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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 27 mai 2024.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE([1])
sur le modèle économique des crèches
et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants
au sein de leurs établissements
Président
M. Thibault BAZIN
Rapporteure
Mme Sarah TANZILLI
Députés
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TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements est composée de : M. Joël Aviragnet, M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Émilie Bonnivard, M. Bertrand Bouyx, Mme Eléonore Caroit, Mme Sophia Chikirou, Mme Julie Delpech, M. Pierre Dharréville, Mme Ingrid Dordain, M. Philippe Emmanuel, M. Thierry Frappé, Mme Marie-Charlotte Garin, Mme Perrine Goulet, Mme Virginie Lanlo, Mme Élise Leboucher, M. Philippe Lottiaux, Mme Aude Luquet, M. Matthieu Marchio, Mme Alexandra Martin (Alpes-Maritimes), Mme Alexandra Martin (Gironde), M. William Martinet, M. Laurent Panifous, Mme Michèle Peyron, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, Mme Anne Stambach-Terrenoir, Mme Sarah Tanzilli, M. Jean Terlier, M. Lionel Tivoli.
SOMMAIRE
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Pages
comptes rendus des auditions menées par lA commission d’enquête
32. Audition de MM. Edouard Carle et Rodolphe Carle, fondateurs de Babilou (28 mars 2024)
39. Audition de M. Vincent Levita, président d’InfraVia Capital (4 avril 2024)
41. Audition du Dr Jean-Philippe Bertocchio, néphrologue, dirigeant de Skezi (9 avril 2024)
45. Audition de M. Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale (10 avril 2024)
48. Audition de M. Christian Jacob, ancien ministre délégué à la famille (2002‑2004) (10 avril 2024)
53. Audition de Mme Aurore Bergé, ancienne ministre des solidarités et des familles (30 avril 2024)
comptes rendus des auditions
menées par lA commission d’enquête
Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.
Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions
1. Audition de Mme Nicole Bohic et de MM. Christophe Itier et Thierry Leconte, membres de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), au titre du rapport sur la qualité de l’accueil et la prévention de la maltraitance dans les crèches (24 janvier 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous recevons Mme le docteur Nicole Bohic et Messieurs Christophe Itier et Thierry Leconte au titre du rapport qu’ils ont rédigé pour le compte de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Vous avez été missionnés en juillet 2022 par Jean-Christophe Combe, alors ministre des solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées, après la mort d’un bébé de onze mois dans une crèche du 3e arrondissement de Lyon.
Compte tenu de la large participation du secteur à la consultation que vous avez organisée, des constats dressés et des préconisations que vous y formulez, la représentation nationale a considéré que le rapport que vous avez remis en mars 2023 ne pouvait demeurer sans suite. La délégation aux droits des enfants de notre assemblée a ainsi auditionné trois des quatre auteurs du rapport le 3 mai dernier et décidé, en septembre, de créer une mission d’information portant sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches alors que, par ailleurs, deux ouvrages consacrés aux crèches privées étaient publiés.
Notre commission d’enquête a souhaité vous entendre dès l’ouverture de ses travaux pour disposer d’une vue d’ensemble sur le secteur des crèches avant d’en étudier les diverses facettes.
Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, je vous indique que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Bohic, M. Itier et M. Leconte prêtent serment.)
M. Thierry Leconte. Dans le périmètre qui était le sien, celui des crèches collectives hors crèches familiales et jardins d’enfants, la mission s’est attachée à déterminer tous les facteurs pouvant concourir à la qualité de l’accueil ou constituer un risque de dérive et de maltraitance individuelle ou institutionnelle. Les investigations ont duré quatre mois. Nous avons auditionné des acteurs nationaux du secteur – administrations, fédérations, syndicats, gestionnaires, chercheurs, experts. Nous nous sommes rendus dans huit départements, pour rencontrer les administrations locales et visiter un échantillon de trente-six établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) dans lesquels nous avons rencontré les responsables et les professionnels, avec un temps d’immersion et d’observation des enfants. Nous avons également diffusé trois questionnaires, aux directeurs d’établissement, aux professionnels assurant l’accueil des enfants et aux parents. Ils ont reçu plus de 5 000 réponses de directeurs d’établissement, plus de 12 000 réponses de professionnels et plus de 27 000 réponses de parents, ce qui témoigne d’une large mobilisation du secteur, à tous les échelons. Ils n’avaient pas pour objet de viser une représentativité statistique, mais de fournir des éléments de terrain supplémentaires nous permettant d’éclairer les constats effectués lors de nos visites.
M. le président Thibault Bazin. La PMI, protection maternelle et infantile, joue un rôle essentiel dans le contrôle de la qualité d’accueil. Avez-vous observé des différences d’approches selon les départements, s’agissant de la manière d’appréhender cette qualité, des critères retenus et, le cas échéant, des suites apportées ?
M. Christophe Itier. Il existe de fortes disparités entre les départements, selon que les territoires sont urbains, périurbains ou ruraux, mais aussi selon la prévalence de structures de petite ou de grande taille et selon leur niveau socioéconomique. Aussi avons-nous démultiplié nos déplacements, dans les limites de la mission, pour tenter d’appréhender la diversité des établissements – dans leur taille, leur nature juridique, leur environnement et le public accueilli. Nous avons aussi constaté des différences notoires d’une PMI à l’autre, tant dans les moyens humains mobilisés que dans les méthodologies déployées.
M. le président Thibault Bazin. Les problèmes de qualité d’accueil s’observent-ils davantage en milieu urbain ou rural, et dans les grandes ou les petites structures ?
M. Christophe Itier. Le problème de la qualité n’est pas propre à certaines structures. Il est transversal et systémique. Même si la situation est plus difficile dans les quartiers compliqués ou en ruralité, tous les établissements, de ceux qui font du multi-accueil aux microcrèches, connaissent des difficultés qui s’expriment de manière différente et pas nécessairement liée au statut juridique. Chaque statut – public, associatif ou privé lucratif – présente des biais.
Au-delà de la volonté politique, la situation est largement liée à la capacité financière des communes à mobiliser des moyens pour la petite enfance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je remercie les membres de la commission d’enquête d’être présents pour l’ouverture de nos travaux. Notre travail est collectif. Ma porte sera toujours ouverte pour échanger des idées et des propositions.
Madame Bohic, messieurs Itier et Leconte, je vous remercie d’avoir répondu à notre demande d’audition, ainsi que pour la qualité de votre travail et de votre rapport.
Le recensement des alertes est un élément central de toute politique publique, a fortiori lorsqu’il s’agit du bien-être des enfants en bas âge. Votre rapport est édifiant, à cet égard : il n’existe aucun circuit centralisé de remontée d’informations permettant de signaler d’éventuelles violations de la réglementation ou des signes de maltraitance. Les PMI ne semblent pas toujours informées, ou le sont de manière aléatoire. Vous préconisez de les faire identifier, par les acteurs institutionnels et par les parents, comme le service responsable de centraliser les signalements. Par quel biais ? Les PMI ont-elles les ressources pour collecter les informations et, surtout, pour agir dans un délai raisonnable ? Que préconisez-vous pour faire évoluer le contrôle exercé sur les EAJE vers une meilleure prise en compte de la qualité d’accueil des jeunes enfants ? Quelle place envisagez-vous pour les parents et les communes dans l’exercice pratique et quotidien de ce contrôle ?
Vous indiquez aussi que « la régulation insuffisante du secteur marchand peut laisser prospérer des stratégies économiques préjudiciables à la qualité d’accueil ». Vous pointez plus précisément la baisse des dépenses de personnel, à rebours de l’augmentation des salaires et des prix, et l’augmentation conséquente des comptes « autres charges » dans les frais de siège de groupe. Comment l’expliquez-vous ?
Enfin, vous préconisez de restructurer les financements publics pour en faire un levier de qualité de la prise en charge. Pouvez-vous préciser vos propositions ? Vous paraît-il pertinent d’uniformiser les modalités de financement public ? Comment renforcer le contrôle financier des opérateurs et les éventuelles marges cachées qui figurent dans les conditions de financement des établissements ? Considérez-vous que cela passe nécessairement par une contractualisation de tous les acteurs avec la puissance publique, y compris les acteurs privés qui s’installent à son initiative ?
Mme Nicole Bohic. Alerter nécessite déjà de savoir que les choses ne sont pas faites correctement et de connaître les besoins des jeunes enfants. Une sensibilisation de tous les acteurs est nécessaire. Dans un établissement, un stagiaire avait l’interdiction de prendre les enfants dans ses bras. Ce n’est pas normal ! Outre les besoins des enfants, il est essentiel de connaître les attentes des parents. Il importe aussi que les professionnels puissent repérer les mauvaises pratiques. Tous doivent avoir accès à la connaissance des besoins fondamentaux.
Déjà en 1978, dans le cadre du travail consacré par Mme Veil aux pouponnières, un film avait montré la gravité des atteintes physiques et mentales des enfants en manque d’affection et d’activités d’éveil. La technicité ne suffit pas, il faut aussi une relation affective. Les travaux traitant de la sécurité affective de l’enfant dans les années 1960 ont été repris et ont conduit à l’élaboration de la charte nationale pour l’accueil des jeunes enfants, à domicile ou dans les crèches. Celle-ci part des besoins de l’enfant, mais reste peu appliquée.
La meilleure connaissance des besoins de l’enfant passe, pour les professionnels, par la formation. Notre rapport pose la problématique des CAP, certificats d’aptitude professionnelle. Souvent, les professionnels sont des jeunes – majoritairement des jeunes filles – qui étaient en difficulté scolaire et peinaient à trouver leur voie, à qui l’on a suggéré qu’ils pouvaient s’occuper de bébés et qui ont suivi une formation en ligne et effectué un stage non validant. Travailler avec des bébés et des enfants peut s’avérer ingrat et compliqué. Ce métier n’est pas d’emblée valorisant.
Avant de parler de contrôle, il faut parler des alertes. Mais pour alerter, il faut connaître les besoins de l’enfant et savoir repérer ce qui dysfonctionne. Dans le questionnaire, les établissements qui ont pointé ce qui ne va pas sont ceux dont le personnel est formé.
Des outils existent, comme la charte qui pose dix principes clairs comme le respect du rythme de l’enfant, celui de la place de ses parents ou le besoin de mobilité. Combien de fois avons-nous entendu « On ne court pas ! », dans les crèches que nous avons visitées. Pourtant, les pédiatres expliquent qu’un enfant d’un an et demi tient son équilibre en courant. Malheureusement, la charte est restée sous forme d’arrêté, que peu de parents lisent. Aussi faudrait-il la présenter différemment et la valoriser.
Quant au contrôle, il commence par une culture de l’erreur. Souvent, dans les établissements, les professionnels ont un niveau de formation peu élevé, se trouvent en difficulté et craignent de perdre leur travail. Un travail similaire à celui qui a été effectué dans le champ sanitaire et médico-social s’avère nécessaire, pour diffuser une culture de l’erreur et inciter le personnel à exprimer que quelque chose ne va pas, le cas échéant. Certaines crèches affichent une tolérance zéro et licencient systématiquement après une erreur. Certes, la responsabilité individuelle ne doit pas être niée, mais un employeur doit avant tout identifier les difficultés qui expliquent ce qui s’est produit. Les référentiels ont leur importance, en la matière, de même que l’autorégulation et les remontées d’informations.
Par ailleurs, la compréhension des besoins des enfants et de la façon dont on s’occupe d’eux concerne aussi les directeurs. Lors des témoignages, nous avons entendu des propos comme « j’ai claqué mes enfants et pourtant ils vont bien ! ».
Sensibiliser les professionnels, c’est aussi leur faire savoir que la PMI est joignable lorsque la direction ne réagit pas après une alerte. Aussi avons-nous demandé que le numéro de la PMI locale soit affiché dans tous les établissements et communiqué à tous les professionnels ainsi qu’aux parents.
M. Christophe Itier. Outre les PMI, la Caisse d’allocations familiales (Caf) a aussi une capacité de contrôle au travers de son lien organique avec les structures qu’elle finance par la PSU, prestation sociale unique – tandis qu’en Paje, prestation d’accueil du jeune enfant, le lien est avec les parents puisqu’il s’agit de solvabiliser la demande. Il s’agit certes d’un contrôle de la facturation et des données économiques, mais celles-ci renseignent aussi sur le fonctionnement d’une crèche et peuvent conduire à une alerte auprès de la PMI, en fonction de la consommation de couches par exemple.
Il apparaît, par ailleurs, que le contrôle des PMI porte largement sur le bâti, et marginalement sur le projet pédagogique et sur le fonctionnement de la crèche. Améliorer les signalements et les contrôles impose que la culture du besoin de l’enfant soit plus amplement partagée, y compris avec les parents qui envisagent la crèche comme un simple mode de garde. Dans les témoignages, de nombreux professionnels déclarent ne plus supporter qu’on leur dise « Amusez-vous bien ! », car ils ont le sentiment que cela dévalorise l’importance de leur profession dans une période pourtant stratégique du développement de l’enfant.
Il convient donc de changer le regard sur les établissements, qui ont certes vocation à apporter une solution aux familles, en remettant au centre les besoins de l’enfant, en faisant travailler ensemble la CAF et la PMI – comme c’est déjà le cas en Haute-Savoie – et en renforçant l’information aux parents. Mais, de l’avis des professionnels, la création d’un conseil de parents n’est pas la panacée, d’autant qu’ils peinent à inciter ces derniers à s’intéresser à la vie de l’établissement et à s’y investir, même de façon informelle.
M. Thierry Leconte. De nombreux acteurs interviennent dans le contrôle, mais ne se coordonnent pas toujours. Outre la PMI et la CAF, peuvent être mentionnés, à la marge, les services en région de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et, surtout, l’inspection du travail. Il nous a semblé important de valoriser le rôle du comité départemental des services aux familles, qui pourrait être l’instance au sein de laquelle tous ces acteurs pourraient échanger et confronter leurs observations pour appeler à une vigilance commune.
Par ailleurs, le fait que le financement des EAJE s’appuie sur deux dispositifs concurrents rend le modèle économique complexe et peu lisible. Le modèle de droit commun est celui de la PSU, qui repose sur la branche Famille, dont le financement cumulé ne peut excéder 66 % du coût de revient horaire, le complément étant versé par un tiers financeur – le plus souvent des communes, mais aussi d’autres personnes publiques ou des entreprises qui réservent des berceaux. Quant au modèle dérogatoire, ouvert aux micro-crèches, il repose sur le versement d’une allocation aux familles, lesquelles paient directement l’établissement. Dans ce modèle, la Caf n’a donc pas de lien avec les établissements.
Si les établissements financés à la PSU représentaient, au moment de la mission, 89 % de l’offre d’accueil collective, la dynamique de création de places est nettement du côté des micro-crèches, financées par la Paje. Cela permet de ne pas avoir de tiers financeur, mais se traduit aussi par un désengagement des communes.
Dans le questionnaire que vous nous avez transmis, madame la rapporteure, vous nous demandiez de retracer les raisons de ce mode de financement. Avec la PSU, il s’agissait de permettre un paiement au plus près du besoin des familles, en faisant payer à ces dernières uniquement le service dont elles ont besoin, contrairement à un système forfaitaire. Mais ce financement à l’heure est plus complexe à décompter. C’est la raison pour laquelle les familles badgent à l’entrée et à la sortie de la crèche.
Il s’agissait aussi d’augmenter la productivité des établissements et d’optimiser leur activité grâce à une hausse de la fréquentation évitant de laisser des places vides. Toutefois, cet objectif n’a été que partiellement atteint.
L’objet de la mission n’était pas d’expertiser le modèle économique, mais la qualité de l’accueil. Nous avons donc cherché à comprendre les difficultés engendrées par ce modèle, mais renvoyé son expertise à des travaux complémentaires qui pourraient être conduits par d’autres missions, comme nous le préconisons. Nous n’avions pas non plus, à l’époque, le pouvoir de contrôler des groupes. Nos investigations étaient donc limitées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je crois comprendre que les précisions que je sollicitais quant à la nature des charges des EAJE ne relevaient pas du champ de votre mission. En revanche, pouvez-vous nous indiquer comment devrait, à l’aune de vos travaux, évoluer le financement public pour être le plus vertueux possible afin que la prise en charge apporte des garanties pour la sécurité et pour le développement des enfants ?
M. Thierry Leconte. Le mode de financement est la conséquence du modèle que nous voulons et de la définition des besoins. Avant de répondre à cette question, je propose d’aborder le sujet de l’encadrement et des conditions de travail, éléments majeurs pour la qualité de l’accueil, l’attractivité du secteur, la fidélisation du personnel et la création de places.
La commission des 1 000 premiers jours préconise de respecter le ratio d’un adulte pour cinq enfants, tandis que la littérature scientifique établit un optimum d’un pour trois pour les enfants de moins de deux ans et d’un pour quatre ou cinq au-delà de deux ans. Si la réforme des normes applicables à la petite enfance (Norma) a introduit la possibilité d’opter pour un taux d’encadrement unique d’un professionnel pour six enfants, les taux moyens actuels – un adulte pour cinq enfants qui ne marchent pas et un adulte pour huit enfants qui marchent – ne permettent pas de travailler dans de bonnes conditions. Ils entraînent une charge de travail qui génère de la fatigue, du surmenage et, parfois, de la maltraitance envers les enfants. Nous avons observé qu’il en résulte une perte de sens pour les professionnels, qui ont le sentiment de ne pas pouvoir faire correctement leur travail. Cela explique que les responsables de crèche sont confrontés à des difficultés de recrutement et à un fort turnover.
M. Christophe Itier. Que l’on aborde la question par la qualité ou par la quantité, il ressort qu’il est difficile d’instaurer une dynamique de création de places pour répondre aux besoins des familles.
S’agissant des modes de financement, la mission a fait le constat d’un relatif échec. Le dispositif dérogatoire de la Paje favorise un lien distendu entre la branche famille, les opérateurs du contrôle de la qualité de l’accueil et les établissements. Il permet aussi de confier l’accueil des enfants à un seul professionnel à certaines heures, ou d’avoir un responsable pour plusieurs établissements, ce qui pose un problème d’encadrement. En somme, ces dispositions dérogatoires permettent une dynamique de création de places, mais détériorent l’activité. Quant au mécanisme de PSU, qui visait à faire payer les familles au plus juste et à accroître la fréquentation des crèches, il n’a pas fonctionné : le taux de remplissage est resté stable après le passage du tarif forfaitaire au taux horaire, plaçant les établissements en plus grande difficulté. Non seulement cela a induit un stress pour les professionnels, pris dans une logique administrative éloignée de leur métier, mais cela a conduit à des mécanismes de surcompensation pour favoriser la fréquentation aux heures méridiennes, durant lesquelles les enfants demandent pourtant le plus d’attention.
Aussi proposons-nous un processus d’extinction de la Paje, dans la durée et en associant toutes les parties prenantes, pour basculer vers la PSU. Les établissements qui en bénéficient y sont plutôt favorables, car cela leur procurerait davantage de stabilité et de visibilité. S’agissant de la PSU, nous préconisons de sortir de la logique de taux horaire, qui met tout le secteur en tension et ne répond ni aux objectifs de qualité ni à ceux de quantité.
L’étude conduite par la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) en juillet 2022 montre qu’il manque 10 000 personnes, toutes compétences confondues, pour faire tourner les 480 000 places existantes – ce qui se traduit par 10 000 places fermées. Pour répondre aux enjeux de création de places et d’amélioration de la qualité d’accueil, il est indispensable de rendre la profession à nouveau attractive et de fidéliser les personnels. Le mode de financement en est l’un des leviers.
M. le président Thibault Bazin. La parole est aux orateurs des groupes.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Merci pour la qualité de votre travail. Votre rapport a joué un rôle important dans la prise de conscience des difficultés dans le secteur de la petite enfance. Certes, les professionnels du secteur et leurs organisations syndicales les pointaient de longue date, sans être entendus, mais le mur de l’indifférence a été percé et les problématiques de la petite enfance sont enfin devenues un débat politique. C’est aussi à la suite de votre rapport et du fait du manque de réponse politique que j’ai déposé la résolution visant à créer cette commission d’enquête.
Il y a vingt ans, le secteur de la petite enfance a été ouvert aux acteurs privés lucratifs avec un modèle économique très avantageux, voire plus avantageux que celui destiné aux acteurs associatifs et publics. Je pense au crédit d’impôt famille, assez mal nommé puisqu’il bénéficie aux entreprises qui achètent des berceaux pour leurs salariés, et dont le coût pour les pouvoirs publics est élevé. Le résultat est, sans surprise, une privatisation – discrète mais réelle – du secteur. Ainsi, 80 % des places ouvertes ces dix dernières années l’ont été par des acteurs privés lucratifs. Votre rapport montre que cette privation coûte cher aux finances publiques et aux parents, et que les professionnels sont en moyenne moins bien payés que dans les crèches associatives ou publiques. Vous déplorez aussi « une recherche de rentabilité qui, dans certaines situations, peut poser un problème pour la qualité de l’accueil des enfants ». Les journalistes qui ont enquêté sur le sujet et publié un ouvrage à la rentrée pointent même une maltraitance économique.
Alors que les actionnaires de ces entreprises de crèche trouvent sans doute un intérêt à cette privation, un mouvement de financiarisation est observé. Vous écrivez que « l’entrée des fonds de capital-investissement dans l’actionnariat du secteur doit susciter la vigilance de l’État, tant pour les risques de coût financier que représente cette dynamique que pour les exigences de rentabilité qui peuvent lui être associées ». Quelles sont les conséquences de cette financiarisation ? Quelles mesures politiques faudrait-il prendre pour l’encadrer ?
Par ailleurs, votre rapport évoque une zone de risque quant à l’utilisation de l’argent public dans ces entreprises de crèche : « Il y a un risque que la multiplication des sources de financement public contribue davantage au taux de marge des entreprises qu’à la qualité de l’accueil des jeunes enfants. » Loin d’exprimer cette critique à la légère, vous l’étayez par des éléments précis. On apprend ainsi que dans les entreprises de crèche, le coût de la masse salariale par berceau a baissé de 2 % ces dix dernières années, alors que le Smic et les prix ont augmenté et que ce coût a progressé de 11 % dans le secteur associatif et de 18 % dans le public. C’est la preuve chiffrée d’un plan d’austérité, qui explique nombre des difficultés rencontrées par les établissements concernés.
Face à l’augmentation de 28 % des dotations aux amortissements dans les comptes des entreprises de crèche, vous demandez si l’argent public ne contribuerait pas à constituer leur capital immobilier. Vous constatez aussi une augmentation de 51 % du compte « autres charges », qui peut correspondre aux frais remontés aux sièges des grands groupes et se traduire par une perte de traçabilité de l’argent public. Aussi recommandez-vous une mission de contrôle ciblée sur un ou plusieurs groupes, devant conduire à une étude plus précise des comptes. Cette étude a-t-elle été conduite ou est-elle en cours ? Dans le cas contraire, cette commission d’enquête la mènera volontiers, avec votre aide.
Enfin, le sujet de la rentabilité fait l’objet d’un « ping-pong » entre l’administration et le lobby des entreprises de crèche (FFEC). Lorsque l’Igas avait évoqué un niveau pouvant aller jusqu’à 30 %, la fédération française des entreprises de crèche avait répondu que la rentabilité moyenne était de 3 %. Toutefois, vous indiquez que le cabinet de conseil qui a produit le chiffre avancé par cette fédération n’engage pas sa responsabilité sur cette estimation, et vous ajoutez que lorsque l’Igas confronte les chiffres fournis par la FFEC avec la source des données comptables, elle trouve une différence. J’ai le sentiment que vous accusez cette dernière de ne pas avoir donné les vrais chiffres. Comment connaître le réel niveau de rentabilité de ces groupes qui reçoivent de l’argent public ? Quelles questions poser et quels documents demander ?
Mme Alexandra Martin (LR). Les acteurs de la protection de l’enfance doivent accompagner la parentalité, et cette relation doit être réciproque – il y va de la sécurité, notamment affective, des enfants. Cela implique d’associer davantage les parents. À cet égard, vous préconisez de mettre un terme à la conception du parent comme client d’un simple mode de garde, pour encourager les crèches à engager des projets spécifiques, pédagogiques et ludiques, attribuant un rôle plus actif aux parents dans leur fonctionnement et soutenant la parentalité. Connaissez-vous des crèches qui ont eu recours à ce type de mesure ? Quel a été le résultat ? Impliquer les parents n’est-il pas une garantie de contrôle et de surveillance face aux dérives éventuelles ?
Mme Anne Bergantz (Dem). Je vous félicite à mon tour pour votre travail, qui constitue une base solide pour notre commission d’enquête.
La charte nationale d’accueil du jeune enfant fixe des objectifs assez simples et clairs parmi lesquels la bienveillance, le respect du rythme de l’enfant, les sorties à l’extérieur ou la motricité libre. Et si elle est affichée dans les établissements, les professionnels se l’approprient diversement. Par ailleurs, l’obligation d’avoir un projet d’établissement est à la fois chronophage, formelle et stéréotypée. Ne se disperse-t-on pas trop ? Ne faudrait-il pas se concentrer sur la charte, pour assurer une qualité d’accueil plus homogène ?
Par ailleurs, alors que plusieurs acteurs œuvrent dans le contrôle, chacun dans ses domaines de compétences, votre trente-neuvième recommandation encourage une évaluation croisée par les pairs. Pouvez-vous en dire plus ?
Vous recommandez aussi de confier les compétences d’ouverture, d’extension et de fermeture d’un établissement au président du conseil départemental. Pouvez-vous préciser l’intérêt que représenterait cette mesure ?
Enfin, le projet de loi pour le plein emploi propose de confier aux communes l’organisation de la gouvernance en matière d’accueil des jeunes enfants. Qu’en pensez-vous ?
M. le président Thibault Bazin. Nous en venons aux questions des autres députés.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vous remercie pour le travail d’inspection générale et pour le rapport que vous avez produit.
Ne faudrait-il pas que la charte ait une valeur contraignante et soit assortie de sanctions ? Ne faut-il pas responsabiliser les directeurs, et les sanctionner le cas échéant ? Certaines expériences que vous relatez sont choquantes.
Confirmez-vous que votre rapport concerne toutes les crèches, privées, publiques et associatives ?
Mme Nicole Bohic. Oui.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Alors que le personnel est souvent jeune, faut-il revoir les conditions de recrutement, par exemple en fixant une limite d’âge ou en prévoyant un examen d’entretien visant à déceler d’éventuelles fragilités ?
M. William Martinet (LFI-NUPES). L’organisation des débats n’est pas satisfaisante. Lorsqu’il y a trop de questions successives, il est compliqué pour les personnes auditionnées de répondre correctement. Sans compter que j’ai été écarté des postes à responsabilité de cette commission dont j’ai moi-même demandé la création.
M. le président Thibault Bazin. Je vous ai laissé tout le temps dont vous aviez besoin en discussion générale. Posez vos questions.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’aimerais que les personnes auditionnées puissent y répondre. J’ai une question sur les délégations de service public (DSP) aux acteurs privés lucratifs, dont vous observez qu’elles participent à tirer le coût de la place vers le bas. Si cela peut s’avérer intéressant pour la collectivité, d’un point de vue gestionnaire, c’est plus problématique s’agissant de l’intérêt des enfants. Parfois, les prix descendent à 3 000 euros par place, montant que vous jugez incompatible avec la qualité de l’accueil. Dans votre rapport, vous préconisez un minimum de 5 000 euros. En commission des affaires sociales, notre collègue Philippe Juvin, ancien maire de La Garenne-Colombes, a expliqué que les enfants sont accueillis dans de bonnes conditions dans les crèches en DSP de sa ville au prix de 4 000 euros la place. Pensez-vous que ce soit possible ?
J’ai rencontré les parents d’un enfant dont le doigt a été sanctionné par la roue d’un chariot lors d’un exercice d’évacuation. Cet accident est survenu dans une crèche du groupe La maison bleue, à Montrouge. Il semble que le matériel utilisé ne respectait pas les normes de sécurité. Il est souvent rappelé que la PMI ne doit pas se concentrer sur le contrôle bâtimentaire. En l’occurrence, il aurait fallu contrôler les chariots. Depuis, le groupe La maison bleue a demandé à au moins vingt-et-une de ses crèches de retirer ce chariot, manifestement dangereux pour les enfants. Comment s’assurer qu’aucune crèche de ce groupe en France n’utilise plus ce matériel, au-delà de Montrouge et des Hauts-de-Seine ? Quel contrôle doit être effectué ? Quelle évolution règlementaire ou législative faut-il prévoir pour que cet accident dramatique entraîne un contrôle plus large dans l’ensemble du territoire ?
M. Philippe Lottiaux (RN). Si les collectivités se sont tournées vers le privé, c’est qu’elles y avaient un intérêt. Mais des dérives existent. Les règles de la DSP sont-elles adaptées ? Elles conduisent à tirer les prix vers le bas et à retenir les moins-disants plutôt que les mieux-disants. La commande publique a-t-elle les moyens de redresser la situation ?
Vous avez aussi évoqué le renforcement de l’encadrement, mais le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ? Si les collectivités doivent augmenter la masse salariale du secteur, certaines ne s’en sortiront pas. Le nombre de places ne risque-t-il pas de se réduire ? Ne vaut-il mieux pas conserver l’équilibre actuel ?
M. Thierry Frappé (RN). Merci pour votre rapport très éclairant. J’en retiens la disparité des lieux et des prises en charge. Vous considérez que le taux optimal d’encadrement est d’un adulte pour six enfants, contre cinq en moyenne et huit dans les meilleures conditions aujourd’hui, selon que les enfants marchent ou non. Quelle sera l’incidence de ce taux, certes souhaitable, dans la pratique ?
Vous recommandez également l’évaluation des exigences applicables pour les locaux et les équipements, au deuxième semestre 2024. En cas de manquement, des visites semestrielles de contrôle devraient être assurées. Par qui le seront-elles – les parents, le département, l’État ou encore la Haute Autorité de santé au travers d’une accréditation des crèches ?
M. le président Thibault Bazin. Vous avez la parole pour répondre à l’ensemble des questions. Lorsque vous n’avez pas les éléments demandés ou si une question excède le périmètre de la mission, veuillez le préciser. S’agissant de la définition des besoins des enfants, nous auditionnerons la semaine prochaine Mme Casso-Vicarini, membre de la commission sur les 1 000 premiers jours, et les journalistes auteurs des ouvrages qu’a mentionnés notre collègue William Martinet.
M. Christophe Itier. Je répondrai aux questions relatives au modèle économique des crèches privées. Le rapport se contente de tracer des points de soupçon et des indices de difficultés qui découleraient de ce modèle. Ainsi, si l’évolution de la masse salariale est liée aux politiques de rémunération, elle s’explique sans doute aussi par le modèle dérogatoire de l’encadrement dans les micro-crèches. Nous posons des questions à partir de l’observation de comportements agressifs dans les DSP et de plusieurs certains indices comptables. Une mission de l’Igas et de l’Inspection générale des finances (IGF) est d’ailleurs en cours, pour comprendre les ressorts du modèle spécifique des micro-crèches.
Il convient aussi de préciser que les crèches privées et les micro-crèches ne sont pas uniquement des grands groupes. Nous avons aussi rencontré des entreprises de petite taille, personnelles, créées par des personnes qui n’étaient pas de la profession et qui se sont saisies du dispositif de la Paje pour investir une nouvelle activité. Nous y avons observé les mêmes effets.
En somme, le problème est systémique. Se focaliser sur les grands groupes ou sur un seul dispositif serait réducteur. Tous les opérateurs sont confrontés aux mêmes difficultés de recrutement. Or l’accueil de la petite enfance est d’abord un métier d’hommes et de femmes. Il est donc essentiel de le rendre attractif.
Un important effort de formation est nécessaire. Ainsi, indépendamment des départs en retraite ou naturels, il faudrait une année pleine de formation pour pallier le manque de personnel que la Cnaf évalue à 10 000 personnes.
Nous recommandons aussi de rendre opposable le schéma départemental dédié à la petite enfance, pour réguler l’offre. Au gré de nos visites, nous avons vu des structures associatives ou publiques mises en difficulté par l’arrivée de crèches privées.
Une approche systémique est indispensable, au risque sinon de passer à côté de certains sujets. Dans cette optique, outre la mission consacrée aux micro-crèches, des évolutions réglementaires et législatives permettent à notre corps d’inspection d’étudier les effets de consolidation avec les frais de siège et d’appréhender les éventuels mécanismes d’optimisation fiscale ou financière.
Mme Nicole Bohic. Vous nous avez aussi interpellés sur la question de la parentalité. Dans les années 1980, les crèches parentales étaient nombreuses, avec des parents impliqués dans leur fonctionnement. Depuis, le paysage a évolué. Certaines fonctionnent à l’identique, mais dans d’autres, les parents siègent uniquement au conseil d’administration. Dans tous les cas, il est essentiel de rendre leur place aux parents, quel que soit le type de crèche, et de leur fournir des éléments de repérage leur permettant d’être proactifs.
Pour les micro-crèches, notre recommandation de prévoir deux personnes le matin et le soir porte à la fois sur la sécurité et sur la parentalité. Les professionnels que nous avons interrogés considèrent que le partage avec les parents importe plus que leur participation aux instances.
Par ailleurs, la charte étant réglementaire, elle s’impose et elle est contraignante. Un groupe de travail ministériel élabore actuellement un référentiel de qualité et un guide pour le contrôle avec la charte comme base commune. Il faut aussi améliorer la communication aux parents, au-delà des dix principes contenus dans la charte.
La Haute Autorité de santé n’est pas habilitée à intervenir dans le secteur des crèches, qui ne sont pas des établissements sociaux et médico-sociaux au sens du code de l’action sociale et des familles. Nous avons demandé une évolution, mais elle prendra du temps.
L’évaluation croisée par les pairs existe dans de grosses agglomérations ou métropoles – que le rapport cite – et s’avère efficace. À ce stade, un référent qualité se rend avec un directeur de crèche dans une autre crèche, mais l’idéal serait de casser les barrières entre les types d’établissements. La qualité et la non-qualité existent partout. N’ayons pas de représentation a priori de tel ou tel secteur.
Certains éléments ne sont pas acceptables, comme une surface trop petite pour le nombre d’enfants accueillis. Les microcrèches ont d’abord été pensées pour neuf enfants, puis la réglementation a étendu ce nombre à dix et à douze avec la possibilité d’atteindre un taux d’occupation de 115 %, soit quinze enfants – ce qui s’avère difficile dans 50 mètres carrés. Il importe d’appréhender la question de la qualité de l’accueil dans sa globalité.
M. Thierry Leconte. Concernant les compétences du président du conseil départemental, la recommandation que nous avons formulée après consultation de Départements de France (ADF) va dans le sens de la simplification et de la cohérence. En effet, nous avons constaté que la décision d’ouverture d’une structure est du ressort des collectivités territoriales, tandis que celle de fermeture relève des services de l’État, en l’occurrence le préfet. À Lyon, les services de l’État – qui n’interviennent pas au quotidien dans la vie des crèches, puisqu’ils ne sont pas en charge du contrôle et de l’autorisation d’ouverture – ont ainsi été conduits à décider d’une fermeture. Cette procédure est source de lourdeur.
Plus que le renforcement du taux d’encadrement, nous suggérons de revenir à ce qui existait auparavant. Le tableau comparatif de l’annexe 1 montre l’évolution de la réglementation au fil des années. En l’occurrence, les exigences relatives au taux d’encadrement et au niveau de qualification requis ont été progressivement assouplies.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Concernant la délégation de service public, faut-il revoir le montage ou les modalités de passation, en particulier les critères et leur pondération ? Par ailleurs, ne serait-il pas plus pertinent de confier cette mission aux départements, dont dépend la PMI, qu’à l’échelon communal ?
M. Christophe Itier. Qui veut, peut ! La qualité a nécessairement un prix. La critérisation de la DSP est une volonté politique. Il faut y sensibiliser les élus.
Par ailleurs, la régulation de l’offre grâce au schéma départemental évite les effets de concurrence et permet d’être prescriptif, d’inscrire les besoins d’un territoire dans le temps, d’y adapter l’appareil de formation et d’éviter les effets de bord. En résumé, un travail systémique est indispensable, pour réguler l’offre et mettre les acteurs en relation en fonction du diagnostic et des besoins partagés.
M. le président Thibault Bazin. En fonction de la date de rendu du rapport de la mission Igas/IGF que vous avez évoquée, nous pourrons entendre leurs auteurs.
Nous entendrons les représentants de la mission de la DGCCRF consacrée aux microcrèches la semaine prochaine.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous recommandez une mission de contrôle ciblée sur un ou plusieurs groupes, conduisant à une étude de leurs comptes. A-t-elle été lancée ?
M. Thierry Leconte. L’autorisation vient d’être accordée. Elle devient donc envisageable.
M. le président Thibault Bazin. Merci.
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2. Audition de représentants de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) : M. Romain Roussel, sous-directeur de l’industrie, de la santé et du logement, Mme Virginie Gallerand, cheffe du bureau des produits et prestations de santé et des services à la personne, et M. Daniel Leplat, adjoint de Mme Gallerand (31 janvier 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous poursuivons nos travaux en recevant M. Romain Roussel, sous-directeur de l’industrie, de la santé et du logement à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), accompagné de Mme Virginie Gallerand, cheffe du bureau des produits et prestations de santé et des services à la personne, et de son adjoint, M. Daniel Leplat.
En 2021, la DGCCRF a réalisé pour la première fois une enquête sur le secteur des micro-crèches, qui sont des crèches collectives aux capacités d’accueil limitées à douze berceaux – dix au début de l’enquête, avant septembre 2021. Les services de la DGCCRF sont intervenus auprès de 362 micro-crèches dans 58 départements pour vérifier la bonne information précontractuelle des parents, l’absence de clauses abusives dans les contrats d’accueil et l’absence de pratiques commerciales trompeuses. Les résultats de cette enquête intéressent particulièrement notre commission dans la mesure où le mode de garde dont il est question, quoique minoritaire, est en plein essor.
Pourriez-vous, madame et messieurs, nous transmettre les résultats de votre enquête ? Nous savons que la DGCCRF intervient principalement dans le champ concurrentiel, pour rappeler aux professionnels la réglementation en vigueur et pour corriger les pratiques préjudiciables aux consommateurs, notamment à leur pouvoir d’achat. Ce que vous avez à nous dire permettra assurément de nourrir notre réflexion sur un modèle économique qui se développe depuis peu. Nous aimerions également savoir si votre enquête vous a permis de mettre en perspective le modèle des micro-crèches avec les autres modèles de garde collective d’enfants.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et son enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Madame, messieurs, je vous propose de nous exposer les résultats de vos travaux au cours d’une brève intervention liminaire. Je laisserai ensuite la parole à la rapporteure, puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses avec nos collègues.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Romain Roussel, Mme Virginie Gallerand et M. Daniel Leplat prêtent successivement serment.)
M. Romain Roussel. Avant de vous présenter une brève synthèse de l’enquête de 2021, je voudrais vous en rappeler le contexte et vous expliquer la façon dont elle s’inscrit dans les missions de la DGCCRF. Celle-ci veille particulièrement à la bonne information du consommateur, pour qu’il puisse faire des choix éclairés et pour que la concurrence entre les différents acteurs s’exerce d’une manière efficiente. Son rôle est aussi de protéger le consommateur de pratiques susceptibles d’être dangereuses pour les biens et les personnes ou qui présentent un risque en matière de loyauté – par exemple, lorsque certaines informations ne sont pas délivrées de manière fiable et transparente. Dans ce cadre, la sous-direction dont j’ai la charge, plus particulièrement le bureau chargé des questions de santé et des services à la personne, diligente des enquêtes dans les établissements accueillant des personnes âgées dépendantes ou d’autres publics fragiles, notamment des enfants en bas âge.
L’enquête dont il est question aujourd’hui est la première que nous réalisions au sujet des micro-crèches. Le bilan en a été présenté dans un communiqué de presse publié par le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ; nous vous en transmettrons bien sûr les résultats plus détaillés par la suite.
En réalisant cette enquête auprès de 362 crèches collectives, la DGCCRF a identifié certains manquements, en particulier au code de la consommation et aux règles de protection économique des consommateurs. De manière synthétique, environ deux établissements sur trois présentaient au moins une non-conformité, de gravité variable, en matière d’information délivrée, réduisant la capacité des parents à comparer les offres ou à les tromper dans certains cas sur la prestation d’accueil délivrée. Dans certains cas, des défauts d’information précontractuelle ont été relevés, privant parfois les parents d’informations sur les taux horaires, les grilles tarifaires ou les modes de prise en charge publique au titre de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) ou de la prestation de service unique (PSU). Les manquements concernaient également parfois les informations relatives à l’accueil en lui-même, par exemple aux caractéristiques des locaux ou aux modes de prise en charge. Dans un contexte concurrentiel, ce manque d’information peut nuire à la capacité des consommateurs à choisir le mode de garde qui leur paraît le plus adapté.
Plus rarement, les contrôles ont enfin permis de relever dans les contrats d’accueil la présence de clauses illicites ou présumées abusives, au sens de la loi, prévoyant par exemple des pénalités de retard disproportionnées, au détriment des familles. Des allégations trompeuses ont également été constatées dans des documents administratifs, commerciaux et contractuels, s’agissant par exemple des activités proposées, de la qualification du personnel ou encore de l’alimentation prétendument bio.
Cette enquête étant la première réalisée dans ce secteur, les suites qui lui ont été données avaient essentiellement une visée pédagogique et corrective. La DGCCRF fera de nouvelles visites dans le secteur à intervalles réguliers afin de vérifier que les injonctions sont suivies d’effets. Au total, 208 avertissements et 80 injonctions de mise en conformité ont été prononcés. Dans la majorité des cas (210 cas), heureusement, les gestionnaires de ces micro-crèches ont rapidement mis leur établissement en conformité.
En parallèle, la DGCCRF mène aussi des actions préventives et pédagogiques à l’intention des acteurs du secteur, afin de les aider à mieux s’approprier une réglementation fluctuante, que certains connaissent mal. Ce rôle d’accompagnement est important, dans la mesure où certains manquements étaient involontaires.
Il est essentiel de souligner que l’ensemble des manquements constatés ne relèvent pas des seuls services de la DGCCRF. Celle-ci, en particulier, n’est pas compétente en matière de maltraitance et n’a pas vocation à contrôler le traitement des enfants dans les lieux d’accueil. Le cas échéant, des signalements ont été faits aux services compétents. L’action de notre direction cible vraiment la protection du consommateur, son libre choix et la garantie de conditions de concurrence équitables.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie, madame et messieurs, d’avoir enquêté sur les crèches, qui présentent une caractéristique particulière au regard de votre activité. Elles accueillent en effet de jeunes enfants, particulièrement vulnérables, tandis que les parents n’assistent pas personnellement à la délivrance du service auquel ils ont recours. Il y a donc un enjeu particulier à surveiller les pratiques de ce secteur.
Votre rapport, assez édifiant, évoque des pratiques commerciales abusives, des défauts d’information précontractuelle ou des allégations trompeuses. Vous signalez un taux d’anomalie de 79 %, qui m’interpelle. Ces pratiques ont des conséquences graves pour les parents, qui ne sont pas forcément informés de leurs droits, ne connaissent pas le vrai prix des prestations et se retrouvent en difficulté pour comparer les meilleures offres. Vous soulignez que les atteintes sont de gravité variable et que certaines peuvent s’expliquer par une méconnaissance des règles commerciales de la part des professionnels de la petite enfance.
Pourriez-vous nous apporter des précisions au sujet des clauses illicites figurant dans certains contrats et nous donner une idée de l’étendue du phénomène ? Dans quelle mesure serait-il possible de sensibiliser les parents pour qu’ils se prémunissent de telles pratiques ?
Les résultats de votre enquête ont-ils entraîné une prise de conscience et fait évoluer les pratiques des professionnels du secteur, ou au sein de l’administration ? Avez-vous pu constater ces évolutions ?
Votre direction, ou une autre autorité, a-t-elle pour ambition de donner une suite à cette enquête en multipliant les canaux d’alerte et les contrôles ? Quelles actions ont déjà été menées a posteriori ?
Enfin, combien de signalements de parents avez-vous reçus au cours des derniers mois, et quelles suites leur donnez-vous ?
M. Romain Roussel. Je souhaiterais d’abord préciser que, si le taux de 79 % de manquement et de non-conformité peut paraître élevé, il est en réalité majoré, comme dans l’ensemble des enquêtes que nous menons, par le caractère ciblé et non aléatoire des visites : les inspecteurs ne contrôlent pas les structures au hasard mais en fonction des plaintes et des signalements reçus, ou parce qu’une clause mentionnée sur un site internet leur paraît anormale. Cette précision permet de nuancer le jugement ; il n’est pas inhabituel d’observer des taux d’anomalie supérieurs à 50 % dans les enquêtes de la DGCCRF du fait du ciblage initial.
S’agissant des manquements aux informations précontractuelles, plusieurs défauts ont été relevés de façon récurrente : absence de communication sur les taux horaires, les grilles tarifaires ou le mode de calcul ; informations obsolètes ou imprécises ; manque de cohérence entre le règlement de fonctionnement et le contrat souscrit par les parents. Les manquements sont de gravité variable et révèlent une forte hétérogénéité des pratiques de facturation. Des frais annexes aux frais journaliers sont parfois facturés, ce qui rend impossible toute comparaison objective du prix des différentes structures d’accueil par les parents. Il s’agit de l’un des points notables de l’enquête. Dans les cas les plus graves, lorsque ces défauts d’information précontractuelle contribuaient à l’opacité des prix, la DGCCRF a prononcé des injonctions. Il n’a cependant pas été relevé d’anomalie suffisamment grave à ce titre pour entraîner des suites répressives. Celles-ci sont plus nombreuses dans les secteurs où les pratiques illicites sont plus fréquentes et plus graves, par exemple dans celui de la rénovation énergétique.
Il est toujours difficile, de prime abord, de déterminer si ces manquements sont intentionnels ou non. Sur la base des comptes rendus des enquêteurs, il a semblé que dans la majorité des cas, ils relevaient plutôt d’une méconnaissance des obligations en matière de protection économique du consommateur. Cette enquête exploratoire nous a donc semblé particulièrement utile pour informer les professionnels de la réglementation ; nous avons rédigé un communiqué de presse pour accroître sa portée pédagogique. Professionnels et parents peuvent également trouver des informations sur le site de la DGCCRF et sur d’autres sites publics, comme 1000-premiers-jours.fr ou monenfant.fr. La DGCCRF a édité des fiches pratiques pour aider les parents à être vigilants avant de signer un contrat et à ne pas se laisser abuser par des professionnels indélicats ou méconnaissant la réglementation. Comme je vous le disais néanmoins, la plupart des défauts d’information constatés n’étaient pas intentionnels et les demandes de mise en conformité ont le plus souvent donné lieu à des rectifications rapides. Nous avons également constaté que lorsque des plaintes avaient été déposées, les établissements avaient remboursé les familles et modifié les clauses non conformes dans leur documentation.
Nous reconnaissons néanmoins que la fréquence des manquements peut conduire à s’interroger – notamment lorsqu’ils sont le fait d’établissements appartenant à des grands groupes, dont on peut penser qu’ils disposent de services juridiques étoffés ou qu’ils sont accompagnés par la caisse d’allocations familiales (CAF), par exemple. Dans ce cas, la méconnaissance alléguée peut être considérée, à tout le moins, comme de la négligence. Quoi qu’il en soit, le constat doit être nuancé par le caractère véniel de certains manquements. La volonté de créer un espace centré sur les enfants peut conduire à considérer que l’affichage des prix n’a pas sa place dans la crèche, d’autant plus que les contrats font l’objet d’un entretien spécifique. Toutefois, cela n’exonère pas les professionnels de leurs obligations et de leurs responsabilités ; de fait, même dans ce type de cas de figure, un certain nombre d’entre eux se sont mis en conformité avec la réglementation.
En dépit des mesures pédagogiques que nous avons prises, certains professionnels ont néanmoins persisté dans leurs manquements. Les allégations trompeuses ou clauses illicites et abusives sont plus particulièrement préoccupantes. Certaines créent une confusion entre la réglementation relative aux frais de réservation et la demande de dépôt de garantie. D’autres prévoient des facturations en sus du paiement par le chèque emploi service universel (Cesu), contrevenant ainsi au code monétaire et financier. Certains contrôles, enfin, ont relevé la présence de clauses contrevenant au code civil : elles exigeaient en effet un dépôt de garantie pour anticiper une potentielle inexécution des obligations du consommateur, alors qu’une clause pénale était déjà prévue au contrat. Ce cumul, théoriquement impossible, pénalise excessivement les consommateurs.
La DGCCRF s’est surtout intéressée aux clauses abusives au sens du code de la consommation, comme celles offrant au gestionnaire la possibilité de modifier de façon discrétionnaire le contrat, de le rompre de façon immédiate et unilatérale, ou d’imposer des pénalités de retard d’un montant disproportionné. Ces différents types de clauses prévoyant des coûts supplémentaires ou des surfacturations injustifiées nous semblent en effet de nature à engendrer un déséquilibre contractuel important au détriment des familles et à porter atteinte à leurs intérêts économiques. Dans certains cas, nous avons par exemple constaté que les parents devaient payer le double des arrhes versées s’ils annulaient l’accueil de leur enfant.
L’important est de parvenir à une plus grande transparence des contrats et de réduire l’asymétrie d’information entre les offreurs des contrats et ceux qui les signent – en l’occurrence, les parents. Parmi les établissements contrôlés sur la formation des contrats et les clauses abusives, 61 % ont fait l’objet d’une suite – avertissement ou injonction.
Quant aux allégations mensongères et trompeuses, nous en avons constaté sur les prix, les amplitudes horaires et les caractéristiques essentielles du lieu d’accueil en matière de superficie des locaux et de qualité des services – absence des éducateurs pour jeunes enfants, médecins, psychomotriciens ou diététiciens annoncés et qualifications fictives de certains membres du personnel, par exemple. Dans certains cas, les activités présentées dans les plaquettes publicitaires n’étaient pas proposées, par exemple les enseignements en langue des signes ou en anglais, les activités de jardinage et les ateliers animés par un intervenant extérieur – tout comme les espaces Snoezelen n’étaient en réalité pas mis à disposition.
Nous avons également constaté quelques manquements en matière d’allégations environnementales concernant la nourriture bio ou issue des circuits courts, le type de couches employé ou le choix d’un mobilier écoresponsable. Les taux de satisfaction des parents étaient parfois présentés de façon fantaisiste. Sur certains documents apparaissaient une Marianne, le logo du département ou celui de la CAF alors qu’en l’absence de partenariat, ce n’était pas justifié. Il était fait parfois une présentation valorisante de l’ensemble du groupe propriétaire, dont les crèches n’étaient pourtant qu’au stade de projet.
Dans la plupart des cas, les établissements ont heureusement corrigé assez rapidement ce type de manquements, s’agissant de l’affichage des prix notamment. D’autres ont néanmoins fait preuve de résistance, en particulier ceux auxquels étaient reprochées des pratiques commerciales trompeuses. Les inspecteurs de la DGCCRF ont dû retourner dans les établissements concernés après l’enquête, afin de veiller à ce que les clauses abusives ou trompeuses qu’ils avaient constatées sur le terrain soient retirées des contrats. Ces clauses ne sont pas le type de manquement le plus fréquent, mais 32 % des contrôles ont donné lieu à la rédaction d’une suite visant des pratiques commerciales trompeuses ; ce n’est pas négligeable.
S’agissant des suites données, 208 avertissements et 80 injonctions ont été privilégiés, en fonction de la gravité des manquements. Des mesures de suivis ont été mises en œuvre depuis.
Vous m’avez interrogé sur le nombre des signalements et les suites que leur donne la DGCCRF. La plateforme SignalConso est entrée en fonctionnement juste avant la crise sanitaire de 2020 ; nous l’adaptons en permanence, par exemple en créant une application mobile. Les consommateurs peuvent la renseigner lorsqu’ils rencontrent des problèmes. Pour les crèches et les micro-crèches, nous recevons peu de signalements ; il en allait de même des Ehpad. Peut-être les manquements surviennent-ils lorsque les parents ne sont pas présents. Parfois, les frustrations ou insatisfactions exprimées sur SignalConso relèvent de la compétence d’autres services – le département, la protection maternelle et infantile (PMI), les CAF –, à qui nous transférons les informations. Ils peuvent diligenter des contrôles, ou en organiser conjointement avec nous, notamment dans le cadre du suivi post-enquête. Depuis le 1er janvier 2022, nous avons ainsi reçu 200 signalements environ, dont seulement 120 en 2023. En comparaison, en 2023 également, nous en avons reçu plus de 12 000 relatifs à la rénovation énergétique. Toutefois, leur nombre est encore plus réduit s’agissant des Ehpad. Cela s’explique également par l’asymétrie de l’information, ainsi que par la multiplicité des canaux utilisés par les consommateurs : tous les manquements ne sont pas enregistrés dans SignalConso
M. le président Thibault Bazin. Vous allez devoir répondre à de nombreuses questions. Si par la suite vous souhaitez apporter des précisions ou des corrections à vos propos, il faudra nous les transmettre par écrit.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Outre le signalement, que peut faire un parent confronté à des clauses abusives ?
Vous avez souligné le faible nombre de signalements relatifs au secteur. Peut-être les parents craignent-ils aussi de perdre la place en crèche de leur enfant, alors qu’il s’agit d’un élément central de l’organisation familiale.
Pouvez-vous détailler les cas de présentation fantaisiste des taux de satisfaction des parents ?
Dans le cadre du suivi post-contrôle, vous vérifiez que vos recommandations sont appliquées. Procédez-vous à d’autres contrôles pour vous assurer qu’elles le sont de manière pérenne ?
M. Romain Roussel. S’agissant des présentations fantaisistes, je ne dispose pas de chiffres, mais les comptes rendus d’enquête montrent que certaines microstructures affichent des taux de satisfaction par les parents, parfois très élevés, pour valoriser la qualité perçue de l’accueil. Il existe des professionnels sérieux qui mettent en avant les résultats de sondages menés auprès de leur clientèle, mais d’autres n’ont aucun élément objectif à faire valoir pour justifier le taux affiché en vitrine ou dans des plaquettes – on peut comparer cela aux faux avis qu’on trouve sur internet.
En cas de manquement ou de clause abusive, les parents peuvent déposer un signalement sur la plateforme et saisir nos services. Il arrive qu’ils portent plainte, ce qui entraîne un suivi judiciaire. Parfois, ils s’adressent aux services de la CAF ou de la PMI, qui diligentent des enquêtes complémentaires sur les anomalies qu’ils sont habilités à constater, ainsi que des contrôles conjoints avec les services en charge de la CCRF, chacun travaillant dans sa sphère de compétence.
Lorsque nous constatons des pratiques abusives ou trompeuses, la procédure prévoit d’abord une injonction de remise en conformité. Dans ce cadre, les enquêteurs retournent dans l’établissement concerné pour s’assurer de son application.
Nous ne menons pas d’enquête nationale systématique dans tous les secteurs. Notre programme national d’enquêtes prévoit des ciblages à même de couvrir les différents modes de garde. En 2019 et 2020, nous avons ainsi enquêté sur la garde à domicile. Nous nous attachons également à nous intéresser au fil du temps à tous les types d’établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS), publics et privés. Ensuite, à intervalle régulier, nous retournons voir des structures qui ont fait l’objet de plaintes ou de signalements pour vérifier qu’elles tiennent leurs engagements dans la durée.
M. le président Thibault Bazin. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Thierry Frappé (RN). Merci pour le rapport relatif aux microcrèches. Passionnant, il soulève des interrogations. J’ai été étonné du taux d’anomalies, qu’elles soient mineures ou qu’elles aient donné lieu à des injonctions – 80, c’est beaucoup. Pourquoi n’aviez-vous encore mené aucune enquête sur ce secteur des crèches, en expansion depuis de nombreuses années ? Est-ce l’État qui a demandé ce rapport ?
Vous expliquez la rapidité des mises en conformité par la méconnaissance des règles. Pourtant, les grands groupes disposent d’avocats. Je n’aimerais pas qu’ils aient volontairement cherché à tromper les consommateurs.
Vous avez assuré un suivi post-enquête. Pensez-vous que l’action menée est suffisante, qu’il faille en faire davantage, ou qu’il soit nécessaire de renforcer la législation ?
M. Romain Roussel. Nous avions déjà investigué sur ce secteur de la petite enfance, en nous intéressant aux gardes à domicile. Toutefois, la DGCCRF n’avait jamais enquêté sur les micro-crèches avant 2021, notamment parce qu’il s’agit d’un mode de garde encore émergent au niveau national : en 2018, on en dénombrait 4 090, majoritairement à but lucratif. Son essor résulte à la fois d’une déficience de l’offre et de la grande souplesse des dispositions qui régissent leur fonctionnement. En général, la DGCCRF accompagne les nouvelles tendances de consommation en effectuant des vagues de contrôles. Le programme national d’enquête est revu chaque année sous l’égide de la directrice générale, afin de donner la priorité à différents sujets, en fonction des manquements constatés lors de précédentes campagnes d’enquête dans des secteurs proches, des signalements des consommateurs et des concurrents. Ainsi, nous avons décidé de nous intéresser à ce secteur à la fois parce qu’il se développe et pour vérifier s’il ne s’y produisait pas des manquements de même nature que ceux constatés dans des structures comparables par leur activité de prise en charge et par les modes de facturation, en particulier les Ehpad.
Nous avons choisi de médiatiser le bilan de l’enquête sur les micro-crèches pour favoriser une prise de conscience des professionnels du secteur, car tous n’étaient pas au fait de la réglementation en vigueur. La communication accroît l’effet de notre action sur le terrain.
Par ailleurs, au-delà de ces politiques d’enquête et de contrôle, la DGCCRF peut proposer des évolutions réglementaires. La loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi prévoit d’insérer dans le code de la santé publique l’article L. 2324-2-2, dont l’alinéa 2 dispose : « Le président du conseil départemental, les organismes débiteurs de prestations familiales et le représentant de l’État dans le département s’informent mutuellement des décisions qu’ils prennent et des actions qu’ils conduisent dans l’exercice de leurs missions […]. Ils communiquent aux autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant ces décisions ainsi que les résultats des contrôles. Ils peuvent se communiquer tout document ou toute information détenu ou recueilli dans l’exercice de leurs missions, sans que les dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale ou celles relatives au secret professionnel fassent obstacle à une telle communication. » Le décret n’est pas encore paru, mais il s’agit bien de favoriser la communication entre les services, donc leur synergie sur le terrain, ce qui augmentera l’efficacité de l’action publique. C’est là un élément central de notre action.
D’autres pistes d’évolutions légales et réglementaires sont envisagées, en particulier pour doter les enquêteurs en charge de la CCRF d’habilitations spécifiques relatives aux micro-crèches, inscrites dans le code de l’action sociale et des familles et dans le code de la santé publique.
M. le président Thibault Bazin. Ces propositions nous intéressent, nous vous remercions de nous les communiquer.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Merci pour votre rapport. Il est extrêmement inquiétant, puisqu’il ne concerne pas la commercialisation de trombones ou de chaussettes, mais l’accueil de jeunes enfants, c’est-à-dire d’un public vulnérable. Or vos services relèvent que 79 % des 364 établissements contrôlés présentaient des anomalies.
Qui sont les gestionnaires des micro-crèches ? C’est l’éléphant dans la pièce : on ne peut pas ne pas faire le lien. Il s’agit en grande majorité de structures privées à but lucratif. Certes, certaines relèvent du secteur associatif et il existe des crèches parentales, mais la multiplication des micro-crèches ces dernières années résulte de l’expansion du secteur privé lucratif dans le domaine de la petite enfance. On ne peut déconnecter la question des anomalies et des fraudes de l’identité de ces acteurs, qui cherchent la rentabilité.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les clauses abusives et les pénalités disproportionnées dans les contrats passés avec les parents ? Il s’agit d’une question centrale. Certains parents renoncent à retirer leur enfant de la crèche à cause des sanctions financières, même s’il n’est pas accueilli dans de bonnes conditions. En effet, cette pression s’ajoute à la crainte de ne pas trouver un autre mode de garde. Je veux bien qu’il faille laisser jouer la libre concurrence, mais le contexte contraint ne permet pas aux parents de comparer les crèches et d’en choisir une en toute liberté : la difficulté à trouver un mode de garde les contraint à l’inscrire là où ils trouvent une place. Le sujet est donc très sensible.
Vous avez dit que malgré le taux d’anomalie, vous n’aviez pas décidé de suites répressives, mais on ne peut pas mettre tous les manquements sur le dos de l’ignorance. Quand un établissement assure que des professionnels parlent anglais aux enfants ou que la nourriture est bio alors que ce n’est pas le cas, la fraude est avérée. De telles non-conformités sont graves. Qui a décidé qu’il n’y aurait pas de suites répressives ? S’agit-il d’une consigne politique, venue du ministère, ou d’une décision administrative ?
L’ampleur des anomalies justifierait d’autres conséquences que le suivi du respect des injonctions, notamment une nouvelle enquête nationale. Pourquoi ne l’organisez-vous pas ?
M. Romain Roussel. L’enquête a révélé que certaines clauses relatives aux frais de réservation étaient illicites en raison d’une confusion entre des arrhes et un dépôt de garantie. En cas d’annulation de l’accueil, certaines structures appliquaient des pénalités trop élevées par rapport aux sommes versées à titre de garantie ; parfois les contrats ne précisaient pas suffisamment à quelles pénalités s’exposaient les parents en cas de retrait de l’enfant. Nous avons pris ce problème en considération dans le cadre de notre étude des possibles évolutions réglementaires, afin que les enquêteurs en charge de la CCRF disposent d’outils relatifs aux modes de calcul des tarifs et puissent sanctionner certaines pratiques. Il faut clarifier les règles, en distinguant les arrhes et les dépôts de garantie, qui doivent être interdits.
Le taux de 79 % d’établissements présentant au moins une anomalie est frappant. Il faut cependant le considérer avec prudence. D’une part, les enquêtes étaient ciblées. D’autre part, les défaillances n’étaient pas toutes de la même gravité, allant du défaut d’affichage dans un document à la pratique commerciale trompeuse.
Lorsque les professionnels ne respectent pas les injonctions, c’est-à-dire ne se mettent pas en conformité, les agents de la DGCCRF peuvent établir un procès-verbal pour engager une procédure pénale. Dans de très rares cas, ils ont recouru à ce niveau de sanction. Lorsque le plan de contrôle annuel prévoit d’enquêter pour la première fois sur un secteur émergent, la direction privilégie les actions pédagogiques, sauf en cas de manquements graves, par exemple relevant de la sécurité. Nous utilisons toute la gradation des sanctions – simple avertissement, injonction, procès-verbal.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Qui a pris cette décision ?
M. Romain Roussel. C’est la pratique des enquêteurs de terrain. Lorsqu’ils constatent un simple défaut d’affichage des prix, ils se contentent d’émettre un avertissement. En cas de manquements intentionnels ou susceptibles d’empêcher les parents de connaître les termes du contrat, ils peuvent décider de sanctions plus sévères. La décision est laissée à leur appréciation ; leur savoir-faire leur permet d’évaluer la gravité des défaillances. Quand un secteur n’a jamais été contrôlé, ils recourent en priorité aux actions correctives, mais lors du suivi ou des vagues d’enquêtes suivantes, on leur demande de donner des suites répressives, afin de s’assurer que les messages sont bien compris.
M. le président Thibault Bazin. M. Martinet demandait si le pouvoir politique intervenait dans le cours des enquêtes. Je comprends que les enquêteurs décident seuls des actions à mener. Pouvez-vous le confirmer clairement ?
M. Romain Roussel. En effet, ils portent une appréciation technique, sur le fondement des dossiers qu’ils étudient dans le cadre de leurs fonctions. Lors de l’élaboration du plan national d’enquêtes, des visées plus répressives peuvent être prévues si l’on a constaté des manquements récurrents dans les secteurs concernés, et pas d’amélioration. Dans ce cas, nous pouvons dire aux enquêteurs que la pédagogie n’ayant pas suffi, ils doivent adopter une démarche plus répressive. Néanmoins, la décision dépendra de leur appréciation, en fonction de la solidité du dossier, des preuves dont ils disposent et, surtout, de la gravité des manquements – un problème d’affichage rapidement corrigé n’emporte pas les mêmes conséquences qu’une volonté de tromper le consommateur.
M. le président Thibault Bazin. Est-ce vous qui donnez ces consignes ?
M. Romain Roussel. Pour être précis, lorsqu’une enquête est inscrite au plan national, un document méthodologique est mis à disposition des enquêteurs, afin de leur préciser quels types de manquements ils sont habilités à contrôler et ceux constatés dans des enquêtes similaires. Ensuite, l’enquêteur chargé de l’investigation apprécie la gravité des défaillances dans l’entreprise.
Mme Anne Bergantz (Dem). Quelles sont les proportions respectives de micro-crèches indépendantes et de celles appartenant à de grands groupes ? Selon vous, les pratiques douteuses, comme les préavis abusifs, les clauses interdisant la résiliation du contrat à certaines périodes de l’année et les montants des pénalités de retard s’expliqueraient par une méconnaissance du code de la consommation. Je m’étonne comme mes collègues que les grands groupes ne disposent pas des ressources juridiques propres à garantir le respect de règles élémentaires dans leur domaine d’activité. Ces défaillances sont-elles davantage le fait de micro-crèches indépendantes ?
La DGCCRF a, comme vous l’avez dit, privilégié les suites pédagogiques et correctives. Toutefois, certains manquements sont plus graves que d’autres, comme les allégations trompeuses et mensongères, en particulier s’agissant des diplômes. Vos services ont-ils évalué le taux d’encadrement ? Je comprends le droit à l’erreur et le choix d’adresser des demandes de mise en conformité. Toutes les anomalies constatées ont-elles fait l’objet de suites systématiques ?
M. Romain Roussel. L’enquête visait à explorer le marché des micro-crèches, qu’elles soient indépendantes ou qu’elles appartiennent à des groupes, de tailles différentes. Je n’ai pas ici de précisions sur la nature des manquements rapportée à la taille des structures. Compte tenu du nombre de contrôles effectués, je ne suis pas sûr qu’il soit possible d’établir des statistiques fiables en la matière. Les enquêtes étant ciblées, les résultats ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble du marché, il faut donc faire attention aux conclusions qu’on en tire.
De même, on ne peut pas en inférer de généralités relatives au taux d’encadrement. Certains comptes rendus régionaux font état de membres du personnel ne possédant pas les diplômes attendus ou d’activités annoncées mais non organisées. La DGCCRF n’intervient pas sur les questions de formation, mais elle constate une divergence entre les prestations annoncées et celles effectivement délivrées, qui enfreint le code de la consommation.
Chaque fois qu’il constate un manquement, l’enquêteur lui donne des suites, allant du simple avertissement au procès-verbal, en passant par l’injonction, mesure intermédiaire qui fonctionne comme une clause de revoyure.
M. le président Thibault Bazin. Je comprends que vous n’avez pas concentré votre action sur les plus graves défaillances. Chaque manquement entraîne systématiquement une suite, avec une gradation des réponses.
M. Romain Roussel. Tous les manquements font l’objet de suites ; l’avertissement constitue une suite. Toutefois, les agents ont consacré l’essentiel de leur temps aux dossiers les plus complexes et les plus graves. En effet, il s’agit d’un public fragile : la priorité est de mettre fin aux défaillances les plus alarmantes.
Mme Anne Bergantz (Dem). Confirmez-vous que chaque manquement entraîne une suite, et un contrôle subséquent ?
M. Romain Roussel. Les injonctions entraînent une visite de contrôle. S’agissant des avertissements, la revoyure n’est pas systématique, par exemple lorsque l’affichage des prix a été mis en conformité. Encore une fois, cela ne concerne pas les cas les plus problématiques.
M. Joël Aviragnet (SOC). Les contrôles réalisés en 2021 et 2022 ont mis en lumière de trop nombreux dysfonctionnements, puisque deux tiers des établissements étaient dans l’illégalité. Certains sans doute avaient seulement commis des erreurs, mais je ne peux croire que ce soit le cas de tous. Ce n’est pas par hasard qu’une micro-crèche inclut une clause abusive dans son contrat ou demande aux familles des pénalités exorbitantes : il existe une volonté délibérée de tromper. Que préconisez-vous pour éviter de telles dérives à l’avenir ?
S’agissant des défaillances qui ne relevaient pas de vos compétences, notamment dans les soins aux enfants, combien de signalements les services de protection de l’enfance ont-ils reçus ?
L’État doit-il mieux accompagner ces structures pour s’assurer qu’elles respectent la loi ? Faut-il que vos agents réalisent davantage de contrôles dans ce secteur ? Avez-vous connaissance de dérives similaires dans des crèches accueillant plus de douze berceaux ?
M. Romain Roussel. Vos propos vont dans le sens de la clarification de la réglementation et des habilitations données aux agents de DGCCRF que j’évoquais tout à l’heure. On peut penser que les manquements liés au montant des arrhes ou des pénalités sont involontaires, mais on n’en est pas toujours certain. Ce qui est important, c’est que les échanges entre les différents services administratifs permettent d’améliorer la prise en charge des enfants en bas âge dans les micro-crèches et plus généralement les structures d’accueil. C’est le sens de l’évolution législative que nous avons défendue et qui s’est traduite dans la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi.
Sur le terrain, dans les départements, des contacts sont noués par les différents services : agents en charge de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (CCRF), agents des services départementaux et agents de la CAF. Sur la base des éléments portés à leur connaissance, ceux-ci peuvent transmettre aux autres services des signalements relevant de leur champ de compétences respectif. En l’absence de statistiques nationales, je ne suis pas en mesure de vous communiquer le nombre de signalements transmis par les services départementaux de la CCRF aux autres services. Des informations figurent toutefois dans certains comptes rendus régionaux, lesquels agrègent les informations départementales et nous servent de fondement pour dresser les bilans des enquêtes.
M. le président Thibault Bazin. Dans la perspective des visites de terrain que nous allons effectuer, il serait intéressant, que vous puissiez analyser la façon dont les informations ont été échangées dans les départements où des contrôles ont eu lieu.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez indiqué à plusieurs reprises, monsieur Roussel, avoir émis des recommandations au sujet des évolutions de la réglementation qui découleront de celle, récente, de la législation. Pourriez-vous nous présenter les pistes d’évolution que vous envisagez, et nous transmettre la totalité de vos propositions par écrit ?
M. Romain Roussel. Je ne dispose pas d’éléments beaucoup plus précis que ceux que je vous ai déjà présentés, concernant les pistes d’évolutions réglementaires, mais nous pourrons vous transmettre le document que vous demandez avec le bilan de l’enquête.
M. le président Thibault Bazin. On attend le décret d’application de l’article L. 2324-2-2 du code de la santé publique, inséré par la loi du 18 décembre 2023. J’aimerais être certain de comprendre : lorsque les faits constatés lors des contrôles relevaient bien de votre compétence, avez-vous systématiquement partagé les informations afférentes avec les services des CAF et des PMI, qui financent ces structures au niveau local, délivrent les agréments et veillent à la qualité de l’accueil des enfants ?
Il est important pour la qualité de l’accueil que les processus puissent être corrigés, le cas échéant. Certains partages d’information sont autorisés, d’autres ne le sont pas : pourriez-vous nous préciser ce qui relève de la loi et du domaine réglementaire ? Qu’est-ce qui vous empêchait jusqu’à maintenant de transférer certaines informations ? Les PMI et les CAF ont besoin de savoir si les engagements pris lors du dépôt des demandes d’agrément et de financement sont respectés. Les problèmes liés à la Paje et à la PSU, par exemple, intéressent directement la CAF.
En résumé : qu’avez-vous fait ? Que n’avez-vous pas pu faire ? Que faut-il corriger ?
M. Romain Roussel. S’agissant des échanges d’informations, la loi pour le plein emploi a modifié le cadre d’habilitation en vigueur au moment de l’enquête, en 2021. Nous n’avons donc pas effectué de transmissions systématiques entre les différents services sur le terrain. Des échanges ont néanmoins eu lieu, par exemple à l’occasion de la participation de la DGCCRF à certains comités départementaux des services aux familles (CDSF), en 2023. Dans ce domaine comme dans celui de la santé, il est important d’inscrire notre action dans un cadre plus clair et complet. Le décret, une fois publié, facilitera le travail des enquêteurs sur le terrain et permettra de leur rappeler qu’il faut systématiser les échanges d’information. Il y va de l’efficacité de l’action publique dans sa globalité.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Les signalements que vous évoquez, monsieur Roussel, sont-ils faits en application de l’article 40 du code de procédure pénale ? S’agit-il d’informations préoccupantes ?
M. Romain Roussel. Il n’existe pas de procédure standard systématique. Les échanges ont parfois eu lieu de façon informelle, à l’occasion de la participation de la DGCCRF aux CDSF. Nous rappelons aussi régulièrement à nos enquêteurs la possibilité de mettre en application l’article 40 du code de procédure pénale lorsqu’ils constatent des manquements dans des champs de compétence qui ne sont pas les leurs.
M. le président Thibault Bazin. Nous vous remercions pour l’ensemble de ces informations, monsieur Roussel, et vous invitons à nous transmettre les documents demandés.
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3. Audition de Mme Michèle Peyron et de Mme Isabelle Santiago, députées, vice-présidentes de la Délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale, rapporteures de la mission flash sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches (rapport d’information n° 1842) (31 janvier 2024)
M. le président M. Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous démarrons nos travaux de cet après-midi par une audition un peu particulière, puisque nous recevons nos deux collègues Michèle Peyron et Isabelle Santiago, auteures d’un rapport sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches. Ce rapport est l’aboutissement d’une mission flash qu’elles ont menée pour la délégation aux droits des enfants. Nos collègues étant également membres de la commission d’enquête, je conçois cette audition comme un temps d’échange et de partage.
Nous avons certes déjà eu l’occasion d’échanger dans d’autres cénacles, y compris lors des débats préalables à la création de cette commission d’enquête, mais il nous semblait utile de prendre à nouveau le temps d’échanger avec vous, afin de nous poser ensemble les bonnes questions et de recevoir vos précieux conseils. Nous voulons non refaire votre travail mais nous appuyer sur celui-ci et l’utiliser comme une rampe de lancement pour le nôtre. Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Michèle Peyron et Mme Isabelle Santiago prêtent serment.)
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Votre rapport est très riche et il nous sera très précieux. Pourriez-vous, pour commencer, nous rappeler vos principales recommandations ?
Vous insistez sur l’importance du principe de référence, selon lequel un enfant a besoin qu’un adulte identifié s’occupe de lui. Pourriez-vous revenir sur ce principe et nous dire ce qu’il faudrait faire pour qu’il soit mieux respecté ?
Sur le volet financier, vous préconisez le développement du crédit d’impôt famille (Cifam) et la création d’un dispositif équivalent pour le secteur associatif. Pourquoi cet outil vous paraît-il pertinent ?
Enfin, vous préconisez un investissement massif dans la formation de professionnels de la petite enfance. Quelles sont les voies les plus rapides pour y parvenir ?
Mme Michèle Peyron. Nous avons remis notre rapport à la délégation aux droits des enfants en novembre 2023. Même si notre mission flash n’a duré qu’un mois, nous avons pu mener une vingtaine d’auditions. Toutes les personnes que nous avons contactées ont accepté d’échanger avec nous et ont répondu à toutes nos questions. Je tiens à saluer tous les professionnels et les acteurs de terrain qui s’occupent de nos enfants au quotidien avec beaucoup d’abnégation.
Nous ne pourrons pas détailler nos cinquante-quatre recommandations, mais nous sommes à votre disposition pour en discuter. Il nous a semblé que la question des crèches devait être envisagée dans une perspective plus globale et que c’est l’enfant qui devait être au cœur de nos préoccupations. Isabelle Santiago reviendra sur cet enjeu ; pour ma part, je veux surtout évoquer les professionnels et le contrôle des structures.
Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) d’avril dernier a pointé de nombreuses défaillances au sein de certaines structures, ainsi qu’une pénurie inquiétante de professionnels. Nous avons auditionné des acteurs du secteur de la petite enfance – gestionnaires et professionnels de terrain – travaillant aussi bien dans le public que dans le privé lucratif et non lucratif, mais aussi des universitaires et des agents de l’administration, afin d’avoir une vision globale de la situation.
Le principal constat, et le plus inquiétant, c’est la pénurie de professionnels : il en manque 10 000 pour garantir le maintien et la qualité des places en crèche et 20 000 partiront à la retraite d’ici à 2027. Par ailleurs, le nombre de places ouvertes en crèche ne coïncide absolument pas avec le rythme des recrutements dans ce secteur : entre 2011 et 2021, alors que le nombre de places en établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE) a augmenté de 31 %, le nombre de nouveaux éducateurs n’a augmenté que de 7 %.
Il faut un plan d’urgence de formation des professionnels du secteur de la petite enfance. L’État doit définir des objectifs de formation en concertation avec les régions, qui sont cheffes de file en la matière, et lancer une grande campagne pour faire connaître ces métiers, qui peuvent susciter des vocations chez les jeunes, mais aussi donner lieu à une reconversion professionnelle.
Le contenu des formations doit également être revu : l’enseignement est aujourd’hui trop théorique et le stage n’est pas suffisamment pris en compte. Il ne nous paraît pas concevable qu’une personne puisse recevoir son diplôme et s’occuper de bébés ou de jeunes enfants si son stage s’est mal passé. La formation théorique doit faire plus de place aux neurosciences, au soutien à la parentalité, à l’éveil culturel et à la prise en charge des enfants en situation de handicap. Nous préconisons, par ailleurs, la suppression, dès la rentrée de 2024, des formations en ligne du type CAP petite enfance. Il est dangereux de confier des bébés ou des enfants à des personnes qui n’ont jamais travaillé à leur contact au cours de leur formation.
Il importe, enfin, que les EAJE comptent davantage de personnes diplômées. Le décret dit Morano a revu à la baisse les exigences de qualification des professionnels, faisant passer de 50 % à 40 % l’effectif moyen annuel des professionnels chargés de l’encadrement des enfants. Nous souhaitons a minima que ce taux atteigne au moins 60 % et que l’on interdise progressivement tout recrutement de personnes non diplômées. La formation continue doit, elle aussi, avoir une place centrale dans les carrières.
Parallèlement à cette rénovation de la formation, il importe d’accroître l’attractivité des métiers de la petite enfance. Cela suppose tout d’abord une amélioration des conditions matérielles de travail, grâce à la réduction de la taille des groupes : nous préconisons qu’il y ait un professionnel pour cinq enfants en âge de marcher et un professionnel pour trois bébés. Par ailleurs, le taux d’encadrement doit être calculé au niveau des sections ou groupes d’enfants, et non au niveau de l’établissement.
Il est également essentiel de reconnaître le temps de travail hors enfant, ce que le mode de financement actuel ne permet pas. Les professionnels ont besoin de temps d’échange, de formation et de concertation, qui ne sauraient être pris sur l’heure du déjeuner, ni sur le temps de fermeture des structures. Il faut réformer le mode de financement des crèches, qui ne correspond plus aux besoins de l’enfant.
Les salaires sont un autre levier permettant d’accroître l’attractivité de ces métiers. Les gestionnaires publics et privés essaient de proposer des salaires supérieurs au Smic, mais l’inflation et les hausses successives du Smic rendent les augmentations difficiles. Le mode de financement actuel, fondé sur la prestation de service unique (PSU) et le plafond de 10 euros par jour – qui n’a pas été rehaussé depuis 2013 – ne permet pas de revalorisation significative. Dans le privé, cette question est renvoyée au dialogue social, notamment à l’accord national interprofessionnel (ANI) relatif aux salaires. Nous veillerons à ce que ce sujet soit effectivement abordé : les métiers de la petite enfance sont très peu représentés au niveau syndical, alors qu’ils sont pourtant des métiers de premier recours. Dans le public, l’État doit montrer l’exemple et procéder à des revalorisations salariales.
Pour rendre leurs lettres de noblesse à ces métiers, il faut aussi mieux accompagner les professionnels. Dans mon rapport de 2019 sur la protection maternelle et infantile (PMI), je préconisais déjà la création d’un référentiel national bâtimentaire. Avec Isabelle Santiago, nous recommandons l’établissement d’un référentiel relatif à la qualité des structures et la création d’un label qualité au niveau national, dont le respect serait vérifié régulièrement. Il faut repenser la culture du contrôle : les professionnels de la PMI ne doivent plus être perçus comme les méchants qui ferment des structures, mais comme des alliés, capables de répondre aux interrogations des professionnels. Par ailleurs, la PMI devrait, selon nous, se délester de la partie bâtimentaire pour se recentrer sur son champ d’expertise, à savoir le développement de l’enfant.
En 2019, je recommandais d’expérimenter le transfert de tout ou partie de la compétence relative aux EAJE à la caisse d’allocations familiales (CAF) – je pensais en particulier à la partie bâtimentaire. Une expérimentation est en cours en Haute-Savoie, qui donne des résultats positifs : les PMI et les CAF travaillent de concert et les professionnels des structures et des PMI ont renoué un contact qualitatif. Nous proposons donc de généraliser cette expérimentation.
Il faut faire le choix de l’enfant, ce qui suppose de ne plus autoriser l’ouverture de structures sans personnel qualifié. Nous devons assurer aux enfants une qualité d’accueil optimale, dans un environnement sain, avec des professionnels qualifiés. Misons sur la qualité de cet accueil pour le développement de l’enfant !
Mme Isabelle Santiago. Il est urgent d’agir, en se centrant sur l’enfant et en ayant pleinement conscience de l’importance des 1 000 premiers jours – les neuf mois de la grossesse et les deux premières années de l’enfant. En tant qu’ancienne adjointe à la petite enfance, je connais bien le secteur des crèches et les apports des neurosciences sur le développement de l’enfant. Avec la création des crèches privées et la déréglementation, la question du mode de garde était surtout pensée dans la perspective de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes : il s’agissait de soulager les parents et de les aider à organiser leur vie professionnelle – surtout les femmes, d’ailleurs, car ce sont elles qui, le plus souvent, gardent les enfants, même quand ce n’est pas leur choix. On ne prenait pas vraiment en compte les besoins fondamentaux des enfants, que les neurosciences ont mis en lumière.
Nous vous invitons à faire une place aux neurosciences dans cette commission d’enquête, et à ne pas débattre seulement du modèle économique des crèches, car cela nous éloignerait du vrai problème, à savoir : comment accueille-t-on un enfant ? Il faut toujours se rappeler que bien des enfants arrivent à la crèche à seulement deux mois et demi – quand ils ont la chance d’avoir une place !
Or la déréglementation a donné lieu à des dérives. D’abord, certaines crèches ont un taux d’encadrement qui ne permet absolument pas de satisfaire les besoins fondamentaux des enfants. Ensuite, le niveau de compétence des personnes qui s’occupent des enfants a baissé. Or, je l’ai dit, les 1 000 premiers jours sont cruciaux pour la sécurité affective et le développement psychique de l’enfant. Bref, la déréglementation va à l’encontre des besoins fondamentaux de l’enfant. Par ailleurs, et Michèle Peyron l’a rappelé, tous les établissements – publics, privés lucratifs et privés non lucratifs – souffrent du même problème : la pénurie de personnel.
Tout n’est pas mauvais dans le privé, mais tout le monde n’y est pas vertueux. Dans le public, il n’arrive jamais que l’on renvoie un enfant chez lui trois mois après son arrivée à la crèche ; dans les crèches privées, cela arrive très souvent et c’est dû au système des entreprises dites réservataires. Ces entreprises réservent des places en crèche pour leurs employés ; lorsqu’aucun de leurs employés n’a d’enfant à faire garder, ils proposent ces places à des personnes qui habitent la même commune et qui en ont besoin. Mais, dès que leurs employés ont des bébés, ils les récupèrent. Au cours de nos auditions, on nous a dit que tous les parents avaient été informés de ce risque. Mais, comme adjointe à la petite enfance, je peux vous dire que j’ai rencontré nombre de familles en galère qui n’étaient pas informées du système dans lequel elles étaient entrées. L’enfant a besoin de repères au cours des 1 000 premiers jours : il est donc inacceptable de le retirer d’un environnement qu’il a appris à connaître. Lorsqu’un bébé voit arriver un inconnu, il ne lui tend pas les bras ; il ressent de la surprise, voire de la peur. Le fait d’être pris en charge par une personne identifiée, le « principe de référence », est essentiel pour le développement de l’enfant.
Il est inacceptable qu’une crèche, après avoir accueilli un enfant pendant trois à six mois, le renvoie dans sa famille du jour au lendemain. Les personnes que vous auditionnerez vous répondront certainement que cela fait partie du montage financier, mais on ne fait pas de montage financier sur les plus vulnérables ! Dans les crèches comme dans les Ehpad, dès lors qu’il s’agit de prendre soin de personnes vulnérables, les métiers du lien ne peuvent pas avoir pour objectif le profit ou la rentabilité.
Ce que nous avons mis au cœur de notre rapport, c’est l’intérêt supérieur de l’enfant : il importe de satisfaire ses besoins fondamentaux, notamment son besoin de sécurité affective, pour l’aider à bien grandir. C’est pourquoi nous recommandons une modification du congé accordé aux parents. Nous ne préconisons pas un « congé de naissance », tel qu’il a pu être annoncé récemment, mais un allongement du congé de maternité, qui passerait de dix à douze semaines, et la création d’un vrai congé parental, comme il en existe dans de nombreux pays, plus long et bien rémunéré. En y ajoutant le congé d’un mois qui a été récemment accordé au père, on arriverait presque à onze mois. Ce qui nous paraît essentiel, c’est de sacraliser la première année de l’enfant, en proposant aux parents – mais sans les y obliger – d’être auprès de leur enfant et de lui assurer ainsi la bientraitance dont il a besoin. Il faut développer l’accompagnement à la parentalité : même dans un couple qui va très bien, être seul face à son enfant peut ne pas aller de soi. Les maisons de la parentalité doivent être un lieu au service des familles. Se centrer sur l’enfant et la famille, voilà la bonne réponse.
M. le président Thibault Bazin. Vous nous avez vraiment offert l’introduction parfaite dont nous avions besoin pour entamer nos travaux. Pouvez-vous répondre rapidement aux questions que vous a posées Mme la rapporteure ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pourriez-vous revenir en particulier sur la question du modèle économique ? Je suis d’accord pour dire qu’un établissement accueillant de jeunes enfants n’est pas une entreprise lambda. Pourquoi le crédit d’impôt famille vous apparaît-il comme l’outil le plus vertueux ? Avez-vous des préconisations particulières au sujet du mode de financement public ?
Mme Isabelle Santiago. Nous préconisons une réforme de la PSU et de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). Nous avons besoin d’un vrai service de la petite enfance. Il faut adopter une vision à 360 degrés, qui aille au-delà de la question des crèches : on ne peut pas penser la question du mode de garde sans aborder aussi les besoins fondamentaux des enfants, le modèle économique, la formation des professionnels, etc.
Sur la question du financement, nous préconisons une remise à plat du système. Il n’est pas normal que, dans certaines mini-crèches, il n’y ait qu’une personne pour dix enfants : cela n’est pas sécurisant. Si nous avons mis l’accent sur le crédit d’impôt, c’est parce que nous pensons qu’il faut accompagner les familles le mieux possible durant les 1 000 premiers jours et chercher toutes les solutions, sans dogmatisme. Nous ne voulons pas jeter l’opprobre sur ceux qui font du business, mais nous considérons qu’il faut trouver un modèle économique qui tienne compte du développement de l’enfant et de sa sécurité affective. Il faut donner la possibilité aux familles de se sentir bien avec leurs enfants.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous souhaitez que la proportion de personnel formé atteigne au moins 60 % et vous voulez interdire le recrutement de personnel non formé, mais progressivement – on continuera donc d’accepter des personnes non formées. Cela signifie-t-il qu’elles n’ont aucune expérience ? Ne faudrait-il pas exiger une expérience pratique d’au moins quelques heures ?
Avez-vous chiffré ce que coûterait la mise en œuvre de vos préconisations en matière de formation ?
Vous avez évoqué un label de qualité. Ne faudrait-il pas conditionner son obtention à un contrôle effectif ? Les maltraitances sont en effet souvent favorisées par le manque de contrôles.
Mme Michèle Peyron. Concernant le personnel, nous souhaitons que soient interdites, dès septembre 2024, les formations en ligne qui ne proposent pas de véritable stage de terrain. Actuellement, les personnels non qualifiés sont de toutes sortes. Je suis en colère depuis août 2022, lorsque le ministre des solidarités a publié un décret reportant la date de mise en conformité de certaines exigences concernant les assistants maternels – nous l’avons appris, comme tout le monde, par la presse. Certains intervenants sont des intérimaires qui ne sont là que pour un jour ou pour une semaine. Cela nuit à l’attachement du bébé et n’est pas propice à son bon développement.
Nous rencontrerons le ou la future ministre déléguée ou secrétaire d’État chargé de ce dossier et nous vous tiendrons informés de l’avancement de nos travaux. C’est vraiment l’intérêt fondamental de l’enfant qui guide notre action. Nous savons que beaucoup de personnes aiment ces métiers même si, ces dernières années, ils n’ont pas été vraiment portés au pinacle, pour différentes raisons. Nous ferons en sorte de limiter au plus vite les dégâts.
Mme Isabelle Santiago. La mission flash, n’ayant duré qu’un mois, ne nous a pas permis d’obtenir de chiffres sur la formation. Une commission d’enquête peut faire une véritable étude, car elle dispose de plus de moyens d’investigation et de temps.
Ayant analysé l’ensemble des dysfonctionnements, nous avons fait le constat que la situation était catastrophique. Les écoles de formation ne sont pas remplies : s’il y a du monde en première année, les classes sont à moitié vides la deuxième année et, la troisième année, il n’y a quasiment plus personne.
Aujourd’hui, en Île-de-France, le déficit est colossal. Annoncer la création de 200 000 places de crèche, c’est de la com’ car le personnel fait défaut : non seulement on manque de personnes formées, mais les écoles de formation sont vides. Il faut en urgence mettre tout le monde autour de la table pour régler la question des métiers du médico-social et du lien. Les régions doivent absolument être représentées car la formation dépend d’elles, et l’État doit également être présent. La question n’est pas de savoir combien cela va coûter : il en coûtera beaucoup plus cher à la société de ne pas investir dans l’enfance. Il faut donc voir cela comme un investissement pour l’avenir. Nous avons absolument besoin de ces métiers. Je n’ai pas la réponse concernant le financement, mais je vous ai répondu sur le concept.
Enfin, le label qualité proposé dans le cadre de nos travaux est adossé à ma propre expérience. Il est nécessaire que tous les systèmes de crèches, qu’ils soient lucratifs ou non, désignent un conseil de crèche. Cela existe déjà dans le service public. Étant présents, les parents peuvent obtenir des informations sur ce que mange l’enfant, sur ses activités de la journée, etc. On ne peut plus admettre qu’ils ne soient pas au courant de ce qui passe dans la journée pour leurs enfants. S’il y avait des parents investis dans les crèches, au même titre qu’il y a des parents délégués à l’école, tout le monde ferait beaucoup plus attention et les dérives seraient moins cachées, donc certainement moins nombreuses.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Puisque nous auditionnons des collègues dans le cadre d’une commission d’enquête, donc sous serment, j’en profite pour poser une question très précise.
En avril 2023, j’ai déposé une demande de création d’une commission d’enquête portant exclusivement sur le business des crèches privées lucratives. J’ai la conviction que la ministre responsable en la matière, Mme Aurore Bergé, a tout fait pour empêcher le lancement de cette commission d’enquête parce qu’elle est proche des entreprises de crèches. Nous savons, par exemple, qu’elle a souhaité recruter comme directrice de cabinet Mme Elsa Hervy, qui n’est autre que la déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches, c’est-à-dire du lobby des crèches privées.
La mission flash dont nous sommes en train de discuter s’inscrit dans la stratégie de Mme Bergé pour empêcher la création de la commission d’enquête. À l’automne dernier, quand les livres des journalistes ont été publiés et alors que la pression médiatique devenait importante, la délégation aux droits des enfants, plutôt que de lancer une commission d’enquête qui dispose de moyens d’investigation et peut faire témoigner sous serment, s’est contentée d’une mission flash, qui n’auditionne que ceux qui ont envie de venir – et surtout pas, par exemple, les fonds d’investissement actionnaires de ces grands groupes de crèches.
Cette hypothèse a été confirmée lors de la discussion en séance et du vote de la création de cette commission d’enquête : la plupart des députés des groupes de la majorité, dont vous-même, madame Peyron, ont argué de cette mission flash pour dire qu’une commission d’enquête ne servait à rien.
Selon mes sources, la ministre Bergé a fait passer des messages pour demander qu’au sein de la délégation aux droits de l’enfant, l’initiative soit prise de lancer la mission flash. Madame Peyron, à votre connaissance, la ministre a-t-elle poussé d’une façon ou d’une autre au lancement de la mission flash ? J’aimerais bien, dans le cadre de cette commission d’enquête, sous serment, avoir votre réponse.
Mme Michèle Peyron. J’ai effectivement prêté serment : la ministre Aurore Bergé n’est absolument pas intervenue, et Mme Perrine Goulet, présidente de la délégation aux droits des enfants, n’a pas été influencée – je ne pense pas, d’ailleurs, qu’elle serait satisfaite de votre question, et je le suis encore moins.
Mme Bergé est certes une ancienne collègue, mais elle appartient au pouvoir exécutif. Nous sommes des parlementaires, et je suis très attachée à la séparation des pouvoirs. Il n’y a eu aucune intervention extérieure. J’en veux pour preuve que nous avons eu du mal à obtenir un rendez-vous avec la ministre lors de la publication de notre rapport. Mme Bergé n’était peut-être pas franchement heureuse de nos conclusions, d’autant qu’elle avait annoncé de nouvelles mesures la veille dans la presse écrite, dont certaines figurent dans notre rapport. Vos sources sont donc très mal renseignées. Je pense d’ailleurs qu’Isabelle Santiago aurait refusé de participer à cette mission dans ces conditions.
Mme Isabelle Santiago. Je n’ai pas d’information sur ce sujet, n’ayant pas été contactée. Quand on m’a proposé de participer à cette mission flash, le rapport de l’Igas avait déjà été rendu et je travaillais depuis un certain temps sur ce sujet : il m’a donc paru normal d’être invitée à y participer.
Toutefois, étant des spécialistes de l’enfance, nous nous sommes attachées à envisager cette question dans sa globalité, sans aborder l’aspect des fonds de pension. De nombreux journalistes nous avaient interrogées sur ces derniers ; j’avais répondu que notre rapport ne portait pas sur ce sujet mais sur les perspectives d’évolution de la petite enfance à travers ses modes de garde.
M. le président Thibault Bazin. Nous auditionnerons plusieurs ministres qui ont eu la charge de la petite enfance, dont Aurore Bergé.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je vais jouer le rôle du poil à gratter. À propos du décret Morano et de l’incidence qu’il a pu avoir sur les effectifs dans les crèches, a-t-on pu observer, depuis 2010, une corrélation nette entre l’évolution de 50 % à 40 % du taux d’encadrement par des professionnels et une baisse de la qualité de l’accueil dans les crèches ? Ou bien votre recommandation est-elle uniquement liée aux avancées des neurosciences ?
S’agissant de la formation, les CAP prévoient, sauf erreur, 120 heures de stage sur deux années ; toutefois, elles ne sont pas obligatoires. Vous préconisez un stage obligatoire de six mois. Cette plus forte exigence ne risque-t-elle pas de constituer un frein à la formation ? Outre qu’ils auraient à trouver un stage, les étudiants verraient leur entrée dans la vie active, donc la possibilité d’une rémunération, repoussée. Un juste milieu pourrait-il être trouvé avec deux ou trois mois de stage ?
Vous suggérez également d’interdire les formations à distance. Maintiendriez-vous cette suggestion s’il y avait des stages obligatoires de deux ou trois mois ? Des difficultés dans l’accès aux lieux de formation peuvent exister selon l’endroit où l’on habite. Les formations à distance répondent à un besoin pour certains publics éloignés des formations.
Mes interventions s’inscrivent dans un contexte de pénurie de personnels et de recherche d’équilibre entre un idéal, une exigence nécessaire, mais aussi une réalité.
Mme Isabelle Santiago. Vous n’êtes pas un poil à gratter : j’adore votre question ! Cela me permet de vous rappeler que j’ai été maire adjointe pendant vingt ans, et en fonction en 2010 ; on a vu, alors, de grandes manifestations pour le service public et l’émergence du collectif « Pas de bébés à la consigne ».
La déréglementation a touché non seulement les normes de personnel, mais aussi le nombre de bébés pouvant être accueillis – le dépassement de la norme peut aller jusqu’à 20 %. Or cela a été décidé sans vérifier si les locaux le permettaient et si le personnel était suffisamment nombreux. Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est toujours pareil. Entre l’idéal et la réalité, comme vous le dites, nous proposons d’appréhender la question de façon globale : on ne peut pas, sous prétexte de répondre à l’urgence, traiter le secteur de la petite enfance par la déréglementation. Ce n’est pas ainsi que l’on accompagne des enfants qui n’ont que quelques mois : le travail d’acquisition à cet âge est très important.
J’ai constaté l’évolution mais je n’ai pas eu à la vivre car, en tant que femme politique, j’ai interdit la déréglementation dans ma commune concernant tant les effectifs que le nombre d’enfants que nous pouvions accueillir. Et je peux vous garantir que, dans un département comme le mien, une grande majorité des villes n’ont pas déréglementé. Le service public n’avait pas forcément les bâtiments et les personnels pour pouvoir accueillir un plus grand nombre d’enfants.
Quand, dans une crèche de soixante berceaux par exemple, la section des « grands » compte déjà vingt-deux enfants, aucun parent ni aucun professionnel ne souhaite en voir passer le nombre à vingt-six ou vingt-huit dans le même espace. Quel que soit leur âge, ces enfants restent des très-petits, qui ont besoin que l’on s’occupe d’eux. Essayez de faire dormir vingt-six bébés en même temps ! Il faut toujours penser à l’enfant avant tout, et non à la déréglementation. Votre question me permet donc de rappeler que, pour les bébés, il est important de viser l’idéal.
Mme Michèle Peyron. Le monde de l’accueil de la petite enfance n’attend que des professionnels : il faut donc aller le plus vite possible dans la formation. Nous préconisons six mois de stage mais si l’on décide de faire moins, après négociation avec les cabinets ministériels, pourquoi pas ? Mais qu’il s’agisse d’une véritable formation in situ, avec des bébés dans les bras et des enfants à la main. Il faut évidemment s’en donner les moyens. Je crains que l’on ne réagisse trop tardivement, mais j’ai tout de même bon espoir que l’on parvienne à un résultat.
M. Joël Aviragnet (SOC). Je me doute que, pour préconiser les solutions que contient votre rapport d’information, vous avez fait un état des lieux assez complet. Nous arrivons au même constat : la dérégulation du secteur et donc la marchandisation de la petite enfance ne donnent pas de résultats satisfaisants. Je suis persuadé que les secteurs de l’humain ne pourront jamais fonctionner correctement lorsqu’ils sont guidés par la recherche de profits. Pour nos aînés comme pour nos enfants, l’État doit surveiller, contrôler et imposer des limites claires aux entreprises privées à but lucratif. Les scandales qui ont touché certaines crèches privées à but lucratif nous forcent à regarder la réalité en face et à réagir rapidement.
Quelles sont les préconisations du rapport que vous considérez comme prioritaires ? S’agissant de la petite enfance et plus particulièrement des entreprises de crèches, avez-vous remarqué des dysfonctionnements particuliers, récurrents et, si oui, lesquels ?
Mme Isabelle Santiago. Si l’on veut réguler ce secteur, il n’y a pas de priorité à établir, car tout se tient. La dynamique doit porter sur l’ensemble des préconisations – allonger le congé maternité, allonger et bien rémunérer le congé parentalité, assurer la formation, travailler avec les régions –, dans l’intérêt des enfants. Je pense que nous en avons la capacité. Il n’est pas envisageable de marchandiser les métiers du lien parce qu’ils concernent les plus vulnérables : les enfants et les personnes âgées. Nous devons être extrêmement vigilants. Aucune déréglementation ne doit être acceptée.
M. le président Thibault Bazin (LR). Le rapport remis par la délégation, qui contient cinquante-quatre recommandations, est très complet. La recommandation 46 est de rendre obligatoire le conseil de crèche. Vous avez indiqué qu’il en existe dans le service public. Il en existe également dans le privé non lucratif, qui, sous le nom de comités de pilotage, associent les parents qui le souhaitent – ils ont d’ailleurs parfois du mal à trouver des parents prêts à s’investir dans cette gouvernance partagée. Ce n’est pas obligatoire dans les crèches en régie. L’obligation viserait-elle tous les modèles de crèches ?
Mme Isabelle Santiago. Oui. Quel que soit le modèle, il faut qu’il y ait un dialogue et que les parents soient des acteurs du fonctionnement de la crèche où sont accueillis leurs enfants. Il est donc très important que cela devienne obligatoire.
Le conseil de crèche, qui peut prendre un autre nom, se réunit avec les parents délégués une fois par mois. Dans ma commune, les conseils de crèche se réunissaient avec moi : il y avait une réunion dans la crèche portant sur son fonctionnement interne, puis une grande réunion tous les six mois et tous les ans avec l’élu du secteur. Cela donne aux élus une visibilité sur les crèches implantées dans leur territoire. Qu’elles soient privées, associatives ou publiques, elles ne peuvent pas faire n’importe quoi puisque les conseils se réunissent avec les élus qui sont chargés de cette politique publique. C’est un point important.
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4. Audition de Mme Nathalie Casso-Vicarini, déléguée générale de l’association Ensemble pour la Petite Enfance et membre de la Commission des « 1 000 premiers jours de l’enfant » (31 janvier 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous recevons Mme Nathalie Casso-Vicarini, fondatrice et déléguée générale de l’association Ensemble pour la Petite Enfance et membre de la commission dite des « 1 000 premiers jours », présidée par Boris Cyrulnik. Éducatrice de jeunes enfants, juriste, universitaire, Mme Nathalie Casso-Vicarini dispose d’une expérience dans les enseignements, qui l’a notamment conduite à accompagner les pratiques des professionnels de la petite enfance dans plusieurs pays.
Elle a récemment co-signé avec Boris Cyrulnik, Isabelle Filliozat et Antoine Guedeney, l’ouvrage Là où tout commence, inspiré du documentaire « Les 1 000 premiers jours », qui a connu un fort retentissement lors de sa diffusion sur France Télévisions à l’automne 2021.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse, retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mme Nathalie Casso-Vicarini prête serment).
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Je vous remercie de m’accueillir aujourd’hui. Je souhaite également exprimer ma reconnaissance au président de la commission des « 1 000 premiers » jours, le professeur Boris Cyrulnik, mais aussi aux chercheurs, aux professionnels, aux cliniciens, à tous les professionnels de la petite enfance et aux rapporteurs de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), dont le rapport a été fondateur.
Mon expérience professionnelle m’a conduite à travailler en France, mais également en Australie, au Québec, en Inde et dans les pays de l’Europe du Nord depuis trente ans. La petite enfance et l’éducation en général méritent une très grande attention et devraient toujours être traitées de façon interministérielle. C’est d’ailleurs le cas dans de nombreux de pays, en particulier les pays du Nord. Ce parcours de l’enfance en continu est extrêmement intéressant lorsqu’il est travaillé dans une forme de continuité éducative.
Ensuite, une multitude d’études démontrent depuis les années 80 que les mille premiers jours constituent une fenêtre d’opportunité unique dans la vie de tout individu. C’est à ce moment-là que l’impact environnemental est le plus puissant : si tout n’est pas prédéterminé – le professeur Cyrulnik a longuement développé la notion de résilience –, ce qui se passe dans l’environnement quotidien d’un enfant va laisser des traces. Ces mille premiers jours constituent selon lui une base, comme le socle d’une maison. Ensuite, l’attachement et la relation de qualité entre l’enfant et son environnement vont permettre de bâtir la maison et de poser les briques qui permettront au développement de se réaliser dans les meilleures conditions.
Si tout n’est pas joué, tout est important dans ces mille premiers jours, parce que le cerveau est à ce moment-là d’une extrême malléabilité ; l’enfant absorbe tout ce qui se passe autour de lui. Nous avons besoin des enfants pour construire la société de demain, pour trouver des solutions dans un monde qui ne va pas très bien.
Simultanément, le bébé est l’être le plus vulnérable qui existe. Il naît très immature et il est donc totalement dépendant de son environnement quotidien, et tout particulièrement de ses donneurs de soins, les personnes qui vont s’attacher à lui, qui vont lui procurer du bien-être. Les professionnels de la petite enfance ont ainsi énormément d’importance. C’est une profession à très haute valeur ajoutée sociale qui est peut-être la plus importante dans notre société.
Le professeur James Heckman, spécialiste de l’économie du développement humain, et qui a remporté le Prix Nobel d’économie en 2000, a ainsi élaboré « l’équation d’Heckman », régulièrement mise à jour. Elle nous précise tout l’intérêt d’investir massivement dans les trois premières années de la vie : un euro investi pour cette tranche d’âge évite ensuite de dépenser 13 euros dans la réparation des dégâts futurs. Investissons dans la prévention précoce.
Enfin, je pense que la commission que vous avez installée peut changer la donne et nous faire comprendre que nos discours ne peuvent plus continuer à se focaliser sur la quantité des places, mais qu’il faut surtout aborder les questions de qualité. La focalisation des parents sur la place de crèche à trouver les empêche parfois de penser au-delà.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. Les établissements d’accueil de jeunes enfants ont été conçus comme une solution de mode de garde pour des parents qui souhaitaient avoir une activité professionnelle. Ce contexte est en train d’évoluer. Des solutions de garde les plus bénéfiques au développement et au bien-être de l’enfant sont recherchées.
Ma première question porte sur la différenciation entre la première et la deuxième année de l’enfant. Quelles sont vos recommandations pour les conditions de prise en charge de ces enfants, en particulier avant un an ?
Ensuite, comment jugez-vous la formation actuelle des professionnels de la petite enfance et comment celle-ci devrait-elle évoluer, dans l’intérêt des enfants ? Pouvez-vous évoquer le concept de financement universel pour tous les modes d’accueil ? Enfin, pouvez-vous également nous détailler les contours de l’instance nationale que vous appelez de vos vœux ?
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Selon les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), il est utile que 85 % des femmes travaillent. Les enfants doivent trouver une place de choix en relais de la fonction parentale. En effet, l’histoire des crèches était fondée sur une version très hygiéniste, dont nous nous sommes un peu affranchis ces dernières dizaines d’années, ce qui nous permet aujourd’hui de penser en termes de qualité.
Entre la première et la deuxième année de l’enfant, le développement du cerveau est exponentiel. À chaque seconde, à peu près mille nouvelles connexions neuronales s’établissent dans le cerveau d’un bébé. Les cinq sens sont la voie d’entrée des connaissances : un bébé a besoin de toucher, de sentir, d’écouter, de voir, d’être porté à tout moment. Lors de la première année, la qualité de l’attachement va lui permettre d’aller explorer son environnement. Cet attachement s’opère quand le donneur de soins ou la seconde figure d’attachement, le professionnel de la petite enfance dans la journée de l’enfant à la crèche, est attentif, disponible, et apporte une réponse inconditionnelle et immédiate aux besoins de tous les bébés dont il a la responsabilité.
Aujourd’hui, les conditions ne sont certainement pas réunies pour répondre aux besoins de ces bébés particulièrement vulnérables et immatures. Mon expérience dans les différents pays m’a conduite à observer de nombreuses carences affectives chez les bébés et des professionnels qui ne sont pas outillés pour comprendre les pleurs de ces bébés. L’alliance avec les parents est rarement installée et ces professionnels reconnaissent manquer souvent de connaissances sur le développement du jeune enfant. J’ai également observé de nombreux attachements désorganisés, « évitants » : les bébés qui ne reçoivent pas l’attention nécessaire et individuelle chaque jour de la part des professionnels qui les accompagnent auront des difficultés à explorer leur environnement, à faire des essais et erreurs, à expérimenter, à bâtir des connaissances, des compétences nécessaires pour les apprentissages.
En conséquence, entre la première et la deuxième année, ce stade de l’attachement sécure est fondamental. C’est le « socle de la maison », qui implique du temps, des connaissances et de la disponibilité individuelle. Ces éléments sont bien relevés par les comparaisons internationales, notamment les études de l’OCDE, qui mettent l’accent sur les ratios et toutes les conditions qui permettent à nos enfants de bien se développer. Un enfant qui se développe bien va nourrir son libre arbitre et devenir habile dans toutes ses dimensions cognitives, sensorielles, motrices, langagières, sociales ; il sera un citoyen actif de la société de demain.
Vous m’avez également interrogée sur la formation professionnelle. La formation initiale, pourtant très importante, est sujette à des manques très importants, selon les professionnels eux-mêmes. Cette formation initiale est notamment liée à une condition particulière, la mise à jour automatique des connaissances des formateurs, notamment dans le domaine des neurosciences qui étudient le développement de l’enfant. Les professionnels qui arrivent sur le terrain ont parfois des connaissances obsolètes. Or, en France, les bébés arrivent à dix semaines en crèche, c’est-à-dire très jeunes, et il faut être très outillé pour pouvoir les accompagner.
La formation continue intervient ensuite, mais vous savez que, dans tous les métiers, les résistances au changement constituent un frein à la connaissance et aux pratiques adaptées. Notre association a mis en place avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) la première approche d’amélioration continue des pratiques. Cette approche désormais validée en France est issue d’une longue recherche de trente ans au Québec, qui permet véritablement aux professionnels de la petite enfance de mettre à jour leurs connaissances dans toutes les dimensions du développement de l’enfant, à partir du projet d’établissement.
La question du financement universel a été également été évoquée. Un enfant sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté dans notre pays. Certaines familles multiplient les facteurs de risque. Il s’agit des familles vulnérables, des familles allophones et des familles issues de l’immigration. Des difficultés peuvent également s’ajouter en cas de handicap chez l’enfant ou dans la famille, laquelle peut également éprouver des difficultés à tisser un lien de confiance avec l’institution, pourtant fondamental.
S’agissant du mode de financement, les crèches à vocation d’insertion professionnelle (Avip) proposent finalement très peu d’accès pour les familles vulnérables. Des essais de tiers payant ont également eu lieu. Des inégalités territoriales demeurent dans la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), notamment dans l’Ouest. D’autres freins importants ont également été évoqués par les inspecteurs de l’Igas sur le financement de la prestation de service unique (PSU) et ses dérives.
Il faut certainement mettre en place un mode universel qui permettrait l’accessibilité pour tous, quelles que soient les situations des familles, aux modes d’accueil. Mais cela ne suffit pas en soi : il faut penser le chemin pour parvenir à l’accueil formel, chemin qui est le fruit d’une relation de confiance avec les parents.
Enfin, l’une de nos propositions majeures porte effectivement sur une instance nationale interministérielle et un ministère commun – qui existe déjà dans certains pays – qui permet cette fluidité de passage de la maison à l’accueil formel préscolaire. Nous préconisons ainsi des outils de transition éducatifs très utiles, notamment dans la sécurisation affective des enfants. Nous formulons le vœu d’un ministère délégué pour l’enfance et d’un secrétariat d’État interministériel pour s’occuper de l’enfance et de sa protection.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pouvez-vous évoquer la question des ratios d’encadrement et nous détailler la notion de parcours pour l’enfant ?
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Le premier déterminant de la qualité de la prise en charge est effectivement le ratio professionnels/enfants Les comparaisons internationales font état en moyenne des ratios d’encadrement suivants : trois enfants qui ne marchent pas et quatre enfants qui marchent pour un professionnel, dans la majorité des pays de l’OCDE. Au regard de la littérature scientifique internationale, la commission préconise un professionnel pour cinq enfants en moyenne dans une structure d’accueil collectif. Une première étape a été franchie avec l’évolution des normes, soit un professionnel pour six enfants en moyenne, ce qui constitue déjà une première étape.
La taille des structures, l’environnement quotidien, intérieur et extérieur de la crèche, ont également une très grande importance sur la santé globale de l’enfant. En conséquence, il faut du temps individuel, de la disponibilité auprès de chaque enfant pour l’accompagner dans ses potentialités et ses « bourgeons » de compétences.
Le professeur Boris Cyrulnik le dit bien : pour sécuriser l’enfant, il faut sécuriser ses parents et son environnement. Le parcours de l’enfant démarre très tôt, in utero. L’entretien prénatal précoce, autour de quatre mois de grossesse, est obligatoire, mais selon les sages-femmes, le nombre de parents qui s’y rendent n’a pas augmenté. Or il s’agit pourtant d’un moment crucial à un moment où la grossesse devient concrète, où les parents se posent de nombreuses questions légitimes, où l’on peut identifier des facteurs de risque et agir au plus tôt dans la vie des familles, pour donner le maximum de chances à cet enfant de naître dans les meilleures conditions.
Ensuite, nous avons lancé une expérimentation à l’échelle de trente-cinq maisons des 1 000 premiers jours, autour de groupes d’une dizaine de parents avec leurs enfants. Ces parents sont accompagnés par un professionnel très bien formé au développement de l’enfant, qui sera ce tiers de confiance de référence jusqu’à la fin des mille premiers jours et qui va les accompagner. Ce dispositif permet de réduire de 94 % l’isolement des familles, la dépression pré-partum et post-partum, mais également d’orienter les familles vers l’accueil formel de l’enfant, et surtout celles qui en ont le plus besoin, dans un parcours de confiance.
Mme Virginie Lanlo (RE). Je vous remercie pour vos travaux au sein de la commission des 1 000 premiers jours de l’enfant, qui nous offrent des pistes de réflexion très enrichissantes sur les besoins des très jeunes enfants et l’amélioration de leur prise en charge au sein des crèches. Dans la continuité de cette commission, un certain nombre de changements ont été initiés ou programmés, dont des contrôles plus fréquents des crèches, absolument nécessaires, et la création d’un référentiel des bonnes pratiques. Les professionnels de la petite enfance attendent évidemment une revalorisation des rémunérations, facteur important pour favoriser l’attractivité des métiers de la petite enfance, notamment pour créer 200 000 nouvelles places en crèche d’ici 2030.
Je demeure cependant très consciente des efforts à fournir pour nos crèches et nos enfants. Je souhaiterais avoir votre avis de spécialiste sur les répercussions sur l’enfant et son développement d’une prise en charge dans une crèche qui souffre de dysfonctionnements. Je tiens également à souligner l’importance des crèches dans l’accompagnement vers la scolarité des très jeunes ; vous parlez à ce titre de « continuité éducative ». Quelles sont vos propositions pour améliorer et fluidifier ce passage de la crèche à l’école maternelle, moment charnière dans la scolarité des tout-petits ?
En tant qu’ancienne première adjointe à l’éducation à Meudon, je suis évidemment très attachée aux questions relatives à ce sujet et au rôle des collectivités locales dans ce domaine. Quel rôle les communes peuvent-elles avoir dans l’amélioration de la prise en charge des enfants, pour garantir un accueil qualitatif, mais également dans l’aménagement des espaces ?
Enfin, je souhaite mettre en lumière le rôle de la protection maternelle et infantile (PMI), qui assure la protection sanitaire de la mère et de l’enfant, mais aussi un suivi très important. Ces PMI exercent souvent un contrôle sur les structures de crèche, tant sur le bâti que sur leur fonctionnement. Ces contrôles sont-ils suffisamment efficaces selon vous ? Faut-il plutôt laisser la compétence du bâti et du contrôle du bâti aux collectivités locales et territoriales, afin de recentrer le rôle des PMI vers l’accompagnement des structures dans leur fonctionnement ?
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Je préfère parler d’accueil que de garde des enfants, tant il est vrai que les compétences sont essentielles dans ce domaine. Le cadre général est fixé par un référentiel en dix points réalisé par le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), auquel il faudra probablement adjoindre les indicateurs clés de l’OCDE, afin de le solidifier et d’accompagner l’ensemble des structures, quelle que soit leur spécificité.
S’agissant de la rémunération, pourquoi ne pas étendre le Ségur de la santé aux professionnels de la petite enfance, qui en ont bien besoin, surtout dans les zones très tendues des grandes villes, où il est difficile de se loger ? De fait, les métiers de la petite enfance, métiers de vocation, sont très peu rémunérateurs aujourd’hui.
Vous m’avez également interrogée sur la continuité éducative et le rôle des communes. « Accompagne-moi » est un projet expérimenté par notre association Ensemble pour l’Education de la Petite Enfance, qui permet d’accompagner les professionnels dans leur quotidien en mode projet et de fluidifier les passages de la maison à la crèche ou chez l’assistante maternelle jusqu’à l’école maternelle. Un pilote « Pilou et Filou », validé par l’Inserm après trente ans de travail conjoint avec d’autres pays est en cours.
Vous avez également mentionné l’aménagement de l’espace. Dans les pays du nord de l’Europe et au Québec, l’extérieur est la norme, jusqu’à moins vingt-sept degrés, facteur vent y compris au Québec. J’ajoute que pratiquement un tiers des professionnels de la petite enfance en Norvège sont des hommes. L’accueil en extérieur permet également une prise de risque plus favorable au développement et une amélioration de la santé globale.
S’agissant de la PMI, vous connaissez naturellement le rapport Peyron. Elle souffre d’un manque évident de moyens, qui a entraîné des fermetures, fragilisant le maillage territorial. Si cette compétence n’est pas assumée pleinement dans de bonnes conditions par les PMI, il faudra que les communes et/ou les financeurs s’attachent à l’accompagnement des structures.
Le terme de « contrôle » me semble complexe. Dans les pays que je vous ai cités, il est plutôt question de « soutien » et « d’accompagnement ». Lorsque j’étais directrice de crèche, lors des contrôles, le médecin de la PMI examinait les ratios d’encadrement, les portions congelées dans la cuisine, mais ce « contrôle » ne portait pas sur la « qualité ». La qualité concerne en réalité la relation et la connaissance fine de chaque enfant, dans chaque établissement. Mais je suis naturellement favorable à ce que la PMI bénéficie de plus de moyens.
M. le président Thibault Bazin. Je vous avoue que cet accueil à l’extérieur dans les pays où il fait très froid peut apparaître surprenant, de prime abord.
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Tout est question d’équipement, et les bébés dorment dehors très emmitouflés. Dans ces pays, les populations sont habituées à vivre avec le froid.
Mme Virginie Lanlo (RE). Je pense que les collectivités peuvent jouer aussi un rôle primordial dans le parcours éducatif.
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Le maire est responsable des enfants de sa commune et la compétence « petite enfance » est absolument nécessaire pour les communes.
Ensuite, la continuité éducative est extrêmement liée à la qualité, mais aussi à l’interdisciplinarité. À Saint-Malo, nous avons placé tous les professionnels de l’enfance autour de la table pour travailler ensemble sur un référentiel qualité, afin de fluidifier les passages, par exemple de la maison à la structure collective ou l’assistante maternelle, moment où les inégalités s’accumulent si les ruptures sont importantes. Il importe donc que les professionnels travaillent ensemble, à partir de leur projet d’établissement, avec leurs spécificités territoriales.
Ensuite, les parents doivent être absolument impliqués. Nous gagnerons la bataille en France quand nous aurons su mettre en place une alliance parents-professionnels, au-delà des conseils de crèches. Le préalable consiste ainsi à bâtir une culture commune de l’intérêt de l’enfant et du développement, mais également un espace de dialogue.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez insisté sur l’importance des mille premiers jours. Estimez-vous que le versement d’un salaire parental pendant un an, qui rejoint la neuvième recommandation de l’Igas, constituerait une avancée ? Ensuite, pouvez-vous évoquer les facteurs de risque que vous avez mentionnés lors de votre exposé ?
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Le groupe que j’ai coordonné dans le cadre de notre rapport a travaillé sur cette question des congés, du temps et de la disponibilité nécessaires pour tisser du lien d’attachement avec son bébé. Les comparaisons internationales démontrent que six mois sont nécessaires, au-delà de l’allaitement – pour les femmes qui le désirent – pour comprendre les besoins particuliers de chacun des bébés. Nous préconisons aussi l’augmentation du congé paternel de onze à vingt-huit jours, pour pouvoir tisser des liens avec les bébés, mais aussi gommer les différences entre les femmes et les hommes.
Il faut donc distinguer le congé de naissance du congé parental. J’ai compris des propos du Président de la République qu’un congé parental de six mois pourrait être créé d’ici 2027 pour les deux parents, rémunéré à 50 %. Dans notre rapport, nous avions préconisé un temps paternel allongé, qui n’a pas été étendu à certaines professions, notamment les professions libérales. Des écarts très importants subsistent, qu’il serait bon de combler.
Certains pays sont très avancés dans le versement du salaire parental (entre 75 % et 80 % jusqu’au premier anniversaire de l’enfant), particulièrement les pays du Nord ou le Québec. Le taux de 50 % risquerait peut-être de créer davantage d’écart entre les plus riches et les moins riches : dans un contexte d’inflation tel que nous le vivons actuellement, seuls les parents les plus aisés pourraient se passer de la moitié de leur salaire. Quoi qu’il en soit, la littérature scientifique indique que tous les parents, dans le monde entier, ont besoin de temps et de disponibilité pour tisser de la relation avec leur bébé et pour devenir des parents responsables et concernés.
Ensuite, vous m’avez interrogé sur les facteurs de risque. Les travaux des professeurs Nicole et Antoine Guedeney, qui reprennent eux-mêmes ceux de John Bowlby, sont extrêmement éclairants de ce point de vue. Pour pouvoir se développer, un enfant a d’abord besoin d’être attaché, de se retrouver dans le regard de l’autre. Un bébé dépense 80 % de son énergie à entrer en relation avec l’autre. Tel est le premier socle de son développement. Il a donc besoin de personnes de référence, idéalement ses parents.
Lorsque le bébé est confié, on parle alors d’attachement secondaire, avec une personne de référence. Si le parent est en confiance avec cette figure d’attachement secondaire, le bébé sera en confiance. De même, il a besoin de retrouver cette sécurité affective auprès du professionnel qu’il connaît le mieux dans la structure. Je pourrais d’ailleurs vous citer les références scientifiques sur des études qui ont été menées aux États-Unis à ce sujet.
Le risque identifié est celui d’un attachement désorganisé : si le bébé n’est pas en sécurité affective avec sa figure d’attachement secondaire à la crèche, il n’explorera pas son environnement et n’utilisera pas ses cinq sens, qui constituent pourtant la voie d’entrée des connaissances. Un professionnel avisé repère immédiatement ces attachements désorganisés et évitants lorsqu’il entre dans une crèche, ces bébés silencieux. Nous devons former les moins expérimentés à discerner ces signes.
M. le président Thibault Bazin. Les exemples que vous avez cités nous parlent : la semaine dernière, les membres de l’Igas nous ont mentionné les mêmes signaux.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Le rapport de la commission dite des 1 000 premiers jours a été publié il y a environ trois ans et demi. Je souhaiterais à ce titre que vous puissiez comparer la situation de l’époque et la situation actuelle, notamment concernant la question des dysfonctionnements dans le privé.
Il nous semble ainsi particulièrement nécessaire de bâtir un véritable service public de la petite enfance. En effet, il existe un enjeu de lutte contre les inégalités, qu’il s’agisse des inégalités sociales, des inégalités de classe, mais aussi des inégalités concernant la toute petite enfance. Un enfant dans une famille peut ne pas recevoir la même affection, la même attention, qu’un autre enfant, dans une autre famille. Les professionnels doivent aussi intervenir sur ces enjeux. Êtes-vous favorable à un tel service public national de la petite enfance ?
Je souhaite également revenir sur la question de la formation, aux origines des maltraitances. Les rapporteurs Peyron et Santiago soulignent ainsi que moins de 40 % des professionnels de crèche sont diplômés. Quelles seraient aujourd’hui vos préconisations en matière de formation professionnelle ? Par exemple, faut-il absolument renoncer à la formation à distance, la formation électronique ? Comment écarter les personnes maltraitantes et les comportements non voulus de maltraitance ?
Vous avez également évoqué les problématiques de rémunération, qui constituent un frein évident à l’attractivité de ces métiers. Ici aussi, quelles sont vos préconisations, à la lumière de ce qui se pratique dans d’autres pays ? Par exemple, quel serait un salaire digne pour des professionnels de la petite enfance ? Le logement doit-il aller de pair avec l’emploi ?
Ensuite, comment construit-on une carrière ? Quelles sont les perspectives d’évolution, toujours dans une optique comparative ? Quelles sont vos recommandations ?
Enfin, je souhaite revenir sur le congé parental. Le rapport de votre commission souligne qu’en Norvège, le recours à la crèche intervient dans 73 % des cas, contre seulement 50 % en France, en 2020. L’idée évoquée par le Président Macron d’un congé de naissance ne semble pas correspondre à vos préconisations, qui portaient sur un minimum de 75 % du revenu perçu.
Vous soulignez que les parents ont besoin de temps. Or des parents qui prennent un congé parental peuvent placer leurs enfants en crèche, ce qui leur laisse du temps libre pour être ensuite plus disponibles pour l’enfant. Je vous pose ces questions à dessein, car j’ai le sentiment qu’en trois ans et demi, la situation n’a guère progressé. Le rapport de l’Igas et les ouvrages des journalistes que nous allons recevoir lors de notre prochaine audition témoignent d’une situation d’urgence. Très franchement, estimez-vous que nous sommes aujourd’hui sur la bonne voie ou au contraire que les pistes actuellement proposées au niveau gouvernemental sont loin de répondre à l’urgence qui est pointée maintenant depuis plusieurs années ?
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Les inégalités débutent dès les mille premiers jours, et même avant. Lorsqu’une famille décide d’avoir un enfant, des risques majeurs peuvent déjà impacter la vie et le parcours de cet enfant. Pour ma part, je suis extrêmement favorable à un service public de la petite enfance et surtout à un monitoring de la qualité, à partir d’une instance indépendante dont le financement soit le plus traçable et le plus neutre possible.
Sur la question de la formation, la députée Michèle Peyron évoque le chiffre de 40 % de diplômés. Parmi ces 40 %, 90 % quittent l’école en troisième et doivent apprendre le développement de l’enfant en un an, dans le cadre de la formation pour obtenir le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) Petite enfance. Dès lors, je me demande si ces professionnels ne sont pas mis en danger, puisqu’ils ne sont pas suffisamment outillés. Comment, en un an, est-il possible de comprendre la complexité du développement d’un bébé ? Ce métier est extrêmement difficile. J’étais directrice de crèche et quand je m’occupais de plusieurs bébés, simultanément : j’en avais un dans le dos, un sur le ventre, j’en balançais un avec mon pied, et je parlais à un autre.
En Allemagne, aux Pays-Bas, mais aussi au Québec ou en Australie, trois ans de formation sont nécessaires, en présentiel, pas à distance. Il s’agit d’un métier de la relation, un métier de qualité relationnelle, de soft skills. Peut-on apprendre à dialoguer avec une équipe, à créer une alliance avec des parents, à entendre les besoins d’un bébé, à essayer d’identifier le besoin derrière le pleur de Thomas ou d’Alice en si peu de temps, à distance ? Je n’y crois pas.
La formation professionnelle de la petite enfance doit se réaliser au travers de stages dans différents milieux, sur l’ensemble du maillage territorial, autour d’un enfant et des services aux familles nécessaires. Nous avons besoin de 10 000 professionnels supplémentaires. Les régions doivent se mobiliser urgemment, pour ouvrir davantage de classes de professionnels et compléter la formation des professionnels diplômés. L’interdisciplinarité est extrêmement importante : il faut des intelligences multiples pour comprendre et accompagner les enfants. De même, la formation tout au long de la vie est bien entendu nécessaire.
Je propose à ce titre une approche méthodologique en plusieurs temps. Le premier temps consiste à savoir d’où nous partons, quels que soient les professionnels et la formation initiale. Quelles sont les connaissances acquises ? Un autodiagnostic est tout à fait possible, mais aussi très responsabilisant. À ce titre, nous mettons en place un « portrait des pratiques » et nous demandons aux professionnels quels sont leurs besoins et leurs défis, tout en travaillant sur leurs points forts. Par exemple, nous allons au bout de la théorie de l’attachement, pour cerner les manques de connaissances, avant de mesurer l’impact de leur acquisition, pour voir si les connaissances acquises ont été transformées dans les pratiques quotidiennes avec les enfants, avec les parents, avec les équipes. Nous appelons ce processus « l’amélioration continue des pratiques », tout au long de la vie.
De fait, ce domaine évolue tous les jours, grâce aux avancées sur l’épigénétique, l’impact environnemental et les travaux sur les neurosciences. Quasiment chaque semaine, de nouvelles recherches sont publiées, et il est dommage de ne pas les partager avec les professionnels, pour les transformer en pratiques.
Ensuite, vous avez mentionné l’attractivité. Il s’agit d’un métier de la relation, un métier de convictions. Il faut des conditions favorables, afin que les professionnels ne soient pas en difficulté, ce qui est le cas actuellement, comme en témoignent les taux élevés d’absentéisme ou de turnover. L’approche que j’ai évoquée a ainsi permis de diminuer au Québec le taux d’absentéisme de 30 %, grâce à l’amélioration continue des pratiques et au travail en mode projet.
Les conditions matérielles sont évidemment essentielles et elles passent par le salaire. Il serait à ce titre intéressant d’élargir le Ségur de la santé aux professionnels de la petite enfance. La question des logements est aussi incontournable dans les villes à flux tendus. Par ailleurs, il n’est pas possible de n’embaucher que des jeunes professionnelles – très peu d’hommes exercent ce métier. Un diplôme est évidemment très intéressant parce qu’il permet d’établir un lien entre la théorie à jour et la pratique, mais les équipes ont besoin de « sages », rien ne remplace l’expérience pour comprendre les enfants et comment mieux répondre à leurs besoins. Je crois beaucoup aux vertus du compagnonnage dans les métiers de la petite enfance. Une proposition consisterait ainsi à s’assurer qu’il y ait toujours un sage dans une équipe.
Par ailleurs, l’évolution de la carrière n’est pas évidente. Un auxiliaire peut bénéficier d’une validation des acquis de l’expérience (VAE) et devenir éducateur de jeunes enfants. De même, un éducateur de jeunes enfants peut prétendre à un poste en direction. Mais un poste de direction nécessite des compétences spécifiques, à la fois des soft skills, mais aussi des compétences en management, qui nécessitent des formations adaptées. Mais, ici encore, les salaires sont peu élevés, en comparaison des autres pays. Nous pouvons faire mieux, ces professionnels sont essentiels pour la société de demain.
Ensuite, dans notre rapport, nous avions préconisé que les congés parentaux – à distinguer des congés de naissance – s’établissent au minimum à neuf semaines et à 75 % de rémunération. De plus, se pose également la question de la qualité des structures d’accueil et de l’accompagnement des parents. Ces réflexions financières doivent être menées en amont pour mener à bien l’accompagnement des parents. L’accueil d’urgence dans les structures est intéressant, à condition qu’il soit de qualité.
L’étude Eden de l’Inserm, l’étude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe) et une étude américaine démontrent que la précocité de l’âge d’entrée et un nombre élevé d’heures passées à la crèche mettent nos enfants en difficulté et leur font perdre des chances dans leur développement. Nous observons ainsi des troubles du comportement chez les bébés, soit autant d’inégalités qu’il faut combattre. L’environnement stimulant et bien organisé fait partie de la qualité des structures d’accueil.
Mme Anne Bergantz (Dem). En vous écoutant, je suis préoccupée par les exigences très élevées qui pèsent sur les professionnelles et qui peuvent démotiver certaines de s’orienter vers ces carrières. Dans ma génération, le placement de son enfant en crèche était plutôt considéré de manière très favorable. Nous pensions que la sociabilisation précoce était très positive pour les enfants. Nous en sommes revenus, mais nous vivons une période de changement de mentalités, aussi bien des professionnels que des parents, qu’il faut accompagner. Aujourd’hui, un certain nombre de bébés arrivent à dix semaines dans un accueil collectif. Pensez-vous qu’un accueil collectif de qualité est tout simplement possible pour un bébé de dix semaines ? Si nous sommes revenus sur les bienfaits d’un accueil à la crèche précoce, nous savons qu’au-delà de douze mois, la sociabilisation engendre des effets extrêmement positifs sur le développement de l’enfant. Quel est l’âge moyen d’accueil dans les pays étrangers ?
Ensuite, je souhaite revenir sur la surprotection qui peut sembler à l’œuvre en France, comme en témoigne par comparaison l’exemple de l’accueil en extérieur dans les pays étrangers, y compris ceux exposés au grand froid. De même, nous mettons en place des protections « anti-pince-doigts » ou de la vaisselle en plastique, quand d’autres pays misent plus sur une forme d’apprentissage de la responsabilisation, des conséquences d’une action. Qu’en pensez-vous ? L’intervention législative conduit bien souvent à multiplier les normes. Allons-nous pour autant dans la bonne direction, propice au développement de l’enfant ?
Enfin, j’ai fait partie, il y a très longtemps, d’une halte-garderie parentale où je participais, sans diplôme, mais encadrée, à la garde des enfants. Il me semble que ce type d’expérience est particulièrement formateur pour tous les parents et permet de mieux comprendre le travail des professionnels auprès des enfants et la fatigue qu’il engendre.
Mme Nathalie Casso-Vicarini. Votre première remarque porte sur le croisement entre l’intérêt de l’enfant, sa protection et l’exigence qui pèse sur les professionnels de la petite enfance. Vous vous interrogez pour savoir si une trop grande exigence conduirait à une forme de démotivation des professionnels et vous indiquez que nous sommes actuellement sur un fil.
Mon équipe comprend des professionnels de terrain et nous dialoguons sans cesse avec la recherche. J’ai le sentiment que mettre l’accent sur les métiers, mettre en place un véritable projet d’amélioration continue des pratiques et instaurer un dialogue permanent entre le monde de la recherche et le monde des praticiens est extrêmement valorisant.
À titre d’exemple, il y a deux ans, nous sommes partis à Oslo en compagnie d’élus. À l’université d’Oslo, les universitaires nous ont expliqué qu’ils étaient liés en permanence aux professionnels de la petite enfance. Une directrice de crèche, un « kindergarten », leur avait indiqué que selon les professionnels de sa structure, les enfants éprouvaient des difficultés à trouver le sommeil. Elle sollicitait donc une étude de la part des chercheurs.
Deux étudiantes se sont ainsi rendues dans le kindergarten et ont transmis des questionnaires aux parents et aux professionnels. Ces questionnaires ont ensuite été traités et quelques semaines plus tard, les deux chercheuses sont venues présenter les résultats aux professionnels de la petite enfance. Les parents ont ensuite été invités à une deuxième réunion et tous ont réfléchi ensemble aux intérêts des enfants. Ce type de dialogue est extrêmement valorisant, car il permet de mettre en place une forme d’évaluation qui n’est pas un contrôle, mais plutôt une auto-observation de la réflexivité des pratiques.
Il me semble que cette approche d’amélioration continue des pratiques et ce dialogue avec la recherche sont extrêmement valorisants et permettent aux professionnels d’avoir des perspectives de carrière, de trouver un intérêt dans leur métier. De fait, tous les jours, ces professionnels constatent le besoin de redonner du sens à leur métier.
Ensuite, vous m’avez questionné sur l’accueil collectif. Lorsque j’étais directrice de crèche, j’aurais préféré ne pas avoir à accueillir des bébés de dix semaines. Le bébé humain est extrêmement vulnérable et dépendant ; il a besoin de sécurité affective, de ce lien d’attachement et d’une réponse immédiate et inconditionnelle de ses parents. Si tel n’est pas le cas, le bébé est en détresse. Aujourd’hui, les neurosciences nous apprennent que si l’on ne répond pas à ses besoins, le bébé apprendra le désespoir, deviendra un enfant qui manque de confiance en lui et éprouvera des difficultés à intégrer les apprentissages.
Cependant, certains parents n’ont pas le choix et doivent reprendre leur activité. En réalité, tout est question de dosage : la situation sera compliquée pour un tout petit bébé, s’il doit rester neuf heures ou dix heures d’affilée à la crèche, chaque jour. Dans les autres pays européens, l’âge moyen d’entrée à la crèche se situe entre six mois et un an, et plus d’un an dans les pays membres de l’Unesco. La situation de la France est assez singulière, marquée par une histoire hygiéniste. Les crèches ont été créées à la révolution industrielle, quand les femmes travaillaient, pour lutter contre la mortalité infantile.
Ensuite, les professionnels savent très bien que les normes sont parfois très envahissantes. Elles ne permettent pas aux enfants de développer leur plein potentiel. Par ailleurs, la socialisation n’est pas nécessaire ; un bébé est un être social déjà in utero. Il vivra certes d’autres expériences avec les autres, mais il est déjà un être social et empathique par nature.
Vous avez parlé de risque de surprotection vis-à-vis du monde et de l’extérieur. Il est essentiel de savoir que l’évolution en extérieur offre de multiples possibilités de développement chez un bébé. Je le redis : les cinq sens constituent la voie d’entrée des connaissances. Grâce au toucher de l’herbe humide le matin dans le jardin, tous les capteurs sensoriels permettent au cerveau d’engrammer des informations, de créer des connexions neuronales, qui, grâce à la répétition, vont développer des compétences qui ne s’apprennent pas sur un écran. Une pomme a une saveur, une couleur, un poids, une densité. Un bébé apprend la gravité en laissant tomber les objets.
Les expériences sont beaucoup plus riches lorsqu’elles interviennent dans la nature plutôt qu’entre quatre murs, avec des jouets en plastique. Idéalement, je souhaiterais que les crèches disposent d’autant d’espaces extérieurs que d’espaces intérieurs. Toutes les recherches nous démontrent que, pour la santé globale, il vaut mieux évoluer à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur. En Norvège, une expérience a par exemple été menée avec un petit garçon de deux ans muni d’une hache, qui évoluait dans la forêt en dehors de la crèche, sans délimitation de l’espace extérieur. Il n’y avait pas de barrières, les arbres étaient simplement peints en bleu et cela était suffisant pour les enfants, qui avaient appris que cet espace ne devrait pas être dépassé. Cela fait partie de la régulation émotionnelle des fonctions exécutives.
Une fois encore, pour mener à bien ces projets, il est nécessaire de partager ces informations entre parents et professionnels. En effet, si les professionnels mettent en place des conditions favorables au développement des capacités de l’enfant, mais si les parents sont simultanément inquiets, cela ne pourra pas fonctionner. Il est essentiel de partager une culture commune sur le développement de l’enfant.
Les normes sont extrêmement contraignantes en crèche et ont constitué une des raisons pour lesquelles j’ai cessé mon métier de directrice. En effet, je passais 70 % de mon temps à m’occuper de tâches administratives avec une équipe de 21 salariés, pour respecter des règles environnementales, sécuritaires, d’hygiène, de sécurité, les normes relatives au système d’analyse des risques et de maîtrise des points critiques (HACCP). Or ces règles et normes pourraient largement être élaguées, en se posant une question essentielle : quel est l’intérêt de l’enfant ? Cet aspect pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un travail conjoint intéressant avec la direction générale de la cohésion sociale (DGCS).
Enfin, votre expérience en halte-garderie me semble très importante, dans la mesure où tout part de l’observation des enfants, de l’équipe, de l’environnement et de l’ensemble des impacts sur le développement.
M. le président Thibault Bazin. Au nom de mes collègues, je tiens à vous adresser mes vifs remerciements. Je salue votre humanité ; votre intervention nous permettra de nourrir nos travaux et nos questions aux futurs auditionnés. Nous auditionnerons la direction générale de la cohésion sociale, mais également les PMI. De fait, cette question des normes face à l’intérêt de l’enfant peut ainsi apparaître quasi existentielle. Elle guidera nos travaux, notamment sur les modèles. Nous nous réservons la possibilité de vous questionner à nouveau, puisque le contenu de votre audition était particulièrement dense.
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5. Audition commune de Mmes Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, journalistes, auteures de l’ouvrage Babyzness, et de Mme Daphné Gastaldi et M. Mathieu Périsse, journalistes, auteurs de l’ouvrage Le Prix du berceau (31 janvier 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous recevons les auteurs de deux ouvrages publiés à l’automne dernier, qui portent sur l’évolution du secteur des crèches et qui ont joué un rôle majeur dans la prise de conscience au sein de notre assemblée qu’il y avait là un sujet qui devait être étudié. Mmes Bérangère Lepetit et Elsa Marnette sont journalistes au journal Le Parisien et ont publié aux éditions Robert Laffont l’ouvrage Babyzness - Crèches privées : l’enquête inédite. Mme Daphné Gastaldi, présente dans cette salle aujourd’hui et M. Mathieu Périsse, qui interviendra à distance, sont tous deux journalistes au sein du collectif We report et auteurs du livre Le Prix du berceau, édité aux éditions du Seuil.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Bérangère Lepetit, Elsa Marnette, Daphné Gastaldi et M. Mathieu Périsse prêtent serment.)
Mme Bérangère Lepetit. Nous vous remercions pour cette invitation à contribuer à votre travail, qui nous semble essentiel à la fois pour les milliers d’enfants de moins de 3 ans vulnérables accueillis chaque jour dans les crèches, mais aussi pour leurs parents et pour les milliers de salariés en souffrance qui y travaillent. Il existe un véritable enjeu de santé publique, de même qu’une profonde et légitime attente de connaître les conclusions de votre commission.
La psychanalyste Sylviane Giampino, que nous avons rencontrée pour les besoins de notre livre, le dit très bien : il y a un coût humain, social et économique lorsque les enfants ne sont pas confiés à des structures de qualité. En menant cette enquête, nous avons souhaité mettre en lumière les raisons des nombreux dysfonctionnements et dérives dont nous ont fait part, à partir de février 2022, des parents qui avaient placé leurs enfants dans des crèches privées lucratives.
La mort d’une fillette, en juin 2022, dans une micro-crèche de Lyon appartenant au groupe People&Baby a servi de détonateur à ce projet, et nous avons alors décidé de comprendre et d’analyser l’essor de ce secteur encore méconnu, qui concentre aujourd’hui 80 % de l’ouverture des places de crèches. Nous précisons simplement que nous avons orienté notre travail sur le secteur privé lucratif pour cette première raison.
En termes de création de berceaux, la dynamique est du côté de ces entreprises de crèches, particulièrement les quatre grosses structures du secteur que sont Les Petits Chaperons Rouges, Babilou, La Maison Bleue et People&Baby. Depuis leurs vingt ans d’existence, les entrepreneurs qui les ont créées ont bâti des groupes qui s’exportent à l’international et sont, pour plusieurs d’entre eux, adossés à des fonds d’investissement. Précisons aussi que les objectifs des structures publiques et privées diffèrent. Quand une crèche publique doit équilibrer ses comptes, une crèche privée vise à être rentable.
Nous avons voulu mettre en parallèle ces enjeux économiques et les témoignages nombreux de parents et de professionnels nous alertant sur un secteur qui semblait à bout de souffle. Nous avons également voulu comprendre le rôle qu’avaient joué les gouvernements successifs dans l’ouverture du secteur de la petite enfance au privé lucratif. En vingt ans, plusieurs plans crèches ont été annoncés, promettant l’ouverture de centaines de milliers de berceaux, tandis que les professionnels lancent des alertes sur la dégradation de leurs conditions de travail et la qualité d’accueil des enfants.
Mme Elsa Marnette, journaliste, co-auteure de l’ouvrage Babyzness. Pour mener ce travail, nous avons rencontré et interviewé par téléphone plus de 200 personnes entre mars 2022 et avril 2023. Nous avons recueilli les témoignages de salariés, d’anciennes salariées œuvrant à des postes divers au sein des entreprises de crèches, auprès des enfants ou dans les bureaux (directrices d’établissements commerciaux, chargées de développement, dirigeants de groupes).
Nous avons également échangé avec de nombreux parents qui avaient placé leurs enfants dans ces crèches, mais aussi avec des syndicalistes, des avocats, des élus en charge de la petite enfance, d’anciens élus, des chercheurs, des psychiatres et des psychologues. Nous voulons insister ici sur le fait que de nombreuses personnes nous ont remerciées et nous ont encouragées dans ce travail. Nous avons eu l’impression que beaucoup étaient elles-mêmes choquées par ce qu’elles avaient vu ou vécu. Nous nous sommes rendus dans une dizaine de départements pour rencontrer nos interlocuteurs et enquêter sur ce qui se passait aussi bien dans des grandes villes que dans des territoires moins urbains, par exemple la Creuse.
Rappelons enfin que notre livre se nourrit de documents inédits que nous nous sommes procurés, mais aussi de rapports d’études émanant de différentes administrations : les enquêtes de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) à l’été 2022 ; de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2017, 2021 et 2023 ; du Conseil économique, social et environnemental (Cese) ; du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) pour n’en citer que quelques-uns.
Ces travaux, dont certains questionnent également le modèle économique des crèches privées, sont à votre disposition, parfois depuis plusieurs années. Nous voulions aussi préciser que nous n’avons pas voulu, par notre travail, mener une étude quantitative ni viser l’exhaustivité. Nous allons répondre à vos questions de la façon la plus honnête et sincère possible, en restant dans notre rôle de journaliste.
Mme Daphné Gastaldi. Monsieur le président, madame la rapporteure, chers députés, c’est à la fois un honneur et notre rôle aujourd’hui de venir répondre à vos questions sur les dérives constatées dans le secteur des crèches, en particulier dans certaines crèches privées et les grands groupes. Nous venons rendre compte, avec Mathieu Périsse, de ce travail qui a débuté en juin 2022 et qui met en lumière la souffrance au travail des salariés dans certaines crèches, ainsi que des maltraitances qu’ont vécues des familles et leurs bébés.
Nous ne ciblons pas qu’un seul groupe privé dans le livre Le prix du berceau, mais les défaillances de tout un système et celles documentées chez les quatre géants du secteur qui sont à la tête de milliers de crèches : Les Petits Chaperons Rouges, Babilou, La Maison Bleue et People&Baby. C’est dans ces dernières que nous avons recueilli le plus de témoignages vérifiés et documentés, sur lesquels nous avons opéré en contradictoire. Cela ne cache en rien les problèmes que peuvent rencontrer aussi des chaînes de plus petite taille ou des crèches publiques.
Notre enquête a débuté après le meurtre d’un bébé à Lyon, dans une crèche. Plus de 200 personnes nous ont répondu, nous avons enquêté sur terrain, retrouvé des salariés et d’anciens salariés de ces grands groupes qui ont décidé de quitter le secteur ; ainsi que des documents internes pour confirmer les faits. Nous avons été confrontés à l’opacité de ce milieu, que ce soit dans le secteur privé, mais aussi, je dois le dire, dans certaines institutions, dans des départements. Nous avons envoyé des questions aux directions de ces grands groupes pour obtenir des réponses et respecter un certain contradictoire.
Avec mon confrère Mathieu Périsse, nous vous répondrons aussi précisément que possible. Nous rappelons que nous sommes tenus par notre déontologie à la protection des sources. Contrairement à ce qui a pu être dit par une communication bien organisée, il ne s’agit pas de cas isolés ni de fautes individuelles. Dans notre livre, nous traitons de problèmes récurrents ou liés à des dérives structurelles et à des enjeux financiers.
Nous disons que ces maltraitances sont systémiques, mais ne prétendons jamais qu’elles sont systématiques. Nous souhaitons ainsi établir cette nuance, dans la mesure où certaines structures fonctionnent bien, du mieux qu’elles peuvent, compte tenu des conditions du secteur. Face à cette « course au berceau » que nous avons constatée, nous avons mené cette enquête avec le souci constant d’agir avec bonne foi sur un sujet de société grave et d’intérêt général, qui nous concerne tous, pas seulement les parents.
Nous n’avons pas jeté l’opprobre sur des salariés, comme nous avons pu parfois l’entendre. Au contraire, nous avons écrit ce livre grâce à leurs témoignages et à leur courage. Les salariées n’en peuvent plus de devenir maltraitantes, malgré elles. Parfois, elles peuvent être les victimes de ces dérives. Les structures qui fonctionnent bien le font souvent en résistance face au système. Des directeurs et des directrices de crèche nous ont expliqué comment lutter en interne pour faire fonctionner leur établissement dans des conditions dignes, contre la pression du chiffre. Est-il normal que des directions de crèches doivent faire rempart contre les commerciaux de leur propre groupe ? Nous posons distinctement cette question dans le livre.
En résumé, nous considérons donc qu’il s’agit d’un enjeu de société. Nous interrogeons le système de privatisation des crèches. À quel prix peut-on optimiser des services à la personne, rentabiliser des êtres humains, mettre des fonds d’investissement dans la course et comment encadrer cette lucrativité alors que le secteur privé représente déjà un quart du marché, en vingt ans seulement ?
Quelle est cette logique, alors que ces entreprises vivent de manière quasi dépendante sur des fonds publics, que les contribuables ont difficilement accès à ces structures ou s’inquiètent des conditions de vie de leurs enfants dans ces crèches, et que les représentants du secteur lancent des alertes depuis des années sur les risques de dérives et la dégradation de l’accueil ? Des salariés n’apparaissent pas non plus dans ce livre, car nous avons décidé de les protéger. Pour certains, le fait d’affronter certains grands groupes, certaines multinationales, les ont fait reculer. Des chapitres ont également disparu de ce livre.
Notre devoir de journaliste est d’être devant vous aujourd’hui, alors que le sujet est maintenant à l’agenda politique depuis des mois, depuis ce meurtre, depuis la sortie du dernier rapport de l’Igas, depuis la parution de nos livres ; et le contexte est particulièrement singulier. J’ai encore reçu cette semaine des témoignages émanant de professionnels qui sont contraints de vivre dans le flou, avec trois ministres qui se sont succédé en un an et alors qu’un service public de la petite enfance est en préparation. Nous intervenons aujourd’hui pour contribuer à cette prise de conscience, pour que la qualité du travail des salariés, et donc de l’accueil des enfants, s’améliore et soit digne dans nos crèches, en France.
M. Mathieu Périsse. Lors de certaines enquêtes, nous avons parfois le sentiment de découvrir le pot aux roses, une vérité cachée. Cela n’a pas été le cas lors de cette enquête, nous avons plutôt le sentiment que tout était là sous nos yeux depuis une dizaine d’années et qu’il suffisait d’écouter. De fait, tous les témoignages de salariés et de professionnels de la famille rencontrés au cours de nos deux livres se ressemblent finalement. Parfois, il y a juste besoin d’un « catalyseur » pour qu’un débat public intervienne. Tant mieux si nos livres peuvent y contribuer.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie d’avoir placé dans le débat public la question de la qualité de l’accueil des jeunes enfants dans nos crèches, grâce à votre travail journalistique et vos enquêtes, qui recoupent de nombreuses observations effectuées par les personnes auditionnées avant vous, en particulier l’Igas. À titre liminaire, je me permets de préciser que vos travaux portent uniquement sur les crèches privées et que nous exclurons donc de nos échanges le cas des crèches publiques et associatives.
J’ai lu vos deux ouvrages, qui sont très complets. Pourriez-vous dresser un état des lieux des situations de maltraitance que vous avez pu constater ? J’ajoute que les questions que je m’apprête à vous poser reprennent un certain nombre de sujets qui vous ont déjà été adressés en amont par l’intermédiaire d’un questionnaire. Quelle est la part des crèches sur lesquelles vous avez enquêté qui disposent d’un réel projet pédagogique ? Quelle est la part de celles qui, à l’inverse, relèvent davantage du « gardiennage » et de logiques financières ?
Quelle a été la récurrence des témoignages selon lesquels des consignes seraient données par les grands groupes pour sous-estimer le nombre de repas nécessaires ou le nombre de fournitures pour les enfants, notamment les couches ?
Au cours de votre enquête, avez-vous pu identifier au sein des crèches privées des problématiques de recrutement de professionnels directement après l’obtention d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) Accompagnant éducatif petite enfance obtenu en ligne ?
Existe-t-il une différence entre les crèches privées lucratives, les crèches privées non lucratives et les crèches publiques, en termes de souffrance au travail pour les professionnels de la petite enfance ?
S’agissant du modèle économique, avez-vous pu quantifier le montant des dépenses publiques dont bénéficient les entreprises privées ? Avez-vous pu constater, au cours de vos investigations, des tendances de nature différente entre les crèches d’initiative privée et les crèches privées qui bénéficient d’une délégation de service public (DSP) ? Avez-vous pu examiner des conventions de DSP ou enquêter sur les modalités de mise en concurrence ? Quels enseignements en avez-vous tirés ?
Enfin, au cours de vos investigations, avez-vous pu identifier des pistes de réforme pour mieux garantir le bien-être des enfants accueillis en crèche et des professionnels y travaillant, mais aussi le modèle économique qui sous-tend le modèle des crèches ?
Mme Daphné Gastaldi. Nous avons constaté qu’il existe plusieurs types de maltraitance à travers plusieurs dizaines de cas et des centaines de témoignages. Certaines maltraitances peuvent être reliées au management et aux conditions de travail. Les salariées ne cessent de le dire : elles ont trop d’enfants à charge, mais il y a trop peu de personnels pour y faire face. Ce cocktail est dangereux dans des crèches qui sont déjà en surrégime et en sous-effectif.
Ensuite, il existe des maltraitances d’ordre économique, des pressions sur les coûts et le budget qui finissent par retomber sur les bébés. Il peut s’agir de crèches « surbookées » pour être rentables, de personnels qui ne sont pas remplacés à temps ou qui sont déplacés dans une autre crèche, au détriment de leur repos ou du projet pédagogique. Cela peut concerner également des repas qui manquent ou qui ne sont pas commandés en nombre suffisant, jusqu’à des économies « de bout de chandelle », pour gagner quelques euros sur un budget. La maltraitance dont les enfants peuvent être victimes peut également être une conséquence du manque de temps du côté des personnels. Par exemple, des enfants n’ont pas suffisamment à boire parce que la cadence de travail est trop élevée.
Des cas de maltraitance psychique ont été mentionnés par le rapport de l’Igas et sont évoqués dans nos deux livres : des enfants négligés ou insultés, des parents mal informés.
Enfin, il convient de mentionner des maltraitances physiques, des histoires terribles d’enfant attachés, jetés en l’air, frappés, maniés brutalement, parfois brûlés.
Mme Bérangère Lepetit. Dans Babyzness, nous avons nous aussi recueilli des témoignages de salariés et de parents qui nous ont rapporté ces maltraitances. La plupart du temps, cette maltraitance n’est pas intentionnelle et relève plutôt de la négligence grave, liée au fonctionnement. De manière concrète, les taux d’encadrement sont souvent trop faibles. Nous avons par exemple interrogé une salariée qui travaille à Aix-en-Provence dans une crèche en DSP. Elle nous a expliqué qu’elle était obligée de laisser pleurer des bébés pendant des heures sans pouvoir aller les réconforter, par manque de temps. Une salariée d’une crèche de banlieue parisienne nous a raconté qu’un enfant handicapé, incapable de se déplacer, pleurait toute la journée sur le même tapis de sol. Une mère de famille dont les deux enfants étaient dans une crèche du 18e arrondissement de Paris nous a quant à elle expliqué que les enfants jugés turbulents ou bruyants étaient systématiquement enfermés dans un dortoir situé à l’étage et que les personnels tenaient devant les autres enfants des propos dévalorisants à leur endroit ou des propos dégradants à l’encontre de leurs parents. Il nous a également été rapporté des cas de grande désinvolture dans une micro-crèche en Île-de-France, où un enfant installé près des plaques de cuisson avait été brûlé par les projections d’huile.
Ces exemples attestent de cas de maltraitance avérés. Tous les établissements ne sont pas concernés, mais à la lumière de l’ensemble des témoignages recueillis, l’aspect systémique des cas de maltraitance apparaît évident.
Mme Elsa Marnette. Tous les groupes présentent aux parents au moment de la signature du contrat un projet pédagogique, qui est difficile à mettre en place dans les faits, compte tenu du manque de personnels, lesquels n’ont pas de temps à y consacrer.
De son côté, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a pointé du doigt ces pratiques mensongères concernant des ateliers promis, mais jamais réalisés dans certaines micro-crèches, dans un rapport de 2021.
M. Mathieu Périsse. Dans le cadre de notre enquête, nous avons interrogé l’ancien directeur pédagogique des Petits Chaperons Rouges, entre 2009 et 2012, la période où la start-up est devenue un grand groupe. Issu de l’éducation populaire, il estimait initialement que ce poste allait lui permettre de mettre en place un projet pédagogique moderne, libéré des lourdeurs accumulées. Il a assez rapidement déchanté et a quitté son poste, considérant que les commerciaux l’avaient emporté. Les promesses pédagogiques de ces entreprises n’ont pas été tenues.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Dans le cadre de vos travaux, avez-vous constaté des différences de nature entre des micro-crèches d’initiative privée et des crèches privées ayant délégation de service public ? Je pense notamment à l’interview dans Babyzness de l’adjointe à la petite enfance à la mairie de Bordeaux, qui apporte un certain nombre d’éléments me semblant très intéressants sur les conventions de DSP, mais également sur les modalités de mise en concurrence. Je souhaiterais donc vous entendre à ce sujet. Ensuite, pouvez-vous nous apporter des informations sur les lacunes que vous avez pu constater dans le contrôle des crèches privées par les organismes publics ?
M. le président Thibault Bazin. L’Igas a mentionné des dysfonctionnements dans l’ensemble des structures, privées et publiques. Des entreprises du privé lucratif se développent avec des agréments de la caisse d’allocations familiales (Caf) et de la protection maternelle et infantile (PMI). Dans d’autres cas, des collectivités confient après appels d’offres des DSP à certains acteurs privés. Les abus que vous avez constatés concernent-ils aussi des crèches privées en délégation de service public ? Les manquements dont vous vous êtes fait l’écho ont-ils été rapportés aux organismes financeurs ? Les CAF et les PMI compétentes sur ces territoires ont-elles été saisies par les personnes qui ont constaté ces dysfonctionnements ?
Mme Bérangère Lepetit. Nous avons effectivement reçu des témoignages de graves dysfonctionnements dans des crèches qui étaient en délégation de service public. Je pense notamment au cas d’une crèche en région parisienne qui est affectée par des problèmes de sous-dimensionnement des repas. Dans le cas présent, la PMI effectuait des contrôles, mais de manière non régulière. Plus généralement, les contrôles ne sont pas inopinés, laissant aux groupes le temps de se préparer, notamment en appelant du personnel en renfort pour pallier les manques d’effectifs le jour du contrôle.
Mme Elsa Marnette. Les groupes produisent des rapports d’activité aux communes chaque année, dont le niveau de détail est extrêmement variable. Certaines collectivités nous ont indiqué qu’elles appliquaient des pénalités, en cas de non-respect du contrat, mais ce n’est pas forcément le cas de toutes les communes. Dans certains cas, des crèches ne respectaient pas les clauses du contrat, mais demeuraient dans le taux réglementaire prévu par la loi, ce qui leur permettait d’échapper aux pénalités.
L’adjointe de la ville de Bordeaux nous a indiqué qu’elle avait relevé la pondération des critères de qualité, qui passaient généralement au second plan face au critère du prix. Elle a également mis en place une clause « des bénéfices raisonnables » : si le groupe remonte trop de bénéfices vers le siège, la ville est en mesure de récupérer une partie de cette somme, selon un calcul qui a été établi.
M. le président Thibault Bazin. Cet exemple est très intéressant. Dans un cas de DSP que je connais, en cas d’excédents, les trois quarts sont à la main de la collectivité.
M. Mathieu Périsse. Nous avons effectivement constaté des dysfonctionnements parfois assez graves dans le cadre de DSP. Nous avons notamment enquêté sur le cas d’une crèche à Vaucresson, à côté de Versailles, et avons récupéré des mails, des témoignages, des courriers officiels de la mairie. Entre 2020 et 2022, des familles se sont plaintes à la mairie de dysfonctionnements dans une crèche en DSP, pointant le turnover de personnels, en nombre insuffisant sur certains créneaux horaires ou victimes de burn-out, la mise en danger d’enfants, notamment avec des nourritures allergènes en dépit des promesses effectuées dans les documents.
La mairie leur a répondu qu’elle allait mettre en demeure le délégataire, qui s’est finalement vu infliger une pénalité de 10 000 euros, car le nombre de professionnels prévu par la DSP n’était pas respecté. Bien souvent, les communes essayent d’être mieux-disantes que le minimum légal dans leur DSP, mais les grands groupes ne se conforment qu’à ce même minimum légal. Dans ce cas précis, la DSP a été confiée ultérieurement à un autre opérateur, mais pour la seule année 2021, la crèche avait versé 57 000 euros de dividendes à sa maison-mère, soit bien plus que la pénalité qu’elle avait dû régler.
Mme Daphné Gastaldi. La plupart du temps, les contrôles sont effectivement annoncés. Les contrôles inopinés sont rares et interviennent généralement après un signalement. Il faut également souligner que les personnes de la PMI chargées des contrôles, la « police des crèches » sont elles-mêmes en très grande souffrance. Un quart des départements en France ne disposent même pas d’un seul employé à temps plein pour contrôler les crèches. Par ailleurs, ces rapports d’inspection de la PMI sont très difficilement accessibles aux journalistes, mais aussi aux directions de crèches, aux parents. Un parent qui signale un problème dans une crèche ne peut donc pas connaître les suites données à ses démarches.
Aujourd’hui, il est question d’instaurer une culture du contrôle, mais quels moyens y sont réellement consacrés ? Il faut également mentionner que les contrôles sont rendus compliqués par « l’inventivité » des micro-crèches, moteurs de la privatisation, bénéficiant de dérogations particulièrement rentables. J’ai en mémoire le témoignage d’une ancienne médecin-chef de la PMI en Meurthe-et-Moselle, qui nous racontait comment certains groupes n’hésitent pas à installer des micro-crèches côte à côte pour contourner la loi, faire des économies d’échelle en partageant le personnel et le matériel, pour pouvoir en réalité prendre en charge un plus grand nombre d’enfants.
Mme Ingrid Dordain (RE). En 2004, l’essor des crèches privées a marqué la fin du monopole des crèches publiques. Des subventions publiques ont été octroyées aux entreprises entrant sur le marché de la garde d’enfants et un crédit d’impôt a été instauré pour les entreprises réservant des berceaux à leurs employés. Ces incitations ont contribué à l’accroissement du nombre de crèches privées en France. Depuis 2015, le secteur lucratif assure des créations nettes de places représentant 80 % des nouvelles places créées annuellement.
Mesdames Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, vous avez mené une investigation approfondie derrière les stores des crèches privées lucratives, mettant en lumière une réalité où la rentabilité semblerait primer sur la qualité du service et le bien-être des enfants. Votre ouvrage prend comme point de départ le tragique décès de la petite Lisa, une petite fille de 11 mois, survenu en juin 2022, dans une micro-crèche à Lyon. À travers une série de témoignages de parents et de puéricultrices, vous exposez les dérives multiples de ce secteur en expansion depuis près de deux décennies. Mathieu Périsse et Daphné Gastaldi, vous avez rassemblé des centaines de témoignages dans votre livre, donnant un aperçu du secteur, bouleversé ces deux dernières décennies par une privatisation des services de la petite enfance. Vous posez une question cruciale : les crèches sont-elles devenues un simple business comme un autre ?
Nous cherchons à comprendre les dysfonctionnements et les enjeux liés à la commercialisation de la prise en charge de nos jeunes enfants. Les crèches lucratives ont pu vous indiquer qu’elles se conformaient à la réglementation, par exemple concernant le taux d’encadrement par rapport par rapport au nombre d’enfants. Cependant, elles ne semblent pas se laisser suffisamment de flexibilité leur permettant de s’adapter aux besoins réels des enfants ainsi que des professionnels. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de questionner les réglementations en les adaptant aux besoins réels des enfants et de manière équitable pour les différents modèles économiques de crèche ? Pensez-vous que cette gestion financière des services d’accueil d’enfants est généralisée à toutes les crèches privées ou est-elle influencée par seulement certains gestionnaires ?
À la lumière de vos enquêtes, estimez-vous que la poursuite d’une logique économique dans le secteur privé des crèches est compatible avec la qualité d’un accueil propice au développement des enfants et à leur bien-être ?
Mme Elsa Marnette. Comme nous l’indiquions précédemment, les crèches respectent le taux d’encadrement prévu par loi, mais pas forcément celui prévu par les DSP, qui sont fréquemment mieux-disants. En outre, ce taux d’encadrement peut être respecté sur l’ensemble de la crèche, mais avec des disparités selon les sections. Or le rapport de l’Igas souligne que ce taux permet d’assurer la sécurité des enfants, mais ne garantit pas forcément leur bien-être, ni une bonne qualité d’accueil.
Mme Bérangère Lepetit. Nous avons observé que même si les salariées ont pour objectif d’être en contact avec les enfants, de créer du lien, elles sont soumises elles-mêmes à des règles, à une organisation du travail qui les en empêchent. Des directrices sont parfois obligées de mettre en place sur le terrain des directives avec lesquelles elles ne sont pas d’accord ou de respecter des programmes d’économies. Elles sont également soumises à un système de primes, qui les conduit à devoir prouver à leur n+1 qu’elles ont obtenu un meilleur taux de remplissage ou sont parvenues à réaliser des économies, par exemple sur les paquets de couches et les repas.
Nous avons interviewé une ancienne directrice de crèche privée passée depuis dans le secteur associatif à la suite d’un burn-out. Dans son entreprise, des réunions mensuelles avec les directrices de crèche du secteur étaient organisées par sa coordinatrice, qui listait les « tops » et les « flops » du mois écoulé, pour féliciter ou critiquer les directrices selon l’atteinte des objectifs. Cette directrice éprouvait des difficultés à remplir sa structure : les locaux étaient vétustes et une belle crèche avait ouvert à proximité, attirant de fait les parents. On lui demandait donc d’aller faire du démarchage commercial, mais elle n’y arrivait pas. Ancienne psychologue, elle s’était dirigée vers ce métier, car elle s’intéressait à la petite enfance, mais elle se retrouvait à distribuer des flyers et à se faire un peu humilier publiquement en réunion publique mensuelle. Ce simple exemple témoigne de la souffrance des salariés dans ce secteur.
Mme Daphné Gastaldi. Dans son rapport de 2023, l’Igas souligne un phénomène de contagion de la baisse des exigences de qualité. Si le privé est moins-disant et pratique des prix bas, les autres structures sont contraintes de s’aligner, de fermer ou de ne plus concourir aux appels d’offres.
M. Mathieu Périsse. Pour prendre la mesure des problèmes et des dysfonctionnements dont nous parlons depuis le début de cette audition, il faut évoquer l’organisation des grands groupes, qui fonctionnent de manière très pyramidale : une direction nationale, puis des directions régionales, des référents par département ou par secteur et enfin des directrices de crèche. Chaque mois, ces directrices viennent rendre compte à leur hiérarchie au siège régional, non pas de la qualité de l’accueil, mais quasi exclusivement d’éléments comptables, en passant en revue les dépenses et les recettes, les objectifs assignés par la direction nationale.
À titre d’exemple, nous avons ainsi eu accès à des mails internes du groupe Babilou, dans le sud-est de la France. Le directeur régional avait écrit à l’ensemble des directeurs et directrices de crèche pour indiquer qu’il existait un retard de 5 800 heures sur l’objectif fixé, qu’il fallait combler en l’espace de quinze jours, en augmentant l’accueil occasionnel. Des directrices qui sont au départ des professionnelles de la petite enfance, éducatrices ou infirmières, se retrouvent ainsi obligées de coller des petites annonces au supermarché ou de faire des publications sur la page Facebook des voisins des environs pour tenter de remplir leur crèche, pour essayer de grappiller à leur échelle, une petite partie de ces 5 800 heures qui manquent à la direction nationale pour être satisfaite de ses objectifs financiers.
Ces comportements doivent à mon sens nous questionner sur le modèle économique poursuivi. Naturellement, une entreprise se doit d’assurer un niveau de rentabilité suffisant, d’autant plus si un fonds d’investissement est présent à son capital. Mais à un moment donné, je ne suis pas sûr que les objectifs financiers assignés soient compatibles avec la garantie d’un accueil correct, notamment dans un contexte de pénurie et de difficultés de recrutement. Qui paye ces frictions ? D’une part, il s’agit des salariés qui sont épuisés, et d’autre part des enfants qui ne bénéficient pas du soin qu’ils méritent, faute de bras suffisants.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Avez-vous obtenu uniquement des témoignages par téléphone ou avez-vous rencontré également des personnes ? Ensuite, vous avez souligné l’importance de contrôles inopinés, qui sont en réalité rares. Que pensez-vous de l’idée d’un droit de visite inopinée des parlementaires, comme cela peut être le cas pour les prisons ? Notre groupe politique a formulé une proposition de loi en ce sens, mais elle a malheureusement été rejetée. Par ailleurs, avez-vous fait l’objet de plaintes en diffamation après la parution de vos livres ?
Monsieur Périsse, vous avez souligné les dérives d’une gestion purement comptable de ces structures, à qui les parents confient ce qu’ils ont le plus cher au monde, c’est-à-dire leurs enfants. À cet égard, estimez-vous que l’imposition de règles limitant le nombre d’enfants accueillis permettrait de régler ce problème et d’atténuer cette vision purement comptable ?
Mme Daphné Gastaldi. Naturellement, nous ne nous sommes pas contentés d’entretiens téléphoniques. Nous sommes allés sur le terrain, nous avons récupéré des documents, les avons vérifiés et avons veillé à respecter le contradictoire. Au début de notre enquête, Mathieu Périsse a par exemple réalisé un appel à témoignages sur Médiacités, un site d’investigation, qui nous a permis d’en recueillir un certain nombre, ainsi que des numéros de téléphone.
Ensuite, notre éditrice ou notre avocat n’ont pas reçu à ce jour de plaintes en diffamation. En revanche, les questions adressées à des grands groupes ont été gérées par des agences de communication, dont certaines sont spécialisées dans la gestion de crise. Nous avons également reçu des messages électroniques nous indiquant clairement qu’ils n’hésiteraient pas à se lancer dans des poursuites pour protéger les intérêts de leurs entreprises.
Je ne me suis jamais posé la question du droit de visite des parlementaires, j’ignore s’il est possible de procéder de la sorte dans des lieux privés. En revanche, selon les professionnels du secteur, les personnels spécialisés de la PMI pourraient en revanche voir leur champ d’action élargi en matière de contrôle.
M. Mathieu Périsse. Le taux d’encadrement actuellement en vigueur vise précisément à établir une limite du nombre d’enfants accueillis en fonction des personnels. Il est actuellement d’un pour six enfants ou d’un pour huit enfants selon les cas. Naturellement, le législateur pourrait décider de le modifier.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je salue votre travail journalistique sur ce secteur des crèches privées lucratives. La publication de vos deux ouvrages à l’automne dernier a eu déjà un impact politique très fort, conduisant notamment à la création de notre commission d’enquête parlementaire. Je vous remercie d’avoir levé le voile sur les dérives d’un système, celui de la privatisation des crèches. Grâce à vous, nous savons maintenant, de façon argumentée, qu’il coûte cher en argent public et qu’il provoque à la fois la souffrance des professionnels et, en partie, la maltraitance des enfants. Comme Mme Gastaldi l’a souligné avec justesse, si les problèmes ne sont pas systématiques, ils sont d’ordre systémique.
Enfin, grâce à vos ouvrages, la représentation nationale peut discuter de ce sujet. L’ouverture du secteur de la petite enfance au privé lucratif a été décidée il y a vingt ans. Aujourd’hui, nous en voyons les conséquences. Votre travail permet d’établir un lien entre problématiques de terrain très concrètes – le rationnement des couches et de la nourriture, les difficultés de personnel – et la logique financière qui anime ces groupes privés. Vous avez notamment souligné l’arrivée de fonds d’investissement au capital des grands groupes et les modifications qui ont suivi en termes de management, en faveur de la rentabilité et au détriment des besoins des enfants.
À travers cette commission d’enquête, la responsabilité de la représentation nationale consiste à se saisir de votre travail de lanceur d’alerte pour agir et prendre des décisions. À ce titre, selon vous, qui devrions-nous convoquer devant notre commission, pour poser des questions, y compris celles qui dérangent ? J’imagine que vous trouverez pertinent d’auditionner les grands groupes critiqués dans vos livres. Quelles questions pourriez-vous nous suggérer de leur poser ? Les prérogatives de notre commission d’enquête pourraient nous permettre de recueillir des informations qui vous ont été refusées.
Ma troisième question est d’ordre plus politique. La privatisation est-elle réellement compatible avec le secteur de la petite enfance ? Des acteurs privés mus par la recherche de lucrativité peuvent-ils s’occuper de publics vulnérables, en l’occurrence les jeunes enfants ? Si tel est le cas, comment pourrions-nous mieux contrôler ces grands groupes et réguler leur activité, dans l’intérêt des enfants et des professionnels qui y travaillent ?
Mme Bérangère Lepetit. Vos premières questions nous font quelque peu sortir de notre rôle de journalistes. Si votre commission a pour objectif de comprendre le fonctionnement de ces entreprises, il semble effectivement utile d’entendre leurs dirigeants. Nous avons consacré un chapitre de notre livre aux fonds d’investissement, qui ne sont pas forcément conscients de ce qui se passe sur le terrain.
Vous nous avez également interrogés sur la pertinence de la privatisation du secteur de la petite enfance. De notre côté, les témoignages que nous avons recueillis de la part des salariés et des familles attestent d’un mal-être profond. Nous avons également observé un mouvement assez marqué de salariées qui quittent le privé pour rejoindre le secteur public ou le secteur associatif.
À l’heure actuelle, 20 % des crèches sont privées et le besoin de solutions de garde demeure entier pour les familles. Dès lors, je me demande s’il est réaliste d’envisager de fermer ces crèches du jour au lendemain. Un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge de mars 2023 propose des pistes de travail intéressantes pour réguler ce secteur. Il peut s’agir par exemple de conditionner les aides publiques à l’installation de crèches dans des territoires qui font état d’un réel besoin et d’obtenir un retour sur la manière dont cet argent est utilisé. Nous nous sommes ainsi aperçues de l’opacité qui peut régner dans ce domaine, alors même que ces entreprises sont largement subventionnées par la Caf ou le crédit impôt famille (Cifam). Je conclus en indiquant que l’Igas a déjà lancé des alertes sur ces sujets, dans ses différents rapports.
Mme Daphné Gastaldi. Lors de nos entretiens, des dizaines de directrices de crèche nous ont indiqué que, dans les conditions actuelles, un service de crèches privées ne leur paraît plus compatible avec le bien-être des enfants. À l’heure actuelle, le secteur privé représente un quart de ce secteur et la question de son évolution constitue bien un sujet de société. Peu avant son départ du ministère des solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées, nous avions interrogé Jean-Christophe Combe, qui nous avait dit qu’à un moment donné, il avait effectivement fallu « faire du chiffre », mais qu’il était désormais temps d’encadrer la lucrativité du secteur privé. À ce titre, il prônait un plus grand nombre de contrôles, mais nous attendons de voir dans quelle mesure cette orientation sera suivie d’effets.
De notre côté, nous n’avons pas eu la chance de pouvoir interroger toutes les directions des grands groupes, certaines ont accepté de nous répondre, mais d’autres ont refusé. Il me semble donc intéressant que vous puissiez les auditionner, au même titre que les fonds d’investissement. En tant que journaliste, je m’interroge sur l’usage des dotations publiques par ces grands groupes, dont certains sont adossés à des fonds d’investissement. En tant que citoyenne, j’ai également besoin d’une plus grande transparence.
M. Mathieu Périsse. Il me semble effectivement utile que vous auditionniez les directions de ces groupes. Nous avons également besoin qu’elles nous ouvrent leur comptabilité, pour que nous puissions leur faire confiance. Le secteur privé, via la fédération française des entreprises de crèches, s’honore de ne pas verser de dividendes à ses actionnaires, ce qui semble vrai à la lecture des comptes dont nous pouvons disposer. Mais encore faudrait-il pouvoir vérifier l’intégralité des comptabilités. En outre, il existe d’autres manières de faire remonter la valeur. Lors de notre enquête, nous n’avons pas pu accéder aux comptes des holdings détenues par les fondateurs.
Pour les fonds d’investissement, les places de crèche sont devenues des actifs financiers, au même titre que des parts dans une société d’autoroute en Croatie ou dans une plateforme gazière en mer Baltique. Les Petits Chaperons Rouges appartiennent ainsi au fonds Infravia, qui possède de nombreuses infrastructures dans le monde et n’a aucune appétence particulière pour la petite enfance. Le précédent propriétaire était le fonds Eurazeo qui l’avait racheté en 2016 et a doublé sa mise en le revendant en 2021. De même, le fonds Alpha PE a revendu ses parts dans Babilou en 2013 pour plus de 2,5 fois son prix d’achat.
Ensuite, ces fonds ne demandent pas eux-mêmes d’économiser des couches ou de couper une banane en trois. Cela ne fonctionne pas de cette manière. Mais pour « extraire de la valeur », des process sont mis en place, y compris de manière inconsciente. À titre personnel, je ne pense pas que la privatisation ait constitué une avancée. Il y a là un problème de confiance et un problème de pérennité : le système privé ne tient que sur la bonne volonté et sur des gens qui décident, pendant quelque temps, de moins placer le curseur vers la rentabilité et un peu plus vers le bien-être des enfants.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je profite de ma prise de parole pour formuler deux requêtes. La première a déjà été exprimée lors de la mise en place de cette commission. Monsieur le président, nous vous avions ainsi demandé de pouvoir auditionner les fonds d’investissement, mais vous nous aviez à l’époque répondu que vous hésitiez, indiquant que leur convocation aurait participé d’un a priori à leur encontre. Je réitère aujourd’hui cette requête et je demande également que notre commission d’enquête soit diligentée afin de récupérer des rapports de la PMI, puisqu’il semblerait que des journalistes n’y aient pas eu accès.
Ensuite, je remercie les journalistes de leur présence aujourd’hui et pour leur travail, qui nous importe énormément. Mesdames, monsieur, je souhaite poser une question concernant les responsabilités qui mènent à ce système, que vous dénoncez. Nous voyons bien que le cadre légal tel qu’il a évolué depuis vingt ans a conduit à la création d’un service low cost de la petite enfance, afin de pouvoir accueillir massivement des enfants essentiellement issus de la classe moyenne. Ainsi, le décret d’août 2022, qui concerne la possibilité de recruter sans diplôme, participe de la réduction des coûts de production : d’une certaine façon, on recrute au Smic, voire en dessous.
De même, vous avez également évoqué la question du financement, à la fois par la CAF, mais aussi par le crédit d’impôt. Aujourd’hui, les entreprises qui financent des crèches privées bénéficient de ces crédits d’impôt. Lors de votre enquête, avez-vous pu documenter le lobbying de la fédération des entreprises de crèches et le rôle qu’elle a pu jouer dans l’évolution de la législation ? De notre côté, nous pensons que cette fédération a joué un rôle lors de la mise en place de cette commission. De fait, elle semble disposer d’un réseau étendu, à travers des partenariats avec des structures privées, des cabinets d’avocats, des cabinets de conseil. La toile ainsi tissée est clairement orientée vers le business et la rentabilité plutôt que vers une logique de service public. Il suffit pour s’en convaincre de consulter son site internet.
Mme Bérangère Lepetit. Nous avons consacré un chapitre à cette fédération très puissante, créée en 2007 et qui réunit trois des plus grosses entreprises du secteur, Babilou, Les Petits Chaperons Rouges et la Maison Bleue. La personne qui s’occupe de la communication de la fédération est particulièrement active auprès des journalistes. Elle se présente d’ailleurs comme une personne ressource, capable d’expliquer le fonctionnement de ce secteur, qui est effectivement plus complexe qu’il n’y paraît. En résumé, la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) répond très facilement, elle est très réactive et propose de nombreux rendez-vous. Les élus que nous avons interrogés reçoivent également fréquemment les visites de cette fédération, qui fournit des plaquettes très pédagogiques. Cette activité est efficace : lors de l’un de mes rendez-vous avec un maire d’un arrondissement parisien, j’ai été surprise de le voir reprendre exactement les mêmes arguments et éléments de langage que ceux portés par la FFEC.
Mme Daphné Gastaldi. Il est vrai que nous pouvons retrouver ici ou là des éléments de langage promus par la fédération. De même, certaines propositions d’amendement proviennent du lobby des crèches et sont présentes sur son site. Pour sa part, le Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) s’est ému de voir que des députés ayant voté contre la création de la commission d’enquête se retrouvaient finalement à sa tête et s’est interrogé sur les liens avec le lobby. De notre côté, nous n’avons pas particulièrement enquêté sur le lobby, qui mériterait peut-être à lui seul un travail approfondi.
M. Mathieu Périsse. Ce lobby travaille de manière efficace, au service des entreprises qui le financent. Pour autant, nous n’avons pas recueilli d’éléments indiquant qu’il outrepasserait le rôle classique d’un groupe d’influence. Comme tout lobby, la Fédération française des entreprises de crèches réalise des actions de plaidoyer, rencontre des décideurs et essaye de les convaincre. Je ne suis pas choqué outre mesure : à partir du moment où le secteur privé existe, il fait appel à des représentants. J’en prends acte.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Avez-vous pu, au cours de votre enquête, établir des liens entre le lobbying de cette fédération et l’évolution de la législation ? Je pense notamment au décret de 2022.
M. Mathieu Périsse. Daphné Gastaldi et moi, nous ne disposons pas d’éléments permettant de montrer que la fédération tient la plume des politiques. Je serais également tenté de dire que la fédération n’en a pas non plus eu besoin. Depuis vingt ans, l’évolution législative n’a pas attendu l’existence d’un tel lobby structuré, ni même d’une fédération ou de grands groupes, pour intervenir. Les assouplissements législatifs, les incitations fiscales décidées au profit du secteur privé ont émané de choix politiques, effectués en conscience. Il est possible de les questionner, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient été dictés par quiconque.
Il y a vingt ans, face au constat d’un manque de 200 000 places en crèches, les vannes de l’argent public se sont ouvertes en direction du secteur privé. Vingt ans plus tard, nous en sommes encore à aligner les plans crèche pour couvrir des besoins de 200 000 places. Mais entre-temps, le secteur privé a pris 25 % du marché.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame Gastaldi, vous avez indiqué que le Syndicat national des professionnels de la petite enfance déplorait que des députés ayant pris des responsabilités au sein de cette commission d’enquête aient pourtant voté contre sa création. Je tiens à préciser que je n’ai pas voté contre : je n’étais pas en séance lors du vote, mais en commission des lois, pour examiner un autre texte. Je pense qu’il est important d’être précis, dans la mesure où vous témoignez sous serment.
Mme Daphné Gastaldi. Je ne vous ai pas désignée nominativement, j’ai simplement relayé les propos exprimés par le Syndicat national des professionnels de la petite enfance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quatre grands groupes privés interviennent aujourd’hui. Or les situations de maltraitance portent aujourd’hui sur l’ensemble de ce secteur, aucun groupe ne peut être considéré comme plus vertueux ou plus problématique que les autres. À la lecture de vos ouvrages, j’observe que l’un de ces groupes, People&Baby, qui n’a pas de fonds d’investissement à son capital, s’est pourtant malheureusement distingué de la manière la plus défavorable, puisque c’est au sein de l’une de ses crèches qu’un bébé de 11 mois a été tué à Lyon.
Les difficultés rencontrées dans le secteur privé sont-elles liées à la présence de fonds d’investissement ou plutôt à des logiques de rentabilité qui sont portées par ces groupes privés, quel que soit leur actionnariat ?
Ensuite, pensez-vous que la présence de groupes privés dans le secteur de la petite enfance est la cause de ces maltraitances ? En rehaussant un certain nombre des obligations des crèches, mais également en faisant évoluer le système de financement des crèches privées et des crèches en délégation de service public, pourrions-nous être en mesure d’assurer une prise en charge plus vertueuse de nos enfants par les groupes privés ? Je ne suis pas naïve et n’ignore pas les objectifs de rentabilité qu’elles poursuivent, mais ces actions ne pourraient-elles pas permettre qu’elles se concentrent d’abord sur le bien-être des enfants ?
Mme Elsa Marnette. Babilou, Grandir et Les Petits Chaperons Rouges sont adossés à des fonds d’investissement et réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Une étude effectuée par un cabinet en 2021 indique ainsi que Babilou réalise la moitié de son chiffre d’affaires à l’international, notamment aux États-Unis et aux Pays-Bas. Les financements en provenance des fonds d’investissement sont aussi utilisés par les entreprises pour croître, mais à l’extérieur de nos frontières.
Mme Bérangère Lepetit. L’entreprise People&Baby a eu à une époque des fonds d’investissement à son tour de table, mais cela n’est plus cas actuellement. Les fonds d’investissement contribuent à ce mouvement « d’extension » de ces entreprises qui ont effectivement aujourd’hui des relais de croissance à l’étranger. La participation de fonds d’investissement n’explique pas la situation, mais elle y contribue.
Ensuite, le secteur privé est-il la cause des maltraitances ? Je constate que le secteur privé n’a pas le monopole des maltraitances et que des dysfonctionnements interviennent également ailleurs. De notre côté, nous n’avons pas enquêté dans les crèches municipales et associatives. Malgré tout, depuis la sortie de notre livre, nous continuons à être contactés par des parents et des salariés qui nous racontent des dysfonctionnements intervenant dans les crèches privées lucratives, en particulier dans ces quatre grandes entreprises.
Mme Daphné Gastaldi. Nous avons reçu des signalements en provenance de différents types de crèches, mais les plus nombreux et les plus documentés concernaient des crèches privées à but lucratif. Si l’ensemble du secteur souffre d’un problème de financement et d’une pénurie de personnels, nous avons cependant constaté que les groupes privés à but lucratif faisaient l’objet de problèmes supplémentaires liés cette pression, à cette course à la rentabilité, à cette course au berceau, au remplissage et parfois au « surbooking » des crèches. Ces éléments se cumulent pour créer un cocktail dangereux, entraînant malgré elles des salariées dans des situations de maltraitance, qu’elles sont les premières à dénoncer.
M. Mathieu Périsse. Je me souviens avoir entendu l’interview du président d’un des grands groupes, qui dressait le parallèle suivant : puisqu’il existe des écoles privées, pourquoi n’y aurait-il pas des crèches privées ? Cette analogie, a priori de bon sens, ne tient pas, les situations ne sont pas comparables. Aujourd’hui, les écoles privées telles que nous les connaissons sont en effet associatives, elles ne sont pas à but lucratif. Par exemple, il n’existe pas de groupes rassemblant 700 écoles privées d’enseignement catholique. Ce raisonnement est donc quelque peu fallacieux.
En réalité, selon moi, le privé lucratif apporte plus de problèmes que de solutions. Au-delà des dysfonctionnements que nous avons évoqués, il existe également des effets de second rang. Par exemple, les grosses entreprises sont celles qui sont les plus enclines à rafler les marchés publics, dans la mesure où elles disposent de services juridiques et sont capables de fournir des offres bien calibrées aux marchés publics, de répondre sur-mesure aux attentes, mais également de produire des efforts financiers sur certains points. Face à cette force de frappe, les petites structures associatives ou éventuellement mutualistes, qui occupaient le terrain parfois depuis des décennies ne peuvent plus suivre. Non seulement le privé produit un certain nombre d’effets délétères, mais il contamine également les autres sphères.
Des associations d’éducation populaire qui existent parfois depuis les années 1930 et qui ont développé tout un savoir-faire en matière d’éducation se retrouvent contraintes à intégrer dans leurs réponses aux appels d’offres des éléments issus du management privé, pour pouvoir rester dans la course. Je ne pense pas que cela se fasse au profit de la pédagogie, ni de l’accueil des enfants.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si je comprends bien, vous ne pensez pas qu’il existerait des solutions consistant à renforcer la réglementation du privé lucratif et à faire évoluer le financement vers un modèle plus vertueux. Vous considérez que, par nature, le privé lucratif est un problème et préconisez la fin des structures privées lucratives dans la gestion de nos crèches. Je souhaite que cet aspect soit bien clarifié.
Mme Bérangère Lepetit. D’après toutes les études, le privé lucratif représente aujourd’hui 20 % du secteur, mais au-delà des grands groupes, il existe également une myriade de petites entreprises. De fait, les situations sont vraiment très diversifiées et il est compliqué de placer l’ensemble de ces structures dans une seule catégorie. Le fonctionnement de ces grands groupes, fondé sur des process spécifiques et des seuils de rentabilité à atteindre, entraîne ces dysfonctionnements, ces dérives et cette souffrance au travail. Par conséquent, je pense effectivement que quelque chose doit être revu et j’estime qu’il est important de réguler et d’obtenir plus de détails en matière financière. Il me semble d’ailleurs qu’un rapport de l’Igas est en cours de rédaction sur ces éléments et que les pouvoirs publics sont désormais bien au fait des dérives existantes.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie d’avoir partagé devant la commission les résultats de votre enquête. Avant de clôturer cette séance, je souhaite répondre à notre collègue Sophia Chikirou. Il n’y a pas d’hésitation de ma part : je peux vous confirmer que les fédérations seront toutes convoquées, y compris celle évoquée lors de cette audition. De même, les quatre grands groupes seront aussi convoqués pour être auditionnés. Si nos auditions nous conduisent à agir de la sorte, je n’hésiterai pas non plus à procéder à d’autres convocations. Nous pourrons également demander les rapports de PMI.
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6. Audition de Mme Sylviane Giampino, présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) (6 février 2024)
M. le président Thibault Bazin. En tant que référent de la commission des affaires sociales pour le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), je suis très honoré de recevoir sa présidente, Mme Sylviane Giampino.
Créé en 2016 et placé directement auprès du Premier ministre, le Haut Conseil a pour mission d’animer le débat public et d’apporter aux pouvoirs publics une expertise prospective et transversale sur les questions liées à la famille et à l’enfance, à l’avancée en âge, à l’adaptation de la société au vieillissement et à la bientraitance, dans une approche intergénérationnelle.
Mme Giampino participe aux travaux du Haut Conseil depuis sa création, notamment en tant que présidente du Conseil de l’enfance. La présidence du Haut Conseil est une présidence annuelle tournante qu’elle a déjà exercée en 2018, puis en 2021, et qu’elle exerce à nouveau, depuis peu, pour l’année 2024.
Psychologue pour enfant de son état, Mme Giampino s’est vu confier par Laurence Rossignol, alors ministre de la famille, la réalisation d’un rapport sur l’accueil des jeunes enfants. Ce rapport, remis au printemps 2016, portait sur deux sujets essentiels : la conciliation, pour les parents, de la vie familiale et de la vie professionnelle et le bon développement de l’enfant. Le lien avec nos travaux relatifs à la politique d’accueil du jeune enfant de moins de 3 ans est évident et il sera intéressant de voir ce qui a changé – ou pas – depuis huit ans.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo restera disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Sylviane Giampino prête serment.)
Mme Sylviane Giampino. Je vous remercie de me donner l’opportunité de présenter devant vous les travaux du HCFEA relatifs à la prise en charge du jeune enfant. Je suis comme vous l’avez dit la présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du Haut Conseil, les deux autres étant le Conseil de la famille et le Conseil de l’âge, et j’assure pour cette année la présidence de l’ensemble.
Parmi nos travaux, je voudrais mentionner le rapport du Conseil de l’enfance et de l’adolescence Qualité, flexibilité, égalité : un service public de la petite enfance favorable au développement de tous les enfants avant 3 ans et celui du Conseil de la famille Vers un service public de la petite enfance, publiés en 2023. Je citerai également le fameux séminaire « Premiers pas. Développement du jeune enfant et politique publique », que nous avons co-organisé en 2021 avec France Stratégie et la Caisse nationale des allocations familiales et qui a réuni pendant six mois, en plein confinement, cinquante intervenants et près d’un millier de participants
Cet événement a marqué un virage dans la conception de la politique publique de l’accueil du jeune enfant. Le comité scientifique, chargé de coordonner des travaux interdisciplinaires complexes, a en effet conclu que la finalité de l’accueil du jeune enfant est son bien-être et son développement. Il a souligné que la mise en place de services et structures permettant d’atteindre cette finalité conduirait mécaniquement à faciliter la conciliation par les parents de leur vie professionnelle et familiale, mais aussi l’accueil d’enfants dont les parents sont hors l’emploi. Les connaissances nous permettent d’affirmer qu’une expérience de socialisation précoce et progressive, accompagnée par les parents avant que l’enfant ne devienne autonome à son entrée en maternelle, est bénéfique à l’ensemble des enfants, quelles que soient leurs conditions de vie et même de santé, puisque cette socialisation favorise l’inclusion des enfants en situation de handicap.
J’en profite pour mentionner notre rapport de 2018 Accueillir et scolariser les enfants en situation de handicap, de la naissance à 6 ans et accompagner leur famille, commandé par la ministre des solidarités et de la santé et la secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargée des personnes handicapées d’alors, qui traduit notre volonté constante de proposer un projet d’intérêt général s’adressant à tous les enfants.
Le Conseil de la famille et le Conseil de l’enfance et de l’adolescence travaillent sur certains dossiers ensemble et ont publié une dizaine de travaux, dont un avis, publié le 26 mai 2023, sur l’article 10 du projet de loi pour le plein emploi relatif à la gouvernance en matière d’accueil du jeune enfant. Je souhaite enfin souligner que nous participons, avec plusieurs administrations, assemblées consultatives et services de recherche, d’études et de statistiques, à la réflexion en cours sur le service public de la petite enfance.
La qualité de l’accueil est la garantie que nous puissions nous acquitter de notre devoir de faire entrer dans la société les petits humains qui la constituent déjà et qui la feront vivre. Elle recouvre des enjeux psychologiques, éducatifs et sociaux.
Un accueil de qualité doit d’abord permettre à l’enfant de se sécuriser en construisant une confiance de base et une sécurité affective. C’est une expérience indispensable. En s’occupant bien de lui, on lui apprend à prendre soin de lui-même et à développer progressivement une capacité d’autonomie. Ce processus passe par ce média central qu’est le corps : il demande de comprendre la relation au corps et de savoir lire les expressions des émotions et des besoins qui passent par le corps puis, progressivement, par des langages plus élaborés et par la parole.
