre de toute la politique que je menais depuis quelques années visant à favoriser la transition écologique, à laquelle nous sommes très attachés. Nous nous sommes quelque peu battus contre Fret SNCF, sans être entendus.

J’insiste sur ce point : la décision a été prise de façon unilatérale et sans concertation avec le marché de Rungis. Les raisons avancées par Fret SNCF étaient de plusieurs ordres. La principale relevait de la compatibilité à l’égard de la réglementation européenne. Les motifs techniques invoqués touchaient à la vétusté des wagons frigorifiques, vieux il est vrai de plus de quarante ans. Les raisons économiques étaient liées à l’absence de rentabilité de cette ligne, le train repartant à vide. À cet égard, le téléphone portable a une grande part de responsabilité puisque, jusqu’en 2019, le trajet retour permettait d’acheminer la presse papier vers le sud de la France : désormais, les gens lisent leurs journaux sur leur iPad et le train repart à vide… Enfin, il a été question de flux irréguliers et trop saisonniers, de produits fragiles, d’une arrivée trop tardive dans la nuit, à trois heures trente.

Quelle que soit notre incompréhension, le service a donc été interrompu. La presse s’en est émue, même s’il est vrai que la qualité de service s’était beaucoup dégradée les dernières années. Ne pouvant nous résoudre à voir disparaître cette ligne historique, nous avons lancé un travail collaboratif – réunissant l’État, la SEMMARIS, les entreprises du marché et les acteurs du territoire, notamment la région Occitanie – qui a permis de relancer le fret ferroviaire. Je regrette que M. Jean Castex ne figure pas dans la liste des personnes que vous avez auditionnées : choqué par l’interruption du train des primeurs, il m’avait reçu à Matignon et je dois dire qu’à cette période, l’appui de l’État a été important.

Ma priorité consistait bien évidemment à faire repartir le train traditionnel. Il a fallu détruire les arguments de la SNCF sur la vétusté des wagons – j’observe du reste qu’après quelques réparations, ces wagons qui n’étaient pas censés pouvoir rouler tiendront jusqu’en 2025. Nous avons également essayé de rendre solide l’offre du train traditionnel, ce qui supposait de la régularité. Nous nous sommes donc battus avec le prédécesseur de SNCF Réseau pour obtenir des sillons.

Si nos relations avec la SNCF sont très fluides, ce n’est pas le cas pour SNCF Réseau, qui a tout d’un État dans l’État. À titre d’exemple, le préfet de département m’a un jour appelé pour s’étonner que je veuille détruire le TGV Est. Le fond de l’histoire était simplement qu’après avoir sollicité SNCF Réseau en vain durant deux ans, j’avais commencé à faire des travaux sur un poste de commande du marché de Rungis : c’est seulement alors que SNCF Réseau avait réagi ! J’ai stoppé les travaux immédiatement, mais en en gardant le sentiment que la communication n’est pas fluide entre la SNCF et SNCF Réseau.

J’ai interrogé les entreprises du marché, les acteurs des fruits et légumes, pour comprendre leurs besoins. Il en est ressorti qu’ils avaient tous un intérêt fort pour le service ferroviaire, à la condition d’avoir une offre fiable, ponctuelle et modernisée. Chaque retard d’un train est fatal pour une partie de la cargaison, avec des pertes financières importantes à la clé : si un produit de consommation classique peut arriver avec trois heures de retard, le même retard pour une barquette de fraises du Perpignan-Rungis se traduit par vingt-quatre heures de délai dans sa commercialisation, soit une grosse différence en termes de fraîcheur. Les entreprises du marché ont également fait valoir que de nouvelles liaisons ferroviaires pourraient être utiles, notamment avec la région d’Avignon et avec le port de Dunkerque.

Dans un second temps, nous nous sommes interrogés sur la pertinence de la technologie du wagon conventionnel. Ayant d’excellentes relations et Fret SNCF et son président, M. Frédéric Delorme, nous savons qu’il leur est difficile de trouver un équilibre sur cette ligne, du fait de l’absence de retour de flux. Nous avons donc envisagé d’autres options pour le trajet du retour en région, y compris des produits industriels. En discutant avec une dizaine d’opérateurs ferroviaires, nous avons compris que l’unité de base du fret ferroviaire était, qu’on le veuille ou non, celle du transport combiné, autrement dit le conteneur, par chargement vertical ou horizontal. Nous avons donc envisagé une solution de transport combiné à Rungis.

Nous sommes sortis de tout cela avec une solution en deux temps. D’abord, le trafic du Perpignan-Rungis a repris en 2021 et, je l’espère, jusqu’en 2025. Le second temps serait celui de la pérennisation de la desserte ferroviaire du marché de Rungis par un service de transport combiné. Cela nécessite cependant des aménagements coûteux. Cette solution a été élaborée en concertation avec le département des Pyrénées-Orientales, la région Occitanie, nos chargeurs, la plateforme de Saint-Charles – l’un des deux marchés de gros de Perpignan – et bien sûr SNCF Réseau et Fret SNCF. Elle présentait l’avantage d’une reprise rapide du fret. C’est pour cette raison que l’État a lancé, à l’automne 2020, un appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour faire redémarrer la liaison Perpignan-Rungis, remporté par Fret SNCF.

Nous avons obtenu une réponse qui nous permet d’exploiter le train des primeurs jusqu’en 2024, nonobstant le plan de discontinuité qui a été établi. Il a recommencé à circuler le 22 octobre 2021. Hier même a circulé le premier train de la saison, le train d’hiver – en été, les productions qui arrivent sur le marché de Rungis sont françaises, plus régionales et locales ; en hiver, ce sont des productions du sud de la France et d’importation, remontant depuis Perpignan.

La reprise de l’exploitation a été un succès. En 2022, malgré la grève contre la réforme des retraites, le train a circulé quasiment à 90 %. C’est pourquoi la décision de la Commission européenne nous inquiète, le train étant supposé cesser de circuler en décembre 2023. Je ne saurais être précis sur ces questions, mais il semblerait qu’une dérogation ait été obtenue par l’État pour assurer la circulation jusqu’en juin 2024. L’État a lancé un nouvel AMI dont les résultats ne nous ont pas été communiqués, pour envisager une prolongation de 2024 à 2025.

S’agissant de la solution à long terme, je dispose de davantage de liberté. J’ai lancé un appel d’offres pour développer un terminal de transport combiné sur le marché de Rungis, l’objectif étant de trouver un concessionnaire qui conçoive, finance et exploite le nouveau terminal de transport combiné au cœur du marché, avec un modèle économique pérenne. Nous mettons à disposition toute l’emprise ferroviaire du marché sous la forme d’un contrat de concession, sans imposer notre solution technique. Nous ne voulons pas d’éléphant blanc : nous avons laissé les spécialistes du secteur proposer leur technologie – combiné vertical par portique, autoroute ferroviaire, quais conventionnels… –, sachant qu’elles peuvent être mixées. Le concessionnaire investit et se rémunère sur les trafics, qu’il est forcément incité à développer pour amortir son investissement.

Dans l’affaire de Fret SNCF, et malgré toute l’amitié que j’ai pour Frédéric Delorme, j’ai été frappé par la passivité de la maison SNCF en matière commerciale. Il me semble qu’une entreprise, même publique, doit aller chercher ses clients : il ne suffit pas de proposer un service en attendant qu’ils viennent spontanément. S’agissant du train des primeurs, nous avons pris l’initiative, avec Primever, de chercher des clients pour Fret SNCF, mais nous ne pouvons pas le faire éternellement. Cela relève de leur responsabilité.

La concession que nous avons proposée permettra de responsabiliser l’opérateur privé tout en garantissant des exigences de service public. Nos cahiers des charges comportent en effet des objectifs minimums en matière de qualité de service – car le marché de Rungis est un service public. Nous souhaitons avoir au moins 20 % de fret ferroviaire alimentaire dans l’ensemble des trafics qui auront lieu sur le marché de Rungis.

Si nous atteignons l'équilibre économique, nous espérons maintenir la ligne traditionnelle Perpignan-Rungis, sous son format actuel ou en format combiné – à mon avis, ce dernier s’imposera vite, et ouvrir de nouvelles liaisons en provenance d'Avignon et des ports de Sète, de Dunkerque, d’Anvers et de Rotterdam. En diversifiant les lignes, nous pourrons augmenter les volumes. Le marché des fleurs se trouve à Rotterdam, nulle part ailleurs, et Dunkerque est le premier port de pêche français.