Un accueil de qualité doit également permettre de se repérer et d’identifier le soi et l’autre, grâce aux portages, aux enveloppes, à la continuité. Peu à peu, l’enfant apprend à servir de repère pour autrui et, très tôt, la solidarité, la citoyenneté et l’attention à autrui se mettent en place : on le voit, dans les structures ou auprès des assistantes maternelles, lorsque de très petits enfants se portent au secours d’un autre, qui a perdu son doudou ou qui pleure l’absence de son papa ou de sa maman.
Un accueil de qualité doit enfin offrir aux enfants des opportunités de se déployer, d’expérimenter, de découvrir et d’apprendre. Tous les enfants viennent au monde dotés d’une vitalité découvreuse : les humains sont formatés pour apprendre. Cette appétence – à exercer, découvrir, communiquer, regarder et se faire regarder – est un bien très précieux et un enfant qui la perd connaîtra plus tard des difficultés.
Ces enjeux sont autant de responsabilités pour ceux qui pensent, organisent, financent et réglementent les trois premières années de la vie d’un enfant. Un accueil de qualité doit certes être stable et fiable et doit offrir une place à chaque enfant et à chaque famille, mais il doit aussi être prodigué par des personnes impliquées intellectuellement, affectivement et solidairement. Cette implication exige un certain niveau de formation, initiale et continue, des professionnels de l’enfance et de la petite enfance. Je peux témoigner que, dès les années 1990, nous pouvions anticiper, en observant la courbe des âges, une pénurie de ces professionnels.
L’action politique a besoin de prospective. La mission du HCFEA est justement de soumettre des propositions et des avis visant « à garantir le respect des droits et la bientraitance des personnes vulnérables à tous les âges de la vie ainsi que la bonne prise en compte des questions éthiques. »
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour vos propos liminaires ainsi que pour la qualité de vos travaux, qui nous permettront de mieux évaluer les conditions d’accueil et d’éveil du jeune enfant en crèche.
Pensez-vous que l’accueil collectif du jeune enfant soit toujours pertinent ? Dans le cas contraire, quel est l’âge en dessous duquel il serait inopportun ?
Dans votre rapport remis à Laurence Rossignol en 2016, vous soulignez que l’amélioration des relations avec les familles est un axe majeur d’avancées. Quelles pistes permettraient de renforcer la coopération entre les parents et les professionnels de l’accueil du jeune enfant ?
Vous appelez dans ce même rapport à « forger une identité professionnelle commune de l’accueil du jeune enfant ». Pourriez-vous développer ce point ?
Pensez-vous que les modes de financement de l’accueil des jeunes enfants ont un impact sur la qualité de l’accueil, et si oui, dans quelle mesure ? Vous craignez notamment que la facturation à l’heure ait des effets pervers : j’aimerais que vous nous apportiez des éléments d’explication.
Mme Sylviane Giampino. La question de l’âge idéal pour confier un enfant est une question classique. La manière dont un enfant vivra ce moment de transition entre l’enceinte familiale et une relation avec des personnes étrangères à la famille – que l’enfant se rende chez une personne, que cette personne se rende au domicile de l’enfant ou que l’enfant soit accueilli collectivement – dépend de l’adéquation entre le mode d’accueil de l’enfant et le souhait des parents. Le choix des parents est bien moins éclairé qu’on ne le pense. Au moment de ce choix, les parents ne voient pas beaucoup plus loin que la tétine : ils avancent dans leur projet avec des images, des modes, des représentations, et ils finissent par trouver ce qu’ils trouvent.
L’idéal dans notre pays est le libre choix des parents. Un bon mode d’accueil est celui qui correspond au mode de vie et à la sensibilité des parents. Il faut parfois en changer, si c’est indispensable, mais il faut savoir que très peu d’enfants ne s’adaptent pas. Cela dit, plus les enfants sont petits, moins ils disposent de modes d’expression de leur mal-être et plus ils sont adaptables, ce qui n’est pas sécurisant. Certains enfants manifestent leur désarroi ou leur refus d’être confiés à des personnes étrangères alors qu’ils sont en train de s’adapter et qu’ils vont très bien ; d’autres restent silencieux et donnent l’impression d’aller très bien. Il faut donc être très attentif. Face à la pénurie de modes d’accueil, si les parents trouvent celui qu’ils souhaitaient, cela facilite le processus ; dans le cas contraire, c’est une gêne, mais elle peut être dépassée car de très bonnes rencontres peuvent se faire dans un mode d’accueil qui n’était pas initialement voulu. Il ne faut donc pas réglementer, car il s’agit de rencontres singulières.
S’agissant de la participation des parents, les syndicats de parents d’enfants en crèche, dont on a vu se dessiner une ébauche dans les années 1990, n’ont pas fonctionné. On est parent d’enfant accueilli pendant une période très courte, deux ans et demi ou trois ans, et qui est tellement surchargée d’événements – parfois la naissance d’un autre enfant – et de soins à prodiguer qu’elle n’est pas favorable à un engagement syndical. Des sociétés savantes et des collectifs pouvant porter la parole des familles ont pris le relais. Il y a également des expériences de conseils de crèche au sein desquels les parents ont une place. Ces conseils fonctionnent, pourvu qu’ils soient voulus par des municipalités et des gestionnaires vraiment convaincus. La participation est un art recherché et un exercice difficile.
Plutôt que de coopération, je préfère parler d’un travail fil à fil au quotidien. On entend beaucoup dire que les professionnels de l’accueil doivent écouter les parents, mais l’écoute est un fourre-tout. On écoute bien quand on est formé, et quand on a soi-même le sentiment d’être écouté. Une chaîne de bienveillance s’organise entre l’enfant et les professionnels qui l’accueillent. Ceux-ci doivent pouvoir être soutenus et encouragés, mais aussi être remis en cause, au cours de réunions avec d’autres professionnels ainsi qu’avec les parents – les assistantes maternelles apprécient d’ailleurs beaucoup les relais parents enfants. Les moments d’échange d’inspiration réciproque, avec les parents et leurs enfants, sont également importants. Outre les réunions formelles, il se passe beaucoup de choses dans les couloirs et les échanges se font aussi grâce à du non-verbal : des sourires, la manière d’ouvrir une porte ou d’échanger des choses. L’accueil du jeune enfant demande de la subtilité et si les formats, les méthodes et les systèmes de communication standardisée peuvent être des appuis à l’exercice professionnel, ils ne suffiront pas. Au contraire, ils peuvent tellement formater les choses que la communication ne se fait plus et que chacun reste dans un rôle formel.
Au cours des dix dernières années, l’identité professionnelle commune a beaucoup progressé, notamment grâce à une multitude de rencontres – c’est incroyable, comme le monde de la petite enfance se rencontre depuis quelque temps. C’est qu’il ne va pas très bien : il cherche des solutions. Il existe également une plateforme, Les pros de la petite enfance, qui centralise de nombreuses informations et qui est très utilisée par les professionnels. La mission que j’ai eu l’honneur de piloter a réuni 130 gestionnaires, formateurs et autres professionnels pendant un an. Tout cela, ça laisse des traces. La reconnaissance des professionnels de la petite enfance, après la crise du covid, a aussi été un moment fort. On a adopté pour eux la même approche que celle du Ségur de la santé. C’est un métier qui se tient à la frange du social, du sanitaire et de l’éducatif, et qui fait l’objet de beaucoup de travaux en ce moment.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quelles difficultés peuvent poser certaines modalités de financement, dont la tarification à l’heure, dans la bientraitance de l’accueil des jeunes enfants ?
Mme Sylviane Giampino. La tarification à l’heure est un progrès : il s’agissait de faire en sorte que les familles financent le service à concurrence de l’utilisation qu’elles en ont. Cette approche pertinente a été détournée de son objet, car elle a été adoptée alors même que les modes d’accueil étaient re-sanitarisés, dans le cadre d’une représentation de l’enfant zéro bobo.
Dans les structures d’accueil collectif, l’état d’esprit a progressivement changé. Les professionnels ont commencé à craindre que les enfants se salissent ou se blessent. Alors que les morsures, les bobos, les bleus, les chutes et les chaussettes pleines de la terre de la terrasse de la crèche faisaient partie du quotidien, depuis quinze ans, le travail s’est progressivement re-sanitarisé.
M. le président Thibault Bazin. Attribuez-vous cela plutôt à la protection maternelle et infantile (PMI) ou au financement assuré par la caisse d’allocations familiales ?
Mme Sylviane Giampino. Il s’agit d’une concomitance. La PMI n’y est pour rien. Elle a participé, dans les années 1980, à l’ouverture d’un maximum de liberté d’accueil dans les crèches, en encourageant leur développement. Elle a été un partenaire de la socialisation des enfants, ainsi que des mères, dans et par le travail.
La PMI, le rapport de Michèle Peyron l’a montré, est accusée d’être responsable de cette approche sanitaire, qui correspond en réalité à une baisse du niveau d’investissement dans ses activités et à la perte de sa dimension interdisciplinaire. Elle avait une longue histoire de service de proximité qui rassemblait divers métiers, avec des professionnels de l’éducation ou du soin et des travailleurs sociaux par exemple. Ses missions de contrôle, resserrées de surcroît sur ce qui se voit rapidement, ont progressivement pris le pas sur les autres.
Re-sanitarisation, peur de l’accident et aussi contexte d’attentats ont induit un renfermement sur eux-mêmes des modes d’accueil collectifs. Leur objet était au contraire d’emmener les enfants en ville, au marché, dans les squares et les équipements adaptés, et par ailleurs d’amener à eux des artistes, des créateurs, des expériences diverses. Ces modes d’accueil ouverts se sont refermés, selon une chronologie bien identifiée, et désormais les allées et venues sont très surveillées.
Ce qui me ramène, car c’est un ensemble, au paiement à l’heure, qui oblige à documenter les heures d’arrivée et de départ des enfants. Cette inévitable rigueur tend à rigidifier les relations entre les familles et les structures, sans même permettre de savoir exactement combien d’enfants sont accueillis pendant combien d’heures, si nous voulons connaître précisément les besoins. Nous avons l’information s’agissant des crèches collectives, mais les données manquent sur l’accueil individuel, et tout cela n’est pas figé.
Quoi qu’il en soit, le paiement à l’heure suscite l’envie de rentabiliser les équipements. Il a aussi permis d’augmenter le nombre d’enfants accueillis par un assistant maternel. Il fait entrer dans des jeux d’emboîtement entre les enfants présents et les heures libres qui doivent être occupées.
Il en est résulté un effet involontaire de standardisation et une perte de souplesse. La contractualisation avec les familles les lie à des horaires. Certes, il est bon d’établir une règle du jeu, mais certains bilans démontrent qu’une structure donnée a les mêmes charges si les enfants ne sont pas là, dès lors que leurs places et les personnels demeurent. C’est pourquoi nous préconisons une tarification à la demi-journée.
M. Thierry Frappé (RN). Il me semble qu’entre quinze et quarante-huit mois, le besoin d’apprendre de l’enfant se développe considérablement – c’est alors qu’il est le plus « appétent », avez-vous dit. Il faut alors pour s’occuper de lui des personnes impliquées dans ce qu’elles font. Comment en juger ? Existe-t-il des critères permettant de s’en assurer ? La formation des professionnels prévoit-elle des remises à niveau régulières ?
Mme Sylviane Giampino. La charte nationale pour l’accueil du jeune enfant couvre tous les modes d’accueil, en dix articles. Fruit du travail collectif mené dans le cadre de la mission que j’ai pilotée, elle a été rédigée par les services du ministère.
Plus un enfant est jeune, plus il est sensible à l’état intérieur des personnes qui l’entourent et à leurs façons d’être. Il sent s’il y a quelqu’un derrière un comportement, une attitude et une méthode de travail. Les professionnels de la petite enfance doivent donc avoir un certain plaisir à être là. Cela n’a rien d’un plaisir permanent : ce sont des métiers très fatigants, et émouvants. Mais des professionnels qui vont bien vont s’intéresser à ce qu’ils font et auront envie d’en parler avec les autres. La professionnalisation est une dynamique qu’il faut alimenter.
Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). Dans votre rapport de 2016, vous avez écrit : « Il y a un coût humain et social lorsque des enfants ne peuvent être accueillis, tout comme lorsque les enfants sont accueillis de façon inadéquate ».
Les professionnels des crèches font état d’une dégradation de leurs conditions de travail, donc des conditions d’accueil des enfants. Ils décrivent le manque de personnel, les taux d’encadrement insuffisants, le recours à du personnel peu qualifié, voire l’accueil d’enfants en surnombre. Ils vivent une forme de précarité entretenue, qui provoque de l’épuisement et un turn-over élevé au sein des équipes.
Or vous avez rappelé tout à l’heure la nécessité d’assurer la sécurisation affective de l’enfant ainsi que de la continuité et de la stabilité du mode d’accueil. Les conditions que décrivent les professionnels sont-elles compatibles non seulement avec l’intérêt de l’enfant, mais aussi avec la construction du lien avec les familles ?
Dans votre rapport, vous avez également écrit que la multiplication des formes d’accueil et des opérateurs de l’offre crée du flou et renforce les attitudes commerciales ou consuméristes. Or, depuis sa publication, il y a huit ans, l’offre de crèches privées a augmenté de façon inédite. L’adoption, il y a vingt ans, d’un crédit d’impôt favorable aux opérateurs privés a facilité cette évolution. Au cours des dix dernières années, 80 % des ouvertures de berceaux ont eu lieu dans des crèches privées, dont la plupart appartiennent à des grands groupes adossés à des fonds d’investissement. Ces opérateurs privés raflent les marchés publics parce qu’ils ont des services juridiques adaptés, au détriment de structures associatives plus petites.
D’après le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales Qualité de l’accueil et prévention de la maltraitance dans les crèches, « la régulation insuffisante du secteur marchand peut laisser prospérer des stratégies économiques préjudiciables à la qualité d’accueil ». Ce rapport a révélé que l’entrée des fonds de capital-investissement dans les entreprises de crèches coïncidait avec une politique de compression de la masse salariale et d’économies sur les rémunérations et sur les embauches, sans doute pour maximiser les profits.
S’agissant des situations de maltraitance des enfants, les opérateurs privés mettent volontiers en avant des défaillances individuelles. Les journalistes qui ont publié Babyzness et Le prix du berceau, que nous avons auditionnés, évoquent pour leur part des négligences graves qui ne sont pas intentionnelles, mais dues au fonctionnement des structures. Ils livrent aussi des témoignages de directrices de crèche estimant que la privatisation du secteur n’est pas compatible avec le bien-être des enfants.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du modèle économique du secteur de la petite enfance ? La recherche du profit est-elle compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant ?
Mme Sylviane Giampino. Il y a dix ans, j’aurais répondu que la qualité de l’accueil ne dépendait en rien du statut public ou privé. C’est ce que je constatais. Aujourd’hui, la réponse – pas uniquement la mienne – est différente. Nous ne pouvons pas être aveugles aux constats convergents qui s’expriment.
Disons-le, rien ne garantit qu’un mode d’accueil à gestion publique est de qualité : cela ne suffit pas. Et rien ne dit qu’un mode d’accueil privé à but lucratif n’est pas de qualité. Toutefois, nous ne pouvons pas ignorer l’accumulation des constats qui indiquent que la machine s’emballe.
En 2012, lorsque notre pays a choisi d’ouvrir au secteur privé lucratif le partage de la charge d’accueil du jeune enfant, nous avons rencontré des porteurs de projets. Le choix a été fait de ne pas exclure l’accueil du jeune enfant du champ de la directive européenne relative aux services dans le marché intérieur, dite directive Bolkestein : nous avons considéré que ce n’était pas exclusivement une mission de service public, d’intérêt général, et qu’elle pouvait entrer dans les jeux de la concurrence libre et non faussée.
Il s’avère que la machine s’emballe. La croissance du parc d’accueil du jeune enfant est due pour l’essentiel au secteur privé, dont certains acteurs ont peut-être perdu de vue le caractère d’intérêt général de leur mission.
Le HCFEA a récemment publié un communiqué appelant l’attention sur les pratiques auxquelles incite le financement des crèches par la prestation de service unique et recommandant l’adoption de moyens d’observation permettant d’identifier le montant et l’usage des fonds publics dont bénéficie le secteur privé à but lucratif. Pour certains opérateurs, le profit et les manipulations qui ont été mis en lumière passent avant l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui est contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant.
Mme Anne Bergantz (Dem). D’après votre rapport de 2016, l’excès de réglementation entrave parfois le bon développement de l’enfant, notamment sa progression vers l’autonomie, et complique considérablement le quotidien du personnel. Regrettant la tendance en cours, vous recommandiez « de passer du sécuritaire à la culture du risque mesuré ». Qu’entendez-vous par là ?
Nous avons appris qu’un référentiel commun est en cours de rédaction par les services du ministère. Comment y inclure cette notion de risque mesuré ? De quelles normes en particulier souhaitez-vous le retrait ?
Vous recommandez dans votre rapport l’enrichissement du CAP (certificat d’aptitude professionnelle) petite enfance, dont sont titulaires la plupart des professionnels, par des modules spécifiques. Quelle en serait la teneur ?
Enfin, quelles recommandations de votre rapport ont été appliquées ? Lesquelles doivent maintenant l’être en priorité ?
Mme Sylviane Giampino. L’excès de réglementation entrave notamment les activités de découverte. Les enfants ont besoin de découvrir une multitude de matériaux. Or beaucoup ont disparu dans les structures d’accueil – pas chez les assistantes maternelles, fort heureusement. Le bois est verni. Toute rugosité a disparu. Les sols intérieurs et extérieurs sont plastifiés. Dans les jardins des crèches, la terre et le sable ont disparu, privant les enfants de l’appréhension spontanée d’autant de notions scientifiques : la fluidité et la granularité, les mesures, le poids et le volume…
De même, les grands toboggans, qui étaient pourtant parfaitement sûrs, sont devenus de plus en plus petits. Or un enfant a besoin d’aller vers le plus haut, le plus loin, le plus fort, le plus différent. Dans les nouveaux environnements, les enfants s’ennuient. Heureusement qu’ils ont leurs camarades, et qu’il y a toujours quelque chose qui tombe quelque part ! Dans ce cadre, la table du repas est devenue le grand terrain d’exploration…
Un enfant qui ne peut pas se déployer va s’encoquiller. Soit il renonce à faire, soit il ne supporte pas et explose : il s’active toujours plus, provoquant sans cesse de nouveaux événements, parce qu’il faut bien s’amuser.
Les objets fabriqués par les éducateurs et les jeux qu’ils inventaient, qui étaient conformes à l’âge des enfants et à l’endroit où ils se trouvaient, et qui favorisaient la créativité, ont disparu aussi. J’ai fait la tournée des crèches de France : toutes sont construites à l’identique – mêmes matériaux, mêmes couleurs, même état d’esprit… Cette uniformisation est un appauvrissement culturel qui peut aller très loin.
La culture du risque mesuré suppose d’être assez nombreux, organisés et professionnels pour permettre à des enfants de grimper quelque part ou d’aller chercher des objets dans une autre salle. Désormais, la règle prévaut que les enfants doivent toujours être visibles : ils ne savent plus quoi faire pour se cacher ! De telles normes n’ont pas été pensées en connaissance des besoins des enfants.
La charte nationale pour l’accueil du jeune enfant est un document officiel. Les travaux en cours visent à déterminer les critères qui permettront d’évaluer le respect de ses dix articles dans les structures et services d’accueil du jeune enfant. Telle est la mission initialement confiée à Jean-Baptiste Frossard, qui a changé d’affectation, mais qui est poursuivie par une quarantaine de personnes.
S’agissant de l’enrichissement du CAP petite enfance par des modules complémentaires, la commission que j’ai présidée s’est demandé s’il fallait faire basculer les modes d’accueil du jeune enfant dans le tout éducatif. Si la dimension éducative est indispensable, la puériculture avec un grand P, compte tenu de l’importance accordée au bien-être corporel de l’enfant, doit être maintenue. Certains professionnels ont une formation sanitaire, par exemple d’aide-soignant.
Il s’agit de ne pas se contenter du CAP petite enfance, que nous avons considéré, en tout état de cause, comme un niveau de qualification insuffisant. Symétriquement, il faut inclure dans les formations d’aide-soignant et d’auxiliaire de puériculture un volet éducatif. L’accueil du jeune enfant exige plusieurs compétences juxtaposées.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez indiqué qu’il était important pour le jeune enfant de se sociabiliser et que les crèches devaient donc être ouvertes à ceux dont les parents sont chômeurs. Quid des autres, notamment ceux dont la mère ne travaille pas ?
Par ailleurs, vous dites qu’un enfant doit explorer et prendre des risques. Il me semble qu’il en prend chez lui. S’il peut rester chez lui, quel est l’intérêt de lui ouvrir les crèches, où selon vous l’uniformisation règne ?
Mme Sylviane Giampino. J’ai évoqué les parents hors l’emploi, sans précision. Un peu plus de la moitié des enfants sont accueillis dans des modes d’accueil, mais 76 % des enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté entrent à l’école maternelle sans autre expérience de socialisation que celle acquise dans le cadre familial. La transition peut très bien se passer, dans la mesure où le milieu familial est un espace de socialisation en soi. Toutefois, il y manque le contact avec l’alter ego, tout ce qui permet à l’enfant par exemple de constater que ses copains sont aussi maladroits que lui.
Au HCFEA, nous ne disons pas que tous les enfants doivent être accueillis dans une structure d’accueil. Nous voulons des lieux d’accueil enfants parents, afin d’aider les familles qui le souhaitent à sortir d’un isolement qui peut être pesant, et ce dans tous les milieux. Il y a mille espaces qui permettent la rencontre avec des professionnels, lorsque la famille rencontre des difficultés ou a un doute au sujet du développement de l’enfant par exemple, ou encore qui permettent de faire des expériences, de pratiquer la danse ou la musique dans une ludothèque, de découvrir une activité nouvelle, ludique, progressive, choisie et non intrusive.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Près de huit ans après la publication de votre rapport, considérez-vous que votre travail a été pris en considération par les gouvernements successifs ? Si oui, quelles recommandations ont été mises en œuvre ? Si non, quels freins ou quelles objections y ont fait obstacle ? Pourquoi ce que disent tous les experts et spécialistes n’est pas pris en compte, après huit ans passés à documenter la question ? J’espère que vous répondrez avec la franchise que vous avez eue jusqu’à présent.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Madame, vos travaux ont contribué à une prise de conscience et au changement de regard sur le secteur de la petite enfance. Ils ont notamment permis de comprendre que les besoins des enfants sont complexes et multiples, qu’ils ne se résument pas aux besoins primaires que sont l’alimentation, le sommeil et l’hygiène. S’occuper d’un enfant et l’accueillir correctement, c’est créer autour de lui un climat et un lien affectif sécurisants pour permettre son développement.
Compte tenu de la nécessité, pour l’enfant, de tisser un lien affectif avec les professionnels et d’avoir un point de référence, il n’est pas souhaitable qu’il trouve en arrivant le matin des personnes qui changent tous les mois ou toutes les semaines, voire chaque jour. D’après les indicateurs dont nous disposons, le métier se précarise et le turn-over des professionnels de la petite enfance est élevé, surtout dans le secteur privé à but lucratif.
Dans quelle mesure cette précarisation du métier est-elle un obstacle au lien de confiance et au besoin de référence des enfants dans l’accueil au sein des crèches ?
Mme Sylviane Giampino. La désaffection des jeunes pour ces métiers et la pénurie de professionnels affectent le secteur privé comme le secteur public. Certaines crèches municipales ferment une section ou diminuent leurs horaires faute de personnel. Le malaise est partout.
Dans le secteur public, les professionnels finissent par avoir des postes et des statuts stables, ce qui réduit le turn-over. Toutefois, des professionnels travaillant dans le secteur public ont eu envie d’aller dans le secteur privé pour découvrir d’autres façons de travailler. Ils y ont appris des choses, d’ailleurs, tout n’est pas noir ou blanc. Mais il est exact que le turn-over est plus élevé dans le privé et que les métiers y sont précarisés. Par exemple, les psychologues y travaillent sous le statut d’autoentrepreneur et passent d’un gestionnaire à un autre, de sorte que les équipes ne les voient pas assez souvent et les connaissent mal. C’est incompatible avec la volonté de sécuriser un enfant, autrement dit de lui assurer stabilité, continuité et permanence.
S’agissant des recommandations issues du travail collectif que j’ai piloté, la direction générale de la cohésion sociale a créé un indicateur partagé permettant d’en suivre la mise en œuvre. Une trentaine d’entre elles a prospéré, qu’elles soient amorcées ou entièrement réalisées.
La première était d’élaborer un texte cadre au niveau national sur la qualité d’accueil du jeune enfant : c’est la charte que nous avons évoquée. La création du comité de filière Petite enfance et la sensibilisation à l’importance de la formation des professionnels sont aussi le fruit du rapport, parmi d’autres travaux d’ailleurs, car les idées et les décisions n’avancent que dans le cadre d’un travail collectif – vous êtes bien placés pour le savoir.
La reconnaissance des métiers de l’accueil de la petite enfance est une bonne nouvelle, même si elle est due aux difficultés du secteur. Il ne m’incombe pas d’en dresser le bilan. Ce qui est sûr, c’est que l’écart est grand entre ce que l’on sait, que l’on voit et que l’on mesure d’une part, et d’autre part la décision politique et la mobilisation des moyens nécessaires. Chacun ici, me semble-t-il, en est conscient.
M. le président Thibault Bazin. Madame, au nom de la commission d’enquête, je vous remercie de vos réponses. N’hésitez pas à nous faire parvenir par écrit tout élément d’information complémentaire que vous jugeriez utile à nos travaux.
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7. Audition de M. Francois Werner, inspecteur général des finances, et de Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales, au titre de la Revue de dépenses de juin 2017 réalisée par l’IGF et l’Igas sur la politique d’accueil du jeune enfant (6 février 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous allons nous pencher sur des sujets financiers et comptables, et néanmoins essentiels, en recevant M. François Werner, inspecteur général des finances, et Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales, au titre de la revue de dépenses de juin 2017 réalisée par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la politique d’accueil du jeune enfant – nous avons beaucoup parlé de vous lors de nos précédentes auditions.
Notre commission d’enquête doit se pencher sur le modèle économique des crèches, ce qui implique notamment de mieux cerner certains circuits de financement, de les comparer et de mieux apprécier la part de l’effort public et la façon dont il bénéficie aux différents acteurs. Vous êtes idéalement placés pour répondre à nos questions.
Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, je vous indique que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Gaëlle Turan-Pelletier et M. François Werner prêtent serment.)
M. François Werner, inspecteur général des finances. Il est possible que notre connaissance du sujet manque quelque peu de précision compte tenu du nombre d’années qui nous sépare de la rédaction du rapport : il se peut que les informations correctes figurent davantage dans le document que dans les réponses que nous allons tenter d’apporter à vos questions. Travaillant sur d’autres sujets, nous ignorons en outre l’ensemble des évolutions qui se sont produites dans ce domaine au cours des sept dernières années, même si l’Igas a publié un nouveau rapport sur ce thème en 2023.
M. le président Thibault Bazin. Si des éléments vous reviennent à l’esprit après l’audition, je vous invite à nous les transmettre car, auditionnés sous serment, il est de votre devoir de nous apporter les réponses les plus exactes possible.
Mme Gaëlle Turan-Pelletier, inspectrice des affaires sociales. Ces travaux sont effectivement anciens et n’ont pas bénéficié de mise à jour.
La lettre de mission envoyée à l’Igas et à l’IGF pour procéder à cette revue de dépenses est annexée au rapport ; elle cadre les travaux et les oriente vers l’étude de l’efficacité des moyens affectés à la réalisation des objectifs de la politique publique d’accueil du jeune enfant.
Notre réflexion s’est orientée autour de plusieurs axes : panorama des modes d’accueil existants ; évaluation du reste à charge pour les familles, lequel s’est révélé très différent selon le mode de garde : peu élevé dans la préscolarisation, plus important pour les assistantes maternelles et les microcrèches, c’est dans les établissements d’accueil du jeune enfant qu’il est le plus faible. Nous avons préconisé de faire converger le niveau de ces restes à charge, afin que les familles fondent leur choix sur des critères non financiers.
Nous avons également travaillé sur les facteurs de coût des différents modèles économiques même si nous disposions de données assez limitées. Les circuits de financement divergent selon les modes de garde et selon les acteurs : le tiers financeur est la collectivité pour les crèches publiques et associatives mais les modalités sont différentes ; dans le cas des crèches privées, d’entreprises ou de microcrèches, ce sont les familles qui contribuent au financement.
M. François Werner. Les conclusions principales de notre rapport étaient que les capacités d’accueil du jeune enfant avaient augmenté de manière assez importante dans les années précédant nos travaux, à tel point que les besoins globaux étaient probablement couverts malgré de grandes inégalités entre les territoires et à l’intérieur de ceux-ci. Le dispositif remplit probablement son objectif général, mais il conviendrait de le réorienter vers les endroits où les besoins ne sont pas satisfaits.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La revue de dépenses que vous avez effectuée en 2017 pointe une bascule dans la politique publique de l’accueil du jeune enfant : il y a une vingtaine d’années, les pouvoirs publics ont souhaité augmenter fortement le nombre de places en crèche dans notre pays, afin de renforcer la sociabilisation des enfants dès le plus jeune âge et de permettre aux femmes de travailler. Si cette approche quantitative est désormais remise partiellement en question, elle a néanmoins débouché sur une croissance des moyens alloués par l’État à cette politique publique et sur une multiplication des outils financiers incitatifs pour atteindre cet objectif : la prestation de service unique (PSU), la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et le crédit d’impôt famille (Cifam) sont autant de modes de financement qui brouillent la lisibilité du coût réel pour l’État de la prise en charge des enfants en crèche ; à cela s’ajoutent les coûts supportés par les départements, compétents en matière de protection maternelle et infantile (PMI), et par les communes, qui proposent la prise en charge des enfants dans des crèches, sous la forme de régies ou de délégations de service public (DSP).
Quel est le coût total du fonctionnement des crèches, quel que soit le statut de celles‑ci ? Combien coûte un berceau en moyenne en argent public et privé ?
Quels sont la répartition et le poids des financements de la politique d’accueil du jeune enfant entre l’État, les collectivités territoriales et la branche famille, en incluant bien entendu les abandons de recettes liés aux crédits d’impôt ? Combien coûtent à la puissance publique la création et le fonctionnement annuel d’un berceau ?
Vous indiquez dans votre rapport que les entreprises de crèches « bénéficient d’un modèle économique qui peut offrir de hauts niveaux de rentabilité grâce à une contribution élevée des financeurs publics » : considérez-vous que les résultats sont au niveau de l’effort financier consenti par le contribuable ? Comment expliquez-vous l’augmentation constante des coûts de fonctionnement des crèches privées et les différences de rentabilité, parfois considérables, d’une entreprise de crèches à l’autre ? Quels dispositifs financiers pourraient être déployés pour traduire l’évolution des attentes des pouvoirs publics, lesquels sont passés d’une approche quantitative à la définition d’objectifs qualitatifs pour l’accueil des très jeunes enfants en crèche, à savoir l’agencement d’un environnement sûr et bienveillant qui leur permette de se développer au mieux, tout en maintenant les efforts en termes de création de places ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Nos données datent de 2015 car nous avons conduit nos travaux au début de l’année 2017 sans avoir les chiffres de 2016. Les dépenses s’élevaient à 6,11 milliards d’euros pour les établissements d’accueil collectif : la branche famille, principale contributrice, finançait cette enveloppe pour près de 3 milliards quand les collectivités territoriales y consacraient 2,5 milliards ; à cela s’ajoutaient des dépenses d’investissement d’un montant de l’ordre de 640 millions, dont la clef de répartition entre la branche famille et les collectivités territoriales était sensiblement la même.
Les dépenses fiscales se répartissaient entre différents crédits d’impôt qui bénéficiaient aux entreprises ou aux familles – celui destiné à ces dernières, dont le coût atteignait 80 millions, ne distingue pas le mode d’accueil de l’enfant.
M. François Werner. Nous avons travaillé à une échelle macroéconomique et étudié le coût total des crèches privées, sans pouvoir distinguer la part que chaque opérateur privé représentait. Le rapport formule des remarques sur les marges des entreprises, qui pouvaient se révéler très élevées et atteindre 40 % : ce constat nous avait conduits à recommander de plafonner la dépense éligible au Cifam à 10 000 euros par place, afin d’éviter que l’on ne puisse bénéficier du maximum de l’aide publique tout en augmentant le prix de la place pour les familles dès lors que celles-ci pouvaient y faire face ; l’objectif était d’empêcher l’utilisation du crédit d’impôt pour un autre dessein que celui qui avait motivé son instauration.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous ne connaissez pas le coût de fonctionnement annuel d’une crèche, financements publics et privés confondus, car vous vous êtes concentrés sur l’argent public alloué à cette politique, n’est-ce pas ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Nous avions des informations sur le coût de revient annuel, qui était de l’ordre de 20 000 euros la place dans un établissement d’accueil du jeune enfant.
M. le président Thibault Bazin. Quel que soit le mode de gestion ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Dans mon souvenir, il n’y avait pas de différence significative entre les crèches publiques et privées dans le coût de revient horaire – celui-ci était légèrement inférieur dans les crèches associatives.
M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous transmettre ces éléments après l’audition ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Oui, bien sûr.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Dans le coût de revient moyen de 20 000 euros par berceau, à combien s’élève la contribution de la puissance publique ?
Quelles évolutions recommanderiez-vous pour les dispositifs financiers, outre le plafonnement du Cifam, afin d’optimiser la dépense publique ? J’ai conscience de la difficulté de la question compte tenu des années qui nous séparent de la rédaction de votre rapport ; en effet, les objectifs de la politique d’accueil du jeune enfant ont été réorientés vers une dimension plus qualitative. Certaines personnes que nous avons auditionnées ont insisté sur la différence entre la Paje et la PSU : quel est votre avis sur ces deux dispositifs ? Quelles modifications conviendrait-il de leur apporter ?
M. François Werner. Il est difficile de répondre à votre dernière question. Le coût pour les finances publiques diffère profondément entre le dispositif de la Paje et celui de la PSU – le rapport peut même être du simple au double, allant, à l’époque, de 11 278 euros pour un versement de la Paje à une famille mettant son jeune enfant dans une microcrèche, à 23 800 tout compris, avec la PSU, dans le cas d’une entreprise réservataire et de l’application du Cifam. Ce grand écart correspond à une superposition de dispositifs. La proposition la plus intéressante de notre rapport portait sur les employeurs réservataires : nous souhaitions réserver les places aux enfants de la commune ; en outre, il est possible d’imaginer d’autres pistes pour des accueils plus atypiques, donc potentiellement plus coûteux pour la structure : horaires décalés, présence irrégulière des enfants, etc. L’Igas a approfondi cette voie en défendant l’idée selon laquelle un effort particulier de la puissance publique devait s’accompagner de contreparties touchant au développement de formes d’accueil spécifiques, que la prise en charge des enfants soit effectuée par des assistantes maternelles ou par des crèches publiques.
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Afin d’améliorer l’efficience de la dépense publique, nous proposions de limiter l’écart du reste à charge pour les familles entre le financement des crèches par la PSU et celui par le complément du mode de garde, puisque l’objectif de politique publique était identique ; le barème de la PSU pourrait s’appliquer à davantage de structures : des microcrèches ont choisi ce modèle financier, d’autres ont opté pour le complément du mode de garde, mais il est tout à fait possible de faire émerger un modèle unique, qui serait celui de la PSU car il est plus progressif et aboutit à des restes à charge plus équilibrés. En outre, nous souhaitions mieux prendre en compte, dans le financement des établissements, les besoins spécifiques que sont le handicap, les horaires d’accueil atypiques et les contrats irréguliers, qui entraînent des charges supplémentaires pour les structures, cette contrainte rendant difficile pour ces dernières de faire davantage dans ce domaine, pourtant érigé en objectif par les pouvoirs publics : nous recommandions donc d’allouer des financements spécifiques pour répondre à ces besoins.
M. le président Thibault Bazin. Dit autrement, le modèle de financement n’est pas adapté aux besoins spécifiques, quelle que soit la nature, publique ou privée, lucrative ou non, de la structure, n’est-ce pas ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Absolument.
M. le président Thibault Bazin. Vous affirmez dans le rapport que la tendance des collectivités territoriales est de favoriser l’installation de microcrèches et de recourir à des crèches privées, à la fois par l’intermédiaire de DSP, de crèches d’entreprise et de microcrèches fonctionnant avec la Paje. Les élus locaux privilégient les microcrèches : vous avez évoqué le coût pour les familles, mais quel est celui que supporte le contribuable, à travers les dépenses de l’État et des collectivités territoriales ? Vous avez évoqué un coût de 11 000 et de 23 000 euros selon les dispositifs de la Paje ou des entreprises réservataires et d’un coût de revient de 20 000 euros par berceau ; des structures publiques en régie font appel à des financements d’entreprises pour ouvrir des places : connaissez-vous le coût public des crèches municipales comptant des réservations de places ?
Les caisses d’allocations familiales (CAF) octroient des dotations aux communes, lesquelles viennent s’ajouter à la PSU ou à la Paje : quel est le coût global pour une structure municipale ? Pourquoi les collectivités territoriales préfèrent-elles la délégation à des microcrèches à la gestion directe de structures d’accueil ? Cette option coûte-t-elle moins cher au contribuable public ou uniquement au contribuable local ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Les personnes que nous avions rencontrées nous avaient dit que le coût d’une microcrèche était nul pour les finances publiques locales alors qu’il était élevé ou très élevé – selon le niveau d’aide apporté par la CAF – dans le cas d’une crèche collective classique. Voilà pourquoi les collectivités territoriales privilégient les microcrèches, d’autant qu’il s’agit d’un segment dans lequel elles n’ont pas de compétence obligatoire. Nous avions recensé de nombreuses annulations de projets de crèche collective – plus d’un millier de places prévues étaient ainsi abandonnées chaque année – dues aux difficultés rencontrées par les collectivités pour équilibrer leur budget à cause des charges supplémentaires. Le financement public total – branche famille, État, collectivités territoriales – était pourtant un peu plus élevé pour les crèches collectives que pour les microcrèches car les coûts de revient horaires y sont un peu supérieurs.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Du fait de la privatisation accélérée du secteur de la petite enfance, 80 % des berceaux ouverts depuis dix ans l’ont été par des groupes privés. Or cette privatisation s’est faite avec de l’argent public et certains vont jusqu’à parler d’un business biberonné à l’argent public.
Les sources de financement public sont très nombreuses : la PSU, la Paje, le crédit d’impôt famille et la déduction de l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui achètent une place en crèche. Tout cela fait beaucoup d’argent, pour un résultat très contestable : certes, des places ont été ouvertes, mais cela représente un coût élevé pour les familles et les rémunérations des professionnels sont plus basses qu’ailleurs. Il importerait, en cumulant tous ces dispositifs, de calculer le montant global des subventions publiques qui bénéficient à ces entreprises de crèches. J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas en mesure de le faire. Je me tourne donc vers notre président : j’estime que notre commission d’enquête doit solliciter l’administration pour obtenir ce chiffre.
Ma deuxième question concerne la rentabilité de ces entreprises de crèches, qui a fait l’objet d’une passe d’armes ces dernières années. Votre rapport de 2017 faisait état d’une rentabilité pouvant atteindre 40 %, ce qui paraît très inquiétant. La Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) a riposté en mandatant un cabinet de conseil, qui a établi que la rentabilité moyenne des entreprises de crèches était de l’ordre de 6 % – un taux que l’Igas a à nouveau contesté l’année dernière, dans son rapport. Connaît-on la rentabilité des grands groupes de crèches comme Babilou, People & Baby, La Maison Bleue ou Les Petits Chaperons Rouges, qui bénéficient d’énormément d’argent public ? Là encore, si vous ne pouvez pas répondre à cette question, il faudra que notre commission d’enquête établisse ce chiffre.
M. François Werner. Nous ne sommes pas en mesure de répondre à votre deuxième question, car nos recherches ne portaient pas sur ce point, mais sur la dépense publique. De mémoire, les entretiens que nous avons faits avec deux groupes de crèches privées nous ont permis d’avancer quelques chiffres concernant, non pas leur rentabilité, mais leur marge, dont nous considérons effectivement qu’elle est importante.
Votre première question ne correspond pas non plus à la feuille de route qui nous avait été adressée, mais nous pourrons essayer dans les jours qui viennent, à partir des chiffres assez fouillés que nous avions obtenus à l’époque, de vous proposer une réponse.
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Les chiffrages théoriques que nous avions faits montraient que les financements publics pouvaient excéder le coût de revient d’une place. C’est pour cette raison que nous avions proposé de plafonner le crédit d’impôt : il nous semblait que ce n’était pas une bonne utilisation des moyens publics.
Vous dites que ce système a un coût important pour les familles mais, en réalité, la tarification est à peu près la même dans les crèches privées avec une entreprise réservataire que dans les crèches publiques ou associatives. La seule différence, c’est qu’il y a, dans le premier cas, un tiers financeur, qui est l’entreprise. Nous n’avons pas vu voir de contrats, ce qui rendait notre analyse fragile, mais ce que nous avons souvent entendu, c’est que les entreprises de crèches facturaient les places 15 000 euros à l’entreprise réservataire – sachant que le coût de revient se situe entre 16 000 euros pour les microcrèches et 20 000 euros pour les établissements d’accueil du jeune enfant.
M. le président Thibault Bazin. À Bercy, êtes-vous capables de calculer les sommes qui ont été versées par la branche famille aux entreprises de crèches privées ?
M. François Werner. Comme je vous l’ai dit, je pense que nous pourrons, à partir du rapport, reconstituer quelque chose de crédible.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur Martinet, je suis tout à fait d’accord avec vous : il faut que notre commission établisse le coût d’une place en crèche pour la puissance publique, quel que soit le type de crèche. C’est dans cet esprit que nous avons organisé cette audition et nous allons évidemment interroger l’administration sur ce point.
Mme Anne Bergantz (Dem). J’aimerais revenir sur la question de la rentabilité de ces entreprises. Notre collègue a évoqué le chiffre de 6 % ; pour ma part, j’avais plutôt en tête un niveau de rentabilité nette de 2 %. Avez-vous un avis sur la question ?
Je me demandais surtout si ce critère était pertinent et s’il ne faudrait pas tenir compte du niveau d’endettement et d’investissement de ces entreprises. Vous l’avez dit, les communes privilégient les microcrèches, parce qu’elles ne leur coûtent rien, mais il faut bien investir et ce sont les entreprises privées qui le font. Dès lors, le niveau de rentabilité a-t-il un sens ?
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous répondre. Ce que je veux rappeler, c’est que les niveaux de marge que nous avons établis étaient théoriques. C’est en additionnant les financements que recevaient ces entreprises et en rapportant cette somme à leur coût de revient moyen que nous avons pu déterminer ces ordres de grandeur. Mais nous ne les avons jamais confrontés à des données provenant de ces entreprises, auxquelles nous n’avons pas demandé leurs comptes.
Quant aux autres variables à prendre en compte, je crois que tout dépend de la manière dont sont construites les stratégies d’investissement et ce qui est comptabilisé en charges courantes.
M. le président Thibault Bazin. Les CAF demandent aux crèches leur budget et leurs comptes pour un certain nombre de versements. Quand nous auditionnerons la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), il faudra lui demander comment est traitée la partie immobilière, dans le public comme dans le privé. Imaginons que des communes mettent des locaux à la disposition d’entreprises privées à but lucratif : comment en tient-on compte dans les flux de financement ? Selon que les locaux sont mis à disposition ou pas, on ne devrait pas avoir la même équation. Il arrive aussi que des crèches publiques soient dans des locaux privés et paient un loyer. Il va falloir que nous affinions notre tableau comparatif pour tenir compte de tous ces cas de figure.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Lors de précédentes auditions, on nous a dit qu’il manquait 10 000 professionnels dans les crèches, qu’il en manquerait sans doute bientôt 20 000 et qu’il importait de faire un effort de formation. Il faut par ailleurs continuer à créer des places en crèches, car il en manque beaucoup. Peut-on évaluer le coût de ces transformations ? Impliquent-elles de changer de système ? Quel type de financement faut-il prévoir ?
M. François Werner. Avant d’essayer de vous répondre, je voudrais ajouter un mot sur la question des marges. Dans le cadre d’une délégation de service public, le délégant a accès à la totalité des comptes de son délégataire, ce qui lui permet de juger de sa marge bénéficiaire et, éventuellement, de la corriger s’il la juge trop élevée. Pour les crèches en délégation de service public, la question des marges peut donc être réglée simplement.
Derrière la question de l’endettement se pose celle de l’accès à l’immobilier et au foncier, qui est un énorme problème pour les collectivités territoriales. Je m’étais juré de ne pas me servir de mon expérience d’élu local, mais je suis obligé d’en dire un mot. Toutes les collectivités locales n’ont pas les moyens de racheter un petit immeuble ou un pavillon pour y installer une crèche. Voilà un autre élément qui peut favoriser le développement de la crèche privée, au détriment de la crèche publique.
J’en viens à la question de Mme Roullaud. Au terme de notre enquête, qui avait beaucoup porté sur les volumes, nous avons conclu que nous ne savions pas quel était l’objectif à atteindre en termes d’accueil collectif, pour deux raisons au moins.
La première raison – c’est ce que montrent nombre d’études qualitatives et quantitatives – c’est qu’une partie des parents, même des parents actifs, souhaitent se consacrer à leur enfant durant ses trois premières années – et c’est souvent plus vrai à partir du deuxième ou du troisième enfant. La deuxième raison, c’est qu’on voyait une préférence marquée pour l’accueil collectif, sans pouvoir déterminer si elle était liée à la différence de reste à charge, qui est significativement plus important dans l’accueil individuel, ou si c’était un choix de société. Dans ces conditions, nous n’avons pas pu déterminer combien de places supplémentaires étaient nécessaires.
Nous vous avons donné une idée du coût de la place : en le multipliant par le nombre de places en crèches que la commission considérera comme souhaitable, vous aurez un ordre d’idée.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). J’aimerais revenir sur le taux de rentabilité des grands groupes.
Les données qui sont transmises à la CAF par un établissement ne concernent que l’établissement lui-même, et non le groupe ; la CAF n’a donc pas connaissance des stratégies d’optimisation des groupes et c’est sans doute ce qui explique le surfinancement public et ces taux de rentabilité excessifs.
En 2017, vous préconisiez le plafonnement du crédit d’impôt. Depuis sept ans, avez-vous eu connaissance de mesures, mêmes minimes, prises pour éviter que ce que vous dénonciez se poursuive, voire s’aggrave ? Avez-vous une préconisation pour mettre fin à ce surfinancement ? Le fait de prendre en compte le groupe, et pas seulement l’établissement, ne serait-il pas une piste ? Il se peut que certains établissements, parce qu’ils sont surendettés, aient un taux de rentabilité très faible, mais que celui du groupe soit beaucoup plus élevé.
Mme Gaëlle Turan-Pelletier. Je n’ai pas connaissance de mesures qui auraient été prises pour lutter contre le surfinancement mais, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas retravaillé sur la question de l’accueil du jeune enfant depuis 2017 : je ne suis donc pas la mieux placée pour vous répondre. Je pense que la préconisation que nous avions faite à l’époque de plafonner le crédit d’impôt est toujours valable. Je précise que nous proposions un plafonnement à la place. Il nous semblait problématique que l’entreprise réservataire paie pratiquement le coût total de la place, alors même que des financements publics existaient par ailleurs. À mon sens, cette recommandation reste pertinente.
M. François Werner. En théorie – et c’est le cas pour d’autres délégations de service public –, la CAF et les collectivités territoriales doivent avoir accès à l’ensemble des relations financières entre la structure et sa société mère. Il est donc tout à fait possible de connaître la partie par berceau que coûtent les frais de structure centrale.
En pratique, il n’est pas certain que les CAF et les collectivités territoriales soient tout à fait armées pour réaliser ce type de contrôle, mais on peut connaître le rapport entre une crèche donnée et son « franchiseur » et c’est peut-être en plafonnant ou en sortant tout ou partie de cette rémunération que l’on pourrait corriger les choses, sans pour autant couper tous les soutiens publics. Ce que l’on constate, tout de même, c’est que le développement de ces crèches a permis l’augmentation de la capacité d’accueil. C’est une réalité, indépendamment de tout jugement sur leur rentabilité.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Cet échange peut paraître un peu étrange, puisqu’on a l’air de dire que trop d’argent va aux crèches. Je voudrais donc repréciser les choses pour ceux qui nous écoutent : les moyens consacrés à la petite enfance sont insuffisants pour payer correctement les professionnels et pour assurer un bon encadrement des enfants. Ce qui nous pose un problème, c’est que dans un contexte de pénurie d’argent public, une partie de celui-ci soit mal utilisée et concentrée sur quelques entreprises de crèches qui font des marges importantes avec cet argent public.
La CAF, lorsqu’elle finance une crèche, peut certes regarder les flux financiers entre l’établissement et le siège, mais le rapport de l’Igas a montré que des frais de siège importants et injustifiés peuvent être un moyen d’optimisation. De même, certains établissements qui bénéficient de soutiens publics paient des loyers élevés à une SCI. On n’a pas de preuves, mais on soupçonne que celui qui est derrière la SCI, c’est celui qui est allé présenter le projet à la CAF.
Nous avons bien compris que votre rapport ne portait pas sur ces questions, mais nous avons envie de vous demander de l’aide. Dites-nous comment nous y prendre pour obtenir la transparence sur ces questions. Notre commission d’enquête a le droit de savoir comment l’argent public est utilisé.
M. François Werner. Je vois une possibilité. Elle n’a pas vraiment été explorée, parce que le monde de la petite enfance est très morcelé et que les financeurs ne sont pas les opérateurs, mais il me paraît tout à fait imaginable de plafonner les frais de siège et de faire en sorte que les charges immobilières soient mesurées. Au niveau des communes, on pourrait se tourner vers le service des domaines. Je ne sais pas si on peut atteindre la transparence absolue et faire une radiographie parfaite des grandes entreprises de crèches, mais je pense qu’il y a des solutions pour cesser de divertir l’argent public de façon excessive et gagner en efficacité.
Ce que nous avions aussi noté – même si je sais que ce n’est pas tout à fait l’objet de votre commission d’enquête –, c’est que les assistants et assistantes maternels sont faiblement soutenus par le financement public, alors qu’ils continuent de remplir un rôle essentiel, y compris quantitativement.
M. le président Thibault Bazin. Votre rapport portait plutôt sur le coût des différents modèles, alors que notre commission d’enquête a une approche plus qualitative : notre perspective n’est pas exactement la même. Il est vrai que la question des assistants maternels est très importante.
À la suite de cette audition, la rapporteure vous transmettra des demandes de précisions. De votre côté, n’hésitez pas à nous transmettre les éléments qui vous sembleront utiles. Notre collègue William Martinet a eu raison de poser la question des optimisations immobilières, puisqu’on a déjà eu des cas d’optimisations frauduleuses orchestrées par des acteurs du secteur non lucratif.
Je vous remercie de vous être rendus disponibles pour cette audition.
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8. Audition de Mme Christine Schuhl, éducatrice de jeunes enfants, universitaire, auteure de Vivre en crèche, Remédier aux « douces violences » (7 février 2024)
M. le président Thibault Bazin. Le titre de l’ouvrage de Mme Christine Schuhl, Vivre en crèche. Remédier aux douces violences, est à la croisée de nos principales préoccupations : la qualité de l’accueil et la bientraitance au sein des établissements d’accueil du jeune enfant.
Le hasard du calendrier fait, madame, que Julie Marty Pichon, dont vous avez tout récemment préfacé l’ouvrage J’ai mal à ma crèche, participera à notre table ronde cet après-midi. Au tout début de cette préface, vous écrivez que le domaine de la petite enfance est depuis longtemps l’objet de stéréotypes et de jugements selon lesquels les professionnels n’auraient qu’à aimer les enfants pour être capables de s’occuper d’eux, sans avoir besoin de connaissances. J’observe que ce constat s’applique quel que soit le mode de garde de l’enfant. Cependant, s’agissant plus précisément des crèches, toujours dans la même préface, vous qualifiez de très alarmante la situation actuelle. Ce propos ne peut que nous interpeller.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Christine Schuhl prête serment.)
Mme Christine Schuhl. Je suis très touchée et honorée de pouvoir vous présenter mes travaux. Voilà plus de trente ans que j’accompagne les équipes de crèche, y compris celles des crèches familiales, ainsi que l’ensemble du secteur de la petite enfance – assistantes maternelles, animateurs en centre de loisirs –, que je fais de la formation, que je travaille auprès des professionnels sur le terrain, en accumulant beaucoup d’heures d’observation. La tâche est plus ou moins facile selon les équipes et le nombre d’enfants accueillis en collectivité, entre autres critères.
J’ai écrit Vivre en crèche il y a une vingtaine d’années. Le fait qu’il arrive aujourd’hui dans les hautes sphères et intéresse les politiques est un bel hommage, surtout pour les professionnels qui exercent ces métiers très complexes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous sommes nous aussi ravis d’accueillir la professionnelle de la petite enfance et la chercheuse que vous êtes.
Vous avez inventé et popularisé la notion de douces violences sur les enfants. Il s’agit de pratiques qui se veulent éducatives, que nous pouvons tous connaître, mais qui ne sont pas toujours comprises par de jeunes enfants et constituent pour eux des agressions. Pouvez-vous détailler cette notion et nous donner une typologie précise des douces violences ?
Vous en dressez un tableau pessimiste, les estimant systémiques et en recrudescence. Comment sensibiliser les professionnels de la petite enfance à cette question, dans le cadre de leur formation initiale, mais aussi continue ?
Quelles conditions d’accueil des enfants, matérielles, économiques, physiques, humaines, sont nécessaires à la bientraitance au sein des crèches ? Je pense notamment aux conditions économiques, en particulier celles liées aux modalités de financement public de ces établissements.
Les neurosciences, sur lesquelles vous avez également travaillé, nous instruisent du développement du cerveau du très jeune enfant. En quoi les progrès de la science éclairent-ils d’un jour différent les besoins de l’enfant et quelles conclusions en tirez-vous quant à l’organisation de l’accueil du jeune enfant ?
Vous affirmez que l’aménagement de l’espace contribue à supprimer certaines douces violences dues à l’agressivité des enfants. En quoi l’aménagement des locaux peut-il favoriser la bientraitance ?
Mme Christine Schuhl. Voici comment j’ai été amenée à travailler sur les douces violences.
Pendant plusieurs années, j’ai fait de la formation au sein du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), ce qui m’a donné une vision très intéressante du territoire. Lors de ces formations, portant sur des thèmes récurrents du domaine de la petite enfance – l’accueil du tout-petit en collectivité, la place des parents, les activités, le respect du rythme de l’enfant –, les professionnels me parlaient toujours de telle ou telle collègue qui parlait un peu fort, qui pressait un peu les enfants, etc.
Vers 1995, je suis retournée visiter des établissements. Auparavant, j’avais travaillé dans une école Montessori pendant six ans, puis repris mes études et terminé mon cursus universitaire. En faisant de la formation, je me suis rendue dans ces lieux que je n’avais pas vus depuis une dizaine d’années. J’ai été très surprise de certains rituels – déshabiller les enfants pour les asseoir à table en body, serviette coincée sous l’assiette – et de certaines postures des adultes. En particulier, j’ai fait une sorte d’arrêt sur images en voyant la serviette sous l’assiette : on empêchait l’enfant de bouger ; c’était très difficile pour moi. J’en ai demandé la raison à une professionnelle ; très gentiment, elle m’a répondu : « En fait, je ne sais pas, on a toujours fait comme ça. » J’ai pensé que cette phrase et cette façon de procéder se retrouvaient peut-être dans d’autres pratiques, à d’autres moments.
À partir de là, j’ai fait beaucoup d’observation, pour comprendre les rythmes, les organisations, le travail avec des tout-petits en collectivité – ils y arrivent parfois dès l’âge de 10 semaines, alors que ce n’est pas un milieu naturel pour des enfants de moins de 3 ans : cela mérite réflexion.
Au départ, le concept de douces violences n’existait pas. Les formations que j’ai créées avec le CNFPT – lequel avait été tout à fait réceptif à mes remarques – portaient sur la violence institutionnelle. Mais cette notion ne correspondait pas à la situation.
Je me suis alors mise à étudier les raisons pour lesquelles, à certains moments, alors que l’on est bienveillant et tourné vers l’enfant, un point de bascule apparaît, pendant quelques secondes : le geste, la parole ne sont plus adaptés, on perd un peu patience, c’est la volonté de l’adulte qui prend le dessus – ce qui n’est pas non plus illégitime, car quand on a affaire à un groupe, il est plus confortable et facile que tout le monde fasse la même chose en même temps. Je me suis rendu compte que ces points de bascule étaient repérables. L’expression « douces violences » ne désigne pas l’acte en lui-même ou sa force, mais la manière dont le geste s’infiltre dans une pratique qui, au départ, est bien pensée en fonction de l’enfant.
À partir de là, c’est devenu vertigineux : il suffit qu’une personne soit vulnérable pour que les douces violences soient possibles ; on les rencontre donc de la crèche à la gériatrie, en passant par toutes les situations d’apprentissage, à l’école en particulier, et par l’hospitalisation. Je me suis focalisée sur la crèche parce qu’il s’agissait de mon domaine professionnel. J’ai décrypté toutes les situations de douces violences, je les ai abordées dans les formations du CNFPT. Je me suis ainsi retrouvée avec une mine d’informations, venues des personnes du terrain. J’ai considéré qu’il fallait transmettre ce trésor et je me suis mise à écrire.
J’étais loin d’imaginer que le livre allait avoir un tel effet. Comme la douce violence elle-même, il s’est infiltré dans les pratiques : du point de vue des professionnels, étant éducatrice de jeunes enfants, je faisais partie de leurs pairs, ce qui leur a permis de s’approprier mon propos. On a commencé à parler du livre, j’ai monté des formations avec le CNFPT et le concept a pris une place privilégiée au sein des formations initiales, tandis que je poursuivais mon travail sur le terrain, assurant des formations en intra, dans les collectivités, et repartant avec le savoir acquis, prête à distribuer le fruit de ces réflexions sur tout le territoire – et, aujourd’hui, jusqu’au-delà des frontières. Il est impressionnant de voir comme ce travail rencontre inévitablement un écho.
J’insiste beaucoup sur le fait qu’il ne s’agit pas de maltraitance. Celle-ci concerne une toute petite partie de la population, nous sommes nombreux à l’étudier et à la combattre. La douce violence, elle, concerne tout le monde. Je mets au défi quiconque de n’avoir jamais mouché un petit nez sans prévenir, discuté au-dessus de la tête de l’enfant, entre adultes, en parlant de lui à la troisième personne, ou senti ses fesses pour savoir s’il avait fait caca.
Ce sont des gestes de très courte durée, on les fait très vite et on se dit « bon, c’est pas grave, il est tout petit ». Pourtant, quand on énumère les situations de douces violences dans les formations, on en trouve jusqu’à quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, qui durent chacune une fraction de seconde, mais qui, répétées tous les jours, pendant trois ans, sur des enfants qui restent parfois en collectivité jusqu’à dix ou onze heures d’affilée, ne peuvent pas avoir des conséquences anodines.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Face à cette réalité, la clé est-elle la formation ? Suffira-t-elle ? N’y a-t-il pas aussi un enjeu lié au taux d’encadrement dans les crèches ? Dans cette hypothèse, même formées, même conscientes du problème, les femmes – car ce sont essentiellement des femmes – qui travaillent en crèche risquent de faire le geste qu’il ne faut pas si elles sont en permanence sous pression à cause du trop grand nombre d’enfants pris en charge.
Mme Christine Schuhl. Bien sûr, le taux d’encadrement joue énormément, mais il ne fait pas tout. La douce violence, c’est un geste, c’est ce qui est visible : je perds patience, je veux obtenir quelque chose d’un enfant qui est tout petit, donc je prends le dessus, en quelque sorte. Les conséquences, elles, sont invisibles. Le résultat, on l’a : on veut que tous les enfants soient assis à table en même temps, donc on les assoit, en poussant la chaise par derrière ; l’enfant n’a pas trop compris ce qui se passait, mais ce n’est pas un problème, puisque pour nous, adultes, ça y est, l’enfant est assis, on peut démarrer le repas. Évidemment, si on est toute seule avec huit enfants, il est compliqué de faire autrement.
Les recherches d’Alain Legendre montrent que le taux de cortisol, hormone du stress, augmente chez l’enfant lorsque le nombre d’enfants présents dépasse le seuil de quinze. Or, dans certaines collectivités, il existe des unités de vie où il y a vingt-deux bébés au sol. J’ai fait des observations dans ce cas de figure : quand ça commence à pleurer, on se demande ce qui a pris à l’adulte qui a eu l’idée de mettre autant de bébés en même temps sur un tapis. Cela vaut même si le taux d’encadrement est suffisant – d’ailleurs, s’il y a trop d’adultes, cela crée aussi du stress.
C’est la petite taille des unités qui permet de rassurer, de développer la sécurité affective, qui est vitale pour les enfants, comme pour nous tous – des adultes peuvent eux aussi être mis à mal par ces situations de groupe. C’est très endurant de travailler avec des tout-petits : leur demande est permanente ; il n’y a pas un moment où on se pose, sauf quand ils dorment – mais ils ne dorment pas toujours en même temps, d’où le développement de stratégies pour qu’ils le fassent. Et ces stratégies, à certains moments, sont légitimes : quand il faut être endurant à ce point toute la journée, on essaye de trouver des solutions pour que ça passe.
La douce violence vient à un moment qui constitue vraiment un point de bascule, où on ne sait plus comment faire. Nous travaillons cet aspect en formation, je l’aborde en conférence devant des centaines de personnes : tout le monde est sensibilisé, repart en se disant que ça le concerne, qu’il a besoin de travailler là-dessus. Mais ensuite, le quotidien revient, les exigences aussi, les tâches se multiplient. Le manque récurrent de personnel dans les collectivités est notoire, des services ferment ; les professionnels vivent un véritable épuisement. Julie Marty Pichon l’explique très bien dans son livre. En outre, ces métiers ne sont pas suffisamment valorisés. C’est le nœud du problème : les salaires sont tout petits.
M. le président Thibault Bazin. Toute personne travaillant en crèche peut-elle avoir accès aux formations ? Le public de vos formations et conférences travaille-t-il dans différents modèles de crèche, ou ne s’agit-il que d’acteurs publics ?
Certaines autorités de contrôle et de financement plaident plutôt pour l’augmentation du nombre de places dans les structures existantes, notamment publiques, afin d’améliorer la qualité grâce à des équipes pluridisciplinaires. N’est-ce pas contradictoire avec votre recommandation de plus petites structures ?
Mme Christine Schuhl. Ce n’est pas parce qu’on a suivi une formation sur le sujet et obtenu tel ou tel label qu’il n’y aura plus de situations de douces violences. Souvent, dans mes conférences, je ne conclus pas : on se passe le relais, pour rester tous attentifs et se redemander si, compte tenu des exigences du quotidien, ce n’est pas quelque chose à remettre sur la table. Nous en parlerons peut-être à propos de la charte : les outils ont besoin d’être retravaillés, présentés à nouveau plusieurs fois, pour faire naître un état d’esprit.
Mon auditoire, c’est tout le monde : secteur public, privé, parents, etc. Quant aux formations elles-mêmes, il y a autant de structures privées que de structures publiques qui les demandent ; je choisis d’aller plus ou moins dans tel ou tel secteur, mais c’est un choix qui m’appartient.
Nous multiplions les formations, les acteurs prennent note de ce qui y est fait et cela change vraiment les choses. Mais même après une conférence de trois heures, même après une journée pédagogique destinée à toutes les crèches d’un département – le matin, conférence, l’après-midi, travail de groupe très dynamique –, il faut que la démarche soit relayée sur le terrain. Or, sur le terrain, les statuts n’ont plus le même sens qu’avant. Il y a vingt ans, la direction se limitait à un travail de direction ; il s’agissait essentiellement de puéricultrices. Ensuite, les éducateurs ont revendiqué une place au niveau de la direction, ce qui est très bien ; mais, du coup, leurs tâches administratives se sont développées au détriment de leur rôle de garants sur le terrain qui faisaient la passerelle entre direction et personnel placé auprès des enfants. Du coup, le travail des auxiliaires de puériculture a glissé vers ce rôle auparavant dévolu aux éducateurs de jeunes enfants.
M. le président Thibault Bazin. Quel que soit le statut de la crèche ?
Mme Christine Schuhl. Oui.
Les non-diplômés ont pris le relais, jusqu’aux agents d’entretien, qui assurent aussi la surveillance de la sieste et peuvent donner à manger. Et comme il manque du personnel, désormais, tout le monde fait le ménage et la cuisine. C’est très bien, il n’y a pas de faux métier, mais toutes les fonctions ont glissé ; au milieu de tout ça, chacun fait comme il peut, et les douces violences surviennent comme un moyen d’accélérer le processus.
Mme Virginie Lanlo (RE). Merci d’avoir présenté vos travaux et évoqué les douces violences faites aux enfants, que l’on retrouve dans certaines de nos crèches. Je souligne que vous ne cherchez pas à faire culpabiliser.
Ces violences sont souvent dues au manque d’effectifs et de temps que le personnel peut consacrer à chaque enfant. En outre, le personnel n’est pas toujours suffisamment formé ni en mesure d’actualiser ses connaissances, ses compétences et ses pratiques. Que pensez-vous de l’instauration d’une formation continue ? Pourrait-elle être mise en œuvre au sein des crèches sous la forme d’une obligation ?
Il me semble également important d’intégrer davantage les parents au sein des crèches, par exemple grâce à des formations dispensées dans les établissements par les professionnels et à un échange pérenne avec ces derniers. Ainsi, les parents s’investiraient dans l’éveil de leurs enfants à la crèche en proposant de nouvelles idées pédagogiques et les professionnels pourraient renforcer leurs liens avec les tout-petits qu’ils accompagnent. Qu’en pensez-vous ? Quels pourraient en être les avantages sur le développement de l’enfant ? Peut-être cela permettrait-il aux parents de ne plus reproduire à la maison les violences ordinaires ou douces. Un accompagnement de ce type est déjà accessible aux familles dans le cadre de la PMI (protection maternelle et infantile). Les crèches pourraient-elles jouer ce rôle auprès des jeunes parents ?
Mme Christine Schuhl. Il est très intéressant de faire de la formation à l’intérieur des collectivités. La question est de savoir comment on organise cela matériellement.
Je fais de l’accompagnement et de l’analyse de pratiques. Dans ce cadre, je viens observer, je passe une matinée avec les équipes, qu’elles me connaissent ou non – merci infiniment d’avoir insisté sur le fait que mon rôle n’est pas de faire culpabiliser, mais de comprendre comment les choses se passent. Cette observation est suivie d’un temps de parole, qui dure une demi-heure ou trois quarts d’heure et, quand tout va bien, une heure : soit une professionnelle de chaque unité me rejoint, soit c’est une unité complète, avec les directrices, directrices adjointes et, souvent, les agentes d’entretien, lorsque ce moment a lieu pendant la sieste et qu’elles peuvent se relayer pour surveiller celle-ci. Il s’agit de réinterroger des pratiques, de poser des questions au sujet des enfants – n’étant pas psychologue, je donne mon point de vue, mais je n’interviens pas auprès des parents, ni directement auprès des enfants. À partir de ces discussions, nous élaborons des pistes. Mais il ne s’agit pas de formation à proprement parler. Le processus de formation implique de quitter le contexte dans lequel on est pour se poser des questions, recevoir et structurer des connaissances. Le faire sur place est très compliqué.
Quant à faire venir les parents, c’est bien sûr une magnifique idée, mais, dans la réalité, ce n’est pas toujours évident. Très légitimement, le parent a une vision en quelque sorte égocentrique : il s’intéresse à son enfant, à la tranche d’âge de celui-ci.
Les crèches parentales fonctionnent bien, mais elles correspondent à un type de parent, prêt à s’investir, y compris, s’il le faut, le dimanche pour refaire la peinture. C’est une philosophie : tout le monde met la main à la pâte.
Pour que votre idée devienne réalité, il faudrait beaucoup de temps, car elle ne correspond pas à la mentalité actuelle. Il faudrait déjà faire entrer les parents dans les établissements, avant de prétendre les former – même si je n’ai pas cette prétention.
Mme Virginie Lanlo (RE). À l’école, les parents se désinvestissent beaucoup. Même si cela prend du temps, ne faudrait-il pas leur faire comprendre qu’ils sont aussi acteurs de la démarche, bien qu’ils ne soient pas au côté de l’enfant pendant la journée ? En comprenant comment les choses se passent, ils pourraient s’investir dans la continuité éducative.
Mme Christine Schuhl. Je n’ai pas l’impression que les parents se désinvestissent. C’est un discours trop stéréotypé. Les lieux sont-ils pensés pour eux ? Leur laisse-t-on la place pour entrer, pour comprendre ce qui se passe à l’intérieur ? C’est la même chose à l’école : tout le monde reste sur le pas de la porte. Que peut-il se passer sur le seuil, à part quelques échanges et dire à l’enfant « voilà, tu es grand, ton doudou, tu le poses là, et maintenant tu rentres, et tu en as pour vingt ans » ?
La sécurité affective est primordiale pour tout le monde. Nous en manquons tous. Le parent aussi : on le culpabilise dès que quelque chose ne va pas ; peut-il comprendre ce qui se passe ?
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Vous vous intéressez depuis une vingtaine d’années aux violences quotidiennes infligées aux enfants, que vous avez exposées en 2011 dans votre livre Vivre en crèche – j’ai été très surprise de constater que l’alerte avait déjà été donnée il y a si longtemps.
Vous y expliquez très bien ces violences, souvent involontaires, qui commencent quand le rythme de l’adulte prend le pas sur celui de l’enfant. Il s’agit d’une rupture de contact avec l’enfant, plus précisément de la rupture de l’attention qu’on lui doit en tant qu’adulte : nous lui imposons nos attentes et c’est, par essence, une violence que nous lui infligeons ainsi. Le phénomène existe dans le cadre familial, qui n’est pas notre sujet même s’il a des incidences sur celui-ci, et dans les établissements d’accueil des jeunes enfants.
D’autres enquêtes – les livres Babyzness et Le Prix du berceau, ainsi que le rapport de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) – ont montré que ces violences, que vous qualifiez de douces, ne sont pas anodines : les choses peuvent aller beaucoup plus loin, les violences peuvent être beaucoup plus systémiques : privation de nourriture, de change, maltraitance très grave, voire mortelle.
Vous avez écrit au Président de la République, en juillet 2022, une lettre que vous avez rendue publique et où vous mettez en cause l’existence de lieux accueillant vingt ou trente enfants de moins de 3 ans dans la même salle. Le Président de la République vous a-t-il répondu ? Si oui, quelle a été la réponse ? Sinon, comment interprétez-vous ce silence ?
En 2022, lors du congrès de la Fédération des acteurs de la solidarité, Emmanuel Macron avait reconnu que le système était à bout de souffle et que son premier quinquennat avait été un échec en matière d’ouverture de places en crèche, de formation et d’accompagnement. Il proposait un droit à la garde d’enfant, reprenant une idée du Cese (Conseil économique, social et environnemental), qui parlait d’un droit opposable. Qu’en pensez-vous ?
Après sept ans de promesses, dont la dernière était de créer 200 000 places chaque année, quel est votre point de vue sur l’inaction politique, malgré les alertes des scientifiques, des experts et la reconnaissance officielle par le Président de la République lui-même du fait que le système est à bout de souffle ? Est-ce une question d’argent ou faut-il revoir la totalité du système ?
Mme Christine Schuhl. Ce sont des questions très politiques !
Lorsque j’ai écrit au Président de la République, je l’ai fait sous le coup de la colère et parce que j’étais très inquiète pour la petite enfance. J’ai reçu une réponse que je qualifierais d’administrative, mais aucune suite n’a été donnée à mon courrier.
Il est vrai que de nombreux experts et scientifiques tirent la sonnette d’alarme. S’agissant du nombre de places, cependant, la promesse d’Emmanuel Macron relève de l’effet d’annonce et ne pourra pas être honorée. Aujourd’hui, on ferme des unités d’accueil. On peut certes construire de nouvelles crèches, mais on manquera toujours de personnel pour ouvrir des places.
La question de la formation mérite d’être posée, mais le problème de fond est celui de la faible attractivité des métiers. Les salaires sont trop bas, au regard notamment des difficultés rencontrées, et les métiers ne sont pas valorisés. Dans l’imaginaire collectif, les personnes qui travaillent avec des enfants sont forcément très gentilles mais n’ont pas nécessairement besoin d’être très intelligentes… Ayons pourtant conscience de leur engagement et de leur responsabilité vis-à-vis des enfants, et ce que cela représente pour la société de demain ! Aujourd’hui, il faudrait commencer par pallier le manque de personnel.
Je pense enfin que l’on ne peut pas associer le rapport de l’Igas avec Le Prix du berceau : les deux auteurs de cet ouvrage, qui sont journalistes, confondent en effet maltraitance et douces violences. Or je tiens à rappeler fermement que ce n’est pas la même chose : la privation de soins n’est pas une douce violence mais une maltraitance. La douce violence désigne le geste non intentionnel de l’adulte qui, tout en prenant en considération les besoins de l’enfant, dérape parce qu’il se trouve en difficulté. Ce geste ne doit pas être interprété de manière psychologique, et ne témoigne d’aucune perversité. L’adulte cherche certes à obtenir ce qu’il veut plus rapidement, mais il ne cherche pas à priver l’enfant de quoi que ce soit, à le maltraiter physiquement ou à le faire souffrir. Je tiens beaucoup à cette distinction. Dans de nombreux congrès, les douces violences sont citées comme étant une forme de maltraitance. Or la maltraitance ne concerne pas tout le monde, alors que les douces violences peuvent être commises par n’importe qui. Les actions de sensibilisation aux douces violences touchent de ce fait un public large et sont assez faciles à mettre en œuvre puisqu’elles visent à alerter sur des attitudes concrètes – un geste, une parole, un regard, un soupir, une cadence…
Mme Émilie Bonnivard (LR). Je vous remercie pour les éléments d’information très intéressants que vous avez partagés avec nous. La sécurité affective, en particulier, me paraît fondamentale, et je ne l’imagine pas possible, moi non plus, dans des structures de trente enfants.
À partir de quel âge, selon vous, la contrainte imposée à l’enfant en vue de son adaptation à la collectivité relève-t-elle de l’éducation et non plus d’une douce violence ?
Par ailleurs, le contenu des formations que vous prodiguez est-il repris par d’autres organismes ? Avez-vous « fait des petits » ? Compte tenu des contraintes qui pèsent sur les structures d’accueil, la multiplication de telles formations permettrait, à tout le moins, que la situation n’empire pas. Avons-nous les moyens de faire en sorte qu’elles puissent être dispensées dans le plus grand nombre possible de crèches – et ce de façon répétée, pour tenir compte du turnover important du personnel dans ce secteur ?
Mme Christine Schuhl. L’éducation doit-elle passer par autant de contraintes ? Chacun est libre de sa réponse, mais c’est une question de fond. Il est vrai que le collectif impose un mode de fonctionnement qui complique un peu l’éducation de l’enfant dans le respect de son individualité. Il n’est pas difficile de respecter le rythme des tout petits bébés. C’est à partir du moment où l’enfant se met debout qu’il entre dans le collectif et doit commencer à manger et à dormir avec les autres – si bien que l’on aurait envie de lui dire de prendre son temps avant de se mettre debout !
On a tendance à vouloir rendre les enfants rapidement autonomes – et les plus autonomes possible. J’ai eu récemment un débat passionnant avec un groupe de professionnels au sujet des limites de l’autonomie. Si, pendant trois quarts d’heure, un enfant se déshabille, se lave les mains, change sa couche, mange et se couche tout seul – je caricature à peine ! –, où sont les valeurs de solidarité et d’entraide ? Ne sommes-nous pas justement auprès d’eux pour les aider ?
Pour moi, la crèche peut être un vrai lieu de vie sans contraintes, dans lequel on respecte le rythme de l’enfant, à condition que les structures soient de petite taille. En tant que formatrice, je conseille aux professionnels, au-delà de quinze ou vingt enfants dans la même pièce, de faire le plus souvent possible des petits groupes. Nous-mêmes, nous ne resterions pas dans la même pièce avec les mêmes personnes onze heures durant ! Lorsqu’un enfant est accueilli de sept heures trente à dix-huit heures – ce qui n’a rien d’exceptionnel –, deux adultes au moins se relayent auprès de lui, alors que lui est présent toute la journée. Ce ne sont pas les postures qui créent la douce violence, mais l’organisation institutionnelle.
S’agissant enfin des formations, on peut considérer que j’ai « fait des petits », comme vous dites, puisque j’ai travaillé avec l’éducation nationale ainsi qu’auprès de personnes âgées. Pour toucher les parents, il faut agir en dehors des crèches. Un projet me tient à cœur : je voudrais lancer une grande campagne nationale de sensibilisation sur le sujet des douces violences, pour favoriser une prise de conscience.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je vous remercie pour cet échange et pour vos explications limpides. Le terme « douces violences », que vous avez sans nul doute choisi avec soin, peut en effet donner lieu à un raccourci rapide et, si l’on reste à la surface de vos travaux, être associé à la maltraitance.
Dans votre ouvrage, vous évoquez l’application dans une crèche, à titre expérimental, d’une charte. Celle-ci a-t-elle été reprise dans la charte nationale d’accueil du jeune enfant, ou cette dernière est-elle différente ? Dans ce cas, avez-vous des préconisations pour la faire évoluer ?
Au sujet des formations, l’Igas préconise des évaluations entre pairs, à l’occasion de visites d’observation et d’échanges. Cette suggestion permettrait-elle, selon vous, de faire perdurer l’effet bénéfique des formations, qui finit toujours par s’estomper ?
Mme Christine Schuhl. La charte nationale d’accueil du jeune enfant s’inspire effectivement de celle que j’évoque dans mon livre et sur laquelle je travaille avec les équipes. Cette dernière porte toutefois davantage sur des postures précises : appeler l’enfant par son prénom, par exemple, ou se mettre à sa hauteur pour lui parler. Ces comportements sont faciles à mettre en œuvre et accessibles à tous, y compris à de jeunes stagiaires. Je ne parle d’ailleurs plus de charte mais d’attitudes incontournables. Toute personne entrant dans la crèche et se trouvant en présence d’enfants doit prendre connaissance de cette liste, qui compte une quinzaine de points.
La charte nationale est plus étoffée mais n’est pas nécessairement plus simple à comprendre. Elle est en effet très bien rédigée mais, les termes n’étant pas définis, elle veut tout et rien dire à la fois : la bientraitance, c’est bien, mais c’est un sujet dont on peut débattre pendant des jours ! Plus on est concret, mieux c’est.
Enfin, l’évaluation par des pairs est toujours intéressante mais impose la prudence et nécessite la plus grande sécurité affective. Pour les enfants, l’arrivée dans la crèche de trois ou quatre inconnus qui scrutent les lieux est une situation génératrice de stress. Les observations faites à ce moment-là ne correspondent pas nécessairement à la réalité et risquent de se traduire par des reproches faits au personnel.
Lorsque j’entre dans une crèche que je ne connais pas, je m’assois, je ne bouge pas, je ne dis rien et je me contente d’observer.
M. le président Thibault Bazin. Nous serons donc soucieux, lors des visites que nous envisageons de faire sur le terrain, de ne pas générer nous-même de douces violences !
M. Joël Aviragnet (SOC). Ayant été précédemment éducateur et directeur d’un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Iteb), je connais bien le terrain, les difficultés inhérentes au métier mais aussi tout l’intérêt de celui-ci. Travailler auprès d’enfants, c’est évidemment faire preuve de patience, de pédagogie et de bienveillance – laquelle est, selon vous, le préalable nécessaire à la bientraitance. Mais la bienveillance nécessite d’abord, à mon sens, la disponibilité. Dans un contexte de manque de personnel, il n’y a que les soins de base qui puissent être assurés ; il n’y a plus de place pour le reste, tout simplement.
Je ne parviens pas à concevoir comment l’on pourrait concilier l’intérêt supérieur de l’enfant avec une logique de rentabilité financière. Le fait que l’objectif premier d’une crèche privée à but lucratif soit la rentabilité a des conséquences évidentes sur l’encadrement des jeunes enfants : plus de profit, c’est moins de dépenses de personnel. Selon vous, la bientraitance est-elle compatible avec une logique de rentabilité financière ? Avez-vous constaté des écarts entre les établissements à ce point de vue selon qu’ils sont à but lucratif ou non lucratif ?
Mme Christine Schuhl. Même si j’ai mes propres convictions en la matière, mon expérience ne me permet pas de répondre à cette dernière question, qui est complexe. Pour moi, il est clair que le but ne peut être de faire de l’argent en accueillant des jeunes enfants, même si cette vision des choses existe. Avant de se poser cette question, il faut d’abord revoir la norme d’encadrement – qui est la même pour tous les établissements, publics ou privés.
M. le président Thibault Bazin. Si je vous comprends bien, les normes sont elles-mêmes génératrices de douces violences.
Mme Christine Schuhl. Bien sûr, c’est évident ! J’ai cité l’étude menée par Alain Legendre qui montre que le taux de cortisol des enfants augmente dès qu’ils sont plus de quinze dans la même pièce ; c’est un fait incontestable. Pourquoi abaisser le taux d’encadrement à un adulte pour huit à partir du moment où les enfants marchent, et non pas le maintenir à un pour cinq ? D’autant plus qu’à 2 ans et demi, les enfants bougent plus qu’à 1 an !
Il me semble essentiel de mettre un terme aux débats sur les taux d’encadrement et de trouver un consensus sur le sujet, car le manque de personnel produit inévitablement de la douce violence. On met celle-ci sur le compte des adultes, mais c’est d’abord l’environnement et le contexte qui sont en cause : comment concevoir, par exemple, que certains enfants ne sortent jamais ? Dans certaines crèches, au contraire, ils passent leur temps à l’extérieur, et cela se passe très bien !
M. le président Thibault Bazin. Même par – 27 degrés Celsius !
Mme Christine Schuhl. Oui ! Les Scandinaves disent qu’il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements. Il suffit de bien équiper les enfants !
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous nous accordons tous, au vu des travaux de notre commission, pour considérer le taux d’encadrement comme l’une des conditions de l’accueil bienveillant du jeune enfant en crèche.
Y a-t-il par ailleurs un âge minimal en deçà duquel les enfants ne devraient pas être accueillis au sein d’une structure collective ? L’accueil des enfants âgés de plus de 2 ans dans d’autres structures – des établissements scolaires par exemple, lorsque cela est possible – vous semble-t-il plus pertinent pour leur développement ? Ces deux pistes ne pourraient-elles pas constituer des solutions face au manque de places et aux pénuries de personnel ?
Quels sont selon vous les aménagements les plus favorables à la bientraitance des enfants ?
Enfin, est-il envisageable de faire évoluer les modalités de financement public, afin d’améliorer les conditions d’accueil ?
Mme Christine Schuhl. C’est à partir de l’âge de 18 mois que l’enfant se tourne vers le groupe. Il ne sert donc à rien de mettre un enfant en crèche à l’âge de 3 mois dans l’espoir de le socialiser ! Il lui faut d’abord du temps pour apprendre à faire la distinction entre lui et le monde extérieur. La socialisation ne commence que vers un an, un an et demi. Si l’on en conclut qu’il faut réserver les crèches aux enfants de cet âge, alors il faut allonger la durée du congé parental et le revaloriser, pour faire en sorte que les très jeunes enfants soient moins nombreux en collectivité. Je le redis cependant : le problème de la collectivité, c’est le nombre.
De la même façon, il peut être tentant de scolariser les enfants à partir de l’âge de 2 ans – y compris pour des raisons financières, puisque l’école n’est pas payante. Mais l’accueil des enfants de 2 ans dans l’école telle qu’elle existe aujourd’hui est impossible. Ce qu’il faudrait, ce sont de véritables classes passerelles au sein desquelles collaboreraient les enseignants et les éducateurs de jeunes enfants, dont le métier serait ainsi revalorisé. À l’âge de 3 ans, les enfants rejoindraient ensuite le cursus classique de l’école maternelle. Les expériences qui ont été menées à cet égard sont très intéressantes, d’autant plus qu’elles impliquent aussi une collaboration entre les collectivités territoriales et l’éducation nationale. J’organise quant à moi, avec le réseau Canopé, des formations couplées sur le sujet, notamment, des douces violences, destinées aux enseignants et aux agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem).
S’agissant des modalités de financement public, je ne saurais pas vous répondre.
En matière d’aménagement des bâtiments, enfin, je préconise de rendre obligatoire la présence d’un espace extérieur qui soit un vrai jardin : les sols souples, c’est bien, mais il faut de l’herbe, des plantes, des fleurs et de la terre ! Il me semble nécessaire également de veiller à ce que les adultes disposent d’une bonne visibilité dans la crèche et à ce que les enfants y circulent dans de bonnes conditions. En formation, il m’arrive régulièrement de faire l’expérience suivante : j’entre dans la crèche et je filme à la hauteur d’un regard d’enfant. Souvent, cela permet de constater que les enfants ne voient que des murs blancs, toutes les décorations étant placées à hauteur d’adulte ! Il est important que l’espace soit bien aménagé, car c’est l’écrin dans lequel exercent les professionnels et dans lequel les enfants prennent leur autonomie.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Dans la lettre que vous avez adressée au Président de la République, vous écrivez que « les organisations d’accueil, qu’elles soient dédiées à la petite enfance, aux personnes âgées comme les Ehpad, aux malades comme les hôpitaux, ou aux handicapés, ne peuvent fonctionner avec les mêmes outils de gestion que les entreprises qui vendent des biens et services ». Quels sont les outils de gestion que vous estimez incompatibles avec les objectifs d’une crèche ? Quels sont ceux que les futures normes devraient exclure ?
Mme Christine Schuhl. Je ne dis pas que c’était mieux il y a vingt ans ; il faut reconnaître que les outils informatiques facilitent considérablement la gestion des structures. Mais, dans le privé sans doute davantage que dans le public, les outils de communication prennent une place beaucoup trop importante. Les équipes essayent de communiquer à tout prix sur ce qui se passe à l’intérieur de la crèche, alors qu’elles devraient se concentrer d’abord sur le quotidien des enfants. Sait-on encore s’asseoir, jouer avec un enfant et s’émerveiller ? Les normes sont importantes, car elles garantissent la sécurité. Mais il ne faut pas s’y enfermer, au risque d’oublier la part de l’humain. C’est ce qui me préoccupe le plus. N’oublions pas que nous parlons d’enfants de moins de 3 ans qui vont passer, ensuite, vingt ans à l’école. Préservons leurs trois premières années ! Tant pis si la crèche n’a pas de blog, ce n’est pas bien grave !
M. le président Thibault Bazin. Les évaluations que vous réalisez dans des crèches vous sont-elles demandées par les gestionnaires eux-mêmes ou par les autorités de contrôle ?
Lorsque vous préconisez de faire entrer les parents, suggérez-vous qu’ils puissent accéder aux salles de jeux ou aux dortoirs ? Dans ce cas, à quelles conditions ? Comment faire en sorte que leur présence ne soit pas source de douce violence pour les autres enfants ?
Mme Christine Schuhl. D’abord, on ne me sollicite jamais pour réaliser une évaluation mais pour parler des douces violences – non pas forcément parce qu’il y en a, mais parce que le sujet interpelle. Je n’ai jamais été mandatée ni par un organisme de contrôle, ni par une collectivité. Il peut arriver qu’au cours d’une conversation, un coordinateur me fasse part de dysfonctionnements, mais pour ma part je ne demande rien. J’observe en toute objectivité. Ils me donnent à voir ce qu’ils veulent bien me montrer ; souvent, il s’agit d’actes bienveillants. C’est encourageant, car cela signifie qu’ils en sont capables. Après plusieurs années d’observation, je suis en mesure de reconnaître les failles et les situations réellement compliquées.
Il est arrivé, lors d’accompagnements de plus long terme, que certains professionnels me fassent part de leur mécontentement. Peut-être remettais-je en cause leur pratique ? Quoi qu’il en soit, il n’est jamais facile de faire un contrôle dans un contexte que l’on découvre. Pour ma part, je ne souhaite pas faire partie d’une commission de contrôle ! Je suis très bien à ma place car, sans pratiquer l’évaluation ni le contrôle, je parviens à faire bouger les lignes.
Quant à l’accès des parents, il est déjà organisé dans certaines crèches, à l’occasion de temps de jeu auxquels ils peuvent participer à tour de rôle. Les parents en sont très satisfaits.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de vous être rendue disponible pour cette audition et me permets de vous rappeler que, s’il vous apparaissait que l’une de vos réponses était incorrecte, vous avez le devoir de nous en transmettre la correction par écrit. Nous vous serions également reconnaissants de bien vouloir nous transmettre la liste des attitudes incontournables que vous avez évoquée.
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9. Table ronde réunissant M. Philippe Dupuy, directeur de l’Association des collectifs Enfants parents professionnels (ACEPP), Mme Julie Marty Pichon, responsable du collectif « Pas de bébés à la consigne », ainsi que Mme Valérie González et Mme Lucineia Martins Dos Santos, pour l’Association nationale des psychologues pour la petite enfance (A.NA.PSY.pe) (7 février 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous arrivons au terme du premier cycle de nos auditions, qui avait une vocation assez généraliste. Nous consacrerons la semaine prochaine à des visites de terrain que la rapporteure et moi-même effectuerons dans nos départements respectifs. Auparavant, il nous semblait important de réunir des praticiens et de les faire dialoguer avec nous et entre eux.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Avant de laisser la parole à nos invités pour une intervention liminaire, je les invite à se conformer à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, aux termes duquel les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Julie Marty Pichon, Valérie González et Lucineia Martins Dos Santos, M. Philippe Dupuy prêtent successivement serment.)
Mme Julie Marty Pichon, responsable du collectif Pas de bébés à la consigne. Le collectif Pas de bébés à la consigne est honoré d’être auditionné dans le cadre des travaux de cette commission d’enquête. Ce collectif fête ses quinze ans cette année. Il a été créé en septembre 2009, au moment où la secrétaire d’État Nadine Morano a décidé d’une réforme des modes d’accueil, qui n’a pas manqué d’en amoindrir la qualité, consistant à la fois à baisser les qualifications des professionnels et à autoriser l’accueil en surnombre. Depuis, le collectif, qui regroupe une cinquantaine d’organisations, syndicats et associations, n’a cessé de promouvoir la qualité de l’accueil dans le secteur de la petite enfance.
Depuis quinze ans, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de déréguler le secteur dans le seul but d’ouvrir des places à tout prix. L’ouverture aux gestionnaires privés lucratifs, la baisse des qualifications, l’accueil en surnombre, la tarification à l’heure et, plus récemment, la pénurie des professionnels n’ont pour effet que de dégrader les conditions d’accueil des bébés et de travail des professionnels. La dernière réforme des normes applicables à la petite enfance (Norma), prise sous la présidence de M. Macron, est entrée en vigueur en septembre 2021. Visant à simplifier et à clarifier les modes d’accueil de la petite enfance, elle se voulait qualitative.
En matière de taux d’encadrement, la réforme Norma a introduit la possibilité pour le gestionnaire de choisir entre la présence d’un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas et d’un pour huit enfants qui marchent, ou le classique taux unique d’un professionnel pour six enfants, quel que soit leur âge. Très vite, les associations de professionnels ont alerté sur la dégradation de la qualité d’accueil des plus petits : alors que des sections de dix enfants étaient déjà compliquées à encadrer par deux professionnels, depuis deux ans, nombre d’établissements les ont élargies à douze bébés, avec le même nombre de professionnels. Dès lors, se pose la question de la qualité, mais surtout de la sécurité, sachant que l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) a souligné que le taux d’encadrement classique – un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas et un pour huit enfants qui marchent – correspondait à un seuil de sécurité en dessous duquel il ne fallait surtout pas descendre.
Depuis quinze ans, le collectif se mobilise, manifeste – plus de soixante-dix villes ont manifesté le 6 octobre 2022 – et fait des propositions. Nous sommes heureux qu’une telle commission ait vu le jour. Les bébés, les parents et les professionnels méritent une politique ambitieuse dans notre pays, la septième puissance mondiale.
M. Philippe Dupuy, directeur de l’Association des collectifs Enfants parents professionnels (Acepp). Je vous remercie de recevoir l’Acepp dont l’objet croise les volets qualité de l’accueil et modèle économique de vos travaux. Depuis les années 1970 et au moins jusqu’aux années 1990, un mouvement de parents et de professionnels qualifiés et diplômés, en capacité d’animer un groupe d’enfants, s’est organisé pour créer à la fois des lieux de vie dédiés à leurs enfants, mais aussi de lieux d’entraide entre parents, où se retrouver entre pairs pour œuvrer à une qualité d’accueil satisfaisante.
Dans nos associations, la qualité de l’accueil est un compromis qui s’invente tous les jours, en fonction du contexte et de ses évolutions. Notre modèle économique est construit sur la nécessité de répondre aux attentes de chacun des angles d’un triangle formé par les parents collectivement, les professionnels et les institutions qui nous versent des financements publics ; il dépend donc des territoires et est en permanente innovation.
Cette particularité du réseau, qui est aussi son point faible, constitue la principale caractéristique des 800 associations qui le composent. L’Acepp a également comme mission de promouvoir sa conception de la qualité de l’accueil pour l’ensemble des modes d’accueil, à travers un travail de représentation au sein des institutions, afin que la place des parents et la coopération entre parents et professionnels soient mieux reconnues et organisées.
Mme Valérie González, coprésidente de l’Association nationale des psychologues pour la petite enfance (Anapsy Pe), psychologue clinicienne. Nous sommes très honorées de représenter ici l’Association nationale des psychologues pour la petite enfance, qui aura bientôt quarante ans. En 1983, une circulaire a redéfini les orientations du service de la protection maternelle et infantile (PMI) et en a transféré la compétence du ministère de la santé au conseil général. À l’époque, des psychologues travaillant en crèche et en PMI, notamment en Seine-Saint-Denis, souhaitant témoigner des enjeux psychologiques attachés aux services de la petite enfance, ont créé cette association dont la vocation est de nous représenter auprès des pouvoirs publics.
Depuis quarante ans, nous sommes déterminés à témoigner de ce que vit le tout-petit accueilli dans un lieu où il est séparé de ses parents, de ce qui va permettre de lui garantir un accueil de qualité et des conditions dans lesquelles les professionnels pourront s’en occuper. À l’époque, on parlait déjà beaucoup de psychologie sans forcément faire mention des psychologues. « Puisqu’on nous a dit qu’il faut faire de la psychologie, alors autant que ce soient les psychologues qui le fassent » : c’est sur ces considérations que Jacqueline de Chambrun, médecin responsable du service de PMI, avait fait recruter des psychologues en Seine-Saint-Denis.
Mme Lucineia Martins Dos Santos, psychologue clinicienne, pour l’Association nationale des psychologues pour la petite enfance. Les psychologues cliniciens sont des acteurs de la prévention et des soins ; ils travaillent en lien avec les professionnels dans le champ de la petite enfance. Ils ont un savoir et une expérience spécifiques du développement et de la vie psychique du petit et de son environnement, et connaissent l’environnement nécessaire à son épanouissement.
La crèche est un lieu de prévention. Nous souhaitons que la réponse aux besoins des familles ne se fasse pas au détriment de l’intérêt de leur enfant. On ne garde un enfant ; on l’accueille, avec son parent, dans sa dimension singulière et subjective. Il faut penser et créer un système institutionnel permettant la mise en mots des vécus bruts des professionnels au contact des enfants et de leurs parents. Un appui sur l’extérieur est nécessaire, avec des temps de réunion, de formation, de concertation et d’échanges de pratiques.
Prendre soin d’un tout-petit peut créer de l’agressivité. Il faut absolument que le politique se saisisse de cette rencontre pour faire progresser la démarche de la qualité de l’accueil de l’enfant et de ses parents.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Cette commission d’enquête s’interroge sur la qualité de l’accueil de l’enfant en crèche, mais également sur le modèle économique, notamment le financement public des crèches, et sur les pistes d’évolution. Selon vous, quels leviers conviendrait-il d’actionner pour passer d’une approche quantitative, s’attachant surtout à la création de places en crèche, à une approche qualitative, permettant à l’enfant d’évoluer dans un environnement propice à son développement ? Quelle place y serait réservée aux parents ? La qualité de l’accueil vous semble-t-elle différer selon que les crèches relèvent du système public ou privé, de délégation de service public (DSP) ou du monde associatif ?
Mme Julie Marty Pichon. Au cours des vingt dernières années, on ne s’est préoccupé en France que de l’ouverture de places, en raison d’un retard massif et d’un besoin très important. Or on a créé beaucoup de structures sans se soucier d’avoir des professionnels en nombre suffisant pour les faire fonctionner. On savait pourtant que ce que nous vivons depuis le covid, et même un peu avant, allait arriver ; les données selon lesquelles, en 2030, 40 % des assistants maternels seront à la retraite étaient connues. Pourtant, il n’y a pas eu de grand plan de formation des professionnels de la petite enfance, et l’Igas a relevé de façon très documentée dans son rapport de 2023 le grave manque à venir de professionnels.
Tant qu’on ne réglera pas la question de la qualité des conditions d’accueil des bébés et celle des conditions de travail pour les professionnels, qui recouvrent les taux d’encadrements, la qualification des professionnels, les temps d’analyse de la pratique et de réunion hors la présence des enfants, tous critères de qualité détaillés par les experts depuis de nombreuses années, on ne pourra pas continuer à ouvrir des places. Les 200 000 places annoncées à l’horizon 2027-2030 sont une hérésie qui mettrait en difficulté et en danger les bébés qui vont être accueillis et les professionnels qui les accompagnent, qui connaissent des situations de travail extrêmement dégradées.
Il faut s’atteler à régler le sujet de la formation et travailler à l’instauration de normes de qualité – elles sont actuellement très inférieures à ce qui se pratique ailleurs en Europe. La France est, à cet égard, l’un des pays qui compte la plus grande diversité de structures et de régimes de taux d’encadrement dérogatoires. Le taux d’encadrement des tout-petits y est très faible. La solution consiste à mettre un coup d’arrêt à la politique de l’offre et à s’attaquer d’urgence à la politique qualitative, mais cela suppose d’avoir le courage politique d’annoncer aux familles une restriction des places d’accueil pendant quatre ou cinq ans, pour mieux accueillir les enfants par la suite.
Les leviers sont donc d’ordre à la fois financier et politique. Il faut réformer le décret qui régit les modes d’accueil collectifs, c’est-à-dire revenir sur la réforme de 2021 dite Norma – elle a eu beau être annoncée comme étant celle de la qualité, elle n’a été qu’une énième réforme de dérégulation. En particulier, la possibilité a été laissée aux gestionnaires d’avoir un taux d’encadrement d’un adulte pour six enfants, quel que soit leur âge. Pour les crèches organisées par sections d’âge – en région parisienne, il n’est pas rare d’en trouver dont la capacité est de 100 berceaux –, l’incidence n’est pas la même que pour les autres. Dans beaucoup de crèches de l’agglomération toulousaine, le taux d’encadrement est passé de deux professionnels pour dix bébés qui ne marchent pas, à deux pour douze, en raison de la liste d’attente, de la pression exercée par les familles sur les territoires. Cela s’entend, mais on ne peut pas faire de l’accueil de jeunes enfants à tout prix. La question des moyens est incontournable, de même que la définition de ce que sont de bonnes conditions d’accueil d’un enfant et des normes correspondantes.
M. Philippe Dupuy. Une bascule s’est produite au moment où la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) a été développée de manière plus pointue et a été concurrencée par la prestation de service unique (PSU). Au même moment, ont émergé les maisons d’assistantes maternelles (MAM) et les microcrèches, qui visaient à en contrer le développement. En fait, les deux systèmes fonctionnent actuellement en parallèle et se font concurrence.
Alors que les familles étaient autrefois mises à contribution en cas de financement insuffisant, l’instauration de la PSU leur a substitué un tiers – dans l’esprit de beaucoup, ce ne pouvait être que les collectivités territoriales. Avec l’arrivée du lucratif dans le secteur, les entreprises ont été considérées comme des tiers financeurs bien plus intéressants. Le développement parallèle de plusieurs systèmes de financement a contribué à mettre les différents acteurs en concurrence, un phénomène accentué par le recours croissant des collectivités locales aux DSP.
Le monde associatif n’a pas adhéré à cette évolution, puisque, habituellement, une association est soutenue par des collectivités locales ou des financements publics. En l’espèce, les caisses d’allocations familiales (CAF) et les collectivités locales étaient devenues les donneurs d’ordre, et il s’est retrouvé en concurrence avec d’autres – associations, acteurs de l’économie sociale ou du secteur lucratif. Dans ce cadre, le projet n’appartient plus à l’association ; c’est celui du donneur d’ordre. Les associations se sont parfois trouvées dans l’incapacité de répondre à une DSP, car leur vocation n’est pas d’entrer en concurrence avec une autre association de quartier, encore moins avec des grands groupes, lucratifs ou pas.
Dans cette mise en concurrence exacerbée par la recherche du moindre coût de la part des collectivités locales, c’était à qui faisait le moins cher parmi les prestataires, ce qui, dans cette activité, se traduit par la réduction de la rémunération des professionnels. De nouvelles normes ont alors été prises pour lutter contre ce phénomène, ce qui se produit également aujourd’hui pour mieux réguler la concurrence tout en essayant de garantir une qualité d’accueil. Il s’agit d’un minimum qui ne satisfait personne, si bien que les professionnels nous ont fait savoir qu’ils ne veulent plus travailler chez nous. Même pour le plus beau projet du monde, on ne trouve plus de professionnels désireux de travailler. Tout le monde est touché, ce qui nous conduit à nous réinterroger sur la qualité de l’accueil.
Mme Valérie González. Selon nous, le projet de la structure doit être centré sur les besoins de l’enfant, mais également, puisque les deux sont indissociables, de son parent qui doit être accueilli dans sa singularité et sa culture, ainsi que du professionnel qui va prendre soin de l’enfant en l’absence de son parent. Les responsables d’établissements et les équipes doivent être formés au développement de l’enfant et pouvoir interroger en permanence leur pratique. Travailler auprès de tout-petits, c’est exercer une profession à risque en ce qu’elle confronte à des éprouvés bruts, qu’il faut pouvoir élaborer. Les psychologues sont les mieux placés pour aider les équipes dans ce travail. La pluridisciplinarité se présente donc comme le premier des garde-fous, car elle s’accompagne de réunions fréquentes et d’une présence régulière des personnes ressources que sont les psychologues.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Dès la création de la PSU, les psychologues de notre association ont mis en garde contre la dégradation de la qualité de l’accueil des enfants qu’elle entraînerait. On le constate maintenant, mais le phénomène s’est installé progressivement depuis vingt ans. Les crèches ne devraient pas être mises en concurrence ; ce ne sont pas des entreprises. Elles devraient être un service public. L’accueil des enfants ne saurait être associé au mot « lucratif », et pourtant on en constate la dégradation dans le secteur public aussi bien que dans le privé, les deux essayant de réaliser des profits. Faute de moyens, le secteur public cherche également à faire des économies sur le dos de nos enfants : c’est très grave !
Sur le terrain, nous constatons au quotidien une souffrance psychique des professionnels qui s’occupent des enfants. Leurs conditions de travail ne sont pas bonnes : certaines crèches sont complètement délabrées ; le taux d’encadrement n’est pas respecté ; les professionnels recrutés à la faveur de la PSU sont insuffisamment formés et ne connaissent pas le secteur de la petite enfance. On ne peut pas continuer à faire des économies sur le dos des enfants. Ce sont les citoyens de demain. Sachant que l’investissement à leur consacrer n’aura d’effets visibles que dans vingt ans, je ne vois pas comment on peut parler de profits au sujet des crèches privées.
Je n’ai rien contre les crèches privées, qui sont importantes, mais il faut revoir leur financement, car elles ne sauraient avoir pour objectif de faire du profit sur les enfants. On ne peut pas économiser sur les couches ou les repas !
Il faut faire confiance aux professionnels de la petite enfance : cela fait des décennies que nous vous disons que nous avons des compétences et qu’il faut nous écouter. Les professionnels de la petite enfance ressentent une grande fatigue. Venez passer une journée, voire une semaine, dans une crèche : vous verrez en quoi consiste ce travail ; vous verrez que c’est avec tout son corps et son psychisme que l’on s’occupe d’un enfant, que cela nécessite un engagement total.
Les professionnels de la petite enfance font un travail formidable, mais il faut les former. Or le décret Morano a porté un coup à cette formation, qui va désormais à la dérive. De nouvelles formations apparaissent, qui remplacent le CAP Petite enfance. Autrefois, on parlait d’auxiliaires de puériculture : il n’en est plus question dans les textes, alors que c’est un métier qui nécessite une année d’étude, puis de la formation continue. Il faut revenir à la base et former 100 % des personnels de puériculture, comme on le fait en Seine-Saint-Denis, dans l’établissement qu’a créé Mme de Chambrun.
Il faut que tout le personnel soit formé, y compris les directeurs. Les responsables d’établissement ont une importance considérable, car les auxiliaires de puériculture doivent être soutenus par leur direction. Or, actuellement, les directeurs et directrices de crèches n’ont plus le temps de penser, car ils sont partout, même dans la cuisine, du fait du manque de personnel.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Cet automne, nous avons voté une évolution législative permettant la création d’un service public de la petite enfance, dont les communes seront les autorités organisatrices. Qu’en pensez-vous ?
J’aimerais aussi revenir sur les délégations de service public et sur la place du privé lucratif. Pensez-vous que ce qui pose un problème, c’est le principe même d’une mise en concurrence, ou bien la manière dont les acteurs sont mis en concurrence ? Quand une commune recourt à une délégation de service public, elle peut choisir de pondérer à 75 % le critère du prix ou de pondérer à 75 % celui de la qualité de service. Il me semble que, selon le cas, on n’aura pas les mêmes offres.
Pensez-vous qu’il faille rayer d’un trait de plume la présence du privé dans le secteur des crèches ? Ou bien, dans la mesure où le privé a contribué à y créer de nombreuses places, ne faudrait-il pas plutôt aider l’autorité organisatrice à trouver des stratégies permettant de faire passer la qualité avant la question du coût du berceau ?
Mme Julie Marty Pichon. Le problème, c’est que la petite enfance est devenue un marché. Or la libre concurrence, dans le travail social, est fondamentalement un problème. C’est notamment pour s’opposer à cette conception des choses que notre collectif s’est créé en 2009. Le lucratif est entré dans la danse, grâce à diverses dispositions, dont la directive « services », qui a entériné les choses au niveau européen, la France ayant fait le choix de ne pas exclure de son champ d’application les services d’accueil de la petite enfance. C’est un problème, car cela met en concurrence des acteurs qui n’ont pas à l’être. Une association n’a pas à être en concurrence avec une entreprise privée lucrative qui cherche à faire du profit grâce aux fonds publics. Avant les années 2000, les crèches étaient hospitalières, publiques, territoriales ou associatives ; l’arrivée du secteur lucratif, en 2003-2004, a marqué un point de bascule.
Les délégations de service public posent un vrai problème. En tant qu’éducatrice de jeunes enfants, j’ai été coordinatrice de structures pour une grande association du sud de la France et, à ce titre, j’ai vu passer un paquet de marchés publics. Le problème, c’est que nous subissons une concurrence déloyale. Dans l’associatif, du fait des conventions collectives, qui garantissent notamment au personnel des conditions de travail favorables et un accès à la formation continue, la masse salariale est très importante – elle représente souvent 85 % du budget. En face, vous avez des entreprises privées qui protègent moins leurs salariés, qui ont une masse salariale moins importante, et qui bénéficient de dispositifs financiers leur permettant de rationaliser au maximum leurs coûts. Il est évident que nous ne jouons pas dans la même cour.
On ne parle presque jamais non plus des implications de la délégation de service public sur le personnel, mais il faut savoir qu’une DSP est souvent accordée pour une durée de trois ans – même si elle peut parfois atteindre sept ou huit ans. Cela signifie qu’au bout de deux ans et demi, les salariés commencent à se demander si leur employeur va changer, s’ils seront repris dans les mêmes conditions, si le projet dans lequel ils se sont investis sera poursuivi, etc. C’est un stress permanent. La commission d’appel d’offres rend ensuite sa décision, et la pondération accorde généralement une place prépondérante au critère du prix.
Je ne sais pas si c’est possible, mais il serait effectivement souhaitable de réguler les commissions d’appel d’offres afin que la question du prix ne soit plus considérée comme le critère principal et que l’on tienne davantage compte du projet d’établissement ou de la politique de la structure en matière de ressources humaines, par exemple. Pour des personnes qui travaillent dans le milieu associatif par choix et qui sont investies dans un projet qui a du sens pour elles, il est très difficile de voir un grand groupe du privé lucratif remporter l’appel d’offres au bout de trois ans. Je vous assure que c’est une douche froide. Et j’insiste sur le fait que les structures en délégation de service public sont dans un état d’angoisse permanente.
La mise en concurrence dans le secteur du travail social est vraiment un problème, particulièrement dans la petite enfance.
M. Philippe Dupuy. Cela reste un choix politique et il y a autant de choix politiques que d’établissements. Lorsqu’on essaie de faire bouger les choses, on se heurte à la libre administration des collectivités locales, et surtout au code des marchés publics, parce que tous les appels d’offres pour des DSP sont rédigés par des spécialistes des marchés publics, et non par des spécialistes de l’appel à projets ou de la subvention. Toutes les administrations sont formées au code des marchés publics, qui repose sur le principe de la mise en concurrence. Même lorsque nous essayons d’influencer, ou du moins d’informer des élus qui s’apprêtent à écrire un marché public, ils se heurtent très vite à des administratifs qui leur disent que ce que nous suggérons n’est pas possible. Vous pourriez faire une étude sur la manière dont les marchés publics sont rédigés et sur le poids accordé au critère du prix : je serais très curieux de connaître vos conclusions.
M. le président Thibault Bazin. Cela fait partie de nos souhaits.
M. Philippe Dupuy. Fort bien. Il reste que ce n’est pas du tout la même chose, pour une association, de répondre à un marché public ou de solliciter une collectivité locale pour qu’elle la soutienne dans un projet d’intérêt général. La petite enfance est devenue un service. Même si la loi Hamon a sécurisé la subvention, les rédacteurs de marchés publics n’ont pas été formés à celle-ci et la considèrent comme peu sûre. Le système est donc totalement déséquilibré : tous les gros – qu’ils soient associatifs, à but lucratif ou même municipaux – sont mieux armés techniquement pour répondre aux marchés publics, si bien que les petites associations de quartier ont peu à peu disparu du secteur de la petite enfance, même si elles essaient de se maintenir, à titre historique.
On me demande souvent pourquoi le secteur associatif a été pris par le lucratif. C’est la conséquence de la politique d’évitement qui a poussé les collectivités territoriales vers les microcrèches Paje, qu’elles n’avaient pas à financer, et maintenant vers les maisons d’assistants maternels. Je pense que si une réglementation est adoptée pour lutter contre les microcrèches, dans dix ans, ce sont les MAM qui domineront le marché. Quoi qu’on en dise, dans ce secteur, on est toujours dans une recherche du moins-disant, pas forcément en termes de qualité d’accueil, mais en termes de régulation du système au niveau d’un territoire.
Un autre grand tournant s’est produit dans les années 2005-2007, que l’Acepp a soutenu, et qui a consisté à accueillir tous les enfants. L’accueil de tous a entraîné des modifications profondes des projets d’accueil et de la qualification des professionnels. C’était un énorme défi : il n’est pas du tout évident d’accueillir tous les enfants quand on a été formé à l’accueil d’un certain type de familles. Il aurait fallu prendre en compte le fait que les projets d’accueil des années 1990 n’étaient plus adaptés, dès lors que l’on avait la volonté d’accueillir tous les enfants. C’est ce changement, combiné à la financiarisation du secteur de la petite enfance, qui a mené à la situation actuelle.
Mme Valérie González. Je m’en tiendrai à la clinique. L’essentiel pour nous, au-delà du clivage entre public et privé, c’est de garantir le respect des besoins fondamentaux de l’enfant, d’accueillir un enfant singulier avec son parent singulier et de permettre la séparation, car il arrive que le parent soit très vulnérable au moment de se séparer de son enfant. Nous parlons surtout des crèches, mais il importe d’aborder le mode d’accueil de façon plus globale et de déterminer celui qui conviendra le mieux à chaque enfant et à son parent. Il faut assurer la stabilité et la fiabilité de l’accueil, permettre à l’enfant d’être accueilli le mieux possible, ce qui implique que les professionnels ne soient pas en souffrance.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Il faut garder à l’esprit que la crèche est un lieu de prévention précoce et il me paraît très étrange que l’on parle d’appel d’offres ou de mise en concurrence à propos de l’accueil des enfants.
Les parents qui arrivent dans une crèche sont dans une position de vulnérabilité. Boris Cyrulnik a bien rappelé dans son rapport sur les 1 000 premiers jours que les parents ont besoin d’être soutenus et accompagnés. Avec la crise sanitaire, on a constaté une hausse de la maltraitance infantile et des violences conjugales, dont les enfants sont les covictimes. Face à une telle situation, ce n’est pas un rapport marchand qu’il faut établir avec les parents. Les crèches ne devraient pas avoir pour but de réaliser des bénéfices. Le seul bénéfice qu’il faut rechercher pour les enfants et les parents – pour les enfants surtout –, c’est un bénéfice social et humanisant : il faut accueillir les enfants avec l’idée que dans vingt, trente ou quarante ans, ils apporteront quelque chose à la société, alors que la violence ne cesse de monter.
Le parent n’est pas un client. C’est une personne que l’on accueille dans sa dimension psychique, singulière et vulnérable. Il faut tout de même rappeler que les crèches accueillent les enfants dès l’âge de 2 mois et demi. Imaginez ce que cela représente pour les parents ! Il faut tout faire pour les accueillir d’une façon humaine. La crèche n’est pas un service, c’est un soin, qui est global, à la fois physique et psychique. Le soin que les professionnels de la petite enfance offrent à l’enfant, ils l’offrent aussi aux parents. Un enfant tout seul n’existe pas : accueillir un enfant, c’est accueillir ses parents. La crèche, je le répète, est un lieu de prévention, et si l’on continue dans cette logique marchande, on ne va pas y arriver.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si on va au bout de votre logique, il ne faudrait confier aucun service public à une entreprise privée : ce serait donc aussi la fin des cliniques privées ! Il me semble que la solution consisterait plutôt à imposer des obligations aux gestionnaires de crèches privées et à contrôler qu’ils les respectent bien. Je ne conteste nullement les difficultés que rencontre le secteur de la petite enfance : cela fait un mois que nous avons commencé nos auditions et elles nous ont montré les carences dont souffre ce secteur. Mais il me semble problématique de dire que, par principe, l’accueil des jeunes enfants ne peut pas faire l’objet d’une activité privée lucrative. J’ai évoqué les cliniques privées, mais je pourrais aussi mentionner la gestion des déchets ou celle de l’eau potable, qui sont également des enjeux majeurs pour la planète : à vous entendre, il faudrait aussi se passer, dans ces domaines stratégiques, de tout opérateur privé ? J’avoue être un peu surprise par vos propos.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Je ne suis pas contre le privé mais je pense qu’il faut repenser le mode de subvention de ces entreprises pour qu’elles n’aient pas à faire du profit sur les enfants. Nous avons besoin des crèches privées, c’est évident, mais il faut poser la question de leurs subventions.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vous remercie d’avoir rappelé que l’intérêt de l’enfant doit l’emporter sur toute autre considération.
Vous avez déjà indiqué qu’il manque des professionnels pour garantir un accueil satisfaisant aux enfants. Quel serait, selon vous, le ratio idéal, selon les âges ?
Pensez-vous qu’un salaire parental, versé pendant un an ou deux, pourrait être une solution ? Certains enfants pourraient ainsi rester auprès de leurs parents, dans de bonnes conditions, et cela libérerait par ailleurs des places en crèche.
Quel effort faut-il faire en matière de formation ? Quelles pistes devrait-on emprunter ?
Enfin, faut-il revoir le code des marchés publics et y introduire des règles spécifiques pour la petite enfance ?
M. Philippe Dupuy. Tout le monde est un peu obnubilé par la question du ratio, parce que c’est un indicateur commode – et le seul dont les financiers tiennent compte pour évaluer la qualité de l’accueil – mais il n’a pas grand sens en lui-même. Il faut aussi regarder l’organisation de la structure, la qualification du personnel, la nature des locaux, la taille de l’établissement, etc. Cela étant, nous sommes tous d’accord pour dire que le ratio d’un professionnel pour six enfants, tel qu’il est interprété, n’est pas suffisant et qu’il serait préférable d’avoir un professionnel pour cinq enfants, à condition d’ajouter « auprès des enfants ». Les professionnels, de fait, ne sont pas en permanence auprès des enfants et ils demandent à avoir davantage de temps pour souffler. Travailler dix heures dans une crèche, c’est épuisant. Le ratio est un indicateur, mais il n’est pas suffisant.
Je ne vous répondrai pas sur la question du salaire parental, parce que l’Acepp n’a pas de position précise sur ce sujet. Mais ce que je peux vous dire, c’est que nous sommes attachés à ce que tous les enfants, même s’ils restent à la maison, aient accès à un mode d’accueil, d’abord parce que les parents peuvent avoir besoin de souffler, ensuite parce que les enfants ont besoin de sortir de leur univers familial pour découvrir d’autres choses. Si l’on introduit un salaire parental, nous demanderons, comme pour le congé parental d’éducation à temps complet, que les enfants concernés aient accès à un mode d’accueil, quel que soit leur âge.
Mme Julie Marty Pichon. Si la question du ratio, ou du taux d’encadrement, est importante, c’est parce que c’est un marqueur. Les professionnels sont dans une situation intenable qui les oblige à jongler en permanence. Leur dire que l’on veut augmenter le taux d’encadrement, c’est une manière de dire que l’on a compris leurs difficultés et que l’on va tout faire pour améliorer les choses. Notre collectif, depuis de nombreuses années, demande qu’il y ait un adulte pour cinq enfants, quel que soit l’âge, de sorte que l’encadrement soit meilleur auprès des plus petits comme des plus grands. Quand vous êtes deux adultes pour seize enfants qui trottinent, c’est du sport !
Le collectif n’a pas non plus de position sur la question du congé parental.
S’agissant du code des marchés publics, il faudrait faire en sorte que les choses soient équitables et qu’une organisation ne soit plus défavorisée par rapport à une autre sur le plan économique, comme c’est le cas actuellement.
Le service public de la petite enfance a vocation à s’occuper de petits êtres humains, fragiles et vulnérables. Et c’est parce que nous nous occupons d’un public très vulnérable que la mise en concurrence n’est pas de mise. Depuis des années, les témoignages de professionnels qui nous sont remontés montrent que la recherche de profit et de rentabilité n’a pas de bonnes répercussions sur l’accueil des enfants. Cela est bien documenté désormais : on ne peut plus le nier.
Quand une association accueille des jeunes enfants, elle ne cherche pas la rentabilité. Son budget est censé être à l’équilibre parce que les dotations que lui donne la collectivité doivent être utilisées seulement pour l’accueil des enfants. Si elle réalise un excédent, il est réinvesti dans l’achat de jouets, dans des projets, etc. Le privé lucratif ne le fait que très peu, ce qui change la donne.
Un service public de la petite enfance doit être universel, accessible à tous les enfants, que les parents soient en congé parental ou pas, et quel que soit leur lieu de résidence. Les études de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) ont en effet montré que les structures sont concentrées dans les milieux urbains et périurbains. Dès que l’on s’éloigne un peu, il devient plus difficile de trouver un accueil pour son enfant.
Il nous paraît également indispensable que l’accueil des 0-3 ans soit gratuit, dans un premier temps pour les familles qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, puis progressivement pour l’ensemble des familles. L’école maternelle, qui occupe la deuxième tranche d’âge de la petite enfance, est gratuite : il n’y a pas de raison que l’accueil des enfants de 0 à 3 ans ne le devienne pas. C’est primordial.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Dans son rapport de mars 2023, l’Igas recommande de se rapprocher d’un ratio d’encadrement d’un professionnel pour quatre bébés et d’un pour cinq enfants qui marchent. J’ai fait l’expérience dans la crèche où je travaille : cela change tout, notamment au niveau du portage psychique. La littérature scientifique préconise un adulte pour trois enfants de moins de 2 ans et un adulte pour quatre ou cinq enfants de plus de 2 ans – on est loin du compte !
En outre, l’Igas préconise, pour la qualité de l’accueil de jeunes enfants, de constituer de petits groupes d’enfants, comprenant entre six et huit enfants pour les moins de 2 ans, et entre dix et douze enfants pour les plus de 2 ans. L’association Pikler Lóczy, qui s’inspire des travaux menés par la grande pédiatre Emmi Pikler sur la qualité de l’accueil des enfants au lendemain de la seconde guerre mondiale, est très engagée en faveur des petites unités et également de la formation. Nous sommes nombreux dans notre département à travailler avec cette association dans le cadre de la formation continue. De nombreux lieux de qualité permettent de se former, comme les écoles d’auxiliaires de puériculture ; la question est celle des moyens alloués à la formation initiale et continue.
Par ailleurs, la règle des 5 mètres carrés par enfant, que l’on soit en crèche publique ou privée, ne semble pas encore connue de tous. La dégradation des lieux, pour des raisons d’économies, est réelle. Le sujet ne fait pas partie des dix principes de la Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant, mais nous y travaillons.
Enfin, chacun doit avoir sa place dans l’institution. Nous ne sommes pas interchangeables. La directrice ne peut pas s’occuper de la cuisine ou accomplir d’autres tâches que celles qui lui incombent pour soutenir son équipe.
Mme Valérie González. Le ratio est important dans le sens où il garantit la présence de professionnels connus de l’enfant, qui sont pour lui des repères stables, ainsi que du temps hors présence de l’enfant pour réfléchir à la pratique, parler de ce qui va ou ne va pas, des symptômes qui ont pu être décelés chez l’enfant. Cela se fait forcément pendant la journée de travail et il faut bien, pendant ce temps, que des professionnels gardent les enfants.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je tiens à vous remercier pour votre engagement et pour vos travaux sur la petite enfance. Je signale d’ailleurs que Mme Marty Pichon a récemment publié un livre, J’ai mal à ma crèche, qui est très instructif et peut nous servir dans le cadre de nos travaux.
Ce que vous décrivez du secteur de la petite enfance converge malheureusement avec ce que nous avons entendu lors des auditions précédentes. Le tableau est assez sombre. Vous avez parlé de qualité d’accueil insatisfaisante – c’est sans doute un euphémisme. Mon propos n’est pas de généraliser : on sait que, grâce à l’investissement des professionnels et des gestionnaires, il y a heureusement des crèches où cela se passe bien, mais on sait aussi qu’il y a des crèches où il en va différemment. Que l’on soit parent, citoyen ou responsable politique, on ne peut pas se satisfaire de l’idée que, dans certaines crèches, cela se passe mal pour les enfants. Ce que vous décrivez devrait provoquer un électrochoc et pousser à une réaction politique.
Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est assez simple, me semble-t-il : depuis dix ou vingt ans, il faut faire plus avec moins d’argent. La dérégulation a entraîné une réduction du taux d’encadrement, de la formation des professionnels, du nombre de mètres carrés, etc. À un moment, cela finit par craquer. Quand on ne parvient plus à recruter les professionnels pour travailler dans les crèches, on aura beau annoncer l’ouverture de 200 000 places en crèches d’ici à la fin du quinquennat, on sait bien que ces objectifs ne seront pas tenus.
De tout cela, je retire que le privé lucratif joue un rôle sur les conditions d’accueil, non seulement, au sein des crèches privées lucratives, par les exigences de rentabilité, mais également par la mise en concurrence des acteurs pour tirer vers le bas. Quand le privé lucratif soumissionne pour une DSP avec des prix faibles pour gagner le marché, cela contraint les autres acteurs, notamment associatifs, à descendre les leurs, donc la qualité de l’accueil. Partagez-vous ce constat ?
Quelles mesures immédiates et fortes faudrait-il prendre pour casser ce cercle vicieux ? Le manque de professionnels entraîne une dégradation des conditions de travail qui, à son tour, dissuade les professionnels de venir travailler en crèche. Sur quoi faut-il intervenir : la rémunération, l’encadrement, la formation ? Quelles mesures prendre dès maintenant pour inverser la tendance et améliorer l’accueil des jeunes enfants ?
Mme Julie Marty Pichon. Je me suis déjà amplement exprimée sur la question du privé lucratif : le collectif considère qu’il ne devrait pas faire partie de la mission de service public de la petite enfance.
S’agissant des mesures immédiates à prendre, il faut sûrement revenir sur la réforme Norma de 2021, notamment sur la suppression de l’exigence d’une expérience professionnelle minimale de trois ans pour les directeurs et directrices de crèches des très petites, petites et moyennes crèches – elle n’a été maintenue que pour les grandes et les très grandes crèches. C’est une vraie difficulté parce qu’on ne peut pas arriver en direction sans avoir expérimenté les relations parent-professionnel-enfant au sein d’une structure. Il est assez facile de revenir sur cette disposition. Il en va de même pour le taux d’encadrement d’un pour six : on peut parfaitement revenir sur cette disposition et en rester, dans l’immédiat, à un taux d’un adulte pour cinq enfants qui ne marchent pas, c’est-à-dire les plus vulnérables, et un pour huit enfants qui marchent.
En matière de qualifications, on peut également revenir sur la possibilité d’ouvrir une microcrèche sans un responsable technique spécialiste des métiers de la petite enfance présent à raison de dix heures par semaine si l’on s’adjoint dans l’année douze heures d’accompagnement d’une puéricultrice ou d’un éducateur de jeunes enfants (EJE). Que des personnes sans aucune expérience de la petite enfance puissent se retrouver à la tête d’une microcrèche avec ce seul accompagnement de douze heures par an, c’est ridicule. Là encore, il n’est pas très compliqué de revenir sur cette disposition : un décret suffit.
S’agissant du ratio de qualification des professionnels, les équipes de structure collective comptent au minimum 40 % de personnel diplômé – auxiliaires de puériculture, éducateurs de jeunes enfants, puéricultrices – et au maximum 60 % de personnel ayant un CAP qualifié Petite enfance, avec dix-sept autres qualifications possibles et des dérogations encore possibles sur ces qualifications. Nous demandons le rétablissement du ratio 50-50 prévu dans le décret de 2000, qui assurait un équilibre entre les différents professionnels. Le souci avec les équipes comptant moins de professionnels hautement qualifiés que de professionnels très bassement qualifiés, c’est que, des experts l’ont montré, la déqualification des métiers peut engendrer des situations de maltraitance et de mise en danger, par manque de recul sur sa pratique et par manque de repères de la formation.
Cette question-là sera plus compliquée à régler en raison de la pénurie de personnel. Elle impose de lancer le grand plan « métiers » que nous appelons de nos vœux depuis vingt ans au moins. Il faut ouvrir les centres de formation et augmenter les quotas sans perdre de temps, parce qu’il faut un an pour former une auxiliaire de puériculture, trois ans pour un EJE et quatre ans pour une puéricultrice ! Si l’on attend, la situation va encore empirer, avec le risque de se retrouver dans quelques années avec seulement des professionnels très bassement qualifiés dans les structures, les diplômés étant partis faire autre chose.
M. Philippe Dupuy. Je ne suis pas certain qu’il y ait moins d’argent : au niveau national, on constate que les budgets grossissent. En revanche, on ne voit pas les crédits arriver sur le terrain. Nous avons tous remarqué que certaines collectivités locales – pas toutes – ont profité de ce que l’État avait injecté de l’argent dans la petite enfance pour se désinvestir, et déduire de leurs propres subventions les sommes accordées par l’État. D’un point de vue économique, cela n’a donc eu aucune conséquence pour la structure ; c’est la manière dont l’argent a été bloqué qui diffère. C’est beaucoup plus complexe qu’on l’imagine. La vigilance doit porter sur certains indicateurs. Ainsi, nous estimons que 80 % des recettes doivent être consacrés aux salaires auprès des enfants.
Le moyen de rompre le cercle vicieux reste à inventer. On a besoin de former des professionnels mais on ne peut pas en intégrer dans les équipes autant que nous le souhaiterions car il y aurait trop d’adultes auprès des enfants. Le nombre de stagiaires doit être déterminé en adéquation avec le nombre d’enfants accueillis, et au regard des locaux.
En outre, dans une crèche qui a fonctionné avec des adultes supplémentaires, lorsque ceux-ci partent, le personnel qui reste ressent une forme de déqualification, le sentiment qu’il ne fait plus de la qualité. Il faut donc prévoir tout un accompagnement. C’est une difficulté que nous avons vécue dans notre réseau, qui était très utilisateur de contrats aidés. Nous avons pris la décision d’arrêter d’y recourir pour stabiliser les équipes et assurer une meilleure qualité d’accueil. Il est certes important de conserver un volet insertion, mais le fonctionnement d’une crèche ne doit pas reposer structurellement dessus. En l’occurrence, nous connaissions une forme de surencadrement, avec un adulte pour trois enfants ; lorsque nous sommes repassés à un pour quatre, voire un pour cinq, les professionnels ont eu le sentiment qu’ils ne savaient plus faire alors qu’ils y parvenaient très bien avant et qu’ils avaient été formés pour.
Pour assurer une montée en charge, il faut former des gens avant de créer des structures, sinon le basculement de professionnels dans les nouvelles crèches créera un malaise dans celles qui devront fonctionner avec moins d’adultes. De plus, il faudra tenir compte de l’état de fatigue des équipes en place quand elles devront accueillir et former les futurs professionnels. La question est donc beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine et suscite des résistances fortes et justifiées de la part des équipes. Si elles sont toutes en attente d’une telle réforme, elles ne sont pas prêtes à s’investir parce qu’elles craignent que cela ne se fasse encore au détriment de leurs conditions de travail.
Selon moi, la mesure à mettre en place immédiatement est de mettre fin au double système de microcrèche Paje et PSU : nous devons inciter toutes les microcrèches Paje à basculer vers la PSU, en repensant le financement au niveau national pour que la transition se fasse sans solliciter les collectivités locales, qui ne peuvent pas faire face économiquement, faute de quoi nous risquons de nous retrouver dans une impasse.
Tout le monde doit relever du même système de financement parce que la PSU permet beaucoup plus de contrôles, tant sur le modèle économique que sur la manière dont les équipes sont montées. Nous pourrions avancer doucement dans cette direction, et à petits pas car le secteur est extrêmement fragile en ce moment. Même dans un réseau comme le nôtre, les gens – des militants – ne se battent plus ; ils se disent que cela n’en vaut plus la peine et s’en vont. La complexité tient au fait qu’il faut réussir à rassurer tout le monde pour pouvoir repartir.
Mme Valérie González. Nous constatons, nous aussi, la démotivation et l’épuisement physique et psychique de professionnels portés par des idéaux très forts une fois qu’ils sont confrontés au terrain. Cela a évidemment des conséquences en cascade sur l’accueil de l’enfant et sur les parents.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Les professionnels sont très fatigués : il faut commencer par reconnaître leur grande souffrance, avant même de proposer un plan de formation. De plus, il faut absolument recruter du personnel de direction formé – la personne à la tête d’une crèche, c’est le chef d’orchestre qui va permettre de faire une belle musique avec les enfants. La formation est un point fondamental, car on constate une dégradation importante. Tout le monde n’est pas capable de s’occuper des enfants : il faut être formé pour pouvoir s’occuper de petits enfants, qui sont des êtres vulnérables, tout comme le sont également leurs parents – n’oublions pas qu’il y a 20 % de dépressions post-partum. La crèche est là aussi pour faire de la prévention et accompagner les parents.
Mme Anne Bergantz (Dem). Ayant assisté à quasiment toutes les auditions, il me semble que les conséquences sur la qualité de l’accueil de la concurrence privée-public-associatif n’ont rien d’évident. Personne n’a affirmé que le public était formidable et que le privé était forcément mauvais. En revanche, il semble que l’on ait du mal à se retrouver dans l’imbrication des normes. Vous avez également évoqué les conséquences très négatives des délégations de service public. La petite enfance n’est pas le seul domaine où l’on constate de telles dérives. C’est donc un vrai problème.
Pourriez-vous me dire, car je n’ai pas réussi à obtenir de réponse à cette question, en quoi consistent les assouplissements apportés par le décret Morano et par la réforme Norma ? Pouvez-vous dire qu’il y a eu une véritable dégradation de l’accueil depuis quinze ans ? Nous savons que les professionnelles ont dû prendre sur elles pour absorber ces décisions, au point d’en être aujourd’hui épuisées et, pour certaines, de préférer quitter ce secteur. Mais, concrètement, pensez-vous réellement que cela a eu des conséquences sur l’accueil des enfants ? Je voudrais mettre cela en regard avec la très forte satisfaction des parents, selon plusieurs sondages concernant l’accueil de leurs enfants.
J’entends très bien ce que vous dites sur le taux d’encadrement. Ayant eu l’occasion de participer à des haltes-garderies parentales, j’ai gardé des enfants et je peux témoigner à quel point c’est éprouvant, tant au niveau sonore que physique ; cela demande une attention de tous les instants. Je sais que ce sont de véritables métiers. Mais, sur ce point précis, peut-on dire que les décrets Morano et la réforme Norma ont eu des effets prégnants sur l’accueil des enfants ?
Mme Julie Marty Pichon. Concernant la satisfaction des parents, les baromètres établis par les grands groupes sont évidemment très bons. Mais quand un parent reçoit une enquête de satisfaction sur l’accueil de son enfant, il ne va pas expliquer que ça se passe mal ou qu’il a des désaccords parce qu’il court le risque de perdre sa place. Les baromètres sont très hauts parce qu’il y a une pression sur les parents, qui s’estiment déjà heureux d’avoir trouvé une crèche près de chez eux et qui, sauf problème très grave, ne disent pas grand-chose.
J’en viens à la dégradation constatée depuis l’entrée en vigueur du décret Morano et de la réforme Norma. Concernant cette dernière, nous ne disposons pas encore d’une évaluation concrète. Nous avons cependant recueilli de nombreux témoignages en ce sens sur l’accueil des plus petits. À cela s’ajoute l’arrêté du 29 juillet 2022, qui autorise des personnes sans qualification et sans expérience à compléter les équipes, lesquelles doivent de ce fait les former. C’est particulièrement contraignant et épuisant pour les professionnels.
Avant la généralisation du multi-accueil et l’invention de la PSU, les crèches accueillaient les enfants des familles qui travaillent ; ces enfants venaient toute la semaine et constituaient un groupe stable. À côté de cela, il existait des haltes-garderies, destinées le plus souvent aux familles en congé parental. Elles accueillaient les enfants de façon très partielle, par demi-journée, sans servir de repas. Les professionnels s’occupaient donc de groupes d’enfants différents mais étaient formés pour cela. Les haltes-garderies remplissaient un vrai rôle social dans les territoires. Aujourd’hui, elles ont quasiment disparu : c’est un drame, car elles accomplissaient une mission essentielle d’accompagnement des parents à la maison.
Le multi-accueil et la PSU incitent à accueillir des enfants en permanence. Auparavant, si deux enfants d’un groupe de vingt étaient absents, ce qui arrivait notamment le mercredi, lorsque les mères travaillant à temps partiel gardent leurs enfants, les collègues pouvaient travailler au projet pédagogique sur leurs heures de travail, et non de dix-neuf heures à vingt et une heures.
Si bien pensé soit-il, le multi-accueil incite à optimiser la capacité d’accueil. Il faut que les places soient occupées chaque jour à toute heure. La PSU ouvre droit à d’autant plus de subventions que le nombre d’heures facturées est élevé. C’est pourquoi des listes d’attente sont ouvertes indiquant combien d’enfants peuvent venir de telle heure à telle heure. Il m’est arrivé d’appeler des familles le lundi matin pour leur proposer une place libre de neuf heures à midi en raison de l’absence d’un enfant. Cela provoque du stress et donne le sentiment que l’on fait autre chose que son travail, dans des conditions dégradées qui plus est.
Par ailleurs, la possibilité d’accueillir des enfants en surnombre, à concurrence de 115 % de la capacité d’accueil des établissements, est calculée sur la capacité théorique totale, ce qui ne permet pas toujours de maintenir le taux d’encadrement prévu. En pratique, nous ne pouvons pas mettre des adultes en face des enfants en surnombre, en raison de pénuries de personnel ou parce que l’on ne remplace pas les gens au pied levé.
Tout cela induit une dégradation des conditions d’accueil. Avant l’épidémie de covid, nous avons ouvert une plateforme intitulée Petite Enfance en péril, sur laquelle les professionnels pouvaient témoigner des conditions d’accueil. Il s’agissait d’alerter le Gouvernement sur leur dégradation dans le cadre de la réforme Norma. Plus de 250 témoignages corroborent ce que je viens de décrire.
Mme Valérie González. L’accueil occasionnel peut aller à l’encontre de l’intérêt de l’enfant, qui se trouve privé de la capacité de se projeter faute d’être dans le groupe d’enfants qu’il connaît avec la professionnelle qu’il connaît, ce qui peut avoir des effets néfastes et va à l’encontre de tout ce que nous préconisons.
En halte-garderie, l’accueil est certes à temps partiel mais sur une demi-journée, dans le cadre d’un projet spécifique et pensé. Il en reste quelques-unes, qui font un travail de qualité s’inscrivant dans une continuité d’accueil et de soins pour l’enfant.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. L’expression « enquête de satisfaction » suggère que les parents sont des clients ou des consommateurs. Telle n’est pas l’essence de la relation qu’il convient d’avoir avec eux. Les parents ne sont pas des clients. Cette approche contrevient au développement psychique de l’enfant et occulte la dimension psychique de la parentalité, notamment de la transparence psychique, qui peut subsister pendant les trois premiers mois de l’enfant. En crèche, il n’est pas opportun de parler d’enquêtes de satisfaction.
Concrètement, les professionnelles font état d’un réel épuisement psychique et physique. Ces dames, dont je salue le travail formidable, engagent leurs corps dans leur activité. Elles portent des enfants qui sont parfois inconsolables une fois séparés de leurs parents – psychologues et psychomotriciens concourent au bien-être de l’enfant. Au soutien de l’enfant dont le parent est parti travailler, la professionnelle qui l’accueille prête son corps et son psychisme.
Il importe donc de faire en sorte que le taux d’encadrement soit respecté, dans une perspective globale. Les directrices de crèche sont bien formées ; elles connaissent ce travail. Il faut éviter que les professionnels aient toujours la tête dans le guidon et ne se sentent pas écoutés. Il faudrait peut-être aussi revaloriser leurs salaires. Par ailleurs, leur formation continue, tout au long de la vie, est le secret de la qualité de l’accueil qu’elles assurent.
Elles sont nombreuses, en crèche, à faire un travail formidable. Il est regrettable qu’on ne parvienne pas à sortir de la logique financière pour écouter les professionnels de la petite enfance. C’est tout ce que nous demandons, depuis vingt ans. On ne peut pas marchandiser l’enfance comme nous sommes en train de le faire. C’est très grave. D’autres secteurs, notamment la pédopsychiatrie, sont dans une situation comparable.
M. Philippe Dupuy. Du point de vue des parents, qui attendent un service, il est logique d’être invité à donner son avis, même sous une appellation autre que « enquête de satisfaction ». Il faut réussir à concilier les points de vue. Un parent qui confie son enfant à un adulte ignore s’il s’agit d’un EJE, d’un auxiliaire de crèche ou d’un titulaire d’un CAP Petite enfance. Tout cela relève d’une cuisine interne qu’il connaît peu. Or tout parent ayant laissé son enfant en crèche a constaté qu’un adulte peu qualifié peut offrir aux enfants un accueil formidable et qu’un adulte très qualifié peut faire la tête chaque matin.
Par ailleurs, les professionnels de la petite enfance cultivent l’aptitude à ne pas montrer leur souffrance et à toujours faire comme si tout se passait bien. Cela fait partie de l’éthique du métier : les problèmes personnels restent sur le pas de la porte de la crèche. C’est pourquoi tout explose lorsque les choses vont mal. Les parents ne comprennent pas qu’une équipe se mette en grève, car ils ont toujours reçu, de la part du professionnel, le message selon lequel tout va bien : « J’ai toujours arboré un grand sourire, j’ai tout fait pour vous accueillir, j’ai pris sur moi ». L’enquête de satisfaction est le reflet de ce qu’on nous donne à voir, pas de ce qui se passe derrière, dont on a que peu connaissance.
La particularité de l’Acepp est de faire entrer les parents dans le cœur du réacteur. Ils peuvent ainsi prendre conscience que la professionnelle qui leur a fait un grand sourire le matin est aussi une personne qui, en réunion, leur dit qu’elle est fatiguée et qu’elle n’en peut plus parce qu’elle remplace une collègue pour la troisième fois, faute de personnel en nombre suffisant. Cela n’affleure jamais dans la relation avec les parents. Il faut donc être très vigilant lorsque l’on demande leur avis aux parents, et tenir compte de ce qui se passe au sein de l’équipe de professionnels. De cette façon, la construction de la qualité est différente.
S’agissant de la réglementation, elle fixe des minima dans le cadre desquels les équipes déploient leur action. Certaines mordent parfois sur la limite. Il ne faut surtout pas la franchir. Dans le secteur associatif, ne pas respecter la réglementation fait courir des risques trop importants, aux professionnels comme aux parents gestionnaires. Si le taux d’encadrement est trop bas, nous préférons fermer. Ce qui nous choque, c’est que tel n’est pas le cas dans le secteur public ni dans le secteur privé à bus lucratif. Même si nous accueillons un peu plus d’enfants que la normale, le taux d’encadrement est toujours respecté. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire autrement.
Les mauvaises pratiques sont davantage mises en lumière qu’elles ne l’étaient. Les témoignages qui ont été recueillis et le rapport de l’Igas ont permis d’en prendre la mesure. Il faut procéder à des contrôles. Les professionnels le disent rarement.
Mme Valérie González. Le contrôle de la PMI gagnerait à porter non seulement sur les bâtiments, l’hygiène et la sécurité, mais aussi sur la qualité d’accueil.
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Aux enquêtes de satisfaction, nous, psychologues responsables de crèche formés à l’accueil de la petite enfance, préférons le soutien à la parentalité dans le cadre de la relation entre parents et professionnels. Il s’agit de faire entrer les parents dans la crèche et de leur montrer notre travail. Dans la relation entre parents et professionnels, des mécanismes inconscients sont à l’œuvre, qu’il nous faut repérer, ce qui exige un accompagnement. Lorsque vous devez laisser votre enfant le matin à un professionnel qui s’en occupera pendant que vous travaillez, cela crée des rivalités fantasmatiques.
Il s’agit de montrer aux parents comment leur enfant est accompagné au quotidien, par le biais de réunions telles qu’un café des parents et de tout ce qui est lié à l’art, à la culture et à la nature. Les parents doivent entrer dans la crèche pour se rendre compte par eux-mêmes de ce qui s’y passe et pour y participer, car ils ont aussi des compétences qu’ils peuvent partager avec les établissements d’accueil.
M. le président Thibault Bazin. Madame Martins Dos Santos, vous avez évoqué des locaux délabrés. En avez-vous des exemples concrets ? Où ? Qui en était propriétaire ? La PMI compétente a-t-elle été saisie ?
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Je ne peux vous répondre, car je m’y suis rendue dans le cadre d’une session d’analyse des pratiques professionnelles, ce qui m’astreint au secret professionnel.
M. le président Thibault Bazin. S’agit-il d’une structure privée à but lucratif, d’une structure privée associative ou d’une structure publique ?
Mme Lucineia Martins Dos Santos. Il s’agit d’une structure publique.
M. le président Thibault Bazin. Madame Marty Pichon, vous avez évoqué des crèches de 100 berceaux où le taux d’encadrement est passé de deux professionnels pour dix enfants à deux pour douze. S’agit-il de structures privées à but lucratif, de structures privées associatives ou de structures publiques ?
Mme Julie Marty Pichon. Il s’agit de deux choses distinctes. J’ai dit que les crèches de 100 berceaux sont courantes en région parisienne et que, dans les crèches organisées en sections, le taux d’encadrement est passé de deux professionnels pour dix enfants à deux pour douze ; les exemples qui m’ont été remontés concernaient des crèches municipales.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Dupuy, vous nous avez beaucoup alertés sur la notion de transition nécessaire. Nous avons beaucoup parlé du plan de formation. Si nous renforçons les exigences qualitatives, quel délai sera nécessaire au secteur que vous représentez pour s’adapter ?
M. Philippe Dupuy. Au moins dix ans. Dans le secteur de la petite enfance, nous avons l’habitude de travailler en coopération et d’échanger nos points de vue. Nous n’avons pas réfléchi collectivement à ce sujet, mais un délai de dix ans me semble un minimum.
M. le président Thibault Bazin. Mesdames, monsieur, au nom de la commission d’enquête, je vous remercie de vos réponses. N’hésitez pas à nous faire parvenir tout élément d’information complémentaire qui vous semblerait utile à nos travaux, ainsi que toute précision ou correction que vous jugeriez bon d’apporter à vos déclarations.
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10. Audition de représentants de l’Association des Maires de France (AMF) : Mme Clotilde Robin, présidente du groupe de travail de l’AMF sur la petite enfance, adjointe au maire de Roanne, Mme Nelly Jacquemot, responsable du service action sociale, éducation, culture et sport, et Mme Sarah Reilly, conseillère santé et petite enfance (28 février 2024)
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente de la commission d’enquête. Chers collègues, nous reprenons le cycle d’auditions de notre commission d’enquête, sans notre président Thibault Bazin, dont je vous prie d’excuser l’absence.
Nous sommes heureux d’accueillir des représentants de l’Association des maires de France (AMF) en la personne de Mme Clotilde Robin, première adjointe au maire de Roanne, coprésidente du groupe de travail sur la petite enfance au sein de l’AMF, qui est accompagnée par Mmes Nelly Jacquemot et Sarah Reilly. Je précise que Mme Robin est également vice-présidente du conseil départemental de la Loire et qu’elle représente depuis 2022 l’AMF au Conseil de la famille.
C’est dans nos territoires que le modèle économique des crèches, si tant est qu’il n’y ait qu’un seul modèle, se déploie et, à cet égard, les communes sont concernées au premier chef par les enjeux liés à l’accueil de la petite enfance. Je pense au service de l’accueil en tant que tel mais également aux enjeux connexes : lien avec l’activité économique des crèches, recrutement de personnels, types de contrats locaux ou encore enjeux en matière d’immobilier.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Avant de passer la parole à notre invitée pour un propos liminaire qui sera suivi d’échanges, il me reste à vous indiquer que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mmes Clotilde Robin, Nelly Jacquemot et Sarah Reilly prêtent successivement serment.)
Mme Clotilde Robin. Je vous remercie d’accueillir les élus locaux et je vous assure de notre engagement en matière de petite enfance puisque nous sommes gestionnaires de près de 70 % des établissements d’accueil du jeune enfant implantés sur notre territoire.
Nous avons à cœur de proposer à nos administrés non seulement une qualité d’accueil optimale mais surtout une offre de services visant à capter de nouveaux ménages et à favoriser le développement économique et l’attractivité de nos territoires. Nous soutenons l’accueil tant individuel que collectif, les élus locaux cherchant à organiser un maillage territorial pluriel.
Les communes et les intercommunalités développent en outre des actions de soutien à la parentalité. Nous avons vu évoluer la situation : si, il y a dix ou quinze ans, les familles étaient simplement à la recherche d’un mode de garde, elles attendent désormais beaucoup plus des professionnels. C’est la raison pour laquelle nous sommes très attachés à la professionnalisation des personnes qui travaillent dans les structures, ainsi qu’à l’accompagnement à la professionnalisation de l’accueil individuel.
Dans nos territoires, nous faisons bien souvent preuve d’innovation dans le soutien à l’accueil individuel par de la formation, directe ou indirecte, par le biais des relais que nous avons développés. L’enjeu est de proposer à nos administrés une pluralité de modes d’accueil – public, associatif, collectif, privé, individuel, préscolarisation, passerelle avec les écoles –, afin de répondre à la diversité des besoins dans les territoires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Votre audition était attendue car l’accueil des jeunes enfants est une préoccupation majeure des communes et une condition importante de l’attractivité des territoires mais aussi parce que, depuis la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi, les communes sont les autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant, ce qui les place en première ligne dans la politique de la petite enfance.
L’une des interrogations de notre commission d’enquête est de comprendre pourquoi, depuis une vingtaine d’années, le nombre de places en crèche créées par les communes stagne et pourquoi la plupart des ouvertures de berceaux se fait désormais dans le secteur privé. L’une des réponses tient au coût pour les communes d’une ouverture de « berceaux public », là où les « berceaux privés » n’affectent pas le budget municipal. Je crois toutefois que d’autres causes peuvent justifier cette situation. Je pense en particulier à la difficulté de recruter des éducatrices de jeunes enfants, qui peuvent travailler en secteur hospitalier et bénéficier ainsi des primes Ségur, qui ne s’appliquent pas aux personnels des crèches.
Mes questions s’articuleront autour de quatre axes. Tout d’abord, pourriez-vous nous indiquer quels sont les freins rencontrés par les communes pour créer des berceaux publics ? Le mode de financement est-il bien le principal obstacle à l’ouverture de crèches publiques ? Identifiez-vous d’autres freins ? Auriez-vous des propositions à formuler devant nous pour faire évoluer le financement des places de crèches dans une logique vertueuse permettant de mettre l’accent sur la qualité de l’accueil de l’enfant et offrant aux communes volontaires des ressources suffisantes pour ouvrir des crèches publiques ?
En cas de recours à une délégation de service public (DSP), estimez-vous que les communes disposent de moyens suffisants pour suivre la procédure et pour réaliser les contrôles nécessaires au respect des obligations contractuelles ?
Comment les communes conçoivent-elles leurs relations avec les différents organes de contrôle des crèches, en particulier la CAF (caisse d’allocations familiales), la PMI (protection maternelle et infantile) mais aussi les services compétents des préfectures ?
Enfin, comment envisagez-vous le rôle désormais dévolu aux communes d’autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant ? Êtes-vous satisfaits de l’octroi de cette compétence ? Souhaitez-vous être accompagnés dans ce nouveau rôle et, si oui, comment ? Avez-vous d’ores et déjà constaté que certaines communes avaient mis en place des instances ou des réunions d’échange avec l’ensemble des gestionnaires d’établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) sur leur territoire ? Quels en sont les résultats, tant en matière de qualité d’accueil que d’actions communes et de coordination de l’offre ?
Mme Clotilde Robin. Concernant le nouveau service public confié aux communes, ou aux intercommunalités quand la compétence leur a été transférée, nous attendons encore des précisions sur les annonces qui ont été faites dans le cadre de la Convention d’objectifs et de gestion (COG).
Nous, élus locaux, demandons à être accompagnés pour sécuriser l’existant car nous rencontrons de grandes difficultés en la matière. Nombre d’annonces portent sur le financement de nouvelles places. Or cela ne répond pas forcément à notre besoin, qui est de réussir à maintenir celles qui existent. Nous sommes parfois contraints de geler des berceaux, pour différentes raisons, sur lesquelles je reviendrai.
Nous avons également besoin d’inciter les professionnels à venir travailler dans les structures d’accueil collectives. Certains territoires sont obligés de geler des berceaux faute de personnel, du fait d’un manque d’attractivité du métier. C’est une vraie difficulté qui, jusqu’à présent, touchait plutôt les grandes villes et qui désormais atteint certains territoires plus éloignés, plus ruraux.
Le service public de la petite enfance est pluriel et propose une offre de service que nous voulons très large. Or le nombre d’assistantes maternelles baisse de façon inquiétante, avec pour conséquence des parents qui commencent à être confrontés à de réelles difficultés pour trouver un mode de garde. Les élus locaux appellent de leur vœux la création d’un plan métier et la remise à plat de toute la filière, la professionnalisation étant pour l’instant organisée en tuyaux d’orgue. Il faut favoriser le développement de passerelles et faciliter le passage d’une structure à une autre.
Par ailleurs, l’AMF ne remet pas en cause le principe de la PSU (prestation de service unique), qui permet à toutes les familles d’avoir accès à un mode de garde alliant socialisation des enfants et soutien à la parentalité. En revanche, nous aimerions que soit étudiée une modalité de financement sous forme d’un forfait permettant aux crèches d’assumer le temps du matin et le temps du soir, quand les enfants sont moins nombreux, sans que cela affecte les finances de nos structures.
Vous avez indiqué que le berceau privé n’avait pas d’incidence sur le budget des communes. Cela dépend de leurs orientations politiques, certaines communes n’hésitant pas à acquérir des berceaux dans des structures privées ou à leur apporter un soutien financier. J’ai en tête des territoires où existe un forfait identique pour toutes les micro-crèches de la communauté de communes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. S’agit-il d’un soutien à l’investissement ou au fonctionnement, donc annualisé ?
Mme Clotilde Robin. Je parle bien du fonctionnement. L’investissement, je le mets vraiment à part car nous avons tous la capacité de trouver des leviers d’investissement et des subventions.
S’agissant des contrôles dans l’exécution des DSP, nous jouons des coudes, en faisant en sorte de participer aux conseils d’administration, aux réunions. Nous essayons de jouer notre rôle d’élus locaux autant que nous pouvons, avec quelques disparités parfois mais avec une volonté forte de notre part d’être le plus présents possible auprès des structures et des dirigeants.
Nous travaillons aussi en guichet interpartenarial avec les CAF et les PMI locales. Nous avons salué l’annonce, dans le cadre de la COG, de la création de nouveaux postes dans les CAF, dont les agents sont pour nous des partenaires essentiels de proximité. Toutefois, cela ne sera pas suffisant. Une centaine de postes devrait être créée, ce qui fait une personne par département : ce sera bien peu au regard de ce qui a été perdu.
Nous nous inquiétons beaucoup du coût par place qui est en train d’augmenter dangereusement – + 1 400 euros par place et par an entre 2022 et 2027 – et ce, quel que soit le modèle – associatif, gestion directe… Il a déjà beaucoup augmenté cette année, l’année dernière également, en raison de la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires ainsi que de la revalorisation, aussi souhaitable soit-elle, du point d’indice pour les structures en gestion directe. Nous avons vraiment besoin d’être soutenus budgétairement pour le financement du fonctionnement si nous voulons faire du qualitatif et prendre en charge l’enfant dans sa globalité et de la meilleure des manières.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. L’augmentation de 1 400 euros par berceau entre 2022 et 2027 correspond uniquement à la hausse des coûts alimentaires et de l’énergie, sans présager une évolution du taux d’encadrement : est-ce bien cela ?
Mme Clotilde Robin. Oui, en effet.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. S’agissant des crèches publiques, la commune est le tiers financeur dans un dispositif PSU. Or les ratios de reste à charge qui nous sont communiqués fluctuent selon les communes et les territoires. Quelle est votre opinion sur ce point ? Je comprends la préoccupation qui est la vôtre de sécuriser l’existant mais je pense que cela passe aussi par une bonne mesure du reste à charge des communes.
Mme Clotilde Robin. Vous avez raison, il existe une disparité entre les territoires. Cela peut tenir à la volonté politique, à la configuration du territoire, parfois à l’organisation choisie. Les amplitudes peuvent en effet être importantes.
Mme Nelly Jacquemot. La diversité peut s’expliquer par des politiques salariales qui peuvent varier selon les communes et tiennent à des problématiques de recrutement. Cette diversité peut être liée à des politiques de revalorisation salariale plus attractives dans certaines collectivités, ce qui génère des phénomènes de concurrence entre communes, que les élus déplorent.
Je précise que le chiffre indiqué par Mme Robin concernant l’estimation d’évolution du reste à charge des communes provient de la CNAF et non de l’AMF.
Mme Clotilde Robin. Certains territoires dégagent des lignes budgétaires plus ou moins importantes pour des raisons tenant à leurs orientations politiques, aux spécificités des territoires. Cela dépend également du nombre de familles monoparentales, du besoin plus ou moins fort de soutien à la parentalité. Certaines collectivités financent de la formation pour les assistantes maternelles, un accompagnement par des agents des collectivités, avec un maillage territorial plus important de temps d’accueil collectif rattaché aux relais petite enfance, avec même parfois des solutions innovantes, par exemple itinérantes, comme la mise à disposition de salles dans des territoires ruraux. Tout cela a un coût et dépend des orientations des élus, qui s’adaptent et dont certains s’emparent avec force de cette compétence qui n’était pas obligatoire.
Mme Virginie Lanlo (RE). Après avoir représenté l’AMF pendant quinze ans dans diverses instances, je suis très heureuse et un peu émue d’avoir changé de place.
Nous avons tous, à l’occasion de cette commission d’enquête, mené des auditions, effectué des déplacements dans différents types de structure – crèches parentales, associatives et municipales – et rencontré des représentants d’associations d’éducation populaire. Il en ressort une différenciation de territoires et de gestion. Ainsi, la déclinaison au niveau départemental des orientations budgétaires de la CAF peut varier, avec pour conséquence que les aides financières et l’accompagnement ne sont pas les mêmes d’un département à l’autre. J’aimerais connaître votre point de vue sur cette question.
Les PMI posent également un véritable problème, l’interprétation des normes pouvant différer d’un département à un autre, voire au sein d’un même département, et parfois même en fonction de chaque contrôleur se rendant sur site. Les PMI vont jusqu’à émettre des injonctions sur le bâtiment et sur l’aménagement des locaux, alors que cela relève plutôt de la compétence des collectivités. Il conviendrait sans doute de renforcer leur rôle pédagogique.
Concernant la PSU, vous dites que ce système vous convient globalement. Or les retours de la part des directeurs de crèche ne sont peut-être pas aussi enthousiastes, en raison de la lourdeur administrative de la gestion – il s’agit en effet d’une facturation à l’heure. De plus, on note une tendance des parents à pratiquer une forme de consumérisme, ce qui peut également poser un problème. Vous avez évoqué la possibilité d’appliquer un forfait, sans remettre en cause complètement la PSU.
Enfin, vous souhaitez une remise à plat de la formation. Nous aimerions vivement connaître vos propositions en la matière. Aujourd’hui, les professionnels de la petite enfance relèvent de trois ministères différents, avec peu de possibilités de passerelle entre les professions. Compte tenu des difficultés de recrutement, nous pourrions envisager de fluidifier les parcours et de permettre la polyvalence des postes, même si l’absence d’un diplôme peut poser un problème dans certaines PMI, toutes ne réagissant pas de la même manière.
Mme Clotilde Robin. L’interprétation des textes et des normes par les PMI et les CAF locales pose en effet d’énormes difficultés aux élus locaux car elle peut diverger au sein d’un même département, voire entre deux intercommunalités d’un même département. Il est donc nécessaire que nous soyons très présents, dans un cadre formalisé, par exemple par le biais des guichets interpartenariaux que j’évoquais précédemment.
La PSU incite en effet certaines familles à se montrer consuméristes mais nous restons attachés à la facturation sous ce format. Nous pourrions cependant étudier l’instauration d’un forfait, comme je l’indiquais un peu plus tôt.
Pour ce qui est des formations, l’AMF demande depuis longtemps une remise à plat des filières de formation, considérant que la professionnalisation est indispensable pour travailler dans le secteur de la petite enfance. Nous avions émis une alerte lors de la publication de l’arrêté du 29 juillet 2022 qui autorisait le recours à du personnel non formé en cas de pénurie dans certaines structures. L’AMF avait fait part de ses réserves sur ce point. Nous considérons qu’il faut être formé, aguerri et accompagné pour travailler dans des structures d’accueil de la petite enfance.
Nous avons essayé d’être force de proposition auprès des départements et surtout des régions, qui sont l’autorité compétente en matière de formation. Certaines d’entre elles font preuve d’innovation, proposent des bourses. Nous considérons toutefois que ce n’est pas satisfaisant car ce n’est pas le plan de formation que nous appelons de nos vœux. Nous essayons d’y travailler avec Régions de France mais notre marge de manœuvre est restreinte car ce ne sont pas les maires qui organisent les formations.
M. Thierry Frappé (RN). L’année dernière, une mission flash de l’Assemblée nationale portant sur les perspectives d’évolution de la prise en charge dans les crèches a constaté que les maires souffraient souvent d’un manque de visibilité sur les projets d’installation et apprenaient l’existence de ceux-ci au moment de la délivrance du certificat d’urbanisme. Pourquoi le maire est-il exclu du processus et comment l’y intégrer ?
Mme Clotilde Robin. Vous avez raison, les maires apprennent parfois l’existence d’un projet d’implantation d’une micro-crèche au moment du dépôt du certificat d’urbanisme : on l’oublie sans doute par facilité. En revanche, on se souvient de lui en cas de mécontentement et la porte du maire est la première porte à laquelle on vienne frapper pour se plaindre ! Nous invitons vivement les fédérations, les associations et les porteurs de projets privés à nous transmettre l’information en amont lorsque nous les rencontrons, afin que nous ne découvrions pas le projet dans la presse ou au moment de la demande du certificat d’urbanisme. Nous espérons que le déploiement du service public de la petite enfance mettra un terme à cette situation, grâce au regroupement de l’ensemble du dispositif et de l’offre de service.
Mme Nelly Jacquemot. L’article 18 de la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi dispose que le maire doit être consulté pour tout projet de création, de modification ou de suppression d’une structure d’accueil du jeune enfant : cet article répond à une demande très forte que l’AMF avait fait remonter à l’échelon national.
M. Thierry Frappé (RN). Mais cette exigence d’information du maire n’est toujours pas satisfaite !
Mme Nelly Jacquemot. Au moins, cet impératif figure-t-il dorénavant dans la loi.
Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). La délégation de service public (DSP) est théoriquement ouverte au secteur public comme privé, lucratif ou associatif, mais nous assistons à une explosion des structures privées à but lucratif. En 2020, les crèches privées représentaient 31 % du parc contre 6,5 % en 2011, les crèches municipales et associatives ayant vu leur part décliner respectivement de 61 % à 46 % et de 30 % à 22 % au cours de la même décennie. Dans son livre J’ai mal à ma crèche, Julie Marty Pichon, professionnelle du secteur que nous avons auditionnée, qualifie de déloyale la concurrence du privé dans les appels d’offres : un groupe privé à but lucratif a, par exemple, été retenu car il avait promis de réserver des places à des entreprises, lesquelles sont plus rentables pour la collectivité. Si le prix s’impose parmi les critères, comment s’assurer que la concurrence entre les secteurs privé à but lucratif, public et associatif ne soit pas déloyale ? En outre, les conventions collectives qui couvrent les salariés du privé sont bien moins protectrices que celles du secteur associatif, ce qui pose la question, outre celle des conditions de travail, de l’attractivité du métier. Les grands groupes privés bénéficient par ailleurs d’avantages fiscaux et d’exonérations de cotisations sociales, à la différence des associations. Les dés semblent donc pipés, alors que le projet éducatif devrait prévaloir ; or les baisses répétées de la dotation globale de fonctionnement (DGF) ne font-elles pas du prix le critère principal ? Quel est votre regard sur le sujet ?
Plus généralement, comment percevez-vous le développement des DSP ? Le système est une source de stress pour les professionnels, qui attendent tous les trois ou quatre ans de connaître le gestionnaire qui reprendra la délégation. Comment expliquez-vous l’augmentation du nombre de crèches privées à but lucratif ? Comment éviter la concurrence déloyale entre les différents types de crèches ? Ne craignez-vous pas que le service d’accueil des enfants et les conditions de travail des professionnels se dégradent ?
Mme Clotilde Robin. Les DSP à des crèches privées augmentent effectivement – nous avons à peu près les mêmes chiffres que les vôtres. L’accroissement des coûts de fonctionnement pèse trop fortement sur le budget des collectivités locales ; néanmoins, nous devons offrir un service d’accueil de la petite enfance à nos administrés et nous tentons de maintenir l’équilibre entre cette exigence et nos contraintes budgétaires. Nous veillons à ce que le prix ne soit pas le premier critère et nous accordons une grande importance à la qualité de l’accueil de l’enfant au travers du cahier des charges et du projet pédagogique.
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. Quel regard portez-vous sur les financements complémentaires alloués par les caisses d’allocations familiales (CAF), dans le cadre des conventions territoriales globales (CTG) et du fonds Publics et territoires ? Réduisent-ils le reste à charge des communes ? Ces financements devraient être des bonus pour les crèches, mais ils se transforment parfois en malus et mettent certaines d’entre elles en difficulté, comme je l’ai constaté la semaine dernière en rencontrant le personnel d’une structure d’accueil.
Mme Clotilde Robin. C’est là que les retours de terrain sont très importants pour nous, élus locaux. Les différents bonus, liés à la mixité ou au handicap, sont intéressants sur le papier, mais, sans aller jusqu’à représenter partout des malus, ils peuvent poser des problèmes.
Mme Ingrid Dordain. C’est comme cela que cette crèche m’a présenté la situation car elle se trouve en difficulté alors qu’elle développe un projet très intéressant pour les enfants.
Mme Clotilde Robin. Nous demandons que le bonus lié à la mixité soit calculé à l’échelon d’un bassin de vie et non à l’échelle de la structure – il y aurait également matière à revoir le bonus lié au handicap. Nous pourrons vous envoyer une note détaillée sur chaque bonus. Nous saluons toujours les nouvelles initiatives, mais nous émettons en l’espèce quelques réserves car l’application sur le terrain exige beaucoup de précautions.
Mme Nelly Jacquemot. Ces bonus sont souvent conditionnés à la signature d’une CTG ou à d’autres critères, qui n’épousent pas toujours l’objectif fixé : le bonus lié à la mixité peut, par exemple, aboutir à une concentration dans un même établissement d’enfants de familles en difficulté : nous alertons régulièrement la Caisse nationale des allocations familiales sur le sujet. En outre, les sommes annoncées par cette dernière sont élevées – plusieurs milliards d’euros pour les prochaines années –, mais les élus constatent que les montants effectivement versés sont souvent faibles.
La multiplication des bonus génère par ailleurs un surcroît de lourdeurs administratives pour les gestionnaires : il y aura encore plus de bonus dans la prochaine convention d’objectifs et de gestion (COG) que dans la précédente, donc les élus et leurs services devront remplir davantage d’indicateurs.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Le Gouvernement a fixé des objectifs ambitieux d’ouverture de places en crèche, à savoir 100 000 nouvelles places d’ici à 2027. Vous représentez les collectivités qui sont encore les principales gestionnaires des places en crèche, et j’imagine qu’une grande partie de ces 100 000 places seront créées par les collectivités territoriales : compte tenu des moyens déjà débloqués de manière transparente dans le cadre de la COG signée entre la CNAF et l’État et des moyens supplémentaires mis à la disposition de la CNAF au moyen de la PSU pour financer ces nouvelles places, pensez-vous que les collectivités parviendront à tenir les objectifs de création de places en crèche ?
Le Gouvernement a également annoncé des mesures de revalorisation salariale pour le secteur car le nerf de la guerre est l’attractivité du métier, qui passe par la rémunération. Ces métiers difficiles méritent d’être mieux rémunérés, et le Gouvernement a débloqué 200 millions d’euros à cet effet. Les collectivités territoriales seront accompagnées pour relever les rémunérations, à travers le régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (Rifseep). Seront-elles capables, compte tenu des annonces du Gouvernement, d’augmenter sérieusement la rémunération des professionnels de la petite enfance qui travaillent dans leurs crèches ?
Mme Clotilde Robin. Je vous remercie de pointer les difficultés que nous rencontrons sur le terrain. Les maires et les élus locaux ne pourront pas tenir cet objectif à cause, principalement, du manque de professionnels : dans certains territoires, cette pénurie rendra impossible l’ouverture de nouvelles places. Si nous parvenons à réaliser des investissements, ce qui n’est pas certain et qui dépend des plans pluriannuels d’investissement (PPI), des volontés politiques et des dispositifs déployés, l’impact sur le coût de fonctionnement est tel que les collectivités ne pourront pas faire face aux dépenses.
Les salaires sont différents d’un territoire à l’autre, notamment du fait que certaines collectivités ont déjà appliqué le Rifseep, ce qui explique que le coût de fonctionnement des places diverge. Là encore, il sera très difficile de tenir l’engagement pris. Les élus qui s’emparent du sujet sont heureux que la compétence du service public de la petite enfance devienne obligatoire, mais les communes qui ne comptent qu’une secrétaire de mairie à temps partiel parviennent à peine à revaloriser son salaire et ne pourront pas dégager de crédits pour travailler sur la petite enfance.
Mme Nelly Jacquemot. L’AMF demande depuis plusieurs années à siéger au conseil d’administration de la CNAF pour peser sur la définition des objectifs de création de places en crèche et des modalités de cofinancement, afin que les communes, principales gestionnaires, aient leur mot à dire. Cette requête prend encore plus de sens au moment où elles s’apprêtent, en 2025, à accéder au rang d’autorité organisatrice de la petite enfance.
M. Philippe Lottiaux (RN). J’ai eu l’occasion, dans des fonctions antérieures, de gérer indirectement des crèches et de constater le coût que celles-ci représentaient après avoir essayé toutes les formes d’accueil, des crèches associatives aux crèches privées en passant par les DSP. Heureusement que le secteur privé existe, car les collectivités locales ne sont pas en mesure d’assumer seules les efforts nécessaires à l’atteinte des très ambitieux objectifs fixés.
J’ai l’impression que la PSU est une usine à gaz : tout semble fait pour complexifier le système, lequel contraint une partie du personnel de direction, déjà peu nombreux, à consacrer une partie de son temps à remplir des tableaux pour répondre aux exigences d’attribution de cette prestation. Ne pourrait-on pas élaborer un système plus clair, à l’heure où la simplification est l’un des leitmotivs du président de l’AMF ?
Vous avez dit que le prix n’était pas le critère principal pour les DSP, mais sa compression, imposée aux entreprises privées, n’a-t-elle pas dégradé la qualité du service ? En effet, des DSP ont été attribuées à un prix que l’on savait sous-évalué à cause des problèmes budgétaires. Des garde-fous ont-ils été installés ? Chaque collectivité est libre d’agir comme elle l’entend, mais fait-on passer des messages à ce sujet ?
Mme Clotilde Robin. Les communes ne cherchent pas uniquement des prix bas, surtout dans le domaine de l’accueil de la petite enfance ; si tel était le cas, il n’y aurait pas d’action de soutien à la parentalité, ni de temps d’accueil collectif délocalisé, ni de relais petite enfance (RPE) comme il en existe depuis des années dans certains territoires pour accompagner les familles et les enfants alors qu’ils ne sont pas très lucratifs. Je ne saurais être plus précise.
Mme Sarah Reilly, conseillère santé et petite enfance de l’AMF. L’AMF ne remet pas en cause le principe du barème des participations familiales, qui est le cœur de l’avancée que représente la PSU pour les familles puisqu’il permet à ces dernières d’avoir accès à un mode d’accueil indépendamment de leur capacité à le payer. Nous partageons le constat de la lourdeur administrative et du poids que représente la tarification à l’heure pour le gestionnaire, qui est le seul à le supporter. Voilà pourquoi nous nous interrogeons sur l’opportunité d’adopter une logique de forfait.
Mme Clotilde Robin. Certaines collectivités territoriales sont allées jusqu’à imposer aux professionnels travaillant dans les structures gérées en DSP de participer aux mêmes formations que celles suivies par les personnels qu’elles gèrent directement ; ces collectivités nouent des liens étroits avec les organismes gérant des structures dans le cadre d’une DSP.
Nous souhaitons avant tout être accompagnés pour sécuriser l’existant : là réside notre principal besoin, bien avant l’évocation de programmes de développement.
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. Nous avons bien pris note de cette requête, que nous soutenons.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour la qualité de nos échanges. Nous comprenons tout à fait la différence entre le principe de la PSU – financée par les CAF, les familles, dont la situation financière est prise en compte, et un tiers – et le taux de facturation, dont le mécanisme a été élaboré pour accueillir le plus grand nombre d’enfants possible mais qui crée plusieurs biais.
Nous avons constaté, sur le terrain et en vous écoutant, une grande diversité entre les DSP selon les territoires : pourriez-vous nous transmettre les éléments que vous fournissez aux communes sur l’établissement des cahiers des charges et les modalités de mise en concurrence dans les DSP ? Nous avons sollicité les communes que nous avons visitées pour obtenir le plus d’informations possible et disposer d’une idée assez claire de la diversité des situations en matière de délégation de service public de crèche.
Mme Clotilde Robin. Souhaitez-vous que nous sollicitions les membres de notre groupe de travail pour répondre à votre demande ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Avec grand plaisir.
Mme Virginie Lanlo (RE). Quelles sont les attentes des communes pour mieux accompagner et accueillir les enfants en situation de handicap et ceux dont les parents ont des horaires de travail atypiques et décalés ?
Mme Clotilde Robin. L’accueil d’enfants dans des plages horaires atypiques nous pose de grandes difficultés financières et organisationnelles, accentuées par la tarification à l’heure. Nous souhaiterions qu’un financement particulier aide les structures qui proposent de tels horaires. Nous voyons fleurir de nombreuses maisons d’assistants maternels (MAM), qui ouvrent à des horaires décalés grâce à des délégations d’assistants maternels agréés et qui répondent ainsi à des besoin spécifiques – certaines collectivités les accompagnent, d’ailleurs. Nous avons demandé à la Cnaf de mieux encadrer et de davantage valoriser les horaires atypiques, afin que nous puissions les instaurer plus facilement.
Nous sommes également insuffisamment accompagnés pour l’accueil des enfants en situation de handicap ; nous dégageons des crédits budgétaires pour investir dans nos structures avec beaucoup de bienveillance, mais nous ne sommes pas assez aidés pour la prise en charge des coûts de fonctionnement.
Mme Nelly Jacquemot. Il existe certes un bonus lié à l’accueil d’enfants en situation de handicap, mais les élus nous disent que la détection de besoins particuliers chez un enfant se produit souvent dans les structures d’accueil ; or la notification de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) est indispensable à l’obtention du bonus.
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. La notification de la MDPH est-elle vraiment nécessaire au versement du bonus lié au handicap ? Si tel était le cas, il faudrait revoir le dispositif, car la détection du handicap s’effectue en effet au moment de l’accueil du jeune enfant ; or il serait préférable de pouvoir anticiper le relayage ou l’accompagnement de l’enfant.
Mme Clotilde Robin. Les choses ont évolué tout récemment, et il n’est fort heureusement plus nécessaire de disposer de la notification de la MDPH pour bénéficier du bonus.
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. Je vous remercie, mesdames, pour votre présence et pour ces échanges très intéressants et très riches.
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11. Audition de représentants de Régions de France : Mme Françoise Jeanson, vice‑présidente la région Nouvelle-Aquitaine, et Mme Laura Lehmann, conseillère santé, social et enseignement supérieur (28 février 2024)
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant Mme Françoise Jeanson, vice-présidente de la région Nouvelle-Aquitaine en sa qualité de représentante de l’association Régions de France, accompagnée à ce titre par Mme Laura Lehmann, conseillère santé, social et enseignement supérieur.
À des degrés divers, tous les échelons de collectivités sont concernés par la problématique des crèches, mais il me semble important de préciser, s’agissant des régions, que l’enjeu de la formation professionnelle des personnels de crèche me semble être le plus important. Au fil de nos différentes auditions, nous avons déjà évoqué ce sujet sous ses différentes facettes : pénurie de personnel, turnovers excessifs, question des diplômes et de la validation des acquis de l’expérience, stages, tutorats. Il est important d’associer les régions à nos travaux et à nos réflexions.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Françoise Jeanson et Laura Lehmann prêtent serment).
Mme Françoise Jeanson. Je vous remercie de convier Régions de France à cette réflexion importante sur la petite enfance et en particulier la qualité de l’accueil des jeunes enfants. Les régions de France sont concernées au premier chef par la question de la formation d’une partie des professionnels de la petite enfance. Une autre compétence est également concernée : l’information sur l’orientation.
Principalement, trois professions sont concernées par ce travail sur la petite enfance. La première concerne les auxiliaires de puériculture, dont la formation dure un an, et est à peu près du même niveau que celle des aides-soignantes. Ensuite, il convient de mentionner les formations d’éducateur de jeunes enfants (EJE), qui relèvent du domaine social et non du sanitaire. Les compétences des EJE ont changé pour s’accroître, notamment dans les crèches. Ces formations de trois ans s’effectuent dans les instituts de travail social. Enfin, il faut citer les infirmières puéricultrices. Parmi les autres professionnels, les CAP petite enfance ne relèvent pas directement de la compétence des régions, et certains professionnels sont formés par les départements.
Nous menons depuis un moment une réflexion sur les formations, en particulier celles des auxiliaires de puériculture, sur lesquelles nous avons été alertés il y a plusieurs années. À ce titre, les régions ont toutes augmenté d’environ un tiers le nombre de places dans les formations d’auxiliaires de puériculture, qui sont plutôt des formations de proximité comme toutes ces formations se déroulant en un an. De plus, le diplôme peut s’acquérir par la validation des acquis de l’expérience (VAE), dont la part est en train d’augmenter fortement dans le nombre de diplômés. À la formation initiale s’ajoute donc la formation continue, pour des personnes qui ont déjà un emploi, à l’instar des aides-soignantes.
En résumé, cette formation d’auxiliaire de puériculture reste attractive la plupart du temps, même si nous ne remplissons pas toujours ces formations. À ce sujet, les derniers chiffres datent de l’année 2021, c’est-à-dire une période encore impactée par la Covid. Cette année, il faudra évaluer les chiffres de remplissage et notamment la différence entre le nombre de personnes qui entrent en formation et celles qui sont effectivement diplômées. Comme pour toutes les formations sanitaires et sociales, les abandons sont souvent liés à la méconnaissance initiale du métier, ce qui est moins le cas dans le cadre de formations continues.
Par ailleurs, la question de la qualité de l’accueil des stagiaires est également essentielle. Ainsi, il est compliqué de bien accueillir des stagiaires dans des structures qui manquent déjà de professionnels. Cela dit, dans la majorité des cas, ces accueils se passent malgré tout très bien, puisque les abandons dans les formations d’auxiliaire puéricultrice ne sont pas très élevés.
En revanche, nous constatons une forte baisse du taux de remplissage dans les formations pour les éducateurs de jeunes enfants, que nous avons particulièrement constatée en Nouvelle-Aquitaine : en 2021, nous n’avions que 71 inscrits en première année pour 163 places ouvertes, hors apprentissage. Cependant, tous et toutes en sortent diplômés et trouvent un emploi immédiatement. Malgré tout, les personnes qui suivent cette formation d’une durée de trois ans sont également confrontées aux mêmes difficultés pour trouver des stages, d’autant plus que ceux-ci sont rémunérés pour une partie d’entre eux.
L’apprentissage infra bac a particulièrement augmenté dans les formations sanitaires et sociales de niveau 4 pour les auxiliaires de puériculture. Mais il s’est également accru en post bac. Sur 63 places, nous avons enregistré 55 participants en première année en 2021 ; soit des niveaux bien au-delà de ceux des années précédentes.
Le diplôme des infirmières puéricultrices a évolué : désormais il est possible de suivre une formation d’infirmière, puis celle de puéricultrice immédiatement après, ce qui n’était pas le cas précédemment. Dans notre région, nous avons augmenté le nombre de places de formation, compte tenu du niveau de tension dans ces métiers, ce qui induit des conséquences financières, puisqu’il s’agit de formations initiales. Cette formation de niveau 6 est très demandée, non seulement dans les crèches, mais également dans les hôpitaux, en particulier dans les maternités et dans les structures de protection maternelle et infantile (PMI).
Ensuite, la plupart des régions progressent sur la compétence d’information aux formations, en y intégrant les formations sanitaires et sociales. À cet égard, il convient de mentionner le rôle des ambassadeurs métiers, ces professionnels qui interviennent dans les collèges et les lycées. De fait, les formations sanitaires et sociales qui étaient vraiment très attractives, le sont moins désormais. Or nous constatons que celles qui le demeurent sont celles qui sont très connues du grand public, comme les formations d’infirmières ou de masseurs-kinésithérapeutes. Un grand nombre de formations sont méconnues, comme celles des EJE ou des auxiliaires puéricultrices et si nous voulons recruter, il est indispensable de mieux informer.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie. Nous souhaitions vous recevoir au titre de la compétence des régions en matière de formation professionnelle en particulier, afin d’échanger avec vous sur le sujet des professionnels de la petite enfance. Cet aspect nous semble effectivement central pour pouvoir améliorer la qualité d’accueil de nos très jeunes enfants.
À de nombreuses reprises, tant lors de nos auditions que de nos déplacements, nous avons été interpellés sur les besoins importants en matière de formation de nouveaux professionnels dans les métiers de la petite enfance, qui sont en tension. De plus, cette situation devrait s’aggraver avec le départ prochain de nombreux personnels en retraite. Les estimations dont nous disposons sont assez probantes : il manque déjà 10 000 professionnels de crèche et ce chiffre triplera d’ici 2027. En outre, si nous devions rehausser le taux d’encadrement dans les crèches, il nous faudrait jusqu’à 50 000 professionnels supplémentaires.
Nous avons également été interpellés sur la nécessité de renforcer considérablement la formation continue des professionnels déjà en place, en particulier pour leur permettre d’intégrer les apports des neurosciences et des experts du développement du jeune enfant. Comment considérez-vous l’offre de formation professionnelle portée par les régions dans le domaine de la petite enfance, qu’il s’agisse des formations initiales ou des formations continues ? Rencontrez-vous des difficultés pour créer et animer des filières dans la petite enfance ? La demande de formation est-elle suffisamment forte ? Comment les régions de France envisagent-elles de répondre au besoin à venir de tels professionnels ?
Par ailleurs, comme vous l’avez indiqué à très juste titre, dans certaines régions, toutes les places de formation ouvertes ne sont pas pourvues. De quelle manière les régions comptent-elles répondre à ces difficultés ?
Enfin, s’agissant de la gouvernance, si vous souhaitez que les régions soient plus activement impliquées dans la politique publique de l’accueil du jeune enfant, avec quels moyens les régions pourront-elles aider les communes dans leur rôle d’autorité organisatrice d’accueil du jeune enfant, notamment les communes rurales ?
Mme Françoise Jeanson. Vous indiquez qu’il manque 10 000 professionnels, mais encore faut-il préciser de quels professionnels il s’agit, tant les métiers sont variés. S’agit-il d’auxiliaires puéricultrices, de CAP petite enfance, d’aides à domicile ou d’infirmières puéricultrices ? Je rappelle que la plupart des régions ont achevé leur schéma des formations sanitaires et sociales et pour y parvenir, elles ont interrogé en proximité l’ensemble des acteurs et en particulier les départements et les Agences régionales de santé (ARS). Dans ce cadre, il importe de mener, encore plus qu’actuellement, un travail de « dentelle » pour savoir quels professionnels manquent et sur quels territoires ; mais aussi pour localiser les viviers.
Or comme vous le savez, le financement des formations présente un caractère très éclaté, selon qu’il s’agisse de formation initiale, de formation continue, d’apprentissage ou de VAE. L’objectif consiste bien à former des professionnels à un métier qui leur plaît et leur permettre de bien travailler auprès des enfants. C’est la raison pour laquelle il importe de faire le point sur les manques et bâtir en conséquence une planification pour les années à venir.
Je dois vous faire une confidence : j’ai été particulièrement marquée par la crise qui touche le métier d’infirmière et que nous n’avions pas du tout anticipée. Désormais, nous sommes en train de l’anticiper, depuis deux ans. À ce titre, il me semble nécessaire de mener un travail très étroit entre les régions, les départements et l’ensemble de la gouvernance pour cerner les besoins et définir les profils adéquats. Si nous ne sommes pas en mesure de le mener à bien, il sera difficile de recruter et de bien former.
Ensuite, il me semble intéressant que nous participions à la gouvernance à travers notre compétence. En Nouvelle-Aquitaine, nous remettons tous les deux ans sur le métier le schéma de formation. De manière fine, nous évaluons les besoins de telle ou telle formation et essayons de les rendre plus attractives. Ensuite, un comité de pilotage annuel permet de procéder aux réajustements. De fait, sur les formations courtes en particulier, comme celles des auxiliaires de puériculture, il demeure plus aisé de réajuster année après année.
Il n’en demeure pas moins que la question financière se posera nécessairement aux régions si nous devons augmenter le nombre de formations initiales pour les kinésithérapeutes, les infirmières, les manipulateurs d’électroradiologie médicale, les assistantes sociales. Dès lors, nous aurons besoin d’un soutien financier ou de mécanismes de compensation de la part de l’État. D’autres obstacles doivent être également mentionnés, comme ceux relatifs aux bourses pour les étudiants, mais aussi pour celles et ceux qui ne le sont pas. Par ailleurs, il faut savoir que pour les formations de CAP petite enfance ou d’auxiliaires de puériculture, il n’existe pas à ce jour d’obligation en matière d’indemnités de stage et de déplacement, à l’inverse des formations d’aides-soignantes.
Or la population qui suit ces formations ne dispose pas toujours des moyens suffisants pour assumer ces coûts, ce qui entraîne fréquemment des abandons, notamment dans un contexte d’inflation. Tout le monde ne peut se permettre de se payer les allers et retours que ces formations occasionnent. Je me permets de porter cet élément à votre attention, dans la mesure où cet aspect matériel a une influence sur l’attractivité des formations et des métiers.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pouvez-vous évoquer la compétence relative à l’information sur les métiers de la petite enfance ? De quelle manière les régions de France s’attachent-elles à améliorer le déficit de notoriété de certaines formations, que vous avez souligné ?
Mme Françoise Jeanson. Cette question fait toujours l’objet d’un travail, afin de pouvoir informer directement les jeunes dans leurs classes, à la fois au lycée, mais également au collège, car il ne faut pas attendre la terminale pour agir. Ces informations sont effectuées par des professionnels, car nous estimons qu’elles doivent porter à la fois sur le métier et sur la formation. De manière chronologique, il faut commencer par informer sur le métier, puis sur l’orientation, dans les dernières années du lycée.
Simultanément, l’information doit également concerner les familles, objet sur lequel nous travaillons également aujourd’hui. À ce jour, les dispositifs sont assez variés selon les régions et nous n’avons pas encore tenu pour le moment de réunion collective sur le sujet des formations sanitaires et sociales.
Mme Laura Lehmann. En complément, je vous indique que de nombreuses régions travaillent pour mettre à jour leurs outils, notamment par la voie du numérique. Des webinaires ou des capsules vidéo sont désormais utilisés pour essayer de toucher directement les jeunes et les informer sur les différents métiers, notamment en promouvant la logique d’études de proximité.
Mme Virginie Lanlo (RE). Je souhaite revenir sur la problématique de gouvernance et notamment la diffusion des formations existantes. Je constate qu’en Nouvelle-Aquitaine, vous êtes assez avancés en matière de partenariat avec les départements et les communes. Est-ce le cas dans l’ensemble des régions ? En effet, si notre pays présente l’avantage de disposer d’une grande diversité de territoires, cela implique également une multitude de gouvernances et de strates de collectivités. Cette diversité implique donc des difficultés potentielles pour la mise en œuvre des politiques publiques.
Comment serait-il possible de formaliser la coordination des compétences entre régions, départements et communes, de manière à établir un schéma directeur et une sorte de comité de pilotage ? Cette coordination a en effet pour objet de définir les besoins des territoires, de manière cohérente. À ce propos, vous parliez à juste titre d’un travail de dentellière, qui est absolument essentiel puisque les besoins ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre.
Un autre enjeu porte sur la découverte des métiers, qui est désormais organisée au sein de l’éducation nationale dès le collège puis avec les stages obligatoires en seconde. De quelle manière les régions pourraient-elles être forces de proposition pour inciter ces jeunes à découvrir ces métiers d’une manière ou d’une autre ?
Ensuite, vous avez souligné l’existence de diverses formations autour de la petite enfance, qui dépendent de compétences différentes en termes de collectivités territoriales, mais aussi en termes de ministères, puisque trois d’entre eux sont potentiellement concernés. Compte tenu notamment de la pénurie de personnels, comment améliorer les passerelles entre les métiers, pour rendre les métiers de la petite enfance plus attractifs et accompagner les professionnels dans leur évolution de carrière ?
Mme Françoise Jeanson. Les régions travaillent avec les départements, qu’elles consultent, notamment sur la question des schémas des formations sanitaires et sociales. Ces rencontres interviennent notamment lors des conférences territoriales de l’action publique (CTAP) présidées par les présidents de région et les préfets, qui regroupent les départements, les communautés d’agglomération et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Par ailleurs, les régions contractualisent avec les territoires. En outre, les commissions de coordination des politiques publiques (CCPP) des ARS réunissent les départements et les communes.
Ensuite, il faut garder en tête que les stages de seconde dans les métiers de la santé sont toujours compliqués. Cela dit, rien n’empêche de les réaliser, d’autant plus qu’au sein de ces métiers, la petite enfance est sans doute plus accessible. Ainsi, nous pourrions beaucoup plus travailler sur ces stages et orienter les jeunes vers ces formations. En revanche, cela me semble plus difficile pour les autres formations sanitaires : il apparaît compliqué de placer un élève de seconde dans un Ehpad ou dans un service de réanimation.
Par ailleurs, il est exact que la petite enfance regroupe un grand nombre de métiers différents, même si ceux-ci sont moins nombreux que dans le grand âge, où ils sont au nombre de soixante. Pour sa part, Régions de France prône depuis longtemps la gestion de l’ensemble des formations par une entité unique, pour disposer d’une compétence pleine et entière sur l’ensemble de ces sujets.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Madame la présidente, je profite de ma prise de parole pour une remarque d’ordre organisationnel. Je rappelle que la rapporteure et le président appartiennent à des groupes parlementaires qui se sont opposés à la création de cette commission d’enquête. En l’absence du président Thibault Bazin et en tant que vice-président de la commission, je suis candidat pour pouvoir la présider. En effet, avec votre présidence, madame, le président et la rapporteure appartiennent au même groupe parlementaire. Or pour la forme et la crédibilité de notre commission d’enquête, cette situation devrait pouvoir être évitée.
Cette parenthèse refermée, je remercie les personnes auditionnées d’être présentes ce soir. Ma question portera sur la formation. Compte tenu de la crise actuelle en matière de recrutement, ne faut-il pas recentraliser la formation des professionnels, notamment de la petite enfance ? En effet, un des arguments en faveur de la décentralisation de la politique de formation consiste à dire qu’il est nécessaire d’être au plus près des bassins d’emplois locaux, bien connaître les besoins pour bien adapter l’offre de formations.
Mais à vous entendre, je comprends que vous vous interrogez sur la répartition des 10 000 professionnels qui manquent dans ce secteur. Compte tenu de la pénurie actuelle de professionnels, il est urgent d’agir. D’un côté, vous dites que les régions doivent prendre en charge la formation car elles connaissent les besoins, mais d’un autre côté vous indiquez entre les lignes ne pas encore disposer de ces recensements. Par conséquent, l’argument ne me semble pas très convaincant.
Mme Françoise Jeanson. Je vous confirme que nous connaissons les territoires et que la recentralisation ne permettra pas de mieux apprécier les besoins. Le déficit affiché de 10 000 professionnels est communiqué par les administrations centrales, sans plus de détails. En revanche, j’entends la volonté d’augmenter le nombre de professionnels pour améliorer la qualité de la prise en charge des enfants. Cependant, j’ignore ce que le législateur a en tête.
Aujourd’hui, je sais quels sont les besoins. En matière d’auxiliaires de puériculture, il est assez facile de faire évoluer rapidement la formation, qui dure un an. En outre, il existe des passerelles avec d’autres métiers. Ici, la tension est assez élevée et 320 postes sont à pourvoir chaque année d’ici 2027. Nous avons donc augmenté le nombre de places. Mais si la loi envisage d’augmenter significativement le nombre de postes et le taux d’encadrement, nous devons réfléchir ensemble. Je pourrai vous transmettre le document sur lequel je fonde mes propos et qui est le fruit d’une discussion.
Ensuite, ce domaine est toujours assez compliqué. Il faut mentionner les phénomènes de départ de la part de personnes qui changent d’activité dans le secteur sanitaire et social ou ailleurs.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour les éléments que vous nous avez transmis. Je souhaite revenir sur la question de Virginie Lanlo concernant l’évolution potentielle de l’offre de formations et l’établissement d’un tronc commun avant spécialisation. Ce tronc commun permettrait de faciliter les passerelles et les évolutions des professionnels de la petite enfance. Quel est votre point de vue sur cette question ? Pourrez-vous nous adresser des éléments complémentaires ?
Mme Françoise Jeanson. Je suis très profondément persuadée qu’une partie de la question de l’attractivité des métiers, notamment les métiers de niveau 4, sera résolue quand les jeunes qui y débutent seront persuadés qu’ils pourront après en sortir. Il faut également rappeler que dans ces métiers, l’évolution professionnelle peut être assez marquée, notamment grâce à la formation continue. Mais encore faut-il pouvoir disposer des financements suffisants, pour permettre à une auxiliaire de puériculture ou une aide-soignante de devenir infirmière. Malheureusement, aujourd’hui, nombreuses sont celles qui sont contraintes à démissionner pour pouvoir ensuite bénéficier de financements, notamment par le truchement de Pôle emploi.
Ensuite, nous avons produit un document qui liste les possibilités d’évolution dans les métiers en fonction de blocs de formation. Nous savons que dans ces métiers, la VAE, bien que souvent utilisée, est souvent en échec. Par conséquent, il me semble nécessaire de travailler ces questions. Enfin, le sujet du financement est également incontournable : si une auxiliaire puéricultrice veut devenir infirmière, puis infirmière puéricultrice, le saut qualitatif est malgré tout notable et implique trois à quatre ans de formation, quels que soient les accès facilités. En résumé, sur les sujets de la formation continue et de l’évolution des professionnels d’un métier à l’autre, il importe de mener une réflexion de fond, semblable à celle qui a été conduite sur le grand âge. Cette réflexion participera notoirement à l’amélioration de l’attractivité des métiers.
Mme Virginie Lanlo (RE). Plus je vous écoute, plus j’ai le sentiment qu’il est nécessaire de procéder à une véritable simplification dans la formation et l’accompagnement des professionnels. Vous avez mentionné les difficultés qui président à l’évolution au sein des métiers de la petite enfance et qui conduisent certaines professionnelles à devoir démissionner pour financer leur formation. En conséquence, il semble opportun de mener un travail pour faciliter les évolutions. Avant d’évoquer les financements, qui sont naturellement incontournables, il convient donc de réfléchir à la manière de simplifier et d’encourager les passerelles.
De même, nous devons supprimer les aberrations. À ce titre, je souhaite vous faire part d’un exemple vécu. Je me suis rendue dans une crèche et j’y ai rencontré une jeune femme, qui a obtenu son agrément d’assistante maternelle. Elle a effectué son stage dans une crèche parentale, mais elle s’est rendu compte qu’il faut disposer de trois ans d’expérience en tant qu’assistante maternelle pour pouvoir être considérée comme personnel d’encadrement en crèche parentale. Une telle situation est proprement aberrante.
En l’espèce, la direction de cette crèche parentale doit remplir un dossier extrêmement volumineux pour obtenir une dérogation permettant à la jeune femme en question d’intégrer le personnel et d’être considérée dans le taux d’encadrement. Un toilettage semble donc bien nécessaire concernant ces « aberrations de passerelles », pour faciliter les évolutions et éviter de décourager les personnes qui souhaitent s’engager dans ces métiers.
Mme Françoise Jeanson. Je rappelle que la formation d’assistante maternelle est particulièrement courte. Dès lors, il n’est pas possible de considérer qu’une personne qui dispose de deux mois de formation possède les mêmes compétences qu’une auxiliaire de puériculture ou la titulaire d’un CAP.
Mme Virginie Lanlo (RE). La situation que j’ai décrite n’est pas de cet ordre. L’exemple que je vous ai signalé concerne le cas d’une jeune femme. Elle comprend que pour pouvoir potentiellement travailler dans une crèche parentale, être considérée et finalement, continuer sa formation dans cette crèche, il faut d’abord qu’elle soit assistante maternelle pendant trois ans. Dans de tels cas, comment faciliter le changement de carrière pour une personne qui souhaite passer d’assistante maternelle à domicile à la crèche parentale ? Elle a découvert une structure dans laquelle elle souhaite s’épanouir.
Mme Françoise Jeanson. En l’occurrence, il est lui indiqué qu’elle doit soit disposer de trois ans d’expérience professionnelle, soit suivre une formation supplémentaire de six mois. Les régions sont favorables à la prise en charge des assistantes maternelles, qui est aujourd’hui assurée par les départements. Par ailleurs, plusieurs assistantes maternelles peuvent se regrouper pour monter une maison d’assistante maternelle (MAM). Or si j’ai bien compris, parmi les 10 000 postes dont nous avons besoin figurent un grand nombre d’assistantes maternelles, notamment en raison d’une multitude de départs à la retraite. Par ailleurs, il me semble opportun de créer un continuum de formations, à travers les formations modulaires, avec des troncs communs.
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. Je vous remercie.
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12. Audition de représentants d’Intercommunalités de France : M. Thomas Fromentin, vice‑président d’Intercommunalités de France, président de l’agglomération du pays de Foix-Varilhes, Mme Marie Morvan, conseillère cohésion, et Mme Montaine Blonsard, responsable des relations avec le Parlement (28 février 2024)
Mme Ingrid Dordain, présidente. Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Thomas Fromentin, vice-président d’Intercommunalités de France et président de l’agglomération du pays de Foix-Varilhes, accompagné de Mme Marie Morvan et de Mme Montaine Blonsard.
Les intercommunalités sont conduites à se saisir de la compétence petite enfance dans les territoires où les communes n’ont pas toujours les moyens de l’assurer, isolément les unes des autres. Je précise à ce titre que nous aurons peut-être également l’occasion d’échanger à ce sujet prochainement avec l’association des maires ruraux.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mme Marie Morvan, Mme Montaine Blonsard et M. Thomas Fromentin prêtent serment).
M. Thomas Fromentin. Je vous remercie pour cette invitation, qui nous permet de contribuer à la compréhension de l’accueil des jeunes enfants sur le territoire de la République, auquel les intercommunalités contribuent pleinement depuis de nombreuses années, de manière parfois méconnue, voire non reconnue.
Historiquement, les intercommunalités se sont construites sur le développement économique, l’établissement de zones d’activités économiques destinées à attirer un certain nombre d’entreprises. Pour répondre à des enjeux d’attractivité et de « bien-vivre », elles se sont progressivement saisies des sujets de cohésion sociale. À cet effet, au sein d’Intercommunalités de France, nous avons constitué une commission cohésion sociale dès la dernière mandature, tant ces questions devenaient présentes au sein de nos intercommunalités.
Dans le domaine de la petite enfance, nous raisonnons dans la logique d’un bloc communal, d’un bloc local : les communes et intercommunalités agissent ensemble afin que tout le monde puisse accéder à ces services sur un territoire. Ainsi, si l’intercommunalité ne se saisit pas de la question de la petite enfance, seuls les habitants des villes-centres accéderont à ce service à un tarif raisonnable. À l’inverse, en l’envisageant à l’échelle intercommunale, nous permettons, sur un bassin de vie, à l’ensemble des habitants d’accéder à de telles structures.
Nous sommes ainsi animés par une logique d’équité. Il me semble ainsi que les citoyennes et les citoyens peuvent disposer d’un accueil de qualité pour leurs enfants. Cela implique que lesdites structures disposent de personnes diplômées, qui garantissent un certain niveau de service pour les enfants. Ainsi, différents scandales ont récemment été dévoilés et ont mis en lumière la nécessité de disposer de personnes bien formées.
À ce titre, cette logique d’équité et d’accueil de qualité nous fait craindre l’idée d’autorité organisatrice qui a été confiée aux communes. Nous n’éprouvons pas de difficultés à l’égard des communes, puisque les intercommunalités sont organisées autour des maires. Simplement, selon nous, il existe un risque de détricotage de ce qui a été construit progressivement, année après année, dans une logique de cohésion à l’échelle d’un bassin de vie. En effet, le système actuel fonctionne bien dans de très nombreux territoires ruraux et périurbains. Je conçois naturellement que cela ne soit pas le cas dans des métropoles plus importantes.
En outre, sauf erreur de ma part, cette autorité organisatrice ne se voit pas confier un pouvoir de régulation, lequel constitue pourtant une des problématiques actuelles, notamment dans le cadre des micro-crèches. Pour nous, la question de la petite enfance appartient clairement au périmètre des services publics. Ainsi, un très grand nombre de nos adhérents gèrent leurs services de petite enfance soit très directement, soit par des voies de conventionnement, avec des associations d’éducation populaire, dans une forme non lucrative et non dictée par une logique de rentabilité.
J’estime pour ma part que la qualité d’un service public va de pair avec l’efficacité de la gestion de l’argent public ; nous le devons à la fois à nos contribuables et à ceux qui utilisent le service public. Modestement, nous essayons d’agir de la sorte sur notre territoire, notre communauté d’agglomération, en Ariège. Il s’agit d’une communauté rurale rassemblant quarante-deux communes et 33 000 habitants. Progressivement, nous avons bâti six crèches collectives, une crèche familiale et un relais pour les assistantes maternelles. Au sein de ces structures, 117 agents accueillent près de 500 enfants. À ce jour, tous les habitants parviennent à trouver des solutions de crèche sur le territoire : si une solution collective n’est pas disponible, nous parvenons à fournir des solutions grâce aux assistantes maternelles.
Nous avons mis en place un guichet unique, en lien avec la caisse d’allocations familiales (CAF), qui permet aux parents de disposer d’une visibilité suffisante de l’ensemble de l’offre. Sur ce territoire, un numéro unique permet ainsi aux parents d’appeler et d’obtenir les renseignements sur les structures de garde, de les orienter et de leur apporter la meilleure réponse possible. C’est pourquoi nous redoutons cette logique de détricotage. Nous avons également créé un lieu d’accueil enfants-parents, c’est-à-dire un lieu d’accompagnement à la parentalité.
J’évoque cette réussite avec une grande modestie, car ces structures ont été créées par mes prédécesseurs. À présent, j’essaye de faire en sorte que le fonctionnement soit le meilleur possible, dans le cadre de la mandature actuelle. Sur notre territoire, ces structures sont considérées par nos concitoyens comme une forme de bien commun auquel les familles peuvent accéder.
La même modestie anime notre organisation et nos budgets, mais nous nous efforçons de répondre aux besoins, dans des logiques de qualité. Sur notre intercommunalité, le coût s’élève à 3,7 millions d’euros par an. Puisque nous gérons de l’argent public, nos calculs nous conduisent à dire qu’une journée d’accueil d’un enfant coûte globalement 67 euros, dont seulement 12 euros sont à la charge des familles. En effet, la CAF prend en charge 60 % des coûts, contre 22 % pour l’intercommunalité.
Dans nos crèches, nous appliquons les taux d’encadrement demandés notamment par la CAF. Ce taux d’encadrement est d’un pour huit pour un enfant qui marche et d’un pour cinq pour un enfant qui ne marche pas. De notre côté, le taux d’encadrement pour un enfant qui ne marche pas est d’un pour six. En effet, nos crèches ne sont pas toujours complètes, l’essentiel étant d’obtenir un taux d’un sur cinq en réalisé. En résumé, nous gérons le plus finement possible l’argent public, tout en respectant les obligations qui me semblent essentielles concernant les éducateurs de jeunes enfants au sein de nos structures. Nous employons également des puéricultrices, des infirmières et des CAP. Mais le fait de disposer de professionnels titulaires de formations plus élevées permet d’offrir un bon niveau d’accueil.
Pour y parvenir, il est nécessaire d’avoir des structures de taille notable, qui gèrent des services publics. La situation est à ce titre plus compliquée pour des formes de microcrèches, qui ne possèdent généralement pas de tels diplômés en leur sein. Nous croyons à une certaine forme d’égalité des chances pour faire en sorte que nos concitoyens puissent avoir accès à une structure offrant un bon niveau d’accueil et des professionnels de qualité, peu importe où ils habitent.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour la qualité et la richesse de vos propos introductifs. J’avais prévu de vous poser un certain nombre de questions, mais vous avez déjà effleuré un grand nombre des sujets que je souhaitais aborder avec vous. Néanmoins, il me semble important de pouvoir échanger sur la situation des intercommunalités en général et la situation de l’intercommunalité dont vous êtes membre en particulier. À ce sujet, j’ai été très agréablement surprise par la précision des chiffres que vous nous avez fournis. Pourrez-vous nous transmettre ces éléments chiffrés par écrit ? En effet, à la lumière de nos auditions et de nos visites sur le terrain, nous observons l’existence de situations très diverses, en particulier sur le plan financier. Il est rare de pouvoir disposer de chiffres aussi précis.
Ensuite, vous avez bien indiqué que les intercommunalités peuvent intervenir dans le secteur de la petite enfance lorsque les communes ont transféré leurs compétences. Aujourd’hui, combien d’intercommunalités disposent-elles de la compétence petite enfance ? Quels critères ont présidé à la décision de ce transfert de compétences ? Est-il lié au manque de moyens de telle ou telle commune pour exercer cette mission pleinement sur un territoire ? À l’inverse, la mutualisation des établissements d’accueil de jeunes enfants est-elle liée au fait que chaque commune prise individuellement n’a pas de besoins suffisants pour réaliser de tels investissements, notamment immobiliers ? Même s’ils peuvent être d’intensité variable, la part des coûts fixes est en effet conséquente. Par ailleurs, pouvez-vous nous indiquer les structures concernées ? S’agit-il plutôt de syndicats intercommunaux, de communautés de communes, de communautés d’agglomération, de communautés urbaines ?
En deuxième lieu, je tiens à évoquer la question des délégations de service public. De nombreuses communes y ont recours et j’imagine qu’il en va de même pour certaines intercommunalités. Des outils sont-ils mis à disposition des communes qui manquent de moyens et ne peuvent se permettre de disposer d’un grand nombre de services, notamment des services juridiques spécialisés ? De quelle manière s’organise, le cas échéant, le soutien de ces intercommunalités à la passation et l’exécution de contrats de délégation de service public ? De quels moyens les communes disposent-elles pour contrôler le respect de cette délégation de service public ? Les intercommunalités peuvent-elles agir en soutien sur l’exercice de cette compétence ?
Ma troisième série de questions concerne les financements. Quelle est votre opinion sur la prestation de service unique (PSU) versée par la CAF aux gestionnaires d’établissements d’accueil des jeunes enfants ? Vous semble-t-elle adaptée pour mettre l’accent sur la qualité de l’accueil de ces jeunes enfants ?
Enfin, pouvez-vous évoquer la manière dont vous appréhendez les nouvelles dispositions de la loi pour le plein emploi du 18 décembre 2023, qui confient aux communes la compétence obligatoire en matière d’autorité organisatrice de la petite enfance ? À ce titre, vous avez mentionné le risque d’un détricotage. Pouvez-vous fournir plus de détails, dans la mesure où cela me semble plutôt contre-intuitif ? En effet, la compétence est aujourd’hui facultative et l’objectif consiste à s’orienter vers une compétence obligatoire, c’est-à-dire de renforcer et de toujours rendre possible les transferts de compétences aux intercommunalités.
M. Thomas Fromentin. Je commencerai par répondre à votre dernière question concernant l’autorité organisatrice. À ce titre, notre logique est assez simple et consiste à demander pourquoi la loi n’a pas indiqué que l’autorité organisatrice serait confiée aux communes ou à leurs groupements. En effet, nos intercommunalités ont établi des éléments de stabilité, des consensus se sont construits au fil du temps. Malheureusement, désormais, il faudra modifier ces équilibres.
Dans le cas de mon intercommunalité, je suis à peu près certain que mes collègues ne comprendront pas lorsque je leur indiquerai qu’il est nécessaire de délibérer à nouveau sur les statuts pour confier une nouvelle fois cette compétence à l’intercommunalité. Pourquoi revenir sur ce qui fonctionnait déjà ? Pourquoi produire à nouveau de la paperasse, revoir avec le contrôle de légalité la manière de bien délibérer, et ainsi de suite ? J’ignore la forme que cela prendra, mais peut-être serons-nous contraints faire délibérer à nouveau chaque conseil municipal pour opérer ce transfert. Je suis désolé de vous le dire ainsi, mais mes collègues ont autre chose à faire. En résumé, je me permets de vous faire part de notre incompréhension, de ce point de vue.
Ensuite, sauf erreur de ma part, nous ne sommes pas capables de communiquer des chiffres précis sur l’ensemble des intercommunalités dans la mesure où le ministère de l’intérieur ne réalise pas des décomptes complets et exhaustifs. Ces décomptes sont établis uniquement lorsque la compétence facultative a été activée et non lorsqu’elle est intégrée dans l’action sociale. En conséquence, nous ne pouvons pas produire de tels chiffres. De notre côté, il serait toujours possible d’effectuer une demande auprès de nos adhérents pour récupérer ces éléments, mais il est regrettable que les diverses institutions ne soient pas capables de répondre à cette question.
Vous m’avez également interrogé sur les financements. Je vous ai fait part précédemment du coût de prise en charge à la journée, dont 60 % est assuré par la CAF, qui est incontournable. À cet égard, il convient d’être clair : si les financements de la CAF ne sont pas maintenus sur les territoires, les services de la petite enfance connaîtront une dégradation indéniable. Pour nous, intercommunalités, la CAF représente un partenaire absolument essentiel. Nous signons d’ailleurs sur nos territoires des conventions territoriales globales (CTG) avec la CAF, qui permettent notamment de mettre en œuvre des actions de coordination.
Naturellement, ces conventions sont bâties sur des réalités différentes en fonction des territoires, mais elles n’en demeurent pas moins un outil très intéressant. De manière générale, sur ce sujet comme sur d’autres, nous apprécions d’avoir la possibilité de conventionner avec l’État, les régions ou la CAF sur un temps long, par exemple celui de la mandature. Un tel mécanisme permet de clarifier les rôles de chacun et les actions que nous pouvons mener. Un tel mode opératoire est plus intéressant que celui consistant à conduire des actions ponctuelles, au coup par coup. En résumé, nous sommes extrêmement favorables à cette logique de conventionnement. Encore une fois, sur nos territoires, la CAF constitue un partenaire solide de la petite enfance.
Enfin, madame la rapporteure, pouvez-vous préciser votre question concernant les délégations de service public ? Vous évoquez la manière dont nous pourrions aider les communes à opérer des délégations de service public, mais de notre côté, nous estimons qu’il serait préférable que les intercommunalités exercent cette compétence.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En réalité, mon questionnement est de deux ordres. Tout d’abord, de quelle manière Intercommunalités de France accompagne-t-elle les intercommunalités pour passer les délégations de service public ? Ensuite, dans l’hypothèse où la compétence n’a pas été transférée à l’intercommunalité, de quelle manière certaines intercommunalités accompagnent-elles les communes de leur territoire ? En effet, les communes de taille importante disposent de moyens suffisants pour bâtir des services de contrôle et de passation de contrats, dans le but de mener correctement ces délégations de service public, mais la grande majorité des communes de France n’ont pas forcément les moyens d’être aussi bien dotées. Naturellement, elles peuvent recourir à une assistance à maîtrise d’ouvrage, mais nous pourrions également envisager que nos intercommunalités, qui sont souvent bien outillées, puissent apporter un soutien technique dans la passation et l’exécution de ces délégations.
M. Thomas Fromentin. Je souhaite vous répondre en plusieurs temps, en prenant exemple sur mon territoire, que je connais bien. Quelle que soit l’aide apportée à la commune de Malléon et ses trente-quatre habitants pour passer une délégation de service public, elle ne pourra jamais accueillir de structure consacrée à la petite enfance sur son territoire. Dès lors, il est préférable que les habitants de cette commune parcourent dix minutes en voiture pour rejoindre la crèche de Verniolle, distante de quelques kilomètres.
En matière de petite enfance, j’ai la profonde conviction que l’intercommunalité est la clef dans les territoires périurbains ou ruraux. Ainsi, même pour une commune de 1 000 habitants, la solution ne consiste pas à l’aider à bâtir une délégation de service public. En effet, elle sera esseulée dans son système, ce qui n’est pas le cas dans le cadre de regroupements.
De manière pratique, vous savez comme moi que le secteur de la petite enfance fait face à des problématiques de recrutement et d’absentéisme particulièrement aiguës. La plupart des intercommunalités parviennent à les résoudre en mutualisant les postes à l’échelle de l’intercommunalité, en créant des pools de remplacement. Ainsi, dans mon intercommunalité, deux agents sont dits « en pool de remplacement ». Ce dispositif permet ainsi de maintenir le service, même en cas d’absence et de ruptures de contrat.
À titre de comparaison illustrative, mon territoire est de plus en plus soumis aujourd’hui à des difficultés en matière périscolaire. De manière très pratique, il s’agit de savoir comment des communes d’un syndicat intercommunal accueillent les enfants avant ou après l’école et au moment de la cantine. Le système fonctionnait assez bien, mais nous sommes confrontés à une nouvelle demande, qui n’émane pas de la présidence de l’intercommunalité, mais des communes elles-mêmes, qui n’arrivent plus à assurer ce service, dont les implications pratiques pèsent trop sur les secrétaires de mairie.
En résumé, je crois vraiment que nous n’avons pas vocation à aider l’établissement de délégations de service public sur le sujet de la petite enfance ; nous avons vocation à disposer de structures à l’échelle intercommunale. En revanche, il faut souligner que de très nombreuses intercommunalités ont effectivement développé des services juridiques et des services de développement territorial mutualisés, qui accompagnent les communes lorsqu’elles sont confrontées à des problématiques juridiques ou de recherche de subvention, par exemple.
En réalité, l’intercommunalité est une structure extrêmement incarnée sur le terrain par des fonctionnaires et des élus. Naturellement, la situation est certainement difficile dans certains territoires, mais la plupart de ceux que je connais s’en sortent très bien.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je ne dispose pas de votre expérience en matière d’intercommunalité, mais je suis élue d’un territoire périurbain, dont une partie est organisée en communauté de communes, dont certaines sont relativement petites, mais où la compétence ne leur est pas transférée. Malgré tout, le système fonctionne bon an, mal an.
Si les communes font le choix, pour des considérations qui leur sont propres, de conserver la compétence, il me semble intéressant d’envisager un accompagnement juridique de la part d’une intercommunalité qui est généralement mieux dotée. Cette intercommunalité fournit à mon avis un regard d’une autre nature qu’une assistance à maîtrise d’ouvrage, qui est complètement extérieure. Quoi qu’il en soit, je vous remercie pour votre réponse sincère.
M. Thomas Fromentin. Je partage cette logique. Les intercommunalités étant des instances politiques, le choix appartient aux conseillers communautaires. S’ils considèrent qu’un accompagnement des communes par l’intercommunalité est nécessaire, le choix leur appartient. Cela étant, je vous ai fait part de ma conviction.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je vous remercie de nous avoir partagé votre point de vue. Ma question porte sur la loi Plein emploi qui a été adoptée l’année dernière, et plus précisément son article 10. Parmi les compétences données aux communes ou aux intercommunalités, il existe une obligation de créer des relais petite enfance pour les communes de plus de 10 000 habitants ou les intercommunalités de plus de 10 000 habitants qui auraient récupéré la compétence petite enfance.
Dans quelle mesure étiez-vous demandeurs de la création de ces relais petite enfance ? Pensez-vous avoir les moyens pour les créer ? Cet élément importe, dans la mesure où à l’Assemblée nationale, certains font voter de telles obligations sans que les communes ou les intercommunalités aient les moyens ensuite de les assumer. Je le dis d’autant plus facilement que dans une interview de 2023, le directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales parle – pour renforcer le maillage territorial des relais petite enfance – de la création de 400 postes d’animateurs supplémentaires à l’horizon 2027. Selon moi, ce chiffre est trop faible à l’échelle de toute la France. Je souhaiterais connaître votre avis à la fois sur la pertinence des relais petite enfance et sur les moyens qui permettraient ou non de les créer.
M. Thomas Fromentin. Les relais petite enfance m’apparaissent effectivement pertinents, dans la mesure où ils permettent d’éviter que les assistantes maternelles soient esseulées, en leur offrant notamment un soutien juridique, au regard de leurs droits, mais aussi des droits des familles. Ces relais offrent également la possibilité de créer des moments communs entre les assistantes libérales et les enfants. En résumé, ces structures apportent de la cohésion à l’échelle d’un territoire.
Ensuite, l’enjeu porte effectivement sur les financements. En effet, sans ces financements et la faculté de créer des postes, la capacité à agir n’existe pas. Or comme vous le savez, le financement des collectivités territoriales est aujourd’hui très difficile ; dans de très nombreuses intercommunalités, nous comptons les postes. Or si elles doivent créer un poste, elles ne pourront pas y parvenir sans soutien financier significatif.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En guise de conclusion, je souhaite vous remercier d’avoir évoqué ces différents éléments. Il était en effet particulièrement intéressant de pouvoir échanger sur ces sujets et connaître le point de vue des intercommunalités.
Ensuite, si la production juridique du législateur n’est pas toujours parfaite, je tiens à vous rassurer. En l’occurrence, dans le cadre de la loi Plein emploi, il existe bien une disposition prévoyant des compensations financières liées à la mise en place de cette compétence obligatoire.
Depuis le début des travaux que nous menons, nous avons bien perçu la corrélation entre d’une part, les moyens financiers et la façon dont ils sont alloués ; et d’autre part, la question de la qualité d’accueil. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vous interrogeais tout à l’heure sur la PSU. En effet, ce mode de financement a plutôt vocation à s’attacher à des objectifs quantitatifs – notamment le nombre d’enfants accueillis – plutôt qu’à des éléments purement qualitatifs. En résumé, nous sommes conscients que la qualité d’accueil dans les crèches et la question des financements publics doivent avancer de concert. En l’espèce, cet aspect n’a pas été oublié.
Mme Ingrid Dordain, vice-présidente. Je vous remercie.
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13. Audition de Mme Carole Chrisment, présidente du collectif des crèches associatives du Grand Est (6 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir ce matin, devant notre commission d’enquête, Mme Carole Chrisment, présidente du collectif des crèches associatives du Grand Est. J’aurais également pu vous présenter, Mme Chrisment, en tant que vice-présidente d’une caisse d’allocations familiales (CAF), évoquer votre parcours très riche d’expériences dans le secteur de l’accueil de la petite enfance, ou encore rappeler que vous présidez la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) de Meurthe-et-Moselle, votre mandat ayant même été renouvelé avant-hier.
Vous nous présenterez brièvement votre parcours et vos actions. Nous avons fait votre connaissance lors du déplacement qui a été effectué à Nancy par Mme la rapporteure, les 12 et 13 février derniers, et il nous a semblé utile de partager les enseignements de cette rencontre.
Je crois savoir que Mme la rapporteure vous interrogera notamment sur la prestation de service unique (PSU) et sur les effets de bord qu’elle génère. Nos échanges pourront bien entendu porter sur d’autres sujets, en particulier sur la qualité d’accueil.
Votre audition est retransmise en direct sur le site Internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible, à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Carole Chrisment prête serment.)
Mme Carole Chrisment. Bonjour à tous, Mesdames et Messieurs les Députés. Je suis en effet très impliquée dans la petite enfance. J’ai ouvert une première halte-garderie en 1989. J’ai été présidente régionale de l’association des collectifs enfants parents professionnels (ACEPP) pendant deux ans. J’ai par la suite ouvert deux crèches franco-anglaises, en 1992 et en 1993, que je dirige depuis près de 33 ans. À ce jour, ces crèches accueillent respectivement 25 et 30 enfants.
J’ai en outre été élue maire-adjointe à la petite enfance dans une commune de 15 000 habitants. J’ai ainsi connu l’envers du décor, au niveau municipal. J’ai par ailleurs assuré un mandat d’administrateur au sein de la CAF de Meurthe-et-Moselle, de mémoire à partir de 1991. Je suis actuellement troisième vice-présidente de la CAF des Vosges.
En outre, j’assure depuis longtemps la fonction de présidente du collectif des crèches du Grand Est, position que personne ne veut occuper, je dois bien le reconnaître.
J’ajoute que je siège toujours dans les commissions relatives à l’accueil de la petite enfance, mises en place conjointement par la CAF et le conseil départemental.
Je fais enfin partie d’un groupe international travaillant sur la qualité d’accueil de la petite enfance. J’ai dans ce contexte voyagé en Norvège, au Canada et en Allemagne, notamment dans le cadre d’un partenariat noué en Allemagne par le département de Meurthe-et-Moselle.
M. le président Thibault Bazin. Avant que je cède la parole à Mme la rapporteure, quelles informations souhaitez-vous nous communiquer, qui entretiennent un lien avec nos travaux et leurs enjeux ?
Mme Carole Chrisment. Je voulais dire pour commencer que la question de l’accueil de la petite enfance est étroitement liée à la qualité de cet accueil. Or, on considère parfois en France que la qualité d’accueil du jeune enfant est uniquement liée à la qualité de vie de ses parents.
Les places d’accueil d’une crèche sont estimées par le nombre de berceaux qui y sont disponibles. Or un enfant a des besoins physiologiques. Il a des besoins en matière d’estime de soi et il a besoin d’un cadre. Il a en somme des besoins autres que le seul berceau.
Les actions qui sont mises en place visent uniquement à améliorer la vie quotidienne du parent et ne prennent pas en considération les besoins de l’enfant. Sa sécurité affective repose en effet sur trois critères : le temps, le lieu et l’humain. La pédagogue Laurence Rameau décrit bien dans ses travaux la fonction de ce dernier critère. L’enfant a des besoins et pendant les cinq premiers mois de sa vie, son parent constitue le référent nécessaire.
Après cinq mois, un mode de garde de l’enfant peut être instauré. En revanche, il ne pourra plus l’être au moment de la « crise des neuf mois », période pendant laquelle les parents peuvent être amenés à qualifier leur enfant de « pot-de-colle ». Cette crise se caractérise par une peur de l’abandon et cette étape ne doit pas être manquée.
L’humain est doté de trois cerveaux – dont le reptilien et le limbique. L’enfant pleure tour à tour parce qu’il a faim, parce qu’il a envie de jouer ou parce qu’il a sommeil. L’enfant développe peu à peu son cerveau limbique en dormant. Lorsque l’adulte ne sécurise pas l’enfant, le cerveau reptilien de l’enfant s’en trouve marqué. Aucun mode de garde ne doit donc être instauré lorsque l’enfant est âgé de neuf mois, c’est soit avant soit après. La « crise des dix-huit mois » est également à prendre en compte. Elle se caractérise par des cauchemars nocturnes. J’en ai fini avec le premier développement que je souhaitais faire.
Je voulais également évoquer la réforme NORMA, qui a essentiellement trait aux bâtiments. Cette réforme est bonne, en tant qu’elle clarifie les modes d’accueil. Certaines des dispositions qu’elle prévoit posent néanmoins problème.
La réforme NORMA évoque la question des « couchages ». Elle prévoit que le premier couchage doit être installé dans au moins sept mètres carrés et qu’un mètre carré additionnel doit être observé pour chaque couchage supplémentaire. Ainsi, les chambres des crèches mesurent environ trente mètres carrés, pour un groupe d’enfants très nombreux. Cette configuration des chambres n’est cependant pas satisfaisante pour l’enfant, dans la mesure où son sommeil est très important. Il conviendrait à ce propos de promouvoir des chambres de plus petite taille.
Ce schéma collectif a, à mon sens, été adopté sans prendre en considération la réalité du terrain. Les crèches françaises disposent plutôt de petites chambres, car la qualité du sommeil de l’enfant a été privilégiée. La réforme s’imposera à toutes les crèches en 2026, ce qui laisse du temps pour en modifier les dispositions. Je propose à ce titre que la notion de « couchage » soit remplacée par celle de « lit » – sachant que les crèches comptent de nombreux lits doubles – et que le premier lit soit installé dans au moins six mètres carrés, un mètre carré additionnel étant prévu pour chaque lit supplémentaire.
Les crèches existantes pourraient ainsi conserver leurs chambres de petite taille, ce qui s’avérerait moins onéreux. En l’état, plus de 90 % des crèches ne seraient pas conformes aux normes à l’horizon 2026. De plus, la disposition de la réforme relative aux couchages ne sert pas les intérêts de l’enfant.
La réforme NORMA contient par ailleurs des éléments relatifs aux normes d’encadrement, avec la disposition relative aux « trois listes ». Les crèches sont en effet tenues de compter parmi leurs effectifs, 40 % de personnels relevant de la première liste ; 35 % de personnels relevant de la seconde ; 25 % de personnels relevant de la troisième. La première liste regroupe les éducatrices de jeunes enfants, les infirmières, les médecins et les auxiliaires de puériculture. La seconde comprend les titulaires d’un CAP Accompagnant éducatif petite enfance (AEPE) et les titulaires du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA). La dernière concerne les titulaires d’un baccalauréat professionnel d’accompagnement, de soins et de services à la personne (ASSP).
Contrairement à ce qui peut être dit, les crèches comptent 100 % de personnels diplômés. En revanche, il est vrai que la troisième liste n’est pas adaptée aux besoins des crèches. Nous manquons de personnel et faisons face à des problèmes de recrutement. Je cherche pour ma part une éducatrice de jeunes enfants titulaire d’un Bac + 3 depuis quatre ans et n’ai reçu aucun CV.
Les crèches emploient néanmoins des personnels qui ne relèvent d’aucune des trois listes, mais qui ont une réelle appétence pour la petite enfance et qui savent notamment s’occuper d’un groupe d’enfants. Ce personnel dispose d’un savoir-faire et d’un savoir-être. Il conviendrait de valoriser ce savoir. La liste 3 devrait ainsi être ouverte aux apprentis et à du personnel non diplômé. Les crèches feraient ainsi monter en compétence 25 % de leur personnel, par un biais à la fois plus souple et plus sympathique.
J’en viens maintenant à la PSU, qui a été conçue dans l’objectif de créer des places de crèche supplémentaires, en finançant 66 % du prix de revient de la garde. Néanmoins, la PSU est fonction d’un taux de facturation qui impose aux crèches de ne dépenser que 10,05 euros par heure. Les acteurs des crèches deviennent de véritables comptables.
Les 33 % restants sont en théorie supportés par la commune. Celle-ci évalue les heures de présence des enfants et calcule ses aides à la minute près, tandis que le financement de la CAF repose sur les heures qui sont facturées. Nous devons donc systématiquement comptabiliser les heures et les minutes et devons considérer les dépenses et les taux de facturation.
Dans le cas où une famille demanderait dix journées de crèche supplémentaires en décembre, nous gagnerions 19,80 euros sur les cent heures sollicitées. Néanmoins, le taux de facturation baisserait, car la PSU est fonction des dépenses. Dans cet exemple, nous perdrions par conséquent de l’argent.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Bonjour à tous, mes chers collègues. Merci, Madame Chrisment, d’être avec nous. J’avais prévu de vous interroger sur un certain nombre d’éléments que vous avez déjà mentionnés dans le cadre de votre propos liminaire, en particulier sur la qualité d’accueil et les avantages et inconvénients de la réforme NORMA.
Je comptais en outre vous interroger sur la manière dont vous appréhendez l’écart qui existe entre le fort niveau d’exigence en matière bâtimentaire et la qualité d’accueil sur le plan humain.
Vous proposez de faire monter en compétence des personnels non diplômés. Comment les pouvoirs publics pourraient-ils appréhender et contrôler cette montée en compétence, au regard de l’enjeu majeur que présente la qualité de la formation du personnel des crèches ?
La question de la « crise des neuf mois » nous intéresse par ailleurs, dans la mesure où le sujet du moment d’entrée en crèche est stratégique, eu égard au nombre de places disponibles que comptent les établissements. Quelles conclusions en tirez-vous ? L’enfant devrait-t-il être accueilli en tout état de cause après ses neuf mois ? L’accueil en crèche d’un enfant de six mois est-il envisageable ?
J’avais en outre une série de questions à vous poser, relatives à la question des modes de financement des établissements d’accueil de jeunes enfants. Quel regard portez-vous sur la PSU, dont le mode de financement est assorti d’un mécanisme lié au taux de facturation ? À ce propos, un dispositif de PSU qui ne soit plus strictement corrélé aux heures facturées pourrait-il à l’avenir être envisagé ? Quelles dérives le mécanisme actuel entraine-t-il selon vous ? Pensez-vous que la PSU et la prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE) favorisent naturellement le secteur privé lucratif, au détriment des crèches publiques et des crèches associatives ? Je souhaiterais que vous nous fassiez part de votre point de vue à ce sujet.
Par ailleurs, quel mode de financement vertueux pourrait être mis en place afin d’améliorer la qualité de l’accueil en crèche et de mieux rémunérer les personnels, au regard de la pénibilité de leurs fonctions et de la nécessité de rendre plus attractif ce secteur que l’on sait en tension ?
Mme Carole Chrisment. La réforme NORMA porte en effet davantage sur les bâtiments que sur le personnel. Il est en outre plus aisé de disposer de personnels qui relèvent des trois listes précitées que de faire monter en compétence le personnel. La France est à cet égard très normée. Après la crise sanitaire, des difficultés relatives au recrutement ont émergé, et ce dans tous les domaines. Il s’agirait de permettre aux entreprises – et notamment celles, comme la mienne, qui obéissent à des normes – de disposer de personnels qui répondent aux besoins des enfants.
Ma demande en la matière porte sur la liste 3, laquelle n’admet même pas les apprentis, alors que les établissements supportent le coût de leur contrat d’apprentissage et les forment. Le service de protection maternelle et infantile (PMI) refuse de les intégrer dans la liste 3. Il conviendrait que les personnes sachent ce qu’est un bébé. Ne pas permettre aux apprentis d’intégrer une des listes leur fait perdre la substantifique moelle du métier. Aussi conviendrait-il de faire monter en compétence le personnel non diplômé.
J’emploie une agente de ménage qui s’intéresse beaucoup à l’animation et qui ambitionne d’obtenir un CAP AEPE. Au début, elle prenait discrètement un livre le soir et le lisait aux enfants. Ceux-ci étaient captivés. Désormais, je le reconnais, elle lit tous les soirs un livre à un groupe de huit enfants. Nous souhaitons la faire monter en compétence. En effet, nous l’avons mise en situation et accompagnée. Elle signera un contrat d’apprentissage en septembre prochain. La PMI est néanmoins intervenue, jugeant la situation anormale, l’agente de nettoyage ne relevant d’aucun critère. Pour autant, cette agente de nettoyage est dotée du savoir-faire et du savoir-être qui conviennent et parvient à captiver les enfants. Pourquoi ne pas lui laisser sa chance ?
S’agissant maintenant de la « crise des neuf mois », une partie du cerveau se construit pendant les six mois qu’elle dure. Cette crise est excessivement importante. Je préconise pour ma part que l’enfant entre en crèche à cinq mois. Après neuf mois, il est difficile d’y faire entrer un enfant qui a été entouré de ses parents pendant dix mois. Par ailleurs, la « crise des neuf mois » peut aussi bien survenir à sept mois ou à onze mois.
Le pédagogue anglais Donald Winnicott considérait que l’existence de liens d’attachement aux parents peut être appréciée au bout de cinq mois. Ceux-ci peuvent se construire plus tard, mais plus difficilement. Ainsi, cinq mois constitue l’âge idéal d’entrée en crèche. Dans les meilleures dispositions, l’enfant sait qu’il retrouvera ses parents le soir.
Il convient par ailleurs que les enfants passent au moins trois jours par semaine en crèche, en vue d’assurer la qualité de leur accueil. La PSU permet cependant de placer son enfant en crèche de façon dispersée dans le mois. Or l’enfant a besoin d’un cadre et d’être sécurisé, sur le plan affectif notamment, selon les trois critères que j’évoquais plus tôt, à savoir le temps, le lieu et l’humain.
Quant aux modes de financement, en lien avec la PSU et la PAJE, les micro-crèches relevant de la PAJE n’accueillent que douze enfants et n’obéissent pas aux mêmes règles que les crèches liées à la PSU. Ces dernières sont par exemple tenues de disposer de deux professionnels, et ce à toute heure de la journée, contre un seul dans les crèches relevant de la PAJE. De plus, celles-ci peuvent ne compter qu’une seule éducatrice de jeunes enfants (EJE) pour trois micro-crèches. L’EJE ne passe que dix heures par semaine dans chaque micro-crèche. Elle n’y est que très peu présente, alors qu’elle a étudié pendant trois ou quatre ans les besoins et le fonctionnement de l’enfant.
Les collaborateurs des micro-crèches relevant de la PAJE ne sont du reste pas régis par la même convention collective que ceux des crèches liées à la PSU. Les deux types d’établissements ne sont pas non plus soumis aux mêmes obligations en matière de personnel.
Pour ma part, je considère comme préférable que deux professionnels soient présents toute la journée au sein de l’établissement. En effet, l’un peut changer un enfant, pendant que l’autre reçoit un parent. Le ratio d’un professionnel pour douze enfants – âgés de quinze à dix-huit mois – semble trop faible.
Je suis à l’origine de la formule de calcul qui a sauvé toutes les crèches françaises pendant la crise sanitaire. Je connaissais en effet une adjointe au maire du Havre, qui a assuré le lien avec le Premier ministre alors en fonction. La formule était excessivement simple : elle reposait sur la multiplication de 17 euros par le nombre de jours de fermeture et par le nombre d’enfants. Une formule de ce type pourrait resservir, en vue de sauver de nouveau toutes les crèches de France. Je donne l’alerte : les crèches vont très mal !
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. S’agissant des personnels non diplômés, la question de la qualité d’accueil repose à l’évidence sur la qualité de la formation des personnels de crèche. J’entends que des personnes sont dotées d’une sensibilité naturelle sur ces sujets et qu’elles montent en compétence dans le cadre de leur expérience professionnelle. Je crois en revanche que l’obtention d’un diplôme permet de confirmer leurs compétences.
Par ailleurs, les structures qui pâtissent de problèmes de manque de personnels importants encourent le risque que leur personnel ne soit pas réellement capable de prendre correctement en charge les enfants. Ainsi, comment valider la montée en compétence de ces personnes, à travers leur expérience professionnelle ?
Quant aux modes de financement, les dispositions de la convention d’objectifs et de gestion (COG) permettent de corriger la tarification liée au taux de facturation. La COG introduit en outre des bonus relatifs au handicap et à la mixité. Comment les appréhendez-vous ? Autrement, comment envisagez-vous l’accueil de jeunes enfants à des horaires atypiques ?
Mme Carole Chrisment. Les personnels relevant des listes 1 et 2 sont déjà diplômés. Ils représentent 75 % de l’effectif des établissements. Les pouvoirs publics pourraient accorder du crédit aux crèches, en ce qui concerne les 25 % de personnels restants. Je ne connais par ailleurs aucune entreprise à qui il est demandé d’afficher 100 % de personnels diplômés. Contrairement aux autres entreprises, les apprentis ne sont pas comptabilisés dans notre effectif. Or une EJE en contrat d’apprentissage est rémunérée pendant trois ans et elle pourrait, dans ce contexte, monter en compétence.
Quant aux bonus censés rendre la PSU plus juste, l’aide à la prestation de service est égale à 66 % du prix de revient. Ainsi, les établissements dont le prix de revient ne s’élève pas à 10,05 euros par heure et par enfant ne sont pas éligibles au montant d’aide maximum. Le prix de revient ne peut ni s’afficher à 10,04 euros, ni à 10,06 euros, ce qui semble excessivement précis et reposer sur une logique de « tolérance zéro ».
L’ensemble des crèches perçoit un bonus relatif aux places de concertation. Le bonus « inclusion handicap » se décline selon trois taux, mais l’enfant doit nécessairement avoir été reconnu handicapé par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH).
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il semble qu’à ce jour, la notification de la MDPH ne soit plus nécessaire pour bénéficier du bonus « inclusion handicap », d’après les informations que la CAF nous a communiquées.
Mme Carole Chrisment. Les établissements doivent compter 5 % d’enfants handicapés pour prétendre à ce bonus. Nous parlons à ce propos d’enfants « différents », à la crèche. Par ailleurs, les enfants qui bénéficient d’un projet d’accueil individualisé (PAI) ne peuvent pas être comptabilisés parmi les enfants dont le handicap a été reconnu.
L’obtention du bonus « mixité sociale » dépend par ailleurs du lieu d’implantation des crèches. Aussi certaines n’en bénéficient-elles pas car elles ne se trouvent pas à proximité d’un quartier prioritaire. Les inscriptions des enfants en crèche ne dépendent plus des revenus des parents, dans la mesure où la CAF complète à hauteur de 6,63 euros maximum.
Le bonus « territoire » compte neuf tranches et dépend du potentiel financier par habitant de la commune où est installée la crèche. Un bonus relatif à la formation a également été instauré. Son montant est néanmoins conditionné au prix de la prestation de service. Nous attendons enfin le bonus relatif aux ressources humaines (RH), lequel n’a pas encore été instauré.
M. le président Thibault Bazin. Pourriez-vous, je vous prie, rappeler le statut des crèches que vous représentez ?
Mme Carole Chrisment. Je représente deux crèches associatives et préside le collectif des crèches associatives du Grand Est.
M. Philippe Lottiaux (RN). Vous évoquez un besoin de souplesse dans un système qui semble de plus en plus compliqué et rigide. Vous évoquez en outre une piste en matière de RH. À l’exception de la PSU et de la PAJE, existe-t-il d’autres modes de financement des crèches ? Le système de financement actuel est très complexe et contraint un personnel – déjà en nombre insuffisant – à effectuer des tâches administratives. Comment simplifier ce système ?
En second lieu, on entend dire qu’il faut améliorer la qualité, instaurer davantage de normes bâtimentaires, renforcer l’attractivité des métiers et employer plus de personnels travaillant avec les enfants. Le mieux est cependant l’ennemi du bien et il faudra payer ces améliorations. Les collectivités locales, les parents et la CAF ne pourraient pas financer beaucoup plus le système en place. Ainsi, quelles actions mériteraient à votre sens d’être priorisées, dans ce secteur ?
Mme Carole Chrisment. Nous avons en effet besoin de plus souplesse, sachant que notre secteur est de plus en plus normé. Nous parvenons à remplir les crèches. Ainsi, pour celles qui affichent 85 % d’enfants présents, un prix horaire pourrait être déterminé. Pour les crèches qui n’atteindraient pas ce taux, le prix pourrait être divisé par deux et le résultat ensuite réduit d’un euro. Les crèches seraient ainsi obligées de remplir leurs structures. Certaines crèches municipales se contentent parfois de l’agrément de vingt enfants et n’en inscrivent que vingt. Or ledit agrément est renouvelé chaque jour. Un agrément de vingt enfants concerne environ quarante-trois familles.
Par rapport à d’autres pays, les crèches françaises sont très normées. Les prises électriques doivent par exemple être positionnées à 1,20 mètre du sol en France. En Norvège, il arrive que des enfants chutent, mais personne ne se précipite pour les relever. Les petits Norvégiens s’amusent avec des marteaux et des clous. En France, la PMI ferait immédiatement fermer la crèche où cette situation surviendrait. Entre la France et la Norvège, un juste milieu devrait être trouvé.
S’agissant des horaires atypiques, je souhaiterais en effet que mes crèches soient atypiques. Je travaille actuellement à organiser une soirée dédiée aux parents, une fois par mois. La crèche fermerait ce jour à 22 heures, contre 18 heures 30 habituellement. Je suis néanmoins confrontée à la PMI, et ce de façon particulièrement difficile. J’aimerais en outre prévoir un week-end dédié aux parents, comme il en est organisé au Canada.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez évoqué le problème des normes, considérant qu’il en existe trop et que leur nombre tend à s’accroître. Je souhaiterais que vous précisiez votre propos. En effet, les professionnels que nous avons jusque lors entendus aborder la question des normes en distinguaient deux types. Il existerait d’une part les normes issues de l’histoire de la tradition hygiéniste du système d’accueil collectif français. Celles-ci sont assez souvent critiquées. Un acteur de la profession évoquait à ce propos le protocole de ramassage des feuilles dans le jardin d’une crèche qu’avait sollicité une PMI. Cette norme peut en effet paraître abusive.
Le second type de normes concernerait d’autre part les professionnels et leur qualification. Vos propos contreviennent à cet égard à ce que l’on nous a rapporté, à savoir que le mouvement de dérégulation et de baisse d’exigence des qualifications des professionnels dans les établissements d’accueil collectif des jeunes enfants constituerait une des causes de la crise que le secteur connaît aujourd’hui.
Vous avez en outre évoqué la réforme NORMA et la possibilité de recruter des professionnels qui ne sont titulaires d’aucun diplôme en matière de petite enfance. De nombreuses personnes, dont je fais partie, considèrent qu’il s’agit d’un grave problème.
Considérerait-on comme normal qu’à l’hôpital une personne réalise une prise de sang en lieu et place d’une infirmière, au motif qu’elle est dotée d’une « sensibilité naturelle » pour le soin et qu’elle pourrait monter en compétence ? Cette situation paraîtrait inacceptable. Pourquoi, dans le secteur de la petite enfance, considèrerait-on que la prise en charge et l’accueil des enfants pourraient être assurés par des personnes dont les compétences ne sont pas attestées par des diplômes et des qualifications ? Je ne suis pas d’accord avec ces choix et je pense que mon opinion est partagée par nombre d’acteurs du secteur.
Autrement, vous indiquez que les personnels en contrat d’apprentissage ne sont pas comptabilisés. Ils ne le sont pas, dans le taux d’encadrement auquel obéissent les crèches, mais il est bien heureux que les crèches soient autorisées à compter dans leur effectif des personnes en apprentissage qui passent du temps aux côtés des enfants. Cette pratique tend du reste à se développer.
Vous donnez l’exemple d’une agente de nettoyage qui a envie de travailler avec les enfants et de monter en compétence dans une crèche. Ces situations sont nombreuses et s’avèrent positives. Ces professionnelles doivent être encouragées à monter en qualification. La question qui demeure est néanmoins la suivante : à partir de quand sera-t-elle comptée dans le taux d’encadrement des professionnels ? À notre sens, elle ne le pourra qu’une fois qu’elle aura suivi jusqu’à son terme un parcours de formation et obtenu un diplôme.
Je comprends votre discours, lorsque je me place du point de vue d’un gestionnaire. Vous ne parvenez pas à recruter et donc vous souhaitez recruter des personnes qui ne disposent pas des diplômes et qualifications qui conviennent. Pour autant, n’avez-vous pas l’impression que ce discours – qui participe au mouvement de déqualification des professionnels de la petite enfance – vous dessert ?
Mme Carole Chrisment. Vos propos sont un peu forts, notamment le terme « déqualification ». J’ai entendu certains députés dire que seuls 40 % des effectifs des crèches étaient diplômés, ce qui est faux. En prenant en compte la liste 3, 100 % d’entre eux sont diplômés. Mais l’agente de nettoyage qui ferait montre d’appétence pour les métiers de la petite enfance ne peut pas prétendre relever de cette liste. De plus, deux professionnels sont présents en crèche, à toute heure de la journée.
La France connaît en outre une baisse de la natalité durable, le taux de natalité étant passé près de 2,1 à 1,8 enfant par femme. Pour la première année, une liste d’attente avait été constituée dans ma crèche. Il me manquait treize tampons. On entend régulièrement dire qu’il faudrait créer des places en crèche. Certains départements en ont besoin ; d’autres, non. Un plan national ne saurait donc convenir. Il s’agirait avant tout de répondre aux besoins des parents. Le besoin national n’existe pas.
Il ne s’agirait pas à mon sens d’une baisse de qualification, mais d’une montée en compétence. Par ailleurs, il existe également des professionnels qui ne s’intéressent pas aux enfants. Il s’agirait de permettre une ouverture, afin de pouvoir recruter du personnel.
J’emploie par exemple une auxiliaire de puériculture. La personne a passé son CAP en apprentissage. Elle a été salariée une année et a souhaité suivre la formation pour devenir auxiliaire de puériculture. Récemment, elle m’a annoncé qu’elle souhaitait suivre une formation de trois ans pour devenir EJE. Cette nouvelle m’a réjouie, dans la mesure où les EJE sont rares. En revanche, elle ne sera pas comptabilisée dans les effectifs de ma crèche pendant trois ans, alors qu’elle est déjà titulaire d’un diplôme d’auxiliaire de puériculture. Ce n’est pas normal.
Autrement, je suis moi-même EJE. Au regard des problématiques que nous rencontrons en matière de recrutement, j’ai fini par suivre une formation. Sur les vingt heures que je consacre à chacune de mes deux structures, aucune n’est dédiée à l’encadrement des enfants, car la PMI considère que toutes mes heures doivent être consacrées à des tâches administratives. Ce n’est pas normal. J’aime pourtant encadrer les activités des enfants.
J’avais demandé plusieurs années auparavant que la norme soit fixée à un professionnel pour six enfants. Je préfèrerais cependant qu’elle soit abaissée à un professionnel pour cinq enfants et que les crèches soient autorisées à compter 20 % ou 25 % de personnels non diplômés dans leur effectif. Cette mesure nous permettrait de faire monter les personnes en compétence, selon nos manières propres de travailler avec les enfants.
Dans le secteur de la petite enfance, il est intéressant de voir que toutes les crèches appliquent des programmes pédagogiques différents. En prévision des Jeux olympiques, j’aimerais par exemple inviter une sportive de haut niveau qui doit y participer, afin qu’elle encadre une activité sportive avec les enfants. Ce projet reste néanmoins impossible à présenter à la PMI : elle le refusera de toute évidence.
Un enfant se construit pour partie en pratiquant une activité sportive, en peignant, en dessinant, en manipulant, en dormant et en jouant. Il faut permettre aux crèches d’organiser des activités. Les crèches ne représentent plus des zones de socialisation de l’enfant, mais des accompagnateurs de son développement physique et intellectuel. Il faut nous permettre d’assumer cette fonction.
En l’absence de personnels diplômés, que convient-il de faire ? Fermer les crèches ? Je cherche depuis quatre ans une EJE.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes précédents propos ne visaient pas à exprimer une opinion sur la proposition que Mme Chrisment a formulée, mais à la lui faire préciser. À ce propos, vous n’avez pas répondu, Madame Chrisment, sur la manière dont l’expérience professionnelle de terrain pourrait être validée.
Les parlementaires et législateurs que nous sommes sont très préoccupés par la qualité de la formation et la capacité des personnels de crèche à accueillir correctement les enfants et à leur permettre de se développer. Ainsi, il est vrai que votre proposition surprend à cet égard.
Il conviendrait probablement de s’interroger sur la distinction entre le personnel qui relève du taux d’encadrement et celui qui n’en relève pas et sur la création de conditions qui permettraient aux crèches de disposer de marges de manœuvre financières suffisantes pour faire monter en compétence des personnes sur le terrain, tout en garantissant la sécurité des enfants. Celle-ci constitue notre préoccupation principale.
La question sous-jacente porte sur le contrôle de la qualité des personnels et sur la circulation des informations entre les départements, quant à des personnels qui auraient été identifiés comme défaillants. Cette question fait partie des points à améliorer et je souhaitais vous entendre à ce propos.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez en outre indiqué, Madame Chrisment, que la PMI exigeait de vous que vous consacriez vos heures de travail à des tâches administratives. J’en déduis qu’il existe une répartition des heures de travail des personnels relevant de la liste 1, dont une partie doit être effectuée loin des enfants. Pouvez-vous préciser ce point et vos recommandations à cet égard ?
Mme Carole Chrisment. La directrice d’une crèche – pour autant qu’elle soit infirmière, EJE, médecin ou puéricultrice – doit consacrer un temps incompressible – 20 heures par semaine – à des tâches de bureau. Ce temps n’est de surcroît pas comptabilisé dans les données relatives au taux d’encadrement de la crèche.
Quant à la qualité de la formation, les salariés diplômés ont des appétences différentes : s’amuser avec les enfants, les rendre à leurs parents ou s’occuper des infrastructures et des soins à prodiguer aux enfants. L’obtention d’un diplôme ne garantit aucunement que son titulaire sera un parfait professionnel auprès des enfants. Néanmoins, l’obligation de disposer de deux professionnels au sein de la crèche, à toute heure de la journée, est importante et ne doit pas être modifiée. D’autres normes pourraient toutefois l’être.
Je n’avais pas le sentiment de m’exprimer en faveur d’une baisse de qualification en évoquant la montée en compétence de personnels. Adopter le schéma d’encadrement que j’évoquais plus tôt – un professionnel pour cinq enfants – nous permettrait à ce propos de comptabiliser les apprentis.
Le programme pédagogique diffère selon les structures, bien que la CAF s’attache actuellement à les lisser au moyen d’une trame fixe, ce qui n’est pas bon. En effet, la petite enfance est dynamique ; elle est plurielle. Le programme que souhaite instaurer la CAF m’empêcherait par exemple de proposer la journée sportive relative aux Jeux olympiques, que j’évoquais précédemment. Je souhaite de surcroît organiser un événement autour de « La Grande Lessive » – une manifestation culturelle mondiale –, mais cette proposition me sera vraisemblablement refusée. Les normes qui régissent les crèches sont en somme trop importantes.
Mme Anne Bergantz (Dem). Merci pour ces échanges passionnants et pour ces remontées de terrain. Je crois à ce propos que nous devons nous nourrir de la réalité des crèches, en l’occurrence associatives, que vous représentez.
D’aucuns parlent de personnes non qualifiées. J’entends que vous évoquez plutôt des personnes en apprentissage et en formation, ce qui est très différent. Il ne s’agirait pas de personnes sélectionnées au hasard. Elles seraient inscrites dans un processus de formation.
Vous nous alertez : « Nous allons très, très mal ! » J’ai relevé cette phrase comme un cri d’alarme. Vous avez souligné des sujets problématiques différents, dont le recrutement, les normes et le volet administratif. Quelle action permettrait, selon vous, de vous redonner rapidement un peu d’oxygène ? S’agirait-il d’une réflexion sur les diplômes ou sur la PSU ? Je découvre ce jour les normes relatives au prix de revient – qui doit constamment s’afficher à 10,05 euros – et ne sais pas comment vous parvenez concrètement à l’assurer. Comment pourrions-nous accroître vos marges de manœuvre, sans dégrader la qualité de l’accueil des enfants ?
Comment percevez-vous par ailleurs au quotidien le triptyque enfant-parent-professionnel ? Vous nous dites par ailleurs que vous avez ouvert des crèches franco-anglaises. L’approche de ce type de crèches est-elle différente ?
Mme Carole Chrisment. Les crèches se portent en effet très mal, en premier lieu car elles connaissent des difficultés à trouver des personnels. La crise sanitaire a de plus porté un coup aux personnels, sur le plan psychologique. Mes fonctions de directrice de crèches me fatiguent. Je produis trois plannings différents par jour. Les enfants ont en effet besoin de référents, de personnels et de professionnels qualifiés.
Les crèches se portent mal également sur le plan financier. En mars 2023, j’ai perçu mon solde de l’année 2022 ainsi qu’une avance de 70 % au titre de 2023. Par ailleurs, la convention collective nous a contraints à revaloriser les salaires, ce qui s’avère une bonne chose. Néanmoins, les charges des crèches s’en sont trouvées considérablement augmentées. Cette revalorisation a en effet coûté 100 000 euros à chacune d’elles.
Depuis août dernier, nos crèches accueillent moins d’enfants, ce qui réduira les montants que nous percevrons en mars prochain. Depuis le 1er janvier 2024, je rémunère mieux mes salariés. Or je ne suis pas autorisée à augmenter le coût de la place en crèche, en raison du prix fixe qui est instauré par la PSU.
Ainsi, depuis janvier dernier, le compte bancaire de la crèche est à découvert. À ce jour, je ne connais toujours pas le montant que me versera la CAF. Des revalorisations ont été actées, dans le même temps que les dépenses ont augmenté. Je ne suis donc pas certaine d’obtenir cette année la même somme que l’année dernière.
Nous percevions auparavant des acomptes trimestriels. À ce jour, nous percevons 70 % de l’aide une fois par an et la somme est calculée à partir d’éléments arbitraires. De plus, nous élaborons des prévisions quant au nombre d’enfants qui seront accueillis, mais la prévision n’est pas une science exacte. Nous prévoyons en outre le prix que le parent paiera. En cas d’écart – ne serait-ce que de 2 % –, nous devons rendre des comptes. Les crèches n’ont enfin pas intérêt à effectuer dix journées supplémentaires au mois de décembre, sous peine de perdre de l’argent et une partie des montants liés à la prestation de service et aux bonus afférents.
Je suis titulaire d’un diplôme juridique et d’un diplôme d’école de commerce ; j’ai validé un master en DRH ; j’ai obtenu une certification d’aptitude à l’administration des entreprises ; depuis 2022, j’ai obtenu un diplôme d’EJE, par validation des acquis de l’expérience. Pour autant, je ne m’en sors pas.
Par ailleurs, il est vrai que la petite enfance s’inscrit dans le triptyque enfant-parent-professionnel et que le parent y a toute sa place. En France, la qualité d’accueil du jeune enfant n’est en revanche considérée qu’à l’aune du parent et j’avais pour ma part envie de ne parler aujourd’hui que de l’enfant. Depuis peu, nous ouvrons néanmoins les crèches aux parents, ce qui ne se faisait pas trois ans plus tôt. Les demandes du parent sont de plus en plus prises en considération.
Quant aux crèches franco-anglaises que j’ai ouvertes, lorsque j’ai constaté que ma fille parvenait à apprendre quelques mots d’anglais et d’espagnol en regardant la télévision, j’ai eu l’idée d’initier les enfants à l’anglais. Mes deux crèches les familiarisent ainsi à la culture et à la langue anglaises. Jeudi prochain, nous organisons un événement portant sur la fête de la Saint-Patrick. Nous avons été primés par l’Union européenne. Les enfants que j’accueille pendant trois ans connaissent quelques rudiments d’anglais et disposent d’une meilleure ouverture sur le monde.
Mme Virginie Lanlo (RE). Merci de l’honnêteté de vos propos, qui semblent venir du cœur. « La Grande Lessive » consiste pour rappel en une opération internationale, qui invite notamment les écoles à produire une exposition hors les murs, dont les œuvres sont accrochées sur un fil avec des pinces à linge.
Je retiens des précédents échanges la non-prise en considération de la directrice de la structure dans le taux d’encadrement. Le problème est similaire dans les accueils de loisirs. La directrice de crèche doit de mémoire consacrer entre 75 % et 80 % de son temps à des tâches de bureau et n’est pas censée rester auprès des enfants pendant ce temps. Cette règle est une aberration, en accueil de loisirs.
Au sein de ces derniers, des personnels non diplômés montent en compétence et sont comptabilisés dans le taux d’encadrement des structures. Il ne s’agirait pas pour autant de sélectionner n’importe qui. À ce propos, je suppose que les casiers judiciaires des personnels sont systématiquement vérifiés.
Je suppose par ailleurs qu’outre les apprentis, les alternants pourraient intégrer les 25 % de personnels obligatoires relevant de la liste 3.
Certaines formations dépendent du reste de plusieurs ministères et les passerelles sont compliquées, sachant que les personnels ne sont parfois plus comptabilisés dans le taux d’encadrement de la structure.
Il pourrait être envisagé de créer un socle commun aux différentes formations, entre les niveaux Bac-3 et Bac+3, lequel ne dépendrait plus que d’un ministère. Les passerelles et le suivi des formations pourraient s’en trouver facilités.
Mme Carole Chrisment. La PMI vérifie le bulletin n° 2 du casier judiciaire des personnels et parents qui interviennent pour animer des activités. Elle vérifie également le bulletin n° 3 des personnes. De la même manière, lorsqu’un spectacle de fin d’année est organisé, je dois demander la vérification du casier judiciaire de toutes les personnes qui interviennent ou qui pénètrent dans la crèche.
Par ailleurs, je ne consacre en effet que 25 % de mon temps de travail aux enfants et passe les 75 % restants dans mon bureau.
J’appelle de mes vœux la constitution d’un socle de formation, entre le CAP, la formation d’auxiliaire de puériculture et la formation d’EJE. Ce socle permettrait une meilleure visibilité. Les apprenants pourraient néanmoins se spécialiser, par exemple sur le jeu ou sur la complexité du cerveau de l’enfant.
Je souhaiterais en outre qu’une continuité éducative soit assurée. Une EJE de la crèche pourrait notamment passer le premier mois à l’école maternelle, en vue d’aider l’institutrice. Notre formation de trois ans porte en effet sur le jeune enfant et cet aspect manque dans la formation de l’institutrice. Tout le village élève l’enfant et non uniquement le parent.
Mme Sophia Chikirou (LFI). Merci, Madame, de la sincérité et de la spontanéité de votre témoignage, celui d’une dirigeante d’association qui procure des services d’accueil de la petite enfance.
Je suis interpelée, car vos crèches sont partenaires du groupe Babilou, premier acteur privé du secteur de la petite enfance en France. Il a été l’un des quatre groupes à avoir été mis en cause en 2023 pour maltraitance, dans des enquêtes journalistiques et un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Babilou compte à ce jour 2 000 crèches, dont 500 en propre et 1 500 crèches partenaires.
Vous avez déclaré que vous vous réjouissiez de la mise en place de notre commission d’enquête. Je vous cite : « Il y a une dérive dans les crèches financières. La petite enfance mérite mieux que l’on s’intéresse à elle uniquement sous l’angle de la finance. » Je souhaiterais cependant que vous précisiez vos liens financiers avec Babilou. Le groupe intervient-il dans votre gouvernance et dans vos projets pédagogiques ?
En sus, quelles différences constatez-vous entre les crèches publiques, les crèches associatives privées et les autres types de structure, en matière d’impacts financiers ?
Autrement, vos crèches associatives sont-elles à but lucratif ou non lucratif ? Je crois savoir que vous réinvestissez les bénéfices au sein de vos crèches.
Identifiez-vous en somme des liens entre la qualité d’accueil et la structure financière, au regard de votre expérience avec le groupe Babilou ? Considérez-vous qu’il convient de continuer de permettre à des crèches privées de ne chercher qu’à engranger des bénéfices ? Dans le cas contraire, devrions-nous concentrer nos efforts sur les crèches publiques, municipales et associatives, à but non lucratif ?
Mme Carole Chrisment. Le financement des crèches est supporté par la PSU et, dans certains cas, par la commune. Nous disposons en outre de places de crèche d’entreprises. Dans ce contexte, un conventionnement nous lie avec le groupe Babilou. Une entreprise de grande taille sollicite des places en crèche pour ses salariés et Babilou signe un conventionnement avec la crèche en question, afin de permettre à des salariés de cette entreprise d’y faire garder leurs enfants. Chacune de mes structures compte trois places de cette nature.
En revanche, je ne parlerais pas de « partenariat ». En effet, nous ne portons pas le même programme pédagogique que Babilou ; nos actions sont différentes ; la qualité d’accueil du jeune enfant est différente. Par conséquent, je ne suis pas partenaire de Babilou.
Je ne représente pas uniquement mes deux crèches, puisque je suis présidente du collectif des crèches du Grand Est et que ces dernières se réjouissaient que je témoigne devant vous, ce jour. Nous avons par ailleurs préparé ensemble le propos que je tiens devant vous.
Mes crèches sont à visée non lucrative. La question de la qualité d’accueil des jeunes enfants me tient à cœur, car je considère que les enfants constituent l’avenir du pays. Je souhaiterais à cet égard que nous adoptions le même slogan qu’au Canada : « Nous sommes tous fous de nos enfants. » Nous progresserions grandement.
Pour fonctionner, une crèche a besoin d’argent. L’enfant doit se sentir bien à la crèche et pour ce faire, le professionnel doit être respecté et correctement rémunéré.
Par ailleurs, la micro-crèche PAJE n’obéit pas aux mêmes règles que les autres crèches. Les deux types ne sont pas régis par la même convention collective ; les attentes au niveau des personnels y sont différentes. Les micro-crèches PAJE ne sont pas tenues de disposer de deux professionnels à toute heure de la journée. L’EJE couvre trois micro-crèches. La CAF – c’est-à-dire la France – finance enfin différemment la crèche relevant de la PSU et la micro-crèche PAJE.
En effet, les crèches de certains départements pâtissent d’un manque de places. Nous avons besoin des micro-crèches. En revanche, il existe un problème d’équité. Je souhaiterais que la micro-crèche PAJE obéisse aux mêmes règles que la micro-crèche PSU. Les problèmes financiers qu’a relevés le rapport de l’Igas seraient par là même résolus. Le problème est néanmoins d’ordre politique.
M. le président Thibault Bazin. Dans le cadre de la convention qui vous lie à Babilou, quel est le montant de la réservation d’un berceau ? Entretenez-vous des liens de cette nature avec un tiers financeur public ?
Mme Sophia Chikirou (LFI). Vous pointez par ailleurs les différences d’intervention entre les municipalités. Celles-ci interviennent-elles sur les places conventionnées avec Babilou, à destination des entreprises ? D’autres acteurs publics financeurs sont-ils présents, autrement que par le crédit d’impôt ?
Mme Carole Chrisment. Outre Babilou, nous signons des conventionnements avec d’autres acteurs privés, dont Crèches pour Tous. Ceux-ci nous contactent et sollicitent une place en crèche. Si nous acceptons, les acteurs nous imposent un prix. Les négociations sont très limitées. Je dispose de places qui génèrent 3 500 euros par an, que j’ai négociées directement avec une entreprise. D’autres me rapportent entre 9 000 euros et 12 500 euros. En revanche, je n’ai pas décidé de ce montant. La mairie n’intervient pas sur ces sujets et n’en est probablement pas même informée. Elle n’intervient pas non plus, lorsqu’un parent sollicite une place en crèche pour son enfant.
Des commissions « petite enfance » sont cependant organisées conjointement avec la commune, au cours desquelles les dossiers de parents qui souffrent d’un manque de mode de garde sont étudiés.
Nous bénéficions par ailleurs d’une prestation de service de la commune. Celle-ci verse une participation à la crèche, qui est calculée en fonction des minutes de présence de l’enfant relevant de sa commune.
Une de mes crèches est établie à Laxou, dans le département de Meurthe-et-Moselle. La commune me verse 0,90 euro par heure. Pour un enfant qui réside à Villers-lès-Nancy, la commune ne me verse rien. La commune de Maxéville me verse 0,70 euro par heure de garde d’un enfant y demeurant.
M. le président Thibault Bazin. Je comprends que les financements publics dépendent de l’activité réelle et que vous ne bénéficiez pas de subvention d’équilibre, alors que votre crèche est à but non lucratif. Les tarifs diffèrent de plus selon les communes et certaines ne participent pas au financement de vos crèches.
Des entreprises – outre Babilou – vous contactent par ailleurs. Combien d’enfants accueillez-vous dont la place au sein de vos crèches a été négociée avec des entreprises ?
Mme Carole Chrisment. Mettons qu’un enfant résidant à Laxou soit amené par son parent, lequel sollicite une place pour trois ou quatre jours par semaine. Sa place sera financée par la PSU, car il est fort probable qu’il soit allocataire. Dans la mesure où il relève de la commune de Laxou, celle-ci me verse une participation – calculée sur les heures de présence de l’enfant au sein de ma crèche, à la minute près – équivalente à 0,90 euro par heure.
Dans d’autres cas, Babilou ou Crèches pour Tous me contactent, en vue de placer un enfant dans une de mes crèches. Si je peux l’accueillir, ces acteurs privés fixent le tarif de la place. Qu’il s’agisse de deux, trois ou quatre jours par semaine, nous ne disposons en revanche d’aucune visibilité sur leurs tarifs. La crèche accepte néanmoins la proposition, dans la mesure où elle lui permet de gagner de l’argent.
Le reste du temps, je démarche moi-même des entreprises, afin de pourvoir mes places en crèche et d’être en mesure de rémunérer les professionnels que j’emploie. Dans ce cas de figure, ni la CAF ni la mairie ne perçoivent un pourcentage du montant de la prestation.
Pour reprendre ces exemples, l’enfant serait dans l’idéal proposé par Babilou et résiderait à Laxou. La crèche concernée percevrait alors des montants de la part de la CAF et de l’entreprise.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je m’apprêtais à aborder ce point. Je comprends que lorsqu’un enfant est placé via un berceau réservé par une entreprise et est issu d’une commune qui finance la crèche, vous percevez à la fois le financement de la commune et celui de l’entreprise.
Lorsqu’un berceau n’est pas réservé par une entreprise, vous percevez la PSU, le financement de la famille et, en principe, celui d’un tiers financeur. Celui-ci correspond-il à la subvention de la commune, calculée à la minute près ? Dans le cas contraire, qui est le tiers financeur de ce dispositif ?
Mme Carole Chrisment. Vous avez identifié, Mme la rapporteure, le point d’achoppement du dispositif. 66 % du financement provient de la PSU – c’est-à-dire de la CAF et des parents. Initialement, les communes devaient financer le tiers restant. Pour autant, pas une commune française ne finance de places en crèche à hauteur de 33 %.
L’agglomération dont je relève, à savoir la Métropole du Grand Nancy, compte vingt communes. Le financement le plus élevé s’élève à 1,10 euro par heure et par enfant relevant de la commune en question. En admettant que le prix de revient horaire de la crèche s’établisse à 10,05 euros, 6,63 euros ajoutés à 1,10 euro ne donnent que 7,73 euros. Les crèches perdent dans ce cas 2,32 euros par heure de garde de l’enfant.
Autrement, le conseil départemental nous verse 3 500 euros par an, mais cette subvention est conditionnée à la conduite de projets au sein des crèches.
M. William Martinet (LFI). Malheureusement, le modèle que vous décrivez est commun, je crois, à beaucoup de crèches associatives. Les communes assument de moins en moins leur rôle de tiers financeur. Celui-ci se trouve à présent partagé entre les communes et les entreprises réservant des places – les réseaux des grands groupes privés de crèches faisant parfois office d’intermédiaire entre les deux.
Cette situation a-t-elle évolué ? J’ai échangé avec nombre de dirigeants de crèches associatives et il semble que le recul des subventions des communes ait été compensé par le fait que les associations démarchent désormais des entreprises et leurs réseaux. Avez-vous été confrontée à ce mouvement ?
Connaissez-vous par ailleurs les montants que facturent Babilou ou Crèches pour Tous aux entreprises au titre desquelles elles réservent des berceaux ? La marge que ces groupes engrangent semble importante à connaître.
Mme Carole Chrisment. Les places qui me rapportent 6 000 euros sont facturées 12 000 euros aux entreprises, par les groupes privés de crèches.
Quant au tiers financeur, sur 6 500 euros, le financement ne s’élève qu’à 2,88 euros par heure. Les crèches se trouvent de façon récurrente et depuis longtemps en situation de déficit. Nos structures ne sont pas attractives, car les salaires n’étaient pas assez élevés. Depuis janvier 2024, malgré l’augmentation qui a été passée, nous ne sommes toujours pas en mesure de rémunérer les personnels.
Une évolution est notable, du fait des changements dont la convention collective a fait l’objet, au 1er janvier dernier. Pour engranger de l’argent, les crèches doivent accueillir des enfants. De plus, les micro-crèches n’obéissent pas aux mêmes règles que nos structures. Elles se multiplient et dérèglent l’ensemble de l’écosystème des crèches associatives municipales.
Une micro-crèche qui se situait à proximité d’une des miennes a fermé en décembre dernier. J’ai dû faire visiter mes crèches pendant mes congés pour rassurer les parents dont l’enfant y était auparavant placé. Ceux-ci n’ont pas compris pourquoi cette micro-crèche avait fermé. Elle l’a été au motif de violences faites aux enfants. J’ai accueilli des enfants supplémentaires, mais certains ont dû être rassurés, sachant qu’ils passaient d’un accueil collectif de douze à vingt-cinq enfants.
Passer d’une crèche à une autre constitue également une violence pour l’enfant. Les crèches ne sont pas interchangeables. La continuité éducative d’un enfant repose, une fois encore, sur sa sécurité affective, c’est-à-dire sur le temps, le lieu et l’humain. Cette dernière ne pourra pas être garantie, tant que ces trois dynamiques ne seront pas considérées conjointement.
M. le président Thibault Bazin. Merci, Madame Chrisment, de conclure sur l’enjeu que représente la qualité d’accueil pour l’enfant. Nous pourrions vous recontacter, en vue d’obtenir des précisions supplémentaires. Dans le cas où vous vous apercevriez de l’inexactitude de certains éléments que vous avez portés à notre connaissance, nous comptons sur vous pour nous faire parvenir des correctifs.
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14. Audition de représentants de France urbaine : Mme Annick Bouquet, adjointe au maire de Versailles en charge de la petite enfance, membre de la commission Éducation, jeunesse et petite enfance de France urbaine, et M. Étienne Chauffour, directeur en charge de l’éducation et de la petite enfance, maire honoraire de Juvisy-sur-Orge (6 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. France urbaine est l’association qui représente l’ensemble des métropoles, comités urbains, comités d’agglomération et grandes villes de France. Cette audition s’inscrit dans la continuité de celles qui ont été menées la semaine dernière et notamment des auditions des représentants de l’association des maires de France (AMF) et des intercommunalités.
Les sujets que nous aborderons entreront en résonance avec ceux qui l’ont été la semaine passée. Ils le seront néanmoins à l’aune du regard du monde urbain et de ses caractéristiques propres.
Cette audition est retransmise en direct sur le site Internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible, à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Annick Bouquet et M. Étienne Chauffour prêtent serment.)
Mme Annick Bouquet. Je m’exprime devant vous au nom des villes comptant plus de 30 000 habitants, et de leurs aires urbaines. Jusque lors, ces villes étaient très impliquées dans la délégation à la petite enfance et faisaient dans une certaine mesure office de service public en la matière.
Les familles sollicitaient naturellement les mairies, afin de connaître les possibilités d’accueil. Nous avions en outre connaissance des dispositifs existants sur notre territoire, en vue de les informer au mieux et de les aider à trouver une place en crèche pour leur enfant.
Le principal obstacle auquel nous faisions face était d’ordre budgétaire. Le coût d’une place en crèche est en effet très élevé, malgré la participation de partenaires – dont la CAF. En outre, la suppression de la taxe d’habitation n’a pas amélioré les budgets de nos communes.
Le second obstacle majeur a trait aux difficultés actuelles en matière de recrutement. Nous connaissons en effet une pénurie de professionnels de la petite enfance.
Toutes les associations d’élus – dont l’AMF et France urbaine – siègent au comité de filière et s’attachent à trouver des solutions. La situation est urgente. La ville de Lyon a par exemple gelé 300 berceaux, ce qui représente à peu près cent crèches. Au printemps 2022, la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) a estimé le nombre total de berceaux gelés à 10 000 et la situation s’est aggravée depuis.
De plus, les communes sont parfois contraintes de recourir à l’intérim, ce qui présente un coût supplémentaire. Nous portons la volonté de répondre aux besoins des familles. En ne proposant pas de places en crèche, nous contribuons de manière générale à freiner l’économie. Nous empêchons des femmes – enseignantes ou médecins, par exemple – d’exercer, car en cas de manque de places d’accueil, ce sont en effet les femmes qui, en général, s’arrêtent de travailler.
Nous répondons du reste aux besoins des personnes les plus fragiles, en accueillant des enfants en situation de handicap ou encore issus de familles dont les revenus sont très faibles.
M. Étienne Chauffour. Je tiens en premier lieu à vous remercier de nous avoir reçus. Nous avons sollicité cette audition, car il nous a semblé légitime que France urbaine soit entendue, au même titre que l’AMF et les régions.
À la question que vous nous avez posée, visant à savoir si les acteurs publics sont pour partie responsables de l’émiettement du secteur de la petite enfance, la Cour des comptes nous l’a également posée, la semaine passée, en des termes assez directs. Elle a relevé l’émergence de plus en plus forte d’acteurs privés et nous a interrogés : « N’avez-vous pas laissé émerger ces acteurs privés, faute de solutions publiques ? »
En effet, si l’offre publique avait été intégrale, ces acteurs privés n’auraient sans doute pas pu émerger. Je rappelle toutefois qu’une large part de l’accueil individuel – lequel est assuré par les assistantes maternelles libres et agréés – repose sur une activité rarement publique.
La capacité de gestion quotidienne du service public est en effet de plus en plus pénible pour les communes. Pour rappel, la moitié des dépenses du compte administratif d’une collectivité concerne l’enfant âgé de zéro à dix ans. Pour améliorer la prise en charge de l’enfant de zéro à trois ans, il faudrait diminuer ailleurs les dispositifs de solidarité ou d’accompagnement du vieillissement. La question se pose en effet en ces termes, à plus forte raison au regard de la perte d’une partie de l’autonomie fiscale des collectivités.
La problématique relative au recrutement est aujourd’hui majeure, pour partie car nous n’avons pas pris la mesure des métiers de services à la personne – relevant du soin, du handicap ou de la petite enfance – et que ceux-ci n’ont pas été valorisés comme ils auraient dû l’être. Nous n’avions pas non plus pris la mesure de la pyramide des âges, notamment des assistantes maternelles assurant un accueil à domicile, dont 60 % auront fait valoir leurs droits à la retraite d’ici à cinq ans. Pour l’heure, nous ne parvenons à en remplacer qu’une sur dix, dans le meilleur des cas.
Ce métier, issu des années 1970, est rémunéré à hauteur de 0,232 % du SMIC horaire. Les assistantes maternelles s’occupent généralement de trois bébés. L’exercice repose du reste sur un modèle désuet, où la femme avait un mari qui travaillait, disposait d’un logement suffisant spacieux et se consacrait à ce métier dans le même temps qu’elle élevait son premier enfant et continuait par la suite de l’exercer. Ce modèle n’existe plus autant que dans les années 1970.
Lorsque nous proposons de recruter des candidates au poste d’assistante maternelle, elles pointent le manque de compétitivité de ce métier.
Mme Annick Bouquet et moi serions favorables à la généralisation de la loi « Petite enfance ». Le service public de la petite enfance existe dans les villes depuis plusieurs années. Le rendre obligatoire dans des villes qui comptent des milliers de places disponibles répondrait à un enjeu historique et majeur, celui de la capacité des femmes à retravailler. Pour autant, même les villes qui disposent de ce service public de la petite enfance depuis plusieurs années ne parviennent à répondre qu’à environ la moitié de la demande, tous modes de garde confondus.
Ce service public de la petite enfance et la volonté associée d’instaurer une véritable autorité organisatrice nous paraissent intéressants. Néanmoins, le domaine de la petite enfance compte à ce jour des crèches collectives, des crèches privées, des crèches d’entreprises, des micro-crèches PAJE au régime fiscal différent, des assistantes maternelles, des assistantes maternelles gérées en crèche familiale et de l’accueil à domicile – dont le statut n’est pas clairement déterminé. Nous devons de surcroît travailler avec le mode de financement que constitue la PSU et composer avec la PAJE – qui représente une aide fiscale non adossée à la CAF. Nous nous retrouvons, de fait, avec des problèmes de solvabilisation des acteurs et des inégalités tarifaires majeures. En effet, selon que l’enfant de la famille est accueilli par une crèche publique ou que celle-ci doive se satisfaire d’autres solutions, les conditions tarifaires diffèrent.
Ce système devra devenir gérable, équitable à l’égard des familles et, si possible, lisible. En effet, si nous acceptons l’idée de devenir autorité organisatrice – et nous l’avons revendiquée –, nous ne pourrions pas pour autant pallier la pénurie de professionnels de la petite enfance. Le cas échéant, les familles nous accorderaient à juste titre leur crédit, mais nous ne gérerions ni les contrôles, ni les agréments, ni les conditions de qualité d’accueil, ni les financements.
Nous nous trouvons ainsi à la veille d’un travail qui s’avérera essentiel et qui consistera à nous donner cette compétence, sans entraîner de conflit entre acteurs publics et acteurs privés. Ce travail devra poser la question de la régulation de l’autorité organisatrice.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie de ces premiers éléments introductifs, lesquels sont denses et très riches. En premier lieu, je souhaiterais que nous abordions les spécificités du territoire urbain et que vous nous indiquiez les difficultés particulières qui y sont rencontrées. Je pense notamment aux enjeux fonciers et immobiliers qui renchérissent le coût de ces services.
En matière de financement, quels sont aujourd’hui les principaux freins à l’ouverture de crèches publiques dans les territoires urbains ?
Autrement, estimez-vous disposer de moyens suffisants pour contrôler la qualité d’accueil dans les délégations de service public (DSP) ? Comment l’organisation France urbaine accompagne-t-elle ses membres, dans le cadre de l’établissement de la pondération des critères, en vue de la passation de DSP ?
Diriez-vous par ailleurs que le recours à des crèches privées à but lucratif s’avère plus avantageux pour les communes que d’ouvrir des crèches publiques sur le territoire ?
S’agissant de l’autorité organisatrice de l’accueil du jeune enfant dévolue aux communes au titre de la loi pour le plein emploi, comment abordez-vous cette mission ? Comment appréhendez-vous l’organisation de la gouvernance, en matière de qualité d’accueil dans les crèches ? Comme vous l’avez rappelé, le territoire compte différents acteurs et il existe un enjeu de coordination entre ces derniers.
Mme Annick Bouquet. Les questions foncières sont problématiques pour les villes. En effet, d’une part le foncier est onéreux et pose problème lorsqu’il s’agit d’ouvrir des crèches. D’autre part, la pénurie de professionnels de la petite enfance est probablement plus importante dans nos villes, eu égard au prix de la location et du niveau de rémunération de ces professionnels.
La crise sanitaire a de surcroît accru cet écart. Les professionnels qui exercent dans ma ville viennent en effet de loin. Ils se sont aperçus que leur temps de trajet générait de la fatigue et qu’ils ne le consacraient pas à leur famille. Je pense que nous avons perdu des professionnels, après qu’ils ont tiré ces constatations.
Dans ma ville, nous peinons à trouver des biens fonciers, en raison des secteurs protégés qu’elle compte et de la loi « zéro artificialisation nette » (ZAN).
Par ailleurs, nous n’utilisons pas de DSP, mais achetons des berceaux dans le secteur privé, ce qui nous offre une certaine liberté, sachant que les contrats afférents durent trois ans. Chaque année, nous étudions les besoins des familles en fonction des quartiers et de leur évolution. Une fois tous les trois ans, nous achetons ainsi des berceaux, en fonction des besoins.
À ce propos, lorsque deviendrons autorité organisatrice, je souhaiterais que nous disposions d’un droit de regard plus important sur les crèches privées. Lorsque nous lançons un appel d’offres, j’étudie en premier lieu le projet pédagogique et la qualité d’accueil de la crèche, avant ses tarifs.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Combien coûtent les berceaux que vous achetez ? La fin de votre réponse m’interpelle par ailleurs. Lors de l’exécution d’un marché public, la puissance publique doit en effet être en mesure de contrôler que les conditions qui ont été arrêtées dans le cadre de la passation sont respectées. J’imagine que les appels d’offres que vous lancez comportent des points relatifs à la qualité d’accueil et vous devriez être en mesure de vous assurer qu’ils sont respectés. Or vous laissez entendre que vous êtes empêchés d’exercer ce contrôle.
Mme Annick Bouquet. Nous n’en sommes pas empêchés. En revanche, ce contrôle nécessite des moyens et des personnes et s’avère compliqué dans un contexte de pénurie de professionnels. Nous pouvons néanmoins compter sur les retours des familles et nous sommes présents au moindre incident.
M. Étienne Chauffour. Sur le plan juridique, la notion d’appel d’offres est rare dans le domaine de la petite enfance. Quelques communes disposent d’une DSP couvrant la totalité de leurs activités relatives à la petite enfance, à l’instar d’Aix-en-Provence. Ce cas s’inscrit dans les conditions traditionnelles de la DSP : une commission ad hoc se réunit et l’exécution de la DSP est contrôlée. Nous n’avons par ailleurs jamais eu à gérer la défaillance d’un délégataire.
Autrement, nous subventionnons des crèches associatives, dans le cadre d’une mission de service public. Cette situation est plus fréquente que la mise en place de DSP et nombre de villes – dont Toulouse et Lyon – la pratiquent. Dans ce cas, une convention de mission est établie, qui fixe des limites réglementaires, les attentes de la collectivité et les modalités de leur exécution.
Dans d’autres cas, nous subventionnons partiellement des crèches associatives, sans conventionnement avec la ville. Il existe du reste des crèches privées et des micro-crèches PAJE, sur lesquelles nos capacités de contrôle sont nulles. Les conditions d’agrément de ces structures relèvent de la PMI et du département, et non de la ville.
Pour rappel, l’essentiel de la grande précarité se concentre en milieu urbain, à hauteur de 80 % environ. Les conditions d’accueil en quartier prioritaire doivent ainsi répondre à ces enjeux spécifiques.
La loi « ZAN » est par ailleurs souvent défavorable aux communes urbaines, considérant la densité en milieu urbain comme déjà forte et ne laissant de marges de manœuvre à l’artificialisation qu’aux milieux ruraux.
Autrement, le seul avantage que présentent les crèches privées sur les territoires réside dans la solution alternative qu’elles offrent aux familles, pour pallier la saturation des crèches publiques. Il s’agit d’un avantage à l’égard des habitants et non par rapport au service public de la petite enfance.
Du reste, il n’était pas de notre responsabilité de décliner la directive Bolkestein relative aux services en France, ni de donner la possibilité aux services publics de devenir des services privés à but lucratif. La notion d’autorité organisatrice devrait à cet égard contribuer à réguler ces derniers.
M. le président Thibault Bazin. Vous n’avez pas répondu, Madame Bouquet, à la question du montant du prix du berceau et à sa question sous-jacente : au regard des volumes non pourvus que compte votre commune, pourquoi n’optez-vous pas pour la construction d’une crèche publique ?
Par ailleurs, je comprends que vous souhaitez, Monieur Chauffour – et l’organisation France urbaine que vous représentez –, dans la perspective du service public de la petite enfance et de l’autorité organisatrice, pouvoir exercer les missions de contrôle qui incombent à ce jour à la PMI. En qualité d’autorité organisatrice, vous souhaiteriez en outre gérer la définition du financement de l’ensemble des structures présentes sur votre territoire.
Vous avez évoqué les subventions des communes qui assurent le rôle de tiers financeur. La personne qui a été auditionnée avant vous indiquait que les subventions des communes étaient calculées sur la base du temps réel – au même titre que la CAF –, à la minute près. Les tarifs semblent en outre différer en fonction des communes.
Mme Annick Bouquet. L’achat d’un berceau coûte entre 10 000 euros et 12 000 euros à la commune. Plusieurs appels d’offres sont lancés. Les élus souhaitent en effet proposer un vaste choix aux familles. Chacune peut ainsi opter pour la solution qui répondra le mieux à ses besoins.
J’achète des berceaux pour la commune de Versailles, car je ne dispose pas de moyens immobiliers suffisants. De plus, une grande partie de la ville de Versailles ne nous appartient pas.
Cette année, j’ai acheté moins de berceaux dans un quartier et davantage dans un autre, car la demande était plus forte dans ce dernier. Dans les grandes villes, les personnes optent pour la crèche la plus proche de leur domicile, d’un arrêt de bus, de tram ou de train ou de l’école dans laquelle est éventuellement inscrit un premier enfant.
M. Étienne Chauffour. Nous ne divergeons pas nécessairement sur ces sujets, mais sommes parfois contraints d’utiliser des pis-aller. La réservation de berceaux de la part d’une collectivité pose en effet question à l’égard des crèches publiques. Versailles a fait ce choix – bien qu’il ne soit pas fréquent. En l’état, il révèle que nous ne parvenons pas à constituer une réponse satisfaisante du service public et que nous optons pour d’autres solutions.
À propos de la capacité des autorités organisatrices, nous avons suggéré qu’à l’instar de ce qui se fait à Lyon ou à Paris, les moyens de contrôle et d’agrément nous soient transférés, dans les zones où le territoire urbain et le département seraient volontaires.
Le rapport qui a porté sur la pauvreté des enfants et des jeunes a notamment conclu que les PMI devraient se consacrer à plein temps à leurs missions de protection médicale infantile et préconisé que la partie administrative relative à l’autorisation d’une ouverture – que nous savons déjà gérer dans nos villes – soit confiée à d’autres structures.
Notre demande nous a semblé cohérente, eu égard au problème que présente le millefeuille administratif. En revanche, nous ne souhaitons pas être dépositaires des financements. Le système actuel – qui repose sur la branche Famille de la sécurité sociale – devrait probablement être revalorisé, mais il s’avère en l’état assez satisfaisant. Il ne compense pas les coûts réels, ce qui explique qu’il n’y ait pas suffisamment d’établissements publics. Pour autant, ce système est assez satisfaisant.
Par ailleurs, le système de complément de libre choix du mode de garde (CMG) relatif à l’accueil individuel devrait être revalorisé, mais constitue en l’état une réponse satisfaisante. En revanche, d’autres dispositifs ne relèvent pas de la CAF et n’adoptent pas la même grille de lecture, à l’instar des aides fiscales dont dépendent les micro-crèches PAJE. Nous avons suggéré de mettre en place un système qui – sans pour autant être unique – n’admettrait pas la diversité des modalités.
En ce qui concerne le contrôle et les agréments, lorsqu’une famille sera mécontente, elle ne sollicitera plus le ministre, ni le président du conseil départemental, mais le maire de sa commune. La famille aurait raison, dans la mesure où sa démarche illustrerait le crédit qu’elle porte à une institution proche de chez elle. Dans le cadre du concept d’autorité organisatrice, nous devrons être en mesure d’assumer pleinement la responsabilité du mécontentement des familles. Nous ne souhaitons pas en somme maîtriser l’ensemble des sujets, mais être en mesure d’assurer à l’habitant que nous assumons pleinement la responsabilité en matière de petite enfance.
Mme Annick Bouquet. Il est vrai que les familles qui confient leur enfant sont anxieuses. Elles ont besoin d’une certaine transparence. Or la diversité des modes d’accueil, des financements et des modes de fonctionnement, d’une commune à l’autre, est complexe. Nous avons besoin de rassurer les parents, a fortiori lorsqu’il s’agit de leur premier enfant.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous estimez, monsieur Chauffour, que le rôle d’autorité organisatrice est positif pour la commune, mais vous soulignez le risque de devenir autorité organisatrice de la pénurie.
À propos de la façon dont le rôle de contrôle et d’administration pourrait être davantage dévolu à la commune, il manque à mon sens des idées et des propositions qui permettraient de dépasser la question de la pénurie. Aussi de quoi auriez-vous besoin afin d’assurer l’ouverture de places de qualité, en tant qu’autorité organisatrice ?
En second lieu, s’agissant de l’attractivité des métiers et de leur rémunération, nous nous accorderons, je suppose, à considérer que la revalorisation des salaires des professionnels constitue une condition, en vue d’ouvrir des places et de s’assurer que les places actuelles puissent être maintenues.
Sur cette question, la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités vient d’annoncer il y a peu une augmentation des salaires des professionnels de la petite enfance – bien que les différents ministres l’évoquent depuis déjà un an. Ainsi, les professionnels exerçant dans le secteur public percevraient cent euros supplémentaires, dont deux tiers seraient pris en charge par la CAF et le dernier par le tiers financeur. À cet égard, considérez-vous que vous disposez des moyens suffisants pour supporter le coût de ce dernier tiers, en vue de concrétiser l’augmentation de salaire qui a été annoncée ?
M. Étienne Chauffour. Comment atteindre l’objectif qui a été fixé par le Président de la République d’ouvrir 200 000 nouveaux berceaux ? Je ne sais pas si nous y parviendrons. En revanche, pour ce faire, nous avons besoin de nouvelles acquisitions immobilières, ce qui pose notamment la question des subventions d’investissement et de la solvabilisation de l’offre. En l’état, la PSU qui couvre entre deux tiers et trois quarts du coût réel ne suffit pas et ne permet pas aux communes d’ouvrir de nouveaux berceaux.
Le second aspect important a trait au recrutement. À cet égard, un travail conséquent a été réalisé au sein du comité de filière. Celui-ci a notamment considéré qu’il fallait augmenter la rémunération des professionnels, sans pour autant entraîner la défaillance économique des employeurs. Il est en effet prévu de rehausser de 150 euros la rémunération des professionnels relevant du secteur privé et de 100 euros celle des professionnels relevant du secteur public. Cette augmentation sera pour partie compensée par la branche Famille de la sécurité sociale. Cet écart d’augmentation s’explique par l’incapacité d’agir sur les éléments indiciaires de l’emploi public, tandis qu’il suffit pour le secteur privé de s’assurer que les sept conventions collectives rehaussent leurs conditions de rémunération.
Néanmoins, cette mesure s’apparente une fois encore à un pis-aller. Un travail de même nature pourrait par ailleurs être envisagé pour les assistantes maternelles. Ce travail a été engagé. Parviendrons-nous pour autant à répondre à l’objectif d’ouvrir 200 000 berceaux, sans que des dizaines de milliers de berceaux soient dans le même temps fermés ? Je ne le crois pas. En revanche, nous avons le sentiment d’avoir progressé, en l’espace d’un an.
Autrement, il est demandé à la fonction publique d’être en mesure de recruter des agents publics. Dans le cas où une infirmière qui aurait exercé pendant dix ans se laisserait convaincre de devenir infirmière de puériculture – laquelle fonction est essentielle au fonctionnement des crèches –, il lui serait tout de même demandé de passer le concours administratif qui s’impose. Depuis cinq ans, nous demandons à l’État que les professionnels soient titularisés sur titre, ce qui se fait déjà dans un certain nombre de domaines. Aucun professionnel de la petite enfance expérimenté n’accepterait en effet de rejoindre la fonction publique dans ce contexte, alors que le secteur privé les accueillerait sans qu’il ait à passer de concours. Aussi souhaitons-nous que les professionnels de la petite enfance qui disposent d’une qualification obligatoire et d’une compétence reconnue professionnellement puissent être titularisés sur titre. Il est ridicule que cette possibilité ne leur ait pas encore été offerte.
M. le président Thibault Bazin. Je suppose que les personnels relevant de collectivités qui ont déjà mis en place un régime indemnitaire ne percevront pas les 100 euros supplémentaires précités, si leur rémunération en atteint déjà le plafond.
M. Étienne Chauffour. Nous avons demandé au Gouvernement de prendre en considération la délibération relative à l’augmentation du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP), laquelle a déjà été actée depuis plusieurs mois dans la plupart des grandes villes.
Nous avons en outre souhaité que le Gouvernement consente à une revalorisation supérieure du régime indemnitaire, dans la mesure où celui-ci ne donne lieu à aucune cotisation à la retraite. Le versement de 100 euros supplémentaires pourrait à cet égard ne pas être totalement équitable, au regard des efforts que la collectivité fournira. Les négociations à ce sujet se poursuivent.
Pour répondre à votre question, l’annonce de la ministre n’est pas incompatible avec une précédente augmentation du régime indemnitaire. Certaines communes pourraient en effet envisager de fournir un nouvel effort, notamment si le précédent s’est avéré bénéfique et s’il a permis de résoudre une partie des problèmes liés au recrutement.
Mme Anne Bergantz (Dem). Merci, madame Bouquet et monsieur Chauffour, d’évoquer la réalité que vous vivez dans les villes, en matière de petite enfance.
Vous avez évoqué les problèmes de recrutement auxquels vous faites face, non dans une logique d’ouverture de nouveaux berceaux, mais de sécurisation des berceaux existants. Cette dernière semble constituer un premier défi.
Nous avons reçu la semaine dernière les régions et je me suis pour ma part étonnée de leur manque de visibilité quant aux places de formation qu’elles devraient ouvrir pour répondre aux demandes du terrain. Les problèmes de formation que vous avez mentionnés pourraient-ils être réduits par une augmentation des places de formation ? Quelles sont vos relations avec les régions à ce sujet ? Autrement, un autre enjeu a trait à la pérennisation des personnels.
Par ailleurs, les différents modèles des crèches – privé, associatif et public – sont-ils à votre sens concurrents ou complémentaires ?
Mme Annick Bouquet. À propos de la formation, nous n’entretenons pas de véritables liens avec les régions. J’entretiens en revanche des relations avec toutes les écoles de formation du territoire yvelinois et je sais qu’elles ne sont pas toutes remplies. L’instauration de Parcoursup a contribué à freiner les demandes d’inscription dans ces écoles. Parcoursup n’est cependant pas la seule cause de ce ralentissement des inscriptions.
Ces écoles de formation sont variées et le comité de filière travaille sur ce sujet. La formation des puéricultrices n’a par exemple pas évolué depuis quarante ans. Il semble ainsi urgent d’adapter ces formations, d’une part aux changements de la société, d’autre part, aux changements de la jeunesse qui souhaite s’y inscrire.
Par ailleurs, nos crèches comptent des métiers très divers. Je suis favorable à cette diversité, dans la mesure où les volets sanitaires et pédagogiques sont hautement complémentaires.
M. Étienne Chauffour. Certains territoires entretiennent des relations fluides avec la région, sur le plan de la formation ; d’autres, non. Les territoires urbains qui se situent en région Auvergne-Rhône-Alpes – dont les mairies de Lyon, de Grenoble, de Saint-Étienne et de Clermont-Ferrand – ont fait publiquement savoir que leurs attentes de financement de nouvelles places dans les formations aux métiers de la petite enfance n’étaient pas satisfaites. Dans près d’un tiers des régions, le nombre de places n’est pas satisfaisant au regard du besoin de formation.
Mme Annick Bouquet. À propos de la coexistence de différents modèles de crèches, nous ne souhaitons pas qu’ils entrent en concurrence, bien que notre objectif consiste à pérenniser nos lieux d’accueil.
Nous considérons que les conditions de travail sont indissociables de la qualité d’accueil. Nous travaillons donc largement sur ces conditions de travail, au-delà de la revalorisation salariale annoncée.
M. le président Thibault Bazin. Merci pour vos réponses. Si certaines d’entre elles vous paraissaient a posteriori inexactes, faites-nous parvenir des correctifs. Nous pourrions être amenés à vous recontacter, en vue de vous demander des précisions.
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15. Audition de représentants de « Familles rurales » : Mme Rita Ciccarella Vanderbeke, membre du bureau, référente petite enfance, présidente de la fédération des Bouches-du-Rhône, M. Vincent Clivio, directeur du développement et de la vie associative et M. Mickaël Philippe, conseiller technique « Solidarité et Cohésion sociale » (6 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, reprenons nos auditions. Je rappelle en préambule que « Familles rurales » est une association reconnue d’utilité publique, qui agit en faveur des familles sur tout le territoire et notamment en milieu rural et périurbain où vous êtes très actif dans ma circonscription.
L’association compte près de 120 000 familles adhérentes, est présente sur nos territoires à travers 1 850 associations locales et compte environ 25 000 bénévoles et 17 000 salariés.
Cette audition est retransmise en direct sur le site Internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Rita Ciccarella Vanderbeke, M. Vincent Clivio et M. Mickaël Philippe prêtent serment.)
Mme Rita Ciccarella Vanderbeke, présidente de la fédération des Bouches-du-Rhône de la Fédération nationale « Familles rurales ». Bonjour à tous. Merci de nous accueillir. « Familles rurales » constitue la première association représentant la famille, à l’échelle nationale. L’association exerce dans le milieu de la petite enfance, notamment par la mise en place d’établissements accueillant des enfants âgés d’au moins trois ans. Nous sommes également compétents en matière de jeunesse et de loisirs. Nous comptons par ailleurs des associations qui interviennent dans des espaces de vie sociale. Ainsi, nous sommes compétents dans tous les domaines relatifs à la famille. Nous sommes actifs et apolitiques. Nous prenons en charge la mise en place de dispositifs visant à accompagner la vie de famille et à permettre aux personnes désireuses de résider en milieu rural de bénéficier de certaines facilités d’accès.
En outre, nous connaissons bien le territoire. La force de « Familles rurales » réside dans sa capacité à effectuer des diagnostics. Nous sommes proches des élus. Nous considérons en effet qu’ils traduisent et rapportent le mieux les besoins qui sont formulés au cœur de leur commune.
Il existe des dispositifs qui permettent de mettre en place des établissements d’accueil, mais encore faut-il connaître les démarches à suivre et être en mesure de trouver des financements – auprès des régions notamment. Nos salariés sont experts en la matière et œuvrent, du diagnostic jusqu’à la mise en place des établissements.
Nous sommes force de proposition auprès des élus, mais travaillons également surtout à l’ingénierie et à la mise en place des établissements.
M. Vincent Clivio, directeur du développement et de la vie associative de la Fédération nationale « Familles rurales ». Notre association bénéficie d’un ancrage territorial et de services très larges, lesquels couvrent tous les âges, de la petite enfance – avec des microcrèches et des crèches – jusqu’aux personnes âgées. Nous nous préoccupons de l’ensemble des questions relatives à la vie des familles en milieu rural.
Notre association recense à ce jour plus de 250 structures qui accueillent le jeune enfant, dont plus de 120 microcrèches et de nombreux accueils collectifs de mineurs. « Familles rurales » compte en outre plus de 430 références liées à la petite enfance et organise des activités et ateliers – du baby gym et des ateliers d’éveil notamment ainsi que du soutien à la parentalité.
Notre réseau compte en effet 1 850 associations locales et 80 fédérations.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mesdames, Messieurs, bonjour. Merci d’être avec nous pour évoquer le sujet des crèches associatives. Le champ de la commission d’enquête appréhende l’ensemble des acteurs de la petite enfance et en particulier ceux relevant du secteur des crèches. Il nous a ainsi semblé important de vous y associer et de vous entendre.
À ce jour, peu de places en crèches sont créées, dans le milieu associatif. Comment l’expliquer ? Quant à votre mode de financement, quel regard portez-vous sur la PSU et sur la PAJE ? Pensez-vous que ces modes de financement favorisent les crèches privées à but lucratif ? Comment les communes contribuent-elles au financement des crèches relevant du secteur associatif ?
Par ailleurs, certains éléments nous laissent penser que le berceau le moins onéreux relève du secteur privé associatif. Le confirmez-vous ? Dans votre réseau, quel est le prix moyen d’un berceau ?
Je souhaitais également vous entendre sur les différents mécanismes que les CAF ont mis en place – en vue de corriger le financement par la PSU –, à l’instar des bonus « inclusion handicap », « territoire » et « mixité sociale ». Ces mécanismes répondent-ils à vos besoins ? Dans quelle mesure participent-ils à corriger le financement par la PSU ? Quelles seraient vos propositions, en vue de faire évoluer et de rendre le modèle de financement plus vertueux et de prendre pleinement en considération le bien-être de l’enfant et son accueil dans les meilleures conditions pour son développement ?
M. Mickaël Philippe, conseiller technique « Solidarité & Cohésion sociale » de la Fédération nationale « Familles rurales ». Comme l’ont rappelé mes collègues, le maillage et l’ancrage territoriaux de « Familles rurales » sont particuliers. Nous sommes en effet présents sur l’ensemble du territoire. Ainsi, il existe des disparités de prix du berceau, selon les départements. À titre indicatif, le prix moyen du berceau s’établit entre huit et douze ou treize euros de l’heure. Ce prix intègre néanmoins des charges – à l’instar des fluides et des mises à disposition –, lesquelles diffèrent d’un territoire à l’autre. Le statut associatif nous permet par ailleurs de disposer de bénévoles, qui pour certains assurent des fonctions support. Ainsi, les particularités de « Familles rurales » ne nous permettent pas de vous indiquer un prix moyen du berceau, au centime près.
Autrement, nous avons interrogé notre réseau avant cette audition. La question du prix du berceau a interpellé, dans la mesure où le travail de l’association dépasse le sujet du simple prix. Notre association ne vend pas de marchandises. « Familles rurales » porte un projet et des valeurs associatives et s’inscrit dans une démarche éducative. Certains directeurs de fédération se sont donc étonnés de la question relative au prix moyen du berceau.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En effet, le prix du berceau ne prime pas, en matière de politique d’accueil du jeune enfant. Néanmoins, notre commission d’enquête a pour objet la qualité d’accueil et le financement et vise à déterminer s’il existe une corrélation entre les conditions de financement et les difficultés identifiées en matière de qualité d’accueil. Dans ce contexte, il n’est pas question d’émettre de jugements de valeur, mais au contraire de tenter de trouver les leviers relatifs au financement qui permettront de renforcer la qualité d’accueil.
M. le président Thibault Bazin. Pourriez-vous du reste nous communiquer le coût moyen de la place ?
M. Mickaël Philippe. Je souhaitais simplement souligner le caractère associatif de « Familles rurales ».
M. Vincent Clivio. Nous vous communiquerons ultérieurement les données relatives au coût moyen de la place en crèche. Comme nous vous le précisions plus tôt, notre réseau compte des microcrèches rurales et des établissements de multiaccueil urbains.
M. le président Thibault Bazin. Connaissez-vous le coût moyen d’une place dans une microcrèche rurale ? Nous nous sommes déplacés sur le territoire pendant plusieurs jours et avons constaté que « Familles rurales » disposent de microcrèches. Nous serions intéressés de connaître le modèle économique des microcrèches gérées par le privé non lucratif.
M. Vincent Clivio. Lorsqu’une microcrèche est gérée par une association locale et des bénévoles et qu’un conseil d’administration se mobilise sur les fonctions support et traite les inscriptions, les coûts induits sont forcément inférieurs aux structures privées à but lucratif et aux établissements relevant des municipalités.
Ces coûts inférieurs constituent la force de « Familles rurales ». L’association réunit des personnes qui considèrent que les pouvoirs publics ne peuvent pas tout et que les populations doivent prendre des initiatives et les porter. Cette configuration induit néanmoins des fragilités. Nous travaillons par exemple à la mutualisation des fonctions support, à la formation et à l’accompagnement, de manière à techniciser et à professionnaliser ces missions.
Les fonctions support sont dans certains cas assurées par des plateformes ou des associations territoriales au niveau de la fédération, ce qui laisse l’association locale agir. La technicité de la gestion des crèches et d’autres services que portent les associations est à ce jour telle, qu’il est important de laisser aux populations ces responsabilités et initiatives et de les soutenir. Les changements de gouvernance peuvent en effet entraîner une perte de capacité de portage, cependant qu’elle est nécessaire pour pérenniser l’activité.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je souhaite revenir sur les questions qui vous ont été adressées, dont celle des financements relatifs à la PSU et à la PAJE et de leurs impacts sur les différents types de crèches. Diriez-vous que ces financements favorisent le secteur privé à but lucratif ? Quant à vos coûts, je souhaiterais vous entendre sur le recours aux contrats aidés. Comment sont-ils appréhendés, au regard du taux d’encadrement et de la réglementation NORMA ? Je souhaiterais en outre que vous évoquiez les différents bonus qui sont établis par les CAF. Avez-vous enfin des propositions à formuler, qui permettraient de faire évoluer les conditions de financement ?
Mme Rita Ciccarella Vanderbeke. En ce qui concerne les crèches associatives, nous travaillons avec les élus à déterminer les besoins. Sur le plan financier, la prise en charge est assurée par certains bénévoles dans des territoires. En revanche, les budgets sont calculés finement, mais la qualité est toujours recherchée – sur les postes alimentaires et sur les projets notamment. Nous n’optons pas pour des prix moins élevés qui dégraderaient la qualité d’accueil, sachant que notre association est à but non lucratif. La qualité d’accueil de l’enfant nous importe avant tout.
Quant aux différents modes de financement, la PSU représente environ 66 % des budgets des établissements. Ce système fonctionne bien.
Dans mon département, certaines zones affichent un nombre de places en crèche très faible – dans certaines zones blanches de Marseille et aux alentours notamment – et les CAF sont assez dynamiques. Je suis également administratrice au sein d’une CAF et j’ai connaissance de tout le travail qui est assuré par la CNAF et la CAF. La PSU est importante, autant que les prestations qui sont distribuées aux parents.
Nos salariés – dont les directeurs de crèche – sont également formés à optimiser ces financements. En effet, la PSU est calculée sur les heures effectives, c’est-à-dire réalisées. Il n’est pas toujours évident de les calculer, lorsque les familles fonctionnent par exemple avec des forfaits. Des familles demandent une garde ponctuelle de leur enfant. Nous leur téléphonons lorsque nous disposons de places. Nous faisons montre de prudence, pour ne pas dépasser un certain taux qui nous serait défavorable. Néanmoins, nous travaillons avec bienveillance et nous positionnons du côté des familles, en vue de faciliter leur vie quotidienne.
La PAJE constitue par ailleurs une bonne solution. Lorsqu’il existe des pénuries de places d’accueil, tous les dispositifs sont bons à prendre et la PAJE en fait partie. En revanche, passer par la PAJE pour obtenir une place en crèche s’avère bien plus onéreux pour les familles. Le dispositif ne s’adresse donc pas à tous les foyers et il faut en tenir compte, sachant que « Familles rurales » s’attache dans ses valeurs à accompagner toutes les familles.
Le bonus « territoire » est assez nouveau et il nous semble qu’il fonctionne correctement. Certaines conventions territoriales globales (CTG) ont néanmoins été mises en place de façon différée, pour laisser les communes concernées s’entendre à ce sujet. Le bonus « territoire » permet de fortifier les financements et propose des lignes intéressantes.
À ce jour, il faut garder à l’esprit le besoin d’optimiser les coûts, afin de pérenniser une structure. Je suppose que les crèches privées à but lucratif observent la même exigence. Celles-ci sont différentes du point de vue de l’organisation et de la communication. Pour notre part, nous nous concentrons sur la qualité des services que nous apportons aux territoires, en matière de soutien à la parentalité notamment. Les fonds excédentaires dont disposerait une structure donnée serviraient aux projets et à la formation de nos personnels.
Au sein de « Familles rurales », toutes les personnes qui ont travaillé dans le cadre d’un contrat aidé ont été pérennisées dans nos structures ou ont quitté l’association avec une qualification ou une formation.
M. Vincent Clivio. La PSU garantit en effet le financement dans une proportion intéressante et permet d’échanger ensuite avec la collectivité sur la participation au reste à charge entre les familles et elle. Cette approche est intéressante, dans la mesure où elle permet de collaborer avec les collectivités, sur la question de l’ajustement des tarifs et de l’ouverture des structures au plus grand nombre d’enfants.
Quant à la PAJE, nous disposons de témoignages, dont celui de la fédération du Doubs. Celle-ci compte plus de trente établissements sur son territoire entre les associations locales et la fédération. Cette fédération a rapporté avoir généré une offre de microcrèches en lien avec les collectivités, plusieurs années plus tôt, en calculant le tarif appliqué aux familles de sorte à leur proposer un reste à charge équivalent à celui qu’elles auraient dû payer si elles avaient confié leur enfant à une assistante maternelle. Cette disposition a permis d’équiper des territoires très ruraux en microcrèches là où ça n’intéresse pas le privé lucratif.
Avec les mêmes normes bâtimentaires, ces établissements n’auraient pas pu ouvrir. Ces microcrèches existent, mais ne répondent plus aux nouvelles normes.
À mon sens, le secteur s’apparente à celui du médico-social, en tant qu’il fait également l’objet d’une hypernormalisation. Des standards de qualité sont instaurés à tous les niveaux. Dans le même temps, le secteur connaît une pénurie d’encadrement et de qualification et les normes relatives aux diplômes tendent à se relâcher. Les normes sont rigides et très nombreuses et concernent également les familles.
« Familles rurales » compte des établissements d’accueil de loisirs et d’autres qui s’inscrivent dans un cadre périscolaire. Le niveau de normes y est moindre et les enfants ne sont pas pour autant mis en danger. Cette différence pose la question de notre rapport à la petite enfance et à la prise de risque. Tout aseptiser et tout vouloir contrôler ne garantit pas nécessairement une plus grande sécurité.
S’agissant des modes de contractualisation avec les communes qui n’apparaissent pas dans vos questions, la majorité de nos crèches obéit au régime de la subvention. « Familles rurales » était en effet à l’origine de ces projets. La circulaire Valls de 2014 a notamment permis, à partir de la loi relative à l’économie sociale et solidaire (ESS) de doter la subvention d’un cadre juridique et de sécuriser juridiquement les partenariats qui existaient parfois depuis longtemps.
Nous sommes aujourd’hui en mesure d’organiser des activités, à l’initiative des habitants, qui s’inscrivent dans le régime de la subvention. Elles sont totalement réglementées et le cadre est sécurisant.
Néanmoins, nombre de directeurs de services et de fonctionnaires spécialisés qui ont été formés considèrent la délégation de service public comme la garantie de la sécurité juridique.
Cette initiative est possible et elle génère des économies pour la collectivité. Remettre en concurrence, comme c’est le cas aujourd’hui, des gestionnaires d’établissements tous les trois ans – voire tous les cinq ou six ans – ne nous semble pas apporter de plus-value pour la collectivité. Une temporalité de six ans pourrait être fixée au moyen d’un mandat. À ce jour, qu’est-ce qui légitime que des exigences annuelles ou triennales soient imposées ? Le travail qu’elles induisent est considérable pour la collectivité et lui coûte, en frais de gestion et de renouvellement. Ces exigences sont du reste insécurisantes, à la fois pour les gestionnaires et pour les salariés. En effet, comment se projeter dans un métier, quand on sait que notre employeur pourrait être exclu de la collectivité trois ans plus tard ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il s’agit à mon sens de deux logiques très différentes qui dépendent de l’origine de l’initiative. Lorsque la commune est à l’initiative, elle peut décider de travailler en régie ou opter pour la délégation de service public. Dès lors que l’initiative appartient au secteur privé – en l’occurrence au milieu associatif –, la mise en place de délégations de service public n’est pas justifiée. Pour autant, les financements communaux apportés au secteur associatif sont divers. Ce matin encore, nous découvrions l’existence d’une subvention calculée sur un tarif horaire, en fonction du nombre d’enfants accueillis et relevant de la commune en question.
Ainsi, de quelle façon les communes vous financent-elles ? Le dispositif de la PSU implique a priori la participation d’un tiers financeur et à l’exception des berceaux qui sont réservés par des entreprises, la commune doit assurer ce rôle. Dans le cas de votre association, comment cette participation du tiers financeur se formalise-t-elle ?
M. Vincent Clivio. Nous pourrons vous adresser ultérieurement des modèles économiques concrets. Notre réseau compte en effet 17 000 salariés, 25 000 bénévoles et 2 000 entités juridiques. Il est généraliste et seuls nos directeurs de fédération disposent de l’expertise territoriale qui permettrait de répondre précisément à vos questions qui portent sur le financement des structures.
M. le président Thibault Bazin. Nous vous avons interrogé à trois reprises sur la question de votre modèle financier. Je comprends que vous ne disposez pas dans l’immédiat des données afférentes et qu’il ne s’agit pas d’une volonté de ne pas nous répondre, mais qu’il existe plusieurs modèles au sein de votre organisation.
Mme Rita Ciccarella Vanderbeke. Notre modèle financier est simple : nous établissons des budgets que nous présentons ensuite aux élus. À ce jour, la CAF s’engage, lorsque d’autres financeurs participent. S’agissant des coûts pour la commune, je pense que les élus sont assez conscients des besoins des familles.
Par ailleurs, la délégation de service public ne représente pas forcément le dispositif le plus adapté au milieu rural.
Mme Anne Bergantz (Dem). Nous avons rencontré ce matin des représentants de France urbaine et évoqué avec eux leurs problèmes de recrutement. Connaissez-vous des difficultés comparables à celles des villes ? Avez-vous été contraints de fermer des berceaux, en raison d’un manque de personnel ?
Autrement, nous avons entendu lors de précédentes auditions que des structures connaissaient de grandes difficultés financières. Quelle est sur ce plan la situation de vos établissements ?
M. Mickaël Philippe. Nous connaissons en effet de grandes difficultés en matière de recrutement, lesquelles sont de plusieurs ordres. En premier lieu, les métiers de la petite enfance ne sont pas du tout attractifs, pour des questions de rémunération et de conditions de travail notamment. Certaines particularités sont en outre liées au milieu rural. Des structures peinent à trouver des candidats résidant dans la commune et les personnes doivent être en capacité de se déplacer depuis un pôle urbain. Il existe par ailleurs parfois des problèmes de logement. Son coût empêche les personnes d’emménager près de leur lieu de travail. L’inflation que connaissent les carburants empêche également certains professionnels de se rendre au travail.
Autrement, un problème a trait aux fédérations frontalières. À poste équivalent, la rémunération est notamment par exemple multipliée par trois en Suisse. En début de carrière, le poste français est en effet rémunéré au SMIC, tandis que les personnes percevraient 5 000 euros en Suisse.
Des berceaux ont en effet dû être fermés. Des fédérations nous ont indiqué réfléchir à la modification des horaires d’ouverture de leurs structures qui manquent de personnels. Nos structures envisagent également de budgéter les absences.
Par ailleurs, un lien peut probablement être établi entre les problèmes de recrutement et la formation, eu égard à la baisse du niveau des stagiaires et à l’émergence de formations en ligne. Pour autant, les fédérations qui mènent des réflexions sur la formation et la qualité de vie au travail connaissent un taux d’absentéisme moindre dans leurs structures voire pas du tout d’absence.
M. Vincent Clivio. Dans l’Aveyron – département très rural qui ne compte que deux quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) –, la fédération a pris l’initiative quelques années plus tôt de développer des CAP Petite Enfance.
Certaines structures et fédérations connaissent des difficultés économiques. La question de l’accompagnement à la gestion, au remplissage des places et à la bonne tenue des charges se pose. « Familles rurales » relève encore de l’accord de branche non étendu, mais des négociations collectives ont cours, en vue de faire passer une grande partie du réseau vers la branche Éclat. Une centaine de structures dont l’activité porte principalement ou exclusivement sur la petite enfance viennent du reste de passer sous le régime de la branche professionnelle des Acteurs du lien social et familial (Alisfa).
L’appartenance des structures aux branches professionnelles pose des difficultés de renchérissement de la masse salariale. Elle pose en outre question, quant au rapport au reste à charge entre les familles et la collectivité. Les difficultés s’accroîtront par ailleurs, après l’annonce faite la veille d’une augmentation de la rémunération de 100 euros et de 150 euros nets par mois. Bien que l’abondement de la CNAF porté à 66 % soit intéressant, la question du financement du reste à charge continuera de se poser, entre la famille et les collectivités.
La question du reste à charge des familles se pose dans une moindre mesure, dans le cadre des établissements relevant du secteur privé à but lucratif. Néanmoins, elle constitue la première entrée, au sein d’associations comme « Familles rurales ». Nous devons travailler avec le réseau, sur la réalité des coûts et non uniquement sur la réduction du coût pour les familles.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez laissé entendre à plusieurs reprises que le coût pour les familles représente la variable d’ajustement. Or il me semble que dès lors qu’un établissement est conventionné par la CAF, le tarif que paie la famille est fonction de ses ressources et n’est pas variable.
M. Vincent Clivio. Le tarif des différentes tranches pourrait augmenter dans le barème de la CAF. Des augmentations de cette nature sont régulièrement effectuées.
M. le président Thibault Bazin. Il n’existe pas d’autre variable d’ajustement que le barème. Je comprends que votre modèle ne prévoit jamais le maximum des différentes tranches du barème.
M. Vincent Clivio. La collectivité et la CAF locale pourraient décider de rehausser chacune des tranches du barème.
M. le président Thibault Bazin. Il nous a été rapporté que les barèmes sont appliqués aux familles. Il semble ainsi que seule la subvention d’équilibre puisse faire office de variable d’ajustement, contrairement à la participation des familles.
M. Joël Aviragnet (SOC). Je suis élu dans une circonscription rurale du Sud-Ouest et me satisfais que notre commission d’enquête vous auditionne ce jour. Les enjeux que connaît le milieu rural diffèrent de ceux du monde urbain. Chez moi, il est difficile d’accéder au soin, à des services publics de proximité et a fortiori à un mode de garde adapté, pour ses enfants.
Considérez-vous que les territoires ruraux comptent suffisamment de places en crèche ? Dans quelle mesure l’accès à ces établissements est-il simple ?
Par ailleurs, je souhaiterais connaître votre avis sur les crèches privées à but lucratif, en votre qualité de représentants de familles. Avez-vous connaissance de différences systémiques de traitement et d’encadrement des jeunes enfants, en fonction du type de structure ? Les enfants sont-ils en somme mieux encadrés au sein des structures – publiques ou privées – à but non lucratif que dans les établissements privés à but lucratif ? Nombre d’ouvrages et d’études ont en effet prouvé que la quête de rentabilité des crèches privées à but lucratif impacte négativement les conditions d’accueil des jeunes enfants.
Avez-vous enfin perçu des différences de fonctionnement interne, entre les crèches publiques, les crèches privées à but non lucratif et les crèches privées à but lucratif, en matière notamment d’activités et de conditions de travail des employés de ces établissements ?
M. Mickaël Philippe. Les territoires ruraux ne comptent pas suffisamment de places en crèche. Dans l’ouest de la France, certains parents sont contraints de s’arrêter de travailler pour garder l’enfant, en raison du manque de places en crèche. Des deux parents, c’est la femme qui s’arrête en général de travailler.
Nos structures qui accueillent les parents tâchent de les informer sur les différents modes de garde existants, et ce avant la naissance de leur enfant. En revanche, dans la mesure où le nombre de places en crèche est insuffisant et le nombre de personnes qui travaillent dans ce secteur en recul, le problème semble insoluble.
Il manque beaucoup de places en crèche dans les milieux ruraux. Les familles sont ainsi obligées d’élaborer des stratégies et de décider qui des deux parents gardera l’enfant et dans quelles conditions.
M. Vincent Clivio. S’agissant de l’accès aux établissements, nous avions été interrogés lors d’un précédent rendez-vous sur la question de la création d’un guichet unique. Nous avions indiqué que nous ne souhaitons pas qu’il existe une sorte de Parcoursup de la petite enfance ni que la prise en charge de l’enfant se transforme en compétition. Nous savons en revanche que les familles sollicitent dix structures différentes, pour s’assurer de trouver une place en crèche.
Mme Rita Ciccarella Vanderbeke. Par ailleurs, nous ne sommes pas en mesure de comparer les différents modèles de crèches, dans la mesure où nous connaissons mal les autres types d’établissements d’accueil.
Nos structures sont à but non lucratif. Nous sommes clairs auprès de nos élus : nous souhaitons apporter un service de qualité et ne pas réaliser d’économies sur les postes relatifs à l’alimentation ou aux projets pédagogiques. Nous sommes fiers de présenter aux élus des budgets qui considèrent la qualité d’accueil. Lorsque notre bilan est excédentaire, en fin d’année, nous réinvestissons les sommes dans du matériel et dans la formation de nos salariés. Celle-ci est importante et entretient un lien avec le bien-être au travail.
Je suis néanmoins contrainte de fermer un établissement pendant une semaine, car je ne suis pas parvenue à recruter. J’ai été obligée de recourir à l’intérim, ce qui a représenté une enveloppe de 20 000 euros. Même l’agence d’intérim spécialisée à laquelle j’ai recours n’est pas parvenue à recruter.
M. le président Thibault Bazin. Disposez-vous d’un cahier des charges spécifique applicable à l’ensemble des crèches relevant de « Familles rurales », qui dépasserait les normes ?
M. Vincent Clivio. Nous portons des engagements relatifs à la qualité.
M. le président Thibault Bazin. Je comprends qu’il n’existe pas de label « Familles rurales ».
Enfin, certaines de vos structures bénéficient-elles de financement de la part d’entreprises basées dans des territoires ruraux ?
M. Vincent Clivio. Oui.
M. le président Thibault Bazin. Nous serions intéressés de voir, dans les modèles financiers que vous nous adresserez, la manière dont vous conjuguez les subventions municipales ou intercommunales et les participations des entreprises.
Nous sommes tous attachés aux territoires ruraux et tenions à vous auditionner. Merci de vos réponses.
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16. Audition de représentants de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) : Mme Séverine Salgado, directrice générale, Mme Anaïs Perelman, responsable « petite enfance et initiatives sociales » et Mme Julie Doye, directrice nationale « Enfance » (6 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Les mutuelles sont des acteurs de premier plan du domaine médicosocial. La Mutualité française intervient également dans le secteur de la petite enfance, notamment à travers 250 établissements et services petite enfance mutualistes, répartis sur tout le territoire. Vous avez créé un référentiel Afnor Quali’Enfance, pour accompagner la démarche d’amélioration continue de la qualité dans les établissements et services d’accueil des jeunes enfants, et vous proposez un dispositif pour accompagner les familles soumises à des horaires atypiques.
Cette audition est retransmise en direct sur le site Internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Séverine Salgado, Anaïs Perelman et Julie Doye prêtent serment).
Vous n’êtes pas obligées de répondre toutes les trois aux questions qui vous seront posées, je vous laisse la liberté de vous organiser.
Mme Séverine Salgado, directrice générale FNMF. Je vous remercie chaleureusement de nous donner l’occasion de vous présenter les positionnements et les propositions de la Mutualité française. Je souhaite commencer par vous expliquer comment nous avons composé cette délégation, afin de vous permettre de comprendre avec qui vous échangez et ce que nous représentons au sein du champ d’activité des mutuelles.
Nous représentons la Mutualité française dans son ensemble : la Fédération, mais aussi le réseau de la petite enfance, géré par les mutuelles. En tant que directrice générale de la Fédération, je dispose d’une vision assez globale du sujet et peux effectuer des liens avec l’ensemble des champs d’activité des mutuelles.
Anaïs Perelman est chargée du pilotage et de l’animation du réseau petite enfance, ainsi que de la veille. Elle bénéficie donc d’une vision à la fois experte et élargie. Elle est également chargée de ce que nous appelons les « innovations sociales », car nous avons à cœur de voir notre réseau petite enfance constituer un lieu d’innovation. En effet, la prise en charge précoce de l’enfant et de l’ensemble des problématiques de la petite enfance constitue un champ d’intervention historique, que nous avons investi de longue date.
Enfin, Julie Doye, directrice nationale petite enfance du groupement mutualiste Vyv3, représente les gestionnaires des établissements d’accueil de la petite enfance.
La Fédération de la Mutualité française rassemble près de 500 mutuelles, qui embrassent un large spectre d’activités. Nous sommes bien sûr très connus du grand public en tant que complémentaire santé, mais nous nous distinguons aussi, et c’est vraisemblablement essentiellement pour cette raison que nous sommes invitées aujourd’hui, par ce que nous appelons des « réalisations mutualistes », qui vont de la petite enfance au grand âge, en passant par le handicap, l’insertion sociale, le logement social, ou le réseau sanitaire à travers les centres de santé et les cliniques mutualistes. Nous proposons près de 2 900 services de soins et d’accompagnement mutualistes (SAM) sur l’ensemble du territoire. Ils sont nés du constat de besoins non couverts, qu’il était nécessaire de mutualiser afin de mieux servir nos bénéficiaires et nos adhérents. À ce titre, la Mutualité française, au sens large, constitue un acteur historique pérenne, et le premier réseau sanitaire et social du territoire. Il favorise l’accès à la santé, mais également la prévention de la protection de l’enfance.
Je juge utile de rappeler la dimension émancipatrice très forte dans laquelle s’inscrivent la création et la promotion de nos réalisations mutualistes. Nous avons décidé de prendre en compte les besoins non couverts, afin de soulager nos bénéficiaires et adhérents et leur permettre de mener à bien leurs projets de vie ou leurs projets professionnels. Lorsque nous avons créé nos premiers lieux d’accueil pour jeunes enfants, c’était tout d’abord à l’attention des jeunes parents, afin de leur permettre de construire leur parcours professionnel et favoriser ainsi l’égalité des chances, et une meilleure insertion sociale et professionnelle. Notre attention était également tournée vers les jeunes enfants, dont nous souhaitions accompagner le développement intellectuel et psychosocial. Enfin, nous proposons à nos équipes des parcours professionnels et des dispositifs de formation au sein de notre réseau.
Le réseau petite enfance de la Mutualité française se compose de 260 établissements et services, répartis sur 35 départements et gérés par 23 groupements et 2 100 salariés. 30 000 enfants sont accueillis en crèche et dans nos relais petite enfance auprès d’assistantes maternelles. Les établissements vont de la microcrèche au multi-accueil, en passant par les crèches interentreprises. Les gestionnaires mutualistes gèrent principalement des structures sous forme de délégation de service public (même si nous restons ouverts à d’autres modèles). À ces établissements s’ajoutent des lieux d’accueil enfants/parents, avec des ludothèques et un service de garde en horaires atypiques nommé Mamhique.
En plus de la dimension émancipatrice susmentionnée, nous adoptons une démarche d’innovation, notamment en termes d’accompagnement à la parentalité et de liens intergénérationnels. Nous sommes extrêmement sensibles à ces derniers, pour lesquels nous avons imaginé des dispositifs de crèches reliées aux Ehpad, qui ont démontré leurs bénéfices immédiats, à moyen et long terme, pour les résidents tout comme pour les enfants, dont le rapport à la séniorité s’en trouve modifié. Nous proposons aussi des actions de prévention et présentons une utilité sociale qui se traduit à travers des indicateurs comme le taux d’emploi des femmes, des solutions apportées directement aux familles monoparentales ou notre présence dans les quartiers politiques de la ville.
Nous avons joué le rôle de précurseurs dans plusieurs domaines, notamment en créant le premier référentiel Afnor Quali’Enfance. Nous accueillons également des enfants en situation de handicap et délivrons une formation mutualiste afin de proposer un accueil en milieu ordinaire. Ainsi, au sein de notre réseau, une crèche sur deux peut recevoir au moins un enfant en situation de handicap (contre une crèche sur trois au niveau national). Toutes nos crèches bénéficient de la présence d’un référent handicap. En matière de prévention, nous sensibilisons les parents aux perturbateurs endocriniens ou à l’obésité. Dans ces moments d’échanges, les parents sont vulnérables, au sens positif du terme, et se montrent très ouverts aux messages et actions de prévention que nous pouvons leur proposer. Enfin, le service Mamhique constitue une offre assez innovante en direction des parents confrontés à des horaires atypiques. À la demande du ministre de l’époque, nous avons rédigé un guide, remis au secrétaire d’État en octobre 2021.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. J’avais initialement prévu de vous interroger tout de suite sur votre financement, mais je pense qu’il serait intéressant que vous puissiez détailler au préalable la norme Afnor Quali’Enfance. En quoi diffère-t-elle des normes réglementaires déjà établies et comment assurez-vous le financement d’une qualité d’accueil supérieure aux normes réglementaires ?
Mme Anaïs Perelman, responsable petite enfance et initiatives sociales FNMF. Cela fait maintenant plus de dix ans que nous nous inscrivons dans cette démarche d’amélioration continue de la qualité. Les mutuelles étant pluridisciplinaires, la démarche d’amélioration continue de la qualité et les référentiels sont devenus obligatoires pour les autres activités des mutualistes. Il nous a semblé évident de devoir l’appliquer également au secteur de la petite enfance. Nous nous sommes donc rapprochés d’Afnor certification pour élaborer ensemble un référentiel, qui n’était encore nullement obligatoire au sein des crèches. Nous l’avons coconstruit avec le terrain, c’est-à-dire les groupements mutualistes gestionnaires d’établissements.
En dix ans, ce référentiel a beaucoup évolué et entre aujourd’hui dans sa troisième version. L’objectif est d’aller plus loin dans l’engagement et les propositions d’action formulées aux structures qui s’inscrivent dans cette démarche et aspirent à une certification. Nous cherchons également à verdir ces différents engagements en insistant sur leur dimension de développement durable. C’est pourquoi la nouvelle version comporte un volet consacré à l’écocitoyenneté et à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
Le référentiel se compose de sept engagements, reprenant évidemment les dispositions de la réforme applicables dans les structures. Mais nous souhaitons aller plus loin en mettant en valeur le travail quotidien des professionnels, en accompagnant les familles et en fédérant des équipes autour d’un projet. Par ailleurs, contrairement à des entreprises qui certifient les structures avec leurs propres labels, nous avons choisi le référentiel Afnor Quali’Enfance parce qu’il est assorti d’un audit externe.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je reviens sur la question que je vous ai posée sur la norme que vous avez pu établir, permettant de proposer une qualité d’accueil supérieure aux exigences réglementaires. Comment le delta est-il financé ?
Par ailleurs, vous avez souligné qu’une partie importante de vos établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) fonctionne en délégation de service public. Comme cela a pu être constaté sur le terrain, une forme de concurrence déloyale est à l’œuvre avec le secteur privé lucratif. Comment appréhendez-vous cette situation ?
Concernant le handicap, le bonus dédié parvient-il à couvrir les coûts supplémentaires ?
Enfin, comment appréhendez-vous les modes de financement en prestation de service unique (PSU) ou en Paje ? En dehors des crèches en délégation de service public ou des crèches interentreprises, le financement avec la commune passe-t-il par une subvention d’équilibre ou par un autre véhicule ?
Mme Julie Doye, directrice nationale enfance FNMF. Sur la question des délégations de service public, à la lecture du rapport d’analyse des offres que nous nous procurons systématiquement lorsque nous répondons à ce genre de marché, nous nous sommes effectivement parfois interrogés sur le prix, car le même cahier des charges s’impose à tous les répondants. Mais il n’est pas possible d’obtenir des explications précises. Le choix appartient à la collectivité, qui prend sa décision en fonction de ses propres critères.
Concernant le bonus handicap, le gestionnaire le touche a posteriori, après avoir justifié du nombre d’enfants accueillis en situation de handicap. Il ne permet donc bien évidemment pas d’anticiper les moyens nécessaires à cet accueil. Nous essayons de trouver des solutions de contournement ou parions sur la présence d’enfants handicapés, mais ce bonus ne constitue pas une mesure proactive nous permettant de prévoir le recrutement d’un équivalent temps plein (ETP) ou plus, et d’être ainsi en mesure d’accueillir l’enfant en fonction de ses besoins. Cela constitue d’ailleurs une certaine déception : nous regrettons que la dernière COG n’ait pas été plus volontariste sur ce point.
99 % de nos crèches fonctionnent en PSU de façon historique, et cela correspond à notre approche. Concernant les Paje, des développements ont été réalisés dans certains territoires exempts de tiers financeurs. La question qui se pose est celle des prix pratiqués auprès des familles. Elle nous pousse à nous interroger sur la pertinence de développer ou non le modèle en fonction des territoires, mais la décision appartient à nos élus mutualistes.
Quant aux subventions du groupe Vyv, 70 % des berceaux sont réservés pour le compte des collectivités, à travers des délégations de service public, des conventions de gestion ou des Cpom, en fonction des différentes appellations. Dans tous les cas, ce sont les collectivités qui décident du mode de contractualisation. Néanmoins, dans les territoires sur lesquels nous sommes fortement ancrés depuis trente ans, les modèles de convention de gestion sont privilégiés, car ils nous permettent de fixer des objectifs en termes de qualité d’accueil et non de nous cantonner à la tarification. Cela dit, nous avons pu constater que les collectivités gagnent en expertise dans le cadre des délégations de service public : leurs cahiers des charges prennent désormais en compte des dimensions qualitatives supérieures.
M. le président Thibault Bazin. Nous vous remercions de nous transmettre les différents modèles évoqués. J’imagine que, si vous répondez à des délégations de service public (DSP), vous transmettez des budgets et des comptes pour chacune des structures. Il serait intéressant pour nous d’étudier les modèles utilisés.
Par ailleurs, vous représentez un groupe mutualiste très diversifié. Quelle est la nature juridique de vos structures ?
Mme Julie Doye. Nous dépendons du Code de la mutualité. Nous constituons donc des entités gestionnaires mutualistes et ne sommes ni associatifs ni privés non lucratifs. Cela nous pose d’ailleurs parfois quelques soucis avec les documents administratifs, parce que la case « mutualiste » n’existe pas et cela déroute nos interlocuteurs. Nous nous situons entre deux eaux, mais faisons partie de l’économie sociale et solidaire.
Mme Séverine Salgado. Plus précisément, nous relevons du livre 3 du code de la mutualité, c’est-à-dire de mutuelles gouvernées par des principes démocratiques, avec des élus mutualistes qui sont des acteurs privés non lucratifs. Elles ne comportent pas d’actionnaires et disposent d’un mode de gestion qui leur est propre. Cela peut être parfois déroutant, sauf lorsque nous sommes implantés depuis plusieurs décennies sur un territoire.
M. le président Thibault Bazin. Puisque votre réseau se compose à la fois de microcrèches fonctionnant en Paje et de crèches fonctionnant en PSU, il serait intéressant pour nous d’avoir connaissance de vos différents modèles et de vos contraintes, notamment en termes de coût en ressources humaines ou en matière de conventions collectives applicables. Nous avons besoin de disposer de la totalité de vos modèles et de leurs spécificités.
Mme Julie Doye. Si je peux me permettre, ne serait-ce que pour le volet petite enfance du groupe Vyv, quatre conventions collectives s’appliquent.
M. le président Thibault Bazin. J’ai bien compris que vous fonctionnez selon plusieurs modèles. C’est pourquoi nous avons besoin de les consulter, afin de bien les appréhender dans leur diversité.
Vous avez fait part de 70 % de « réservations de berceaux » par les collectivités locales. Les 30 % restants sont-ils attribués à des entreprises ou à des particuliers ?
Mme Julie Doye. Le groupe Vyv n’entretient pas de lien direct avec les particuliers, car il ne compte pas de crèches Paje. Les réservations sont effectuées uniquement par des entreprises.
M. le président Thibault Bazin. Certes, mais les crèches PSU pourraient compter des berceaux non réservés par la collectivité en l’absence de tiers financeurs.
Mme Julie Doye. Les réservations sont réalisées par des entreprises, car nous nous appuyons sur des modèles mixtes. Dans le cas d’une collectivité nous confiant la gestion d’un établissement qu’elle a elle-même construit, 100 % des berceaux sont financés dans le cadre de la délégation de service public. Néanmoins, eu égard au poids de l’histoire, certaines collectivités présentent des besoins spécifiques dans des quartiers ou territoires qui n’ont pas eu la possibilité d’investir. Nous choisissons alors d’y aménager une crèche. La collectivité cofinance une partie des berceaux, et charge à nous de commercialiser également des places auprès des entreprises. Nous estimons que les crèches constituent des outils de développement locaux, et proposons donc un mode de fonctionnement gagnant-gagnant. Très souvent, les collectivités et les maires accompagnent ce déploiement. C’est pourquoi 30 % de nos crèches sont forcément mixtes. Seulement 10 % ne fonctionnent que sur le modèle interentreprises. Nous cherchons véritablement à répondre aux besoins territoriaux et sommes souvent approchés par des agences de développement local souhaitant favoriser la venue d’entreprises.
M. le président Thibault Bazin. Il serait très intéressant pour nous de disposer du modèle 100 % entreprise, 100 % collectivité, et du modèle mixte.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous représentez un acteur majeur en France. Avez-vous pu comparer notre modèle avec celui d’autres pays aux tendances plus libérales ou plus étatistes ? Si oui, quels sont nos atouts, ou quels seraient au contraire les points d’amélioration ?
Mme Séverine Salgado. C’est une très bonne question à laquelle il va m’être compliqué de répondre. Nous n’avons pas mené de comparaison internationale. Nous avons bien quelques idées de leviers d’amélioration, notamment en matière de financement, mais les systèmes de protection sociale sont tellement différents d’un pays à l’autre qu’il est parfois difficile de les comparer.
Quoi qu’il en soit, permettre aux jeunes parents de poursuivre leur parcours de vie, leur parcours professionnel, tout en accompagnant le petit enfant dans son développement personnel et psychosocial, constitue nos grands objectifs, que j’imagine partagés par l’ensemble des gestionnaires d’établissements. Ma réponse est assez elliptique et votre question mériterait d’être creusée. Je vous en remercie.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Il est vrai que le modèle mutualiste est un modèle compliqué. Dans l’économie sociale et solidaire (ESS), nous avons l’habitude de ne pas pouvoir résumer en trente secondes la complexité des innovations sociales, qui sont conduites depuis plus de 150 ans et que j’espère voir se prolonger encore longtemps. Toutefois, la mutuelle est codifiée, et toutes les questions qui ont été précédemment posées concernant le modèle économique nous intéressent au plus haut point, car nous essayons, à travers notre enquête, de comprendre quels modèles devraient être davantage valorisés.
À travers les auditions effectuées jusqu’à présent, le groupe de la France insoumise est convaincu que le modèle privé lucratif reposant sur l’actionnariat et la pression financière n’est pas bon, que ce soit en matière d’accueil des enfants, ou au niveau économique en matière de denier public. Une impression de surfinancement se dégage, tandis que l’audition de ce matin consacrée à une représentante d’associations non lucratives nous a laissé l’impression inverse. Comprendre comment vous maintenez votre équilibre est d’autant plus intéressant que vous constituez un acteur majeur, couvrant 35 départements. Je me demande d’ailleurs pourquoi vous arrêter à ce chiffre.
Je souhaite vous poser une première question portant sur votre politique d’accueil de l’enfant et vos relations avec les parents. Vous investissez beaucoup d’argent dans la prévention et l’accompagnement. Ce travail représente un coût important et exige de lui dédier du personnel. Quel est son poids dans votre modèle économique, et quel est celui de l’amélioration des bonnes pratiques ?
Avez-vous recensé des cas de maltraitance dans vos crèches ? Si oui, pourquoi avoir cherché à les identifier et comment avez-vous tenté d’y remédier ? Sinon, pourquoi n’en comptez-vous pas, alors que d’autres secteurs en comptabilisent ?
Vous avez raison de promouvoir le modèle mutualiste auprès des collectivités locales. Vous essayez de les convaincre, à juste titre, de vous confier des délégations de service public. Sur le plan économique, que mettez-vous en avant ? Quels sont les avantages pour les parents et pour les collectivités locales ? Le coût est-il moindre que dans la sphère privée et lucrative ? D’autres bénéfices existent-ils ?
Enfin, les territoires et départements présentent de fortes inégalités. Quelles sont celles que vous avez pu constater en termes d’accueil et comment les gérez-vous ? J’ignore si vous occupez le département de Seine-Saint-Denis, mais je vous sais très présents en Occitanie ou en Bretagne. Au sein de départements ruraux, périurbains ou très urbains comme Paris, quelles différences avez-vous recensées d’un point de vue économique ?
Mme Anaïs Perelman. Concernant notre développement sur les territoires, il subsiste aujourd’hui deux régions exemptes de structures de petite enfance mutualistes : la région Île-de-France et la région des Hauts-de-France. Cela résulte d’une volonté des groupements se trouvant sur ces territoires. Néanmoins, le groupement mutualiste ambitionne de créer un pôle petite enfance en Hauts-de-France. Nous espérons voir des structures s’y implanter très prochainement.
Pour ce qui est de notre politique d’accueil, l’objectif d’une crèche mutualiste est de proposer un accueil au plus près des besoins des familles. Il n’existe donc pas de structure type : nous élaborons une réponse adaptée, en collaboration avec le partenaire, en fonction des besoins du territoire et de la population d’enfants et de familles qui y réside. Les actions de prévention consistent parfois dans un accompagnement plus spécifique pour certains territoires, en fonction des familles accueillies. Cela peut par exemple concerner le soutien à la parentalité. Face à la pénurie de professionnels, dont nous avons tous connaissance, nous mettons en avant nos valeurs mutualistes pour les inciter à rejoindre nos structures. Dans d’autres territoires, nos crèches sont de facture classique, à l’instar des crèches associatives ou des crèches privées lucratives.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Peut-être ma question n’était-elle pas suffisamment claire. J’essaie de mesurer votre investissement en termes de formation de votre personnel, afin que ce dernier puisse assumer ses missions d’accompagnement des parents, de prévention, etc. Disposez-vous d’un personnel dédié ? Que représente cet investissement dans votre modèle économique, car il constitue un poids important qui n’a pas été mentionné au cours des autres auditions ?
M. le président Thibault Bazin. Les refacturez-vous dans les DSP ?
Mme Julie Doye. La prévention fait partie de notre approche pédagogique de base. Les professionnels que nous recrutons doivent présenter cette appétence. Nous délivrons également des formations internes.
Travailler avec des collectivités implique parfois de gérer un établissement pour personnes âgées, ou un service d’accompagnement dans le champ du handicap. Nous disposons de ressources en interne permettant de faire venir des professionnels. Dans le cadre de la prévention, si nous gérons un magasin d’optique et que nous annonçons une action de prévention, nous faisons venir un opticien. Cela constitue l’une de nos forces. Dans le cadre de l’accueil inclusif, nous avons réalisé une enquête auprès de nos personnels afin d’évaluer leurs besoins. Par exemple, la nécessité d’entretiens avec des spécialistes des troubles autistiques a été identifiée. Or, nous disposons de ces compétences en interne. Nous mettons actuellement en place une cartographie qui permettra d’échanger par téléphone avec divers professionnels, même s’ils ne se trouvent pas sur le même territoire. C’est la force de notre réseau. Les compétences disponibles se diffusent à travers les projets.
Nous disposons également de référents santé, ou de personnes extérieures aux structures et dédiées à la coordination, qui se déplacent en fonction des besoins des directrices de crèches ou de leurs personnels. Comme tout gestionnaire, nos équipes répondent aux minimas de la réglementation, mais nous essayons d’aller plus loin, que ce soit en termes de catégorie 1 ou du nombre de professionnels réclamés par la protection maternelle et infantile (PMI).
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous en revenons à la question que je vous avais initialement posée, concernant le financement du différentiel que vous mentionnez. Je peux comprendre que votre taille critique vous permette de mutualiser certaines fonctions, et donc de faire monter en compétence vos personnels. Cependant, vous vous positionnez vraiment au-dessus des normes réglementaires, dans un contexte d’équilibre financier pourtant très difficile à maintenir. Je m’interroge sur vos capacités de financement. Vous n’avez peut-être pas la possibilité de nous répondre immédiatement et je le comprends. Mais cela nous intéresse particulièrement.
Mme Julie Doye. Nous disposons de ressources internes qui nous permettent d’accompagner nos professionnels.
M. le président Thibault Bazin. Lorsque vous parlez de ressources internes, cela signifie-t-il que vous injectez des fonds propres ?
Mme Julie Doye. Non, il est question de temps. Par exemple, la directrice nationale du handicap donne de son temps pour m’aider à cranter mes projets pédagogiques.
M. le président Thibault Bazin. Cela fait-il l’objet d’une refacturation à la structure ?
Mme Julie Doye. L’apport des ressources internes est inclus dans les frais de gestion globale de l’Union, les frais de siège. Il existe bien un impact, mais sans doute moindre par rapport à une prestation externe.
Par ailleurs, puisque le financement est assuré à 70, voire 80 % par les collectivités, ce sont elles qui nous permettent aussi, soit à travers les conventions de délégation de service public soit à travers les Cpom, de financer un équivalent temps plein supplémentaire dans les endroits qui le nécessitent, parce qu’elles jugent la démarche cohérente avec le projet que nous proposons. Soyons francs : le modèle économique d’une crèche en PSU s’impose à tout type de gestionnaire. Le prix de vente à des entreprises ou des collectivités peut varier, mais le compte d’exploitation d’une crèche reste le même pour tout le monde.
M. le président Thibault Bazin. J’en déduis que les DSP ouvrent la porte au mieux-disant lorsque les collectivités paient au-delà de la réglementation.
Mme Julie Doye. C’est exact. C’est ce que nous proposons dans notre offre. Ce sont les collectivités qui décident. Lorsque nous nous trouvons en phase de renouvellement, nous savons que nous devons faire face à la concurrence et nous nous interrogeons sur le prix plancher au-dessous duquel nous refuserons de passer. Cela requiert l’aval de nos politiques, mais nous nous posons la question.
M. le président Thibault Bazin. Je souhaite aborder le sujet des maltraitances évoqué par notre collègue. Votre groupe en a-t-il recensé, pourquoi l’a-t-il fait, et si aucun cas n’a été comptabilisé, pour quelle raison ?
Mme Anaïs Perelman. Aucune maltraitance ne nous a été signalée au niveau national. Ce que nous qualifions « d’évènements indésirables » se produit parfois dans certaines crèches. Nous disposons d’un protocole, lié au référentiel Quali’Enfance, et d’outils informatiques nous permettant de faire remonter d’éventuelles problématiques aux bons interlocuteurs et de déclencher les actions pertinentes. Par exemple, il peut s’agir d’un enfant qui en mord un autre, ou d’un enfant qui s’est cogné. Nous différencions les évènements indésirables des évènements indésirables graves, ces derniers englobant la maltraitance. Nos structures ne nous ont signalé aucun cas de cet ordre.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Quel est l’avantage de votre modèle, en dehors de l’effet de structure, qui laisse sans doute les parents indifférents ? Vous pratiquez par exemple une cotisation de 1 400 euros par salarié pour les services de garde en horaires atypiques. S’agit-il d’une moyenne ? Quel est le reste à charge moyen des parents pour les différents services que vous offrez ? Mettez-vous en avant un avantage économique auprès des collectivités ?
Mme Julie Doye. Concernant les crèches en PSU, le tarif est fixé par la caisse d’allocations familiales (CAF). Chaque famille paie donc en fonction de sa composition propre et de ses revenus. Le montant de 1 400 euros que vous mentionnez est lié au dispositif Mamhique, qui s’adresse aux entreprises et leur permet de proposer une solution de garde aux salariés travaillant en horaires atypiques. Le processus est le même que lorsqu’une entreprise réserve une place en crèche, à la différence qu’ici, il est question de financer l’accompagnement d’une famille par le biais du dispositif Mamhique, géré par Vyv3 Bretagne. Parallèlement, si l’entreprise le souhaite, elle peut également payer les frais supplémentaires de garde en horaires atypiques à la place de la famille. Ce dispositif spécifique ne concerne pas un accueil en crèche, mais un accueil à domicile soit par des assistantes maternelles soit par une garde à domicile.
Mme Anne Bergantz (Dem). Le financement PSU constitue un modèle extrêmement complexe et chronophage pour les gestionnaires, avec des effets assez pervers en termes de remplissage maximum, mais qui peut présenter aussi des avantages pour le parent, qui ne paie que ce qu’il consomme. Néanmoins, j’ai cru comprendre que vous proposiez un réaménagement de la PSU sous la forme de contrats à long terme, dénués d’horaires, empreints de souplesse. Cette proposition exigera sans doute beaucoup de pédagogie auprès des parents, qui sont persuadés de ne payer que ce qu’ils consomment. Ce financement au forfait ne risque-t-il pas de s’accompagner d’une baisse du nombre de places ?
Mme Julie Doye. La Mutualité française formule effectivement, depuis le début, des propositions de refonte du modèle PSU, notamment parce que, depuis 2014, de par les effets de seuil, les gestionnaires sont pénalisés si les familles ne remplissent pas les créneaux contractualisés. Le système a eu du bon, mais aujourd’hui, au bout de dix ans, il atteint ses limites, d’autant plus que les directrices de crèches consacrent beaucoup de temps à la révision des contrats et à la pédagogie auprès des parents, pour leur expliquer que la structure est pénalisée lorsque les familles n’honorent pas les créneaux réservés. Le système est à bout de souffle, c’est pourquoi nous plaidons en faveur de la mise en place d’une part forfaitaire. Nous ne demandons pas à revenir en arrière, puisque deux enfants peuvent aujourd’hui se partager une seule place, mais nous sommes favorables à une part forfaitisée. La nouvelle COG a mis cette tendance en avant. Nous nourrissons cependant aujourd’hui des interrogations sur les modalités de mise en place, et nous avons besoin d’assurances, notamment concernant les bonus territoire et les bonus trajectoire. Certes, nous souhaitons une part de forfait, mais pas 100 % de forfait.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Monsieur le Président, je tiens tout d’abord à vous féliciter pour la tenue des débats : je trouve très utile et pertinent que les orateurs puissent relancer les personnes auditionnées pour obtenir des réponses. J’espère que cette méthode sera maintenue, notamment dans le cadre de certaines auditions quelque peu sensibles, vis-à-vis des ministres ou des grands groupes privés, car il n’y a pas de raison de « cuisiner » uniquement les représentantes de la Mutualité.
Dans le cadre de la vente de places aux entreprises, vous adressez-vous directement à elles ou passez-vous par des intermédiaires ? D’autres auditions nous ont fourni les exemples de Baby Loup ou de Crèches Pour Tous (faux-nez du groupe people&baby). Si vous passez par ces réseaux, avez-vous connaissance du différentiel entre le montant qui vous est versé, et celui payé par les entreprises ?
Nous avons beaucoup parlé, au cours de cette audition, des différences de gestionnaires. J’estime qu’un gestionnaire mutualiste se dissocie effectivement d’un gestionnaire public ou d’un gestionnaire privé lucratif. Je souhaite aborder la question des libertés syndicales au sein de la crèche, puisque le secteur public s’inscrit dans une construction syndicale particulière, du fait de la présence des syndicats dans la fonction publique. À l’inverse, dans le privé lucratif, le sujet est plus épineux, sans doute à cause de la précarité des salariés, mais aussi, à mon avis, à cause d’une forme de répression syndicale susceptible de survenir. La représentation syndicale et la démocratie sociale font partie des valeurs défendues par le secteur mutualiste. Je ne doute pas qu’elles soient importantes pour vous. Se traduisent-elles par une meilleure implantation des organisations syndicales au sein de vos structures ?
Enfin, je souhaite revenir sur les délégations de service public. Je suis convaincu que certaines collectivités territoriales, du fait des contraintes financières qui s’exercent sur elles, utilisent malheureusement la DSP uniquement pour faire baisser le coût. Plutôt que de devoir rémunérer des agents et fonctionnaires, et devoir assumer une gestion publique, certaines collectivités préfèrent passer par une DSP. Dans les cas les plus radicaux, cela peut se traduire par la recherche d’un acteur privé lucratif qui n’aura aucun mal à faire baisser très fortement les prix, ou par la recherche d’une mutuelle répondant à l’appel d’offres de la DSP. Avez-vous parfois le sentiment d’être pris dans cet engrenage ? Si une externalisation du service est organisée (en l’occurrence, la récupération de la gestion d’une crèche par une mutuelle), avez-vous l’impression, sans doute à votre corps défendant, de participer à cette course de la baisse des coûts ?
M. le président Thibault Bazin. Ce sont trois questions très précises, auxquelles il faut répondre de manière très précise. Je souhaite compléter l’une d’elles : sur les 30 % de places réservées par les entreprises, une part est-elle attribuée aux organismes comme Baby Loup ?
Mme Julie Doye. Nous vendons nous-mêmes des places aux entreprises à hauteur d’environ 65 %. Le reste passe par des plateformes : des gestionnaires privés implantés sur les territoires où nous sommes installés nous achètent des places. Nous leur imposons un prix minimum et refusons de passer au-dessous. En revanche, nous ne maîtrisons pas leur prix de vente et n’en avons pas connaissance. Nous ignorons quelle marge ils dégagent.
Concernant la liberté syndicale, un CSE se tient tous les mois dans chaque entité gestionnaire, et des questions en lien avec la petite enfance sont systématiquement posées. Les représentations syndicales sont fortes, elles occupent une place réelle au sein des structures.
Quant à l’engrenage que vous avez mentionné, lorsque nous remettons une offre à améliorer en fin de processus de délégation de service public, nous nous savons capables de tenir la qualité de service proposée et au prix indiqué. Nous ne pratiquons pas « la course à l’échalote ». Si la collectivité cherche à tirer encore le prix vers le bas, nous en restons là. Nous n’améliorons donc pas systématiquement notre offre.
Comme je l’ai déjà expliqué, les gestionnaires privés lucratifs représentent à peu près 30 % de nos ventes de places en sous-traitance. Sur 100 places, 70 sont vendues en direct grâce à notre propre force de frappe commerciale. Les 30 places restantes sont achetées par des plateformes de gestionnaires privés.
M. le président Thibault Bazin. Je m’interroge sur le chiffre initial public/privé, avec 70 % de réservations effectuées par les collectivités locales.
Mme Julie Doye. Chez Vyv, l’offre mutualiste globale est un peu plus faible, puisque nous représentons 50 % du parc de crèches. La spécificité de notre groupe est de compter davantage de crèches interentreprises que les autres gestionnaires mutualistes. Chez nous, 30 % des places sont réservées par des entreprises.
M. le président Thibault Bazin. Sur ces 30 %, vous commercialisez 65 % des places vous-même.
Mme Julie Doye. Exactement.
M. le président Thibault Bazin. Par conséquent, 35 % des 30 % passent par des réseaux. Quels sont-ils ?
Mme Julie Doye. Il s’agit de tous les gestionnaires privés, par exemple Baby Loup, ou Grandir (anciennement Les Petits Chaperons Rouges). Ils nous achètent régulièrement des places, et parfois, nous leur en achetons aussi lorsque des clients en ont besoin. Nous pratiquons les ventes croisées.
M. le président Thibault Bazin. En l’absence d’autres questions, je suspends courtement la séance.
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17. Audition de représentants de la Fédération française des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP) : Mme Elodie Hémery, directrice de l’autonomie et des parcours de vie, Mme Sophie Urban, directrice de l’association AGE, membre de la commission « petite enfance » de la FEHAP, et Mme Agnès Blondeau, conseillère « enfance jeunesse » (6 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. La Fédération du secteur privé solidaire représente 267 structures d’accueil de jeunes enfants, notamment des crèches associatives. Vous avez alerté notamment sur la situation financière préoccupante des structures, qui subissent un déficit structurel permanent menaçant à très court terme leur existence. Nous reviendrons ainsi, je pense, sur le rapport entre les coûts et les prix pratiqués. Je ne doute pas que nous aurons également l’occasion d’évoquer les toutes récentes annonces gouvernementales en matière de revalorisation salariale. Nous nous intéressons tout particulièrement à la présentation de votre modèle et à son influence sur la qualité.
Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Élodie Hémery, Sophie Urban et Agnès Blondeau prêtent serment).
Mme Élodie Hémery, directrice de l’autonomie et des parcours de vie de la Fehap. Je remarque que l’assemblée est assez féminine, à l’image du secteur de la petite enfance.
La Fehap constitue l’une des trois fédérations du secteur de la santé et du secteur médicosocial. Le secteur public est représenté par la Fédération hospitalière de France (FHF), le secteur privé commercial ou à but lucratif est représenté par la Fédération d’hospitalisation privée (FHP), tandis que la Fehap est une fédération employeur à but non lucratif, représentant des entreprises qui ne rémunèrent pas d’actionnaires (fondations, associations).
La Fehap se compose d’un peu moins de 300 établissements d’accueil de jeunes enfants, pour environ 10 000 places, ce qui représente un peu moins de 5 % de nos adhérents. Il ne s’agit donc pas du secteur le plus prégnant de la Fehap. Les structures sont essentiellement des crèches collectives et des multi-accueils, localisées principalement dans les régions Île-de-France, Grand Est et Pays de la Loire, les autres régions représentant une part de 9 %.
La fonction de la Fehap est de représenter ses adhérents en tant que fédération employeur, de gérer les problématiques d’attractivité, de fidélisation, et de revalorisation salariale, de répondre à leurs questionnements, de les aider dans leur stratégie de développement, et de participer à tous les groupes de travail, qu’ils soient ministériels ou qu’il s’agisse d’auditions, pour influer sur les politiques publiques au bénéfice des enfants et de leurs familles. Enfin, la Fehap présente une spécificité, conforme à son ADN : accueillir le plus grand nombre sans aucune discrimination. Nos crèches sont fortement tournées vers les enfants en situation de handicap ou en grande précarité, et le soutien et l’accompagnement des familles.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma première question porte sur le modèle de financement des crèches associatives que vous représentez.
En termes de liens contractuels avec les communes ou les intercommunalités, répondez-vous plutôt à des marchés publics ou à des délégations de service public, ou fonctionnez-vous plutôt de façon libre ? Dans ce dernier cas, comment votre relation avec la commune se matérialise-t-elle concrètement, en particulier en matière de financement ? Nous avons pu constater, à l’aune des travaux de notre commission d’enquête, que les crèches du secteur associatif présentent le modèle le moins coûteux sur le plan financier. Partagez-vous cette analyse et comment l’expliquez-vous ? Le recours à du bénévolat ou à des contrats aidés fait-il partie des leviers dont vous disposez ?
Quant à la délégation de service public, comment appréhendez-vous ce modèle ? Constatez-vous des prix cassés de la part du secteur lucratif ou, au contraire, une volonté de la part de certaines communes ou intercommunalités de mettre en avant la qualité d’accueil ? Comment cela se matérialise-t-il dans les offres auxquelles les associations relevant de votre fédération peuvent répondre ?
Mme Agnès Blondeau, conseillère Enfance Jeunesse de la Fehap. Je suis notamment chargée de gérer les crèches associatives et l’enfance handicapée.
Concernant votre première question, nos structures ont principalement recours à des délégations de service public. Dans certains territoires, quelques installations libres de microcrèches ont été constatées, mais elles restent marginales.
Quant aux prix cassés, il est vrai que nos crèches évoquent souvent la problématique de la concurrence déloyale, notamment à travers les bas prix pratiqués par les crèches privées lucratives. Certains de nos établissements ont perdu des délégations de service public, ce qui a fortement impacté leurs personnels et les familles usagères. Nous constatons que nos crèches tendent à s’installer dans tous les types de quartiers, car leur objectif est d’accompagner l’ensemble des familles, quelles qu’elles soient, y compris les plus vulnérables. Les bas prix pratiqués par certaines structures peuvent s’expliquer par le biais de mécanismes tels que la récupération de la TVA sur l’investissement. Nous souhaitons justement éviter cette concurrence et privilégier l’accueil de qualité. La forme de nos associations répond à cet objectif, en reposant sur des bénévoles et des professionnels engagés qui défendent nos valeurs, comme la primauté de la personne. Nous aspirons à préserver au maximum la qualité du service rendu aux publics accompagnés.
Mme Élodie Hémery. Il est vrai que certains grands groupes, pour s’implanter sur des territoires, cassent les prix, offrent la gratuité pour quelques mois, etc. Nous ne sommes pas en mesure de nous aligner et ce n’est pas du tout la stratégie de nos entreprises et de nos adhérents.
Nous subissons parallèlement un manque de visibilité sur le renouvellement des délégations de service public, avec une vraie difficulté pour les gestionnaires à investir sur le long terme, à réinjecter le cas échéant de l’argent disponible ou à montrer des projets. Ce manque de visibilité nuit un peu à la qualité, à l’innovation dont le secteur pourrait faire preuve, au soutien apporté aux familles et à leur maintien dans l’emploi.
Mme Sophie Urban, directrice de l’Ages, membre de la commission petite enfance de la Fehap. L’Ages est une association localisée dans le Grand Est, plus précisément dans le Bas-Rhin, et gère une vingtaine d’établissements. La région Grand Est présente une particularité : les secteurs associatif et privé non lucratif y sont implantés depuis très longtemps et sont très marqués dans beaucoup de domaines, y compris la petite enfance, peut-être plus que dans d’autres parties de la France. Je suis ici aujourd’hui pour en témoigner.
Nos modèles de financement sont principalement tournés vers la délégation de service public. Nous comptons peu d’installations en propre, qui sont par ailleurs assez rares dans le secteur associatif non lucratif, contrairement au secteur lucratif, probablement parce que ce dernier bénéficie de financeurs et de capitaux incluant des fonds d’investissement, ce qui lui permet de prendre des risques financiers plus élevés que les associations, dont la fonction première est la gestion, et non la rentabilité. Sans doute ces fonds limitent-ils nos installations libres, qui portent tout le projet et revendent des places.
Cependant, en fonction des conventions qui sont signées avec les différentes collectivités, le modèle de la délégation de service public comporte aujourd’hui quelques limites : les gestionnaires doivent prendre en charge les déficits, mais les excédents sont en revanche reversés à la collectivité, conformément à la clause de retour à meilleure fortune.
En termes de concurrence, nos associations ont souvent été félicitées pour la qualité de leur projet, leur réputation et leur travail, mais se sont vues opposer un reste à charge trop élevé en comparaison du secteur privé lucratif. En effet, ce dernier casse les prix : les charges mentionnées dans les appels d’offres sont identiques, mais les produits sont sciemment surévalués, car le secteur lucratif peut se permettre de travailler à perte sur certains contrats, grâce à la rentabilité générée par les crèches d’entreprises, par exemple. Cette logique est adoptée afin de faciliter l’installation de ses structures sur des territoires encore non occupés. Nous ne pouvons clairement pas rivaliser. Nos budgets sont établis de façon réaliste, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques aussi élevés.
Bien sûr, les communes souhaitent miser sur la qualité, mais les finances des collectivités se trouvant de plus en plus réduites, elles se voient contraintes d’opter pour les services les moins onéreux.
Notre secteur non lucratif repose en partie sur le bénévolat et l’implication des personnels et des usagers. Il ne nous est pas toujours possible de bénéficier des contrats aidés : en fonction de la taille de l’association, nous nous trouvons souvent au-dessus des seuils d’ouverture de droits. A contrario, le secteur lucratif, géré par des financiers et des commerciaux, choisit de créer une entité par structure, ce qui lui permet de respecter les seuils et de bénéficier des contrats aidés. Par ailleurs, la refacturation des frais de siège ou des frais centraux est souvent très élevée dans le secteur lucratif, contrairement au secteur associatif, qui se contente de rechercher un équilibre en se limitant à la rémunération des fonctions support.
M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous transmettre les comptes de votre groupement et des structures que vous gérez ?
Mme Sophie Urban. Bien sûr.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous interrogeons le modèle de la délégation de service public, qui semble tout particulièrement vous concerner, dans le cadre de notre commission d’enquête. Vous indiquez que, eu égard aux contraintes actuelles des finances publiques, une place importante est accordée au critère du prix. Pour ma part, j’avais cru comprendre, à la lecture d’un certain nombre d’éléments, mais également au regard des échanges qui se sont tenus la semaine dernière avec l’Association des maires de France (AMF) et les Intercommunalités de France, qu’une prise de conscience était en cours quant à l’enjeu que représentent la qualité et la nécessaire pondération des critères. J’aimerais recueillir votre avis à ce sujet.
Par ailleurs, pouvez-vous nous apporter des éléments sur la façon dont les communes contrôlent l’exécution des délégations de service public ?
Enfin, quelle est votre opinion concernant le modèle PSU, ses limites, les dispositifs correctifs que constituent les bonus forfaitaires (territoire, handicap, mixité) ? Dans la mesure où vous accordez une attention particulière aux publics en grande précarité et aux enfants en situation de handicap, pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur ces dispositifs de financement ?
Mme Élodie Hémery. En ce qui concerne le rééquilibrage des critères de délégation de service public, je ne dispose pas d’une visibilité sur ces derniers, mais la pression financière est telle sur les communes et les départements, que c’est souvent le moins-disant qui l’emporte, malgré l’enjeu que constitue la qualité. Je ne suis pas sûre que nous puissions effectuer une généralisation. Tout dépend des territoires et des forces en présence. Quoi qu’il en soit, pour le moment, nous ne ressentons pas de rééquilibrage.
Mme Sophie Urban. Les collectivités manifestent clairement, et depuis toujours, la volonté de préserver la qualité. L’idéal pour elles serait de bénéficier de la qualité à un moindre coût. Face à des charges identiques, elles optent toujours pour la qualité. Mais lorsqu’une offre beaucoup plus attractive se présente, elles sont tentées de l’accepter, car elles pourront investir le delta financier dans d’autres secteurs. La pondération des critères est variable en fonction des collectivités.
J’ajoute que la qualité n’est pas toujours du même niveau. Les projets d’établissements et projets pédagogiques sont assez souvent équivalents : il est facile de concevoir un beau projet. La véritable question repose dans sa mise en œuvre sur le terrain, sur la pression subie par les personnels. Le secteur associatif se donne les moyens de faire vivre son projet et fournit les ressources nécessaires à ses équipes. Lorsqu’une innovation nous est proposée, nous commençons par questionner sa pertinence, son apport pour la structure et ses usagers, avant d’aborder son volet financier. Ce n’est pas la démarche adoptée par les autres secteurs.
Pour ce qui est du contrôle exercé par les communes sur l’exécution de la DSP, il varie d’une collectivité à l’autre. Les communes de taille importante disposent de services suffisamment étoffés pour réaliser des contrôles, voire imposer certaines pratiques. D’autres effectueront un suivi nettement plus léger, parce qu’elles ne disposent pas des ressources internes pour aller plus loin.
En ce qui concerne le modèle de la PSU, il présente un avantage certain pour les familles, puisqu’il leur permet de moduler leur besoin d’accueil et donc de réduire leur reste à charge. En outre, le financement reçoit un soutien non négligeable de la CAF. Cependant, il arrive que la mise en œuvre de ce modèle place certaines familles ou gestionnaires en difficulté. Il exige de trouver un équilibre dans le volume d’heures d’accueil réclamé par la famille. Par exemple, il est assez compliqué d’accepter une demande d’accueil comprise entre onze heures et quinze heures, car le personnel est présent toute la journée et les coûts fixes restent inchangés. Même si la CAF nous demande de développer l’accueil ponctuel, il nous est difficile de le pratiquer, d’autant plus qu’il se justifie mal sur le plan pédagogique : le personnel finit par avoir l’impression de se cantonner à la garde d’enfants, alors que ces derniers ont besoin d’intégrer un rythme et des repères. Nous essayons d’établir un modus vivendi avec la CAF locale, à travers des contrats adaptés, respectant le rythme de l’enfant et entrant dans le cadre de la prestation de service unique. Nous sommes conscients de la pression que cela peut représenter, mais nous nous efforçons d’expliquer aux parents que leur enfant doit être présent et que leur contrat devrait être revu à la hausse. Cette approche n’est pas adoptée par les structures associatives, qui concilient équilibre financier et absence de pression sur les parents. Certains d’entre eux nous ont confirmé que, même lorsqu’ils ne travaillent pas, ils se sentent contraints de déposer leur enfant auprès de leur crèche privée lucrative, pour éviter les reproches d’un écart entre le facturé et le réalisé, pénalisant le taux de PSU de la structure gestionnaire.
Ce modèle se heurte donc aux limites de l’effet de seuil et aux demandes parfois extrêmement rigoureuses formulées par certaines caisses d’allocations familiales, imposant des horaires très précis. Des responsables d’établissement nous ont indiqué ne plus vouloir subir la pression des 207 ou des 107 %, qui ne vont pas dans le sens de la qualité de travail.
M. le président Thibault Bazin. Ainsi, le modèle tel qu’il est conçu et les règles imposées notamment par la CAF engendrent une pression et influent sur les conditions de travail des responsables de structures. Malgré votre statut non lucratif, le modèle imposé par la CAF impacte la qualité.
Mme Sophie Urban. L’impact porte sur la qualité d’accueil de l’enfant.
M. le président Thibault Bazin. Je parle également du taux de 107 %. Cet élément est récurrent sur le terrain, au sein de structures publiques et privées non lucratives. Nous avons été surpris par la pression que génère le simulateur de la CAF et par l’obsession financière qui l’accompagne.
Mme Sophie Urban. Au sein des structures associatives, ce modèle constitue une préoccupation, qui se transforme en véritable pression dans le secteur lucratif.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quelle est votre opinion des bonus forfaitisés portant sur le handicap, la mixité et le territoire, et visant en fait à corriger les biais de la PSU ?
Mme Élodie Hémery. Je ne dispose pas d’éléments présentement.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de nous les transmettre ultérieurement après recherches auprès de votre réseau.
Mme Sophie Urban. La philosophie de ces bonus est intéressante pour nous. Je peux vous donner un exemple de terrain. L’une des structures que nous gérons se trouve dans un quartier difficile, avec une population confrontée à la précarité, des familles qui se sentent libres de toute contrainte horaire, sur lesquelles la pédagogie effectuée par les personnels, concernant l’intérêt pour l’enfant de ne pas l’amener en plein repas ou en pleine heure de sieste, n’a pas vraiment de prise. Dans ces quartiers, nous savons qu’il existe un fort delta entre le contrat signé et la réalité. Par conséquent, les équipes doivent fournir de gros efforts pour maintenir un taux qui ne soit pas trop élevé, c’est-à-dire 123 %, et ne cherchent même pas à aller au-delà.
C’est dans ces quartiers que le dispositif du bonus mixité se relève intéressant, même s’il comporte ses propres limites. L’une d’elles consiste dans l’intervention des collectivités. Très souvent, les contrats incluent l’intégration des bonus dans l’enveloppe financière globale, réduisant ainsi la participation de la collectivité. Par conséquent, le bonus n’est pas véritablement alloué à l’établissement à des fins de recrutement supplémentaire ou de développement d’autres outils.
Mme Agnès Blondeau. Concernant le bonus handicap, la limite consiste dans un versement qui intervient a posteriori, alors que nous aurions besoin d’en disposer lors de l’accueil des enfants en situation de handicap.
Pour en revenir à la PSU, nos établissements se trouvent en très grande difficulté face à ce modèle, que nos personnels associent souvent à une tarification à l’acte. C’est la raison pour laquelle la Fehap a proposé de sortir de la prestation de service unique, pour lui préférer un modèle plus global, repris par le dernier rapport Igas et tourné vers la notion de contrat pluriannuel d’objectif et de moyen. Nous avons prôné cette formule auprès d’autres missions pour lesquelles nous avons été auditionnées. Nous vous transmettrons volontiers les diverses propositions que nous avons élaborées.
Mme Sophie Urban. J’ajoute que le bonus handicap, lorsqu’il reste acquis pour la structure, permet de financer des interventions supplémentaires de médecins ou partenaires, qui aident les équipes dans leurs missions de prise en charge.
Mme Ingrid Dordain (RE). Je souhaite vous faire part des remontées de terrain dont je dispose. Le secteur de la petite enfance est confronté à de sévères difficultés d’embauche, de fidélisation des professionnels de catégorie 1, et surtout du surcoût occasionné par le recours massif à l’intérim. Il n’y a pas de certitude au financement par les financeurs, majorant de fait un déficit important pour les organisations par la fermeture de berceaux, voire d’établissements, et une réduction des amplitudes horaires d’accueil venant mettre en péril la conciliation vie familiale et vie professionnelle pour les familles.
Ces difficultés ont engendré une baisse du nombre d’enfants accueillis, et surtout une absence de revalorisation salariale jusqu’à ce jour, ou des inégalités en fonction des conventions salariales en place. Hier, à ce titre, Madame Vautrin, ministre du travail et des solidarités, a fait part de la volonté d’augmenter de 100 à 150 euros nets par mois le personnel des crèches, le financement étant pris en charge à 66 % par la branche famille de la Sécurité sociale. Pensez-vous que l’ensemble des organisations lucratives et non lucratives pourront faire face aux 34 % de reste à charge, alors que les financements des années passées et en cours sont encore incertains ?
Par ailleurs, comme vous le savez, une convention collective unique étendue est toujours en discussion. Toutefois, elle met en exergue les craintes des EAJE envers les différents syndicats employeurs, pour lesquels ce secteur reste très minoritaire par rapport aux autres adhérents (notamment ceux du secteur médicosocial). Pouvez-vous nous faire part de votre méthode de concertation afin que chaque adhérent y soit pleinement intégré, et pour que les revendications des acteurs de la petite enfance soient considérées dans leurs particularités ?
Mme Élodie Hémery. Concernant les négociations en cours sur la convention collective unique, l’agrément unilatéral de la recommandation patronale n’ayant pas été obtenu, l’ensemble du secteur social et médicosocial ne peut pas bénéficier aujourd’hui de revalorisations, contrairement au secteur sanitaire, ce qui engendre les mêmes difficultés que celles générées par le Ségur de la santé.
En revanche, même s’ils ne représentent que 5 % de nos adhérents, les acteurs de la petite enfance bénéficient de la même énergie, de la même mobilisation et du même plaidoyer que nos autres adhérents, en vue de les faire reconnaître. Ils font pleinement partie des négociations et nous nous efforçons de défendre leurs intérêts.
L’ensemble du secteur (sanitaire, social, médico-social) est confronté à des difficultés de fidélisation et d’attractivité des professionnels, mais elles sont liées à de multiples facteurs, pas uniquement aux rémunérations. Il s’agit de métiers parfois pénibles, non télétravaillables, qui ne bénéficient pas d’une noble valorisation sociale. Les centres de formation se sont vidés de leurs apprenants. Je pense que le modèle doit être totalement repensé.
Mme Agnès Blondeau. En termes de concertation au niveau national, nous mobilisons nos adhérents. La Fehap s’est fortement impliquée dans l’ensemble des travaux qui ont été mis en place, notamment dans le cadre du comité filière petite enfance. Nous avons participé aux discussions encadrant les revalorisations initiées par l’ancien ministre. Nous avons signé l’accord de méthode et restons fortement mobilisés. Des précisions doivent nous être apportées par les ministères pour pouvoir engager également des négociations au niveau de notre branche.
Concernant les 34 % de reste à charge, la question perdure depuis fin 2022. Nous attendons toujours les précisions devant être apportées par le conseil d’administration de la Cnaf quant aux modalités d’application du bonus correspondant. Nous ignorons si les communes, deuxième principal financeur de nos crèches, seront en mesure de supporter les 34 % de reste à charge, étant donné les contraintes financières auxquelles elles sont assujetties.
Enfin, nous sommes aux prises avec de grosses problématiques de coûts, alourdis par l’inflation. La prestation de service unique a été revalorisée dans le cadre de la nouvelle Cog, mais de façon insuffisante. Comme vous l’avez évoqué, le recours à l’intérim engendre lui aussi des coûts élevés, car les associations ont à cœur de maintenir les places ouvertes. Nos structures se trouvent enlisées dans des déficits permanents, qui se creusent de plus en plus, mais nous insistons sur le fait que le poids des 34 % ne doit pas reposer sur les familles.
Mme Élodie Hémery. Nous pouvons effectuer un parallèle avec les Ehpad en termes de financement du reste à charge (département d’un côté et commune de l’autre). En Île-de-France, 75 % des gestionnaires sont en déficit, et la situation ne cesse de s’aggraver. Comme tous les autres secteurs, nous sommes impactés par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Les revalorisations salariales ou les coûts salariaux ne sont pas financés à 100 %, tandis que la PSU met les gestionnaires sous pression.
M. le président Thibault Bazin. Lorsque la structure est conventionnée CAF, elle est tenue d’appliquer les barèmes aux familles. Ces derniers ne peuvent pas être dépassés.
Mme Élodie Hémery. Pas en ce qui nous concerne, mais pour d’autres acteurs, c’est possible.
M. le président Thibault Bazin. Mais dans ce cas, le conventionnement CAF n’est pas envisageable.
Mme Élodie Hémery. C’est exact.
Mme Agnès Blondeau. J’ajoute que les métiers de l’humain traversent une véritable crise, entraînant un changement de posture parmi les professionnels, qui sont désormais nombreux à préférer travailler en contrat à durée déterminée (CDD). Ils privilégient les contrats précaires afin de se garder la possibilité du choix, la pénurie de personnel étant massive et étendue. Au sein de nos structures, 20 à 30 % des postes d’éducateurs de jeunes enfants sont vacants. Pour les auxiliaires de puériculture, le taux va de 16 à 25 %. La demande est très forte, tandis qu’un changement de culture est à l’œuvre. C’est pourquoi nous sommes favorables aux campagnes de communication visant à valoriser ces métiers, y compris auprès du grand public, ainsi que le travail de nos crèches, qui ne se limite pas à accueillir l’enfant, mais englobe aussi le soutien parental.
Mme Sophie Urban. Je confirme la pénurie de personnel, et surtout de personnel qualifié et diplômé, qui entre en totale contradiction avec le nombre croissant de places ouvertes dans les crèches.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je souhaite vous poser deux questions, l’une portant sur le financement et l’autre sur la maltraitance. Peut-être sont-elles parfois liées, hélas.
Votre objectif premier consiste à proposer un accueil de qualité, et c’est bien l’attendu des parents qui confient leur enfant à une crèche associative. Vous avez par ailleurs dénoncé le déficit structurel des associations, que je puis confirmer puisque, dans ma circonscription, des usagers m’ont contactée pour déplorer la perte de leur crèche associative. Il est donc urgent de réfléchir au financement de ce type de structure. Il me semble que, fut un temps, vous aviez réclamé une revalorisation de la PSU. Je ne sais pas si cette demande est toujours d’actualité, puisque vous avez plutôt parlé aujourd’hui de modifier le système. Quoi qu’il en soit, quel système permettrait, selon vous, le maintien de ces crèches éducatives, et les aiderait à contrer la concurrence des crèches lucratives et privées qui proposent aux communes des prix cassés pour faciliter leur installation ? Comment sauver nos crèches associatives ? Faut-il revaloriser la PSU ou faut-il prévoir un autre système pour éviter que les parents ne soient mis à contribution ?
Par ailleurs, la pénurie de personnel, et notamment de personnel qualifié, peut parfois engendrer de la maltraitance, volontaire ou non. Des cas vous ont-ils été signalés dans vos crèches ? Si oui, dans quelles proportions, et quels sont-ils ? Nous avons besoin d’un éclairage sur ce point, car cette commission d’enquête a été lancée suite à des cas de maltraitance.
Mme Élodie Hémery. En ce qui concerne le modèle de financement, nous aspirons effectivement à sortir de la PSU, qui s’apparente à une tarification à l’acte, pour nous diriger vers une dotation globale, qui nous accorderait davantage de visibilité financière, de souplesse de gestion, et nous délivrerait du taux d’occupation. Par ailleurs, ce changement de système permettrait à nos professionnels de dégager deux heures, hors accueil d’enfant, pour suivre des formations, ou mener des concertations qui redonnent un peu de souffle et de sens au travail d’équipe. En effet, la maltraitance caractérisée ou la négligence résultent souvent d’un essoufflement, d’un épuisement, d’un manque de temps d’échanges, pourtant nécessaires à l’analyse des bonnes pratiques.
Sur ce point, tous les groupes sont dotés de systèmes de remontée des évènements indésirables, qui sont gérés par les directions. Nous menons parallèlement des travaux autour de référentiels qualité. Tout comme dans les Ehpad, je pense que les contrôles sont nécessaires, mais ils doivent être inopinés, véritablement inopinés. Il faut préciser par ailleurs que ces contrôles conduisent souvent à des injonctions paradoxales pour les gestionnaires : ils exigent le recrutement de personnel qualifié, mais ce dernier subit une forte pénurie. Les gestionnaires se trouvent alors plongés dans une situation de tension, qui peut générer des situations regrettables sur le terrain. Les contrôles devraient donc être davantage tournés vers des solutions, vers le partage de leurs résultats et la mobilisation des acteurs locaux (régions, centres de formation, lycées professionnels, etc.).
Mme Sophie Urban. Les crèches associatives, à but non lucratif, ne reposent pas sur une logique de rentabilité, alors que cette dernière constitue une réalité pour le secteur lucratif. La pression n’étant pas la même, je pense que cela permet de limiter le nombre de cas de maltraitance. Pour notre part, nous n’en avons pas recensés. Les « douces violences » sont quant à elles essentiellement liées à la formation du personnel.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vos propos attestent d’une crise dans la crise : la crise générale du secteur de la petite enfance d’une part, et la crise interne d’autre part, touchant les acteurs associatifs gérant l’accueil collectif de jeunes enfants. J’ai lu avec attention les différentes communications des fédérations associatives, dont la vôtre. Dans l’un de vos communiqués, publié l’année dernière, vous tirez la sonnette d’alarme, en parlant du « déficit structurel des établissements, qui sont menacés à court terme dans leur existence », ce qui constitue des mots très forts qui en disent long sur les difficultés que vous rencontrez.
Je ne peux pas m’empêcher de comparer cette situation compliquée, subie par les acteurs associatifs, avec la bonne santé insolente et le développement du secteur privé lucratif. Chaque fois qu’une crèche associative se retrouve en difficulté et menace de fermer, une poignée de microcrèches, gérées par des acteurs privés lucratifs et appartenant à de grands groupes, voit le jour un peu partout. Cela en dit long sur le choix politique effectué aujourd’hui quant à la transformation de l’accueil collectif des jeunes enfants.
Dans votre communiqué, vous insistez sur « le besoin de mesures d’urgence, par exemple une revalorisation de 12 % de la PSU », qui n’est pas au rendez-vous. Certes, la nouvelle COG est un peu plus favorable que la précédente, mais cette dernière était enlisée dans une telle austérité qu’il aurait été difficile de faire pire.
Comment voyez-vous l’avenir ? Passera-t-il par une baisse du nombre de places d’accueil dans le secteur associatif, avec des fermetures de crèches ? En effet, je relève un décalage entre la question de vos capacités à augmenter les salaires de vos professionnels, et vos doutes à maintenir ouvertes des structures en déficit. Pensez-vous pouvoir résister à la pression économique ? Continuerez-vous à exister ?
Mme Élodie Hémery. Nous voyons l’avenir de manière radieuse, bien entendu, car nous nous battons au quotidien. Je ne pense pas qu’il faille opposer acteurs privés et acteurs associatifs/publics. Nous sommes forcément complémentaires et il y a de la place pour tout le monde. Cependant, une régulation et de véritables contrôles sont nécessaires pour éviter les pratiques déréglementées, et les dérives qui ont pu être constatées, dans le secteur des personnes âgées comme dans celui de la petite enfance. Dans certains territoires, les complémentarités fonctionnent très bien et permettent même de favoriser des échanges de bonnes pratiques.
Lors de votre audition précédente, vous avez interrogé la Mutualité. Ce type de gestionnaire couvre plusieurs activités (optique, audioprothèse, centre dentaire, crèche, etc.), et parvient donc à maintenir son équilibre et à se développer. Mais nos associations sont monoactives et doivent donc se battre pour préserver l’offre sur le territoire et rester créatrices d’emplois. L’équation finira par devenir insoluble. Par conséquent, nous n’aurons peut-être pas d’autre choix que de réduire notre offre, ce qui impactera l’accueil des enfants. Les revalorisations salariales sont indispensables, mais si les financements ne sont pas à la hauteur, nous ne pourrons faire autrement que de diminuer notre offre.
Mme Agnès Blondeau. J’ajoute que, dans le communiqué de presse que vous mentionnez, nous avons appelé à consolider d’abord l’existant, à garantir le maintien des places actuelles avant d’en créer de nouvelles. Certaines de nos structures ne pouvaient même pas se projeter à deux ans, avec en sus des inquiétudes quant à leur survie à très court terme.
Mme Sophie Urban. Il existe beaucoup d’aides à l’investissement, mais il faudrait commencer par stabiliser le fonctionnement avant toute chose.
Concernant la revalorisation de la PSU, nos crèches associatives s’inscrivent dans le modèle classique de financement CAF/collectivité. La PSU revalorisée doit rester au service de la structure et ne pas être absorbée par la collectivité pour réduire le coût lui incombant.
M. le président Thibault Bazin. En l’absence d’autres questions, je suspends courtement la séance.
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18. Audition de représentants de l’Union nationale des associations familiales (Unaf) : Mme Véronique Desmaizières, administratrice de l’Unaf département « Parentalité-Enfance », Mme Guillemette Leneveu, directrice générale, et Mme Claire Ménard, chargée des relations parlementaires (6 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. L’Unaf est l’interlocuteur essentiel des pouvoirs publics en matière de politique familiale en direction de la petite enfance. Elle participe par ailleurs à bon nombre de réflexions en cours, parallèlement à la nôtre.
Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Véronique Desmaizières, Guillemette Leneveu et Claire Ménard prêtent serment).
Mme Guillemette Leneveu, directrice générale de l’Unaf. Nous intervenons en tant que représentantes des familles, conformément au mandat qui nous est confié. Nous sommes également susceptibles de gérer des structures, le Code de l’action sociale des familles nous octroyant la possibilité de proposer des services d’intérêt familial, ce qui inclut les établissements dédiés à la petite enfance. Cependant, notre réseau est assez peu présent dans ce secteur, même si certaines de nos associations, telles que Familles rurales, ont pour mission de gérer des structures. Notre propos portera donc davantage sur les familles que sur le rôle de gestionnaire.
Nous participons actuellement à de nombreux travaux autour de la petite enfance. La garde d’enfant constitue aujourd’hui une véritable problématique pour les parents qui travaillent, et qui ne voient pas comment concilier leur vie professionnelle et la « charge » de leur enfant. Notre propos s’appuiera à la fois sur notre connaissance des jeunes familles que nous accueillons au sein des structures de notre réseau, sur nos enquêtes, et sur les études statistiques menées au niveau national (qui souffrent malheureusement d’un manque de données).
À nos yeux, l’objectif premier du modèle économique des crèches doit être de répondre à trois attentes principales de la part des parents de jeunes enfants.
La première consiste dans la disponibilité : les familles doivent être certaines de pouvoir trouver une solution de garde. Nous nous appuyons ici sur l’enquête réalisée dans le cadre du rapport d’Hamon Edelman, qui s’était penché sur les questions de conciliation il y a deux ans je crois. Cette enquête avait démontré à quel point les choix professionnels des parents sont perturbés par l’inconnu majeur que constitue la garde de leur enfant.
La seconde attente principale concerne la sécurité physique et affective des enfants, jugée primordiale par les parents, qui veulent être certains que le lieu auquel ils confient leur enfant est sûr. Cette question de la sécurité soulève de facto celle du nombre d’adultes formés par enfant.
Enfin, l’accessibilité financière représente un point majeur. Les parents veulent s’assurer qu’ils seront capables, eu égard à leurs ressources, de supporter la charge financière générée par le recours à un mode d’accueil. En 2022, l’enquête que nous avons confiée à OpinionWay dans le cadre de l’Observatoire des familles a révélé que 38 % des parents de jeunes enfants ne travaillent pas à temps plein afin d’éviter des frais de garde trop élevés. Cet arbitrage concerne notamment les femmes.
Nous considérons que le modèle économique actuel échoue partiellement à satisfaire aux trois attentes principales des parents. En termes de disponibilité, force est de constater que très peu d’améliorations ont été apportées au cours des dix dernières années. L’offre d’accueil globale baisse, le nombre d’enfants accueillis aussi. Si nous divisons le nombre total des heures de garde par la population totale des enfants de moins de 3 ans, nous nous apercevons que le recours aux établissements d’accueil n’a progressé que de 76 heures par enfant et par an, soit à peine une garde à plein temps de 7 jours ouvrés en dix ans. J’ajoute qu’il est question ici d’heures facturées, dont le nombre est supérieur aux heures réalisées.
Quelles sont les causes ?
Tout d’abord, il n’existe aucune obligation pour quiconque de créer et financer des crèches, même dans les endroits où les besoins sont prégnants, que ce soit au niveau territorial ou national. Il est beaucoup moins onéreux pour une commune (voire gratuit) de laisser s’implanter des microcrèches Paje ou de laisser des entreprises réserver des berceaux financés par de l’argent public, c’est-à-dire le crédit d’impôt famille et autres dispositifs fiscaux. Mais cet avantage a une contrepartie : l’impossibilité pour les pouvoirs publics de piloter l’implantation de ces structures et d’en assurer le suivi.
Par ailleurs, nous constatons que les microcrèches Paje ont créé des capacités là où la clientèle était solvable, ce qui a plutôt contribué à renforcer les inégalités territoriales, comme en atteste le rapport rendu par le Haut Conseil de la famille en 2023.
Nous remarquons également que les réservations de places par les entreprises sont coûteuses pour l’État, à cause du crédit d’impôt famille et des autres dispositifs fiscaux, comme l’ont confirmé devant cette commission les auteurs du rapport de l’Igas. L’apport financier net des entreprises est très faible : 80 millions d’euros en 2019, tandis que les dépenses publiques d’accueil de la petite enfance atteignent 15,3 milliards. En outre, tout en étant largement financé par l’argent public, le système fonctionne en coupe-file, ce qui peut nuire aux familles des quartiers dans lesquels sont installés les établissements, soit parce qu’elles ne peuvent pas y accéder, soit parce qu’elles peuvent être brutalement remplacées par des parents salariés d’une entreprise ayant effectué une réservation.
Nous pensons que, si ces dispositifs de réservation de places et de microcrèches Paje n’avaient pas existé, les communes et les intercommunalités ne seraient pas à ce point désengagées du financement de l’accueil du jeune enfant. Nous estimons en outre que les capacités d’accueil auraient davantage progressé.