En septembre dernier, après deux ans de procédures et d'analyses, nous avons attribué la concession à l'opérateur VIIA, filiale de la SNCF. Vous avez la primeur de l’information : nous n’avons pas communiqué sur le sujet. Le projet de VIIA nous est apparu comme le plus pertinent car il repose sur un modèle économique viable, propose de nouvelles liaisons et combine deux technologies – autoroute ferroviaire et chargement vertical.

Nous espérons avoir un nouveau terminal en 2026 – et je suis en général assez rigoureux concernant le respect des délais dans mon entreprise. L'investissement, de l’ordre de 35 millions d'euros, sera supporté en partie par VIIA. De notre côté, nous avons besoin d’un soutien public à l’investissement, pour ce qui est une infrastructure de service public. Je vais donc déposer une demande de subvention auprès de la Commission européenne dans le cadre de l'appel à projets de la Connecting Europe Facility. L'État, le préfet de région, le ministre délégué chargé des transports et la région Île-de-France ont aussi répondu favorablement à ma demande d’inscrire ce projet dans les contrats de plan État-région en cours d'élaboration. Le soutien public à ces infrastructures est essentiel pour une raison purement juridique : c’est à l’État qu’elles appartiennent, même si la SEMMARIS remplit une mission de service public.

D'ici à 2030, nous espérons avoir six trains aller-retour par jour et un trafic de 120 000 unités de transport intermodales. Connu pour avoir des engagements solides, VIIA a déjà ceux de chargeurs tels que Froidcombi et Primever, déjà utilisateurs du Perpignan-Rungis. En cas de succès, ce report modal permettrait d’éviter 60 000 camions par an sur les routes, et donc l’émission de 25 000 tonnes de CO2.

L’attribution de cet appel d’offres constitue une première étape significative, mais il faut en franchir d’autres pour que le projet soit un succès. Comme je l’ai dit, la question des sillons et des péages est centrale dans le développement du fret ferroviaire : sans sillons réservés, les trains ne peuvent pas circuler, alors qu’une entreprise commerciale a besoin de régularité. Je comprends qu'il faille faire des travaux compliqués sur le réseau ferré et privilégier les trains de passagers, mais la réussite du fret ferroviaire en France passe par l’octroi de sillons réservés et sanctuarisés. Ces trains, qui transportent des produits alimentaires frais, doivent être suffisamment nombreux et programmés à des horaires adaptés.

Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, nous nous heurtons à une énorme difficulté : la saturation du réseau ferroviaire en Île-de-France, qui représente un risque majeur pour le fonctionnement du terminal de Rungis. C’est aussi le cas pour le transport classique, d’ailleurs : le risque ne se situe pas à Bordeaux ou ailleurs en amont, mais lorsque les trains abordent la région parisienne. Vous devez vraiment plaider pour une forme de sanctuarisation des sillons réservés au fret si vous voulez que ça marche : ce n’est certes pas agréable pour les voyageurs de rester bloqués dans un train, mais les opérateurs industriels ont en tout état de cause des normes à respecter et si les trains n'arrivent pas à l'heure, ils passeront à la concurrence modale. Et, pour assurer des sillons réguliers, il faut investir dans le réseau. C'est la base.

Il faut garantir aux entreprises du marché de Rungis la fiabilité et la ponctualité des trains : elles se sont montrées très critiques sur ce point lors de nos échanges avec elles. Cela étant, le train possède un avantage essentiel pour encourager le report modal : sa compétitivité économique par rapport à la route. Nous pensons donc, sans méconnaître le contexte, que les aides publiques au fret ferroviaire doivent être rendues licites au niveau de l'Union européenne, seule solution pour développer la décarbonation par le fret. Notons que le respect de la concurrence n’est pas toujours aussi évident qu’on peut le croire quand de nombreux camions traversent l'Europe en utilisant une infrastructure totalement gratuite. Il faudrait réaliser une étude pour montrer que sur notre marché pertinent, la route est avantagée par sa souplesse et l’absence de coût, en tout cas direct, de ses infrastructures.

Pour conclure, Rungis est complètement impliqué dans le développement de son terminal. Plutôt optimiste, je pense que l’on peut réunir tous les acteurs autour de ce projet et le faire réussir. Les liens entre le public et le privé sont essentiels : c’est pourquoi j’ai lancé une concession, qui met l’économie mixte en avant. L'opérateur ferroviaire, qui doit prendre ses responsabilités dans l'exploitation du terminal en assurant un service public de qualité, sera rémunéré en fonction de son succès. Pour ce faire, il doit bénéficier d’un soutien public à l'investissement.

Sur le plan technique, tant qu’il n’y a pas de pierre philosophale, la solution passe par la mixité des technologies ferroviaires. Il faut accepter d'avoir plusieurs solutions techniques concurrentes avant qu’un format ne s'impose. Si l’on veut accroître le flux, il faut diversifier le modèle économique.

En Europe, Rungis est le seul marché de gros qui soit vraiment embranché à un réseau ferroviaire, originalité formidable que j’aurais peut-être dû souligner d’entrée de jeu. Un seul autre terminal, à Bettembourg, au Luxembourg, dispose d'une mixité de technologies.

M. le président David Valence (RE). Il se trouve que nous étions hier à Woippy, à quelques kilomètres à peine de Bettembourg, qui possède, en effet, l’une des plus grandes plateformes logistiques d'Europe, très bien connectée au réseau ferré.

Partageant l'essentiel de vos constats, je me contenterai de quelques remarques. Tout d’abord, je tiens d’autant plus à vous féliciter pour votre combat en faveur du ferroviaire que, j'imagine, cela ne faisait pas explicitement partie de vos missions lorsque vous avez été nommé PDG de la SEMMARIS en 2012.

M. Stéphane Layani. C'est même pire : la doxa est de ne pas gêner ses collègues présidents d'entreprise publique, ce qui complique les choses.

M. le président David Valence (RE). Si nous n'avons pas auditionné M. Jean Castex, ce n'est pas par méconnaissance de son intérêt pour le sujet, mais parce que nous avons voulu procéder de manière systématique et choisi d’entendre plutôt tous les anciens ministres des transports en poste à partir de 1995. Si nous avions reçu M. Jean Castex, nous aurions dû recevoir tous les Premiers ministres en fonction au cours de la même période, alors que, vous en conviendrez, ils n’ont pas tous manifesté le même intérêt pour le ferroviaire.

Il serait peut-être intéressant que vous reveniez sur les circonstances de l’annonce de l’interruption de la ligne Perpignan-Rungis en 2019, car elles me semblent assez symptomatiques de la manière dont la branche fret de la SNCF travaille parfois avec ses clients. Vous avez décrit une forme de passivité dans l'action commerciale de la SNCF que nous avions aussi identifiée, et qui est peut-être encore plus marquée pour le réseau que pour le fret. Dans l'absolu, l’intérêt d’un gestionnaire d'infrastructure est de maximiser l'utilisation. Il existe certes des nœuds ferroviaires, mais il n’y en a pas soixante-quinze à passer ! Or, au cours de certains échanges, nous avons eu plusieurs fois le sentiment que la dimension de valorisation et de commercialisation des sillons potentiels n’était pas intégrée de manière systématique chez SNCF Réseau, pour des raisons qui sont aussi liées à l’organisation. Dans le cas particulier de Rungis, Fret SNCF peut aussi avoir des difficultés à répercuter les coûts de circulation sur les utilisateurs, notamment en raison du caractère de service public du MIN.

Enfin, je suis totalement d’accord avec vous concernant la nécessité d’investir dans le réseau, bien au-delà des opérations nouvelles. D'ailleurs, je compte sur vous pour relayer ce message, car les acteurs économiques aussi doivent le faire entendre. Très longtemps négligé, l’investissement a commencé à se redresser en 2003, puis de manière plus nette à partir de 2018-2019, mais le retard reste criant. Lors de notre déplacement à Woippy, plus grande gare de triage de France, nous avons constaté les effets de ce manque. La vétusté des équipements est flagrante, alors qu’il s’agit d’une gare stratégique pour l'activité du wagon isolé et pour des transports sensibles et militaires. Il y avait un fax et des ordinateurs à disquettes !

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Tout d’abord, monsieur le président-directeur général, je vous remercie de votre présentation dense et précise.

Peut-être pourriez-vous revenir sur cette annonce de 2019 que vous avez qualifiée d'impromptue et unilatérale, et sur la manière dont elle a été reçue par le milieu – entreprises, chargeurs et autres.

Votre réflexion vous conduit à tenir des propos très encourageants pour l'avenir de ce beau projet de terminal, avec un objectif de retour à six trains par jour. Vous envisagez aussi de développer des liaisons avec Dunkerque, Anvers ou Rotterdam. Que pensez-vous de régions comme la Bretagne ou l’Aquitaine, qui sont en retard par rapport à d’autres en matière de fret alors qu’elles sont de gros producteurs de denrées agricoles ? Comment pourrait évoluer la contribution de ces régions agricoles au MIN de Rungis ?

Seul marché de gros à être embranché au réseau ferroviaire en Europe, selon vos dires, Rungis est donc, a fortiori, le seul à l’être à l'échelle nationale. Qu’en est-il des capacités de raccordement des autres MIN du pays au réseau ferroviaire, qui pourrait entraîner un recalibrage à la hausse du trafic ferroviaire fret, y compris par le recours au transport combiné ?

M. Stéphane Layani. Pour vous répondre, je vais aller du général au particulier.

Si l’on veut modifier la part du fret modal, il faut multiplier les infrastructures afin d’avoir une offre concurrente qui ne soit pas isolée, sachant que ces infrastructures ne seront pas rentables si elles restent purement nationales. Il faut donc raisonner sur des partages de flux transeuropéens. Pour développer le fret, la puissance publique – au niveau national et européen – doit se doter d'un schéma directeur définissant quels seront les grands hubs de fret en Europe. À défaut de raisonner à cette échelle européenne, nous n'arriverons pas à développer le fret en France et nous dépenserons de l'argent public inutilement. Personnellement, je pense que les ministres des transports et les ministres de l'écologie européens doivent se réunir pour établir un projet de développement du fret à l’échéance de 2030 en Europe.

Dans ce contexte, la question de M. le rapporteur sur les autres MIN prend toute son importance. Étant trésorier de la Fédération des marchés de gros de France, je suis très proche de mes collègues. Soyons précis : tous les MIN du pays sont embranchés au fer, mais Rungis est le seul qui fonctionne. Les vingt-cinq marchés de gros français ont une importance locale ; certains, comme ceux de Nantes, d’Angers ou de Châteaurenard, sont des marchés de production qui servent des métropoles. Si nous étions mieux connectés par le fer, nous pourrions évidemment échanger des marchandises de façon plus fluide. Mais au préalable, il faudrait avoir une vision assez claire de la manière dont nous souhaitons alimenter les métropoles à l’avenir. Rappelons que si la part de marché de Rungis se situe entre 55 % et 68 % en région parisienne, celle des autres marchés de gros est relativement limitée par rapport à la grande distribution sur le segment des produits frais – entre 15 % et 20 %. C'est une question de choix – soit on développe les circuits courts, soit on développe les circuits longs – qui a de larges implications en matière de transport.

Pour en venir à la Bretagne, le marché de gros de Rennes a été supprimé par décision des autorités locales. Un transporteur routier – dont je tairai le nom, mais qui est très bien – s’est développé, qui distribue les produits bretons en France et sur le marché de Rungis. Sur la façade ouest, il ne reste que trois marchés importants : celui de Nantes-Rezé, marqué par une forte production agricole en partie vendue à Rungis, celui d’Angers et celui de Bordeaux, qui est beaucoup plus limité pour de nombreuses raisons. Si nous adoptions l'approche gaullienne qui a présidé à la création des MIN, nous mettrions ces marchés en réseau, en incluant le rail. Cette part importante de la production maraîchère et porcine française pourrait ainsi arriver à Rungis autrement que par camion, mais cela implique des décisions régaliennes qui n'ont pas été prises au cours des dernières années – en remontant à l'arrivée d’un épicier breton bien connu.

Il est vrai, monsieur le rapporteur, que nous pourrions songer à cette mise en réseau, tout en ayant conscience que le fret ferroviaire a un point mort : en deçà d’un certain niveau de circulation, on tombe dans la vente à perte – c’est ce qui rend les subventions nécessaires pour le train des primeurs. Au passage, je signale que tous les sondages effectués à ma demande montrent que les Français ne comprennent pas la suppression de ce train des primeurs, et que c’est un irritant majeur.

Comment cela s'est-il passé ? C’est assez triste. Quand j’ai rencontré la directrice de Fret SNCF en début de mandat, elle ne m'a parlé que de camions, pas du tout de trains. Quelques années plus tard, en décembre 2018, elle m’a annoncé l’arrêt du train des primeurs en juin 2019. Je n’y ai pas cru. En janvier 2019, lors d’un déplacement au Caire avec le Président de la République et Guillaume Pepy, j’ai fait remarquer à ce dernier que cet arrêt était tout de même un peu gênant. Il a évoqué les règles européennes et m’a dit de m’adresser aux Espagnols ou aux Allemands. Jusqu'au dernier moment, nous avons pensé qu'ils allaient tenir mais très vite, vers le mois de mars, nous avons prévenu le Gouvernement et le ministre délégué chargé des transports de l'époque, Jean-Baptiste Djebbari, que la situation était très compliquée.

Comme nous avons travaillé bien en amont de l’arrêt du train et en ayant toujours l’idée de le faire repartir, les wagons n’ont pas été détruits – ils ont même été retapés pendant l’interruption du service. Nous avons cherché des solutions techniques et depuis que le train est reparti, il fonctionne relativement bien. Il arrive qu'il y ait des interruptions, mais on ne peut pas dire qu’elles soient fondamentales pour le trafic : si Primever sait qu’il ne va pas y avoir de train pendant un mois, il est capable de se retourner car il utilise aussi des camions. Ce qui n’est pas bon, c’est l'irrégularité horaire.

Avec tous les partenaires – les régions Occitanie et Île-de-France, les départements du Val-de-Marne et des Pyrénées-Orientales, Fret SNCF et l'État – nous avons bien travaillé, en ignorant un peu l'effet médiatique. L’objectif a toujours été de faire repartir le train des primeurs, même si nous nous sommes posé des questions, comme celle d’aller directement à Bonneuil-sur-Marne – mais cela ne pouvait pas fonctionner car le site est saturé. Un tel travail interministériel et interentreprises est le seul moyen de régler le problème, sachant pour le reste qu’on ne peut échapper à la médiatisation. Quoi qu’il en soit, la SEMMARIS était très attachée au train des primeurs et la SNCF y tenait aussi, symboliquement en tout cas.

Monsieur le président, vous m’avez demandé ce qui se passe à Chapelle international. Jonathan Sebbane, directeur général de la SOGARIS, est un ami. Dès le départ, je lui avais dit que le projet n’était pas viable : on ne peut pas construire une gare au milieu de nulle part. En la matière, la politique de l’offre ne fonctionne pas, il faut s’appuyer sur une politique de la demande. Or, je le dis sans aucun mépris, le nord de la France ne nous fournit que des racines et des pommes de terre : les flux alimentaires remontent essentiellement du sud, d’où la localisation de Rungis, au sud de Paris. Pour que Chapelle international soit un hub, il faudrait développer des liaisons européennes avec Rotterdam, Anvers, Bettembourg au Luxembourg et autres – et même dans ce cas, je pense que le hub serait Rungis. Outre la taille modeste de son terminal, Chapelle international souffre du fait que les liaisons embranchées sont trop courtes.

J’en viens à l'absence de répercussion des coûts de SNCF Réseau. Tous les députés connaissent par cœur la question de la répercussion des coûts, qui revient à s’interroger sur les transferts de charges. Qui assume ces transferts de charges ? Pour comprendre les questions de logistique à Rungis, il faut savoir une chose : malgré l'inflation, les prix des produits alimentaires frais, en particulier ceux de la plupart des fruits et légumes, sont très bas à Rungis : 1,40 euro le kilo en moyenne. Toute répercussion de coûts importante entraîne donc un effet inflationniste sur les prix des produits alimentaires. Les grossistes, dont les marges sont très faibles, surveillent de très près l’évolution du coût du transport. La plupart du temps, ils achètent d’ailleurs une marchandise dont le coût de transport est assumé par le producteur. La faiblesse du prix de gros des produits est aussi une raison de limiter autant que possible les ruptures de charge.


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55.   Audition conjointe, ouverte à la presse, de Mme Florence Berthelot, déléguée générale de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), et de M. Jean-Marc Rivéra, délégué général de l'Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE) (14 novembre 2023)

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous avons commencé nos travaux le 12 septembre dernier, recevant la Première ministre, l’ensemble des ministres des transports en fonction depuis 1995, d’anciens dirigeants du groupe public ferroviaire depuis 1996, l’ensemble des directeurs du fret ferroviaire depuis très longtemps, y compris des directeurs délégués, de nombreux responsables de chargeurs et d’entreprises qui font du fret ferroviaire ou qui pourraient en faire. Ce matin, nous avons reçu le président du marché de Rungis, M. Layani, ainsi que les utilisatrices du fret ferroviaire que sont les entreprises nucléaires, notamment celles qui s’occupent du combustible, et les forces armées.