C’est pourquoi nous appelons à cesser de compter sur le crédit d’impôt et les microcrèches Paje, afin de construire un véritable service public de la petite enfance. Il faut selon nous mettre un terme à la création de places reposant sur ces dispositifs. Pour rappel, l’Igas a d’ailleurs envisagé, dans son rapport, l’extinction du Cifam et du modèle de financement des microcrèches Paje. Nous pensons en outre que les communes devraient pleinement exercer leur rôle d’autorité organisatrice, telle qu’elle est prévue par la loi plein emploi. En toute franchise, nous aurions même souhaité que cette loi impose aux communes d’organiser ce service. Quoi qu’il en soit, en tant qu’autorité organisatrice, elles doivent s’approprier pleinement leur rôle, et aller même au-delà, en s’impliquant dans la création de places. Nous rappelons toute l’importance de l’enjeu, qui touche à l’emploi, à l’attractivité des territoires, et précisons que les prises en charge financières de la branche famille ont augmenté au bénéfice des communes.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie d’écourter votre propos, car nous voudrions pouvoir vous questionner.
Mme Guillemette Leneveu. D’accord. Concernant la qualité et la sécurité de l’accueil, le bilan n’est pas meilleur, car les objectifs n’ont pas été atteints. De notre point de vue, le système en vigueur nuit à la qualité de l’accueil, de par le manque d’encadrement des enfants. L’amélioration du taux d’encadrement constitue à nos yeux une condition essentielle à la qualité. Nous rejoignons sur ce point le rapport consacré aux 1 000 premiers jours. En effet, lorsqu’un nombre trop élevé d’enfants est confié aux professionnels, une souffrance au travail peut en résulter et enclencher un cercle vicieux d’absentéisme, de démission et donc de pénurie de personnel. Certes, le salaire constitue un sujet incontournable, mais le taux d’encadrement également.
Pour ce qui est de l’offre à but lucratif, l’Unaf ne s’y est jamais opposée par principe. En revanche, nous regrettons la façon dont le système a évolué. Dans les pays étrangers ayant laissé l’offre lucrative se développer largement, la qualité est toujours moindre qu’auprès d’autres acteurs, ou facturée au prix le plus fort, à l’État, aux familles, ou aux deux. Toute structure bénéficiant de financements publics (secteur privé lucratif inclus) devrait faire l’objet de contrôles réguliers, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Enfin, nous sommes préoccupés par l’évolution à venir du reste à charge des familles. L’essentiel des places créées depuis dix ans se concentre au sein des microcrèches Paje, qui facturent des restes à charge que nous estimons bien trop élevés. Certains parents nous ont fait part de factures dépassant 1 000 euros par mois dans le cadre d’un temps plein. Par ailleurs, certains parents se trouvent amenés à faire la promotion des crèches privées lucratives auprès de leur propre entreprise, afin que cette dernière réserve un berceau et prenne en charge une partie du coût. Nous redoutons la contagion de ces factures à tous les modes d’accueil, jusqu’à ce qu’elles finissent par devenir la norme. Nous sommes défavorables au déplafonnement du tarif PSU, car l’augmentation des restes à charge pénalisera les couples biactifs, qui ont besoin de gardes de longue durée. L’argument qui nous est opposé consiste dans une hausse n’impactant que les familles aisées. Tout dépend de la signification du terme « aisé ». Les couples qui travaillent, et au sein desquels certaines femmes ont vu leur salaire augmenter, pourraient subir une charge financière trop lourde, devenant dissuasive. Or, bien souvent, l’arbitrage effectué par les familles se fait au détriment des femmes : ce sont généralement ces dernières qui réduisent leur temps de travail.
Nous considérons qu’aucune famille ne devrait dépenser plus de 500 euros par mois pour faire garder son enfant. En Suède, pays exemplaire sur ce point, le montant maximal est de 150 euros. Nous assimilons la hausse des restes à charge à un impôt appliqué aux familles. Certaines entreprises ont augmenté les salaires de leurs collaborateurs, ce qui est une bonne chose. Mais si cet avantage présente l’inconvénient de faire grimper le montant des frais de garde, le bénéfice s’en trouvera nul pour les familles et constituera un coût pour les entreprises.
Pour conclure, nous sommes favorables à une révision des modèles économiques d’accueil de la petite enfance, qui se traduisent actuellement par un échec, à une révision de l’utilisation des fonds publics dédiés à la politique de la petite enfance, et à un investissement dans le développement des modes d’accueil. Je rappelle que la dynamique de la branche famille le permet et que l’investissement dont il est question concerne le bien-être des enfants, donc des adultes de demain, et qu’il ne pourra que bénéficier à l’emploi, qui constitue le meilleur outil de prévention de la pauvreté. Sortir de la précarité passe par le travail, mais encore faut-il donner aux parents la possibilité de travailler. Enfin, investir dans l’accueil des enfants favorisera l’égalité entre les femmes et les hommes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Votre propos a répondu aux premières questions que je souhaitais vous poser, je vous en remercie.
Vous avez évoqué la nécessité de plafonner le reste à charge des familles à 500 euros par mois. Connaissez-vous le reste à charge moyen actuel, ventilé en fonction des différents statuts des établissements d’accueil ?
Nous n’avions jusqu’ici jamais entendu parler du déplafonnement de la PSU. Pourriez-vous développer ce point ?
Quant au besoin des familles en termes d’horaires de garde, plusieurs de nos auditions ont abordé la problématique des horaires atypiques, qui imposent des contraintes aux établissements d’accueil. Lorsque ces derniers acceptent de répondre à la demande, il s’avère que les inscriptions ne sont pas aussi nombreuses que l’attendu. Il est bien évidemment possible qu’un territoire présente peu de familles concernées, mais je peux fournir l’exemple de zones très commerçantes, dans lesquelles une demande d’ouverture de crèche le samedi avait été fortement exprimée, et s’étant finalement soldée par un faible volume d’inscriptions. Disposez-vous d’éléments concrets quant aux besoins en horaires de garde ?
De façon plus générale, dans votre dernier communiqué de presse, prenant appui sur plusieurs rapports, en particulier celui de l’Igas, des interrogations sont soulevées, notamment sur la pertinence du Cifam. Vous indiquez que le nombre de places doit augmenter, que le reste à charge des familles doit diminuer et que le taux d’encadrement doit être amélioré en renforçant l’attractivité du métier, pour enrayer la pénurie de professionnels. Face à ces nombreux enjeux contradictoires, proposez-vous des solutions concrètes ?
Mme Véronique Desmaizières, administratrice de l’Unaf département Parentalité-Enfance. Vos questions sont vastes. Si nous avions la science infuse, nous trouverions les solutions magiques. Comme vous avez pu le constater, énormément de problèmes se cumulent dans tous les domaines, et je ne pense pas qu’il soit possible de trouver une solution globale et immédiate. Il faut établir des priorités. Nous avons dressé la liste des problématiques rencontrées par le terrain, aussi bien par les gestionnaires de structures associativesque par les familles.
Concernant le reste à charge moyen dans les établissements PSU, il est estimé à 500 euros. Sur la base du nombre d’enfants accueillis, fourni par la Cnaf, une courbe de Gauss se dégage et établit une moyenne de salaires inférieure à 6 000 euros. Pour les autres moyens de garde, nous ne disposons pas toujours des chiffres nous permettant de calculer, à salaire égal, la dépense moyenne des familles. Personne ne peut donc répondre à cette question et cela est regrettable. Certains parents confiant leurs enfants à des assistantes maternelles voient leur facture grimper à 1 500 euros.
M. le président Thibault Bazin. Je ne comprends pas que l’Unaf ne dispose pas de ces données.
Mme Véronique Desmaizières. Non, parce que tous les parents n’acceptent pas de déclarer quelles sommes ils dépensent, et nous devons disposer de chiffres précis pour établir une moyenne fiable.
M. le président Thibault Bazin. Madame Leneveu a évoqué des données manquantes dans son propos liminaire. Pourriez-vous préciser vos besoins sur ce point ?
Mme Véronique Desmaizières. Au sein des microcrèches Paje, il est extrêmement difficile d’établir un coût moyen, à moins d’identifier les exonérations d’impôt réclamées par les parents, ce qui implique des calculs très complexes. Nous ne disposons pas du nombre d’heures réalisées par les familles au sein de ces structures, puisque les contrats d’accueil sont généralement signés à l’année, voire au mois. Or, certains parents peuvent n’utiliser qu’un petit nombre d’heures dans le cadre d’un travail à temps partiel : ils ne laissent pas leur enfant en garde cinq jours par semaine, tout en payant un accueil à temps complet. En revanche, les structures PSU appliquant le tarif de la CAF sont contraintes de fournir le nombre d’heures réalisées. Les caisses d’allocations familiales sont donc à même d’en dresser le bilan.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je ne comprends pas quel est l’intérêt financierpour les parents d’opter pour une garde à temps partiel tout en payant un accueil à temps complet.
Mme Véronique Desmaizières. Nous sommes d’accord : quitte à payer un montant fixe, autant travailler davantage pour disposer des ressources financières nécessaires. Mais en dehors des microcrèches Paje, lorsque le taux d’effort est trop élevé, nous constatons une baisse de l’activité afin de réduire le nombre d’heures de garde. J’ai quelque peu mélangé mes propos, l’essentiel étant que nous ne disposons pas de données exhaustives.
Mme Guillemette Leneveu. Je confirme notre manque d’informations sur le coût et les heures, quels que soient les modes d’accueil. L’Unaf est forcée de raisonner sur la base de cas-types.
Mme Véronique Desmaizières. Concernant la PSU, actuellement, les familles paient les heures réellement effectuées. Mais cela exige des gestionnaires un travail colossal pour adapter les contrats aux absences constatées. C’est pourquoi nous demandons, dans le cadre de la révision de la PSU, que le remplissage des documents soit ramené à la demi-journée, afin de permettre aux personnels de crèches de passer davantage de temps auprès des enfants qu’à des tâches administratives.
Mme Guillemette Leneveu. À l’heure actuelle, le plafonnement PSU à partir duquel le prix est identique est établi à 6 000 euros par famille. Il est envisagé de passer ce plafond à 7 000 euros, avec la perspective de l’augmenter encore par la suite. L’argument selon lequel seuls les ménages les plus aisés seront impactés est discutable, car le plafond concerne les revenus du ménage. Je précise que ce projet n’est pas mentionné dans la COG État/Cnaf, mais qu’il fait l’objet de négociations, vraisemblablement avec Bercy. La proposition a été soumise au conseil d’administration de la Cnaf en fin d’année dernière. L’ensemble des administrateurs a réclamé un bilan de la consommation des crédits avant d’envisager une augmentation du plafond. Nous estimons en effet qu’il faut commencer par dépenser l’argent disponible, avant de rehausser la participation financière des parents. La question devrait être abordée à nouveau au mois d’avril, devant le prochain conseil d’administration de la Cnaf.
Mme Véronique Desmaizières. Concernant les horaires atypiques, il est clair qu’ils sont nécessaires. Mais avant d’adopter ces plages d’ouverture, il est essentiel de réaliser une étude de marché afin d’identifier la présence d’entreprises fonctionnant en horaires décalés. Certains territoires ne présentant pas suffisamment de structures de petite enfance ou de moyens de garde, assistantes maternelles incluses, il ne faut pas se lancer dans un tel projet sans s’assurer de sa tangibilité. Même dans les grandes villes, les établissements optant pour les horaires atypiques doivent veiller à ne pas se trouver trop éloignés des lieux de vie des familles. Il est évident que peu d’enfants feront l’objet de telles inscriptions dans chaque structure. De la même façon, les crèches à vocation d’insertion professionnelle permettent heureusement à des familles monoparentales en recherche d’emploi de trouver une place. Elles ne nécessitent pas non plus un grand nombre de places, mais la réponse à cette demande spécifique devrait être valorisée au niveau national.
Mme Ingrid Dordain (RE). En date du 23 octobre 2023, l’ancienne ministre des solidarités, Mme Aurore Bergé, a exprimé à Mme Marie-Andrée Blanc, présidente de l’Unaf, le souhait de renforcer le rôle des parents dans le système d’accueil des jeunes enfants. Elle vous a sollicités pour obtenir des recommandations concrètes et opérationnelles, visant à garantir à l’échelle individuelle une participation active des parents à la vie quotidienne du mode d’accueil de leurs enfants, et à renforcer à l’échelle collective la participation des parents dans la gouvernance de la politique d’accueil des jeunes enfants, tant au niveau départemental qu’au niveau national.
Nous sommes tous d’accord sur le fait que l’accueil/participation des parents dans la structure représente un élément clef de la bonne intégration de l’enfant, de son bien-être et de son bon développement. Ainsi, pour que l’accueil soit optimal et vertueux, vous affichez la volonté nationale de disposer d’un équivalent temps plein supplémentaire pour maximiser le bien-être des enfants, des parents et du personnel. Malheureusement, dans certains territoires, nous observons des disparités, résultant de fermetures de berceaux, voire de crèches, et d’un manque de personnel. Nous soulignons également les annonces de Mme Vautrin, ministre du travail et des solidarités, qui prévoit une augmentation de 100 à 150 euros nets par professionnel, dont le financement sera pris en charge à hauteur de 66 % par la branche famille de la Sécurité sociale.
Pensez-vous que l’ensemble des organisations lucratives et non lucratives pourra faire face aux 34 % de reste à charge sans impacter les familles ?
Pensez-vous que l’équivalent temps plein supplémentaire permettra de répondre aux difficultés massives de recrutement, liées au manque d’attractivité et de reconnaissance de ces métiers, ainsi qu’aux problématiques que vous rencontrez, notamment celle de garantir la pérennisation d’accueil des parents au quotidien et dans leur gouvernance ?
Mme Guillemette Leneveu. Nous avons soumis à Madame la ministre des propositions permettant aux parents de trouver leur place au sein des structures, telles que les conseils de parents, qui permettraient à ces derniers d’exprimer leurs interrogations par rapport au personnel, ou d’émettre des alertes. Nous avons rappelé qu’il existe déjà des organisations, au niveau départemental, accordant une place aux parents aux côtés des Udaf. Nous sommes favorables à l’ouverture des structures, aux initiatives renforçant la confiance, créant du lien et favorisant la communication. Nous espérons que des suites seront apportées à nos propositions.
Mme Véronique Desmaizières. En matière d’augmentation salariale, il me semble évident qu’elle est nécessaire et doit concerner tous les personnels de la petite enfance. À Paris, la majorité des professionnelles des EAJE est par exemple assujettie à des trajets d’au moins une heure pour venir travailler et subit donc des déplacements éprouvants. Ces conditions de travail défavorables sont aggravées par des salaires très faibles et des loyers exorbitants. La plupart de ces professionnelles sont assez jeunes car, à l’approche de la cinquantaine, la fatigue et les problèmes de santé commencent à se faire jour.
La hausse de salaire de 100 euros pour les crèches municipales et de 150 euros pour le secteur associatif n’a pas encore été votée, et même si le conseil d’administration de la Cnaf se prononce favorablement, encore faudra-t-il que les conventions collectives suivent. Or, à l’heure actuelle, seules les conventions Alisfa seraient à même d’octroyer une augmentation rétroactive au 1er janvier 2024. Ainsi, un nombre considérable de personnels ne sera pas concerné par cette revalorisation.
Mme Ingrid Dordain (RE). Cela témoigne de l’inégalité qui sévit entre les salariés en fonction du statut de la crèche dans laquelle ils travaillent.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Suite au rapport de l’Igas, vous avez proposé de réformer le système des microcrèches Paje. Comment concevez-vous son remplacement ?
Mme Véronique Desmaizières. Nous ne souhaitons pas supprimer ce qui existe déjà et qui fonctionne bien. Néanmoins, il faut donner la possibilité aux familles de trouver un moyen de garde qui leur convienne, tant sur le plan financier que géographique. Il faut donc réduire les inégalités territoriales et sociales pour que toutes les familles, quel que soit leur profil, disposent d’une solution d’accueil.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je remercie l’Unaf pour ses prises de position parfois (et à juste titre) critiques quant au modèle économique des crèches, qui ont d’ailleurs contribué à l’ouverture de cette commission d’enquête. Si j’ai personnellement déposé une résolution visant à créer une commission sur le sujet, c’était notamment parce que l’Unaf avait tiré la sonnette d’alarme.
Je souhaite m’assurer de ma bonne compréhension de deux critiques principales émises dans vos propos. Concernant le Cifam, vous relevez le poids élevé de son coût pour la puissance publique, tandis qu’il ne permet de mobiliser que peu d’argent privé : 80 millions d’euros ont été réellement dépensés par les entreprises, pour des dépenses publiques globales avoisinant les 15 milliards. Par ailleurs, vous dénoncez le fonctionnement des microcrèches Paje, dont le reste à charge pour les parents est élevé, et dont la rareté des données n’en permet pas la consolidation. En outre, ces structures coûtent cher à la puissance publique, eu égard aux défiscalisations pratiquées. Enfin, la qualité de l’accueil est remise en question, notamment en termes de qualification des professionnels, au regard de normes moins-disantes que celles imposées aux autres accueils collectifs. Je vous remercie de me confirmer que nous partageons l’ensemble de ce constat.
J’ajouterai un point personnel. Lorsque l’on émet des critiques, à juste titre, contre le Cifam et les microcrèches Paje, il faut aller au bout du propos : ce sont les acteurs privés lucratifs qui recourent à ces deux dispositifs. Par conséquent, la révision du Cifam et des microcrèches Paje doit passer par l’identification de leurs acteurs légitimes, que j’estime être les acteurs non lucratifs.
Quant au déplafonnement de la PSU, je n’en avais pas entendu parler. Si j’ai bien compris, il a fait l’objet de discussions au conseil d’administration de la Cnaf, mais sera réabordé au mois d’avril. Il s’agit là d’un sujet sensible, qui n’a pas été mentionné explicitement dans la COG, et que le gouvernement s’est bien gardé d’évoquer lorsqu’il a annoncé la création d’un service public de la petite enfance. Je me prononce en faveur d’un système de protection sociale universelle, et non pour un déplafonnement qui risque, à terme, de séparer les familles. Plus les ménages des classes moyennes et supérieures devront mettre la main à la poche, plus elles s’éloigneront du système de sécurité sociale et seront renvoyées vers le secteur privé. Je pense qu’il faut maintenir un coût modeste et commun à l’ensemble des familles, pour renforcer la sécurité sociale et établir un service public de la petite enfance pertinent. Apparemment, le gouvernement cherche à remettre cela en question. En tant que parlementaires, nous avons besoin d’être informés des discussions en cours et du programme envisagé.
Mme Guillemette Leneveu. Sur la question du déplafonnement, je vous suggère de lire la lettre électronique de l’Unaf : nous n’avons pas caché notre connaissance du projet. Nous avons alerté les ministres successifs à plusieurs reprises, mais peinons à nous faire entendre, car il est considéré comme normal que les couples biactifs dits « aisés » paient le service beaucoup plus cher que les ménages bénéficiant de moins de revenus. La question est de savoir comment les recettes dégagées seront utilisées. Pour rappel, le financement repose sur la branche famille, dont l’ensemble des crédits n’est pas consommé.
En ce qui concerne le secteur lucratif, nous estimons que c’est l’argent public qui constitue le cœur du problème. L’existence d’un système lucratif peut tout à fait être débattue, mais le nœud du problème reste le financement public et le retour sur investissement généré par le système en place. En outre, ce système a eu pour effet d’évincer la création de crèches en PSU, c’est-à-dire de structures financièrement accessibles. Les bilans quantitatifs de création de places de la dernière COG se sont révélés catastrophiques, démontrant que le système classique n’a pas fonctionné. Ce n’est pas tant l’existence du secteur lucratif qui pose problème, mais le fait qu’il ait pris toute la place. La dérive doit être rééquilibrée.
Mme Véronique Desmaizières. J’ajoute qu’il est facile pour une entreprise qui a de l’argent de s’implanter dans des zones où l’immobilier lui sied et d’investir de façon minime, la plus grosse part du financement étant assurée par les fonds publics. Transformer un local nu en bâtiment confortable pouvant être revendu facilement est compréhensible. Mais l’objectif est de construire des structures dédiées à la petite enfance. Le maintien de l’objet de l’établissement est certes passé de dix à quinze ans, mais le retour sur investissement attendu par les entreprises à but lucratif est quelque peu choquant au regard des fonds publics engagés.
Vous avez parlé de l’identification des gestionnaires. C’est à vous que cette tâche incombe. Notre rôle est de transmettre la parole des familles et de les défendre. Si vous découvrez qui se trouve derrière ces achats d’entreprises privées, libre à vous de le communiquer.
Quant aux structures Paje, elles s’accompagnent d’une problématique de mixité sociale. En effet, lorsqu’il est demandé à une famille de dépenser 1 500 euros par mois pour accueillir son enfant en établissement collectif, les parents en concluent qu’il est plus intéressant de recourir à la garde à domicile ou à la garde partagée, parfois moins coûteuse et exempte de la contrainte des horaires fixes. C’est pourquoi nous sommes favorables à la mise en place d’un tarif unique (adossé bien entendu au salaire), à la fois régulé et contrôlable, car les structures privées ne font actuellement l’objet d’aucun contrôle. La PMI donne son accord pour l’ouverture de l’établissement, mais par la suite, ce ne sont ni la ville ni la CAF, du fait de leur faible investissement, qui se trouveront légitimes à exercer un suivi annuel en termes de fonctionnement et de qualité d’accueil. Les crèches Paje ne disposent pas du même niveau d’encadrement que les autres structures. Elles ne sont pas dotées d’une infirmière ou d’une éducatrice de jeune enfant, mais de référents chargés de dix heures d’encadrement par an, ce qui n’équivaut même pas à une heure par mois pour une ouverture de dix mois dans l’année.
Mme Guillemette Leneveu. L’absence de contrôle est effectivement choquante. Certes, les structures concernées ne perçoivent pas de dotations de la part des communes ou de la CAF, mais bénéficient tout de même de financements publics par le biais des avantages fiscaux. Nous ne cherchons pas à fustiger certains modes d’accueil sur le plan de la qualité, mais nous estimons que tous les établissements devraient être contrôlés, même s’ils ne touchent pas de financements publics.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons lancé un vaste questionnement de l’ensemble des PMI et des CAF quant à la mise en place de contrôles systématiques et inopinés. Nous sentons que, depuis quelques mois, les pratiques ont changé sous l’impulsion des alertes.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je reviens sur les subventions de la CAF, et plus particulièrement celles portant sur l’investissement dans certains projets. Je peux faire part de nombreuses alertes émises par des administrateurs, notamment d’associations familiales, qui se sont opposés en vain à certaines subventions et s’interrogent sur la pertinence pour l’argent public de financer de l’immobilier. Par ailleurs, une autre méthode est utilisée, consistant à faire subventionner par la CAF les dépenses de fonctionnement, qui incluent le paiement d’un loyer très élevé à une SCI, dont les porteurs sont inconnus. Nous soupçonnons ces derniers d’être les mêmes personnes formulant les demandes de subventions.
Je pense que votre présence aux conseils d’administration des CAF est très intéressante pour les alertes qui pourraient être émises. Je ne doute pas que Monsieur le président et Madame la rapporteure, eu égard aux pouvoirs dont ils disposent, pourront investiguer davantage pour identifier les acteurs des montages financiers. C’est l’un de mes grands espoirs que de voir cette commission éclairer cette zone d’ombre.
M. le président Thibault Bazin. Nous le partageons.
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19. Audition de dirigeants de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) : M. Jérôme Obry, président, et Mme Elsa Hervy, déléguée générale (19 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous auditionnons aujourd’hui M. Jérôme Obry, président de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) et Mme Elsa Hervy, déléguée générale de cette même fédération. Créée en 2006, la FFEC rassemble 1 100 entreprises, qui proposent des services d’accueil pour les jeunes enfants. D’après les chiffres de la FFEC, ces entreprises représentent près de 3 000 établissements et plus de 68 000 places de crèche ; elles emploient 28 000 salariés. La FFEC se donne pour mission « de promouvoir un mode d’accueil collectif de jeunes enfants par des entreprises privées » et « ne s’exprime que pour ses membres qui en sus de la réglementation strictement identique pour toutes les crèches publiques et privées, associations ou entreprises, ont choisi de s’appliquer une charte éthique rappelant leurs engagements notamment pour la bientraitance des professionnels de crèches et la qualité d’accueil des enfants ».
Il serait bon, Monsieur Obry, Madame Hervy, que vous explicitiez brièvement ces éléments de présentation avant que nous abordions ensemble les questions ayant trait au secteur des crèches, vos actions et vos propositions concernant la petite enfance. Cette audition, je le précise, est retransmise sur le site de l’Assemblée nationale et son enregistrement sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jérôme Obry et Mme Elsa Hervy prêtent successivement serment.)
M. Jérôme Obry, président de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC). Président de la FFEC, je suis également dirigeant de l’entreprise de crèches Rigolo comme la vie, basée à Roubaix. Comme beaucoup de mes confrères je ne suis pas devenu dirigeant de crèches par hasard, mais par conviction : quoi de plus motivant que de contribuer à la construction d’un être au cours de ses 1 000 premiers jours, si déterminants pour son futur. Tout le monde parle, à juste titre, de la planète que nous allons laisser à nos enfants ; moi je me demande quels enfants nous allons laisser à la planète. Tel est le sens profond de mon travail.
Je suis également convaincu que le secteur privé représente une solution pour accompagner l’État dans la transformation d’une filière en situation de blocage et de souffrance. Depuis plusieurs années, nous avons en effet prouvé notre capacité à intégrer, à former et à encadrer des équipes d’un métier résolument humain, à proposer des parcours professionnels apprenants et évolutifs, à motiver des investisseurs pour qu’ils financent de nouvelles crèches, à mobiliser des employeurs pour qu’ils s’engagent dans la petite enfance, à créer des référentiels pour objectiver la qualité et à optimiser les process pour diminuer la charge administrative au profit de la présence auprès des enfants.
En 2015, j’ai rejoint la FFEC, car comme le dit un vieux proverbe : tout seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin. Dès cette époque, mes équipes et moi-même avons intégré les commissions de la fédération. Mais en 2017, un événement m’a particulièrement marqué : j’ai dû fermer une crèche fonctionnant en prestation de service unique (PSU) à Douvrin dans le Pas-de-Calais. L’employeur qui assurait plus de la moitié de l’équilibre économique de la crèche ne pouvait plus continuer de payer cette prestation. J’ai dû expliquer à une trentaine de familles que je ne pouvais pas durablement maintenir cette crèche ouverte sans ce réservataire. Ces familles, particulièrement impliquées dans la vie de la crèche où leurs enfants s’épanouissaient, m’ont proposé de passer à la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), ce qui n’était pas possible. J’ai donc fermé une crèche d’à peine dix ans, pleine d’enfants et dont les parents s’étaient mobilisés pour trouver une solution, parce que la réglementation ne permettait pas la cohabitation de familles avec réservataire relevant de la PSU et de familles sans réservataire, relevant donc de la Paje. Après cet événement, en 2018, je me suis porté candidat et les adhérents m’ont élu administrateur de la fédération, avant de m’élire président de notre organisation en 2021.
Comme vous l’avez rappelé, notre fédération regroupe 3 000 établissements, 68 000 places de crèche, et 28 000 collaborateurs ; nous représentons un peu plus de la moitié des crèches privées. Je préside et représente avec fierté ce collectif d’entreprises, qui va des plus petites aux plus grandes : toutes sont visitées à leur entrée dans notre fédération, et toutes ont signé notre charte éthique, qui les engage en matière de qualité d’accueil, d’accompagnement et de satisfaction des enfants, des familles et des collaborateurs, des partenaires publics, institutionnels et privés.
Je vous ai fait part des raisons de mon engagement et de ce qui nous anime et nous rassemble au sein de notre fédération. Je conclurai en évoquant notre vrai combat, la rupture à laquelle nous devons tous œuvrer : arrêtons de considérer la petite enfance comme une dépense à administrer et transformons-la en un investissement durable, entièrement tourné vers l’enfant et sa famille, parfaitement lisible pour les parents, conjuguant équité sociale, économique et territoriale – à rebours de ce qui prévaut aujourd’hui. Voilà vingt ans, un pays d’Europe a créé un droit à un accueil de qualité, devenant opposable au plus tard au douzième mois de l’enfant, pour un prix prévisible avant sa naissance et plafonné à 130 euros par mois. Vingt ans plus tard, ce pays voit sa courbe de natalité repartir à la hausse, présente le taux d’emploi féminin le plus élevé d’Europe, se hisse de la 27e à la 7e place du classement Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) et connaît une forte baisse de l’échec scolaire. La France, nation pionnière de la politique familiale, doit mobiliser toutes les parties prenantes pour parvenir à ce que la Suède a réussi. Mesdames, messieurs les députés, vous avez le pouvoir et le devoir de nous fédérer autour de la petite enfance, en dépassant les querelles idéologiques, comme le font au quotidien l’immense majorité de nos professionnels auprès des enfants et des familles.
Mme Elsa Hervy, déléguée générale de Fédération française des entreprises de crèches (FFEC). Déléguée générale de notre fédération depuis septembre 2017, j’exerce à ce titre les fonctions de porte-parole et de responsable de plaidoyer et suis membre du comité de filière petite enfance, du comité partenarial petite enfance de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), du comité laïcité de la Cnaf et de tous les groupes de travail convoqués par le Gouvernement et les autorités. Je veille à répondre à chaque invitation adressée à la FFEC et vous remercie à nouveau de nous avoir conviés à vos travaux. Ma conviction profonde, après sept ans d’expérience professionnelle, est que les entreprises que je représente sont du même côté que vous pour agir concrètement et sur le temps long au service de la qualité d’accueil de la petite enfance. C’est ce qui fait leur fierté et la raison d’être de leur quotidien.
Jamais les adhérents de la FFEC ne m’ont demandé de dire qu’ils étaient parfaits, mais toujours ils m’ont demandé de parler fort, pour que toutes leurs équipes, dans les crèches, les micro-crèches et les sièges, entendent à la télévision que les professionnels de nos entreprises sont formidables de compétence, de professionnalisme, de dévouement aux enfants et aux familles, car ce n’est pas le statut juridique qui fait la qualité d’accueil.
Celle-ci repose sur quatre piliers, dont les équipes constituent le premier. Il y a sept ans lorsque j’ai commencé, la quasi-totalité des entrepreneurs avaient souligné l’impérieuse nécessité de donner du sens à ces métiers essentiels pour la France et m’avaient alertée : ils rencontraient déjà des difficultés à recruter et à fidéliser. On a, depuis, documenté la pénurie : il manque 10 000 professionnels ; quel qu’en soit le statut juridique, une crèche sur deux avait au moins un poste vacant au 1er avril 2022 ; une sur dix n’avait plus de directeur. Il faut décréter l’état d’urgence ; il faut former aujourd’hui les 10 000 professionnels qui nous manquent.
Des règles claires devraient constituer le deuxième pilier. Il y a sept ans, l’immense majorité des adhérents avaient évoqué leur manque de lisibilité et leur inquiétude permanente de n’être pas au fait de la dernière norme, surtout locale. Oui, je l’assume, je travaille au service des rares entrepreneurs de France qui vous demandent plus de normes, à condition qu’elles soient claires, objectives, et surtout nationales, publiques, exhaustives et opposables, en mettant fin aux multiples exigences locales. Ces normes doivent être les mêmes pour tous les enfants, pour tous les professionnels, et être contrôlées avec une égale vigilance dans toutes les crèches de tous les départements, sans distinction de statut juridique. Certains parlent des réformes du service public du dernier kilomètre ; pour ma part, je vous prie de bien vouloir accomplir celles de la dernière touche de clavier. Dans notre secteur, nous travaillons en effet avec des arrêtés manquants, parfois depuis plus de dix ans : nous attendons ainsi depuis 2007 l’arrêté déterminant le rapport annuel à envoyer aux services de protection maternelle et infantile (PMI) ; depuis 2012, l’arrêté interministériel relatif à la qualité nutritionnelle minimale des repas servis dans les crèches. Nous espérons que cette commission d’enquête donnera l’occasion de réarmer le métier de nos directeurs afin de leur permettre de passer plus de temps auprès des enfants, des familles et des équipes plutôt qu’à remplir des tableaux de contrôle qui diffèrent d’un département à un autre.
Le troisième pilier est la transparence pour les familles, les autorités et les gestionnaires. Moi-même mère de deux enfants, j’ai personnellement fait l’expérience de la nécessité de la transparence de la crèche au sujet des bobos. J’ai ainsi dû aller aux urgences faire suturer le menton de mon fils après un accident de toboggan à la crèche. Ma fille et mon fils en sont déjà revenus avec des traces de morsures, dont on refusait de m’indiquer l’auteur jusqu’à ce qu’on me dise qu’il s’agissait du frère ou de la sœur – mes enfants sont jumeaux. Mes adhérents demandent à aller plus loin en matière de transparence : s’il vous plaît, publiez les résultats de contrôle des modes d’accueil de tout statut juridique. Ces résultats montreront la volonté constante des entreprises de la FFEC de faire mieux pour les enfants, les familles et les professionnels.
Le quatrième et dernier pilier, c’est évidemment les moyens. La présidente du comité de filière petite enfance, Élisabeth Laithier, que vous n’avez pas encore auditionnée, le répète souvent : dans la petite enfance, on peut faire mieux et plus avec plus, mais il faut cesser de nous demander de faire plus avec moins. Voici le bilan de la convention d’objectifs et de gestion (COG) 2018-2022 : le Smic a augmenté de 13 % ; la PSU de 9 % ; le plafond des micro-crèches Paje de 0 %, fixé à 10 euros depuis 2016 ; et l’aide aux familles accueillies dans ces micro-crèches de 3,96 %. Alors que la branche Famille avait plus de 2 milliards d’euros par an d’excédent annoncé, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 les a donnés à l’Assurance maladie. Avec 2 milliards d’euros, vous pouviez au choix chaque année : créer 67 000 places de crèches à 30 000 euros la place ou embaucher 48 000 personnes au salaire médian de 2 600 euros brut. La France a donc bien théoriquement les moyens de financer les crèches à la hauteur de la qualité que vous, responsables publics, déciderez, de revaloriser les salaires des professionnels de la petite enfance à la hauteur des choix politiques que vous ferez, et même de construire ces 200 000 places de crèches et de former les 100 000 nouveaux professionnels qu’il nous faut en l’état des normes d’encadrement, ou d’en former encore plus si vous souhaitez améliorer ces normes.
À l’issue de vos travaux, j’espère sincèrement que vous appellerez à une loi de programmation pour la petite enfance, en pensant d’abord aux enfants et aux professionnels qui les accueillent, et que vous saurez convaincre le ministère de l’économie que l’intérêt supérieur de notre pays nécessite que nous nous donnions les moyens humains, matériels et financiers d’offrir un accueil de qualité à tous les enfants. Je reste disponible pour répondre à toutes vos questions et vous remercie à nouveau de l’existence de cette commission, qui met nos problèmes en pleine lumière et qui permettra aux crèches de tout statut juridique de progresser.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez dit, monsieur Obry, que le secteur privé représentait une solution. Quel lien faites-vous entre le statut juridique des entreprises de crèche que vous représentez et la qualité d’accueil que vous défendez ? Votre fédération regroupe un très grand nombre d’entreprises. Des abus ont-ils été constatés dans certaines d’entre elles et, le cas échéant, ont-ils donné lieu à des procédures de la part de votre organisation ? Autrement dit : l’appartenance à votre fédération constitue-t-elle une garantie de qualité ?
Mme Elsa Hervy. Notre fédération est dotée d’une charte éthique comportant des engagements volontaires. Nous ne sommes pas un ordre professionnel mais une petite structure, employant seulement deux salariés. Nous n’avons donc pas de pouvoir d’inspection et de contrôle, que seules les véritables autorités – les services de PMI, les autorités des caisses d’allocation familiale (CAF), les maires, les employeurs – sont à même d’exercer. Depuis mon arrivée en septembre 2017, aucune procédure d’exclusion ou de sanction n’a été engagée : nous avons la chance de ne pas avoir rencontré de difficulté majeure avec nos adhérents.
Notre fédération soutient les efforts de ses adhérents visant à promouvoir la qualité d’accueil, notamment en les accompagnant dans la mise en œuvre des réformes, nombreuses ces dernières années. Pour cela, nous fournissons des kits, des procédures, des trames de protocoles et de contrats, des lettres types et tous les outils dont les adhérents nous font savoir qu’ils ont besoin. Nos six commissions de travail examinent ces besoins, en collaboration avec les adhérents et les salariés disponibles pour travailler avec nous, afin de produire les outils types, ensuite mis à leur disposition. Pour autant, notre fédération n’est pas un ordre professionnel.
M. Jérôme Obry. Je reviens sur le statut et l’organisation. Nous avons une cinquantaine de crèches, dont vingt-cinq maillent la métropole lilloise. Cela permet notamment de proposer des parcours professionnels apprenants et évolutifs à nos collaborateurs. Une personne qui commence comme animatrice d’éveil peut obtenir la validation des acquis de l’expérience (VAE), passer un diplôme d’État d’éducatrice de jeunes enfants (DEEJE), devenir adjointe, puis directrice de crèche. Cette pérennité constitue une véritable valeur ajoutée pour la qualité. Ce maillage permet également de mutualiser la formation, indispensable à nos métiers. Dans une ville de taille moyenne, avec une ou deux crèches, cela ne sera pas possible, peu importe le statut.
Cette organisation nous permet en outre d’assurer la mixité sociale : quand une ville réserve, par exemple, dix berceaux sur les vingt-cinq que compte un établissement, nous avons les compétences, grâce à notre taille, pour commercialiser les quinze autres. Ainsi, chez Rigolo comme la vie, nous gérons six crèches à Roubaix, dont la parfaite mixité fait ma fierté : soixante-seize berceaux publics, soixante-seize privés.
La qualité n’est donc pas liée au statut d’entreprise privée, mais à une cohérence dans la multiplicité.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Avant d’en venir au cœur de l’audition, je tenais à informer mes collègues des difficultés que je rencontre pour collecter des données. Je le rappelle, j’ai adressé à Départements de France un questionnaire concernant les modalités de mise en œuvre des compétences de protection maternelle et infantile (PMI) de tous les départements de France. L’association m’a répondu dix jours après mon envoi qu’elle refusait finalement de transmettre elle-même le questionnaire à l’ensemble des départements. Je déplore cette mauvaise volonté, confinant aux manœuvres dilatoires. Or répondre aux questions d’une commission d’enquête est une obligation légale. Je ne doute pas que ce malentendu sera levé lorsque nous recevrons les représentants de Départements de France, le 26 mars prochain. En attendant, j’ai dû adresser directement ce questionnaire à chacun des 101 départements de France sous forme de courrier papier.
J’en viens au sujet du jour. Merci à vous, monsieur Obry, madame Hervy, d’échanger avec nous. Ma première série de questions portera sur le secteur des crèches privées marchandes en général ; la seconde, plus spécifique, sur les activités de la FFEC.
Vous avez publié la semaine dernière les statistiques de l’année 2023 de vos entreprises adhérentes. Vous faites état de la création nette de près de 5 000 places de crèches en 2023. Vous appelez à une réforme de la PSU, qui permette de soutenir plus fortement le financement issu des tiers financeurs, mairies et employeurs. Vous dites : « le désengagement de certains, dû à leurs propres contraintes économiques [est] la première cause de fermeture de places » en PSU. Permettez-moi de m’interroger sur une partie de cette affirmation. Si je conviens de la nécessité de mieux accompagner les mairies, dont le reste à charge dépasse parfois très largement les 34 % du prix du berceau, je suis beaucoup plus circonspecte concernant l’accompagnement des employeurs, qui bénéficient de mécanismes très généreux de compensation de leur reste à charge par l’État, cette prise en charge pouvant aller jusqu’à 75 % du prix du berceau. Pouvez-vous expliciter vos propos à ce sujet ?
Vos critiques se concentrent sur la PSU et épargnent la Paje, pour quelles raisons ? Le mécanisme de financement des micro-crèches serait-il plus satisfaisant ? Je souhaiterais également connaître votre sentiment à propos d’une citation extraite d’un ouvrage paru à l’automne dernier sur les conditions d’accueil des très jeunes enfants en crèches : « Non, le secteur privé n’a pas le monopole des drames et des maltraitances graves sur enfants. Mais les centaines d’entretiens que nous avons menés nous ont en revanche confortées sur un point : ces dix dernières années, les principales alertes pour des suspicions de maltraitance, pour des accidents, pour des dysfonctionnements importants dans les crèches proviennent principalement du secteur privé lucratif. » Quelles réactions suscitent chez vous une telle affirmation ?
Mme Elsa Hervy. Nous avons en effet publié la semaine dernière les statistiques relatives aux créations de places par nos adhérents. Nous veillons à le faire tous les ans, au mois de mars. Cette année encore, nos adhérents ont créé 5 000 places nettes. Les créations l’emportent, malgré une progression des destructions de places en crèches PSU comme en micro-crèches Paje. S’agissant de ces dernières, nous attendons les conclusions d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF). Toutes les réformes au bénéfice des micro-crèches étant suspendues à ces conclusions, nous sommes dans l’expectative, pour ne pas dire inquiets.
Concernant les crèches PSU, peut-être convient-il d’en rappeler brièvement le modèle. Quel que soit notre statut juridique, nous sommes tous soumis au même code de la santé publique. Qu’il s’agisse d’associations, d’entreprises ou de crèches municipales, les parents paient en fonction du quotient familial. Cela couvre en moyenne 15 % des coûts. Intervient ensuite le versement de la PSU, une prestation de service intelligente : quand nous accueillons des familles dites riches, nous recevons moins de PSU ; quand nous accueillons des familles dites pauvres, nous en recevons davantage. Ajoutée à ce que paient les parents, cette prestation couvre en théorie 66 % des frais ; malheureusement, cela ne couvre en réalité que 66 % d’un prix plafonné à 10,05 euros de l’heure. Fixé par Bercy pour cinq ans dans chaque COG, ce plafond est sans rapport avec le réel coût de la qualité d’accueil en France : d’après les mêmes barèmes nationaux des CAF, celui-ci s’élevait à 11,70 euros par heure en moyenne en 2023. Depuis des années, ce prix plafond décroche du coût réel. S’agissant de la réforme de la PSU, nous souhaitons donc que soit effectué un vrai travail sur le coût minimal de la qualité d’accueil – l’Igas l’a fait – et que ce dernier soit à l’origine du plafond, et non un tableau Excel préparé à Bercy.
Les crèches de tout statut ont encore 50 % de leurs coûts de fonctionnement à faire financer. Les crèches municipales auront le bonus territoire (BT) et, bien entendu, les impôts locaux des citoyens de la commune. Les crèches associatives recevront les subventions qui vous ont été décrites lors de précédentes auditions – les fameuses prestations de service en fonction de l’endroit où les enfants habitent, ou d’autres encore. Ces crèches associatives et les entreprises de crèche partagent enfin le modèle de la réservation de places, soit par les mairies pour les enfants de la commune, soit par des employeurs, publics et privés, pour les enfants de leurs salariés. Vous connaissez les contraintes financières qui pèsent sur les employeurs et les mairies, ces dernières, soumises au pacte de Cahors, cherchent, elles aussi, à baisser leurs dépenses. Le premier des employeurs réservant des places de crèche n’est autre que l’État. Or, pendant sept ans, on pouvait trouver dans le projet de loi de finances (PLF) un indicateur de performance visant à faire baisser le coût de la place de crèche. Il a été supprimé il y a deux ans seulement. Les entreprises, soumises à des difficultés économiques – d’autres acteurs que moi pourront vous le dire – cherchent, elles aussi, à réduire leurs coûts.
Il serait extrêmement vertueux qu’un indice public du coût de la qualité d’accueil serve de boussole pour guider la revalorisation de la subvention publique. Un tel indice fournirait en outre la clause d’indexation des marchés publics de réservation de places par les mairies ou par l’État-employeur, mais aussi des marchés privés. Faute de quoi, nos adhérents doivent négocier tous les ans les hausses de prix en démontrant la réalité de l’augmentation des coûts, inévitable du reste, ne serait-ce que du fait de l’augmentation annuelle du Smic et parce que l’inflation fait son œuvre.
M. Jérôme Obry. Les 75 % évoqués par madame la rapporteure supposent que l’entreprise fasse des bénéfices, puisqu’une part prend la forme d’une réduction sur l’IS et que l’autre, le Cifam, qui représente 50 % de la prise en charge, est imputé sur l’impôt sur les bénéfices. Une entreprise en difficulté renoncera souvent à ses berceaux. Embarquer les entreprises dans des engagements en faveur de la petite enfance n’est pas neutre.
Par ailleurs, les indépendants n’ont pas accès au Cifam. La Paje souffre également d’une forme d’iniquité sociale, puisque, pour deux jours et demi de garde par semaine, le reste à charge net est assez proche de la PSU, et donc supportable par tous, mais le quatrième et le cinquième jour, on passe de 1,50 euro ou 2 euros par heure à 9 ou 10 euros, ce qui est inabordable pour une majorité des familles.
Enfin, il n’existe aucune statistique sur les incidents. Nous attendons que des contrôles objectifs soient menés afin d’établir de vraies statistiques. En réalité, toutes les crèches sont concernées. À partir du moment où l’on respecte la réglementation de la PMI, ce que tout le monde fait, les incidents trouvent souvent leur origine dans l’équipe. Le plus important dans une crèche, ce qui fait la différence, c’est la qualité de l’équipe, son entente et sa solidarité, et non pas son statut. Arrêtons de mettre de l’idéologie dans tout cela. Nous avons un métier résolument humain.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’en viens aux questions relatives à vos activités de représentation d’intérêts.
Comment qualifieriez-vous vos relations avec les différents ministères chargés de la petite enfance durant ces dix dernières années ? Y avez-vous trouvé des appuis ou, au contraire, des résistances à vos demandes ? Ces dernières années ont vu de nombreuses réformes réglementaires. De quelle manière votre fédération est-elle intervenue dans ces processus – je pense notamment à la réforme Norma de 2021 ? On lit dans Babyzness que : « Quand des menaces ont plané sur l’existence du Cifam, comme en 2020 dans le projet de loi de finances 2021, les gestionnaires de crèches privées sont vite montés au créneau, se fendant de communiqués alarmistes annonçant la disparition de 80 000 places de crèche en France. La mesure n’a jamais vu le jour. » Qu’est-ce que cette citation vous inspire ? Dans quelle mesure la fédération que vous présidez a œuvré à éviter une telle réforme ?
Vous vous êtes félicitée de la création du service public de la petite enfance. Pourquoi cette mesure vous satisfait-elle ? Avez-vous entrepris des actions publiques ou non pour encourager les décideurs publics à l’entériner ? Si oui, sous quelle forme ?
Votre voix porte jusqu’au Parlement. J’ai d’ailleurs pu constater que des amendements proposés par votre fédération avaient été déposés par la quasi-totalité des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale. Comment intervenez-vous auprès d’eux ?
Dans quelle mesure êtes-vous intervenue auprès de la Cnaf et de son conseil d’administration dans le processus d’élaboration de la COG 2023-2027 ? Avez-vous, directement ou par le biais de représentants, exercé une influence sur sa rédaction ?
Depuis près de vingt ans, alors que cet objectif a été partagé par tous les gouvernements, le secteur privé marchand que vous représentez est le principal moteur de création des places de crèche. Cette nouvelle donne vous a nécessairement placés en position favorable pour faire valoir vos intérêts. Pensez-vous qu’il est juste de dire que vous vous êtes retrouvés, de fait, en situation de cogestion de la politique publique d’accueil du jeune enfant ?
Je souhaitais enfin vous interroger sur vos modalités de financement. J’imagine que ce sont vos adhérents, par le biais de leur contribution, qui financent votre fonctionnement. Pouvez-vous me le confirmer ? Comment est établie cette contribution ? Savez-vous comment vos adhérents, qui sont financés directement ou indirectement par des fonds publics, l’imputent dans leurs comptes ? Est-elle réimputée dans les comptes de chaque établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE), en particulier par le biais des frais de siège, ou est-elle imputée sur le résultat avant impôts de vos adhérents ?
M. le président Thibault Bazin. Madame Hervy, je vous invite à répondre à chacune de ces questions de manière brève mais transparente.
Mme Elsa Hervy. Vous me permettrez de ne répondre que pour la période postérieure à septembre 2017, puisque je n’étais pas en poste avant. Les relations avec les ministères chargés de la petite enfance et les autorités sont toujours courtoises et constructives. Je veille systématiquement à répondre aux sollicitations et aux invitations. Dans le cadre des concertations, la logique n’est pas de nous montrer injonctifs, mais bien de proposer, le cas échéant, d’autres manières de faire.
Concernant la réforme Norma, la direction générale de la cohésion sociale a monté des groupes de travail, qui ont commencé à se réunir à l’automne 2018, de mémoire, pendant plus d’un an. Nous y avons fait valoir des positions et des propositions. Christelle Dubos, qui était secrétaire d’État chargée de la famille auprès d’Agnès Buzyn, a arbitré fin 2019. Une première ordonnance n’a pas été adoptée ; une deuxième l’a été en mai 2021.
Nous avons découvert au moment de la publication du projet de loi de finances pour 2020 qu’il était envisagé de borner le Cifam. Qui dit bornage dit perte de confiance des employeurs dans le dispositif. Comment peut-on dire à un employeur, qui s’engage dans une politique sociale de long terme, pour cinq, dix, quinze ou vingt ans, qu’il n’y aura peut-être plus de crédit d’impôt cinq ans plus tard ? Nous avons envoyé des mails et des communiqués de presse, demandé des rendez-vous à un certain nombre d’élus pour éviter le bornage de ce crédit d’impôt, en arguant qu’il fallait commencer par le début, soit l’évaluer enfin. Aujourd’hui encore, il faut passer par un formulaire téléchargeable en PDF sur le site des impôts, que vous envoyez par mail à votre direction des impôts et au ministère des solidarités ; mais personne ne traite ce document qui n’est toujours pas dématérialisé.
Du fait de l’épidémie de covid, l’inspection d’évaluation conjointe Igas-IGF, qui aurait dû avoir lieu dès l’année 2020, ne s’est faite qu’à l’été 2021. Vous ne les avez pas auditionnés, mais ce rapport de juillet 2021 démontre que le crédit d’impôt famille est vertueux, qu’il a un véritable effet de levier et que les employeurs dépensent 44 euros qu’ils n’auraient jamais dépensés sans lui.
De manière générale, nous veillons à ce que nos positions soient publiques. Il n’y a pas de notes blanches. Nous nous exprimons beaucoup par des communiqués, dont un certain nombre d’entre vous sont d’ailleurs destinataires. Nous avons soutenu dès son origine le principe du service public de la petite enfance que l’on a longtemps espéré appeler « service universel de la petite enfance », dans la mesure où son nom prête à confusion. Dès le début, les ministres ont parlé d’une universalité de ce service public, où tous les acteurs auraient leur place, y compris les assistantes maternelles, les gardes à domicile et les crèches privées. Mais on a persisté à l’appeler service public – dont acte. Nous sommes intervenus pour faire entendre notre voix, ne pas être oubliés et faciliter sa mise en œuvre pour tous. Dans le cadre de la loi pour le plein emploi, nous avons incité un certain nombre de sénateurs puis de députés à déposer des amendements, rendus publics par communiqués de presse, vous appelant déjà à faire ce qu’on vous appelle à faire aujourd’hui : des règles claires et objectives, publiques, nationales, exhaustives et opposables, avec les mêmes obligations de contrôle et de transparence, quel que soit le statut juridique de la crèche.
Je suis la seule représentante d’intérêts au sein de la fédération. J’interviens énormément par mail. Vous avez tous reçu après votre élection une lettre de félicitations de la fédération contenant nos onze propositions, et vous proposant de vous rencontrer. Certains ont accepté, d’autres n’ont pas eu le temps, d’autres ont répondu, certains m’ont conviée en m’envoyant de très longues questions, notamment M. le député Martinet. Nous avons un système de veille. Si l’un d’entre vous pose une question écrite au sujet des crèches, nous lui proposerons un deuxième rendez-vous ; et le dialogue se poursuivra ainsi. On enverra, lorsqu’on le juge opportun, des propositions d’amendements, en fonction de votre calendrier.
Sur la COG et les liens avec la Cnaf, ce n’est un secret pour personne : la fédération française des entreprises de crèches est adhérente du Medef, qui a six postes au conseil d’administration de la Cnaf. À la suite d’un appel à candidatures, la FFEC a proposé la mienne, ce qui fait que je suis administratrice de la Cnaf au titre du Medef depuis 2018. Quand je suis administratrice de la Cnaf, j’obéis aux consignes du Medef et non plus à celles de mes adhérents : je vote dans l’intérêt décidé par le Medef et selon les positions qu’il a choisies et qui ne sont pas forcément celles des adhérents de la fédération. En revanche, quand je suis déléguée générale de la fédération, j’ai des contacts réguliers avec les services de la Cnaf, dans le cadre soit du comité partenarial soit du comité laïcité, où je retrouve ma liberté de parole. Il est vrai que nous donnons notre avis, même si l’on ne nous le demande pas. Il nous arrive de faire des contributions spontanées, dans le cas de réformes dont on n’est pas informés.
Quant à l’influence que nous avons pu avoir sur la COG, nous avons fait valoir notre projet auprès des services de la Cnaf et de l’État, notamment dans le livret des onze propositions conçu en janvier 2022. Nous avons aussi sollicité les services de la Cnaf pour les rencontrer. Nous avions produit une note très détaillée sur les outils de la réforme paramétrique que nous proposions. Nous défendons le projet d’indice dont je vous ai parlé depuis 2023.
Nous ne sommes pas en situation de cogestion. Ce n’est pas du tout dans cet esprit que les autorités travaillent avec nous ; et tant mieux, puisque nos 51 000 places de crèches PSU et nos 17 000 places de micro-crèches Paje ne représentent que 14 % des 492 800 places de crèche. La cogestion est plutôt du côté des collectivités locales, qui sont gestionnaires de près de 60 % des places de crèche.
Enfin, concernant les modalités de financement, notre fédération est financée presque exclusivement par les adhésions. Les cotisations sont mentionnées sur notre site internet. Elles coûtent 500 euros par an jusqu’à 39 berceaux, 1 000 euros jusqu’à 99 berceaux, 3 000 euros jusqu’à 550 berceaux. Au-delà de 550 berceaux, c’est 5,50 euros le berceau. Sur les 198 bulletins que nous avons réalisés en 2023, la cotisation moyenne était de 2 344,25 euros. Quant à la manière dont elle est imputée par chacun des 198 adhérents, je ne suis pas en mesure de vous répondre.
M. le président Thibault Bazin. J’ai l’impression, madame Hervy, que vous suivez nos travaux. Vous commentez ce que nous devrions faire. Mais c’est tout de même à la rapporteure qu’il reviendra de formuler des recommandations. Nous auditionnerons très prochainement la mission Igas-IGF que vous évoquez. Le programme définitif des auditions n’est pas encore définitif, puisqu’il se complète au fil des réponses qui nous sont apportées.
M. Philippe Lottiaux (RN). Croyez-vous qu’il faille garder le système horaire de la PSU ?
La course à l’échalote des bas prix dans les marchés publics n’est-elle pas responsable d’une baisse de la qualité ? Comment des entreprises ont-elles pu continuer à fonctionner avec des prix dont on sait pertinemment qu’ils ne correspondent pas au coût réel du service ?
Le développement des micro-crèches est-il favorisé par la souplesse de leur modèle, aussi bien dans leur organisation que dans leur fonctionnement ?
Vous avez mentionné la question du déséquilibre financier. Qui voyez-vous mettre plus d’argent aujourd’hui ? La CAF ? Les collectivités ? Les parents ? Comment voyez-vous l’évolution des modalités de l’équilibre financier ?
Pensez-vous que, sur un plan financier, sans parler des problèmes de formation et de disponibilité du personnel, l’évolution des normes d’encadrement soit réaliste ?
Mme Elsa Hervy. Comme la plupart des gens que vous avez auditionnés, nous estimons que la PSU à l’heure n’est pas un bon système. Il est bien conçu pour les familles. Avant la PSU, on forçait des familles, qui n’avaient besoin que de trois jours de crèche, à en réserver cinq. Une subvention publique leur était versée pour ces cinq jours et la place n’était occupée que trois, alors que des centaines de milliers de familles n’en avaient pas. La logique de la PSU à l’heure, c’est d’inciter à l’occupation, ce qui n’est pas illégitime. Malheureusement, elle a des effets de bord aberrants.
Le prix plafond de la PSU a été fixé à 10,05 euros, sans aucun lien avec le coût de production d’une heure d’accueil de crèche qui est de 11,70 euros. Par ailleurs, on est parti d’un forfait qui couvrait environ dix heures de fonctionnement dans la journée, tout en sachant que les enfants viendraient entre sept et huit heures par jour. Ce forfait n’a pas été divisé par sept ou huit mais par dix. Depuis la création de la PSU à l’heure, tout le monde court après ces deux heures et ces enfants magiques qui viennent de sept heures à neuf heures et de dix-sept heures à dix-neuf heures, qui n’existent pas et n’existeront jamais. C’est ainsi qu’a été autorisé le système de la suroccupation pour compenser l’absence de ces enfants magiques. Dès le début, il aurait été possible de dire que c’était le juste coût payé au juste prix, celui de la qualité.
Parmi les multiples amendements que nous vous avons suggérés, à presque tous, lors de l’examen de la loi pour le plein emploi, nous vous proposions, si vous l’acceptiez, d’inscrire dans le code des marchés publics que le prix ne pouvait jamais être le critère principal d’une attribution. Cela me semble une garantie absolue. C’est aussi pour cette raison que nous avons agi auprès de Bercy pour que soit supprimé un indicateur du PLF dans le programme 148 : Bercy incitait l’ensemble des sections régionales interministérielles d’action sociale (SRIAS) à toujours choisir le prix le plus bas pour réserver les places de crèche pour les enfants des salariés des administrations de l’État. Pour nous, le prix ne peut pas guider à lui seul l’achat. Il est essentiel de définir la règle selon laquelle quand les coûts augmentent, les prix augmentent aussi. C’est pour cela que je vous appelle une troisième fois à la création d’un indice public du coût de la qualité d’accueil en crèche.
Les micro-crèches bénéficient d’un statut un peu plus souple dans le code de la santé publique, mais c’est de moins en moins vrai. Le mouvement de fond est de leur imposer les mêmes exigences qu’aux autres. Elles ont le même référentiel bâtimentaire que les grandes crèches, elles ont un référent santé et accueil inclusif, une équipe de direction adaptée à leur petite taille. En matière d’organisation, elles ont finalement assez peu de souplesse par rapport à des crèches classiques. La force de la micro-crèche, c’est son modèle économique, qui ne nécessite pas de tiers réservataire. Ce sont les parents qui la financent et qui seront aidés a posteriori par le complément de mode de garde (CMG) de la CAF. Pour un enfant de parents gagnant l’équivalent de 2 SMIC accueilli en crèche PSU, la dépense publique cumulée sera de l’ordre de 1 600 euros par mois. La dépense publique pour un enfant accueilli en micro-crèche Paje sera de l’ordre de 800 euros par mois. Dès lors que l’on exige la même sécurité et la même qualité d’accueil minimale, ce qui est normal, dans une micro-crèche Paje que dans une crèche PSU, si le soutien public n’est pas équitable, il faut bien que quelqu’un paie et, dans ce cas, ce sont les parents.
Pour ce qui est de l’équilibre financier, quand la sécurité sociale a été créée, la branche Famille visait à instaurer une solidarité entre ceux qui ont des familles et ceux qui n’en ont pas, pour soutenir la politique familiale et la natalité. Il n’est pas normal d’avoir 2 milliards d’euros par an qui disparaissent et que les excédents de la branche Famille servent à combler un autre trou d’une autre branche. Cet argent devrait être dépensé conformément à son objet : au bénéfice des familles.
Enfin, s’agissant des normes d’encadrement, à la fédération, nous partageons la volonté d’améliorer les taux d’encadrement. Mais, soyons réalistes, c’est actuellement une utopie absolue. Notre urgence, c’est de faire que tous les postes soient pourvus dans les crèches existantes ; c’est de former les 10 000 professionnels qui manquent ; et d’avoir une vraie gestion prévisionnelle, qui n’a jamais été faite, des emplois et des compétences, pour anticiper les départs à la retraite. Il faut poser le principe que, pour trois places de crèche créées, on forme au moins un nouveau professionnel. L’urgence actuelle n’est pas d’améliorer le taux d’encadrement mais de ne pas fermer ce qui existe et de former des gens en nombre suffisant. Améliorer le taux d’encadrement, dans l’absolu, nous y sommes bien évidemment favorables. Mais il faudra s’en donner les moyens, sans quoi cela restera une utopie ou cela risquera de mettre des dizaines, des centaines, probablement des milliers de crèches en situation d’échec, parce qu’elles ne seront pas en mesure de respecter ces nouvelles normes.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation. Il était très important de pouvoir discuter avec le lobby des crèches privées, qui est un secteur en très fort développement. Ces crèches privées lucratives ont un modèle économique qui repose essentiellement sur la subvention publique, qu’elle provienne directement ou indirectement de la Caf, du crédit d’impôt famille ou de la réduction de l’impôt sur les sociétés des entreprises achetant des berceaux. Votre modèle économique étant particulièrement déterminé par les politiques publiques, on se doute bien que votre action de lobbying doit être intense.
Les entreprises de crèche que vous représentez fonctionnent avec de l’argent public. Or l’administration nous a appris que certaines ont des niveaux de profitabilité extrêmement importants, puisque 5 % d’entre elles dépassent 25 % de taux de profit. Pensez-vous qu’il soit normal, pour des entreprises dont le chiffre d’affaires provient majoritairement de subventions publiques, d’avoir des taux de profit aussi importants ?
Mme Elsa Hervy. Globalement, les entreprises de crèches ne sont pas sur-rentables : il n’y a pas de surcalibrage du financement public. En moyenne, leur rentabilité s’élève à 6 %. L’évaluation de l’Igas et de l’IGF de 2021 montre qu’un quart des entreprises de crèches ont une rentabilité négative, qu’un autre quart d’entre elles ont une rentabilité supérieure à 14 % et que 5 % ont une rentabilité supérieure à 25 %. Ces chiffres ne proviennent pas de données théoriques issues de budgets prévisionnels, comme ceux de l’Igas et de l’IGF de 2017, mais émanent de l’administration fiscale, qui a contrôlé les numéros Siret de nos adhérents.
Nous avons nous aussi été surpris par ces chiffres. J’ai demandé à ceux de nos adhérents qui étaient concernés de m’apporter des explications, ce qu’ont fait environ 5 % d’entre eux. La rentabilité peut parfois paraître élevée, en pourcentage, mais on parle de petits chefs d’entreprise qui ne se versent pas de salaires et choisissent de se payer en dividendes à la fin de l’année. On parle d’entreprises qui ont une rentabilité de l’ordre de 25 % mais dont le bénéfice n’excède pas 60 000 euros. Plutôt que de payer 45 % de charges sur leur salaire, leurs dirigeants choisissent de se priver de leurs droits sociaux et de se payer en dividendes, lesquels sont assujettis à la flat tax de 30 %.
La mission Igas-IGF sur les micro-crèches a mené une nouvelle enquête très complète et a pu obtenir la liste des Siret, fournie par la Cnaf, de toutes les entreprises de crèches adhérentes et non adhérentes de la fédération. Elle est censée avoir regardé leur rentabilité à partir des données de Bercy. Elle devrait être en mesure de répondre précisément à vos questions si du moins elle publie ces éléments avant la fin des travaux de votre commission d’enquête.
M. le président Thibault Bazin. Autrement dit, les entreprises de crèches ayant un taux de rentabilité élevé privilégient, pour des raisons fiscales, le versement de dividendes à leur gestionnaire « bénévole ». Dans les entreprises ayant une rentabilité moindre, en revanche, le gestionnaire se verse un salaire. Pouvez-vous nous transmettre des éléments sur ces différents modèles, y compris les cas types que vous évoquiez ?
Mme Elsa Hervy. Je m’efforcerai de vous les communiquer, à condition toutefois que la mission Igas-IGF sur les micro-crèches, qui nous a promis d’établir ces cas types, ne l’ait pas déjà fait. Je ne voudrais pas vous fournir quelque chose qui serait certainement moins bien fait que ce que pourraient établir les inspections générales sur la base des chiffres officiels.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Si je vous ai bien suivie, les entreprises de crèches dont les taux de profits sont très élevés – en particulier celles dont la rentabilité excède 25 % – sont de petites structures. Elles se différencient donc en cela des Big Four, comme on les appelle parfois, à savoir Babilou, People&Baby – qui n’est pas un adhérent de votre fédération –, Les Petits Chaperons rouges (LPCR) et La Maison Bleue, qui, nous dites-vous, n’ont pas un niveau de profitabilité très élevé. Vous avez dit à plusieurs reprises – vous me l’aviez déjà indiqué lorsque nous nous étions rencontrés il y a quelque temps – que ces quatre entreprises ne versaient pas de dividendes à leurs actionnaires. Pouvez-vous me confirmer ces propos ?
Mme Elsa Hervy. Je vous confirme que les trois adhérents de ma fédération que vous avez cités ne font pas partie de ceux dont la rentabilité excède 25 % – au contraire, dirais-je. Ils pourront vous donner les chiffres détaillés lors de leur audition de demain. Par ailleurs, lorsqu’on s’est vu le 20 octobre 2022, vous m’aviez demandé quel était le montant des dividendes versés par les trois adhérents précités au cours des trois dernières années. Je vous ai dit la vérité, à savoir zéro, et je vous redis zéro, sous serment, aujourd’hui.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je prends note de votre réponse, qui m’étonne, car il me semblait que le capital des groupes en question était détenu par des holdings créées par des fonds d’investissement. À titre d’exemple, le fonds d’investissement Antin Infrastructures Partners a créé une holding pour racheter Babilou. Vous nous dites donc qu’il n’y a pas eu de transferts financiers depuis trois ans entre Babilou et cette holding, qui est son actionnaire principal. Je le note. Nous aurons l’occasion de reposer la question à cette entreprise demain. N’hésitez pas à me corriger si j’ai mal interprété vos propos.
Par ailleurs, madame Hervy, vous êtes une femme de conviction, avec des convictions politiques sans doute à droite. Vous avez été, en 2002, assistante parlementaire d’un député de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), avant de travailler à l’UMP puis dans plusieurs cabinets ministériels, notamment ceux de M. Brice Hortefeux et de M. Christian Estrosi. Vos affinités avec la droite – et c’est votre droit – semblent se poursuivre puisque nous avons appris par la presse spécialisée qu’Aurore Bergé, alors ministre des solidarités, avait cherché à vous recruter comme directrice de cabinet, proposition que vous auriez refusée. Je suis étonné que cette information ait fait si peu de bruit. Si le ministre du travail tentait de recruter le délégué général du Medef comme directeur de cabinet, cela ferait la une des journaux et on en débattrait mais, dans le monde de la petite enfance, on en discute un peu moins. Madame Hervy, confirmez-vous que vous avez été approchée par Mme Bergé ou par son entourage pour occuper la fonction de directrice du cabinet de la ministre ?
Cette information éclaire sous un jour différent l’attitude qu’a adoptée Mme Bergé dans ses fonctions gouvernementales, notamment à la suite de l’affaire terrible du décès d’une petite fille dans une crèche People&Baby et de la publication, au même moment, du rapport de l’Igas. Il y avait des décisions politiques fortes à prendre vis-à-vis du secteur privé. Lorsque Mme Bergé était ministre des solidarités, quels échanges aviez-vous avec elle hors du cadre officiel, en dehors de ses fonctions gouvernementales et des communications de la FFEC ? Sur quoi portaient ces échanges ? Avez-vous évoqué la question des entreprises de crèches et de l’actualité qui les concernait ?
Mme Elsa Hervy. Monsieur Martinet, le 20 octobre 2022, vous m’avez demandé quel montant de dividendes avait été versé par les trois adhérents de notre fédération au cours des trois dernières années. Je répète ma réponse : zéro. Je n’ai pas eu d’autres informations que celle-là. J’ai répondu précisément à une question qui ne l’était pas moins. Je ne connais pas le fonctionnement financier interne de chacun des 191 adhérents de la fédération.
S’agissant de Mme Bergé, vous contribuez à faire circuler cette rumeur bien que la ministre et moi-même l’ayons démentie dans la Lettre A. Ce n’est pas parce que vous la répétez inlassablement qu’elle devient la vérité. Non, il ne m’a pas été proposé d’être la directrice de cabinet d’Aurore Bergé.
Par ailleurs, à l’époque du drame de Lyon et de la publication du rapport de l’Igas, Mme Bergé était encore députée et présidente du groupe Renaissance : c’était Jean-Christophe Combe qui était ministre des solidarités. Aurore Bergé lui a succédé à l’été 2023 et a piloté la loi pour le plein emploi et le service public de la petite enfance.
Avec Aurore Bergé, nous nous connaissions déjà, nous échangions des SMS régulièrement. Elle s’est rendue à l’assemblée générale de la fédération. Il m’est arrivé de lui relayer les communiqués de presse qu’elle avait pu voir par ailleurs, mais il s’agissait des mêmes communications que celles que j’avais avec son cabinet.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je suis convaincue de l’importance du recrutement pour pérenniser les places existantes et la connaissance fine des besoins dans les territoires. Dans vos communiqués et vos avis, vous avez affirmé la nécessité d’un meilleur recensement des créations et des suppressions de places ainsi que des besoins de nouveaux professionnels de la petite enfance aux différents échelons locaux. Vous avez également signalé que les régions n’avaient augmenté que de 7 % les places de formation entre 2011 et 2021, alors que, dans le même temps, le nombre de places de crèches progressait de 31 %. On a un peu de mal à comprendre comment l’harmonisation des formations s’articule avec les besoins des territoires. Échangez-vous avec les régions sur ce point ? Comment, selon vous, fixer des objectifs de formation des professionnels et de création de places d’accueil adaptés à la réalité ?
Quel avis portez-vous sur la suppression possible des horaires atypiques dans les micro-crèches Paje et sur la révision éventuelle du taux d’encadrement, qui est, me semble-t‑il, d’un professionnel pour trois enfants ?
Mme Elsa Hervy. Nous avons beaucoup relayé les chiffres que vous avez cités, mais ils nous ont été fournis par l’Igas, dans son rapport d’avril 2023. Pour la première fois, à l’échelon national, quelqu’un a compté le nombre de places de crèches créé – lequel a augmenté de 31 % entre 2011 et 2021 – et le nombre de places ouvertes dans les écoles d’éducateurs de jeunes enfants et d’auxiliaires de puériculture, qui n’a progressé, respectivement, que de 7 et 22 %. C’était un peu la chronique d’une pénurie annoncée, que l’ensemble des acteurs dénonçaient déjà. Nous étions nombreux à alerter – dans les secteurs privé, public, associatif et au sein des associations de professionnels – sur le fait que, depuis des années, nous avions le sentiment que l’on ne formait pas assez. Les chiffres de l’Igas nous ont donné raison.
Un plan d’urgence devrait définir des objectifs. L’enquête sur la pénurie de professionnels menée en avril 2022 détaille, pour chaque département, le nombre d’éducateurs de jeunes enfants de catégorie 1 et de postes de direction manquants. Cela devrait être le guide pour l’action des régions. Nous avons écrit à chaque président et présidente de région pour leur demander si, compte tenu de ces chiffres, ils allaient augmenter les places en urgence. Certains nous ont répondu.
Dans la loi pour le plein emploi, vous avez prévu un recensement des besoins dans le cadre des schémas communaux des services aux familles. Nous espérons que nous échapperons aux difficultés que l’on rencontre habituellement en la matière. En effet, dans le domaine de la petite enfance, il est fréquent que les collectivités emploient des modes de calcul divergents, ce qui empêche la comptabilisation à l’échelle de la région. Celle-ci répond alors généralement qu’elle n’est pas en mesure de cerner les besoins. Nous sommes persuadés qu’il faut une grille nationale, publique, exhaustive, opposable de recensement des besoins, qui pourrait être instituée par un arrêté ministériel. Nos directeurs pourraient envoyer une fois par an leurs besoins en personnel à toutes les autorités, mais, de grâce, ne leur demandons pas de les communiquer à des dates différentes à la mairie, à la CAF, au département, etc.
Depuis leur création, les micro-crèches bénéficient d’une dérogation leur permettant d’accueillir, avec une seule professionnelle, jusqu’à trois enfants en début et en fin de journée. Cette dérogation a été étendue à toutes les crèches de France entre le 13 mars 2020 – début du covid – et le 31 juillet 2022, après le meurtre de Lyon. Avant que ne survienne ce drame, il avait été envisagé de généraliser cette possibilité, en tout début et en toute fin de journée, afin d’accroître l’offre des services aux familles et les horaires atypiques. Si cette faculté est supprimée, l’amplitude horaire d’ouverture des micro-crèches sera réduite, puisque leur modèle économique ne permet pas d’avoir deux salariés présents avec un seul enfant.
Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). En 2017, un rapport de l’Igas établissait un calcul théorique du taux de rentabilité des micro-crèches à partir de l’étude d’échantillons. Il estimait qu’en recourant à tous les financements à leur disposition, ces entreprises pouvaient atteindre un taux de rentabilité de 30 %. On comprend bien que cette information ne sert pas vos intérêts puisqu’on peut déduire de ce niveau de profit élevé que les entreprises que vous représentez perçoivent trop d’argent public. La FFEC a donc contesté ces chiffres et a chargé le cabinet Ernst & Young de réaliser une étude sur la question, après lui avoir fourni des éléments non publics de comptabilité d’entreprise. Ernst & Young a estimé que le taux de rentabilité nette se situait entre 1 et 3 % sur la période 2014-2016.
Toutefois, la fiabilité de cette étude a été mise en cause par la mission Igas-IGF d’évaluation du crédit d’impôt famille (Cifam) de 2021, qui écrit « Le cabinet Ernst & Young a toutefois indiqué ne pas engager sa responsabilité sur ces estimations fournies pour le seul usage interne de la FFEC sur le fondement des données communiquées ». La mission ajoute que ces chiffres ne concordent pas du tout avec l’estimation à laquelle elle s’est livrée à partir d’un échantillon d’entreprises adhérentes de la FFEC, sélectionnées dans la base Fare, qui est le fichier des données comptables des entreprises. Je cite encore : « La mission relève que l’échantillon analysé par Ernst & Young n’apparaît pas cohérent avec celui étudié par la mission. »
Ma question sera directe : avez-vous bidonné l’enquête d’Ernst & Young et, ainsi, tenté de minimiser les profits réalisés par les entreprises de crèches sur le dos de l’argent public ?
Mme Elsa Hervy. Non, à la FFEC, on ne bidonne pas les enquêtes, les statistiques et les chiffres. En revanche, il peut y avoir des erreurs méthodologiques, des biais. Cette enquête a été réalisée en urgence. Nous avons demandé à nos adhérents d’envoyer leurs comptes consolidés et avons chargé Ernst & Young de procéder à un retraitement de ces comptes afin d’estimer la rentabilité hors subventions et avec subventions. À l’époque, nos adhérents avaient déjà des systèmes de comptabilité différents, ce qui a pu faire apparaître des différences. Cela étant, la mission Igas-IGF de 2021 considère que les définitions établies par Ernst & Young étaient correctes et constate, comme le relevait Ernst & Young, qu’un quart des entreprises de crèches connaissent une rentabilité négative.
M. Jérôme Obry. Dans l’étude de l’Igas de 2017, la rentabilité de 30 % n’avait pas été calculée sur la base de résultats réels mais à partir de budgets déposés. Entre un budget déposé auprès de la CAF pour obtenir des subventions et les résultats de l’activité, il peut y avoir des écarts. L’étude comporte un biais, à cet égard.
Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). Madame Hervy, j’entends qu’il peut y avoir des erreurs et des biais, mais vous confirmez que les résultats de l’étude d’Ernst & Young ne sont pas fiables en l’état ?
Mme Elsa Hervy. Je confirme qu’il faut toujours croire l’Igas et l’IGF, qui ont davantage accès à des données fiables. Pour notre part, nous avons demandé à nos adhérents d’envoyer leurs documents comptables, qui n’étaient pas forcément normés. Il s’agissait parfois de documents de groupe, parfois d’agrégats de documents. L’Igas et l’IGF ont forcément davantage raison qu’Ernst & Young, à qui on a demandé de travailler en moins de six semaines sur la base des documents qui étaient disponibles à l’époque.
Je voudrais revenir sur le rapport Igas-IGF de 2017. Ces institutions sont toujours transparentes sur leur méthodologie. Elles ont travaillé sur 32 dossiers de demande de subventions d’investissement comportant un budget prévisionnel, alors qu’à l’époque, il existait au moins 4 000 micro-crèches : le nombre de dossiers disponibles comportant des budgets d’investissement était donc bien supérieur. Bizarrement, dans tous ces dossiers, il y avait des places réservées pour les employeurs, ce qui ne correspondait pas du tout à la réalité des micro-crèches Paje qui, en majorité, n’affectent pas de places aux employeurs. Par ailleurs, la mission Igas-IGF a décidé que, dans ces micro-crèches, tous les parents payaient 10 euros de l’heure. Or, la Cnaf a montré un an plus tard qu’en réalité, les parents paient, en moyenne, 7,62 euros de l’heure. Nous avons donc contesté et continuons à contester les calculs théoriques de 2017.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Vous nous avez fourni un document très complet, mais je commence à avoir un petit doute sur sa fiabilité, puisque vous nous avez parlé de biais méthodologiques. Je m’appuierai donc plutôt sur les données de l’Igas. En 2016, Ernst & Young a réalisé une étude pour la Cnaf, dans laquelle il démontrait que l’introduction du privé n’avait nullement permis à l’État de faire des économies, contrairement à ce que vous affirmez dans votre document publicitaire. Je cite cette étude : « Le prix de revient réel moyen est plus élevé si le gestionnaire est une entreprise privée que si le gestionnaire a un statut associatif ». Le surcoût indiqué est de 25 %. L’étude ajoute : « Pourtant, les salaires du personnel y sont en moyenne plus faibles que pour un gestionnaire associatif ». Pouvez-vous nous expliquer cette différence de coûts ? Pourquoi les salaires sont-ils plus bas chez un gestionnaire privé que chez un gestionnaire associatif ?
Dans son enquête de 2017, l’Igas relève également un surcalibrage des financements publics. Vous nous dites de nous fier aux données de l’Igas, mais vous dites tout le contraire dans les documents que vous nous avez remis.
Il doit être assez compliqué pour vous de gérer votre double casquette de membre du conseil d’administration de la Cnaf au titre du Medef et de déléguée générale de la FFEC. J’entends bien que, d’un côté, vous agissez en vertu d’un mandat administratif et que, de l’autre, vous exercez votre métier, mais cela ne vous place-t-il pas dans une situation tellement compliquée – ne parlons pas de conflit d’intérêts, le mot pourrait être insultant pour vous – que, parfois, vous cherchez à faire converger ces deux activités au lieu de faire primer l’intérêt général ? Peut-être vous arrive-t-il de préconiser des solutions qui ne sont pas les plus intéressantes, au sein de la Cnaf, parce que vous êtes placée dans une forme de contradiction ? Voilà plusieurs années que cela dure. Ne vous dites-vous pas, parfois, que le plus simple serait de mettre un terme à cette situation et de clarifier les choses ?
Mme Elsa Hervy. Je vous recommande de vous fonder sur les conclusions du rapport Igas-IGF de 2021, qui porte sur des liasses fiscales et des données réelles plutôt que sur des extrapolations de théories à partir de budgets prévisionnels établis en 2017. Ernst & Young a en effet réalisé une étude en 2016 pour la Cnaf sur les comparaisons des prix de revient par statut juridique. À l’époque, je n’étais pas encore déléguée générale de la fédération mais mes administrateurs m’ont indiqué qu’ils ont contesté la méthodologie employée. En effet, pour le calcul du prix de revient, un certain nombre de coûts n’étaient pas pris en compte dans les structures publiques et associatives. Les structures publiques, en règle générale, ne comptabilisent pas la valeur locative du bâtiment dont elles sont propriétaires, ni le fait que l’entretien de la crèche et du jardin extérieur peut être fait par les services municipaux. En revanche, toutes ces dépenses sont tracées, à un moment ou à un autre, et payées par les entreprises de crèches. Cela explique la différence de prix de revient de la place, qui est une réalité.
La Cnaf pourra vous donner des chiffres à jour. Les derniers chiffres dont je dispose remontent à 2016 ; à l’époque, le prix de revient par place et par an dans les entreprises de crèches était de l’ordre de 17 500 euros, soit 12 % – 2 000 euros – de plus que la moyenne des crèches de France. Le prix de revient par heure était de 10,26 euros en 2016, soit seulement 2 % de plus que la moyenne, ce qui s’explique par le fait que, dans les entreprises de crèches, structurellement, nous proposons plus de places aux familles et laissons moins les places vides le mercredi et le vendredi. En moyenne, nous réalisions, en 2016, 12 % d’heures de plus que la moyenne des autres crèches.
Les crèches municipales, les crèches associatives et les entreprises de crèches évoluent dans des cadres socio-fiscaux complètement différents. Le salaire médian brut, en France, s’élève à 2 600 euros. Dans le public, où on paie moins de charges, le salaire net est de 2 161 euros ; dans une association ou une entreprise, où on verse plus de cotisations salariales, le salaire net n’est que de 2 016 euros. Côté employeurs, les entreprises de crèches sont les seules structures du secteur à payer la taxe sur les salaires. Les crèches publiques ne la paient pas. Les associations, dans notre secteur, emploient moins de cinquante salariés, ce qui leur permet de bénéficier d’un crédit de taxe sur les salaires et, in fine, de ne pas la payer. Seules les associations de plus de cinquante salariés la versent. En moyenne, pour un salaire brut de 2 600 euros, le coût sera de 3 200 euros, en moyenne, pour l’association employeur, et d’environ 3 600 euros pour l’entreprise. Les entreprises adhérentes de notre fédération ne s’opposeraient aucunement à ce que la somme qu’elles versent au titre de la taxe sur les salaires change de colonne pour abonder le salaire net de leurs salariés.
Enfin, puisque vous vous préoccupez de mon bien-être au travail et de la conciliation de mes missions d’administratrice de la Cnaf et de déléguée générale de la FFEC, je vous confirme que je vais bien et que je parviens à scinder les questions et les intérêts. Je ne crois pas avoir manqué de loyauté ni à l’une ni à l’autre de ces missions. Le Medef a fait pour ses adhérents le choix d’une totale transparence et a décidé d’appliquer au sein du conseil d’administration de la Cnaf des règles de déport encore plus strictes que celles auxquelles nous oblige la loi. Je suis ainsi déportée de tous les sujets ayant, de près ou de loin, un rapport avec les crèches.
Du reste, je ne suis pas la première administratrice de la Cnaf que vous auditionnez, puisque vous avez déjà entendu Mme Véronique Desmaizières pour l’Union nationale des associations familiales (Unaf). Ce qui s’applique à moi devrait s’appliquer aussi à elle. Nous sommes riches des apports de l’Unaf, qui gère aussi des crèches associatives, et l’expertise que nous acquérons dans nos métiers peut enrichir les débats d’une délégation. Vous avez également auditionné la présidente des crèches associatives du Grand-Est, qui est par ailleurs vice-présidente de la CAF au titre de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), dont l’expertise a également du sens au sein du conseil d’administration de la CAF.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). À vous entendre, j’ai l’impression que, finalement, ça ne vaut vraiment pas la peine d’avoir une entreprise privée de crèche, car ce n’est pas rentable : on ne gagne pas beaucoup d’argent, le coût salarial est plus élevé et l’État ne finance pas assez. Pourquoi vous battez-vous autant pour gérer ces entreprises privées alors que l’associatif et le public semblent plus avantageux ?
Par ailleurs, je suis ravie de savoir que vous êtes bien dans vos bottes mais, lorsque vous siégez au conseil d’administration de la Cnaf, où vous avez une mission de conseil à propos des plans crèches, n’avez-vous pas plutôt tendance à pousser vers les solutions privées lucratives que vous défendez mordicus – tout en nous démontrant depuis tout à l’heure qu’elles ne sont pas rentables et pas intéressantes pour un patron ? M. Obry ne disait-il pas qu’il avait fini par fermer une crèche parce qu’il ne pouvait pas s’en sortir ? Si le privé est dans une telle situation pour la gestion du service public de la petite enfance, cela ne signifie-t-il pas tout simplement que cette activité ne peut pas être privée et lucrative et qu’elle doit être publique ou associative à but non lucratif ?
M. Jérôme Obry. En citant cet exemple, je ne voulais pas dire que j’avais des difficultés dans mon entreprise, mais que l’incohérence de la réglementation m’a obligé à fermer cette crèche que j’aurais voulu maintenir. Je n’ai pas évoqué de non-rentabilité structurelle et vous avez généralisé un exemple.
Les travaux de votre commission d’enquête vous montrent que notre secteur est très complexe, avec une infinité de détails – mais si le diable est dans les détails, l’ange est dans la précision, et personne mieux que Mme Hervy ne sait introduire dans cet univers autant de précision et d’objectivité, pour faire avancer la totalité du secteur. La contribution qu’elle nous a apportée lors de la réforme Norma, et qui a servi à tout le monde, a été exemplaire. Les crèches du secteur privé parviennent à vivre avec les crèches, malgré des difficultés chroniques en termes d’équité sociale, économique et territoriale, qui concernent totalité du secteur. Il ne faut pas généraliser des détails.
Mme Elsa Hervy. Les entrepreneurs que je représente sont convaincus que leur entreprise a un sens, un rôle social fondamental. Parti de rien en l’an 2000, ce secteur offre aujourd’hui plus de 100 000 places de crèche et assure tous les jours un service de qualité à des centaines de milliers de familles. Oui, je suis très fière de représenter ce secteur d’avenir et rappelle qu’il manque encore 200 000 places de crèche : il faudra bien que tout le monde se retrousse les manches.
Peut-être n’ai-je pas indiqué assez clairement les règles qui s’appliquent au conseil d’administration de la Cnaf. Si vous entendez auditionner tous les anciens ministres responsables de ce secteur, Christelle Dubos, qui est aujourd’hui médiatrice de la Cnaf et chargée de la déontologie, pourra vous expliquer en détail ce qu’il en est : si nous estimons être dans une situation de potentiel conflit d’intérêts, nous devons sortir du vote et du débat préalable. Je le fais systématiquement pour tous les sujets relatifs aux crèches, même si je n’en ai pas l’obligation juridique. Cette position a été décidée par le Medef à partir de la fin de l’année 2018, de telle sorte qu’on a pu me voir antérieurement prendre part à des votes.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez beaucoup insisté sur le coût réel des berceaux, qui est en effet un problème central. Dans ma circonscription, de nombreuses crèches associatives me disent qu’elles ne peuvent pas s’en sortir et redoutent d’être prochainement supplantées par des crèches privées. Selon elles, le problème tient notamment à la multiplicité des systèmes de financement. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « unification des systèmes » ?
Vous avez aussi déclaré que le problème n’était pas tant de recruter du personnel que d’éviter la fermeture de crèches. Faut-il, pour ce faire, revaloriser les salaires du personnel ? Quelles seraient les quelques mesures d’urgence que vous préconisez pour éviter ces fermetures ?
Par ailleurs, l’encadrement permet certes un meilleur accueil de l’enfant mais, comme vous l’avez indiqué tout à l’heure, dans les micro-crèches, un renforcement de l’encadrement conduirait à des fermetures, ce qui suppose de ne pas être trop stricts à cet égard envers ces structures. Quelles sont vos préconisations en la matière ?
Enfin, un contrôle inopiné de la part des députés pourrait-il contribuer à éviter les maltraitances en incitant les entreprises à plus de rigueur encore dans le recrutement de leur personnel ? Il s’agirait par exemple d’éviter des drames comme celui qu’a provoqué une salariée, manifestement pas apte à cet emploi, qui a administré du Destop à un bébé pour l’empêcher de crier.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). L’Unaf est une organisation qui représente des millions de parents et seulement trente crèches, et ne se trouve donc pas du tout dans la même situation que la vôtre, qui représente plusieurs centaines de crèches.
Vous dites que la position du Medef vous a permis de participer à des votes, et on a lu dans la presse que vous l’aviez fait au moins jusqu’en 2019. Vous reconnaissez donc que vous avez été dans une situation de conflit d’intérêts en participant à des votes relatifs à des plans crèches alors que vous portiez une double casquette au sein du conseil d’administration de la Cnaf.
Mme Elsa Hervy. Madame Roullaud, la qualité n’a certes pas de prix, mais elle a toujours un coût. L’une des issues aux difficultés que rencontrent les crèches associatives consiste à trouver plus de ressources, en proposant aux familles toutes les places disponibles et en invitant les employeurs à soutenir leur fonctionnement en réservant des places pour leurs salariés.
Par ailleurs, je vous confirme que, faute de professionnels en nombre suffisant, les crèches réduisent leurs horaires et certaines sections peuvent même être fermées. En avril 2022, avec 10 000 professionnels manquants, 10 000 places de crèche étaient fermées, et on aurait même dû, potentiellement, en fermer 30 000 : on fait donc fonctionner 20 000 places de crèche à coups d’heures supplémentaires, on épuise les équipes et on dégrade les conditions de travail dans l’ensemble des crèches de France, quel que soit leur statut.
Je pense en effet qu’il faut revaloriser les salaires et je tiens donc à vous alerter à propos du bonus attractivité, qui fait actuellement l’objet d’un dialogue avec la Caisse nationale des allocations familiales et qui s’applique à tout le monde, sauf à nous, car une accumulation de conditions impossibles le rend inaccessible aux entreprises de crèches. Nous n’avons toujours pas compris s’il fallait avoir augmenté les rémunérations de 150 euros net en moyenne depuis le 1er janvier 2024 ou depuis le 1er janvier 2023. C’était du reste le sens de la question de France urbaine, qui demandait si les villes de Lyon et de Marseille, qui ont revalorisé les rémunérations, en septembre et en décembre respectivement, seraient éligibles ou si elles devaient les revaloriser à nouveau, mais nous n’avons pas eu de réponse à cette question.
On nous a également répondu qu’il n’y aurait toujours pas d’autre élargissement que l’obligation de passer par des conventions collectives. La Fédération française des entreprises de crèches négocie la convention collective des entreprises de services à la personne et nous comptons parmi nos membres des micro-crèches et des crèches PSU. Or, alors qu’il nous avait été promis qu’atterriraient en même temps le bonus attractivité et la réforme des micro‑crèches, nous savons que le premier adviendra bien, mais nous ignorons ce qu’il adviendra de la seconde.
Je n’ai pas – et c’est normal – de mandat de la part des entreprises de micro-crèches pour augmenter massivement les salaires de 150 euros net en moyenne, alors qu’elles n’ont aucune garantie quant à leur avenir économique. Il n’y a pas non plus de consensus au sein de la Fédération ni de mandat de la part de ses adhérents pour augmenter les salaires de 150 euros en moyenne.
Par ailleurs, il m’est demandé de faire en sorte que ces 150 euros figurent dans la convention collective. Il se trouve que nous relevons de celle des entreprises d’aide à domicile et que les auxiliaires de puériculture de crèche se situent sur la même ligne que les assistantes de vie à domicile, et que ces dernières, lorsqu’elles sont employées par des entreprises d’aide à domicile, sont les seuls salariés de France travaillant auprès des personnes âgées qui n’ont pas bénéficié des mesures du Ségur. Comment la Fédération française des entreprises de crèches, avec ses 7,65 % de salariés, même si je parle fort et que mes arguments sont affûtés, pourra-t-elle convaincre les employeurs des 90 % de salariés relevant de cette convention collective d’augmenter les salaires à la seule fin que les entrepreneurs de crèches aient droit à une aide de la Cnaf ? Nous demandons depuis le début le remplacement de ces conditions impossibles par des garanties accessibles. De nombreuses entreprises de crèches qui ont déjà fait des efforts salariaux vont, du simple fait de leur statut juridique, être privées de toute aide faute de critères objectifs et à cause des conditions impossibles qui leur sont imposées.
Quant à l’idée d’un contrôle inopiné des crèches par les députés afin d’éviter la maltraitance, qui évoque ce qui se pratique pour les lieux de privation de liberté, je n’y souscris guère, car ce parallèle serait très dévalorisant pour les professionnels des crèches. Pour prévenir la maltraitance, nous demandons, pour notre part, la création d’une carte professionnelle des professionnels de la petite enfance. Actuellement, on nous demande de vérifier l’honorabilité des salariés, mais cette mesure, votée par le Parlement et entrée en vigueur depuis le 1er novembre 2022, pourra s’appliquer grâce à un système informatique et à un décret qui verront le jour prochainement, selon un système de vérification – lors du recrutement et à intervalles réguliers – qui sera défini tout aussi prochainement dans ledit décret, sans qu’ait par ailleurs été prévue la possibilité pour les employeurs de licencier immédiatement les personnes dont on constaterait, lors de leur renouvellement – et non pas au moment de leur recrutement, puisqu’il suffirait alors de ne pas les embaucher ou de mettre fin à leur période d’essai –, qu’elles ne remplissent plus la condition d’honorabilité. Il manque un petit bout de loi !
Madame Chikirou, il n’y a pas de situation dans laquelle j’ai été en conflit d’intérêts à la Cnaf. En effet, la Fédération française des entreprises de crèches n’est pas une association percevant des fonds de cette caisse : ses fonds proviennent exclusivement de ses adhérents et de l’Association de gestion du fonds paritaire national (AGFPN). Je n’étais donc pas en situation d’incompatibilité ou de conflit d’intérêts. Nous nous en sommes expliqués et le Medef, dans une logique d’ultra-prudence, a décidé qu’à partir de 2019 je me déporte systématiquement de tous les sujets relatifs aux entreprises de crèches adhérentes de ma fédération, même si nous persistons à penser que nous n’étions pas en conflit d’intérêts. Sur ces questions, Christelle Dubos, déontologue de la branche Famille, a entrepris de réviser ces règles afin de les clarifier. Nous souhaiterions en effet savoir si c’est nous qui sommes trop prudents ou les gestionnaires des crèches associatives qui ne le sont pas assez.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur Obry, madame Hervy, je vous remercie pour l’exercice de franchise que nous avons mené tous ensemble.
L’augmentation de 150 euros des rémunérations me semble être un élément d’attractivité notable dans un secteur dont nous reconnaissons tous la fragilité en la matière, que vous avez du reste largement soulignée. Vous avez apporté des éléments expliquant pourquoi on ne parvient pas à atteindre les objectifs établis, mais il faut être très clairs : la difficulté ne vient-elle pas plutôt de la multiplication des conventions collectives dans le secteur des crèches et ne devrions-nous pas nous interroger sur une éventuelle refonte de l’architecture actuelle ?
Je crois avoir compris que, selon vous, le fait de conditionner l’augmentation de la rémunération à la renégociation des conventions collectives était une erreur. Il me semble cependant que, derrière la question de la renégociation de la convention collective, se pose celle des très bas salaires, qu’il conviendrait de réaligner sur le Smic, qui a augmenté. Il me semble légitime que, si l’État contribue financièrement, aucun personnel ne soit rémunéré selon une grille de convention collective inférieure au salaire minimum. Pouvez-vous préciser ce point de blocage ?
Par ailleurs, alors que le prix moyen du berceau est estimé à 20 000 euros, certains éléments d’information nous laissent penser que, notamment en cas de délégation de service public, ce prix peut être très inférieur, entre 5 000 et 10 000 euros – je n’évoquerai même pas les quelques cas identifiés de tarifs inférieurs à 5 000 euros, qui me semblent totalement lunaires. Non seulement cet écart de tarifs pose question en lui-même, mais il signifie aussi que certains prix sont très supérieurs à 20 000 euros. Pouvez-vous nous communiquer des éléments à ce propos et quel est le prix maximum du berceau constaté sur le territoire national ?
Enfin, nous avons constaté des cas de micro-crèches très proches les unes des autres, voire parfois accolées ou séparées de quelques dizaines de mètres seulement. Certains des employeurs de votre fédération ont-ils recours, à votre connaissance, à de telles pratiques ? Que pensez-vous de cette forme de détournement de la règle qui s’applique aux crèches classiques recevant un financement PSU ?
Mme Elsa Hervy. Pour ce qui est du bonus attractivité, une seule convention collective – celle des entreprises de services à la personne – s’applique au secteur des entreprises de crèches. Nos confrères associatifs relèvent, quant à eux, de huit conventions collectives différentes, du fait de leur histoire propre, souvent bien plus ancienne que la nôtre – comme celle des crèches de la Croix-Rouge, rattachées à la convention collective de l’hospitalisation privée non lucrative.
En tout cas, quand bien même une convention collective prévoit un salaire minimum inférieur au Smic, c’est sur la base de ce dernier que tous les salariés sont rémunérés. Cela pose la question du tassement des grilles et c’est la raison pour laquelle vous avez modifié la loi. Lorsqu’il est constaté que l’un des minima d’une convention collective est rattrapé par le Smic, les partenaires sociaux ont obligation d’entrer en négociation dans le trimestre.
M. le président Thibault Bazin. Il y a encore du travail !
Mme Elsa Hervy. Pour ce qui concerne la convention collective dont relève notre fédération, nous avons la chance que le groupe soit présidé par la direction générale du travail elle-même et les négociations commencent donc tous les trimestres. Nous avons ainsi signé le mois dernier un avenant qui tient compte des revalorisations du mois de janvier. Nous nous efforçons donc de tenir les calendriers.
Pour ce qui est de la condition impossible, certaines entreprises adhérentes de notre fédération ont déjà fait ou annoncé qu’elles allaient faire des efforts significatifs de revalorisation salariale. Pourquoi le dispositif permet-il à Marseille, à Lyon ou à d’autres villes d’avoir accès au bonus de ressources humaines sur la base d’une délibération du conseil municipal, sans avoir à réformer l’ensemble du statut de la fonction publique territoriale, tandis que nous, entreprises de crèches, n’y avons pas accès sur la base des accords d’entreprise ou des décisions unilatérales de l’employeur – en respectant le minimum de 150 euros net mensuels –, et pourquoi devons-nous préalablement obtenir l’augmentation du montant fixé par le Ségur pour les assistantes de vie à domicile ?
Nous demandons que, dans l’esprit des « ordonnances Macron », qui ont mis en valeur les accords d’entreprise par rapport à la convention collective, le fait de procéder aux augmentations par la voie des accords d’entreprise soit accepté comme une condition de l’accès aux aides.
Pour ce qui est du prix du berceau, il faut bien distinguer, pour le secteur de la petite enfance, le prix de revient, c’est-à-dire le coût de la place de crèche et de la qualité – qui est en effet de l’ordre de 20 000 euros et pour lequel la Cnaf dispose de chiffres plus précis que les miens –, et le prix de vente, qui dépend de ce qui est pris en compte. Il peut en effet arriver que, dans les cas de délégation de service public, certains coûts ne soient pas facturés, mais intégrés à la réduction de prix. Ainsi, en cas de délégation de service public d’une crèche municipale, il faut payer toutes les factures de cette dernière pour fixer un prix de fonctionnement. À cet égard, je ne sais pas quel est le juste prix, car notre fédération ne possède pas d’observatoire des prix – ce ne serait pas compatible avec les obligations imposées par l’Autorité de la concurrence –, mais la municipalité peut décider de ne pas facturer le loyer, à charge pour la crèche de le défalquer du prix, de telle sorte que ce dernier, qui aurait dû être, par exemple, de 10 000 euros avec 3 000 euros de loyer, passe à 7 000 euros. Il faut donc examiner ces situations pour chaque contrat, mais toujours est-il que ces coûts cachés dans des réductions de prix existent bel et bien : on ne peut donc pas se fonder sur le prix facial de la place et il faut savoir ce qui entre dans sa composition.
Enfin, les micro-crèches accolées n’ont pas pour objet de détourner le code de la santé publique ou de permettre des économies, car le fonctionnement de deux micro-crèches côte à côte revient plus cher, en termes d’encadrement et de structure, que celui d’une crèche de vingt-quatre places. Il s’agit pour ces structures de pouvoir accueillir des enfants dans vingt‑quatre places hors du système PSU. Les micro-crèches accolées ont été soutenues par certaines CAF, comme à La Réunion – où toutefois les micro-crèches de l’un de nos adhérents, malgré le soutien qu’elles ont reçu de la CAF dès leur origine, ne pourront, du fait de leur statut, pas recevoir de subventions pour rénovation.
M. le président Thibault Bazin. Merci pour ces réponses. Nous aurons l’occasion d’interroger la CAF sur vos propos.
Vous avez dit que seules les entreprises de crèches ne seraient pas éligibles au bonus attractivité, mais les choses ne sont pas aussi simples pour les collectivités locales et d’autres secteurs ont aussi leurs difficultés.
Je conclus en rappelant que vous avez parlé sous serment devant notre commission d’enquête. Si, la nuit portant conseil, vous jugez que certaines de vos déclarations ne correspondaient pas à la réalité, vous avez l’obligation de transmettre au plus tôt vos rectificatifs à la rapporteure.
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20. Audition de dirigeants de l’entreprise Babilou : M. Xavier Ouvrard, président-directeur général, et M. Vincent Bulan, directeur général (20 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous recevons M. Xavier Ouvrard, président-directeur général du groupe Babilou Family, et M. Vincent Bulan, directeur général France de Babilou Family.
Babilou a été créé en 2003 par Rodolphe et Édouard Carle et est devenu, en vingt ans, un acteur essentiel du secteur des crèches. Son réseau compte en effet aujourd’hui en France plus de 3 000 établissements : 480 crèches Babilou proprement dites et 2 600 crèches partenaires. Pourrez-vous, dans votre propos liminaire, préciser cette distinction et retracer les principales étapes du développement de l’entreprise qui ont abouti à son organisation actuelle ? Par organisation, j’entends aussi bien la façon dont l’entreprise se déploie sur nos territoires que le fonctionnement du groupe lui-même, en France et à l’international. À cet égard, Mme la rapporteure vous a adressé, comme à l’ensemble des personnes que nous auditionnons, un questionnaire préparatoire afin que nos échanges soient facilités.
Cette audition, je le précise, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Nous avons tenu à recevoir le même jour les grandes entreprises du secteur dit des crèches privées, qui ont été récemment placées sous le feu des projecteurs à l’occasion de la parution d’ouvrages et la publication de rapports. Il n’y a pas eu d’ordre de passage prédéterminé.
Nous sommes soucieux de vous entendre dans le cadre du périmètre de notre commission d’enquête, qui concerne l’ensemble du secteur des crèches. Les auditions ont jusqu’à présent montré que la distinction entre public, privé et associatif recouvrait une réalité parfois plus complexe.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Xavier Ouvrard et M. Vincent Bulan prêtent successivement serment.)
M. Xavier Ouvrard. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, nous vous remercions de nous accueillir à l’Assemblée nationale.
Je suis le président-directeur général de Babilou Family depuis sept ans. J’habite à Aubagne, où Babilou vient d’inaugurer une crèche dans un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV), en lien étroit avec la mairie, la caisse d’allocations familiales (CAF) et la protection maternelle et infantile (PMI) des Bouches-du-Rhône. Je travaille dans le secteur des crèches depuis douze ans ; de nombreux membres de ma famille sont professionnels de la petite enfance et je suis moi-même passionné par l’éducation.
Le constat sur la situation des crèches en France fait l’objet d’un consensus tous secteurs confondus. Il manque 200 000 places de crèche alors que la moitié des assistantes maternelles partiront à la retraite en 2030. Le secteur est en souffrance, faute notamment de moyens alors qu’il doit affronter de nombreux vents contraires : la baisse des vocations depuis le covid, l’évolution de la prestation de service unique (PSU) inférieure au taux l’inflation pendant des années, la très forte hausse des coûts de l’énergie qui a touché tous les types d’accueil.
Parallèlement, notre métier connaît depuis une vingtaine d’années la révolution majeure des neurosciences. Nous savons désormais que 85 % des connexions du cerveau se développent avant l’âge de 6 ans. C’est à ce moment-là de la vie que se construit tout le socle éducatif ; cette commission est une chance unique d’aider nos concitoyens à en prendre conscience.
Nous sommes donc confrontés à un défi immense. Pour parvenir à le relever, le secteur public aura besoin de l’offre complémentaire proposée par le secteur privé et des financements apportés par les entreprises, dans un environnement budgétaire contraint. Conscients que la complémentarité est un grand atout pour répondre efficacement aux besoins des familles, les pouvoirs publics l’ont accompagnée en déployant la PSU. Celle-ci propose un modèle utile pour assurer un accès universel et égalitaire aux services de la petite enfance ; mais elle a aussi créé une approche fondée sur la consommation à l’heure qui a changé le sens de notre métier.
Je présenterai Babilou en quelques chiffres. C’est une entreprise à mission, laquelle est inscrite dans nos statuts : construire un monde meilleur par l’éducation et l’attention portée à chaque enfant. En France métropolitaine, nous sommes le deuxième plus grand acteur du pays, derrière le groupe Grandir, avec 12 436 places, 442 établissements et 5 000 professionnels.
Notre entreprise a été créée il y a vingt ans. Nous avons fait le choix de nous concentrer sur les crèches inter-entreprises au tarif PSU, qui représentent 85 % de nos places. Nous sommes en effet sortis, il y a quinze ans, du modèle de délégation de service public (DSP) car nous ne parvenions pas à maintenir le niveau de qualité qui est le nôtre avec des prix inférieurs à 5 000 euros par berceau ; les DSP ne représentent donc plus que 7 % de nos places. Enfin, 8 % de nos places sont au tarif de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje).
En 2022, notre chiffre d’affaires en France s’élevait à 293 millions d’euros et notre résultat d’exploitation à 3,2 %. Depuis vingt ans, nous avons distribué zéro euro de dividende à nos actionnaires. L’intégralité de cette marge a été réinvestie dans nos établissements et dans la progression de la qualité.
À l’international, nous sommes présents dans dix pays et nous comptons un peu plus de 55 000 places, ouvertes de 0 à 6 ans car l’école maternelle est une spécialité française. Nous sommes notamment leader du secteur d’activité en Allemagne et numéro 2 en Hollande. En vingt ans, nous avons accueilli un peu plus d’un million d’enfants au sein de toutes nos structures dans le monde.
En France, nous mettons toute notre énergie à mobiliser nos ressources pour que notre mission pédagogique soit une réalité. Vincent Bulan, directeur général France, va vous présenter les points clefs de la qualité et de l’attractivité du secteur.
M. Vincent Bulan. Puériculteur de formation, j’ai commencé ma vie professionnelle dans les services d’urgence et de réanimation néonatale et pédiatrique, où j’ai été amené à côtoyer la vulnérabilité des enfants. J’ai ensuite expérimenté la diversité des métiers de la petite enfance. J’ai d’abord été directeur de crèche municipale et cadre administratif de la petite enfance pour la ville de Montreuil, puis responsable pédagogique et des opérations pour un petit groupe de crèches privées, avant de rejoindre, en 2013, l’entreprise Babilou. J’y ai franchi différentes étapes, en exerçant successivement l’ensemble des métiers support, jusqu’à en devenir le directeur général il y a trois ans.
Mon expérience m’a appris que la grande priorité de notre secteur est de garantir la sécurité et la qualité de notre projet pédagogique. C’est pourquoi nous avons engagé 100 % de nos crèches dans une démarche d’amélioration continue, en créant le label de qualité « Elsa » – environnement ludique sécurisé et apprenant. Nous avons d’ailleurs mis ce label à la disposition de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) lors des auditions de 2023 concernant l’élaboration d’un référentiel national de qualité.
Depuis plus de dix ans, la lutte contre la maltraitance et les violences éducatives ordinaires (VEO) est déployée chez Babilou par le biais d’une cellule d’information des situations préoccupantes et d’une ligne directe de remontée des informations par les parents. Nous avons mis en place un système de contrôle quotidien du taux d’encadrement : notre dispositif « Sérénité » permet de vérifier tous les jours l’adéquation du nombre d’enfants avec le nombre de professionnels présents, grâce à un système de pointage. Nous avons fait certifier par un tiers indépendant, Veritas, toute notre procédure de déclaration à la CAF, du pointage de la famille jusqu’à la transmission aux systèmes de la CAF.
Comme nous l’avons dit lors de la mission flash portant sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches, dont les députées Michèle Peyron et Isabelle Santiago étaient les co-rapporteures, nous devrions collectivement privilégier quatre axes de travail.
Premièrement, renforcer le taux d’encadrement dans les structures pour atteindre au moins un adulte pour cinq enfants ; à titre de comparaison, en Allemagne, la moyenne est de 3,7 enfants pour un adulte.
Deuxièmement, mener une réflexion de fond sur la PSU pour préserver son universalité tout en revenant à une approche plus forfaitaire, à même de remobiliser les professionnels sur leur cœur de métier.
Troisièmement, concentrer nos énergies pour réaliser un effort massif en faveur de l’attractivité de notre métier, tant au regard des conditions d’exercice et du niveau de rémunération des professionnels – que nous avons anticipé chez Babilou en 2024 – que de la formation, par la création de places supplémentaires dans les écoles de puériculture et d’éducateurs de jeunes enfants.
Quatrièmement, mettre en place un référentiel qualité éducatif national opposable, piloté de façon impartiale par les services départementaux de PMI, qui s’appliquerait aux secteurs privés, public et associatif. Il serait accessible à tous, notamment aux familles, en toute transparence, comme c’est le cas en Hollande.
Nous nous tenons à la disposition des pouvoirs publics pour échanger sur ces sujets et construire avec eux le modèle des crèches de demain. Je tiens à remercier l’ensemble des personnels de Babilou, mobilisés chaque jour dans nos établissements, et qui suivent depuis septembre dernier les différentes péripéties et actions menées. Je souligne également la qualité de notre partenariat avec les institutions ; je remercie les milliers d’agents et d’élus qui œuvrent pour notre métier, la CNAF, les CAF, les PMI et les mairies. À nous, entreprises, associations, parlementaires, élus locaux, de répondre avec ambition aux enjeux de ce magnifique secteur afin d’assurer la reconnaissance de notre profession et attirer ainsi les meilleurs professionnels pour prendre soin de nos enfants.
M. le président Thibault Bazin. Vos propos liminaires appellent des questions. Quels sont le rôle et la place des fondateurs, Rodolphe et Édouard Carle ? Sont-ils toujours coprésidents du conseil d’administration, comme je l’ai lu ? Vous êtes respectivement le président-directeur général et le directeur général de Babilou, et c’est vous qui représentez le groupe aujourd’hui. Qui décide ? Quel est le rôle de chacun ?
S’agissant de l’organisation du groupe Babilou Family, pouvez-vous décrire les différentes sociétés en son sein et les liens qu’elles entretiennent ? Vous avez indiqué que 85 % de vos crèches relevaient de la PSU et 8 % de la Paje ; cela ne fait pas 100 %. Qu’en est-il des crèches résiduelles ? Pouvez-vous préciser la différence de modèle entre les crèches Babilou et les crèches partenaires, comme je vous y avais invité ?
L’immobilier, comme on l’a mesuré sur le terrain, est souvent une question importante, notamment dans les territoires très urbains, qui ont un bâti complexe. Êtes-vous propriétaires de vos crèches ? Si oui, qui ? Le groupe, ou des sociétés civiles immobilières (SCI) ? Cela a un impact sur le modèle de développement.
Ce sont des questions très concrètes. J’attends une réponse à chacune.
M. Xavier Ouvrard. Les fondateurs, Rodolphe et Édouard Carle, sont coprésidents du conseil de surveillance. Je suis le PDG de l’entreprise et je jouis donc d’une autonomie totale sur sa réalité opérationnelle. Les fondateurs détiennent une participation au capital de l’entreprise, et nous les consultons comme les autres actionnaires ; mais ils n’ont plus de rôle opérationnel depuis six ans, date à laquelle je suis devenu directeur général de l’entreprise, avant d’en devenir également le président il y a trois ans.
S’agissant de notre organisation, Babilou Family est la structure qui chapote l’ensemble du groupe. Nous avons une société par pays, chargée d’y piloter notre activité. En France, nous avons principalement deux sociétés. La première regroupe l’ensemble de nos crèches dans un cadre unifié, avec un comité social économique (CSE) unique pour les représentants du personnel. Une autre société comprend les collaborateurs de Babilou Family, soit une quarantaine de personnes qui travaillent pour le groupe sur l’ensemble du périmètre mondial, afin de bien les distinguer des collaborateurs de Babilou France, que dirige Vincent Bulan.
Concernant la répartition de nos établissements, 92 % de nos crèches sont au tarif PSU – dont 85 % de crèches inter-entreprises et 7 % de DSP – et 8 % de crèches sont au tarif Paje.
Parmi les DSP que nous avions il y a quinze ans, avant de décider de nous retirer du segment, seules trois nous restent. Depuis lors, nous en avons conclu de nouvelles, à condition que le prix de la place soit supérieur à 5 000 euros ; à défaut, nous nous retirons des marchés.
M. le président Thibault Bazin. C’est plus clair. Vous n’avez donc pas quitté les DSP, comme vous le disiez tout à l’heure ; vous avez continué, mais sous condition économique.
M. Xavier Ouvrard. Nous avons décidé de ne pas répondre quand le prix est inférieur à celui qui nous semble fondamental pour garantir le taux d’encadrement et la qualité.
S’agissant des crèches partenaires, le modèle est assez simple. Elles sont indépendantes, mais nous les aidons à commercialiser leurs places. Cette activité représente environ 11 % de notre chiffre d’affaires – nous vous ferons parvenir le chiffre exact.
Il s’agit pour nous de répondre aux besoins des familles. Il y a vingt ans, lorsque des entreprises ont voulu proposer une offre à leurs collaborateurs, des crèches spécifiques ont été installées au sein des sièges sociaux. Cela posait cependant d’énormes problèmes de transport aux familles. Nous nous sommes rapidement rendu compte qu’elles aspiraient à disposer d’une place en crèche près de chez elles. Uniquement dans ce cadre-là, nous avons fait appel à des crèches indépendantes pour compléter l’offre que nous proposions aux entreprises.
Ce modèle est extrêmement intéressant : il est confortable pour les enfants, implique le conjoint et optimise le crédit d’impôt famille (Cifam). Dans les crèches dédiées aux entreprises, il arrivait en effet que le nombre de places ne soit pas adéquat au nombre d’enfants, ou que les parents n’obtiennent pas le nombre d’heures dont ils avaient besoin. Désormais, nous répondons au plus près du besoin de l’enfant.
Sur ce segment-là, nous vendons un nombre de places très conséquent pour le compte d’associations, souvent reconnues – je pense au réseau Crescendo –, ce qui génère 3,47 millions d’euros de chiffre d’affaires. Grâce à ce système, elles perçoivent un revenu complémentaire qui les préserve d’une situation économique complexe.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons auditionné des représentants de crèches mutualistes ou associatives, qui apparaissaient sur internet comme des partenaires de Babilou. Quelle est la part de crèches à but non lucratif parmi vos crèches partenaires ?
M. Vincent Bulan. Je n’ai pas le chiffre exact mais je vous le transmettrai. Babilou a 2 915 crèches partenaires. Sur le site internet, une distinction est faite entre les crèches Babilou proprement dites et les crèches partenaires qui sont présentées comme indépendantes.
Nous permettons ainsi aux familles de faire un choix au plus proche de leurs besoins. Lors de la commission d’attribution, elles se déterminent en fonction de leur lieu de domicile et de l’intérêt de l’enfant. Telle est la finalité du réseau partenaire : mettre l’enfant au centre. Cela signifie lui épargner trois quarts d’heure de RER pour se rendre à la crèche de l’employeur du père ou de la mère, et de le faire garder dans une crèche plus proche de son domicile. Cette démarche recouvre en outre un intérêt éducatif : ne pas le délocaliser de son lieu d’habitation et faire le lien avec l’école maternelle, où il conservera son petit réseau de copains.
Le maillage a donc été important. Ces crèches indépendantes sont sélectionnées par Babilou, au moyen d’une visite d’adhésion au partenariat, qui ne se substitue pas à la délivrance de l’agrément par la PMI. Les crèches qui ne sont plus au niveau sont déconventionnées, ce qui arrive régulièrement avec les partenaires qui ne jouent pas le jeu de l’amélioration continue de la qualité et de l’exigence pédagogique que nous attendons.
Cette offre partenaire est transparente non seulement pour la famille, mais aussi pour le tiers réservataire. Il n’y a pas de commission d’attribution spécifique et le prix payé par le tiers réservataire ou la famille est neutre, que la crèche soit au tarif PSU ou Paje. Ce prix est fixé par la crèche partenaire, sans que Babilou perçoive aucune intermédiation.
M. le président Thibault Bazin. Et sur l’immobilier ?
M. Xavier Ouvrard. Nous ne sommes propriétaires d’aucun de nos murs ; nous louons l’intégralité de nos crèches.
M. le président Thibault Bazin. Il n’y a pas de SCI ?
M. Xavier Ouvrard. Le groupe Babilou ne détient aucune SCI.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes questions porteront sur trois thèmes : votre actionnariat ; votre modèle économique ; et la qualité d’accueil au sein de vos établissements.
Vous nous avez indiqué l’architecture globale du groupe Babilou. Pouvez-vous nous préciser la structure de votre actionnariat et l’historique des mouvements en son sein ? Comment expliquez-vous la participation à votre capital de fonds d’investissement, dans la mesure où vous ne faites pas état de résultats financiers très importants – loin de là, puisque vous n’avez pas réalisé de résultat positif ces trois dernières années ?
Où pensez-vous que ces fonds trouvent leur compte ? Quelles contraintes font-ils peser sur les modalités de fonctionnement et de gestion de votre entreprise ? Dans quelle mesure ces contraintes diffèrent-elles de celles qu’impose un organisme de financement bancaire ? A contrario, quel avantage procure le fait d’être adossé à des fonds d’investissement solides financièrement ?
M. Xavier Ouvrard. La structure actionnariale de Babilou est répartie ainsi : Antin détient un peu plus de la moitié du capital ; deux autres fonds détiennent environ 20 % et 5 % ; la famille Carle détient autour de 20 % ; et les cent premiers collaborateurs de l’entreprise le reste du capital – c’est un point important, j’ai tenu à ce que les collaborateurs les plus impliqués dans l’entreprise puissent en devenir actionnaires. Je vous transmettrai les quanta exacts plus tard.
Les fonds d’investissement sont, selon moi, un atout. Ceux qui investissent dans une activité comme la nôtre ont conscience qu’il s’agit d’une activité sociale de long terme ; les fondateurs et moi-même les avons choisis dans cet état d’esprit, avec un sentiment de responsabilité. Ils génèreront de la valeur si l’entreprise réalise de la croissance au cours du temps, grâce au capital investi. C’est au bout de sept ou huit ans – une durée généralement assez longue –, lorsqu’ils sortiront du capital qu’ils dégageront éventuellement une survaleur. Que ce soit clair : les fonds d’investissement ne nous demandent aucun euro de dividende.
S’ils font peser une contrainte sur les managers que nous sommes, ce serait une forme d’exigence sur la qualité un peu supérieure à ce que nous avions connu avant.
M. le président Thibault Bazin. Avant quoi ?
M. Xavier Ouvrard. Avant l’arrivée des fonds d’investissement. Ils impliquent des critères de suivi qui nécessitent une traçabilité totale, notamment de la qualité, des incidents, de tout ce qui peut survenir dans la vie d’un établissement. Il en résulte une certaine pression opérationnelle, mais qui représente une chance pour l’entreprise. Nous avons ainsi mis en place des systèmes de surveillance et de remontée automatique de tous les incidents qui ont lieu dans nos établissements, avec des niveaux de qualification différents – Vincent pourra vous fournir des éléments précis.
Par-delà cette exigence, ils nous ont apporté une solidité financière. Dans ce secteur d’activité gourmand en capital – construire une crèche suppose que nous supportions la moitié des investissements –, les fonds propres sont nécessaires. Je suis un homme engagé depuis toujours, que ce soit dans mon territoire, les Bouches-du-Rhône, où je suis président d’un groupement de théâtres associatifs depuis plus de dix ans, ou dans mon entreprise, en tant que PDG. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de pouvoir gérer en bon père de famille. Or, un bon père de famille doit avoir des fonds propres, pour pouvoir faire face dans la tempête.
Pendant le covid, nos actionnaires ont répondu à l’appel lorsque nous leur avons demandé de nous soutenir. Grâce à leur appui, nous n’avons pas eu à décaler les paiements et nous avons pu honorer nos échéances. Nos confrères, en particulier dans le secteur associatif, sont souvent confrontés à des difficultés de trésorerie complexes. De ce point de vue de là, avoir des fonds au capital nous confère une véritable solidité.
Il y a trois ans, j’ai souhaité mettre en place le projet « Sérénité » qui consiste à faire pointer les familles et nos collaborateurs, avec l’accord des représentants des personnels, pour vérifier la réalité du taux d’encadrement ; cela exigeait beaucoup d’argent, des systèmes informatiques, du temps. Lorsque j’ai présenté le projet aux actionnaires, ils m’ont dit oui tout de suite, sans poser aucune question.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. À vous entendre, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il y ait des fonds d’investissement au capital d’une société de gestion d’établissements d’accueil de jeunes enfants (EAJE). Pourriez-vous nous transmettre, au terme de l’audition, les critères de suivi que vous avez évoqués, et nous en indiquer dès maintenant certains ?
M. Vincent Bulan. Certainement. Depuis que nous sommes une entreprise à mission, ces critères de suivi sont consignés dans un rapport d’impact annuel, largement diffusé – nous vous le transmettrons.
Je ne parlerais pas de pression opérationnelle, mais plutôt d’exigences, du moins de questions auxquelles le directeur général du pays est tenu d’apporter des réponses. Dans le contexte de désenchantement du métier et de pénurie des professionnels qui a suivi le covid, l’enjeu d’assurer les taux d’encadrement des enfants au quotidien nous a obligés, moi y compris, à faire du monitoring. Pour prévenir les contrôles de la PMI, nous devons être en mesure de dire : « Attention, sur cette journée-là, il nous manque une professionnelle. » Nous avons beau anticiper un planning et disposer d’un pool d’équipes volantes, qui permet de compenser des absences ponctuelles pour maladie, pour congé, ou surtout pour formation – nous formons beaucoup nos professionnels –, il arrive que nous ayons à réduire l’amplitude horaire de l’accueil, avec toutes les contraintes qui en résultent pour les familles. On a créé le thermomètre pour le savoir.
En étant aussi exigeants, on donne peut-être le bâton pour se faire battre. On peut cependant montrer exactement ce que l’on fait aux différentes tutelles, mais aussi à nos équipes. Le projet a été appelé « Sérénité » parce qu’il vise à rendre sereines les équipes en leur garantissant que l’organisation et les moyens mis en place sont réels et concrets. S’ils ne le sont pas, on se réorganise et on prend toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des enfants et la qualité de l’accueil. Le niveau d’exigence opérationnelle s’est donc élevé, en lien avec le contexte actuel de pénurie.
À l’heure actuelle, le secteur est contraint de réenchanter le métier pour le rendre à nouveau attractif, en parlant non de modes de garde et de remplissage, mais d’éducation. Comme le rappelle Boris Cyrulnik, les 1 000 premiers jours de la vie sont d’une importance capitale.
Or le regard que porte la société sur les professionnels de l’accueil des 0-3 ans, dont je fais partie, est qu’ils assurent un mode de garde pour permettre aux parents d’aller travailler. Cela est réducteur. Nous avons entre les mains un enjeu primordial, dont découlent des exigences. Nous avons des enfants, vulnérables. Nous devons nous conformer à une exigence opérationnelle. Grâce à nos fonds, nous en avons les moyens.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’en viens au modèle économique, sur lequel j’ai de nombreuses questions à vous poser.
Quel est le prix moyen d’un berceau dans votre réseau au tarif PSU et au tarif Paje ? Comment appréhendez-vous ces deux modes de financement ? Quel pourcentage du prix moyen d’un berceau le coût de sa commercialisation représente-t-il ?
Vous avez indiqué que, lorsque vous confiez des enfants à une crèche de votre réseau de partenaires, une part du prix du berceau reste au sein de Babilou. Pouvez-vous préciser ce point ? Dans le cadre de nos auditions, nous avons constaté en effet que, lorsque des grands groupes commercialisent des berceaux en plaçant des enfants au sein de leur réseau de partenaires, une part significative du prix du berceau demeure en leur sein.
S’agissant du Cifam, en bénéficiez-vous en tant qu’entreprise réservataire ? Si oui, pour quel montant ? Est-il calculé sur la base du prix de revient du berceau ou sur la base du prix auquel vous le commercialisez à un tiers ?
M. le président vous a interrogés sur le portage immobilier. Nous aimerions obtenir des précisions à ce sujet.
S’agissant des observations du rapport de l’Igas sur les frais de siège des établissements du secteur marchand dont le tiers financeur est une entreprise, elles relèvent « une augmentation de 51,8 % des « autres charges », compte dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes ». Pouvez-vous réagir à cette affirmation ? Comment expliquez-vous ce chiffre ?
Vous avez indiqué ne pas vous porter candidat aux DSP si le prix du berceau est inférieur à 5 000 euros. D’après les informations dont nous disposons, le prix moyen d’un berceau est de l’ordre de 20 000 euros.
Je comprends tout à fait que vous ne vous portiez pas candidat si le prix du berceau est inférieur à 5 000 euros, mais, quand bien même il serait compris entre 5 000 et 10 000 euros, l’écart m’intrigue. Je comprends d’autant moins pourquoi l’écart est si important que le prix d’un berceau est essentiellement composé de frais de personnel par nature incompressibles, et que vous devez, comme toute entreprise, maîtriser vos coûts de fonctionnement. Comment cela se traduit-il au sein de vos établissements ?
M. Vincent Bulan. Je répondrai d’abord à la dernière question, qui appelle une clarification et commande les autres.
Elle procède, me semble-t-il, d’une confusion entre le coût de revient du berceau, qui est d’environ 20 000 euros, et le prix auquel il est commercialisé au tiers réservataire pour équilibrer le modèle. Le montant de DSP dont nous estimons qu’il ne donne pas au gestionnaire les moyens de faire fonctionner sa crèche conformément à nos exigences de qualité est celui de la part que lui verse le tiers réservataire.
Quant au coût de revient du berceau chez Babilou, il était en 2022 – nos comptes 2023 sont en cours de certification – de 21 474 euros au tarif PSU et de 23 683 euros au tarif Paje. Ces montants ont été établis à partir d’une cohorte de crèches en fonctionnement régulier depuis plus de deux ans au 1er janvier de l’année considérée.
Ils sont composés des frais de personnel, à hauteur d’au moins 50 %. Les coûts variables sont les repas, l’hygiène, l’énergie, la maintenance, les loyers, les frais de siège alloués à la gestion de la crèche considérée, les amortissements des investissements, la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), l’impôt sur les sociétés calculé d’après le résultat de la crèche considérée, les intérêts des prêts bancaires et la TVA non récupérable.
Le montant que nous percevons au titre de la PSU pour la même cohorte de crèches est de 63,81 millions d’euros, pour un coût de revient total de 192,73 millions, soit un taux de couverture de 33 %. Son financement est complété par la part familiale adossée à la PSU, dont le montant s’élève à 39,85 millions, soit 21 % du coût de revient. Ainsi, l’addition de la PSU et de la part familiale couvre 54 % du coût de revient. Le modèle est donc équilibré grâce aux tiers réservataires, qui sont les entreprises publiques telles que les hôpitaux, les caisses d’allocations familiales (CAF), les ministères, les préfectures, les collectivités locales, notamment les mairies, les entreprises privées des plus grandes aux très petites entreprises (TPE).
S’agissant de la DSP, nous ne connaissons pas le prix à l’avance, dès lors qu’il s’agit d’un appel d’offres. Nous déterminons si, dans le cahier des charges, le poids du prix est supérieur à celui de la qualité. Si tel est le cas, nous ne postulons pas. Les moyens que nous engageons exigent un certain niveau de service. Si le cahier des charges nous semble conforme à ce que Babilou souhaite faire, nous répondons à l’appel d’offres. En tout état de cause, nous ne faisons pas de dumping en tirant les prix vers le bas. Et nous ne descendons pas en-dessous de 5 000 euros.
M. Xavier Ouvrard. Dans le cadre d’une DSP, sur un coût de revient d’environ 21 000 euros, la PSU génère environ 11 000 euros. En général, les municipalités ne facturent pas de loyer. Il arrive qu’elles ne facturent pas les dépenses d’énergie. Il importe donc de savoir comment est financé chaque berceau. Les 11 000 euros financés par la PSU couvrent peu ou prou les charges salariales. Le solde finance notamment les repas, les couches, les formations, les activités et la maintenance.
Nous ne sommes pas en mesure de financer une activité garantissant un taux d’encadrement correspondant à 11 000 euros de masse salariale par place et le niveau de qualité des prestations qui est le nôtre si nous ne percevons pas au moins 5 000 euros dans le cadre de la DSP. Je me tiens à votre disposition pour fournir toute précision supplémentaire sur ce sujet, dont j’admets qu’il est complexe.
M. le président Thibault Bazin. Si je comprends bien, le montant de 5 000 euros ne comprend pas le loyer gratuit et l’éventuelle absence de facturation des dépenses d’énergie et des services associés ?
M. Vincent Bulan. En effet. Le montant de 5 000 euros s’entend net de redevance, laquelle n’est pas à la charge de Babilou. Au-dessus de ce seuil, nous sommes à l’équilibre et nous pouvons fonctionner. Ce montant est répercuté par la commune sur la convention territoriale globale (CTG), dans le cadre de laquelle la Caf l’aide à payer cette place en crèche au sein de la DSP.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Le montant de 11 000 euros dont vous indiquez qu’il est généré par la PSU inclut-il la part familiale ?
M. Vincent Bulan. Oui. J’ai indiqué que l’addition de la PSU et de la part familiale couvre 54 % du coût de revient d’un berceau, soit environ 11 000 euros pour un coût de revient d’environ 22 000 euros. Cela correspond au coût de la masse salariale d’une structure donnée.
J’en viens aux questions relatives à notre réseau de partenaires. Vous en avez auditionné un. Chaque structure est libre d’être partenaire de Babilou. Nous ne contraignons pas nos partenaires à acheter des places. Il s’agit d’une négociation entre entreprises sur la base du prix de revient de la place gérée par le partenaire. Il s’agit d’acheter au juste prix pour que celui-ci bénéficie de ressources supplémentaires.
Souvent, les TPE n’ont pas les ressources pour aller chercher des tiers réservataires. Babilou leur apporte un supplément de chiffre d’affaires. S’agissant des crèches associatives, nous en comptons 171 parmi nos partenaires, accueillant 250 familles. Nous leur apportons un complément de revenu, qui leur permet d’améliorer la qualité de leurs prestations et de bénéficier de marges de manœuvre supplémentaires.
Lorsque nous distribuons ces places à nos partenaires, nous partons de l’enfant, donc de la famille ayant besoin d’une place au plus près de son domicile. Si Babilou en a une, nous la proposons. Si cette place se trouve dans une crèche partenaire, nous lui demandons si elle peut accueillir l’enfant, et à quel coût de revient. Sur cette base, une négociation s’engage. La différence entre ce que nous a versé le réservataire et ce que nous versons au partenaire est notre marge brute.
Il faut en défalquer l’effort commercial consenti par Babilou pour répondre à l’appel d’offres et assurer le suivi du réseau. Des gens y travaillent, dont le coût est imputé aux frais de siège. Par ailleurs, nous ne nous contentons pas d’acheter et de revendre des places en crèche. Nous proposons des formations à nos partenaires. Babilou se positionne comme acteur déterminé à tirer le secteur vers le haut. Par exemple, lorsque le Gouvernement publiait, pendant la crise du covid, des circulaires relatives à l’ouverture des locaux ou au port du masque, Babilou en proposait à ses partenaires une version simplifiée et intelligible.
M. le président Thibault Bazin. Sur le terrain, où nous avons passé plusieurs jours, nous avons observé, s’agissant des réservations de berceaux, d’importantes différences de prix et de pratiques. Nous n’en comprenons pas la raison. Pourquoi le prix des réservations de berceaux n’est-il pas homogène ?
M. Xavier Ouvrard. Chez Babilou, le prix moyen de vente du berceau est de 11 000 euros. La marge nette que nous réalisons sur l’activité de nos partenaires est de 9 %.
S’agissant du Cifam, nous l’appliquons à nos collaborateurs au sein de deux entités en France. L’une est au plafond, soit 500 000 euros par an ; l’autre est à environ 343 000 euros. Nous avons fait l’objet d’un contrôle fiscal à ce sujet en 2017. L’administration fiscale nous a donné quitus de notre facturation au coût de revient, sans ordonner un redressement. Le coût de revient n’est pas le même selon que nous plaçons un enfant à Paris intra-muros, où les loyers sont élevés, ou à Argenton-sur-Creuse, où ils sont plus bas.
Concernant le portage immobilier, les équipes de M. Bulan présentent les projets au sein du comité d’investissement, que je préside. Il arrive que des représentants des actionnaires y siègent. Nous comparons systématiquement chaque projet avec la valorisation des loyers dans la même zone par un tiers indépendant, qui est BNP Paribas Immobilier. Nous ne validons aucun dossier dont le loyer est supérieur au loyer de marché issu de son analyse. Je répète que Babilou ne possède pas les murs des crèches qu’il exploite.
Concernant les frais de siège, ils représentent 13 % de notre chiffre d’affaires. Pour l’essentiel, ils sont constitués des dépenses occasionnées par le support qualité et le suivi des opérations, auxquels travaillent soixante-dix personnes, et par la comptabilité ainsi que par les sièges régionaux de Rennes, Lille, Marseille, Lyon, Bordeaux et Toulouse.
M. Vincent Bulan. Madame la rapporteure, j’imagine que vous entendez par « frais de fonctionnement » les coûts variables induits principalement par les achats de couches et de nourriture.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En effet. L’enjeu, dans un secteur tel que celui des crèches, est de connaître votre approche de la maîtrise des coûts de fonctionnement.
M. Vincent Bulan. Les coûts de fonctionnement sont en adéquation avec l’accueil des enfants, au plus près de ses besoins. Ils sont donc délégués à la directrice de crèche.
Nous fournissons à la Caf le budget prévisionnel qu’elle demande, présentant le coût de fonctionnement en rapport avec l’activité attendue, qui elle-même dépend du nombre d’enfants que nous accueillerons. Un budget est fait pour être dépensé, éventuellement dépassé, en fonction de l’activité constatée.
En matière de maîtrise des coûts de fonctionnement, nous nous contentons de donner une ligne directrice en début d’année, consistant à dire à la directrice, en substance : « Tu accueilleras tant d’enfants et alloueras tel montant à l’alimentation, tel montant aux jeux et tel montant à l’hygiène – soit concrètement les couches et les produits servant à nettoyer les fesses des enfants ». Sur cette base, la directrice commande son activité au plus près et nous suivons l’évolution de son budget.
Au demeurant, nous nous inquiétons s’il n’est pas dépensé, au point de demander à la directrice si elle est en retard dans ses dépenses ou s’il se passe quelque chose. Dans un budget qui n’est pas dépensé, nous avons tendance à voir un signal d’alerte, tout en veillant à éviter le gaspillage s’il est dépassé, comme il est normal. Notre maîtrise des coûts de fonctionnement est donc celle d’un bon père de famille. Nous n’avons aucun quota et ne pratiquons aucune forme de rationnement.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’aimerais obtenir deux précisions sur votre modèle économique.
S’agissant de la commercialisation des berceaux dans les crèches partenaires, vous indiquez que votre marge brute est de 9 %. Je serai claire : une personne, qui s’appelle Carole Chrisment, a témoigné en audition que la différence entre les deux prix pouvait aller du simple au double. Elle gère des crèches en partenariat avec des groupes. J’entends qu’il faut déduire les frais de la marge brute, mais j’ai besoin de disposer d’informations précises sur l’écart entre ce qui est perçu par la structure qui accueille l’enfant et ce qui est perçu par la structure qui commercialise le berceau.
S’agissant de l’augmentation des frais de siège, je rappelle que le rapport de l’Igas fait état d’une « augmentation de 51,8 % des « autres charges », compte dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes ». Ce chiffre m’interpelle. J’aimerais vraiment obtenir votre point de vue à ce sujet.
M. Xavier Ouvrard. Au cours des cinq dernières années, le nombre de crèches Babilou a augmenté de 48 %. L’augmentation des frais de siège est à peu près deux fois inférieure à cette proportion. Nous avons petit à petit absorbé la charge des frais de siège. Nous vous transmettrons les chiffres exacts pour confirmer mes propos.
M. Vincent Bulan. Concernant les imprécisions de notre collègue, je vous transmettrai par écrit les montants de vente et d’achat de berceaux. Les proportions ne sont pas celles qu’elle indique. Elle a oublié de préciser que le prix négocié avec elle l’a été au prorata de l’accueil de l’enfant, qui n’est pas à temps plein, mais deux, trois ou quatre jours par semaine.
M. le président Thibault Bazin. Nous l’avons auditionnée et rencontrée dans son département. Pour être clair, la différence entre les deux montants qu’elle indique n’est pas due à la durée d’accueil de l’enfant, mais à une part importante prélevée par le commercialisateur de la place en crèche.
Monsieur Ouvrard, sans contester le chiffre de l’augmentation des frais de siège qui figure dans un rapport documenté, vous indiquez qu’elle est moitié moindre dans votre groupe, soit environ 26 %, ce qui est déjà beaucoup. Comment l’expliquer ? S’agit-il de dépenses supplémentaires, que vous pouvez documenter et justifier, ou de marge ?
M. Xavier Ouvrard. Lorsque votre réseau croît de 43 %, vos frais de siège augmentent potentiellement dans les mêmes proportions. Il ne faut surtout pas regarder l’augmentation des frais de siège en valeur absolue, mais en rapport avec la croissance du réseau. Nous ne travaillons pas à réseau constant.
Sur la période considérée, nos frais de siège sont passés de 15 % ou 16 % de notre chiffre d’affaires à environ 13 %. Nous avons petit à petit diminué l’impact de certaines fonctions support, notamment celles liées à l’éducation, aux opérations, à la comptabilité, à l’informatique et aux ressources humaines. Pour une crèche donnée, le poids des frais de siège a diminué. Nous vous en transmettrons le chiffre exact.
M. Vincent Bulan. Je pense que notre collègue a approché à l’envers le processus d’achat et de revente de places. Nous répondons à l’appel d’offres d’une entreprise ou d’une collectivité publique. Le prix de ce tiers réservataire est déterminé à l’avance. L’achat de la place au partenaire n’est pas corrélé à l’appel d’offres auquel nous avons répondu.
Au sein de la commission d’attribution des places, si une famille, d’où qu’elle vienne, souhaite obtenir une place dans la crèche d’un partenaire donné, le prix, fixé dans le cadre de l’appel d’offres, est d’ores et déjà déterminé. Il est d’environ 11 000 euros en moyenne, et peut varier de 9 000 à 13 000 euros. Ce prix, auquel je me demande comment elle a eu accès, car il est confidentiel, nous n’en tenons pas compte lorsque nous établissons un partenariat ou achetons une place à un partenaire.
L’achat d’une place par Babilou à un partenaire est indépendant du prix auquel nous avons remporté l’appel d’offres. J’ai le sentiment que notre collègue pense que nous achetons une place en fonction du gestionnaire. Tel n’est pas le cas.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous pouvons nous interroger sur le caractère plus ou moins égalitaire de la relation que vous entretenez avec de petites structures qui ont besoin de ce partenariat pour assurer l’équilibre économique de leurs crèches.
Mais une autre question se pose, car il ne s’agit pas d’une activité comme une autre, dans la mesure où la réservation d’un berceau par une entreprise entraîne une dépense publique, sous la forme du crédit d’impôt qui lui est accordé et qui représente une part conséquente du coût de cette réservation. Si cet argent public finance l’accueil de l’enfant dans les meilleures conditions, cela signifie qu’une partie très substantielle du montant reversé par l’entreprise doit bénéficier aux associations concernées. L’argent public n’a pas vocation à financer la commercialisation de places de crèche.
M. Vincent Bulan. C’est très clair. Notre relation partenariale ne se limite pas à l’acte de transaction dont les places en crèche font l’objet. Pendant la crise sanitaire, quand toutes les crèches ont fermé, Babilou a payé tous ses partenaires rubis sur l’ongle. Cela illustre le rôle de soutien aux petites structures que nous jouons en tant que distributeur. Ces dernières ont en effet besoin de nous et nous sommes présents pour les soutenir quand il le faut.
Encore une fois, notre transaction avec nos partenaires ne se limite pas à l’achat de places. Il y a des coûts de distribution. Un petit gestionnaire, faute des frais de siège ou de la structure nécessaires, n’est pas en mesure de mener à bien la campagne d’attribution de centaines de places correspondant à un appel d’offres comme celui de L’Oréal. Ce gestionnaire a besoin de Babilou pour conduire la famille L’Oréal jusque dans sa petite crèche.
La différence entre le prix d’achat et de revente des places en crèche inclut non seulement le coût de l’accueil, mais aussi celui du partenariat, du soutien aux partenaires, de la formation que nous leur dispensons, ou encore de la gestion des campagnes que nous assurons pour les réservataires. Le prix moyen à payer par un tiers réservataire pour une place s’élève à 11 000 euros, tandis que le coût d’achat-revente moyen de la place oscille entre 8 000 et 9 000 euros, suivant les coûts de revient. Il ne s’agit que de moyennes et les écarts‑types peuvent être grands, mais notre marge nette s’élève à 9 %. Cette marge inclut les coûts inhérents à la gestion de l’attribution des places, au soutien financier que Babilou apporte à ses partenaires en cas de coup dur, aux mesures relatives à la qualité d’accueil, à l’éducation, ou encore à la promotion des réseaux et des territoires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Venons-en à la qualité d’accueil. Dans l’un des ouvrages parus l’automne dernier au sujet des conditions d’accueil des très jeunes enfants en crèche, nous pouvons lire : « Non, le secteur privé n’a pas le monopole des drames et des maltraitances graves sur enfants. Mais les centaines d’entretiens que nous avons menés nous ont en revanche confortées sur un point : ces dix dernières années, les principales alertes pour des suspicions de maltraitance, pour des accidents, pour des dysfonctionnements importants dans les crèches proviennent principalement du secteur privé lucratif. »
Quelle réaction cette affirmation suscite-t-elle en vous ? Avez-vous créé des procédures internes de contrôle de la qualité de l’accueil des jeunes enfants ? En particulier, y a-t-il eu un avant et un après le drame qui a coûté la vie à un nourrisson à Lyon en juin 2022 ?
Pouvez-vous décrire votre politique de pilotage des EAJE (établissements d’accueil du jeune enfant) et de management du personnel de direction ? Les rapports et les ouvrages parus à l’automne dernier font état d’un glissement de politiques centrées sur la pédagogie vers d’autres qui privilégient la commercialisation des places et soumettent les directeurs d’EAJE à une pression constante visant à réduire les coûts et à remplir les berceaux. Pouvez-vous nous indiquer la durée moyenne d’emploi d’un directeur de crèche au sein de votre groupe ?
À quelle fréquence êtes-vous contrôlés par la PMI (protection maternelle et infantile) ? Les crèches de votre réseau font-elles l’objet de contrôles inopinés ? Votre répartition sur l’ensemble du territoire vous permet-elle d’observer des différences entre les pratiques des départements ?
Les EAJE ont la responsabilité de déclarer tout changement de personnel auprès des PMI ; or certaines PMI nous signalent que cette obligation n’est pas respectée. Êtes-vous en mesure de vérifier si elle l’est dans vos établissements ? Y faites-vous appliquer une procédure à cette fin ?
M. Xavier Ouvrard. Les allégations suivant lesquelles les maltraitances seraient plus nombreuses dans le secteur privé que dans le secteur public ne sont fondées sur rien. Un certain nombre des journalistes qui ont écrit les livres que vous évoquez ont lancé des appels à témoins uniquement au sujet des crèches privées, et non publiques ou associatives. Notre pratique et nos échanges avec l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), qui nous a rencontrés et auditionnés, nous montrent que l’ensemble des structures d’accueil rencontrent des problèmes. Babilou les avait anticipés bien avant le drame qui a touché People&Baby à Lyon, et applique des protocoles très précis afin de ne pas y être confrontée.
Il n’y a pas de maltraitance systémique dans notre secteur.
M. Vincent Bulan. Le drame qui s’est déroulé à Lyon a choqué tous les professionnels du secteur, dont ceux qu’emploie Babilou, qui se sont demandé comment il avait pu se produire et comment prévenir un événement semblable dans notre entreprise. Avant sa survenue, nous menions déjà des contrôles de qualité et de sécurité. Immédiatement après, nous avons modifié la gestion des micro-crèches : anticipant les missions de l’Igas et de l’IGF (Inspection générale des finances), nous avons placé dans ces établissements deux professionnels d’ouverture et deux professionnels de fermeture, au-delà des exigences réglementaires. C’est précisément la mesure qui a été prise après le drame dans la crèche People&Baby.
Depuis vingt ans, Babilou travaille pour la qualité et pour l’attractivité du secteur. Nous avons bien conscience que la sécurité de l’exercice de ses métiers contribue à y attirer des professionnels. Nous avons donc avant tout travaillé sur l’organisation du travail car la qualité du service repose d’abord sur les hommes et les femmes qui accueillent les enfants. Ne pas prévoir dans les budgets suffisamment de masse salariale ou d’équipes revient à partir avec un handicap. Babilou a toujours fait le choix d’aller au-delà de ce qu’impose la loi. Certes, ce n’est pas facile dans un contexte de pénurie, mais nos ratios d’encadrement sont mieux-disants. Cela permet d’introduire de la souplesse dans l’organisation, d’assurer des formations et de constituer des groupes d’analyse de pratiques. L’absence de moyens humains contribue à la sous-qualité du service fourni.
Lorsque nous avons créé le label Elsa (Environnement ludique sécurisé et apprenant), nous avons organisé un tour de table et demandé ce qu’était la qualité en crèche. À cette question, on peut donner dix réponses différentes, que nous avons intégrées à ce label, dont l’attribution repose sur le contrôle de plus de 500 critères de qualité. Lorsque nous l’avons présenté à l’Igas, nous avons cru comprendre qu’il s’agissait d’un des labels les plus exigeants qui soient. Il nous a valu en tout cas des citations positives.
La démarche d’amélioration continue promue par ce label tient compte de l’humain, des taux d’encadrement, de la qualification et des diplômes. S’agissant de la déclaration des changements de personnel aux PMI, Elsa nous oblige à la faire, à l’occasion du contrôle du niveau des diplômes. Je ne vous cache pas qu’il peut s’écouler un temps administratif de deux ou trois mois entre l’audit d’une crèche et la déclaration correspondante à la PMI, mais il est certain qu’ils ont lieu une fois par an.
La qualité du service passe aussi par le bâtiment, donc par les moyens que Babilou consacre à la rénovation de ses crèches.
S’agissant de leur sécurisation, un système de remontée d’incidents nous permet d’élaborer des statistiques montrant que certains jouets sont plus dangereux que d’autres. Par exemple, si les enfants de moins de dix-huit mois en phase d’acquisition de la marche se prennent les pieds dans un tapis, qui s’avère trop élevé, nous décidons de le retirer de leurs espaces de vie. Le label Elsa nous permet d’atteindre ce degré de précision.
Il contrôle aussi la qualité éducative. De nombreux labels ne s’intéressent qu’au mobilier, à la hauteur des poignées de porte. Si de tels éléments contribuent à la qualité du service, elle repose aussi sur la position de l’adulte par rapport à l’enfant et sur l’aménagement des espaces. Je crois que vous avez visité la crèche des Lionceaux à Saint‑Priest : j’espère que vous vous avez pu observer tout ce dont je vous parle. C’est ce travail que nous menons au quotidien dans l’ensemble de nos établissements.
La sécurisation passe aussi par le dialogue que nous avons toujours entretenu avec les équipes. L’ADN de Babilou, c’est de travailler avec des professionnels. Je suis puériculteur avant d’être directeur général. Je peux compter sur l’aide d’un CSE représentatif pour prendre les meilleures décisions. Si j’ai un doute opérationnel, j’en discute directement avec les directrices et les équipes. Cette amélioration continue émane, non pas des bureaux du siège, mais du terrain, et c’est ce qui fait l’essence de Babilou.
Pour nous, après qu’un incident est arrivé, il est trop tard. Nous faisons de la prévention, qui passe par la formation obligatoire des professionnels aux VEO (violences éducatives ordinaires). Nous sommes convaincus qu’il ne suffit pas d’être diplômé pour travailler en crèche. Nous avons donc créé des écoles des métiers de la crèche, où l’on n’exige pas seulement un diplôme, mais aussi une façon de se comporter, d’interagir. Nos directrices sont notamment formées au management en lien avec le secteur social, car nous ne pratiquons pas le management d’entreprise. Toutes ces formations préviennent la maltraitance et constituent le socle de la qualité.
Enfin, des cellules indépendantes sont pilotées par la direction de l’éducation, telle la cellule d’information des situations préoccupantes. Ainsi, tout professionnel employé par Babilou ayant un doute à l’égard d’une pratique ou d’un parent le signalera à cette cellule, qui procédera à une analyse et entrera en relation, si nécessaire, avec la PMI pour disposer d’une vision à 360 degrés. Cela permettra d’engager des actions de prévention avant qu’un drame ne se produise.
Chez Babilou, l’ancienneté des directrices est supérieure à cinq ans. Nous pouvons donc compter sur leur fidélité. En moyenne, l’ancienneté de nos collaborateurs s’élève à trois ans et dix mois.
Nous faisons régulièrement l’objet de contrôles de PMI. En 2022, leur nombre avoisine les quatre-vingts – je vous communiquerai le chiffre exact.
Il existe en effet des pratiques différentes. Nous le regrettons et préférerions compter sur un référentiel de contrôle national, opposable et vérifiable. Nous sommes prêts à publier les rapports des PMI et à les diffuser auprès des familles, afin de leur faire savoir ce qui fonctionne ou ce qui, ponctuellement, ne fonctionne pas dans une crèche. Tout ne va pas bien tous les jours dans les 440 crèches de Babilou. Lorsque c’est le cas, nous en avons conscience grâce aux outils qui nous permettent de le mesurer, et nous disposons de plans d’action pour essayer d’y remédier. Nous travaillons en toute transparence et en amont avec les PMI, qui nous contrôlent plus souvent parce que nous les avons informées d’une situation que de manière inopinée.
M. Philippe Lottiaux (RN). La PSU (prestation de service unique) horaire vous semble devoir être revue.
S’agissant de votre modèle économique, vous n’êtes guère concernés par les délégations de service public (DSP). En revanche, je suppose que vous travaillez avec les collectivités, puisque ces dernières, en tant que tiers financeurs, au même titre que les entreprises, vous louent des berceaux, pour un montant dont je crois comprendre qu’il s’élève à 10 000 euros par berceau, dans le cadre de marchés déjà quasiment attribués.
Vous avez précisé que vous louiez toutes vos crèches, avant d’indiquer que vous aviez besoin de fonds propres pour construire. Quelque chose doit m’échapper. Construisez-vous parfois pour le compte de collectivités ?
Idéalement, pour améliorer l’attractivité des métiers de la petite enfance, il faut selon vous augmenter les rémunérations – je pense que tout le monde en est d’accord – et le taux d’encadrement. Dans votre modèle, qui paie pour ces augmentations ?
M. Vincent Bulan. Le modèle de la PSU a connu un changement de paradigme qui a chamboulé le secteur en 2014, lorsque cette prestation a commencé d’être conditionnée à la présence réelle des enfants. Nous comprenons la raison de ce changement : l’universalité de la PSU, trop peu incitative, induisait des biais qui rendaient les taux d’occupation réels trop faibles. Babilou applique les modes de financement de ses structures établis par la Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales). En moyenne, notre taux d’occupation facturé s’élève à 77 %, tandis que notre taux d’occupation réel est de 67 %.
De facto, depuis 2014, nous avons connu une baisse de ressources du fait de la réforme de la PSU, puisqu’elle varie suivant le taux de facturation, alors que nos coûts fixes – salaires et loyers, notamment – ne peuvent varier. Il faut donc revoir ce système, car, au-delà de la contrainte financière supplémentaire qu’il fait peser sur nous, il a désaxé le travail des directrices. Lorsque j’étais directeur de crèche – il y a longtemps maintenant –, j’évoquais avec les parents les projets pédagogique et éducatif. Aujourd’hui, les directrices leur parlent de contrats, de temps de présence, de réservations. Il est urgent de leur redonner du confort dans l’exercice de leur métier. Encore une fois, nous comprenons la décision qu’a prise la Cnaf dans l’intérêt des familles, dont il est important de tenir compte dans un contexte d’inflation ; mais la PSU doit aussi prendre en considération celui de l’enfant. Il ne s’agit pas de lui réserver une case à un moment donné mais une place et un accueil par des professionnels.
S’agissant des DSP, nous en gérons effectivement peu. Les villes peuvent réserver des places chez Babilou, au travers de marchés à procédure adaptée. Le prix du berceau que vous citez à cet égard est à peu près juste.
M. Xavier Ouvrard. Nous louons nos crèches, mais nous avons besoin de fonds propres pour l’aménagement des locaux, pour construire des murs ou agencer des cuisines, par exemple. Alors que l’aménagement d’une place de crèche dans un bâtiment livré brut coûte 25 000 euros, nous en payons directement les deux tiers, les CAF, le tiers restant grâce aux Piaje (plans d’investissement pour l’accueil du jeune enfant), à hauteur de 7 000 euros par place au minimum, auxquels peut s’ajouter un complément suivant les zones.
Si notre résultat d’exploitation – 3,2 % – est raisonnable, c’est parce que nous avons fait le choix d’investir fortement dans la rémunération de notre personnel. Nos collaborateurs de rang 1 – éducateurs de jeunes enfants, directrices de crèche, auxiliaires de puériculture – ont ainsi bénéficié d’une augmentation comprise entre 150 et 200 euros en 2024. Au sein de Babilou, l’exigence de dialogue social est forte, car notre CSE, composé de représentants syndicaux élus par nos collaborateurs, est unifié. Tout au long de l’année dernière alors que le taux d’inflation était particulièrement élevé, nous avons mis en œuvre avec lui un accord sur le pouvoir d’achat, et avons versé à nos collaborateurs une prime Macron. Nous tenons à votre disposition leurs niveaux de rémunération.
Madame la rapporteure, sur le fondement des comptes de l’année 2022, les frais de siège s’élèvent à 17 % du coût de revient pour un berceau en PSU, et à 15 % pour un berceau en PAJE
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je pense qu’il serait utile que nous auditionnions les fondateurs de votre groupe. Les frères Carle ont en effet fait fortune en lançant Babilou et ont participé intensément au lobbying aboutissant à la construction d’un cadre légal et réglementaire très favorable au développement du secteur privé. Édouard Carle a même expliqué dans un entretien dans paru dans Le Figaro qu’il avait écrit la loi en matière d’ouverture au privé du secteur de la petite enfance.
Je crois comprendre que le fonds d’investissement Antin Infrastructure Partners est l’actionnaire majoritaire de Babilou, et qu’il l’est devenu à l’issue d’un LBO (leveraged buy‑out, ou rachat avec effet de levier). Si je ne me trompe, Antin a créé une holding, qui s’est endettée auprès des banques, ce qui lui a permis de racheter les actions de Babilou. Me confirmez-vous qu’il s’agit du montage utilisé ? Pouvez-vous m’indiquer le niveau d’endettement de cette holding, qui détermine, si j’en crois mes interlocuteurs du secteur financier, la pression que l’actionnaire exerce sur l’entreprise en vue de dégager du cash ?
Vous nous avez dit que, depuis vingt ans, le groupe Babilou n’avait versé aucun dividende à la holding susmentionnée. Antin n’est pourtant pas un actionnaire bénévole, et la rentabilité de son investissement dépendra de l’écart entre le montant qu’il a dépensé pour acquérir les actions de Babilou et le prix qu’il tirera de leur vente. Il a donc intérêt à ce que le développement de l’entreprise soit très important pendant la période de sept ans où il demeurera votre actionnaire, une durée que vous évoquiez peut-être à titre indicatif. Quel pacte actionnarial avez-vous passé avec Antin au moment de son entrée au capital et quelle pression exerce-t-il sur vous afin d’obtenir que le groupe se développe ?
M. Xavier Ouvrard. En effet, ce sont des LBO qui permettent ce type d’acquisition d’entreprise. Je ne dispose pas du montant exact de la dette à laquelle vous faites référence, mais nous vous le transmettrons. Je précise qu’aucune pression ne s’exerce sur nous du fait de cette dette d’acquisition, qui n’a rien à voir avec nous sur le plan opérationnel. Il s’agit d’une dette dite in fine, dont les intérêts sont versés à la fin du crédit. Le risque que prennent les acquéreurs, quels qu’ils soient, en la contractant est indépendant de notre activité.
Je vous confirme que nous n’avons versé aucun dividende depuis l’arrivée de nos derniers actionnaires, et que, depuis la création de Babilou, l’intégralité de nos marges a été réinvestie dans nos crèches.
La stratégie construite avec nos actionnaires vise la croissance. Comme je vous l’ai dit, 85 % des connexions neuronales se construisent avant l’âge de six ans. Dans la quasi‑totalité des pays, le modèle éducatif des enfants de 0 à 3 ans, ou de 0 à 6 ans – l’école maternelle est une exception française – est pilotée par des entreprises anglo-saxonnes. Nous avons saisi l’occasion de promouvoir le modèle éducatif français et européen. Ainsi, l’activité internationale de Babilou représente aujourd’hui les deux tiers de notre chiffre d’affaires, contre 10 % lorsque je suis arrivé à la tête de l’entreprise, il y a sept ans. Cette stratégie nous a permis de porter l’excellence éducative française et européenne, à un moment où il est absolument essentiel de le faire.
L’OCDE a montré qu’en France, un enfant ayant passé deux ans en crèche voit son score en sciences passer de 42 à 63 points, suivant les critères du classement Pisa lorsqu’il est au collège ou au lycée. Nous pouvons faire valoir de tels éléments à l’étranger. Nous avons commencé par l’Allemagne, qui connaissait un gros problème démographique…
M. le président Thibault Bazin. Nous nous éloignons de la question… Si vous pouviez en revenir au pacte actionnarial.
M. Xavier Ouvrard. Je viens de répondre à la question en décrivant la stratégie demandée par nos actionnaires pour assurer une croissance de l’entreprise. Notre pacte actionnarial a donc pour objectif un développement de l’entreprise, à l’international et en France, qui soit maîtrisé et respectueux de nos critères de qualité, afin de permettre à Babilou de diffuser son socle éducatif et ses projets de développement pour les familles, essentiellement en Europe.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous nous confirmez donc que c’est le développement de Babilou qui assurera la rentabilité de l’investissement d’Antin. Vous affirmez toutefois dans le même temps qu’il n’exerce aucune pression, n’impose aucune exigence, ne fixe aucun objectif de développement. J’ai du mal à voir la cohérence de votre propos.
S’agissant de l’immobilier, vous disiez que Babilou n’était pas propriétaire de ses crèches, précisant qu’elle ne l’était pas en interne – j’ignore ce que cette précision suggère. Qui sont les principaux bailleurs de vos crèches et, parmi eux, certains entretiennent-ils un lien direct ou indirect avec les actionnaires de Babilou Family ou encore de la holding d’Antin ?
M. Xavier Ouvrard. Nous ne sommes propriétaires d’aucun de nos sites. Nous avons un très grand nombre de bailleurs différents. La famille fondatrice possède une holding immobilière, qui détient 45 établissements sur les 443, ce qui correspond à 13,3 % des loyers versés, fixés au prix de marché. L’avantage est que cela nous offre une garantie de pérennité. Tous les projets passent en comité d’investissement et sont totalement indépendants de l’entreprise Babilou. Ils sont jugés, quels qu’ils soient, comme des tiers, avec des intérêts économiques correspondant à l’intérêt social de l’entreprise.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Merci pour votre réponse. Vous auriez pu nous donner cette information dès notre première question sur l’immobilier.
S’agissant des frais de siège, l’Igas rapporte les propos de la Cnaf, qui ne dispose pas, malgré ses demandes répétées, de visibilité sur la clé de répartition des frais de siège entre les établissements. Est-ce vrai que vous refusez de la communiquer aux CAF ou à la Cnaf ? Il est important de savoir si l’argent public est utilisé pour des fonctions support ou s’il l’est pour autre chose.
M. Vincent Bulan. Nous déclarons nos frais de siège, puisqu’ils font partie des éléments demandés lors des contrôles effectués par les CAF.
La clé de répartition fait l’objet d’un travail avec la direction générale de la Cnaf, étant donné sa complexité pour de gros groupes multi-CAF. Il faut définir le bon niveau de frais de siège par département. Nos comptabilités étant analytiques, il est assez simple, en réalité, de les repositionner. Dans le cadre d’ateliers que nous avons menés il y a deux mois, nous avons ouvert nos livres de comptes de frais de siège et nous avons travaillé avec la direction générale de la Cnaf pour savoir ce qui doit être affecté concrètement…
M. le président Thibault Bazin. Vous avez donc transmis les données ?
M. Vincent Bulan. Les données sont accessibles. Sur les 40 millions d’euros de frais de siège, constitués principalement de salaires, les CAF nous demandaient tous les bulletins de paie des quelque 300 collaborateurs du siège, qui ne sont pas transmissibles. Ces données rempliraient des camions entiers ! La Cnaf et les CAF en ont conscience. C’est pourquoi nous travaillons en ce moment pour trouver le bon chemin de transmission de ces frais. Une piste est en cours d’évaluation : la Cnaf pourrait centraliser les frais de siège des grands groupes, définir leur montant par berceau et faire redescendre vers les CAF locales ce qu’elles doivent retrouver dans les déclarations des gestionnaires – 3 140 euros de frais de siège multipliés par trente berceaux pour telle crèche, par exemple. Nous avons associé nos commissaires aux comptes à l’élaboration de cette note méthodologique. Nous travaillons aussi au niveau national avec les services de la Cnaf. Encore une fois, Babilou est un acteur contrôlé, qui n’a rien à cacher. Tout a été exposé.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Un autre chiffre préoccupe l’Igas : le fait que les groupes privés de crèches aient vu diminuer leurs impôts sur le bénéfice de 16,2 % ces dix dernières années, alors qu’ils sont en pleine croissance. Est-ce aussi le cas pour Babilou ?
M. Xavier Ouvrard. Nous respectons totalement la réglementation fiscale française. Je n’ai aucun commentaire supplémentaire à faire. Nous vous fournirons le montant précis des impôts versés par Babilou.
M. William Martinet (LFI-NUPES). S’agissant des conditions de travail et d’accueil, vous disiez tout à l’heure qu’aucun élément statistique ne permettait de démontrer que, dans le secteur privé lucratif, ces conditions seraient moins bonnes qu’ailleurs. Nous disposons tout de même d’une masse d’informations par le biais des témoignages récoltés auprès des professionnels. Je vous accorde que c’est empirique mais, quand les données empiriques s’accumulent et que, interlocuteur après interlocuteur, les propos convergent, il est bon de s’interroger.
Beaucoup de salariés de votre entreprise témoignent de la pression importante existant sur les taux d’encadrement qui sont parfois ric-rac voire pas respectés. Peut-on mettre cela en lien avec une information de l’Igas, selon laquelle, ces dix dernières années, les grands groupes de crèches ont vu le coût de leur masse salariale par heure facturée diminuer de 2 %, alors que, dans le secteur associatif, il a augmenté de 11 % et de 18 % dans le secteur public ?
M. Vincent Bulan. Je vous rejoins sur le fait que les conditions d’exercice sont compliquées. Je ne vais pas revenir sur la PSU. La pénurie de professionnels, la moindre attractivité, le désenchantement face à ce métier expliquent que le vécu puisse être compliqué dans ce secteur, et chez Babilou aussi. En revanche, en tant que président du CSE (comité social et économique), dans le dialogue social, je n’ai pas ce type de remontées concernant la pression sur l’occupation ou sur l’accueil.
Babilou, en bon gestionnaire, a toujours eu à cœur de ménager un équilibre entre le social et le financement de la qualité, qui passe par l’activité. Babilou n’édicte pas les règles. Nous sommes conventionnés par la PSU. Nous devons atteindre des taux minimaux de 70 %. Je vous ai dit tout à l’heure que l’occupation moyenne chez nous est de 77 % en facturé et de 67 % en taux de présence réelle. Nous sommes dans l’épure du fonctionnement de nos structures. Il n’y a pas de suroccupation, qui, de toute façon, ne serait pas réglementaire.
Les témoignages que vous mentionnez sont tout à fait respectables et nous les acceptons. Babilou n’a pas été mentionné dans les ouvrages pour des faits de maltraitance. Il était écrit que Babilou était « à la limite de l’occupation ». Je ne sais pas ce qu’est la limite dans ce cas : soit on est dans les clous, soit on n’y est pas. Babilou a toujours été dans les clous de la réglementation sur l’occupation.
M. le président Thibault Bazin. Quelle est l’évolution du coût de la masse salariale ?
M. Vincent Bulan. À la page 91 du rapport de l’Igas, il était mentionné que le salaire moyen par berceau était de 9 152 euros, de mémoire. Chez Babilou, il est en moyenne de 11 000 euros.
L’évolution des salaires moyens a été de 18,75 % pour les auxiliaires de puériculture entre 2022 et 2024.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Quel est le coût salarial par heure facturée ?
M. Vincent Bulan. Je n’ai pas cette information ; je vous la transmettrai.
Mme Anne Bergantz (Dem). Comment se conçoit une création de crèche ou de micro-crèche ? Allez-vous voir les collectivités pour entendre leurs besoins ou seulement les entreprises du secteur ? Comment menez-vous votre étude de marché ? On nous a souvent rapporté que des communes découvraient l’ouverture d’une micro-crèche.
Comment s’organise l’offre de formation territoriale dans la perspective de recrutements ?
Pour ce qui est de l’aide au financement, y a-t-il des contrôles réguliers des CAF sur le devenir de leurs subventions ou sur le nombre de berceaux réellement créés ? Existe-t-il beaucoup de demandes de remboursement des subventions d’installation après avoir constaté un sous-développement de la crèche ?
Ces dernières années, 80 % des places ont été créées dans le privé. L’Igas indique que le coût moyen d’investissement d’une crèche privée est de 20 410 euros par berceau, quand il est de 47 908 euros dans le public. Comment expliquez-vous une telle différence ?
Je souhaite également revenir sur votre coût de revient de 21 474 euros – 33 % pris en charge par la DSP, 21 % par les familles et 46 % par le tiers réservataire, soit environ 9 800 euros. Vous avez dit que vous n’acceptiez plus de DSP d’un montant inférieur à 5 000 euros. Pourriez-vous préciser ce point ?
Vous avez mentionné une rentabilité nette de 3,2 %. Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas parlé de votre taux d’endettement. Quel est-il ?
Enfin, dans Babyzness, il est question de contrats comportant des clauses abusives. Proposez-vous les mêmes contrats dans toutes vos structures ? Avez-vous travaillé sur ce sujet ? Quelles sont les conditions des préavis ? Quelle caution est demandée aux parents ?
M. Vincent Bulan. L’organisation Babilou est régionalisée voire départementalisée. Les équipes sont très proches des communes. Le développement de Babilou ne se fait jamais si la commune et le maire n’y trouvent pas un intérêt. Le maillage municipal du SPPE (service public de la petite enfance) est le bon. C’est le maire qui doit pouvoir positionner les structures, en fonction du besoin de ses habitants. Babilou développe principalement des crèches en PSU, pour lesquelles il existe un cahier des charges. Nous devons obtenir des autorisations de la mairie. Nous passons en commission d’action sociale auprès de la Cnaf. L’intérêt est à la fois pour la CAF, en fonction des zones prioritaires qu’elle a déterminées, et pour le maire.
Bien que ce ne soit pas notre métier initial, nous avons racheté, il y a cinq ans, l’école de puériculture Paul Strauss en faillite, la plus vieille école d’auxiliaires de puériculture, que ni le département, ni la région, ni la Ville de Paris n’avaient souhaité reprendre. Nous sommes fiers de dire que nous formons 200 auxiliaires de puériculture, dont la majorité n’ira pas chez Babilou, mais à la Ville de Paris, dans les hôpitaux et les services de PMI. Nous prenons notre part à la formation pour accompagner le développement de Babilou. Nous travaillons aussi beaucoup sur la VAE (validation des acquis de l’expérience) de nos professionnels, afin de les accompagner pour devenir auxiliaires de puériculture ou éducateurs de jeunes enfants (EJE).
Le contrôle des investissements est toujours fait par les services de la CAF. Nous demandons la subvention en commission d’action sociale ; nous fournissons les factures des travaux réalisés ; et les services de la CAF viennent effectuer leur contrôle dans l’année qui suit l’ouverture. Une fois la conformité validée, la subvention est versée, soit près de dix-huit mois après l’ouverture de la structure. Cela peut poser des problèmes à de plus petits gestionnaires, dans la mesure où il faut s’endetter.
En moyenne, le coût de la création d’un berceau chez Babilou est de 25 000 euros. Des conditions particulières liées aux procédures de passation de marchés et aux appels d’offres peuvent expliquer l’écart de prix avec le public. Le secteur privé est peut-être moins contraint. Les négociations peuvent être plus rapides, si bien que nous pouvons bénéficier de coûts inférieurs sur les matériaux de construction, par exemple. Les crèches municipales sont souvent de grande taille, avec plus de soixante berceaux, quand la taille moyenne chez Babilou est de trente berceaux : leur conception est peut-être plus normée. Par ailleurs, cette activité est au cœur de notre métier, puisque nous construisons ou aménageons des crèches tous les mois. Cette habitude permet aussi de réduire le coût de la conception, sans que cela nuise à la qualité des aménagements. Nous avons d’ailleurs rénové notre charte d’aménagement pour coller au plus près des besoins de l’enfant et des professionnels.
Il nous reste cinq DSP historiques auxquelles nous avons répondu il y a vingt ans et trente-deux DSP en gestion. Nous répondons seulement à partir de ce prix frontière de 5 000 euros ; en dessous, nous n’y allons pas.
M. Xavier Ouvrard. À peu près 11 000 euros proviennent de la PSU et de la part famille. Les mairies prennent à leur charge un certain nombre de coûts pour un montant autour de 5 000 euros, qui ne sont pas inclus dans le prix, puisqu’ils continuent à être supportés par la collectivité. Si le montant additionnel n’est pas de 5 000 euros, on ne couvre pas notre coût de revient, donc on ne répond pas.
Pour ce qui concerne le taux d’endettement, nous vous répondrons par écrit, parce que je n’ai pas les chiffres exacts, d’autant que nous sommes en pleine clôture. Nous avons des covenants, soit des accords avec nos prêteurs : nous devons respecter un certain taux d’endettement sur fonds propres, sur résultats, de façon à assurer une gestion de l’entreprise en bon père de famille.
M. Vincent Bulan. Pour vous répondre sur les clauses abusives, il y a trois ans, les services de la DGCCRF ont fait de la prévention, en nous demandant les règlements de fonctionnement. Babilou n’a pas été sanctionné. Nous avons reçu des recommandations que nous avons intégrées à nos règlements de fonctionnement.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Pour revenir sur la question immobilière, s’il est vrai que l’on ne répond qu’aux questions qu’on nous pose, William Martinet a fini par vous faire dire que les fondateurs avaient une société immobilière, qui possède 13 % des crèches Babilou en propre. Est-ce le principal bailleur ? Y a-t-il une autre SCI (société civile immobilière) plus importante ? De quoi est constitué le reste des bailleurs ?
S’agissant des partenariats, nous avons été assez troublés par les témoignages des crèches partenaires. Vous avez dit, en début d’audition, que vous aviez une sorte de cahier des charges et que vous organisiez des visites pour confirmer les partenariats et des contrôles pour vous assurer de leur qualité et du respect du label Babilou. Est-ce vrai ? Ces contrôles sont-ils réguliers ? Comment cela se traduit-il concrètement ? Le label pouvant donner l’impression que la crèche partenaire est de la même qualité qu’une crèche Babilou, menez-vous un accompagnement en matière de formation des personnels ? Vous assurez-vous que les services soient au même niveau que ce que vous faites en propre ?
Concernant la formation, je viens d’aller voir le site internet de l’école Paul Strauss, qui forme 200 auxiliaires de puériculture, dont vingt collaborateurs de Babilou. J’imagine que vous vendez de la formation professionnelle à des collectivités ou à d’autres crèches, ce qui constitue une activité financière supplémentaire. Que représente-t-elle dans votre revenu global ? Vous avez aussi une école des métiers, sous la forme d’un séminaire de trois jours pour les nouveaux directeurs de crèche. Il existe enfin des programmes de formation et de la VAE, un classique que l’on retrouve partout. Quel est votre investissement dans la formation et la montée en compétences des personnels ? Avez-vous le même souci pour vos crèches partenaires ? Enfin, comment se répartit votre pool d’auxiliaires volantes dans le pays ? Comment fonctionne-t-il concrètement ? Combien de personnes sont concernées ? Quelles sont leurs conditions de travail ?
On vous a posé beaucoup de questions, mais ce qui nous intéresse, c’est votre modèle économique. Nous essayons de comprendre quel est l’intérêt pour l’État de persister, depuis vingt ans, à subventionner des crèches privées, qui ne correspondent pas forcément aux attentes et coûtent parfois plus cher. Quelles sont vos perspectives de croissance ? Souhaitez‑vous vous concentrer sur le développement en propre ? Avez-vous un modèle économique unique pour vos 500 crèches en propre ? Misez-vous plutôt sur la commercialisation de places ? Dans ce cas, vers quel modèle vous orientez-vous ? Vers la franchise ? Vers la commercialisation et donc la chasse aux places, qui représentent un coût important ? Si la réglementation vous le permet, n’allez-vous pas vous transformer en plateforme Airbnb mettant en lien des besoins avec des offres ?
M. Xavier Ouvrard. Sur l’immobilier, ce sont essentiellement des bailleurs indépendants ; certains sont institutionnels. Nous pourrons vous donner la répartition précise. Il n’y a aucune autre activité immobilière liée à nos actionnaires que celle que j’ai mentionnée tout à l’heure, pour 13 % des loyers français.
Le modèle des partenaires est uniquement français, du fait que nous sommes dans un marché B2B. Pour servir l’intérêt de l’enfant, nous avons été obligés de le créer afin de trouver des crèches au plus près du domicile des parents. Il permet d’aller au bout de notre projet éducatif et il rend service à nos partenaires, auxquels je rends hommage, parce que ce sont souvent des chefs d’entreprise et des associations dévoués à leur métier. Il s’agit d’une activité qui nous permet de répondre aux besoins des familles et des enfants, mais qui n’est pas le cœur de métier de Babilou, puisqu’elle représente environ 10 % de l’activité en France.
Notre stratégie de développement se fonde sur les crèches Babilou en propre, suivant un modèle éducatif que nous appelons l’éducation durable, fondé sur cinq piliers que je pourrai vous transmettre. Notre direction de l’éducation travaille sur ce sujet de façon très approfondie. Nous nous adaptons à la culture de chaque pays. En Allemagne, par exemple, nous faisons du 0-6 ans, ce qui suppose un modèle éducatif légèrement différent. Il existe en France des normes très particulières. La grande spécialité française, c’est le 3-18 mois. Nous sommes reconnus comme le leader mondial en qualité sur ce sujet, avec des postes de change indépendants de la section, tout un travail sur la motricité fine. Ce savoir-faire exceptionnel est le cœur du sujet. Notre développement, ce sont donc des crèches en propre avec ce modèle éducatif.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je vous interrogeais sur le modèle économique.
M. Xavier Ouvrard. Le modèle économique, ce sont des crèches en propre détenues par nous, avec un investissement d’aménagement que nous réalisons, commercialisé en France auprès de partenaires et dans le monde directement auprès des familles, par le biais de subventions réglées directement aux familles.
M. Vincent Bulan. Pour compléter sur les partenariats, on ne se substitue pas aux instances de contrôle de la PMI. Quand nous référençons un partenaire, nous faisons une visite de structure, pour vérifier leurs agréments et qu’ils soient dans une démarche d’amélioration continue de la qualité, par le biais d’un label notamment. Pour des partenaires plus grands, qui ont les moyens de s’inscrire dans cette démarche d’amélioration continue, nous travaillons à l’implantation du label Elsa.
Chaque année, une enquête de satisfaction est menée auprès des familles, qui sont les premiers juges de la qualité de nos partenaires. C’est par leur biais que le contrôle continu s’effectue, puisque nous n’avons pas les moyens de contrôler les 2 900 crèches. Nos personnels ne remplacent pas les services de PMI.
L’idée n’est pas de standardiser l’offre de nos partenaires. La diversité est une chance. Certains ont ainsi des concepts de crèche en plein air, que nous ne pouvons pas développer partout, d’autres proposent le bilinguisme, ce que nous ne faisons pas. L’offre partenariale vise non pas à standardiser, mais à proposer une offre éducative différente vers laquelle Babilou ne peut pas aller.
Je suis un peu choqué par votre rapprochement avec Airbnb. Nous ne sommes pas en train de créer une plateforme de transaction, mais une vraie offre d’accueil, au centre de laquelle se trouve l’enfant. Nous n’allons pas développer une crèche Babilou à côté d’un partenaire. Ce serait de la mauvaise concurrence, qui n’a aucun intérêt. Nous préférons le faire vivre.
Sur la formation, je vous donnerai les chiffres, mais nous dégageons très peu de résultats dessus. Le désenchantement est visible jusque dans les inscriptions, puisqu’il y a cinq ans, quand on a repris l’école Paul Strauss, la liste d’attente comprenait 500 personnes ; aujourd’hui, on a du mal à remplir les 140 places en contrôle continu. C’est un vrai drame. La nécessité du choc d’attractivité, nous la vivons concrètement dans cette école.
L’école des métiers est une école de formation interne. Un diplômé de la petite enfance n’est pas forcément prêt à être un professionnel de la crèche. Cette école vise à former des professionnels de crèche : une éducatrice de jeunes enfants, une auxiliaire de puériculture ou une directrice aux manettes d’une structure sociale et éducative qui va accompagner des professionnels. Nous avons aussi un parcours de progression au sein de l’entreprise, « Petit Pas Deviendra Grand ». On ne veut pas que les professionnels de catégorie rang 2 qui arrivent dans nos crèches restent pendant vingt, vingt-cinq ou trente ans au même stade. Nous proposons 47 000 heures de formation et avons accompagné 172 professionnels vers la VAE depuis sa création.
Quant au pool de volantes, nous sommes très vigilants à ses conditions de travail. Ce sont majoritairement des femmes, comme dans ce métier, qui est à 96 % féminin. On le rejoint sur la base du volontariat. Depuis le covid, les professionnelles souhaitent plus de souplesse et de variété. Elles ont un CDI mais elles ne sont pas affectées à une structure. Une quarantaine de personnes sont concernées, exclusivement en Île-de-France. Elles sont sectorisées sur un périmètre d’une dizaine de crèches et bénéficient d’un supplément de rémunération significatif pour compenser cette contrainte. Elles sont formées et accompagnées par un référent. Ce sont des vraies salariées Babilou, avec la même pédagogie et qui font l’objet de la même ambition et de la même exigence de qualité. Elles viennent renforcer positivement les équipes.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, messieurs, pour vos réponses.
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21. Audition de dirigeants de l’entreprise Les Petits Chaperons rouges‑Grandir : M. Sacha Tikhomiroff, directeur général France, et Mme Élodie Colas, directrice régionale Île-de-France Nord (20 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous recevons maintenant M. Sacha Tikhomiroff, directeur général France, et Mme Élodie Colas, directrice régionale Île-de-France Nord, pour le groupe Grandir – Les Petits Chaperons Rouges
Votre réseau est particulièrement bien implanté. Les enseignes « Petits Chaperons Rouges » sont apparues en 2000, année de création par Jean‑Emmanuel Rodocanachi de l’entreprise qui est devenue ensuite le groupe Grandir.
Nous comptons sur vous pour nous exposer dans votre propos liminaire les étapes de votre développement, qui ont abouti à votre organisation actuelle. Par « organisation », j’entends aussi bien la manière dont votre entreprise se déploie sur notre territoire que le fonctionnement du groupe lui-même, en France et à l’international.
Sur votre site internet www.lpcr.fr, Les Petits Chaperons Rouges est présenté comme le pionnier des crèches privées en France depuis plus de vingt ans. Chaque année, votre réseau accueille plus de 20 000 familles.
Je précise que nous avons tenu à recevoir le même jour les grandes entreprises du secteur des crèches privées, qui se sont retrouvées récemment sous le feu des projecteurs. J’ajoute qu’il n’y a pas eu d’ordre de passage prédéterminé.
Nous sommes soucieux de vous entendre dans le cadre du périmètre de notre commission d’enquête, qui concerne l’ensemble du secteur des crèches. Jusqu’à présent, les auditions ont montré que la distinction entre public, privé et associatif recouvrait parfois une réalité plus complexe.
Je vous rappelle enfin que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Sacha Tikhomiroff et Mme Élodie Colas prêtent serment.)
Mme Élodie Colas. Je suis infirmière puéricultrice et directrice régionale Île-de-France chez Les Petits Chaperons Rouges. J’ai une expérience de vingt ans auprès des enfants et de leurs familles dans la fonction publique hospitalière, puis au sein des Petits Chaperons Rouges, depuis quatorze ans, où j’ai notamment été directrice de crèche. Je suis maman de trois garçons, qui ont été accueillis pendant leurs trois premières années au sein de crèches publiques et privées.
M. Sacha Tikhomiroff. Je suis directeur général France des Petits Chaperons Rouges. Nous vous remercions pour cette invitation et pour cette opportunité de nous exprimer.
Je tiens à saluer toutes les collaboratrices et les collaborateurs des Petits Chaperons Rouges, qui participent chaque jour, avec professionnalisme et engagement, à l’éveil des enfants que nous accueillons. Je les représente aujourd’hui.
Les Petits Chaperons Rouges ont effectivement vingt-trois ans d’existence. Nous sommes l’une des premières structures du secteur. Trois convictions fortes ont guidé le développement de notre entreprise tout au long de notre histoire : Tout d’abord, la petite enfance est un bien commun. Ensuite, il existe un juste équilibre entre les aspects économiques, sociaux, pédagogiques et sociétaux. Enfin, la complémentarité entre le public, l’associatif et le privé est la clé.
Aujourd’hui, Les Petits Chaperons Rouges gèrent 800 établissements, où sont accueillis chaque jour plus de 20 000 enfants par 8 000 collaborateurs diplômés de la petite enfance. Plus de 150 villes nous font confiance et plus de 1 000 employeurs privés ou publics sont nos partenaires. En vingt-trois ans, nous avons permis l’ouverture et le maintien de 13 000 places de crèche en France.
Dès 2010, nous avons mis en place dans nos crèches une charte de bientraitance et de protection de l’enfance. Cela fait quatorze ans que nous sommes à la pointe pour défendre cette cause. En 2013, nous avons été le premier acteur à créer une certification qualité (138 points de contrôle sur l’ensemble de nos crèches) contrôlée par un auditeur externe.
En 2020, nous avons lancé une innovation pédagogique, avec l’instauration d’un cadre pédagogique favorisant les cinq compétences clés du XXIe siècle pour l’éveil de nos enfants. Le 11 mars 2024, nous avons ouvert notre institut de formation aux auxiliaires de puériculture.
Chez Les Petits Chaperons Rouges, nous sommes tous profondément guidés par notre mission d’intérêt général et notre raison d’être statutaire : contribuer, pas à pas, à l’éveil des générations. La satisfaction des parents et du personnel est essentielle. De fait, une mauvaise qualité de service met à mal la réputation d’un établissement et dissuade les parents d’y placer leurs enfants. L’entreprise se trouve alors en difficulté et ne peut investir dans l’avenir.
Le secteur de la petite enfance rencontre trois difficultés majeures : un manque de professionnels (estimé à 10 000 diplômés), une insuffisance de places d’accueil (200 000 places manquantes en France), et enfin un tarif de la prestation de service unique (PSU) en décalage par rapport au coût de la vie.
Face à ces difficultés, nous apportons des solutions. En réponse au manque de professionnels, nous investissons très fortement dans la formation. Notre académie Grandir, ouverte depuis treize ans, offre plus de 170 formations. Nous avons financé 200 validations des acquis de l’expérience (VAE) en 2023, et nous espérons porter ce nombre à 350 cette année. Chaque salarié bénéficie d’un parcours de formation, et nous venons d’ouvrir à Clichy notre institut habilité à délivrer des diplômes d’État.
Nous investissons également beaucoup dans l’attractivité des métiers, en proposant un socle social attractif : tickets-restaurants, sixième semaine de congés payés, maintien du salaire net pendant les congés maternité, plus de 300 promotions et plus de 110 mutations en 2023.
En ce qui concerne les places manquantes, nous continuons d’ouvrir des places dans les zones où le déficit de professionnels n’est pas trop important. Il y a néanmoins des zones où nous n’envisageons même plus cette possibilité.
Enfin, s’agissant de la PSU, nous nous conformons bien entendu à la réglementation, tout en prônant une simplification drastique du système. Celle-ci nous paraît indispensable pour redonner du temps aux équipes de crèche ainsi que du sens à leur mission.
Le manque de places ou de professionnels en France n’a rien d’une fatalité. La mission flash et le rapport 2023 de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) ont posé les bons diagnostics : si les règles et les normes sont simplifiées et clarifiées, tous les acteurs de la petite enfance, qu’ils soient publics, privés ou associatifs, seront en mesure de relever le défi du sens, de la qualité et de l’attractivité du secteur, ainsi que celui de la capacité d’accueil.
Les 8 000 collaborateurs des Petits Chaperons Rouges sont pleinement engagés pour l’épanouissement et l’éveil des enfants que nous accueillons. Ils ont à cœur de se montrer à la hauteur de la confiance accordée par les parents, et les très nombreux témoignages des familles que nous recevons tous les jours sont les plus beaux hommages à leur professionnalisme. Ils attendent tous beaucoup des conclusions de cette commission.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Tikhomiroff, j’aimerais savoir pour quelles raisons votre entreprise n’est pas représentée ici par votre président. Par ailleurs, quel est le rôle actuel de votre fondateur, M. Rodocanachi ? En fonction de vos réponses, nous ne manquerons pas d’envisager d’autres auditions.
M. Sacha Tikhomiroff. Étant directeur général des Petits Chaperons Rouges pour la France, j’ai la responsabilité opérationnelle des activités sur ce périmètre. Il nous a semblé que l’objet de cette commission d’enquête était le secteur de la petite enfance en France. C’est la raison pour laquelle Élodie Colas et moi-même sommes présents pour cette audition.
M. le président Thibault Bazin. Devons-nous comprendre que le président n’a pas de rôle au niveau de la France ?
M. Sacha Tikhomiroff. Mon patron, le président du groupe, supervise la France et les autres pays. Il exerce un rôle de présidence, qui n’est pas directement opérationnel.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je déplore à mon tour que le président et fondateur de votre groupe ne soit pas présent aujourd’hui. Comme vous le constaterez, nos questions ne portent pas exclusivement sur l’activité des crèches, mais concernent également le modèle économique des crèches et l’actionnariat. À cet égard, la présence de votre président à cette audition était non seulement légitime, mais aussi utile. Nous serons donc amenés à nous interroger sur l’opportunité d’une audition complémentaire.
Mes questions se rapporteront aux trois axes suivants : l’actionnariat, le modèle économique, la qualité d’accueil dans vos établissements.
Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter la structure de votre actionnariat et l’historique de ses mouvements ? Pouvez-vous nous décrire sommairement l’architecture globale de votre groupe, en indiquant les objets et missions des sociétés qui le composent ? Par ailleurs, comment expliquez-vous la participation de fonds d’investissement au capital de votre entreprise, dans la mesure où vos résultats financiers ne sont pas très importants ? Je vous remercie d’ailleurs de nous apporter quelques précisions sur vos résultats financiers des trois dernières années. Quelles contraintes ces fonds d’investissement font-ils peser sur les modalités de fonctionnement et de gestion de votre entreprise ? Dans quelle mesure ces contraintes diffèrent-elles des contraintes imposées par un organisme de financement bancaire classique ? A contrario, quels avantages votre entreprise trouve-t-elle à être adossée à des fonds d’investissement solides sur le plan financier ?
M. Sacha Tikhomiroff. Le groupe a été fondé par Jean-Emmanuel Rodocanachi et s’est développé au fil des années. Notre activité nécessitant des investissements relativement importants, le groupe s’est adossé à différents fonds d’investissement. Aujourd’hui, notre partenaire est le fonds InfraVia.
M. le président Thibault Bazin. Pourriez-vous nous préciser les parts respectives détenues par les différents actionnaires du groupe ?
M. Sacha Tikhomiroff. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfère vous adresser ces chiffres à l’issue de l’audition.
M. le président Thibault Bazin. Je présume que vous êtes en mesure de nous communiquer des estimations approximatives.
M. Sacha Tikhomiroff. Sodexho détient environ 20 % des parts du groupe. Le fonds InfraVia doit être majoritaire. Les capitaux restants appartiennent au fondateur et aux collaborateurs.
Au sein du groupe, une société chapeaute l’ensemble de l’activité France, dont je suis responsable. Les autres sociétés couvrent les différents pays où nous sommes présents.
Notre approche n’est pas comparable à celle adoptée par des groupes comme L’Oréal ou Carrefour, qui versent des dividendes aux fonds d’investissement. Dans notre cas, notre partenaire InfraVia apporte des capitaux et se rémunèrera à terme à partir de la croissance de la société. Prenez un groupe avec dix crèches. La valeur du même groupe, doté de quinze crèches, quelques années plus tard, sera supérieure pour peu que les prestations offertes soient de qualité. Nos résultats sont relativement faibles car, chaque année, nous engageons des investissements massifs dans les crèches, dans les rénovations, dans les formations et dans l’innovation. Nous privilégions donc une logique de croissance, et non une logique de dividende.
Notre résultat net s’échelonne entre - 2 % et + 2 % sur les dernières années. En 2022, nous avons dégagé un résultat net de 0,5 %. Notre résultat 2023 sera connu en avril, après certification des comptes.
Le fonds d’investissement trouve son intérêt dans la croissance du groupe. Une moitié de l’activité est réalisée en France, tandis que la part restante dépend de crèches et d’écoles maternelles à l’international. Les capitaux apportés par le fonds servent à financer le développement de l’entreprise en France et à l’international.
La présence d’un fonds d’investissement parmi nos actionnaires constitue un atout important, en dehors des seuls aspects financiers. Il en résulte des contraintes de gouvernance extrêmement fortes. Notre groupe est ainsi soumis à des exigences réglementaires liées à la loi « Sapin 2 » ainsi qu’en matière de règlement général sur la protection des données, de cybersécurité ou encore de gouvernance.
Vous nous avez posé une question, dans le questionnaire que vous nous avez adressé en amont de l’audition, sur la gestion de nos baux. En l’espèce, un investisseur financier va s’assurer que les baux respectent les prix du marché et qu’ils sont bien gérés. Il ne s’occupe pas de l’activité opérationnelle, mais pose un cadre de gouvernance et de contraintes.
Toute entreprise qui perçoit des financements bancaires doit s’acquitter d’intérêts chaque année. À l’inverse, nos actionnaires n’exigent pas d’intérêts, mais escomptent des gains tirés de la croissance du groupe.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si je comprends bien, le groupe LPCR est constitué d’une société pour chaque pays où il est implanté, et ne comprend pas de structure dédiée au portage de l’immobilier.
M. Sacha Tikhomiroff. Je vous le confirme.
Nous avons plus de 600 baux, pour 550 bailleurs. Seuls treize de nos bailleurs ont plus de trois baux. Le plus important possède trente-cinq baux. En résumé, le groupe LPCR n’a pas d’ambitions immobilières et n’a rien d’une foncière de gestion.
M. le président Thibault Bazin. Le fondateur du groupe est-il propriétaire de murs ? Vous-même, n’êtes-vous pas propriétaire de locaux ?
M. Sacha Tikhomiroff. Absolument pas.
M. le président Thibault Bazin. Certains de vos actionnaires sont-ils propriétaires de murs de crèche ? Le fondateur du groupe est-il propriétaire de murs ?
M. Sacha Tikhomiroff. Il me semble qu’il possède une foncière avec quelques baux, mais, encore une fois, la foncière la plus importante détient trente-huit baux. Nous vous transmettrons les détails.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quel est le prix moyen d’un berceau dans votre réseau, en prestation de service unique (PSU) et en prestation d’accueil de jeune enfant (PAJE) ? Comment expliquez-vous, le cas échéant, l’écart entre ces deux modèles de financement ? Comment appréhendez-vous ces deux modèles ?
À quel pourcentage s’élève le coût de la commercialisation dans ce prix ? Lorsque vous « placez » des enfants dans une crèche de votre réseau partenaire, quelle part du prix du berceau est conservée par votre entreprise au titre de la commercialisation, et quelle part est reversée à la structure gestionnaire de la crèche ? D’après certains témoignages que nous avons recueillis, le prix facturé au tiers réservataire dans certaines crèches équivaudrait parfois au double du prix versé à la structure gestionnaire. Cette pratique paraît inacceptable. Pouvez-vous infirmer ou confirmer ces chiffres ? Que pensez-vous par principe de ce dispositif ?
D’autre part, pouvez-vous nous indiquer si vous bénéficiez du crédit d’impôt famille (Cifam) en tant qu’entreprise réservataire ? Si oui, pour quel montant ? Dans cette hypothèse, comment établissez-vous le prix du berceau sur la base duquel est calculé le crédit d’impôt ? Ce mode de calcul est-il fixé sur la base du prix de revient du berceau ou du prix auquel vous le commercialisez à un tiers ?
S’agissant du portage immobilier, je souhaiterais des compléments sur les arbitrages opérés pour retenir un local plutôt qu’un autre, notamment au regard du coût de la location.