Nous arrivons cet après-midi au bout de notre chemin, après plus de soixante-dix heures d’auditions partagées avec M. le rapporteur. Je veux dire publiquement tout le plaisir que j’ai eu à échanger avec lui, même si, sur le rapport, nous aurons probablement des points de complémentarité, pour le moins.

Cette dernière audition concernera principalement le transport routier. Si cela peut sembler paradoxal, en réalité, il a déjà été beaucoup question ici du transport routier, qui est le premier concurrent du fret ferroviaire. Néanmoins, il est apparu régulièrement au cours de nos auditions – et pas seulement avec le patron du GNTC (Groupement national des transports combinés) – que le transport combiné et l’intermodalité, au sens large, étaient probablement une solution d’avenir.

Nous accueillons Mme Florence Berthelot, déléguée générale de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), M. Bruno Kloeckner, membre du conseil de direction de la FNTR et président général de XPO Logistics, et M. Jean-Marc Rivéra, délégué général de l’Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE). Madame, messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation. Nous savons très bien que vous n’allez pas nous tenir de discours caricaturaux, opposant les uns et les autres, mais que vous allez parler de cette complémentarité, de votre transition énergétique et des importants moyens qu’il faudra y consacrer.

La concurrence du transport routier est l’explication principale de l’attrition du fret ferroviaire ces dernières années. Nous aurons l’occasion de revenir sur la question centrale du coût des externalités du transport routier et sur votre stratégie de décarbonation. Nous serons très heureux de vous entendre sur plusieurs sujets : les évolutions technologiques de votre secteur ; le calendrier de décarbonation de la route, sur lequel le Gouvernement est très engagé ; les infrastructures et les investissements nécessaires à la décarbonation ; le niveau de soutien public que vous espérez ; les demandes de vos clients en matière de décarbonation. Ressentez-vous de leur part une exigence pour verdir la livraison et pouvoir l’attester ? Comment voyez-vous le transport ferroviaire, dans ses rigidités et ses atouts ?

Je laisserai la parole à chacun d’entre vous pour une intervention liminaire d’environ cinq minutes, avant de poursuivre nos échanges sous la forme de questions et de réponses.

L’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Nous avons constaté, à de nombreuses reprises, que beaucoup de personnes regardaient les enregistrements. Hier encore, avec M. le rapporteur, nous avons été reconnus par des cheminots qui avaient assidûment regardé les vidéos de la commission d’enquête.

Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Florence Berthelot et MM. Bruno Kloeckner et Jean-Marc Rivéra prêtent serment.)

Mme Florence Berthelot, déléguée générale de la Fédération nationale des transports routiers. Je vous remercie pour votre invitation à cette commission d’enquête qui nous passionne, comme j’ai eu l’occasion de le dire à M. le rapporteur avant la réunion. J’ai pris l’initiative de faire venir un membre du conseil de direction de la FNTR, M. Bruno Kloeckner, parce qu’il m’a semblé que XPO Logistics était assez représentative des entreprises de transport routier de notre fédération, qui sont très investies à la fois dans la décarbonation du transport routier et dans le report modal. Beaucoup de nos entreprises font du transport combiné. Aussi, pour nous, il n’y a pas de concurrence : il y a de la complémentarité et il y en a toujours eu. Du reste, la FNTR, dans les années 1960, avait été à l’origine de la création de la société Novatrans, la grande société de transport combiné de l’époque, devenue depuis une entreprise privée. Preuve s’il en fallait que nous nous considérons avant tout comme des transporteurs, quel que soit le moyen de transport.

Certes, nous avons des camions, mais nous sommes aussi les principaux clients du transport combiné et du transport ferroviaire. Il me paraissait intéressant que, grâce à ces exemples concrets auxquels votre commission est attachée, M. Kloeckner puisse vous éclairer sur des expériences vécues, sans citer de noms, pour comprendre quels sont les blocages que rencontrent les entreprises qui veulent aller vers le ferroviaire et le transport combiné.

Nous avons travaillé avec OTRE et TLF, l’Union des entreprises de transport et logistique de France, sur notre feuille de route décarbonation qui a été remise au ministre concerné le 24 mai. Elle comprend deux parties : la décarbonation des flottes de camions – quelles énergies choisir à la place des énergies fossiles, quelles sont les implications en matière d’investissements et d’infrastructures, qui doit payer et comment ; et la décarbonation du fret, qui est moins connue.

Parmi nos propositions figure le report modal, qui n’est pas, pour nous, une contrainte mais une occasion de décarbonation. Ce n’est pas la seule, puisqu’il y a aussi tout ce qui concerne l’écoconduite ou l’implantation des zones logistiques plus près des lieux de livraison pour éviter des kilomètres inutiles.

Pour conclure mon propos liminaire, je tiens à insister sur ce point : nous ne sommes pas en concurrence avec le transport ferroviaire mais bien dans une logique de complémentarité avec celui-ci, que nous considérons même comme un outil de notre décarbonation.

M. Bruno Kloeckner, président général de XPO Logistics. Le report modal, qu’il soit ferroviaire ou fluvial, est effectivement complémentaire de toutes les actions de décarbonation que nous menons. D’une manière générale, les transporteurs sont très investis pour trouver des solutions. De manière cyclique, des problèmes capacitaires se posent et il est très intéressant pour un transporteur de pouvoir opérer en report modal et de disposer de capacités qui s’inscrivent dans la durée. Nos activités sont complémentaires et je ne vois pas du tout comme une activité concurrente le report modal, que j’aimerais d’ailleurs pouvoir pratiquer davantage dans mon entreprise.

M. Jean-Marc Rivéra, délégué général de l’Organisation des transporteurs routiers européens. Je m’associe aux remerciements de Florence Berthelot. Cette audition est très importante. Si nos fédérations peuvent avoir des expressions divergentes, la transition énergétique est un des sujets où les positions des transporteurs sont tout à fait convergentes. Dans le cadre des travaux sur la feuille de route relative à la décarbonation, ils ont estimé que les deux pans du verdissement, celui de la flotte et celui du fret, étaient quasiment de même importance. On reviendra en détail sur ce que ces investissements forts en matière de verdissement des véhicules impliquent pour le transport routier.

Je voulais réaffirmer très clairement que le report modal et, plus généralement, tout ce qui concerne la massification sont des questions fondamentales pour nous. Les transporteurs évoquent depuis longtemps la nécessité de travailler avec le mode fluvial et le mode ferroviaire. Néanmoins, malgré cette volonté d’améliorer le report modal, nous ne pouvons que constater la diminution constante de la part du fret ferroviaire.

Nous voyons deux intérêts au report modal : d’une part, nous considérons qu’il va contribuer à améliorer le bilan carbone du mode routier et nous permettre de répondre aux objectifs fixés ; d’autre part, par ricochet, il peut permettre de protéger les entreprises françaises. Le transport français, majoritairement composé de PME, s’est replié sur le marché national, qui est fortement concurrentiel. En effet, notre pays est largement traversé par les pavillons étrangers et massivement caboté : ce sont des pavillons étrangers qui effectuent du transport franco-français. Ils en ont le droit, dès lors qu’ils respectent la réglementation européenne sur le cabotage. Et la première raison pour laquelle ils peuvent le pratiquer, c’est qu’ils sont arrivés en France au cours d’un transport international. Ainsi, plus la marchandise arrivera sur le territoire national autrement que par la route, moins nous serons concurrencés sur notre marché intérieur et plus nous protégerons les entreprises françaises dans le cadre de leur activité de transport routier.

M. le président David Valence. Monsieur Rivéra, nous avons bien saisi la différence entre les deux composantes de la stratégie de décarbonation. Au sein des stratégies nationales européennes, comment situeriez-vous la France : les crédits publics y servent-ils plutôt au verdissement du fret ou à celui de la flotte ?

L’absence d’écoredevance est une singularité française, comparativement à d’autres pays qui sont autant traversés – la Belgique, l’Allemagne ou la Suisse. Le seul endroit où l’on paie vraiment la route, c’est sur les autoroutes ; pour le reste, l’accès au réseau routier est libre. Ce sujet reviendra dans le débat public dans les dix prochaines années, d’abord par les régions puis pour des raisons d’alignement avec l’étranger. Quel regard portez-vous sur l’écoredevance ?

Monsieur Kloeckner, vous avez dit que vous souhaiteriez recourir plus souvent au report modal dans le transport combiné. Concrètement, qu’est-ce qui vous freine ? Est-ce le coût humain de l’entrée dans le fret ferroviaire, une solution plus lourde et complexe que la route, comme la voie d’eau ? Est-ce la taille des flux que vous avez à expédier ? Pour des flux très longs, de plus de 500 ou 600 kilomètres, le recours au rail est moins cher.

Madame Berthelot, dans la stratégie de décarbonation du transport routier français, quelles parts respectives tiennent les carburants alternatifs et la solution électrique ? Comment anticipez-vous le coût du verdissement de la flotte pour les transporteurs ? Quel est son calendrier ? Comment avez-vous besoin d’être accompagnés ?

M. Jean-Marc Rivéra. Je vais commencer par répondre à la question de l’écoredevance, qui est un sujet important. La France a la particularité d’avoir un réseau concédé autoroutier.

M. le président David Valence. Ce n’est pas le seul pays en Europe !

M. Jean-Marc Rivéra. C’est vrai, mais nous faisons partie des pays qui ont un réseau concédé dense, où le coût des péages et les contributions des poids lourds sont extrêmement importants. Par ailleurs, la loi Climat et résilience a donné aux régions la possibilité d’instaurer une contribution poids lourds. En dehors de l’Alsace, qui avait un temps d’avance, trois régions se sont manifestées en ce sens : Grand Est, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie.

M. le président David Valence. Petite précision : ces régions ont demandé à bénéficier d’une fraction du réseau routier national – une disposition de la loi dite « 3DS », relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale – mais elles n’ont pas toutes les trois activé les mécanismes pour percevoir l’écoredevance. Une seule l’a fait : la région Grand Est.

M. Jean-Marc Rivéra. Cette région est en effet la première à nous avoir invités à participer à l’ouverture de travaux sur le sujet, mais les deux autres ont très clairement affiché leur volonté d’aller dans le même sens. Je vous rejoins néanmoins : il n’y a pas encore eu l’once d’un début de travail pour instaurer cette contribution. Sauf que rien ne dit que d’autres régions ne suivront pas, une fois qu’un modèle aura été établi.

Nous devons également prendre en compte les travaux européens sur l’eurovignette, dont le système de contribution est fondé sur le nombre de kilomètres parcourus, à l’image des péages autoroutiers. Le principe de la contribution imaginée par la région Grand Est repose sur le même modèle. Ses recettes devraient être principalement, pour ne pas dire exclusivement, fléchées vers le financement des infrastructures routières nouvellement récupérées.

Nous nous posons la question de l’articulation entre l’eurovignette et ces dispositifs. Il nous semble en effet totalement impossible d’imposer une double taxation sur le même réseau, d’autant que nous devons également prendre en compte dans nos modèles les évolutions liées au système européen d’échange de quotas d’émission (ETS). En 2027, la taxation des producteurs pétroliers se répercutera sur le coût des carburants – c’est bien une taxe carbone sur les énergies fossiles.

Tout cela nous amène à nous interroger sur le surcoût que le transport routier devra supporter et sur les conditions dans lesquelles il pourra le répercuter, ce qui est la première problématique des transporteurs aujourd’hui. Alors que le secteur est massivement composé de petites structures, de moins de trente salariés en moyenne, les conditions de négociation avec nos grands donneurs d’ordre sont extrêmement complexes et tendues, d’autant plus en ce moment, où les volumes sont en forte baisse.

Parallèlement, pour répondre à votre première question, nos entreprises doivent relever un défi incontournable, celui de la décarbonation et de ce qu’elle impose en matière d’investissements. Dans le cadre du travail sur la feuille de route décarbonation, nous avons évalué son surcoût si nous devions respecter les échéances prévues par la stratégie nationale bas carbone (SNBC) : il s’élève à 52,6 milliards d’euros. Aussi, nous nous demandons dans quelles conditions nous allons pouvoir nous inscrire dans la décarbonation, comment nous allons y être accompagnés et surtout si nos clients y participeront également. On ne peut pas imaginer que le seul secteur du transport routier l’absorbe.

S’agissant des énergies, nous voyons dans nos travaux qu’une orientation se dessine fortement vers le mode électrique. Nous pourrons en discuter et vous exposer quelles sont, selon nous, les échéances crédibles, qui sont un petit peu plus éloignées que celles programmées. Cela ne tient pas au fait que les véhicules n’existent pas – ce serait mensonger de dire que les constructeurs ne sont pas au rendez-vous de l’électrification, notamment en ce qui concerne les véhicules lourds de marchandises – mais un retard considérable a été pris sur les recharges des véhicules électriques lourds ; d’où l’importance de maintenir un mix énergétique. Je laisserai Florence Berthelot en dire plus sur ce sujet.

M. Bruno Kloeckner. Si vous le permettez, je vais retracer rapidement l’histoire de XPO Logistics. Nous avons été pionniers dans beaucoup de domaines, notamment ceux des véhicules au gaz et du multimodal fluvial. Ce n’est pas quelque chose qui démarre aujourd’hui, c’est historique. Ayant rejoint le transport il y a trois ans, je suis arrivé dans cet environnement avec un regard plutôt neuf. En charge des ventes, j’ai été tout de suite confronté aux demandes des clients. Il y a une vraie attente ; nous avons même des clients qui imposent une condition de décarbonation dans leurs appels d’offres.

Nous avons opéré une décarbonation de la flotte. Quand j’ai pris les commandes de XPO, j’ai tout de suite voulu faire baisser nos émissions. Nous adhérons à la charte Objectif CO2 depuis plus de dix ans et avons même remporté le trophée 2022 de la longévité dans ce dispositif. À l’occasion de la nouvelle triennale, j’ai souhaité doubler l’objectif de réduction de nos émissions, en le faisant passer de 2,5 % à 5,33 %. Pour nous, c’est très important.

Notre feuille de route contient des objectifs de décarbonation très serrés. Il faut d’abord décarboner le « scope 1 », puis le « scope 2 » et le « scope 3 ». On s’est beaucoup attaqué au « scope 1 ». Une forte proportion de nos véhicules est au gaz, avec tout ce que cela suppose de volatilité du coût de l’énergie. Nous avons passé une commande ferme de cent véhicules électriques, dont trente ont été déployés aujourd’hui. L’infrastructure est en cours de déploiement dans nos dépôts.

Nous avons commencé par électrifier la catégorie des porteurs, les poids lourds. Sur les tracteurs, les véhicules qui tractent les semi-remorques, nous faisons des tests ; ce sera notre prochaine étape de décarbonation. Nous avons des flux de courte distance et des flux de longue distance. Le tracteur est particulièrement adapté aux flux de courte distance. Les porteurs électriques sont implantés. Je n’irais pas jusqu’à dire que cette question appartient au passé, mais cela fait maintenant plus d’un an que nous opérons et deux ans que nous faisons des tests.

Nous souhaitons avoir un mix énergétique dans notre flotte. Chaque flux aura son énergie, c’est primordial. Le gaz restera dans la flotte. Il faudra encore opérer avec du diesel. L’hydrogène arrive dans les appels à projets ; plusieurs biocarburants également, dont le B100, l’huile végétale hydrotraitée (HVO), ainsi que la solution innovante LESS. Tout cela permet à nos clients de décarboner et s’applique à tous les budgets.

Un véhicule électrique, c’est 3,5 fois le prix d’un porteur classique, hors subventions et remises. Les porteurs et tracteurs électriques sont très chers et représentent un coût qu’il faut supporter. Nous avons pour cela des appels à projets. Mais la première vague de véhicules électriques a été commandée uniquement avec le bonus écologique, sans subventions. La plupart des transporteurs ne sont pas de grands transporteurs comme nous. Nous avons beaucoup fait pour la décarbonation du « scope 1 ». Concernant le « scope 2 », nous travaillons sur nos installations et avons beaucoup de projets et de réalisations. Le « scope 3 » est fondamental. Avec Florence Berthelot, tout comme chez OTRE, nous sommes très préoccupés par nos petits transporteurs. Pour un transporteur comme nous, le « scope 3 » représente 60 % des émissions : celles de la sous-traitance à laquelle nous avons recours, dans la mesure où nous ne pouvons pas satisfaire toutes les demandes avec nos propres flottes. Ces transporteurs sont fondamentaux dans l’écosystème du transport. Le sujet du « scope 3 », c’est le mur du financement. L’endettement des petits transporteurs est un vrai problème. Ils devront être vraiment accompagnés si l’on veut réussir la décarbonation.

Dans notre feuille de route, nous avons également le multimodal. Nous n’avons pas que des agences de transport avec des camions, nous avons aussi des entrepôts où nous faisons du stockage et où nous connectons le transport avec l’entreposage et la logistique de nos clients. Certains entrepôts sont embranchés depuis longtemps, parce que le multimodal était beaucoup pratiqué dans le passé – nous devons le réactiver, mais c’est très compliqué.