Je voudrais, ensuite, vous interpeller sur une information relative à la qualité de l’accueil extraite du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) : « Pour les établissements du secteur marchand dont le tiers financeur est une entreprise, on constate une augmentation de 51,8 % du compte “autres charges”, dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes ». Comment expliquez-vous une telle augmentation ?
Les différents ouvrages et rapports consacrés à la gestion des crèches font état de procédures de délégation de service public (DSP) pour lesquelles les grands groupes tels que LPCR proposent des prix cassés. Candidatez-vous vous-même à l’attribution de DSP ? Si oui, à quel prix pouvez-vous promettre des solutions ? Comment justifiez-vous, le cas échéant, les écarts constatés entre le prix du berceau appliqué dans le cadre d’une DSP et le prix du berceau pratiqué dans le cadre d’une réservation par un tiers (entreprise ou service public) ?
J’en viens, enfin, à la problématique de la maîtrise des coûts de fonctionnement. Comment celle-ci se traduit-elle, en pratique, dans les crèches de votre groupe ?
M. Sacha Tikhomiroff. Le coût de revient en PSU ou en PAJE avoisine les 20 000 euros. Il est légèrement supérieur en PAJE. Les structures en PAJE étant plus petites, et souvent installées en centre-ville, les coûts de l’immobilier sont aussi plus élevés dans cette configuration : d’où cette différence de prix.
Notre groupe dispose d’équipes commerciales qui analysent les appels d’offres, préparent les réponses et assurent le suivi demandé par les clients et les villes. Notre coût de commercialisation s’élève approximativement à 500 euros par berceau.
Les crèches partenaires ne font pas partie de notre cœur de métier. Nous ne favorisons donc pas cette activité. Nous préférons que les familles restent dans nos crèches. Nous leur proposons donc toujours une solution dans l’un de nos établissements. Néanmoins, le premier critère de choix pour les familles étant la proximité de la crèche avec le domicile, certaines préfèrent opter pour une autre solution que celle que nous leur proposons. Nous l’acceptons et nous pouvons nous inscrire dans ce dispositif.
Je précise que ces situations ne représentent que 4,7 % de notre chiffre d’affaires. Dans ce cas, nous prenons une commission de réservation, qui est en moyenne inférieure à 3 000 euros. Elle ne représente jamais le double du prix versé à la structure gestionnaire, contrairement à l’information qui vous a été donnée.
M. le président Thibault Bazin. Que recouvrent les 3 000 euros ?
M. Sacha Tikhomiroff. Ce montant inclut les frais de commercialisation, les frais de suivi et les frais de facturation, c’est-à-dire les frais de gestion globaux pour ce type d’activité.
Pour ce qui est du Cifam, nous proposons bien évidemment des places de crèche à nos professionnels, qui peuvent en bénéficier. Nous faisons l’objet de contrôles réguliers de l’administration fiscale sur les montants de Cifam. J’ajoute que ces derniers sont plutôt calculés sur le prix de commercialisation du berceau que sur le coût de revient.
En ce qui concerne les arbitrages immobiliers, lorsque nous recherchons des sites, notre premier critère est le manque de places de crèche dans un secteur. D’ailleurs, pour être validés par les services de protection maternelle et infantile (PMI) et les caisses d’allocation familiale (CAF), tous les dossiers immobiliers soumis doivent concerner une zone en tension, présentant un déficit de places.
Le local doit répondre aux contraintes bâtimentaires permettant de construire une crèche et d’y aménager, par exemple, une biberonnerie ainsi qu’un dortoir. Nous discutons ensuite avec le bailleur pour obtenir un prix raisonnable. Si celui-ci est trop élevé, nous ne prenons pas le bien en location. D’ailleurs, nous ne sommes pas en capacité d’ouvrir des crèches dans les régions où les prix de l’immobilier sont trop élevés.
En valeur absolue, les frais de siège sont en hausse, mais en pourcentage du chiffre d’affaires, ils diminuent. Ils représentent environ 10 % pour l’ensemble du groupe, pour la France. Ces frais de siège comprennent tout le support apporté aux crèches : notre département pédagogique « petite enfance » d’une vingtaine de personnes, les services de comptabilité, d’informatique, de cybersécurité, le suivi des familles, les reportings CAF, etc.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous nous préciser l’évolution du pourcentage des frais de siège dans les comptes de chacune des structures ?
M. Sacha Tikhomiroff. Les frais de siège ont globalement augmenté puisque l’entreprise s’est agrandie. En revanche, en pourcentage du chiffre d’affaires, ils sont en baisse.
M. le président Thibault Bazin. Quelle a été l’évolution du pourcentage demandé à chaque structure au titre des frais de siège ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je dirais que ce pourcentage est passé de 11 à 10 % en trois ans. La variation est modérée, car nous avons renforcé les services centraux. Nous avons fait appel à des médecins et nos dépenses et investissements en informatique se sont accrus, pour améliorer notre cybersécurité. En tout état de cause, le pourcentage des frais de siège a bien diminué.
M. le président Thibault Bazin. Je comprends que le montant global des frais de siège a augmenté, en raison de l’effet volume. En revanche, rapporté à chaque structure, ce pourcentage a diminué.
M. Sacha Tikhomiroff. C’est bien cela.
M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous transmettre des documents à l’appui de ces affirmations ?
M. Sacha Tikhomiroff. Oui.
Vous nous avez questionnés également sur les délégations de service public. Il faut savoir qu’environ 150 DSP sont ouvertes chaque année. Nous ne répondons qu’à 30 % de ces marchés. Nous refusons de candidater aux 70 % restants, parce que nous jugeons les prix exigés trop bas pour remplir nos engagements de qualité et tenir nos contraintes. LPCR ne sera jamais l’acteur le moins cher du marché, et les villes avec lesquelles nous travaillons savent que nous visons un juste équilibre entre la qualité et le prix.
À titre d’exemple, nous sommes arrivés cinquième sur les prix au contrat des préfectures d’Île-de-France. Suite à cette décision, nous avons perdu cent cinquante berceaux que nous opérions avec succès, et six crèches dans le Var dont notre gestion depuis dix ans donnait pourtant satisfaction. Le marché a été attribué à un acteur associatif pratiquant des prix moins chers que les nôtres.
En DSP, le prix de revient est de 20 000 euros environ. Or, la part de la PSU prise en charge par la CAF et la famille s’élève à près de 6 euros, ce qui représente une somme de 12 000 euros pour un enfant accueilli en crèche à temps complet, soit 2 000 heures dans l’année. Il reste donc à trouver 8 000 euros pour atteindre le prix de revient. En DSP, le modèle économique dépend aussi d’autres paramètres tels que la prise en charge du loyer, qui peut être supporté ou non par la ville.
En DSP, l’entreprise délégataire doit remettre chaque année ses comptes d’exploitation à la ville. Elle les présente habituellement au conseil municipal. La transparence est donc totale.
Mme Élodie Colas. En complément de ces propos, je tiens à souligner qu’il est de notre responsabilité sociale de proposer l’ensemble des places disponibles au sein de nos crèches, en lien avec l’agrément des établissements. Notre objectif consiste à dimensionner l’équipe en fonction du nombre d’enfants accueillis, pour respecter le taux d’encadrement réglementaire. Les directrices disposent d’un budget pour l’acquisition du matériel nécessaire aux besoins des enfants. Les demandes exceptionnelles sont validées avec l’aide de leur responsable de secteur.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez déclaré que votre réseau de partenaires ne représentait que 4,7 % de votre chiffre d’affaires. Combien de crèches font partie de ce réseau ?
Au regard des 500 euros relatifs aux frais de commercialisation par berceau, la commission de 3 000 euros que vous appliquez paraît très élevée. Nous ne pouvons qu’être interpellés par ce montant, puisque même dans le cas où le tiers réservataire est une entreprise, entre 50 et 60 % du prix du berceau sont assumés par la dépense publique.
M. Sacha Tikhomiroff. Je voudrais préciser que la simple émission d’une facture à l’intention d’une crèche partenaire coûte environ 40 euros, soit une dépense totale de 500 euros pour les douze factures annuelles. S’y ajoutent des coûts de gestion et de suivi, de service informatique et de reporting. En réalité, la commission est destinée à couvrir ces coûts. D’ailleurs, nous préférons toujours accueillir les enfants dans nos propres crèches.
Nous avons à peu près 1 800 partenaires, mais tous n’ont pas des berceaux en permanence.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Sans être une professionnelle du monde de l’entreprise, il m’est déjà arrivé d’avoir des salariés sous mon autorité. La simple émission d’une facture, fût-ce avec l’aide d’un comptable extérieur, ne m’a jamais coûté 40 euros. Je ne vous cache pas mon étonnement en entendant un tel chiffre.
Je vous propose d’en venir aux questions relatives à la qualité de l’accueil. À ce sujet, voici un extrait d’un ouvrage paru cet automne, consacré aux conditions d’accueil des très jeunes enfants en crèche : « Non, le secteur privé n’a pas le monopole des drames et des maltraitances graves sur les enfants. Mais les centaines d’entretiens que nous avons menés nous ont en revanche confortés sur un point : ces dix dernières années, les principales alertes pour des suspicions de maltraitance, pour des accidents, pour des dysfonctionnements importants dans les crèches, proviennent principalement du secteur privé lucratif ». Quelles réactions cette affirmation suscite-t-elle chez vous ? Avez-vous mis en place des procédures de contrôle interne pour vous assurer de la qualité de l’accueil dans les établissements d’accueil de jeunes enfants (EAJE) de votre groupe ? À cet égard, le drame survenu à Lyon en juin 2022 a-t-il constitué un tournant ?
Les rapports et les ouvrages parus l’automne dernier font état d’un glissement d’une politique centrée vers la pédagogie à une politique privilégiant la commercialisation des places et soumettant les directeurs d’EAJE à une pression constante pour réduire les coûts et remplir les berceaux. Pouvez-vous nous décrire votre politique de pilotage des EAJE du groupe et votre management des personnels de direction ? Pouvez-vous également nous indiquer la durée moyenne qu’une directrice ou un directeur de crèche passe au sein de votre groupe ? À quelle fréquence êtes-vous contrôlés par la PMI ? Les crèches de votre réseau font-elles l’objet de contrôles inopinés ? Observez-vous des différences de pratiques entre les départements ?
Par ailleurs, certaines PMI nous indiquent que les EAJE ne respectent pas toutes l’obligation de déclarer tout changement de personnel. Avez-vous institué dans vos établissements une procédure de respect de cette obligation ? Êtes-vous en mesure de vérifier qu’elle est respectée dans vos établissements ?
Mme Élodie Colas. Je viens à vous assurer que la sécurité et le bien-être des enfants sont au cœur de nos préoccupations et de celles de l’ensemble de nos équipes.
Nous avons créé en 2013 notre certification qualité, qui comporte 138 points de contrôle. Elle permet d’auditer l’ensemble des crèches une fois par an par leur responsable de secteur et de réaliser un audit externe annuel.
En ce qui concerne notre politique de management à l’égard de nos directrices de crèche, je précise que toutes bénéficient d’un parcours d’intégration et d’un parcours de formation. L’entreprise permet aux nouvelles directrices de se former au management des équipes et d’apprendre à animer une réunion d’équipe, à animer des entretiens annuels d’évaluation, à recadrer des professionnels, voire à déclencher des procédures disciplinaires.
Il existe aussi un parcours de formation sur les aspects pédagogiques et sur les thématiques hygiène et sécurité. À cet effet, le groupe Les Petits Chaperons Rouges peut s’appuyer sur une direction qualité et petite enfance dotée de vingt experts de la pédagogie ou des procédures d’hygiène et sécurité, à même de former l’ensemble de nos équipes.
À titre d’illustration, nous avons dispensé 50 000 heures de formation en 2023, et nous proposons aujourd’hui 170 formations externes ou internes à l’ensemble de nos collaborateurs.
Les directrices connaissent bien évidemment leurs missions, qui consistent à assurer la qualité de l’éveil des enfants, dans une démarche de coéducation avec les familles. Elles doivent aussi proposer des places aux familles qui en ont besoin, en accueil régulier ou occasionnel. Leurs missions sont encadrées par des objectifs de qualité, notamment sur la satisfaction des familles, sur la satisfaction des équipes, sur le déploiement de la certification de service et de notre label qualité. J’ajoute que cette année, nous allons engager une démarche RSE.
Pour ce qui est du temps consacré par les directrices à leurs missions de direction, il est à noter que nous allons bien au-delà de nos obligations réglementaires. En micro-crèche, la direction doit être assurée par l’équivalent de 0,2 ETP. Notre groupe a fait le choix d’affecter une directrice sur deux micro-crèches, soit 0,5 ETP de direction pour chaque crèche. Nous garantissons ainsi une présence renforcée de la directrice auprès des équipes et des familles.
Il va de soi que nos établissements sont fréquemment contrôlés, et cela a toujours été le cas. Nos équipes sont formées aux process et préparées à ces contrôles. Nous recevons un rapport de la PMI suite à ses visites de contrôle, et nous devons lui apporter des réponses dans le délai imparti.
Les éventuelles différences de pratiques d’un département à l’autre sont essentiellement liées à la pénurie de personnels de catégorie 1. Les grandes métropoles sont beaucoup plus touchées que les villes de province. Dans ce contexte, l’accompagnement et la formation des équipes constituent un enjeu majeur. Depuis toujours, nous nous engageons à former ces professionnels afin qu’ils puissent obtenir un diplôme d’auxiliaire de puériculture ou d’éducateur de jeunes enfants. À cet effet, 350 VAE sont prévues cette année. Des professionnels travaillant dans nos structures depuis une dizaine d’années pourront ainsi bénéficier d’évolutions professionnelles et de revalorisations salariales.
Nous informons systématiquement la PMI des changements de direction du personnel. Par la même occasion, nous leur transmettons la liste du personnel des crèches.
M. le président Thibault Bazin. Notre question portait sur les différences entre départements dans les modalités des contrôles.
Mme Élodie Colas. La fréquence des contrôles varie en effet d’un département à l’autre, en fonction des moyens alloués par les départements. Certaines structures sont visitées chaque année par les services de PMI, et d’autres moins souvent. En 2023, la moitié de nos crèches ont fait l’objet d’un contrôle PMI.
M. Sacha Tikhomiroff. Je dispose de données chiffrées à ce propos. 330 contrôles PMI, 90 contrôles externes CAF, 15 commissions de sécurité et 40 contrôles de la direction départementale de la protection des populations ont été comptabilisés en 2023, sur près de 800 structures. Ces chiffres se rapportent uniquement aux contrôles externes des autorités de tutelle. Il faut aussi mentionner les contrôles externes de notre organisme certificateur et les contrôles internes.
Pour répondre à votre question sur le drame de Lyon, sachez que nous avions déjà pour objectif d’affecter deux personnels le matin et le soir sur nos micro-crèches. Nous avons ensuite accéléré cette démarche et renforcé les procédures de contrôle des produits référencés chez nous, qui doivent tous respecter les normes applicables à la petite enfance.
Je tiens à souligner que la pédagogie ne nuit pas à la commercialisation, bien au contraire : c’est justement parce que nous assurons un service de qualité que nous parvenons à attirer des parents et à convaincre des villes et des entreprises de contractualiser avec nous. La pédagogie et la qualité priment sur les considérations commerciales.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez fait état de 330 contrôles PMI sur 800 crèches. Avez-vous une estimation de la part des contrôles inopinés, sur ce total ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je pourrai vous transmettre cette information ultérieurement.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les contrôles CAF auxquels vous avez fait référence sont-ils des contrôles budgétaires sur pièces ?
Par ailleurs, il me semble que vous n’avez pas répondu à ma question sur la durée moyenne passée par une directrice ou un directeur de crèche dans votre groupe.
J’en profite pour vous interroger sur le turnover parmi votre personnel : combien de temps, en moyenne, une auxiliaire de puériculture ou une éducatrice de jeunes enfants restent-elles au sein du groupe ?
Je tiens également à vous rappeler que l’obligation légale d’information sur les changements de personnel ne porte pas uniquement sur les directrices ou directeurs, mais bien sur la totalité des personnels. C’est une information importante pour les PMI et les CAF.
M. Sacha Tikhomiroff. Je vous confirme que les contrôles CAF sont, en règle générale, des contrôles sur pièces.
Je ne connais pas la durée moyenne de service des directrices de crèche, mais je pourrai vous fournir cette information après l’audition.
Quant au turnover dans nos structures, il présente de fortes disparités d’une région à l’autre. En province, les personnels sont très stables. Dans les centres-villes, en revanche, le taux de rotation est plus élevé, du fait de l’éloignement entre le lieu d’habitation et le lieu de travail du personnel. En moyenne, le taux de turnover s’élève à 20 % environ.
M. le président Thibault Bazin. Quelle est l’ancienneté moyenne dans votre entreprise ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je n’ai pas cette information en tête, mais je vous la transmettrai également à l’issue de cette audition.
M. le président Thibault Bazin. Je cède la parole aux orateurs de groupe.
Mme Alexandra Martin (RE). Madame et monsieur, vous savez que le fonctionnement et le financement des crèches privées en France sont particuliers. À travers la CAF, le conventionnement et les déductions d’impôts, vos établissements sont en partie financés par le public.
Nous avons découvert qu’il existait une pratique consistant à ouvrir deux micro-crèches adjacentes au lieu d’une crèche collective de plus grande capacité. Cette pratique permet de bénéficier de dispositifs plus souples concernant les micro-crèches, afin notamment de mutualiser les taux d’encadrement. Votre entreprise est-elle concernée par ces pratiques ?
Par ailleurs, j’ai pu observer que Les Petits Chaperons Rouges – Grandir fait partie d’un groupe international présent en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et au Canada. Cette expertise est très intéressante pour nous, afin de comparer les mécanismes de financement dans les différents pays. Disposez-vous d’éléments de comparaison sur le modèle de financement des établissements, sur le reste à charge pour les parents avant et après déduction fiscale ? Ces éléments ont-ils une incidence sur la sociologie des enfants que vous accueillez ?
M. Sacha Tikhomiroff. S’agissant de votre question sur les micro-crèches, nous ne nous plaçons clairement pas dans cette logique, car nous préférons toujours le multi-accueil.
Les modalités de financement en usage dans les autres pays sont très diversifiées. Je ne suis pas suffisamment expert de ce sujet pour vous répondre immédiatement, mais nous pourrons vous apporter des informations par écrit.
En France, 20 % des enfants que nous accueillons sont concernés par le tarif CAF, inférieur à 1 euro de l’heure. Sur le plan sociologique, nos établissements accueillent donc un pourcentage d’enfants de familles en condition économique difficile supérieur à la moyenne nationale.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Merci pour votre propos initial, assez pédagogique. Il nous aide à comprendre, avec l’audition précédente, la logique financière des grands groupes de crèche. Je vais tâcher de résumer vos explications pour m’assurer de la bonne compréhension de la structure actionnariale de votre entreprise.
InfraVia, fonds d’investissement, est un actionnaire de votre entreprise. D’après la presse spécialisée, InfraVia a constitué une holding qui s’est endettée auprès de banques pour acquérir les actions de votre entreprise. Pouvez-vous me préciser si InfraVia est actionnaire majoritaire au capital de votre entreprise ?
M. Sacha Tikhomiroff. Il me semble que oui. Je vous préciserai le chiffre exact.
M. le président Thibault Bazin. Je vous rappelle que vous vous exprimez sous serment.
M. Sacha Tikhomiroff. En effet. La question est de savoir si InfraVia est majoritaire en droit de vote ou en droit économique. C’est ce point que je voudrais vérifier.
M. le président Thibault Bazin. Il me paraît important de préciser que si l’une de vos affirmations s’avérait inexacte, vous devez nous transmettre les corrections.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je retiens de votre intervention, monsieur Tikhomiroff, que le fonds InfraVia ne recherche pas la rentabilité à travers la remontée des dividendes, mais à travers la croissance de l’entreprise. Il n’en reste pas moins que votre entreprise est soumise à une pression financière, quand bien même celle-ci prend la forme d’un impératif de croissance. D’ailleurs, en lisant la presse spécialisée, j’ai appris qu’au moment où InfraVia est entré au capital des Petits Chaperons Rouges, il avait annoncé son ambition de doubler la taille de l’entreprise en cinq ans. Si cet objectif n’est pas atteint, InfraVia risque de ne pas gagner d’argent, voire d’essuyer des pertes puisqu’il s’est endetté pour créer la holding. Je présume donc que votre actionnaire exerce une pression importante pour assurer la croissance de votre entreprise. Comment cette pression se répercute-t-elle de manière opérationnelle ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je ne parlerais pas de pression à la croissance. InfraVia a aussi pour objectif de tirer profit du potentiel de croissance à l’international du groupe. Il s’agit d’examiner les opportunités d’ouverture de crèches en dehors de la France. Compte tenu de notre maillage, des prix de l’immobilier et des difficultés de recrutement, nous sommes extrêmement vigilants sur les nouvelles ouvertures de crèches en France. Notre potentiel de croissance en France est donc beaucoup plus limité. En 2023, nous avons ouvert une quinzaine d’établissements.
M. le président Thibault Bazin. Ces chiffres correspondent-ils aux objectifs qui vous ont été assignés ?
M. Sacha Tikhomiroff. Oui.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les objectifs de croissance ont des implications opérationnelles, car pour se développer, il faut dégager des marges. Personnellement, j’ai été particulièrement interpellé par une information mentionnée dans une enquête journalistique publiée l’automne dernier : votre groupe aurait créé une prime destinée aux directrices d’EAJE reposant sur les économies sur les repas servis aux enfants. Dans cette logique, le nombre de repas commandés doit être aussi proche que possible du nombre d’enfants présents. Cette prime, d’un montant de 300 euros, incite par conséquent les directrices à limiter les commandes de repas. D’après les témoignages recueillis par les journalistes, cette mesure aurait conduit certaines directrices à commander un nombre insuffisant de repas par rapport au nombre d’enfants. Pouvez-vous nous confirmer l’existence de cette prime ? Si tel est le cas, quel dirigeant de votre entreprise a pu avoir l’idée d’instaurer une prime visant à réaliser des économies sur l’alimentation des bébés ? Comment ce processus a-t-il été élaboré et validé ?
Mme Élodie Colas. Je vais répondre en premier lieu sur la question des repas, qui me semble fondamentale. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de rationnement des repas des enfants. La consigne est bien de commander au moins 100 % des repas par rapport au nombre d’enfants prévus. En 2023, nous avons reçu 150 % de repas, ce qui représente un excédent de 250 000 repas environ : l’équivalent d’un déjeuner pour la ville de Bordeaux. Étant une entreprise engagée dans une démarche RSE, nous avons à cœur de sensibiliser nos équipes à la problématique du gaspillage alimentaire.
La prime est corrélée avec des indicateurs majeurs sur la qualité de service, à commencer par la satisfaction des familles, la satisfaction des équipes, le déploiement de notre label qualité, le chiffre d’affaires PSU et le taux d’encadrement.
En 2021, les commandes de repas non servis avaient atteint un taux important, et c’est pourquoi nous avions décidé de sensibiliser nos directrices de crèche sur ce sujet. Nous avions alors introduit un critère de prime relatif à cet indicateur, mais il a été supprimé en 2022.
S’agissant des conditions de travail, sachez que nous questionnons chaque année nos équipes sur leur bien-être au travail. Les personnels sont accompagnés au quotidien par les directrices de crèche, et des temps de réunion d’équipe sont prévus. Les responsables de secteur sont présents sur les sites au moins une fois par mois, et les chargés de mission RH interviennent dans les crèches. En complément, des psychologues viennent animer des sessions de pratiques entre professionnels. Autant de mesures qui nous permettent d’échanger librement sur les conditions de travail des collaborateurs et de définir des actions adaptées à chaque structure.
J’ajoute que nos équipes sont pleinement mobilisées sur notre projet pédagogique, surnommé « 5 C ». Cette semaine est d’ailleurs consacrée à la petite enfance, et nos équipes font preuve de beaucoup de créativité à cette occasion. Je vous invite à visiter nos établissements pour prendre connaissance de leur travail.
M. le president Thibault Bazin. Vous n’avez pas répondu à une question de notre collègue : qui a eu l’idée de ce critère de prime ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je voudrais rappeler qu’il y a toujours eu assez de repas pour les enfants accueillis dans les crèches, et qu’il en sera toujours ainsi. Toute crèche dispose d’un stock de sécurité de plusieurs jours, qui permet de pallier d’éventuels retards de livraison ou autres dysfonctionnements. Je le répète : tous les enfants ont toujours eu suffisamment à manger, et il serait absurde de croire que des infirmières ou des puéricultrices puissent chercher à rationner les enfants. Cette allégation est contraire à la réalité.
La démarche initiée autour de la prime sur les objectifs de commande de repas s’inscrit dans le contexte de la loi Egalim, qui visait à inciter les opérateurs à limiter le gaspillage alimentaire.
M. le président Thibault Bazin. Je me permets d’insister : qui avait imaginé cette prime ? Est-ce l’actionnaire ? Est-ce vous-même, en tant que directeur général ?
M. Sacha Tikhomiroff. Non, je n’étais pas là à l’époque.
M. le président Thibault Bazin. Madame Colas, étiez-vous déjà en poste dans l’entreprise à cette époque ?
Mme Élodie Colas. Oui. Je faisais partie de la direction des opérations, qui avait effectivement décidé de créer cet indicateur.
M. le président Thibault Bazin. Comment s’appelle la directrice des opérations ?
Mme Élodie Colas. Elle se nomme Clémence Duchesne. Je précise que tous les directeurs régionaux travaillent avec elle pour définir les objectifs des directrices de crèche. Encore une fois, notre objectif est d’assurer l’accueil des enfants, leur éveil, leur sécurité et leur bien-être.
Mme Anne Bergantz (Dem). Aujourd’hui, 80 % des places en crèche sont créées par des opérateurs privés. D’après les estimations de l’Igas, le coût d’investissement par berceau varie du simple à plus du double entre le privé et le public, allant de 20 410 euros dans le privé à 47 908 euros dans le public.
Quel est le montant des investissements engagés par votre groupe pour la création de berceaux ? Comment expliquez-vous cette différence de coût entre le privé et le public ? Est-elle due à une stratégie immobilière différente ?
Par ailleurs, quel est le montant moyen de l’aide à l’investissement par berceau versée par la CAF ? Cette administration réalise-t-elle des contrôles sur le devenir de ces subventions, au-delà de la première année ? Je crois savoir que les structures bénéficiant de cette aide à l’investissement sont tenues de rester ouvertes pendant dix ans.
J’aimerais également connaître la durée de vie de vos structures. Enfin, existe-t-il un effet d’aubaine lié à l’aide à l’investissement de la CAF ? En d’autres termes, le système n’incite-t-il pas les entreprises à fermer une crèche au bout de dix ans pour en rouvrir une autre afin d’obtenir une nouvelle subvention ?
M. Sacha Tikhomiroff. Le coût d’investissement par berceau, avant réception des aides de la CAF, s’échelonne entre 25 000 et 30 000 euros par berceau. C’est la dépense que nous devons engager pour l’ouverture d’un berceau. Ce coût varie en fonction de l’état du bâtiment et des travaux à réaliser.
La CAF propose différentes aides à l’investissement, qui sont versées en contrepartie d’une exploitation de la structure pendant dix ans. Les aides de la CAF vont de 6 000 à 8 000 euros, mais certaines structures, notamment les micro-crèches ne peuvent pas en bénéficier.
En tant qu’opérateurs privés, nous ne sommes pas soumis aux mêmes contraintes que les opérateurs publics. Cette flexibilité nous permet d’aller plus vite qu’avec des marchés publics.
La CAF contrôle les investissements la première année. Si la crèche est arrêtée avant l’expiration du délai de dix ans, nous sommes tenus de rembourser l’aide au prorata.
La durée de vie d’une crèche est extrêmement variable. Un établissement peut nécessiter une rénovation complète après dix ans d’exploitation, ou simplement une rénovation partielle.
Quant à « l’effet d’aubaine » que vous avez évoqué, il ne correspond pas du tout à notre pratique. Il faut compter deux à trois ans pour installer une crèche et asseoir sa réputation. Il ne serait donc pas envisageable de la fermer au bout de dix ans aux seules fins de percevoir une nouvelle subvention.
M. Joël Aviragnet (SOC). Alors que plusieurs enquêtes et livres ont révélé des dysfonctionnements parfois graves au sein d’entreprises de crèches, cette commission d’enquête a été constituée. Le rapport de nos collègues Isabelle Santiago et Michèle Peyron avait déjà émis de nombreuses recommandations intéressantes, notamment concernant le taux d’encadrement. Celui-ci est aujourd’hui largement insuffisant et peut ouvrir la porte à des pratiques négligentes, voire maltraitantes.
Je sais bien qu’il existe une crise des vocations dans le secteur de la petite enfance, mais je demeure persuadé qu’avec des salaires plus élevés et des conditions de travail améliorées, les entreprises de crèches auraient moins de difficultés à recruter.
Ce rapport nous enjoignait aussi de construire une politique collective d’accueil de la petite enfance centrée autour des besoins fondamentaux de l’enfant, à l’exclusion de logiques financières. Or les entreprises de crèches privées à but lucratif sont par essence dans une logique de profit financier. 5 % d’entre elles atteignent un taux de rentabilité de 25 %, tandis que 1 % affichent une rentabilité de 65 %, ce qui est colossal.
Les entreprises de crèches sont très largement subventionnées par l’État. Comment expliquez-vous un taux de profitabilité aussi élevé, qui est ahurissant pour des entreprises bénéficiant de subventions publiques ?
S’agissant des contrôles, vous avez fait allusion à des contrôles inopinés, notamment de la PMI. En quoi consistent-ils ? À mon sens, les contrôles sur pièces sont clairement insuffisants. Les salariés sont-ils auditionnés dans le cadre de ces contrôles ? Seules les personnes comptables de la réalité du terrain sont en mesure de décrire la situation concrète.
Vous avez également mentionné des évaluations externes. Qui rémunère ces évaluateurs ?
Enfin, je m’interroge sur le rôle des fonds dans les crèches privées à but lucratif. Pour tenir leurs objectifs de croissance et continuer de se développer, les entreprises de crèches recherchent des partenariats avec des fonds d’investissement. Ces derniers sont réputés pour leur quête de rentabilité, souvent au détriment des aspects humains. Or, dans la mesure où l’accueil des jeunes enfants est centré sur la dimension humaine, comment entendez-vous garantir la bientraitance des jeunes enfants tout en soutenant une logique de rentabilité financière ? Ces deux exigences paraissent difficilement compatibles.
Mme Élodie Colas. Je vous confirme que nous respectons toujours les taux d’encadrement, fixés aujourd’hui à un encadrant pour cinq non marcheurs et un encadrant pour huit marcheurs. Nous sommes favorables à une diminution de ces taux, mais cela implique une formation complémentaire des personnels de catégorie 1, dans laquelle nous sommes résolument engagés. D’ailleurs, nous sommes parfois amenés à réduire l’amplitude horaire de nos crèches ou à limiter l’accueil des enfants, notamment en cas d’absentéisme, pour respecter les taux d’encadrement.
Concernant les salaires et les avantages, notre entreprise se situe dans la moyenne haute du secteur. Chaque année, nous tenons des négociations annuelles avec nos représentants du personnel. Comme je l’ai signalé, nous avons mis en place le maintien du salaire net pendant le congé maternité. C’est une avancée majeure, d’autant plus que les femmes sont très majoritaires dans nos effectifs.
En outre, notre entreprise offre un solide socle de formations et un parcours de carrière intéressant, et j’en suis l’exemple. Grâce à ce dispositif, nous pouvons assurer la montée en compétences de titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) petite enfance vers un poste de direction de crèche.
Les contrôles des services de la PMI ne se limitent pas aux aspects administratifs et documentaires : la PMI se déplace dans les crèches, visite tous les espaces des établissements et contrôle de nombreux points : les protocoles de surveillance de sommeil ou d’entretien des locaux, les normes réglementaires, le taux d’encadrement, les dossiers du personnel (extraits de casier judiciaire et diplômes). La PMI observe aussi les pratiques pédagogiques des équipes. Il s’agit donc de contrôles assez complets.
M. Sacha Tikhomiroff. Les évaluateurs externes de la société de certification SGS sont rémunérés par nos soins.
Pour ce qui est des contrôles PMI, nous serions favorables à ce que les résultats soient rendus publics, ce qui garantirait une transparence totale.
En ce qui concerne la profitabilité, je vous ai apporté des précisions sur les chiffres de notre groupe. Je ne peux vous répondre au nom des autres entreprises.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je tiens à préciser que Mme Clémence Duchesne, dont le nom a été cité par Mme Colas en réponse à la question de William Martinet, est une ancienne collaboratrice du cabinet McKinsey. C’est avec elle, madame Colas, que vous avez eu l’idée d’une prime de 10 % pour les directrices et directeurs de crèche atteignant les objectifs de réduction de gaspillage des repas.
Il existe bien en France une loi anti-gaspillage que votre groupe peut librement s’appliquer à lui-même mais, en tout état de cause, cette loi n’a jamais eu pour objectif le rationnement des repas des enfants accueillis en crèche. Vous avez beau réfuter catégoriquement cette affirmation, de nombreux témoignages de parents contredisent vos propos. J’en veux pour preuve un témoignage en date de décembre 2023, qui confirme des restrictions sur les repas dans une crèche tenue par Les Petits Chaperons Rouges.
Monsieur Tikhomiroff, vous avez déclaré, au début de cette audition, que vous étiez fier de représenter les salariés et les employés de votre entreprise. Je tiens à vous rappeler que vous ne les représentez pas : les salariés sont représentés par les syndicats, et certainement pas par la direction de l’entreprise.
En décembre 2020, France 3 avait diffusé un documentaire consacré à votre groupe. À cette époque, un rapport du CHSCT dénonçait des sections en sous-effectif, des situations de grande souffrance, des professionnels très souvent en dessous du taux d’encadrement, des situations de maltraitance, des enfants bousculés pour les forcer à se déplacer, des cris sur des enfants qui ne voulaient pas se taire et des humiliations. Le rapport estimait que « la maltraitance pourrait être issue, pour une large part, de déterminants organisationnels ».
Je suppose que le documentaire diffusé par France 3 a été un traumatisme pour votre groupe. En dehors de la volonté de la direction de licencier les deux syndicalistes accusés d’avoir diffusé ce rapport, une enquête interne a-t-elle été diligentée ? Quelles mesures d’encadrement, d’amélioration des formations ou de suppression des objectifs inadéquats avez-vous mises en œuvre suite à ce documentaire ?
Enfin, dans la mesure où les derniers témoignages sur le rationnement des repas datent de décembre 2023, pouvez-vous nous faire part des actions déployées pour éviter la répétition de ces problèmes ?
Mme Élodie Colas. Je précise que le montant de la prime peut aller jusqu’à 10 % de la rémunération annuelle brute. Toutefois, le critère relatif à la commande de repas représentait un infime pourcentage du total.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Cet « infime pourcentage » représentait entre 10 et 11 % du montant total de la prime.
Mme Élodie Colas. En d’autres termes, ce critère pouvait atteindre 10 % d’une bonification équivalente à 10 % de la rémunération annuelle brute.
En tout état de cause, je tiens à réaffirmer que tous les enfants ont toujours eu un repas. Je peux le confirmer puisque je travaille dans l’entreprise depuis quatorze ans. D’ailleurs, comme cela a été précisé, les crèches disposent d’un stock de sécurité.
En 2023, nous avons connu un dysfonctionnement sur la crèche de Vitrolles. Il s’agit d’un cas isolé, imputable à une erreur individuelle qui a été sanctionnée par le licenciement de la directrice. Cette dernière n’avait pas respecté les règles de commande, puisqu’elle commandait parfois moins de repas que le nombre d’enfants présents. Malheureusement, nous avons découvert cet incident tardivement. Il n’en reste pas moins que tous les enfants ont pu recevoir leurs repas quotidiens, grâce au stock de sécurité. Cette situation nous a conduits à réfléchir à nos pratiques, et nous avons renforcé les contrôles sur les commandes de repas pour prévenir de nouveaux dysfonctionnements.
Concernant le rapport du CHSCT, je connais bien le sujet puisque j’ai moi-même été responsable de la crèche d’Enghien-les-Bains, qui est gérée depuis quatorze ans par Les Petits Chaperons Rouges pour le compte de la ville. De mémoire, cette enquête avait été diligentée par un représentant de la CGT. Elle ne reflétait absolument pas les conditions de travail des équipes ni les conditions d’accueil des enfants. Les familles étaient très satisfaites de cet accueil, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Vous nous assurez que la situation est pleinement satisfaisante. Pourtant, force est de constater que de nombreux témoignages des organisations syndicales démentent vos affirmations.
Je vous demande de nouveau de nous expliquer ce que vous avez fait depuis la parution de ce rapport, en 2020. Je répète que dans un article paru en 2023, des parents ont dénoncé des manques dans les repas servis à leur enfant. Nous avons besoin de comprendre si la logique de rentabilité et d’économies aboutit à une dégradation des conditions de travail et des conditions d’accueil.
M. Sacha Tikhomiroff. Je pense que c’est tout le contraire. Les standards de qualité se renforcent.
Pour répondre à votre question, madame la députée, sachez qu’à chaque incident, nous lançons une enquête interne. Nous l’avons fait en 2020 comme à chaque fois que nous avons eu à traiter un témoignage de parents. Nous menons une enquête interne pour qualifier les faits, déterminer s’ils sont de nature individuelle ou systémique et s’il convient de revoir les process.
D’autre part, nous avons mis en place deux enquêtes annuelles de satisfaction destinées aux parents. Les résultats, anonymes, nous permettent d’évaluer la satisfaction des parents pour chaque crèche. Nous avons aussi désigné un « référent parents » par crèche, avec qui nous sommes en contact. Nous sommes donc pleinement informés de la situation de chaque crèche.
M. le président Thibault Bazin. La question de Mme Chikirou est très précise : quelles actions avez-vous mises en œuvre suite au rapport du CHSCT ?
Mme Élodie Colas. Nous avons vraiment renforcé les échanges avec les représentants du personnel. Il est bien évident que ce type de remontées dénote un climat peu favorable. Les nouveaux avantages sociaux instaurés ont aussi contribué à l’amélioration des conditions de travail.
Les équipes sont focalisées sur la qualité de l’accueil des enfants. Les conditions de travail dépendent du temps accordé aux équipes et du sens donné à leurs pratiques.
Je ne prétends pas que tout est parfait, mais j’insiste sur le fait que nous nous inscrivons dans une démarche d’amélioration continue.
Lorsque nous avons connaissance d’un incident, nous nous interrogeons sur nos pratiques et nous nous efforçons de les adapter au mieux.
Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). L’ouvrage Babyzness révèle qu’en décembre 2018, dans la banlieue de Toulouse, la direction d’une crèche de votre groupe a renvoyé sans préambule une vingtaine d’enfants. Dans un délai de deux semaines, leurs parents ont dû trouver un autre mode de garde. Ce revirement faisait suite à un contrat important de réservation de berceaux que la crèche en question venait de signer avec l’entreprise Airbus, l’un des plus gros pourvoyeurs d’emplois à Toulouse.
« J’ai eu l’impression d’être un numéro. Mon fils était traité comme un morceau de viande. C’était le pot de terre contre le pot de fer. Nous, on ne faisait pas le poids face à Airbus, et c’était à qui allait pouvoir recaser son enfant à droite ou à gauche en deux semaines », déclare l’un des pères dont les propos sont rapportés dans ce livre.
On imagine aisément le désarroi des parents, les conséquences de cette décision pour l’équilibre de l’enfant et de la famille et pour la situation professionnelle des parents. On comprend aussi que l’objectif de la crèche était de conserver les vingt berceaux remplis jusqu’à fin décembre, avant l’arrivée des salariés d’Airbus. C’est probablement pour cette raison que les parents n’ont pas été prévenus plus tôt.
Pour couronner le tout, le père qui a témoigné envisageait de faire une pétition avec d’autres parents. Il a reçu un appel du service juridique des Petits Chaperons Rouges lui intimant de cesser de parler à la presse s’il ne souhaitait pas être attaqué en diffamation. « Ils voulaient me faire taire, ils ont réussi », conclut-il, en précisant qu’il n’a pas souhaité engager de procédure juridique.
La pratique consistant à interrompre brutalement l’accueil d’un enfant pour favoriser une réservation d’entreprise plus rentable est-elle toujours d’actualité ? À quelle fréquence survient-elle ? Est-il courant, dans la pratique de votre groupe, de menacer des parents de plainte en diffamation ? Y a-t-il eu d’autres cas de ce type ?
M. Sacha Tikhomiroff. Pour répondre à votre dernière question, cette pratique n’est absolument pas courante, et à ma connaissance, nous n’y avons pas eu recours.
Comme nous l’avons vu, le coût de la place ne peut être couvert sans avoir de réservataire. La structure actuelle de la PSU nous impose d’avoir un réservataire public ou privé, qui complémente la part supportée par la CAF et la part prise en charge par les parents.
Lorsque nous disposons de places non attribuées à des entreprises ou à des réservataires publics, nous les proposons à des parents pour leur rendre service. Ces derniers sont informés très clairement que leur enfant peut être accueilli à titre temporaire, et qu’un préavis de deux mois est observé si l’accueil doit être arrêté. Les parents signent donc le contrat en connaissance de cause. Cette pratique est marginale, mais elle a encore cours.
Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). En l’occurrence, le préavis de deux mois n’a pas été respecté. Comment justifiez-vous cela ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je ne connais pas les détails de ce cas. Le préavis de deux mois est fixé contractuellement, et il est respecté par notre entreprise. Cela ne fait aucun doute.
Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). Dans le cas évoqué, une vingtaine de parents disent avoir été prévenus très tardivement.
Je reviens sur les menaces mentionnées précédemment. Pouvez-vous nous assurer que votre entreprise n’a pas eu recours à cette pratique ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je vous confirme que nous n’avons pas adressé de menaces à un parent.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. D’après vous, les informations avancées dans l’ouvrage Babyzness sont fausses. Dès lors, prévoyez-vous d’engager une procédure pour diffamation ?
Vous prétendez également que les éléments mis en avant dans le rapport du CHSCT de votre entreprise sont faux. Permettez-moi de vous faire part de ma surprise. J’aimerais entendre votre réponse sur ce point.
S’agissant de la structure capitalistique de votre groupe, nous avons appris que le groupe Arkéa ferait partie de vos actionnaires. Est-ce le cas, et si oui, quelle part de votre capital détient-il ?
En ce qui concerne les micro-crèches, vous avez déclaré que vous avez fait le choix, avant même la survenue du drame de Lyon, d’affecter deux professionnels pour l’ouverture et la fermeture des micro-crèches. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette information. Néanmoins, dans nos échanges sur le terrain, il nous a été expliqué qu’une organisation de ce type n’est pas viable sur le plan financier. Pouvez-vous donc nous préciser comment vous parvenez à couvrir financièrement la présence de deux professionnels à l’ouverture et à la fermeture des micro-crèches ? Si la facturation n’a pas été revue en conséquence, faut-il comprendre que vous exploitez ces micro-crèches à perte ou que vous disposez d’une marge suffisante pour financer ces deux postes ?
Mme Élodie Colas. J’ai affirmé que les propos figurant dans l’enquête du CHSCT étaient exagérés. Cette enquête avait été diligentée par le représentant CGT, avec qui nos échanges étaient difficiles. D’ailleurs, nous n’avons connu aucun mouvement social sur cette structure depuis trois ans, alors que les mouvements nationaux de grève sont récurrents dans notre secteur. Cet exemple montre bien que le climat social dans notre entreprise est très bon.
M. Sacha Tikhomiroff. Madame la rapporteure, je vous confirme que nous avons déposé une plainte en diffamation contre l’éditeur et contre la journaliste auteure du livre Babyzness, en réponse à certaines allégations que nous jugeons incorrectes et diffamatoires.
M. le président Thibault Bazin. Lorsque nous les avons auditionnées, ces personnes n’avaient pas connaissance de votre plainte.
M. Sacha Tikhomiroff. Nous avons bien porté plainte auprès du procureur, il y a quelques mois.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous entrepris la même démarche envers l’éditeur et l’auteur du livre Le prix du berceau ?
M. Sacha Tikhomiroff. Oui.
M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous préciser les dates de ces procédures ?
M. Sacha Tikhomiroff. Oui.
Pour répondre à votre question sur les micro-crèches, madame la rapporteure, il est certain que l’affectation de deux professionnels à l’ouverture et à la fermeture de la structure a un impact financier. Cette décision n’a pas été répercutée sur la facturation, et c’est l’une des raisons pour lesquelles le résultat enregistré en 2023 s’établit à + 0,5 %.
Par ailleurs, je précise que le groupe Arkéa n’est pas présent à notre capital.
M. le président Thibault Bazin. Ce groupe n’a-t-il jamais été présent à votre capital ?
M. Sacha Tikhomiroff. Je préciserai cette information après l’audition.
M. le président Thibault Bazin. Merci. Monsieur Tikhomiroff, madame Colas, j’ai bien noté que vous devez nous fournir un certain nombre d’éléments à l’issue de cette audition. Nous les attendons. Je vous remercie.
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22. Audition de M. Christophe Durieux et de Mme Odile Broglin, cofondateurs de People&Baby (20 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous recevons M. Christophe Durieux et Mme Odile Broglin, qui ont fondé l’entreprise People and Baby à l’automne 2004. D’abord présente uniquement à Paris et en Île-de-France, son activité s’est peu à peu étendue en régions, avec l’ouverture d’antennes locales dans les principales villes du territoire national, puis dans les outre-mer et à l’international.
En 2022, vous revendiquiez, madame Broglin, monsieur Durieux, environ 700 établissements en France et 150 dans le reste du monde. Vous comptez également de nombreux établissements partenaires – 2 600, je crois. Nous reviendrons sûrement sur ce point après que vous nous aurez présenté, dans votre propos liminaire, l’organisation de votre entreprise et les étapes que son développement a connues depuis vingt ans.
Mme la rapporteure vous a adressé, comme à l’ensemble des personnes que nous auditionnons, un questionnaire préparatoire destiné à faciliter nos échanges.
J’indique que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Je précise aussi que nous avons tenu à recevoir le même jour les grandes entreprises du secteur dit des crèches privées, qui ont été récemment placées sous le feu des projecteurs à l’occasion de la parution d’ouvrages et de la publication de rapports. Leurs auditions ne suivent pas un ordre prédéterminé.
Le cadre de notre commission d’enquête concerne l’ensemble du secteur des crèches. Je me dois cependant, plus précisément en ce qui vous concerne, puisque c’est dans l’un de vos établissements qu’est survenu le drame de Lyon en 2022, de préciser quelques points réglementaires.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose qu’il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Par un courrier daté du 31 mai 2023, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a fait savoir à la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, qui l’avait interrogé au moment du dépôt de la proposition de résolution portant création de notre commission, qu’il n’avait pas connaissance de poursuites judiciaires en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de cette proposition. Il ne s’agit donc pas pour nous d’évoquer le fond du dossier judiciaire de cette affaire au cours de nos échanges, puisqu’elle n’a pas été jugée.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Christophe Durieux et Mme Odile Broglin prêtent successivement serment.)
Mme Odile Broglin. Je vous remercie de me donner l’occasion de partager avec vous l’histoire de notre entreprise et de mon engagement personnel en tant que professionnelle au service de la petite enfance. Je suis infirmière puéricultrice de formation et je travaille en crèche depuis 1998. En 2003, à la naissance de mon deuxième enfant, j’ai quitté la fonction publique pour créer mon idéal de crèche, fondé sur les avancées des neurosciences et sur mes connaissances approfondies des besoins des enfants. Ayant exercé en crèche hospitalière, je considérais le modèle de la crèche d’entreprise comme une évidence. Celui que nous connaissons actuellement commençait justement à s’appliquer à cette époque.
Répondant à des appels d’offres, nous avons gagné deux premiers clients : une grande entreprise de La Défense et la Ville de Paris. Cela nous a permis de créer en 2004 l’entreprise People and Baby, puis de dupliquer les deux modèles. Quelques années plus tard, nous développions l’accueil en micro-crèche.
Nous sommes des militants de l’accueil collectif de la petite enfance. Nous sommes fiers de participer quotidiennement au développement du service public de la petite enfance. Mon expertise, le travail mené sur les besoins de l’enfant et de sa famille, la confiance et la satisfaction de nos partenaires ont permis la croissance rapide de nos places de crèche, d’abord en France, puis à l’international.
Mon but est que nous transmettions le meilleur en nous appuyant sur des pédagogies innovantes, et de faire évoluer les crèches pour que, d’un mode de garde, elles deviennent un mode d’accueil doté d’un vrai programme éducatif pour chaque enfant – la différence entre ces deux modes est fondamentale, comme vous l’avez compris grâce aux différents témoignages que vous avez entendus. C’est toujours ma mission quotidienne. Je l’exerce avec passion et passe la moitié de mon temps sur le terrain, auprès des professionnels et des enfants.
Notre programme pédagogique a été conçu il y a plus de vingt ans. Il est exigeant et structuré, et pose un cadre, tout en laissant la part belle à l’initiative locale, à la créativité individuelle et à la personnalisation par nos équipes. Il correspond largement à la Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant. Nos 6 000 collaborateurs y adhèrent et sont motivés pour offrir des environnements apprenants aux 11 000 enfants accueillis tous les jours dans nos crèches en France.
La qualité de l’accueil, dont je suis garante, est au cœur de notre mission. Elle passe d’abord par la qualité de nos équipes. Nos procédures de recrutement sont très exigeantes, malgré le contexte de tension que vous connaissez. Même si la loi ne nous y contraint pas, nous avons choisi de ne recruter que des professionnels qualifiés et diplômés pour exercer les métiers de la petite enfance.
C’est dans ce même objectif de qualité d’accueil, et pour que le drame qui s’est déroulé dans une de nos crèches ne se reproduise jamais, que nous avons imposé dès juillet 2022 à toutes nos crèches, micro-crèches comprises, la présence de deux professionnels à partir du premier enfant présent, à tout moment de la journée. Cet engagement fait partie des treize recommandations que nous avons soumises à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), dans un travail collaboratif portant sur l’évolution du secteur de la petite enfance.
J’insiste sur la qualité de nos équipes : ces femmes et ces hommes font un travail remarquable. Leur métier est indispensable, essentiel, et en pleine évolution. Nous devons nourrir la connaissance, entretenir la motivation de nos collaborateurs, et les faire monter en compétence, grâce aux formations instaurées dans le groupe. Nous attirons de plus en plus de candidatures, alors que les professionnels de la petite enfance peuvent la plupart du temps choisir leur employeur. Les équipes, qu’elles travaillent en multi-accueil, en micro-crèche ou en délégation de service public (DSP), sont bien encadrées. De vraies exigences, des objectifs clairs, des procédures s’imposent à elles. Toutes les crèches disposent des mêmes moyens partout et font bien sûr l’objet d’accompagnements, de contrôles et de vérifications multiples.
Vous avez évoqué dans vos débats les enquêtes de satisfaction menées auprès des parents. Ils sont les premiers juges de la qualité de nos crèches. Ils entrent dans nos espaces deux fois par jour et savent ce qu’ils veulent pour leurs enfants. Ils nous témoignent quotidiennement leur confiance et leur satisfaction. Nos clients institutionnels, villes ou entreprises, nous renouvellent également leur confiance, d’année en année. Ils connaissent mieux que quiconque la réalité de nos crèches.
La crèche est aussi un espace de ressources et d’échanges précieux dans la période cruciale des 1 000 premiers jours. Nous accompagnons donc aussi la parentalité, grâce à nos équipes, nos psychologues et nos référents santé et accueil inclusif.
Je ne suis pas ici pour vous dire que tout est parfait, partout et tout le temps. Nous sommes exigeants et travaillons constamment, tous les jours, à l’amélioration de nos pratiques afin d’offrir le meilleur aux enfants et à leurs parents. Je suis convaincue que c’est une chance pour un enfant de bénéficier d’un accueil en crèche, où il va manger de manière saine et équilibrée, accéder à des livres, à des jeux, à du matériel adapté, à des mises en scène lui permettant de développer toutes ses compétences et de mener à bien ses apprentissages préscolaires.
Vingt ans après la création de nos premières crèches, je constate que le modèle de cofinancement de l’accueil de la petite enfance a permis de développer des solutions au bénéfice des enfants, des parents, des entreprises et des collectivités locales, sans jamais renoncer à la qualité de l’accueil, en appliquant des innovations permanentes et en créant des emplois.
M. Christophe Durieux, président et cofondateur de People and Baby. Ma compagne et moi-même avons souhaité répondre en personne à vos questions, car nous y attachons une réelle importance.
L’entreprise People and Baby, en tant que gestionnaire de crèches, joue un rôle sociétal significatif. Nous avons contribué depuis 2004 à la création et à la gestion de 11 000 places dans l’ensemble du territoire français, dans toutes les régions et tous les types de villes. Nous sommes également présents en outre-mer.
Nos crèches sont au nombre de 583, dont la moitié sont des micro-crèches financées pour moitié par la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), et un quart sont en DSP.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous donner des chiffres plus précis ?
M. Christophe Durieux. La moitié des 583 établissements sont des micro-crèches essentiellement financées par la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) – une quinzaine le sont par la prestation de service unique (PSU). Pour l’autre moitié, nos établissements sont financés par la PSU, et 50 %, autrement dit un quart de l’ensemble de nos crèches, sont sous le régime de la DSP. Nous gérons des multi-accueils dont les réservataires sont des entreprises ou des collectivités.
Nous nous sommes inscrits dans la démarche de certification pour devenir une entreprise à mission. Notre raison d’être est d’ores et déjà inscrite dans nos statuts. People and Baby est partenaire de la parentalité et nous avons la volonté d’agir en faveur de notre modèle de crèche solidaire, écoresponsable et pensé pour tous.
Notre modèle d’accueil collectif, élaboré suivant le projet qu’Odile Broglin vous a exposé, est au cœur de notre engagement et nous permet de proposer aux parents une solution de garde leur garantissant un très haut niveau d’accueil de leurs enfants. Nous l’exportons avec fierté dans une grande partie du monde, puisque nous sommes implantés dans dix pays.
Notre groupe revendique d’avoir été fondé et d’être dirigé par une professionnelle diplômée de la petite enfance. Cela se traduit d’abord par le fait que la qualification de nos collaborateurs est au cœur de notre modèle. Nous ne recrutons, malgré la loi, que des professionnels qualifiés dans les métiers de la petite enfance. Nous avons créé un organisme de formation interne afin d’accompagner les salariés et de consolider leurs compétences. J’en profite pour remercier ces 6 000 professionnels, engagés au quotidien dans notre entreprise pour les enfants et pour leurs familles.
People and Baby est le dernier groupe familial du secteur dirigé par ses fondateurs. Notre volonté d’indépendance constitue un engagement dans la durée qu’il est complexe de tenir au quotidien, mais qui nous oblige, Odile et moi.
L’accueil collectif à la française s’appuie sur plusieurs acteurs. Tous ensemble – État, collectivités, opérateurs privés, opérateurs associatifs, à but lucratif ou non –, nous avons réussi à faire du développement de berceaux une priorité, tout en misant sur la qualité de l’accueil et du projet pédagogique. C’est grâce à tous ces opérateurs, y compris les opérateurs de crèche que nous sommes, que cet accueil collectif s’est développé, sur le fondement d’un modèle économique viable, en partenariat avec les collectivités territoriales et les entreprises, et reposant sur les financements publics – PSU, subventions des caisses d’allocations familiales (CAF), dispositifs fiscaux, pour ne citer qu’eux.
Je remercie donc nos partenaires, toutes les CAF de France avec lesquelles nous travaillons depuis vingt ans, et surtout tous les services de protection maternelle et infantile (PMI) qui accordent nos agréments, nous conseillent et nous contrôlent. Toutes ces collectivités et ces entreprises nous font confiance, pour certaines depuis plus de dix ans, de même que les parents, de plus en plus.
Le modèle économique de People and Baby est éprouvé depuis vingt ans. Il nécessite que nous investissions, avec le soutien des banques, que ce soit pour les structures publiques ou privées, associatives ou non, dans trois éléments principaux. Nous devons recruter un personnel bien formé et le fidéliser en lui offrant des conditions de travail attractives ; bâtir et maintenir des locaux en excellent état, pourvus du mobilier et du matériel pédagogique adaptés à la sécurité des enfants et de leurs familles ; faire en sorte que chaque place soit occupée, ce qui permet de satisfaire le maximum de demandes et de préparer des solutions d’accueil pour répondre aux besoins futurs.
M. le président Thibault Bazin. J’ai compris que vous étiez en couple à la ville et que vous assumiez tous deux, en tant que fondateurs, la gouvernance de l’entreprise.
Êtes-vous propriétaires des 583 crèches que vous avez mentionnées ? Si oui, est-ce le même groupe qui gère les crèches et qui en est propriétaire ? Qu’en est-il des loyers et des aides à l’investissement, notamment des CAF, dans votre modèle ?
M. Christophe Durieux. People and Baby est locataire de l’ensemble de ses locaux. Elle n’a pas vocation à en être propriétaire. Aux États-Unis, nous avons racheté des crèches qui étaient propriétaires des murs et nous les avons vendus…
M. le président Thibault Bazin. Restons en France. Est-ce à dire que vos bailleurs sont complètement étrangers à votre groupe ? Vous ne faites partie d’aucune société civile immobilière (SCI) ?
M. Christophe Durieux. Nous sommes locataires auprès de différents bailleurs, et 6 % des loyers que nous payons sont perçus par une SCI que nous avons développée au fil des vingt dernières années. Parmi ces 6 %, 2,5 %, soit un peu plus d’un tiers, se rapportent à des investissements que nous avons dû réaliser à la place de villes, par voie de concession. Nous finançons ainsi la construction de crèches que nous gérons pendant quinze ans, parfois vingt, ensuite de quoi les bâtiments reviennent à la ville. Notre SCI les finance, s’endette à cette fin auprès des banques, les loue à la société d’exploitation People and Baby, mais n’en est donc pas propriétaire à terme.
Mme Odile Broglin. Je précise que notre SCI a parfois dû acheter les bâtiments que nous utilisons pour éviter l’expulsion par des bailleurs. Il y a peu, faute d’un tel investissement, nous avons dû relocaliser des enfants accueillis rue de l’Université, car notre bailleur a souhaité reprendre possession de ses locaux.
M. le président Thibault Bazin. Qui sont les réservataires des places dans cette rue ?
Mme Odile Broglin. Nous accueillons les enfants de certains députés.
M. le président Thibault Bazin. Pour être précis, par réservataire, j’entends parler d’une entreprise ou d’une institution.
Mme Odile Broglin. Ce sont aussi les enfants de professionnels travaillant à l’Assemblée nationale, qui est le réservataire de leurs places.
M. le président Thibault Bazin. Quel est le nombre des berceaux réservés dans vos établissements par des réservataires entreprises et collectivités et pour quelle part selon les unes et les autres ?
M. Christophe Durieux. Sur nos 11 000 berceaux, 75 % sont réservés par des entreprises ou par des collectivités. Un quart de nos établissements opérant en DSP, 99 % des enfants qui y sont accueillis le sont à des places réservées par les villes. Parmi les berceaux réservés par les entreprises, deux tiers le sont par des entreprises privées et un tiers par des entités publiques : ministères, hôpitaux, conseils généraux, préfectures de police ou encore sections régionales interministérielles d’action sociale (Srias).
Les Jeux olympiques constituent l’enjeu du moment, et nous avons décidé de rester ouverts tout le mois d’août afin d’accueillir tous les enfants des sapeurs-pompiers et des policiers mobilisés. Nous sommes ainsi utiles au service public.
M. le président Thibault Bazin. Si je comprends bien, parmi vos berceaux, 50 % – 25 % en DSP additionnés d’un tiers des 75 % susmentionnés – sont réservés par des collectivités locales ou des administrations publiques.
M. Christophe Durieux. Exactement.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes questions tourneront autour de trois axes. Le premier est relatif à l’organisation de votre société, en particulier de votre actionnariat. Je souhaiterais que vous nous présentiez la structure de votre entreprise et l’historique du mouvement actionnarial. Vous avez racheté les participations de la Banque publique d’investissement Bpifrance et du groupe Crédit mutuel-Crédit industriel et commercial (CM‑CIC) en 2015, et je m’interroge sur les motifs de cette décision. Je suppose qu’elle procédait de difficultés dues à la présence de telles structures dans votre actionnariat.
M. Christophe Durieux. Notre entreprise s’est développée sans fonds d’investissement, sur le seul fondement des premiers marchés publics que nous avons remportés et des premières crèches que nous avons créées pour une entreprise du CAC40. Au bout de quatre ans, nous avons cherché à faire entrer un investisseur à hauteur de 20 % de notre capital, pour atteindre une surface financière offrant une trésorerie suffisamment confortable pour subir les cycles de trésorerie liés à la croissance de notre entreprise et à notre volonté d’ouvrir des structures. Un premier investisseur nous a accompagnés puis a revendu ses parts, puis le groupe CM-CIC et Bpifrance sont à leur tour entrés au capital.
À l’issue de cette deuxième période, pour jouir d’une indépendance plus forte, nous avons souhaité reprendre la totalité notre capital et, pour ce faire, avons contracté une dette. Elle garantit l’autonomie de nos décisions, relatives notamment à nos axes de développement et aux garanties de qualité de nos crèches, afin de fournir le meilleur service. Comme nous le disons à nos équipes, nous voulons être les meilleurs.
M. le président Thibault Bazin. C’est votre entreprise People and Baby, gestionnaire de crèches, qui a souscrit cette dette ?
M. Christophe Durieux. Oui. C’est ce qui nous a permis d’avoir notre indépendance et de garantir la qualité que nous souhaitons depuis maintenant dix ans.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Est-ce à dire que dans la période où Bpifrance et le groupe CM-CIC étaient vos actionnaires, vous avez ressenti des contraintes incitant à la baisse de la qualité du service offert par vos établissements ?
M. Christophe Durieux. Il s’agissait d’un actionnariat minoritaire, ce qui nous laissait une autonomie. Nous sentions cependant que nous allions devoir renoncer à la majorité et qu’il deviendrait dès lors problématique de conserver cette autonomie. Pour la garder, nous avons décidé de nous appuyer sur un fonds de dette plutôt que sur un fonds d’investissement.
M. le président Thibault Bazin. On ne comprend pas pourquoi, soudainement et sans votre accord, vos actionnaires se seraient emparés de la majorité de votre capital.
M. Christophe Durieux. Il ne s’agissait pas de cela. Pour financer notre croissance, nous aurions dû céder d’autres parts de notre capital, donc perdre l’autonomie qui assure notre qualité. Pour éviter la montée en puissance d’un fonds privé, que ce soit l’ancien ou un nouveau qui le remplacerait, nous avons préféré contracter une dette pour garder le contrôle. C’est la raison pour laquelle, vingt ans plus tard, nous sommes les seuls à détenir 100 % du capital.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En tout état de cause, vous auriez pu garder vos actionnaires à vos côtés, tout en contractant une dette rendant possible votre développement. Je ne suis pas certaine que vos éléments de réponse me permettent de comprendre pourquoi vous avez voulu vous endetter afin de faire sortir vos actionnaires de votre capital. N’hésitez pas à me fournir des réponses complémentaires à cet égard.
J’en viens au deuxième axe, relatif à votre modèle économique. Quel est le prix moyen d’un berceau dans votre réseau, qu’il soit financé par la PSU ou par la Paje ? S’agissant des berceaux adossés à la PSU, quelles parts de leur financement reposent respectivement sur la PSU, sur les familles et sur les tiers réservataires ?
Dans vos crèches partenaires, quelle part représente le coût de commercialisation de la place dans le prix d’un berceau ? Lorsque vous placez – pardonnez-moi l’expression – un enfant dans une crèche de votre réseau partenaire, quelle part du prix du berceau conservez-vous au titre de la commercialisation et quelle part reversez-vous à la structure gestionnaire de la crèche ? Nous avons constaté au cours de nos auditions que, dans certaines crèches partenaires dans un réseau, le prix facturé pouvait correspondre au double du montant versé à la structure gestionnaire, ce qui me paraît inacceptable. Que pensez-vous d’un tel dispositif ?
En tant qu’entreprise réservataire pour votre personnel, bénéficiez-vous du Cifam (crédit d’impôt famille) ? Si oui, pour quel montant ? Comment établissez-vous, le cas échéant, le prix du berceau sur la base duquel est établi le crédit d’impôt ? S’agit-il du prix de revient du berceau ou du prix auquel vous le commercialisez auprès d’un tiers ?
J’en viens au portage immobilier. À l’initiative du président, vous nous avez fourni quelques éléments de réponse à ce sujet mais je souhaiterais que vous soyez plus précis, d’autant que je n’ai pas très bien compris le rapport entre immobilier et DSP. Il est tout à fait possible de réaliser des montages contractuels impliquant des concessions, dont la durée est généralement calculée en fonction de la durée d’amortissement des équipements concernés. Cependant, sur le plan juridique, ces biens sont considérés ab initio comme publics. Je ne vois pas de lien entre de tels biens et ceux que détient la SCI dont vous êtes actionnaires. Je souhaiterais disposer d’éléments complémentaires.
Le rapport de l’Igas relatif à la qualité de l’accueil et à la prévention de la maltraitance dans les crèches soulignait que, pour les établissements du secteur marchand dont le tiers financeur est une entreprise, on constatait une augmentation de 51,8 % du compte « autres charges », dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes. Comment expliquez-vous ces chiffres ?
Différents rapports et ouvrages ayant trait à la gestion des crèches font état de DSP pour lesquelles de grands groupes comme le vôtre proposent des prix cassés. Candidatez-vous à toutes les procédures d’attribution de DSP ? Si oui, à quel prix et comment justifiez-vous les écarts que l’on constate entre les prix pratiqués en DSP et ceux qui sont demandés à un tiers réservataire classique ?
Enfin, la maîtrise des coûts de fonctionnement est un enjeu pour tous mais elle revêt une dimension particulière quand il s’agit de l’accueil et du développement des jeunes enfants. Comment cela se traduit-il dans le fonctionnement de vos crèches ?
M. Christophe Durieux. En 2023, notre prix moyen était de 24 858 euros pour les crèches interentreprises PSU et de 22 580 euros pour les micro-crèches Paje.
M. le président Thibault Bazin. C’est surprenant parce que certains de vos confrères ont, à l’inverse, des prix plus élevés en Paje qu’en PSU. Comment l’expliquez-vous ? Selon les rapports, le prix s’établit autour de 20 000 euros. Pourquoi le vôtre est-il plus élevé ?
M. Christophe Durieux. Le prix comporte une part variable qui est liée au coût du loyer. Si on est en province, il est bien moins cher ; si on est en région parisienne, il est bien plus cher. Nous avons 300 micro-crèches, dont une bonne partie en province, dans des villes et des collectivités de toutes tailles. Les loyers sont parfois très raisonnables, ce qui fait baisser le coût des micro-crèches.
Nous estimons le coût moyen de commercialisation pour une place de crèche à 1 800 euros.
M. le président Thibault Bazin. Que comporte ce coût ?
M. Christophe Durieux. Cela comprend la performance moyenne d’un commercial. Il s’agit donc du volume de la masse salariale des commerciaux divisé par le nombre de places qu’ils vendent dans l’année.
M. le président Thibault Bazin. En fait, cela sert à rémunérer vos commerciaux.
M. Christophe Durieux. En effet : c’est le coût de commercialisation.
M. le président Thibault Bazin. Qu’est-ce qui est payé par ces 1 800 euros ? Est-ce que cela tombe dans votre poche à vous deux, si j’ose dire, ou est-ce que cela rémunère autre chose ?
M. Christophe Durieux. Cela sert à payer le coût de l’équipe commerciale divisé par le nombre de berceaux vendus.
M. le président Thibault Bazin. Combien de personnes compte votre équipe commerciale ?
M. Christophe Durieux. À peu près 120 personnes en France.
M. le président Thibault Bazin. Pour combien de berceaux commercialisés ? Ce sont les fameux deux tiers de 75 % ?
M. Christophe Durieux. L’équipe commerciale travaille par secteurs géographiques : il y a six régions, plus l’Île-de-France. Ensuite, ces équipes sont réparties entre les grands comptes, les petits comptes – ce ne sont pas les mêmes dossiers – et les marchés publics. Cela fait donc beaucoup de personnes.
M. le président Thibault Bazin. Les 1 800 euros servent donc aussi, potentiellement, à donner des primes à ceux qui gagnent des marchés publics, pour les rémunérer.
M. Christophe Durieux. Oui, pour les rémunérer, parce que répondre à un appel d’offres est de plus en plus compliqué.
M. le président Thibault Bazin. Quand vous mentionnez la performance des commerciaux, il s’agit en fait de leur rémunération.
M. Christophe Durieux. Le coût commercial d’une place de crèche vendue s’élève à 1 800 euros en moyenne.
Vous nous interrogez sur notre activité Crèches pour tous, qui représente 1,5 % du chiffre d’affaires ou, plus exactement, 3 % du chiffre d’affaires en France. Nous achetons des places de crèches à des partenaires, quels qu’ils soient – associatifs, privés. Nos équipes commerciales proposent des places de crèches qui procurent aux gestionnaires un revenu complémentaire. Les micro-crèches en particulier ont besoin de ces places d’entreprises pour assurer leur équilibre économique car, depuis plusieurs années, leurs prix n’ont pas connu de revalorisation alors que les coûts de fonctionnement ont énormément augmenté.
Nous avons développé cette activité quand nous avons vu arriver, il y a une dizaine d’années, des sociétés qui ne possédaient pas de crèches et ne faisaient que de l’achat-revente de places. Pour notre part, nous produisons, nous investissons, nous nous endettons, nous construisons et nous exploitons. Par précaution, nous avons décidé de commercialiser nous-mêmes les crèches n’ayant pas la capacité d’investir dans une force de vente. Cela nous permet de disposer d’un meilleur maillage – nous avons ajouté à nos 700 crèches en France quelque 2 600 crèches partenaires – et de proposer une offre considérable. Quand un ministère veut acheter des places sur tout le territoire, nos disponibilités nous donnent plus de chances d’obtenir un rapprochement entre l’offre et la demande. De plus, ce partenariat permet à nos partenaires d’être économiquement à l’équilibre et, dans certains cas, d’assurer leur pérennité.
M. le président Thibault Bazin. Vous n’avez pas répondu à toutes les questions.
Mme Odile Broglin. Concernant Crèches pour tous, notre réseau ne fait pas seulement de l’achat-revente de places. Nous mutualisons les moyens, avec des achats communs et des formations. S’agissant des contrôles, nous ne sommes pas la PMI mais nous réalisons des audits pour nous assurer que nos partenaires respectent les normes et offrent aux enfants et aux familles l’accueil que l’on souhaite.
M. Christophe Durieux. La question suivante portait sur le Cifam. Nous attribuons en moyenne 150 places de crèches à nos 6 000 collaborateurs, en fonction de leurs demandes. Nous utilisons à cette fin le Cifam. Le prix moyen, qui n’a pas varié depuis dix ans, s’établit, de mémoire, à 15 000 euros. Nous avons validé ce prix moyen avec notre commissaire aux comptes afin que cela soit parfaitement irréprochable.
M. le président Thibault Bazin. Comment expliquez-vous la différence entre 15 000 euros et 24 000 euros ?
M. Christophe Durieux. Il est vrai que nous aurions pu monter à 24 000 mais, techniquement, nous avons décidé que le prix serait de 15 000 parce que cela correspond au prix moyen de ce que l’on vend aux entreprises. Vous m’avez demandé s’il s’agissait du prix moyen de vente ou du prix moyen de revient : c’est à peu près le même que pour une entreprise classique. People and Baby atteint le plafond du Cifam, qui est de 500 000 euros par entreprise. Par ailleurs, différentes petites sociétés sont créées, souvent dans le cadre de délégations de service public, car il arrive que les collectivités nous demandent d’avoir des places entreprise.
M. le président Thibault Bazin. Qu’en est-il du portage immobilier ?
M. Christophe Durieux. À ce propos, j’aimerais revenir rapidement sur les concessions. Il y a dix ans, la mode était à demander au secteur privé de financer l’investissement dans le cadre des appels d’offres. Pour notre part, nous avons choisi de ne pas faire porter l’investissement par People and Baby, parce que c’était du très long terme, mais par une SCI. C’est pourquoi je vous ai indiqué que, dans les 6 % détenus par la SCI, une partie concernait les concessions des villes attribuées dans le cadre de délégations de service public, qui continuent de fonctionner.
Nous avons acheté d’autres locaux lorsque leurs propriétaires, souhaitant les mettre en vente, nous demandaient si nous voulions, en tant que locataires, user de notre droit de préemption. Lorsque le cas se présente, nous interrogeons notre banque pour obtenir un emprunt et nous essayons de préempter le local pour éviter de tomber sous la coupe d’un nouveau propriétaire.
L’objectif est de pérenniser certaines crèches. Celle de la rue de l’Université est un contre-exemple : nous avons échoué. Le propriétaire nous a inventé qu’il allait augmenter la surface de l’immeuble par le haut ; or faire une élévation donne le droit d’expulser les locataires. Pour les professionnels et pour les enfants, cela a été un drame. Nous avions six mois pour partir ; nous avons négocié, traîné un peu, puis nous avons fini par trouver une date fin juillet. Nous avons perdu une très belle crèche rue de l’Université, mais nous ne voulions pas avoir une bataille juridique avec le propriétaire. En vingt ans, nous avons pu acquérir environ 4 % des locations de crèches, avec des crédits classiques.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Je ne suis pas sûre d’avoir très bien compris. Vous nous dites que le coût de commercialisation est de 1 800 euros par berceau ; d’autres acteurs nous ont indiqué pratiquer des prix très inférieurs.
Vous n’avez, me semble-t-il, pas répondu à la question concernant le prix facturé et le prix reversé à la structure gestionnaire. J’aimerais donc que vous nous apportiez des éléments d’information.
Nous avons bien identifié le fait que des structures ont émergé qui ne font que de la réservation de places. Que ce soit ce type de structures ou une activité de commercialisation, vous comprendrez qu’il nous faut être particulièrement vigilants sur ces mécanismes. Le tiers réservataire que l’on fait payer est soit un acteur public, et c’est de l’argent public, soit une entreprise qui recourt à des mécanismes de défiscalisation très importants, et donc, à la fin, c’est aussi de l’argent public. Or les crédits de la politique publique de la petite enfance ont vocation à financer l’accueil des enfants dans de bonnes conditions, pas à rémunérer largement des commerciaux. Quand on confie à des structures gestionnaires le soin de prendre en charge un enfant et d’assurer son développement, mais que l’on garde une part conséquente du prix versé par l’entreprise au titre de la commercialisation, c’est autant d’argent en moins pour s’occuper de l’enfant. Cela peut avoir des conséquences gravissimes, la première étant le manque de moyens pour la structure gestionnaire.
J’aimerais donc que vous nous indiquiez très précisément, quand vous commercialisez ce type de berceau, quelle part revient à People and Baby ou à Crèches pour tous, et quelle part revient au gestionnaire.
M. Christophe Durieux. C’est un sujet sensible et important. La part que nous nous octroyons n’est pas fixe, car elle dépend de l’offre et de la demande. Tout d’abord, le gestionnaire n’a aucune obligation de nous vendre sa place à un prix que nous lui imposerions : il a la liberté d’accepter le prix ou de le refuser. Quand nous fixons le prix, nous cherchons à garder une marge pour payer l’équipe commerciale et nos frais de siège. Toutefois, notre préoccupation n’est pas de faire de la marge mais de rendre service à un réservataire plus gros, privé ou public, qui souhaite acheter trente places. Nous lui proposons l’ensemble du réseau, y compris les partenaires, et lui nous intègre dans un appel d’offres pour nous faire un prix d’achat le plus bas possible. Ensuite, nous pouvons avoir des prix assez élevés, que nous reproposons aux partenaires ; c’est de la discussion ponctuelle, à chaque place. S’il ne reste que deux places au partenaire et qu’il considère que notre prix est trop faible, il préférera attendre une offre d’un autre gestionnaire. C’est un marché libre, qui dépend de l’offre et de la demande, et certaines associations en sont satisfaites.
M. le président Thibault Bazin. Les associations qui sont venues témoigner devant notre commission nous ont expliqué que c’était un rapport de force : elles ont absolument besoin des tiers réservataires et dépendent de vous. Il faut que vous soyez clairs dans vos réponses à la rapporteure : selon vous, les prix ne sont pas fixés par vous mais par ceux qui répondent aux marchés, qu’ils soient publics ou privés, c’est bien cela ?
M. Christophe Durieux. Oui.
M. le président Thibault Bazin. C’est tout de même vous qui les revendez ensuite.
M. Christophe Durieux. Nous essayons de les vendre au mieux. Si une petite entreprise veut une place dans un endroit précis, on va pouvoir la lui vendre plus cher.
En revanche, dans un appel d’offres portant sur 100 places, quand tout le secteur privé répond en essayant de descendre le prix pour gagner le marché, celui-ci sera 40 % moins cher. Par la suite, quand nous voulons acheter ces places, nous subissons la négociation dont nous avons été les auteurs, qui se répercute sur le prix que nous proposons au gestionnaire. C’est donc vraiment du cas par cas. Le gestionnaire n’est absolument pas obligé d’accepter : s’il estime que le prix est trop bas, parce que nous nous sommes mal débrouillés dans notre vente de places à un client tiers, il peut nous répondre que cela ne l’intéresse pas et qu’il préfère attendre un autre client plus cher. C’est un marché libre, il n’y a pas de prix fixe.
Mme Odile Broglin. Je souhaite ajouter que c’est un modèle vertueux. Les associations ont longtemps vécu sans les réseaux de crèches, avec des subventions d’équilibre. L’évolution est donc positive : une association peut désormais accueillir un enfant à la demande d’une entreprise réservataire qui paiera 5 000, 6 000 ou 7 000 euros à l’année pour un berceau auquel elle ne pouvait accéder précédemment.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Vous dites que c’est un marché libre, or celui-ci est financé par de l’argent public. Qu’il s’agisse de négociation de gré à gré n’est pas une réponse acceptable, parce que l’argent public n’a pas vocation à financer de la commercialisation – même si je comprends bien qu’il en faut un peu. Ce qui est financé en principal par l’argent public, c’est l’accueil du jeune enfant. Vous comprenez donc que cette réponse ne peut pas être satisfaisante pour nous.
Je voudrais comprendre. Vous nous dites que quand vous candidatez à un marché, vous négociez un tarif avec vos entreprises et votre réseau de crèches partenaires. Dans le cadre de ce marché, une crèche de votre réseau partenaire peut refuser d’accueillir un enfant. Comment cela se passe-t-il ? Est-ce que, même dans le cadre d’un marché, le réseau partenaire ne prend pas l’engagement d’accueillir un enfant ? Cela arrive-t-il souvent ?
M. Christophe Durieux. Il n’y a pas d’engagement, car cela dépend des disponibilités du partenaire au moment où le salarié aura besoin d’une place. Des enfants arrivent tous les jours en crèche, en fonction de leur date de naissance, avec des cycles de départ tous les étés. Nous prenons l’engagement de proposer tout le réseau et de l’interroger au moment de la demande pour savoir s’il y a une place – d’où l’intérêt de disposer d’un réseau avec une offre importante. Nous proposons des choix multiples dans plusieurs villes : si nous n’avons pas de place dans la crèche qui est le premier choix du parent, on va lui proposer un deuxième choix. C’est notre maillage qui nous permet de ne pas décevoir le parent.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. J’insiste à nouveau : quelle est la part conservée par Crèches pour tous et quelle part revient à la structure gestionnaire ?
M. Christophe Durieux. Les parts diffèrent à chaque fois. Si vous voulez une moyenne, nous essayons, pour financer nos frais commerciaux et nos frais de siège, d’obtenir entre 2 500 et 3 000 euros. La marge entre le prix d’achat et le prix de revente représente nos frais commerciaux. C’est ce que nous visons mais nous ne l’atteignons pas souvent, parce que si on a vendu pas cher, on sait que le gestionnaire n’acceptera pas de s’aligner sur notre prix.
Depuis deux ans, nous faisons des offres plus précises à des entreprises. Nous leur proposons deux prix : si elles achètent chez People and Baby, le prix sera moins élevé que si elles choisissent – à la demande des parents – des places dans notre réseau partenaire, où le prix sera plus élevé, à 12 000 ou 13 000 euros.
Cela rejoint votre question sur la DSP, madame la rapporteure. Nous nous bagarrons pour avoir de la croissance en atteignant une taille significative nous permettant de proposer des prix mais, dans les faits, la qualité du service que l’on donne aux enfants est identique, quel que soit le type de crèches.
M. le président Thibault Bazin. Mme la rapporteure aura sûrement des questions sur la qualité mais j’en reviens à la moyenne de 2 500 à 3 000 euros. Pouvez-vous nous dire à combien elle s’élève au minimum et au maximum ? Pour être précis, vous avez parlé un peu plus tôt de 1 800 euros.
M. Christophe Durieux. Cela correspond au coût des commerciaux.
M. le président Thibault Bazin. Je comprends donc qu’il y a des frais de siège, même pour les structures que vous ne gérez pas.
M. Christophe Durieux. Il y a des frais de siège parce qu’il faut que les commerciaux aient des bureaux et des voitures.
M. le président Thibault Bazin. Le coût de commercialisation n’intègre donc que le coût des ressources humaines ?
M. Christophe Durieux. Oui, c’est le coût du salaire.
M. le président Thibault Bazin. C’est donc différent des frais de siège des structures en elles-mêmes.
M. Christophe Durieux. Oui, bien sûr.
M. le président Thibault Bazin. Cela peut aller de combien à combien ?
M. Christophe Durieux. Cela peut démarrer à 0 euro, par exemple avec un grand compte, et peut monter jusqu’à 4 000 ou 5 000 euros – mais c’est vraiment marginal.
M. le président Thibault Bazin. Vous arrive-t-il de vendre à perte, sans payer les commerciaux ?
M. Christophe Durieux. Oui, lorsqu’un grand compte achète en moyenne à 10 000 euros et que le gestionnaire ne veut pas vendre sa place à moins de 10 000 euros : cela fait donc une marge de 0 euro. Mais ce n’est pas grave, car le grand compte est globalement satisfait des trente places que nous lui proposons ; tant pis si nous ne gagnons pas d’argent avec les deux places de notre partenaire, par exemple, car nous gagnons notre part. Ce qui compte, ce n’est pas de tout rapatrier dans notre propre réseau pour optimiser la rentabilité mais de satisfaire le client dans toutes ses demandes, avec des parents satisfaits d’obtenir une place dans la crèche de leur choix.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Vous n’avez pas répondu à ma question sur l’augmentation très importante des frais de siège constatée par l’Igas.
Je souhaite également revenir sur le mécanisme du Cifam. Vous indiquez que votre prix de vente moyen s’élève à 15 000 euros. Ce montant correspond, selon vous, à la moyenne de ce qui est payé par vos entreprises réservataires dans le cadre de vos marchés. S’agit-il uniquement de la partie du tiers financeur ?
M. Christophe Durieux. Oui.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. J’aimerais également que vous répondiez à ma question sur les frais de siège. Je ne suis pas sûre non plus que nous en ayons fini avec la question des délégations de service public.
M. Christophe Durieux. Comme toutes les entreprises, nous cherchons à avoir des frais de siège les plus bas possible. Nous sommes passés de 13 % à 12,4 % en 2023. C’est un effort colossal compte tenu de notre croissance : quand vous embauchez 200 salariés en une année, vous devez recruter une personne pour faire les feuilles de paie supplémentaires chaque mois, ce qui augmente les frais de siège en valeur absolue. Toutefois, ce qui compte, c’est le ratio des frais de siège réels. Il s’agit d’être le plus efficient possible avec nos équipes pour réduire ce ratio. Idéalement, si l’on arrive à 11 % dans deux ans, nous aurons encore progressé. Il est essentiel pour toute entreprise de réduire au maximum ses frais de siège par le biais de la productivité et de l’informatique, afin de maîtriser les coûts.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Je crois que vous n’avez pas répondu sur la délégation de service public ni sur la maîtrise des coûts de fonctionnement. Afin que mes collègues puissent aussi librement s’exprimer, je vous poserai toutes mes questions relatives à la qualité d’accueil, et vous répondrez en préambule à la question sur les délégations de service public et la maîtrise des coûts de fonctionnement.
Pour commencer sur la qualité d’accueil, je voudrais citer un extrait d’un des ouvrages parus à l’automne dernier sur les conditions d’accueil des très jeunes enfants en crèche : « Non, le secteur privé n’a pas le monopole des drames et des maltraitances graves sur les enfants. Mais les centaines d’entretiens que nous avons menés nous ont en revanche confortés sur un point : ces dix dernières années, les principales alertes pour des suspicions de maltraitance, pour des accidents, pour des dysfonctionnements importants dans les crèches proviennent principalement du secteur privé lucratif. » Je vous laisserai réagir à cette citation.
La commission d’enquête n’a certes pas vocation à traiter des procédures pénales en cours, mais je ne peux pas vous avoir en face de moi sans vous interroger sur la mort dramatique d’un bébé dans une crèche de votre groupe à Lyon, en juin 2022. Il y a sans doute beaucoup de choses que vous ne pouvez pas nous révéler mais pouvez-vous néanmoins nous en dire quelques mots et surtout nous indiquer quels effets cela a eu au sein de votre groupe : y a-t-il eu un avant et un après ? Quels dispositifs avez-vous mis en œuvre pour éviter que de tels drames ne se reproduisent ? La question porte aussi sur les contrôles internes.
Pourriez-vous nous décrire votre politique de pilotage des établissements d’accueil de jeunes enfants (EAJE) et de management de vos personnels de direction ? Les rapports ainsi que les ouvrages parus à l’automne dernier font état d’un glissement d’une politique centrée sur la pédagogie vers la primauté de la commercialisation des places, soumettant les directrices d’EAJE à une pression constante pour réduire les coûts et remplir les berceaux. En moyenne, combien de temps un directeur ou une directrice de crèche reste au sein de votre groupe ?
Les crèches de votre réseau font-elles l’objet de contrôles inopinés de la part de la PMI ? Votre réseau étant réparti sur tout le territoire, observez-vous des différences de pratiques entre les différents départements quant au contrôle inopiné et au contenu des contrôles réalisés ?
Enfin, certaines PMI nous ont indiqué que l’obligation faite aux établissements d’accueil des jeunes enfants de leur déclarer tout changement de personnel n’était pas respectée. Y a-t-il, dans les établissements de votre groupe, une procédure permettant de veiller au respect de cette obligation légale et êtes-vous en mesure de vérifier que chaque directrice et chaque directeur de crèche s’en acquitte ?
M. Christophe Durieux. Nous répondons depuis plus de vingt ans à un grand nombre d’appels d’offres de délégation de service public, sans les sélectionner en fonction de leur intérêt. Nous considérons que nous devons proposer notre qualité d’accueil dans toutes les collectivités, quels qu’en soient la taille et le budget. Nous nous efforçons de proposer la meilleure qualité, mais le cahier des charges des DSP est très strict pour ce qui est des diplômes et de l’encadrement, et c’est notre délégant, c’est-à-dire la ville, qui décide du niveau de qualité, par exemple du niveau d’investissement humain.
Pour ce qui concerne le cahier des charges de l’alimentation, certaines DSP exigent jusqu’à 70 % de produits bio, alors que la part fixée par la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim) est de 20 %, et que notre réseau garantit depuis quinze ans 50 % de produits bio. Nous cherchons à optimiser le cahier des charges pour le mettre au niveau de notre qualité et, quel que soit le prix du marché emporté, nous délivrons le même niveau de qualité pour tous les enfants, dans un souci d’équité. Les enfants reçoivent également des cours d’anglais et de l’alimentation bio partout, quel que soit le prix. Qu’il s’agisse d’une crèche d’entreprise, d’une crèche du conseil régional, d’une crèche hospitalière, d’une micro-crèche ou d’une crèche de DSP, nous maintenons cette équité de traitement.
Quant au niveau de prix que nous parvenons à fixer dans les DSP, il dépend de ce que la commune est prête à y consacrer. Pour notre part, nous délivrons la même qualité pour tout le monde. C’est essentiel et je ne vois pas comment nous pourrions appliquer deux poids et deux mesures, car cette approche répond aux valeurs françaises de l’accueil public de la petite enfance
Mme Odile Broglin. Chaque fois que nous perdons un appel d’offres, nous demandons une analyse et, pour ce qui concerne les communes qui ont bien voulu nous répondre, nous avons perdu quarante appels d’offres en 2023 sur quarante-sept, parce que le prix que nous proposions était plus élevé que celui du gestionnaire retenu. Répondant beaucoup aux appels d’offres publics et retenus pratiquement pour tous les oraux, nous avons constaté que le critère prix n’est jamais le critère majoritaire, 60 % des critères correspondant à la qualité et 40 % au prix.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez cependant perdu à cause du prix ?
Mme Odile Broglin. Exactement.
M. le président Thibault Bazin. Vous en déduisez que vous étiez à peu près au même niveau que les autres en termes de qualité ?
Mme Odile Broglin. Comme l’a dit Christophe Durieux, nous proposons toujours la même qualité. Notre offre correspond à nos critères.
M. le président Thibault Bazin. Ce n’était pas la question.
Mme Odile Broglin. Nous répondons toujours avec les mêmes critères de qualité, qui sont jugés plus ou moins favorablement.
M. le président Thibault Bazin. Cela signifie que vous proposez la même qualité que vos confrères.
Mme Odile Broglin. Non. Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comment pouvez-vous dire que le critère qualité l’emporte sur le critère prix et que vous n’êtes pas retenus en raison du prix, mais que vous n’êtes pas à égalité pour le critère qualité ?
Par ailleurs, pour ce qui concerne les délégations de service public, et au risque d’être un peu caricaturale, la qualité peut-elle être la même pour des berceaux que la collectivité est prête à payer respectivement 5 000 et 10 000 euros – à moins que les 5 000 euros d’écart ne soient du bonus, et donc pas nécessaires au fonctionnement de la structure ? On lit beaucoup de choses à propos des délégations de service public et je n’incrimine pas les gestionnaires, mais la définition du cahier des charges est centrale. Ne vous êtes-vous jamais dit que vous ne pouviez pas accepter les conditions fixées et n’avez-vous jamais refusé de candidater parce que l’équilibre économique proposé pour un contrat n’était pas tenable ?
M. Christophe Durieux. Nous ne refusons pas de candidater, mais nous le faisons avec notre prix. Comme vous l’a dit Odile, quarante délégations nous ont répondu que nous étions trop chers. Nous avons une très bonne note pour la qualité d’accueil, mais une note qui nous fait perdre pour le prix, qui est trop cher. Dans la majorité des DSP que nous perdons, l’échec tient au prix, que nous nous efforçons de maintenir pour garantir notre qualité.
M. le président Thibault Bazin. La rapporteure relevait que vous vendez tantôt à 10 000 euros et tantôt à 5 000 euros. À ce que nous comprenons, les entreprises et les employeurs publics, administration de l’État ou collectivités, n’achètent donc pas tous au même prix dans la même crèche ?
Mme Odile Broglin. C’est vrai. Dans une même crèche, des réservataires paient des prix différents.
M. le président Thibault Bazin. Cela a-t-il un impact sur la qualité ?
Mme Odile Broglin. Cela n’a pas d’impact sur la qualité. L’offre est la même. Nous n’allons pas traiter un enfant différemment dans une crèche parce que son réservataire paie plus ou moins cher.
M. le président Thibault Bazin. Et sur les autres questions de Mme la rapporteure ?
Mme Odile Broglin. Pour ce qui concerne la supposée maltraitance, le rapport de l’Igas est plus équilibré que ce que présentent les livres et les reportages qui évoquent cette question, et va bien au-delà du clivage entre le public et le privé ou l’associatif.
Je suis garante de la qualité de l’accueil et je suis sur le terrain tous les jours. S’il y a des défauts – car, comme je l’ai dit dans mon préambule, tout n’est pas rose tous les jours –, nous les identifions, les corrigeons et établissons des plans d’action. Nous avons d’ailleurs collaboré récemment avec l’Igas au nouveau référentiel qualité.
Nous appliquons des procédures très strictes, que nos professionnelles connaissent et s’engagent à appliquer. Elles sont en permanence en formation continue. Nous possédons notre propre organisme de formation, procédons à des audits et définissons des plans d’amélioration pour que les incidents et accidents soient aussi peu fréquents que possible.
Quant au meurtre que vous évoquez, l’amalgame avec les difficultés du secteur me gêne. Cet événement a été un choc, un tsunami, et j’ai tous les jours une pensée pour cette petite fille et pour sa famille. Nous n’avons pas attendu ce drame pour travailler sur la bienveillance dans le secteur de la petite enfance.
Il y a évidemment un avant et un après. Nous avons décidé, à partir de juin 2022, qu’il y aurait à tout moment deux professionnelles, y compris dans les micro-crèches, ce qui est une mesure forte. Nous avons encore renforcé nos procédures de recrutement, avec au minimum deux entretiens en physique et un questionnaire relatif aux connaissances psychosociales, avec l’appui de nos psychologues. Nous avons également décidé, dans un souci de qualité – qui a un coût –, de mutualiser une référente technique sur deux micro-crèches seulement, alors que la loi nous autorise à lui en confier un plus grand nombre. Nous avons également décidé, alors que la loi ne l’impose pas, que nos professionnels devraient avoir un diplôme – ce qui était le cas de la meurtrière.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous n’avez pas répondu à ma question qui portait sur la nature des contrôles opérés par les PMI. Faites-vous l’objet de contrôles inopinés et constatez-vous des différences selon les territoires ?
Vous n’avez pas non plus répondu à propos de l’obligation légale d’information des PMI en cas de changement de personnel et des dispositifs que vous avez déployés pour vous en assurer.
Mme Odile Broglin. Je pilote au quotidien le réseau, avec l’aide d’une équipe, et nous formons nos directions de crèche, issues de formations d’infirmière, de puéricultrice ou d’éducatrice, au management d’une équipe. À leur arrivée, elles bénéficient d’un plan d’accompagnement et de tout un processus d’intégration, puis de formations au management pour être plus à l’aise dans leur poste. Comme vous l’avez également évoqué, elles doivent aussi être gestionnaires, car la PSU impose de savoir piloter un taux de facturation ou de présence réelle, et gérer des plannings. C’est un métier difficile et nos directions de crèche sont accompagnées par des « responsables opérationnelles » locales, qui gèrent quinze structures et sont leurs managers de proximité.
M. le président Thibault Bazin. Qu’en est-il du turnover et des contrôles inopinés ?
Mme Odile Broglin. Depuis le meurtre, nous avons écrit à toutes les PMI pour leur demander de nous contrôler et de venir voir ce qui se passe dans nos crèches. Nous avons fait l’objet l’année dernière de 275 contrôles, dont la moitié étaient inopinés, sur environ 600 crèches. Nous souhaitons que toute personne qui le souhaite vienne contrôler nos crèches, car ce regard est toujours intéressant.
Nous pratiquons aussi des autocontrôles, que la direction de nos crèches est incitée à faire une fois par an au minimum, en se fondant sur la grille de contrôle de la PMI. Les directions des crèches consacrent environ 30 % de leur temps à l’administratif, mais ce n’est pas lié au privé, car il en va de même pour les crèches publiques. Nous devons les accompagner pour qu’elles puissent tout mener de front, qu’il s’agisse de la pédagogie, des relations avec les parents, du taux d’occupation ou de la gestion du bâtiment. C’est un métier difficile, je peux en témoigner.
Nous avons une procédure qui demande à nos équipes de remettre aux PMI les documents pertinents en cas de changement de personnel. Si vous posez la question, c’est qu’il a pu arriver que cela ne se soit pas fait, ou pas assez vite, mais nous avons une procédure qui oblige nos directions de crèche et nos responsables opérationnelles à mettre à jour la composition des équipes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quelle est la durée moyenne que passe une directrice ou un directeur de crèche au sein de votre groupe ou dans sa structure ?
Mme Odile Broglin. Nous avons beaucoup travaillé sur la fidélisation de nos professionnelles, car le métier est tendu et nous avons intérêt à les retenir. Pour la direction des crèches, le taux de fidélité et de 90 %, soit 10 % de turnover – même si nous n’aimons pas ce terme.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Cela signifie que, chaque année, 10 % des directrices de crèche quittent leurs fonctions ?
Mme Odile Broglin. Oui.
M. le président Thibault Bazin. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Madame Broglin, monsieur Durieux, je vous remercie d’être présents en tant que cofondateurs de l’entreprise. Nous avons en effet auditionné ce matin certains de vos concurrents dont les fondateurs ne s’étaient pas sentis concernés par cette audition.
Mes questions portent d’abord sur l’organisation juridique de votre activité. Vous nous avez décrit tout à l’heure quelque chose d’assez simple : outre une société, People and Baby, vous avez précisé, en réponse à la question du président relative à l’immobilier, qu’il existait une SCI, dont vous étiez également actionnaires et qui était concernée par 6 % des loyers payés par le groupe People and Baby.
Je crains cependant que les choses soient un peu plus complexes. Ainsi, je croyais que Crèches pour tous, entité juridique dont nous parlons depuis le début de cette audition, était une association fondée par People and Baby. Cette association existe-t-elle ou n’existe-t-elle plus ? Y a-t-il eu une association Crèches pour tous, dans la création de laquelle vous avez eu une responsabilité directe ou indirecte ? Pourrez-vous nous décrire les relations commerciales, les transactions financières de cette association – qu’elle exerce encore son activité ou qu’elle ne l’exerce plus – avec People and Baby, les entreprises réservataires et les parents ?
Par ailleurs, nous avons bien compris, lors des auditions précédentes, que nous n’obtenions de réponse qu’aux questions que nous posions. Je pose donc la question : au-delà de Crèches pour tous, de People and Baby et de la SCI évoquée, existe-t-il d’autres entités juridiques dont vous êtes actionnaires et qui ont un lien quelconque avec les activités de la petite enfance ? Si c’est le cas, merci de nous donner la liste de ces sociétés, associations ou autres.
M. Christophe Durieux. Nous pouvons entrer un peu plus dans le détail de l’organisation juridique, qui est cependant assez simple : au-dessus de la société historique dénommée People and Baby, on trouve le groupe qui porte nos investissements, essentiellement à l’étranger.
M. le président Thibault Bazin. Quel en est le nom ?
M. Christophe Durieux. Groupe People and Baby.
M. le président Thibault Bazin. Il a donc le même nom ?
M. Christophe Durieux. Tout à fait : Groupe People and Baby SAS.
M. le président Thibault Bazin. La structure comporte donc une société par actions simplifiée (SAS) au-dessus.
M. Christophe Durieux. C’est ça.
M. le président Thibault Bazin. Il faut clarifier.
M. Christophe Durieux. Le groupe est au-dessus de la SAS.
M. le président Thibault Bazin. Quelle est la structure juridique de chacune de ces structures ?
M. Christophe Durieux. Les deux sont des SAS. Ou peut-être y a-t-il une société anonyme (SA) et une SAS.
M. le président Thibault Bazin. Les deux sociétés ont donc le même nom ?
M. Christophe Durieux. Tout à fait.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Qui est actionnaire de qui ?
M. Christophe Durieux. Dans la société de tête, il n’y a que nous deux, et le groupe possède à 100 % toutes les sociétés qui se trouvent en dessous.
M. le président Thibault Bazin. Et quelles sont toutes ces sociétés ?
M. Christophe Durieux. Il y a, par exemple, une société qui héberge les micro-crèches, dénommée Microbaby. Quant à Crèches pour tous, ce n’est pas une société, mais une marque de distribution de places de crèche, avec une équipe commerciale propre.
M. le président Thibault Bazin. Et à qui appartient cette marque ?
M. Christophe Durieux. À People and Baby, bien sûr, à 100 %.
M. le président Thibault Bazin. À la SAS du dessus ou à celle du dessous ?
M. Christophe Durieux. Historiquement, nous avons dû créer Crèches pour tous avant la constitution du groupe au-dessus. Elle doit donc appartenir à People and Baby. Toutefois, je le répète, il s’agit d’une marque, et non pas d’une société. Il n’y a donc pas de bilan séparé.
M. le président Thibault Bazin. Pour être clair, il y a donc une SAS dénommée People and Baby puis, en dessous, une autre SAS People and Baby et, en dessous encore, plusieurs sociétés, dont Microbaby, que vous avez cité, pour les micro-crèches.
M. Christophe Durieux. C’est ça. On nous demande parfois de créer des sociétés ad hoc le temps d’une délégation de service public. Nous avons ainsi une myriade de petites sociétés correspondant chacune à une délégation, en fonction du cahier des charges, car certaines villes demandent de créer des sociétés. Tout cela figure dans un organigramme juridique. On y trouve également des sociétés que nous avons rachetées voilà trois ou quatre ans et que nous n’avons pas encore tupées. Nous cherchons en effet à simplifier l’organigramme juridique.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous traduire le terme « tupé » ? Il n’est pas certain que tout le monde ici soit spécialiste du tupage – mot tiré de la transmission universelle de patrimoine (TUP).
M. Christophe Durieux. Lorsque nous rachetons une société, nous rachetons 100 % des titres et elle devient donc une filiale à 100 % mais, pour nous, c’est encore une société séparée à gérer, ce qui impose de sortir encore un bilan supplémentaire. Dès que nous pouvons, donc, nous tupons, c’est-à-dire que nous fusionnons les deux structures pour n’avoir qu’un seul bilan à gérer. Au fur et à mesure des acquisitions que nous avons faites en France, il se peut qu’il y ait eu dans notre organigramme, voilà deux ans, une dizaine d’autres sociétés rachetées récemment et que ce nombre soit passé cette année à quinze.
M. le président Thibault Bazin. Pourriez-vous nous nous en donner la liste ?
M. Christophe Durieux. Bien sûr. C’est l’historique des rachats qui figure dans l’organigramme juridique.
Mme Odile Broglin. Pour être exhaustive, je précise que nous disposons d’un organisme de formation interne, qui a une forme associative, Enfance pour tous.
M. le président Thibault Bazin. Et qui se trouve donc sous la SA ?
Mme Odile Broglin. Non.
M. le président Thibault Bazin. C’est une association déconnectée de tout ?
Mme Odile Broglin. Oui.
M. le président Thibault Bazin. Et dont vous êtes présidente ?
Mme Odile Broglin. C’est l’entité juridique de notre organisme de formation, dont je suis présidente, certifié Qualiopi et qui héberge nos formateurs.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Enfance pour tous n’a donc pas d’autres activités que la formation professionnelle ?
Mme Odile Broglin. Dans le cadre de délégations de service public, Enfance pour tous peut être amenée à gérer des crèches et d’autres types d’établissements.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez donc une association qui gère des crèches ?
Mme Odile Broglin. Oui. Elle gère des crèches et des relais d’assistantes maternelles – des entités juridiques.
M. le président Thibault Bazin. Pourquoi passer par cette association plutôt que par la SAS ? Vous nous dites que votre organisation est très simple, mais au fil de vos réponses, cela devient de plus en plus complexe. Est-ce pour des raisons fiscales ?
M. Christophe Durieux. Absolument pas, c’est pour des raisons politiques. Voilà déjà quinze ans, après avoir entendu, pendant sept ou huit ans, des collectivités nous dire qu’au vu de notre travail elles seraient contentes de contracter avec nous, mais qu’elles ne pouvaient pas attribuer un marché public à une société privée et qu’elles pourraient toutefois le faire si nous étions une structure associative, nous nous sommes demandé ce qui nous empêcherait de disposer d’une telle structure et nous avons donc créé notre association, qui est devenue notre organisme de formation et gère en moyenne vingt-cinq crèches.
M. le président Thibault Bazin. C’est donc une association à but non lucratif.
M. Christophe Durieux. Oui, une association à but non lucratif.
M. le président Thibault Bazin. Quels sont ses liens avec le groupe ?
M. Christophe Durieux. C’est simple : la gestion est déléguée au groupe.
M. le président Thibault Bazin. L’association gagne le marché et délègue la gestion au groupe ?
M. Christophe Durieux. Les collectivités le savent parfaitement, puisqu’elles demandent, dans le cadre de l’appel d’offres, un statut associatif.
Ce statut a aussi l’avantage de permettre de conserver la convention collective associative, à laquelle les salariés sont d’ailleurs très attachés. Depuis vingt ans, nous appliquons douze conventions collectives dans le groupe, car nous avons toujours conservé les conventions collectives historiques de tous nos salariés. Nous le faisons volontairement car nous considérons que leur historique est important et que ce n’est pas parce qu’ils changent de gestionnaire au gré des appels d’offres qu’ils devraient subir une résiliation de leur convention collective, comme nous aurions droit de le faire au bout d’un certain temps.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Le climat de nos échanges est cordial, mais je remarque que vous m’avez d’abord présenté Enfance pour tous comme un organisme de formation professionnelle et qu’il a fallu que je relance la question pour que vous m’expliquiez qu’en fait, cet organisme gère des crèches. Étant donné que j’ai encore d’autres questions à vous poser, pourrions-nous, dans la suite de la discussion, éviter ce jeu de cache-cache et pourriez-vous répondre d’une façon plus transparente aux questions ?
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Martinet a raison : vous répondez sous serment.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je voudrais plus de détails sur Enfance pour tous. Quel est le chiffre d’affaires de cette association ? Combien de délégations de service public a-t-elle remportées ? Je ne doute pas que les collectivités concernées soient au courant, mais il serait intéressant d’avoir quelques exemples concrets de municipalités dans lesquelles ces délégations sont gérées par un groupe privé derrière cette façade associative.
Je souhaiterais également plus de détails sur le lien financier entre cette association et People and Baby. Vous nous avez dit que People and Baby assurait la gestion pour Enfance pour tous, mais je voudrais en savoir un peu plus. Quelle est la transaction ? Par qui sont employés les salariés ? Quelle est la rentabilité de cette crèche et où va-t-elle ?
M. Christophe Durieux. Nous vous communiquerons précisément ces éléments. Je ne connais pas directement le chiffre d’affaires d’Enfance pour tous.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous une fonction dans cette structure ?
M. Christophe Durieux. Oui. J’en suis trésorier.
M. le président Thibault Bazin. Le trésorier devrait connaître les comptes.
M. Christophe Durieux. Franchement, non. Nous ne nous occupons pas du tout d’Enfance pour tous.
M. le président Thibault Bazin. Vous en déléguez le suivi financier ?
M. Christophe Durieux. Il entre dans le traitement des 600 crèches qui sont gérées de la même façon. Les feuilles de paie, par exemple, sont établies par un service de paie qui emploie une douzaine de collaborateurs et où il doit y voir une personne qui fait les paies d’Enfance pour tous.
M. le président Thibault Bazin. En fait, toute cette organisation est très transparente.
M. Christophe Durieux. Bien sûr.
M. le président Thibault Bazin. Transparent, au sens où l’association est transparente avec la société…
M. Christophe Durieux. C’est obligatoire. Nous avons des commissaires aux comptes qui auditent tous les ans l’ensemble et qui valident les comptes de l’association.
M. le président Thibault Bazin. De combien de crèches parlons-nous ?
M. Christophe Durieux. Vingt-cinq ou vingt-huit, je ne sais plus par cœur. Il existe aussi un système de portage de salariés quand la ville concernée nous le demande. Nous sommes transparents à cet égard pour les collectivités et nous répondons à leurs demandes.
M. le président Thibault Bazin. Et tout cela est tarifé ? Entre l’association et la société, le lien est assez transparent.
M. Christophe Durieux. Obligatoirement.
M. le président Thibault Bazin. C’est une question d’interprétation ! Refacturez-vous à l’association, ou est-ce du non-dit ?
M. Christophe Durieux. La gestion des feuilles de paie fait l’objet d’une convention.
M. le président Thibault Bazin. Ce sont en quelque sorte des frais de siège refacturés à l’association gestionnaire.
M. Christophe Durieux. L’association n’a pas vocation à percevoir des frais de siège en doublon.
M. le président Thibault Bazin. La CAF a-t-elle fait des contrôles sur pièces ?
M. Christophe Durieux. Bien sûr. Ce sont des crèches comme les autres, qui sont contrôlées aussi souvent que nos autres crèches.
Mme Odile Broglin. Puisque vous avez demandé un exemple, je citerai celui de la ville de Guilers, en Bretagne, dont le maire souhaitait, politiquement, travailler avec une association. Vous pourrez l’interroger à propos de la transparence.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je n’ai pas encore tout compris. Pouvez-vous nous donner un exemple de délégation ? Imaginons que, dans la ville que vous venez de citer, l’association Enfance pour tous ait candidaté et remporté la délégation. Que se passe-t-il ensuite ? La crèche est tenue par des salariés d’Enfance pour tous, mais c’est le service des paies de People and Baby qui édite les fiches de paie ? Expliquez-nous très concrètement, comment ça marche.
Mme Odile Broglin. Les salariés sont salariés de l’association Enfance pour tous, dans le cadre notamment de la convention collective nationale des centres sociaux (Snaecso), tandis que le back-office et les fonctions support sont assurés par People and Baby et Enfance pour tous. Nos collaborateurs du siège peuvent travailler pour l’une ou l’autre entité.
M. William Martinet (LFI-NUPES). La CAF verse des subventions à l’association Enfance pour tous. Est-ce dans le cadre de prestations de People and Baby pour l’association que l’argent vous remonte ?
Mme Odile Broglin. La caisse d’allocations familiales apporte un complément PSU à la participation des familles, et c’est tout.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’ai bien compris, mais je m’interroge sur le lien financier entre Enfance pour tous et People and Baby. Est-il en rapport avec des prestations ? Vous avez cité les fiches de paie, mais en quoi consiste plus précisément le back-office ? Disons très franchement le soupçon qui existe : c’est que la facturation de prestations de la part de People and Baby puisse être disproportionnée par rapport à la réalité et que ce soit un moyen de vous assurer une rentabilité importante. Expliquez-nous en quoi consiste le back-office qui justifie que l’association Enfance pour tous paie People and Baby pour des prestations avec, en grande partie, de l’argent de la CAF.
Mme Odile Broglin. Le back-office comporte beaucoup de choses : la coordination – j’ai parlé tout à l’heure des responsables opérationnelles qui pilotent, managent les crèches Enfance pour tous comme les crèches People and Baby –, les formations à l’anglais que nous proposons aux équipes, d’Enfance pour tous ou de People and Baby, là aussi, des formations pédagogiques ou encore de la maintenance. Tout cela n’est possible que grâce à la force du groupe People and Baby.
M. le président Thibault Bazin. Pourrez-vous nous transmettre des comptes de structures gérées par l’association et chiffrer les « frais de siège » ?
M. Christophe Durieux. Ils sont très concurrentiels. Une association qui a quelques crèches aurait un ratio bien supérieur si elle devait payer des frais de siège propres – il faudrait une personne pour la paie, par exemple – et elle ne bénéficierait pas de la force du groupe en matière d’achats, qui nous permet d’avoir du bio, grâce à nos volumes, à un prix raisonnable. Une association ne pourrait jamais avoir, seule, des prestations de la même qualité.
M. le président Thibault Bazin. La question de la facturation est très intéressante, y compris sous l’angle des deniers publics. Le taux que vous pratiquez est, grosso modo, de 12 % pour un coût moyen de 24 000 euros : est-ce bien cela ?
M. Christophe Durieux. Il s’agit de DSP : le coût est variable. Il faudrait regarder DSP par DSP.
M. le président Thibault Bazin. Mais le taux est-il toujours de 12 % ?
M. Christophe Durieux. Oui, cela correspond à nos frais de siège, en coûts globaux.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Si j’ai bien compris, il n’y a pas plus de 12 % ou 12,5 % du budget de l’association Enfance pour tous qui est versé à People and Baby : cela ne va pas plus loin ?
M. Christophe Durieux. Oui, il y a des frais de siège, qui sont proportionnels au nombre de berceaux et dépendent de la même clef de répartition que dans les crèches People and Baby, ce qui est logique.
Pour chaque crèche – je ne sais pas si c’est vrai ailleurs –, nous demandons aux commissaires aux comptes une certification, qu’il s’agisse de petites structures associatives regroupant quelques crèches ou de nos crèches et micro-crèches. Nous en faisons un point d’honneur. Les contrôles des commissaires aux comptes coûtent entre 1 800 et 2 000 euros. Ils ont lieu chaque année, pour toutes nos crèches.
M. le président Thibault Bazin. En même temps, quand on touche plus de 25 000 euros d’argent public par structure, on est tenu de respecter un certain nombre de règles.
M. Christophe Durieux. Il n’y a pas d’obligation en la matière : nous faisons cet effort volontairement, et nous communiquons les résultats aux CAF.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je passe à un sujet différent. Il y a un peu plus de quinze ans a commencé une affaire de licenciements abusifs pour discrimination syndicale au sein de People and Baby qui, malheureusement, vient seulement de se conclure. Cette affaire concerne une crèche parisienne qui, si je ne me trompe pas, était en gestion associative avant d’être reprise par People and Baby : l’évolution des méthodes de management liée au changement de gestionnaire a provoqué un mouvement social, et le licenciement de plusieurs jeunes femmes a eu lieu dans ce cadre. Je tiens, d’une certaine façon, à leur rendre hommage, parce qu’elles ont sans doute été les premières lanceuses d’alerte, il y a quinze ans, quant à la privatisation de la petite enfance. Elles ont contesté leur licenciement devant les prud’hommes, qui leur ont donné satisfaction – ils ont reconnu la discrimination syndicale –, mais le groupe People and Baby s’est engagé dans ce que j’ai du mal à appeler autrement qu’une forme d’acharnement judiciaire, puisque toutes les voies de recours possibles ont été utilisées, jusqu’à la Cour de cassation, et que l’affaire dure depuisquinze ans.
Des jeunes femmes se sont ainsi trouvées menacées de devoir rembourser les sommes qu’elles avaient perçues à la suite du jugement des prud’hommes, ce qui les aurait mises dans une très grande difficulté financière, tout cela pour que la Cour de cassation leur donne finalement raison – la discrimination syndicale a bien été reconnue. Pourquoi un tel acharnement contre ces anciennes salariées de People and Baby ? Par ailleurs, qu’avez-vous changé dans votre management et votre organisation pour vous assurer que de tels faits, de discrimination syndicale, qui sont graves, ne se reproduisent plus ?
M. Christophe Durieux. Cette affaire, vous l’avez souligné, remonte à quinze ans. L’entreprise en avait alors cinq : nous avions une petite culture des relations avec les partenaires syndicaux et peu de salariés. Sur le fondement d’une loi de M. Sarkozy qui permettait à des syndicats minoritaires de s’autoélire, une collaboratrice membre de la CNT, la Confédération nationale du travail, s’est autoélue et est devenue un partenaire social. Nous avions la possibilité de dire non et d’organiser des élections, mais nous lui avons souhaité la bienvenue : nous n’avions pas de syndicats, et nous avons considéré que ce commencement en la matière, qui était normal pour des raisons de nombre, était formidable. Nous avons donc accueilli avec beaucoup de bienveillance cette personne de la CNT, qui s’était autoélue sur la base de la nouvelle loi.
Ensuite, les relations se sont rapidement dégradées, car nous avons pris peur en raison de la démission, en quelques mois, de trois ou quatre directrices d’affilée, qui n’arrivaient pas à piloter une professionnelle en particulier ainsi que trois autres. Nous avions de bons rapports avec elles, mais elles mettaient au vote toutes les décisions des directrices pour savoir si elles devaient les appliquer. Nous nous sommes aperçus que les conditions d’hygiène et de sécurité n’étaient pas respectées, parce que les directrices n’arrivaient pas à l’obtenir, et nous nous sommes dit que notre rôle premier était de protéger les enfants. Nous avons donc décidé de nous séparer, d’un coup, de quatre professionnelles. C’était le premier sujet social que nous avions à traiter, alors que nous avions déjà une trentaine ou une quarantaine de crèches, et nous avons découvert à marche forcée les relations syndicales et sociales. Celles-ci ont été un peu tendues : nos bureaux parisiens ont notamment été envahis pendant quarante-huit heures. Pour nous, néanmoins, l’élément principal était de préserver l’intégrité de la crèche.
L’affaire a effectivement duré très longtemps. Nous avons été condamnés en première instance, puis ce sont les professionnelles en question qui l’ont été. Comme vous l’avez dit, le jugement a été cassé et l’affaire va donc repartir en appel, vraisemblablement. Nous souhaiterions qu’elle se termine à l’amiable, car c’est une très vieille histoire et nous avons de très bons rapports avec tous les syndicats. Nous faisons un métier qui est dans l’humain et, surtout, nous sommes une entreprise familiale qui n’est absolument pas contre les syndicats. Cet épisode a été très formateur : il nous a beaucoup apporté en ce qui concerne les relations avec les partenaires sociaux, mais ce fut un moment un peu dur, un baptême du feu un peu difficile.
Mme Odile Broglin. Il s’agissait d’une halte-garderie faisant l’objet d’une délégation de service public avec la ville de Paris, laquelle a renouvelé trois fois sa confiance à People and Baby, malgré cette difficulté.
Mme Anne Bergantz (Dem). Un groupe nous a fait remonter la répartition, dans les grandes lignes, du coût de revient des berceaux dans le cadre d’une DSP. Vous nous direz si vous êtes d’accord avec les chiffres qui nous ont été donnés : 33 % au titre de la PSU, 21 % pour les familles et 46 % pour les tiers réservataires, soit, compte tenu du prix de revient que vous avez indiqué – 24 258 euros par berceau –, 11 158 euros.
Ce groupe, que nous avons auditionné ce matin, disait avoir très peu de DSP, car il n’acceptait pas des prix de revient par berceau inférieurs à un certain montant, qui est de 5 000 euros. Vous avez indiqué qu’un quart de vos berceaux faisait l’objet d’une DSP, ce qui est significatif. Suivez-vous une règle dans le cadre des marchés portant sur des DSP, c’est-à-dire avez-vous un prix minimum en dessous duquel vous ne voulez pas aller ? Quel est, dès lors, le montant, et pouvez-vous préciser s’il inclut ou non le loyer ? Les conditions des DSP peuvent, en effet, être différentes selon les cas.
Je reviens sur l’achat de places de crèches à des partenaires, notamment associatifs, pour le compte d’entreprises, ce qui est, d’après ce que je comprends, le travail de Crèches pour tous. Nous entendons des choses un peu différentes selon les auditions. Vous avez dit qu’il s’agissait d’un marché libre, ce que je peux entendre, et vous avez également évoqué une marge allant de 2 500 à 3 000 euros, voire, au maximum, 4 000 euros. On nous a dit que le chiffre pouvait varier du simple au double – il pourrait atteindre, par exemple, 6 000 euros pour une facturation de 12 000. Je ne dis pas que cela concerne vos crèches, mais que cela peut arriver. Est-ce le cas pour People and Baby ?
Vous avez décidé qu’il y aurait deux professionnelles dans vos micro-crèches quel que soit le nombre d’enfants accueillis, alors que la loi ne vous y oblige pas, ce qui est vrai. Avez-vous, cependant, diminué l’amplitude horaire pour des raisons de rentabilité ?
M. Christophe Durieux. S’agissant de Crèches pour tous, le prix moyen est d’environ 3 000 euros. La répartition qui est faite permet de couvrir l’ensemble des coûts commerciaux et des frais de siège et correspond à la plus-value économique apportée à des équipes qui n’ont pas de force de vente, de capacité de contacter des employeurs et de faire tout un travail de prospection et d’éducation autour du dispositif du crédit d’impôt.
Nous ne faisons pas d’exceptions qui se traduiraient par des prix déconnectés de la réalité ou des marges énormes. Le gestionnaire accepte ou refuse le prix : il n’a aucune obligation d’accepter ce que nous lui proposons, essentiellement en fonction du prix de vente auprès des employeurs.
Mme Anne Bergantz (Dem). Les montants que j’évoquais ne peuvent donc pas aller du simple au double ? Pouvez-vous répondre par oui ou non ?
M. Christophe Durieux. Non, ils ne peuvent pas aller du simple au double.
Mme Odile Broglin. Vous avez également posé une question sur la présence de deux professionnelles à tout moment dans nos micro-crèches. C’est un minimum, bien sûr, et nous n’avons pas réduit les horaires en théorie. Il arrive, néanmoins, dans des secteurs très tendus ou en raison de l’absentéisme, qu’une professionnelle ne vienne pas travailler. Dans ces cas-là, en raison d’un manque de personnel, il peut arriver qu’on réduise ponctuellement les horaires, mais nous mettons tout en œuvre pour que les crèches restent ouvertes onze heures par jour en moyenne.
Mme Anne Bergantz (Dem). Vous n’avez pas répondu à ma première question. Quel est le prix en dessous duquel vous ne voulez pas aller ? Par ailleurs, quel est le niveau moyen des prix par berceau que vous facturez dans le cadre des DSP, selon qu’il y a un loyer à payer ou non ?
M. Christophe Durieux. Je ne connais pas la stratégie des autres acteurs.
M. le président Thibault Bazin. Répondez pour vous.
M. Christophe Durieux. Nous ne pouvons pas dire qu’il existe un prix minimum. De toute façon, le prix n’est pas connu : c’est nous qui le fixons au niveau que nous voulons. Une ville lance un appel d’offres, reposant sur un cahier des charges qui ne comporte pas de prix minimum. Nous fixons notre prix selon le niveau de qualité que nous souhaitons. Nous avons ainsi perdu cinquante DSP l’année dernière en raison de prix trop élevés.
M. le président Thibault Bazin. Ne mélangeons pas deux sujets : celui des DSP et celui des berceaux pour les collectivités locales et les administrations publiques. Là vous avez forcément un prix minimum, en dessous duquel vous vous dites que vous n’irez pas.
M. Christophe Durieux. Non, on ne nous impose pas un prix.
M. le président Thibault Bazin. D’accord, mais qu’en est-il quand tel ministère dit qu’il veut réserver cent places ?
M. Christophe Durieux. Il ne nous donne pas de prix. C’est à nous d’en décider. Nous déterminons le prix que nous souhaitons : il n’est pas fixé dans le cahier des charges. Le but de l’appel d’offres est justement d’avoir le meilleur prix. La présentation selon laquelle un prix serait annoncé par le client est fausse : il s’agit d’appels d’offres. C’est nous qui décidons du prix et le jeu de concurrence fait ensuite que nous remportons ou non l’appel d’offres – il y a aussi la question de la qualité de l’offre qui joue.
M. le président Thibault Bazin. On nous dit qu’un acteur n’y va pas parce que le prix est trop bas.
M. Christophe Durieux. Je ne vois pas comment : qui fixerait le prix ? Ce sont des appels d’offres.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je reprécise les choses. Il est question d’un groupe qui s’interdit de répondre en dessous d’un prix qu’il considère, quant à lui, absolument compatible avec la qualité de l’offre. Il y a bien un moment où, vu ce que vous nous avez dit, il existe un prix en dessous duquel vous ne pouvez pas aller, pour une DSP, dans le cadre de votre réponse.
M. Christophe Durieux. Nous ferons une offre comportant un prix. Ensuite, nous serons peut-être sélectionnés dans le cadre d’une short list, comportant un autre prestataire, pour un oral. Là, les acheteurs nous diront qu’il faut baisser notre prix et c’est peut-être à ce moment-là, pour répondre à votre question, que nous dirons que nous ne baisserons pas le prix ou alors que nous accepterons de le baisser un peu, mais pas en dessous de notre prix de revient, en effet.
M. le président Thibault Bazin. Vous n’allez donc pas en dessous de quel prix ? Je relaie la question d’Anne Bergantz, qu’elle vous a déjà posée plusieurs fois.
M. Christophe Durieux. Cela dépend de la redevance, du loyer et du cahier des charges. On ne peut pas dire, par exemple, que c’est 5 000 euros. Chaque délégation de service public est différente. Il y a parfois une très grosse redevance à payer, pour les loyers, pour la ville ou pour l’hôpital, alors qu’il n’y a pas de loyer dans d’autres cas. Nous pouvons décider de ne pas baisser le prix pour préserver la qualité, même si nous avons déjà fait des efforts, parce que nous nous sommes dit que nous avions déjà trois crèches dans une ville et qu’une quatrième serait dès lors plus facile à gérer qu’ailleurs, où il serait un peu plus compliqué de s’implanter pour des raisons de coordination, de ressources et de frais de livraison, lesquels seraient plus élevés. C’est aussi une question de maillage – en cas de synergies locales, nous pouvons faire des efforts, mais pas ailleurs –, de relation avec les équipes lors de la visite de la crèche et d’envie ou non de faire un prix. C’est libre, encore une fois.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons compris que nous n’aurions pas de réponse – c’est variable.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Ma première question fait suite à des remarques qui ont déjà été faites. J’ai lu plusieurs extraits de livres et d’enquêtes journalistiques qui vous mettent vraiment en cause du fait de votre fonctionnement, de votre management et de vos pratiques en matière de prix. Selon un témoignage, en effet, « Christophe Durieux arrivait en hélico et après il négociait avec ses fournisseurs à la baisse le prix du repas, des couches. » « Je lui avais dit : ‟commercialement, ça ne se fait pas, un truc comme ça, c’est impossible ˮ, fulmine encore un collaborateur ». On note aussi qu’il y a beaucoup de conflits dans votre parcours et votre stratégie de développement, avec des représentants syndicaux, du personnel ou des fournisseurs. Vous avez eu un conflit avec une association, Saperlipopette, qui vous louait, je crois, des locaux. Je vous remémore tous ces mauvais souvenirs pour vous poser une question simple : diriez-vous que vous avez développé votre groupe sur la base d’une stratégie assez agressive, vis-à-vis du personnel comme de vos partenaires, et que cela a pu engendrer de la maltraitance au sein de vos lieux d’accueil de la petite enfance ?
J’en viens à la stratégie d’optimisation du système existant que vous semblez avoir mise en place. Nous ne sommes pas le fisc, et nous ne contrôlons donc pas vos montages financiers, mais nous nous interrogeons beaucoup sur le modèle économique que vous avez développé au fil des années, car il est totalement différent de tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Même les deux autres groupes que nous avons auditionnés aujourd’hui n’ont rien à voir avec votre modèle.
Je suis étonnée. Nous vous avons interrogés au sujet de votre organisation pour savoir, car cela intéresse les élus de la République que nous sommes, s’il y a un surfinancement du secteur privé lucratif, c’est-à-dire si l’argent public sert à procurer des bénéfices indus. Il est normal de faire un bénéfice dans le privé, mais le système n’est-il pas trop coûteux pour le contribuable ? C’est ce que nous essayons de comprendre. Vous nous avez dit que vous aviez un groupe d’investissement nommé groupe People and Baby. Par ailleurs, People and Baby Sasu (société par actions simplifiée unipersonnelle) fait de la crèche. Une autre société, People and Baby Développement, fait de la commercialisation de places, mais vous ne l’avez pas dit tout à l’heure.
M. le président Thibault Bazin. Cela ne va pas, monsieur Durieux. Quand nous vous posons des questions, il faut répondre jusqu’au bout. Vous vous exprimez sous serment.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Nous essayons de comprendre votre système. Les chiffres d’affaires ne sont pas négligeables – 90 millions, voire plus, en 2023 dans un cas, et 30 millions d’euros dans un autre. Ce sont d’énormes sommes d’argent, en grande partie public.
Vous nous avez expliqué que Crèches pour tous était une marque, qui sert, si j’ai bien compris, de vitrine pour la commercialisation de People and Baby Développement. Vous affichez 3 300 crèches sous cette marque, dont environ 600 en propre et 2 600 en partenariat. Tout cela doit être relié, en réseau.
Vous avez dit n’avoir qu’une seule SCI, People and Baby, mais je vois que vous en détenez d’autres à titre personnel, l’un et l’autre, qui ont souvent le même siège, avenue Foch. Vous avez, tous les deux, de très nombreuses sociétés. Je ne vous demande pas d’en faire la liste maintenant, tant il y en a, mais nous essayons de voir le lien qui existe entre elles, pour comprendre votre modèle économique. Vous avez, madame, plusieurs SCI – vous aussi, monsieur, et vous êtes d’ailleurs liés pour la plupart de vos activités. Pouvez-vous nous dire si d’autres SCI pratiquent des locations ?
Je vous pose des questions pour essayer de comprendre, et vous êtes tenus d’y répondre. Notre président vous demandera peut-être des documents complémentaires pour nous permettre de saisir jusqu’où tout cela peut aller.
J’ai également trouvé – cela correspond peut-être à des crèches que vous avez fermées, mais compte tenu du nombre de salariés de certaines structures, on se dit que ce ne sont pas de petites crèches de quarante ou cinquante enfants, ou peut-être que si, mais vous nous le direz – des sociétés nommées Zazzen et Aulexane. Vous répondrez peut-être que vous les avez fermées, mais elles réalisaient quand même beaucoup de chiffre d’affaires, en matière d’assistance maternelle et de garde à domicile. Vous allez donc au-delà des crèches : vous avez développé toutes les activités de la petite enfance, la formation, que vous vendez clés en main à des collectivités par l’intermédiaire de votre association Enfance pour tous, des projets de crèches également vendus clés en main, mais aussi la garde à domicile et l’assistance maternelle. Si vous avez fermé Zazzen et Aulexane, vous avez peut-être d’autres structures du même type.
Tout cela vient de sites internet : toute ma base est là – c’est Google qui m’aide, je n’ai pas d’autres sources. Ce que j’essaie de comprendre par mes questions, c’est jusqu’où va l’empire People and Baby et où va l’argent public. Vous avez peut-être un résultat nul, voire négatif, à la fin des fins, mais l’argent a tellement tourné… Ou peut-être pas : expliquez-nous votre modèle économique. Vous êtes les seuls à avoir monté un tel système. Dites-nous ce que vous faites de l’argent public, comment vous vous développez et comment vous fonctionnez. Faites-le très sincèrement. Notre président vous demandera des documents.
M. le président Thibault Bazin. Ce sera la rapporteure, compte tenu de ses fonctions.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Pardon, madame la rapporteure.
Nous saurons ce qu’il en est, et il vaut donc mieux le dire devant la commission d’enquête. Je suppose, de toute façon, que vous êtes dans la légalité. Nous ne vous reprochons pas d’avoir commis des choses forcément illégales – ce n’est pas notre job. Ce que nous essayons de comprendre, c’est la façon dont nous pouvons défendre l’intérêt public même si vous optimisez tous les moyens à votre disposition, ce qui peut se concevoir.
M. Christophe Durieux. Je vais essayer de vous rassurer.
M. le président Thibault Bazin. N’essayez pas de nous rassurer. Quand nous vous demandons quel est l’ensemble de vos sociétés et que vous ne les mentionnez pas toutes, je dois vous rappeler que vous nous répondez sous serment. On ne dit pas toute la vérité quand on commet des omissions. Nous ne sommes pas là pour satisfaire notre curiosité intellectuelle : c’est une commission d’enquête. La rapporteure vous a posé des questions auxquelles vous n’avez pas nécessairement apporté des réponses, mais vous avez dit que vous alliez nous transmettre des éléments. Nous nous autoriserons, en fonction de ces éléments, à mener d’autres auditions. Répondez maintenant à Mme Chikirou, sur l’ensemble des points.
M. Christophe Durieux. L’ensemble des structures juridiques est conséquent et volumineux – c’est lié à nos rachats. Zazzen et Aulexane, que vous avez mentionnés, sont ainsi des groupes que nous avons rachetés. Une fois que les fusions ont été réalisées, les coquilles ont été refermées. Nous avons réalisé tous les ans des acquisitions de sociétés dont vous retrouverez les noms dans notre organigramme juridique.
M. le président Thibault Bazin. Et qu’en est-il de la société People and Baby Développement ?
M. Christophe Durieux. C’est une société clef.
M. le président Thibault Bazin. Mais que fait-elle ?
M. Christophe Durieux. Elle porte l’ensemble de l’équipe commerciale et bénéficie du Cifam. Cela fait partie des éléments que nous avons transmis hier soir, en toute transparence. Comme vous l’avez dit, tout est public, déclaré au greffe et visible. Vous l’avez vu, vous-même, sur Google.
Nous ne faisons pas de garde à domicile. La société Zazzen avait une branche garde à domicile et une branche crèches : nous avons racheté la dernière, mais nous l’avons fait disparaître puisque nous l’avons intégrée dans le groupe.
J’ai omis, en effet, de parler de People and Baby Développement, mais aussi de peut-être trente autres petites sociétés qui ont été rachetées et ne sont pas entièrement tupées. Je ne sais pas moi-même exactement où en sont les fusions : ce sont des processus administratifs qui prennent du temps et avancent au gré des possibilités. Voilà ce que je peux vous répondre.
Je vais vous dire aussi ce que nous faisons de l’argent public, d’une façon assez claire : nous ne nous versons pas de dividendes et nous avons volontairement des salaires très raisonnables. Surtout, nous souhaitons tout réinvestir, comme nous le faisons depuis vingt ans.
Nous nous sommes, par ailleurs, endettés pour financer des travaux : même si les CAF versent des subventions, il faut apporter les deux tiers du total et donc aller chercher des crédits bancaires. Nous portons ainsi sur nos épaules le poids d’une dette qui a permis de créer 11 000 places en France, ou 8 000 si on retire les délégations de service public, et 6 000 emplois au minimum – je ne parle pas, bien sûr, des autres pays.
Voilà ce que nous avons fait pendant vingt ans. Nous avons une mission globale de service public : nous gérons des crèches pour des villes, ainsi que des professionnelles qui sont d’anciennes collaboratrices de villes ou de crèches hospitalières. Nous n’avons pas une feuille de route issue de directives financières de fonds d’investissement. C’est notre grande différence : nous avons la liberté d’y aller ou non, de faire ou de ne pas faire. Nous n’avons pas de contraintes, puisque nous n’avons pas d’obligations : que notre chiffre d’affaires augmente de 40 % ou de seulement 5 % l’année prochaine, c’est à notre main. Nous souhaitions avoir cette liberté qui nous permet de garantir l’intégrité de tout ce que nous faisons.
S’agissant des fusions, je ne pourrai pas citer l’ensemble de notre organigramme, mais je m’engage à vous le fournir dans les plus brefs délais. Vous verrez qu’il est effectivement conséquent – je vous avais parlé des deux sociétés de tête, mais il faut aussi prendre en compte les fusions.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Ce qui m’intéresserait vraiment, ce serait de voir si vous fonctionnez en circuit fermé, avec des refacturations d’une société à l’autre. J’ai vu que vous aviez aussi une société de communication : cela n’a peut-être rien à voir, mais je me demande si vous êtes comme LVMH, qui assure tous les services possibles et imaginables, y compris la communication.
Le groupe People and Baby n’est pas une Sasu, mais une société par actions simplifiée, ce qui veut dire qu’il y a plusieurs actionnaires. Êtes-vous, tous les deux, les seuls ? Il n’y a pas de fonds présents ?
N’oubliez pas les autres questions, notamment celle relative à l’existence d’une stratégie agressive. Expliquez-nous aussi les liens financiers ou commerciaux entre chacune de vos sociétés.
M. Christophe Durieux. Il ne faut pas nous voir comme un énorme groupe parce que nous avons connu du succès dans notre développement – cela peut effectivement impressionner…
M. le président Thibault Bazin. Répondez aux questions.
M. Christophe Durieux. Je ne voudrais pas qu’il y ait une diabolisation : nous développons, nous faisons de la qualité, nous ne versons pas de dividendes et nous investissons 100 % des fonds publics. Nous cherchons à les « optimiser », en effet, en accueillant le maximum d’enfants en une même place.
M. le président Thibault Bazin. Répondez aux questions portant sur vos sociétés.
M. Christophe Durieux. Vous avez évoqué une agence de communication. C’est mon ancienne société, antérieure à People and Baby, qui avait deux salariés – elle n’a désormais plus d’activité – et s’appelait People&Business. Nous sommes partis de son nom pour créer celui de People and Baby, mais cette société n’existe plus. Il n’y a pas de « circuit fermé » et nous ne sommes pas du tout LVMH.
Pour ce qui est des SCI que vous avez vues, Odile doit avoir un studio à Paris, que nous avons acheté pour nos enfants dans le cadre d’une autre SCI. J’ai, moi aussi, acheté deux studios et l’appartement de ma tante à Paris. Cela fait l’objet d’une SCI qui n’a rien à voir avec les crèches. La réponse que nous avons faite tout à l’heure les concernait, en revanche.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Ne nous racontez pas votre vie privée.
M. le président Thibault Bazin. N’avez-vous qu’une seule SCI pour porter les 4 % que vous avez évoqués ? Je ne parle pas des SCI liées à des conventions de service public prenant la forme d’une concession.
M. Christophe Durieux. Nous avons deux SCI.
M. le président Thibault Bazin. Hors DSP.
M. Christophe Durieux. C’est inclus.
Je le redis, par ailleurs, les comptes sont publics.
M. le président Thibault Bazin. La rapporteure vous demandera de transmettre tous ces éléments afin que nous puissions les vérifier.
M. Christophe Durieux. Bien sûr.
M. le président Thibault Bazin. Et s’agissant de l’agressivité de votre développement ?
M. Christophe Durieux. Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait relever à ce sujet. Nous avons un métier qui est concurrentiel, il faut donc être actif. Qu’il puisse y avoir, compte tenu du volume des collaborateurs que nous avons eus, une minorité montrant de l’animosité et qui pourrait parler d’agressivité dans des interviews, c’est un point de vue et je le respecte, mais nous ne faisons pas un métier dans lequel on peut fonctionner en étant agressif. On ne peut pas avoir connu notre développement en ayant des méthodes agressives : ce serait un peu simple et ce n’est pas la qualité première.
Mme Odile Broglin. C’est un métier de ressources humaines et nos équipes sont derrière nous. En France, on voit toujours les trains qui n’arrivent pas à l’heure et les journalistes aiment bien, pour vendre des livres, mettre en avant de tels exemples, mais cela ne correspond pas à la réalité de notre terrain, ni à celle des professionnelles qui travaillent avec nous. Elles ont, je l’ai dit, l’embarras du choix pour ce qui est des employeurs, mais elles viennent travailler chez nous avec plaisir.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Vous avez été membres, mais vous ne l’êtes plus, de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC), dont nous avons déjà entendu parler. Quel est votre point de vue à son égard ?
Vous travaillez beaucoup avec les collectivités. Vous avez d’ailleurs souligné que vous vous étiez adaptés à leur marché, comme on le dit en langage capitaliste. Avez-vous dans votre structure, puisque vous ne bénéficiez pas des formidables services de la FFEC, un pôle ou un service de lobbying pour essayer d’exercer une influence ?
M. Christophe Durieux. J’ai participé au montage de la FFEC, il y a quinze ans, avec trois autres acteurs que, j’imagine, vous avez entendus. Nous avons décidé de quitter cette fédération parce que les rapports n’y étaient pas cordiaux et, pour nous, pas assez orientés vers des questions telles que les conventions collectives et la petite enfance. C’était, effectivement, un organisme de lobbying. Nous ne sommes pas bons dans ce domaine – nous ne savons pas faire, franchement. Nous avons donc rejoint la FESP, la Fédération du service aux particuliers, qui est un organisme beaucoup plus large, comptant beaucoup de crèches. Nous sommes très actifs dans le cadre de la FESP, qui fait un excellent travail.
M. le président Thibault Bazin. Nous l’auditionnerons également.
M. Christophe Durieux. Vous vous ferez donc votre opinion.
Nous ne sommes pas du tout doués en lobbying et nous n’avons pas de relations politiques en général. Nous vivons notre vie.
M. le président Thibault Bazin. Nous arrivons au terme de ces deux heures d’audition au cours desquelles j’ai essayé de donner à mes collègues la possibilité de rebondir au maximum sur leurs questions.
Je vous le dis avec une profonde gravité, les éléments que vous avez transmis hier soir à la rapporteure n’apportaient pas les précisions attendues en ce qui concerne l’architecture de votre groupe. Je vous invite vraiment à répondre aux questions de la rapporteure. Nous ne nous interdirons pas, en fonction des réponses que vous apporterez, de revenir sur ces aspects. Ce que vous avez fait conduit à une situation désagréable et qui pose un problème – pour ne pas dire plus.
S’il y a des éléments que vous n’avez pas portés à notre connaissance malgré nos questions, c’est-à-dire si vous avez commis des omissions, je vous intime de nous transmettre ces éléments dans les vingt-quatre heures. Si nous découvrons d’autres choses, nous donnerons des suites. Je le dis devant tout le monde, cette réunion étant retransmise en direct, quand nous posons des questions, il faut nous apporter toutes les réponses. Vous avez prêté serment de dire toute la vérité et rien que la vérité. Il faudra donc nous transmettre les éléments demandés par la rapporteure. Qu’on ne fasse pas croire à la commission que nous les avons reçus hier soir : la rapporteure n’a pas eu ce qui était attendu.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez indiqué à propos de People and Baby Développement que votre réponse était présente dans les éléments transmis hier soir. Or, je vous le dis, elle n’y figurait en aucun cas. Nous avons demandé, je le rappelle, à avoir très rapidement des éléments sur certains sujets, que nous avons à peu près tous évoqués lors de nos échanges, mais nous vous avons laissé davantage de temps pour nous fournir d’autres éléments dont la collecte, nous le comprenons tout à fait, est plus longue.
S’agissant des questions relatives à l’architecture de votre groupe, nous avons découvert, notamment, l’existence de People and Baby Développement au cours de cette audition, après vous avoir posé des questions à plusieurs reprises. Il a fallu que des collègues ici présents vous interrogent individuellement pour que nous apprenions l’existence de certaines de vos structures, ce qui pose quand même, vous le reconnaîtrez, un vrai problème quand on a prêté serment.
M. le président Thibault Bazin. Je vais lever la séance, notamment parce que nous devons respecter une équité entre les groupes. Je remercie mes collègues pour leurs questions, très complémentaires, qui nous permettent de mener vraiment notre travail de commission d’enquête.
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23. Audition de dirigeants de l’entreprise La Maison Bleue : Mme Claire Laot, directrice générale, et M. Riad Bouchekioua, directeur régional Île‑de‑France Est (20 mars 2024)
Mme Anne Bergantz, présidente. Pour notre quatrième audition nous accueillons Mme Claire Laot, directrice générale de La Maison Bleue, et M. Riad Bouchekioua, directeur régional Île-de-France Est.
La Maison bleue est dirigée par Sylvain Forestier, fondateur et actionnaire majoritaire de l’entreprise depuis sa création il y a une vingtaine d’années. Mme Laot a été nommée directrice générale en 2022, un poste nouvellement créé. Vous affichez un réseau de 500 crèches installées partout en France et en Europe – Suisse, Luxembourg et Royaume-Uni – qui accueille 20 000 enfants chaque jour.
Nous comptons sur vous pour nous exposer rapidement l’organisation de votre entreprise. Par organisation, j’entends aussi bien la façon dont l’entreprise se déploie sur nos territoires que le fonctionnement du groupe lui-même, en France et à l’étranger.
Mme la rapporteure vous a adressé, comme à l’ensemble des personnes que nous auditionnons, un questionnaire préparatoire.
Cette audition, je le précise, est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.
Je rappelle enfin que nous avons tenu à recevoir le même jour les quatre grandes entreprises du secteur dit des crèches privées, qui ont été récemment placées sous le feu des projecteurs à l’occasion de la parution d’ouvrages et la publication de rapports, mais qu’il n’y a pas eu d’ordre prédéterminé de passage. Nous sommes soucieux de vous entendre dans le cadre du périmètre de notre commission d’enquête qui concerne l’ensemble du secteur des crèches, les auditions ayant jusqu’à présent montré que la distinction entre public, privé et associatif recouvrait une réalité parfois plus complexe.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Claire Laot et M. Riad Bouchekioua prêtent successivement serment.)
Mme Claire Laot. Merci de nous auditionner dans le cadre de cette commission d’enquête : l’accueil des jeunes enfants en crèche est un sujet grave qui mérite toute l’attention de la représentation nationale. Nous sommes heureux de pouvoir contribuer à cette réflexion afin de donner à la petite enfance toute la place qu’elle mérite dans notre société.
Je vais présenter rapidement La Maison Bleue et la façon dont nous envisageons notre métier.
La Maison Bleue est un groupe privé spécialisé dans l’accueil du jeune enfant. Il a été cofondé en 2004 par Sylvain Forestier et Antonia Ryckbosch, infirmière puéricultrice, retraitée depuis. Cela fait donc vingt ans que nous accompagnons les collectivités locales, les entreprises, les parents.
Nous gérons environ 380 crèches en France, le reste étant à l’étranger – quatre‑vingt‑dix à peu près au Royaume-Uni, une cinquantaine en Suisse et une vingtaine au Luxembourg. Notre groupe compte plus de 6 000 collaborateurs, dont 4 000 en France, et plus de 25 000 enfants sont accueillis chaque jour dans nos crèches, dont 20 000 en France.
Nous sommes un opérateur privé, mais nous répondons à un besoin de service public. C’est ce qui nous a déterminés à faire le choix de devenir une entreprise à mission, processus qui s’achèvera à l’été 2024. Cette mission et le sens du service, c’est ce qui anime au quotidien un grand nombre de nos collaborateurs, et c’est ce qui m’a personnellement poussée à rejoindre La Maison Bleue il y a treize ans. Devenir entreprise à mission est une transformation fondamentale pour une entreprise : nous nous dotons d’une nouvelle gouvernance qui analysera la façon dont nous répondons à cette mission et qui rendra des comptes aux parties prenantes – le conseil d’administration, moi-même, les salariés. C’est un projet que j’avais depuis longtemps, mais le besoin de transparence dans notre activité qui s’exprime depuis quelques mois m’a convaincue qu’il fallait agir rapidement.
Notre cœur de mission, c’est d’abord de garantir la sécurité affective et physique des enfants que nous accueillons, mais aussi de contribuer pleinement à leur éducation, de les aider à grandir et à devenir les adultes de demain. C’est également, bien sûr, de soutenir les parents dans cette responsabilité immense qu’est la parentalité.
Pour remplir cette mission, nous avons à cœur de nous interroger en permanence sur nos pratiques afin d’améliorer la qualité de notre accompagnement. C’est dans cet esprit que nous avons fait le choix, bien avant la sortie du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en mars 2023, de faire certifier nos pratiques par un audit indépendant, neutre et exigeant : depuis 2022, nous sommes certifiés VeriSelect petite enfance par Bureau Veritas. C’est cette même exigence de qualité qui nous a fait mettre en place la ligne d’alerte Tous attentifs, qui vise à prévenir la maltraitance et qui a été saluée par l’équipe de Florence Dabin, dans le cadre de la mission confiée à cette dernière. La compétence de nos professionnels est au cœur de notre qualité de service, et c’est pourquoi nous avons fait le choix, dès janvier 2023, de renforcer significativement les binômes de direction dans nos crèches ; nous sommes ainsi bien mieux-disants que la réglementation.
L’année 2023 pourra être considérée, je pense, comme une année charnière pour le secteur de la petite enfance. À titre personnel, je m’en réjouis. Le secteur a besoin d’une réforme massive qui maintienne l’intérêt de l’enfant et des familles en son cœur. Si nous voulons renforcer et améliorer la mission d’accueil des jeunes enfants, il faut un électrochoc : une refonte majeure est nécessaire – sans opposer public et privé, ce qui n’aurait pas de sens. Nous pensons qu’il faut en priorité se doter des moyens de former les 10 000 professionnels qui nous manquent aujourd’hui ; et ce nombre ne fera qu’augmenter. Il faut des moyens financiers, bien sûr, mais aussi une prise de conscience par la société tout entière que notre métier est bien plus que de la garde qui doit se facturer à l’heure, et qu’il est absolument nécessaire pour les familles et pour la préservation de notre modèle social.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. On peut regretter l’absence de M. Sylvain Forestier, fondateur et toujours président de La Maison Bleue. Nous ne nous interdirons pas de l’interroger à un autre moment.
Quelle est la répartition de vos établissements selon leurs statuts – crèches ou micro-crèches – et selon leur financement, par la prestation de service unique (PSU) ou par la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) ? Au sein des crèches financées par la PSU, quelle est la part des délégations de service public (DSP) et quelle est celle des entreprises ?
Mme Claire Laot. S’agissant de l’absence de M. Forestier, c’est à moi que la convocation a été adressée. On m’a proposé de venir avec la personne de mon choix, c’est pourquoi j’ai demandé à M. Bouchekioua de m’accompagner. Il n’y avait aucune volonté, de la part de Sylvain Forestier, de ne pas se présenter à cette audition.
Parmi nos 380 crèches en France, nous avons aujourd’hui précisément 136 multi-accueils en propre, c’est-à-dire que nous sommes locataires des locaux et que nous les exploitons en propre, sous format PSU. Nous avons 115 multi-accueils en délégation de service public sous format PSU. Nous avons 111 micro-crèches sous format Paje et nous avons 14 micro-crèches PSU, également en délégation de service public.
Elles sont réparties sur l’ensemble du territoire français, métropoles ou territoires ruraux, pas de façon homogène naturellement. Tout dépend de nos délégants, notamment dans les délégations de service public.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Qu’entendez-vous par « crèches PSU en propre » ?
Mme Claire Laot. Nous sommes locataires des murs, nous avons aménagé les locaux et nous commerçons avec des réservataires publics ou privés : des administrations, des collectivités, des entreprises. Ce sont des multi-accueils classiques.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Dans la mesure où le président Bazin a indiqué qu’une prochaine convocation partira à la destination du président du groupe Grandir, qui n’était pas non plus présent, je pense que vous pouvez indiquer à M. Forestier qu’il sera lui aussi prochainement convoqué.
Mes premières questions porteront sur l’actionnariat et le fonctionnement de votre groupe.
Pourriez-vous décrire, de façon précise et exhaustive, l’architecture globale de votre groupe, les multiples entreprises et sociétés qui le composent, le cas échéant, en nous détaillant leurs objets ?
Pourriez-vous aussi présenter la structure actionnariale et l’historique des mouvements en son sein ? Des fonds d’investissement sont présents dans votre capital. Comment expliquez-vous leur participation, dans la mesure où vous ne faites pas état de résultats financiers très importants ? Comment ces fonds y trouvent-ils leur compte ? Quels sont pour vous les avantages d’un adossement à des fonds d’investissement solides financièrement ? A contrario, quelles contraintes ces fonds font-ils peser sur le fonctionnement et le développement de votre entreprise ? En quoi ces contraintes diffèrent-elles des contraintes qui pourraient être imposées par un organisme de financement bancaire classique ?
Mme Claire Laot. Je commencerai par la structure actionnariale.
Le groupe La Maison Bleue est détenue par trois groupes de personnes : deux fonds d’investissement, le fonds TowerBrook et Bpifrance, et les actionnaires historiques, dont majoritairement Sylvain Forestier. TowerBrook et Bpifrance détiennent chacun 20 % des droits de vote ; ils sont minoritaires. Sylvain Forestier détient la majorité des droits de vote – pas celle des parts économiques, en revanche. Il est donc considéré comme actionnaire majoritaire de la société.
En ce qui concerne l’architecture globale de notre groupe, je me concentrerai sur la France, où se situe la très grande majorité de notre activité. Nous avons une structure un peu complexe, à propos de laquelle d’ailleurs j’ai eu l’occasion d’échanger avec la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) récemment.
Une société holding détient toutes nos activités de siège ; nous avons ensuite une multitude de sociétés juridiques pour nos crèches. En général, nous avons une société juridique par crèche ; ce n’est pas systématique : il arrive que, pour des raisons historiques, par exemple si nous avons acheté des sociétés, ou pour des raisons pratiques, nous ayons une société juridique pour deux ou trois crèches.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Avez-vous également une société juridique par micro-crèche ?
Vous avez décrit un capital détenu à 40 % par les fonds d’investissement et à 60 % par les autres actionnaires, dont Sylvain Forestier. Quelles sont les autres personnes ou entités présentes au capital ?
Mme Claire Laot. Nous avons en général deux à trois micro-crèches par société juridique, quand c’est pertinent d’un point de vue territorial, notamment si elles se situent dans le même département.
Tout à l’heure je parlais en droits de vote ; du point de vue économique, c’est différent. Sylvain Forestier détient 28 % du capital, TowerBrook en détient 27 % et Bpifrance 27 %. Mais, par le biais d’une holding qui détient la majorité des droits de vote, Sylvain Forestier contrôle le groupe.
S’agissant de la participation des fonds d’investissement, ils sont rentrés au capital de La Maison Bleue en 2016. Nous étions alors significativement plus petits. Ils ont acquis des parts sociales de la société, à un certain prix, à des actionnaires qui eux ont souhaité céder leurs parts. Je précise qu’aucun dividende n’a été versé par La Maison Bleue depuis sa création : les actionnaires n’ont jamais touché de dividende, ils ne se rémunèrent pas. C’est l’un des intérêts majeurs d’avoir des fonds d’investissement au capital : ils se rémunèrent non pas en touchant des dividendes, mais sur la croissance de la société. Nous avions 150 crèches quand ils ont investi, nous en avons aujourd’hui 500 : la part sociale prend de la valeur par la croissance. Ce mécanisme me semble vertueux, étant donné notamment la pénurie de places de crèches en France. Les fonds d’investissement ne captent aucune marge, mais il est dans l’intérêt de la société, au sens large, de créer ces places de crèches. C’est là que les fonds d’investissement trouvent leur compte.
Vous m’interrogiez aussi sur les contraintes que leur présence peut représenter pour nous. Elles sont très distinctes d’un groupe à l’autre, selon que les fonds détiennent ou non la majorité des droits de vote, selon la taille des fonds, selon leurs intérêts propres… Je ne saurais pas expliquer, d’une façon générale, quel est l’intérêt d’un fonds d’investissement ni décrire comment il se comporte avec les sociétés dans lesquelles il a investi. Mais, au sein de La Maison Bleue, les fonds sont minoritaires et leur impact est très faible. Ils m’imposent peu de contraintes. Ils demandent par exemple des évaluations claires de certaines décisions. J’ai évoqué tout à l’heure la mise en place dès janvier 2023 des binômes de direction : dans toutes nos crèches, quelle que soit leur taille, il y a un directeur ou une directrice de crèche à plein temps, sans présence auprès des enfants ; de même, dès quarante-cinq berceaux, nos crèches sont dotées d’adjoints de direction – là encore, nous allons au-delà de la réglementation. Ce sont des mesures extrêmement coûteuses – à peu près 4 millions d’euros par an – et j’ai évidemment dû les faire voter par mes actionnaires.
Plutôt que de nous financer exclusivement par la dette, nous avons préféré avoir des fonds d’investissement dans le capital. J’y vois deux intérêts : le premier est qu’ils ne rémunèrent pas le risque qu’ils prennent – au même titre que les fondateurs ou tout entrepreneur – au fur et à mesure sur les profits dégagés par l’activité de l’entreprise, ce qui est appréciable pour une structure en croissance comme la nôtre ; le second est qu’ils apportent des exigences, relatives aux finances comme à la réputation – la nôtre et la leur –, et des contraintes et nous demandent de rendre des comptes sur nos opérations.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. L’architecture du groupe est donc articulée autour d’une structure qui assume l’intégralité des frais de siège et de sociétés chargées de l’exploitation d’une ou plusieurs crèches. Cette architecture est-elle complétée par des structures de formation ou des sociétés civiles immobilières ?
Mme Claire Laot. Le groupe comprend également une société civile immobilière pour quatre établissements financés par un crédit-bail, et qui l’ont été à la demande des collectivités pour lesquelles nous opérons des crèches sous la forme d’une délégation de service public (DSP) concessive. Ces crèches devront donc être rétrocédées à l’issue du crédit-bail.
Sur d’éventuelles structures dédiées à la formation, je vous transmettrai l’information après vérification.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour la précision de votre réponse. Je souhaite maintenant vous interroger sur le modèle économique.
Pouvez-vous détailler le prix moyen d’un berceau au sein de votre réseau, en distinguant les berceaux en PSU et ceux en Paje ? Je pensais que ce distinguo correspondait à celui entre les crèches et les micro-crèches, mais je constate que vous opérez des micro-crèches en PSU. Pouvez-vous expliquer ce mécanisme ? Comment expliquez-vous les éventuels écarts de prix entre les crèches en Paje et les crèches en PSU ? Comment appréhendez-vous ces deux mécanismes de financement ?
Quel pourcentage le coût de commercialisation représente-t-il dans le prix du berceau ? Lorsqu’un enfant doit être accueilli dans une crèche de votre réseau partenaire, quelle est la part du prix du berceau qui est conservée par votre entreprise au titre de la commercialisation et quelle part est reversée à la structure gestionnaire de la crèche ? Je vous pose cette question car des responsables de crèches associatives que nous avons auditionnés nous ont indiqué que le prix facturé au tiers réservataire était le double du prix versé à la structure gestionnaire, ce qui me paraît totalement inacceptable. Confirmez-vous ou infirmez‑vous ces chiffres pour ce qui vous concerne ? Que pensez-vous par principe de ce dispositif de réservation ?
Bénéficiez-vous du crédit d’impôt famille (Cifam) en tant qu’entreprise réservataire pour les enfants des personnels de votre groupe ? Dans l’affirmative, quel est son montant et comment établissez-vous le prix du berceau sur la base duquel est établi le crédit d’impôt – sur la base du prix de revient du berceau ou sur celle du prix de commercialisation aux tiers ?
Au cas où vous seriez propriétaire des murs de crèches que vous gérez, qui détient la propriété : la société d’exploitation ou la holding ? Dans le cas contraire, comment fonctionnent vos baux ? Les loyers sont-ils validés au sein du groupe selon un mécanisme particulier ?
Le rapport l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la qualité de l’accueil et la prévention de la maltraitance dans les crèches constate, pour les établissements du secteur marchand dont le tiers financeur est une entreprise, une augmentation de 51,8 % du compte « autres charges », dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes. Comment expliquez-vous ces chiffres ?
Je constate que vous détenez un nombre conséquent de délégations de service public. Des rapports et ouvrages récents font état d’une tendance pour les grands groupes à proposer des prix cassés, ou en tout cas très en dessous du prix réel du berceau. J’imagine que vous candidatez vous-même à l’attribution de délégations de service public. Comment établissez‑vous votre prix et, le cas échéant, comment justifiez-vous l’écart avec les prix moyens que vous nous avez communiqués ?
La question de la maîtrise des coûts de fonctionnement se pose de façon particulière quand il s’agit de l’accueil et du bon développement des enfants. Comment y répondez-vous dans les crèches de votre groupe ?
Mme Claire Laot. Le coût de revient moyen d’un berceau se situe autour de 20 000 euros dans une crèche en PSU et autour de 25 000 euros dans une micro-crèche, qu’elle soit en PSU ou en Paje. La différence provient majoritairement de l’effet du loyer sur la répartition du nombre de berceaux, car toute structure doit accueillir des surfaces incompressibles, comme le bureau de la direction ou les locaux techniques.
Ces coûts de revient recouvrent des réalités très différentes, principalement dans le cadre de délégations de service public. En effet, dans ce cas, nous répondons à un cahier des charges établi par la collectivité, qui définit notamment les charges financières que nous devrons supporter. Dans la majorité des délégations de service public, un local est mis à disposition contre le versement d’une redevance qui peut, dans certains cas, être minime. Cette redevance n’est pas négociable et son montant vient en déduction du prix et donc du chiffre d’affaires. Elle n’apparaît donc pas dans le coût de revient. Nous souhaiterions pouvoir, d’une façon ou d’une autre, valoriser ce coût du loyer qui, dans le cadre d’une délégation de service public, est soit inexistant soit très éloigné de la réalité du marché. La question se pose également pour les collectivités et les associations et c’est une discussion que nous avons de façon récurrente avec la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf)
Le chiffre de 20 000 euros correspond à la réalité de nos comptes de charge, mais il ne veut pas dire grand-chose.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Ce chiffre est proche de ceux des autres groupes que nous avons auditionnés, pour lesquels il varie entre 21 000 et 24 000 euros. Votre choix d’un binôme de direction pour des crèches de quarante-cinq berceaux et plus doit alourdir votre coût de revient. Le coût de ce binôme est-il inclus dans votre coût de revient moyen de 20 000 euros ?
Mme Claire Laot. Il est inclus, mais nous détenons beaucoup plus de délégations de service public que nos concurrents et, grâce à l’effet loyer que je viens de décrire, notre coût de revient moyen baisse.
J’ai prêté serment et je tiens à ce que mes réponses soient très claires : je ne connais pas notre coût de commercialisation. Je connais le coût des équipes en charge des partenariats, mais il existe de nombreux autres coûts associés à la commercialisation – coût du recrutement, coût de la gestion de la paye… Or je n’ai pas fait d’étude pour chaque service du temps consacré par chacun à la commercialisation.
Mme Anne Bergantz, présidente. Vous ne connaissez pas la charge salariale ?
Mme Claire Laot. Je peux obtenir ce chiffre et vous le communiquer, mais c’est quelque chose que je ne suis pas. De toute façon, il ne reflète pas à lui seul le coût de la commercialisation, car de nombreux autres coûts viennent s’y ajouter. Par exemple, nous gagnons la moitié des marchés de délégations de service public auxquels nous candidatons. Comment allouer les coûts afférents au temps passé à la moitié des candidatures perdues ?
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Dans le cadre d’une commercialisation à des entreprises par l’intermédiaire d’un partenaire, quel est le prix de vente à l’entreprise et quelle part de ce prix revient à votre partenaire ? Cette information est très importante et nous avons obtenu plusieurs réponses. Le rapport peut-il être du simple au double ? Concrètement, si vous vendez un berceau 12 000 euros à une entreprise, la crèche associative peut-elle compter sur 6 000 euros ?
Mme Claire Laot. Le coût de commercialisation dont je parlais représente le coût de négociation des partenariats et de vente des berceaux.
Avant de répondre à votre question sur le prix, je voudrais revenir sur le fonctionnement de notre réseau de partenaires.
Nous répondons aux marchés privés passés par des entreprises qui veulent réserver un nombre significatif de berceaux – cinquante ou soixante – pour leurs salariés. Une fois un marché gagné, nous étudions chacune des demandes des familles ayant droit à une place. Un des critères des demandes des familles est la proximité du domicile, qui évite des temps de trajet aux enfants et qui favorise l’égalité dans les ménages, car je constate que, le plus souvent, c’est la mère qui accompagne l’enfant. Nous poussons d’ailleurs les familles à choisir la proximité. Si nous n’avons pas de crèche à proximité, nous cherchons une crèche partenaire. Nous définissons alors le prix dans le cadre d’un contrat.
Mme Anne Bergantz, présidente. Vous imposez un prix ?
Mme Claire Laot. Non, le prix est toujours négocié dans le cadre de conventions de partenariat – je pourrai revenir sur le processus de construction de ces partenariats. Notre réseau compte aujourd’hui 95 % de crèches privées à but lucratif et 5 % de crèches associatives.
Une fois que la famille a choisi une crèche, nous mettons un prix en place. Si le partenaire ne peut pas ou ne veut pas accueillir l’enfant parce que le prix ne lui convient pas, il n’a aucune obligation d’accepter. Il nous arrive donc régulièrement d’avoir vendu une place à un certain prix mais de devoir l’acheter plus cher, mais le contrat, dans sa globalité, reste intéressant pour nous.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Quelle est votre marge par berceau ?
Mme Claire Laot. Je ne la connais pas.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Merci de nous communiquer cette information ultérieurement.
Mme Claire Laot. La vente de berceaux par les partenaires n’est pas une activité rémunératrice pour nous. Je préfère vendre les berceaux de nos crèches et, quand nous ne le faisons pas, c’est parce qu’aucune de nos crèches ne correspond aux souhaits de la famille. La vente par les partenaires ne répond pas à un souci lucratif : elle permet de répondre aux besoins d’une entreprise qui a réservé plusieurs dizaines de berceaux.
Mme Anne Bergantz, présidente. L’activité que vous réalisez avec vos partenaires est donc à la marge.
Mme Claire Laot. Oui, très clairement : sur les 16 000 berceaux que nous commercialisons aujourd’hui, seuls 1 000 sont réservés à des partenaires.
Nous bénéficions du Cifam, pour un montant d’environ 300 000 euros au bénéfice de nos salariés. Dans ce cadre, le prix du berceau est calculé sur la base du coût de revient, ce qu’aucun des contrôles fiscaux dont nous avons fait l’objet n’a remis en cause.
Pour répondre à la question de Mme la rapporteure sur notre modèle de portage immobilier, je rappelle que seules quatre crèches sont détenues par La Maison Bleue sous forme d’un crédit-bail dans le cadre d’une DSP concessive. La totalité de nos autres crèches – 136 multi-accueils en propre plus les micro-crèches en Paje – sont louées à des bailleurs de tout type de taille et de statut. Si le type de bailleur n’est pas un critère de choix, le coût du loyer l’est, bien entendu. Nous comparons la valeur locative de marché au loyer proposé avant de signer le bail.
Historiquement, le groupe a détenu une quinzaine de crèches en propre. Celles-ci n’appartiennent plus au groupe, mais à Sylvain Forestier lui-même. La cession de ces baux a été faite, je retrouverai la date exacte, en 2018 ou en 2019. Il a alors été fait appel, à la demande de nos fonds d’investissement, à une société externe spécialisée pour évaluer ces biens immobiliers afin d’éviter qu’ils ne soient cédés à un prix inférieur au marché. Ils ont donc été cédés sur la base de cette évaluation et les loyers ont été évalués par le même expert.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Aucun mur des bâtiments que vous louez ne peut appartenir à une société civile immobilière (SCI) possédée par Sylvain Forestier ?
Mme Claire Laot. Si, quinze bâtiments appartiennent à Sylvain Forestier.
Je ne comprends pas l’augmentation de 51 % du compte regroupant les « autres charges », pointée par l’Igas dans son rapport. Un tel compte englobe des éléments divers, comme les loyers, et pas uniquement les frais de siège. La Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) a mené cette année un travail de clarification destiné à mieux identifier les différentes charges ; le compte d’exploitation que nous transmettons aux CAF est désormais plus précis. Je vous confirme que les frais de siège n’ont pas crû de 51 %. J’ai rencontré, à ma demande, des représentants de la Cnaf en janvier et je leur ai soumis notre méthode d’allocation des frais de siège et de répartition entre les crèches : j’attends leur retour sur une note portant sur la répartition des frais de siège que je leur ai transmise.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Pourriez-vous nous fournir des précisions sur l’évolution de ce compte depuis cinq ans ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La transmission d’éléments sur la ventilation de vos frais de siège serait en effet très précieuse pour nous.
Quelles sont les modalités de calcul du Cifam ? Vous avez affirmé que l’entreprise réservataire le calculait sur la base du prix de revient : cela signifie que vous fondez votre calcul sur la part normalement versée par le tiers financeur, qui n’existe pas puisque vous occupez vous-même ce rôle, que vous établissez en prenant compte le coût de revient puisque le reste est versé par la famille et la PSU. La part des familles et celle de la PSU représentent-elles 66 % ou moins ? Depuis le début des travaux de notre commission d’enquête, nous n’avons jamais rencontré de cas dans lequel cette somme atteignait 66 %.
Mme Claire Laot. Je vous transmettrai le détail du calcul du Cifam, que j’ignore. Le versement du réservataire ne couvre pas forcément le montant exact du coût de revient : il peut lui être supérieur ou inférieur, selon la nature de la structure réservataire. En effet, le prix moyen d’un berceau est plus élevé pour une entreprise que pour une collectivité territoriale. Il faut donc adopter une vision globale.
Dans la ventilation de la PSU, la part familiale et celle de la caisse d’allocations familiales (CAF) couvrent 63 % du coût de revient – environ 21 % pour la première et 42 % pour la seconde. J’ai cherché cette répartition dont nous ne suivons pas l’évolution ; en effet, le tarif horaire est le même, qu’il soit financé par la CAF ou par la famille. Je ne veux pas commencer à mener ce genre de réflexion, parce que nous accueillons toutes les familles, quelle que soit leur participation au financement. Je ne distingue donc pas la part acquittée par les familles de celle versée par la CAF : à la fin, il ne reste que le tarif horaire.
Une délégation de service public répond à un cahier des charges, dans lequel figurent les exigences de la collectivité locale. Le prix variera beaucoup selon la nature des demandes de la collectivité. Le loyer est l’élément principal du prix – ce dernier sera bien moins élevé en l’absence de loyer ; s’il y en a un, il y aura un effet de vase communiquant entre le chiffre d’affaires et les charges. Les requêtes des collectivités sont diverses : certaines exigent une alimentation intégralement issue de l’agriculture biologique, d’autres souhaitent des activités particulières ou imposent à la crèche de se fournir auprès de la cuisine centrale de la mairie qui impose son prix. Toutes ces charges constituent le prix final. Je pourrais le savoir très facilement, mais j’ignore le prix moyen dans le cadre d’une délégation de service public, tout simplement parce qu’un tel chiffre n’a aucun sens.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Nous serions tout de même intéressés de connaître ce prix moyen, une fois neutralisé le loyer, poste de dépense qui fait une grande différence.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Dans la phase de négociation avec les collectivités, jusqu’à quel prix avez-vous pu descendre ? Si le critère de la qualité est fortement pondéré, on se bat moins sur le prix ; quel niveau de prix dégrade la qualité de service et de prise en charge des enfants selon vous ?
M. Riad Bouchekioua. En tant que directeur régional, je veille à l’application du cahier des charges que la collectivité nous soumet dans le cadre d’une délégation de service public. Dès que nous recevons un cahier des charges, nous consultons notre direction des marchés publics pour connaître précisément le projet et les attentes de la collectivité. Lorsque le prix est élevé, nous nous demandons si nous parviendrons à déployer notre projet pédagogique. L’emplacement de la structure est également important : si elle se trouve dans une zone tendue, nous appliquons une grille salariale spécifique – par exemple à Paris, où recruter est très compliqué. Dans certains endroits, nous savons que nous perdrons l’appel d’offres car l’application de toutes nos mesures salariales gonflera excessivement le prix ; nous préférons, dans ce cas, nous concentrer sur d’autres projets.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. À quel niveau se situe en moyenne le critère du prix ? Atteint-il 60 ou 50 points ?
Mme Claire Laot. Je ne peux pas vous donner de moyenne, mais le critère du prix a longtemps été prépondérant : nous nous battons contre cette situation et nous refusons, en effet, de répondre à certaines offres de délégation de service public, même quand nous les avons déjà en gestion, car nous savons que nous ne serons pas capables d’opérer correctement. Pour répondre à une délégation de service public, il faut évidemment que nous puissions répondre au cahier des charges de la ville, mais également que nous rentrions dans nos coûts – charges salariales et ensemble des coûts associés à la gestion de la crèche, que l’on appelle les frais de siège et qui rémunèrent notamment les responsables de secteur et les directeurs régionaux : si tel n’est pas le cas, nous n’avons aucun intérêt à répondre à l’appel d’offres ; nous faisons de plus en plus souvent ce choix, notamment en Île-de-France, où la pénurie de personnels est la plus criante.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. La répartition entre les délégations de service public et les réservations pour les entreprises évolue-t-elle au détriment des premières ?
Mme Claire Laot. Il n’y a jamais eu autant d’appels d’offres de délégation de service public que depuis deux ans, car les mairies préfèrent s’en remettre à un prestataire pour faire ce métier qui n’est pas le leur ; en outre, elles ont davantage de visibilité sur le coût dans cette configuration, puisque le prix est fixe.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Vous vous abstenez donc parfois de répondre aux appels d’offres au motif que l’on vous demande l’impossible, à savoir des prix bas et une qualité élevée. Dès lors, la montée en puissance des demandes de délégation de service public a-t-elle une incidence sur la répartition de vos berceaux ?
Mme Claire Laot. Non, car nous avons continué à signer des baux et à aménager des crèches nous-mêmes ; nous avons toujours veillé à maintenir un équilibre : ainsi, un tiers de nos établissements assument une délégation de service public, un tiers font du multi-accueil en propre et un tiers sont des micro-crèches.
Votre question sur la maîtrise des coûts de fonctionnement me tient à cœur car on a beaucoup glosé sur le sujet. Par rapport aux loyers et à la masse salariale, le poids des dépenses de fonctionnement est assez mineur dans le coût total d’une crèche, donc nous n’avons aucun intérêt à le réduire. En outre, si nous tentions de le faire, nous mécontenterions les familles et nos professionnels. Une telle politique n’est absolument pas dans notre intérêt. Nous construisons ce poste de dépenses en partant du montant de l’année précédente que nous corrigeons de l’inflation et de l’évolution du nombre d’enfants. Nos directeurs et directrices de crèche effectuent leurs commandes d’alimentation, de matériel ou de couches de manière totalement libre : il n’y a aucun contrôle a priori, seulement une analyse a posteriori. Les directeurs ont d’ailleurs à leur disposition une carte bleue pour subvenir à des besoins urgents. Ils ne reçoivent aucune consigne non plus sur le nombre de couches ou de compotes par enfant.
M. Riad Bouchekioua. Nous accompagnons et nous formons les directrices de crèche, mais elles sont ensuite totalement autonomes, notamment pour les commandes et la gestion des stocks. La Maison Bleue ne donne aucune directive pour réduire les coûts de fonctionnement, et cela ne changera pas.
Dans ma région, qui regroupe 120 crèches et 3 300 berceaux, nous avons jeté 14,5 % des repas commandés en janvier à cause d’un plus grand nombre d’absences. Nous souhaitons néanmoins responsabiliser nos directrices pour que les parents nous préviennent des absences de leurs enfants et que nous puissions ajuster les stocks ; il n’y a aucune honte à gérer les stocks et à refuser de nourrir les poubelles, comme je le dis souvent aux directrices. Notre objectif est que les directions gèrent leur structure en bons parents.
Les directrices possèdent en effet une carte de paiement pour corriger d’éventuelles erreurs de commande, des reports de livraisons ou des présences d’enfants annoncés absents, dans un plafond de 500 euros par mois. Elles gèrent ainsi de manière autonome les stocks, mais elles peuvent également utiliser cet argent pour organiser des animations ou décorer la crèche.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les délégations de service public augmentent au détriment des crèches gérées en régie publique directe. Ce n’est pas une critique à votre endroit, car cette évolution n’a pas de rapport avec les acteurs du secteur privé.
Nous allons maintenant aborder le chapitre dédié à la qualité de l’accueil.
Tout d’abord, je souhaite vous lire un extrait de l’un des ouvrages parus l’automne dernier : « Non, le secteur privé n’a pas le monopole des drames et des maltraitances graves sur enfant, mais les centaines d’entretiens que nous avons menés nous ont en revanche confortés sur un point : ces dix dernières années, les principales alertes pour des suspicions de maltraitance, pour des accidents, pour des dysfonctionnements importants dans les crèches proviennent principalement du secteur privé lucratif. » Quelle est votre réaction à ce constat ?
Quels mécanismes de contrôle interne avez-vous déployés pour vous assurer de la qualité de l’accueil des jeunes enfants dans vos établissements ? Vos procédures et vos pratiques ont-elles évolué après le drame intervenu dans une crèche de Lyon en juin 2022 ?
Je voudrais également savoir la fréquence à laquelle la PMI (protection maternelle et infantile) exerce ses contrôles au sein des établissements de votre groupe, et si les crèches de votre réseau font l’objet de contrôles inopinés. Vous êtes répartis sur tout le territoire : observez-vous sur ce point des différences selon les départements ?
Les établissements accueillant de jeunes enfants ont une obligation de déclarer auprès des PMI tout changement de personnel. Or certaines PMI nous indiquent que cette obligation n’est pas respectée, ce qui est pour elles une vraie difficulté. Avez-vous instauré, dans vos établissements, une procédure pour respecter cette obligation, et êtes-vous en mesure de vérifier que c’est effectivement le cas ?
Ma dernière question a trait à votre politique de management. Vous conviendrez que la qualité de l’accueil des jeunes enfants passe avant tout par des employés bien formés et qui se sentent bien dans leur travail. Je voudrais que vous détailliez le dispositif de binôme de direction que vous avez évoqué pour les crèches de plus de quarante-cinq berceaux. Comment financez-vous ce coût supplémentaire en ressources humaines ?
Il y a environ deux ans, dans une commune de ma circonscription, une structure a été reprise par La Maison Bleue dans le cadre d’une délégation de service public. De nombreuses salariées – car ce sont essentiellement des femmes qui travaillent dans les crèches – y font état d’une situation sociale alarmante, d’un management brutal, de discours humiliants, de pressions à la baisse sur leurs droits et sur leurs revenus ; tout cela dans le but, semble-t-il, de pousser l’équipe historique vers la sortie – puisque, lorsqu’on reprend une délégation de service public, on reprend le personnel. Si le but était bien celui-ci, ces pratiques semblent porter leurs fruits, et ont en tout cas des conséquences sur la santé physique et mentale des employées. Avez-vous connaissance de cette situation, et s’agit-il de pratiques courantes dans votre groupe ? Si vous n’en aviez pas connaissance, cela ne laisserait pas de poser problème. Je serai très attentive aux mécanismes de contrôle que vous avez instaurés.
Mme Claire Laot. Je vais répondre à vos questions dans l’ordre, même si la dernière me désole.
L’extrait que vous avez lu me conduit nécessairement à m’interroger sur nos pratiques. La maltraitance n’est pas l’apanage des crèches privées, mais cela ne doit pas nous empêcher d’entendre ce genre de message. J’interroge, nous interrogeons nos pratiques en permanence, parce qu’il n’est pas admissible qu’un enfant qui nous est confié puisse subir dans nos structures une situation de maltraitance. J’entends la citation que vous avez faite, mais je ne peux pas l’accepter.
Chaque cas de maltraitance qui m’est remonté est traité avec une fermeté sans égale. C’est aussi pour cela que nous avons ouvert, en mai 2023, la ligne Tous attentifs dont je vous ai déjà parlé. C’est une ligne directe, par e-mail, entre tous nos collaborateurs et notre référent éthique. Un collaborateur témoin d’une situation de maltraitance a la possibilité d’en parler avec ses supérieurs, le directeur de la crèche ou au-dessus, ou bien au département des ressources humaines. Mais il existe des appréhensions : le collaborateur peut craindre des représailles de la part du manager, ou penser, par méconnaissance, que cette intervention se trouvera inscrite dans son dossier.
La ligne directe, elle, est totalement anonymisée. Je ne sais pas qui a donné l’alerte, et je ne l’apprends jamais. L’alerte est communiquée à notre référent éthique et une enquête interne a lieu dans la crèche concernée, ainsi qu’auprès du département des ressources humaines. Si la maltraitance est avérée, nous prenons des mesures en fonction des cas, dont des sanctions disciplinaires ou le licenciement du salarié.
Cette ligne d’alerte peut également servir pour signaler une situation de harcèlement par un manager ou un collaborateur.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Avez-vous dû travailler à définir cette notion de maltraitance ? Et si vous identifiez un cas, avez-vous l’obligation de faire remonter l’information à la PMI ? Combien de cas de maltraitance avez-vous à traiter chaque année ?
Mme Claire Laot. Nous remontons bien sûr systématiquement l’information à la PMI. Nous demandons d’ailleurs qu’il existe un accès élargi aux fichiers, alors qu’à l’heure actuelle, une personne signalée dans un département pour des faits de maltraitance peut aller travailler dans le département d’à-côté. Il y a des progrès à faire en la matière pour nous éviter de recruter des employés maltraitants, ou qui ont été maltraitants.
En 2023, sauf erreur de ma part, j’ai eu connaissance de vingt-trois alertes. Six d’entre elles ont conduit au départ du salarié impliqué. Nous avons, depuis longtemps déjà, instauré dans nos structures des procédures d’audit : autocontrôles par les directeurs de crèche, contrôles par les supérieurs hiérarchiques que sont les responsables de secteur, et contrôles par un tiers indépendant, le Bureau Veritas. Le but est de couvrir le fonctionnement de la crèche dans son ensemble. À chaque non-conformité relevée par un audit, le directeur de la crèche concernée doit proposer un plan d’action correctif. Le niveau régional a une vision des plans d’action correctifs de chaque crèche. Je dispose pour ma part de mesures globales d’évolution me permettant de savoir si les non-conformités tendent à se réduire avec le temps sur un territoire donné, ou au contraire à augmenter. C’est ce qu’on appelle l’amélioration continue de la qualité : je suis en continu l’évolution de ces non-conformités, par les audits internes ou les audits externes.
Ces audits qualité – je laisserai M. Bouchekioua vous parler des audits pédagogiques – comptent 150 points de contrôle. Si nous constatons que des points de non-conformité reviennent entre plusieurs crèches, ou dans une région en particulier, nous faisons des rappels et nous proposons des modules de formation, y compris en en créant de nouveaux si nous nous rendons compte que nous étions passés à côté d’un sujet.
M. Riad Bouchekioua. La première chose que nous faisons, quand un cas de maltraitance nous est remonté, c’est de prendre des nouvelles de l’enfant. C’est le plus important. Nous prenons également des nouvelles des parents, et leur donnons les informations dont nous disposons. Cela se fait en toute transparence. Toute information précise est immédiatement transmise à la PMI ; si la situation est un peu compliquée et que nous n’arrivons pas à comprendre ce qui s’est produit, nous lui envoyons les informations en précisant qu’elles ne sont que partielles. Nous faisons également remonter l’information jusqu’à Mme Laot pour qu’une cellule de crise puisse être installée, si nécessaire. Nous nous penchons ensuite sur l’accompagnement des familles.
La ou les personnes responsables de l’acte de maltraitance font immédiatement l’objet de mesures disciplinaires, en fonction de la gravité de l’acte. Cela peut aller jusqu’au licenciement. Mais si nous nous arrêtons là, nous n’aurons fait qu’évacuer le problème sans identifier son origine. Nous procédons donc à une enquête interne afin de savoir comment cela a pu se produire. C’est très important pour nous, car les conséquences de ces situations ne s’arrêtent pas à l’enfant et à sa famille : il n’est pas facile, pour l’équipe restante, de faire face à un cas de maltraitance dans la structure. Nous les accompagnons au moyen d’une cellule psychologique, et nous entreprenons des plans d’action : formation, accompagnement, actions managériales.
Nous avons tout récemment décidé, et c’est un vrai défi, de déclarer tous les événements indésirables qui peuvent survenir dans une structure : une morsure, un enfant qui tombe, etc. On ne pourra pas tout recenser, mais cela a déjà produit une nette amélioration, toujours dans un souci de transparence. Ces informations sont communiquées aux parents tous les jours, et nous en gardons également la trace.
Au-delà des contrôles auxquels nous sommes soumis comme toutes les entreprises – Urssaf, inspection du travail, répression des fraudes – nous avons également des contrôles de la CAF et de la PMI. Ces derniers se sont multipliés ces derniers mois : c’est pour nous une bonne chose, car cela nous permet de remettre en question nos pratiques et de discuter avec la PMI – avec laquelle nous avons de très bonnes relations, nourries d’échanges réguliers et transparents, dans ma région en tout cas.
Des laboratoires viennent également contrôler l’hygiène…
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Pardon de vous interrompre : les contrôles dont vous parlez sont-ils inopinés ?
M. Riad Bouchekioua. Il arrive que les visites soient prévues, mais beaucoup de contrôles de la PMI – j’ignore la proportion – sont inopinés : nous sommes informés de sa venue quand la personne est devant l’établissement.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Et ces pratiques de contrôle varient-elles selon les départements ?
Mme Claire Laot. En 2023, nous avons fait l’objet de 259 contrôles de la PMI, dont 124 inopinés, soit donc à peu près la moitié. Ce sont les chiffres pour l’ensemble de la France, mais il existe en effet une forte disparité territoriale. Les contrôles sont évidemment plus fréquents, et c’est bien légitime, dans les crèches où nous avons le plus de difficultés à fidéliser le personnel, ou qui donnent lieu à des alertes de la part des familles. Là où les crèches ne présentent pas de difficultés majeures, les PMI sont moins présentes. Nous travaillons main dans la main avec elles.
Pour répondre rapidement à votre question sur les changements de personnel, sauf erreur de ma part, ce sont seulement les changements de direction qui doivent être déclarés aux PMI. C’est en effet le nom du directeur qui figure sur l’agrément, et pas la totalité du personnel.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il existe pourtant bien, me semble-t-il, une obligation de déclarer tout changement de personnel, en lien avec l’obligation de vérifier le casier judiciaire. Et il me semble qu’il revient à la PMI de se charger de cette vérification. Les PMI que nous avons rencontrées demandent en tout cas à disposer de ces informations.
Mme Claire Laot. Nous prévenons la PMI du changement de direction d’une crèche. Ensuite, quand la PMI vient dans une structure, elle contrôle l’identité de toutes les personnes qui y travaillent, mais c’est à nous qu’il revient, à l’embauche, de vérifier l’honorabilité de nos collaborateurs. Je laisse mon collègue terminer sur les audits, car nous appliquons des procédures très pointues en la matière.
M. Riad Bouchekioua. La Maison Bleue diligente neuf audits par structure et par an. Ils sont menés par les responsables de secteur, avec, chaque mois, des thématiques différentes. Les directeurs et les directrices ont aussi l’obligation de mener des autoaudits, en préparation de l’audit du responsable du secteur. Nous évaluons ensuite le plan d’action mis en place, pour l’améliorer et le corriger.
Nous conduisons aussi des audits pédagogiques. Chaque crèche a son référent ou sa référente pédagogique, qui vient voir comment les enfants sont accueillis. L’équipe des référents dépend du siège de La Maison Bleue.
Les responsables régionaux ne sont pas du tout impliqués dans le dispositif Tous attentifs dont il a été question, afin que nous ne soyons pas juge et partie. Nous préférons que la question soit directement gérée par un référent éthique.
Nous sommes, enfin, la première entreprise de crèches à avoir la certification « VeriSelect petite enfance », qui engage la vérification par le Bureau Veritas de 150 points de contrôle. Quatre-vingts crèches seront ainsi certifiées cette année. Il s’agit certes d’un organisme de certification indépendant, mais nous accordons une grande importance à ce processus : il suffit qu’une seule crèche ne soit pas certifiée pour que La Maison Bleue perde la certification.
Il faut aussi parler du contrôle quotidien qu’exercent les parents, qui entrent dans nos crèches deux fois par jour. Ils voient ce qui s’y passe, comment nous accueillons leurs enfants, et ne manquent pas de nous faire remonter ce qui fonctionne bien, ou au contraire de donner l’alerte.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je me permets de vous relancer sur la question de votre politique de management : j’aimerais vraiment que vous répondiez sur ce point. Sachez que je resterai très attentive à la situation de l’établissement que j’ai mentionné tout à l’heure.
Mme Claire Laot. Je le dis sous serment, aucune consigne n’est donnée à nos managers, les directeurs de crèches, pour qu’ils adoptent un tel comportement auprès de nos collaborateurs : ce serait suicidaire dans le contexte de pénurie de personnels que nous connaissons. Étant donné le nombre de nos structures, nous ne sommes toutefois pas à l’abri de managers défaillants.
Nous avons récemment mené une enquête auprès des 1 000 derniers collaborateurs uayant quitté l’entreprise. Parmi les 447 ayant répond, 15 % ont cité leur manager comme première raison de leur départ. Cela est difficilement entendable pour moi, directrice générale du groupe, mais c’est une réalité. Environ 125 personnes ont exprimé le souhait de retravailler au sein de La Maison Bleue, mais dans une crèche différente.
Mon propos n’est pas de jeter le discrédit sur nos directeurs de crèches – je le dis pour tous ceux qui nous regardent. Toutefois, nous exerçons un métier de l’humain – où beaucoup repose sur l’humain. C’est ce qui nous a conduits à mettre l’accent sur la fonction de direction, qui est essentielle dans la relation avec la famille, dans la réalisation de projets au sein des sections et dans le management de l’équipe. Dans toutes nos crèches, quelle qu’en soit la taille, le directeur ou la directrice occupe son poste de direction à temps plein, alors qu’il peut légalement travailler auprès des enfants dans les structures de moins de trente berceaux. Dans les crèches de plus de quarante-cinq berceaux, il dispose d’un adjoint à mi-temps, qui travaille sur les projets des sections, et d’un adjoint à temps plein au-delà de cinquante berceaux. Cela va plus loin que la réglementation.
Par ailleurs, hormis des cas exceptionnels liés à des difficultés de recrutement, chaque micro-crèche dispose d’un poste de directeur.
M. Riad Bouchekioua. Nous prenons très au sérieux votre alerte concernant le management. La reprise d’une délégation de service public est toujours un moment très délicat pour les équipes. Nous examinerons le cas que vous avez évoqué.
M. Philippe Lottiaux (RN). Vous avez bien expliqué le modèle financier des crèches que vous gérez en propre mais, dans le cas des délégations de service public, où les prix sont moindres, l’équilibre est moins clair. Comment a évolué le résultat de votre société ces dernières années ?
Je peux comprendre que la part des DSP augmente, car les crèches sont difficiles à gérer pour les collectivités, notamment en matière d’investissement. Constatez-vous que le nombre de DSP concessives augmente ?
En cas d’absentéisme, la taille du groupe vous permet-elle de disposer d’agents volants qui tournent d’une structure à l’autre ?
Enfin, comment concevez-vous la formation initiale de vos salariés ? Agissez-vous différemment en matière de formation selon les régions ? Quelle place accordez-vous à la validation des acquis de l’expérience (VAE) ?
Mme Claire Laot. Ces dernières années, la rentabilité du groupe La Maison Beue était de 1 % en moyenne – 0 % en 2023.
Je l’ai dit, le cahier des charges détermine notre prix. Évidemment, nous ne déposons pas de candidature pour les délégations de service public où nous aurions à payer pour travailler.
Nous ne constatons pas d’augmentation du nombre de DSP concessives. Nous en remportons une à deux par an. Je rejoins Mme la présidente pour dire que l’augmentation des DSP sur le marché s’explique non par des créations de crèches mais par des reprises de régies.
Pour gérer l’absentéisme, nous avons constitué des équipes volantes régionalisées, qui interviennent lorsque certains professionnels sont empêchés de travailler, pour une raison ou une autre. Nous faisons aussi appel à l’intérim, qui n’est pas une bonne solution pour la qualité d’accueil. Nous essayons autant que possible d’embaucher les intérimaires.
S’agissant de la formation initiale, je regrette que les professionnels en reconversion soient systématiquement orientés vers un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) au lieu du diplôme d’État d’auxiliaire de puériculture, qui, lui, leur permet d’évoluer. J’ai déjà pu échanger à ce sujet avec la direction générale de Pôle emploi.
Nous organisons naturellement un parcours interne de formation, avec deux promotions de VAE par an pour les auxiliaires de puériculture et une promotion d’éducateurs de jeunes enfants. Deux nouvelles promotions d’auxiliaires de puériculture en VAE ouvriront cette année. Nous accompagnons donc nos salariés : nous proposons même un parcours interne de préparation à la VAE d’auxiliaire de puériculture, pour leur donner le maximum de chances de réussir.
Depuis 2012, nous avons également conclu un partenariat avec un institut de formation d’auxiliaire de puériculture de la région parisienne, dans lequel nous assurons des formations. Nous contribuons à diplômer une cinquantaine de personnes par an.
M. Riad Bouchekioua. Il faut distinguer l’absentéisme prévu et l’absentéisme inopiné. Dans le premier cas, nous avons recours aux équipes volantes ainsi qu’à l’intérim et aux CDD. Dans le second, nos crèches fonctionnent selon un mode dégradé, en organisant la journée différemment et en réduisant le nombre d’enfants accueillis ou en fermant des sections, conformément à la réglementation.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les fonds d’investissement qui entrent au capital de vos concurrents semblent trouver la rentabilité non à travers les dividendes mais plutôt grâce à la croissance de l’entreprise. Quelles étaient les attentes de TowerBrook en la matière lorsqu’ils sont entrés au capital de La Maison Bleue ? Comment vos actionnaires échangent-ils avec le management de votre groupe pour s’assurer que cette croissance est au rendez-vous ? Avez-vous ressenti une forme de pression financière ?
Mme Claire Laot. TowerBrook est présent au capital de La Maison Bleue depuis 2016, avec Bpifrance – cette dernière y était déjà entrée en 2011, et est revenue. N’ayant pas du tout participé à ce processus, je ne peux pas vous dire quelles étaient leurs attentes en matière de croissance à ce moment. Je pourrai toutefois trouver des éléments de réponse.
En moyenne, un fonds d’investissement conserve une participation pendant cinq à six ans. TowerBrook et Bpifrance sont présents depuis huit ans, mais je ne sais pas si cela était leur intention initiale – c’est à eux qu’il faut poser la question.
Leurs représentants sont exclusivement en relation avec la direction financière et moi‑même : aucun opérationnel ne les a rencontrés.
Je ne ressens pas de pression s’agissant de la croissance. Depuis l’année dernière, TowerBrook et Bpifrance nous ont même demandé de la ralentir, afin que nous nous concentrions sur la qualité d’accueil dans le moment charnière que nous vivons.
Pour ce qui me concerne, je trouve regrettable que l’on ne puisse pas créer autant de places de crèches que ce dont notre pays a besoin, mais c’est une autre question.
M. William Martinet. Merci de votre franchise concernant les réponses que vous n’avez pas. Elles confortent l’idée que notre commission d’enquête doit entendre les représentants des fonds d’investissement, notamment TowerBrook, Antin Infrastructure et InfraVia, pour leur poser ces questions.
En décembre 2023, dans une crèche La Maison Bleue de Montrouge, un bébé de 2 ans a eu un doigt sectionné lors d’un exercice d’évacuation incendie, à cause d’un chariot inadapté, originellement destiné à des activités de jardinage. D’après ce que j’ai lu dans la presse, la Maison Bleue a pris la décision de retirer le chariot et de pointer la responsabilité de la directrice de l’établissement, qui l’aurait acheté directement. Si j’ai bien compris, la directrice a été licenciée. Sauf que vous avez eu la prudence d’alerter l’ensemble du réseau, et qu’il apparaît que vingt et une de vos crèches s’étaient procuré le même chariot inadapté et dangereux pour les enfants. Comment un groupe de votre taille, avec ses moyens, ses services support et tout ce que vous nous avez raconté sur ses procédures de contrôle peut-il se retrouver dans une telle situation ?