Je peux partager avec vous l’exemple d’un projet que je mène depuis trois ans et qu’il est très difficile de faire aboutir. Pour un projet multimodal sur une longue distance ferroviaire, il faut systématiquement un contrôle flux, ce qui suppose deux clients. Nous avons pu les trouver, les réunir autour de la table et les satisfaire. Mais il nous a fallu travailler aussi avec la commune, le département, la région et le ministère de l’intérieur, parce qu’un problème de sécurité routière se posait.

Ce projet peut faire sortir 1 500 camions de la route, et nous ne le considérons pas pour autant comme de la concurrence. Nous estimons, d’une part, que nous allons reporter ces camions vers d’autres activités et, d’autre part, que l’on va décarboner notre activité en passant sur le ferroviaire. Mais si ces 1 500 camions sont sortis de l’axe principal, il n’en demeure pas moins qu’il faut passer par du pré- et du post-acheminement pour charger les wagons, ce qui pose un nouveau problème, celui des transports locaux près des entrepôts de chargement ou de déchargement. Cela modifie un peu la configuration du plan de circulation local et nécessite de faire intervenir d’autres acteurs que nous devons réunir autour de la table.

M. le président David Valence. Où se situe ce projet ? Où en êtes-vous aujourd’hui ?

M. Bruno Kloeckner. Comme je vous le disais, il est critique d’avoir deux clients. En cours de route, nous avons perdu l’énergie et l’envie de l’un des deux. Ces projets s’inscrivent dans une durée trop longue ; il faudrait pouvoir aller très vite.

Au contraire, j’ai lancé il y a quelques mois un projet de multimodal fluvial et, juste avant de venir à cette audition, j’ai reçu la photo du premier test. Le multimodal ferroviaire m’a pris trois ans, là où un projet multimodal fluvial me prend quelques mois. Cela montre de façon exemplaire à quel point il est difficile de faire du multimodal ferroviaire et quelle motivation est nécessaire.

Je reviens sur les difficultés que l’on peut rencontrer dans la connexion avec le rail. Pour nous, le problème n’est absolument pas celui des ressources humaines. Nous avons des ingénieurs : j’ai recruté des ingénieurs spécialisés en multimodal pour développer et déployer ce genre de projets. Dans le projet dont je vous parlais, à l’est de la France, je devais prendre la responsabilité des ponts. C’était le dernier événement dans un projet qui nous menait de surprise en surprise ! Or ce n’est pas du tout notre métier de réactiver une voie ou de prendre en charge sa rénovation. Faire aboutir un projet de multimodal ferroviaire est un vrai défi pour nous.

Nous avons toutefois été d’accord pour prendre une part des investissements à notre charge, alors que ce n’est pas du tout notre métier, qui est de transporter et non d’investir dans des infrastructures ou d’autres choses. Mais si l’on peut s’entendre avec les clients et qu’ils sont d’accord pour l’intégrer dans le prix, cela peut s’envisager. En revanche, prendre la responsabilité des ponts est impossible. Nous ne disposons pas de spécialistes de ces questions dans nos entreprises.

Au-delà de la décarbonation des flux, nous prenons également en compte notre environnement et avons commandé les cent véhicules électriques, en anticipant l’arrivée des zones à faibles émissions (ZFE). Puis l’entrée en vigueur des ZFE a été reportée. C’est à se demander si ces investissements ne sont pas parfois un désavantage concurrentiel. Il est important pour nous d’agir dans un environnement législatif stable.

M. le président David Valence. J’aurais dû préciser d’emblée que nous avons auditionné les représentants des Transports Delisle et du groupe Mauffrey.

Mme Florence Berthelot. La feuille de route décarbonation était une attente de notre profession. Depuis longtemps, nous nous inscrivions dans une logique de développement durable, qui prenait la forme d’un contrat de transition énergétique avec l’État depuis 2018 ou 2019 – nous ne parlions pas encore de « décarbonation », un terme récent et européen.

Bruno Kloeckner a évoqué l’expérience de ceux partis avant les autres : elle a pu refroidir certaines ardeurs. Depuis plusieurs années, avec l’appui de l’ADEME (Agence de la transition écologique), la profession développe chartes et labels – le label « Objectif CO2, les transporteurs s’engagent », notamment, a produit des effets très concrets sur les émissions. Les fédérations accompagnaient le développement d’une des premières énergies alternatives, le gaz naturel pour véhicule (GNV) : cela a pris un peu de temps mais progressivement, les transporteurs eux-mêmes ont investi dans des stations et acheté de nouveaux véhicules, différents des camions diesel.

Cela fonctionnait plutôt bien, jusqu’à ce que les prix du gaz atteignent des niveaux très élevés, notamment du fait de la guerre en Ukraine. Lorsque le prix du kilo de gaz a été multiplié par trois, nous nous sommes tous tournés vers l’État pour trouver un mécanisme de sauvegarde. L’indexation des contrats sur l’indice du Comité national routier pour le GNV a conduit les chargeurs à vouloir revenir au diesel pour ne pas payer le surcoût. Plusieurs entreprises ont ainsi laissé leurs nouveaux camions au parc.

Le prix du gaz a ensuite baissé et le mouvement est reparti, mais l’épisode a refroidi ceux qui n’avaient pas entamé de transition énergétique. Après cela, ils n’ont pas voulu se lancer sans avoir la garantie d’une visibilité et d’une lisibilité.

Cette expérience a aussi coloré, après ceux de la task force, les travaux relatifs à la feuille de route décarbonation, menés conformément à l’article 301 de la loi Climat et résilience, sous deux ministères successifs. La profession a réuni autour de la table les énergéticiens, les constructeurs et les opérateurs. Cette démarche était importante car, pour le dire franchement, chacun avait sa stratégie : les constructeurs tombaient sous le coup de directives européennes qui leur imposent de produire suffisamment de véhicules zéro émission d’ici à 2025 sous peine d’amende ; les énergéticiens, toujours assez discrets, affirmaient pouvoir produire l’énergie qui aurait été choisie – en réalité, les choses ne sont pas si simples.

Entrés dans ces travaux l’esprit ouvert, avec en tête les conclusions de la précédente stratégie nationale bas carbone, nous en sommes ressortis avec la conviction que le mix énergétique était la seule solution à la décarbonation : il y aurait une batterie d’énergies pour remplacer le diesel. Certaines ont d’ailleurs surgi au cours des travaux – parmi les carburants bas carbone, outre le B100, on trouve les carburants de deuxième génération que sont le HVO et le biocarburant XTL, qui ont l’avantage de recycler des déchets et de pouvoir être utilisés dans les camions diesel sans changer de matériel.

Or, au fur et à mesure de ces travaux, nous avons eu le sentiment qu’un mouvement nous poussait vers l’électrique. Les constructeurs estimaient qu’ils seraient prêts ; les énergéticiens se montraient plus incertains, notamment en raison de leurs prévisions pour les bornes haute puissance.

Un camion électrique coûte entre 320 000 et 450 000 euros, contre 100 000 euros pour un camion diesel. De plus, le renouvellement d’une flotte de cinq à dix véhicules, objectif de nombreuses entreprises, ne peut pas être financé par la vente des véhicules diesel, le but étant qu’ils sortent du marché. L’investissement est donc très important et le financement du surcoût de 52,6 milliards d’euros pour le verdissement des flottes suscite bien des interrogations.

Certes, les pouvoirs publics se disent prêts à accompagner les acteurs. L’appel à projets lancé en 2022 s’est toutefois révélé frustrant, puisque les 5 millions d’euros ont permis de financer 84 camions, 20 cars, des autobus et des bennes à ordure – la décarbonation concerne tous les véhicules lourds.

En 2023, une deuxième enveloppe, de 65 millions d’euros, a participé au financement de 550 camions lourds, pour des subventions variant entre 120 000 et 150 000 euros par camion, ce qui laisse une somme significative à la charge des entreprises. On ne compte pas non plus le prix des bornes, même si l’ADEME propose des aides. Il faut en outre tirer des lignes dans les zones rurales ou les grandes périphéries de villes, où s’installent les entreprises de transport, et, pour cela, apporter toute l’infrastructure électrique, parfois à haute puissance, ce qui n’est pas simple. Le même problème se posera d’ailleurs sur les routes et autoroutes.

On voit que l’État fait des efforts mais nous ne pouvons pas passer notre temps la main tendue, à lui demander de nous aider : il ne peut pas tout financer, nous en sommes conscients. Quant à recourir aux banques, dans un contexte de taux d’intérêt mouvants, les petites entreprises, dont les fonds propres ne permettent pas d’acheter plus d’un camion, n’iront pas bien loin. On peut certes imaginer des prêts verts, mais on reste dubitatif face à une telle différence de prix, pour une technologie de rupture.

On parle beaucoup – et à raison – de planification écologique ; pour le moment, hormis la fixation de certains objectifs, elle n’apparaît pas. Ce qu’il faut, c’est planifier des financements, c’est-à-dire réunir tous les outils et leviers financiers à la disposition d’entreprises comme les nôtres, qui sont prestataires de services. Nous sommes persuadés qu’il faut aller plus loin : nos clients nous demandent de faire toujours plus vert, mais ne sont pas toujours prêts à payer plus cher.

Notre régulation doit alors changer de paradigme. On le sait, la planification écologique est un tournant dans les politiques publiques : nos objectifs sont à présent ceux des accords de Paris, on change quelque chose dans le droit.

Si nous, transporteurs, sommes tenus à des objectifs de décarbonation, il faut que nos clients le soient aussi pour leurs transports. Si on ne les implique pas dans cette planification écologique, avec des objectifs à tenir, on n’y arrivera pas. Faut-il leur fixer, dans des calendriers proches des nôtres, des pourcentages de transport propre ou des objectifs contraignants au risque qu’ils soient intenables ? Le surcoût ne peut pas être assumé par nous seuls. Lorsqu’on le dit, en général, tout le monde en convient. Mais dès que l’on envisage de se tourner vers l’État et vers les clients, tout se raidit et on nous incite à augmenter nos prix.

Les négociations tarifaires que nous vivons en ce moment, dans un contexte de ralentissement de l’activité, montrent combien la situation est compliquée. Même le plus gros transporteur est souvent économiquement plus petit que son client : juridiquement, il n’est pas en position de force dans la négociation.

C’est de cela que nous souhaiterions parler avec les services de Bercy ou le ministère des transports : le coût du transport augmentera, ce qui fera peser une véritable contrainte sur nos donneurs d’ordres. La transition énergétique sera difficile car nous ne pourrons pas la financer.

En termes d’accompagnement, ce dont nous manquons aujourd’hui, c’est cette planification cohérente pour tous.

M. Jean-Marc Rivéra. Je souhaitais apporter deux éléments complémentaires. D’abord, si l’on veut décarboner le transport au sens large, on devra repenser toute l’organisation de la logistique, donc réduire les kilomètres parcourus. Cela implique un vrai plan de réindustrialisation et de développement des entrepôts.

Nous y voyons un autre intérêt : le transport routier est confronté à un problème de recrutement, notamment de conducteurs – cela est un peu moins vrai en ce moment car les volumes sont moindres, mais la question reviendra lorsqu’ils augmenteront et du fait de la pyramide des âges. Chez les conducteurs potentiels, la passion de la conduite reste, mais s’absenter longtemps est un frein. Réduire les distances des marchandises transportées nous permettrait d’être plus attractifs : les conducteurs apprécient de prendre leur travail le matin et de revenir chez eux le soir. Il est donc essentiel de réduire la distance et de développer les hubs logistiques.

Il a été question d’un entrepôt déjà embranché, qui appelle à davantage de transport modal, sans succès. De même, une très grande entreprise logistique expliquait récemment qu’elle disposait de six hubs logistiques embranchés, à un détail près : elle ne voyait pas encore l’ombre d’un train. Au-delà du fait qu’il faut des clients, pourquoi va-t-on vite sur la partie fluviale et si lentement sur la partie ferroviaire ? La moindre disponibilité des sillons ferroviaires, partagés entre le voyageur et le fret, peut l’expliquer.

L’investissement dans le verdissement des flottes ne se limite pas à acheter de nouveaux matériels trois fois et demie plus cher que les anciens. Une entreprise de transport spécialisée dans le transport de produits frais, déjà dotée d’une belle flotte de 600 véhicules, dont les deux tiers utilisent les biocarburants ou le biogaz, a choisi d’investir dans douze porteurs électriques, les payant trois fois et demie le prix d’un camion diesel. Heureusement, un client a accepté de jouer le jeu : il a dû investir lui-même dans les conditions de la recharge, en installant six bornes et en renforçant les réseaux, pour 660 000 euros. L’électrique, c’est donc trois fois et demie le prix des camions plus le coût du raccordement et des bornes de recharge : l’investissement est colossal pour une entreprise. Sans clients pour nous accompagner, ce n’est pas la peine d’y aller.

Il faut donc accompagner les entreprises. Les appels à projets ont le mérite d’être là – il faut les maintenir, et augmenter l’enveloppe – mais ils posent deux problèmes : d’abord, ils sont complexes et peu accessibles à de petites et moyennes entreprises ; ensuite, l’aide arrive après l’acquisition, qui se fait au prix réel de vente, ce qui complique la démarche de prêt bancaire. C’est pourquoi il nous semble important de développer un autre modèle d’accompagnement des entreprises, beaucoup plus adapté aux PME : celui du bonus à l’acquisition, plus simple et plus efficace. Je comprends qu’il puisse poser un problème de maîtrise des budgets, mais l’approche de l’appel à projets est très limitative et freine beaucoup les PME.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’entends dans vos propos qu’une trajectoire plus ou moins affirmée, défendue, épaulée, se dessine pour aller vers la réduction du parcours kilométré des entreprises de la route. Vous avez avancé plusieurs arguments en ce sens, notamment la concurrence du pavillon étranger, estimant que moins le fret arrivera de loin dans notre pays, mieux on se portera, puisque nos entreprises pourront faire le travail sur des trajets plus courts. Cette trajectoire de réindustrialisation, de réordonnancement, avec des entrepôts relais, permettrait une réduction des kilomètres tout en satisfaisant les souhaits des salariés. Peut-on considérer qu’elle est objectivée dans vos travaux, vos incitations et celles des pouvoirs publics ?

Tout cela ne va-t-il pas vers une modification de la nature des prestations des PME de la route dans notre pays ? On aboutirait à une nouvelle articulation entre le fer et la route, avec un niveau d’équilibre entre 600 et 700 kilomètres et une prépondérance du pré- et du post-acheminement dans les activités de nos PME. Peut-on y voir un chemin pour l’avenir ?

Mme Florence Berthelot. Vous entendez bien, monsieur le rapporteur. Dans cette approche de planification, la vraie question est de savoir ce qui viendra des politiques publiques et ce qui arrivera naturellement du marché, du fait de l’incitation des politiques publiques. Le mouvement que vous évoquez ne sera pas imposé par des politiques verticales : ce sera plutôt le choix des logisticiens, dont le métier consiste à définir la meilleure organisation logistique avec leur client. La logique d’un transporteur, même s’il ne se définit pas comme un logisticien, est toujours d’optimiser son transport, de rouler le moins possible à vide, parce qu’un camion qui roule à vide ou à moitié rempli perd de l’argent.

De même, l’articulation train ou wagon se construit avec un client. Un transporteur ne peut pas proposer seul une prestation logistique : si l’offre n’est pas co-construite, cela ne fonctionne pas. Cela est encore plus vrai pour un projet multimodal : il se construit avec les clients et, normalement, le reste suit.

On constate toutefois d’autres freins – nous n’avons pas de statistiques sur cette question mais elles doivent exister. Depuis quarante ans, nous nous sommes repliés sur le marché national, perdant 90 % de nos parts de marché à l’international. Même la longue distance nationale se réduit encore. Hormis certaines exceptions, nous sommes dans une logique de bassin d’activité, de bassin d’emploi ou d’interrégion.

M. Bruno Kloeckner. Je l’ai dit, pour le multimodal ferroviaire, le préalable est de réunir deux clients autour de la table. Pour nous, toute relation part du client.

Nous ne sommes pas des vendeurs d’énergie mais un intermédiaire entre un point de chargement et un point de déchargement. Le client final doit être impliqué dans le choix de l’énergie utilisée par les camions, puisqu’il paie la façon dont nous transportons sa marchandise. C’est la même chose pour le multimodal ferroviaire.

Il faut toutefois lever les nombreux freins qui subsistent : en premier lieu, la qualité de service au client. Celui-ci attend une fréquence, une heure de départ et d’arrivée fiables, une traçabilité. D’une manière générale, les entreprises du transport routier atteignent une qualité de plus de 90 % en moyenne : ils partent à l’heure et arrivent à l’heure. Tout cela est très contrôlé. Nous avons dépensé énormément d’argent dans la traçabilité, les nouvelles technologies et la digitalisation de nos opérations.

La communication des intervenants du multimodal – réseaux, agents de fret – est également à améliorer. Aujourd’hui, en cas de retard, on a du mal à informer les clients.

L’infrastructure vétuste, vieillissante doit aussi être adaptée. L’axe Perpignan-Calais, grand corridor de transport de marchandises, est saturé pour le ferroviaire. Sur la façade atlantique, certaines de nos remorques sont trop grandes pour être transportées par rail compte tenu de la hauteur des ponts.