Mme Claire Laot. C’est le pire accident que nous ayons connu depuis que je travaille pour La Maison Bleue, soit treize ans. Je suis très régulièrement en contact avec la famille, pour les accompagner. Cet événement est véritablement terrible.
Quand le drame est arrivé, nous avons d’abord mené une enquête interne pour comprendre comment l’accident était arrivé, et nous avons préparé le retour du petit garçon et de son frère dans la crèche, conformément au choix des parents – ils y sont toujours accueillis. Nous avons également effectué des rappels de sécurité auprès de toutes nos crèches et, c’est la moindre des mesures, retiré le chariot non adapté des structures concernées.
Il n’est pas question, y compris dans ce que vous avez lu dans la presse, de pointer la responsabilité exclusive de nos directeurs et directrices de crèche. Ceux-ci sont autonomes dans leurs achats et libres de mettre en place le projet pédagogique de la crèche. Mais un tel chariot n’aurait pas dû être acheté, et nous avons fait retirer tous ceux qui l’avaient été. Des mesures disciplinaires fortes ont été prises à l’encontre de la directrice de la crèche. Vous le savez, une plainte est en cours d’instruction. Les salariés de la crèche qui étaient présents ont été entendus ou sont en cours d’audition.
Je l’ai dit, nous interrogeons nos pratiques. À la suite de l’accident, je me suis demandé si nous devions contrôler tout ce que faisaient nos directeurs ou leur laisser une liberté. Ce n’est pas une question simple.
Par ailleurs, sans que cela enlève rien à notre responsabilité, le chariot avait été vu par des agents de la PMI, qui n’ont pas demandé à le retirer. Il y a là quelque chose à travailler collectivement, pour éviter qu’un tel drame se renouvelle.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Le chariot a donc été acheté individuellement par plusieurs crèches. Comment cela s’est-il déroulé, le chariot était-il référencé dans un catalogue ? Il est souvent dit que vous croulez sous les normes : que faudrait-il changer pour qu’un tel accident ne se reproduise pas ?
Mme Claire Laot. Le chariot n’a pas été acheté auprès d’un fournisseur référencé mais avec la carte bleue de la directrice, dans vingt-deux crèches dont les directrices s’étaient passé le mot. Le fait est que nos lits d’évacuation habituels ont de petites roues, qui ne conviennent pas lorsqu’il y a des marches. Ce n’est en aucune façon une excuse ni une raison, j’explique simplement pourquoi ces directeurs ont acheté ce chariot, qui est doté de grosses roues.
J’ai fait retirer ces chariots, et nous sommes en train de préciser ce à quoi la carte bleue de la direction peut servir : conçue pour des situations d’urgence ou pour financer des activités, elle ne devrait pas être utilisée pour acheter du matériel, a fortiori non homologué.
M. William Martinet. Le secteur des crèches privées lucratives est sous le feu des projecteurs, notamment du fait de ces incidents dramatiques. Des enquêtes journalistiques sont sorties et d’autres sont en cours, qui portent sur de grands groupes comme le vôtre, et les journalistes parviennent à se procurer certains documents. Je profite du fait que vous ayez prêté serment devant notre commission pour vous poser cette question très précise, à laquelle j’aimerais que vous répondiez l’un et l’autre : avez-vous eu connaissance de mails de la direction du groupe La Maison Bleue à destination des directeurs et coordinateurs du secteur Île-de-France, dans lesquels il est dit explicitement qu’il faut mentir, ou en tout cas modifier les taux d’encadrement qui sont remontés à la CAF et à la PMI ?
Mme Claire Laot. Absolument pas.
M. Riad Bouchekioua. Je confirme, je n’ai jamais vu ce genre de mail ou ce genre de communication.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Avez-vous des informations sur le profil des personnes responsables des dysfonctionnements et des cas de maltraitance qui vous ont été remontés ? S’agissait-il majoritairement d’intérimaires par exemple, qui n’avaient peut-être pas la formation requise ? Confirmez-vous qu’à part les intérimaires, chez vous, tout le monde a une formation de base ?
Ma deuxième question est plus technique. Me confirmez-vous que la holding est une société par actions simplifiée (SAS) et que vos autres structures sont majoritairement des sociétés à responsabilité limitée (SARL) ?
Enfin, vous avez indiqué que sur les 1 000 collaborateurs qui sont partis, la plupart ont dit que c’était à cause de leur manager. Cela me ramène à ma première question : étaient-ce des personnes qui avaient vraiment le souhait de travailler dans la petite enfance, ou bien qui ont fait ce métier parce qu’elles n’avaient pas d’autre choix ?
Mme Claire Laot. Vingt-quatre alertes sont remontées sur notre ligne Tous attentifs ; après enquête, six ont été considérées comme des cas de maltraitance et ont été traitées comme telles. Elles n’étaient pas spécialement le fait de personnes intérimaires. Je précise qu’il existe un autre système de remontée des incidents, qu’a évoqué tout à l’heure M. Bouchekioua : le moindre événement indésirable survenu dans l’une de nos structures fait l’objet d’une fiche, dans un logiciel auquel j’ai accès. Je reçois d’ailleurs en direct les fiches les plus graves : c’est une chose à laquelle je tenais beaucoup, pour me tenir parfaitement informée de ce qui se passe dans nos structures.
Je n’ai pas fait de typologie des personnes à qui ces événements indésirables sont arrivés, mais nous essayons de déterminer si le nombre d’accidents peut être mis en lien entre des moments de la journée ou des âges. Nous analysons ces données et organisons des formations pour aider nos professionnels à gérer ces situations. Par exemple, on sait que les morsures arrivent surtout dans les groupes de « moyens », c’est-à-dire parmi les enfants qui n’ont pas encore la parole, et nous formons nos collaborateurs pour y faire face.
Je vous confirme que les structures de crèches sont des SARL et la holding une SAS.
Sur les 1 000 collaborateurs qui sont partis, 447 nous ont répondu et, parmi eux, 148 ont dit que c’était à cause de leur manager. Cela ne fait d’ailleurs pas 15 %, contrairement à ce que j’ai dit tout à l’heure – ou alors 15 % sur 1 000. Quoi qu’il en soit, c’est une proportion importante, mais pas une majorité. Nous avons essayé de voir ce que les collaborateurs qui étaient partis faisaient ensuite, s’ils avaient ou non quitté le secteur. Une partie d’entre eux ont effectivement changé de voie. Je pourrai vous transmettre les chiffres à ma disposition.
Mme Béatrice Roullaud. Vous avez parlé des contrôles inopinés de la PMI. J’aimerais donc vous poser une question que je pose à de nombreux intervenants : pensez-vous qu’un contrôle inopiné des députés pourrait aider à lutter contre la maltraitance ? Y verriez-vous un inconvénient ? Quel est votre point de vue là-dessus ?
Mme Claire Laot. Nos crèches sont ouvertes et j’ai déjà proposé à plusieurs députés de venir les visiter. Ce sera avec grand plaisir.
Nous faisons déjà l’objet de nombreux contrôles, je vous l’ai dit, et je ne vois pas d’inconvénient à ce que nous en ayons d’autres. Dans presque toutes mes crèches, à part les micro-crèches en Paje, j’ai une collectivité réservataire, soit par marché public, soit en délégation de service public. Les élus, les responsables petite enfance se rendent donc dans la structure, et c’est bien normal. Les parents aussi font ce contrôle quotidien. Je ne suis pas opposée à la venue de parlementaires mais je ne sais pas dans quelle mesure cela pourrait améliorer la qualité d’accueil. Ce qui est sûr, c’est que cela pourrait contribuer à la reconnaissance du travail de nos professionnels, qui en ont bien besoin.
Mme Anne Bergantz, vice-présidente. Je vous remercie et vous invite à nous envoyer des réponses précises sur les points que nous avons relevés.
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24. Audition de Mme Florence Dabin, présidente du conseil départemental de Maine‑et‑Loire, vice-présidente de Départements de France chargée de l’enfance et présidente du GIP France Enfance Protégée, Mme Laurette Le Discot, conseillère Enfance et Famille à Départements de France, et Mme Violaine Blain, directrice générale adjointe du GIP France Enfance Protégée (26 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous recevons ce matin les représentants de l’Assemblée des Départements de France (ADF) en la personne de Mme Florence Dabin, présidente du conseil départemental de Maine-et-Loire depuis 2021 et vice-présidente de Départements de France en charge de l’enfance. Elle est accompagnée par Mme Laurette le Discot, conseillère Enfance et Famille à Département de France et par Mme Violaine Blain.
Mme Dabin préside également depuis sa constitution en janvier 2023, le groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée. Une mission lui a été confiée par le Gouvernement en juillet 2023 sur la qualité de l’accueil et la prévention de la maltraitance dans les crèches. C’est à ce titre que Mme Blain accompagne Mme Dabin.
Le lien avec notre commission d’enquête est évident, mais j’insiste sur le fait que Mme Dabin est auditionnée ce jour en tant que représentante de Départements de France pour échanger sur les missions des départements et des services qui leur sont rattachés, en premier lieu les services de protection maternelle et infantile (PMI).
Avec la rapporteure, nous avons rencontré sur le terrain des services de PMI de différents conseils départementaux. Nous avons eu des échanges très intéressants notamment sur les questions de la qualité, afin d’aborder cette audition.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Florence Dabin, Laurette Le Discot et Violaine Blain prêtent serment.)
Je vous invite à répondre à nos questions sans omission et sans que nous ayons besoin de vous relancer.
Je vous cède immédiatement la parole pour un rapide propos liminaire.
Mme Florence Dabin. Merci, monsieur le président. Madame la rapporteure, mesdames et messieurs, je voulais partager le rôle majeur du département dans le domaine de l’enfance. Il intervient en effet à différentes étapes et compte un très grand nombre de professionnels compétents, engagés, passionnés et parfois assez peu reconnus dans le domaine de la protection maternelle et infantile, dans la prévention, dans le soutien à la parentalité, mais aussi dans l’aide sociale à l’enfance. Ce champ mobilise en effet de nombreux acteurs : une compétence décentralisée certes, mais qui implique des actions adaptées à chacun des territoires. Le jeune enfant est extrêmement fragile et mérite cette haute protection. Il est ce que les parents ont de plus précieux et il génère naturellement des inquiétudes. L’absence ou la rareté des modes de garde peut conduire certains couples à renoncer ou à ajourner leur projet d’enfant.
Dans ce contexte, il convient de prendre soin d’offrir différentes solutions aux parents soucieux de concilier vie privée et familiale avec vie professionnelle.
Je voudrais rappeler qu’on ne garde pas les enfants : on les accueille et on les accompagne dans leur développement et leur épanouissement. Pendant près de 20 ans, j’ai eu la chance d’être professeure des écoles, notamment en maternelle. Je porte donc une attention particulière au bien-être des enfants. Aussi, le sujet du projet pédagogique ainsi que celui des équipements et des activités doivent faire l’objet d’une attention toute particulière.
La mort d’un enfant tué dans des conditions atroces par un agent d’une crèche de Lyon a créé cet électrochoc. De nombreux livres et témoignages en ont découlé. Un premier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), il y a un an, a donné un éclairage sur la situation actuelle, en révélant des failles. La maltraitance en soi n’est pas généralisée, mais certains cas sont mal identifiés et le sujet doit être traité pour rétablir la confiance des parents et assurer la qualité de service.
Le Gouvernement a donc lancé plusieurs missions : une mission sur l’amélioration du circuit de signalement que j’ai l’honneur d’animer avec Violaine Blain et Alexandre Pascal ; une mission sur les micro-crèches, menée conjointement par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Igas ; enfin, une mission sur la création d’un référentiel qualité, un guide de contrôle, un guide d’évaluation et un socle des compétences professionnelles.
Naturellement, nous partagerons en temps et en heure, dans la foulée de l’avancée des travaux, l’ensemble des informations que nous avons pu commencer à récolter. En tout cas, nous avons la certitude qu’il faut remettre les professionnels au cœur de toutes les préoccupations de cet enjeu. Il faut pouvoir les former correctement, leur donner des solutions pour évaluer leurs pratiques, les accompagner dans leur vie professionnelle, dans leur choix, afin que, d’une certaine manière, ils gardent l’envie et qu’ils n’éprouvent plus sans cesse le besoin de se questionner sur leur engagement au quotidien.
Le contrôle est nécessaire, mais il doit intervenir dans un second temps, quand le mécanisme de prévention est opérationnel. Depuis quelques mois, nous avons pu visiter une quinzaine de départements et avons reçu de nombreux retours aux questionnaires envoyés.
Tous les métiers de l’humain et des services à personne connaissent une désaffection et un manque de vocations. Les professionnels qui sont au cœur du quotidien de chaque enfant sont en tension. Le sujet est souvent abordé. Les personnes sont débordées et ne peuvent prendre le recul et la hauteur nécessaires pour analyser leurs pratiques, avec les risques de comportements non conformes aux exigences professionnelles qui négligent la formation.
Toute la chaîne peut être impactée. Nous avons ainsi, à de nombreuses reprises, constaté que des directeurs étaient insuffisamment formés et que le passage d’éducateur de jeunes enfants ou de puériculteur à celui de directeur nécessitait naturellement une formation ad hoc. Certains directeurs font également face à des pénuries au sein même de leur structure et viennent compenser ces absences de professionnels : ils se mettent à gérer des difficultés au détriment du programme pédagogique, de l’animation, du lien avec les professionnels. Et pourtant, ils ont un rôle clé. C’est au directeur que remontent les difficultés, et surtout, c’est le directeur qui décide de faire appel ou non à un accompagnement au sein du groupe, en mobilisant notamment la PMI.
Notre mission a également mis en lumière la grande diversité des offres sur le territoire, avec parfois des surconcentrations de solutions sur certains secteurs, ce qui pose la question de la répartition et de l’adéquation entre offre et demande.
Nous constatons par ailleurs une montée en puissance des micro-crèches, le recul des crèches publiques, un passage au privé par la délégation de service public (DSP) et un effondrement des crèches familiales.
De nombreux acteurs interviennent sur le contrôle, en particulier le département, via la PMI. Il est toutefois fort regrettable de n’être parfois associé qu’à ce versant du contrôle alors qu’il existe également tout un travail de prévention qui accompagne les professionnels des structures, et naturellement les parents.
Les deux missions se complètent, mais peuvent aussi dissuader certains de solliciter la PMI, qui est véritablement associée au contrôle. Certains n’osent pas libérer la parole, partager avec humilité et simplicité un questionnement, voire même une fragilité, de peur que, dans la foulée, un contrôle soit déclenché. C’est la raison pour laquelle nous travaillons à dissocier l’accompagnement et la prévention du contrôle, en estimant que ce serait une manière sans doute plus performante et bienveillante de prendre soin de nos professionnels et de susciter des vocations chez certains.
Évidemment, de nombreux efforts restent à accomplir, notamment s’agissant des recrutements. Nous avons un besoin crucial, voire vital, de professionnels dans le domaine de la PMI. Pour ma part, je dispose d’un seul équivalent temps plein (ETP) pour 200 à 250 structures. En tant que présidente de département, cette situation ne me satisfait pas et ne convient pas aux valeurs et aux projets que nous déployons.
Ce sujet est partagé par différents départements. Le contrôle peut également être dispensé par l’État via la Direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS), mais malheureusement, tout le monde ayant fort à faire sur différentes missions, il y a un manque de personnes, de technicité et également sans doute de connaissances liées à la pratique, d’où la nécessité d’échanges.
Il est absolument nécessaire de bien travailler ensemble : lorsque nous sommes amenés en Maine-et-Loire à devoir fermer une structure, il est important de voir à quel point le travail collaboratif du département et de la DDETS permet une réactivité face à la gravité de certains faits.
Je pourrais également rappeler le rôle de la Caisse d’allocations familiales (CAF) dans le secteur de la petite enfance. Les relations avec les PMI sont très hétérogènes en fonction des territoires, des projets, des personnes et, j’ose le dire, des envies et de l’antériorité des relations. Selon les territoires, les réalités sont bien différentes.
Je terminerai mon propos introductif en soulignant l’envie de travailler de concert pour donner davantage de moyens financiers et humains aux PMI.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez évoqué les difficultés à pourvoir les postes de PMI. Faute de moyens humains, quels arbitrages opérez-vous et quelles priorités ciblez-vous sur la politique de contrôle dans votre département ? Ces choix ont-ils évolué depuis un an, notamment à la suite des faits qui ont été révélés au sujet des crèches ?
Vous avez mentionné un certain nombre de travaux et de réflexions en cours dans le cadre du groupe de travail que vous pilotez à l’échelle nationale. À ce stade, que préconisez-vous en termes de gouvernance ? Quelles modifications législatives ou réglementaires proposez-vous pour améliorer les modèles de qualité d’accueil de nos jeunes enfants ?
Mme Florence Dabin. Forte de mon expérience en tant que professeure des écoles et élue, j’ai vu à quel point il était important d’augmenter les moyens dans le domaine de la prévention. C’est la raison pour laquelle, depuis deux ans et demi, nous avons un budget beaucoup plus conséquent dédié à la prévention, avec des actions définies avec nos professionnels.
Avec beaucoup de simplicité, chaque année, nous évoluons de manière à être en mesure d’évaluer ce que nous avons mis en place entre le moment où nous définissons une enveloppe budgétaire très importante avec la création d’une dizaine d’ETP dans le domaine de la prévention, et la manière dont nous les affectons en raison de difficultés de recrutement. Nous avons la volonté, nous avons le budget, mais nous rencontrons une difficulté de recrutement. Nous avons également la volonté d’accélérer sur le sujet de la PMI, faisant le constat que, sur une première année de mandat, nous sommes loin de tout maîtriser. Dans le cadre de la mission nationale qui m’a été confiée, j’ai eu la chance de recueillir de nombreux témoignages, dans la Somme, la Côte d’or et les Bouches-du-Rhône, pour ne citer que ces exemples, que j’ai envie de partager.
Sur la manière de fonctionner en dehors des investissements financiers, dans un contexte que nous connaissons tous en tant qu’élus, comment avons-nous procédé ? Nous avons décidé que l’investissement dans le domaine des solidarités devait rester une priorité avec un objectif, qui est d’accentuer la prévention parce que nous savons qu’il s’agit d’une forme d’investissement, pour ne pas avoir ensuite à intervenir sur le versant de la protection. Nous préférons prévenir, même si, de facto, la société nous amène à gérer la protection. Nous voulons éviter ce choc. Dans tous les cas, le placement est une déflagration pour l’enfant et pour la famille.
Je crois beaucoup en la décentralisation, en créant un lien avec les territoires, en travaillant de concert avec les communes. Je suis en relation de proximité, car je connais par cœur les besoins de mon territoire et la sociologie des différentes communes. Il faut leur offrir la liberté et ne pas faire un copier-coller car, en fonction des territoires, la situation n’est pas la même. Il faut aussi prendre en compte les évolutions des familles, avec de plus en plus de familles monoparentales, étudier les situations de vie et les besoins financiers. Il nous faut travailler en respectant cet équilibre. La logique n’est pas que financière. Il est essentiel de recruter, car il nous faut soulager les PMI de manière à ce qu’elles puissent se consacrer vraiment à l’essence même de leur métier, à condition que nous ne passions pas notre temps à compenser ce qui ne peut pas être fait ou qui n’est pas fait comme cela devrait l’être.
Il est donc important de créer un lien de confiance avec la CAF et les services de l’État. J’évoquais précédemment la notion de « travail collectif » : il faut créer une union qui permette d’offrir aux familles différents dispositifs qui leur correspondent sans avoir de frein financier, d’avoir des professionnels qui continuent à croire en leur métier et surtout de pouvoir recruter. Ce n’est pas tout de parler d’attractivité des métiers de l’humain à tout bout de champ et depuis longtemps. Il nous faut travailler les formations très sérieusement. Il nous faut penser à ces jeunes qui veulent s’engager dans ces métiers ainsi qu’à celles et ceux qui sont en reconversion professionnelle.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci d’être parmi nous, car votre audition était très attendue dans la mesure où les départements compétents en matière de PMI jouent un rôle clé dans l’architecture institutionnelle en charge de la petite enfance et en particulier dans le contrôle de l’offre d’accueil du jeune enfant en crèche.
Je me permets de revenir tout d’abord sur les échanges que nous avons pu avoir avec Départements de France en amont de cette audition. J’ai été surprise d’apprendre que Départements de France n’avait pas été en mesure de faire parvenir le questionnaire que j’avais préparé, à l’attention de leurs services de PMI, et plus surprise encore de l’apprendre une dizaine de jours après que nous vous ayons courtoisement demandé de le faire. Nous avons finalement pu entre-temps adresser ce questionnaire à tous les départements de France sous format papier, mais la démarche aurait pu être grandement facilitée si vous nous aviez transmis les adresses mail de chaque département membre de votre association. Je suis certaine que tous les députés de la commission seront heureux de comprendre pourquoi cette coopération n’a pas été possible. C’est assez dommage, vous en conviendrez, et j’espère que les échanges que nous aurons ce matin seront plus constructifs.
Le rôle des départements est effectivement majeur dans le contrôle du respect de la qualité d’accueil dans les crèches, puisqu’ils sont garants des conditions d’accueil du jeune enfant au sein de ces établissements. Concernant les octrois d’agrément, comment les départements accompagnent-ils les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) tant en matière de prévention de la maltraitance que d’éradication des douces violences ?
Vous avez évoqué un budget dédié à la prévention. Pouvez-vous en dire davantage ?
Le rapport de l’Igas recommande une amélioration de la politique de contrôle des EAJE mise en œuvre par les départements. Pouvez-vous nous indiquer quels sont les travaux menés par les départements pour améliorer ces contrôles ? Certains travaux portent-ils sur l’élaboration d’un schéma commun de mise en œuvre de ces contrôles ? Quelle part des EAJE est contrôlée chaque année, approximativement ? Quelle part des contrôles est exercée de manière inopinée ? Sur quels faisceaux d’indices se basent les PMI pour cibler ces contrôles ? Auraient-elles besoin d’avoir accès à d’autres types d’informations pour affiner le ciblage des contrôles ?
Il nous a beaucoup été dit que les contrôles s’effectuaient en suivant un cahier des charges très attaché au bâtimentaire, aux questions d’hygiène et de sécurité plutôt qu’à la qualité de l’accueil. Qu’en pensez-vous ? Existe-t-il un mécanisme unifié de remontée des signalements dont sont informés tant les parents que les professionnels ? Si oui, pouvez-vous nous le détailler ?
Que pensez-vous de l’idée d’établir un guide national de suivi de ces signalements ?
Mme Florence Dabin. Je n’avais pas l’information sur le fait que vous aviez rencontré des difficultés pour diffuser votre questionnaire. Cela tient peut-être au fait que les questionnaires étaient adressés directement à chaque département, et que Départements de France n’a pas d’autorité sur eux. Sachez néanmoins que nous avons fortement incité chaque département à répondre. J’ai déjà reçu quelques retours m’indiquant que le questionnaire était relativement dense. Pour ma part, j’y vois l’envie de « faire bouger les lignes ».
M. le président Thibault Bazin. Nous tentons de mener une enquête.
Mme Florence Dabin. Exactement, et c’est la raison pour laquelle vous ne devez avoir aucun doute sur notre volonté de coopérer.
Il est vrai que les contrôles portent davantage sur l’aspect bâtimentaire, l’hygiène et la sécurité. J’avoue trouver extrêmement regrettable que l’on soit davantage « tatillon », voire plus qu’exigeant, sur ces questions. L’exigence est normale, car les parents confient leur bien le plus précieux, mais j’ose espérer que la majorité des contrôles ne porte pas sur ces sujets.
Pour autant, j’aimerais qu’il y ait également des mots positifs pour reconnaître la qualité de la grande partie des professionnels. Il est extrêmement douloureux qu’en raison de quelques drames (qui doivent être dénoncés et ne jamais se reproduire), on vienne jeter un certain discrédit sur l’ensemble des professionnels. Certains d’entre eux sont déjà en souffrance par manque de moyens, par manque de recrutement, et ne sont pas reconnus dans leur métier. Aussi, le contrôle doit être dosé.
Dans la quinzaine de départements que nous avons visités, nous avons rencontré des professionnels disponibles, qui travaillent un projet, prennent le temps de l’échange avec les parents, qui s’adaptent à l’endroit où ils sont recrutés, car certaines structures, malheureusement, n’apportent pas la même qualité.
En ce qui concerne les circuits de signalement, chaque parent qui confie son enfant reçoit une information sur ce point. Dans nos échanges avec les professionnels, nous leur avons demandé : « Que faites-vous si vous rencontrez la situation ? » Certains n’ont pas été en mesure de nous répondre, ce qui est un problème. Ce sujet devrait être l’une des priorités. Fort heureusement, la plupart ont répondu : « Je contacte la PMI ». Il serait intéressant que ce point soit inscrit dans le livret remis aux parents (si ce n’est pas le cas), pour que les parents soient bien informés.
Il faut un certain courage. Pour autant, certains professionnels n’osent pas, car ils ignorent quelle instance est concernée.
Mme Violaine Blain. Dans le cadre de notre mission, en termes de méthodologie, nous sommes allés effectivement visiter une quinzaine de départements et nous avons également envoyé un questionnaire avec un taux de réponse d’environ 40 % qui nous offre une certaine vision de la manière dont ce circuit s’opère. Il est intéressant de constater que les professionnels sont organisés dans les départements pour traiter le recueil de l’alerte et les suites qui lui sont données. Pour autant, ce circuit est très peu visibilisé, comme le soulignait le rapport de l’Igas. La question de la visibilité est importante, c’est-à-dire de l’information autour de ce circuit, de la responsabilité des uns et des autres, en particulier des professionnels, mais bien évidemment aussi des parents, d’exprimer les constats qu’ils peuvent faire en s’appuyant sur une ligne directrice la plus claire possible.
Nous allons essayer de proposer un circuit et des modes de communication relativement simples pour rappeler vers qui se tourner lorsque l’on constate des actes ou des omissions d’actes qui porteraient atteinte aux enfants. Il conviendra de mieux formaliser le processus afin que le pilotage et la visibilité de l’action concernée soient plus efficients.
À ce jour, dans nos échanges avec les conseils départementaux, ces questions ne sont pas traitées de manière très visible. Les tableaux de pilotage et de recensement des événements peuvent être renforcés et/ou améliorés. La remontée de ces événements passera par la capacité à recenser d’une manière partagée par l’ensemble des territoires ces événements afin d’en avoir une lecture beaucoup plus unifiée qu’elle ne l’est aujourd’hui, en l’absence d’observatoire ou de lieu permettant de recenser l’ensemble de ces résultats.
Mme Florence Dabin. Je souhaiterais rappeler l’importance du service public de la petite enfance. Nous croyons beaucoup aux interactions entre tous les professionnels e. Il existe un véritable besoin d’aller vers, de se livrer, de savoir où aller chercher l’information. Soit par méconnaissance, soit par manque de temps, on constate parfois une difficulté à faire passer certains messages. Certes, les départements sont amenés à donner un avis ou une autorisation en fonction du statut. Il est important que nous soyons plus nombreux pour questionner les pratiques des professionnels.
En France, les parents se satisfont parfois d’avoir trouvé une solution pour accueillir leur enfant sans se questionner sur le projet pédagogique de la structure d’accueil. Certaines de ces structures communiquent extrêmement bien, alors que pour d’autres, il existe la difficulté de l’entre soi. Certains professionnels refusent de se former, même s’ils savent que des formations sont dispensées. Ou alors, ils veulent bien se former, mais sur une tablette pendant le temps de la pause méridienne, à condition que la structure n’accueille pas trop d’enfants. Cette situation me dérange. Il est compliqué d’être dans l’entre-soi et qu’il n’y ait pas suffisamment de contrôles. Or il est important d’avoir suffisamment de recul pour questionner sa propre pratique et suivre les évolutions du cadre réglementaire.
C’est la raison pour laquelle le comité départemental, en lien avec le préfet et ses services, permet d’avancer sur le sujet du suivi de l’enfance. La formation existe, mais le cadre doit être resserré pour que les drames du passé ne se reproduisent plus, pour légitimer davantage les professionnels et pour faire en sorte que ceux qui sont plus fragiles dans leur pratique soient à la hauteur de la mission qui leur est confiée.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je voudrais que nous puissions rentrer dans le détail. Je conçois tout à fait que des parents, en recherche d’une solution d’accueil pour leur enfant, se satisfassent souvent de ce qu’ils trouvent et ne portent pas forcément l’attention qu’ils devraient sur les modalités d’accueil et sur le projet pédagogique porté par l’établissement. Dans l’architecture institutionnelle telle qu’elle a été établie, la responsabilité de valoriser ou, au contraire, d’identifier les défaillances d’un projet pédagogique porté par un établissement d’accueil, revient aux départements. La question de la prévention et donc de l’accompagnement et de la formation continue des professionnels est assurément un sujet important.
Pouvez-vous m’indiquer, en moyenne, le montant que cela peut représenter sur le plan budgétaire pour un département qui veut s’emparer pleinement de ces questions ?
Dans quelle mesure devons-nous définir un plan de contrôle avec des contrôles annoncés ou inopinés ? Comment les deux types de contrôle s’articulent-ils ? Doivent-ils porter sur des éléments différents ? Le contrôle de façon inopinée qui se déroule mal peut-il conduire à d’autres contrôles qui seront annoncés ?
Ces questions sont très importantes pour améliorer la situation dans les départements, sachant qu’il s’agit d’une compétence décentralisée et que la réponse n’est pas unique.
Mme Florence Dabin. Je suis désolée, mais je ne serai pas en mesure de vous apporter une réponse chiffrée précise sur le budget de formation. Je ne manquerai pas, dans le cadre des éléments que je dois porter à votre connaissance, de vous le dire très précisément, et je l’étofferai de témoignages recueillis sur le terrain.
En ce qui concerne la prévention, l’accompagnement et la formation, la volonté est que l’action soit permanente. La formation continue est essentielle. Ce point revient systématiquement dans toutes les missions partagées avec les professionnels, à l’exception de certains.
Sur la question des contrôles, il existe des critères qui permettent de donner l’agrément, l’autorisation d’ouvrir, d’agrandir ou de faire évoluer le projet. Des contrôles sont également mis en œuvre à la suite de dénonciations, ou après un rapport rédigé suite à des dysfonctionnements découverts. Nous avons confiance, certes, mais la confiance est limitée. Il nous faut davantage de professionnels disponibles pour échanger régulièrement, au-delà du contrôle. Il ne s’agit pas de contrôler plus scrupuleusement, mais plus régulièrement. Sur ce point, je vous donnerai également des chiffres. La fréquence des contrôles dépend aussi de la typologie des départements.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’aimerais un retour de votre part sur les dérives les plus graves et celles qui sont le plus fréquemment observées par les services de PMI. Ces dérives concernent-elles plus spécifiquement un secteur (privé, associatif ou public) ?
S’agissant du contrôle des casiers judiciaires des personnels de crèche, pouvez-vous nous en expliquer le fonctionnement ? Avez-vous connaissance de difficultés dans la mise en œuvre de ce contrôle ? Selon vous, l’instauration d’une carte professionnelle pour tous les personnels de crèche permettrait-elle de mieux contrôler le parcours individuel de ces personnels ?
La question de la ressource humaine est le nerf de la guerre. Pouvez-vous nous indiquer combien d’agents de PMI en moyenne par département sont affectés au contrôle des établissements ? Nous sommes également preneurs d’un nombre minimum et d’un maximum. Existe-t-il un ratio par nombre d’habitants et par département qui permette de considérer que les besoins humains de la PMI sont satisfaits ? Est-il exact que certains départements n’ont aucun agent expressément dédié au contrôle, alors que d’autres départements ont déployé une équipe spécialement dédiée à cet effet ? Dans ce cas, quels en sont les résultats ?
Quelles sont les qualifications des personnels chargés de ces contrôles ? Des personnes qualifiées dans d’autres domaines que la médecine seraient-elles, selon vous, en mesure de procéder à ces contrôles ? Si oui, cela permettrait-il de diversifier les profils et également les sources permettant de répondre aux besoins ? Selon vous, cela permettrait-il aussi de sortir d’une approche hygiéniste des contrôles ?
Mme Florence Dabin. Les dérives sont diverses et ne sont pas liées au statut privé ou public. Nous rencontrons des difficultés dans toutes les structures d’accueil. C’est la raison pour laquelle il faut faire attention à ne pas stigmatiser un établissement plutôt qu’un autre. Nous avons de moins en moins d’établissements publics en raison d’une évolution de la société vers des horaires d’ouverture atypiques. Parfois, nous avons plus d’enfants que de professionnels ad hoc. C’est une réalité.
Par ailleurs, à vouloir une rentabilité au mètre carré, la qualité d’accueil du jeune enfant pose néanmoins question. Il est complètement anormal de constater que, parfois, la cour où le pseudo-jardin est en plein soleil. Où sont le bien-être et le confort des enfants, notamment lorsqu’ils dorment ? Par ailleurs, le besoin de qualité d’air et de respiration n’est pas neutre. Un professionnel ou un parent doit se questionner : « Ai-je envie d’y travailler du matin au soir, et ce, pendant un temps certain ? » Et : « Suis-je prêt à y confier mon enfant ? »
Madame la rapporteure, je vous rejoins. Les départements sont responsables. Il faudrait davantage questionner le sens de la pratique professionnelle plutôt que de parfois frôler l’obsession bâtimentaire.
Sur les qualifications requises, je suis totalement favorable à davantage de souplesse sur la capacité à contrôler. Je ne vois pas comment véhiculer un climat serein et professionnel dans les établissements en sachant que l’on n’a qu’un ETP. Des personnes seraient extrêmement intéressées mais comme elles ne sont pas diplômées ce n’est pas possible. Pour moi, c’est une véritable solution.
De la même manière, le sujet de la formation, et notamment de la formation continue, pour travailler dans ces établissements est aussi à questionner. En effet, accompagner un enfant à grandir, ne signifie pas simplement l’accueillir du matin au soir. Il est important de ne pas minimiser l’engagement qui est le leur, car des vies leur sont confiées.
Le sujet du casier judiciaire n’est pas toujours évident, car la logique est souvent d’aller le plus vite possible, comme cela m’a été rapporté.
La carte professionnelle fait partie des vœux qui ont été prononcés lors des différents échanges avec certains professionnels.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Confirmez-vous l’existence de départements qui n’ont pas d’ETP dédié ? Avez-vous un retour d’expérience sur des équipes qui seraient spécialement dédiées au contrôle ?
Mme Florence Dabin. Je ne peux pas confirmer ce point, car il n’a pas été porté à ma connaissance. Les départements sont nombreux à ne pas avoir suffisamment de personnes dédiées, c’est une réalité.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. S’il existe un ratio de nombre de contrôleurs par nombre d’habitants, cette information nous serait utile pour apprécier si les moyens humains affectés par un département sont pertinents ou pas.
Quel retour pouvez-vous nous faire sur les modalités de coordination des différents acteurs de la petite enfance, au niveau local, mais également au niveau national ? Votre association est-elle régulièrement consultée par le ministère en charge de la politique de la famille et de la petite enfance, en lien avec la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) ?
Certains départements ont-ils établi des mécanismes d’articulation spécifiques de ces compétences en matière de petite enfance, et notamment en matière d’aide sociale à l’enfance ? Ont-ils pu développer une stratégie d’approche transverse, par exemple en s’appuyant sur les crèches du territoire, pour sensibiliser les parents des enfants qui y sont accueillis à des enjeux en matière de protection et de développement de l’enfant, pour ce qui est par exemple du risque d’exposition aux écrans ? Avez-vous connaissance de coopérations renforcées où les départements s’appuient sur les crèches du territoire pour accueillir des enfants en difficulté à leur domicile ou pour lesquels une information préoccupante a été donnée ? S’agissant des dispositions législatives qui viennent d’être adoptées, que pensez-vous de la création du service public de la petite enfance et de l’architecture de responsabilité qui en découle, avec la commune comme autorité organisatrice et les départements pour le contrôle ?
Mme Florence Dabin. Concernant la gouvernance, il convient de réaliser un travail de confiance avec toutes les communes afin de bien identifier leurs besoins, qui diffèrent selon que l’on est une ville, avec un tissu économique et des horaires atypiques, ou une commune plus rurale. Il faut étudier la manière dont les projets communaux peuvent être intégrés aux établissements d’accueil des jeunes enfants dès le début d’un projet de vie, avec une sensibilisation particulière dès que la maman informe de sa grossesse. En cela, la synchronisation des services municipaux et départementaux est importante, même si chacun est à sa place. Les départements restent à leur place pour étudier les agréments et les autorisations des lieux d’accueil. Toutefois, la prise de conscience nous amène à questionner notre propre pratique afin de mettre en place des actions concrètes qui nous permettent à court, moyen et long termes, d’apporter des solutions qui soient efficaces tant pour les enfants, les familles que les professionnels. En effet, nous savons que nous serons de plus en plus amenés à travailler ensemble.
Les liens avec l’État et le préfet fonctionnent extrêmement bien. Les départements sont désormais renforcés dans leur capacité à fermer un établissement. Les comités départementaux de protection de l’enfance se sont installés dans un certain nombre de départements, ce qui permet de réunir tous les acteurs dans le domaine de la protection de l’enfant, dès sa conception, de manière à sensibiliser à la fois l’éducation nationale, les partenaires dans le domaine de la protection, le secteur judiciaire.
S’agissant des formations, il est important, quel que soit le milieu d’accueil, de comprendre la typologie familiale, car certains milieux sociaux demandent une plus grande vigilance. Nous encourageons les établissements à créer des soirées ou des matinées thématiques pour sensibiliser les familles ; certains le font. Il n’est sans doute pas évident, au début, de savoir comment nourrir son enfant, de connaître l’équilibre alimentaire, d’appréhender la toxicité des écrans, le besoin de partager des jeux de société avec ses enfants, de prendre le temps de la lecture, de se promener avec l’annonce du printemps. Ce sont des éléments très concrets qui permettent d’accompagner la parentalité.
Cela fait le lien également avec des actions engagées par les relais d’assistantes maternelles dans les communes, par les services de prévention dans les départements et par les établissements, qu’ils soient publics et privés. C’est la raison pour laquelle, forts de tous les témoignages récoltés, une attention sera portée pour inciter aux bonnes pratiques que nous pouvons partager afin de trouver ensemble des réponses qui ne soient pas que coûteuses, mais optimales, dans l’intérêt des enfants.
M. le président Thibault Bazin. Madame Blain, je vous propose de compléter rapidement afin que nos collègues puissent poser des questions.
Mme Violaine Blain. Sur l’organisation des départements et notamment la composition des équipes, la collectivité européenne d’Alsace, par exemple, gère le contrôle de près de 17 000 places en accueil collectif et a mis en place une équipe dédiée composée essentiellement d’éducatrices de jeunes enfants, avec des puéricultrices et des médecins. Cette organisation vient éclairer une autre approche qu’une approche purement sanitaire qui est d’aborder la question des pratiques professionnelles d’une manière sans doute plus large.
Le département de Loire-Atlantique a organisé, au sein même de son budget, un fléchage dédié notamment à l’accueil des enfants en situation de handicap, en finançant des ETP d’assistante sociale, mais aussi en organisant l’accueil d’enfants dont les parents présentent des difficultés liées à la parentalité, à des difficultés sociales et éducatives diverses, pour assurer des places réservées à l’accueil de ces enfants.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Madame Dabin, vous nous dites qu’il ne faut pas pointer du doigt, voire stigmatiser, un type de gestionnaire ni un type de structure en particulier. Vous nous dites cela au lendemain de la publication du rapport de l’Igas et de l’IGF sur le sujet des micro-crèches. Or nous savons que 75 % des micro-crèches sont gérées par des gestionnaires privés lucratifs. Ce rapport est extrêmement critique à l’encontre des micro-crèches. Le principe d’une micro-crèche est d’être dérogatoire aux règles en matière de qualification des professionnels, d’encadrement des enfants, ainsi que de personnels de direction et de leurs compétences. Il s’agit d’un outil de dérégulation mis en place il y a maintenant plus de dix ans, pour développer l’accueil en crèche en milieu rural. Or les micro-crèches se développent en milieu urbain. Par effet d’aubaine, les acteurs privés lucratifs ont trouvé un moyen de créer des places moins chères tout en maximisant leur profit.
Dans la synthèse du rapport, il est écrit : « L’application simultanée des normes minimales autorisées dans les micro-crèches ne permet pas de garantir une qualité d’accueil satisfaisante et peut être constitutive de risques », alors que vous semblez affirmer le contraire. Je rappelle qu’à travers les PMI, votre rôle est de vérifier que la qualité de l’accueil est au rendez-vous.
Je vous avoue mon inquiétude quant au travail réalisé sur le terrain et sur le fait que cette qualité de l’accueil soit bien garantie.
Je rappelle que la PMI et le président de département peuvent demander au préfet une fermeture administrative de micro-crèche lorsqu’ils estiment que les enfants sont en danger. J’ai effectué un rapide recensement dans la presse locale des récentes fermetures administratives : deux fermetures administratives le 3 novembre à Tours ; une le 9 décembre dans le Morbihan ; une le 22 décembre à Nancy ; une le 23 décembre ; une le 27 décembre dans le Val-d’Oise ; une le 19 février près de Reims, etc.
Avez-vous des chiffres consolidés qui nous permettent d’identifier si les risques sont plus importants dans les micro-crèches gérées par des gestionnaires privés que dans d’autres structures ? L’Igas semble le penser et ce recensement semble le prouver. Or vous êtes la seule à affirmer qu’il n’y a pas de problème particulier. Pourriez-vous réagir sur ce point ?
Mme Florence Dabin. Je n’ai en aucun cas affirmé qu’il n’y avait pas de problème particulier. J’ai dit qu’il y avait des difficultés dans un certain nombre de structures. C’est mon témoignage. Maintenant, j’ai une certitude : plus les établissements d’accueil de jeunes enfants ont une grande latitude à pouvoir accueillir des enfants, plus il est important de travailler la formation. En effet, lorsqu’on laisse à l’établissement une grande latitude d’application et d’ouverture, avec une formation plus légère, cela peut malheureusement conduire à des dérives.
Comme vous, j’ai lu le rapport de l’Igas. C’est ce qui fait que nous sommes là ce matin, la raison de notre travail depuis des mois : faire que tout le monde s’empare du sujet dans les territoires et qu’on ne laisse une trop grande liberté aux acteurs. Avant même d’envisager le contrôle par les professionnels du département, il faut rappeler que ces structures privées ont besoin d’une autorisation pour ouvrir. D’où l’importance de disposer d’un référentiel national pour être plus exigeant lorsque l’autorisation d’ouverture d’un établissement est donnée. Sinon, nous aurons des travers ultérieurs et par conséquent des fermetures administratives. Le modèle questionne, j’en ai moi-même fait l’expérience das mon département. Pour autant, il y a sûrement des établissements qui doivent faire leur travail correctement.
J’insiste : en aucun cas, je n’ai affirmé qu’il n’y avait pas de problèmes particuliers, bien au contraire. Il faut avoir une très grande vigilance à tous points de vue. On clame volontiers que le sujet de l’enfance est une priorité, et elle l’est assurément à bien des égards. Mais il ne suffit pas de la clamer, encore faut-il que tout le monde y aille de concert et s’empare des sujets de l’encadrement, de l’accompagnement, de la formation, de la parentalité, de la prévention au sens large, de la valorisation des métiers, de l’attractivité, de la reconnaissance, pour que puissent être proposées des structures qui correspondent aux souhaits des parents. Certains parents souhaitent un système tel qu’une micro-crèche. Charge à l’ensemble des acteurs de leur garantir que ce type de structure est à la hauteur du professionnalisme qui doit régir l’ensemble du secteur, quelle que soit la structure.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Il est clair que les professionnels souhaitent se former. Personnellement, dans tous mes déplacements de terrain et mes rencontres, j’ai rarement vu des secteurs avec autant de demandes de la part des professionnels d’avoir du temps de dégagé pour pouvoir profiter de l’évolution des connaissances scientifiques, effectuer des échanges de pratiques, etc.
Depuis des années, les pouvoirs publics ont organisé la déqualification de ce métier. Pour prendre un exemple, si un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) « petite enfance » demande 120 heures de formation qui peuvent s’effectuer en ligne, et qu’en même temps on peut ouvrir une micro-crèche avec 100 % de personnes diplômées d’un CAP « petite enfance », ce sont les pouvoir publics qui ont rendu cela possible.
À quel moment une professionnelle dans une crèche peut-elle faire de l’échange de pratiques ? C’est pendant la pause méridienne ou pendant que les enfants font la sieste. En permanence, un enfant se réveille, et il faut quitter la réunion pour s’en occuper. L’autre solution, c’est le soir à la fermeture de la crèche. Certains professionnels ont travaillé la journée et effectuent des heures supplémentaires. D’autres se connectent à distance, car ils ne souhaitent pas faire un aller-retour pour deux heures de formation. Tout le monde doit avoir conscience des conditions de formation des professionnels de la petite enfance.
Notre commission d’enquête, dans ses recommandations, devra demander que du temps soit dégagé pour la formation des professionnels. En effet, aucun autre métier n’accepterait de telles conditions pour réaliser sa formation continue.
M. le président Thibault Bazin. Madame Dabin, vous avez évoqué la création d’un référentiel national pour être plus exigeant. Très concrètement, avez-vous le curseur des exigences attendues ?
Mme Florence Dabin. Nous sommes justement en train de travailler sur le sujet, à la fois avec les acteurs et Départements de France.
Les missions en cours relatives aux modes d’accueil des jeunes enfants sont : le financement des micro-crèches, les dispositifs d’alerte, la place des parents dans les crèches et le référentiel d’accueil dans les crèches. Les sujets traités, parmi d’autres, sont : le développement de l’enfant, l’inclusion sociale, les parents, l’art, la culture et la nature, les professionnels, la santé et l’environnement.
Il est effectivement extrêmement important d’aborder le sujet de la formation et du temps nécessaire à celle-ci. Au-delà de se former en continu, il est important que les professionnels aient du temps pour analyser leurs pratiques, en plus de s’enrichir de ce qui peut exister à travers des instances telles que l’Observatoire national de la protection de l’enfance (Onpe). Ils ont aussi parfois le besoin de partager simplement entre collègues sur leur journée. La formation est continue, entre pairs, in situ, mais également entre collègues en dehors de l’établissement d’accueil.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Madame Dabin, vos réponses m’inquiètent beaucoup, en réalité. Vous vous exprimez en tant que vice-présidente de Départements de France, chargée de la petite enfance. Les départements ont pour mission très claire de contrôler la mise en œuvre de la politique « petite enfance » et également l’aide sociale à l’enfance, qui est parfaitement défaillante. Vous nous dites que dans certains départements, les contrôles n’existent pas. Dans votre propre département, c’est un médecin pour 250 établissements. Les missions confiées aux départements ne sont pas remplies.
Je suis très inquiète de cette situation, d’autant plus que certains acteurs syndicalistes de la petite enfance disent que de nombreux départements préfèrent dépenser de l’argent dans des missions qui ne relèvent pas de leur compétence, plutôt que dans la petite enfance qui a besoin de davantage de moyens.
Dans une interview à la Gazette des communes, vous dites que « les moyens sont là, mais qu’il y a trop d’enfants et de demandes d’accueil ». Si les moyens sont là, il faut les utiliser, mais comment sont-ils utilisés ? S’ils ne sont pas là, il faut les réclamer, en se retournant vers l’État, éventuellement.
Dans les départements, vous relevez des défaillances graves dans les contrôles. Pour ma part, je relève d’autres défaillances inquiétantes, qui sont liées à la disparité entre les départements. De telles disparités me font dire que la décentralisation de la politique de la petite enfance ne fonctionne pas, tout comme l’aide sociale à l’enfance.
Êtes-vous favorable à une recentralisation ? Cette piste est étudiée très sérieusement par le Gouvernement et envisagée également par nous autres députés, en raison des défaillances au niveau départemental. L’État est responsable, bien évidemment. Nous avons également entendu les défaillances au niveau régional sur la politique de la formation professionnelle notamment. Aussi, je vous demande votre point de vue.
Vous nous demandez d’arrêter de regarder ce qui ne va pas. Or si tout allait bien, cette commission d’enquête n’existerait pas. Ce qui nous intéresse, c’est justement ce qui ne va pas et qui mène parfois à des catastrophes ou à des situations complexes.
Un outil d’autodiagnostic - que vous connaissez certainement – des dispositifs de l’aide sociale à l’enfance a été élaboré par Départements de France et l’Igas. Il semble que cet outil fonctionne plutôt correctement depuis 2012 et permette d’autodiagnostiquer la situation. Y êtes-vous favorable ? Avez-vous réfléchi à l’élaboration d’un tel outil auprès des 115 adhérents que vous représentez ?
Mme la rapporteure vous a posé plusieurs questions pour essayer d’obtenir des données chiffrées qui nous intéressent énormément, et je vous avoue être étonnée de l’absence totale de ces données. J’espère que vous pourrez nous les apporter dans votre contribution écrite. Il est très important pour nous de disposer d’une évaluation et que vous puissiez défendre votre point de vue, puisque vous nous dites que les problèmes ne sont pas si majeurs que cela, que les départements ont les moyens de financer la petite enfance, mais qu’ils se heurtent à une arrivée importante de demandes.
Mme Florence Dabin. Nous savons que le sujet de la recentralisation-décentralisation fait couler beaucoup d’encre depuis des mois. Une réflexion est en cours sur le sujet et j’ai été moi-même questionnée. Forte du témoignage des partenaires locaux et de mon expérience, je suis naturellement opposée à la recentralisation, car je crois beaucoup au lien direct, à l’ancrage territorial, à la parfaite connaissance du terrain. Les professionnels que j’ai rencontrés ont tous à cœur de continuer à avoir un lien direct avec les partenaires locaux, les élus locaux et les réseaux qu’ils ont tissés pour trouver des solutions.
Pour ma part, je ne suis absolument pas dans le déni. Je le suis d’autant moins que l’on ne trouvera jamais un témoignage où je dis que tout va bien, y compris dans mon propre département. Si tel était le cas, je ne mettrais pas autant de moyens, je ne questionnerais pas autant les pratiques et je ne serais pas dans une culture d’évaluation. Je me démène pour faire en sorte que les parcours des enfants soient meilleurs.
S’agissant de la décentralisation, je ne dis pas que l’on excelle, mais que l’on fait du mieux que l’on peut avec les moyens qui sont les nôtres. Soixante-dix pour cent de mon budget est dédié au social.
La situation est compliquée, car nous avons encore trop d’enfants qui restent en protection. Nous devons travailler davantage le sujet de la parentalité parce que la plupart des enfants ont à cœur de retrouver leurs parents. Ce travail demande un temps certain par les professionnels. Recruter une dizaine de professionnels dans le domaine de la petite enfance a pris du temps, car il est compliqué de susciter l’envie. L’aide sociale à l’enfance fait du mieux qu’elle peut. Elle a une marge de manœuvre, mais elle ne doit pas être chargée de compétences qui ne sont pas celles des départements. Si nous avions une plus grande latitude d’action et financière, nous ne serions pas amenés tout le temps à compenser. Parce que de nombreux sujets dysfonctionnent, les départements sont amenés à trouver des solutions et rechercher cette notion d’équilibre. Je ne nie pas les problèmes, mais j’aime que l’on parle positivement du sujet de l’enfance pour obtenir un soupçon d’équilibre. En tout cas, nous en avons l’ambition.
Vous pouvez regretter ce matin que je ne réponde pas avec des données chiffrées. En revanche, je suis peut-être en retard sur certains sujets, mais en avance sur d’autres. Dans le cadre du groupe Enfance et à travers différentes commissions, nous avons sollicité les 103 départements de France via une base de données pour qu’ils nous partagent leurs réalités du quotidien de manière factuelle afin de pouvoir la porter à la connaissance d’un certain nombre de personnalités, de manière à ce qu’on ne soit pas sur une opposition syntaxique, idéologique ou politique entre recentralisation et décentralisation.
Je suis au regret de vous dire que pour l’heure, je n’ai pas recueilli toutes les données, mais je suis convaincue qu’elles vous intéresseront. Ensuite, chacun fera ses choix et en assumera les conséquences. L’idée est de s’appuyer sur ces données pour identifier où ventiler et requestionner.
En 2023, lors des Assises nationales des départements de France à Strasbourg, l’ancienne Première ministre Élisabeth Borne avait demandé à ce que, avant la fin d’année civile, une réunion soit organisée avec un certain nombre de ministres, secrétaires d’État et des présidents de départements pour évoquer les sujets de l’enfance qui lient l’État et les départements. À l’issue de cette réunion, nous avons défini à travers des commissions un certain nombre d’objectifs pour que la majeure partie des départements parviennent à une déclinaison opérationnelle de solutions concrètes.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Il est tout à fait normal que vous défendiez votre travail et je ne doute pas un seul instant de tous efforts déployés par les équipes. Nous auditionnons également, depuis plusieurs semaines, les professionnels, et notamment ceux qui représentent les travailleurs. Nous avons remarqué que, très souvent, les directeurs de crèche ou les présidents de conseil départemental, parlent au nom des professionnels. Nous travaillons depuis des années avec les syndicats représentant les travailleurs qui ont été les premiers lanceurs d’alerte dans la situation de la petite enfance en France. Ces salariés ne tiennent pas le discours de la satisfaction de la situation. Un représentant syndical de la CGT dit au contraire que la décentralisation est le premier point à remettre en question.
Pour ma part, j’ai souvent du mal avec l’idée que l’État est forcément incapable de faire de la proximité. Ce n’est pas vrai. Pourtant, c’est en effet aux départements et aux communes de mettre en œuvre cette politique. En cela, nous avons un désaccord politique.
Qu’avez-vous comme données sur les médecins PMI et sur les contrôles ?
À vous écouter, on prend l’ampleur de la situation au niveau départemental. Nous l’avons fait au niveau régional. Nous allons poursuivre nos travaux.
M. le président Thibault Bazin. Madame Dabin, vous avez beaucoup parlé durant cette audition du partage d’informations et d’échanges. Les départements sont en première ligne. Les PMI, en lien avec les préfectures, doivent prendre des décisions, identifient des abus ou des dérives. Des gestionnaires sont parfois défaillants. Des professionnels peuvent être défaillants, même si certains font bien leur travail. Existe-t-il un partage d’informations entre les conseils départementaux ou de manière systématique lorsqu’un département identifie un gestionnaire ou un professionnel défaillant qui cherche à travailler dans un secteur ? Existe-t-il une alerte systématique de l’ensemble des PMI de France pour toute demande d’agrément ou d’autorisation ? Avez-vous un blocage législatif qui vous empêche de le faire ? Si tel n’est pas le cas, que manque-t-il pour se saisir de cet échange d’information ?
Nous avons constaté des dérives dans d’autres domaines que celui de la petite enfance. Je pense par exemple aux néo-centres de santé. À un moment, il a fallu cet échange d’informations pour que celui qui dysfonctionne ne puisse pas exercer dans le département voisin, voire plus loin.
J’ai bien conscience que vous êtes sous le feu des différentes questions. Nous avons besoin d’éléments qualitatifs et quantitatifs. Vous nous expliquez que vous avez encouragé chacun des départements. Lors de nos visites de terrain, nous avons pressenti avec la rapporteure que les situations sont un peu à géométrie variable en fonction des moyens.
Quels arbitrages sont réalisés en fonction de moyens limités, y compris sur les politiques de contrôle ? C’est une question fondamentale puisque vous en avez la responsabilité.
Mme Florence Dabin. Concernant la systématisation du partage de connaissances, que ce soit une structure ou un professionnel qui serait défaillant, à ma connaissance, il n’existe pas actuellement de processus direct qui permette de le partager. Malheureusement, cette information sera partagée avec un réseau informel. C’est un constat.
M. le président Thibault Bazin. Il faut dire la vérité.
Mme Florence Dabin. Je vous dis la vérité, mais je pourrais ne pas être au courant de tout, ce qui est différent. Il va de soi que la défaillance d’un professionnel doit être portée à la connaissance de tous. Je trouverais extrêmement positif que cette défaillance soit clairement identifiée dans une base de données nationale.
Les situations sont en effet à géométrie variable. C’est la réalité et je souscris à vos propos. Même si c’est une compétence obligatoire, en fonction d’une envie, d’une réalité de territoire, d’une prise de conscience humaine, l’arbitrage politique est plus ou moins important. Certains départements sont très en avance par rapport à d’autres. Certains en font un enjeu politique et une ambition commune.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’imagine que vous comprenez que l’architecture actuelle et par ailleurs vos réponses qui correspondent tout à fait à la réalité de terrain que nous avons pu constater, puissent nous interroger, et ce, pour deux raisons.
Premièrement, si nous sommes membres de cette commission d’enquête, c’est que nous avons tous compris à quel point cette période, dans la construction des futurs adultes qui sont concernés, est cruciale et stratégique. C’est un enjeu central qui, à mon sens, n’est pas que social et qui va bien au-delà.
Deuxièmement, en règle générale, quand on décentralise une compétence, c’est parce que l’on considère qu’elle a vocation à faire l’objet non pas seulement d’une mise en œuvre sur le terrain, mais surtout d’une déclinaison propre sur chaque département. Il est compréhensible de s’interroger sur l’opportunité d’avoir des politiques qui se déclinent différemment sur les territoires. Dans l’état actuel des auditions et des travaux qui sont menés, nous pouvons tous convenir du besoin de standardiser un certain nombre de contrôles. Il semblerait en effet que certains établissements soient insuffisamment contrôlés ou contrôlés selon des modes de contrôle qui ne sont pas opérants. La question de la décentralisation se pose vraiment au regard de ces deux objectifs.
Autant vous avez pu apporter une réponse sur la question de l’aide sociale à l’enfance, autant sur la question particulière du contrôle des crèches, j’avoue ne pas avoir retenu beaucoup d’éléments.
Pour conclure, je voulais apporter un élément d’information aux parlementaires présents. Concernant les données que nous souhaitons obtenir des départements, nous avons adressé un questionnaire à l’attention de l’intégralité des départements, dans lequel, bien évidemment, nous posons des questions chiffrées, en particulier sur les moyens budgétaires et humains qui sont affectés au contrôle des établissements d’accueil de jeunes enfants. Dans la mesure où je ne doute pas que tous les départements répondront à notre questionnaire, nous aurons les données et nous aurons une vision non seulement moyenne, mais également maximum et minimum. Il est très important en effet de prendre toute la mesure de la disparité existante.
M. le président Thibault Bazin. Madame Dabin, merci de faire le nécessaire, au sein de votre réseau, pour que les réponses des départements puissent nous parvenir très rapidement, car la commission d’enquête a été créée pour six mois. Il nous faudrait ces éléments dans les meilleurs délais. Nous vous remercions de bien vouloir adresser un message aux vice-présidents notamment qui ont en charge ces questions.
N’hésitez pas également à nous transmettre des éléments complémentaires suite à cette audition, car nous avons vraiment besoin aujourd’hui de mieux comprendre les processes de manière à pouvoir appréhender les recommandations que nous ferons à l’issue de la commission d’enquête.
Je vous remercie et lève la séance.
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25. Audition de représentants du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile (SNMPMI) : M. Pierre Suesser, Mme Elisabeth Jude‑Lafitte, Mme Marie-Christine Colombo et Mme Agnès Lacassie-Dechosal (26 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous reprenons nos auditions cet après-midi avec en présentiel le Dr Pierre Suesser, co-président du Syndicat national des médecins de Protection maternelle et infantile (SNMPMI) tandis que ses collègues Elisabeth Jude Lafitte et Agnès Lacassie-Dechosal se trouvent en visioconférence.
Cette audition s’inscrit dans la droite ligne de celle de ce matin où nous recevions Florence Dabin, présidente du conseil départemental de Maine et Loire, et au cours de laquelle nous avons abordé les missions des services de PMI pour ce qui relève du secteur des crèches, qui est celui de notre commission d’enquête.
Notre commission d’enquête a pour objet « le modèle économique des crèches et la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. »
Nous n’étudions évidemment pas ces deux aspects indifféremment l’un de l’autre, mais c’est de fait le second pilier, celui de la qualité de l’accueil et du contrôle opéré sur des structures dont l’organisation est très diverse, qui va nous intéresser cet après-midi.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Pierre Suesser, Mme Elisabeth Jude Lafitte et Mme Agnès Lacassie-Dechosal prêtent serment.)
Je vous remercie et laisse la parole à M. Pierre Suesser pour un propos liminaire.
M. Pierre Suesser, co-président du Syndicat national des médecins de Protection maternelle et infantile (SNMPMI). Je vous remercie de votre invitation. Nous représentons ici le Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile (SNMPMI), qui est une structure indépendante des pouvoirs publics, qu’il convient de différencier d’une représentation institutionnelle des services de PMI.
Nous sommes particulièrement concernés par le domaine des modes d’accueil, notamment sous deux angles.
Le premier aspect concerne la mission générale des professionnels de PMI et des services, qui est une mission de prévention, de protection et de promotion de la santé des jeunes enfants et des familles. Ce suivi du développement de la santé de l’enfant concerne toutes leurs facettes et prend en considération l’ensemble de leurs déterminants. De ce fait, les conditions de la socialisation très précoce des bébés hors de leur famille font l’objet d’une grande attention de la part des professionnels de PMI, notamment en réponse aux préoccupations des parents car ceux-ci les expriment très souvent. En particulier, nous sommes attentifs à travailler en partenariat avec nos collègues des modes d’accueil, pour assurer ensemble au mieux la continuité des repères affectifs et matériels des tout-petits lors de leur entrée dans le mode d’accueil. Il s’agit ainsi d’étayer la sécurité affective des jeunes enfants, de leur permettre de s’y appuyer pour acquérir progressivement de l’autonomie et gagner en confiance.
En outre, nous apportons une attention très nourrie au rôle de lutte contre les inégalités sociales dans le cadre de projets d’accueil spécifiques. À cet égard, dans les documents que nous vous communiquerons, nous ferons état de deux expériences en Meurthe-et-Moselle et dans le Nord.
En second lieu, la PMI est particulièrement concernée par les modes d’accueil du fait de ses missions spécifiques d’agrément, de suivi, de contrôle et d’accompagnement.
Le législateur a investi le président du conseil départemental de cette responsabilité s’appuyant sur la PMI, sur la base d’une légitimité forte. Le président du conseil départemental représente la puissance publique et intervient à ce titre au service de l’intérêt général. Sauf exception, il n’est pas engagé dans une autre responsabilité à l’égard des modes d’accueil : il n’est ni gestionnaire, ni financeur. Le président du conseil départemental se trouve donc dans une position de neutralité pour assurer cette fonction d’agrément, de contrôle et d’accompagnement et bénéficie des compétences adaptées à cette mission au sein de son administration.
Les professionnels de PMI sont à la fois des professionnels de santé et de petite enfance, ce qui est important pour participer à leurs missions.
Par ailleurs, il convient d’insister sur la notion d’accompagnement des modes d’accueil. Quand les services de PMI disposent des moyens suffisants - ce qui est un bémol à prendre en compte - l’expérience nous enseigne que plus la capacité accompagnante est développée, plus grande est la confiance qui s’instaure avec le mode d’accueil, ce qui favorise en conséquence la transparence et la coopération. Dès lors, le contrôle occupe sa juste place, étant rappelé que l’accompagnement vise au premier chef à prévenir les incidents, voire les accidents.
La Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) dans un document de 2023 et l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans son rapport de 2023 indiquent, parmi les points de faiblesse, que la PMI n’évalue pas suffisamment la qualité d’accueil pour se borner à un contrôle réglementaire. L’IGAS précise qu’elle se concentre presque exclusivement sur les questions d’hygiène et de sécurité.
Ces constats nous paraissent peut-être excessivement catégoriques, mais nous pourrions les évoquer avec vous. En particulier, nous ferons état de pratiques et de guides départementaux venant nuancer ces affirmations. Cependant, il existe un paradoxe qui découle de décisions antérieures des pouvoirs publics, ayant précisément concouru à borner le contrôle à une dimension matérielle et réglementaire.
Le Code de la santé publique a été modifié en ce sens en son article L. 2324-1 al.3, de sorte que le contrôle repose aujourd’hui « sur les seules conditions exigibles de qualification et d’expérience professionnelle (…) ainsi que sur les seules conditions exigibles d’installation et de fonctionnement des établissements ou services. »
Cette notion de « seules conditions exigibles » a parfois été mise en avant par certains gestionnaires pour s’opposer, lors de contrôles d’établissements, à des préconisations plus qualitatives de la part des services de PMI qui ne répondraient pas strictement aux dispositions réglementaires.
Nous souhaitions poser ce constat à l’occasion de notre propos préliminaire, ce qui n’exonère pas la PMI de ses difficultés et de ses insuffisances. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo prétendant que tout ce que nous faisons est bien fait. Il est certain qu’il conviendra, dorénavant, de disposer d’outils de contrôle s’appuyant sur des référentiels de qualité consensuels, qui sont en cours d’élaboration.
Il sera nécessaire de mieux former les professionnels chargés du contrôle des établissements, et de mieux harmoniser les pratiques sans les standardiser à outrance. De longue date, nous avions demandé au ministère de la santé de disposer d’un cadre national structuré de rencontres entre équipes des services de PMI d’une part, et entre les équipes des modes d’accueil et leurs partenaires d’autre part, afin de leur communiquer les pratiques inspirantes et de travailler à l’amélioration des missions d’agrément, de suivi, de contrôle et d’accompagnement.
M. le président Thibault Bazin. Puisque vous avez évoqué la « socialisation très précoce », existe-t-il un âge préconisé pour une socialisation en établissement collectif ?
Pouvez-vous définir, selon-vous, les moyens adaptés qu’il conviendrait d’octroyer aux PMI afin de remplir les objectifs de politique publique recherchés ?
S’agissant des « conditions exigibles » qui se borneraient finalement au dispositif législatif, nous avons le sentiment, à la suite des échanges que nous avons eus et des visites de terrain, que les pratiques des PMI variaient en fonction des moyens et se trouvaient parfois à géométrie variable. Je ne vous jette pas la pierre mais c’est un constat.
Ce matin, la représentante des départements de France a reconnu ce caractère à géométrie variable. Or en même temps, vous évoquez un référentiel national, qui risque de rester lettre morte si les moyens de sa mise en œuvre ne sont pas disponibles.
J’en reviens donc à ma seconde question. Quand les services de PMI disposent des moyens adéquats, quels sont les moyens adaptés par rapport aux objectifs recherchés ? Vous avez employé une expression marquante : « le contrôle occupe sa juste place ». Si je comprends bien, dans les évolutions récentes, vous avez l’impression que vous faites plus de contrôle que de prévention.
M. Pierre Suesser. Concernant un âge préconisé, le congé maternité étant de dix semaines pour les deux premiers enfants (il est plus long à compter du troisième enfant), les mamans – dans la plupart des cas – doivent reprendre leur travail à l’issue de ce congé. Par conséquent, un certain nombre de bébés très jeunes peuvent être accueillis en crèche ou par des assistantes maternelles.
Lorsque cette question avait été posée à Mme Sylviane Giampino, celle-ci vous avait répondu d’une manière beaucoup plus subtile que je ne saurais le faire. Mme Giampino, dont je partage tout à fait les propos, avait en effet indiqué que chaque situation devait être la plus adaptée aux désirs et aux possibilités des parents.
L’expérience des modes d’accueil acquise depuis les années 70-80, nous a démontré que lorsque les modes d’accueil remplissaient suffisamment de critères de qualité, des bébés assez jeunes pouvaient en bénéficier favorablement. En revanche, il est nécessaire que le mode d’accueil rencontre un réel désir de la famille. Il est certainement plus difficile pour un bébé de supporter la mise en crèche si elle est vécue comme une déchirure par l’un des parents, parce que c’est trop tôt. Au contraire, si les parents sont heureux de repartir dans leur vie professionnelle assez tôt après la naissance du bébé, l’accueil se déroulera harmonieusement. Selon moi, il n’existe donc pas de norme absolue.
Vous nous interrogez sur les moyens des services de PMI et sur les moyens adaptés. Certains travaux en cours dans différents champs pourraient aboutir à un consensus sur le contenu d’un contrôle, afin que ce dernier ne se borne pas à des éléments matériels, pour se concentrer aussi sur les aspects qualitatifs de l’accueil. Il s’agit aussi de déterminer le temps nécessaire à consacrer à un contrôle auprès d’une structure, ainsi que la régularité d’un tel contrôle.
Le rapport de l’IGAS sur les micro-crèches préconise un contrôle tous les deux ans. Nous-mêmes, à l’occasion d’une concertation, avions été plus ambitieux en proposant un contact annuel. En effet, dans l’optique que le contrôle représente un temps d’échange en toute confiance, il est nécessaire que les contacts entre la PMI et les professionnels des modes d’accueil soient suffisamment fréquents pour prendre sens. Dans la situation inverse, le contrôle risquerait d’être vécu uniquement en tant que tel, mais pas comme un temps d’échange destiné à faire un point sur la situation et les difficultés de la structure. Dans l’idéal, il pourrait même être pertinent de réfléchir ensemble à des solutions.
En synthèse, il nous semble qu’une fréquence suffisante des temps de contrôle et d’accompagnement doit être instaurée (sans doute en y réfléchissant lors de travaux) pour que les contrôles revêtent une utilité, tant du point de vue de la PMI que des professionnels des modes d’accueil. Par conséquent, les moyens sont à déduire de l’ensemble de ces paramètres.
Le rapport de Mme Peyron de 2019 sur la PMI indiquait que le département du Nord Pas-de-Calais employait onze équivalents temps plein (ETP) consacrés à l’agrément et au contrôle de ses structures, dont j’ignore le nombre dans ce département. En Haute-Savoie, environ dix ETP sont dénombrés pour 300 structures. Je ne suis pas en mesure de vous donner d’éléments plus précis car ce travail reste à faire.
Enfin la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), dans une note aux administrateurs de 2022, évaluait les besoins à 200 à 240 ETP. Je ne connais cependant pas le mode de calcul utilisé.
Sur le sujet du référentiel national à comparer à la « géométrie variable », il nous semble que toutes les analyses sur les dysfonctionnements systémiques engagent à rechercher les éléments d’un consensus suffisant, et ce afin d’envisager la qualité de la même façon dans tous les départements. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’élaborer un référentiel trop détaillé. L’objectif vise plutôt à trouver un terrain d’entente pour appréhender les mêmes critères de qualité dans tous les départements, ce qui implique d’avoir un accord sur le contenu d’un référentiel sur le plan national. Ainsi sur le sujet de la fréquence des contrôles ne pourra trouver de réponse que dans ce référentiel, après avoir trouvé un consensus.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. Le rôle des médecins de PMI est crucial pour exercer les contrôles sur les établissements d’accueil des jeunes enfants. Je crois pouvoir dire, en l’état actuel de nos travaux, que pour garantir une qualité d’accueil des très jeunes enfants dans les crèches, la question de la portée et des modalités de mise en œuvre des contrôles, dont vous avez la charge, est centrale.
Je vous propose de commencer nos échanges sur la nature, la portée et les modalités de mise en œuvre de ces contrôles. Comme nous l’avons déjà évoqué, ces contrôles sont très disparates sur l’ensemble du territoire national. Selon moi, il s’agit d’une difficulté. Pour autant, à l’aune des questions que je vous poserai, nous tenterons de dégager certaines caractéristiques et de comprendre, ensemble, les raisons d’une telle disparité.
Êtes-vous en mesure de nous indiquer à quelle fréquence, en moyenne, les établissements d’accueil de jeunes enfants sont contrôlés sur le territoire ?
Existe-t-il une fourchette de fréquence à laquelle sont contrôlées les crèches ?
Au-delà de la question des moyens humains, que nous aborderons de façon distincte, voyez-vous d’autres explications à une telle disparité dans la mise en œuvre des contrôles ?
M. Pierre Suesser. Le SNMPMI ne dispose pas de statistiques ou de documents sur le plan national. Je ne vous communiquerai par conséquent que des éléments empiriques. D’après l’évaluation émanant du rapport récent de l’IGAS sur les micro-crèches, un établissement micro-crèche est contrôlé tous les deux ans tandis que les autres établissements seraient contrôlés tous les cinq ans. Ces éléments ressortent donc de l’étude réalisée par l’IGAS.
Il me semble que dans le rapport IGAS de 2023, la disparité était notée, de même que l’insuffisance de régularité de fréquence des contrôles. En revanche, je ne suis pas en mesure de vous communiquer d’autres informations plus pertinentes que celles-ci.
Les moyens humains représentent une part importante des difficultés. Ainsi, le rapport d’information sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches, de Mmes Michèle Peyron et Isabelle Santiago, a mis en évidence une baisse de 25 % du nombre de médecins de PMI entre 2010 et 2019, de même qu’une diminution de 30 % du nombre de psychologues, une faible proportion de recrutements d’éducateurs ou éducatrices de jeunes enfants et une stabilité du nombre de puéricultrices.
Le travail vis-à-vis des modes d’accueil collectifs ne porte pas uniquement sur le contrôle mais porte en premier lieu sur les agréments d’autorisation à l’occasion des demandes de création, et sur les avis en cas de demandes de modification. Dans les cas précités, des délais sont nécessairement respectés par le service de PMI pour rendre un avis. Par conséquent, une partie importante de l’énergie consacrée par les professionnels des PMI porte sur les agréments et les divers avis. Face à cette situation et en l’absence de normes obligatoires en matière de régularités des contrôles, la disparité de fréquence de ceux-ci peut s’expliquer.
Au-delà des moyens humains, nous avons constaté empiriquement (ici encore en l’absence de statistiques), à l’occasion de la préparation de cette audition avec des collègues de quatre ou cinq départements, une certaine montée en charge liée aux incidents et dysfonctionnements signalés à la PMI. De ce fait, le travail de contrôle habituel se trouve perturbé. Les signalements de dysfonctionnements nous parviennent de la part des parents ou des professionnels eux-mêmes. Il peut également arriver que certains signaux (turn-over important du personnel d’une crèche, signalement par la CAF de taux de fréquentation très élevés…) conduisent les équipes de la PMI à effectuer un contrôle.
Mme Agnès Lacassie-Dechosal, SNMPMI. Effectivement, la fréquence des contrôles n’est pas déterminée en soi. Les équipes répondent en priorité aux visites de création et suite de création des structures. La PMI effectue en outre des visites sur incident lorsque celui-ci est signalé par les parents ou par des personnels de crèche.
Les visites sur incident ne sont pas uniques. En effet, dès lors qu’un incident est signalé à la PMI, les visites sont plurielles car elles entrent dans un dialogue avec le gestionnaire de la crèche pour faire évoluer les conditions d’accueil. Par conséquent à la suite de la visite sur incident, un travail chronophage s’instaure, en lien avec la structure. En fonction des effectifs consacrés par le département à cette mission, les visites sur incident sont priorisées, de sorte que les visites de suivi systématiques sont moins fréquentes.
Dans le département de Haute-Savoie dans lequel j’ai travaillé (300 structures environ), nous parvenions en un an à visiter plus de 50 % des structures, à l’occasion de visites post-création, de visites sur incident ou de visites systématiques à l’initiative de la PMI. Les critères pris en compte sont ceux évoqués par Pierre Suesser, notamment le taux de rotation. Nous travaillons en lien étroit avec la CAF qui, si elle a connaissance d’un taux de remplissage très élevé, nous incite à nous rapprocher de l’établissement.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous mené une démarche expérimentale dans votre département ?
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. Nous avons en effet commencé cette démarche en 2019 ou 2020. En particulier, le travail de rapprochement avec la CAF nous a permis de considérer de nouveaux critères, notamment le taux de remplissage. De même, les difficultés administratives rencontrées par les structures peuvent constituer des signaux d’alerte.
Mme Elisabeth Jude Lafitte, SNMPMI. Depuis la création des micro-crèches, nous avons consacré un temps important à examiner les plans et à nous rendre sur les chantiers pour rencontrer les futurs gestionnaires. Par conséquent, nous avions moins de temps à consacrer aux visites plus systématiques. Comme mes deux autres confrères, je peux témoigner qu’à la suite de signalements par les parents ou par des professionnels qui démissionnent, nous nous rendons rapidement dans la structure pour évaluer les difficultés alléguées et les dysfonctionnements.
En 2022-2023, dans mon département qui compte 45 Maisons des Solidarités, nous avons été sollicités pour évaluer le nombre de structures visitées. Je suis dans l’attente des résultats de ce travail.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez évoqué un travail mené sur un référentiel dédié au contenu du contrôle, afin qu’il soit davantage tourné vers la qualité d’accueil. Qu’envisagez-vous d’inclure dans ce référentiel dans la mesure où, d’après les remontées qui nous parviennent, les contrôles actuels exercés par la PMI sont davantage axés sur le bâtimentaire ou l’hygiène que sur la qualité d’accueil ? En un mot, qu’est-ce qu’un contrôle qualitatif selon vous ?
Par ailleurs, j’ai été surprise d’entendre que des oppositions étaient exprimées par des gestionnaires de crèches quant aux contrôles effectués par les PMI sur la qualité d’accueil. Nous sommes donc tous intéressés de savoir comment cela s’est déroulé, et pour quelles raisons.
Selon vous, convient-il d’opérer une distinction entre les contrôles programmés et les contrôles inopinés, dont on souhaite qu’ils se développent beaucoup plus ? Il me semble en outre pertinent que les contrôles ne soient pas tout à fait de même nature selon qu’il s’agisse d’une crèche en prestation de service unique (PSU) ou d’une micro-crèche Paje pour laquelle la PMI est en réalité le seul organe public à assurer un contrôle.
Pour les contrôles inopinés, sur quels faisceaux d’indices vous basez-vous ? Avez-vous le sentiment que certaines informations sont manquantes pour affiner le ciblage de ces contrôles ?
De façon plus générale, quel accueil vous réservent habituellement les établissements à l’occasion des contrôles, lorsque ceux-ci sont réalisés dans les hypothèses où l’on vous oppose un refus ?
Quelles sont les dérives les fréquemment observées par vos services à l’occasion des contrôles ? Ces dérives sont-elles liées à une pression à la baisse sur les coûts, à un manque de formation des professionnels ou à d’autres problématiques ?
Selon vos informations, les dérives sont-elles davantage présentes dans le secteur privé lucratif, le secteur privé associatif ou le secteur public ?
Avez-vous observé une dégradation de la qualité d’accueil des jeunes enfants au cours des dix dernières années ainsi qu’un éventuel sursaut, à la suite du décès d’un bébé à Lyon en juin 2022 ?
M. Pierre Suesser. Je laisserai la parole à mes collègues sur les aspects les plus concrets de vos questions, car ce sont elles qui possèdent la connaissance la plus fine de la réalisation des contrôles.
Pour répondre à la question plus générale sur la qualité, dans le questionnaire que vous nous avez adressé, vous nous avez interrogés sur le contenu des grilles de contrôle dont disposent les équipes. Nous avons donc étudié les grilles de quatre départements (Meurthe-et-Moselle, Dordogne, Nord, et Haute-Savoie), qui incluent des éléments concernant le projet éducatif et un certain nombre de critères d’attention : le développement, l’éveil et le bien-être des enfants, les actions développées en matière d’égalité entre les filles et les garçons, les activités d’éveil artistique et culturel, les dispositions prises pour l’accueil des enfants présentant un handicap ou atteints d’une maladie chronique, l’analyse des pratiques professionnelles et des enjeux de formation, les modalités de participation des familles à la vie de l’établissement…
Parfois, les grilles incluent des critères plus spécifiques tels que la présence de jeu spontané auprès des enfants, les types d’animation, la proposition d’ateliers et plus généralement, l’équilibre entre le fait de laisser l’enfant libre de son activité et l’intervention du professionnel. Tous ces éléments qualitatifs sont importants. Dans la grille du département de la Haute-Savoie figurent par exemple la verbalisation, les encouragements et les interactions.
Enfin, la place de la nature (sorties, manipulations…), de l’art et de la culture (le chant, la musique, la danse…) font partie des critères étudiés.
Je ne suis pas en mesure de vous affirmer que toutes les équipes s’appuient sur l’ensemble de ces critères, mais à tout le moins il faut observer que le service de PMI, en élaborant cette grille, a consacré une certaine attention à ces sujets.
Dans le département de la Haute-Savoie, un travail a été réalisé autour de la Charte d’accueil du jeune enfant afin d’étudier les conditions de sa mise en pratique par les équipes.
Enfin pour répondre plus précisément à la question de Mme la rapporteure, je n’ai pas indiqué dans mon propos liminaire qu’il existait des refus de contrôle mais des oppositions à des remarques émises sur des enjeux plus qualitatifs. Je n’ai cependant aucun exemple précis à communiquer à cet égard.
M. le président Thibault Bazin. En d’autres termes, il y aurait des préconisations opposables et des préconisations non opposables ?
M. Pierre Suesser. Ce pourrait être en quelque sorte le cas. Si le taux d’encadrement n’est pas respecté, la préconisation s’appuie sur la législation, de sorte que les services de PMI sont considérés comme étant dans leur rôle lorsqu’ils adressent une injonction. En revanche lorsque nous intervenons sur des dimensions plus qualitatives telles que celles précitées, par exemple le jeu spontané des enfants, et qu’un département viendrait à faire une remarque dans le cadre d’un rapport, le gestionnaire pourrait objecter que cet aspect n’est pas inclus dans les seules « conditions exigibles ». Cette notion est apparue dans la réglementation après la mise en cause de certains services de PMI par des assistantes maternelles ou des représentants de gestionnaires, qui leur reprochaient à la PMI d’être beaucoup trop tatillonne.
Je n’exclus évidemment pas que dans certaines situations, ce reproche soit fondé. Pour autant, il résulte d’un baromètre réalisé en 2018 par les organisations représentant les assistantes maternelles, que 68 % d’entre elles étaient satisfaites des relations avec les services de PMI.
Mme Elisabeth Jude Lafitte. S’agissant de la nature des contrôles, nous tâchons de réaliser régulièrement des visites programmées sur rendez-vous tous les deux à trois ans environ. Les contrôles inopinés interviennent lorsque des personnels ou des parents nous signalent des dysfonctionnements. En général, nous sommes bien accueillis. Je ne peux témoigner de difficultés particulières à l’occasion de l’accueil.
Nos visites sont toujours réalisées selon la même procédure décrite dans un guide départemental très détaillé, en compagnie du directeur de l’établissement ou du référent technique. Nous constatons si les enfants sont bien accompagnés et comptons le nombre d’accompagnants. La trame est toujours similaire. Lorsque nous constatons un dysfonctionnement, nous effectuons un point avec la personne concernée et tentons d’obtenir des renseignements sur les raisons de ce dysfonctionnement et sur les moyens pris pour y remédier.
Les dysfonctionnements les plus fréquents sont surtout constatés au niveau de l’encadrement des enfants, lorsque le personnel est trop peu nombreux. Le plus souvent, ces situations se rencontrent dans les micro-crèches, où il n’est pas rare que seul soit présent un adulte pour six enfants. En ce sens, je viens d’être saisie d’un signalement dans un secteur, où un professionnel s’occupe de sept enfants dans un jardin non agréé par la PMI. Pendant ce temps, une autre professionnelle s’occupe des autres enfants, étant rappelé que les micro-crèches peuvent accueillir dix à douze enfants.
D’autres dysfonctionnements peuvent être constitués par l’absence de directeur, dont nous ne sommes pas informés pendant plusieurs semaines ou mois. Dès que nous en avons connaissance, nous déclenchons une visite assez rapidement.
Dans d’autres cas, les parents nous signalent que les enfants semblent ne pas avoir été assez nourris et qu’ils semblent affamés à leur retour à la maison, ou encore que les couches de certains enfants n’ont pas été changées de toute la journée. Pour autant, nous ne sommes pas en mesure d’être factuels et de vérifier les dires des parents.
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. Je confirme en tous points les propos de ma consœur. Les dérives observées les plus fréquentes sont liées au manque de professionnels et à leur sous-qualification, ce qui entraîne des situations de maltraitance ou à tout le moins, de manque de bientraitance.
Par ailleurs, dans la mesure où les nouveaux établissements ouverts sont, dans leur majorité, des établissements du secteur privé lucratif, la donne est quelque peu faussée puisque les incidents émanent de ces nouvelles structures.
En tout état de cause, la multiplication des structures de petite taille occupe considérablement le temps des équipes de PMI réservé aux contrôles ainsi que le temps de trajet. Dans la mesure où les incidents sont plus fréquents, les contrôles se répètent.
L’accueil réservé à la PMI est variable. Dans certains cas et notamment dans les structures publiques, l’habitude de travail existe de longue date. Par conséquent, nous recevons des sollicitations des directrices de crèches, qui demandent à la PMI de leur rendre visite car elles sont dans l’attente de conseils. Dans cette hypothèse, il s’agit véritablement d’un accompagnement. En revanche dans les cas où nous intervenons de manière inopinée à la suite du signalement d’un incident, l’accueil est plus réservé.
Les contrôles inopinés se sont multipliés ces dernières années dans mon département. Le travail mené en collaboration avec la CAF a permis de dégager du temps aux équipes. En effet, les équipes de PMI dédiées aux modes d’accueil des jeunes enfants étaient déchargées de l’instruction des dossiers de création, qui en temps normal représente plus de 50 % de leur temps. De ce fait, ce transfert d’activité eut pour conséquence positive un gain de temps d’accompagnement.
Pour répondre à Madame la rapporteure, qui demandait s’il nous manquait des indices pour exercer ces contrôles inopinés, je préciserai qu’avant l’expérimentation nous n’avions pas connaissance de quelques informations de la CAF, à l’instar d’un taux de remplissage très élevé ou de difficultés financières de la structure. Ainsi lors de visites inopinées dans certaines structures, nous avons constaté l’absence de livraison de repas contractualisée avec des prestataires, de sorte que les professionnels se trouvaient dans l’obligation d’aller faire les courses eux-mêmes avec une somme d’argent attribuée par le gestionnaire. De ce fait, les achats étaient réalisés au plus juste pour constituer des repas pour les enfants.
En ce qui concerne le travail effectué sur la qualité de l’accueil, il nous a semblé important, lors des comités départementaux des services aux familles, de travailler sur les dix principes de la Charte de qualité de l’accueil afin d’en faire un outil pédagogique pour les équipes des structures d’accueil petite enfance. Ainsi, les directrices d’établissement sont en mesure d’organiser des journées pédagogiques avec leurs équipes pour étudier avec elles les principes de la charte. Nous avons travaillé en collaboration avec l’Association des collectifs enfants parents professionnels (ACEPP).
L’objectif était de porter l’outil auprès des personnels de PMI en charge des établissements d’accueil de jeunes enfants, afin qu’ils puissent aussi le porter auprès des directrices de crèches, qui ne font pas toutes partie du réseau ACEPP. Nous avons à cœur de généraliser cet outil pour évaluer la mise en place des dix principes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. D’après vos propos, vous rencontrez, lors de vos contrôles, des oppositions à vos préconisations relatives à la qualité d’accueil. Il serait intéressant d’en avoir des exemples tirés de retours d’expérience.
J’en viens à mes questions concernant les moyens humains, dont nous pouvons affirmer qu’ils sont le nerf de la guerre en matière de contrôle des établissements d’accueil de jeunes enfants.
Nous avons pu entendre que certains départements n’avaient aucun agent expressément dédié au contrôle des crèches. Confirmez-vous cette information ? A contrario, il nous a été indiqué que dans certains départements, des équipes avaient été spécialement dédiées au contrôle. Avez-vous eu des retours en la matière ?
Dans un contexte de pénurie de médecins et dans une logique de diversification de la portée des contrôles des PMI, afin de mieux appréhender toutes les dimensions de la qualité d’accueil des jeunes enfants, vous semble-t-il pertinent que d’autres profils se joignent aux médecins pour exercer ces contrôles ? Si oui, quels seraient ces profils ? Par exemple, pensez-vous qu’il serait utile de faire appel à des personnels non-médecins chargés uniquement du contrôle de la réglementation et de permettre au personnel médical de se focaliser sur le contrôle de la qualité de l’accueil des enfants, de leur bien-être, et de leur santé ?
Pensez-vous enfin qu’il serait possible d’inclure dans les équipes de contrôle, des éducatrices de jeunes enfants faisant état d’une expérience en crèche ?
M. Pierre Suesser. Je ne peux confirmer ou infirmer l’information selon laquelle certains départements ne disposeraient d’aucun professionnel dédié au contrôle des crèches. En réalité, le terme « dédié » est quelque peu ambigu. S’agit-il d’un poste entièrement consacré au contrôle des modes d’accueil ou encore, que personne n’aurait la charge, dans un département (même à temps partiel) des modes d’accueil ? Cela signifie-t-il que certains départements n’exercent pas du tout leur mission ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’évoquais l’hypothèse d’aucun professionnel dédié aux modes d’accueil.
M. Pierre Suesser. Dans ce cas, je ne suis pas en mesure de vous répondre. Je serais cependant très étonné qu’il existe des départements n’exerçant pas du tout leur mission.
S’agissant des équipes dédiées, je peux évoquer le cas de la Seine-Saint-Denis, où j’ai travaillé pendant de longues années. Ce département a mis en place, pour les crèches, une équipe dédiée composée, d’une part, de professionnels dont l’entièreté du temps de travail était consacrée au contrôle et à l’agrément des établissements, et d’autre part, de professionnels complétant l’équipe en exerçant d’autres missions sur le terrain. Je ne sais pas si cette organisation, qui me semblait très pertinente, est toujours d’actualité mais je le suppose. Une telle organisation nécessite des moyens importants, mais le département de la Seine-Saint-Denis est l’un de ceux ayant consacré le plus de moyens à la PMI depuis plusieurs décennies.
J’ignore si la plupart des départements ont commencé à former des équipes dédiées ou s’ils ont adopté un autre type de fonctionnement. Ici encore, il conviendrait de disposer de données plus consolidées de la part des services statistiques des départements ou de la DREES. Toujours est-il qu’il me semble intéressant d’avoir un mixte, c’est-à-dire tant des collègues possédant une bonne connaissance des enjeux de terrain au plus près des populations, que des collègues plus spécialisés.
En termes de composition, le Code la santé publique prévoit depuis au moins une dizaine d’années que le contrôle des établissements peut être réalisé par un médecin ou par un professionnel de la petite enfance délégué par lui. Il me semble par conséquent que très fréquemment, des puéricultrices participent à l’ensemble de la mission de contrôle sur le plan qualitatif, y compris pour l’agrément. Dans certains départements comme en Seine Saint Denis, des éducatrices de jeunes enfants de longue date participent également à la mission.
Le SNMPMI est très favorable à la pluridisciplinarité. Nous n’avons pas une vision purement « hygiéniste », comme j’ai pu l’entendre, de l’accueil de la petite enfance. Bien au contraire, nous avons fait quelques progrès depuis quarante ans en écoutant les psychologues de la petite enfance pour comprendre que les enjeux de développement de l’enfant ne résidaient pas uniquement dans la protection contre les microbes. Par conséquent, nous pensons qu’il est très utile et enrichissant d’avoir des équipes pluriprofessionnelles, sans oublier la place des psychologues qui travaillent avec nous en soutien.
En conclusion, je suis tout à fait favorable à la présence de puéricultrices et d’éducatrices de jeunes enfants dans les équipes de PMI, en insistant cependant sur le fait que la présence de médecins reste indispensable au sein de l’équipe.
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. J’ai eu l’occasion de travailler au niveau régional avec les départements de la région Rhône-Alpes. Progressivement au fil des années, j’ai constaté la présence de plus en plus d’équipes dédiées.
Dans le département de Haute-Savoie, l’équipe dédiée a été constituée en 2009 initialement pour les assistantes maternelles, avant d’être étendue aux établissements d’accueil de jeunes enfants. Les professionnelles étaient beaucoup plus à même de prendre connaissance de tous les textes paraissant fréquemment, et d’adapter leur pratique en conséquence.
Les équipes spécialisées sont plus réactives. Dans les démarches juridiques avec les gestionnaires, il est indispensable que les équipes de PMI soient formées pour donner des arguments justes et proportionnés lorsqu’elles constatent des dysfonctionnements dans une structure. En effet, à l’occasion des procédures devant le tribunal administratif, il est nécessaire de constituer des équipes bien formées à la législation en vigueur et réactives. Nous n’avions pas ce mode de travail il y a quelques années. Lorsqu’un incident est révélé dans une structure, la réactivité est très importante pour assurer une partie de la sécurité des enfants.
Mme Elisabeth Jude Lafitte. Dans certaines Maisons départementales des solidarités (MDS) sont présents un médecin qui organise les visites de suivi et une puéricultrice, tandis que dans d’autres sont présents des médecins et des cadres de santé. L’organisation est étroitement liée aux moyens locaux. Un pôle administratif contrôle la réglementation sur un plan plus juridique.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Pouvez-vous nous rappeler dans quelles conditions vous intervenez ? Intervenez-vous spontanément ? Vous avez évoqué les interventions faisant suite à des signalements des parents, mais je souhaiterais que juridiquement, vous indiquiez à la demande qui vous intervenez.
Existe-t-il des cas dans lesquels vous n’avez pas pu intervenir rapidement en cas d’incident grave signalé ? La situation s’est-elle aggravée dans ces cas ? Dans l’affirmative, convient-il d’attribuer cette situation à un manque de personnel ? Faut-il augmenter le personnel qui contrôle ?
Faut-il augmenter les contrôles inopinés ? Vous avez en effet indiqué que grâce à ces contrôles inopinés, vous aviez pu constater que dans certains cas les repas n’étaient plus livrés, ou encore qu’un enfant n’était pas changé de toute une journée.
Faut-il, de votre point de vue, que le contrôle ou la méthode de contrôle soient unifiés entre les départements, pour prévoir un système national ?
Êtes-vous favorable au fait qu’un député ou un sénateur visite des crèches de façon inopinée ?
Enfin dans les cas de maltraitance institutionnelle ou volontaire, diriez-vous que le secteur privé ou le secteur public sont les plus concernés ?
M. Pierre Suesser. Nous sommes tout à fait favorables à l’élaboration d’un référentiel national et consensuel des méthodes de contrôle, à la condition que toutes les parties prenantes y participent, aussi bien les pouvoirs publics que les professionnels impliqués et les représentants des familles.
Il serait également important qu’un cadre national de rencontres entre les équipes de PMI, géré par le ministère et l’Association des départements de France, permette les échanges de bonnes pratiques et la réflexion sur les difficultés rencontrées entre collègues de départements différents.
Mme Elisabeth Jude Lafitte. En général, chaque équipe des MDS est amenée à effectuer des visites spontanées et régulières en fonction des besoins. Il peut aussi arriver que la direction de la PMI nous demande d’effectuer certaines visites. Les situations sont donc très variées.
Lorsque nous recevons un signalement et sommes informés d’un dysfonctionnement, nous nous rendons en général de manière immédiate sur le lieu de l’incident.
Pour ma part, je suis favorable à l’augmentation des contrôles pour qu’ils deviennent plus réguliers et ce, dès la création des structures afin de créer un lien, un accompagnement et de construire des projets avec elles.
Les visites des crèches avec un parlementaire n’appellent pas de réponse particulière de ma part, mais je pense malgré tout qu’une certaine neutralité s’impose.
Enfin, la maltraitance par manque de personnel se rencontre plus fréquemment dans les petites structures. Cela ne signifie évidemment pas que la maltraitance ne se rencontre pas dans les grandes structures.
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. Je répondrai à la question concernant l’augmentation du personnel de contrôle. Comme nous l’avons indiqué en préambule, les moyens des services de PMI sont différents selon les départements. Nous attendons beaucoup des groupes de travail qui évalueront le nombre de personnes nécessaires pour effectuer les contrôles, pour l’ensemble de la France. Afin de disposer d’un volet de personnel disponible pour effectuer des contrôles en étant réactif le jour même ou le lendemain, je pense ne pas me tromper en préconisant le renforcement de certaines équipes de PMI pour effectuer ce travail.
De plus, un lien régulier doit s’instaurer entre les équipes de PMI et celles des crèches, qu’elles soient publiques ou privées, pour travailler dans la confiance et s’inscrire dans un accompagnement de la qualité.
Enfin, je partage les réponses qu’ont apportées mes confrères aux autres questions.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Depuis le drame survenu il y a plus d’un an dans la crèche People & Baby de Lyon, la parole s’est libérée sur les violences et la maltraitance dans les crèches, sachant que ce phénomène ne se limite pas au privé lucratif.
En miroir de ces incidents de plus en plus visibles, la nécessité de renforcer le contrôle de la PMI est un discours porté au haut niveau, en particulier par la ministre en charge de la petite enfance, et encore ce matin sur BFM TV.
Je ne suis évidemment pas opposé à l’idée d’un contrôle accru de la part des PMI. D’ailleurs à l’occasion de mon travail de terrain, j’ai moi-même eu des remontées concernant des gestionnaires faisant preuve d’une mauvaise foi absolue. Je peux citer en ce sens le cas d’un gestionnaire qui a licencié les salariés de sa micro-crèche quelques jours avant la visite prévue de la PMI, dans l’optique d’avoir un renouvellement du personnel et que les nouveaux embauchés n’aient pas la mémoire des dysfonctionnements passés. Par conséquent sur le principe, je suis favorable aux contrôles, y compris aux contrôles inopinés.
J’ai quand même une réflexion à partager avec vous, à savoir qu’il ne faut pas confondre les causes et les conséquences. En d’autres termes, nous avons un système d’accueil de la petite enfance produisant structurellement des dérives. Je crains donc qu’il soit demandé à la PMI de pratiquer un système de « flicage », si vous me passez l’expression, pour compenser ce défaut structurel du système.
Si l’on se réfère aux rapports de l’IGAS et de l’IGF sur les micro-crèches, qui consignent des situations connues des professionnels depuis longtemps, les normes sur le taux d’encadrement des enfants et les qualifications des professionnels sont en soi productrices de difficultés. Ainsi, un référent technique de micro-crèche n’est pas tenu d’avoir des diplômes dans le domaine de la petite enfance, ce qui peut donner lieu à des situations assez dramatiques. Nous pouvons donc nous interroger sur les motivations de certains gestionnaires de micro-crèches qui, avec les fonds dont ils disposaient, ont peut-être hésité entre investissement locatif ou ouverture d’une micro-crèche parce qu’il s’agit de deux investissements rentables.
Vous, médecins de PMI, êtes alors confrontés à ces gestionnaires en devant contrôler qu’ils savent effectivement pratiquer leur métier.
En conséquence, que pensez-vous du risque pour la PMI de basculer dans l’inefficacité face à un système, qui, structurellement produit des dérives ?
M. Pierre Suesser. Les deux coprésidentes du SNMPMI et moi-même avons publié, en février 2022, une tribune dans Le Monde sous le titre « Après le scandale des EHPAD, assurons-nous du bien-être des bébés accueillis ». Dans cette tribune, que je tiens à votre disposition, nous nous inquiétions d’un certain nombre de mesures prises à la suite de la réforme des modes d’accueil, et qui allaient aboutir à des taux d’encadrement moins favorables pour les bébés et à des sujets de qualification.
Sur ces éléments, nous rejoignons l’ensemble des acteurs qui se sont exprimés à cet égard devant votre commission. Parmi les documents que nous mettrons à votre disposition, nous inclurons notamment un texte communiquant des pistes pour un référentiel de qualité. Le premier point que nous avons mis en avant, préconise de créer les conditions d’une disponibilité physique et psychique suffisante des professionnels de l’accueil des jeunes enfants afin que les enjeux de qualité priment, et non pas la rentabilité dont nous sommes bien conscients qu’elle suscite des difficultés.
Dans notre tribune précitée, nous rappelions une étude de la CNAF d’octobre 2009, interrogeant notamment des responsables de micro-crèches qui commençaient juste à s’installer. Il en ressortait par exemple qu’une directrice de micro-crèche « préférait recruter un personnel vierge de toute expérience de travail en crèche ». Le rapport de 2009 citait également l’optimisation maximale du remplissage de la structure comme l’obsession d’un certain nombre de gestionnaires, ainsi que la standardisation des projets éducatifs sur l’ensemble d’une entreprise de crèches. Enfin, ce dossier citait les difficultés que les professionnels commençaient à exprimer dans ce type de structures.
Par conséquent, nous professionnels de PMI, sommes très sensibles à ce risque de diminution de la qualité qui malheureusement, s’inscrit dans un certain nombre d’évolutions de la réglementation. Tout le monde pose ce constat, que nous partageons mais que nous n’avons pas exprimé de nouveau aujourd’hui. Les derniers rapports officiels, dont celui de Mme Peyron et de Mme Santiago, ont effectué un certain nombre de propositions encore plus audacieuses que les demandes d’un collectif tel que « Pas de bébé à la consigne », aux travaux duquel nous avons en partie contribué depuis des années.
En définitive, il serait totalement insatisfaisant de considérer que la seule réponse à la situation serait d’attribuer quelques moyens supplémentaires à la PMI pour lui permettre d’effectuer des contrôles. Telle n’est absolument pas notre préconisation. Bien entendu, nous sollicitons de disposer a minima des moyens nous permettant d’assurer notre mission prévue par le Code de la santé publique. Pour autant, si cette mission s’exerce dans un environnement totalement dégradé, nous sommes bien conscients que cela reviendrait comme vous le dites à vider un océan à la petite cuiller.
L’enjeu premier vise à rétablir les conditions d’une qualité d’accueil. À cet égard, la commission des 1000 premiers jours a demandé qu’il soit passé à une proportion de 70 %/30 % au lieu de 40 %/60 %, entre les professionnels détenteurs de diplômes et les professionnels moins formés. De même, il existe un consensus en faveur du taux d’encadrement d’un professionnel pour cinq enfants, ce qui prendra sans doute quelques années mais qui nécessite d’ores et déjà d’être inscrit dans la réglementation.
Un certain nombre de personnes qui se sont succédé à cette table ont avancé les résultats des recherches les plus récentes, soit un taux d’encadrement d’un pour trois pour les petits bébés et d’un pour quatre ou cinq pour les plus grands. Dans les pays sans cesse cités en exemple tels que le Danemark, la Finlande et même l’Allemagne qui nous a dépassés, le taux d’encadrement est effectivement d’un pour trois ou d’un pour quatre pour les enfants jusqu’à deux ou trois ans. Le taux d’encadrement d’un pour cinq ou un pour huit remonte à des dizaines d’années en arrière, à l’époque où l’on pensait que les bébés n’étaient que « des tubes digestifs ».
Bien évidemment, nous nous inscrivons largement dans ce mouvement et souhaitons que l’ensemble des acteurs du secteur soit conscient de ces enjeux.
S’agissant de l’analyse des pratiques professionnelles, il me semble que la fréquence est de six heures par an.
M. le président Thibault Bazin. C’est trois jours par an financés par la CAF actuellement. Les modalités ont évolué.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous ne sommes pas étonnés, au sein de la commission, qu’une étude de 2009 sur les micro-crèches de la CNAF soit parue. Depuis le début des travaux de notre commission, nous constatons que des rapports successifs ont émis des alertes sur la situation de la petite enfance, sans être pris en compte. En 2024, un rapport très sévère vient de paraître mais nous ne savons pas encore si les mesures politiques appropriées seront prises.
Le rapport Peyron formule des recommandations, notamment sur les moyens des PMI et la nécessité d’élaborer une stratégie nationale et de mieux coordonner les acteurs. Pouvez-vous nous indiquer concrètement, comment a évolué la situation des PMI depuis la parution de ce rapport ? Est-ce de façon positive ou négative ?
M. Pierre Suesser. Le rapport de Mme Peyron a suscité beaucoup d’espoir de notre côté, de même que les Assises de pédiatrie et de santé de l’enfant. Pour l’heure, aucune suite significative n’a été constatée à ces rapports et processus. Nous-mêmes avons émis, à la suite du rapport Peyron, un certain nombre de propositions. Nous souhaitons en effet qu’un nombre de minimum de professionnels soit affecté à l’ensemble des missions de la PMI, dont la première est la prévention, le suivi de la santé et du développement des jeunes enfants et les actions collectives de prévention et de promotion de la santé.
Tout ne s’arrête pas aux 1000 premiers jours. Nous avons donc fait des propositions aux fins de faire évoluer les référentiels. Actuellement, la réglementation impose une puéricultrice pour 250 naissances et une sage-femme pour 1 500 naissances. Avec nos collègues de l’Association nationale des puéricultrices, de l’Association nationale des sage-femmes territoriales et les psychologues, nous avons travaillé à la prise en compte des préconisations du rapport Peyron pour les appliquer à l’ensemble de nos missions. Ainsi, lorsque le rapport préconise que la PMI accompagne 20 % des enfants de 0 à 6 ans, qu’elle réalise les bilans de santé pour 90 % des enfants et qu’elle pratique le suivi de la grossesse de 15 % des femmes, nous avons traduit ces propositions en nombre d’ETP. Nos calculs, qui peuvent être discutés, aboutissent à la nécessité d’une puéricultrice pour 120 naissances, un médecin pour 350 naissances et une sage-femme pour 530 naissances.
Nous avons soumis ces propositions dans le cadre des Assises de pédiatrie et de santé de l’enfant et espérons qu’elles seront suivies.
Il existe aussi des sujets d’attractivité pour les professions dont il s’agit, qui se traduisent par une pénurie. Ainsi, un médecin de PMI gagne 2 800 euros en début de carrière alors qu’il percevrait plus de 5 000 euros dans un centre de santé. La situation est la même pour les médecins scolaires. La médecine de prévention est donc très dévalorisée à l’heure actuelle.
Pourtant, les stagiaires que nous accueillons dans nos services se montrent très intéressés par le travail. Ils déchantent très rapidement lorsqu’ils prennent connaissance de la rémunération associée, non qu’ils soient tous vénaux mais après douze ans d’études, on peut les comprendre.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je reviens une nouvelle fois sur les contrôles, mais uniquement pour objectiver certains points. J’ai bien noté que le nombre de contrôles inopinés à la suite de signalements avait augmenté ces dernières années, mais cette tendance est-elle proportionnelle à l’augmentation des structures ? Liez-vous spécifiquement l’augmentation du nombre de contrôles au développement des micro-crèches ?
De surcroît, à la lumière de votre expérience et de la prise en compte des diverses évolutions de la réglementation, êtes-vous en mesure d’associer ces constatations au taux d’encadrement et au niveau de qualification qui a été modifié ?
Très concrètement, recevez-vous un grand nombre de signaux d’alerte en lien avec le taux d’encadrement d’un professionnel pour trois enfants dans les micro-crèches ?
M. Pierre Suesser. Nous avons effectivement le sentiment empirique que les signalements sont davantage liés aux micro-crèches. Néanmoins, notre travail d’accompagnement s’est davantage construit au fil des années avec le secteur associatif, avec lequel nous avons davantage d’habitudes de travail au long cours. Nous intervenons donc, dans ce secteur, en amont des difficultés les plus cristallisées. Au contraire, ces habitudes de travail ne se sont pas mises en place avec le secteur privé lucratif, pour des raisons que nous ne saurions pas analyser. Est-ce la raison pour laquelle les dysfonctionnements observés viennent davantage du secteur privé lucratif ? Le recul de la réglementation sur l’encadrement a-t-il été davantage mis en pratique dans le secteur privé lucratif ?
Je réitère la difficulté d’être affirmatif car nous n’avons posé que des constats empiriques, même si le rapport de l’IGAS semble confirmer ces constats.
Mme Elisabeth Jude Lafitte. Je n’ai pas d’autre élément à ajouter aux propos de M. Suesser.
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. Je pense que l’explication est multifactorielle. L’augmentation du nombre de structures et la déréglementation créent une augmentation du nombre d’incidents.
Mme Anne Bergantz (Dem). Avez-vous constaté des signalements spécifiques sur l’encadrement dans les micro-crèches, qui ont l’autorisation d’avoir un seul salarié pour trois enfants ?
M. Pierre Suesser. Je ne suis pas en mesure d’apporter de réponse précise à partir de notre expérience. Il me semble que ces constats ressortent des rapports récents.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons déjà procédé aux auditions correspondantes. Il nous importe donc de recueillir votre retour et vos constats de terrain
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. Nous avons observé un certain nombre d’incidents qui se déroulaient aux parties extrêmes de la journée, à l’accueil de la journée et au départ. Par exemple, lorsqu’une salariée accueille les parents tout en devant s’occuper d’un enfant, elle peut rencontrer des difficultés car elle n’est pas totalement disponible. Ces périodes matin et soir dans les structures sont assez tendues pour le personnel, ce qui peut mettre en difficulté une personne seule. Les incidents ne sont pas très graves à ces moments-là, mais pour accueillir les parents et rendre les enfants aux parents, il serait préférable d’être plusieurs.
M. Joël Aviragnet (SOC). Je suis heureux que notre commission auditionne aujourd’hui des médecins spécialistes de l’enfance et de sa protection. L’objectif de nos travaux est de faire la lumière sur les conditions d’accueil des jeunes enfants au sein des crèches. Vous êtes des spécialistes de l’enfant et de son bien-être. Votre mission est de vous assurer que les enfants sont bien traités au sein des établissements qui les accueillent. Le contrôle externe de ces établissements est donc essentiel pour s’en assurer.
Lorsque vous contrôlez les établissements, avez-vous systématiquement des échanges libres avec les personnels qui y travaillent, ce qui me semble fondamental ?
Comment évaluez-vous la qualité de la relation ? Il me semble que cette relation doit d’abord passer par de la disponibilité des personnels, mais aussi par le souci qu’on a des jeunes enfants, c’est-à-dire par la nécessité de prendre soin d’eux, qui est toujours extrêmement difficile à évaluer.
Enfin pour compléter vos propos, dans ma circonscription le salaire d’un médecin généraliste dans un centre de santé est plus près de 7 000 euros que de 5 000 euros, tandis qu’à l’hôpital public voisin le salaire du praticien hospitalier est de 3 000 euros.
Mme Elisabeth Jude Lafitte. Nous avons constaté que certains professionnels qui se sentent en difficulté nous appelaient de manière anonyme, alors que dans d’autres structures la communication était beaucoup plus fluide. La qualité de la relation avec les professionnels est généralement assez bonne lorsque nous les connaissons et accompagnons les équipes des crèches (directeurs, référents techniques) depuis leur création.
Mme Agnès Lacassie-Dechosal. Les relations sont très variables selon les établissements. Dans certains d’entre eux, nous avons des relations uniquement avec la directrice ou le gestionnaire. Les personnels qui rencontrent des difficultés s’expriment librement, mais souvent sous couvert d’anonymat.
Nous insistons en permanence sur la nécessité d’accompagner les établissements dans la régularité et la longueur, afin que les équipes de PMI et celles des établissements se connaissent mieux et entament des relations de confiance, d’échange et de partage sur les pratiques.
Mme Élise Leboucher (LFI-NUPES). Un peu plus tôt dans l’audition, vous avez évoqué la mission commandée par le ministère des solidarités auprès de l’IGAS pour l’élaboration d’un référentiel fixant les critères de qualité dans les modes d’accueil. Le SNMPMI y a apporté une contribution en novembre 2023, se traduisant par plusieurs recommandations.
Vous rappelez notamment qu’« une connaissance fine des besoins des enfants est nécessaire pour travailler auprès d’eux », et que « cela passe par un degré de qualification qui devrait donc être révisé vers des standards supérieurs. »
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette recommandation et sur les risques encourus dans les structures qui accueillent les enfants sans suffisamment de personnel qualifié ?
M. Pierre Suesser. Le critère du plus haut degré de qualification possible est reconnu dans la recherche internationale et dans les rapports produits, notamment par la commission des 1 000 premiers jours.
Actuellement, les formations de la plupart des professionnels intervenant auprès des jeunes enfants sont celles d’auxiliaires de puériculture ou de CAP petite enfance, qui ne sont pas de même niveau. Les auxiliaires de puériculture ont une meilleure qualification, mais tous les acteurs qui travaillent sur les sujets relatifs à la formation reconnaissent, que la dimension éducative au sens large pourrait être améliorée dans ces diplômes. Différentes associations ont fait des propositions, sur lesquelles je ne me prononcerai pas directement, pour que ces formations soient allongées du point de vue de la durée du stage. Je crois, sans être affirmatif, que les auxiliaires de puériculture n’ont pas de stage obligatoire en crèche (ou qu’il est très bref), alors que pour celles qui se dédieraient effectivement à ce travail dans les modes d’accueil, l’équilibre n’est pas suffisamment atteint entre les compétences qui doivent se développer dans le secteur sanitaire et celles à mettre en pratique dans les modes d’accueil.
Pour les CAP petite enfance, la formation est encore d’après ce que je sais très lacunaire pour les tous petits bébés. Cette formation avait en effet été mise en place pour former les futurs Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM) qui interviennent auprès des enfants de maternelle, donc entre trois et six ans. Or les caractéristiques développementales des bébés doivent faire l’objet d’une formation initiale spécifique, notamment concernant leur mode d’expression de leurs difficultés.
Dans des établissements tels que les micro-crèches où il n’existe aucune exigence de qualification, il est possible que certains professionnels n’aient aucune ou très peu de formation initiale dans le domaine de la toute petite enfance, c’est-à-dire de dix semaines à trois ans. Un bébé de trois mois qui veut s’exprimer pleure beaucoup car il ne dispose d’aucun autre moyen d’expression. Il faut pouvoir décrypter ces signaux. De plus, si les professionnels sont seuls entre 8 heures et 9 heures 30 sans pouvoir s’appuyer sur un autre collègue pour répondre aux besoins d’un bébé qui hurle en permanence, comment peuvent-ils travailler ?
Par conséquent, il me semble que la formation initiale est extrêmement importante, ce qui ne signifie pas qu’il faille renoncer à ce que des personnes titulaires d’un CAP ou que les assistantes maternelles continuent à travailler dans les établissements d’accueil collectif. Il est nécessaire aussi de promouvoir la formation continue et la formation professionnalisante, dans la mesure où des assistantes maternelles peuvent parfaitement suivre ces formations.
M. le président Thibault Bazin. Merci à chacun pour vos interventions, surtout à distance car je sais qu’il n’est pas toujours évident de communiquer ainsi. J’espère que je ne vous ai pas trop « maltraités » dans la gestion des temps de parole et que vous avez pu vous exprimer comme vous le souhaitiez.
Nous avons surtout concentré nos propos et nos questions sur le contrôle mais bien entendu, la qualité d’accueil est essentielle. D’ailleurs, l’ensemble de nos auditions l’ont appréhendée.
Ce matin, nous avons reçu les départements de France en tant qu’entité. La rapporteure leur a demandé, à chacun, un certain nombre d’éléments concernant les PMI. La réponse à des questions du rapporteur de la commission relève d’une obligation légale. J’invite aussi votre syndicat à relayer tous les éléments dont il dispose, afin que toutes les données agglomérées nous soient transmises. Nous souhaitons en effet disposer du regard le plus complet et aiguisé possible sur les contrôles, pour permettre à la rapporteure de formuler des recommandations adaptées, prenant en compte le vécu des PMI de l’ensemble du territoire.
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26. Audition M. Brice Alzon, président de la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP), M. Hacène Habi, président de la commission accueil collectif, et M. Mehdi Tibourtine, directeur général adjoint (27 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous démarrons une nouvelle journée d’auditions, qui s’annonce dense, en recevant les représentants de la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP) : M. Brice Alzon, son président, M. Hacène Habi, président de la commission Accueil collectif de la Fédération, et M. Mehdi Tibourtine, son directeur général adjoint.
La FESP a été créée en 2006. « Fille du Medef », comme elle se désigne elle-même, elle poursuit le but de fédérer et structurer l’activité des services à la personne. Elle compte 3 600 entreprises adhérentes, qui emploient plus de 135 000 salariés.
Afin d’éclairer parfaitement les membres de notre commission, Messieurs, il sera important que vous précisiez dans votre court propos liminaire, les liens que vous avez avec certaines entreprises de crèches ou avec d’autres organismes que nous avons déjà auditionnés.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Je précise que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Brice Alzon, Hacène Habi et Medhi Tibourtine prêtent serment.)
M. Brice Alzon, président de la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP). En tant que président de la FESP, je tiens à saluer la création de cette commission d’enquête et à vous remercier de nous auditionner dans ce cadre.
En effet, il est indispensable de s’interroger dès lors que la parole d’une famille, d’un père et d’une mère, dénonce un acte de maltraitance sur un enfant, qui est inacceptable par nature. En tant que responsables politiques, associatifs ou professionnels, nous ne pouvons pas laisser planer un doute sur la prise au sérieux de ce sujet, tant vis-à-vis des familles que des professionnels du secteur. C’est une question de respect pour nos concitoyens, et pour l’ensemble des femmes et des hommes engagés, qui veillent à proposer chaque jour un accompagnement de qualité à nos familles.
Je veux prendre le temps de saluer tous les acteurs de la petite enfance, publics, associatifs ou entrepreneuriaux, ainsi que leurs collaborateurs. Ils accomplissent un travail formidable au quotidien, en accueillant ce que les familles ont de plus précieux : leurs enfants. Ils permettent aux enfants de s’épanouir dans un cadre sécurisé et collectif. Ils sont ces acteurs majeurs des 1 000 premiers jours, dont on sait l’importance pour l’évolution des enfants, tout au long de leur vie. Ils offrent aux familles la possibilité de disposer de solutions d’accueil sur l’ensemble du territoire, et ainsi de concilier vie professionnelle et familiale.
Les professionnels de la petite enfance, les gestionnaires d’établissement, ont vécu des moments difficiles ces derniers mois, notamment en voyant dans la presse leur travail remis en cause. Or, la majorité d’entre eux travaillent dans ce secteur par conviction et professionnalisme.
Le rapport que votre commission établira, sans préjuger de son contenu, a donc vocation à apporter des éclairages objectifs et des propositions d’actions. Celles-ci devront nous permettre collectivement d’avancer, de corriger, et de répondre demain, avec encore plus d’exigence, de qualité et de sécurité, aux besoins des familles.
En ce sens, le fait que cette commission d’enquête ait pour objet l’évaluation du modèle économique de toutes les crèches, et de la qualité d’accueil des jeunes enfants, permet d’aborder l’ensemble du secteur. C’est un point important, car c’est effectivement l’ensemble du secteur qu’il nous faut prendre en compte.
C’est dans cette posture que je me présente aujourd’hui en tant que président de la Fédération pour cette audition. La FESP est la première fédération du secteur du service à la personne. Elle a été créée dans les années 2000, au moment de l’émergence des acteurs entrepreneuriaux. Le secteur était alors dans une démarche visant à structurer, à professionnaliser et à rendre cohérent, pour répondre aux nombreux enjeux d’accompagnement des personnes, de la petite enfance au maintien à domicile. Ce sont les principes directeurs qui animent encore aujourd’hui le fonctionnement de notre fédération.
Elle représente aujourd’hui plus de 3 600 entreprises de services à la personne, qui emploient 140 000 salariés intervenant quotidiennement sur l’ensemble du champ des services à la personne, allant de la petite enfance à la dépendance. La FESP est donc représentative du secteur.
Dans le champ de la petite enfance, la FESP représente l’ensemble des modes d’accueil, collectifs comme individuels, dont 1 200 entreprises de crèches et micro-crèches et 850 entreprises de garde d’enfant à domicile. Les 1 200 entreprises de crèches et micro-crèches représentent plus de 30 000 places d’accueil sur l’ensemble du territoire national, sans exception. Je précise « sans exception » car nos adhérents sont présents sur tout le territoire : dans les zones urbaines, en milieu rural, dans les quartiers prioritaires de la ville ainsi que dans les territoires ultramarins, où la Fédération est fortement représentée (notamment à La Réunion, en Martinique, en Guadeloupe, et plus récemment en Guyane et à Mayotte).
La FESP représente les acteurs de toute taille : de grands groupes de gestionnaires, des réseaux constitués de centaines d’établissement ou de dizaines d’établissements, des indépendants, ou encore des gestionnaires disposant de petites structures. C’est ce qui fait la force et la richesse de notre fédération.
Sa force tient aussi à son mode de fonctionnement. Notre action principale, comme je l’ai dit, consiste à structurer et professionnaliser. Concrètement, cela signifie que l’ensemble de nos adhérents, des structures les plus importantes jusqu’aux plus petites, se réunit dans des commissions métiers pour travailler sur les pratiques et sur la qualité. Ce travail repose sur la mutualisation des pratiques, des analyses et par la compréhension des besoins. Cette mutualisation permet à la fédération d’agir collectivement pour mettre en place des dispositifs de formation, pour construire des parcours professionnels en vue de bâtir des formations pour nos dirigeants et pour les salariés des différentes structures. Cette mutualisation apporte de la cohérence et donne les moyens d’agir pour construire collectivement et plus qualitativement. C’est ce travail que la fédération met au service de ses adhérents.
Ce n’est donc pas un travail d’inspection ni de contrôle. Nous sommes une fédération professionnelle, et non un ordre professionnel. À ce titre, nous portons une ambition pour notre secteur, qui se traduit par des propositions concrètes. Nous les relayons auprès des acteurs institutionnels, en leur exposant notre vision et la réalité du terrain vécue par ces acteurs.
C’est cette parole que j’ai portée récemment auprès de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) pour l’élaboration de son rapport en 2022, devant la délégation des droits de l’enfant de votre assemblée, dans le cadre des travaux sur les perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches menés par Mmes les députées Isabelle Santiago et Michèle Peyron, devant la Cour des comptes, dans le cadre de son évaluation des politiques publiques de la petite enfance, et enfin à nouveau devant l’Igas et l’Inspection générale des finances (IGF) lors de leurs travaux sur les micro-crèches ayant conduit à la publication de leur rapport.
En tant qu’acteur majeur de la petite enfance, la FESP est membre du comité de filière petite enfance, qui réunit les principaux acteurs du secteur et permet de travailler sur tous les sujets impactants. Elle est également membre du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, ainsi que du comité partenarial petite enfance de la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf). Elle œuvre, tant auprès des pouvoirs publics que de la branche professionnelle, pour l’amélioration de la qualité, de la professionnalisation et de l’attractivité des métiers.
Nous portons donc cette vision au nom des acteurs que nous représentons, à savoir les entreprises de crèches et de micro-crèches. Je suis très fier de les représenter, parce que nous apportons une réponse complémentaire à celle du secteur associatif, qui ne peut à lui seul répondre à toutes les demandes. En outre, nous contribuons, aux côtés des autres acteurs, à apporter une solution aux familles qui souhaitent majoritairement un accueil collectif. Les établissements entrepreneuriaux d’accueil du jeune enfant que nous représentons ont ainsi permis, au cours des dix dernières années, la création de dizaines de milliers de places sur tout le territoire. L’emploi de dizaines de milliers de professionnels de la petite enfance constitue aussi pour nous une autre source de fierté. Autant d’acteurs qui portent une dynamique absolument indispensable, d’autant plus qu’il manque encore 200 000 solutions d’accueil dans notre pays.
Le secteur des services à la personne a pris d’ailleurs toute sa place face à ce défi. La FESP a d’ailleurs apporté récemment, au sein de la convention collective des entreprises de services à la personne, un avenant visant à intégrer les personnels des crèches et micro-crèches et leur offrir un nouveau cadre conventionnel dont ils ne disposaient pas jusqu’alors.
Cette dynamique de création est malheureusement fortement ralentie depuis plusieurs mois, le contexte étant très difficile pour l’ensemble des acteurs. Ces difficultés résultent tout d’abord d’une forte pénurie de professionnels. Dans sa dernière enquête, la Cnaf évalue à 10 000 le nombre de professionnels manquant dans les établissements d’accueil pour répondre aux besoins des familles. Cette pénurie pousse certains établissements à fermer des sections, voire des structures. Il nous faut recruter près de 30 000 professionnels d’ici 2030, ce qui constitue un défi colossal.
Les difficultés s’expliquent aussi par une augmentation significative du coût de la vie et du travail, sous l’effet de l’inflation, qui touche de plein fouet les structures et les familles. Ces augmentations incessantes ne sont absolument pas prises en compte et ne donnent lieu à aucune compensation des politiques publiques familiales portées par le gouvernement.
Dans le cadre de la convention d’objectifs et de gestion (COG) 2023/2027, les prestations de service unique (PSU) et prestations d’accueil du jeune enfant (Paje), qui permettent aujourd’hui le financement des structures crèches PSU ainsi que la solvabilité des familles pour les micro-crèches Paje, ne suffisent pas à pallier le surcoût impactant les gestionnaires et les familles – sans oublier les collectivités locales. Il s’agit d’un problème majeur, a fortiori au regard du besoin essentiel de revalorisation des salaires.
Autant d’enjeux pour lesquels les acteurs du secteur de la petite enfance espèrent des mesures fortes, immédiates et homogènes. Ces mesures doivent porter sur :
- le renforcement de la qualité ;
- l’attractivité des métiers, notamment à travers l’accompagnement de la valorisation salariale, pour tous les professionnels de la petite enfance ;
- une meilleure solvabilisation des familles ;
- le fonctionnement des structures ;
- le développement de nouveaux modes d’accueil.
Il n’existe pas de réponse unique à ces défis, mais des réponses à engager en urgence. La Caisse nationale d’allocations familiales dispose de faibles marges, car elle est l’une des seules caisses à présenter un excédent, de l’ordre de deux milliards d’euros. Mais cette réserve est malheureusement utilisée pour compenser le déficit d’autres caisses de la Sécurité sociale, au détriment de la petite enfance. Nous dénonçons fermement cet état de fait.
En résumé, nous avons besoin d’un plan d’action assorti de financements dimensionnés à hauteur des enjeux, si nous voulons offrir des solutions d’accueil et améliorer le quotidien des professionnels, avec un mot-clé : au cœur de ces deux réalités, un accompagnement de qualité.
Le renforcement continue avec la qualité, c’est la priorité qu’il faut porter pour aboutir à l’élaboration de normes nationales et opposables de la même manière à l’ensemble des acteurs, quels que soient leur lieu d’implantation et leur type de structure.
Il est important de rappeler, ainsi que le précise l’Igas, que la maltraitance n’a pas de nature juridique et qu’elle est le fruit d’un acteur en particulier. La réponse passe par la création du service public de la petite enfance qui, dans le cadre de la loi sur le plein emploi, permettra de renforcer ces objectifs. En ce sens, le renforcement du rôle des communes est central. Il est nécessaire d’attribuer des moyens supplémentaires aux services de protection maternelle et infantile (PMI) et aux caisses d’allocations familiales (CAF).
Nous devons lever les freins à la natalité, comme l’a appelé de ses vœux le Président de la République, mais nous devons aussi garder à l’esprit que la liberté est au cœur de nos politiques familiales. Pour les familles, le libre choix du mode de garde doit aller de pair avec la confiance que nous devons impérativement préserver. Il appartient à chacun de pouvoir suivre librement sa vocation, qu’elle soit entrepreneuriale, associative ou publique, sans exclusion. Nos enfants doivent être libres de pouvoir grandir dans des structures d’accueil et de s’épanouir.
Vous l’aurez compris, mesdames et messieurs les députés, il y a urgence à construire dès aujourd’hui l’avenir de nos enfants pour demain, avec ambition et avec conviction. Voici le court message que je souhaitais porter en préambule de cette audition. Nous nous tenons désormais à votre entière disposition.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie. J’ai bien l’impression que nous ne partageons pas la même définition du mot « court ».
Je vous avais invité, dans votre préambule, à nous décrire les liens précis que vous entretenez avec les entreprises de crèches. Je vous invite à détailler ce point.
Avez-vous eu connaissance, parmi vos adhérents, d’abus, de déviances ou de problèmes de qualité majeure engageant leur responsabilité ? Le cas échéant, avez-vous lancé des procédures d’exclusion de votre fédération ?
M. Brice Alzon. Parmi les principaux acteurs qui ont été auditionnés par votre commission d’enquête et par l’IGAS, People & Baby fait partie des adhérents de notre fédération. C’est un acteur majeur du secteur des crèches.
M. le président Thibault Bazin. Quelle part représente-t-il par rapport à l’ensemble de vos adhérents ?
M. Mehdi Tibourtine, directeur général adjoint de la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP). People & Baby représente un tiers des places proposées par les adhérents de la fédération, et moins d’un cinquième des établissements adhérents.
M. le président Thibault Bazin. Qu’en est-il des problèmes de qualité et des abus ?
M. Brice Alzon. Comme je l’ai précisé dans mon propos liminaire, la FESP n’est pas un ordre professionnel. Nous n’avons donc pas vocation à juger les pratiques de nos adhérents. Notre mission consiste à faire grandir le secteur. Il n’y a donc eu aucune exclusion de notre part de People & Baby.
M. le président Thibault Bazin. Je n’ai pas cité spécifiquement le cas de People & Baby. Je vous ai demandé si vous avez eu connaissance, au sein de la Fédération, d’abus ou d’autres pratiques appelant des réponses. Le cas échéant, avez-vous pris des mesures ?
M. Brice Alzon. Nous avons effectivement été auditionnés à de multiples reprises, et nous avons eu connaissance, par voie de presse, de faits survenus dans des crèches ou des micro-crèches qui nous ont alertés. Nous en sommes informés comme vous, bien évidemment.
M. le président Thibault Bazin. Si je comprends bien, vous avez été informés par la presse.
M. Mehdi Tibourtine. Nous n’avons réalisé aucune exclusion de nos membres. Il existe des instances en charge des contrôles, à savoir les conseils départementaux et les services de PMI.
Nous avons effectivement pris connaissance de manquements à travers la presse, mais ceux-ci n’ont pas entraîné des décisions de la PMI, pour autant que nous sachions.
S’agissant des actions de la FESP envers ces agissements, je précise que nous disposons d’une commission métier qui se réunit chaque mois. Elle a pour mission de fixer les règles qualitatives et d’élaborer des process à destination de nos adhérents, en vue de les dupliquer dans leur réseau. Nous encourageons également les acteurs à passer des certifications ou obtenir des labels qualitatifs, qui prévoient des contrôles réguliers. Nous travaillons également avec eux pour construire des référentiels qualité à porter auprès des pouvoirs publics.
Ce sujet est donc primordial pour notre fédération.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. Vous avez rappelé que vous représentez 1 200 entreprises de crèches et de micro-crèches. Vous comprendrez donc que votre audition était une étape attendue des travaux de notre commission d’enquête.
En ce qui concerne le modèle économique, quel est le prix de revient moyen annuel d’un berceau dans les crèches de votre réseau ? Pouvez-nous fournir ces données selon les statuts des adhérents ? Quelle est la rentabilité moyenne des entreprises de crèches de votre réseau ?
Dans votre propos liminaire, vous avez déploré que les surcoûts dus à l’inflation n’aient pas été compensés par l’État. Or, je constate que le rapport de l’Igas et l’IGF pointe « un surcalibrage des financements publics à destination du secteur privé, conduisant à surfinancer des places de crèche au-delà de leur coût de revient réel ».
Par ailleurs, ce rapport fait la lumière sur le mode d’accueil dans les micro-crèches, en affirmant qu’il s’agit du mode d’accueil le plus coûteux. Quel regard portez-vous sur ce constat ?
D’autre part, il a été porté à la connaissance de la commission d’enquête que les grandes entreprises de crèches pratiquent une activité annexe à la gestion d’établissements d’accueil du jeune enfant, qui consiste à commercialiser des places au sein d’entreprises de crèches dites « partenaires » (en réalité, des tiers) tout en prélevant une commission sur la participation de l’entreprise réservataire. Confirmez-vous que cette activité est exercée par des entreprises adhérentes à votre fédération ? Quel volume financier cette activité représente-t-elle pour ces entreprises ? Savez-vous comment est réparti le prix payé par le tiers financeur entre le gestionnaire de crèche et l’entreprise de commercialisation ?
Je souhaitais également vous interroger sur la question des frais de siège. Le rapport de l’Igas sur la qualité de l’accueil dans les crèches soulignait que pour les établissements du secteur marchand dont le tiers financeur est une entreprise, le compte « autres charges » (dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes) a augmenté de 51,8 %. Ce rapport affirme également que les flux financiers entre les sièges des groupes et leurs établissements restent opaques pour la branche famille. La clé d’imputation des frais de siège peut ne pas être communiquée aux financeurs, en dépit des demandes répétées de la branche famille.
Enfin, je voudrais vous interroger sur une dernière affirmation avancée dans le rapport remis lundi. Ses auteurs mettent en évidence « un effet d’éviction entre micro-crèches Paje et autres crèches qu’aucun pilotage national ou local ne contrebalance à l’heure actuelle ». Comment réagissez-vous à cette affirmation ?
M. Mehdi Tibourtine. Le coût annuel de revient moyen du berceau pour nos adhérents est évalué entre 16 000 et 22 000 euros. Il dépend de plusieurs facteurs, dont le nombre de places, le nombre de professionnels au sein de la structure, le lieu d’implantation (la part du loyer a un impact très élevé) et les charges courantes pesant sur la structure. C’est pourquoi le prix varie sensiblement en fonction du type de structure et de sa localisation.
Les résultats des structures sont, eux aussi, très variables. Ils dépendent notamment du lieu d’implantation, des capacités d’accueil et des charges des structures, mais aussi du fait qu’elles soient adossées ou non à des places réservataires. Au sein de notre fédération, plus de 50 % des adhérents ont moins de deux places réservataires dans les structures. Leurs résultats sont soit négatifs, soit atteignent au mieux 1,5 %.
Les adhérents ayant entre trois et cinq places réservataires ont des résultats proches de 3 %. C’est seulement au-delà des cinq places réservataires que les résultats dépassent la barre des 5 %.
Pour les crèches, l’impact de la PSU contraint les structures à s’adosser à des tiers réservataires. Dans le cas contraire, elles enregistrent des déficits. C’est pourquoi les résultats moyens des groupes adhérents sont assez faibles, en deçà de 3 %.
Hacène Habi, président de la commission accueil collectif de la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP). J’ai lu cette nuit très attentivement le rapport Igas, qui est sorti lundi. Je note qu’il s’appuie principalement sur des données anciennes, datant de 2019. Entre-temps, nous avons connu la pandémie de Covid-19, à partir de 2020, la réforme Norma, en 2021, et le conflit en Ukraine. Ces aléas sont venus alourdir les charges des structures, et cet effet n’est pas pris en compte dans le rapport de l’Igas.
Je me suis efforcé de chiffrer une partie de cet accroissement des charges. À titre d’exemple, de nouveaux services sont devenus obligatoires dans les crèches. Ce sont des services utiles, et nous y sommes tout à fait favorables. Je pense notamment à la désignation d’un référent santé et accueil inclusif, à la création de groupes d’analyse des pratiques, ou encore à l’instauration de dispositifs d’analyse de la qualité de l’air dans toutes les crèches, qui deviendra obligatoire cette année.
J’ai évalué à environ 1 500 euros environ la mise en place du référent santé, à 1 000 euros la création des groupes d’analyse des pratiques, à 1 000 euros la location de matériel pour l’analyse de la qualité de l’air. À cela s’ajoute la hausse du SMIC, qui entraîne une revalorisation de plus de 250 euros par mois par poste. Dans ce contexte, l’équilibre économique des structures a évolué.
En tant que gestionnaire de micro-crèches, je constate que les surcharges supportées par mes structures équivalent à 20 000 euros par an environ. Ces augmentations ne sont pas compensées, puisque les plafonds Paje n’ont pas été revalorisés et les aides de la CAF ont très peu évolué. D’après mes calculs, le reste à charge pour les familles n’a pas évolué depuis 2018.
S’agissant des ventes de berceaux dans les grandes entreprises au profit de structures partenaires, ce système est développé principalement par les grands groupes. Seuls ces acteurs possèdent les moyens humains, financiers et logistiques de mettre en place ce type de services. En revanche, dans de petites structures comme les miennes et des milliers d’autres, le gestionnaire ne peut s’improviser commercial et rechercher des places auprès des entreprises ou même des mairies. Le service proposé par les grands groupes contribue à aider financièrement toutes les petites structures. On peut considérer cela comme une forme de solidarité, car les petites structures ont des moyens financiers très limités. Elles sont donc satisfaites de bénéficier d’une ou deux places en entreprise.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je retiens que vous contestez le surcalibrage pointé dans le rapport de l’Igas et de l’IGF publié il y a deux jours. Je vous invite à me confirmer ce point.
Par ailleurs, vous évoquez une solidarité entre les structures. Je voudrais rappeler que cette solidarité s’exerce au détriment des finances publiques. En réservant des berceaux, une entreprise bénéficie de dispositifs fiscaux très avantageux : le crédit d’impôt famille (Cifam), d’une part, et les déductions de charges sur l’impôt sur les sociétés, d’autre part. En pratique, une part conséquente du montant réglé par l’entreprise est donc prise en charge par les finances publiques. Vous conviendrez que les fonds destinés à la politique publique de la petite enfance n’ont pas vocation à financer de la commercialisation de berceaux.
C’est pourquoi je vous ai interrogé sur la répartition des sommes versées par l’entreprise réservataire entre la structure assurant la commercialisation et le gestionnaire de crèche. De fait, ces fonds sont supposés bénéficier au gestionnaire de crèche, pour financer la qualité de l’accueil du jeune enfant – et en aucun cas la commercialisation de berceaux.
M. Mehdi Tibourtine. Les entreprises réservataires de berceaux peuvent effectivement bénéficier d’un crédit d’impôt famille. Ce mécanisme est vertueux, car il permet un engagement des entreprises dans la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale de leurs salariés. En outre, il permet d’offrir aux familles une solution d’accueil. Enfin, il aide les gestionnaires à remplir leurs structures.
Les modes de tarification actuels nécessitent la présence d’un tiers réservataire. Or, le crédit d’impôt famille a une incidence majeure sur l’implication des entreprises dans la réservation de berceaux. Malgré son coût, nous considérons que cette mesure est vertueuse.
La Fédération ne connaît pas les modalités contractuelles appliquées entre l’entreprise réservataire et la structure accueillante. Nous ne possédons pas d’informations à ce sujet.
Hacène Habi. Le rapport de l’Igas paru ce lundi avance un chiffre de 75 %. Je tiens à préciser que le crédit d’impôt est de 50 %. La déduction de l’impôt sur les sociétés (IS) ne s’applique qu’aux entreprises qui y sont assujetties. J’ajoute qu’en réalité, cet impôt est neutralisé par le fait que la charge imputée sur une entreprise est contrebalancée par la recette sur l’autre entreprise.
M. le président Thibault Bazin. L’entreprise réservataire peut être soumise à l’IS, mais il en est de même pour l’entreprise commercialisant les berceaux et pour l’entreprise gestionnaire. Il est parfaitement légitime de questionner le modèle et les éléments d’optimisation.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il est fort dommage que nous ne puissions engager une discussion sur la ventilation du tarif payé par l’entreprise en tant que tiers réservataire, car c’est je crois le cœur du sujet. Du reste, je ne suis pas seule à m’interroger sur la pertinence du crédit impôt famille. La question est la suivante : cette dépense publique est-elle correctement pilotée et affectée à l’usage prévu, à savoir l’accueil du jeune enfant ? Force est de constater qu’une certaine opacité entoure ce dispositif, et qu’il reste difficile, à ce stade, de comprendre les méthodes exactes de facturation.
En tout état de cause, nous sommes entièrement fondés à nous interroger sur ce dispositif, particulièrement généreux et coûteux. Il faut reconnaître que ces fonds publics sont très significatifs. Je suis aussi interpellée par la distorsion pratiquée entre la personne publique et les entreprises, en tant que tiers réservataire. Les premières ont accès à ce soutien, contrairement à la seconde.
Nous sommes tous d’accord sur le fait que cette politique publique soulève des questions relatives aux taux d’encadrement, à la formation et à l’attractivité des postes. L’objectif n’est pas de retirer cette dépense publique, mais de l’affecter là où elle est utile. Je ne vous cache pas mes doutes quant à l’utilité réelle du dispositif en place.
Hacène Habi. La PSU est structurellement déficitaire : sans un tiers payeur, deux tiers seulement des dépenses peuvent être couverts. Si la PSU est identique pour tous les gestionnaires (publics, privés, associatifs), la viabilisation de la structure dépend de la nature juridique du gestionnaire. En règle générale, la municipalité finance la crèche sur ses fonds propres. En revanche, une entreprise assure le financement de l’établissement par le biais de réservations de berceaux à des entreprises ou à des collectivités locales. Enfin, les associations ont peu l’habitude de vendre des places en crèches, et recourent donc plutôt à des subventions des collectivités territoriales. En tout état de cause, ces explications montrent bien qu’il est indispensable de pouvoir s’adosser à un tiers financeur. En résumé, si le financement des tiers payeurs devait être supprimé, le système ne serait plus viable.
M. Mehdi Tibourtine. Je voudrais préciser que plus de 12 517 entreprises engagées dans la réservation de berceaux pour leurs salariés bénéficient du crédit d’impôt. Le coût pour la puissance publique se chiffre à 170 millions d’euros. Sans cette aide, les structures relevant de la PSU, ou même des Paje, ne seraient pas viables.
Pour notre part, nous n’estimons pas que les finances publiques sont surcalibrées. La PSU supporte 66 % du coût de revient, évalué à 10,05 € de l’heure. L’engagement des finances publiques permet de trouver des tiers réservataires.
La Paje, quant à elle, ne repose pas sur la tarification des structures mais sur la solvabilisation des familles. Son montant, qui est calculé en fonction des ressources des familles, s’échelonne entre 925 et 699,99 euros par mois. Il vise à couvrir une partie du coût facturé par les micro-crèches, mais ne compense pas l’intégralité de la dépense. Le reste à charge est donc supporté par les familles.
Vous avez également remarqué que les micro-crèches sont réputées plus coûteuses. Elles sont effectivement plus coûteuses pour les familles, mais pas pour l’État, car la Paje est moins accompagnée par la puissance publique. C’est pourquoi l’écart de coût est pour partie répercuté sur les familles, et pour partie compensé par le recours à des tiers réservataires. Ce levier permet de réduire la part supportée par les familles de près de 2 400 euros par an.
Ensuite, je soulignerai que l’éviction des structures PSU n’est pas due à l’émergence des acteurs Paje : cet effet est intrinsèque à la PSU. La majorité des établissements d’accueil de jeunes enfants sont portés par des communes et par des associations. Ces communes sont obligées de puiser dans leurs dépenses de fonctionnement pour exploiter ces établissements. Cependant, conformément aux contrats Cahors, elles sont tenues de s’inscrire dans une trajectoire d’économies budgétaires. Elles risquent donc d’être confrontées à des difficultés pour maintenir les structures d’accueil. Quant aux associations, elles ont besoin de subventions. L’émergence des acteurs Paje n’est donc pas responsable de la décroissance des structures PSU.
Le dispositif Paje présente justement l’avantage de pouvoir répercuter le prix du berceau sur la famille, ce qui n’est pas le cas pour une structure PSU.
Hacène Habi. Selon le rapport public de la Cnaf, les structures Paje représentent 3 % des enfants accueillis et 3 % des places. Le nombre de places en établissements d’accueil de jeunes enfants (EAJE) s’élevait à 18,4 % en 2019, 18,8 % en 2020 et 19,1 % en 2021.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, mais nous avons connaissance des rapports. C’est bien vous qui êtes auditionnés. Nous vous avons posé une question sur les frais de siège, et nous attendons votre réponse.
Hacène Habi. Je n’ai pas accès à ces chiffres, qu’il faut demander aux quatre grands groupes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes interrogations portent sur l’opacité du dispositif. Il est problématique de rencontrer autant de difficultés pour obtenir les clés d’imputation des frais de siège, sur des structures financées en grande partie par l’argent public.
M. Mehdi Tibourtine. Nous souscrivons entièrement à ces propos. La Cnaf et les CAF ont pour mission de contrôler les acteurs dans les territoires et de leur demander des informations. Nous ne pouvons qu’inviter ces organismes à exercer leur rôle et les structures adhérentes à transmettre les documents exigés.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Dans votre introduction, vous avez relevé les difficultés du secteur de la petite enfance et pointé la pénurie de professionnels. Vous avez aussi évoqué l’enjeu des revalorisations salariales pour répondre à cette situation.
En toute franchise, votre discours me paraît quelque peu provocateur. Dans la mesure où vous représentez une fédération d’employeurs majoritaires dans la convention collective, vous avez la main sur les questions de salaire. J’ai bien compris que vous exercez dans un contexte économique contraint – vous avez rappelé la crise sanitaire et le conflit en Ukraine.
Sur les huit conventions collectives applicables aux professionnels de la petite enfance hors du secteur privé, vos structures appliquent les dispositions conventionnelles les plus faibles. Par ailleurs, je dispose d’une étude de la CFDT qui s’appuie sur la base « Tous salariés » de l’Insee pour comparer le secteur privé lucratif et le secteur privé non lucratif dans les crèches. Selon les catégories d’emploi, les écarts de rémunération atteignent 25 ou 33 % au détriment de vos adhérents.
Pourtant, la plupart de vos adhérents vendent des berceaux aux entreprises et bénéficient donc du Cifam. Votre modèle économique est donc plus favorable que celui des associations, contrairement à ce que vous affirmez. Malgré le surcalibrage des aides publiques, les chiffres que nous possédons montrent que vos salariés sont moins bien rémunérés que dans d’autres structures. Or, vous affirmez qu’il faudrait augmenter les salaires pour renforcer l’attractivité de la profession et remédier à la pénurie de personnel. J’aimerais connaître votre réaction sur ce constat.
M. Mehdi Tibourtine. Je tiens à rappeler que les salariés des entreprises de crèches et micro-crèches ne sont pour l’instant couverts par aucune convention collective. Tous les travaux impulsés et conduits par la Fédération depuis plusieurs mois visent justement à leur permettre de faire partie d’une branche professionnelle et de bénéficier de dispositifs de professionnalisation et d’amélioration de l’attractivité des métiers. Il est difficile de comparer notre fédération à d’autres branches conventionnelles plus anciennes, qui disposent de classifications et de minima.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je voudrais vous citer pour la clarté de nos échanges un article des Pros de la petite enfance : « La Fédération du service aux particuliers, qui représente 1 200 entreprises de crèches et de micro-crèches et 800 entreprises de garde d’enfants, annonce la signature d’un avenant à la convention collective nationale des entreprises des services à la personne qui étend son champ d’application aux entreprises de crèches et de micro-crèches ». Expliquez-moi.
M. Mehdi Tibourtine. Vous avez entièrement raison. Jusqu’en janvier 2024, les entreprises de crèches et de micro-crèches relevaient du droit conventionnel. Elles n’étaient donc pas tenues d’appliquer une convention collective, même si certaines le faisaient volontairement.
Les grands travaux lancés depuis plusieurs mois sinon années avec le gouvernement, notamment sur le sujet de l’attractivité et des conditions salariales des professionnels de la petite enfance, ont été décidés à la condition d’intégrer ces acteurs au sein d’une branche professionnelle. L’accord visant à réaliser cette intégration a été signé. Il a été transmis à la Direction générale du travail (DGT), qui doit l’analyser et l’étendre. C’est à ce moment seulement qu’il deviendra opposable. Pour l’instant, il n’est donc pas encore opposable aux entreprises de crèches et de micro-crèches, qui ne relèvent pas obligatoirement d’une convention collective.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je comprends qu’il manque la décision du ministère du travail pour étendre cet accord. Cependant, toutes les fédérations d’employeurs qui ont signé l’avenant ont de facto rejoint la convention collective.
M. Brice Alzon. Cet accord, signé par les organisations patronales et syndicales, est historique. Il a pour finalité de retirer les entreprises de crèches et de micro-crèches du champ commun historique. Nous l’avons signé en janvier. Dès lors qu’il sera validé par la DGT, il sera opposable à toutes les crèches et micro-crèches du secteur entrepreneurial. Il devrait entrer en vigueur en juin 2024. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une avancée majeure.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vos explications ne remettent pas en cause mon propos initial, à savoir que votre convention collective est moins-disante que toutes les autres conventions collectives du secteur de la petite enfance. Dès lors, comment justifiez-vous le fait que les adhérents de votre fédération sont ceux qui appliquent les niveaux de rémunération les plus faibles ?
M. Mehdi Tibourtine. Puisqu’il n’existe pas encore de convention collective opposable aux crèches et micro-crèches, ces établissements n’ont donc pas de classification de branche. Pour des raisons historiques, les autres branches disposent de minima, construits au fil des ans. Si l’accord est étendu, nous pourrons justement établir des minima conventionnels plus attractifs.
Néanmoins, il est indéniable que certaines structures ont des modèles économiques plus contraints. Les minima hiérarchiques conventionnels doivent permettre à toutes les structures de s’engager en faveur de la revalorisation salariale de leurs métiers. Pour autant, en tant que fédération professionnelle, nous sommes tenus de prendre en compte les répercussions des revalorisations sur ces structures.
Aujourd’hui, les micro-crèches Paje sont assujetties à un plafond tarifaire de 10 euros par heure.
M. le président Thibault Bazin. Le complément de libre choix du mode de garde (CMG) est tout de même versé par la CAF.
M. Mehdi Tibourtine. Le rapport publié lundi dernier par l’Igas montre que le coût facturé avoisine 9 euros, pour un plafond à 10 euros. Si les charges s’alourdissent, les structures risquent d’être exposées à de sérieuses difficultés, car elles ne seront pas en mesure de répercuter ces hausses sur le prix de vente.
M. le président Thibault Bazin. Si je vous comprends bien, c’est le modèle de financement par la CAF via les familles qui contraint vos entreprises à appliquer de tels niveaux de salaire.
M. Mehdi Tibourtine. Pour l’instant, chaque entreprise adhérente est libre de sa politique salariale. Si la convention collective est étendue, des minima seront instaurés, qui s’imposeront à toutes les entreprises.
Hacène Habi. Aujourd’hui, il n’existe pas de grille salariale spécifique aux personnels des crèches dans la convention collective des services à la personne. J’ajoute que l’extension de la convention collective est un travail collectif, mené en concertation avec les autres partenaires sociaux.
Enfin, je souhaiterais préciser que notre fédération a été l’initiatrice de la demande d’organiser un Ségur de la petite enfance.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je n’ai toujours pas reçu de réponse à ma question sur votre position par rapport aux autres acteurs de votre secteur, qui connaissent le même contexte économique que vous. Les différentes sources évoquées ici montrent clairement que les acteurs privés lucratifs appliquent des salaires plus bas que les acteurs associatifs, alors que leur modèle économique est identique.
J’ai en ma possession le document d’engagement pour la création d’un socle social commun en faveur des professionnels de l’accueil des jeunes enfants. C’est le point de départ des évolutions conventionnelles visant à instaurer le bonus attractivité au bénéfice des salariés.
Par ailleurs, vous avez fait référence aux autres partenaires, mais les différentes fédérations se renvoient la responsabilité. Nous avons auditionné la semaine dernière Mme Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC). Elle a déclaré que les entreprises de crèches étaient peu représentées dans la convention collective des services à la personne, et n’avaient donc pas de poids. Elle conclut que le bonus attractivité doit pouvoir être versé à partir d’un accord d’entreprise. D’après Mme Hervy, c’est donc votre fédération qui bloque l’évolution de la convention collective et la mise en place de minima conventionnels satisfaisants.
M. Brice Alzon. Je peux vous assurer que toutes les organisations patronales, y compris la FFEC, partagent la même volonté de structurer, de professionnaliser et de rendre attractif le secteur, pour favoriser l’épanouissement et le bien-être des salariés des crèches et micro-crèches. Nous échangeons quotidiennement avec la FFEC sur ce sujet.
Les polémiques et différends entre les acteurs privés, publics et associatifs ne sont pas propres au secteur des crèches et micro-crèches : nous les retrouvons aussi dans le secteur de l’aide à domicile. J’ajoute que les entreprises sont soumises à l’impôt sur les sociétés et à des taxes sur les salaires que les associations ne connaissent pas. Nous n’avons pas non plus de bénévoles, et nous sommes privés des aides ou subventions versées aux associations. Il me paraît donc préférable de ne pas approfondir ces sujets clivants.
M. le président Thibault Bazin. Les membres de la commission d’enquête sont parfaitement libres d’aborder les sujets de leur choix.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je ne crois pas que le régime fiscal propre aux associations, et encore moins le recours au bénévolat, soient des arguments recevables pour justifier que les salariés d’entreprises privées soient moins bien payés.
Nous nous réjouissons de savoir que vos propositions sont alignées avec celles de Mme Hervy, mais nous avons besoin de comprendre ce qui bloque réellement les négociations entre partenaires sociaux. La convention collective des acteurs du lien social et familial (Alisfa) a été mise à jour au 1er janvier 2024, ce qui permet de débloquer le bonus attractivité. Comment expliquer qu’une nouvelle convention collective des professionnels de la petite enfance fixant des minima convenables ne soit pas encore en place ? Pouvez-vous m’indiquer clairement où en sont les négociations ?
M. Mehdi Tibourtine. Il n’y a pas de blocage. La situation avance, puisque nous avons signé un avenant visant à intégrer les crèches et micro-crèches. Cette première étape, complexe, est franchie. Désormais, il nous faut attendre l’extension de la convention collective pour engager un travail sur les classifications et les niveaux de salaire. Cette démarche doit être corrélée avec les travaux sur le socle commun, conduits avec les membres du Gouvernement. Dans ce cadre, le Gouvernement a pris l’engagement d’accompagner la revalorisation salariale de tous les personnels. Or, pour l’instant, 60 % des acteurs du secteur sont exclus de cette revalorisation, notamment les salariés des micro-crèches, les salariés des structures de garde d’enfant à domicile, et enfin les salariés des crèches PSU. Même si nous parvenions à signer un accord sur une classification et sur des salaires minima, dès lors que l’accord est étendu après juillet 2024 – ce qui paraît fort probable –, les revalorisations ne pourront être appliquées qu’en 2025. Nous sommes donc contraints par l’agenda des pouvoirs publics.
Nous avons déjà commencé à travailler sur la classification, mais il est certain que les délais de fixation des minima salariaux dépendent de ce calendrier, dont nous ne sommes pas décisionnaires.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je retiens de vos précisions que vous êtes engagés dans un rapport de force avec le Gouvernement sur l’inclusion des micro-crèches dans les bénéficiaires du bonus d’attractivité. C’est bien cela ?
M. Mehdi Tibourtine. C’est en partie le cas. Nous avancerons, indépendamment des arbitrages de l’État dans tous les cas. Dès l’instant où nous avons signé la convention collective, c’est parce que nous sommes déterminés à aller de l’avant. Nous nous doterons donc de classifications et de salaires minima, pour autant que nous trouvions un accord avec les partenaires sociaux.
À côté des salariés des micro-crèches, nous demandons que les salariés des structures de garde d’enfant à domicile et les assistantes maternelles soient éligibles au bonus d’attractivité.
Nous ne pouvons que nous féliciter de l’accompagnement mis en œuvre sur la branche de l’Alisfa. C’est une excellente nouvelle pour les salariés. Pour autant, il ne faudrait pas créer des déséquilibres comparables à ceux que nous avons connus dans le secteur de l’aide à domicile, suite au Ségur.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’ai bien compris votre point de vue. Il n’en reste pas moins que l’opacité sur la situation financière des micro-crèches, sur les équilibres économiques, sur la rentabilité du secteur et sur les clés de répartition des frais de siège complique l’action de la puissance publique. D’ailleurs, plusieurs rapports pointent un surcalibrage des financements publics. Vous comprendrez que la transparence sur l’emploi des financements publics est un prérequis pour avancer. Or, en dépit des nombreux rapports livrés sur ce sujet depuis quelques années, cette condition n’est pas remplie.
M. Brice Alzon. Ne nous méprenons pas sur le combat à mener pour la société. Notre fédération a pour mission d’affiner, de mieux comprendre et de structurer. C’est la raison pour laquelle nous avons constitué des commissions internes crèches et micro-crèches, qui ont pour objectif de faire avancer le secteur. Je peux vous assurer qu’il n’y a pas de déviance.
M. le président Thibault Bazin. Nous ne vous demandons pas de nous l’assurer, nous voulons simplement de la transparence.
M. Brice Alzon. En 2023, le secteur des services à la personne a enregistré un taux historique de dépôts de bilan, de l’ordre de 25 %. Les entreprises de crèches et micro-crèches dégagent une marge moyenne comprise entre 0,5 et 1,5 %. N’oublions pas non plus que certains parents sont contraints de rester à leur domicile pour garder leurs enfants, parce qu’elles n’ont pas trouvé de berceau.
M. le président Thibault Bazin. Je vous invite à répondre précisément aux questions transmises par Mme la rapporteure, de manière à ce nous puissions comprendre le modèle et ses contraintes. C’est l’objet de cette commission d’enquête.
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27. Audition de représentants du Regroupement des entreprises de micro-crèches (REMi) : Mme Fanny Schosseler, présidente, et Mme Alycia Jankowski, vice-présidente (27 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous poursuivons notre programme d’auditions en recevant Mme Fanny Schosseler et Mme Alycia Jankowski, respectivement présidente et vice-présidente du Regroupement des entreprises de micro-crèches (REMi).
Le REMi est un réseau de plus de 270 adhérents, tous professionnels du monde de la petite enfance, qui regroupe uniquement des micro-crèches, dans un but d’entraide et de partage des expériences et pratiques.
Je pense que vous reviendrez, dans votre propos liminaire, sur les raisons qui vous ont amené à vous fédérer. À ce propos, je note que la page d’accueil de votre site officiel comprend un propos à l’adresse des gestionnaires de micro-crèches, qui interpelle : « Vous ne voulez plus vous sentir seuls face aux problèmes qui peuvent survenir au quotidien ? Vous en avez assez du manque de soutien de la part des institutions ? ». Je ne doute pas que nous reviendrons sur ce point.
Nous devions initialement vous recevoir à la mi-mars, avant que votre audition ne soit reportée pour de questions d’agenda. Entre-temps, a été publié au début de cette semaine le rapport conjoint de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), très attendu, sur les modèles de financement et la qualité d’accueil au sein des micro-crèches.
Sauf omission, je n’ai pas encore vu de réaction officielle de votre association, du moins sur votre site internet, mais vous allez pouvoir nous en donner en quelque sorte la primeur.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Fanny Schosseler et Alycia Jankowski prêtent serment).
Mme Fanny Schosseler, présidente du Regroupement des entreprises de micro-crèches (REMi). Au nom de tous les adhérents du REMi, je tiens à vous remercier de nous avoir conviées à cette commission d’enquête.
Depuis janvier 2024, je suis la présidente du REMi, après en avoir été l’une des vice-présidentes pendant quatre ans. J’en suis également l’une des cofondatrices, depuis 2020.
Je dirige l’entreprise de micro-crèche durable Nursea, à Marseille et en Provence, ainsi que Nurs’eat, traiteur petite enfance 100 % bio, basé également à Marseille.
Si je suis devenue dirigeante de micro-crèche, c’est par conviction citoyenne que l’environnement proposé aux plus petits a une incidence considérable sur le devenir de l’adulte, et qu’en agissant pour la petite enfance, nous sommes acteurs de la qualité du monde de demain.
Si je suis devenue dirigeante de micro-crèche, en 2015, c’est parce qu’en tant que mère, j’ai été conquise dès 2013 par le cadre sécurisant, enveloppant et familial qu’offrait la micro-crèche dans laquelle était accueilli le premier de mes trois garçons.
Si je continue à ouvrir une nouvelle micro-crèche en 2024, c’est grâce aux retours positifs des familles et à leur satisfaction vis-à-vis de la qualité de l’accueil offert aux enfants. C’est surtout quand je perçois l’épanouissement des collaboratrices et collaborateurs qui m’entourent, quand j’entends leur engagement à porter haut et fort nos valeurs communes, et quand je regarde avec fierté le parcours de certains d’entre eux.
Je suis convaincue que pour que les enfants soient bien accueillis, il est nécessaire que les adultes qui les entourent se portent bien. La qualité de vie au travail doit rester une priorité partout, et à plus forte raison dans notre secteur.
Je suis convaincue que la formation des salariés est indispensable, tout au long de leur vie professionnelle, et qu’au travers des opérateurs de compétences (Opco), les moyens doivent nous être donnés de former plus.
Enfin, avant d’être une cheffe d’entreprise, je suis avant tout une directrice des ressources humaines. À ce titre, je fais partie des 30 % de nos adhérents qui ne sont pas issus du secteur de la petite enfance. Il s’ensuit que 70 % des gestionnaires de crèches adhérant au REMi sont des professionnels de la petite enfance. Pour autant, 100 % de nos gestionnaires adhérents sont engagés autour d’une charte commune visant à offrir des lieux d’accueil de qualité aux enfants, à leurs parents et aux professionnels, et à favoriser leur amélioration continue.
Si nos adhérents sont favorables à une plus grande homogénéité au travers de normes nationales et exhaustives, de contrôles transparents et équitables, et d’un meilleur équilibre de reste à charge pour les familles, ils sont aussi en attente de la prise en compte de leurs spécificités : la petite taille de leur structure, mais aussi leur faible niveau de trésorerie. Pourtant, leurs établissements sont une opportunité d’environnement bienveillant pour les enfants, de lieu d’accueil de proximité pour les familles, de conditions de travail plus qualitatives et d’encadrement plus confortable pour les salariés, de création d’emplois ruraux et féminins pour les territoires.
Or, depuis quelques années, les micro-crèches sont montrées du doigt, avec des amalgames parfois difficilement supportables pour de nombreux gestionnaires. Les adhérents du REMi attendaient donc avec impatience mais fébrilité le rapport de l’Igas et de l’IGF, et sont soulagés de constater que pour la première fois, une distinction est opérée entre les micro-crèches des grands groupes et les micro-crèches indépendantes. Ils m’ont chargée de vous dire que la lettre « i » de REMi signifie bien « indépendantes ». Nos gestionnaires sont à la fois fiers de travailler au quotidien pour le bien-être des enfants et de leurs familles, mais aussi inquiets. Ils ont peur des charges qui s’accumulent, de l’inflation et des mesures nouvelles qui pourraient mettre en péril leurs structures. Ils m’ont demandé de me battre pour eux, pour leurs salariés, pour leurs familles et leurs enfants, et de me battre avant tout pour la qualité de l’accueil.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez évoqué la peur à plusieurs reprises. Il me semble cependant que votre regroupement est né de l’espoir de travailler ensemble, pour ne pas rester seul.
Pourriez-vous nous faire part de votre réaction sur le rapport conjoint paru ce lundi ?
Mme Fanny Schosseler. Nous n’avons pas eu le temps d’étudier ce rapport de manière détaillée, en raison de sa densité, mais nous avons commencé à le parcourir. Je vous exposerai donc nos premières observations sur ce document.
Avant toute chose, le rapport met en avant l’indépendance de nos structures, pour la première fois. C’est une grande source de satisfaction pour nous et pour nos adhérents. En outre, les informations présentées dans cette étude sont cohérentes avec celles dont nous disposons.
S’agissant des propositions sur l’encadrement, la qualité de l’accueil et les qualifications des professionnels, je voudrais rappeler que le REMi a toujours été favorable à ce type de mesures, dès l’instant où elles s’accompagnent de formations à destination des professionnels et d’aides financières permettant de rémunérer des profils plus diplômés.
Nous approuvons également le principe des contrôles réalisés par la caisse d’allocations familiales (CAF) et par les services de la protection maternelle et infantile (PMI). Nous alertons néanmoins sur les lourdeurs administratives induites par ces procédures, sachant que les gestionnaires de crèche travaillent déjà entre quarante et cinquante heures par semaine. Ils acceptent donc cette exigence de transparence, sous réserve de disposer d’une certaine latitude dans la communication des données.
Pour ce qui est de la proposition 9, relative au complément de libre choix du mode de garde (CMG), le REMi demande depuis plusieurs années de réduire le reste à charge pour les familles. Notre regroupement est donc également favorable à cette recommandation, à condition que les scénarios envisagés aboutissent à une diminution du reste à charge pour toutes les familles.
M. le président Thibault Bazin. Je rappelle que la proposition 9 est formulée comme suit : « Réformer le barème du CMG structure pour supprimer les effets de seuil liés aux tranches de revenus et rapprocher le reste à charge des familles de celui des autres établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) en intégrant dans le calcul du CMG structure le volume d’heures de garde réalisées ». C’est bien à cette mesure que vous vous référez ?
Mme Fanny Schosseler. Oui. Le rapport fait état de quatre scénarios. Il écarte deux de ces hypothèses et conserve les deux autres. De notre point de vue, le scénario n° 3 mérite d’être examiné attentivement, car il correspond à la position du REMi.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. Merci pour vos propos introductifs.
Comme l’a rappelé le président, nous vous auditionnons à un moment bien particulier, quelques jours après la publication d’un rapport conjoint de l’Igas et de l’IGF. Or cette étude porte un jugement assez sévère à l’encontre de l’écosystème des micro-crèches.
Pour commencer, je voudrais entendre vos réactions sur le contenu de ce rapport. Il y est notamment déclaré que « l’application de normes minimales autorisées ne permet pas de garantir une qualité d’accueil suffisante » et « peut être constitutive de risques en conduisant la structure à fonctionner avec des personnels faiblement qualifiés, peu encadrés, auprès de publics vulnérables ». J’aimerais connaître votre réponse à cette analyse.
D’autre part, la commission d’enquête a eu connaissance de pratiques consistant à ouvrir plusieurs micro-crèches adjacentes dans une même rue, au lieu d’une crèche collective de plus grande capacité, afin de profiter d’une réglementation plus souple applicable aux micro-crèches et à l’allocation de prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). S’agit-il, d’après vous, de pratiques courantes au sein des entreprises de crèches que vous représentez ?
Je souhaiterais également vous interroger sur la dérogation permettant aux micro-crèches d’affecter un seul personnel aux horaires d’ouverture et de fermeture, dès l’instant où le nombre d’enfants accueillis est inférieur à trois. Cette dérogation est très décriée, et certains grands groupes de crèches nous ont indiqué qu’ils avaient décidé, en particulier suite au drame qui coûta la vie à un enfant en juin 2022, de rétablir un effectif de deux professionnels au minimum sur les horaires d’ouverture et de fermeture. Qu’en pensez-vous ?
Mme Fanny Schosseler. Je pense que la plupart des gestionnaires adhérents au REMi partagent l’avis de l’Igas sur le cumul de dérogations aux normes. La majorité d’entre eux ne se saisissent pas de l’intégralité de ces possibilités de dérogation. À titre d’exemple, 33 % de nos adhérents ont utilisé la dérogation permettant de recruter des personnels non diplômés.
Pour ce qui est de l’effectif en poste sur les horaires d’ouverture et de fermeture, je tiens à préciser qu’Alycia Jankowski et moi-même avons toujours veillé à prévoir deux professionnels sur ces créneaux. Plus de 30 % de nos adhérents appliquent la même disposition.
J’ajoute que l’immense majorité des structures ont une plage d’accueil étendue, qui débute tôt le matin et se termine tard le soir. Elles sont donc contraintes, pour des raisons de viabilité économique, à continuer d’accueillir les enfants avec un seul professionnel.
En ce qui concerne les micro-crèches adjacentes, ces pratiques non chiffrés chez nous sont rares. Elles ont d’ailleurs été accompagnées par les PMI et la CAF dans certains territoires, en particulier dans les Yvelines. Dans le cas des ouvertures récentes de doubles micro-crèches, les deux établissements fonctionnent de manière entièrement autonome en termes de locaux, de moyens et de personnels. Elles assurent donc le même niveau de qualité que deux structures plus distantes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous avions connaissance du fait que des solutions de ce type ont pu être soutenues et financées par la CAF, mais je ne vous cache pas que cette situation pose des questions.
Le régime de micro-crèche permet de bénéficier d’un certain nombre de dérogations, pour faciliter le fonctionnement de ces petites structures. Toutefois, il existe aussi des crèches « classiques » organisées en unités. Ce constat suscite forcément des interrogations. Comment expliquer qu’une grande crèche composée de plusieurs unités ne soit pas soumise aux mêmes dispositions réglementaires que plusieurs micro-crèches accolées, partageant parfois des espaces communs, notamment des espaces extérieurs ?
Mme Fanny Schosseler. Les micro-crèches attenantes ont été accompagnées par les CAF et par les PMI, qui ont validé ces dispositifs dans de nombreux départements. Le REMi n’a aucun pouvoir dans la fixation des règles.
M. le président Thibault Bazin. La question de Mme la rapporteure visait surtout à connaître votre position sur cette réalité.
Mme Fanny Schosseler. Dès l’instant où les structures sont entièrement indépendantes, avec des lieux d’accueil séparés et des professionnels distincts, je n’y vois aucun inconvénient.
M. le président Thibault Bazin. Dès lors, quel peut être l’intérêt d’accoler ces structures ?
Mme Fanny Schosseler. Le gestionnaire peut être amené à répondre à une demande du territoire et à profiter de foncier disponible. Un gestionnaire exploitant déjà cinq ou six micro-crèches avec une mécanique de Paje a tendance à ouvrir des établissements doubles, triples, voire quadruples.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Au regard des constats que nous avons pu dresser sur le terrain, je doute fortement que l’indépendance entre les structures attenantes soit totale. D’ailleurs, les règles de fonctionnement des micro-crèches permettent la mutualisation de certains postes, à commencer par celui de direction.
Vous me répondrez que cette mutualisation n’est pas interdite. Mais notre préoccupation consiste justement à faire évoluer le cadre législatif. Je dois avouer que vos arguments ne m’ont pas convaincue. Ce montage m’apparaît surtout conçu pour bénéficier de dérogations et du mode de financement Paje.
J’en viens au modèle économique des micro-crèches. Pour commencer, j’aimerais vous lire l’affirmation suivante, tirée du rapport de l’Igas et de l’IGS : « Ne reposant pas sur un tiers financeur, contrairement aux EAJE financés via la PSU, les micro-crèches Paje sont le mode d’accueil collectif le plus coûteux pour les familles, avec des restes à charge défavorables aux familles les plus modestes, ainsi que pour la branche famille ». Qu’en pensez-vous ?
Par ailleurs, nous savons que les grands groupes réservent des berceaux dans les réseaux de micro-crèches ou de crèches partenaires. L’enfant est accueilli dans une structure présentée comme partenaire, mais qui est en réalité indépendante. La ventilation du prix du berceau payé par l’entreprise mérite réflexion. Connaissez-vous, parmi les entreprises de votre réseau, la répartition de la somme payée par l’entreprise pour la réservation du berceau entre la structure gestionnaire et la structure commercialisant la place ?
D’autre part, une enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a mis en lumière un certain nombre de non-conformités à la réglementation en vigueur, notamment des défauts d’information précontractuelle des parents, des clauses illicites ou abusives dans les contrats, ou encore des communications trompeuses sur les prestations proposées par les établissements. Comment les résultats de cette enquête ont-ils été reçus par les entreprises adhérentes à votre regroupement ? Quelles modifications contractuelles ont été mises en place pour remédier au problème constaté ?
Enfin, le rapport paru ce lundi met en évidence « un effet d’éviction entre micro-crèches Paje et autres crèches », qui ne peut pas être contrebalancé en l’état actuel. Initialement, les micro-crèches ont été permises pour répondre à la demande en milieu rural. Pourtant, elles sont plutôt implantées en zone urbaine. Cette solution offre la possibilité aux communes, qui font office de tiers réservataire dans les crèches de leur territoire, de se désengager et de remplacer l’offre existante par des micro-crèches. Mais ces établissements ne permettent pas d’accueillir des enfants de familles modestes sur des temps complets, eu égard au reste à charge important.
Mme Fanny Schosseler. L’aspect coûteux de la micro-crèche est une vérité établie et connue, que nous n’avons jamais cherché à dissimuler. C’est pourquoi nous plaidons pour une revalorisation du CMG et une réduction du reste à charge pour les familles.
En ce qui concerne les berceaux réservés par les grands groupes, nous n’avons aucune visibilité sur cette information. La valeur à laquelle les entreprises achètent les berceaux aux grands groupes ne nous est jamais communiquée. Nous connaissons le montant de la place achetée par le grand groupe, mais pas celui auquel elle est revendue.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous devinez que nous avons interrogé les grands groupes sur ce point. D’après eux, le montant de la place fait l’objet d’une négociation systématique, et se fonde sur le prix payé par l’entreprise. Or, à vous en croire, vous n’avez pas connaissance de ce prix. Dès lors, vous n’êtes pas en capacité de négocier. Faut-il en déduire qu’il n’y a pas de négociation, en réalité ?
M. le président Thibault Bazin. C’est un sujet crucial pour nous. Je retiens de vos explications que vous communiquez votre coût aux grands groupes, et que ces derniers fixent leur prix sur la base de cette donnée.
Mme Fanny Schosseler. Non. Les grands groupes nous proposent un prix pour l’achat d’une place dans notre réseau. Il appartient au gestionnaire de la micro-crèche d’accepter ce prix en l’état ou de le négocier, le cas échéant.
M. le président Thibault Bazin. Êtes-vous réellement en capacité de négocier ?
Mme Fanny Schosseler. Cela dépend des territoires. Les micro-crèches ont beaucoup plus de latitude pour négocier dans les zones où il n’existe pas d’autres solutions d’accueil.
M. le président Thibault Bazin. Dans quelle catégorie classeriez-vous votre secteur, à savoir la ville de Marseille ?
Mme Fanny Schosseler. Ayant un réseau de quinze micro-crèches, je fais partie des plus gros adhérents du REMi. De ce fait, je dispose d’une visibilité assez large sur ce sujet.
Je sais que les prix pratiqués avec les grands groupes ne sont pas les mêmes que ceux proposés aux très petites entreprises. Les marges de négociation sont plus réduites si le berceau est réservé au profit d’un groupe bancaire par exemple, en raison de l’effet de masse. À l’inverse, il est plus facile de négocier pour un nombre minime de berceaux réservés par une PME.
M. le président Thibault Bazin. Cela signifie que le prix du berceau varie en fonction de l’entreprise réservataire.
Mme Fanny Schosseler. Oui. Les écarts de prix s’échelonnent entre 500 et 1 000 euros par an et par berceau.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous nous confirmez donc n’avoir aucune information sur le prix auquel le grand groupe facture le berceau à l’entreprise réservataire. Non seulement le rapport de force vous est défavorable, mais vous êtes contraints de négocier dans l’opacité la plus totale. C’est bien cela ?
Mme Fanny Schosseler. Tout à fait.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous des réservataires publics, parmi vos quinze micro-crèches ?
Mme Fanny Schosseler. Je n’ai pas directement de réservataires publics, mais par l’intermédiaire de grands groupes, c’est possible. Cependant, je ne suis pas en mesure de vous fournir cette information sur-le-champ.
Je précise qu’en règle générale, nous ne connaissons pas le nom de l’entreprise ou de la collectivité réservataire. Nos contacts directs sont le grand groupe, d’une part, et la famille, d’autre part.
M. le président Thibault Bazin. Les familles ne vous précisent-elles pas qui est leur employeur ?
Mme Fanny Schosseler. Cela peut arriver, mais nous ne demandons pas cette information. Elle peut être communiquée par la famille à la directrice d’établissement, ou lors du rendez-vous d’inscription. Lorsque nous signons l’engagement avec le tiers réservataire, nous ne connaissons pas toujours le nom de l’entreprise à l’initiative de la demande. Tout dépend de la relation entre le gestionnaire et le réservataire – voire l’interlocuteur local du réservataire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’aimerais entendre votre réponse au sujet de l’enquête menée par la DGCCRF.
Par ailleurs, vous avez affirmé que vous souhaitez un alignement de la contribution de la CAF avec la contribution PSU. Ma question est simple : ne faudrait-il pas, dans ce cas, aligner toutes les crèches et micro-crèches sur le mode de financement PSU ?
Alycia Jankowski, vice-présidente du Regroupement des entreprises de micro-crèches (REMi). L’enquête de la DGCCRF a été lancée peu de temps après la fondation de notre association. Nos adhérents ont eu à cœur de partager les comptes rendus et les informations diffusées, ce qui a permis de corriger tous les éléments pointés par la DGCCRF. Nos adhérents se sont rapidement mis en conformité. Nous avons d’ailleurs conclu un partenariat avec un organisme chargé d’accompagner les structures membres du REMi sur cette thématique.
Mme Fanny Schosseler. Pour répondre à votre question sur la PSU et la Paje, le seul obstacle à cette proposition est le tiers financeur. Aujourd’hui, les familles supportent près de deux tiers de la charge d’accueil parce qu’il manque un tiers financeur.
S’agissant de l’engagement des communes, il faut savoir que certaines contactent spontanément les gestionnaires pour trouver des micro-crèches sur leur territoire, de manière à disposer d’une offre complémentaire. Certaines communes disposent d’une crèche municipale soumise à la PSU, d’un réseau d’assistantes maternelles CMG et d’une micro-crèche. Ce maillage apporte une pluralité d’opportunités d’accueil et d’offres (en termes de groupe, d’horaires et de souplesse d’organisation), permettant à toutes les familles de trouver une solution.
M. Philippe Lottiaux (RN). Je suis plutôt favorable aux micro-crèches. Je n’ai pas lu le rapport, mais je présume que le développement de ces structures répond à un besoin. En outre, leur modèle de financement me paraît plus simple que celui de la PSU. Je me demande même s’il ne serait pas préférable de faire en sorte que tous les établissements PSU relèvent de la Paje.
Je souhaiterais connaître la répartition financière du coût d’un berceau dans vos structures. En outre, quel est son coût pour la collectivité publique ? Enfin, si les contraintes devaient demain s’alourdir, qui prendrait en charge le supplément de coût ?
Mme Fanny Schosseler. En micro-crèche, l’intégralité de la facture d’accueil de l’enfant est payée par la famille. Elle s’élève à 1 500 euros environ pour un temps plein de 5 jours par semaine. La famille règle donc l’intégralité de ce montant et perçoit, le mois suivant, une aide financière comprise entre 615 et 875 euros, en fonction de ses revenus.
M. Philippe Lottiaux (RN). Quel est le coût annuel du berceau pour la micro-crèche ?
Mme Fanny Schosseler. Je ne peux pas vous répondre précisément, mais je peux me procurer cette donnée.
M. le président Thibault Bazin. Dans votre cas, quel est le prix de revient d’un berceau dans vos structures ?
Mme Fanny Schosseler. Je ne suis pas en mesure de vous communiquer cette information de mémoire, mais je pourrai vous la fournir ultérieurement.
M. le président Thibault Bazin. Merci de nous transmettre cette information, qui nous intéresse effectivement.
M. Philippe Lottiaux (RN). Le chiffre de 1 500 euros par mois couvre-t-il l’intégralité du coût ?
Mme Fanny Schosseler. Oui.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Dans votre propos introductif, vous avez regretté les amalgames affectant l’image de l’ensemble des micro-crèches, à partir de situations problématiques isolées.
Je comprends ce point de vue, et je voudrais ici partager une anecdote édifiante. Ce week-end, j’étais en déplacement à Toulouse, à la rencontre de professionnels de la petite enfance. L’une d’entre elles m’a demandé de modérer mes critiques sur les micro-crèches. Elle a attiré mon attention sur le fait que certains professionnels de la petite enfance décident de créer une structure de ce type justement parce qu’ils travaillaient dans une crèche offrant des conditions d’accueil peu satisfaisantes. Je tiens à apporter cette précision pour souligner que je suis bien conscient de la diversité des situations, et résolu à éviter les amalgames.
Ce préambule étant posé, il est parfaitement normal qu’en tant que législateur, nous considérions que des projets favorables aux enfants et aux parents ne suffisent pas à maintenir le système s’ils occasionnent des dérives ou aboutissent à un bilan financier négatif.
Depuis le début des auditions et de mes travaux de terrain sur ce sujet, je relève deux difficultés majeures dans le système des micro-crèches, propres à deux types d’acteurs. D’un côté, de grands groupes de crèches ouvrent des micro-crèches pour profiter d’une réglementation plus souple : ces structures leur permettent d’embaucher des personnels moins qualifiés, avec des effectifs plus petits, de manière à alléger la masse salariale et à gagner en rentabilité. Si je comprends bien, ces grands groupes ne font pas partie des adhérents du REMi.
D’un autre côté, il existe des entrepreneurs gestionnaires de petits réseaux de micro-crèches. Il est légitime de se demander s’ils détiennent les compétences requises pour gérer des micro-crèches. De fait, la législation permet malheureusement d’être référent technique d’une micro-crèche sans disposer de qualification particulière en matière de petite enfance.
Vous avez affirmé que la motivation principale de ces gestionnaires est d’accueillir les enfants dans de bonnes conditions. Or il va de soi qu’une partie des investisseurs ouvrant des micro-crèches ont d’autres motivations. Il n’est que de saisir les mots « micro-crèche », « rentabilité » et « investissement » sur la plateforme YouTube pour s’en convaincre. Voici quelques exemples des vidéos trouvées sur ce site : « Financer une crèche : un excellent investissement », « La rentabilité de votre micro-crèche », « Le salaire d’un gestionnaire de micro-crèche », « Il ouvre une micro-crèche TRÈS rentable et automatisée à 99 % ». Des contenus analogues peuvent être trouvés sur Twitter.
Sans prétendre que ces pratiques sont le fait de la majorité des gestionnaires de micro-crèches, nous ne pouvons nier qu’elles existent. Il vous arrive sans doute d’avoir des contacts avec ces investisseurs.
J’aimerais connaître votre point de vue sur ces profils d’investisseurs gestionnaires, qui posent problème de mon point de vue. D’après vous, quelles évolutions législatives et réglementaires faut-il mettre en œuvre pour empêcher ces méthodes ?
Mme Fanny Schosseler. Je partage votre scepticisme et votre inquiétude envers ce type de logique d’investissement. Tous les adhérents du REMi sont très inquiets de ces messages, qui mettent l’accent sur l’investissement et la rentabilité, comme si une micro-crèche pouvait être comparée à un commerce de cigarettes électroniques. En tout état de cause, ces pratiques sont le fait d’acteurs très éloignés de notre écosystème, et nous y sommes fermement opposés.
S’il semble difficile de réguler ces discours, les exigences de qualité d’accueil et les contrôles associés (prévus notamment par la loi sur le plein emploi) de la PMI et de la CAF permettent de repérer les structures privilégiant cette approche. À ma connaissance, la plupart des auteurs de ces vidéos ne sont pas gestionnaires de crèches.
30 % des adhérents du REMi ne sont pas des professionnels de la petite enfance, et je fais partie de cette catégorie. Étant DRH de métier, ma motivation est l’accompagnement des professionnels. Dans certains secteurs, les CAF et les PMI ont compris que les gestionnaires venus d’un autre milieu que celui de la petite enfance ont une contribution positive. À titre d’exemple, la CAF 74 sensibilise les nouveaux porteurs de projet en petite enfance aux compétences de gestion et de management nécessaires pour gérer durablement une micro-crèche et maintenir la qualité d’accueil. Ainsi, les gestionnaires issus du monde entrepreneurial possèdent des atouts pour la pérennité de la structure.
Le REMi favorise le partage de savoir-faire et d’expériences entre les professionnels et les non professionnels de la petite enfance, ce qui contribue à la pérennité des structures.
M. le président Thibault Bazin. Madame Jankowski, vous faites partie d’un territoire expérimental. Avez-vous, à ce titre, des éléments complémentaires à apporter ?
Alycia Jankowski. En Haute-Savoie, un dispositif a été mis en place après la pandémie de Covid-19. La CAF est devenue l’organe de contrôle des EAJE. Nous avons désormais trois années de recul sur cette expérimentation.
Les adhérents de notre secteur sont très satisfaits de cette mesure. La PMI a retrouvé son rôle premier d’accompagnement au quotidien. Nous apprécions beaucoup d’être épaulés par ce partenaire.
Pour sa part, la CAF s’est recentrée sur les missions de contrôle des normes et des exigences.
Nous aimerions que cette initiative soit généralisée à l’échelle nationale.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je voudrais rebondir sur la qualification des gestionnaires de micro-crèches. Loin de moi l’idée que les reconversions professionnelles vers le métier de gestionnaire de micro-crèche ne seraient pas souhaitables, ni que les compétences de management ne sont pas nécessaires pour gérer une micro-crèche. D’ailleurs, je défends le fait que les éducatrices de jeunes enfants ou les infirmières puéricultrices devenant directrices de crèche soient aussi formées aux aspects managériaux.
Pourquoi ne pas prévoir une formation obligatoire pour toute personne souhaitant porter un projet de micro-crèche, dans l’intérêt des enfants et des parents ?
Alycia Jankowski. Permettez-moi d’évoquer mon cas personnel pour vous répondre. Je fais partie des 73 % d’adhérents détenant un diplôme dans la petite enfance. J’étais initialement professeure des écoles. À une certaine époque, je me suis trouvée sans mode de garde et j’ai dû quitter mon travail pour garder mon fils. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de créer ma micro-crèche. Il s’agissant avant tout d’un projet humain.
J’avais beaucoup d’envies, et des valeurs fortes, mais il est certain que les compétences managériales me faisaient alors défaut. J’ai fait partie d’un réseau qui m’a accompagné lors de la création de ma première micro-crèche. Dans ce cadre, j’ai bénéficié d’une formation qui m’a aidée à acquérir des connaissances en management.
De mon point de vue, il serait tout à fait justifié d’exiger une formation pour toute personne désireuse de devenir gestionnaire de micro-crèche. Il n’y a aucun obstacle à cela, et nous accompagnons fréquemment nos adhérents dans cette démarche.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma question portait spécifiquement sur la pertinence de modifier les dispositions légales ou réglementaires pour introduire cette obligation de formation. Si ces formations restent facultatives, à l’initiative des fédérations ou des réseaux, il est bien évident que les gestionnaires poursuivant des objectifs strictement mercantiles ne se formeront pas.
Mme Fanny Schosseler. Je suis d’accord avec cette proposition, mais il me paraît important de bien réfléchir aux conditions précises de mise en œuvre de cette obligation. Aujourd’hui, un gestionnaire indépendant créant sa micro-crèche doit, le plus souvent, créer son entreprise. Il est accompagné par France Travail pendant une période limitée, qui n’est pas toujours suffisante pour bien se former.
Il serait impensable d’exiger des gestionnaires qu’ils effectuent trois années d’études pour obtenir le diplôme d’éducateur de jeunes enfants. Il paraît plus pertinent de leur demander de passer le CAP petite enfance en candidat libre.
Mme Élise Leboucher (LFI-NUPES). J’aimerais connaître le nombre moyen de micro-crèches par adhérent dans votre réseau. Par ailleurs, vous avez indiqué que 33 % des adhérents de votre réseau ont recours à la dérogation sur la formation des professionnels : combien de crèches et de micro-crèches représentent-ils ?
Alycia Jankowski. Notre réseau représente 646 micro-crèches, soit une moyenne de deux micro-crèches par adhérent. À titre personnel, je suis gestionnaire de quatre micro-crèches. Mon activité s’est développée au fil des opportunités.
Le revenu moyen de nos adhérents s’élève à 1 500 euros net par mois. 23 % d’entre eux travaillent plus de cinquante heures par semaine. La majorité des gestionnaires ont une équipe de 4 équivalents temps plein (ETP).
Suite au rapport de l’Igas, nous avons interrogé nos adhérents sur la fréquence des contrôles. 75 % des répondants nous ont rapporté que leur dernier contrôle PMI remontait à 18 mois, et 35 % ont déclaré qu’ils étaient contrôlés chaque année. Ainsi que nous l’avons précisé, nous sommes favorables à l’augmentation des contrôles.
M. le président Thibault Bazin. Je voudrais vous interroger sur les aspects immobiliers des micro-crèches. Existe-t-il un modèle immobilier prôné par votre regroupement ? Êtes-vous personnellement propriétaires de vos locaux ? Sinon, êtes-vous locataires d’un bailleur public ?
Ma question sous-jacente porte sur l’équation financière liée à cet investissement, soit pour la construction, soit pour l’aménagement. Quel a été l’accompagnement de votre département respectif dans ces projets ? Avez-vous bénéficié d’une aide financière de la CAF ? Si oui, ce soutien a-t-il été identique pour les différentes micro-crèches ?
Enfin, pouvez-vous m’indiquer si vous avez vous-mêmes mis en pratique le maintien de deux adultes à tout moment de la journée ?
Mme Fanny Schosseler. Le REMi ne prône aucun modèle foncier. Je pourrai vous communiquer la répartition précise entre les locataires et les propriétaires des locaux, mais la majorité des gestionnaires adhérents sont locataires.
Certaines structures propriétaires des locaux ont bénéficié de financements de la CAF. En revanche, Alycia Jankowski et moi-même n’avons reçu aucune subvention de la CAF pour aucune de nos micro-crèches.
M. le président Thibault Bazin. Aviez-vous demandé une aide financière de la CAF ?
Mme Fanny Schosseler. Dans le département des Bouches-du-Rhône, la CAF n’étudie pas les dossiers. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas souhaité déposer de dossier. Les gestionnaires qui ont demandé une aide ont perdu beaucoup de temps en formalités administratives.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous n’avez pas déposé de dossier, mais vous avez connaissance de collègues qui n’ont jamais reçu de suite à leur demande : c’est bien cela ?
Mme Fanny Schosseler. C’était le cas en 2014, l’année de lancement de mon premier projet.
Lorsque le gestionnaire achète des locaux, c’est souvent parce qu’il y a peu de foncier disponible dans le secteur. Dans ce cas, il peut opter pour un projet de construction. La CAF vérifie que les loyers pratiqués correspondent aux prix du marché et incite les gestionnaires à constituer une société civile immobilière (SCI). Cette information nous a été rapportée par nos adhérents de Loire-Atlantique.
Pour prendre mon cas personnel, sur les quinze établissements dont je suis gestionnaire, j’ai été propriétaire d’un local, que j’ai acheté pour y installer une micro-crèche. Ensuite, j’ai racheté par opportunité deux autres locaux à mon bailleur.
De manière générale, en ce qui concerne les gestionnaires locataires, ils peuvent louer auprès de mairies à des tarifs « adaptés », auprès de particuliers ou auprès de propriétaires fonciers.
M. le président Thibault Bazin. Le coût des locaux est une variable importante, puisque certains de vos adhérents perçoivent des aides à l’ameublement, tandis que d’autres n’y ont pas accès. Cette distorsion se répercute forcément sur le modèle économique.
Mme Fanny Schosseler. En effet. Le gestionnaire qui ne bénéficie pas de ces subventions doit contracter une dette au nom de son entreprise, avec une caution personnelle.
M. le président Thibault Bazin. Si le loyer appliqué par une commune est « adapté », le gestionnaire en tire profit.
Mme Fanny Schosseler. Oui et non. Sans ce loyer adapté, les micro-crèches ne pourraient pas fonctionner, compte tenu des revenus modestes d’une partie des familles vivant en milieu rural.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si je comprends bien, dans le cas que vous évoquez, une discussion est ouverte entre la commune et le gestionnaire de crèche pour calibrer des mécanismes d’aide et négocier les prix, même pour une micro-crèche relevant de la Paje.
Mme Fanny Schosseler. Je n’ai jamais eu connaissance de négociations sur les prix. Simplement, le gestionnaire est bien conscient qu’il ne parviendra pas à remplir sa crèche si ses prix sont élevés.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie pour ces précisions. Si l’une des réponses apportées lors de cette audition vous semblait inappropriée, vous avez l’obligation de nous transmettre les éléments correctifs.
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28. Audition de représentants du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) : Mme Véronique Escames, co-secrétaire générale, Mme Lucie Robert, co‑secrétaire générale, M. Cyrille Godfroy, co-secrétaire général (27 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous accueillons maintenant les trois co-secrétaires généraux du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE) : Mme Véronique Escames, Mme Lucie Robert et M. Cyrille Godfroy.
Le SNPPE rassemble l’ensemble des professionnels de la petite enfance du secteur public et du secteur privé. Son ambition consiste à fédérer les professionnels au sein d’une instance de représentation commune qui soit « une vraie force de mobilisation pour les métiers de la petite enfance ». Sa création est récente puisqu’elle date d’une initiative lancée sur les réseaux sociaux en 2020.
Sur votre site officiel, vous indiquez que « le manque de reconnaissance et de considération du secteur de l’accueil de la petite enfance a été exacerbé en 2020 par la crise sanitaire ».
Dans un secteur morcelé, nous sommes impatients d’entendre le message que vous souhaitez délivrer dans votre court propos liminaire, dans lequel vous nous préciserez sûrement le nombre de vos adhérents et ce que cela représente aujourd’hui par rapport à l’ensemble du secteur.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de la rapporteure, à se manifester,
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Véronique Escames, Mme Lucie Robert et M. Cyrille Godfroy prêtent serment).
M. Cyrille Godfroy, co-secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Je vous remercie de nous avoir convoqués à cette commission d’enquête, qui nous permettra de vous faire part de nos expériences sur le terrain et en tant que jeune syndicat dans le secteur de la petite enfance.
Le SNPPE a été créé dans le contexte de la crise sanitaire de Covid-19. Il a pour ambition de rassembler, au sein d’un même syndicat sectoriel, les professionnels de l’accueil collectif et de l’accueil individuel, relevant du secteur privé ou du secteur public.
Nous constatons qu’une partie de nos collègues restent dans la même structure tout au long de leur carrière, mais, au gré des changements, peuvent avoir quatre ou cinq gestionnaires différents. J’évoque souvent le cas d’une halte-garderie associative, qui passe ensuite en gestion municipale avant d’être reprise par l’intercommunalité, laquelle décide d’opter pour une délégation de service public.
Ainsi, des personnels ayant passé toute leur carrière dans le même établissement peuvent être amenés à travailler successivement avec quatre ou cinq gestionnaires différents. Dans de telles conditions, il est difficile d’apporter à ces salariés un accompagnement syndical. Tel est le constat qui a motivé la création du SNPEE.
Je précise que nous aspirons aussi à accueillir les assistantes maternelles de l’accueil individuel. Cependant, elles sont encore très peu représentées dans notre syndicat.
En 2023, le SNPEE comptait 250 adhérents au niveau national. À terme, nous souhaitons implanter des syndicats locaux.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements. Notre commission d’enquête cherche à identifier les leviers permettant d’améliorer la qualité d’accueil du jeune enfant. Il va de soi que les personnels de crèches sont au cœur de cet enjeu. Nous sommes donc très heureux de vous recevoir et de vous interroger dans le cadre de cette commission.