La compétitivité tarifaire est un autre frein à lever si l’on veut passer de la courte à la longue distance. En intégrant le pré- et le post-acheminement, le multimodal ferroviaire est 15 % à 20 % plus cher que le transport routier. Dans le contexte surcapacitaire actuel, où les prix baissent, la route est très compétitive. Mais le ferroviaire offre une possibilité de capacités contractées, dans la durée.

Le développement du report modal suppose une modification importante de notre organisation. Les compétences nécessaires ont été acquises en interne : nous disposons désormais d’ingénieurs capables de passer de la route au ferroviaire ou au fluvial. Nous avons opéré ce changement car nous croyons vraiment que le report modal est un atout.

S’agissant des subventions, tous les acteurs du transport saluent les appels à projets. Nous n’en avions pas bénéficié l’année dernière pour nos véhicules électriques, mais c’est le cas à présent. Le rythme auquel ces activités de transport seront subventionnées pourrait toutefois inquiéter en Europe s’il devait en désavantager certains. Il a été question de cabotage : le pire serait de voir arriver des flottes décarbonées subventionnées alors que nous serions en retard. La question des subventions allouées à la décarbonation du transport est essentielle : elle doit avancer, en coordination avec tous les pays européens.

M. Nicolas Ray (LR). Les chargeurs restent méfiants envers le ferroviaire : la route continue d’être moins chère, plus pilotable, mieux maîtrisable. Comment inverser cette tendance ? Vous n’avez pas souhaité taxer davantage la route : est-il préférable de moins taxer le fret ferroviaire, ou en tout cas d’améliorer les incitations ?

Vous étiez contre l’écotaxe, qui a fait l’objet d’une forte opposition en 2013, avant d’être suspendue puis abandonnée en 2015. Quelle est votre position sur l’écocontribution qui pourrait être instaurée dans plusieurs régions ?

Quelle est la qualité de vos relations avec les opérateurs du fret ferroviaire ?

Quels trajets resteront l’apanage du routier ? Conservera-t-il certains reliefs, certains types de marchandises ou zones spécifiques, en particulier sur les derniers kilomètres ?

M. Jean-Marc Rivéra. La route reste majoritaire car les distances parcourues ne sont pas compatibles avec le fret ferroviaire. Pourtant, certains marchés doivent être captés par les modes ferroviaire ou fluvial. Je le redis, la réimplantation d’entrepôts logistiques au plus près des sites de production et de distribution est un enjeu majeur, dès lors que ces sites sont embranchés. Cela pose la question de l’acceptabilité sociale : les entrepôts font peur mais chacun peut comprendre qu’ils peuvent être vertueux. Le transport routier lui-même, avec ces entrepôts et nos véhicules, sera plus vertueux.

Nous sommes des prestataires de services : nous transportons des marchandises qui ne sont pas les nôtres. Finalement, nous ne faisons qu’exécuter une commande.

Actuellement, les fleurs qu’un grossiste de Normandie achète à un producteur breton transitent par le marché international, à Amsterdam : elles parcourent 600 kilomètres au lieu d’une centaine si la transaction avait pu se faire en direct. De même, la plupart des producteurs d’animaux vivants sont implantés en Bretagne mais les bêtes sont abattues dans le sud-est de la France, voire en Italie. C’est bien le client, non le transporteur, qui le décide.

L’écotaxe visait à accentuer les charges des transporteurs, au motif qu’une route chère favoriserait le report modal. Mauvais calcul : tant que ces contributions ne pèseront pas sur les donneurs d’ordre, organisateurs du transport, elles ne changeront rien à l’organisation des flux.

Nous avions proposé un autre modèle qui impliquait la responsabilité du donneur d’ordre : moins le mode de transport qu’il choisissait était vertueux, plus il devait contribuer. Nous restons sur cette ligne. L’écocontribution poids lourds continuera de peser sur le transporteur, même s’il tentera tant bien que mal de la répercuter : elle n’incitera pas le donneur d’ordre à modifier ses habitudes de transport.

Mme Florence Berthelot. Ces questions résument bien un débat qui dure depuis des décennies. Pour nous, je le répète, il n’y a pas de concurrence entre la route et le fret. Taxer et renchérir la route pour que les donneurs d’ordre aillent vers le rail est une vieille idée. Vous l’avez dit, le mode routier est plus pilotable. C’est un fait.

Notre conviction est qu’à force de souligner la concurrence, on n’encourage pas une politique publique d’articulation des deux modes. Il ne s’agit pas d’aider plus le rail ou de plus taxer les routes : si l’on veut vraiment relancer une politique multimodale, il faut que les deux travaillent ensemble.

Nos relations avec les opérateurs du ferroviaire sont très bonnes : nous partageons, nous échangeons – ils connaissent leurs limites –, nous avons souvent des idées en commun. Lorsqu’un train doit être complété, nous sommes tout à fait prêts à en informer la profession, par les systèmes d’information existants. Il s’agit là d’une politique de coordination. La première politique des transports en France, conçue en 1934 et reprise en 1949, s’appelait d’ailleurs la politique de coordination rail-route. Elle s’était traduite à l’époque par d’énormes contraintes sur la route.

Nous avons besoin d’une articulation des différents modes de fret, fluvial compris. Il est frustrant que les différentes feuilles de route ne soient pas coordonnées : cela permettrait d’évaluer les coûts et de déployer éventuellement des outils communs, donc de réaliser des économies d’échelle.

Quant à votre dernière question, depuis des années, les gouvernements nous disent qu’il faut doubler la part du ferroviaire, qui est de 9 % quand le fluvial en représente 2 % à 3 %.

M. le président David Valence. La part du fret ferroviaire était de 10,6 % en 2022.

Mme Florence Berthelot. Elle augmente – tant mieux. Si l’on atteint 22 % pour le rail et 6 % pour le fluvial, la route restera majoritaire à plus de 70 % : beaucoup de marchandises continueront de voyager par cette voie. Les transporteurs ne mettent pas des camions sur la route simplement pour les faire rouler.

Nous n’avions pas vu surgir l’explosion du e-commerce en dix ans. Nous-mêmes sommes obligés de dire qu’il pose un problème : on nous demande de livrer tout, tout de suite, n’importe où, alors que notre rôle est de grouper les marchandises. Nous nous adaptons.

Il restera encore longtemps des camions sur la route mais il faut que l’on ait enfin des politiques publiques qui ne segmentent pas les modes de transport mais permettent une véritable politique publique multimodale. Nous l’appelons de nos vœux depuis des années.

M. le président David Valence. L’aide à la pince a été triplée et pérennisée, ce qu’aucun gouvernement n’avait fait dans les quarante dernières années. C’est bien un soutien puissant et inédit au transport combiné, c’est-à-dire à la complémentarité entre la route et le train.

Par ailleurs, il n’est pas tout à fait exact de dire que, dans le débat public de 2009 et 2010, l’écoredevance était présentée comme un moyen de créer du report modal : elle devait d’abord financer des infrastructures décarbonées. En second seulement venait l’argument – qui n’est pas très fort, à mon avis – de rétablir une concurrence et de faire payer à la route le prix d’usage des infrastructures en dehors du réseau concédé. Dominique Bussereau a du reste confirmé, lors de son audition, que le premier objectif de l’écotaxe était bien le financement des infrastructures. Un Allemand ne vous expliquera pas que la part modale du fret ferroviaire dans son pays est de 18 %, ou un Autrichien de 30 %, grâce à l’écoredevance. Je n’étais pas élu à cette époque, ni au moment où la taxe a été abandonnée, mais les collègues qui l’ont votée ou retirée n’avaient pas comme objectif premier le report modal : c’était le financement des infrastructures.

Il est indiscutable que le produit attendu pour financer des infrastructures décarbonées n’est pas là – cela est vrai pour la route comme pour le fer. Je précise que les dispositions prévues dans la loi française pour la levée d’une écoredevance par les régions limitent son usage potentiel à la route.

Je vais clore à présent les travaux de notre commission d’enquête XXL – aussi frustrant que ce soit, il faut toujours terminer. Je vous remercie de votre participation à cette audition. J’adresse également mes remerciements aux administrateurs qui ont travaillé avec nous, aux rédacteurs des comptes rendus, à l’ensemble de nos collègues ainsi que tous ceux qui ont suivi nos travaux, notamment à distance. Monsieur le rapporteur, merci pour la qualité de nos échanges et du travail que nous avons mené ensemble, dans la concorde malgré des opinions différentes. Ce beau symbole républicain est un message positif envoyé à nos concitoyens. Merci, et vive le fret ferroviaire !