Vous évaluez à 20 000 le nombre de professionnels manquants, en l’état actuel de l’offre et des conditions d’encadrement. Pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ? Quel serait, d’après vous, le nombre de personnels à former pour atteindre le taux d’encadrement d’un professionnel pour cinq enfants d’ici 2030 ? Enfin, sur quel type de profil la pénurie se ressent-elle le plus ? Existe-t-il des zones géographiques plus impactées que d’autres ?
Mme Véronique Escames, co-secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Selon les estimations de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), il manquait, en juillet 2022, 10 000 professionnels pour couvrir les besoins.
Depuis lors, la pénurie s’est vraisemblablement aggravée. J’ignore d’où provient le chiffre de 20 000 professionnels, mais il est certainement proche de la réalité.
Mme Lucie Robert, co-secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Il faudrait effectivement 10 000 professionnels supplémentaires pour accueillir des enfants sur des places existantes. Il est à noter que le Gouvernement souhaite ouvrir 200 000 places de plus.
D’après les derniers rapports, le ratio d’encadrement permettant d’accueillir les enfants en toute bienveillance est d’un professionnel pour cinq enfants – soit 40 000 professionnels pour les 200 000 places supplémentaires annoncées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma question portait plutôt sur le besoin actuel, au regard du nombre existant de places, et avec un taux d’encadrement porté à un professionnel pour cinq enfants.
M. Cyrille Godfroy. Il m’est difficile de vous répondre, car notre petite structure, composée de bénévoles, n’a pas les mêmes capacités que la Cnaf. En tout état de cause, l’état des lieux établis par cet organisme en juillet 2022 évaluait effectivement à 10 000 le nombre de professionnels manquants.
Nous sommes bien conscients que le nombre de structures et de collectivités qui osent parler de places gelées s’accroît. Les besoins sont donc bien supérieurs au chiffre de 10 000 professionnels, mais il est difficile de vous fournir une estimation exacte.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour cette réponse. Je vous propose d’échanger maintenant sur la formation des professionnels, qui est une condition majeure pour atteindre les objectifs de qualité.
De votre point de vue, les formations actuelles sont-elles satisfaisantes, à la fois sur le volet théorique et sur le volet pratique ? Pensez-vous que la qualité de la formation initiale soit au rendez-vous ? Vous semblerait-il opportun de conditionner l’octroi de tout diplôme en petite enfance à la validation d’un stage obligatoire ?
Nous avons été alertés sur le faible niveau de formation des CAP petite enfance, en particulier lorsque la formation est suivie en ligne ou qu’elle n’impose pas de période de stage. Que pensez-vous de cette formation ? Est-elle suffisante pour former correctement les personnels concernés à l’accueil des jeunes enfants ? Quelles suites faut-il donner à cette formation ?
Par ailleurs, existe-t-il suffisamment de passerelles entre d’autres secteurs professionnels voisins et le secteur de la petite enfance ? De manière générale, que pensez-vous de la proposition consistant à faire évoluer les mécanismes de formation initiale avec un tronc commun et des briques de spécialisation qui pourraient être suivies au fur et à mesure, en fonction des souhaits d’évolution des professionnels ?
À ce propos, quelles sont les possibilités d’évolution professionnelle pour ces personnels, et les jugez-vous satisfaisantes ? Peut-être disposez-vous d’éléments de comparaison sur les modèles de formation existant dans d’autres pays européens, de manière à favoriser l’évolution professionnelle ?
D’autre part, les grands groupes de crèches disposent aujourd’hui de leurs propres organismes de formation. Que pensez-vous de ces initiatives et des formations dispensées dans ce cadre ?
La grave pénurie que nous connaissons aujourd’hui résulte-t-elle, à votre sens, d’un manque de formations disponibles ou d’un manque de candidats ? La réalité diffère-t-elle d’un territoire à l’autre ? Les régions sont-elles suffisamment actives pour assurer le renouvellement démographique des professionnels de la petite enfance ?
Enfin, je voudrais connaître votre position sur la formation professionnelle continue des acteurs de la petite enfance : quel serait, selon vous, le nombre de jours pertinent de formation annuel à consacrer à cette formation ?
Mme Lucie Robert. Il me paraît important de préciser que nos métiers s’apprennent au travers des acquis théoriques, bien entendu, mais surtout à travers l’expérience et le ressenti. Il est certain que les enseignements dispensés dans les centres de formation sont très éloignés de la réalité de terrain, et ce grand écart peut mettre en difficulté les jeunes diplômés lors de leurs premières expériences professionnelles.
Il convient de donner aux centres de formation les moyens de transmettre les apports théoriques, mais aussi de faire appel à des professionnels de terrain ayant une solide expertise.
M. Cyrille Godfroy. Je précise que nous sommes plutôt favorables à la création d’une filière des métiers de la petite enfance, avec la mise en place d’un tronc commun. Nous insistons aussi sur la pluridisciplinarité des équipes : l’accompagnement d’un enfant au quotidien est complexe, et les spécialisations sont indispensables pour répondre aux différents besoins au temps de la vie de l’enfant.
Nous appelons aussi de nos vœux la mise en place de formations aux postes de direction plus adaptées, notamment en matière de gestion et de management. Pour schématiser, un éducateur de jeunes enfants ne manage pas une équipe avec un projet éducatif, de même qu’une puéricultrice ne peut se contenter de protocoles pour piloter une équipe.
L’accès à la formation continue demeure très compliqué pour les professionnels de la petite enfance. La situation était déjà délicate avant même l’amplification de la pénurie due à la crise sanitaire. Mais aujourd’hui, les opportunités de formation continue sont souvent sacrifiées pour respecter le taux d’encadrement.
C’est pourquoi nous demandons que le taux d’encadrement fixé par le code de la santé publique soit appliqué comme seuil minimal, de manière à disposer d’un volant d’ETP suffisant pour permettre la formation continue des professionnels.
Il existe effectivement des disparités territoriales en matière de formation continue, compte tenu de la multiplicité des acteurs. Le partage d’expériences entre professionnels est parfois compliqué par la présence de différents gestionnaires. Il serait donc judicieux de développer des formations continues avec une approche plus horizontale sur un même territoire.
Mme Véronique Escames. Il est certain que l’accès aux possibilités d’évolution professionnelle dans le secteur de la petite enfance demeure très difficile. La pluridisciplinarité est essentielle, mais les passerelles s’avèrent compliquées. À titre d’exemple, l’évolution d’un poste d’auxiliaire de puériculture (qui exige une formation paramédicale) vers un poste d’éducateur de jeunes enfants (qui requiert une formation sociale) ne va pas de soi.
Il existe un dispositif de validation des acquis de l’expérience (VAE), mais son applicabilité pose question. Il est évident qu’une auxiliaire de puériculture aura beaucoup de mal à acquérir une expérience comparable à celle d’une éducatrice de jeunes enfants.
Pour favoriser les reclassements, il faudrait permettre aux professionnels de se former tout au long de leur carrière. Or, la plupart des actions proposées sont des formations courtes, qui n’aboutissent pas à une certification ou à un diplôme. En outre, la préparation au reclassement se résume à une immersion dans un poste purement administratif, qui ne convient pas aux professionnels de la petite enfance.
M. le président Thibault Bazin. Quel est votre avis sur les organismes de formation ?
Mme Véronique Escames. Il est difficile de parvenir à mobiliser son compte personnel de formation. Dans la fonction publique, les droits en matière de formation sont très limités.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous nous préciser si vous appartenez vous-mêmes au secteur privé ou public ?
Mme Véronique Escames. Je suis auxiliaire de puériculture en reconversion. Je travaillais dans le secteur public.
Mme Lucie Robert. Je suis auxiliaire de puériculture dans une crèche publique.
M. Cyrille Godfroy. J’ai une formation initiale d’éducateur de jeunes enfants, et je suis coordinateur petite enfance pour une communauté de communes.
M. le président Thibault Bazin. Vous êtes donc tous les trois employés dans le secteur public, mais vous représentez aussi les professionnels du privé. Quelle part occupent-ils parmi vos 250 adhérents ?
M. Cyrille Godfroy. Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur ce point.
M. le président Thibault Bazin. Êtes-vous sollicités sur les formations proposées par les grands groupes ?
M. Cyrille Godfroy. Non. Notre syndicat a plutôt vocation à accompagner les professionnels déjà en exercice. Nous avons donc peu de retours sur les formations suivies par les personnels.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pourriez-vous expliciter votre réponse sur le CAP petite enfance ? Par ailleurs, j’aimerais connaître votre point de vue sur les formations en alternance dans votre secteur. Je précise qu’il s’agit bien d’accueillir des alternants en sus du taux d’encadrement requis.
Mme Véronique Escames. Dans le secteur de la petite enfance, nous avons affaire à de petits humains, et la relation est primordiale. Cette dimension ne peut pas être appréhendée à travers une formation en ligne, et les personnels qui suivent ce type de formation sont en difficulté lorsqu’ils se retrouvent sur le terrain.
Pour ce qui est des formations en alternance, j’y suis favorable, car elles prévoient un temps de présence sur le terrain. Rien ne vaut l’expérience concrète pour apprendre le métier.
Mme Lucie Robert. Ce métier nécessite en effet de comprendre et ressentir les enjeux réels de l’accompagnement des enfants et des parents. C’est un travail physique et psychologique, qui ne peut s’apprendre par la théorie.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’en viens à la question de l’attractivité des métiers. Estimez-vous que la situation des professionnels de la petite enfance est plus difficile dans les grands groupes privés lucratifs que dans les crèches publiques ou associatives ? Dans quel type de structure le turnover est-il le plus important ?
Par ailleurs, j’ai compris que la reprise des délégations de service public était aussi à l’origine de la fondation de votre fédération. Quelle est votre analyse sur l’accompagnement des personnels, ou au contraire les pressions qu’ils subissent, dans les différentes structures ? Nous avons eu l’occasion de visiter des crèches gérées sous forme de délégation de service public. Dans ce cadre, nous avons pu constater des comportements inacceptables.
Avez-vous reçu des témoignages de professionnels de la petite enfance rapportant qu’ils étaient incités par leur employeur à limiter l’utilisation de consommables (nourriture ou couches, par exemple) ?
Par ailleurs, avez-vous eu connaissance de cas de directrices de crèche soumises à une pression quotidienne pour remplir des bureaux dans leur établissement ?
Enfin, j’aimerais vous entendre sur les dispositifs en cours de déploiement dans le cadre de la convention d’objectifs et de gestion (COG) 2023-2027, et notamment sur les augmentations salariales, qui varient de 100 à 150 euros net par mois selon le secteur public ou privé.
M. Cyrille Godfroy. Les conditions de travail dans le secteur privé sont souvent plus compliquées, parce que les professionnels doivent assumer une multiplicité de tâches qui ne sont pas toujours inscrites sur leur fiche de poste initiale. Le cas le plus éclairant concerne les professionnels des micro-crèches : trois ou quatre personnes seulement doivent assurer le bon fonctionnement quotidien de la structure, dans tous ses aspects (confection ou réchauffage des plats, entretien des locaux, hygiène du linge…). Il faut donc faire preuve d’une très grande disponibilité et savoir s’adapter en permanence.
S’agissant des consommables, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) paru lundi 25 mars confirme des disparités dans l’achat de matériel pédagogique. Ces écarts se retrouvent dans les produits alimentaires, comme l’ont montré les récents travaux journalistiques. Nous partageons ces constats, mais je ne crois pas que ces pratiques soient davantage le fait du secteur privé. De manière générale, les établissements sont soumis à une forte pression financière. L’objectif est bien de réduire au maximum le reste à charge pour le gestionnaire, en maîtrisant les dépenses. C’est pourquoi des dérives ont pu être relevées, notamment le fait de commander un nombre de repas inférieur à l’effectif d’enfants accueillis. De mon point de vue, ces dérives résultent des modalités de financement des crèches.
Mme Véronique Escames. À en juger par les mails que nous recevons, de nombreux professionnels du secteur privé se plaignent de leur qualité de vie au travail. Ils dénoncent ainsi l’absence de salle de pause ou de vestiaire, mais aussi les pressions exercées par les directrices ou les gestionnaires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. L’une de mes questions portait sur la pression subie par les directrices de crèche elles-mêmes pour remplir les berceaux et atteindre le seuil d’occupation de 107 % donnant droit à la prestation de service unique (PSU).
Je reviens également sur la question de la reprise des délégations de service public. Avez-vous observé que le personnel repris était exposé à une pression plus forte ?
Enfin, pouvez-vous m’exposer votre position sur la rémunération des professionnels, de manière générale, et plus précisément sur les augmentations salariales prévues par la COG ?
M. Cyrille Godfroy. Il ne faut pas oublier que notre formation initiale est destinée à nous préparer à accompagner le jeune enfant et sa famille au quotidien. Cette formation ne permet pas d’aborder tous les aspects relatifs à la gestion d’une structure, et cela conduit à de fortes pressions, à plusieurs niveaux.
La PSU, qui était autrefois calculée sur la base des heures facturées, est désormais calculée à partir des heures réellement effectuées. Il faut donc jouer aux gendarmes avec les parents pour s’assurer qu’ils pointent à la badgeuse, et vérifier les horaires.
Puisque la PSU n’était pas satisfaisante, une multitude de bonus impliquant une charge administrative considérable a été ajoutée : accueil d’enfants soumis à un tarif de moins de 1 euro, nombre d’enfants porteurs de handicap, etc.
À cela s’ajoute la nécessité d’optimiser constamment les plannings des enfants et des professionnels pour accueillir le plus grand nombre d’enfants et percevoir les meilleurs financements de la CAF. De ce fait, il peut être demandé aux équipes, le matin même, de modifier leurs horaires pour la journée. Dans ce contexte, le rôle des directrices est pour le moins ardu : elles doivent non seulement s’acquitter des formalités administratives exigées par la CAF, mais aussi veiller au respect du code de la santé publique et rendre des comptes aux services de protection maternelle et infantile (PMI).
Sur une structure de vingt-cinq à trente enfants, ce travail représente un temps plein. Les professionnels sont donc contraints de se retrancher dans leur bureau, de sorte que les équipes se sentent abandonnées. Cette situation peut se répercuter sur la qualité d’accueil, parce que la directrice ne peut plus apporter son recul et son soutien aux équipes.
Les reprises de délégation de service public ont des conséquences catastrophiques, car elles se traduisent par un changement de gestionnaire à chaque nouvel appel d’offres. Ainsi, en plus d’accueillir les familles au quotidien, les professionnels doivent s’adapter au nouveau gestionnaire. Pour compliquer le tout, différents types de contrat de travail peuvent coexister dans la même structure : tandis que les personnels repris conservent leur contrat historique, les nouveaux arrivants signent un contrat différent.
En outre, le gestionnaire délégataire fait tout son possible pour minimiser les avantages sociaux acceptés par les délégataires précédents. Il arrive même que les anciens professionnels soient poussés à la démission, de manière à recruter des jeunes professionnels qui allégeront la masse salariale et permettront de répondre aux exigences du marché public. J’ajoute que dans 75 % des cas, le délégataire est retenu sur la base de critères financiers plutôt qu’en fonction de la qualité de service. Ainsi, un président de communauté de communes m’a confié avec fierté qu’à l’occasion d’un renouvellement de marché de structures en délégation de service public, il avait économisé un montant de 90 000 euros sur la durée du contrat, qui pourrait être réinvesti dans d’autres projets.
Pour ce qui est de la promesse d’augmentation mensuelle de 100 euros net par mois dans le secteur public et 150 euros dans le secteur privé, je dirais que cette mesure vaut mieux que rien. Pour autant, elle n’est pas suffisante. Le baromètre des salaires réalisé par nos soins, qui a reçu plus de 3 000 réponses, a mis en évidence un manque de 2 000 à 3 000 euros par an dans la rémunération des professionnels de la petite enfance pour rattraper le salaire médian français. Notre revendication portait donc sur une augmentation de 300 euros net par mois pour tous les professionnels de la petite enfance.
Par ailleurs, nous sommes extrêmement déçus que dans le secteur public, cette augmentation soit appliquée uniquement au travers du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP). Étant considérée comme une prime, elle ne sera donc pas prise en compte pour le calcul des indemnités de retraite.
Dans le secteur privé, la convention collective des acteurs du lien social et familial (Alisfa) a d’ores et déjà mis en œuvre cette disposition. Malheureusement, les premiers retours sont très décevants : l’augmentation réelle avoisinerait les 20 ou 30 euros par mois, bien loin des 150 euros promis par le gouvernement.
Puisque le secteur associatif, régi par l’Alisfa, n’a pas de visibilité claire sur sa trésorerie à venir, il préfère s’en tenir à une réévaluation salariale minimale.
M. le président Thibault Bazin. Voulez-vous dire que la convention Alisfa n’applique pas l’avenant ?
M. Cyrille Godfroy. C’est bien cela.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’aimerais connaître votre analyse sur la pénibilité physique et psychique des métiers de la petite enfance. Je constate qu’il reste très difficile de convaincre le Gouvernement et les pouvoirs publics de la pénibilité liée à ces métiers. D’ailleurs, ce refus de la réalité est l’une des raisons expliquant la pénurie de professionnels et le manque d’attractivité du métier.
Mme Véronique Escames. Les professionnels de la petite enfance sont exposés toute leur journée aux cris et aux pleurs des enfants. Ils portent beaucoup les enfants et sont contraints de prendre des postures très fatigantes : accroupis, à genoux, les bras en extension… Ils doivent aussi ranger les jouets, entretenir le linge, déplacer du mobilier. Les jouets qui encombrent le passage sont une source de risque de chute.
Nous sommes aussi soumis à un stress intense, avec des contraintes organisationnelles, relationnelles et physiques. Les tensions sur l’effectif entraînent des tensions entre les professionnels.
La plupart des salariés souffrent de douleurs au dos, aux épaules, aux coudes, voire aux genoux. Le plus souvent, ces pathologies ne sont pas reconnues comme maladie professionnelle.
Mme Lucie Robert. En tant qu’auxiliaire de puériculture sur le terrain, je connais bien la pénibilité de ce métier. Hier, en crèche, j’ai changé des couches, donné des biberons, ramassé des jouets, désinfecté des plaies. Je partage donc entièrement le témoignage de ma collègue. Je précise que je suis entièrement bénévole au syndicat.
À côté des contraintes physiques, nous sommes confrontés à une pénibilité psychologique croissante. Nos crèches ne sont pas des garderies. Nous accueillons des enfants, et notre métier d’auxiliaire de puériculture nous demande de répondre aux quatorze besoins fondamentaux de chaque enfant. Il me paraît essentiel de rappeler ce point.
J’ajoute que l’enfant nous arrive avec sa propre personnalité, mais aussi avec sa situation familiale. Il peut aussi avoir une pathologie particulière, être porteur de handicap, ou présenter d’autres besoins.
Je confirme que nos directions sont soumises à de vives pressions pour remplir les berceaux, et elles nous renvoient une partie de ces pressions. Au fil du temps, les directions passent de plus en plus de temps dans leur bureau, et s’éloignent du terrain. Ainsi, une scission se crée entre les professionnels de terrain et l’équipe de direction. Au final, chacun s’efforce de travailler avec les moyens dont il dispose, et l’esprit de soutien collectif disparaît.
M. Cyrille Godfroy. J’ajoute que nous constatons un glissement des tâches dans les différents diplômes. Les métiers diplômés, de niveau post-bac, occupent de plus en plus des postes de direction et ne travaillent plus auprès des enfants. Pourtant, ce sont eux qui ont suivi la formation la plus approfondie pour être en mesure d’accompagner les équipes et les enfants. De leur côté, les professionnels se trouvent de plus en plus sollicités pour répondre aux attentes des directions et remplir certaines tâches administratives. Aujourd’hui, une auxiliaire de puériculture expérimentée peut se retrouver responsable technique d’une micro-crèche.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je note que le secteur de la petite enfance donne lieu à de nombreuses promesses, tant au regard des ouvertures de places qu’en matière de revalorisation salariale. Depuis combien de temps entendez-vous cette promesse de revalorisation salariale, et comment s’est-elle concrétisée pour l’instant ?
M. Cyrille Godfroy. Les promesses ne coûtent pas cher. Les promesses de revalorisation salariale remontent au moins à la création du comité de filière petite enfance, dont nous sommes membres.
Nous avons constaté que les grilles de classification des cadres d’emploi dans la fonction publique du secteur médico-social sont inférieures à celles des autres secteurs. Je rappelle qu’au sein de la fonction publique territoriale, les professionnels de notre secteur sont les moins bien rémunérés. Les syndicats nationaux, que vous auditionnez demain, seront certainement plus à même de vous expliquer cela.
Quoi qu’il en soit, il est évident que ces annonces de revalorisation posent problème, car elles ne débouchent sur aucune action concrète. La pénurie est pourtant connue depuis 2016, date de parution du rapport de Mme Giampino. Depuis lors, aucun progrès significatif n’a été réalisé jusqu’à dernièrement. Nous avons continué à subir, au cours des dernières années, les effets de la déréglementation sur les structures d’accueil des petits enfants. Je pense au décret Morano, en date de 2010, mais aussi à la réforme NORMA. Force est de constater que jusqu’à présent, la politique du chiffre a primé sur la qualité. Notre syndicat ou le collectif Pas de bébés à la consigne s’est toujours battu contre cette logique.
Plusieurs universitaires ont souligné que pour être bien traitants avec les enfants, les professionnels de la petite enfance doivent eux-mêmes être bien traités. Or, ce métier très féminisé reflète bien les inégalités salariales entre femmes et hommes, mais, en l’occurrence, c’est l’ensemble du secteur qui est concerné. En tant qu’homme, je fais exception dans notre milieu professionnel.
Mme Anne Bergantz (Dem). Merci pour vos propos très intéressants, qui sont vraiment alimentés par votre expérience du terrain.
Votre syndicat s’est constitué en 2020. Quel a été l’élément déclencheur de votre décision de créer un syndicat, sachant qu’il existe déjà d’autres syndicats dans votre secteur ?
J’ai bien compris que le mal-être des professionnels de la petite enfance est la conséquence de différents éléments : les normes, les contraintes du PSU, l’affaiblissement des liens entre les équipes, dû à la charge administrative.
Pourriez-vous nous indiquer quelles seraient les deux mesures, rapides à mettre en œuvre, qui vous aideraient à vous sentir plus soutenus ?
M. Cyrille Godfroy. Notre initiative est née au moment de la crise sanitaire de Covid-19, et l’élément déclencheur a été la disparition totale des professionnels des crèches dans le discours du Président de la République. Tout au long de la crise sanitaire, nous avons été extrêmement sollicités pour maintenir les crèches ouvertes, en soutien aux professions essentielles intervenant auprès des malades. Du jour au lendemain, nous avons été complètement oubliés dans les prises de parole du Président de la République.
De même, nous avons été entièrement écartés des mesures décidées lors du Ségur de la santé et du médico-social. Plus récemment, la ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles a décrété que les 100 ou 150 euros d’augmentation annoncés étaient déjà bien suffisants.
S’agissant des mesures prioritaires, vous devinerez sans peine que la reconnaissance salariale est la plus importante. J’évoquerai aussi deux autres améliorations. Tout d’abord, les conditions de travail et la qualité de vie au travail constituent à mon sens des aspects essentiels. Nos lieux de travail sont bien adaptés aux enfants, mais la pénibilité de notre métier est incontestable. Comme l’a rappelé Véronique Escames, nous travaillons dans un milieu très bruyant et nous ne cessons de porter les enfants, tout au long de la journée. Il faut donc impérativement préserver des conditions de travail convenables pour limiter les reclassements et les licenciements.
La seconde piste d’amélioration consiste à accélérer la formation de nouveaux professionnels, de manière à renforcer les effectifs et à pourvoir les postes disponibles.
Mme Lucie Robert. Je rappellerai aussi l’importance de la qualité de la formation. Nous avons besoin de pouvoir continuer à nous former, notamment sur des nouveaux sujets tels que le handicap ou les enfants présentant des besoins spécifiques. Nous sommes tout à fait favorables à l’inclusion de tous les enfants, mais sans formations adaptées, nous ne sommes pas en mesure d’accueillir convenablement les enfants. J’ajoute que ces formations continues sont aussi une source de motivation.
Mme Élise Leboucher (LFI-NUPES). Je suis moi-même éducatrice spécialisée, et je travaillais en pédopsychiatrie. C’est dire si vos propos me parlent.
J’aimerais savoir si les temps d’échange en équipe – réunions organisationnelles, analyse de pratiques, réunions de supervision – existent dans votre secteur, à la fois dans les structures privées et dans les établissements publics. Cet outil permet de compenser partiellement le manque de formations continues.
Mme Lucie Robert. Pendant de nombreuses années, notre travail consistait uniquement à garder des enfants tout en répondant à ses besoins essentiels (changer sa couche et ses vêtements, le nourrir, le mettre au lit et lui fournir des jouets). Notre métier s’est ensuite professionnalisé, et s’est orienté sur l’accueil du jeune enfant.
Il est certain que pour être à même de prendre de la distance vis-à-vis du terrain, les équipes doivent se connaître. Or, une crèche peut comporter plusieurs lieux de vie, de sorte que certains personnels travaillent pendant de nombreuses années sans se connaître.
Nous devons continuer à réfléchir tout au long de notre carrière, car la science évolue. Pour cela, nous avons besoin de temps sans les enfants.
Mme Véronique Escames. Il faut savoir que dans de nombreuses structures, les réunions d’équipe se déroulent sur le temps de pause du midi, pour profiter de la sieste des enfants. Pendant ce temps, une partie des collègues restent auprès des enfants. Cela nous oblige à partager les informations à l’issue de la réunion.
D’autres réunions se déroulent le soir, à partir de 18 heures 30 ou 19 heures, après le départ des enfants. À ce moment de la journée, nous n’avons qu’une seule envie : rentrer chez nous pour retrouver nos enfants et nous reposer.
Enfin, certains gestionnaires ont fait le choix d’organiser ces réunions pédagogiques le samedi.
M. Cyrille Godfroy. Ce que veulent dire mes collègues, c’est que les dispositions du code du travail sont souvent enfreintes, notamment lorsque les professionnels doivent travailler le soir ou le samedi matin. Certains prennent leur poste à 7 heures, terminent leur journée de travail à 15 heures, mais sont obligés de revenir le soir à 18 heures pour assister à deux heures de réunion. Dans certains cas, les onze heures de pause ne sont parfois pas respectées.
En tant que syndicat, nous rappelons aux professionnels que le code du travail doit être respecté. Nous militons pour que tous les temps annexes au temps d’accueil des enfants soient considérés comme du temps de travail habituel.
Mme Véronique Escames. J’ai appris lundi qu’en Suisse, dans le canton de Vaud, les professionnels de la petite enfance disposent d’une demi-journée de travail par semaine durant laquelle l’établissement est fermé. Il serait bon de s’inspirer de cet exemple.
M. le président Thibault Bazin. Merci à tous.
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29. Audition de représentants de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (FNEJE) : Mme Julie Marty Pichon et M. Saber Benjima, co-présidents (27 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous avons le plaisir d’accueillir les deux coprésidents de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (Fneje), M. Saber Benjima et Mme Julie Marty Pichon, qui est déjà intervenue devant notre commission d’enquête, au mois de février, à distance, en tant que représentante du collectif Pas de bébé à la consigne, et qui a publié il y a quelques semaines un ouvrage intitulé J’ai mal à ma crèche.
La Fneje regroupe des professionnels et des étudiants éducateurs de jeunes enfants au sein d’associations locales réparties sur l’ensemble du territoire. Elle est à la fois, comme vous l’indiquez, un carrefour d’échanges et d’informations, une instance de représentation professionnelle et un espace de recherche et de réflexion.
Pourriez-vous nous apporter quelques précisions, dans votre propos liminaire –nécessairement bref, eu égard aux délais qui nous sont impartis – sur le nombre de vos adhérents, le type d’emplois qu’ils occupent et les structures dans lesquelles ils travaillent ?
Cette audition, je le précise, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Je vous invite à apporter des réponses directes et à être le plus précis possible.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Saber Benjima et Mme Julie Marty Pichon prêtent successivement serment.)
M. Saber Benjima, coprésident de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants. La Fneje bénéficie d’un ancrage territorial étendu. Nos associations locales sont implantées dans tout le pays, ce qui nous permet d’avoir des retours de terrain très précis et très divers. Le nombre de nos adhérents varie entre 600 et 1 000 personnes selon les années, sachant que le covid a entraîné une baisse des effectifs. Outre des éducateurs de jeunes enfants, la Fneje compte, parmi ses sympathisants, des auxiliaires de puériculture, des puéricultrices, des éducateurs spécialisés, des assistantes maternelles… Nos adhérents travaillent au sein de toutes les structures classiques de la petite enfance, dans les domaines de la protection de l’enfance, du handicap et du psycho-médical. Cette variété reflète la diversité des missions que peuvent assumer les éducateurs de jeunes enfants.
M. le président Thibault Bazin. Quelle proportion de vos adhérents travaillent en crèche ?
M. Saber Benjima. Une majorité d’entre eux travaillent au sein d’établissements d’accueil du jeune enfant, ce qui correspond au paysage professionnel des éducateurs de jeunes enfants.
Mme Julie Marty Pichon, coprésidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants. La Fneje a 51 ans. En 1973, le diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants était créé en remplacement de celui de jardinière d’enfants. Depuis cette date, nous défendons la place du jeune enfant dans la société comme sujet de droit et d’attention. Voilà un peu plus de quinze ans que nous demandons des conditions d’accueil et d’accompagnement des jeunes enfants et de leurs familles dignes de la septième puissance mondiale, à savoir un taux d’encadrement d’un adulte pour cinq enfants, quel que soit leur âge ; des temps pour penser sa pratique et mener des projets hors la présence des enfants, pendant le temps de travail ; l’arrêt du surbooking dans les crèches, lequel a conduit à la disparition des places d’urgence ; la refonte du modèle financier, notamment de la PSU, la prestation de service unique ; la sortie du privé lucratif, car nous considérons que le travail social ne devrait pas être un marché ; le retour à un ratio minimal de 50 % de personnels particulièrement qualifiés, qui était en vigueur avant la réforme dite Morano de 2010 ; enfin, l’abrogation de l’arrêté du 29 juillet 2022 sur les dérogations et les personnels sans formation. J’ajoute que nous défendons un service public de la petite enfance universel, accessible et gratuit.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes questions seront centrées sur le bien-être des professionnels et l’attractivité de vos métiers, sachant que la pénurie actuelle de professionnels va certainement s’amplifier. D’après vos constatations, la situation des professionnels de la petite enfance est-elle plus difficile dans les groupes privés lucratifs qu’ailleurs ? Observez-vous un turnover plus important du personnel dans certains types de crèches ? Certains professionnels de la petite enfance vous ont-ils fait part de situations dans lesquelles ils ont été encouragés par leur employeur à réaliser des économies sur les consommables, les couches, la nourriture ? Les directrices de crèche sont-elles parfois soumises à une pression au quotidien pour remplir les berceaux ? Je souhaiterais également recueillir votre point de vue sur les mécanismes permettant aux professionnels d’établir des signalements et sur la façon dont ceux-ci sont traités, le cas échéant, par les autorités de contrôle.
Mme Julie Marty Pichon. Nous n’avons pas d’éléments chiffrés ou exhaustifs qui permettraient de dire que la situation sociale des salariés est plus difficile dans les groupes privés. Cela étant, les situations problématiques qui sont portées à notre connaissance concernent souvent des grosses structures, notamment des groupes privés, le cadre d’exercice professionnel pouvant être une microcrèche ou une entreprise plus vaste.
Dans certaines régions, les équipes ne sont jamais au complet, en raison de la pénurie de professionnels. Par ailleurs, on constate un fort turnover dû à la grande pénibilité du travail. Plus on descend en qualification, plus le turnover est important. Les remontées de terrain nous indiquent que ce phénomène est particulièrement prégnant dans les microcrèches. Cela concerne, d’une part, les référentes techniques, autrement dit des personnes que l’on pourrait qualifier de directrices mais qui n’en sont pas véritablement, car elles peuvent être amenées à gérer jusqu’à trois microcrèches pour un salaire de misère, et, d’autre part, les personnels qui encadrent directement les enfants. Cela étant, je ne peux pas vous communiquer de chiffres à ce sujet ni vous indiquer de dates ou de lieux précis.
On sait que des personnels sont encouragés à faire des économies, mais ces choses-là sont dites à voix basse. On ne nous dira pas précisément dans quel groupe ou quelle crèche cela se produit. Une personne évoquera le fait que, dans tel département et tel type de structure, on lui a demandé de faire des économies. Celles-ci portent, la plupart du temps, sur le budget pédagogique. Autrement dit, on ne remplace pas les jeux : si on a besoin de trois puzzles supplémentaires, il faut attendre. Par ailleurs, de grands groupes recourent exclusivement aux marchés pour l’acquisition de fournitures telles que les jeux et les couches ainsi que pour le renouvellement du matériel. Dans mon ancien travail, des collègues, dont la structure avait été reprise en délégation de service public (DSP), m’avaient expliqué que des commandes n’arrivaient jamais parce que les prestataires n’étaient pas payés.
M. Saber Benjima. Les retours qui nous sont faits montrent que, souvent, plutôt que de demander une réduction des coûts, l’employeur n’engagera pas de moyens supplémentaires, ce qui rendra difficile la satisfaction des besoins exprimés.
Du fait de la PSU, une pression s’exerce naturellement sur tous les types de structures pour remplir les berceaux. Lorsque l’activité s’exerce en régie directe, par exemple dans le cadre municipal, on peut bénéficier d’un surcroît de souplesse. La mairie peut accepter que le taux de remplissage n’atteigne pas le chiffre attendu, compte tenu de la mission de service public qui est assurée et de la priorité donnée au bien-être des enfants. Dans le secteur privé lucratif, on est dans un autre registre : il faut chercher le financement le plus élevé possible grâce à la PSU.
Mme Julie Marty Pichon. Les commissions d’attribution des places se sont développées un peu partout, que les établissements soient exploités en régie ou en délégation. Le dépassement des capacités, que nous appelons le surbooking, a été revu : il s’établit à présent à 115 % pour l’ensemble des structures. Le calcul prend en compte l’amplitude horaire maximale et le nombre d’heures maximal facturées. Si l’on a un agrément pour vingt places, on peut donc accueillir quotidiennement vingt-trois enfants : on peut être en dépassement de capacité de neuf heures à seize heures trente, voire dix-sept heures. Dans ce cas de figure, la commission d’attribution des places se prononcera sur une capacité non pas de vingt mais de vingt-trois enfants. On remplit les structures dès le départ, en tablant sur des absences, qui ne sont en réalité pas si fréquentes. Cela continue ensuite de la même façon : dès qu’un enfant est absent, les directrices ont pour consigne de le remplacer par un enfant se trouvant sur la liste d’attente, notamment pendant les vacances scolaires. En effet, dans le système de la PSU, plus on facture aux familles, plus on obtient de financements. Les structures sont donc remplies en permanence. Jusqu’au milieu des années 2000, on ne remplaçait pas les enfants absents le mercredi, par exemple, ce qui permettait de souffler un peu et, éventuellement, de travailler sur le projet et de développer des activités.
M. Saber Benjima. Une crèche est composée de groupes d’enfants, qui peuvent chacun constituer une bulle. Lorsqu’une anomalie se produit, même en cas de faute grave, l’information ne va pas nécessairement sortir, en raison de la solidarité qui se manifeste souvent au sein du groupe. Si cette première barrière est franchie, le fait va être porté à la connaissance de l’éducatrice ou de l’éducateur de jeune enfant, voire de la direction. À ce stade, l’information sera plus ou moins bien traitée, la gestion des conflits n’étant pas toujours optimale. La direction ne sollicitera pas toujours le soutien de la PMI – protection maternelle et infantile ; elle peut éprouver des réticences à lui faire part d’un cas de maltraitance ou, à tout le moins, d’une faute grave. C’est une question importante. Beaucoup de choses restent à faire en la matière. Ces anomalies sont source de véritables difficultés, comme je l’ai constaté en Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Compte tenu du temps limité dont nous disposons, n’hésitez pas à compléter vos propos par écrit, que ce soit en réponse au questionnaire que nous vous avons envoyé ou en dehors de ce cadre.
Vous semblerait-il pertinent que la formation soit moins organisée en silos et qu’elle prenne plus ou moins la forme d’un tronc commun, lequel pourrait être complété, au cours de la vie professionnelle, par des briques de spécialisation ?
Quel jugement portez-vous sur les CAP – certificats d’aptitude professionnelle – petite enfance en ligne, qui ne proposent pas de stage ? Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de renforcer la place du stage et de l’alternance pour l’obtention du diplôme, donc d’accroître, autant que possible, le temps passé en établissement d’accueil – étant précisé que les personnes en formation ne seraient pas prises en compte pour le calcul du taux d’encadrement ?
Quel est enfin votre point de vue sur les organismes de formation que l’ensemble des groupes privés de crèches ont, semble-t-il, institués ?
M. le président Thibault Bazin. Je vois que cette dernière question vous fait sourire !
Mme Julie Marty Pichon. Il y a un problème, dans nos formations, concernant le tronc commun. Les personnels des crèches sont issus, soit de la filière sanitaire, à l’image des auxiliaires de puériculture et des infirmières puéricultrices, soit de la filière éducative et sociale, à l’instar des éducateurs de jeunes enfants et, dans une bien moindre mesure, des titulaires d’un CAP d’accompagnement éducatif petite enfance (AEPE). Les professionnels du sanitaire sont majoritaires au sein des équipes. Cette situation doit nous conduire à nous demander ce que signifie accueillir un jeune enfant et son parent dans un établissement collectif, question que l’on ne s’est pas posée depuis très longtemps. La mission de l’Igas – Inspection générale des affaires sociales – sur le référentiel qualité va reprendre ses travaux, nous a-t-on dit. On attend beaucoup des résultats de cette étude pour aboutir à un socle commun de connaissances et de formation permettant d’accueillir correctement les enfants et les familles.
L’ajout de briques de compétences peut être une bonne idée, sur le papier, mais cela aurait pour conséquence de nous faire sortir de la logique métier, à laquelle nous sommes très attachés. Un éducateur de jeunes enfants est un travailleur social spécialiste de l’accueil des très jeunes enfants, jusqu’à 7 ans, ainsi que des familles. C’est quelque chose que nous ne voulons pas perdre. Ces métiers sont indispensables dans les structures collectives. Pourtant, à l’heure actuelle, les éducateurs de jeunes enfants occupent malheureusement plutôt des tâches de direction en raison de la pénurie de personnels mais aussi, disons-le, parce qu’ils coûtent moins cher que les infirmières puéricultrices. Ils ne peuvent donc pas se trouver auprès des enfants et des familles, assurer leur mission d’accompagnement éducatif et social au sein des équipes ni jouer leur rôle d’observation et de prévention. Nous nous étions opposés au projet d’institution d’un travailleur social unique, qui prévoyait l’ajout de briques de compétences, car cela nous aurait fait perdre notre identité professionnelle.
On pourrait envisager la création de passerelles entre les métiers, mais, dans un premier temps, il serait souhaitable d’instituer un tronc commun. Nous plaidons pour que le niveau minimal permettant d’assurer l’accueil des enfants et des familles soit un diplôme de niveau 4. Le CAP, aujourd’hui, est vraiment la toute première marche. Sans aucunement dénigrer les professionnels titulaires de ce diplôme, il faut reconnaître qu’il sanctionne une formation minimale. J’observe qu’il donne accès à d’autres fonctions, comme celles d’Atsem – agent territorial spécialisé des écoles maternelles –, d’animatrice périscolaire, etc. Il faut donc définir un socle de formation qui soit au minimum au niveau du baccalauréat, eu égard à la capacité de réflexion, d’analyse, de recul nécessaire pour pouvoir travailler auprès des enfants et des familles.
Nous critiquons de longue date le CAP en ligne, parce qu’il ne donne pas accès au moindre stage, ne prévoit pas de retour en formation et peut être obtenu sans que l’on ait besoin d’ouvrir un livre. Il fut un temps où Pôle emploi conseillait aux femmes qui s’étaient arrêtées de travailler quelques années pour élever leurs enfants de s’orienter vers le métier d’assistante maternelle ou de passer le CAP petite enfance. Dans un premier temps, il faudrait élever le niveau de formation dispensé dans le cadre de ce CAP.
M. Saber Benjima. La dernière réforme, qui remonte à 2018, a fait en partie converger la formation d’éducatrice et éducateur spécialisé et celle d’éducatrice et éducateur de jeunes enfants. Cela concerne notamment des domaines transversaux comme la communication professionnelle et la dynamique interinstitutionnelle, cette dernière comprenant la conduite de projets en association avec des partenaires. Le centre de formation de Nice, par exemple, avait opéré cette évolution mais, aujourd’hui, il revient sur ces mesures. En effet, notre domaine d’activité présente une forte spécificité, tandis que celui de l’éducatrice ou de l’éducateur spécialisé est très large – il va de l’accompagnement des femmes battues à celui des personnes âgées. Nous sommes experts d’un domaine très sensible, celui de la petite enfance. Même s’il paraissait intéressant, a priori, d’assurer une formation commune dans ces deux domaines, nous avons constaté que nous nous perdions un peu dans cette voie. Il a donc fallu faire marche arrière.
La création d’organismes de formation dans le secteur privé constitue une réponse mécanique à la pénurie de professionnels. Cela ne pose pas de problème pourvu que la formation soit au rendez-vous et débouche sur des diplômes. Toutefois, il me semble que ces organismes délivrent beaucoup de CAP, ce qui renvoie à la problématique du contenu de ces formations.
Mme Julie Marty Pichon. Le danger pourrait être que la formation dispensée par ces organismes soit quelque peu formatée et définie sur mesure pour tel ou tel groupe. On sortirait alors de la logique actuelle, en vertu de laquelle un diplôme d’État ou un diplôme délivré par l’éducation nationale est reconnu quelle que soit la structure où l’on souhaite travailler. Il faut être très vigilant sur ce point.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. On convient tous que la rémunération n’est pas à la hauteur des responsabilités endossées par les professionnels de la petite enfance. Quel est votre point de vue sur les annonces de la COG – convention d’objectifs et de gestion – concernant les augmentations de 100 euros dans le public et de 150 euros dans le privé ?
S’occuper d’enfants au quotidien est difficile, fatigant et pénible. On peut tous comprendre que, au bout d’un moment, les professionnels souhaitent évoluer et faire autre chose. Selon vous, vers quelle typologie d’emplois devons-nous organiser la reconversion ?
Mme Julie Marty Pichon. Ces 100 et 150 euros, bien sûr, ne sont pas rien. Mais nous avions demandé à être traités comme les personnels qui ont bénéficié de la prime Ségur. Pendant le covid, les crèches ont été réquisitionnées au même titre que les écoles, les Ehpad et les hôpitaux. Je profite de cette audition pour dire publiquement que jamais le Président de la République ni les membres du Gouvernement, dans le flot d’informations qu’ils déversaient, n’ont cité les professionnels de la petite enfance pour leur engagement et leur investissement. Or, sans les crèches et les assistantes maternelles, qui ont travaillé dans des conditions délétères, il n’y aurait pas eu de soignants à l’hôpital et dans les cliniques. Nous aurions pensé a minima bénéficier, comme le secteur médico-social, de la prime Ségur de 183 euros net ; il n’en a rien été.
Cela confine à l’absurde. Les EJE peuvent travailler aussi bien dans le médico-social que dans des structures accueillant des enfants en situation de handicap. Nous travaillons là où il y a des enfants de moins de 7 ans. Un collègue EJE travaillant en institut médico-éducatif (IME) a eu sa prime Ségur ; celui qui fait un travail tout aussi spécifique et important en crèche ne l’a pas eue. C’est assez malheureux.
À la Fneje, nous ne trouvons pas les annonces à la hauteur des 183 euros net ; s’ils constituent une première base, faire passer cette augmentation par le régime indemnitaire pour la fonction publique pose néanmoins problème, dans la mesure où toutes les collectivités ne l’appliqueront pas forcément. Par ailleurs, cette augmentation sera à géométrie variable, puisqu’elle dépendra des capacités financières des collectivités. Quant aux 150 euros à destination de l’associatif ou du privé lucratif, le problème, c’est qu’ils ne sont financés qu’à 66 % et qu’il faudra aller chercher les 34 % restants. Comment ? Les entreprises privées joueront-elles le jeu dans les conventions collectives ? Faudra-t-il que tout le monde utilise le Cifam – crédit d’impôt famille – et aille chercher des berceaux auprès des entreprises ? L’annonce est importante, parce que c’est la première fois depuis des années que l’on nous parle de revalorisation et d’une prise en charge partielle par la Cnaf, mais elle n’est pas suffisante.
M. Saber Benjima. S’agissant des salaires, mon statut d’EJE dans la protection de l’enfance est intéressant, en ce qu’il m’offre une vision panoramique. Une auxiliaire de puériculture touchera plus à l’hôpital. Une EJE qui travaille dans le handicap touchera plus, du fait de la prime Ségur. Moi-même, j’en bénéficie. Si je décidais de travailler en crèche, je ne l’aurais plus. Ce sont là des choses très simples et très concrètes : je n’ai pas intérêt financièrement à aller m’occuper d’enfants en crèche, alors même que ma place est aussi là-bas. Cela reste vrai, même en incluant les augmentations de 150 euros, même à 100 % de financement. Ce n’est pas ainsi que l’on parviendra à trouver des professionnels pour les crèches.
Je suis très heureux de vous entendre parler de la pénibilité, qui est trop peu abordée à notre sens. Les troubles musculo-squelettiques sont une réalité incontournable du secteur de la petite enfance. Quand je travaillais en crèche, j’entendais toujours dire que tel collègue revenait d’une opération, qu’un tel n’était pas là parce qu’il avait des problèmes de dos – c’est souvent le dos qui souffre, ce qui est assez symbolique, car on porte aussi psychiquement ces enfants. Julie Marty Pichon me donnait un chiffre : un professionnel en crèche peut porter environ 1 tonne par jour, en partant du principe qu’un enfant pèse environ 10 kg et qu’on le porte une dizaine de fois dans la journée. Le dos ou les poignets craquent, ce n’est pas un fantasme. Au bout de quinze, vingt ou trente ans, ces professionnels subissent des opérations et doivent s’arrêter de travailler, ce qui n’est pas neutre financièrement. Cela peut aller jusqu’au handicap.
Les éducateurs de jeunes enfants sont des experts de la petite enfance, et le champ de l’enfance est grand dans notre pays. Malheureusement, les portes de l’éducation nationale sont encore trop fermées aux éducateurs et éducatrices de jeunes enfants. Nous avions essayé de demander qu’il y ait un EJE pour cinquante enfants dans les écoles. Il y a aussi tout le domaine de la protection de l’enfance, où les EJE ne sont pas assez reconnus, alors qu’ils y ont toute leur place. À SOS villages d’enfants, dans les pouponnières et les foyers de l’enfance, parfois, il n’y a aucun EJE, alors même qu’il leur serait possible de candidater. Mais la culture de l’éducateur spécialisé domine.
Des reconversions sont également possibles dans l’animation, à l’hôpital, dans la coordination ou la formation, qui proposent des métiers moins pénibles physiquement. Il y a des portes et des consciences à ouvrir. Pour ce qui est de l’école, il faudrait peut-être définir des normes afin d’encourager le recrutement d’EJE. La présence d’un spécialiste du développement de l’enfant serait utile en maternelle, par exemple – ce n’est pas ma collègue, récemment devenue professeure des écoles, qui me contredira.
Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). Pourriez-vous nous faire part de la réalité des conditions de travail des éducateurs de jeunes enfants ? Parmi les éléments de pénibilité, vous avez mentionné les troubles musculo-squelettiques. Qu’en est-il du bruit, une difficulté à laquelle on ne pense pas forcément, et de la pénibilité émotionnelle ?
Dans un communiqué de presse pour un service public de la petite enfance, en mars 2023, vous réclamiez des salaires et des conditions de travail dignes. Vous avez déjà évoqué les primes. Avez-vous d’autres éléments à ajouter et des propositions à nous soumettre ?
Enfin, quel regard portez-vous sur les exigences de qualification actuelles, le fait que l’on demande 40 % de personnel qualifié par établissement ? Estimez-vous qu’il faudrait augmenter cette proportion ? Que pensez-vous du régime dérogatoire des microcrèches ?
M. Saber Benjima. Un éducateur de jeunes enfants a un travail de coordination. Il est en effet souvent seul, parmi des auxiliaires de puériculture et des CAP AEPE. Il doit accompagner les équipes, connaître tous les enfants et tous les parents. Notre formation est axée sur les questions de qualité, de réflexion et d’action. Le métier d’éducateur de jeunes enfants se situe entre le terrain et la réflexion, un aller-retour qui fait tout son intérêt.
Aujourd’hui, on arrive riches de connaissances, de compétences et d’envies, mais sur le terrain on se retrouve essentiellement à remplacer d’autres professionnels, parce qu’il faut bien quelqu’un auprès des enfants et que nous n’allons pas nous amuser à réfléchir dans notre bureau, dans ce cas-là. C’est une première souffrance, dont on ne se rend pas compte. Quand on fait trois ans d’études, en menant des réflexions très poussées, qui font de vous un spécialiste du développement de la petite enfance – on parle aussi de nous comme des psychopédagogues – et que l’on fait du remplacement, c’est une souffrance en soi, parce qu’on n’est pas à notre poste. On aimerait mettre des choses en place ou travailler en équipe, sauf que c’est impossible. J’ai fait trois semaines de remplacement chez les bébés et je ne travaillais pas avec les autres groupes. Ce que nous demandons, c’est simplement une demi-journée de recul dans la semaine. Mais souvent, même cela, on ne l’obtient pas.
Je vous remercie d’avoir parlé du bruit, qui est une énorme réalité. Pour un parent, cela peut être difficile d’avoir un ou deux enfants qui crient. Vous connaissez les taux d’encadrement : je vous laisse imaginer ce que ça peut donner, et les travaux d’insonorisation ne seront pas toujours faits. On n’a que deux bras, et l’heure du repas est l’heure du repas pour tout le monde, comme l’heure du sommeil. Au-delà du bruit, il y a aussi la souffrance de ne pas répondre aux besoins de tout le monde en même temps. Tous les professionnels de la petite enfance connaissent ça. Quand on ne peut pas répondre tout de suite au besoin d’un enfant ou d’un nourrisson dont on a la responsabilité, qu’il s’agisse d’un pleur de faim ou de fatigue, c’est très douloureux, parce qu’on travaille avec le cœur. Il n’empêche que c’est une réalité quotidienne, du fait des taux d’encadrement.
Je vous remercie aussi d’avoir abordé la question émotionnelle. Nous sommes des éponges ! On accueille et on accompagne toutes les émotions des enfants, avec la plus grande bientraitance. L’un des maîtres-mots des professionnels de la petite enfance, c’est le sang-froid, sans lequel on exploserait tous les jours. Il faut prendre beaucoup sur soi, entre les disputes, les pleurs, les envies qu’on ne peut pas assouvir tout de suite. Vous savez peut-être que l’âge de l’opposition de l’enfant, c’est 2 ans, où il dira à non à tout. Les 2-3 ans, c’est une période compliquée. Le métier est passionnant mais difficile à plusieurs égards. On fait de la coéducation avec les parents. On a les enfants de nombreuses heures chaque semaine, beaucoup d’enfants, qui ont chacun leur personnalité à laquelle on doit s’adapter.
Mme Julie Marty Pichon. S’agissant des taux de personnels qualifiés, le ratio 40-60 signifie que l’on doit avoir dans une crèche au minimum 40 % de personnel diplômé – des EJE, des auxiliaires de puériculture, des infirmières puéricultrices – et 60 % au maximum de personnel qualifié – l’arrêté du 29 juillet 2022 définit la liste des 17 professionnels autorisés à exercer. Comme je le disais dans mon propos liminaire, il faut revenir a minima à la situation d’avant le 7 juin 2010, soit avant la réforme Morano, qui a commencé à déréguler et à déqualifier les structures.
Le rapport de l’Igas publié en avril 2023 le dit très bien : plus on déqualifie, plus le risque de maltraitances et d’accidents est grand. Ce n’est pas uniquement la faute des personnes. C’est qu’il faut pouvoir avoir dans les équipes des professionnels hautement qualifiés – toutes les études le disent – afin de penser la pratique, de prendre du recul, de pouvoir dire à une collègue que telle chose ne s’est pas bien passée, que l’on en discute et que l’on réajuste. Si le personnel est très déqualifié et très peu formé, il n’y a pas cette prise de recul.
Pour ce qui est du service public de la petite enfance, nous défendions l’idée, déjà ancienne puisqu’elle date de plus de dix ans, d’un service « universel », parce qu’il doit concerner tous les enfants et être accessible partout sur le territoire. Le vrai drame, c’est que les parents n’ont pas le choix du mode d’accueil. En fonction de son lieu d’habitation, un parent devra recourir à une assistante maternelle, alors qu’il aurait préféré une crèche. L’accessibilité est très importante.
Nous demandons au minimum que les enfants de familles qui vivent en dessous du seuil de pauvreté aient un accès gratuit à la crèche. Certes, la mission de la crèche est de permettre de concilier la vie familiale avec la vie professionnelle, mais c’est avant tout un lieu de prévention précoce et d’accueil pour les êtres vulnérables que sont les enfants. Pour pouvoir les toucher, ces familles doivent bénéficier d’une gratuité des modes d’accueil, qui sera ensuite élargie à tout le monde. Alors que l’instruction est devenue obligatoire à partir de 3 ans, il n’y a pas de raison que l’école laïque soit gratuite mais que les modes d’accueil soient, pour partie, à la charge des familles, avec des disparités énormes entre la microcrèche Paje, la microcrèche PSU, l’assistante maternelle ou la crèche collective PSU.
Pour finir sur le régime dérogatoire des microcrèches, vous n’êtes pas sans savoir que le rapport de l’Igas-IGF a été publié avant-hier et que, sur un certain nombre de points, nous expliquions depuis leur avènement que c’était ce qui allait se passer. Nous sommes contre ce dispositif depuis le départ, quand bien même il pouvait présenter l’avantage de répondre à une demande des collectivités rurales. J’ai dirigé une microcrèche en PSU au sein d’une communauté de communes de 2 000 habitants pour quatorze communes, en milieu rural, en Ariège. Cela a répondu à un besoin. Il y avait une éducatrice de jeunes enfants, moi-même, à temps plein, qui assurait la direction et l’accompagnement de l’équipe auprès des enfants, en PSU, ce qui n’a rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui : la majorité des microcrèches Paje sont dans les quartiers urbains, 75 % sont gérées par du privé lucratif, on utilise la réservation de berceaux autant que possible et la PSU est très minoritaire.
On est le seul pays au monde à avoir une telle diversité de dispositifs et de métiers pour accompagner les jeunes enfants et les familles en structures collectives. Vous n’avez pas la même qualité d’accueil en France selon les territoires ni selon que vous êtes dans une MAM – maison d’assistants maternels –, dans une microcrèche ou dans une crèche collective classique. C’est un problème.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les normes d’encadrement en France sont plutôt moins-disantes par rapport à d’autres pays européens, notamment aux pays nordiques. Si elles peuvent conduire à des drames, à de la maltraitance, j’aimerais vous interroger sur leur effet quotidien. Concrètement, en quoi cet encadrement d’un professionnel pour cinq bébés et d’un professionnel pour huit marcheurs joue-t-il sur leur développement physique, langagier, sur leur construction sociale et leur capacité à être des individus autonomes ? L’arbre de la maltraitance peut cacher la forêt des conséquences à la non-réponse aux besoins des enfants.
M. Saber Benjima. Des images me reviennent de la période où je travaillais en crèche. Un moindre encadrement, c’est, à l’heure du repas, laisser un enfant pleurer, parce qu’il n’y a pas assez de bras et qu’il va devoir attendre son tour ; c’est mettre trois ou quatre enfants de 1 an ou 1 an et demi autour de la table, alors que c’est l’âge du passage du biberon à une nourriture un peu plus solide, au lieu d’être dans un tête-à-tête, de prendre le temps de toucher les textures, de goûter, de verbaliser. À l’heure du sommeil, si deux enfants se réveillent en même temps, ce sera compliqué d’aller s’occuper du deuxième. J’ai des scènes en tête, où je dois bercer deux enfants sur leur transat avec les pieds, alors que je donne le biberon à un troisième dans les bras. Ce ne sont pas que des images que l’on voit sur les pancartes pendant les manifestations, qui ont été nombreuses à l’appel du collectif Pas de bébés à la consigne. N’oublions pas tous ces professionnels qui descendent dans la rue, parce qu’ils en ont ras-le-bol, et qui perdent de l’argent ces jours-là, alors qu’ils n’en touchent déjà pas beaucoup.
Et que voulez-vous faire avec huit enfants de 2 à 3 ans ? Je ne sais pas si tout le monde se rend compte de ce que cela représente. C’est l’âge de la motricité, celui du langage ; il y a tellement de choses à faire. Je m’occupais de huit enfants, parce que nous appliquions strictement ce taux. C’était très compliqué. Imaginez un enfant qui se cogne ou un enfant qui veut aller aux toilettes mais qui ne se sent pas d’y aller seul. Que dois-je faire avec les sept autres ? Est-ce qu’on va tous aux toilettes ? Est-ce que je les laisse dans la salle pour accompagner celui qui veut aller aux toilettes ? C’est mission impossible. C’est pour cela qu’en Allemagne et en Angleterre, le ratio est de un pour quatre. Je vous renvoie, sur ce point, à l’étude de la Cnaf de 2019. Nos voisins appliquent des taux divisés par deux ! Ce n’est pas pour faire beau, c’est parce qu’il y a de vraies raisons. Nos taux d’encadrement n’ont pas bougé depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans. Il est temps de permettre à nos enfants de grandir dans de bonnes conditions en France, la septième puissance mondiale.
M. le président Thibault Bazin. Madame, monsieur, je vous remercie d’être venus nous apporter votre éclairage de terrain.
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30. Audition de M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et de M. Vincent Nicolle, sous-directeur en charge du département « gestion et financement de l’action sociale » (27 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, je suis heureux de souhaiter la bienvenue à M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), dont l’audition par notre commission d’enquête est très attendue, à la hauteur de l’importance du rôle joué par la Cnaf dans la politique d’accueil des jeunes enfants.
M. Grivel est accompagné par M. Vincent Nicolle, sous-directeur de la Cnaf chargé du département gestion et financement de l’action sociale.
Certains collègues m’ont indiqué qu’ils auraient souhaité que la présidente du conseil d’administration de la Cnaf soit auditionnée aux côtés de M. Grivel. Je n’avais rien à objecter à cette demande, bien au contraire, et nous avons tenté de la satisfaire mais, en raison des délais très courts, cela n’a pas été possible dès lors que nous souhaitions que l’audition ait lieu cette semaine. En tout état de cause, en sa qualité de directeur général, M. Grivel participe aux réunions du conseil d’administration – certes sans voix délibérative – et devrait donc être en mesure de répondre aux questions relatives à ce conseil. Nous avons en effet un certain nombre de questions ayant trait au positionnement des administrateurs, sur des sujets récemment mis à l’ordre du jour.
Mme la rapporteure a transmis un questionnaire substantiel à la Cnaf, auquel des réponses non moins substantielles ont été fournies afin que nos échanges puissent en être nourris. Je crois savoir par ailleurs que la Cnaf a bien relayé auprès de l’ensemble des caisses d’allocations familiales (CAF) un autre questionnaire préparé par Mme la rapporteure, et je tiens à en remercier sa direction. Si certains, parmi ceux qui nous écoutent, travaillent dans des CAF et n’ont pas reçu l’invitation cordiale et courtoise de la Cnaf à nous apporter tous les éléments requis, ils sont invités à le faire, car nous avons besoin de données.
Nos rencontres de terrain ont parfois démontré – ne le prenez pas mal, vous pourrez vous défendre – l’existence d’une forme d’opacité ou de traitement à géométrie variable suivant les territoires. C’est le droit des conseils d’administration locaux d’abonder tel ou tel dispositif, mais cela contribue à rendre plus compliqués et moins lisibles les différents modèles de gestion de crèches, alors que nous avons besoin d’appréhender les critères donnant lieu, ou non, à un soutien au fonctionnement ou à l’investissement de la part des CAF. S’agissant des contrôles, de la gouvernance et de la qualité, on voit bien également que les pratiques peuvent varier, du fait d’expérimentations, de la qualité des relations humaines ou de spécificités départementales. Nous aurons besoin de vous entendre à cet égard.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(MM. Nicolas Grivel et Vincent Nicolle prêtent successivement serment.)
M. Nicolas Grivel, directeur général de la Cnaf. Je suis ravi de participer à vos travaux, qui sont importants et trouvent leur place dans l’activité assez intense des parlementaires au sujet de l’accueil de la petite enfance. Votre souhait de vous constituer en commission d’enquête montre l’importance que vous lui accordez. Évidemment, nous y sommes tout aussi attentifs et nous nous prêtons bien volontiers à l’exercice auquel vous nous invitez, dans les conditions que vous avez rappelées.
Le soutien au secteur de la petite enfance et à l’accueil des jeunes enfants fait partie depuis longtemps de l’ADN des CAF et de la Cnaf puisque, dès les années 1970, nous avons accompagné la montée du taux d’activité féminin et les enjeux de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, qui sont encore très présents parmi les objectifs de cette politique publique, et désormais du service public de la petite enfance (SPPE). Par ces services aux familles, nous avons démontré que nous accompagnons également le développement de l’enfant – beaucoup de choses se jouent en effet dans les premières années de la vie : ce sont les fameux 1 000 premiers jours. Nous participons en outre à l’application d’une politique d’égalité des chances et de cohésion sociale, par l’intérêt marqué, dans un certain nombre de territoires, à l’accès à ces services des publics prioritaires.
Sur ces sujets, nous sommes donc un acteur important et très motivé. La Cnaf et les CAF, ainsi que nos conseils d’administration, sont très mobilisés, notamment au titre de la politique d’action sociale – une politique extralégale, mais très déterminée, des CAF, dont la petite enfance est la principale bénéficiaire, en particulier en termes financiers.
Nous avons connaissance de ces questions en tant qu’acteur aux niveaux national et local, et en tant qu’acteur dans un partenariat avec l’ensemble des parties prenantes de la politique de la petite enfance, dont sont responsables l’État et les collectivités locales. La branche famille s’inscrit dans ce partenariat très fort, au niveau national, à travers notre convention d’objectifs et de gestion (COG), qui prévoit des moyens financiers et des orientations. C’est le lieu traditionnel d’expression d’une ambition pour la petite enfance, en particulier en matière de développement de l’offre d’accueil des jeunes enfants, à laquelle s’attachent différents objectifs, y compris quantitatifs. Au niveau territorial, nous avons : à l’échelon départemental, un partenariat dans le cadre des comités départementaux des services aux familles (CDSF) et des schémas départementaux des services aux familles (SDSF) ; à l’échelon du bloc communal, un autre partenariat que nous animons sur le fondement des conventions territoriales globales (CTG), qui est le support de nos politiques avec les collectivités locales. Nous suivons clairement une logique d’accompagnement financier, mais aussi de conseil et d’ingénierie sociale et territoriale, afin que les acteurs locaux, qui n’en sont pas tous spécialistes, bénéficient de notre vision globale et de notre connaissance du secteur.
Nous sommes évidemment attentifs à l’usage des crédits que nous allouons, aux suites qui sont données aux actions et aux politiques que nous finançons et éventuellement aux difficultés rencontrées. Nos moyens sont majoritairement issus du Fonds national d’action sociale (Fnas). Le Fonds national des prestations familiales (FNPF) y contribue également, au titre notamment de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) dans ses différentes composantes et d’un certain nombre de réformes du complément de libre choix du mode de garde (CMG).
Comme vous le souligniez, le système de financement et de partenariat est complexe. Cela tient au nombre des acteurs qui y sont impliqués et à la multiplicité des objectifs de la politique publique de la petite enfance et des outils que nous devons déployer pour les atteindre. Cette politique bénéficie aux familles – aux parents qui cherchent des solutions d’accueil, aux enfants qui doivent se développer et jouir d’une bonne qualité de vie dans ces lieux d’accueil –, à la société d’une manière générale et aussi à la vie économique. Les employeurs sont donc impliqués et concernés par les services qui permettent de concilier vie familiale et vie professionnelle. Cette politique mobilise également l’ensemble des financeurs qui, compte tenu des sommes conséquentes engagées par la puissance publique, souhaitent disposer d’un service bien placé, qui garantisse aux jeunes enfants et à leurs familles des solutions de qualité et en quantité suffisante. Cette politique est enfin tournée vers les professionnels du secteur, lequel secteur est marqué par des difficultés de recrutement dues à son manque d’attractivité.
Nous avons aussi des objectifs plus précis, qui expliquent la diversité des modes de financement et qui ont eu tendance à croître ces dernières années. Selon leur cible, ils donnent parfois lieu à une combinatoire complexe. Pour les enfants porteurs de handicaps, la précédente COG a créé un bonus inclusion qui a donné des résultats intéressants ; l’accueil des enfants dont les familles sont socialement défavorisées et en difficulté fait l’objet d’un bonus mixité sociale ; la qualité de l’accueil a déjà connu des développements et d’autres ont été lancés dans le cadre de nouvelle COG ; pour l’attractivité des métiers, des discussions sont en cours au sujet d’un bonus attractivité.
Notre gamme de solutions et de soutiens est très large sur différents thèmes qui nous mobilisent fortement. Elle fait de nous le premier financeur public des solutions d’accueil collectives, et un soutien direct des familles avec des solutions d’accueil diversifiées en termes de dispositifs et de structures.
Depuis l’été dernier, nous avons une nouvelle COG, particulièrement ambitieuse s’agissant du secteur de la petite enfance, en lien avec la création du SPPE par la loi pour le plein-emploi que vous avez votée. Elle confie à la branche famille le soutien au développement de ce service public, et met à notre disposition des moyens financiers destinés à accompagner sa montée en puissance. À la fin de la COG, en 2027, le Fnas disposera de 2 milliards de plus qu’en 2022, dont 1,5 milliard pour renforcer les 4 à 4,5 milliards dédiés à la petite enfance en début de période.
Nous sommes donc très fortement mobilisés, les CAF et la branche famille contribuant aux différentes fonctions du SPPE. Nous manions un certain nombre de leviers d’information des familles et des publics aux côtés des collectivités locales, qui sont les autorités organisatrices du secteur, en particulier concernant les relais petite enfance (RPE). Nous fournissons aussi des services, notamment numériques, de conseil et d’accompagnement des familles. Nous soutenons le développement de l’offre d’accueil sur le plan quantitatif, avec la création de places, l’installation d’assistantes maternelles, l’évolution de lieux en lien avec les parents, comme les lieux d’accueil enfants-parents (Laep), et sur le plan qualitatif, avec un financement renforcé des heures pédagogiques, d’accompagnement et de concertation des professionnels, l’amélioration de la qualité des lieux d’accueil par une politique d’investissement et par la présence de professionnels en développant l’attractivité des métiers et l’accompagnement financier des revalorisations salariales.
Nous travaillons également à l’accessibilité du SPPE, grâce à la meilleure couverture de certains territoires manquant de solutions d’accueil. Nous sommes particulièrement vigilants vis-à-vis de la démographie des professionnels, en particulier des assistantes maternelles. La réforme du CMG aidera l’ensemble des familles, quel que soit leur niveau de vie, à accéder à une diversité de modes d’accueil, les études ayant montré que le reste à charge des familles les plus aisées est relativement constant, tous modes d’accueil confondus, tandis que les familles défavorisées n’ont qu’un accès limité à certains de ces modes, compte tenu de l’importance de leur reste à charge.
Dans tous ces domaines, nous sommes à la fois moteur, acteur, partenaire des collectivités locales et des opérateurs du SPPE. Nous sommes très motivés pour avancer et pour faire en sorte que les différents thèmes dont traite cette commission d’enquête trouvent une résonance dans la société, car c’est une obligation collective que d’atteindre ces objectifs et répondre aux besoins des enfants et des familles.
M. le président Thibault Bazin. Nous parlons depuis ce matin des revalorisations salariales, très attendues par les professionnels de la petite enfance. Le 5 mars, le conseil d’administration de la Cnaf a décidé de reporter le vote relatif au dispositif annoncé du bonus attractivité. Pourtant, le Gouvernement, à l’issue de son passage devant le comité de filière petite enfance (CFPE), a communiqué au sujet de ce dispositif auprès du grand public. Or, les représentants des collectivités que nous avons rencontrés par la suite et les gestionnaires ne disposent pas d’éléments, et un doute plane sur ce bonus. Pouvez-vous nous donner les raisons officielles et officieuses de ce report et du manque d’éléments, sans vous limiter à des questions de procédure ? Le bonus attractivité concernera-t-il les gestionnaires publics et privés qui ont décidé de revalorisations avant le 31 décembre 2023 ? Pour les collectivités locales dont les moyens sont limités, en particulier dans des territoires en souffrance, pour les associations dont le modèle rencontre des difficultés, notamment en l’absence de tiers-financeur, l’accompagnement par un bonus est-il prévu ? Si c’est le cas, suivant quels critères et à quelles structures sera-t-il accordé ? Nous avons constaté, en examinant un certain nombre de notifications de CTG, l’existence de bonus territoriaux.
M. Nicolas Grivel. Vous faites écho à un débat récent parmi les pouvoirs publics : des discussions, des arbitrages, des annonces ministérielles ont eu lieu concernant ce dispositif, qui fait depuis longtemps l’objet d’un travail gouvernemental. Il est certain que la COG comporte des orientations volontaires et déterminées, auxquelles s’attachent des moyens, relatives à des thématiques très larges. En accord avec l’État, signataire, avec la branche famille, de la COG, nous nous sommes donné l’objectif de contribuer par un bonus attractivité à des revalorisations élaborées dans les différentes branches professionnelles. Les ministres et leurs services ont longuement travaillé sur cet exercice d’accompagnement du dialogue social, dans un secteur multiacteurs, multidomaines et multibranches professionnelles, sans parler de la dichotomie public-privé que vous évoquiez. Nous avons cherché le meilleur dispositif d’accompagnement du secteur professionnel afin que, lorsque des revalorisations sont décidées dans le cadre de ce dispositif, elles soient soutenues par la branche famille grâce au bonus attractivité. Le CFPE, dont c’était l’un des objectifs, a significativement contribué à ce travail, qui impliquait aussi le secteur professionnel. Les discussions interministérielles relatives aux aspects financiers du sujet ont abouti peu de temps avant notre conseil d’administration du mois de mars.
Vous devez savoir que, pour appliquer une COG, nous devons prendre des décisions relatives à de nombreux points et dont le nombre est très conséquent, au sein de nos instances. Depuis juillet 2023 et la signature de la COG, nous prenons chaque mois en conseil d’administration des décisions portant sur l’ensemble des sujets qu’elle aborde, ayant trait à la politique d’action sociale et à la petite enfance : financements, bonus, accompagnement d’autres secteurs, etc. Avec n administrateurs, nous préparons ces décisions d’une manière très minutieuse et, lorsqu’elles sont examinées en commission d’action sociale (CAS) et en conseil d’administration, nous répondons à leurs questionnements.
Les arbitrages interministériels relatifs au bonus attractivité sont intervenus juste avant notre conseil d’administration, ce qui a rendu notre situation un peu plus difficile. Nos administrateurs ont légitimement souhaité disposer du temps nécessaire pour se livrer à un examen plus approfondi des composantes du bonus attractivité et de ses conditions d’attribution, qui peuvent être sujettes à discussion en fonction des thèmes et des territoires concernés. C’est dans ce contexte que le conseil d’administration a choisi de surseoir à sa décision. Depuis, nous avons repris le cycle plus traditionnel de nos travaux : la CAS s’est réunie la semaine dernière, ce qui a apporté au débat des éclaircissements utiles. Les membres de la CAS, saisie seulement pour avis, n’étaient pas obligés de s’exprimer, mais ceux qui l’ont fait ont globalement témoigné leur soutien au bonus attractivité. Notre conseil d’administration en sera saisi la semaine prochaine. Je pense qu’il validera ce dispositif, et je le souhaite. Nous aurons alors une vision plus claire de la manière dont le bonus sera soutenu et appliqué par la branche famille, pour accompagner les revalorisations proposées.
Je comprends cependant les réactions et les interrogations du secteur, que vous relayez.
M. le président Thibault Bazin. Je dois vous avouer que, pour le néophyte, votre intervention ne clarifie guère la gouvernance et l’impact du bonus sur les modèles de financement. Peut-être mes collègues y voient-ils plus clair. Qui décide de la création du bonus attractivité et de ses modalités d’application ? Est-ce la Cnaf ? Des arbitrages ont certes eu lieu, mais vous travaillez depuis plusieurs mois et j’imagine que leurs impacts ont fait l’objet d’un travail en commun.
M. Nicolas Grivel. Je reste dans mon explication sur le terrain de la procédure.
M. le président Thibault Bazin. Oui, vous êtes très politique.
M. Nicolas Grivel. Pas du tout. Je suis au contraire très technique, car il est important que vous compreniez notre gouvernance, même si vous êtes évidemment néophytes en la matière. C’est comme si nous examinions un projet de loi en séance plénière à l’Assemblée nationale sans l’avoir fait préalablement en commission. L’examen en commission, comme vous le mesurez bien, a un intérêt. C’est ce que nous avons souhaité faire.
M. le président Thibault Bazin. D’habitude, ici, il n’y a pas d’inscription en séance si le passage en commission n’a pas eu lieu.
M. Nicolas Grivel. Je le sais bien, mais nous avons un peu plus de liberté d’action dans la mesure où les textes définissant nos procédures sont un peu moins constitutionnels. Il a été souhaité d’examiner directement ce texte en conseil d’administration, compte tenu du calendrier. Il faut que vous mesuriez que nous sommes collectivement engagés dans une course contre la montre, car notre objectif est d’atteindre les cibles fixées par la COG et, pour cela, nous devons envoyer des messages clairs et pédagogiques à l’ensemble des acteurs de terrain. Depuis juillet, les équipes ont le pied au plancher.
M. le président Thibault Bazin. Sans doute, mais la revalorisation est urgente et, comme elle est fixée au 1er janvier, tous les acteurs sont en attente. Certaines revalorisations ont eu lieu, ce qui crée un risque d’injustice.
M. Nicolas Grivel. Bien sûr, mais le conseil d’administration de la Cnaf n’a été saisi du sujet que quelques jours avant sa tenue, dans un délai qui ne permettait pas à la CAS, qui l’avait fait quinze jours auparavant, de se réunir en amont.
Vous abordez un sujet important : les relations entre l’État et la branche famille, dont nous devons traiter en permanence puisque nous sommes liés par les objectifs de la convention que nous avons cosignée. Suivant notre mode de fonctionnement et de régulation, très classique et qui n’est pas propre au bonus attractivité, il est évident que les questions dont est saisi notre conseil d’administration doivent être étudiées avec l’État et le sont.
S’agissant d’un certain nombre de thématiques, déclinées dans le cadre de la COG, nous sommes à la manœuvre technique. Nous instruisons les dossiers et préparons les décisions du conseil d’administration en lien avec nos correspondants des services de l’État. La responsabilité de ce dossier particulier, au vu de la régulation et de l’accompagnement du dialogue social qu’il requérait, a été assumée politiquement par les ministères. Cette décision tout à fait légitime a été prise en vue d’animer un dialogue social pas évident, dans un secteur qui implique de nombreux acteurs.
M. le président Thibault Bazin. On l’a mesuré.
M. Nicolas Grivel. Cela nous a conduits au cadencement et au calendrier que j’ai évoqués. Nous nous voyons aujourd’hui, et votre attention est attirée sur ce point. Si nous nous étions vus dans quinze jours, la question se serait posée dans des termes différents. Dans six mois, tout cela sera une péripétie.
J’en viens au fond.
M. le président Thibault Bazin. Faites des réponses courtes.
M. Nicolas Grivel. Excusez-moi, c’est la passion qui m’entraîne.
M. le président Thibault Bazin. Pas de passion, que de l’objectivité : toute la vérité, rien que la vérité !
Qu’en est-il de ceux qui n’auront pas les moyens de financer les 34 % avec un tiers financeur ?
M. Nicolas Grivel. L’attribution du bonus attractivité est conditionnée à l’engagement des secteurs concernés : si un accord de branche est signé pour accompagner ce geste salarial, les structures appartenant à cette branche recevront une compensation. S’agissant des collectivités, l’attribution suppose une délibération de chacune d’entre elles soutenant ce mouvement.
M. le président Thibault Bazin. Nous l’avions bien compris. Qu’est-ce qui est prévu pour les acteurs qui n’ont pas les moyens de revaloriser les salaires ?
M. Nicolas Grivel. Rien n’est prévu au titre du bonus attractivité. Toutefois, de manière plus substantielle et globale, nos dispositifs traditionnels – la prestation de service unique (PSU) finançant l’activité et les différents bonus que nous accordons aux acteurs et aux collectivités –, qui soutiennent la dynamique d’accompagnement du SPPE, donc des crèches, sont renforcés.
Nous disposons ainsi de plusieurs bonus tenant compte de la capacité financière des acteurs engagés, notamment des collectivités et des territoires. C’est le cas du bonus territoire, qui appuie les CTG et suit un barème majorant significativement les financements que nous allouons aux territoires les plus fragiles, en particulier aux quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) et aux zones de revitalisation rurale (ZRR). Cet accompagnement sera considérablement renforcé avec la mise en œuvre de la COG. Il s’y ajoutera un bonus trajectoire destiné à accompagner les territoires présentant des besoins de développement et s’engageant à y répondre pendant la période.
M. le président Thibault Bazin. Le stock bénéficiera-t-il de revalorisations ?
M. Nicolas Grivel. Vous avez parfaitement raison d’aborder cette dimension très importante de la COG, que nous avons promue avec force. Traditionnellement, nous incitons à la création de places nouvelles en les finançant bien, ce qui crée dans la durée un effet de distorsion. En effet, au bout d’un moment, il devient difficile de distinguer les places anciennes des places nouvelles.
M. le président Thibault Bazin. En outre, certains acteurs prétendent que tout est nouveau alors qu’il ne s’agit parfois que d’extensions.
M. Nicolas Grivel. Je n’aborde pas l’aspect le plus pathologique du sujet. Je veux seulement dire que la plupart des places qui existeront dans cinq ans existent déjà. Pour que les structures d’accueil fonctionnent bien et pour inciter les acteurs concernés à s’engager à en faire davantage là où c’est nécessaire, nous devons jouer à la fois sur les places nouvelles et sur le stock. Nous lançons donc dans cette COG une procédure de convergence progressive de nos financements de l’ancien et de nos financements du nouveau, afin que, à la fin de cette convention, dans les territoires prioritaires, les places nouvelles et les places anciennes soient bien financées au même niveau. Cette convergence se poursuivra dans le cadre de la COG suivante. Nous entendons suivre une logique de négociation gagnant-gagnant avec les collectivités concernées : il s’agit de les accompagner, si elles s’engagent avec nous en faveur du développement, en revalorisant leurs places, y compris anciennes.
M. le président Thibault Bazin. Sans développement, leur stock ne sera donc pas revalorisé ?
M. Nicolas Grivel. Il le sera, mais les collectivités qui ne s’engagent pas ne recevront pas en plus le bonus trajectoire, qui constitue une incitation supplémentaire au développement.
M. le président Thibault Bazin. Les élus que nous avons rencontrés s’inquiètent de la pérennisation du stock.
M. Nicolas Grivel. C’est bien pour cela que nous avons mis l’accent sur cet effort, notamment par l’intermédiaire des bonus, afin de rééquilibrer le financement à l’activité et le financement forfaitaire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comme vous pouvez l’imaginer, votre audition était très attendue, car vous représentez le premier financeur, de très loin, des places en crèche. Il est bon que votre audition intervienne à ce moment de nos travaux, parce que la connaissance que nous avons acquise de la qualité d’accueil et du modèle économique des crèches nous permet, sans forcément aborder tous les détails, de vous interroger sur les questions qui se sont posées à nous au fil de nos échanges.
J’ai de nombreuses questions. Je souhaiterais d’abord connaître les grosses masses financières dépensées par la Cnaf au bénéfice des EAJE (établissements d’accueil du jeune enfant) pendant les cinq dernières années et l’évolution des dépenses prévues jusqu’au terme de la COG actuelle, ainsi que leur ventilation par catégorie de dépenses – PSU, Paje, bonus, aides au financement, etc.
Au fil de nos échanges, y compris lors de la présente audition, nous appréhendons la complexité du système de financement des crèches, qui suscite notre interrogation. Notre commission d’enquête lie qualité d’accueil et modèle économique. Je ne vous cache pas que je m’interroge quant à la pertinence de notre mode de financement au regard de notre objectif de qualité d’accueil. Un certain nombre de dispositifs, en particulier des bonus forfaitaires, corrigent d’ailleurs le mécanisme de la PSU. Nous évoquions plus tôt, avec des organisations représentatives des personnels des crèches, la pression qui s’exerce sur les directeurs et directrices d’EAJE pour ne pas dépasser le seuil de 107 % ou celui de 117 %, surtout en fin d’année. Vous imaginez bien que, lorsqu’une directrice a les yeux rivés sur son ordinateur pour faire cet exercice, elle n’est malheureusement pas aux côtés des professionnels qu’elle encadre et des enfants qu’elle accueille. Ne pensez-vous pas que, en soi, le modèle de financement par la PSU privilégie l’objectif quantitatif par rapport à l’objectif qualitatif, et que la manière dont cette prestation est calculée impose à nos gestionnaires de crèches de s’aligner sur leurs obligations réglementaires minimales, s’agissant en particulier du taux d’encadrement ?
M. Nicolas Grivel. Je ne dirai pas que votre question est mauvaise, mais cela ne m’empêchera pas de défendre notre modèle de financement.
M. le président Thibault Bazin. Je vous invite à répondre aux questions sans tourner autour du pot. Qu’en est-il des grandes masses ?
M. Nicolas Grivel. En 2018, 3,1 milliards ont été consacrés aux EAJE, en 2022, à la fin de la précédente COG, 3,38 milliards, et 1,37 milliard sera ajouté à cette dernière somme à la fin de la COG actuelle, si l’on crée les places prévues, ce qui montre bien le dynamisme de cette convention, même s’il reste à confirmer dans la réalité.
Un solde net, obtenu en soustrayant les places détruites aux places créées, de 35 000 nouvelles places est programmé sur la période de la COG.
M. le président Thibault Bazin. Sur le 1,3 milliard, combien ira vers le stock et combien, vers les 35 000 places ?
M. Nicolas Grivel. Le temps pour Vincent Nicolle de faire un petit travail, et je vous répondrai dans quelques minutes.
J’en viens aux principes d’attribution de la PSU, sujet évidemment central. Ils ont été déterminés par une réforme ancienne, datant du début du XXIe siècle, et modifiés substantiellement en 2014. Il s’agit peut-être du plus mauvais système, à l’exception de tous les autres. Tout système de financement a ses travers, ses biais et peut faire l’objet d’optimisations. La PSU n’y fait pas exception. Si nous étions convaincus qu’il existait un système parfait susceptible de la remplacer, nous n’hésiterions pas à travailler en ce sens.
Les familles ont grandement bénéficié de la PSU et de son évolution. On avait en effet constaté que les systèmes antérieurs présentaient un défaut : un écart de plus en plus important se creusait entre les heures réalisées, donc les besoins des familles, et les heures facturées. On a élaboré les contours de la PSU pour réduire cet écart et répondre à ces besoins. De ce point de vue, la réforme de la PSU a atteint son but et permis de satisfaire davantage de familles, aux exigences différentes. C’est en particulier le cas des publics engagés dans des parcours d’insertion ou éloignés de l’emploi, dont les besoins réduits appellent un accueil occasionnel.
Ce système renvoie aussi aux logiques des financeurs dans leur diversité : si l’on finance des services d’accueil, c’est pour accueillir des enfants, qui doivent être présents. Il n’est pas attesté que cela crée une pression au remplissage ou à la suroccupation. Après la réforme de 2014 conduisant à la prise en compte du taux de facturation, on comptait, en 2015, 2,4 enfants par place inscrits dans les crèches ; en 2022, il y en avait 2. Cette réforme n’a donc pas produit d’effet de densification des crèches. Elle a cependant engendré des effets pervers, que nous avons mesurés, en particulier des effets de seuil liés aux 107 % et aux 117 % susmentionnés. Il ne faut toutefois pas dénaturer l’objectif initial de ces seuils, qui était de réduire le taux de facturation.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez donc conscience de ces effets pervers. Prévoyez-vous de les réduire ?
M. Nicolas Grivel. Tout à fait. Il est prévu dans la COG d’instaurer en 2025 un système de lissage de la PSU.
M. le président Thibault Bazin. Ce système sera-t-il rétroactif ? Nous avons cru comprendre au fil de nos rencontres que les CAF versaient le solde de la PSU l’année suivant celle de la liquidation, ce qui n’est pas évident pour les structures. Bénéficieront-elles de ce lissage en 2026 ? Connaîtront-elles les seuils d’attribution des bonifications en décembre 2025, ou ce lissage s’appliquera-t-il en 2024 ? Quels en sont les paramètres ?
M. Vincent Nicolle, sous-directeur de la Cnaf chargé du département gestion et financement de l’action sociale. Le barème de la PSU prend la forme d’un escalier passant par des seuils. Le dépassement d’un de ces seuils occasionne des pertes dans le barème qui, multipliées par le nombre d’heures, qui sont l’unité d’œuvre par rapport à laquelle nous calculons nos financements, peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros, pour certaines structures. On comprend que les acteurs aient pu témoigner de pression à ce sujet.
M. le président Thibault Bazin. C’est la double peine.
M. Vincent Nicolle. L’idée est de lisser le barème, de telle sorte que le passage d’un taux de facturation de 107 % à 107,1 % ne diminue les montants perçus que de quelques centimes, ce qui fera baisser la pression ressentie en évitant qu’une erreur de pilotage, un nombre insuffisant d’enfants accueillis ou la facturation excessive de certaines familles ne produisent des écarts trop importants.
Pour répondre à votre remarque sur le versement du solde, nous finançons les établissements en glissement. Par exemple, à la fin de l’année 2023, les établissements nous ont envoyé un budget prévisionnel relatif à l’activité qu’ils comptaient réaliser en 2024. Sur cette base, nous leur avons versé un acompte. Par la suite, nous actualisons avec eux leurs données en fonction de l’évolution de leur activité, ce qui nous amène à leur verser d’autres acomptes. Ils nous livrent en ce moment, au mois de mars 2024, les résultats définitifs de l’année 2023 – à ce jour, 20 % des crèches nous ont remis leurs comptes de résultat –, ce qui donne lieu au paiement du solde, soit des 30 % de PSU manquants.
En vue de l’application du lissage en 2025, qui concernera l’exercice 2025, nous publierons un simulateur permettant aux structures de mesurer l’effet d’un changement de leur barème.
M. le président Thibault Bazin. Il paraît que vous dispensez des formations très développées à l’usage du simulateur de la PSU, que veulent suivre les directeurs de structures publiques ou privées qui ont l’obsession de ne pas perdre de fonds. On sent que la pression exercée au sujet du modèle de la PSU et ces simulations ont un impact sur la qualité d’accueil, même s’il n’est pas voulu par vous, ainsi que sur le psychisme des responsables de structures.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Le système de la PSU permet de bien financer l’accueil d’enfants du point de vue quantitatif, le but étant de pourvoir les places ainsi financées. Comment la branche famille peut-elle financer la qualité d’accueil ? Si aucun dispositif ne valorise financièrement l’embauche de personnel formé au-delà des obligations réglementaires ou un taux d’encadrement supérieur au taux réglementaire, pourquoi le ferait-on ? Nos dispositifs de financement s’alignent sur le minimum réglementaire et ne reconnaissent pas suffisamment les efforts de tel ou tel gestionnaire pour améliorer la qualité d’accueil de son établissement.
Que pensez-vous d’une forfaitisation à la demi-journée ? Je comprends bien que certaines familles n’ont pas besoin que leurs enfants soient accueillis toute la semaine, voire plus de deux ou trois demi-journées éparses par semaine. Mais je ne connais pas beaucoup de familles qui n’ont besoin que d’une ou deux heures. En outre, les familles ne comprennent pas très bien pourquoi il serait problématique d’arriver à la crèche à huit heures trente plutôt qu’à huit heures. Alors que la réalité de la vie réclame de la souplesse, s’entendre demander par les gestionnaires de crèches d’être très à cheval sur les horaires à cause du modèle de financement crée une incompréhension chez les familles, qui ne trouvent pas vraiment de satisfaction dans cette relation.
M. Nicolas Grivel. Nous prêtons une grande attention au volet qualité du SPPE et à son renforcement.
Le terme de crèche PSU présente un travers sémantique en ce qu’il donne l’impression que les crèches qu’il désigne ne sont financées que par la PSU ; or nous les finançons aussi par des dispositifs forfaitaires à la place, tenant compte des caractéristiques des territoires, des contraintes des établissements et des enfants accueillis – niveau de pauvreté, handicap, etc. La stratégie définie dans la COG consiste à augmenter progressivement la part de ces financements au forfait de sorte à diminuer, dans les quatre ou cinq ans à venir, la pression résultant des dispositifs liés à l’activité. Cette stratégie va dans le sens que vous indiquez, car ces financements forfaitaires bénéficient à la structure, en améliorant la qualité d’accueil et l’attention portée aux enfants, et à son gestionnaire, en l’autorisant à mettre l’accent sur telle ou telle action en faveur de la qualité.
Grâce à la COG, nous renforcerons également le paiement forfaitaire d’heures non consacrées à la garde d’enfants : pour les journées pédagogiques – trois journées par an, ce n’est pas rien ; pour la préparation de l’accueil des enfants, car le temps passé à accueillir les familles, à créer du lien, à gérer les relations de parentalité, c’est de la qualité. Là encore, cela va dans le sens que vous indiquez.
Le Fonds publics et territoires (FPT) nous permet, en outre, de financer des projets qualitatifs que les crèches peuvent soumettre à la CAF locale. Enfin, nous accompagnons, avec l’État, un fonds d’innovation pour la petite enfance (Fipe) accordant des financements qualitatifs supplémentaires.
Nous ne sommes donc pas inertes. La difficulté que vous mettez en avant est à la jonction du réglementaire et du financier. Si l’on pense que les seuils réglementaires sont trop bas pour que l’accueil soit de qualité, il faut les rehausser, ce qui a évidemment un coût.
M. le président Thibault Bazin. Ce n’est pas la question. Le problème est qu’aucun accompagnement financier n’incite à dépasser les seuils réglementaires.
La lisibilité des dispositifs est d’autant plus importante qu’il existe des prix planchers et des prix plafonds. Quand une structure souhaite augmenter ses dépenses au-dessus d’un certain plafond, elle est pénalisée au regard de sa PSU. Cela n’incite guère à faire de la qualité que la CAF dise à une structure qui voudrait se montrer vertueuse en matière d’encadrement ou par d’autres types d’actions que son rôle n’est pas de l’accompagner.
M. Vincent Nicolle. La PSU comporte en effet un seuil d’exclusion : au-delà d’un prix moyen horaire extrêmement élevé – 17 euros –, nous ne versons plus cette prestation.
Dans la COG, en plus des autres leviers prévus, 80 millions d’euros, correspondant au doublement des capacités de financement du FPT, sont destinés à soutenir des projets tendant à élever la qualité, par exemple l’augmentation du taux d’encadrement, la mise sur pied d’équipes pluridisciplinaires pour répondre à tous les besoins des enfants ou encore des projets pédagogiques trop coûteux pour les établissements.
J’ajoute que la PSU, pour la première fois, fait l’objet d’une indexation.
M. Nicolas Grivel. Nous accordons une attention soutenue à la qualité du service, mais son coût doit être réaliste. Si nos crèches sont très qualitatives et intéressantes, mais que personne ne veut les installer parce qu’elles coûtent trop cher, nous ne serons guère avancés. Notre préoccupation est donc la masse des solutions mises à disposition des familles. Si nous avons du mal à créer des places supplémentaires, alors que nous en avons la capacité financière, c’est parce que les acteurs ont du mal à s’engager. Des collectivités qui considèrent que les crèches coûtent trop cher, il y en a.
Notre conviction est que les crèches doivent coûter plus cher, et nous nous sommes mis en situation, dans le cadre de cette COG, d’accompagner l’augmentation du coût. Sur le 1,1 milliard d’euros de dépenses supplémentaires que nous avons prévues, 400 millions vont au financement des places nouvelles et le reste aux effets prix et aux mesures nouvelles pour l’amélioration du stock – un effort conséquent est ainsi réalisé pour les places existantes.
Pour ce qui est du forfait, vous avez dit ne pas connaître beaucoup de familles ayant besoin de seulement une ou deux heures, mais elles peuvent exister, même si les besoins vont surtout de la demi-journée à la journée complète. Doit-on facturer uniquement un forfait matin quand des familles ont besoin de deux ou trois heures de plus ou doit-on leur faire payer un forfait demi-journée supplémentaire ? De tels cas sont fréquents et tout système a des effets pervers. Si on s’appuie sur des forfaits demi-journée, il y aura des conséquences pour les familles et la recherche d’optimisation. Je rappelle que la PSU s’est mise en place progressivement : nous savons que des problématiques existaient aussi dans des modèles alternatifs. Il faut être conscient que chaque idée peut avoir des conséquences négatives, y compris pour les familles. On peut comprendre que le plus confortable pour un gestionnaire, c’est de demander le paiement d’une journée complète ou de deux demi-journées pour un besoin de seulement trois quarts. Reste à savoir si les familles seront prêtes à payer le différentiel ou si elles feront le choix de se retirer du marché du travail en raison d’un coût trop élevé. Il y a un équilibre à trouver.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les crèches doivent coûter plus cher, dites-vous. Je crois qu’il faut surtout que l’argent public dépensé en la matière aille bien dans le service public des crèches.
Ma première question porte sur les frais de siège des groupes privés. Nous avons lu dans le rapport de l’Igas sur la qualité d’accueil et la prévention de la maltraitance dans les crèches que « la clé d’imputation des frais de siège peut ne pas être communiquée au financeur en dépit des demandes répétées de la branche famille. » Avez-vous une visibilité sur ces frais ? Êtes-vous en mesure de nous dire quels sont les pourcentages minimaux et maximaux et de préciser ce qu’il y a derrière ?
Ma seconde question, qui est un peu devenue une marotte, concerne plus la dépense fiscale que la dépense sociale. Des entreprises bénéficient, en tant que tiers-financeurs, d’un crédit d’impôt. Or nous avons constaté que certains grands groupes vendent à des entreprises des places de crèche et sollicitent d’autres structures, qu’elles appellent des partenaires mais qui sont en réalité indépendantes, pour accueillir les enfants, dans des conditions financières extrêmement opaques. Nous avons encore posé la question tout à l’heure, mais nous n’arrivons pas avoir des informations sur les montants des transactions financières. Cela signifie qu’on finance très certainement par de l’argent public – par le crédit d’impôt –, mais sans savoir à quelle hauteur, de la commercialisation de places. Je pense que nous serons tous d’accord pour dire que l’argent public doit participer à l’amélioration des conditions d’accueil des jeunes enfants dans les crèches. Mais comment savoir avec certitude que les fonds vont bien là où ils sont censés aller ?
M. Vincent Nicolle. Nous sommes en train de renforcer la capacité de la branche famille à y voir clair sur un certain nombre de dépenses financières. Nous avons un recueil des comptes de résultat des EAJE, mais il ne permet pas forcément d’identifier ces dépenses très clairement. Les travaux que vous menez sur les modèles économiques sont donc extrêmement utiles, et nous sommes nous-mêmes en train d’essayer de décrypter un certain nombre de modèles – nous avons pu fournir des réponses dans le cadre du rapport de l’Igas.
Nous continuons à regarder ce qu’il en est : quand on fait certains contrôles, on obtient des clés de répartition. On sait ainsi que pour tel groupe, les frais de siège s’élèvent, par exemple, à 38 millions d’euros et qu’ils sont réimputés au moyen d’une clé, par berceau ou par heure de fréquentation. Nous obtenons ces éléments, mais nous avons besoin de pouvoir contrôler les sièges – c’est un des enjeux de l’application de l’article 18 de la loi du 18 décembre dernier – en lien avec les inspections générales. Vous aurez noté, à cet égard, les récentes annonces de la ministre. Nous serons demain en mesure d’y voir beaucoup clair et de sécuriser la manière dont l’imputation se fait.
Je rejoins ce que vous avez dit : nous n’avons pas forcément, du côté de la branche famille, les compétences fiscales pour examiner la question de l’intégration fiscale dans certains groupes et la manière dont les refacturations ont lieu. Nous validons des frais de siège dès lors qu’il y a des refacturations, mais il existe d’autres types de frais que nous pouvons être amenés à exclure du calcul de l’assiette lorsque nous réalisons des contrôles sur des groupes, si nous estimons que ces frais ne sont pas suffisamment justifiés en termes de refacturation et qu’ils sont imputés d’une manière analytique.
M. le président Thibault Bazin. Vous attendez les conclusions de nos travaux, mais êtes-vous allés contrôler des sièges depuis l’entrée en vigueur de l’article 18 de la loi de décembre dernier ? Vous pouvez l’utiliser.
M. Nicolas Grivel. Cet article est assez récent, vous l’avez noté, mais nous sommes en train de mener une forte mobilisation, sur deux aspects. Le premier est le lien avec le pouvoir qui est également donné aux inspections générales : nous sommes en discussion avec l’Inspection générale des affaires sociales sur la façon de monter ce type de contrôle et de se mobiliser. Je crois que la ministre a fait, hier ou avant-hier, des annonces assez claires à ce sujet. Disons que cela commence. Mais j’ai l’impression de ne pas être clair, monsieur le président…
M. le président Thibault Bazin. Je vous ai demandé si vous étiez allés faire des contrôles et vous me répondez que des annonces intéressantes ont été faites. Si je traduis bien votre langage, cela veut dire non, mais on va y aller. Est-ce bien cela ?
M. Nicolas Grivel. Oui, sauf que ce n’est pas « on va y aller », mais « on y va », puisque des annonces viennent d’être faites.
Le deuxième aspect que j’évoquais est l’ouverture de capacités de contrôle sur les micro-crèches Paje. Là, nous y sommes allés : nous sommes en train d’expérimenter dans deux CAF notre méthodologie de contrôle – c’est un exercice récent et très intéressant.
M. le président Thibault Bazin. La commercialisation des berceaux est très opaque. Plus de la moitié sont achetés par des administrations publiques ou des collectivités. Des CTG sont conclus avec des collectivités dont certaines n’opèrent pas complètement en régie ou par le biais de DSP, mais achètent des berceaux. Financez-vous, par les CTG, l’achat de berceaux par des collectivités auprès de commercialisateurs ? Cette question appelle une réponse très claire. Si c’est oui, selon quelles modalités ?
M. Vincent Nicolle. Nous apportons notre soutien, dans le cadre des conventions territoriales globales, à des places qui sont également cofinancées par les collectivités territoriales. Si une collectivité a recours à un marché multiréservataires parce qu’elle a besoin, çà et là, d’avoir trente berceaux supplémentaires, il y a aura effectivement un bonus territoire pour les trente places réservées, ce qui aidera la collectivité.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous, dès lors, connaissance du montant de la réservation ?
M. Vincent Nicolle. Non, pas forcément. Nous connaissons le nombre de places soutenues, et nous pouvons trouver, dans les comptes de résultat des EAJE, un certain nombre d’éléments liés aux montants de réservation, mais nous n’avons pas nécessairement communication du montant de ces marchés, qui sont des contrats entre une collectivité et un prestataire.
M. le président Thibault Bazin. Sur quelle base aidez-vous la collectivité ?
M. Vincent Nicolle. Dans le cadre du bonus. Une collectivité qui réserve auprès de la plateforme de telle ou telle entreprise de crèche trente places supplémentaires, par exemple, déclare à la CAF cette réservation de places, et celles-ci sont valorisées en fonction du bonus prévu dans le territoire concerné par le barème : si le bonus est de 2 500 euros, nous versons ce montant à la collectivité.
M. Nicolas Grivel. C’est indépendant, vous l’avez compris, de la question de savoir quelle est la technique utilisée par la collectivité pour financer les berceaux. Nous finançons, pour notre part, l’engagement d’une collectivité au sujet d’un nombre de places, étant entendu que le barème, je l’ai dit, est plus ou moins élevé selon la richesse du territoire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’entends votre réponse, mais vous comprenez bien qu’on finance l’accueil de jeunes enfants en crèches et non la commercialisation de places. Quand des effets pervers de ce type existent, on peut s’interroger.
S’agissant des micro-crèches Paje, j’imagine que vous avez pris connaissance du rapport remis lundi. Il est extrêmement sévère, en particulier à l’encontre du financement par la Paje, qui a pour effet d’exclure une partie des familles, les plus modestes, de l’accès à l’offre. J’aimerais vous entendre sur ce point.
Nous avons constaté, lors de nos déplacements sur le terrain, l’existence de disparités entre les départements, qui nous interpellent également. Je pense en particulier aux mécanismes de soutien à l’investissement : nous ne sommes pas encore en mesure d’y voir très clair, tant il existe des disparités de fonctionnement selon les territoires.
M. Nicolas Grivel. L’aspect le plus intéressant du rapport, pour moi, est qu’il illustre bien la diversité du secteur dont nous parlons. Il n’y a pas d’homogénéité : les réalités sont très différentes, ce qui appelle probablement des réponses nuancées ou différenciées – ce n’est pas tout blanc ou tout noir. Il existe dans une partie du secteur des niveaux de rentabilité, de fonctionnement et d’optimisation qui posent un certain nombre de questions, d’où notre intérêt pour l’exercice d’une compétence de contrôle, même si vous savez que nous ne finançons pas les structures – nous solvabilisons les familles.
Il y a aussi, derrière tout cela, un débat plus global, et lui aussi très intéressant, sur la façon dont on développe dans les territoires l’accueil des jeunes enfants et le service public de la petite enfance de manière générale ; sur ce qui permet ou au contraire rend difficile le développement de solutions en mode PSU, si c’est du collectif ; et sur la manière dont on peut revenir sur ces questions et réfléchir, le cas échéant, pour certaines structures à des transitions, des passages, des bascules de la Paje à la PSU – cela peut poser des questions, mais le rapport lance en la matière une réflexion qui est, encore une fois, intéressante.
La branche famille est assez claire à ce sujet, me semble-t-il. Même s’il peut y avoir sur tel ou tel aspect des critiques, auxquelles nous avons essayé de répondre dans le cadre de décisions qui sont formalisées, annoncées, et qui sont en cours de mise en œuvre, il est clair que le modèle PSU présente des avantages très forts en matière d’accessibilité pour les familles, d’offre de service et de tarification nationale. Vous avez parlé de complexité : elle existe, mais il y a quand même des règles qui s’appliquent, y compris sur le plan national, et qui sont, je pense, très vertueuses pour le secteur et les familles. Nous croyons beaucoup à ce modèle sur le plan de l’accessibilité – les micro-crèches Paje peuvent faire l’objet d’un questionnement plus fort en la matière.
En ce qui concerne l’investissement, nous avons une politique de soutien à la création d’offre qui est globale, mais je pense que votre question portait moins sur le soutien à l’investissement dans les crèches PSU que sur celui concernant les micro-crèches Paje. Dans le cadre de la précédente COG, un exercice de ciblage a eu lieu en matière de soutien à l’investissement. Le soutien est un peu moins fort dans le cas des micro-crèches Paje que dans le secteur PSU, mais il est présent. Le ciblage qui existe porte sur des territoires prioritaires au sujet desquels la réflexion a été de se dire que s’il n’y avait pas de soutien à ce type de structure, il pouvait ne pas y avoir d’offre et donc pas de solution pour les familles.
Deux autres questions peuvent se poser. La première est de savoir si la CAF souhaite faire plus, dans certains cas, sur ses fonds locaux pour accompagner telle ou telle solution. Je pense que c’est moins vrai pour les micro-crèches Paje. Il y a parfois, localement, et c’est le second point, des débats au sein des CAF sur l’opportunité d’un soutien à l’investissement dans ces structures. Même s’il n’existe pas de politique de discrimination selon la nature juridique des porteurs de projets, ce point spécifique fait l’objet d’un débat. Nous avions ainsi décidé d’attendre le rapport de l’Igas et de l’IGF avant de statuer définitivement sur un nouveau régime de soutien à l’investissement.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Le fil conducteur de mes questions sera de savoir si la Cnaf a les moyens de mettre en œuvre les engagements qui ont été pris par le Gouvernement. Je pense en particulier à deux d’entre eux, qui sont les plus structurants : les ouvertures de places et les revalorisations salariales des professionnels de la petite enfance.
S’agissant du premier point, 100 000 places doivent être ouvertes d’ici à 2027. Toutes les personnes que nous avons auditionnées dans le cadre de cette commission d’enquête nous ont dit, sans exception, qu’il ne serait pas possible d’atteindre cet objectif. Les acteurs publics et associatifs que nous avons rencontrés ont même souligné que l’enjeu était plutôt d’éviter des destructions de places – pour eux, tel est le risque. La seule personne qui semble convaincue de la crédibilité de cet engagement, c’est la ministre, qui l’a encore rappelé cette semaine. Si je formule ma première question d’une façon un peu provocante, le directeur général de la Cnaf a-t-il encore confiance dans la crédibilité des engagements de la ministre ?
Je rappelle, pour être moins polémique, que 35 000 places en crèches PSU sont prévues par la COG, vous nous l’avez dit, et que l’engagement de 100 000 places porte sur du collectif ou de l’individuel. Il restera 65 000 places à créer : faut-il comprendre que vous comptez les ouvrir, d’ici à 2027, en micro-crèches Paje ? Un rapport extrêmement sévère, à juste titre, vient d’être remis au sujet de ce dispositif, qui devrait plutôt faire l’objet d’une réduction de la voilure. S’agira-t-il plutôt de 65 000 places chez des assistantes maternelles, sachant que 120 000 d’entre elles partiront à la retraite en 2030 ? Ces deux options me paraissent compromises, mais il en existe peut-être une troisième que je n’ai pas en tête. Je veux bien que vous nous expliquiez comment les 100 000 places prévues seront ouvertes ou que vous nous disiez si vous jugez que, dans les conditions actuelles, notamment compte tenu de la COG, l’objectif n’est pas tenable.
M. Nicolas Grivel. Je vais vous dire très précisément ce qui figure dans la COG, qui est notre engagement et celui de l’État vis-à-vis de nous. Il est question de 35 000 places nettes – il faut distinguer les évolutions brutes et nettes, puisqu’il y a, effectivement, des destructions de places, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Le besoin peut être moindre à certains endroits, mais je suis totalement d’accord avec ce que les professionnels vous ont dit et avec l’idée, que vous avez soulignée, qu’il faut être vigilant : la priorité est de ne pas détruire des places.
Si on regarde dans le rétroviseur, nous avons besoin, pour arriver à 35 000 places nettes supplémentaires, de créer, selon le ratio de fermeture, entre 50 000 et 60 000 places brutes. Je ne veux pas anticiper sur les discussions que vous aurez peut-être avec la ministre, mais il est possible que des créations brutes soient prises en considération dans le cadre de l’objectif de 100 000 places.
Mon sujet technique, si je puis dire, dans le cadre de la COG est de créer 35 000 places nettes. N’y voyez pas un artifice de langage : s’il faut créer pour cela, en réalité, de 50 000 à 60 000 places brutes, cela implique de trouver sur le terrain, département par département, territoire par territoire, des projets qui contribuent à la dynamique. Ce n’est pas facile dans le contexte global, mais cela correspond à des besoins. Il y a, en effet, le volontarisme politique et le besoin de faire : ce n’est pas un objectif tombé du ciel. Nous nous engageons : nous avons la volonté d’entrer dans cette dynamique pour accompagner les territoires lorsque c’est nécessaire. Si on arrive, par différents canaux, dont ceux que j’ai évoqués lorsque j’ai parlé du financement du secteur, y compris le stock existant, à détruire moins de places, on aura besoin d’en créer moins pour arriver au même résultat.
M. le président Thibault Bazin. M. Martinet a évoqué l’objectif de création de 100 000 places, voire 200 000, comme on a pu l’entendre parfois. Vous parlez, de votre côté, de 35 000 places nettes. Existe-t-il, pour le dire autrement, un objectif de création de places en Paje ?
M. Nicolas Grivel. Cela n’a jamais été reproduit dans la COG.
M. le président Thibault Bazin. L’objectif de 100 000 places n’existe donc pas ?
M. Nicolas Grivel. Je n’ai pas dit cela. Nous avons, dans le cadre de la COG, l’objectif de créer 35 000 places nettes en PSU : voilà la façon dont les choses sont exprimées. Vous aurez peut-être des discussions plus globales.
Par ailleurs, je l’ai dit, selon la façon dont on fonctionne, on peut être obligé de créer beaucoup plus de places pour arriver à ce résultat.
M. le président Thibault Bazin. Y a-t-il dans la COG des objectifs concernant les assistantes maternelles et les crèches en Paje ?
M. Nicolas Grivel. Non.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous répondez sur votre COG, ce qui paraît le plus logique, car c’est ce que vous avez signé. Dans ce document, vous avez raison, la question des 100 000 places ne figure nulle part ou alors je suis passé à côté. Vous avez, en revanche, annoncé 35 000 places en crèches PSU.
On trouve dans la COG un autre élément qui est un peu plus inquiétant. S’agissant de l’indicateur « taux de familles avec enfants de moins de 3 ans bénéficiant d’un mode d’accueil formel soutenu par la branche famille », c’est-à-dire ce qu’on appelle vulgairement le taux de couverture, vous prévoyez une cible stable, de 56 %, jusqu’en 2027, alors que le nombre d’enfants de moins de trois ans est en train de diminuer. Cela correspondrait plutôt à une baisse du nombre de places d’accueil : est-ce la bonne analyse ?
M. Nicolas Grivel. Je n’ai pas forcément en tête le mode de calcul de cet indicateur. Ce qui est certain, en revanche, c’est que nous considérons que le taux de couverture est globalement insuffisant. Notre volonté est donc de l’améliorer. Cela étant, nous n’avons jamais eu dans les COG, parce que nous n’avons pas de levier direct en la matière, des objectifs de création de places et de développement pour l’accueil individuel, qui est, pour de nombreuses raisons, le mode d’accueil majoritaire. Nous contribuons néanmoins, par le soutien que nous pouvons apporter à l’installation des assistantes maternelles et aux maisons d’assistants maternels, à agir dans ce domaine qui nous paraît absolument déterminant.
Ce qu’il est intéressant de regarder, dans une logique de service public de la petite enfance, c’est la régulation globale de ces réalités au plus près des territoires, en fonction des évolutions démographiques de la population et des professionnels, c’est-à-dire des besoins, et la manière dont on peut apporter des réponses. On n’est pas là que pour faire du collectif : si on trouve des solutions dans l’individuel, c’est également intéressant, et cela renvoie, une fois encore, à la promotion des métiers, à la façon dont on accompagne globalement, en individuel ou en collectif.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Pour compléter mes propos, il s’agit du deuxième indicateur de la COG, le taux de familles avec enfants de moins de 3 ans bénéficiant d’un mode d’accueil formel soutenu par la branche famille, pour lequel le résultat attendu est stable.
Vous aurez peut-être des contre-arguments à faire valoir, mais la première conclusion que je tire de notre échange, c’est que, pour dire les choses très simplement, la COG ne correspond pas aux ambitions annoncées par la ministre.
J’en viens à la revalorisation des salaires des professionnels : pour qu’elle ait lieu, il faut évidemment que les gestionnaires en aient les moyens. Je me suis rendu ce week-end à Toulouse, j’en ai déjà parlé, où une gestionnaire de crèche associative m’a présenté son budget, lequel m’a paru assez représentatif d’autres structures que j’avais déjà visitées. Elle m’a dit qu’il y avait cette année une augmentation du plafond de la PSU, de 6,70 % ou 6,75 %, me semble-t-il. La Cnaf a présenté cette évolution, sans doute à juste titre, comme une mesure forte : je crois qu’il n’y avait pas eu récemment d’augmentation aussi importante du plafond de la PSU. Or la gestionnaire m’a montré les augmentations de charges sur la même période. Si on prend en compte l’augmentation du Smic – je ne parle pas du bonus attractivité, de la revalorisation, etc., mais du minimum légal –, la hausse, forte, du coût des repas et celle des prix de l’énergie, bref l’inflation – je pense que cela parlera à beaucoup de gens –, la gestionnaire m’a dit qu’elle en était à + 17 %. Le résultat, alors que la CAF dit qu’elle fait un effort sans précédent d’augmentation du financement, est que la situation budgétaire, l’équilibre de la crèche est encore plus compliqué et que sa gestionnaire ne se sent pas du tout en mesure, compte tenu de ses moyens, de faire des revalorisations salariales. C’est un exemple concret qui est, je crois, représentatif du secteur.
Avez-vous des éléments objectifs à propos de l’augmentation des charges des gestionnaires ? Que répondez-vous à ceux d’entre eux qui disent que l’augmentation de la PSU est bien sympathique, mais que leurs charges augmentent et que leur situation est en train de se dégrader ?
M. Nicolas Grivel. La revalorisation a effectivement été très forte cette année, après une autre hausse de 5 % en 2022 – ce qui constitue quand même un cycle assez important –, pour les raisons que vous indiquez, l’inflation et l’accompagnement du secteur dans la dynamique actuelle.
Nous prenons en considération, Vincent Nicolle l’a dit, un indice mixte prix-salaires, de façon macroéconomique, car nous sommes obligés de raisonner globalement, au niveau national. La revalorisation qui a eu lieu est cohérente avec nos indicateurs et les éléments de détermination de l’indice mixte prix-salaires, qui nous permet de faire un effort conséquent, encore une fois, envers les structures et les crèches. Il peut exister des différences selon les endroits, les situations, les cas, mais il est évidemment difficile pour nous d’aller beaucoup plus loin que cette revalorisation.
Par ailleurs, cela n’empêche pas des revalorisations sur d’autres segments des financements. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, la PSU n’est qu’un élément du financement – c’est un aspect important, mais ce n’est pas le seul. Il existe ainsi d’autres formes de revalorisation, portant sur les différents bonus et les différentes actions dont bénéficient les gestionnaires, en particulier dans les territoires les plus fragiles. Il faut donc prendre en compte un mix complet, et non pas seulement la revalorisation de la PSU, même si, encore une fois, elle est importante et même si je ne néglige pas les difficultés des gestionnaires que vous relayez.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Si je comprends bien, cet indice mixte prix-salaires est censé correspondre à l’évolution des charges des EAJE. Comme l’indice a augmenté de 5 % l’année dernière, vous avez revalorisé la PSU de 5 % et cette année, puisqu’on est à + 6 % et des poussières, vous avez procédé à une revalorisation en conséquence. La PSU, en gros, est donc indexée sur l’augmentation des charges des gestionnaires.
M. Vincent Nicolle. L’indice mixte s’appelle ainsi parce qu’il mixe deux agrégats de la comptabilité nationale, qui sont le salaire moyen par tête et l’indice des prix à la consommation. Compte tenu du modèle économique des structures que nous accompagnons, à savoir les crèches, la répartition est plutôt de 80 % pour le salaire moyen par tête et de 20 % pour l’indice des prix à la consommation. L’augmentation était de 4,11 %, mais la COG a permis une revalorisation exceptionnelle supplémentaire qui a conduit à une hausse de la PSU de 6,71 %.
Si on regarde le réalisé 2023 – quand nous avons signé la COG, c’était sur la base d’une prévision, mais nous avons maintenant un peu de recul – on voit qu’on est à + 4,44 % en moyenne, mais cela n’exclut pas, comme l’a dit le directeur général, que des structures connaissent des hausses de coûts beaucoup plus fortes, par exemple du fait de contrats sur des fluides, qui ont des impacts importants, ou de loyers.
Les CAF mettent en place une démarche qui permet d’accompagner les gestionnaires en difficulté. Lorsqu’on est confronté à une hausse de budget du niveau de celui de l’établissement situé en Haute-Garonne que vous avez évoqué, on peut être accompagné par la CAF, afin de retrouver un équilibre économique plus soutenable – une augmentation de 17 % est effectivement très conséquente.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Sans trop entrer dans les détails techniques, l’évolution du salaire moyen n’est pas la même chose que l’évolution du Smic – ce dernier a augmenté plus fortement que le salaire moyen. Or il me semble que la proportion de salariés au Smic dans un établissement d’accueil de jeunes enfants est importante. Notre commission d’enquête n’est peut-être pas le lieu pour débattre de cet indice, mais la question de savoir à quel point il est vraiment représentatif de l’augmentation des charges des EAJE peut se poser.
J’en viens au bonus attractivité, pour m’assurer que j’ai compris ce mécanisme. On passe d’un côté, dans le secteur public, par le Rifseep (régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel) et, de l’autre, dans le secteur privé, lucratif ou non, par l’évolution des conventions collectives. Jusqu’à présent, si je ne me trompe pas, une seule convention collective a évolué en ce sens, celle de la branche Alisfa (acteurs du lien social et familial), qui réunit une partie du secteur associatif. Sauf erreur de ma part, une fois encore, les deux tiers des augmentations sont pris en charge par la CAF : le reste du bonus attractivité doit être assumé par le tiers-financeur, la collectivité ou le gestionnaire, du secteur associatif ou privé lucratif, et on voit bien les difficultés que cela peut poser. Des acteurs nous disent que seules certaines collectivités ont les moyens de procéder à une revalorisation, parce qu’elles peuvent financer le tiers restant à leur charge.
À Lyon, par exemple, une revalorisation significative a eu lieu, mais les gestionnaires de la petite et de la grande couronne nous interpellent. Le problème est que leur collectivité n’aura pas les moyens de procéder à une revalorisation, ce qui conduira à une mise en concurrence : en gros, les professionnels vont migrer à Lyon. Tant mieux pour cette ville et pour les professionnels qui y exerceront, mais que fait-on pour les crèches implantées en périphérie, qui paient les conséquences ?
J’aimerais bien que vous rebondissiez sur cet exemple et que vous nous disiez plus généralement, si vous prenez bien en charge les deux tiers de la revalorisation, ce qu’on dit aux gestionnaires qui ne peuvent pas assumer le tiers restant et ce qu’on fait pour eux.
S’agissant toujours du bonus activité, quelle proportion de professionnels et de gestionnaires pensez-vous arriver à couvrir à la fin de la COG actuelle ? L’objectif est-il de 50 %, 90 % ou 100 % des collectivités dans le cadre du Rifseep ? Avez-vous un peu de visibilité en la matière ?
M. Nicolas Grivel. Votre question sur le bonus attractivité est très précise. Cela étant, la question de savoir qui a la capacité de faire, et dans quelles conditions, se pose d’une manière beaucoup plus globale que pour cette seule revalorisation, qui pourrait s’entendre ou se comprendre, dans l’absolu, dans une logique d’employeur classique, public ou privé, qui est de se dire qu’on revalorise les salaires et qu’on trouve un équilibre économique.
De fait, parce que c’est un secteur important et très accompagné, en particulier par la branche famille, il y a eu une décision qu’on retrouve dans peu de secteurs, dans une logique d’accompagnement important – à hauteur des deux tiers – par la branche, dans le cadre d’un mouvement beaucoup plus général potentiellement, ce qui peut amener à se poser la question, comme vous l’avez fait tout à l’heure, monsieur le président, de savoir ce qui se passe pour ceux qui se sont décidés plus tôt, c’est-à-dire comment ils peuvent aussi bénéficier de l’accompagnement, ainsi que la question de savoir comment ceux qui sont un peu plus en difficulté peuvent s’y prendre, mais, encore une fois, la question est beaucoup plus globale : elle aurait pu se poser sans le débat sur le bonus attractivité et, de fait, elle se posait déjà, puisqu’il y a des secteurs et des collectivités qui paient différemment.
M. le président Thibault Bazin. Ceux qui s’y sont pris plus tôt seront donc accompagnés ?
M. Nicolas Grivel. Non, ce n’est pas ce que j’ai dit.
M. le président Thibault Bazin. Je n’ai pas du tout compris ce que vous avez dit, et je ne pense pas être le seul.
M. Nicolas Grivel. Ce que je veux dire, c’est que des augmentations salariales arrivent toute la vie – elles ont vocation à se produire tous les ans. On n’élabore pas chaque année, dans un secteur professionnel, un bonus attractivité. Il se trouve qu’il y a là une volonté d’accompagner le secteur dont nous parlons, d’où la création du bonus attractivité, mais la question aurait pu se poser d’une manière beaucoup plus globale, dans le cadre d’améliorations de financement d’un secteur professionnel qui ne s’accompagnent pas d’une mesure ciblée sur des revalorisations salariales – c’est assez original et assez volontariste.
Cela ouvre un débat beaucoup plus global sur la façon dont on accompagne les collectivités qui s’engagent, y compris lorsqu’elles ont moins d’argent, en faveur du service public de la petite enfance et je vous renvoie, à cet égard, à mes réponses précédentes à propos du bonus territoire, du bonus trajectoire et de l’accompagnement massifié, et plus favorable, qui est mis en place pour les territoires les plus fragiles.
M. le président Thibault Bazin. Pour formuler autrement la question très précise de mon collègue William Martinet, la Cnaf aura-t-elle les moyens de soutenir les revalorisations ? J’ai compris que vous aviez prévu 700 millions pour les structures existantes. Elles sont l’enjeu principal, avant même les créations de places qu’on peut imaginer. S’agissant des structures existantes, l’enveloppe de 700 millions que vous avez prévue repose‑t-elle sur une hypothèse de revalorisation à 100 %, pour tout le secteur public et tout le secteur privé ?
M. Nicolas Grivel. L’objectif est bien que tous les salariés puissent en bénéficier.
M. le président Thibault Bazin. L’objectif, d’accord, mais vous avez bien formulé une hypothèse : est-elle de 100 % ? Pour aller plus loin, si le taux d’encadrement évolue – j’ai vu les préconisations du rapport Peyron – le volume du personnel évoluera un peu à la hausse dans les structures existantes, et les salaires aussi, je crois que tout le monde le souhaite. Les 700 millions qui sont prévus seront-ils donc suffisants ? Quelles hypothèses avez-vous retenues dans le cadre de la COG ? Y en a-il une au sujet de l’évolution du taux d’encadrement ?
M. Nicolas Grivel. À ma connaissance, l’objectif est bien de couvrir l’ensemble des revalorisations du secteur, et donc des salariés qui en bénéficient. À ce stade, il n’y a pas d’évolution du taux d’encadrement. Si elle se produit…
M. le président Thibault Bazin. Il faudra alors un avenant à la COG.
M. Nicolas Grivel. Le cas échéant.
Je vous remercie de l’attention que vous portez aux moyens dont la branche famille dispose pour accompagner le secteur. Ils sont très importants, et la dynamique l’est aussi – elle est très positive et doit permettre d’aller soutenir fortement le secteur. C’est déjà très intéressant : mobilisons-nous tous, collectivement, pour que le secteur puisse en bénéficier, en particulier les salariés.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je passe à un autre sujet. Le conseil d’administration de la CAF d’Ille-et-Vilaine a adopté une motion relative à des montages de porteurs de projets de micro-crèches dans lesquels des SCI (sociétés civiles immobilières) sont propriétaires des murs, le soupçon étant, compte tenu de l’opacité des montages en question, que les propriétaires réels des SCI soient en réalité les gestionnaires des micro-crèches et que ces derniers demandent à la CAF de payer des loyers élevés, qui tombent en fait dans une seule et même poche. La Cnaf a-t-elle pris au sérieux cette alerte ? Que comptez-vous faire pour éviter les montages abusifs et quelles évolutions législatives devrions-nous, de notre côté, adopter ? J’imagine, en effet, que nous sommes tous défavorables à de tels détournements d’argent public.
M. Vincent Nicolle. Dans le cadre des nouvelles mesures concernant les subventions d’investissement – les circulaires sont publiques et accessibles sur le site de la Cnaf –, nous avons prévu des mesures de sécurisation accrues, notamment afin de prendre en compte certains montages. Vous avez parlé des micro-crèches, mais cela concerne aussi la PSU et des associations – il ne s’agit pas uniquement de grands groupes privés. Des associations peuvent détenir des SCI qui sont propriétaires de locaux loués à un gestionnaire d’EAJE, lequel organise l’accueil des enfants.
Nous demandons désormais une déclaration d’intérêts, car nous avons besoin de savoir s’il existe des liens entre le propriétaire des murs et la personne qui gère l’activité. Sur la base de cette déclaration d’intérêts, nous pousserons nos investigations pour voir plus clairement les logiques de refacturation interne – une société de ménage, de communication ou autre peut ainsi travailler exclusivement pour une crèche. Nous avons également besoin d’avancer, je l’ai dit tout à l’heure, au sujet des comptes de résultat afin d’être beaucoup au clair sur les modèles économiques suivis – je pense à la sous-traitance, là encore pour le ménage, par exemple, ou encore à la valorisation des loyers. En cas de lien avéré entre la personne ou l’entreprise qui détient les locaux et la crèche, il faudra une attestation, établie par un notaire, qui montre que le local est loué au prix du marché.
D’autres mesures de sécurisation sont prévues pour sécuriser les reventes dans le cadre d’opérations immobilières – on revend, par exemple à un groupe, une crèche qu’on a créée avec une subvention de la CAF, et on fait une plus-value liée à la vente de l’activité et du bien immobilier. Nous sécurisons désormais la situation pour nous assurer qu’on investit bien pour une crèche et que celle-ci fonctionne au moins quinze ans, c’est-à-dire que l’argent public est investi comme il faut – pour garder des enfants.
M. le président Thibault Bazin. Mon collègue William Martinet vous a aussi demandé s’il fallait un arsenal législatif nouveau. Je rappelle, par analogie, que les néocentres de santé ont connu des dérives liées à leur financiarisation et que nous avons adopté une proposition de loi, déposée par Fadila Khattabi, afin de les réguler. Il fallait légiférer pour se doter d’outils et de pouvoirs à l’égard de sociétés parallèles qui, parfois sous couvert d’associations, vendent diverses choses, notamment des prestations. Dans l’analyse que vous faites actuellement, le législateur a-t-il besoin d’agir ou bien les outils existants vous suffisent-ils ? Ce n’était pas le cas pour vos homologues de la branche maladie.
M. Nicolas Grivel. En toute modestie, je le dis parce que vous aurez peut-être d’autres apports qui vous conduiront à penser qu’il faut au contraire légiférer, je pense que les mesures que vient de détailler Vincent Nicolle sont déjà très intéressantes, même s’il est encore un peu tôt pour en apprécier la portée. Comme M. Martinet l’a dit, il existe en la matière une vigilance dans un certain nombre de CAF et nous avons des retours positifs sur le nouveau dispositif. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura jamais d’autres besoins, sur des points plus précis, d’autant que nous avons raisonné à droit constant, au sens où nous ne faisons pas la loi, contrairement à vous, et cela ne signifie pas davantage que nous ne vous soumettrons pas plus tard d’autres idées, s’il nous en vient.
Le modèle dans lequel le gestionnaire est le propriétaire des lieux n’est pas en soi blâmable. Il ne faut pas l’interdire, par exemple lorsque des crèches sont situées au pied d’un immeuble qui sert, par ailleurs, à d’autres choses – il peut y avoir des logements ou d’autres activités. On doit trouver un équilibre compatible avec la réalité de la vie. Ce qui est blâmable, c’est le phénomène que vous pointiez et que nous avons, je pense, contrecarré par nos mesures de sécurisation. Nous souhaitons, en tout cas, regarder un peu leur application pour voir si elles sont suffisantes avant d’envisager d’autres mesures.
M. le président Thibault Bazin. On voit bien qu’il y a un besoin d’homogénéisation des pratiques sur le plan immobilier. Des gestionnaires nous ont expliqué que certaines CAF appelaient à créer des SCI pour les montages de création. Il faudrait, en parallèle de la régulation qui est mise en œuvre, que d’autres montages soient promus, d’une façon vertueuse.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je reviens un peu en arrière pour partager avec vous, à propos de la PSU, deux remarques formulées par des personnes que nous avons auditionnées. Elles ont pointé une première aberration s’agissant du prix de 10,50 euros de l’heure – je ne sais plus très bien s’il s’agit du prix plafond ou du prix de revient, mais j’imagine que cela vous parlera –, qui aurait été inchangé depuis des années. L’autre aberration est celle de « l’enfant magique de dix-sept heures à dix-neuf heures qui n’existe pas » – je reprends texto la terminologie qui a été utilisée devant nous, parce que je trouve qu’elle est assez parlante.
Pour compenser la faiblesse du prix plafond, on ajoute des bonus, mixité, handicap ou attractivité, qui sont louables mais qui accroissent les exigences administratives pesant sur les directeurs de crèches. J’ai bien compris que, pour vous, les « gagnants » de la PSU étaient les familles, mais le secteur trouve que les personnels servent de variable d’ajustement.
Pour renforcer la qualité en PSU, on peut travailler sur les taux d’encadrement ou faire en sorte que le directeur soit au plus près de ses équipes, ce qui implique moins d’administratif. Nous avons déjà parlé de lissage et de forfaitisation, mais j’aimerais savoir si vous menez une réflexion sur l’allègement du travail administratif des directeurs de crèche.
M. Nicolas Grivel. Les éléments relatifs au prix plafond sont, évidemment, ce que nous faisons évoluer dans le cadre de la revalorisation – ce sont les 6 % que j’ai mentionnés tout à l’heure. Tous les paramètres sont discutables, mais on s’est dit, à un moment, qu’il fallait réguler un peu de manière globale et éviter, ce qui peut exister dans certains cas, des dérives de coûts.
Le deuxième exercice a été de se demander si, dans l’hypothèse où on aurait des moyens supplémentaires pour le dispositif global de la petite enfance, on devrait les allouer uniquement à la PSU, au risque de renforcer quelques effets pervers que vous percevez de votre côté, ou s’il fallait renforcer d’autres leviers, dans une logique un peu plus forfaitaire. Le choix qui a été fait dans le cadre de la présente COG a consisté à se dire qu’on allait compléter la PSU et monter en puissance pour ce qui est des aspects forfaitaires.
Vos questions, et je vous en remercie, me permettent aussi de préciser ma pensée en ce qui concerne les gagnants en matière de PSU. Je ne voulais pas dire que ce n’était pas grave si les personnels souffraient des évolutions. Par ailleurs, il faut bien avoir en tête que si les familles sont peut-être des acteurs moins organisés que d’autres en matière de prise de parole, on doit quand même prendre en compte leurs considérations.
M. le président Thibault Bazin. Ne dites pas « quand même » : il faut prendre en compte leurs considérations.
M. Nicolas Grivel. Oui. Vous connaissez bien les familles et les territoires : les familles souffrent de l’inflation que M. Martinet a évoquée. Même chose quand Mme Tanzilli demande quels sont besoins et comment on s’adapte. Il ne faut pas perdre de vue cette logique, même si nous tenons un discours très technique, naturellement.
Comment peut-on alléger la pression sur les professionnels, notamment le personnel de direction, qui peut ensuite la répercuter sur les équipes ? C’est une question que nous avons en tête ; elle est au cœur des réflexions sur le lissage que vous avez rappelées. C’est un sujet qui revient très fréquemment – vous y avez d’ailleurs fait allusion, monsieur le président. L’allègement du travail administratif fait partie, effectivement, des préoccupations qui sont les nôtres.
Nous avons tendance à juxtaposer les dispositifs pour des raisons très louables que j’ai présentées en introduction. Quand on cherche à atteindre un objectif précis, on crée un instrument précis, comme le bonus inclusion, le bonus territoire ou le bonus attractivité, mais il y a un moment où il faut simplifier la vie des gens. Cela passe par des outils, par de l’accompagnement, par des formations et par une simplification de notre côté. Je peux vous assurer que nous y travaillons ardemment, même si nous devons aussi apporter des réponses à des commandes et à des attendus.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je comprends donc que le lissage pourrait alléger un peu le travail des directeurs de crèches.
Je crois que M. Nicolle y a déjà un peu répondu, mais j’ai aussi une question portant sur l’aide à l’installation. Cette aide est valable, me semble-t-il, si la structure reste ouverte pendant dix ans. Or on a pu lire qu’il existait parfois des effets d’aubaine. Avez-vous à gérer beaucoup de demandes de remboursement portant sur des cas dans lesquels les conditions prévues n’ont pas été respectées, par exemple s’il y a moins de berceaux que prévu ou si les structures ferment ? Est-ce quelque chose que vous avez à gérer fréquemment, ce qui expliquerait que vous fassiez passer, d’après ce que j’ai compris, l’obligation de maintien des places de dix à quinze ans ?
M. Vincent Nicolle. Je ne dispose pas d’éléments chiffrés précis, mais les situations que vous évoquez sont extrêmement rares. La question qui se pose est celle du maintien de la destination sociale : il arrive que des structures soient revendues dans les dix ans, mais elles restent souvent des crèches : le bâtiment continue à être dédié à l’accueil d’enfants.
Comme nos subventions sont d’un niveau important – elles peuvent aller jusqu’à 80 % du coût d’un projet – nous avons souhaité une durée plus longue. C’était une demande qui remontait de nos administrateurs, du terrain. Vu l’importance de notre engagement auprès de nos partenaires, nous tenons à ce qu’ils prennent eux-mêmes l’engagement, vis-à-vis de la branche famille et des pouvoirs publics, de maintenir l’accueil sur une durée plus longue, qui est désormais alignée, vous l’aurez noté, sur ce que prévoit la loi. L’autorisation de fonctionnement d’une crèche, qui était auparavant durable, est maintenant réévaluée tous les quinze ans. Il était assez logique d’aligner les durées.
Je reviens sur une question de M. Martinet portant sur la nécessité de légiférer : en matière de subventions d’action sociale, nous agissons dans un domaine extralégal. Nous travaillons de manière contractuelle, par des engagements synallagmatiques avec des partenaires. On peut donc tomber assez rapidement, dès lors qu’on veut cadrer un peu les choses, sous le coup des grandes libertés économiques. C’est pour cela, par exemple, qu’on ne peut pas écarter tel type de gestionnaire du fait de sa nature : on ne peut pas dire qu’on n’accordera pas de subvention d’investissement à une SCI. Interdire une subvention du fait du statut de la personne qui la demande serait disproportionné et donc perçu comme discriminatoire.
M. le président Thibault Bazin. S’il vous semble que vos réponses n’ont pas été suffisamment complètes et claires, c’est-à-dire si elles vous apparaissent à vous-mêmes nébuleuses a posteriori, je vous invite à nous transmettre des précisions dans les meilleurs délais.
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31. Table ronde avec des représentants des sections « petite enfance » des organisations syndicales nationales : Mme Jocelyne Cabanal (CFDT), Mme Myriam Lebkiri, M. Joël Raffard et M. Stéphane Fustec (CGT) ; M. Léo Lasnier et Mme Stéphanie Prat-Eymeric (FO), M. Jean-Yves Delannoy, Mme Mireille Hajar et M. Louis Delbos (CFE-CGC) Mme Aline Mougenot (CTTC) (28 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mesdames, messieurs, il nous semblait important de vous auditionner sur le sujet de l’accueil en crèche qui nous occupe depuis deux mois, sous ses divers aspects : pénurie de professionnels ; conditions de travail ; rémunérations ; formation ; prévention et contrôle ; enjeux liés à la qualité de l’accueil. Nous ne pourrons pas aborder tous ces sujets ce matin. Un questionnaire a été par Mme la rapporteure à chaque organisation syndicale et nous lirons avec attention les réponses que vous y avez appportées.
Pour cette audition, je vous propose de vous concentrer sur le message principal que vous souhaitez nous adresser dans le cadre de nos travaux et sur les questions que nous vous poserons. Je laisserai chacun se présenter plus en détail lorsqu’il prendra la parole pour son organisation. Je serai moi-même très bref car nous ne disposons pas d’un temps illimité.
Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Jocelyne Cabanal Mme Myriam Lebkiri, M. Joël Raffard, M. Stéphane Fustec, M. Léo Lasnier, Mme Stéphanie Prat-Eymeric, M. Jean-Yves Delannoy, Mme Mireille Hajar et M. Louis Delbos prêtent successivement serment.)
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). La CFDT vous remercie d’accueillir la parole des représentants des professionnels d’un secteur en crise. Nous vous transmettrons des chiffres dans nos contributions. Toutefois, la base documentaire de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), les conclusions des missions de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et les travaux du comité de filière « petite enfance » offrent d’ores et déjà beaucoup de matière.
Le secteur est en crise pour plusieurs raisons : baisse de l’attractivité des métiers ; baisse de la qualité de vie au travail dans les structures de la petite enfance ; pression budgétaire qui n’a jamais faibli ; attente – légitime – des parents que le service public de la petite enfance accueille leurs jeunes enfants. Le secteur a démontré son utilité pendant la crise du covid. Nous avons affaire à des travailleurs essentiels, qui ont été indispensables à la mise en œuvre des plans de continuité d’activité (PCA).
Parmi les causes de la crise, la CFDT identifie une forme de désengagement de la puissance publique. Rappelons que la convention d’objectifs et de gestion (COG) signée en 2017 prévoyait moins d’ouvertures de places que la COG précédente, et que la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (dite loi « Asap ») ainsi que divers arrêtés ont fait évoluer à la baisse le taux d’encadrement et les attentes en matière de qualification des personnels, et ont permis une hausse des accueils d’enfants en surnombre, ce qui entraîne des diminutions ponctuelles des taux d’encadrement. Il en est résulté une intensification du travail et une pression accrue sur les structures de la petite enfance pour maîtriser un taux de remplissage très élevé, alors même que le fonctionnement de ces structures dépend aussi de la population accueillie et des contraintes des parents en terme d’horaires et d’emploi.
Il nous semble qu’un début de réponse a été trouvé dans le cadre du comité de filière, d’abord grâce à un diagnostic partagé par tous les acteurs, employeurs et professionnels, qui se sont réunis autour de la table. Il nous semble toutefois que la place des employeurs publics et leur investissement en la matière mériteraient d’être renforcés.
Si tous les professionnels n’exercent pas dans le secteur privé, il nous semble important que tous bénéficient des travaux du comité de filière, d’autant que certains d’entre eux n’ont pas été intégrés dans le périmètre des travaux. Tel est notamment le cas des agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem), dont le métier entrera peut-être en concurrence si l’attractivité des métiers de la petite enfance est améliorée.
Le principal intérêt du comité de filière est d’avoir suscité un engagement pour un socle social permettant de garantir, à terme, une évolution des conditions d’emploi et de travail. La CFDT est très favorable aux mesures qui en découlent, notamment au bonus attractivité. Nous avons hâte que le cafouillage de sa mise en œuvre par la Cnaf soit résorbé, car il permettra d’améliorer la rémunération des professionnels ainsi que la qualité de l’emploi et des conventions collectives.
Cette évolution est conforme à l’engagement signé par tous les employeurs et à l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le partage de la valeur, qui vise à faire en sorte que les gens ne soient pas collés au Smic pendant toute la vie. La dynamique des parcours professionnels dans le secteur de la petite enfance est essentielle.
Pour améliorer les conditions d’emploi et de travail dans les structures, le dialogue social et le dialogue professionnel sont indispensables. Cela signifie qu’il faut prévoir des temps d’analyse de la pratique et des remplacements si nécessaire. Dans les structures aux amplitudes horaires importantes, prévoir une réunion tout en garantissant un temps de repos n’est pas toujours facile. La question du remplacement, dans le secteur de la petite enfance, nous semble se poser avec force.
Dans certaines structures telles que les micro-crèches, il n’y a pas de dialogue social ni de représentant du personnel. Rappelons aussi la baisse de la qualité du dialogue social due aux « ordonnances Macron », qui ont réduit le nombre de représentants de proximité. Il faut reparler qualité du travail et conditions de travail, ce qui suppose d’avoir des représentants du personnel et d’améliorer le dialogue.
Enfin, il faut reconnaître l’intérêt général du secteur de la petite enfance. Pour ce faire, la CFDT propose de transformer les crèches en entreprises à mission, pour équilibrer la pression budgétaire et financière par les services rendus et par la qualité de service attendue d’un service d’intérêt économique général (Sieg).
Mme Myriam Lebkiri (CGT). Nous avons beaucoup échangé sur le secteur de la petite enfance. Espérons que cette fois sera la bonne !
Le 8 mars n’est pas loin. Pour les femmes, le secteur de la petite enfance est un double enjeu. Il doit être disponible en qualité et en quantité pour leur permettre d’exercer leur emploi. Il participe donc à l’émancipation des femmes au travail. De plus, dans ce secteur, les travailleuses sont ultramajoritaires, ce qui explique peut-être que le secteur de la petite enfance soit si mal reconnu, tant du point de vue financier que de celui des conditions de travail et de la pénibilité.
Sur l’attractivité et le besoin en emploi, nous avons publié avec l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) une étude montrant l’importance du besoin en emploi pour proposer un service de qualité aux enfants, aux parents et aux personnels en poste. Elle prévoit qu’il faut embaucher 218 000 personnels pour maintenir un service de qualité.
Il faut un investissement de plus de 5 milliards pour assurer ces embauches et revaloriser les métiers de la petite enfance – je rappelle que le code du travail compare les métiers sur la base de leur « valeur égale ». Faire preuve de ténacité et de volontarisme en matière de reconnaissance des métiers à prédominance féminine exige de dégager des budgets à hauteur de 5 milliards, et même de 11 milliards pour embaucher de manière significative dans les métiers de la petite enfance.
L’attractivité de l’emploi, dans le secteur de la petite enfance comme ailleurs, dépend des conditions de travail, qui doivent être à la hauteur de l’engagement des personnels. Il faut revoir le taux d’encadrement.
La CGT dénonce l’actuel taux d’encadrement, qui est à l’origine d’importants troubles musculo-squelettiques et psychosociaux et qui amoindrit la qualité d’accueil des jeunes enfants en empêchant la réalisation de certains projets pédagogiques. Il entraîne la déqualification de tous les métiers de la petite enfance, exercés par des collègues qui ne font que garder des enfants et changer des couches, sans réel projet ni revalorisation des qualifications et des métiers.
Gagner des conditions de travail à la hauteur, cela signifie aussi de reconnaître la pénibilité des métiers et l’usure professionnelle en fin de carrière. La négociation sur l’emploi des seniors est en cours. Dans ce cadre, il faut absolument faire quelque chose pour les salariés de la petite enfance.
Il faut renforcer leur protection sociale. Nous avons plein d’idées – j’espère qu’elles seront toutes prises en note. Il faut des droits à congés supplémentaires. Les salariés du secteur de la petite enfance sont répartis dans plusieurs conventions collectives ; certaines sont convenables, d’autres sont moins-disantes. Tout cela doit être revu.
Concernant les financements, nous avons aussi plein d’idées, pour les métiers de la petite enfance comme pour les autres. Il faut revenir sur les exonérations de cotisations sociales, estimées à 156 milliards par an. Il faut assurer la conditionnalité des aides publiques et augmenter les dotations de l’État aux collectivités territoriales.
Depuis une vingtaine d’années, le secteur marchand s’est emparé du secteur de la petite enfance, comme de celui du grand âge. Les scandales sont légion. La qualité de l’accueil, des rémunérations et des conditions de travail des personnels de la petite enfance a été tirée vers le bas. Il faut changer de paradigme et arrêter de croire qu’ouvrir le secteur au marché et le mettre aux mains des actionnaires arrangera les choses.
Mme Stéphanie Prat-Eymeric (FO). Le bien-être et la sécurité des bébés et des salariés travaillant dans le secteur de la petite enfance est, pour notre confédération, un sujet très important qu’il faut saisir à bras-le-corps. Il s’inscrit dans l’une des principales missions de la branche Famille de la sécurité sociale, qui est de garantir la conciliation de la vie professionnelle et personnelle en permettant aux parents de faire accueillir leurs enfants à un coût abordable dans un environnement de qualité. La réussite de cette mission suppose la mise à disposition des familles d’un système d’accueil des jeunes enfants de qualité et accessible.
Or, notre organisation syndicale n’a eu de cesse de le rappeler, depuis près d’une décennie, les carences en matière de création de places de crèches relevant de la prestation de service unique (PSU) sont propices au développement anarchique des micro-crèches relevant de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje). Cette carence de l’État a été très profitable au secteur marchand, mais dramatique pour les familles – seules les structures relevant de la PSU garantissant une mixité sociale grâce à un reste à charge soutenable pour les parents – et pour les métiers de la petite enfance.
Comme le rappelle à raison le rapport conjoint de l’Igas et de l’Inspection générale des finances (IGF) intitulé « Micro-crèches : modèles de financement et qualité d’accueil », la logique de profit commande la gestion de ces établissements privés. Cette logique de profit est favorisée par un cadre réglementaire bien moins exigeant que celui applicable aux établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) relevant de la PSU. Selon une évolution comparable à celle des Ehpad, ce type de crèche vise avant tout la rentabilité, en acceptant un maximum d’enfants et en recourant à un minimum de personnel.
Cet objectif de rentabilité n’est pas en adéquation avec l’amélioration de l’attractivité du secteur. Tout est fait pour tirer les coûts vers le bas, de la masse salariale aux plans de formation en passant par l’investissement dans la rénovation des locaux.
Il n’est pas non plus en adéquation avec l’amélioration de la qualité de la prise en charge. Deux rapports de l’Igas ainsi que des ouvrages tels que Babyzness et Le prix du berceau dressent un constat accablant du secteur des crèches privées. Rationnement de la nourriture, bébés pas changés et oubliés dans les dortoirs, maltraitance, insuffisance des contrôles, salariés en situation de burn-out, la course aux profits et à la rentabilité domine dans les crèches privées.
Il est urgent d’agir pour mettre un terme au délaissement du secteur de la petite enfance et à son abandon au secteur privé. En dépit des polémiques à répétition, aucune réponse forte n’a été apportée par le Gouvernement. Pourtant, il y a matière à agir, notamment en appliquant, comme le demande FO, les trente-neuf recommandations du rapport de l’Igas intitulé « Qualité de l’accueil et prévention de la maltraitance dans les crèches ».
Pire, la situation délétère du secteur en matière de conditions de travail, de pénurie de personnel et de qualité de service est avant tout due à des décisions politiques désastreuses. L’ordonnance n° 2021-611 du 19 mai 2021 relative aux services aux familles a modifié les taux d’encadrement, permettant à un adulte d’accueillir six bébés par crèche, contre un pour quatre en Allemagne et un pour trois au Danemark. Elle a aussi autorisé les EAJE à accueillir chaque jour 15 % d’enfants en surnombre dans des surfaces pourtant inchangées.
L’arrêté du 29 juillet 2022 relatif aux professionnels autorisés à exercer dans les modes d’accueil du jeune enfant permet aux EAJE de recruter, sous certaines conditions, jusqu’à 15 % de non-professionnels n’ayant ni diplôme ni expertise. La pénurie est un prétexte. La gestion d’un enfant en bas âge n’est pas à la portée du premier venu. Il s’agit d’un métier à part entière. Le manque de personnel ne peut pas tout justifier.
De telles mesures portent atteinte à la reconnaissance des métiers et tirent les qualifications et les salaires vers le bas. Pour FO, les recrutements de personnel non qualifié doivent être mis à profit pour épauler les professionnels de la petite enfance, non pour les remplacer. La dégradation des conditions d’accueil et des taux d’encadrement est catastrophique pour tout le secteur de la petite enfance. Les remontées de terrain à ce sujet sont très inquiétantes. Ainsi, on laisse pleurer des bébés dans leur lit sans changer leurs couches…
M. le président Thibault Bazin. Merci, madame Prat-Eymeric. Pour assurer l’équité des temps de parole, je dois vous interrompre. Vous aurez l’occasion de compléter vos propos.
M. Jean-Yves Delannoy (CFE-CGC). Je suis chef de file CFE-CGC et président de la Caisse d’allocations familiales (CAF) du Val-d’Oise. Je suis accompagné de Mireille Hajar, infirmière-puéricultrice, directrice de crèche relevant de la convention collective 51, et de Louis Delbos, expert à la CFE-CGC.
Sur le modèle économique des crèches, on ne peut que constater – sans l’approuver s’agissant de la CFE-CGC – l’essor des crèches du secteur marchand, dont il faut bien dire qu’il résulte du désengagement des communes, alors que l’investissement de la CAF peut atteindre 80 % du coût. J’inaugure beaucoup de crèches dans le département jeune et dynamique qu’est le Val-d’Oise : 80 %, ce n’est pas rien. Les communes n’ont jamais 80 % à verser pour les investissements tout en cumulant les subventions du conseil régional, du conseil départemental et de l’agglomération. Nous favorisons très fortement l’investissement.
La dernière COG a durci les conditions et les obligations liées à ce financement, qui est crucial dans le modèle économique des crèches. Nous formons le vœu, à la CFE-CGC, que le service public de la petite enfance bénéficie d’un regain d’attention des élus locaux pour la création de places en EAJE.
Trois points méritent de retenir l’attention : le manque d’attractivité en matière de rémunération ; la concurrence avec le milieu hospitalier depuis le Ségur de la santé ; le déséquilibre entre le modèle reposant sur la PSU et le modèle reposant sur la Paje.
S’agissant de la qualité de l’accueil du jeune enfant, la CFE-CGC souscrit aux conclusions des nombreux rapports de l’Igas, qui irriguent les travaux de votre commission d’enquête. La CFE-CGC n’a de cesse de prôner l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. Nous espérons que vos travaux contribueront à le favoriser.
M. le président Thibault Bazin. Mme Mougenot n’ayant pas pu prêter serment en même temps que les autres représentants syndicaux, je l’invite à le faire avant de prendre la parole.
(Mme Aline Mougenot prête serment.)
Mme Aline Mougenot (CFTC). Le secteur de la petite enfance garantit à chaque salarié la possibilité d’exercer son emploi. Pouvoir laisser son enfant en sécurité, c’est accéder à l’emploi.
Le secteur a de nombreux problèmes, notamment en matière d’attractivité et de rémunération. Ces problèmes se posent depuis de longues années sans qu’une évolution se dessine. Nous plaçons beaucoup d’espoir dans le comité de filière. Nous travaillons dans ce cadre. Nous assistons à ses réunions. Nous espérons que les choses bougeront.
La question des parcours de formation est pour nous tout aussi importante que celle de la rémunération. Compte tenu des ports de charge et des horaires qu’impose le métier, il n’est pas envisageable de rester au même poste de 18 à 64 ans. Il faut donc aider les salariés à se former en même temps qu’ils exercent leur emploi, pour pouvoir y évoluer.
Nous entendons le distinguo qui est fait entre le modèle privé et le modèle associatif mais, pour la CFTC, c’est l’ensemble des salariés qui doivent être accompagnés. Parallèlement, les parents doivent avoir accès à un mode de garde dans une structure de leur choix. On ne peut pas accompagner le secteur associatif au détriment du secteur privé et attendre des deux les mêmes résultats. Depuis plusieurs années, le secteur privé s’efforce de faire évoluer le métier ; la bienveillance et la bientraitance au travail sont une réalité. Nous aimerions que l’on ne s’arrête pas aux faits mis en avant dans certains rapports et ouvrages. Des dysfonctionnements, il y en a partout ; il est de notre responsabilité à tous de les faire cesser sans se focaliser sur un type de structure. Le problème n’est pas là.
Le problème, c’est le nombre de places. Celui-ci a augmenté pour répondre aux besoins, mais le nombre d’éducateurs de jeunes enfants n’a pas évolué en parallèle. Faute de recrutements, des salariés doivent faire chaque jour le travail de plusieurs personnes. Il faut donner à ce secteur les moyens des ambitions qu’il porte, afin que les salariés puissent être formés et rémunérés à hauteur de ce qu’ils méritent.
M. le président Thibault Bazin. Vous préconisez, madame Cabanal, de consacrer du temps à l’analyse de la pratique. Combien de temps faudrait-il idéalement, sachant que trois jours sont désormais financés ?
Vous évoquez, monsieur Delannoy, un financement de la CAF pouvant atteindre 80 %. Cela ne correspond pas à ce qui nous a été indiqué lors de nos visites sur le terrain dans différents départements. Ce niveau de financement, destiné le plus souvent à la création de lieux d’accueil et non à la rénovation de crèches existantes, est en fait théorique, compte tenu des plafonds. Certains élus avec lesquels nous avons échangé ont reporté, faute de financement, les mises aux normes attendues pour 2026. D’autres ont engagé les travaux, mais ceux-ci ne sont même pas financés à 50 % par la CAF. Cette différence entre la théorie et la réalité suscite une vraie inquiétude au sein des collectivités, d’autant plus que certains soutiens ne sont pas des subventions mais des prêts à taux zéro. Y a-t-il un miracle dans le Val-d’Oise, pour que les créations comme les rénovations de crèches soient financées à hauteur de 80 % ?
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). Les trois journées auxquelles vous faites référence, monsieur le président, sont des journées pédagogiques. Les temps d’analyse de la pratique viendraient en complément. Le rapport de l’Igas de 2022 en prévoit à l’occasion de chaque période de vacances scolaires. Il nous semble, quant à nous, que l’on pourrait envisager un temps mensuel auquel s’adjoindrait un volant d’heures supplémentaires, en fonction des problématiques rencontrées par le personnel de la crèche à un moment donné.
M. le président Thibault Bazin. Ce temps serait donc modulable en fonction des spécificités des crèches.
Mme Jocelyne Cabanal. Exactement.
M. Jean-Yves Delannoy (CFE-CGC). Nous venons de subventionner à hauteur de 80 % les travaux de rénovation – changement de mobilier et peinture – de deux crèches d’Argenteuil. Je rappelle cependant que le taux de financement ne s’établit pas de base à 80 % ; il dépend du taux de couverture, auquel s’ajoutent le bonus attractivité et le bonus développement durable.
M. le président Thibault Bazin. Pour tous et partout ?
M. Jean-Yves Delannoy. Pour tous et partout, oui. C’est un barème dans le plan d’investissement pour l’accueil du jeune enfant (Piaje).
Nous ne recevons guère de demandes de la part de collectivités publiques. Lors de la dernière commission d’action sociale, nous avons en revanche subventionné deux sociétés par actions simplifiées (SAS) créées en 2023 avec un capital de 1 000 euros chacune, qui ouvrent des crèches dans des lieux où, le taux de couverture étant très bas, la subvention atteint 80 %.
Je peux citer un troisième exemple, dont je suis assez fier : après avoir constaté qu’en dépit d’une subvention départementale, le taux de subvention d’une crèche du secteur associatif accueillant des enfants en situation de handicap n’atteignait pas 80 %, nous avons décidé de lui allouer 250 000 euros sur fonds locaux afin qu’elle soit financée dans la même mesure que les crèches privées. Les procès-verbaux de nos réunions de commission sont contrôlés par une mission nationale de contrôle ; vous pourrez y retrouver les décisions que nous avons prises pour chacun des cas que je viens de citer.
M. le président Thibault Bazin. Vous confirmez donc que ce sont des fonds locaux.
M. Jean-Yves Delannoy. Non.
M. le président Thibault Bazin. Je parle des 250 000 euros : l’allocation de sommes supplémentaires dépend de la décision de chaque CAF, dans chaque département. Quant aux bonus attractivité et développement durable, ce sont des subventions de fonctionnement…
M. Jean-Yves Delannoy. Non, ce sont uniquement des subventions d’investissement.
M. le président Thibault Bazin. Cela signifie-t-il que dans le Val-d’Oise, l’ensemble des projets de création et de rénovation perçoivent une subvention non plafonnée, à hauteur de 80 % ?
M. Jean-Yves Delannoy. Non. Le barème du Piaje se fonde sur cinq ou six critères, au premier rang desquels le taux de couverture. C’est en les conjuguant que l’on peut atteindre le taux maximal de 80 % – ce que les porteurs de projet savent faire.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie pour cette précision et ces nuances.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Notre commission d’enquête a vocation à apporter des solutions pour améliorer la qualité d’accueil dans les crèches, dans le but de permettre aux enfants de grandir dans les meilleures conditions et de mettre à profit cette période-clé de leur développement. Elle se devait donc de vous recevoir, car c’est d’abord sur les professionnels de la petite enfance que reposera la mise en œuvre de ces solutions. Nous le savons, ces professionnels souffrent de conditions de travail très difficiles et le manque d’attractivité explique en grande partie, je crois, la pénurie actuelle de personnel.
Madame Lebkiri, vous évaluez les besoins en personnel à 218 000 personnes supplémentaires. Comment parvenez-vous à ce résultat ? Vous savez sans doute que l’on entend plutôt parler de 10 000 personnes d’ici à 2027 – un nombre qui pourrait augmenter si, comme nous en sommes tous ici relativement convaincus, le taux d’encadrement devait évoluer.
Ma seconde série de questions s’adresse à toutes et tous. Comment qualifiez-vous le dialogue social dans le secteur de la petite enfance ? Le développement de grands groupes privés a-t-il affecté les conditions de ce dialogue ? Avez-vous eu connaissance, dans le cadre de vos activités, de cas de discrimination syndicale ? Quelles relations entretenez-vous avec l’État, en particulier avec la branche famille de la sécurité sociale par l’intermédiaire du Conseil d’administration de la Cnaf et du comité de filière ?
Mme Myriam Lebkiri (CGT). Le chiffre de 218 000 personnes est issu d’une étude conjointe de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et de la CGT, présentée à l’automne dernier lors d’un colloque au Conseil économique, social et environnemental (Cese). Les chercheurs se sont basés sur des critères comme le taux d’encadrement et la disponibilité du personnel. Nous détaillerons ces éléments dans la contribution écrite que nous allons vous envoyer.
M. le président Thibault Bazin. Avec l’étude ?
Mme Myriam Lebkiri. Oui, bien sûr – même si je suis déçue que vous ne l’ayez pas encore lue !
S’agissant du dialogue social dans les crèches, il est désastreux. Des militantes et des militants de la CGT, travaillant notamment pour Les Petits Chaperons Rouges (LPCR), mais pas seulement, ont été licenciés. D’une façon générale, ceux qui dénoncent leurs conditions de travail et les conditions d’accueil des enfants, revendiquant des revalorisations salariales et une meilleure reconnaissance de leur qualification, sont systématiquement ostracisés et poussés vers la sortie. Leurs droits syndicaux sont bafoués. Une militante a ainsi dû démissionner parce que sa paye, systématiquement, n’était pas versée dans les temps, ou seulement partiellement. Le dialogue social n’est pas désastreux dans la petite enfance uniquement mais, puisque nous parlons de ce secteur, il faut le souligner. C’est un problème grave, et il serait bon que votre commission puisse, dans son rapport, rappeler les fondamentaux de ce dialogue.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Le nombre de 218 000 personnes a-t-il été calculé à taux d’encadrement constant ou rehaussé ? Je prendrai le temps de consulter avec attention les documents que vous nous ferez parvenir, mais il me semble nécessaire d’expliquer à nos collègues et aux personnes qui suivent notre audition la façon dont il a été calculé, tant il est supérieur à ceux qui nous ont été rapportés jusqu’à présent.
Mme Myriam Lebkiri. Ce nombre a été calculé sur la base d’un taux d’encadrement beaucoup plus important que celui en vigueur. Sachez cependant qu’en se basant sur le taux d’encadrement de la Suède, ce sont 1,5 million d’emplois supplémentaires qui seraient nécessaires. Avec 218 000 personnes de plus, on n’atteindrait donc pas encore le niveau idéal que nous souhaitons pour l’accueil des enfants.
M. le président Thibault Bazin. Nous lirons l’étude que vous nous transmettrez.
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). Le dialogue social dans le secteur de la petite enfance est très difficile par nature, car il s’exerce dans le cadre de petites structures. Il est absent des micro-crèches et, depuis les ordonnances Macron, nous avons du mal à avoir des représentants de proximité, y compris dans les grands groupes.
Certains salariés ne sont couverts par aucune convention collective. Les grilles de certaines conventions n’évoluent pas, provoquant un tassement des rémunérations au niveau du Smic. La CFDT souhaite que le dialogue social de branche soit redynamisé. Le bonus attractivité de la Cnaf, que nous considérons comme indispensable, pourra lui donner une impulsion.
M. Léo Lasnier (FO). Plusieurs études se sont attachées à déterminer le nombre de personnels supplémentaires dont le secteur aurait besoin. Celle de nos camarades de la CGT est très intéressante, mais il faut citer également le rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), « Accueil des enfants de moins de 3 ans : relancer la dynamique ». Ce rapport présente plusieurs scénarios selon le nombre de places de crèches que l’on souhaite créer. Si l’on s’en tient au nombre de 35 000 places fixé par la COG, il faudrait en créer environ 7 000. Mais pour mettre en place un service public de la petite enfance garantissant accessibilité pour les familles, mixité sociale et reste à charge peu élevé, comme nous le revendiquons à FO, ce sont 150 000 à 700 000 nouvelles places qu’il faudrait créer dans les crèches financées par la PSU. Dans ce cas, des effectifs beaucoup plus nombreux seraient nécessaires.
Le développement de grosses structures favorise la création de syndicats « maison » visant à court-circuiter le dialogue social. Ce constat, évoqué dans l’ouvrage Le Prix du berceau, peut également être fait dans les Ehpad. Des délits d’entrave sont commis, notamment des licenciements pour inaptitude annoncés par e-mail, sans que le comité social et économique (CSE) puisse être saisi, ou encore des licenciements abusifs de délégués syndicaux.
Le dialogue social en pâtit, non seulement au sein de ces grands groupes mais aussi au niveau national. Dans les négociations de branche, nous avons des difficultés à avancer sur les questions de revalorisation salariale et d’attractivité. Au sein du comité de filière petite enfance, la multiplication des acteurs dilue la parole des organisations syndicales et empêche la tenue de négociations entre les représentants patronaux et syndicaux.
M. Jean-Yves Delannoy (CFE-CGC). En matière de dialogue social, il me semble nécessaire de distinguer le secteur privé du secteur public et, au sein de celui-ci, les fonctions publiques territoriale et hospitalière. Dans la première, des personnels de crèche peuvent être élus par leurs collègues au niveau de la commune ou du centre de gestion. Dans la seconde, les agents sont électeurs et éligibles.
La CFE-CGC est peu représentative dans le secteur privé et associatif, les cadres y étant peu nombreux. C’est dans les négociations de branche qu’elle intervient.
Je partage l’avis de Jocelyne Cabanal au sujet du bonus attractivité, que, j’espère, nous aurons le temps d’aborder.
Mme Aline Mougenot (CFTC). Le dialogue social ne peut être décorrélé des conditions de travail des salariés. Il est difficile de s’investir le soir dans un syndicat quand, la journée, on a dû travailler davantage pour compenser la pénurie de personnel. Lorsque ce problème aura été résolu, les salariés pourront de nouveau se saisir des dispositifs à leur main.
La CFTC regrette l’absence d’instances représentatives du personnel dans les micro-crèches et déplore que de nombreuses crèches n’appliquent pas de convention collective. Cette situation anormale est de la responsabilité de tout le monde : on ne peut pas continuer à financer des structures qui ne jouent pas le jeu du dialogue social.
J’entends le distinguo qui est fait entre les grands groupes et les plus petites structures. Nous n’avons pas le sentiment, à la CFTC, que les élus que nous avons dans certains grands groupes ne sont pas respectés. Nous les avons formés ; ils sont capables de défendre leurs droits et ceux de leurs collègues.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour ces éléments de réponse. J’aurais souhaité aussi un éclairage sur la façon dont se déroule le dialogue social au sein du comité de filière et du conseil d’administration de la Cnaf ; je suis preneuse des éléments complémentaires que vous souhaiteriez m’apporter par écrit à ce sujet.
Nous aurions pu longuement parler des conditions de travail qui, on le sait, ne sont pas satisfaisantes. J’aimerais, quant à moi, évoquer avec vous les questions de l’attractivité des métiers et de la formation, auxquelles il me semble crucial de répondre pour améliorer la qualité d’accueil dans les crèches et atteindre les objectifs de recrutement – dont on peut discuter de l’ampleur, mais dont nous reconnaissons la nécessité.
Quel est votre point de vue sur la formation initiale et sur les modalités de mise en œuvre de la formation continue ? Que pensez-vous notamment des organismes de formation mis en place par certains grands groupes ?
Je serai, bien sûr, à l’écoute de vos observations sur le bonus attractivité, annoncé récemment et en cours de déploiement par la Cnaf.
Enfin, je voudrais évoquer avec vous la construction de parcours professionnels. Vous l’avez dit à plusieurs reprises : compte tenu de leur pénibilité, les emplois dans les crèches ne peuvent plus être exercés à partir d’un certain âge. Selon vous, faut-il envisager des reconversions dans l’éducation nationale ou dans la formation des futurs professionnels ? Je suis à l’écoute de vos propositions à ce sujet.
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). Face à l’usure professionnelle, il faut d’abord promouvoir la prévention. La présence d’un petit tabouret pour aider les enfants à grimper sur la table de change, par exemple, permet de réduire le nombre de porters. Il y a là un travail important à mener, toutes les crèches n’étant pas équipées de la même façon.
Il nous semble que l’on pourrait augmenter le nombre de stages prévus au cours de la formation initiale, notamment dans le cadre du diplôme d’auxiliaire de puériculture. On pourrait aussi intégrer dans le cursus, quel que soit le diplôme préparé, des modules sur la bientraitance et la prévention des dysfonctionnements.
Je crois qu’il faudrait aussi changer le nom du CAP petite enfance, parce que ce n’est pas très glorieux. On doit pouvoir trouver mieux pour souligner la dimension d’assistance du métier.
Ce que l’on constate et ce qu’avait mis en évidence la mission de 2022, c’est la faiblesse de la formation continue : il y a peu d’offres et il est difficile d’y avoir accès. Le manque de personnel réduit, de fait, l’accès à la formation. C’est pour cela que j’ai évoqué la question des remplacements : pour des petites structures, il peut être intéressant d’envisager un groupement d’employeurs pour garantir les remplacements et l’accès à la formation.
Vous nous avez aussi demandé comment nous travaillons avec la Cnaf et les CAF. Nous avons des représentants qui sont intégrés, qui ont des rencontres mensuelles au niveau de nos confédérations pour prendre le pouls de ce qui se passe sur le terrain et qui essaient d’agir en conséquence, mais la marge de manœuvre est limitée dans les conseils d’administration.
Mme Myriam Lebkiri (CGT). Sur la question de l’usure professionnelle, je souscris à ce qui vient d’être dit : avant de réfléchir à un plan d’évacuation de celles qui ne pourront plus travailler à terme, il faut surtout garantir la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses, ce qui signifie appliquer le code du travail.
Il faut d’abord du personnel en nombre. Moins il y a de personnel, plus le port de charges lourdes est important, ce qui implique davantage de troubles musculo-squelettiques et des risques psychosociaux ou de burn-out. Ce qui est primordial, c’est la prévention. Il faut aussi prévoir une fin de carrière dès 55 ans et la possibilité de partir à la retraite à 60 ans : ce ne serait pas du luxe pour les métiers pénibles, dont font partie ceux de la petite enfance.
La formation est désormais dispensée par quelques grands groupes, ce qui est un problème, car une formation équilibrée et de qualité pour toutes et tous, c’est une formation dispensée par l’école publique. La formation en ligne est inacceptable. On ne peut pas se former à un métier du soin et du lien à distance : c’est complètement antinomique. Le problème qui se pose pour les stages pratiques et les formations sur site, c’est la disponibilité des tutrices. Les salariées de la petite enfance pallient l’urgence, elles font ce qu’elles peuvent, et elles ont peu de temps à consacrer à la formation en crèche.
M. Léo Lasnier (FO). Je souscris à ce qui vient d’être dit : la prévention doit l’emporter sur la réorientation en fin de carrière. Puisqu’on manque de personnel, il faut favoriser les plans de prévention et de maintien des effectifs au sein des crèches, plutôt que d’essayer de réorienter les gens dans d’autres corps de métier, même si nous ne sommes évidemment pas contre l’évolution professionnelle.
Il faut faire prendre conscience aux employeurs de l’importance de la prévention. Les rapports de l’Igas et de l’IGF, comme les deux livres Babyzness et Le prix du berceau, montrent bien qu’aucun plan de prévention n’est prévu dans les crèches. Au contraire, on sert toujours un peu plus la ceinture des salariés, en leur demandant d’être plus productifs avec moins de personnel. Les décisions politiques prises ces dernières années pour faire face à la pénurie, notamment le relèvement des taux d’encadrement, ont également été très coûteuses pour les salariés des entreprises de crèche.
En matière de formation, je dirai simplement qu’il importe d’appliquer le code du travail. De nombreux salariés se voient refuser un plan de formation, du fait du manque de personnel. Ou alors on les décourage de le faire, en leur disant que leur absence va créer des difficultés au sein de la crèche.
Mme Mireille Hajar (CFE-CGC). Je répondrai sur l’usure professionnelle et la formation, avant de passer le relai à Jean-Yves Delannoy.
Il est vrai qu’énormément de professionnels de la petite enfance ont des troubles musculo-squelettiques et des fins de carrière très difficiles. Il importe de prendre en compte la pénibilité de ces métiers, qui n’est pas vraiment reconnue.
Il faut s’interroger sur la faible attractivité de ces métiers et se demander pourquoi personne ne veut les exercer. Il y a un problème de reconnaissance financière et une revalorisation salariale s’impose. Il faut peut-être aussi repenser Parcoursup, car beaucoup de gens commencent une formation et ne vont pas au bout. On pourrait envisager de remettre un oral, pour s’assurer que les personnes qui s’inscrivent se font une idée juste des métiers auxquels ils se destinent, qui sont très particuliers.
M. Jean-Yves Delannoy (CFE-CGC). Je rappelle que le bonus attractivité représente 80 millions dans le budget initial du fonds national d’action sociale (Fnas) cette année et 200 millions en année pleine, en application des décisions du comité de filière. La CFE-CGC est assez réservée et craint des effets pervers, notamment dans le secteur marchand, dans la mesure où une seule des neuf conventions collectives est prête, celle des Acteurs du lien social et familial (Alisfa), qui a été signée fin 2022. Si l’on prévoit un effet rétroactif, c’est uniquement pour Alisfa, qui représente 20 % du personnel des crèches. Les huit autres conventions ne seront pas prêtes avant longtemps.
Mme Aline Mougenot (CFTC). L’attractivité passe par la visibilité qu’on a du métier et, pour les salariés, par la possibilité de se projeter. C’est pourquoi il importe de construire des parcours de formation.
Vous nous demandez s’il faut envisager une réorientation vers l’éducation nationale. Ce qu’il faut, c’est laisser le choix au salarié, mais en lui donnant les moyens d’évoluer. Pour cela, il faut que les branches professionnelles identifient des blocs de compétences : de cette manière, un salarié pourra voir ce qu’il doit faire pour passer d’un métier à un autre. Cela implique de dessiner une cartographie des métiers et des aires de mobilité. C’est aux branches de faire ce travail et il faut les obliger à le faire rapidement, de manière à ce que les salariés aient une vision claire de ce qui les attend.
S’agissant du financement, la réforme de la formation professionnelle avait prévu une prise en charge de la formation pour les entreprises de moins de 50 salariés. Mais, du fait de la baisse du plan de développement des compétences (PDC) au cours des précédents exercices, certaines branches, à partir de mars ou avril, ne peuvent plus former leurs salariés. La réforme entendait cibler les plus petites entreprises, ce qui était une chance pour la petite enfance, au détriment de celles qui comptent 50 à 300 salariés – et qui représentent quand même un certain nombre de personnes – et, finalement, on coupe même les budgets pour celles qui ont moins de 50 salariés.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Mes questions s’adressent plutôt à Mme Stéphanie Prat-Eymeric, mais vous êtes évidemment tous invités à y répondre. Faut-il, selon vous, mettre fin au cadre réglementaire actuel, qui est différent pour les micro-crèches ? Pensez-vous qu’il faille supprimer la possibilité de recruter 15 % de non-professionnels ? Êtes-vous favorables à la suppression de la Paje et à l’unification des systèmes existants ? Faudrait-il selon vous nationaliser certaines choses, dans la mesure où il y a des différences de financement d’un département à l’autre ?
Madame Prat-Eymeric, pourriez-vous poursuivre votre propos, qui a été interrompu ? Vous nous parliez des bébés dont on ne change pas les couches.
Enfin, l’un ou l’autre d’entre vous dispose-t-il d’études chiffrées, en dehors de celles réalisées par l’Igas, qui montreraient qu’il y a plus de faits de maltraitance dans certains types de crèches ?
M. Léo Lasnier (FO). L’harmonisation des règles de qualité d’accueil entre les crèches qui fonctionnent avec la PSU et celles qui fonctionnent avec la Paje est une revendication historique de Force Ouvrière. Nous sommes pour une harmonisation de la qualité d’accueil par le haut, c’est-à-dire pour un alignement sur ce qui se fait dans les crèches PSU. Le dernier rapport de l’Igas et de l’IGF montre bien les différences entre les deux types de crèche et nous sommes sur la même ligne.
Vous nous demandez s’il faut abandonner la Paje et passer à un autre modèle de financement. Malgré ses défauts, nous sommes pour l’utilisation pleine et entière de la PSU : c’est aussi une revendication historique de FO, car c’est le seul mode de financement qui garantit la mixité sociale et un reste à charge soutenable pour les familles. La Paje, au contraire, crée un reste à charge très lourd. Sur ce point aussi, nous rejoignons la recommandation de l’Igas et de l’IGF.
Un arrêté récent prévoit la possibilité de recruter, dans les entreprises de crèches, 15 % de non-professionnels. Nous ne demandons pas la suppression totale de cette mesure, mais nous estimons que les non-professionnels recrutés ne doivent pas s’occuper directement des bébés : seules des personnes qualifiées doivent continuer à le faire. Mais on peut, par exemple, leur confier des tâches administratives.
Sur la maltraitance, je vous renvoie aux deux livres qui ont déjà été cités, aux rapports de l’Igas et de l’IGF, et aux différents travaux de la Cnaf.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Le 7 mars dernier, la CFDT a publié un communiqué de presse intitulé « Petite enfance. Attractivité des métiers : passer enfin à l’acte ! » Elle y rappelle les engagements pris en juillet 2023 par les organisations syndicales et patronales et les associations de la petite enfance, notamment l’inscription de revalorisations salariales dans la convention d’objectifs et de gestion, à hauteur de 600 millions.
Nous avons auditionné hier M. Cyrille Godfroy, cosecrétaire général du Syndicat national des professionnels de la petite enfance (SNPPE). Il nous a dit que des promesses de revalorisation sont faites depuis longtemps mais qu’elles ne sont pas suivies d’effet, alors même que la pénurie de personnel remonte au moins à 2016. Quel est l’état d’avancement de l’application de cet accord sur la revalorisation salariale des professionnels de la petite enfance ? Quels professionnels concerne-t-il ?
J’ai une question qui s’adresse plus précisément à la CFDT. Vous évoquez, dans votre communiqué, les « branches professionnelles étant déjà engagées dans une logique d’amélioration des conditions d’emploi ». Qu’entendez-vous par là ? Cela a-t-il un rapport avec le type de structure, privée, associative ou publique, ou avec le modèle de financement – PSU ou Paje ? Si tel est le cas, préconisez-vous la suppression de certains modèles, qui seraient incompatibles avec l’intérêt supérieur de l’enfant et avec des conditions de travail décentes ?
La coprésidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (Fneje) a déploré que les revalorisations prévues soient inférieures à celles qui ont été décidées dans le cadre du Ségur de la santé – puisque la prime Ségur s’élevait à 183 euros net. Cette différence de traitement est d’autant plus injustifiée que les crèches ont été réquisitionnées, au même titre que les écoles, les Ehpad et les hôpitaux, pendant la crise sanitaire. Comment justifier que les éducateurs de jeunes enfants qui travaillent en institut médico-éducatif perçoivent cette prime, mais pas ceux qui travaillent dans une crèche ? Estimez-vous que les engagements qui ont été pris au sujet des revalorisations sont tenus ? L’année dernière, Élisabeth Borne avait fixé comme objectif la création de 200 000 nouveaux berceaux à l’horizon 2030. Or il semblerait que la convention d’objectifs et de gestion n’en ait prévu que 30 000. Comment expliquer cet écart ?
J’en viens à la gouvernance de la Cnaf. Le 19 mars, nous avons auditionné Mme Elsa Hervy, qui est déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches et membre du conseil d’administration de la Cnaf. Je rappelle que ce conseil d’administration entérine notamment les plans crèches. Nous lui avons demandé comment elle faisait pour porter la double casquette de représentante du Medef au sein du conseil d’administration de la Cnaf et de déléguée générale du lobby des entreprises de crèches. Monsieur Delannoy, vous qui siégez au conseil d’administration de la Cnaf, pensez-vous que cela peut constituer un conflit d’intérêts ? Avez-vous remarqué, au sein du conseil d’administration, des choses qui n’auraient pas dû se produire ? Pouvez-vous nous confirmer que Mme Hervy s’est bien déportée de tous les votes concernant les plans crèches, depuis au moins 2019, comme elle nous l’a dit ?
J’en viens à la marchandisation du secteur de la petite enfance. En 2003, le plan crèches du Gouvernement Raffarin a organisé l’ouverture du secteur, en accordant notamment des subventions publiques aux entreprises privées. À l’époque, la CGT et FO s’y étaient fermement opposées, au sein du conseil d’administration de la Cnaf. Depuis, 15 000 nouveaux berceaux ont été créés, dont 80 % dans le secteur privé. Vingt ans plus tard, pouvez-vous détailler les raisons pour lesquelles vos organisations restent opposées à la privatisation du secteur ? Les représentants des entreprises de crèches privées que nous avons auditionnés nous disent que, grâce à eux, des milliers de places ont été créées, sous-entendant que les secteurs public et associatif n’auraient pas été capables d’en faire autant.
Les représentants du SNPPE et de la Fneje, que nous avons auditionnés hier, ont décrit les conditions de travail difficiles des professionnels du secteur, qui sont majoritairement des femmes. Bruit, agitation, poids des enfants qu’il faut porter à longueur de journée, dans des postures souvent inconfortables : tout cela a un impact sur la santé physique. Véronique Escames, cosecrétaire générale du SNPPE, a déploré que les problèmes de santé liés aux difficultés du métier ne soient pas reconnus comme des maladies professionnelles, notamment les troubles musculo-squelettiques. Lucie Robert, qui est également cosecrétaire générale du SNPPE, a quant à elle souligné l’aspect psychologique de la pénibilité de ces métiers. La CGT a fait de nombreuses propositions en faveur d’une meilleure prise en compte de cette pénibilité. En quoi est-ce, selon vous, une condition nécessaire pour accroître l’attractivité du métier ?
Ma dernière question m’a été inspirée par un tweet que l’on m’a transmis hier, dans lequel une personne travaillant dans une crèche dit avoir reçu une demande surprenante. Elle rappelle que, durant les Jeux olympiques, des policiers, des gendarmes et d’autres agents publics vont être réquisitionnés et n’auront pas de congés. Or, dit-elle, on semble découvrir que les crèches, elles, ferment l’été. Avez-vous entendu parler de réquisitions de crèches pour cet été ? Y a-t-il un plan de mobilisation du personnel des crèches, comparable à ce qui a pu exister au moment de la crise sanitaire, pour accueillir les enfants des fonctionnaires qui vont être mobilisés pendant les Jeux olympiques ?
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). Pour la CFDT, la revalorisation salariale est indispensable. Il est vrai, s’agissant du bonus attractivité, que l’on aurait pu espérer davantage que 150 euros mais c’est déjà très important et nous souhaitons que cette mesure entre en vigueur le plus rapidement possible. En même temps, nous pensons que les employeurs et les branches doivent veiller à ce que ces 150 euros ne constituent pas une aide inconditionnelle aux entreprises. À cet égard, nous trouvons très intéressant que la Cnaf propose de conditionner cette augmentation au respect d’un certain nombre de règles inscrites dans les conventions collectives.
Il est vrai que certaines conventions ne sont pas prêtes, mais cela fait un moment qu’on en parle ! Il y a un vrai travail de dialogue social à faire au sein des branches. Le financement de la petite enfance est le même pour tout le monde et nous estimons que les branches doivent négocier, revaloriser leur classification et empêcher que certaines conventions collectives restent collées au Smic, voire en dessous. C’est ce que doit permettre la proposition de la Cnaf, qui sera adoptée la semaine prochaine.
À la CFDT, nous ne sommes pas opposés à ce que le secteur privé s’occupe de la petite enfance, à condition que ce soit dans un cadre très exigeant. Il y a eu des difficultés dans le public comme dans le privé ; nous syndiquons tout le monde et nous constatons qu’il y a des écarts entre les structures. C’est pour cela qu’il faut équilibrer les choses et que nous proposons de faire des crèches des sociétés à mission, pour que la question de l’intérêt général soit posée et soit une contrainte pour les entreprises.
Mme Myriam Lebkiri (CGT). En effet, les revalorisations salariales sont une promesse non tenue par le Gouvernement – comme beaucoup d’autres. Ces promesses faites durant la crise sanitaire et non tenues expliquent peut-être qu’une partie du salariat ait quitté ces métiers qui n’ont pas été revalorisés, où la qualification n’est pas reconnue et où les conditions de travail sont désastreuses.
La pénibilité est effectivement un frein à l’attractivité. J’insiste à nouveau sur l’importance de la prévention, mais aussi sur la nécessité d’adapter les postes, d’embaucher, de prévoir un accompagnement de fin de carrière et un départ à la retraite plus précoce pour tous les salariés de la petite enfance.
La présence d’Elsa Hervy au conseil d’administration de la Cnaf nous pose effectivement un problème. Nous savons qu’elle sort de la pièce quand certains dossiers sont abordés, mais cela n’a pas toujours été le cas.
Nous maintenons notre opposition au privé lucratif dans le domaine de la petite enfance, et pas seulement dans celui-là. La montée en puissance du privé lucratif s’est accompagnée de dumping social. Nous nous appuyons désormais sur des motions, émanant d’un grand nombre de CAF dans différents départements, qui dénoncent la marchandisation du secteur. Nos CAF nous remontent chaque année que les promesses de créations de berceaux ne sont pas tenues, personne ne parvenant à se mettre d’accord pour savoir qui va en assumer le coût.
M. Léo Lasnier (FO). Nous souhaitons rappeler que le bonus attractivité a pour vocation, aux termes des conventions collectives, d’accompagner les entreprises de crèches dans la revalorisation salariale et que, à ce titre, les 150 euros ne sont pas un plafond de revalorisation, mais un minimum. Nous invitons les employeurs à prendre leurs responsabilités, car leurs blocages empêchent bon nombre de conventions collectives d’avancer, faute que quoi il sera impossible de bénéficier du bonus attractivité – même si un vote va avoir lieu en avril après que du retard a été pris.
FO n’a pas changé l’opinion qui est la sienne depuis plusieurs années sur la privatisation du secteur. L’État n’a pas pris ses responsabilités dans la revalorisation de la PSU. Le coût de création d’une place de crèche PSU est dès lors trop élevé pour les collectivités, qui n’y procèdent pas. Cela crée un manque dont le secteur marchand se saisit. C’est pourquoi, lors des auditions de votre commission d’enquête, vous avez pu entendre les groupes marchands expliquer qu’ils avaient créé des places : oui, mais parce qu’ils disposaient des conditions pour le faire, contrairement aux collectivités, du fait de la non-revalorisation de la PSU.
S’agissant de l’écart entre les promesses de création de places et la COG, encore une fois, promesses non tenues. Les 30 000 places créées sont bien évidemment insuffisantes. On a promis des places de crèches pendant des années, mais, faute de revaloriser la PSU, on ne s’en est pas donné les moyens financiers.
M. Jean-Yves Delannoy (CFE-CGC). Nous sommes ici, avec Joël Raffard, deux administrateurs de la Cnaf : je peux vous confirmer qu’Elsa Hervy quitte systématiquement la pièce lors des votes concernant les plans crèches et que la présidente de la Cnaf est très vigilante aux questions de conflits d’intérêts.
Sur la question de la PSU et de la Paje : la PSU est par définition un modèle déficitaire, avec un reste à charge pour les collectivités, ce qui n’est pas transposable dans le privé. Ce sont aujourd’hui les collectivités qui font des délégations de service public.
Le bonus attractivité a reçu un avis favorable de la commission d’action sociale le 19 mars, et va passer mercredi prochain devant le conseil d’administration de la Cnaf.
La CFE-CGC regrette le choix qui a été fait de recourir, pour le secteur public, à l’indemnitaire plutôt qu’à l’indiciaire. Cela est de nature à créer de nouvelles inégalités, quand certaines collectivités sont déjà au maximum du Rifseep (régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel) et n’ont pas de ressources suffisantes pour améliorer l’indemnisation de leur personnel.
Enfin, les crèches publiques resteront ouvertes pendant les Jeux olympiques et le ministre de la fonction publique a annoncé la mise à disposition de Cesu (chèque emploi service universel).
Mme Aline Mougenot (CFTC). Il nous est difficile d’entendre toujours ces oppositions entre le public, le privé et l’associatif. Tous les salariés ont besoin d’exercer leur métier correctement et tous ont besoin de faire garder leurs enfants pour pouvoir aller travailler. Arrêtons donc de stigmatiser le privé : si les conditions de travail y étaient si insupportables, pourquoi des salariés continueraient-ils d’y travailler, alors qu’il existe dans l’associatif et le public des structures qui cherchent à embaucher ? Donnons à tout le monde les moyens de travailler, avec les contraintes nécessaires. Il ne s’agit pas de laisser faire n’importe quoi, il faut un accompagnement financier et des contrôles. Mais pendant qu’on s’occupe à stigmatiser certains acteurs, on ne parle pas des conditions de travail et des salaires.
Mme Anne Bergantz (Dem). J’ai entendu ici, et parfois dans d’autres auditions, des exposés très définitifs sur le privé. Mais il ressort aussi de nos auditions qu’une partie des problèmes de ce secteur sont systémiques et frappent donc tous les types de crèches. Si des parents, qui sont nombreux à faire garder leurs enfants dans le privé, vous entendaient évoquer des dysfonctionnements récurrents dans ce secteur, ils pourraient s’en inquiéter, alors même que leur taux de satisfaction semble important. Le rapport de l’Igas sur les micro‑crèches indique que l’analyse de questionnaires et de données sociales ne permet pas d’objectiver un différentiel significatif de qualité de l’accueil entre micro-crèches et autres EAJE. Pourriez-vous, à un moment donné, objectiver – et sans vous en tenir à des exemples pris dans des livres – la différence de qualité que vous percevez entre le privé et le public ?
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). Nous n’opposons pas public, privé, et privé non lucratif. Il y a des modèles plus ou moins vertueux. Certaines micro-crèches ont du sens, notamment en milieu rural ; mais il existe aussi des micro-crèches à vocation seulement lucrative, qui ne tiennent pas compte de l’intérêt de l’enfant. On annonce, par exemple, à des parents, en novembre, que la structure ne pourra pas continuer à accueillir leur enfant en décembre parce que des berceaux ont été vendus. Ces parents doivent alors se mettre à chercher un nouveau mode de garde. Il faudrait travailler sur le projet social et mettre en place des normes de qualité. Une étude très intéressante conduite par le Lise (laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique) à Aix-en-Provence a montré comment les professionnels, les usagers et les pouvoirs publics pouvaient créer des normes de qualité. L’enjeu d’un Sieg serait justement de définir de telles normes, applicables à tout le secteur, observables, évaluables, contrôlables – la question du contrôle restant très importante.
Une différence, cependant, entre privé et public, et malheureusement au désavantage de ce dernier, c’est la question des revalorisations salariales : dans le public, elles se font au gré de l’administration, selon le principe de la libre administration des collectivités publiques. Les revalorisations n’y sont donc pas certaines.
Mme Myriam Lebkiri (CGT). Je ne crois pas que les débats aient vocation à rassurer ou non qui que ce soit. Ce dont il est question c’est de la vérité des faits, et de ce que nous pensons de la situation. Certains livres dénonçant des scandales dans les crèches privées ont déjà alerté les parents, s’ils ne s’étaient pas rendu compte par eux-mêmes de la détérioration de la qualité d’accueil en y déposant leurs enfants.
Les conventions collectives du privé sont moins-disantes par rapport à celles du public. Le décès d’un enfant dans une crèche à Lyon est survenu dans le privé. D’une manière générale, l’argent public a-t-il vocation à financer les crèches privées ? La même question se pose pour les secteurs du grand âge, de la santé ou de l’éducation nationale. Les services publics doivent y être présents pour y garantir l’équité, l’égalité d’accès et la qualité.
Il y a, bien sûr, des problèmes de conditions d’emploi, de conditions de travail et de rémunération dans les crèches publiques. Les territoriaux étaient d’ailleurs en grève le 19 mars pour demander la revalorisation du point d’indice. L’État et les collectivités doivent faire un effort en matière de conditions de travail et de rémunération de leurs employés.
M. Léo Lasnier (FO). Nous ne stigmatisons évidemment pas les salariés du privé, et nous cherchons aussi à les défendre au moyen de la meilleure convention collective. La question est celle de la vision que l’on a de la politique familiale. Souhaitons-nous rendre possible une conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle, comme il ressort des travaux du Conseil national de la refondation ? Mais le reste à charge dans les micro-crèches privées et leur développement anarchique, ces dernières années, ne permet pas une telle conciliation pour les familles les plus précaires. Seules les crèches fonctionnant avec la PSU permettent la mixité sociale, avec un reste à charge moins élevé.
Il existe, bien entendu, des difficultés dans les crèches publiques – pénibilité, charge de travail excessive, etc. On y retrouve les mêmes problématiques. Il reste que des rapports et des enquêtes journalistiques nous ont en effet alertés sur les plus nombreux dysfonctionnements des crèches privées, sans que les familles en soient informées : raison pour laquelle, peut-être, elles expriment leur satisfaction – sans être au courant, par exemple, des problèmes de malnutrition.
De manière objective, la réglementation n’est pas la même dans les deux secteurs, au regard de l’obligation de présence d’un directeur d’établissement ou du ratio entre employés titulaires d’un diplôme d’État et employés non diplômés, par exemple. Pour cette raison, FO est favorable à une harmonisation de la réglementation entre les deux secteurs, sans jeter l’opprobre sur les salariés du privé.
M. Jean-Yves Delannoy (CFE-CGC). La CFE-CGC n’est pas non plus favorable à une quelconque stigmatisation : reste que le sujet de la vente des berceaux, évoqué par Mme Cabanal, devrait être abordé dans votre rapport.
Je voudrais évoquer deux derniers points. D’abord, celui de la destruction de places : pour la CAF du Val-d’Oise, le solde est négatif sur la période de la COG 2018-2022, en dépit du nombre important de places créées. C’est un point qui mériterait d’être étudié. Celui, enfin, des inspections conjointes de la PMI (protection maternelle et infantile) et de la CAF : ces deux organismes sont sur des routes séparées et devraient travailler davantage main dans la main.
Mme Aline Mougenot (CFTC). Attaquer un secteur, c’est attaquer ses salariés. On parle de malnutrition mais, derrière ce mot, il y a des salariées qui ont embrassé une profession par désir d’être dans la bientraitance. Quand elles entendent ce genre de propos, elles ont l’impression qu’on dévalorise un travail qu’elles font pourtant consciencieusement.
Je voudrais revenir sur la question du CPF (compte personnel de formation). Le reste à charge a des conséquences directes sur les salariées du secteur : pour une salariée de la petite enfance, un reste charge de 100 euros implique de ne plus pouvoir accéder à la formation.
Mme Myriam Lebkiri (CGT). De nombreux salariés vont devoir travailler pendant les Jeux olympiques – dans le commerce, la sécurité, le transport, etc. Nous n’avons pas encore entendu parler de mesures spécifiques pour l’accueil des enfants de ces salariés, alors que de nombreuses crèches privées ferment en août. Nous n’avons pas eu de retour sur des modalités de « réquisition » des salariés du secteur de la petite enfance.
M. Léo Lasnier (FO). Des enquêtes journalistiques ainsi que les travaux de l’Igas ou de l’IGF ont mis en lumière des dysfonctionnements tels que le rationnement des couches ou la malnutrition. Je le précise à nouveau, on ne jette pas l’opprobre sur des salariés, mais sur un mode de fonctionnement qui conduit à les presser comme des citrons. Ils veulent évidemment travailler de manière consciencieuse et approfondie – personne ne souhaite faire de mal à nos chérubins.
M. le président Thibault Bazin. Une des centrales voudrait-elle adresser un message complémentaire ?
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). Je voudrais aborder la question de l’encadrement. C’est un point fondamental dans les structures de la petite enfance, et les micro-crèches n’ont pas toutes des directions vraiment qualifiées. Ce sont des tâches difficiles, sources de stress, et où il faut faire face à des pénuries de personnel. Il faut donc absolument renforcer la maîtrise et l’encadrement.
Il serait enfin vraiment important, sur la question des rapports entre le public et le privé, que soit mise en place une convergence des conditions d’emploi, au moyen des conventions collectives et du comité de filière.
Mme Stéphanie Prat-Eymeric (FO). La phrase sur laquelle j’ai été interrompue tout à l’heure entendait souligner que le manque de personnel a des conséquences psychosociales sur les salariés, qui souhaitent être au plus près de l’enfant et lui apporter tout ce dont il a besoin.
M. Joël Raffard (CGT). Je siège avec M. Delannoy à la branche famille de la CAF. En 2024, il y a 400 millions de sous-consommation de la branche famille dans le secteur de la petite enfance. La COG prévoit le report de cette somme sur l’année prochaine, mais ce n’est apparemment pas gagné, alors que le Gouvernement a signé cette convention avec la branche famille. Il faut y être attentif, au vu de l’importance des besoins.
M. le président Thibault Bazin. Cela ne se décide-t-il pas dans le PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) ?
M. Joël Raffard (CGT). Non, c’est un budget prévisionnel propre à la COG. La sous-consommation de cette année est due à ce que la COG était en négociation, si bien que les collectivités locales ne se sont pas engagées. Cela fait, par ailleurs, plusieurs années que la branche famille est en excédent et que ces excédents ne sont pas repris par la branche famille, alors que les besoins sont considérables.
Je précise enfin que la CGT ne stigmatise les salariés d’aucun secteur.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de nous avoir alertés sur ce sujet. Je faisais le lien avec le PLFSS parce que les ponctions sur la branche famille y sont régulières.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Le sujet très sensible du rationnement des repas dans certaines crèches a été évoqué. Cela fait écho aux auditions que nous avons conduites. La direction opérationnelle du groupe LPCR nous a bien confirmé l’existence, pendant quelques années, d’une prime annuelle d’un montant de 300 euros incitant les directrices d’établissement à réduire les rations. Des enquêtes journalistiques ont également montré les dérives que ces primes ont occasionnées sur le terrain.
Ma question s’adresse donc principalement aux organisations syndicales représentatives chez LPCR : comment ce sujet est-il perçu par les salariés du groupe ? Êtes-vous en accord ou non avec ce système de prime ? Est-ce qu’il vous choque ?
Mme Jocelyne Cabanal (CFDT). La CFDT considère évidemment que ce genre de pratique est complètement contraire à l’éthique et peut créer une distorsion émotionnelle très forte chez les professionnels. C’est à cela que nous faisons référence quand nous évoquons le rôle du Sieg, qui doit définir un projet social et poser un certain nombre de barrières. Les contrôles sur site doivent aussi être renforcés, par des pairs qui peuvent bien ressentir ce qui se passe dans la pratique du métier. Il nous semble également important de lutter contre l’optimisation fiscale dans les grands groupes.
M. Stéphane Fustec (CGT). L’existence de ce genre de pratique, que nous jugeons parfaitement scandaleuse, nous a bien été confirmée par nos représentants. C’est un des traits, que nous dénonçons, du secteur lucratif. Il est tout de même fort de café d’entendre dire, comme ça a été le cas lors de l’audition du groupe LPCR, que cette prime a été décidée dans le respect d’une politique RSE (responsabilité sociale des entreprises). Nous travaillons sur le terrain pour que les salariés du secteur lucratif aient les mêmes droits que les autres et puissent travailler en toute tranquillité. Pas plus tard qu’hier, j’ai reçu, d’une personne travaillant dans une crèche LPCR, un e-mail appelant au secours. Il y a un vrai sujet de respect des droits et d’amélioration de la convention collective dans le secteur privé lucratif.
Mme Aline Mougenot (CFTC). Je voudrais rappeler que la CFTC – où nous avons la chance d’avoir toute la petite enfance regroupée dans la même fédération – est présente dans le groupe LPCR. Nous avons aussi des remontées de salariés mais cela reste marginal. On ne peut pas se focaliser sur un cas pour jeter l’opprobre sur tout un secteur.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, et je vous invite tous à ne pas hésiter à transmettre formellement à Mme la rapporteure les analyses dont vous disposez et les études que vous pouvez avoir réalisées en votre sein.
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32. Audition de MM. Edouard Carle et Rodolphe Carle, fondateurs de Babilou (28 mars 2024)
M. le président Thibault Bazin. Le 20 mars dernier, nous avons auditionné les dirigeants des quatre grands groupes privés gestionnaires de crèches. Au cours de ces auditions, les personnes présentes n’ont pas pu apporter toutes les réponses aux questions posées. C’est pour cette raison que nous avons souhaité auditionner les présidents fondateurs de plusieurs de ces groupes. Nous commençons aujourd’hui cette deuxième série d’auditions en recevant MM. Édouard Carle et Rodolphe Carle, fondateurs de Babilou. Messieurs, nous attendons de vous des réponses nettes, rapides et franches à des questions demeurées en suspens. Je vous invite, compte tenu du temps qui nous est imparti, à concentrer votre propos liminaire sur votre parcours en précisant bien la place que chacun d’entre vous occupe encore actuellement au sein de l’entreprise que vous avez fondée.
Je vous rappelle que notre audition est publique et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera disponible ensuite à la demande.
Messieurs, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire « je le jure ».
(MM. Édouard Carle et Rodolphe Carle prêtent serment.)
M. Édouard Carle, fondateur de Babilou. Je suis Édouard Carle, père de trois enfants, et je vis au quotidien avec quatre enfants en famille recomposée. Je suis le quatrième enfant d’une fratrie de six garçons, au sein d’une famille baignée depuis plusieurs générations dans l’esprit entrepreneurial. Je suis le cofondateur de Babilou, vice-président de son conseil de surveillance et de sa fondation d’entreprise.
Bien que nous ne soyons plus, à ce jour, opérationnels de Babilou, nous sommes très fiers de l’équipe managériale que nous avons choisie et formée. Notre président-directeur général, Xavier Ouvrard, et notre directeur général France, Vincent Bulan, que vous avez reçus en audition et qui vous ont présenté le quotidien opérationnel de Babilou, sont garants de l’âme de l’entreprise que nous avons créée. Nous tenions à saluer la qualité de leur travail et à leur témoigner notre entière confiance.
Si Babilou peut être qualifiée de réussite entrepreneuriale, nous le devons avant tout à nos équipes de direction, de professionnels de la petite enfance et des sièges, qui nous font confiance et nous font grandir chaque jour. Ils nous ont notamment permis de découvrir l’importance de la qualité relationnelle du trio parent/enfant/professionnel. Nous souhaitons leur adresser un immense et sincère merci pour leur engagement au quotidien. Nous remercions également les milliers de familles qui, chaque jour, nous font confiance. Nous saluons et remercions également l’ensemble des services de protection maternelle et infantile (PMI) des conseils départementaux, avec lesquels nous travaillons en prévention, dans l’intérêt des enfants avant tout. Nous remercions également l’ensemble des services et des administrateurs des caisses d’allocations familiales (Caf) pour la qualité de nos partenariats et de leur accompagnement à chaque ouverture d’une structure Babilou. Nous remercions les élus locaux et leurs services, ainsi que les employeurs, qu’ils soient publics ou privés, qui nous font confiance chaque jour en nous confiant la responsabilité de l’accueil et de l’éveil des enfants de leurs salariés ou administrés. Nous remercions nos familles, nos enfants et nos femmes, qui vivent Babilou à travers nous depuis vingt et un ans, pour leur précieux et fidèle soutien. Permettez-moi, enfin, de remercier également mon frère Rodolphe, pour m’avoir permis de vivre cette magnifique aventure à ses côtés.
Nous avons toujours souhaité que Babilou soit comme un être vivant, avec un cerveau au nord et un cœur au sud, qui apprenne en continu de ses succès et de ses échecs. Nous nous sommes fixé deux objectifs au service des familles : apporter le même soin aux collaborateurs que celui que nous voulons qu’ils apportent aux enfants – nous appelons cela la symétrie des attentions –, et veiller quotidiennement au juste équilibre entre la performance sociale et pédagogique et la performance économique. Nous avons toujours œuvré avec conviction et valeur humaine, notre métier étant avant tout un métier d’humains. Nos valeurs managériales, qui s’expriment au quotidien dans notre travail et qui ont formé la culture de notre entreprise, sont la transparence, le respect, l’humilité, l’écoute, la bienveillance, l’esprit d’équipe, l’engagement et la diversité. Je précise qu’au sein de nos établissements, 22 % des familles se situent en dessous du seuil de pauvreté.
L’engagement des collaborateurs de Babilou se base sur deux éléments essentiels. Il s’agit tout d’abord de grandir ensemble, car nos actions quotidiennes font grandir Babilou, tandis que Babilou fait grandir chacun des collaborateurs individuellement et collectivement. Il s’agit également du sens de notre action au quotidien et de ses différents impacts. L’impact social tout d’abord, une crèche étant le premier lieu d’insertion sociale dans un quartier, où se rencontrent pour la première fois les enfants et les familles. L’impact sociétal ensuite, car nous accueillons les futures générations au sein nos établissements et accompagnons la parentalité. L’impact éducatif et pédagogique également, sur le citoyen de demain, qui s’observe notamment au travers des différences entre les enfants qui ont été gardés à domicile et ceux qui ont été gardés en collectivité. Nous pouvons, enfin, ajouter l’impact économique, avec la création de plus de 5 000 emplois, l’impact environnemental, et l’impact sur l’organisation familiale. Notre conviction est que l’éducation, dès le plus jeune âge, est l’arme la plus puissante pour changer le monde.
Je souhaitais enfin, pour conclure mes propos, vous dire que nous avons, en vingt et un ans, donné le meilleur de nous-mêmes tout en respectant l’argent public qui nous était confié et en étant dévoués à la mission de service public de la petite enfance. Si nous avons parfois agi au prix de sacrifices et de prises de risques importantes, nous sommes fiers de recevoir des milliers de témoignages de familles et de professionnels, fiers d’apporter une solution complémentaire aux familles, fiers de nos équipes qui portent la lourde responsabilité d’être le deuxième éducateur des enfants, fiers d’avoir porté nos valeurs françaises à l’international, et fiers enfin de faire grandir nos collaborateurs. Je pense à cet égard à Catherine, auparavant agent d’entretien et devenue, en quinze ans, directrice de crèche, et à Vincent Bulan, puériculteur, passé de directeur de crèche à directeur général de notre groupe. C’est avant tout cet ascenseur social qui représente notre plus grande fierté.
M. le président Thibault Bazin. Vous nous indiquez être le président de la fondation ?
M. Édouard Carle. J’en suis le vice-président.
M. Rodolphe Carle, fondateur de Babilou. Je suis le cofondateur de Babilou, père de cinq enfants, tous passés par une crèche Babilou en France ou en Allemagne, sauf le dernier dont la naissance est imminente.
Babilou a, de sa fondation à son développement, toujours été dirigé avec beaucoup de responsabilités. Tous les acteurs qui accompagnent la stratégie du groupe sont entièrement responsables face à l’ensemble des enjeux liés à Babilou. Nous avons cheminé en considérant nos réussites et nos échecs comme des sources d’apprentissages, nous permettant de nous améliorer grâce à une remise en question permanente.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous clarifier votre fonction ?
M. Rodolphe Carle. Je suis président du conseil de surveillance de Babilou depuis trois ans, et ne suis donc plus opérationnel au quotidien dans l’entreprise.
M. le président Thibault Bazin. Occupez-vous, l’un et l’autre, d’autres fonctions au sein d’autres structures liées au groupe ?
M. Rodolphe Carle. Nous n’occupons aucune autre fonction.
M. le président Thibault Bazin. Dans la mesure où il nous a été indiqué qu’il n’existait aucun système de versement de dividendes, vos fonctions actuelles de président et de vice-président du conseil de surveillance sont-elles bénévoles ? Ou existe-t-il une rémunération attachée à ces fonctions ?
M. Rodolphe Carle. Notre holding actionnariale, CF Partners, perçoit une rémunération du groupe pour son travail, de l’ordre de 500 000 euros par an. Cela représente, une fois déduits charges et impôts, un salaire d’environ 100 000 euros net chacun.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes questions s’articuleront autour de deux thèmes, celui de votre modèle économique et celui de la représentation d’intérêts.
Bien que vous ayez assurément, grâce à vos activités dans le secteur des crèches, répondu à un besoin en matière d’accueil de jeunes enfants, vous avez également acquis une fortune considérable, puisque vous faites partie des 500 plus grandes fortunes de France, grâce au développement rapide de votre activité en France et à l’étranger. Dans un secteur très largement financé par des fonds publics, cela peut légitimement interroger la représentation nationale. Ainsi, quel est le niveau de rentabilité de votre structure, aujourd’hui, mais également à l’époque où votre position était davantage opérationnelle ? Existe-t-il des disparités fortes entre votre rentabilité en France et celle à l’étranger ? Le cas échéant, comment les expliquez-vous ? Pourquoi avoir fait le choix, rapidement après le début de votre croissance, de faire appel à des fonds d’investissement, et quelles ont été leurs exigences ?
Votre stratégie semble davantage basée sur la croissance rapide du nombre de vos structures, notamment à travers le rachat de structures plus petites, que sur les excédents dégagés par chacune d’entre elles. Cette analyse est-elle correcte ? Existe-t-il une ou plusieurs sociétés civiles immobilières, détenues en tout ou partie par une entreprise de votre groupe, par vous-même ou par vos proches, propriétaires d’une partie des locaux des crèches de votre réseau ? L’achat de ces locaux a-t-il pu être réalisé avec l’aide de subventions d’investissement de la Caf ? Sinon, comment pouvez-vous être en mesure de le démontrer ?
Je souhaite enfin vous interroger sur la réservation de berceaux dans des crèches d’un réseau partenaire. Quel volume financier représente pour vous l’activité d’allocation de places en crèches par rapport à votre activité traditionnelle d’accueil du jeune enfant ? Quelle est la différence de rentabilité entre ces deux activités ?
M. Rodolphe Carle. Il est tout d’abord important de rappeler comment s’est développé Babilou et comment s’est bâti son modèle. Trois phases peuvent être distinguées dans le développement de l’entreprise en France.
Les cinq premières années ont représenté la phase d’apprentissage, similaire à une période d’essai avec la Cnaf, au cours de laquelle nous avons marché main dans la main avec l’ensemble des autorités de tutelle afin d’assainir un socle réglementaire, juridique, fiscal, social et égalitaire sur lequel pourraient être développées des crèches d’entreprises solides. Il s’agissait dans un premier temps, pour la Cnaf, d’observer notre évolution, avant de décider, en 2007/2008, d’une éventuelle pérennisation. Cette qualité de travail partenarial a permis de nombreuses évolutions. Les membres de la Cnaf et des ministères n’ayant pas accès au terrain, nous avons fait remonter l’ensemble de nos expériences afin de permettre aux textes d’évoluer et de rendre l’activité viable. Nous avons, durant cette période, testé de nombreux modèles. Notre création datant d’avant le 1er janvier 2004, date du lancement de la prestation de service unique (PSU) et du crédit d’impôt famille (Cifam) pour les entreprises, nous avons d’abord proposé une offre 100 % privée. Nous avons produit les premiers marchés publics article 30 de réservation de places en crèche par des collectivités, puis les premières délégations de service public (DSP) et les premières crèches d’entreprises. Nous avons également pris conscience, au cours de cette période, du coût élevé et des importants moyens nécessaires pour remplir cette mission. L’enjeu a donc été de construire un modèle qui nous apporte les moyens nécessaires pour valoriser nos équipes, leur travail au quotidien, les recruter en nombre suffisant, et offrir aux familles et aux enfants une équipe qualifiée en nombre confortable. Nous avons enfin compris que l’art de la bonne gestion d’un réseau de crèche reposait sur l’équilibre entre l’économique et le social, et sur la qualité à chaque instant et dans chaque arbitrage, et c’est grâce à cela que nous avons pu entrer dans la deuxième phase, celle du pivot.
Les années 2008 à 2010 ont ainsi marqué le démarrage des crèches d’entreprises. En étant extrêmement proches de nos équipes et des familles accueillies, nous avons réalisé que tout ce qui avait été imaginé était conçu pour aider les familles à concilier vie professionnelle et vie familiale, et les femmes à retourner en situation d’emploi après un congé maternité.
M. le président Thibault Bazin. Je souhaite, monsieur Carle, que vous répondiez de façon claire aux questions qui vous ont été posées sur le niveau de rentabilité de vos structures.
M. Rodolphe Carle. Je souhaitais au préalable vous expliquer sur quoi se base cette rentabilité.
La rentabilité d’aujourd’hui, qui vous a été communiquée par Xavier Ouvrard et Vincent Bulan, s’élève à 3 % après impôt. Si cette rentabilité était plus élevée il y a dix ou douze ans, à hauteur de 5 ou 6 %, elle s’est dégradée du fait des retraits de financements publics et d’une compétition autour des prix que nous déplorons.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de répondre aux questions sur la rentabilité en France et à l’étranger, et sur leurs éventuelles disparités.
M. Rodolphe Carle. Bien que je ne puisse pas vous communiquer les chiffres avec exactitude, je peux vous indiquer que les niveaux de rentabilité sont plus élevés à l’étranger qu’en France. J’estime qu’assurer une rentabilité minimum est un acte responsable, pour nous qui sommes à la fois des entrepreneurs et des bons pères de famille, en ce qu’elle permet d’épargner pour affronter des crises telles que celle du covid, une nouvelle réglementation, ou encore des difficultés imprévues. Il s’agit à la fois de sagesse et de responsabilité, et la rentabilité n’est pas un vilain mot dès lors qu’elle est utilisée à bon escient. À chaque fois que Babilou avait un sursaut de rentabilité lorsque nous assurions la gestion opérationnelle, nous échangions avec nos équipes et nos représentants du personnel sur la destination de cette marge complémentaire. Devait-elle aller dans les salaires, dans le recrutement de personnels supplémentaires auprès des enfants, ou un peu des deux ? C’est cet équilibre que nous avons construit pendant quinze ans.
M. le président Thibault Bazin. Pourquoi avoir rapidement fait appel à des fonds d’investissement ?
M. Rodolphe Carle. Nous sommes, ainsi que nous vous l’avons indiqué, des entrepreneurs responsables. Une entreprise grandit grâce à ses investissements, et ne peut pas raisonnablement maintenir une sérénité dans sa gestion quotidienne lorsque ses niveaux d’endettement sont trop élevés. En juillet 2007, dans le contexte de la crise des subprimes, les banques ont pointé le niveau trop élevé de nos dettes et nous ont invités, afin de pouvoir réaliser en 2008 notre programme d’ouverture, à nous adosser à un partenaire financier qui renforce nos fonds propres. Nous avons donc fait ce choix afin de continuer notre développement et d’apporter des solutions aux Français, et les fonds d’investissement ont donc répondu à un objectif stratégique. Lorsque, lors de la deuxième phase de Babilou, nous avons commencé les entreprises avec une priorité donnée à l’enfant, nous avons construit une « offre réseau » et rapproché la place en crèche d’entreprise du domicile de l’enfant et non pas du bureau des parents. Cette vision a été extrêmement structurante pour l’ensemble du marché. Offrir cela à une entreprise nécessitant de posséder à la fois une importante crédibilité et un grand réseau, notre rentabilité était à l’époque insuffisante pour financer cette croissance en continuant à nous endetter. Ce sont donc les fonds d’investissement qui nous ont permis de créer cet important réseau et de rapprocher ainsi la place en crèche du domicile de l’enfant.
M. le président Thibault Bazin. Quel est aujourd’hui votre volume d’endettement ?
M. Rodolphe Carle. Au cours des cinq premières années, nous nous sommes tout d’abord endettés à titre personnel, en prenant des risques d’entrepreneurs en étant caution personnelle. Nous avons ensuite continué d’accompagner le rythme de l’entreprise en nous endettant personnellement pour maintenir le contrôle sur une part du capital. L’endettement de l’entreprise, qui s’est par la suite poursuivi relativement à sa taille, s’élève aujourd’hui à environ 800 millions d’euros, ce qui est tout à fait raisonnable au regard de la taille de Babilou.
M. le président Thibault Bazin. Je vous rappelle également la question de Mme la rapporteure liée aux SCI.
M. Édouard Carle. Nous avons effectivement une foncière immobilière qui détient des SCI. Elle est aujourd’hui propriétaire de quarante-neuf murs de crèches Babilou sur les 442 que nous détenons en France, ne détient aucun mur à l’étranger, et représente 11 % des loyers en France. Aucune entité du groupe Babilou n’est actionnaire ou associé de notre foncière. Seules des personnes de notre entourage, professionnels de l’immobilier, peuvent être associées dans l’une de nos SCI, car ils ont apporté l’opportunité d’implantation d’une nouvelle crèche Babilou. Nous restons majoritaires dans les SCI que nous détenons.
M. le président Thibault Bazin. Concernant ces quarante-neuf murs, avez-vous, notamment pour l’ameublement, bénéficié d’aides à l’investissement de la Caf ?
M. Édouard Carle. Dans tous les cas, nous n’avons bénéficié d’aucun soutien à l’investissement dans aucune de ces structures, pour lesquelles Babilou prend en charge l’aménagement. Il s’agit la plupart du temps de locaux en vente en l’état futur d’achèvement (Vefa), c’est-à-dire situés au rez-de-chaussée de programmes immobiliers pour de nouveaux quartiers. Nous achetons à des promoteurs les locaux bruts de béton, puis les mettons à disposition de Babilou qui les aménage.
M. le président Thibault Bazin. L’autre question portait sur le volume des allocations de places de crèche par rapport à votre activité, qui n’était pas votre cœur de métier au départ.
M. Rodolphe Carle. En 2008-2010, les entreprises commencent à s’intéresser au sujet et nous comprenons que la place en crèche d’entreprise doit être rapprochée du domicile de l’enfant. Il s’agit d’une approche respectueuse à la fois de l’enfant, des équipes et de l’environnement, mais également d’une démarche sociale.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je précise que mon souhait n’est pas de comprendre la pertinence du dispositif, mais de connaître les volumes d’activité et les écarts de rentabilité. Si nous comprenons bien l’intérêt, pour les familles, de disposer d’une place en crèche proche de leur domicile, nous comprenons moins l’opacité qui peut exister dans la relation entre le pourvoyeur de berceau et le gestionnaire de crèche.
M. Rodolphe Carle. L’activité du partenariat a deux objectifs. Il s’agit tout d’abord d’assurer la mission particulièrement onéreuse de construction et d’animation d’un réseau. Quatorze années ont ainsi été nécessaires pour bâtir le réseau Babilou, composé aujourd’hui de 3 000 crèches. Notre deuxième métier consiste à être en contact avec les employeurs pour leur proposer la place en crèche la plus adaptée à leur enfant. Ce réseau est composé de crèches privées, et parfois de crèches associatives ou parfois municipales. Nous leur indiquons qu’un client entreprise souhaite réserver des places dans leur structure, et nous apportons, au prix que souhaite le gestionnaire, une contribution financière qu’il n’aurait pas pu trouver autrement. Cela représente pour nous un chiffre d’affaires d’environ 35 à 40 millions d’euros, avec une marge nette de 9 %.
Le rôle de cette plateforme n’est pas seulement d’effectuer des transactions, mais également de tirer le réseau vers le haut. Car comment les petits réseaux, qui affrontent depuis dix ans les vents contraires des diminutions de financements publics, peuvent-ils continuer à payer leur personnel ? Comment peuvent-ils suivre l’inflation dans les salaires ? Lorsque la PSU, en 2018, annonce 0,9 % d’inflation pendant quatre ans, où peuvent-ils trouver les fonds ? Nous apportons ainsi 39 millions d’euros qui permettent aux petits réseaux de continuer à valoriser les métiers de la petite enfance et à investir dans la qualité. Dans la mesure où nous ne souhaitons pas que les salariés d’une entreprise soient face à une offre à deux vitesses, nous apportons également aux micro-crèches prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) des financements d’une entreprise ou d’un employeur public, tout en souhaitant que le coût pour le salarié soit in fine similaire à celui de la PSU.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous évoquez une marge nette de 9 %. Or, des témoignages indiquent que seule la moitié du prix auquel un berceau est vendu est reversée au gestionnaire de crèche pour s’occuper de cet enfant. Cela pourrait être acceptable dans un secteur d’activité classique ne dépendant pas de l’argent public. Mais si le prix payé par l’entreprise est couvert au moins à 50 %, et parfois jusqu’à 75 %, par de l’argent public, celui-ci a vocation à permettre l’accueil de l’enfant dans les meilleures conditions et non à financer de la commercialisation ou des réseaux. Notre interrogation porte donc sur ce dispositif et surtout sur ce qui est financé par son intermédiaire.
Je vous propose néanmoins d’avancer sur la question de vos activités d’influence, à laquelle vous avez commencé à apporter des éléments de réponse en expliquant que vous aviez accompagné les pouvoirs publics afin que les textes évoluent et permettent une rentabilité du secteur. Différentes réglementations, rappelées dans le rapport conjoint de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les micro-crèches, ont permis cette rentabilité et interrogent ainsi quant à leur capacité à assurer une qualité d’accueil. Aussi, quelle est la nature des relations que vous entretenez avec les autorités politiques et qui ont permis de faire évoluer cette réglementation ? Je pense en particulier au fait que votre entreprise ait été créée deux ans avant que la réglementation ne permette le conventionnement des crèches privées. Pouvez-vous apporter des précisions concernant le déroulement des faits, et concernant votre influence sur les modifications législatives et réglementaires qui sont intervenues quand vous étiez encore chargés de la gestion de votre entreprise ? Avez-vous, au cours des quinze dernières années, bénéficié d’un accès privilégié à des ministres ou des parlementaires de quelque groupe politique que ce soit ?
M. Rodolphe Carle. En tant qu’inventeur de ce modèle, j’aborde avec beaucoup de liberté le sujet des partenariats. L’écart de prix moyen s’élève aujourd’hui à 3 000 euros, et vous vous interrogez de façon légitime sur le fait que nous le financions. Si les petits gestionnaires avaient dû chercher eux-mêmes les 10 ou 12 000 euros que nous leur apportons, vous financeriez bien davantage que ces 3 000 euros, car ils assumeraient les coûts élevés du recrutement d’un commercial chargé d’aller chercher des entreprises.
Si je ne suis d’autre part pas choqué par le fait que l’argent public finance le coût du système de tiers réservataire, que l’État a inventé, le fait que l’argent public des crèches finance les milliards de bénéfices des banques du CAC40 est une réelle source d’interrogations. Comment compenser les six mois de chiffre d’affaires qui s’écoulent avant que la PSU ne soit versée en avril ? L’emprunt que nous effectuons afin de couvrir ce besoin de fonds de roulement représente des sommes colossales, et je préférerais que ces millions d’euros soient affectés au salaire de mes équipes plutôt qu’à l’enrichissement des banques françaises.
M. Édouard Carle. Nous n’avons bénéficié d’aucun accès privilégié. Nous avons en revanche été sollicités pour apporter notre expertise à des groupes de réflexion ou de travail. Tout comme nous, les pouvoirs publics ne souhaitaient pas, à l’époque, laisser s’installer un modèle de crèches réservées aux populations les plus aisées. Le choix de l’ouverture aux partenariats public-privé nous a donc permis de répondre à l’ensemble des familles, sans exception.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous bénéficié, monsieur Rodolphe Carle, d’accès privilégiés ?
M. Rodolphe Carle. Si j’ignore le sens du mot privilégié, je peux néanmoins affirmer que nous travaillons main dans la main, depuis vingt ans, avec l’ensemble des parties prenantes. Il s’agit là d’un bel exemple de partenariat public-privé, mis au service d’une réussite collective. J’ai toujours adopté, au cours des réunions à la Cnaf ou dans un ministère, une posture et une analyse responsable de l’argent public. À titre d’exemple, je peux citer le contrat enfance entreprise mis en place en 2009, dont nous avons fait remonter, depuis le terrain, le caractère illisible. Nous avons ensuite, en partenariat avec la Cnaf et le ministère de l’économie, travaillé à une simplification des dispositifs.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous indiquez avoir mené, aux côtés de l’État, des travaux visant à assurer l’accueil des enfants quelle que soit la situation financière et économique de leurs parents. Or, au regard des différents rapports pointant les difficultés que rencontrent les micro-crèches pour maintenir une mixité sociale, cet objectif ne semble pas atteint. Il en va de même, aujourd’hui, pour l’objectif de qualité d’accueil.
Ma dernière question aurait pu être posée au directeur, mais je n’ai eu connaissance de ces éléments d’informations que grâce à un message d’alerte reçu hier soir par l’ensemble des députés et concernant des pratiques développées par votre groupe. Un rapport de la DGCCRF avait déjà pointé des pratiques commerciales très contestables et des clauses léonines dans les contrats que certains groupes privés de crèches passent avec les parents d’enfants qu’ils accueillent. Il me semblait, et c’est la raison pour laquelle nos travaux ne se concentrent pas sur ce sujet, que ce rapport avait servi d’électrochoc et que ces comportements avaient cessé. La pratique en question, qui semble donc toujours d’actualité, consiste à renvoyer un enfant accueilli au sein de l’une de vos crèches afin de libérer la place pour un enfant dont le berceau a été vendu à des conditions financières plus avantageuses. Il semble que la nouvelle stratégie que vous déployez consiste à faire signer des contrats de courte durée que le gestionnaire de crèche pourrait ainsi ne pas renouveler, en particulier s’il trouve un bébé plus rentable, si vous me pardonnez l’expression.
Messieurs, ce type de pratique est totalement inacceptable. Le secteur des crèches n’est pas un secteur économique comme les autres. Il s’agit d’un service public qui, comme tous les autres, implique un principe de continuité du service et d’égalité devant le service. Il doit faire une place à tous les enfants et ériger leur bien-être et leur développement comme d’ultimes priorités, bien avant la rentabilité de la structure. Aussi ferai-je, au sein de mon rapport, des propositions visant à éradiquer ce type de comportement et que les gestionnaires ne puissent plus mettre des enfants dehors selon leur bon vouloir.
M. Édouard Carle. En vingt et un ans, nous avons rencontré dix-huit ministres de la famille, dont cinq ces deux dernières années, et je partage, madame la rapporteure, vos propos sur le sujet des micro-crèches. La priorité de Babilou a toujours été de créer de nouvelles places pour répondre à un manque important, puisqu’il manquait, en 2003, 400 000 places de crèche. J’ajoute que le réseau du groupe Babilou est aujourd’hui le plus égalitaire qui existe, puisqu’il est composé de 92 % de places en PSU. Lorsque nous avons repris des structures qui disposaient de micro-crèches, nous avons souhaité proposer à nos clients entreprises une offre la plus égalitaire possible pour les parents salariés, et avons ainsi créé la « PSU-like » au sein des micro-crèches, afin que les parents paient la même somme que dans une crèche PSU.
Concernant, enfin, les contrats d’accueil temporaires, il ne s’agit en aucun cas de mettre dehors une famille au profit d’une place plus rentable. Mais si nous n’accueillons plus cette famille, la place reste vide puisque nous n’avons plus de tiers réservataire. Or, le modèle du tiers réservataire, qui est soit l’employeur soit la commune, est celui qu’a souhaité la France.
M. le président Thibault Bazin. Cela signifie-t-il qu’un enfant qui bénéficie d’un tiers réservataire sera favorisé au détriment de celui qui n’en a pas ?
M. Édouard Carle. Il ne s’agit pas de cela. Nous gérons de l’argent public et avons la responsabilité, conformément aux circulaires de la Cnaf, de répondre aux besoins du plus grand nombre de familles. Il est donc déraisonnable de laisser une place vide lorsque des milliers de famille en ont besoin. Les familles du quartier, à qui nous rendons service, savent que nous les accueillons avec un contrat d’accueil à durée déterminée. Le système de temps d’accueil minimum que nous avons mis en place permet à l’enfant de rester deux ou trois mois au sein de la structure, mais nous perdons de l’argent sur ces places. Le sujet n’est donc pas simplement celui de la rentabilité : avec l’une des places, nous rendons un service, mais perdons de l’argent, tandis que l’autre nous permet de supporter nos coûts et de respecter le modèle du tiers réservataire.
M. Rodolphe Carle. Nous avons exigé qu’il soit indiqué, au sein des contrats signés avec les employeurs publics ou privés, que le salarié bénéficie d’un droit au maintien même s’il quitte son employeur. Nous estimons en effet que l’enfant n’a pas à subir le changement professionnel de son parent et que l’employeur doit continuer à payer jusqu’à la fin de l’année scolaire pour le maintien de l’enfant, qui est la priorité. Notre ADN est celui-ci, et non celui d’une quelconque marchandisation.
M. Philippe Lottiaux (RN). Les différentes auditions auxquelles j’assiste m’amènent à me questionner sur la pérennité du modèle. Vous avez précédemment mentionné une diminution de la rentabilité, et je souhaitais donc que vous puissiez nous partager votre vision d’ensemble du système. Le modèle actuel, dans lequel les coûts augmentent de façon récurrente, vous semble-t-il viable à long terme ? Pouvez-vous ensuite revenir sur la décision, prise à l’époque où vous étiez en responsabilité, de quitter le secteur des DSP ? Le système actuel me semble d’autre part complexe. Pensez-vous que des simplifications et des évolutions soient possibles afin de parvenir à un système qui permette le développement des berceaux tout en maintenant la qualité ?
M. Édouard Carle. Nous avons effectivement fait le choix, en 2010, d’arrêter le marché des délégations de service public. Lorsqu’est arrivé, à cette époque, le renouvellement des premières, que nous avions mises en place en 2005 et 2006, et malgré un taux de satisfaction très élevé des familles, la commande publique montrait un attrait pour le prix en raison des baisses de dotations importantes des collectivités. Le fait que le prix devienne le critère de choix principal du futur gestionnaire, alors que notre objectif était celui la qualité, nous a conduit à nous désengager. Nous avons donc fait le choix de ne pas tomber dans le dumping et le low cost pratiqué par certains acteurs.
Sur le sujet de la Paje et de la PSU, je tiens tout d’abord à préciser que la PSU n’est pas une subvention pour Babilou, qui joue simplement un rôle de boîte aux lettres pour les familles. La PSU, qui sert à apporter un financement afin que la famille supporte un moindre coût, est donc versée au gestionnaire pour le compte de la famille. La Paje est en revanche versée à la famille pour le compte du gestionnaire. Cela signifie, pour la PSU, une convention avec l’État qui implique le respect de règles et la possibilité de subir un contrôle.
M. le président Thibault Bazin. Confirmez-vous que le rachat des sociétés qui possédaient des micro-crèches Paje implique de conserver les 8 % ?
M. Édouard Carle. Si nous les conservons effectivement, nous changeons également le modèle économique afin d’arriver à l’équivalent d’une PSU lorsque les parents disposent du tiers réservataire.
M. Rodolphe Carle. La question de la viabilité du modèle est essentielle. Si la PSU-horaire telle qu’elle est conçue aujourd’hui ne peut pas donner un modèle viable, la PSU universelle, qui permet la mixité sociale, est en revanche une excellente idée. Nous avons, lorsque nous étions aux commandes de Babilou de 2014 à 2020, connu un système, qui perdure à ce jour, dans lequel 10 % des recettes PSU dépendent d’une petite heure où un parent est parti plus tôt ou n’est pas venu. Or, ces 10 % représentent 3 000 euros de plus ou de moins, par personne, de rémunération du personnel. Avec ce système, la Cnaf nous contraint donc à consacrer notre temps et notre énergie à l’optimisation des taux d’occupation.
M. le président Thibault Bazin. La Cnaf nous a indiqué travailler sur un lissage des 107 % et sur les effets de seuil.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma première question concerne la rémunération de votre holding à hauteur de 500 000 euros. Pouvez-vous apporter des précisions sur le statut de cette rémunération ? S’agit-il d’une remontée de dividendes du groupe à la holding qui est son actionnaire, ou d’une prestation commerciale ?
M. Rodolphe Carle. Nous disposons d’une convention de prestation de service, par laquelle nous nous engageons à consacrer plus de 50 % de notre temps à accompagner le groupe. Tels des consultants, nous accompagnons l’entreprise et son équipe.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous sommes plusieurs députés, au sein de cette commission d’enquête, à nous inquiéter de la marchandisation du secteur de la petite enfance et plus précisément de l’arrivée des fonds d’investissement, qui sont actionnaires majoritaires de certaines grandes entreprises du secteur, dont la vôtre. En 2017, au cours d’une interview donnée à BFM Business, vous déclariez, monsieur Rodolphe Carle, au sujet de l’entrée au capital de TA Associates qui restait alors minoritaire : « Nous gardons la majorité du capital, c’est indispensable, car les fonds d’investissement ne font que passer quelques années chez nous. Or, notre groupe a une vision de long terme et nous ne prévoyons pas de céder l’entreprise ». Un an plus tard, un article paru sur le site Internet de BPI France citait, parmi les recettes du succès de Rodolphe Carle : « Être intransigeants sur le maintien du contrôle du capital. Nous avons été tentés plusieurs fois par des offres alléchantes de partenariat moyennant la perte de contrôle. Or, il n’en est pas question. » Puis, en 2020, Antin Infrastructure Partners, un fonds d’investissement côté en bourse, rentre au capital et devient majoritaire. Messieurs, quelles sont les raisons qui vous ont amenés à considérer qu’il était devenu acceptable d’avoir un fonds d’investissement comme actionnaire majoritaire ? Et quel bénéfice personnel avez-vous tiré, en cédant vos actions, de cette entrée au capital ?
M. Rodolphe Carle. Beaucoup de fantasmes entourent les fonds d’investissement. Ils ne sont pas une espèce de boîte noire dans laquelle un logiciel ou une intelligence artificielle prendrait des décisions sans cœur ni sensibilité, mais des hommes et des femmes, souvent parents, qui accompagnent un projet porteur de sens. La valeur n’est pas créée en percevant des dividendes ou le fruit du travail des professionnels, mais grâce à l’existence d’un impact sur le monde. Lorsqu’une entreprise double sa taille et que les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) d’impact sur l’environnement et le social sont devenus plus importants que les critères financiers pour évaluer une entreprise, et si l’entreprise, en grandissant, a conservé son âme, ses valeurs, la qualité de son travail, et traite correctement son personnel, elle a un réel impact sur le monde et donc une valeur plus élevée.
Le plus gros actif d’un fonds d’investissement est sa réputation, et il serait scandaleux d’imaginer que des personnes puissent se réjouir d’avoir augmenté leurs marges en maltraitant des enfants. Conformément à son modèle, la rentabilité de Babilou s’accroît de façon directement proportionnelle lorsque la qualité augmente. Il s’agit d’un modèle vertueux au sein duquel les bénéfices sont liés aux économies d’échelle et aux clients qui nous donnent les moyens de bien travailler. En travaillant bien, nous limitons les coûts liés au renouvellement des effectifs, et pouvons redéployer ces sommes dans la valorisation de nos personnels.
Nous avons, d’autre part, toujours eu besoin des fonds pour accompagner nos stratégies. Alpha est d’abord rentré pour apporter aux enfants une offre de crèches d’entreprises porteuse de sens pour la société, et nous a permis d’accélérer le développement du réseau. Puis, Cobepa l’a remplacé et nous a permis d’accéder à l’international, avant que TA Associates ne rentre et ne nous permette d’entrer aux États-Unis. Je tiens à préciser que les fonds exercent deux métiers, qui sont l’investissement et la collecte, de mon argent et du vôtre. Le premier fonds qui investit dans les crèches en France est BPI, et donc nos impôts, et il est déraisonnable de penser que l’État aurait pu demander à BPI d’investir dans les crèches pour faire de la marge sur la maltraitance. Il est donc nécessaire de rappeler que le métier de l’équipe qui gère un fonds est d’accompagner une entreprise qui propose une stratégie efficace et porteuse de sens.
Plusieurs raisons nous ont donc conduits à céder le groupe en 2020. Je rappelle tout d’abord que les années 2014 à 2020 ont été rudes, le secteur privé en France ayant perdu de nombreuses ressources. Or, dans notre métier, moins de ressources signifient davantage de risques, et la nécessité de disposer de nouveaux financements pour maintenir le niveau de qualité. Nous nous rendons collectivement coupables d’une erreur intellectuelle lorsque nous affirmons qu’une place en crèche coûte moins cher qu’une garde partagée, puisque s’y ajoutent les coûts des repas, des couches, ou encore des repas de la nounou à domicile. Le fossé se creuse entre le coût de la crèche pour les parents et les modes de garde hors crèches.
Nous avons donc dû faire face à des événements tels que le transfert des dotations des conseils généraux du privé vers le secteur associatif, sans que nous ne sachions même si les réglementations européennes les y autorisent. Aussi, lorsqu’il faut faire face à la diminution des moyens tout en ayant la responsabilité de 12 000 emplois et de 15 000 familles, la solution est de consolider les fonds propres et de renforcer l’entreprise, par respect pour l’argent public géré, les familles accueillies et les professionnels. Nous avons donc vendu pour l’ensemble de ces raisons, tout en tenant à rester au capital afin d’accompagner ce fonds qui ne connaissait pas notre métier, et afin que nos valeurs restent ancrées dans le quotidien.
Sur la question des montants que nous avons perçus lors de l’entrée d’Antin, nous n’avons rien à vous cacher et sommes transparents depuis le premier jour. Nous allons donc répondre à votre question, mais pour des raisons de secret des affaires et de respect de la vie privée et familiale, nous demandons de pouvoir y répondre sous huis clos avec une non-inscription dans le rapport.
M. le président Thibault Bazin. Notre audition étant retransmise en direct, il n’est pas possible d’échanger en aparté. Bien que j’entende votre souhait de nous communiquer ces éléments par écrit, je vous rappelle que vous devez répondre aux questions.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je me permets de faire avec vous, afin que l’information soit entendue de tous, un travail d’hypothèse. La presse financière a annoncé, au moment de l’entrée d’Antin Infrastructure Partners au capital de Babilou, une valorisation de la société d’un montant de 1,5 milliard d’euros. Dans la mesure où vous déteniez à l’époque environ la moitié des parts de la société, pouvez-vous nous indiquer combien de parts vous avez cédées alors, afin que nous puissions effectuer le calcul, dans l’attente des véritables montants qui nous seront communiqués par écrit ensuite ?
M. Rodolphe Carle. La valeur communiquée dans la presse n’est pas la bonne. Afin de conserver plus de 50 % du capital, nous avons dû largement et lourdement endetter notre holding. Vous constaterez donc, dans notre réponse écrite, que la valorisation de notre participation est très éloignée de votre raisonnement mathématique.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma deuxième série de questions porte sur le travail de lobbying que vous avez effectué ces dernières années, et sur vos rapports avec les fonds publics.
Pouvez-vous tout d’abord nous indiquer quelle part des recettes de la société Babilou est issue directement, à travers la PSU ou une subvention de la Caf, ou indirectement, lorsque des parents bénéficient du complément de libre choix du mode de garde (CMG) ou lorsqu’une entreprise bénéficie de la déduction de l’impôt sur les sociétés, de fonds publics ?
M. Rodolphe Carle. La question ayant été posée à la direction générale, je ne répondrai pas avec autant de précision. Sur 100 euros perçus par Babilou, 50 sont payés par un réservataire, et 50 par la famille et la Caf. Je rappelle que ce sont les familles qui perçoivent les 25 % de subvention qui viennent de la Caf. Nous sommes seulement une boîte aux lettres, et subissons la complexité de gestion, son coût et ses aléas. Pour les autres 50 %, il s’agit dans 50 % des cas d’employeurs éligibles au Cifam, sans qu’ils ne le perçoivent nécessairement compte tenu des plafonds, et dans ce cas, cela représente 50 % et non 75 %, car cela signifierait que toutes les dépenses d’une entreprise sont subventionnées.
M. William Martinet (LFI-NUPES). En observant le modèle économique de votre entreprise, je constate que les recettes sont, pour plus de la moitié, directement ou indirectement issues de fonds publics. Si vous disposez d’éléments de calculs différents, je vous remercie de nous les communiquer par écrit.
Sur la question du lobbying, vous indiquez avoir consacré beaucoup de temps à discuter du modèle économique des entreprises de crèches avec les pouvoirs publics. Vous avez d’ailleurs indiqué, à l’occasion d’un entretien, avoir passé 20 à 30 % de votre temps au sein de ministères pour construire un business model soutenable à long terme. Vous comprendrez que cela puisse interroger. Au fait que la moitié de votre chiffre d’affaires provienne de l’argent public, et que vous ayez consacré énormément de temps à discuter avec les ministères, s’ajoutent aujourd’hui des rapports de l’administration, et notamment de l’Igas, qui pointent le surcalibrage du financement public à destination des crèches. Aussi, pensez-vous que cette action de lobbying, qui semble avoir été à la fois très intense et très efficace, a pu détourner les pouvoirs publics de l’intérêt général ? Le modèle économique construit, qui semble vous être extrêmement favorable, a-t-il permis des enrichissements personnels extrêmement conséquents ?
M. Édouard Carle. Nous n’avons fait que nous adapter au modèle proposé, et répondre aux sollicitations, afin de contribuer à créer un modèle vertueux de partenariat public-privé. Je rappelle que 92 % de nos places sont en PSU, et que la majorité sont des places créées.
Il est important de rappeler au contribuable ce qu’auraient été les coûts si Babilou ne s’était pas engagé. Nous avons fait économiser à l’État, en un temps record, 200 millions d’euros d’investissement à la création des places. Nous mettons douze à dix-huit mois pour ouvrir une crèche alors qu’une collectivité met deux à trois ans. Enfin, sur le fonctionnement, par le biais d’économies d’échelle uniquement, pour lesquelles une collectivité est limitée à sa taille, nous avons fait économiser à l’État 70 millions d’euros par an en fonctionnement des structures.
Je précise enfin, concernant le fonds Antin, qu’il s’agit d’un fonds d’infrastructure que nous avons choisi, d’une part, car il est français, mais également en raison de son ADN, compatible avec le nôtre, c’est-à-dire prêt à affronter aussi bien le beau temps que les tempêtes. Ainsi Antin n’a-t-il, depuis son arrivée, jamais refusé un seul montant d’investissement pour les crèches. Nous leur avons également demandé, pendant la période du covid, de payer les partenaires associatifs de notre réseau afin de leur éviter une fermeture. Nous leur avons enfin demandé, très récemment, d’augmenter les salaires de nos équipes sans attendre d’annonces du gouvernement.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je constate que, lorsque je vous interroge sur la part des subventions publiques dans votre chiffre d’affaires, vous ne parvenez pas à me donner de chiffres, mais qu’ils sont en revanche extrêmement précis lorsqu’il s’agit de nous expliquer les économies que vous faites réaliser aux pouvoirs publics. J’espère que nous pourrons disposer de précisions par écrit sur l’ensemble de ces sujets.
Mes dernières questions portent sur les fonds d’investissement. Nous avons compris que, dans le modèle économique des fonds d’investissement, la rentabilité ne se base pas sur la remontée de dividendes, mais sur la croissance. Cela m’amène à m’interroger sur les exigences de ces fonds d’investissement concernant la croissance et le développement de l’entreprise. Si j’ai bien entendu votre plaidoyer à propos de la sensibilité et de l’humanité des fonds d’investissement, je vais toutefois me permettre quelques citations. Elles sont issues des livres de vos salariés parus à l’automne dernier, et ne traduisent pas la même forme d’humanité et de sensibilité de la part des dirigeants de l’entreprise. Une salariée déclare par exemple : « On est ric-rac au minimum légal. Dans ces conditions, une pause toilette ou un enfant qu’il faut doucher parce que sa couche a débordé, et c’est toute l’équipe qui est fragilisée. » Selon son témoignage, des enfants étaient oubliés à plusieurs reprises dans les dortoirs, notamment au moment des transmissions du soir. Aussi, sur cette question de la croissance, vous positionnez-vous comme des dirigeants d’entreprises attentifs à ce qu’elle n’entraîne pas d’effets sociaux négatifs ? Ou, au contraire, comme des dirigeants alignés avec les fonds d’investissement pour chercher la croissance à tout prix ?
M. Rodolphe Carle. La croissance a apporté des moyens pour la qualité et l’amélioration des conditions de travail de nos équipes, et a permis de solidifier et d’ancrer chaque jour nos valeurs.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je suis étonné de cette réponse. Faut-il plutôt croire Rodolphe Carle qui témoigne sous serment devant une commission d’enquête, ou Rodolphe Carle qui, parlant de son projet entrepreneurial dans un podcast datant de mars 2022, disait : « Ce qui compte, c’est le mindset. On était des malades de la croissance, tous les matins, on avait le couteau entre les dents en se disant quelle crèche on allait choper et quel client on allait conquérir. On était des tarés de la croissance » ? Je constate, monsieur Carle, un écart entre le discours que vous tenez aujourd’hui et celui que je viens de citer qui, à en croire des témoignages de salariés, semble davantage proche de la réalité de votre entreprise. Je souhaite donc que vous compreniez que le modèle économique que vous avez construit peut, du point de vue éthique, moral et politique, sembler inacceptable.
Concernant votre fortune, je peux estimer, tout comme l’a fait la presse financière, que la vente à Antin Infrastructure Partners vous a rapporté au moins 200 millions d’euros à chacun. Cela signifie qu’une auxiliaire de puériculture qui travaille chez Babilou, en économisant tous les mois 100 % de son salaire, mettrait 23 000 ans pour atteindre la même fortune que vous. Comprenez-vous donc, dans la mesure où s’ajoute à cela la notion d’argent public, que nous puissions être choqués, et que ce modèle économique soit aujourd’hui largement remis en question ?
M. Rodolphe Carle. En 2011, nous avons indiqué à nos fonds qu’aucune crèche ne serait ouverte pendant huit mois, afin que nous puissions nous recentrer sur notre projet d’entreprise et nos valeurs, en co-construction d’un projet pour cinq ans avec nos 2 200 collaborateurs. Ce projet, intitulé « Grandir ensemble », vous sera remis afin que vous puissiez constater que notre croissance n’est pas déraisonnable. Aussi, j’assume pleinement une croissance rapide si elle est maîtrisée, vertueuse, et tournée vers le bien-être des enfants et des professionnels, et c’est ce que nous avons fait pendant vingt et un ans.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je souhaite tout d’abord revenir sur les aides qui accompagnent les créations ou les rénovations. Sachant qu’elles peuvent, en fonction des critères et du système de bonus, s’élever jusqu’à 80 %, pouvez-vous nous indiquer si ces aides avoisinent généralement ce pourcentage ou si elles sont plus faibles ?
Vous avez également évoqué la volonté d’être au plus proche des domiciles plutôt que des entreprises, sans toutefois préciser si les créations concernaient plutôt le milieu urbain ou le milieu rural. Les micro-crèches créées ou rachetées devaient, à l’origine, répondre aux besoins des territoires ruraux. Considérez-vous que cet objectif soit rempli ?
Pouvez-vous préciser quel volume représentent les contrats à durée déterminée et combien de familles sont potentiellement impactées ?
Concernant les locaux dont les SCI sont propriétaires à hauteur de 11 %, sont-ils des locaux historiques de Babilou ou continuez-vous à investir dans des locaux ?
Vous avez, enfin, annoncé diverses mesures de revalorisation des métiers au sein de vos entreprises, notamment un bonus annuel de 25 % du salaire mensuel pour tous. Quelle est la part réelle des salariés concernés par cette hausse ? Vous évoquez également des mesures visant à favoriser les VAE pour vos salariés. Là encore, combien de personnes sont concernées et quelles sont les modalités d’organisation, la thématique principale de ces auditions étant les tensions sur les ressources humaines dans ce secteur ?
M. Édouard Carle. Sur le sujet de l’aide à l’investissement, toutes les structures créées en modèle PSU avec le partenariat de la Caf ont été subventionnées à hauteur de 45 %. La Caf allouant ce montant dix-huit mois après l’ouverture de la crèche, je précise que nous devons en financer l’entièreté avant de percevoir cette aide.
Sur le sujet des SCI, nous avons été contactés dès 2008 par un promoteur immobilier qui souhaitait, sur demande du maire, construire une crèche au rez-de-chaussée et cherchait un investisseur pour acheter des locaux. Or, aucun investisseur ne souhaitait à l’époque investir dans des murs de crèche, qui ont une affectation urbanistique anciennement de constructions et installations nécessaires aux services publics ou d’intérêt collectif (Cinaspic), signifiant que l’investisseur n’a pas la garantie de pouvoir, à terme, modifier l’affectation en local commercial ou de bureau. Nous avons donc, pour répondre à la question liée à l’historique, débuté en 2008. Nous continuons, aujourd’hui, à procéder de cette façon lorsque les équipes Babilou nous sollicitent à la suite d’une recherche d’investisseurs demeurée infructueuse. En revanche, nous ne sommes pas proactifs sur cette activité, car il ne s’agit pas de notre métier.
Concernant le sujet des micro-crèches, j’estime que l’objectif de répondre aux besoins des territoires n’est pas atteint.
Le volume de familles accueillies en contrat temporaire varie quant à lui d’une année à l’autre. Il va dépendre notamment de l’occupation par les tiers réservataires, et nous l’estimons à environ 5 à 10 % maximum des places.
Vous évoquez ensuite les conditions de travail. Le ratio qui nous paraît être le plus important pour notre secteur, et qui est repris dans le rapport de l’Igas, est celui des frais de personnel par place. La moyenne des frais de personnel par place, qui s’élève à 9 200 euros pour le secteur, s’élève à plus de 11 000 euros par place chez Babilou. La moyenne serait donc bien inférieure si Babilou n’existait pas. Nous avons donc sans cesse réinvesti pour permettre à nos équipes de bénéficier des meilleures conditions de travail du secteur.
Concernant la VAE et la formation, il est regrettable que vous n’ayez pas repris le témoignage d’une de nos collaboratrices, diffusé hier sur France Bleu en présence de la ministre. Elle y indiquait en effet faire partie de nos effectifs depuis dix ans, avoir pu passer ses diplômes, et être aujourd’hui requalifiée professionnelle de la petite enfance. Nous accompagnons cette année 300 professionnels dans la démarche de VAE, qui ont obtenu leur diplôme d’éducateur de jeunes enfants. En parallèle, nous avons repris au tribunal la plus vieille école d’auxiliaire de puériculture de France qui était abandonnée par les pouvoirs publics, et qui forme 140 nouveaux professionnels pour le secteur.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Embauchez-vous, pour s’occuper des enfants, du personnel non qualifié ou non formé ? Quelles sont les mesures mises en place pour faire face aux cas de maltraitance, liés par exemple à la sous-alimentation ou au non-changement de couches, et qui existent malheureusement ?
M. Rodolphe Carle. Sur la question de la qualification des personnels, nous appliquons rigoureusement les règles et les décrets, qui changent régulièrement.
Sur la question de la maltraitance, s’il peut malheureusement arriver qu’un professionnel commette une erreur, il ne s’agit pas d’une volonté systémique.
M. Édouard Carle. Nous avons mis en place une application visant à améliorer la relation entre les parents et les professionnels. Elle permet aux professionnels de mettre en avant, pour les parents, leur travail quotidien au sein de la crèche, mais également aux familles de donner l’alerte en cas de dysfonctionnement.
Nous avons également mis en place, depuis longtemps, une cellule d’information des situations préoccupantes.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). L’activité d’intermédiation va-t-elle devenir l’activité principale du groupe Babilou dans les années à venir, au regard de la hausse spectaculaire des frais de sièges des grands groupes privés, mentionnée notamment dans le rapport Igas 2023 à hauteur de 52 % ? Le cas échéant, nous sommes nombreux ici à être favorables, en accord avec les préconisations de l’Igas, à une suppression du Cifam. Dans ce cas, comment envisagez-vous d’adapter votre modèle de croissance économique à la suppression du Cifam ?
Vous êtes, monsieur Rodolphe Carle, le communicant et porte-parole du groupe, et vos propos sont parfois de nature à surprendre ou à interroger. Sur le sujet du lobbying, bien que vous indiquiez en avoir fait très peu, je ne peux m’empêcher de souligner la frappante concordance entre l’ouverture, en 2004, de votre première crèche, et l’entrée en vigueur, seulement trois jours auparavant, du plan crèche qui ouvrait 20 % des crédits aux structures privées. Parvenir, en ayant passé seulement 20 à 30 % de votre temps dans les ministères, à ouvrir une crèche dans un délai aussi réduit est une performance admirable !
M. le président Thibault Bazin. Compte tenu du temps qui nous est imparti, j’indique à mes collègues qu’ils pourront transmettre leurs éventuelles questions supplémentaires à Mme la rapporteure, qui les transmettra à MM. Carle, avec obligation de réponse.
M. Rodolphe Carle. Une suppression du Cifam entraînerait la fermeture de 100 000 places de crèche privée. Si nous entendons votre intention et ce choix politique, nous estimons donc qu’il ne va pas dans bon sens, car c’est l’équilibre global qui repose sur le Cifam. Nous avons, en France, l’immense privilège de disposer d’entreprises prêtes à financer, en plus de leurs cotisations courantes, des places en crèche pour leurs salariés. Nous devrions, au contraire, profiter des ressources issues de ce modèle unique au monde, dont nous avons besoin pour financer la qualité d’accueil. Si le Cifam est supprimé, toutes les micros-crèches et toutes les crèches municipales que nous gérons fermeront.
Sur le sujet de l’influence, je vous ai indiqué que les travaux relatifs aux premières crèches 100 % privées ont coïncidé avec la parution des circulaires, que nous avons découvertes avec notre conseiller de la Caf des Hauts-de-Seine, qui nous a donc fait immédiatement entrer dans le dispositif.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie messieurs, et vous indique que d’autres questions vous seront transmises ultérieurement.
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33. Audition de M. Philippe Vinçon, inspecteur général des finances, et de Mme Véronique Guillermo, inspectrice générale des affaires sociales, au titre de l’évaluation du crédit d’impôt famille réalisée conjointement, en juillet 2021, par l’inspection générale des finances et l’inspection générale des affaires sociales (2 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Bonjour à tous, chers collègues, nous démarrons aujourd’hui nos auditions de la semaine, avec un programme dense.
M. Vinçon et Mme Guillermo ont réalisé, en 2021, une évaluation du crédit d’impôt famille (CIFAM), au sujet duquel Mme la rapporteure pose régulièrement des questions. Trois ans après la publication de cette étude, il sera intéressant d’échanger avec vous à son sujet, au regard notamment des réflexions qui se sont poursuivies depuis lors. À cet égard, je précise que nous devrions recevoir à nouveau des représentants de vos deux inspections générales mardi 9 avril, pour évoquer avec eux le rapport sur les micro-crèches qui vient d’être rendu public. Il y a trois ans, votre mission considérait qu’une refondation ambitieuse de la politique d’accueil du jeune enfant devait être engagée, afin « d’augmenter l’offre de garde individuelle et collective, réduire les inégalités sociales et territoriales d’accès aux modes de garde formels, simplifier les règles de financement pour réduire les coûts de gestion et mobiliser l’ensemble des acteurs, assistants maternels et crèches, qu’ils soient publics, associatifs ou privés. Dans ce contexte, le crédit impôt famille n’aurait plus lieu d’être, car il serait remplacé par un dispositif plus efficace ». Je vous invite à nous faire état de la situation actuelle au cours d’un rapide propos liminaire.
Je précise que notre audition est publique et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Madame, monsieur, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire « je le jure ».
(Mme Véronique Guillermo et M. Philippe Vinçon prêtent serment.)
M. Philippe Vinçon. Le rapport date en effet de 2021, époque à laquelle j’avais également participé à la Revue de dépenses socio-fiscales en faveur de la politique familiale, dont le champ était plus vaste. Ayant en outre été réviseur sur le dernier rapport consacré aux micro-crèches, ma vision de ces sujets est large.
Le système de l’accueil du jeune enfant, extrêmement complexe du fait de ses multiples acteurs et dispositifs, est également un dispositif assez inégalitaire en termes sociologiques et géographiques. Seuls 20 % des enfants d’une classe d’âge peuvent ainsi bénéficier d’une place en crèche, et on observe donc une forte sélectivité malgré l’augmentation de ce taux. Plus les enfants proviennent de familles métropolitaines favorisées, plus leurs chances d’être accueillis dans une crèche sont importantes. Ces écarts sont renforcés par des subventions publiques importantes pour les crèches, faibles pour les assistants maternels, et très faibles pour les parents qui gardent eux-mêmes leurs enfants à domicile. Les différenciations sociales introduites sont donc notables, compte tenu de l’importance des mille premiers jours d’un enfant en termes d’acquisition de connaissances et de socialisation.
D’autre part, bien que le crédit d’impôt famille soit relativement limité en montant financier, il ajoute un élément de distorsion et se conjugue aux dérogations dont bénéficient les micro-crèches en termes d’encadrement.
Il est également nécessaire, afin de permettre aux familles qui veulent des enfants d’en avoir, de lever les freins qui existent sur l’accueil du jeune enfant. À cet égard, le modèle de certains pays dans lesquels il existe des services publics d’accueil du jeune enfant, au moins à partir d’un an et au moins pour une partie du temps, nous paraît relativement efficace. Il s’agit là d’éléments qui ont cheminé dans les propositions du Gouvernement au cours des dernières années, en particulier à travers la volonté de renforcer les pouvoirs des communes en la matière.
Mme Véronique Guillermo. Nous cherchons, depuis plusieurs années maintenant, à développer les modes d’accueil pour les jeunes enfants et à favoriser à la fois l’accessibilité et l’égalité entre les familles et entre les territoires. Nous verrons par la suite si ces objectifs ont été atteints.
M. le président Thibault Bazin. Je souhaite tout d’abord revenir sur les difficultés que vous mentionnez au sujet de l’absence de pilotage et du système d’information. Quelle part de vos estimatifs est une extrapolation ? J’ai en effet été surpris par l’augmentation, de 110 à 130 millions d’euros, soit 20 millions de plus en une année, ce qui semble important.
Si vous évoquez, d’autre part, le développement du secteur marchand, qui doit beaucoup au CIFAM, j’ai été surpris d’apprendre, au cours de nos auditions, que le secteur non marchand, qu’il soit associatif ou public, recevait également des fonds liés aux réservations de places. Le CIFAM vient donc également soutenir des entreprises qui réservent des places auprès de collectivités ou d’associations. Avez-vous estimé, sur le total du CIFAM, combien sont des places gérées par une entreprise privée de crèche, combien par une association, et combien par une collectivité ?
Pour terminer, vous évoquiez, en 2021, le bonus mixité et territoire, présenté par la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) comme un absolu visant à améliorer les dispositifs, notamment grâce à un bonus territorial. Que s’est-il donc passé pour que ce bonus, déjà opérant il y a trois ans, ne le soit pas sur le CIFAM et quelle est votre analyse sur ce sujet ?
M. Philippe Vinçon. Si nous connaissons les volumes du CIFAM, il est en revanche complexe d’obtenir des données concernant les entreprises bénéficiaires, et nous avons donc dû procéder par sondages, enquêtes et recoupements. Notre rapport a été commandé par le ministère des finances qui, constatant une croissance substantielle du CIFAM, souhaitait en connaître les raisons et les bénéficiaires.
Sur la question des réservations, il existe effectivement, dans le secteur des crèches, une forte tension, c’est-à-dire qu’il existe beaucoup moins de places que d’enfants qui souhaiteraient en bénéficier. Il peut, en revanche, y avoir des enfants malades, gardés par leurs grands-parents pendant les vacances, ou d’autres configurations dans lesquelles des berceaux sont libres pour des périodes plus ou moins longues. Un dispositif de réservation a donc été créé, encore débutant au moment de la rédaction de notre rapport en 2021, et que nous avions donc simplement signalé. Or le rapport sur les micro-crèches indique que ce système représente aujourd’hui quasiment le tiers du chiffre.
M. le président Thibault Bazin. Je pense que nous devons nous concentrer sur le crédit d’impôt famille, qui est l’objet de cette audition.
M. Philippe Vinçon. Concernant le développement rapide du secteur marchand, aussi bien en France qu’à l’étranger, deux éléments me semblent se conjuguer. Il s’agit à la fois du CIFAM, dont la dépense augmente, et des dérogations mises en place en 2010 qui assouplissent les normes dans le secteur des micro-crèches, permettant ainsi des coûts inférieurs.
M. le président Thibault Bazin. Pour revenir à ma question concrète, pouvez-vous indiquer, derrière ce crédit d’impôt famille, au sujet des entreprises qui reçoivent et gèrent les berceaux, quelle est la part des entreprises privées de crèches et la part gérée par des collectivités ? Des associations auditionnées nous ont en effet indiqué être financées par des réservations de berceaux et donc, indirectement, par le CIFAM.
M. Philippe Vinçon. Ce chiffre n’est pas mentionné dans notre rapport.
M. le président Thibault Bazin. Vous n’avez donc pas étudié la liaison entre les gestionnaires ?
M. Philippe Vinçon. J’estime que la majorité sont des entreprises privées, mais nous vérifierons si ce point peut être précisé.
Le bonus mixité territoire me semble quant à lui être l’un des problèmes typiques des dispositifs français, liés à la volonté de corriger les problèmes rencontrés par des adjonctions multiples de nouveaux dispositifs. Ici, face au constat de crèches de plus en plus situées en métropoles, en zones urbaines, et au profit des parents les plus aisés, il a été décidé de mettre en place un bonus pour corriger cette tendance, et cela rajoute finalement de la complexité, voire des antagonismes. C’est pour cela qu’au sein des propositions de notre rapport, se trouve logiquement celle d’une simplification, à travers l’élimination des outils de politique publique qui visent à corriger le défaut d’une autre, mais induisent des effets importants sur la dépense.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si nous vous auditionnons aujourd’hui au titre du rapport que vous avez publié en 2021, objet d’une grande attention de la part des administrations, j’ajoute que vos administrations respectives ont publié la semaine dernière un nouveau rapport, relatif à la qualité d’accueil et au modèle de financement des micro-crèches. Si vous n’êtes pas les auteurs de ce dernier rapport, j’ai pu constater que certaines de vos recommandations étaient communes, en particulier concernant l’avenir du CIFAM. Cette question m’intéresse énormément, dans la mesure où le CIFAM est un outil fiscal particulièrement incitatif pour pousser les entreprises à se constituer tiers-financeur d’une place en crèche pour les enfants de leur personnel. Il s’agit donc d’un élément majeur du modèle économique des crèches, que nous examinons dans le cadre de cette commission d’enquête. En préambule de nos échanges sur le CIFAM, je souhaitais vous interroger sur un point précis de votre rapport. Vous y indiquez avoir rencontré des difficultés dans la collecte des chiffres consolidés et ventilés concernant le CIFAM, révélant ainsi une carence qui affaiblit les capacités de pilotage de ce dispositif.
À titre personnel, je constate également, sur le plan national, de réelles difficultés à disposer de données consolidées sur l’ensemble des dépenses publiques et privées liées à la politique d’accueil du jeune enfant. Aussi, faites-vous toujours, deux ans et demi après ce rapport, le même constat ? Et êtes-vous en mesure de proposer des pistes d’évolution pour remédier à cette difficulté ?
M. Philippe Vinçon. Cette audition est pour nous l’occasion de replonger dans nos travaux, et de constater que la situation a peu évolué. Ce crédit d’impôt, qui est par nature un outil difficile à piloter, est en outre entre les mains de deux administrations. L’ampleur des crédits de la politique de la famille et de l’accueil du jeune enfant se situait d’autre part autour de 15 milliards en 2018, soit environ 1 %, ce qui peut expliquer la faible attention portée à ce sujet. Obtenir des informations nécessiterait de demander aux entreprises bénéficiaires de renseigner un ensemble de documents par voie numérique afin de pouvoir, avec le concours de fonctionnaires publics, les exploiter correctement.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous indiquez un chiffre de 15 milliards d’euros sur la politique d’accueil du jeune enfant. Afin que nous soyons d’accord sur les missions correspondantes, pouvez-vous confirmer qu’il s’agit de l’accueil en crèche, mais également de l’accueil auprès des assistants maternels ? Englobe-t-il l’intégralité de la dépense publique, à savoir non seulement celle de la branche famille, celle de l’État mais également celle des départements et des communes ?
M. Philippe Vinçon. Ce chiffre se trouve au sein de l’annexe 8 de notre rapport, à la page 27. Il s’agit effectivement du complément du mode de garde, qui représentait environ 5 milliards d’euros en 2018, les établissements d’accueil du jeune enfant à hauteur d’environ 7 milliards, la préscolarisation pour environ 500 millions d’euros, les mesures fiscales correspondant aux crédits d’impôts frais de garde, qui s’élèvent à 1,5 milliard d’euros, et enfin le congé parental.
M. le président Thibault Bazin. Il s’agit donc du champ de l’État, c’est-à-dire la branche famille et les dépenses fiscales ?
M. Philippe Vinçon. Le tableau que j’ai sous les yeux mentionne également, au sein de ces 15 milliards, les collectivités locales, avec les dépenses de fonctionnement et d’investissement pour les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE). Vous trouverez l’ensemble de ces éléments, émanant de la Cour des comptes et de la Cnaf, à l’annexe 8 page 27.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La Cnaf nous indique que la participation des employeurs s’élevait à 295 millions d’euros en 2019, et qu’elle avoisine les 328 millions d’euros en 2022. Il s’agit toutefois de données brutes des mécanismes de défiscalisation, aussi ma première question sera-t-elle de nature chiffrée. Pour un euro de dépenses fiscales à travers le CIFAM, combien d’euros d’argent privé sont récoltés pour l’accueil du jeune enfant ? Cela correspond-il au montant espéré lors de sa mise en place ? Qu’en est-il lorsque l’analyse inclut le mécanisme de déduction fiscale au titre de l’impôt sur les sociétés ? Sur ce dernier point, avez-vous été en mesure d’évaluer le coût de cette dépense fiscale ? Pourriez-vous nous détailler la typologie des entreprises qui bénéficient du CIFAM, mais également quelles entreprises et quels territoires ont pu bénéficier de la façon la plus importante de ce dispositif ? Le CIFAM a-t-il accru les inégalités d’accès aux crèches ou les a-t-il, au contraire, corrigées ? Le CIFAM a-t-il réellement permis la création de places en crèche ? Si oui, est-ce vérifiable ?
M. Philippe Vinçon. L’objectif premier du crédit d’impôt famille était que les entreprises s’impliquent davantage dans le mode de garde des enfants de leurs salariés. Il visait également à créer des places de crèche supplémentaires et à faire émerger un dispositif de crèches privées à une époque où il n’existait que des crèches associatives ou publiques. Ces éléments, qui figurent au sein du programme de campagne du candidat Jacques Chirac aux élections de 2002, ont conduit à une mise en place du CIFAM en 2004, après la conférence sur la famille.
Concernant les résultats de ce dispositif, la moitié des places en crèche créées en France aujourd’hui est le fait d’entreprises privées. Un véritable dispositif de crèches privées a en outre émergé, avec un chiffre d’affaires situé entre 1,1 et 1,4 milliard d’euros en 2018, et qui employait à l’époque entre 24 et 26 000 personnes. Ce secteur privé s’est également développé à l’international, notamment en Europe et au Canada.
Il est toutefois nécessaire de s’interroger sur le véritable impact de ce dispositif sur l’amélioration de l’offre de garde. Environ 1 % des entreprises françaises bénéficient aujourd’hui du crédit d’impôt famille, ce qui est peu. En termes de types d’entreprise, il concerne globalement les plus grandes, qui dégagent davantage de valeur ajoutée et sont les plus profitables. Il s’agit donc d’une typologie assez resserrée. Quant aux secteurs, 68 % des créances du CIFAM relèvent de cinq secteurs qui sont essentiellement celui des services à très haute valeur ajoutée : activités juridiques, comptables, d’ingénierie, commerce, finance et assurance, informatique et transport. La répartition régionale démontre quant à elle que la créance est à 63 % sur la région Île-de-France, la deuxième étant la région Rhône-Alpes à hauteur de 7 %, puis le Pays de la Loire à 3 %. Ces chiffres doivent cependant être analysés avec prudence, puisqu’une entreprise dont le siège est à Paris entrera dans le calcul de l’Île-de-France. Si l’on détaille le calcul entre les régions métropolitaines, l’Île-de-France est à quasiment 70 euros par enfant de moins de trois ans, tandis que les régions en bas de classement, qui sont la Nouvelle-Aquitaine, le Centre et la Bourgogne-Franche-Comté, sont autour de 5 euros par enfant de moins de trois ans, soit un rapport de 1 à 13 qui traduit de réelles disparités territoriales. Le CIFAM est donc important dans les entreprises où travaillent de jeunes salariés, qui sont également de jeunes parents, et pour lesquels la ressource est trop rare, à l’image des sociétés informatiques et des sociétés de services. Le crédit d’impôt famille permet essentiellement, pour ces familles, de substituer une place en crèche, qui est leur premier choix, à une garde à domicile. Si le CIFAM ne nous paraît donc pas réellement améliorer le nombre de places dans un mode de garde formel, il permet de passer d’un accueil individuel à un accueil collectif, qui est en général le premier choix des familles.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je reviens sur une question à laquelle vous n’avez pas répondu, mais qui se situe peut-être hors du champ du rapport : pour un euro de dépenses fiscales via le CIFAM, combien d’argent privé est affecté à cette politique publique, dans la mesure où existe également, à côté, le dispositif de défiscalisation classique au titre de l’impôt sur les sociétés ? Et comment ces deux dispositifs se conjuguent-ils ?
M. Philippe Vinçon. Nous avions effectué ce calcul en 2018 dans le cadre du rapport. L’impôt sur les sociétés était à 33 %, ce qui signifie qu’une entreprise qui investit 100 euros pour l’accueil du jeune enfant d’un de ses salariés bénéficie d’un crédit d’impôt famille à hauteur de 50 euros, et comme il dépense 100 euros qui vont venir en déduction de son profit, il bénéficie d’une réduction au titre de l’impôt sur les sociétés qui s’élevait à l’époque à 33 euros, soit un total de 83 % de réductions d’impôts sur la dépense. Le taux marginal de l’impôt sur les sociétés étant passé à 28 %, ce total s’est réduit et s’élève aujourd’hui à 78 %.
Nous avons également calculé l’effet levier, que nous avons évalué à 0,44, puisque lorsque l’État dépense 182 millions d’euros, les entreprises apportent 80 millions d’euros supplémentaires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma prochaine question porte sur les entreprises qui commercialisent des places en crèche auprès de tiers financeurs en les accueillant dans un réseau de crèches partenaires, que ces entreprises gèrent parfois directement. Lorsque ces clients sont des entreprises, elles sont bénéficiaires du CIFAM qui finance donc indirectement l’activité de ces structures de commercialisation de places en crèche. Avez-vous pu, dans le cadre de votre rapport, évaluer l’utilité de ces entreprises, leur niveau de rentabilité et leur marge par rapport au prix de revient du berceau ? Le service apporté par ces entreprises vous paraît-il être en adéquation avec les sommes d’argent public dépensées ?
M. Philippe Vinçon. À un moment où les places en crèche sont rares et où leur nombre ne permet pas de répondre complètement aux besoins des familles, il est intéressant de disposer d’un dispositif d’optimisation. Cela permet de réduire le nombre de berceaux vides, qui peuvent être nombreux compte tenu des fluctuations de la présence de très jeunes enfants en crèche. Les berceaux peuvent ainsi être libérés pendant une période limitée.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous avons pu constater, au cours de nos différentes auditions et en particulier en échangeant avec des gestionnaires de crèches associatives qui bénéficient de ce dispositif, qu’ils ne disposent pas des ressources suffisantes pour employer des commerciaux qui leur permettraient de remplir leurs places. Nous avons en revanche cru comprendre que ces services ont évolué pour ne plus concerner uniquement l’accueil occasionnel en période d’absence d’un enfant normalement accueilli au sein de la crèche, mais plutôt des berceaux classiquement ouverts au sein d’un établissement, avec pour effet de pousser vers la sortie un enfant moins rentable qu’un autre. Nous nous questionnons singulièrement sur l’opacité qui entoure la nature de la transaction financière entre l’opérateur qui commercialise et la structure qui accueille l’enfant. Nous ne disposons donc, sur la part payée par l’entreprise, que de peu de visibilité sur la partie qui reste à l’entreprise de commercialisation et celle qui redescend à la structure gestionnaire. Cela nous interroge d’autant plus qu’il existe un mécanisme de défiscalisation particulièrement efficace, qui a donc pour effet que la somme payée par l’entreprise soit en réalité payée par nos finances publiques. Aussi, avez-vous pu, dans le cadre de vos travaux, examiner et étudier ces entreprises de commercialisation, analyser le niveau de rentabilité de cette activité, et suivre le parcours des deniers publics dans ces échanges ?
M. Philippe Vinçon. Si nous avons effectivement été destinataires d’informations comparables, nous n’avons pas réussi à objectiver ce point, notamment car le secteur n’en était qu’à ses débuts. Certains groupes de crèches sont effectivement spécialisés dans le démarchage, et s’emploient à communiquer sur le CIFAM, qui reste une mesure très mal connue. Ils proposent ensuite le service en offrant de trouver des places pour d’éventuels autres salariés. Ce dispositif, qui a pris de l’importance, peut ainsi représenter des parts de chiffre d’affaires significatives, et le dernier rapport en date sur ce sujet apportera certainement davantage d’éléments de précisions.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma dernière série de questions portera sur la préconisation que vous aviez établie dans le cadre de votre rapport sur l’éventuelle suppression du CIFAM, et qui figure également au sein du rapport rendu la semaine dernière. Pouvez-vous détailler les motifs de cette préconisation ? Nous avons reçu, la semaine dernière, les fondateurs de Babilou, qui nous ont indiqué que l’abandon du CIFAM entraînerait la suppression de près de 100 000 places en crèche. Cela vous paraît-il crédible ? En cas de suppression, quels effets de bord identifiez-vous ? Comment les éviter et, surtout, comment réallouer les ressources non-dépensées ? Dans votre rapport de 2021, vous préconisez une refonte ambitieuse de la politique d’accueil du jeune enfant et indiquez : « Dans ce contexte, le CIF n’aura plus lieu d’être car il sera remplacé par un dispositif plus efficace. » Pourriez-vous nous préciser cette proposition ? Vous ajoutez : « La mission considère que la complexité du système actuel de financement de l’accueil du jeune enfant et l’absence de chef de file au niveau local conduisent à des frais de gestion importants, supportés notamment par les établissements d’accueil de jeunes enfants du secteur marchand. La simplification des modalités de financement pourrait permettre la diminution de ces coûts et l’accroissement de l’offre pour un même montant de dépenses publiques. » Pouvez-vous, de la même façon, nous détailler cette affirmation, et nous préciser vos propositions d’évolution ?
M. Philippe Vinçon. Le secteur des crèches privées, effectivement très dynamique, mène de puissantes actions de lobbying. Ils avaient notamment publié, au moment de notre rapport, avec l’appui du cabinet Ernst & Young, un document démontrant l’indéniable efficacité du dispositif de crédit d’impôt, et affirmé qu’il représentait la meilleure utilisation possible de l’argent public. Ils avaient également manifesté une volonté d’extension du dispositif aux indépendants, et notamment au secteur des avocats, des médecins, des notaires et autres professions libérales. Notre proposition, sur laquelle nous avons été suivis par le Gouvernement, était au contraire de conserver le dispositif en l’état, pour justement ne pas donner suite à cette demande, dans un contexte d’emballement de la dépense publique.
L’idée contenue dans notre note était de proposer un dispositif d’accueil du jeune enfant, de façon collective ou individuelle. L’affirmation selon laquelle le système des crèches est fondamentalement meilleur que celui des assistants maternels reste en effet encore à démontrer, même si les familles recherchent spontanément des crèches et doivent donc être entendues. Nous proposions ainsi que les communes aient la charge de l’accueil du jeune enfant, à partir d’un an ou à partir d’une durée minimale, avec un dispositif progressif permettant de mettre en extinction le crédit d’impôt famille sans déséquilibrer le modèle économique des entreprises de crèches. Cette idée est d’ailleurs présente et explicitée au sein de la Revue des dépenses socio-fiscales en faveur de la politique familiale datant également de 2021.
Mme Véronique Guillermo. Je souhaite apporter une précision concernant les assistants maternels. Dans le domaine de la petite enfance, une importante tension existe sur le marché du travail, et il est ardu de recruter non seulement des effectifs, mais surtout des effectifs formés et compétents. La profession d’assistants maternels connaît malheureusement un phénomène de départs en retraite massifs, face auquel nous disposons de peu de moyens d’action et qui s’ajoute encore aux difficultés que connaît le secteur.
M. Philippe Vinçon. Nous avions effectué un benchmark international sur les mesures fiscales utilisées par d’autres pays européens, qui nous avait appris que des dispositifs analogues avaient été mis en place en Espagne et au Royaume-Uni, beaucoup moins généreux que le système français, et par la suite supprimés. Au Royaume-Uni, le dispositif avait été immédiatement supprimé en raison de sa concentration, du fait qu’il ne prenait pas en compte les enfants dont les parents exerçaient des professions libérales, et de son caractère limité, puisque seules 5 % des entreprises en bénéficiaient, alors que nous sommes à 1 % en France. Ce dispositif a été remplacé par un système qui s’appliquait à tous les enfants et était davantage équitable. Au sein du rapport, nous avions ainsi indiqué que certains États membres ont mis en place des dispositifs analogues et les ont tous supprimés.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je me permets vous rappeler la question sur les conséquences d’une éventuelle suppression du CIFAM, et de la possible suppression de 100 000 places en crèches évoquée la semaine dernière en audition. Que pensez-vous de ces affirmations ?
Vous indiquez que l’Espagne et le Royaume-Uni, qui disposaient de dispositifs d’incitation fiscale équivalents, les ont supprimés. Pourriez-vous préciser par quoi ils ont été remplacés, notamment au Royaume-Uni ? Le cas échéant, pouvez-vous indiquer si d’autres pays européens disposent de mécanismes qui permettent d’engager les entreprises dans l’accueil des jeunes enfants de leur personnel ?
M. Philippe Vinçon. Le dispositif britannique avait une couverture limitée à 5 % des entreprises, n’était pas accessible aux parents ayant le statut de travailleurs indépendants, bénéficiait peu aux salariés proches du salaire minimum, et ne tenait pas compte du nombre d’enfants par famille. Il a donc été décidé de l’éteindre, et de le remplacer par une contribution publique à hauteur de 20 % des frais de garde d’enfants, jusqu’à un minimum de 2 000 livres par an et 4 000 livres pour un enfant en situation de handicap. Le programme est par ailleurs ouvert à tous les parents d’enfants de moins de douze ans.
Je trouve intéressant, à titre personnel, le dispositif mis en place en Suède et au Danemark, où les communes ont la charge de l’accueil du jeune enfant entre un et trois ans, et doivent obligatoirement proposer un mode de garde pour une durée de vingt ou trente heures par semaine, ce qui est relativement important. Cela permet une meilleure égalité, alors que nous constatons, en France, que les enfants de cadres bénéficient souvent d’une crèche tandis que les mères aux salaires modestes s’arrêtent de travailler pendant un, deux ou trois ans et peinent ensuite à reprendre. Cela crée des spirales ou des trajectoires très différentes pour les familles, et pour les enfants qui, lorsqu’ils rentrent en école maternelle, peuvent disposer d’une moindre socialisation ou de moindres connaissances en vocabulaire. Nous devons favoriser les conditions d’une meilleure équité, notamment territoriale, puisque d’importants écarts existent entre les métropoles, les zones rurales et les quartiers populaires. Une attention particulière doit également être portée à l’intégration des jeunes enfants en termes d’acquisition d’une langue qui n’est pas nécessairement celle parlée au sein du foyer.
M. le président Thibault Bazin. Je rappelle la question de Mme la rapporteure sur les conséquences, en termes de suppressions de places de crèches, d’un potentiel abandon du CIFAM, à laquelle vous n’avez pas répondu.
M. Philippe Vinçon. Nous avons indiqué que le chiffre d’affaires des entreprises privées de crèches était de l’ordre de 1,5 milliard, avec un excédent brut d’exploitation d’environ de 5 à 6 %, soit des ordres de grandeur de 50 à 60 millions d’euros. Le CIFAM à 110 millions d’euros représente donc deux fois l’excédent brut d’exploitation.
M. le président Thibault Bazin. Certaines entreprises bénéficiaires ne sont pas nécessairement les entreprises de crèches elles-mêmes.
M. Philippe Vinçon. Je les mets en regard de manière rustique, à dessein.
Nous avons toujours préconisé un abandon progressif, avec une mise en perspective et une analyse précise du sujet, afin de passer d’un système à un autre avec des entreprises privées. Il ne s’agit pas uniquement de revenir au système antérieur au CIFAM, avec uniquement des crèches publiques.
M. le président Thibault Bazin. La question, très claire, est la suivante : une suppression du CIFAM entraînerait-elle une destruction de 100 000 places de crèches ? Vous répondez, si je comprends bien, que la suppression doit se faire à l’aide d’un mécanisme transitoire, en maintenant l’offre de places.
M. Philippe Vinçon. Vous m’avez effectivement bien compris. L’État a investi pour créer un secteur de crèches privées et, s’il est indispensable d’améliorer le système pour créer un dispositif plus équitable, il faut également le préserver en le faisant évoluer pour qu’il réponde mieux aux objectifs de la nation.
M. le président Thibault Bazin. Votre réponse se base-t-elle sur votre seul rapport, ou sur la somme des conclusions des rapports sur lesquels vous avez été amenés à travailler ?
M. Philippe Vinçon. Un peu les deux. Lorsque nous avons produit ce rapport sur le CIFAM, nous avions en tête la Revue de dépenses et avons donc bien intégré cet élément-là.
Mme Véronique Guillermo. Certains résultats du CIFAM apparaissent en contradiction avec l’un de ses objectifs de 2004, qui était de compenser les difficultés que rencontrait le monde rural dans l’offre de modes d’accueil du jeune enfant.
Si le dispositif de réservations des berceaux dans les entreprises a été mis en place, c’est également en raison de préoccupations liées à la qualité de vie au travail et à l’égalité hommes/femmes, ainsi qu’à une volonté des entreprises de fidéliser leurs salariés. Le CIFAM semblait ainsi apporter une réponse à ces problématiques spécifiques.
M. Philippe Vinçon. Les entreprises de crèches privées sont nombreuses à avoir souligné, au cours de nos échanges, la complexité du système français et les coûts qui en découlent. Elles avaient également cité certains pays tels que l’Allemagne, qui dispose d’un dispositif proche de celui des pays scandinaves, qui permet, grâce à sa grande simplicité, une action plus efficace. Ce type de dispositif, qui prévoit une responsabilité des communes sur les places d’accueil du jeune enfant de moins de trois ans, peut également être intéressant pour ces entreprises. Aussi, bien qu’elles aient été créées avec le CIFAM, un autre système équilibré et simplifié pourrait bénéficier à l’ensemble des acteurs, à l’image de l’Allemagne où l’absence de CIFAM n’entrave pas la bonne santé des entreprises privées.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Bien que la politique française de la petite enfance ne se résume pas au crédit d’impôt famille, il en reste un élément clé, qui a notamment permis le développement d’un secteur privé lucratif. Nous avons récemment auditionné des actionnaires de grands groupes de crèches privées, qui ont évoqué le temps passé dans les ministères au début de leur projet entrepreneurial afin de créer un environnement réglementaire favorable pour que leur entreprise puisse dégager des bénéfices. Or, au sein de cet environnement favorable, se trouve le crédit d’impôt famille, et je vous remercie donc d’être présents aujourd’hui afin de partager votre expertise sur le sujet.
Je constate, à la lecture de votre rapport et à l’écoute de vos propos, les nombreux arguments critiques qui existent contre ce crédit d’impôt famille, à commencer par la comparaison internationale. Il s’agit effectivement d’un dispositif qui existe peu ailleurs, ou de façon moins généreuse, et qui a souvent été supprimé.
Un autre argument, que nous avons peu évoqué, consiste à affirmer que ce dispositif bénéficie aux familles les plus aisées, et votre rapport indique ainsi que les crèches qui fonctionnent grâce au CIFAM se situent plutôt dans des zones urbaines favorisées.
Vous démontrez en outre qu’une place qui ouvre avec le crédit d’impôt famille donne lieu à un phénomène de concurrence entre les gestionnaires pour attirer les professionnels de la petite enfance. En raison du manque de personnels sur ce marché, un professionnel embauché par une entreprise privée lucrative sera ainsi susceptible de manquer dans une crèche associative ou publique, rendant discutable l’intérêt de cette ouverture.
Vous évoquez également un phénomène de « captation de la valeur ajoutée par des plateformes d’intermédiation », à l’image d’un Uber de la crèche, c’est-à-dire des plateformes intermédiaires entre l’entreprise qui achète un berceau et la crèche qui le gère, qui captent de la valeur et notamment de l’argent public grâce à ce crédit d’impôts.
Vous évoquez, enfin, « la complexité de ce système qui se répercute sur des coûts commerciaux supplémentaires », qui représentent selon vos calculs 20 à 25 % du prix de chaque place, soit 50 à 60 millions d’euros.
Le crédit d’impôt famille représente un total de 182 millions d’euros dépensés par la puissance publique, dont l’effet levier des entreprises qui dépensent 80 millions d’euros. S’ajoutent à cela 60 millions d’euros de coûts commerciaux, qui ne bénéficient concrètement ni aux crèches, ni aux professionnels, ni aux enfants. L’utilité de ce système, dont les résultats sont faibles en comparaison des coûts générés, peut donc être questionnée.
Pouvez-vous développer, ou nuancer si nécessaire, ces différents arguments en faveur d’une suppression du CIFAM ?
Nous avons besoin de vos éclairages car il existe, au sein de l’Assemblée nationale, un lobbying très fort des crèches privées lucratives pour maintenir et même développer le CIFAM. Je me permets, à cet égard, d’interpeller Mme la rapporteure, qui a elle-même déposé, il y a quelques mois, un amendement suggéré par la Fédération française des entreprises de crèches pour développer et élargir le crédit d’impôt famille. Si les crèches privées exercent donc une influence considérable à l’Assemblée nationale, je souhaiterais, et je ne doute pas que Mme la rapporteure s’y emploiera, que les recommandations du rapport final soient d’intérêt général.
M. le président Thibault Bazin. Avant de laisser la parole aux auditionnés, je précise que mon sentiment concernant Mme la rapporteure est plutôt celui d’un scepticisme sur le CIFAM.
M. Philippe Vinçon. Vous avez correctement résumé les points essentiels de notre réflexion. Ce système a été mis en place pour créer, ainsi que je l’ai indiqué, un secteur privé qui n’existait pas et a donc, de ce point de vue, donné satisfaction. Il a, en revanche, permis plutôt à des enfants de cadres, qui étaient auparavant majoritairement gardés à domicile, de bénéficier de places en crèche.
Il me semble avant tout nécessaire de redéfinir clairement nos objectifs, ainsi que les enjeux d’un dispositif d’accueil du jeune enfant. Cette profonde refonte, si elle est nécessaire, est également complexe à imaginer en raison de son importance et des ambitions qui lui sont attachées. Il convient donc, à moyen terme, de définir cet objectif, avant de lancer concrètement les travaux tout en conservant un dispositif qui laisse aux familles le choix entre les modes de gardes.
Si j’estime, tout comme vous, que le système actuel n’est pas satisfaisant, il apparaît néanmoins que le nombre de places en crèche a augmenté au cours des dernières années. Compte tenu du contexte démographique peu dynamique, cela permet à davantage de jeunes enfants d’avoir accès à ce mode de garde.
Mme Véronique Guillermo. Nous avons, concomitamment à la remise de notre rapport, suggéré la mise en place d’un service destiné à l’enfance qui soit à la fois plus ambitieux et plus efficace, et qui réponde véritablement à l’ensemble des défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Dans l’attente, il a été décidé de créer un service public de la petite enfance qui sera confié à chaque commune, et qui permettra d’avoir à la fois un management plus cohérent et davantage de transparence. À cet égard, nous ne pouvons que nous réjouir de la création de ce service public qui verra le jour au 1er janvier 2025.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur le député, les amendements issus de la Fédération française des entreprises de crèches ont été signés par de nombreux groupes parlementaires, y compris par le groupe communiste qui fait, me semble-t-il, partie de votre intergroupe. À la lumière des nombreuses heures d’audition que nous avons partagées, vous avez certainement pu constater que j’étais extrêmement circonspecte quant aux mécanismes du crédit d’impôt famille, et en particulier quant à la question de la destination de cet argent public. Je serai particulièrement attentive à ce que nous puissions effectivement formuler des propositions visant à aboutir à un mécanisme qui permette à l’argent public de financer l’accueil des jeunes enfants, et non des stratégies de commercialisation.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je partage l’espoir de Mme la rapporteure quant aux préconisations issues de cette commission.
Mme Anne Bergantz (Dem). Si j’entends les questionnements liés au CIFAM, à la stratégie de commercialisation, et aux crédits qui bénéficient réellement à l’établissement qui accueille l’enfant, j’entends également la grande complexité de ce sujet.
Nous ne pouvons pas évoquer la suppression du CIFAM sans aborder la question du montant de la prestation de service unique (PSU). En effet, les crèches privées fonctionnent, parfois avec des délégations de service public (DSP), avec des prix de berceaux extrêmement bas, qu’elles compensent avec le prix plus élevé des berceaux d’entreprises. Cela signifie également, pour la collectivité, des coûts de berceaux moins élevés que si elle les finançait elle-même ou si le CIFAM n’existait pas. Quelle est donc votre réflexion sur ce sujet ? Car, même si le chiffre de 100 000 places supprimées me semble excessif dans la mesure où environ 120 000 enfants sont accueillis en crèches privées, en cas de suppression du CIFAM, peu d’entreprises investiront dans les crèches. Le coût du berceau, lorsqu’il est financé par une collectivité, varie du simple au double, de 20 000 à 47 000 euros lorsque le secteur privé finance. Or comment retrouver cette dynamique de création en cas de diminution des investissements privés ?
M. Philippe Vinçon. Si je partage entièrement votre point de vue sur la grande complexité du sujet, il faut souligner que le crédit d’impôt est un outil insatisfaisant et complexe à piloter. Or, en dépit des nombreuses difficultés constatées, il est politiquement compliqué de le faire évoluer, car certaines entreprises mettent en avant le développement qu’elles lui doivent. J’ajoute qu’en plus du crédit d’impôt, les dérogations micro-crèches bénéficient aux mêmes entreprises, ce qui vient encore freiner les volontés de transformation. Il est donc nécessaire de redéfinir totalement un nouveau cadre, qui va d’ailleurs commencer, ainsi que l’évoquait Mme Guillermo, à se mettre en place dans les mois à venir. Nous devrons ensuite tracer le chemin pour permettre de passer de l’état actuel à un état futur sans perdre de places en crèches. Cela nécessite à la fois d’établir le diagnostic de la situation actuelle, de définir les projections futures, et de fixer les moyens pour y parvenir. Une vision globale des politiques publiques d’accueil du jeune enfant et des problèmes auxquels nous sommes confrontés est indispensable.
Mme Anne Bergantz (Dem). Bien que les coûts liés au CIFAM soient importants, avez-vous chiffré, en termes d’investissement public, ce que coûterait à la collectivité le remplacement d’une place en crèche privée ?
M. Philippe Vinçon. Les coûts liés au remplacement d’une place en crèche privée par une place en crèche municipale seraient effectivement élevés. Mais cela permettrait-il d’accueillir une population différente, avec de réels effets dans la durée ?
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous partager votre analyse du coût à la place ? Car il nous a été indiqué, au cours des auditions conjointes Igas/IGF du mois de janvier, un coût moyen de 20 000 euros pour un coût public de l’ordre de 17 000 euros. Existe-t-il donc des coûts cachés ?
M. Philippe Vinçon. Si notre rapport fait état du coût très élevé des places d’accueil du jeune enfant, en comparaison notamment avec les coûts d’accueil en école primaire, les différences sont en revanche limitées entre crèches publiques et crèches privées. Nous observons toutefois un désengagement des collectivités locales sur les créations de crèches, puisqu’elles choisissent, afin de limiter les coûts, de faire supporter le risque à des sociétés privées.
Mme Véronique Guillermo. Il existe deux types de coûts qu’une commune peut évaluer : le coût financier pur, mais également les coûts de gestion. Ces derniers, qui représentent une charge importante, notamment pour les plus petites communes, s’ils sont difficilement évaluables en termes financiers, doivent néanmoins être pris en compte. Ils expliquent pour partie le manque d’appétence des collectivités territoriales pour le développement de places de crèches.
M. William Martinet (LFI-NUPES). La difficulté, pour les collectivités territoriales, est le tiers financeur. Si elles n’ouvrent pas de place, c’est en raison de ce système qui implique un tiers financeur, dont elles jouent le rôle en cas de gestion publique. Dans le système du privé lucratif en revanche, le tiers financeur émerge à travers les entreprises et le crédit d’impôt famille. L’annexe 3 de votre rapport mentionne clairement que, sitôt que l’on parle de niveaux de subventionnement des EAJE, le secteur public est le moins subventionné, après l’associatif et le secteur marchand. L’écart est également significatif en termes de berceaux, puisqu’il s’élève quasiment à 2 000 euros. Il se réduit cependant concernant les heures d’accueil, puisque les crèches privées remplissent davantage que les crèches publiques. En tout état de cause, les heures d’accueil du secteur marchand sont davantage subventionnées que celles des secteurs associatifs et publics.
M. Philippe Vinçon. Ceci est tout à fait juste.
M. le président Thibault Bazin. Je déplore le fait que nous ne disposions pas de données sur le nombre de places qui peuvent être financées par un tiers réservataire privé auprès de structures publiques, et sur cet entremêlement source de complexité. Je souhaiterais, d’ici lundi et la prochaine audition de vos collègues, pouvoir disposer d’éléments sur ce sujet. Combien de places sont davantage aidées dans le public et dans le privé non lucratif à travers ces mécanismes ? J’ai en effet été surpris de constater les croisements, car des communes réservent des places au sein de crèches privées sans bénéficier du CIFAM, tandis que des crèches publiques ou associatives disposent de tiers réservataires privés, qui bénéficient du CIFAM. Nous avons de même été interpellés par le fait que certaines administrations et collectivités font appel à des commercialisateurs.
Vous avez, d’autre part, mentionné de très grande entreprise dans des secteurs bien particuliers, et indiqué que le système de commercialisation était lié à la complexité de recruter du personnel chargé de cette mission. Il semble donc que les très grandes entreprises soient justement les mieux armées pour prendre en charge cette recherche, et non les TPE qui recherchent auprès des commercialisateurs.
Mme Véronique Guillermo. Si nous ne disposons pas de données précises, nous avons en revanche constaté qu’un grand nombre d’entreprises de petite et moyenne envergure se lancent désormais dans la réservation de berceaux, alors que ces missions étaient auparavant réservées aux grandes entreprises au sein des métropoles. Plusieurs politiques se rejoignent aujourd’hui, dont celles liées à la qualité de vie au travail, à l’égalité homme-femme, et à la facilitation de l’exercice d’une activité professionnelle, et cela peut donc contribuer à expliquer que les petites entreprises souhaitent aujourd’hui fidéliser leurs salariés de cette façon.
M. Philippe Vinçon. Le CIFAM était, au départ, réservé aux grandes entreprises, qui pouvaient à la fois maîtriser ce dispositif et assumer le risque d’une suppression de ce crédit d’impôt. Vis-à-vis de ses salariés, l’entreprise se doit en effet, si elle choisit de lancer ce dispositif, de le pérenniser, y compris dans une situation de mauvaise conjoncture qui impliquerait d’assumer l’intégralité des coûts. Au fur et à mesure, des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) se sont lancées dans le dispositif, dans des secteurs compétitifs où les jeunes salariés peuvent être fidélisés grâce à cet outil.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie. Nous auditionnerons demain 3 avril à onze heures trente M. Sylvain Forestier, co-fondateur du réseau de crèches La Maison Bleue, puis, à seize heures, M. Tanguy Desandre, président fondateur de Les Parents Zens, et M. Bertrand Dubois, directeur des opérations, à dix-sept heures trente, les représentants du cabinet Horizon Crèche et enfin, à dix-huit heures trente, M. Jean-Emmanuel Rodocanachi, président fondateur de Grandir-Les Petits Chaperons rouges.
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34. Audition de M. Sylvain Forestier, président fondateur de La Maison Bleue, et de Mme Claire Laot-Billet, directrice générale (3 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous avons auditionné le 20 mars dernier les dirigeants des quatre grands groupes privés gestionnaires de crèches. Nous avons souhaité approfondir ces échanges en recevant les fondateurs de ces groupes. Dès le 20 mars, nous avons pu échanger avec monsieur Durieux et madame Broglin, fondateurs de People&Baby. Jeudi 28 mars, nous rencontrions messieurs Rodolphe et Édouard Carle, fondateurs de Babilou. Ce soir, à 18 heures 30, nous auditionnerons monsieur Jean-Emmanuel Rodocanachi, fondateur de Grandir-Les Petits Chaperons Rouges. Ce matin, pour obtenir une vision complète, nous auditionnons monsieur Sylvain Forestier, fondateur de La Maison Bleue, qui a souhaité être accompagné de madame Claire Laot-Billet que nous avions déjà reçue le 20 mars en sa qualité de directrice générale.
Je vous remercie, monsieur Forestier de vous être rapidement rendu disponible. Je vous inviterai à concentrer votre bref propos liminaire sur votre parcours et sur la place que vous occupez encore au sein de l’entreprise que vous avez fondée. Des questions viendront ensuite enrichir nos échanges.
Cette audition, je le précise, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de madame la rapporteure à se manifester.
Il me reste à vous rappeler, madame, monsieur, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, madame, monsieur, à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Sylvain Forestier et Mme Claire Laot-Billet prêtent successivement serment.)
M. Sylvain Forestier, président fondateur de La Maison Bleue. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, j’ai créé, après d’autres entreprises, La Maison Bleue en 2004 avec Anthonia Rickbosch, infirmière puéricultrice. J’en suis le président et Claire Laot-Billet en est la directrice générale.
J’ai toujours été entrepreneur, et j’ai eu le sentiment, confirmé par la suite, que les crèches constituaient un investissement de long terme qui s’inscrivait dans un paysage social et humain et sur lequel une construction solide pouvait se développer.
J’ai également été très intéressé par les différentes dimensions de cet investissement : pédagogique, sociale, internationale, celle dont je m’occupe le plus aujourd’hui, immobilière et d’aménagement.
J’avais pressenti, au moment de créer La Maison Bleue, qu’il s’agissait d’un sujet crucial dans l’évolution des sociétés occidentales, à la fois parce que les crèches sont un facteur essentiel de lutte contre la baisse démographique et parce qu’elles sont un grand facteur d’intégration, notamment pour des populations défavorisées.
J’avais également pressenti que les crèches, qui étaient déjà importantes, allaient le devenir davantage et que leur nombre allait devoir augmenter. Enfin, j’ai pressenti, ce qui s’est confirmé tant en France qu’à l’étranger, que l’État allait avoir besoin du privé pour soutenir cet effort de création. Ce sont les raisons pour lesquelles j’ai investi dans ce domaine.
La Maison Bleue compte aujourd’hui près de 400 crèches en France et 200 à l’étranger. Il est intéressant de noter que les sociétés intermédiaires disparaissent et qu’une dizaine de groupes, dans le monde, gèrent aujourd’hui des crèches. Parmi ces dix groupes, quatre sont français, ce qui constitue une réussite notable.
Claire Laot-Billet, en tant que directrice générale, gère les aspects opérationnels, tandis que je m’occupe, en tant que président, de la stratégie, des aspects financiers et des aspects internationaux.
M. le président Thibault Bazin. Merci monsieur Forestier. Avant de céder la parole à la rapporteure, je souhaiterais que vous clarifiiez votre rôle. Vous êtes le président de La Maison Bleue, mais occupez-vous d’autres fonctions dans d’autres sociétés ou structures juridiques liées à La Maison Bleue, notamment des structures immobilières ?
Quels sont les objectifs que vous fixez à votre directrice générale, notamment en termes de qualité et de modèle ?
M. Sylvain Forestier. J’ai, en tant que président exécutif, la charge de conduire la société, de déterminer sa stratégie et de vérifier la manière dont elle est appliquée. Je suis également mandataire social et j’en assume la responsabilité afférente vis-à-vis de l’environnement de la société.
Cette activité m’occupe à plein temps, même si nous nous partageons le travail avec Claire Laot-Billet, et je n’ai pas d’autres fonctions ou rôles, rémunérés ou non rémunérés.
M. le président Thibault Bazin. Vous percevez par conséquent une rémunération en tant que mandataire de La Maison Bleue.
M. Sylvain Forestier. Oui.
Concernant la partie immobilière, nous avons créé il y a trois ans, avec les actionnaires historiques qui sont des personnes physiques, une société immobilière qui détient une quinzaine de crèches. Nous avons racheté ces crèches à La Maison Bleue, en contractant d’ailleurs une dette relativement importante. L’objectif est que La Maison Bleue ne détienne aucun bien en propre compte tenu des capacités de financement élevées nécessaires. La dette et la capacité de financement sont en effet au cœur du modèle et des problématiques des entreprises de crèches, y compris de La Maison Bleue. Mieux vaut, pour pouvoir emprunter, ne pas afficher d’immobilier dans son bilan et externaliser cette partie.
Nous privilégions la location des locaux, mais il arrive que nous soyons obligés de les acheter, par exemple lorsqu’un maire aménage un écoquartier et installe une crèche dans un immeuble que le promoteur veut vendre et non louer.
Dans ce cas, nous pouvons faire appel à des investisseurs qui achètent le local pour nous le louer. Plus d’une centaine de nos crèches s’inscrivent dans ce modèle. Une quinzaine de crèches étaient, pour des raisons historiques, détenues par La Maison Bleue, généralement car nous n’avions pas trouvé d’investisseurs. Je pense par exemple à la crèche de Bailleul, dans le Nord, ville dans laquelle l’immobilier est compliqué.
L’externalisation de ces biens immobiliers, effectuée au travers du rachat par une SCI, a été menée afin d’améliorer le bilan de la société et de pouvoir emprunter davantage.
Les subventions de la CAF peuvent financer un certain pourcentage de l’aménagement, qui varie selon les CAF, mais jamais l’achat du local, sachant que transformer un local tertiaire en crèche est souvent considéré comme un inconvénient par le propriétaire. J’ai l’exemple d’une crèche à Meaux que nous avions aménagée, que nous avons dû fermer car la mairie s’est retirée de la réservation, et que la SCI est en train, à ses frais, de reconvertir en local d’activité.
M. le président Thibault Bazin. Les financements de la CAF sont cependant conditionnés à une destination et à une durée de destination.
M. Sylvain Forestier. Tout à fait. Si nous modifions la destination du local aménagé avec les financements de la CAF avant un laps de temps de dix ans, me semble-t-il, nous devons rembourser au prorata les subventions reçues.
M. le président Thibault Bazin. Cette situation s’est-elle déjà produite ?
M. Sylvain Forestier. Non, je ne pense pas. Nous avons systématiquement conservé la destination du local le temps nécessaire. Nous fermons très rarement des crèches, même si nous ne pouvons pas l’exclure dans les années à venir.
M. le président Thibault Bazin. Je résume : vous êtes le président exécutif de la société La Maison Bleue, vous avez une fonction dans la société civile immobilière, créée avec des actionnaires historiques qui sont des personnes physiques, et vous possédez seulement 15 crèches. Est-ce exact ?
M. Sylvain Forestier. C’est exact.
M. le président Thibault Bazin. En dehors de ces rôles, vous n’avez pas d’autres fonctions ou d’autres structures.
M. Sylvain Forestier. Non, aucune.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Mes questions s’articuleront autour de trois axes : votre modèle économique, que nous avons déjà abordé par l’intermédiaire des questions posées par le Président, la représentation d’intérêts et la qualité d’accueil dans vos établissements.
Quel est votre niveau actuel de rentabilité ? Existe-t-il une disparité importante entre votre rentabilité en France et à l’étranger ? S’il existe une disparité, comment expliquez-vous ces écarts de rentabilité ? Quelle est la structure actuelle de votre actionnariat ? Pourquoi avez-vous choisi, en 2012, de faire appel à des fonds d’investissement, peut-être en substitution de crédits bancaires ? Pourquoi vous êtes-vous tournés vers la BPI en 2016 ? Pourquoi a-t-elle décidé de vous soutenir ?
Vous avez déjà répondu à une partie de mes questions sur votre modèle immobilier. Néanmoins, je souhaiterais vous interroger sur la façon dont vous établissez les conditions de la prise à bail, et notamment le montant des loyers.
Concernant votre activité d’allocation des places en crèche, quel volume financé représente-t-elle par rapport à votre activité traditionnelle d’accueil du jeune enfant ? Quelle est la différence de rentabilité entre ces deux activités et comment définissez-vous la part du prix de commercialisation qui reste au bénéfice du groupe et la part de la commercialisation qui revient aux gestionnaires de crèches pour l’accueil du jeune enfant ?
Quels sont, en volume annuel, vos frais de siège ? Comment sont-ils ventilés ? Comment se fait-il que des rapports fassent état de difficultés persistantes de la part des administrations compétentes pour obtenir la clé de répartition de vos frais de siège, alors que votre activité d’accueil de jeunes enfants en crèche est largement financée par de l’argent public ?
Enfin, je souhaite vous interroger sur la suppression du Cifam. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un certain nombre de rapports ont été publiés et préconisent cette suppression. Quelles seraient, selon vous, les conséquences de cette suppression sur votre activité, mais aussi sur l’ensemble du secteur ?
M. Sylvain Forestier. La rentabilité se situe actuellement entre 0 % et 1 %, en France comme à l’étranger. Les deux groupes d’entreprises de crèches les plus importants ne sont pas français, mais américain et scandinave. Ils sont cotés en Bourse et toutes leurs données sont publiques et disponibles. Le groupe scandinave est financé en grande partie par des fonds publics alors que l’activité des crèches, en Suède, est essentiellement privée.
Ces groupes sont implantés dans les pays européens tels que les Pays-Bas, la Grande‑Bretagne ou l’Allemagne, mais aucun d’entre eux n’est présent en France en raison d’une rentabilité bien trop faible.
J’attire cependant votre attention sur la différence entre la rentabilité nette et la marge. La marge de l’entreprise lui permet de rembourser ses dettes et ses emprunts. Notre très faible rentabilité nette s’explique par le montant très important de nos dettes. La Maison Bleue est endettée à hauteur de 270 millions d’euros, ce qui est considérable par rapport à notre chiffre d’affaires qui devrait s’élever, en 2024, à environ 350 millions d’euros. Cet endettement important concerne toutes les entreprises de crèches car les financements nécessaires à la création sont très élevés.
La marge des entreprises de crèches permet donc de financer les intérêts des emprunts, qui augmentent en raison de la hausse des taux d’intérêt, et de subvenir aux dépenses de maintenance, auxquelles nous consacrons plusieurs millions d’euros par an.
La rentabilité nette est par conséquent quasiment nulle. Elle peut être un peu meilleure dans d’autres pays, mais elle reste modeste, notamment dans les pays dans lesquels nous sommes installés depuis peu, où nous ne sommes pas encore en phase de montée en puissance.
Par ailleurs, le cœur du modèle économique des entreprises de crèches est basé sur l’investissement. Une mairie ou une collectivité publique, après avoir investi dans l’achat ou dans la construction de ses locaux, n’a plus à financer que les coûts de fonctionnement, alors que le compte de charge des entreprises de crèches comprend les coûts de fonctionnement et le remboursement de la dette. Les entreprises de crèches sont aujourd’hui excessivement endettées, notamment car elles ont réalisé des investissements à la place du public, que j’estime à plus de 1 milliard d’euros.
J’ai omis de préciser, lors de votre question sur l’immobilier, que La Maison Bleue possède quatre biens sous le statut d’une DSP concessive et vient d’en gagner une pour la mairie de Bordeaux. Ces biens, à l’issue de la DSP, reviendront pour un euro à la mairie et ne peuvent être externalisés car aucun investisseur n’est intéressé par l’acquisition d’un bien dont la valeur sera nulle au bout de huit ans.
M. le président Thibault Bazin. Les communes assurent également une partie de la maintenance des locaux achetés ou construits.
Nous vous écoutons sur la structure de l’actionnariat.
M. Sylvain Forestier. J’ai créé La Maison Bleue avec quelques amis, qui sont toujours au capital. La structure de l’actionnariat est très éclatée, pour deux raisons. La première raison est que, jusqu’en 2012, soit pendant huit ans après sa création, j’ai financé La Maison Bleue grâce à l’apport privé, grâce à la dette et grâce au concours obligataire de la Banque publique d’investissement (BPI), qui nous soutient depuis très longtemps.
La seconde raison est l’importance de l’actionnariat salarié, auquel je suis très attaché. Un grand nombre de managers sont intéressés au capital. Certains sont toujours salariés de l’entreprise, mais d’autres l’ont quitté et ont conservé leurs actions. Ce modèle a fonctionné jusqu’en 2012, mais les banques ont exigé, pour accepter de financer notre développement, que nous renforcions notre structure de bilan et nos capitaux propres au travers de l’entrée d’un actionnaire de référence. Nous avons dû ouvrir notre capital et trouver des fonds d’investissement afin de rassurer les financiers. Sans actionnaire de référence, La Maison Bleue ne pourrait pas assumer une dette de 270 millions d’euros. Un premier petit fonds d’investissement est entré au capital en 2012 et nous a accompagnés pendant quatre ans. Deux autres fonds d’investissement nous ont rejoints en 2016, la BPI et TowerBrook, très implanté en Angleterre et qui nous a aidés à nous développer sur le marché anglais.
Je possède aujourd’hui 28 % des actions, en valeur, et chacun des fonds d’investissement en possède 27 %. J’ai gardé toutefois le contrôle de la société car je détiens 60 % d’une société qui possède 51 % du reste de l’actionnariat. Concernant les droits de vote, mes amis fondateurs et moi restons majoritaires.
M. le président Thibault Bazin. Quel est le nombre d’actionnaires fondateurs ?
M. Sylvain Forestier. Nous sommes une dizaine.
M. le président Thibault Bazin. Qui détient le reste de l’actionnariat ?
M. Sylvain Forestier. Je détiens personnellement 28 % des actions, les deux fonds d’investissement en détiennent chacun 27 % et le reste de l’actionnariat se partage entre les autres actionnaires et les salariés.
M. le président Thibault Bazin. Les deux fonds sont majoritaires en valeur, mais pas en droit de vote.
M. Sylvain Forestier. Tout à fait.
M. le président Thibault Bazin. Je vous propose de répondre à la question de madame la rapporteure relative aux prix à bail.
M. Sylvain Forestier. La question porte-t-elle uniquement sur les loyers des biens détenus par la SCI ?
M. le président Thibault Bazin. Non, elle porte sur tous les loyers.
M. Sylvain Forestier. Lorsque nous créons une crèche, nous privilégions la location, que le bien soit déjà détenu par un propriétaire ou qu’il soit acheté par un investisseur. Les loyers font l’objet d’âpres négociations et nous sommes, dans la quasi-totalité des cas, en dessous des loyers de marché déterminés par notre comité d’investissement interne. Ils représentent en effet, avec les salaires, un élément important de notre compte de charges.
Concernant les loyers de la SCI, plusieurs expertises, réalisées à la demande de la BPI et de TowerBrook, ont validé le fait que les loyers étaient conformes aux prix de marché.
M. le président Thibault Bazin. Je vous invite maintenant à répondre à la question de madame la rapporteure concernant la rentabilité de l’activité de réservation.
Mme Claire Laot-Billet, directrice générale de La Maison Bleue. Nous disposons, en 2023, de 1 105 berceaux réservés à des partenaires de notre réseau, qui représentent un chiffre d’affaires d’un peu plus de 1 million d’euros. La marge brute s’élève à 17 %, sachant qu’elle peut être plus importante sur certains berceaux, mais négative sur d’autres lorsque nous vendons à notre client réservataire un berceau à 10 000 euros alors que nous l’avons acheté à 14 000 euros à nos partenaires. Quant à la marge nette, nous considérons qu’elle est nulle.
Cette activité de réservation de places en réseau est intéressante parce qu’elle permet de servir le contrat principal avec notre réservataire multiberceaux, qui porte sur 50 à 100 berceaux, mais elle ne dégage pas de marge. Commercialiser un berceau nécessite en effet de disposer d’une équipe dédiée à la mise en place des contrats avec les réservataires, qu’ils soient publics ou privés. Seuls les plus grands groupes peuvent aujourd’hui supporter un tel coût, auquel nous ne pouvons échapper puisque la PSU exige d’avoir un tiers réservataire. La France est d’ailleurs le seul pays au monde où est imposé ce tiers réservataire.
Cette activité reste relativement marginale, avec 1 105 berceaux sur 16 000, mais elle ne sert pas nos intérêts et rend le travail administratif plus complexe. Si nous le pouvions, nous l’éviterions.
M. le président Thibault Bazin. Autant je comprends la différence entre la marge et la rentabilité, liée à l’endettement, autant je pensais que sur l’activité de commercialisation, pour laquelle l’endettement est nul, la marge brute devait être proche de la rentabilité.
Mme Claire Laot-Billet. Ma réponse porte sur la marge brute de l’activité de commercialisation, qui s’entend comme la différence entre le prix de vente et le prix d’achat en tenant compte des coûts associés à la commercialisation. Elle ne concerne pas la rentabilité de l’entreprise.
M. le président Thibault Bazin. La définition de la marge brute est par conséquent différente de celle d’une entreprise.
Mme Claire Laot-Billet. Tout à fait.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Forestier, souhaitez-vous apporter des compléments à la réponse de madame Laot-Billet ?
M. Sylvain Forestier. J’aurais deux remarques complémentaires. La première remarque est que l’arrêt du système de réservation, tout en maintenant le système de la PSU, mettrait en très grande difficulté, voire ferait disparaître, un grand nombre d’acteurs qui n’ont pas les moyens financiers et humains de s’adresser aux grands réservataires. Il ne suffit pas, en effet, de vendre des places. Il faut également gérer pour le client la répartition des berceaux, créer des extranets et instaurer des commissions d’attribution, en liaison avec la direction des ressources humaines du client.
Ma seconde remarque porte sur le tiers financeur, modalité spécifique à la France et qui est, au même titre que la dette, un élément central de notre modèle économique. Dans tous les autres pays, le tarif est libre et se régule en fonction de l’offre et de la demande. Ce tarif libre est parfois complété par un abondement du système public.
M. le président Thibault Bazin. Vous parlez du tiers réservataire comme s’il n’était que privé, mais il existe des tiers réservataires publics.
M. Sylvain Forestier. Je décrivais le système en cours à l’étranger, où le financement est assuré par les parents et par le système public. Le reste à charge pour les parents est d’ailleurs parfois plus faible qu’en France, voire nul.
Le tiers réservataire n’est présent dans aucun des pays de l’OCDE, alors qu’il concerne la majorité des crèches des collectivités. J’en profite pour rappeler que la part du privé dans la gestion des crèches est bien plus faible en France que dans les autres pays européens, où elle atteint 50 % à 60 %.
Ce tiers réservataire est financé par le budget des communes lorsqu’il s’agit de crèches en régie. Les crèches privées doivent trouver une administration, une ville ou une entreprise qui lui achètera des berceaux. L’entreprise va financer – ce qui est une particularité française – une minoration du reste à charge, que ce dernier soit payé par les parents ou par la collectivité. Dans tous les autres pays, le financement est uniquement assuré par les parents et le public.
M. le président Thibault Bazin. Je vous propose de répondre à la question de madame la rapporteure relative aux frais de siège.
M. Sylvain Forestier. Les frais de siège, pour les collectivités comme pour les entreprises de crèches privées, permettent par exemple de financer le personnel chargé de l’entretien, des ressources humaines ou de la comptabilité.
Au niveau international, les frais de siège des entreprises de crèches, quelle que soit leur taille, tournent autour de 10 %. Ils sont supérieurs en France, en raison de l’importance des frais de recherche et de gestion du tiers réservataire, ainsi que du travail de reporting et de contact avec les administrations.
Mme Claire Laot-Billet. Nos frais de siège, en pourcentage de notre chiffre d’affaires, baissent d’une année sur l’autre. Ils atteignent 11,5 % cette année, alors qu’ils étaient de 12 % l’année dernière et de 13 % il y a trois ans.
La complexité de leur ventilation est liée à la multitude de sociétés juridiques qui composent La Maison Bleue. J’ai transmis le 19 février dernier à la Cnaf une note extrêmement claire exposant la répartition des frais de siège, note que je présenterai également à l’Igas.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Forestier, vous avez la parole à propos du Cifam.
M. Sylvain Forestier. Sans le Cifam, qui finance les places à hauteur de 50 %, un grand nombre d’entreprises ne réserveraient pas autant de places en crèches. Les toutes petites entreprises ne pourraient pas prendre en charge le coût réel d’un berceau. Les grandes entreprises continueraient probablement à octroyer le même budget à la réservation de places en crèche, mais le nombre de berceaux serait divisé par deux.
La suppression du Cifam va se traduire par une chute drastique des réservations, par la fermeture d’un certain nombre de structures détenues par des groupes, et par de nombreuses faillites de petits acteurs. Le montant du Cifam reste faible par rapport à celui du budget Familles ou Crèches, mais son effet de levier est important puisque 1 euro d’argent public génère 1 euro d’argent privé dans le système.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous avons reçu hier l’IGF et l’Igas pour leur rapport rendu en 2021 qui faisait état de 0,44 euro d’argent privé pour 1 euro d’argent public investi en raison du mécanisme de défiscalisation au titre de l’impôt sur les sociétés qui permet d’atteindre une prise en charge de la dépense de l’entreprise de 75 %.
Avec une moyenne de 17 % de marge brute et des berceaux vendus à perte, la rentabilité des autres berceaux est bien plus élevée et prise en réalité en charge par de l’argent public.
Je comprends tout à fait que la logique de la commercialisation est la conséquence du modèle du tiers financement, mais nous nous interrogeons justement, au sein de cette commission d’enquête, sur le modèle lui-même. Ce modèle finance aujourd’hui la commercialisation de berceaux alors que l’argent public a vocation à financer l’accueil du jeune enfant.
Vous indiquez par ailleurs que vous êtes défavorisés par rapport au public lorsque vous réalisez les investissements à sa place, mais le public s’endette également lorsqu’il investit. Je ne vois pas de différence entre l’acquisition par une SCI ou par un tiers et l’acquisition par une personne publique. Vous indiquez également que le secteur privé porte les aménagements, mais d’après votre propos introductif, ces aménagements sont financés jusqu’à 80 % par les CAF. Si je comprends l’enjeu de trésorerie que ces investissements représentent, je ne comprends pas que vous considériez les réaliser à la place du public. Ces investissements sont financés par de l’argent public, via la PSU et les dispositifs de défiscalisation qui bénéficient aux entreprises, et par les familles.
Je souhaiterais enfin des éléments de réponse sur les subventions d’investissement de la CAF.
M. Sylvain Forestier. Les subventions d’investissement de la CAF peuvent s’élever à 80 %, mais il s’agit d’un maximum rarement atteint. Le reste à charge, pour une entreprise qui ouvre une nouvelle crèche, peut facilement représenter 400 000, 500 000, voire 700 000 euros, dont le financement nécessite de s’endetter.
Je n’ai pas dit que les collectivités ne finançaient pas les crèches, mais qu’elles les finançaient différemment. D’une part, elles vont privilégier des acquisitions ou des constructions ex nihilo qui coûtent beaucoup plus cher que notre système de location. D’autre part, quand elles présentent un compte de charges, le poids de l’amortissement ou du remboursement de l’immobilier n’apparaît pas.
Même si la mairie louait un local, elle devrait payer le reste à charge de 400 000, 500 000 ou 700 000 euros qui nous revient. C’est pour cette raison que je considère que nous construisons des crèches à la place du public.
J’ajouterai qu’une des raisons pour lesquelles la plupart des pays voisins ont un taux d’équipements très supérieur à celui de la France, non seulement en nombre de places par million d’habitants, mais également en dynamique de création, tient à la part plus importante du privé.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quelles sont les prises en charge minimale et moyenne de la CAF ?
Mme Claire Laot-Billet. Le coût d’aménagement est d’environ 25 000 euros par berceau. La subvention moyenne est de l’ordre de 8 000 à 9 000 euros, même si elle peut atteindre, dans de rares cas, 15 000 euros. Par ailleurs, les micro-crèches ne bénéficient d’aucune subvention à l’investissement et le financement des places est uniquement supporté par l’entreprise.
M. le président Thibault Bazin. Dans le cahier des charges des DSP établies avec les communes, les subventions de la CAF sont déduites de la part de l’investissement à la charge du délégataire. En connaissez-vous préalablement le montant ?
Mme Claire Laot-Billet. Oui. Nous devons présenter les devis des travaux à la CAF et obtenir leur validation avant de pouvoir les commencer. Nous devons ensuite fournir les factures, qui doivent être conformes aux devis, pour percevoir la subvention d’investissement.
M. le président Thibault Bazin. Comment expliquez-vous les 80 % cités par un président de CAF en audition ?
Mme Claire Laot-Billet. Il s’agit d’un pourcentage maximum.
M. le président Thibault Bazin. Pourquoi ne l’obtenez-vous pas ?
Mme Claire Laot-Billet. Je pense que la réponse est à chercher auprès des CAF locales. Je peux vous assurer que notre subvention moyenne se situe autour de 8 000 euros, pour un coût d’investissement de 25 000 euros par berceau.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de bien vouloir transmettre tous les documents utiles pour étayer vos réponses à madame la rapporteure.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur Forestier, vous êtes parmi les premiers à avoir investi dès la libéralisation du secteur des crèches privées. Les autorités politiques vous ont probablement considéré comme un acteur incontournable pour satisfaire leur ambition d’augmenter le nombre de places en crèche. Avez-vous eu en conséquence des liens ou des voies d’accès privilégiées à des ministres ou à des parlementaires, toutes couleurs politiques confondues ? Quelle a été votre influence sur les modifications législatives et réglementaires qui sont intervenues ces vingt dernières années ?
M. Sylvain Forestier. L’activité des crèches, même gérée par le privé, reste un service public et une activité sociale. Nous avons par conséquent, dans tous les pays, de nombreux contacts avec des intervenants publics.
J’ai été président de la Fédération française des entreprises de crèches pendant plusieurs années, ce qui m’a amené également à être en contact avec le secteur public à cette époque.
M. le président Thibault Bazin. La question de madame la rapporteure portait sur les vingt dernières années.
M. Sylvain Forestier. J’ai eu peu de contacts avec les acteurs publics lorsque j’ai fondé La Maison Bleue car la structure était de petite taille et car je n’étais pas encore actif au niveau de la Fédération française des entreprises de crèches. J’ai ensuite participé à un certain nombre de rendez-vous publics avec les différentes autorités.
M. le président Thibault Bazin. Interveniez-vous, au début, auprès du ministère ?
M. Sylvain Forestier. Au début, non. Nous avons en revanche de nombreux contacts locaux.
M. le président Thibault Bazin. La question sur l’activité d’influence porte sur la manière dont le modèle s’est construit au niveau des ministères, en lien avec les groupes privés.
M. Sylvain Forestier. Les éléments sur lesquels se fondent le modèle, tels que la PSU, les micro‑crèches et les subventions, sont des éléments sur lesquels notre impact est faible.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous été en contact, en 2007, avec le ministère ?
M. Sylvain Forestier. Je ne pense pas, dans ces années-là, avoir eu des rendez-vous au ministère. La société était trop petite, j’étais très pris par sa création et je n’étais pas encore actif au sein de la Fédération.
Sincèrement, si nous avions pu influencer le modèle de la PSU, il ne serait pas celui que nous connaissons aujourd’hui. Nous n’aurions pas accepté, par exemple, que les microcrèches soient exclues des subventions.
M. le président Thibault Bazin. Aimeriez-vous avoir plus d’influence ?
M. Sylvain Forestier. Je ne formulerai pas les choses ainsi, mais nous aurions peut-être souhaité que certaines décisions soient différentes.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma question vise à déterminer dans quelle mesure vous avez pu influer sur les différentes évolutions réglementaires. Prenons l’exemple de la réglementation relative aux micro‑crèches. Un certain nombre de dérogations existent, dont l’intérêt est de permettre l’ouverture ou le maintien de places de berceaux, mais elles posent de réelles difficultés sur les conditions d’accueil des jeunes enfants. Auriez-vous pu influer sur cette dérégulation, ou l’avez-vous fait ?
M. Sylvain Forestier. Je ne pense pas avoir influé sur la réglementation des micro‑crèches, dont l’objectif est de fonctionner en France comme nous le faisons dans d’autres pays. Quelques places sont réservées par les entreprises, mais le coût est en très grande majorité réparti entre les parents et la collectivité.
M. le président Thibault Bazin. Il existe cependant des micro-crèches en PSU.
M. Sylvain Forestier. Les micro-crèches représentent environ 13 % du chiffre d’affaires de La Maison Bleue, contrairement à la plupart des petits acteurs de la Fédération dont c’est l’unique activité.
Nous gérons onze crèches en PSU, en délégation de service public pour des mairies.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous une influence sur la déréglementation des micro-crèches Paje ?
M. Sylvain Forestier. Je ne pense pas. Le problème de la micro-crèche est justement sa taille. Il n’existe d’ailleurs aucune crèche de 10 places dans les autres pays. Pour expérimenter ce financement conjoint parents-public, avec peu ou pas de réservataires, la taille de ces micro-crèches a été limitée à 10, puis à 12 places. Or je pense qu’il aurait fallu réaliser cette expérimentation sur des crèches de 30 ou de 40 places. Je me souviens d’ailleurs de l’avoir proposé, mais je n’ai pas été entendu.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour la franchise de vos réponses.
Ma dernière série de questions portera sur la qualité d’accueil et les conditions de travail au sein de votre groupe. Le secteur des crèches fait l’objet depuis plusieurs années d’une attention toute particulière de la part des administrations, mais également de la part des médias.
Cette attention se comprend parfaitement au regard de la nature de la mission – accueillir ce que chaque parent a de plus précieux au monde et permettre aux enfants de grandir dans les meilleures conditions –, mais également au regard de la gravité du drame survenu à Lyon en juin 2022.
Comment avez-vous appréhendé cette attention particulière portée au secteur des crèches au sein de votre groupe et auprès de vos personnels ? Quelles mesures avez-vous mises en place pour répondre aux médias qui vous sollicitent ?
M. Sylvain Forestier. Nous travaillons dans l’humain et devons composer avec l’imperfection. Des incidents, voire des accidents, peuvent arriver tous les jours dans les crèches comme dans les écoles primaires. Nous devons par conséquent chercher à limiter le risque et à proposer la meilleure qualité d’accueil.
Nous avons notre propre organisme de formation et nous investissons de manière importante dans la qualité, même si nous sommes une entreprise à but lucratif. Premièrement, nous en avons les moyens humains et financiers, grâce à notre taille. Parmi les 250 personnes du siège, nous comptons par exemple une directrice de la qualité, une directrice de la responsabilité sociale des acteurs (RSA) et une directrice de la pédagogie.
Deuxièmement, nous souhaitons et devons présenter des résultats positifs aux très nombreux contrôles dont nous faisons l’objet. Rien que l’année dernière, nous avons recensé 200 contrôles de la PMI et 100 contrôles de la CAF.
Troisièmement, rien n’oblige les parents à choisir nos structures. Nous cherchons par conséquent à leur proposer une offre attractive et de qualité, pour qu’ils viennent, pour qu’ils nous recommandent et pour qu’ils restent.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comment avez-vous appréhendé l’attention des médias sur le secteur des crèches et en particulier des crèches privées ? Avez-vous été transparent ? Avez-vous donné des consignes particulières à vos personnels ?
M. Sylvain Forestier. Nous avons été très affectés par un certain nombre d’articles. Nous avons demandé au personnel d’être très attentif au risque d’entrisme. Nous y avons été confrontés à deux reprises, avec des journalistes se faisant passer pour des salariés diplômés. Une journaliste a prétendu qu’elle était auxiliaire de puériculture, ce qu’elle n’était pas, et est restée huit jours auprès des enfants.
M. le président Thibault Bazin. Ne vérifiez-vous pas les diplômes ?
M. Sylvain Forestier. Si, mais le diplôme était faux.
M. William Martinet (LFI-NUPES). La journaliste vous a-t-elle présenté un faux diplôme ?
Mme Claire Laot-Billet. Non, elle a prétendu être auxiliaire de puériculture mais la directrice n’a pas vérifié son diplôme. Nous avons depuis renforcé nos procédures et demandons des certificats de travail.
M. Sylvain Forestier. Je vous prie de me pardonner pour cette erreur. Nous avons donné la consigne de vérifier les qualifications des personnes recrutées afin d’éviter qu’elles travaillent auprès des enfants sans les diplômes nécessaires. Je ne me souviens pas d’autres consignes particulières.
Concernant la sollicitation des médias, la direction de la communication répond aux journalistes qui nous contactent.
Mme Claire Laot-Billet. J’ai répondu aux différents journalistes, en toute transparence, mais l’intégralité de mes propos n’a malheureusement pas été reprise dans les livres qu’ils ont publiés.
Nous n’avons pas donné de consignes particulières à nos équipes, mais nous leur avons communiqué des éléments de langage et nous les avons rassurées, certaines personnes s’étant senties visées et accusées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La qualité d’accueil dans les crèches est d’abord une problématique liée aux moyens humains que nous sommes en mesure de déployer dans ces structures. Se posent bien évidemment les questions du taux d’encadrement, du niveau de formation des personnels, de l’attractivité des postes, mais également du bien-être des équipes qui accueillent les enfants au quotidien. Une professionnelle maltraitée au quotidien ne peut pas correctement prendre en charge les enfants dont elle a la responsabilité. L’enjeu de la qualité d’accueil repose sur la capacité de disposer de personnels formés en nombre suffisant dans les crèches.
Lors de votre audition, madame Laot-Billet, vous nous avez fait part d’un pool de personnels volants qui viennent en renfort en cas d’absence ou d’arrêt maladie du personnel. J’aurais souhaité que vous nous détailliez ce mécanisme et que vous nous indiquiez si ces personnels sont dédiés à des enfants ou s’il vous arrive de transférer, pour un ou plusieurs jours, l’auxiliaire de puériculture d’une crèche dans celle qui souffre d’une absence. Dans ce cas, est-ce sur la base du volontariat ? Enfin, comment sont indemnisés ces personnels en renfort ?
Mme Claire Laot-Billet. Les personnels volants sont dédiés aux renforts et remplacements. Ils relèvent juridiquement du siège et ne sont pas affectés à une crèche en particulier. Ils viennent en renfort dans les structures qui souffrent d’un absentéisme important ou d’un manque de personnel, ou qui rencontrent des difficultés de recrutement.
Ils bénéficient d’une rémunération complémentaire liée aux contraintes inhérentes à leur statut, notamment les contraintes de déplacement, et perçoivent par conséquent une rémunération plus importante que les personnes qui travaillent dans des établissements fixes. Les directrices de crèche volantes bénéficient par exemple, en sus d’une prime de volance, d’une voiture de fonction.
Nous serions ravis que tous nos salariés soient attachés à une crèche, mais le fonctionnement actuel du système ne le permet pas. Nous avons en revanche choisi de privilégier un pool de personnels volants en CDI plutôt que de recourir à l’intérim. Ce système nous semble meilleur d’un point de vue social, même s’il ne correspond pas au souhait de tous les salariés, et nous permet de former ces personnels à notre pédagogie et à nos modes opératoires. Il facilite également leur passage d’une crèche à l’autre, en fonction des besoins.
Lorsque des personnels volants s’établissent de manière définitive dans une crèche, la prime de volance est supprimée.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. D’après mes informations, outre ce pool de personnels volants, il vous arrive assez régulièrement de transférer le personnel d’une crèche à l’autre, de manière temporaire. Cela ne pose pas de difficultés particulières dans l’absolu, si la personne transférée ne manque pas à son établissement d’origine, mais il semblerait qu’une certaine pression soit exercée sur les salariés pour qu’ils acceptent ce type de transfert.
Par ailleurs, j’ai complété mes informations sur la situation dont je vous parlais lors de notre dernier échange, qui devient inquiétante en matière de conditions sanitaires et sociales. Certaines remontées font état d’un relâchement dans les contrôles qualité et dans les contrôles sanitaires, notamment ceux concernant la nourriture des enfants. Cette situation a amené la cuisinière de cet établissement à démissionner.
Les personnels historiques de la crèche, dont certains sont présents depuis près de vingt ans et en sont à leur quatrième reprise de délégation de service public, sans que les précédentes aient posé des difficultés, font état de pression à la baisse sur leurs droits et sur leurs conditions de travail, et de comportements et de remarques vexatoires de la part de l’encadrement. Je pense en particulier à plusieurs témoignages concordants faisant état de chantage opéré pour contraindre les personnels repris à signer un avenant à leur contrat d’embauche qui soit moins-disant Cette situation perdure depuis deux ans, madame Laot‑Billet, alors que les directrices et les personnes issues des services ressources humaines en charge du dossier ont changé durant cette période.
L’équipe historique de cette crèche est également soutenue par de nombreux parents, vos clients, qui déplorent eux aussi les arrêts maladie, les démissions de ces personnels et la dégradation de la qualité de l’accueil.
Comment est-il possible que de tels comportements puissent se produire au sein de votre groupe ? Pratiquez-vous le moins-disant social dans toutes les crèches dont vous récupérez la gestion ? Vous-même et votre conseil d’administration étiez-vous au courant de cette situation ? Si oui, qu’avez-vous fait pour y mettre un terme ? Sinon, comment expliquez-vous ce type de comportement pendant une durée aussi longue sans que vous en ayez connaissance ?
Mme Claire Laot-Billet. Vous m’avez effectivement informée de cette situation lors de mon audition. Il s’agit, je le répète, d’une situation isolée, que je déplore absolument et dont je vais me charger immédiatement, qui ne suit aucune consigne qui aurait été donnée en ce sens par la direction et qui n’est pas représentative de la situation de notre groupe.
Dans nos modèles de délégation de service public, nous incluons dans notre compte de charges les conditions spécifiques du personnel repris.
Quant au personnel transféré, nous n’exerçons aucune pression. Nous pouvons leur demander, lorsqu’une crèche située à proximité est en difficulté, de venir prêter main-forte. Ce principe d’entraide se met en place, sur de nombreux secteurs, de manière naturelle et sur la base du volontariat. Les difficultés de recrutement sont en effet accrues pour le personnel volant et ne me permettent pas de développer ce modèle autant que je le souhaiterais, malgré mes efforts. Je suis par conséquent extrêmement reconnaissante à mes équipes du siège ou des crèches pour leur professionnalisme et pour leur engagement. Elles font en sorte, dans le cas de l’entraide, d’assurer la mission qui est la leur et le service qui est le leur.
Je sais que les conditions de travail actuelles, en raison de l’absentéisme et du turnover, ne sont pas faciles. Nous avons pris plusieurs mesures pour tenter d’y remédier, relatives aux salles de pause des professionnels, au renforcement de l’encadrement, mis en place l’année dernière à l’échelle du groupe, et à l’augmentation des salaires, de 12 % en un peu plus d’un an.
Je vous garantis qu’il n’existe aucune volonté collective au sein du groupe de faire pression sur le personnel, alors que nous en manquons. En revanche, je suis preneuse d’éléments plus précis pour traiter ce cas isolé que je déplore.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Des personnels ont été menacés, s’ils ne signaient pas leur avenant, de ne pas recevoir leur rémunération du mois suivant. Des procédures et des jugements en référé sont en cours. Il serait extrêmement étonnant que vous n’en ayez pas connaissance.
Par ailleurs, de multiples interlocuteurs de la direction des ressources humaines se sont occupés de cette crèche, qui a connu des difficultés avec plusieurs directrices. Je peux comprendre que des problèmes isolés existent, mais cette situation dure depuis deux ans et persiste malgré les changements d’interlocuteurs. Elle ne peut plus être qualifiée d’occasionnelle. Les atteintes aux droits des travailleurs sont en outre extrêmement graves.
Mme Claire Laot-Billet. Notre groupe compte 600 crèches, dont 380 en France. Je ne peux pas avoir connaissance de chaque situation isolée, mais je vous affirme, sous serment, qu’aucune consigne n’est donnée en ce sens et que je déplore autant que vous de ne pas avoir été informée plus rapidement. Certains interlocuteurs ont changé, mais le directeur régional dont dépendait cette crèche est resté le même pendant deux ans, ce qui pourrait expliquer la permanence de ces méthodes tout à fait déplorables. Ce directeur régional a depuis quitté notre groupe. Je m’assurerai, avec le nouveau directeur régional arrivé hier, d’améliorer la situation.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Pourriez-vous m’indiquer les raisons de la fermeture de la crèche de Meaux ?
Des cas de maltraitance, tels que le rationnement de l’alimentation ou celui des couches, constatés dans certaines crèches privées, ont-ils eu lieu dans vos crèches ? Qu’avez-vous mis en place pour qu’ils ne se produisent plus ? Comment les parents peuvent-ils faire remonter des défaillances le cas échéant ?
Quels diplômes demandez-vous au personnel en relation avec les enfants ? J’ai été très étonnée d’entendre, au cours de cette audition, que le diplôme prétendument acquis par la journaliste n’ait pas été vérifié. Pouvez-vous, à compter d’aujourd’hui, nous certifier que vous allez mettre en place les procédures nécessaires pour que tous les diplômes soient vérifiés ?
À l’occasion d’un entretien avec monsieur Forestier, nous avions évoqué la pénurie de personnel et les difficultés de recrutement auxquelles vous êtes confrontés. J’ai cru comprendre que vous n’excluiez pas d’embaucher du personnel étranger ou nouvellement arrivé en France. Le personnel que vous engagez connaît-il bien la langue française afin de pouvoir communiquer avec les enfants ? Si ce n’est pas le cas, peut-être est-il cantonné à des tâches sans relation avec les enfants.
Exigez-vous, de la part de vos cadres, un objectif de résultat ?
Enfin, quel est le salaire moyen de votre personnel ? Vous pouvez peut-être me répondre par catégorie.
M. Sylvain Forestier. Concernant la crèche de Meaux, la ville de Meaux nous avait demandé d’ouvrir une crèche dans une zone d’activité et avait réservé les deux tiers des berceaux, avant de se rétracter après quelques années. Étant dans l’impossibilité de commercialiser des berceaux à cet endroit, nous avons été obligés de fermer la crèche.
Les dépenses relatives à l’alimentation et aux couches représentent respectivement, dans une crèche standard, 20 000 à 25 000 euros et 6 000 euros, sur un budget total de 800 000 euros. Nous n’avons aucun intérêt financier à économiser sur ce type de dépenses, qui sont non seulement essentielles, mais en outre très voyantes.
Concernant les diplômes, nous respectons la réglementation. Plusieurs types de postes existent au sein d’une crèche : les postes de direction, les éducatrices de jeunes enfants, les auxiliaires de puériculture, qui correspondent à des postes de catégorie 1, les CAP et, dans de rares cas, les postes sans diplôme. Or aujourd’hui, en France, le nombre de personnes formées en catégorie 1 est insuffisant par rapport au nombre de crèches ouvertes. Il faudrait donner envie aux jeunes de suivre cette formation et créer des écoles d’auxiliaires de puériculture, chevilles ouvrières des crèches, ce qui prendrait au minimum quatre ou cinq ans.
Trois possibilités existent pour respecter la réglementation. La première possibilité est d’entériner le système actuel et d’accepter, lors des inspections, que le nombre de personnel en catégorie 1 ne soit pas celui requis, notamment dans les structures municipales ou associatives qui ne peuvent pas proposer une rémunération aussi attractive que la nôtre.
La deuxième possibilité est de fermer des sections lorsque le personnel manque. C’est le cas dans de nombreuses villes, dont Paris. La Maison Bleue réduit parfois son amplitude horaire, voire ferme également des sections.
La troisième possibilité est de considérer de manière transitoire un certain nombre de professionnels comme de catégorie 1, sous condition d’ancienneté, de formation continue, d’inscription dans un parcours de VAE et de validation. Cette troisième possibilité est celle recommandée par la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC). Elle permettrait à toutes les crèches, et non seulement celles qui peuvent soutenir des efforts importants comme les nôtres, de travailler avec du personnel motivé, dans le respect de la réglementation. Cette question du quota de personnel diplômé est centrale dans notre modèle. Nous luttons tous les jours pour essayer de le respecter, mais nos efforts sont en partie vains puisque le personnel diplômé est en nombre insuffisant sur le marché.
Mme Claire Laot-Billet. Concernant les objectifs de résultat pour les cadres, les directrices de crèche perçoivent une prime sur objectifs, composée de trois objectifs distincts : un objectif économique de respect du budget, un objectif de qualité et de satisfaction, et un objectif de maîtrise du turnover.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je ne vous accusais pas, monsieur Forestier, de pratiquer le rationnement de nourriture ou de couches dans vos crèches, mais le rapport de l’Igas fait état de telles pratiques dans certaines crèches. J’ai personnellement connaissance d’un cas où les personnes ont changé leurs enfants de crèches tant ces derniers avaient faim. Ma question portait sur les actions que vous avez prévues au cas où cette situation se produirait dans vos structures.
Concernant l’objectif de qualité, comment est-il vérifié ?
Mme Claire Laot-Billet. La qualité se mesure au travers d’audits internes basés sur le référentiel de Bureau Veritas, sachant qu’une grande partie de nos crèches sont certifiées. Par ailleurs, nous réalisons des enquêtes de satisfaction auprès des familles trois fois par an et demandons aux directeurs et aux directrices de crèche de s’assurer que les familles sont satisfaites du service rendu.
M. le président Thibault Bazin. Je vous rappelle aux collègues qu’ils ont l’obligation, en tant qu’élus et sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, de saisir la justice de toute infraction qui aurait été portée à leur connaissance.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Monsieur Forestier, dans votre propos introductif, vous avez vanté le modèle de la petite enfance britannique, modèle dans lequel il y a une proportion d’acteurs privés bien plus importante qu’en France. Si je comprends son intérêt du point de vue d’un groupe de crèches privées, il me semble plus contestable du point de vue des enfants et des parents.
La proportion d’enfants de moins de trois ans accueillis au sein d’une structure formelle est, au Royaume-Uni, de 37 %. Il est de 38 % en France. La marchandisation de ce secteur ne semble pas avoir permis de créer des places et d’accueillir un plus grand nombre d’enfants.
À l’inverse, un rapport de l’OCDE signalait que le Royaume-Uni était l’un des pays en Europe où les frais mensuels à la charge des parents pour l’accueil des enfants de moins de trois ans étaient les plus élevés, à hauteur de 1 000 livres sterling par mois, soit environ 1 170 euros. À votre avis, en quoi aurions-nous intérêt à aller vers ce modèle britannique ?
Vous avez indiqué que le privé investissait à la place du public. Je m’inscris totalement en faux vis-à-vis de cette information. La dette que vous créez est certes remboursée par la marge brute de votre entreprise, mais cette dernière est constituée au moins aux deux tiers par des financements publics.
De la même manière, vous considérez que l’État a besoin des groupes privés pour ouvrir des places. Il me semble au contraire que ce sont les groupes privés qui ont besoin de l’État et de subventions publiques extrêmement importantes pour ouvrir des places et développer un modèle économique viable. L’Igas, dans son rapport de 2017, est extrêmement précis sur le niveau de financement public de chaque acteur de la petite enfance et compare l’associatif, le public et le secteur marchand, au berceau et à l’heure. Dans cette comparaison, le secteur marchand est systématiquement celui qui reçoit les subventions publiques les plus importantes. Vous êtes, en réalité, très subventionné et très dépendant de l’argent public. Pensez-vous, si le financement public diminuait, que votre modèle économique resterait viable ? Atteindriez-vous les mêmes niveaux de rentabilité ?
M. Sylvain Forestier. Concernant le modèle anglais, le mode de financement varie d’un pays à l’autre, mais il est assuré, à l’exception de la France et son système de tiers financeur, par le public et les parents. Le niveau du reste à charge des parents relève par conséquent d’une décision politique. Il est exact que ce reste à charge peut, en Grande-Bretagne, être plus important qu’en France pour certains parents, mais une décision récente du Parlement britannique, qui entre en vigueur début avril et qui remonte à plus d’un an, va permettre de financer le reste à charge pour les enfants de 1 à 3 ans à hauteur de 2 milliards de livres sterling par an. Jusqu’à présent, seul le reste à charge des enfants de 3 à 5 ans était financé, ce qui explique le montant moyen élevé que vous avez mentionné.
Dans d’autres pays, tels que la Suède ou le Luxembourg qui n’ont pas non plus de tiers financeur, le reste à charge est nul pour les parents dont les revenus sont faibles. Tout dépend de décisions politiques.
L’investissement public dans les crèches, privées ou publiques, est très important, y compris dans les pays libéraux tels que les États-Unis et la Grande-Bretagne. La France n’est d’ailleurs pas le pays avec le financement public des crèches le plus important en raison du financement des entreprises. Sans investissement public, le financement des parents s’élèverait à environ deux tiers de Smic en raison du ratio de professionnels par place de crèche, qui en tenant compte non seulement des professionnels de la petite enfance mais également de tous les autres professionnels nécessaires, est d’un professionnel pour trois places de crèches. Seules les familles très aisées pourraient financer une place en crèche.
Les crèches municipales, comme les crèches de La Maison Bleue, bénéficient d’une aide publique à l’investissement et au fonctionnement. Pourquoi, dans ce cas, les mairies délèguent-elles autant les places de crèches et décident-elles d’en acheter au lieu de les créer ? Si elles décident de créer une crèche, elles doivent non seulement en financer la construction, pour laquelle elles perçoivent une subvention, mais également le reste à charge de l’investissement et le reste à charge du fonctionnement, qui reste très important malgré la PSU et le bonus territoire. À l’inverse, en travaillant avec nous, elles n’ont plus d’investissement à financer et ne contribuent qu’à un certain nombre de places, pour lesquelles elles perçoivent le bonus territoire.
Mme Claire Laot-Billet. Je tiens à souligner que le contrôle du modèle anglais est très vertueux, en ceci que la notation des crèches par l’équivalent de la PMI est publique. Les parents ont la liberté de choisir leur crèche en fonction de cette notation, qui induit une forme de course à la qualité qui est extrêmement intéressante et pourrait être explorée en France.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Monsieur Forestier, vous indiquez que le besoin d’investissement public est très important, dans tous les types de crèches. Vous avez par ailleurs souligné la pénurie de personnel à laquelle le secteur fait face et expliqué que lorsque vous recrutiez un professionnel, ce pouvait être aux dépens d’une autre structure, publique ou associative. Vous détaillez enfin le mécanisme par lequel une collectivité territoriale vous choisit pour gérer une crèche, considérant qu’elle évite ainsi de payer certains frais. Certes, l’investissement ne provient pas de la collectivité, mais il reste financé par l’argent public, à travers le Cifam. Par ailleurs, le rapport de l’Igas fait état de frais de commercialisation de l’ordre de 25 % du prix de la place dans le secteur privé lucratif, frais qui n’existent pas dans le secteur public.
En rassemblant ces différents éléments, nous pouvons nous interroger sur l’intérêt du secteur privé lucratif. Si ce secteur fonctionne grâce à l’argent public, si le problème principal porte sur le recrutement des professionnels, et que ces derniers manquent dans le public et dans l’associatif lorsqu’ils sont embauchés dans le privé, si les frais de commercialisation sont aussi importants, quel est le gain pour la société ?
M. Sylvain Forestier. D’une part nous créons des places de crèches beaucoup plus rapidement que le secteur public et d’autre part nous récupérons des financements des entreprises, qui viennent limiter le financement public. Pour une place à 14 000 euros, il reste 7 000 euros post-Cifam qui seront apportés par l’entreprise et non par le public.
M. le président Thibault Bazin. Ces financements des entreprises sont cependant en partie payés par le public au travers de l’impôt sur les sociétés. Le coût supporté globalement par le public, fiscal et social, au travers du Cifam, de la branche famille et l’État, est un peu supérieur à 7 000 euros.
M. Sylvain Forestier. Tout dépend de la situation de l’entreprise. Un certain nombre de petites entreprises achètent des places alors qu’elles n’ont pas de résultat. D’un point de vue macroéconomique, le système actuel permet d’apporter de l’argent privé en minorant la part publique. C’est l’une des grandes spécificités de la France.
La Fédération française des entreprises de crèches a demandé, il y a deux ans, une étude comparative de six pays à un cabinet extérieur. Cette étude à votre disposition a mis en évidence une forte corrélation, dans les pays voisins, entre la part du privé et le nombre de places offertes au public.
Quant aux villes qui décident de travailler avec nous, elles sont chaque jour plus nombreuses. Dans la mesure où les finances municipales sont partout tendues, elles y trouvent donc nécessairement un intérêt.
Je suis persuadé que les entreprises de crèches ne sont pas un problème, mais une solution. Elles apportent un effet de levier et permettent d’aller plus vite et de mieux répondre aux besoins de la population française, qui souhaite davantage de places en crèche sachant que la France se classe en dernière position, parmi ses voisins, quant au nombre de places de crèche par million d’habitants.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Concernant l’effet de levier, les chiffres de l’Igas sont très clairs. Les dépenses publiques, de 182 millions d’euros en tenant compte du Cifam et de la réduction de l’impôt sur les sociétés, permettent de mobiliser 80 millions d’euros de la part des entreprises. Or les frais commerciaux du secteur privé lucratif, qui n’existent pas dans le public, représentent environ 60 millions d’euros. De mon point de vue, l’intérêt général n’est pas atteint.
Monsieur Forestier, vous avez décrit tout à l’heure l’évolution de la structure actionnariale de votre entreprise. Avez-vous dû céder des actions aux fonds d’investissement qui sont entrés dans votre entreprise ? Pouvez-vous préciser le montant que vous avez perçu, à titre personnel, de cette cession ?
M. Sylvain Forestier. Les frais de commercialisation sont en réalité des frais de gestion. Ils ne servent pas à la prospection, mais à l’attribution des places, à la mise en place d’extranets et à la gestion des familles, activités que réalisent également les équipes municipales d’attribution des places.
Vous avez posé la question de l’impact d’une baisse des financements publics. Cet impact est déjà visible puisque cette baisse est à l’œuvre depuis deux ou trois ans. Le prix des micro-crèches a été plafonné et n’a pas été revu, et les taux d’intérêt ont augmenté avec comme conséquence l’arrêt des investissements. La Maison Bleue, par exemple, n’ouvrira plus de nouvelles crèches en France tant que le système reste tel qu’il est, et cherchera à se développer à l’international, où les marges sont plus intéressantes.
J’ai saisi l’occasion, lorsque la BPI est entrée au capital, de vendre une partie de mes actions après avoir travaillé douze ans et pris des risques. J’ai touché, post-fiscalité, autour de 5 millions d’euros, dont 4 millions d’euros sont nantis sur mon compte en garantie d’un prêt de 4,5 millions d’euros, somme que j’ai réinvestie dans la société.
J’ai également contracté un prêt d’un montant similaire pour financer l’achat de la SCI. Je suis personnellement endetté autour de 10 millions d’euros.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ne perceviez-vous pas un salaire ?
M. Sylvain Forestier. Si, mais j’ai pris des risques et beaucoup travaillé pour gagner cet argent.
M. le président Thibault Bazin. Je suppose que vous aviez contracté un emprunt initial au moment de la création de La Maison Bleue.
M. Sylvain Forestier. Tout à fait. Je n’avais aucune surface financière à l’époque et je n’ai pu emprunter que 60 000 euros auprès du Crédit Lyonnais, qui m’ont servi à financer la cuisine de la première crèche, une DSP concessive pour la mairie de Montrouge. Le reste du capital a été apporté par mes amis fondateurs.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je souhaiterais revenir sur l’une des propositions phares de l’Igas et de l’IGF, la suppression du Cifam, au motif que son pilotage est difficile, qu’il bénéficie uniquement aux grands groupes et qu’il induit un effet inflationniste sur le prix des berceaux.
Vous avez évoqué, comme conséquence de sa suppression, un risque de retrait des entreprises, particulièrement dans les investissements de places en crèche. L’Igas pointe le coût du Cifam, entre 170 et 190 millions d’euros de dépenses publiques, mais le public pourrait-il, avec cet argent, compenser la perte des berceaux issue de la suppression du Cifam ?
Je souhaiterais également que vous exposiez les effets induits de la suppression du Cifam, notamment sur les coûts des DSP et les prix des berceaux en DSP, qui sont relativement bas alors que les prix des berceaux Cifam sont plutôt élevés et permettent aux crèches de trouver un certain équilibre financier.
Mme Claire Laot-Billet. Je vois, en tant que femme et mère de famille, une immense vertu au fait que les entreprises réservent des places dans les crèches pour leurs salariés. Le fait qu’un employeur se préoccupe de votre situation familiale et vous accompagne dans votre emploi est un changement sociétal et constitue la grande force du système français. Il serait regrettable de revenir sur ce modèle.
M. Sylvain Forestier. La suppression du Cifam se traduirait par une baisse drastique du nombre de réservations, par la faillite d’un certain nombre de petits opérateurs de crèches, et par une réduction de la marge qui rendrait le remboursement des emprunts encore plus difficile. Si j’ai bien compris, madame la députée, votre suggestion serait de remplacer les flux du Cifam par des flux publics.
Mme Anne Bergantz (Dem). Ce n’est pas ma suggestion, mais une possibilité plus ou moins évoquée par le rapport de l’Igas.
M. Sylvain Forestier. Il faut réfléchir aux modalités d’un tel transfert et au montant concerné. Sur le montant, les entreprises ne sont pas les seules à nous réserver des places. Les collectivités et les administrations le font également. Nous pourrions imaginer de généraliser la Paje à toutes les crèches et de supprimer le quota réservataire, mais le maintien des tarifs actuels impliquerait d’accroître de manière considérable la dépense publique.
Le système actuel de PSU repose sur les systèmes informatiques des CAF et de la Cnaf, dont la modification serait probablement très complexe et pourrait prendre plusieurs années. Mais pourquoi pas ?
M. le président Thibault Bazin. J’ai noté que nous attendions un certain nombre d’éléments de réponse aux premières posées par madame la rapporteure. Je lève la séance. Nous reprendrons nos travaux à 16 heures en recevant le fondateur de l’entreprise Les Parents Zens.
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35. Audition de M. Tanguy Desandre, président fondateur de Les Parents Zens, et de M. Bertrand Dubois, directeur des opérations (3 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous recevons cet après-midi M. Tanguy Desandre, fondateur et président de l’entreprise Les Parents Zens, accompagné de M. Bertrand Dubois, directeur des opérations.
Monsieur Desandre, vous avez fondé Les Parents Zens en 2010, alors que vous étiez coordinateur d’un grand réseau de crèches. Vous pourrez revenir brièvement sur votre parcours et sur les raisons qui vous ont motivé à prendre votre indépendance, en vous spécialisant sur le marché de l’intermédiation de berceaux et les services aux parents en entreprise. Ce sujet de la commercialisation de berceaux occupe les échanges de la commission d’enquête depuis plusieurs semaines, et ce afin d’appréhender au mieux les modèles en vigueur dans notre pays. Nous évoquions par exemple ce matin le rôle des entreprises réservataires de places en crèches dans l’équilibre des différents modèles de financement.
Vous travaillez aujourd’hui avec près de 500 entreprises et vous affichez un réseau de près de 4 000 crèches partenaires. Votre vision du secteur, au titre de vos activités passées et présentes, nous intéresse donc particulièrement.
Cette audition, je le précise, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de madame la rapporteure à se manifester.
Il me reste à vous rappeler, messieurs, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, messieurs, à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Tanguy Desandre et M. Bertrand Dubois prêtent successivement serment.)
M. Tanguy Desandre, président fondateur de Les Parents Zens. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis Tanguy Desandre, cofondateur et président de Les Parents Zens depuis quatorze ans. Je suis marié avec Marine Desandre, avec qui j’ai créé la société, et père de trois enfants, dont l’une est née en même temps que Les Parents Zens. Je suis né à Laferté-sur-Amance, village de cent habitants en Haute-Marne, dont je suis toujours conseiller municipal et où Les Parents Zens emploient dix salariés.
Je tiens à vous remercier de l’honneur de participer à cette commission d’enquête sur le modèle économique et la qualité immense des services apportés par toutes les crèches, quel que soit leur statut juridique.
En effet, au début des années 2000, l’État a fait le constat que les crèches participent grandement à la prise en charge des jeunes enfants pendant que leurs parents travaillent. Moteurs de mixité sociale, d’enrichissement pédagogique, d’équité entre les femmes et les hommes, les crèches sont le mode d’accueil du jeune enfant le plus sécurisé, le plus pédagogique et le moins cher pour les familles qui en bénéficient. C’est pour cela qu’il est le mode d’accueil préféré des Français. Pourtant, les collectivités locales, qui sont historiquement les principaux gestionnaires ou financeurs des crèches, n’ont plus de budget additionnel pour en ouvrir de nouvelles. Il manque à l’époque 300 000 à 400 000 places.
L’État sollicite alors le privé pour dynamiser le secteur et créer de nouvelles crèches. Il ouvre les subventions aux gestionnaires privés lucratifs qui n’en bénéficiaient pas jusqu’alors. Il incite aussi les employeurs à cofinancer des crèches pour leurs salariés. Ces décisions ont énormément enrichi l’accueil du jeune enfant. Les acteurs privés ont apporté des pédagogies peu répandues en France. Ils ont dynamisé les organisations des crèches et permis l’émergence de diplômes trop peu reconnus. Ils ont permis aux mairies de mieux gérer leurs crèches choisissant entre une gestion en propre ou déléguée à des entreprises privées ou des associations.
Ils ont convaincu les employeurs d’ouvrir des crèches pour leurs salariés. Les premières crèches d’entreprises ont été créées à la fin du XIXe siècle. Pourtant, il a fallu attendre un siècle et l’action coordonnée des acteurs privés et du Cifam pour que des crèches d’entreprises soient créées en nombre conséquent.
Nous avons créé Les Parents Zens pour démocratiser l’accès à la crèche. Les premières crèches d’entreprises des années 2000 étaient construites au siège des principaux groupes du CAC40. Seuls les salariés de leur siège pouvaient bénéficier de cet accueil.
Nous avons constitué un réseau regroupant plus de 4 000 crèches privées, associatives et publiques pour proposer aux salariés un accueil près de leur domicile. Ils peuvent ainsi partager la logistique parentale quotidienne avec leurs conjoints. Ce réseau nous permet de proposer des places en crèche à tous les employeurs en France, quelle que soit leur taille ou leur implantation, et pour tous leurs salariés sans exception.
Le Cifam, aidé des acteurs privés et des intermédiaires comme nous, a participé à la création et l’équilibre économique de plus de 100 000 places. Le supprimer aurait pour conséquence de tuer ces crèches alors qu’il manque toujours 200 000 places et que la moitié des assistantes maternelles part à la retraite dans les six prochaines années.
Les décisions prises il y a vingt ans sont un succès pour la petite enfance. Sans elles, ce ne sont pas 160 000 naissances par an que nous aurions perdues depuis 2010, mais un nombre bien plus important. Nous devrions élargir l’impact du Cifam aux deux millions de travailleurs non salariés afin que tous les actifs puissent en bénéficier et ainsi faire en sorte que les employeurs participent plus encore au financement de la petite enfance.
Je tiens à remercier tous les salariés des Parents Zens qui offrent le meilleur accompagnement aux parents salariés afin qu’ils aillent travailler sereinement. Je tiens aussi à remercier les gestionnaires de crèches privées, publiques et associatives qui apportent le meilleur service à ces familles malgré des normes instables, une chute importante des vocations professionnelles et des budgets en baisse. Nous avons besoin d’eux pour que les familles vivent pleinement leur parentalité.
M. Bertrand Dubois, directeur des opérations de Les Parents Zens. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis Bertrand Dubois, j’ai 44 ans et je suis le père d’un garçon qui n’a plus l’âge d’aller en crèche. Je tiens à vous remercier de nous avoir conviés à cette commission d’enquête. Cette opportunité est essentielle pour Les Parents Zens, PME du secteur de la petite enfance, et nous permettra de répondre à vos questions et à vos interrogations, de vous assister dans votre mission et de vous expliquer notre métier, notre mode de fonctionnement et les services que nous apportons aux familles, aux gestionnaires de crèches et aux entreprises, et, par conséquent, de vous démontrer la nécessité de l’intermédiation dans l’écosystème de la petite enfance en France.
J’ai rejoint l’aventure Les Parents Zens, anciennement appelée maplaceencrèche, il y a cinq ans. Dans un premier temps, j’ai exercé la fonction de commercial grands comptes, au travers de laquelle j’ai pu découvrir les bénéfices qu’apportent les entreprises aux jeunes parents collaborateurs et à une part importante des établissements d’accueil de jeunes enfants en France lorsqu’elles s’inscrivent, grâce au Cifam, dans une démarche volontariste de soutien à la parentalité.
Depuis maintenant trois ans et demi, je suis directeur du service des opérations au sein de Les Parents Zens. Ce service travaille au quotidien avec les partenaires gestionnaires afin d’apporter le meilleur service et accueil possible aux familles. Je participe également activement au développement de notre activité de gestionnaires de crèches en propre. En tant que membre du comité de direction de l’entreprise, je participe enfin quotidiennement à la stratégie de l’entreprise et à sa gestion opérationnelle en collaboration avec les différents services de l’entreprise.
J’ai rejoint le monde de la petite enfance car je cherchais un secteur d’activité qui donnerait plus de sens à ma carrière professionnelle, au sein d’une entreprise où je pourrais pleinement exprimer mes compétences, contribuer activement à faciliter la vie des parents, répondre aux besoins des entreprises et de nos partenaires gestionnaires, tout en respectant des valeurs qui me sont chères, telles que la responsabilité sociétale des entreprises.
M. le président Thibault Bazin. Votre clientèle est constituée de 500 entreprises. Quelle est leur typologie : grands groupes, petits groupe ? Vendez-vous également des places à des administrations et à des collectivités locales ?
Quelle est la répartition des 4 000 places que vous achetez à des gestionnaires entre les gestionnaires publics, les gestionnaires privés à but lucratif et les gestionnaires associatifs ?
Concernant l’intermédiation de berceaux, pensez-vous qu’elle doit être financée par de l’argent public ou par les clients eux-mêmes, au travers de leur politique sociale mais hors Cifam ou impôt sur les sociétés ?
M. Tanguy Desandre. Nous ne comptons qu’une ou deux communautés de communes dans notre clientèle. Les administrations et collectivités locales sont par conséquent très minoritaires.
Nous avons également répondu, il y a quelques années, à des appels d’offres pour les sections régionales interministérielles d’action sociale (SRIAS), mais nous avons cessé cette activité.
M. le président Thibault Bazin. L’État, au travers des SRIAS, réserve des berceaux pour ses différentes composantes à l’échelle régionale. Est-ce exact ?
M. Tanguy Desandre. Tout à fait. L’État peut en réserver dans tous types de crèches. Nous y avons participé, car les gestionnaires avec lesquels nous travaillons n’avaient pas la capacité d’être représentés auprès de ces SRIAS, alors qu’elles sont les principales collectivités réservataires françaises. La SRIAS d’Ile-de-France, par exemple, réservait à l’époque entre 900 ou 1 000 berceaux. Nous avons dû arrêter en raison de la quantité de travail que cette activité représentait.
M. le président Thibault Bazin. Mis à part les deux communautés de communes, le reste de votre clientèle est uniquement constitué d’entreprises privées.
M. Tanguy Desandre. Oui.
M. le président Thibault Bazin. Quelles sont les entreprises gestionnaires à qui vous vendez ces berceaux ?
M. Bertrand Dubois. La typologie de nos 4 000 crèches gestionnaires, dont le nombre varie fréquemment en fonction des ouvertures de structures et des rachats, est très diversifiée. D’après nos dernières estimations, environ 20 % de nos crèches partenaires sont des crèches associatives ou mutualistes.
M. le président Thibault Bazin. Quel est le nombre d’acteurs publics ?
M. Bertrand Dubois. Nous travaillons actuellement avec six acteurs publics. Parmi les acteurs privés, 60 % sont des micro‑crèches, dont 98 % fonctionnent en PAJE et 2 % en PSU. Nous comptons également, dans notre réseau, quarante crèches multiaccueils.
M. le président Thibault Bazin. Ces crèches multiaccueils fonctionnent-elles avec la PSU ?
M. Bertrand Dubois. Exactement.
M. le président Thibault Bazin. Qu’en est-il du financement de l’intermédiation ?
M. Tanguy Desandre. Le Cifam a été instauré afin d’inciter les entreprises à réserver des places en crèches et à les mettre à disposition de leurs salariés. Il participe du financement des places en crèches.
M. le président Thibault Bazin. Le Cifam n’existe pas pour les administrations.
M. Tanguy Desandre. Non, mais d’autres subventions existent. Je pense par exemple au Contrat Enfance-Jeunesse.
M. le président Thibault Bazin. Effectivement. Il y a aussi les conventions territoriales globales (CTG).
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. L’activité d’intermédiation de berceaux en crèche est régulièrement revenue dans nos travaux. Elle consiste à commercialiser des places en crèche auprès des entreprises, au bénéfice des enfants de leur personnel, et à accueillir ensuite ces enfants dans des crèches appartenant à un réseau, mais qui ne sont pas gérées directement par la société qui contractualise avec ces entreprises, lesquelles assurent le rôle de tiers financeur.
Cette activité m’interroge notamment quant à l’opacité qui caractérise la nature des transactions entre l’entreprise de commercialisation et la structure gestionnaire de crèches, d’autant plus qu’elle est très largement financée par des fonds publics, via le Cifam notamment. En tenant compte également des mécanismes de défiscalisation, l’Igas et l’IGF, dans leur rapport, ont établi que la proportion n’est que de 0,44 euro d’argent privé dépensé pour 1 euro d’argent public dépensé. À ce titre, il est légitime que la commission d’enquête dispose d’informations sur vos dépenses, dont une part substantielle est très probablement liée à l’activité de commercialisation.
Pourriez-vous nous détailler ces dépenses en nous précisant les volumes liés à chaque typologie de dépenses ? Combien gagne en moyenne un commercial qui travaille pour Les Parents Zens ? Comment s’établit sa rémunération ? J’imagine qu’elle implique une part fixe et une part variable. Comment sont-elles calculées ?
M. Tanguy Desandre. La partie commerciale de notre activité correspond à peu près à 10 % de notre masse salariale, mais nous avons de nombreux autres métiers, notamment dans le département des opérations, qui accompagne chaque famille au quotidien pour lui trouver une place en crèche, dans la finance ainsi que dans la communication et le marketing auprès des entreprises.
M. Bertrand Dubois. Les commerciaux bénéficient d’une rémunération fixe, qui se situe autour de 40 000 euros, et d’une rémunération variable plafonnée à 20 000 euros. Ces montants sont en cohérence avec l’importance du financement des entreprises dans le fonctionnement des crèches privées et associatives et avec ceux proposés par des gestionnaires de crèche qui disposent de leur propre service commercial. Ces derniers sont relativement rares et nous apportons une réponse externalisée au très grand nombre de gestionnaires qui n’ont pas la capacité d’intégrer ces fonctions en interne.
Nos gestionnaires s’occupent en moyenne de 3,5 crèches et comptent dans leurs effectifs une équipe de professionnels pour s’occuper des enfants et une personne dédiée aux ressources humaines. Ils ne peuvent pas financer une équipe commerciale, ni même un seul commercial, pour promouvoir le financement de places en crèche auprès des entreprises de leur périmètre géographique ou du territoire national.
M. le président Thibault Bazin. Certaines de vos crèches partenaires appartiennent-elles à de grands groupes ?
M. Bertrand Dubois. Aucune.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les montants indiqués sont-ils bruts ou nets ?
M. Bertrand Dubois. Ce sont des montants bruts.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je précise que la question, que nous avons également posée aux groupes privés gestionnaires de crèches en propre, contrairement à vous, ne porte pas sur l’activité d’intermédiation elle-même, mais sur son financement par des fonds publics qui sont en principe destinés à l’accueil du jeune enfant. Or le parcours des deniers publics affectés à la politique publique du jeune enfant nous interroge, particulièrement dans un contexte de raréfaction de la finance publique, de problèmes d’attractivité dans les crèches, en lien notamment avec la rémunération des personnels de crèche, et de problèmes de taux d’encadrement.
Ma deuxième question, après les dépenses, portera sur les recettes. En moyenne, que vous rapporte la réservation d’un berceau ? Quel est l’écart moyen entre ce que vous facturez à l’entreprise et ce que vous reversez à la crèche ? Pourrez-vous, à l’issue de cette audition, nous fournir une ventilation de ces données selon le statut privé ou associatif de la crèche ? Je ne tiens pas compte des acteurs publics qui sont marginaux dans votre activité.
M. Tanguy Desandre. Concernant le financement de l’activité d’intermédiation, l’État a mis en place un crédit d’impôt afin d’inciter les employeurs à réserver des places en crèche à leurs salariés et ainsi augmenter le nombre de crèches en France. Ce crédit d’impôt ne serait pas utilisé sans une activité commerciale auprès des DRH et des employeurs.
D’après les auditions précédentes, 88 millions d’euros seraient dépensés par les entreprises privées au titre du Cifam. Sans nous et sans les grands gestionnaires de crèche, les entreprises n’auraient pas accès au Cifam et les crèches indépendantes ne pourraient pas leur réserver de berceaux. L’État ne dépenserait pas d’argent public, mais ces 88 millions d’euros privés n’existeraient pas non plus.
M. Bertrand Dubois. Nous encourageons nos partenaires gestionnaires de crèches à développer eux-mêmes leur activité de réservation de berceaux avec les entreprises auxquelles ils ont accès directement. En revanche, notre métier est de mettre en relation les entreprises à dimension nationale, qui peuvent compter jusqu’à plusieurs milliers de collaborateurs et qui souhaitent proposer trente à quarante berceaux sur l’ensemble du territoire, et les petits gestionnaires de crèches implantés localement. En effet, les premières n’ont pas nécessairement la capacité ou la volonté de mettre en place ce type de dispositif sans l’intermédiation de sociétés telles que Les Parents Zens, et les secondes ne possèdent pas les infrastructures commerciales et marketing nécessaires pour réserver des berceaux à ces grandes entreprises.
S’agissant de nos tarifs, notre marge nette sur nos trois dernières années est de 3,3 % par berceau, ce qui représente un revenu net par berceau de 355 euros pour Les Parents Zens. Le prix moyen auquel nous achetons les berceaux à nos partenaires gestionnaires sur les trois dernières années s’établit à 11 834 euros, pour un prix de vente moyen à nos entreprises clientes de 15 446 euros.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. J’apprécie et souligne votre transparence quant aux tarifs que vous pratiquez.
Les crèches partenaires peuvent-elles être amenées à payer pour faire partie de votre réseau ? Avez-vous des accords privilégiés avec certaines crèches ou certains groupes de crèches pour allouer prioritairement les berceaux à leur réseau ? Si oui, comment cela se matérialise-t-il ? S’agit-il d’une commission ? Les crèches indépendantes, associatives ou publiques, même si nous avons pu constater qu’elles étaient très peu nombreuses, sont-elles traitées de manière différente ? Vous arrive-t-il de contractualiser avec des indépendants pour trouver un berceau à leurs enfants et sous quelle forme ?
En conclusion, je souhaiterais connaître votre réaction, même si vous n’êtes pas, d’après vos premières réponses, directement concernés, aux éléments issus du rapport de l’Igas et de l’IGF de 2021, qui indique que « la transparence sur le prix des places réservées par le biais des intermédiaires n’est pas toujours assurée. Pour certaines places, la différence entre le prix réservé pour une place de crèche par une entreprise et le financement perçu par le gestionnaire peut s’élever à une dizaine de milliers d’euros, ce qui pourrait être le signe d’excès et de captation de la valeur ajoutée par ces intermédiaires. » Ce constat a été corroboré par un certain nombre d’auditions de notre commission.
M. Bertrand Dubois. Nos partenaires gestionnaires n’ont aucun frais, aucun coût d’adhésion et aucune obligation de nous mettre des places en crèche à disposition. Les Parents Zens existent grâce à des relations contractuelles simples et profitables aux deux parties.
La finalité de notre métier est de réserver, au sein de notre réseau partenaire, des berceaux pour des familles, mais nous avons à cœur de conseiller à nos partenaires gestionnaires, qui se consacrent à la gestion de leurs équipes de crèches afin de proposer un accueil de qualité, d’une part de développer la vente directe et d’autre part de travailler avec l’ensemble des réservataires du marché.
Je pourrais vous transmettre, si vous le souhaitez, nos contrats de partenariat qui précisent la manière dont nous exprimons notre demande de disponibilité, à laquelle nos partenaires gestionnaires de crèches peuvent répondre négativement, peu importe la raison, et fixent les modalités de paiement.
Nous n’avons pas de partenaires prioritaires, mais des partenaires, très nombreux, avec lesquels nous avons développé une relation de confiance, notamment au regard de la qualité de leur accueil et du bien-être des familles, qui constituent la priorité de nos conseillères familles. Ces dernières ne cherchent pas à mettre en avant tel ou tel partenaire gestionnaire, mais à trouver la structure qui correspond aux besoins de la famille.
Concernant la transparence des prix, nous échangeons très régulièrement avec nos partenaires gestionnaires, qui comprennent d’autant mieux notre modèle économique qu’ils n’auraient pas la capacité d’être en relation directe avec des entreprises cotées au CAC40 par exemple.
M. le président Thibault Bazin. Les entreprises gestionnaires de crèches ont connaissance du prix auquel vous achetez le berceau, mais ont-elles également connaissance du prix auquel vous le vendez ?
M. Bertrand Dubois. Nous ne transmettons pas nécessairement le prix exact, mais nous abordons notre modèle économique en toute transparence dans nos contrats de partenariat, avec les mêmes données que celles présentées précédemment devant la commission.
M. le président Thibault Bazin. J’ai noté, monsieur Desandre, que vous sembliez en désaccord avec madame la rapporteure lorsqu’elle a indiqué que vous n’étiez pas gestionnaire de crèches. Souhaitez-vous réagir ? Votre moue m’a marqué.
M. Tanguy Desandre. Nous sommes devenus gestionnaires de crèches il y a deux ans et nous gérons cinq crèches en Île-de-France, quatre micro‑crèches PAJE et une crèche multiaccueil PSU. Nous animons également deux crèches en milieu rural, l’une dans le Loir‑et‑Cher, l’autre dans l’Oise. Les deux sont en PSU, bien que l’une soit une micro‑crèche car elle est ouverte 365 jours par an et accueille plus de 20 enfants.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La qualité d’accueil dans les crèches est un enjeu majeur. Elle doit être assurée en permanence. Quels sont les dispositifs et les engagements contractuels que vous avez pu établir pour vous assurer de cette qualité d’accueil dans des établissements que vous ne gérez pas ?
M. Bertrand Dubois. Notre PME d’environ 42 personnes ne peut pas, humainement et logistiquement parlant, contrôler l’ensemble de nos 4 000 crèches partenaires et ne peut pas se substituer à la PMI sur cet aspect hautement important.
Néanmoins, nous rencontrons tous les gestionnaires avec qui nous envisageons d’établir un contrat, en visioconférence ou par téléphone, de manière à cerner l’entreprise et son historique. Par ailleurs, nous n’avons pas aujourd’hui de berceaux dans l’intégralité de nos 4 000 crèches partenaires.
Nous échangeons de manière permanente avec nos gestionnaires récurrents à propos de la qualité d’accueil et avons mis en place, depuis trois ans, un dispositif de suivi des incidents, géré par notre responsable qualité, afin de répondre aux remontées des parents. Toute insatisfaction en crèche est traitée de manière individualisée par la conseillère famille, en lien avec la famille et le gestionnaire concernés.
A titre d’exemple, en 2022-2023, sur 953 berceaux actifs, c’est-à-dire qui accueillent des enfants, nous avons recensé 1,7 % d’incidents, dont 81 % sont principalement liés à des enjeux RH au sein des structures, notamment des problématiques de recrutement.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous préciser d’une part ces enjeux RH et d’autre part les motifs des 19 % restants ?
M. Bertrand Dubois. Les enjeux RH concernent par exemple des structures qui ont été obligées de réduire les horaires d’accueil à la suite d’un manque de personnel.
M. le président Thibault Bazin. Il ne s’agit pas de maltraitance ou d’accident survenu à un enfant ?
M. Bertrand Dubois. Non. Ces incidents remettent cependant en cause la promesse du gestionnaire et des Parents Zens d’apporter un service et un accueil de qualité permettant aux jeunes parents de concilier leur vie professionnelle et leur vie personnelle.
Les 19 % d’incidents restants sont exclusivement liés aux difficultés administratives que peuvent rencontrer certaines familles quant à la compréhension du contrat ou de la tarification. Aucune remontée de maltraitance n’a été signalée en 2022-2023 dans nos crèches partenaires.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous ne tarissez pas d’éloges au sujet du système mis en place il y a vingt ans, qui a ouvert au secteur privé le domaine de la petite enfance. Vous considérez qu’il ne faut pas revenir sur le Cifam et que votre activité a contribué à freiner la baisse de la natalité en France.
Je comprends que vous défendiez le modèle économique qui vous fait vivre et affichiez la fierté que vous ressentez vis-à-vis de votre activité, avec toutefois le risque d’une part de paraître un peu prétentieux et d’autre part de manquer d’arguments.
L’Igas a néanmoins soulevé un certain nombre d’arguments critiques vis-à-vis de ce modèle. L’Igas signale par exemple que le dispositif du Cifam profite principalement à des familles aisées dans des zones très urbanisées et que l’ouverture au privé a créé une concurrence entre gestionnaires, notamment sur le recrutement de professionnels qui manquent par conséquent dans les crèches associatives ou les crèches publiques. L’Igas note également le risque de captation de la valeur ajoutée par les plateformes d’intermédiation et met en exergue les coûts commerciaux supplémentaires produits par ce système, de l’ordre de 20 % à 25 % par place, pour un montant total de 60 millions d’euros alors que le financement mobilisé par les entreprises s’établit à 80 millions d’euros. Par ailleurs, l’Igas évoque un effet de substitution, les enfants accueillis en crèches privées grâce au Cifam étant auparavant gardés à domicile, qui vient diminuer le nombre de créations nettes de places.
Conviendrez-vous, au vu de ces arguments issus de nos travaux, que votre bilan est un peu trop élogieux, que les critiques sont légitimes et que le système de privatisation de la petite enfance pourrait être amélioré ou considérez-vous que tout va bien ?
M. Tanguy Desandre. Tout système est évidemment perfectible. Cependant, le Cifam existe depuis vingt ans et permet de cofinancer à 50 % des centaines de crèches en France qui bénéficient de ces réservations d’entreprises. Sans le Cifam, le financement des entreprises se tarirait.
Chaque gestionnaire de notre réseau gère en moyenne 3,5 crèches. Il ne dispose pas de la capacité de commercialiser ou de promouvoir son service directement auprès des employeurs. S’il était contraint de reprendre cette activité de vente, le coût pour la société en serait infiniment plus élevé. Plutôt que de détailler l’utilisation de chaque euro du Cifam, apprécions la somme totale qui bénéficie à l’ensemble de la société. Je pense sincèrement que le Cifam est bénéfique aux entreprises de crèches, en particulier privées. Il a été construit pour ça et ça marche !
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les députés présents devant vous, ceux qui suivent la retransmission de l’audition et ceux qui en liront le compte rendu auront à voter le projet de loi de finances. Il me semble que vous auriez intérêt, au-delà de votre position de principe, à répondre aux critiques de l’Igas et à contre-argumenter.
M. Bertrand Dubois. L’argument relatif au fait que les crèches d’entreprise répondraient uniquement aux besoins des familles aisées est un peu caricatural. Certes, une SSII en région parisienne bénéficie de moyens financiers qui lui permettent de développer une politique RH d’accompagnement des jeunes parents, mais nous travaillons également, par exemple, avec un industriel dans le nord de la France qui a ouvert une crèche pour l’ensemble de ses collaborateurs, y compris ceux travaillant sur les chaînes de production.
Si les places en crèches privées ont longtemps profité essentiellement aux CSP+, la situation a évolué au cours des cinq dernières années, notamment car les commissions d’attribution dans les grands groupes permettent de donner la priorité aux familles dont les revenus sont les plus faibles ou dont la situation parentale est complexe, sans notion de catégorie socioprofessionnelle.
M. Tanguy Desandre. Près de la moitié de nos crèches partenaires – 47 % pour être exact – sont aujourd’hui situées en dehors des grandes agglomérations, et la situation évolue d’année en année grâce à nos actions de communication.
Par ailleurs, 12 % de nos clients sont des entreprises de moins de 10 salariés et la proportion d’entreprises de moins de 50 salariés est très importante.
Enfin, avec une marge nette de 3,32 % sur les trois dernières années, l’argument de la captation de la valeur ajoutée n’est pas justifié.
Mme Anne Bergantz (Dem). Afin de mieux comprendre le fonctionnement du Cifam et l’implication de l’argent public dans les crèches, je vous invite à confirmer ou à déconstruire le raisonnement suivant : lorsqu’une entreprise investit 1 million d’euros dans le Cifam, cela signifie-t-il qu’elle peut acheter 66 berceaux à hauteur de 15 000 euros le berceau ? Si votre marge est de 350 euros par berceau, le coût commercial est-il de 23 000 euros ?
M. Tanguy Desandre. Le montant de la marge nette n’est pas à comparer aux différents postes budgétaires de l’entreprise. Les dépenses commerciales représentent environ 10 %, mais d’autres dépenses sont à prendre en compte. Les choses sont donc plus complexes.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je précise que mon calcul visait à estimer le coût commercial, non pour l’entreprise, mais pour les finances publiques.
M. le président Thibault Bazin. Nous sommes là au cœur du sujet. Monsieur Desandre, vous établissez un lien direct entre le Cifam et le financement des entreprises, mais ces dernières peuvent devenir des tiers financeurs sans solliciter de crédit d’impôt, soit parce qu’elles ne connaissent pas le dispositif soit parce qu’elles ne souhaitent pas le demander, pour des raisons qui leur sont propres.
La question porte sur la destination du financement des entreprises : est-il utilisé pour la commercialisation, pour l’intermédiation et pour les services que vous avez décrits, ou bénéficie-t-il directement à la gestion de crèches ?
M. Bertrand Dubois. Il finance indirectement la gestion de crèches, car une entreprise qui souhaiterait bénéficier de 66 berceaux n’a pas les ressources techniques, informatiques, humaines et commerciales de gérer la relation contractuelle avec potentiellement 66 gestionnaires de crèches différents et de déterminer le besoin précis de chaque famille, sans compter que certaines informations familiales n’ont pas à être portées à la connaissance de l’entreprise.
De la même manière, les crèches n’ont pas la capacité de répondre directement aux entreprises, qu’il s’agisse de l’établissement des contrats, de la logistique ou de la négociation.
Nous captons 355 euros par berceau pour financer notre rôle de facilitateur entre ces deux univers.
Mme Anne Bergantz (Dem). Combien de berceaux utilisez-vous pour vos clients chaque année ? Quelle est la durée d’un contrat avec les entreprises ? Quel est le turnover annuel de berceaux ?
M. Bertrand Dubois. Nous recensons aujourd’hui 1 100 familles actives, c’est-à-dire qui occupent un berceau, et embarquées, c’est-à-dire dont l’enfant va entrer en crèche dans les prochaines semaines.
Deux types de contrats existent pour les entreprises, les contrats dits de commission et les contrats multiadressés. Dans le premier cas, qui représente 55 % des berceaux, les contrats sont établis pour une durée de trois à cinq ans, renouvelable. La quasi-totalité de nos entreprises clientes renouvelle leur contrat. Quant à la durée des berceaux, elle s’établit en moyenne à 2,2 ans. Pour ces contrats dits de commission, Les Parents Zens externalisent l’organisation des commissions d’attribution, qui passe par la mise en place d’un outil web sécurisé sur lequel les parents vont exprimer leurs besoins et souhaits. Les critères d’attribution sont préalablement définis, sur la base de données économiques et sociales objectives.
Dans le second cas, la commission d’attribution est organisée directement par l’entreprise qui souhaite, pour des raisons budgétaires, réserver uniquement vingt berceaux alors que cinquante de ses salariés auraient besoin d’être accompagnés.
Mme Anne Bergantz (Dem). Vous avez évoqué 4 000 crèches partenaires, mais n’utilisez que 1 100 berceaux. En quoi celles chez qui vous n’avez pas de berceaux sont-elles vos partenaires ?
M. Bertrand Dubois. Nous conservons la possibilité d’accueillir un enfant dans l’une des 4 000 crèches partenaires de notre réseau, mais nous ne réservons effectivement pas un berceau dans chacune d’entre elles. Les flux de réservation dépendent de la localisation géographique des entreprises réservataires et des familles à accompagner.
M. le président Thibault Bazin. Avec 953 berceaux actifs, votre soutien à la natalité française, de plus de 600 000 naissances par an, reste modeste.
M. Tanguy Desandre. Notre soutien est effectivement modeste, mais notre taille l’est également et vient contrebalancer l’arrogance décrite par monsieur Martinet. Nous sommes une PME de 42 salariés et n’avons pas pour vocation de devenir une multinationale. Nous cherchons, avec modestie mais avec beaucoup de volonté, à démocratiser la crèche. Nous avons choisi, il y a deux ans, de nous appeler Les Parents Zens. Ce nom n’est pas anodin et guide nos actions quotidiennes pour que les parents se rendent sereinement au travail.
M. le président Thibault Bazin. Le nom de votre structure m’avait laissé penser que votre modèle partait des besoins des parents et les accompagnait pour trouver le gestionnaire adapté. Or vous partez des entreprises qui recherchent des berceaux pour leurs salariés.
Le modèle ne devrait-il pas évoluer et partir de la structure gestionnaire, qui fait appel à vous pour trouver le tiers réservataire, mais gère ensuite en direct la contractualisation ? Vous deviendriez ainsi prestataire des gestionnaires de crèches, dans un flux financier qui serait plus transparent.
La puissance publique finance la politique de la petite enfance à hauteur de 16 milliards d’euros et accompagne les structures gestionnaires, au travers de la PSU, et les familles, au travers de la PAJE.
Les structures en PSU transmettent leurs comptes à la CAF. Peut-être serait-il intéressant, en partant du principe que le modèle de l’intermédiation est intéressant et permet de mutualiser des compétences externalisées, de l’intégrer dans la comptabilité des structures gestionnaires afin de rétablir un lien de confiance et d’éviter tout abus.
Nous avons entendu en audition des structures gestionnaires de crèches suggérer que les entreprises d’intermédiation pratiquaient des prix de vente deux ou trois fois supérieurs aux prix d’achat. Comment réagissez-vous à cette remarque ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Notre préoccupation porte sur la qualité d’accueil en crèche dans la mesure où nous considérons que la crèche n’est pas simplement un mode de garde du jeune enfant, mais une véritable opportunité pour accompagner son développement. Or les structures d’accueil sont malheureusement confrontées aujourd’hui à des situations difficiles qui génèrent de la « douce violence », voire, dans le pire des cas, de la maltraitance.
Je ne porte pas de jugement de valeur sur le modèle économique établi par la puissance publique et dans lequel vous vous inscrivez. En revanche, je m’interroge légitimement sur les moyens publics qui ne sont pas directement affectés à l’accueil des jeunes enfants, particulièrement dans un contexte où la qualité de cet accueil semble se dégrader. Les professionnels de la petite enfance ne sont évidemment pas en cause, mais ils sont sollicités à tel point qu’il peut arriver que des limites soient franchies.
Je m’étonne à ce propos que vous n’ayez connaissance d’aucune remontée de maltraitance sur 953 berceaux actifs. Il est probable que votre outil de suivi des incidents soit à revoir.
M. Tanguy Desandre. Concernant le suivi des incidents, nous sommes en contact direct avec les parents, même après la réservation d’un berceau. Ils disposent aujourd’hui de l’adresse électronique directe de leur conseillère famille et de son téléphone portable professionnel, et remontent les incidents dont ils ont connaissance.
Quant au modèle économique, nous avons essayé, sans succès, de nous substituer aux gestionnaires de crèche pour commercialiser leurs crèches. En effet, l’effort d’investissement à fournir dans chaque crèche est disproportionné par rapport au bénéfice retiré de la mise à disposition de ce service.
Au sujet de la captation de valeur ajoutée, je considère au contraire que le financement des entreprises, auquel les structures n’auraient pas accès sans notre intermédiaire, permet aux gestionnaires de crèches d’augmenter les salaires, de faire appel à une psychomotricienne, un médecin ou une infirmière, et rendre le métier des professionnels de la petite enfance un tout petit peu moins difficile, au moins au niveau RH.
Les gestionnaires de crèches sont par conséquent impatients que nous leur réservions des berceaux. Nous souhaiterions d’ailleurs leur en réserver dix fois plus, mais il est extrêmement compliqué de convaincre les entreprises, particulièrement lorsque les dispositifs fiscaux sont régulièrement remis en cause tous les deux ans. Nous apportons de l’argent aux crèches qu’elles n’auraient pas sans nous.
M. Bertrand Dubois. Maplaceencrèche, devenue aujourd’hui Les Parents Zens, existe depuis 14 ans et répond donc à une attente de nos gestionnaires partenaires, qui expriment leur satisfaction de pouvoir, par notre intermédiaire, accéder à des groupes nationaux, voire internationaux, et de nos entreprises clientes, qui apprécient de pouvoir répondre aux besoins de leurs salariés jeunes parents. Cette mise en relation et ce métier de facilitateur a cependant un coût, qui explique la différence entre notre prix d’achat et notre prix de vente.
Sans nous, les partenaires gestionnaires commercialiseraient leurs places de crèches au même prix, mais cette activité de commercialisation serait moindre.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie et vous rappelle que vous avez l’obligation de transmettre à madame la rapporteure tout élément susceptible de corriger ou de préciser les propos tenus.
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36. Audition de représentants du cabinet Horizon Crèche : Mme Marie-Sophie Saoudi, fondatrice, responsable du Bureau d’étude et de conseil, Mme Anne Faguer, directrice du développement et M. Pierre‑Yves Nauleau, conseil (3 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous reprenons nos auditions.
Nous accueillons Mme Marie-Sophie Saoudi, présidente-fondatrice du cabinet Horizon Crèche, accompagnée par M. Pierre-Yves Nauleau et Mme Anne Faguer.
Horizon Crèche est un cabinet de conseil en création et gestion de crèches qui intervient principalement auprès des acteurs publics (État, hôpitaux, collectivités territoriales). Horizon Crèche est également, je crois, un organisme de formation proposant des formations continues sur toute la France.
Vous préciserez ces éléments dans votre propos liminaire, en veillant à indiquer le cas échéant vos liens éventuels avec certains des acteurs du secteur que nous avons déjà été amenés ou que nous serons amenés à recevoir.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(Mme Marie-Sophie Saoudi, M. Pierre-Yves Nauleau, Mme Anne Faguer prêtent serment.)
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie et cède la parole à Madame Saoudi pour son propos liminaire.
Mme Marie-Sophie Saoudi, responsable du Bureau d’étude et de conseil Horizon Crèche. Monsieur le Président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous avoir conviés à participer aux travaux de la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité d’accueil des enfants.
J’ai souhaité être accompagnée à l’audition de maître Nauleau, avocat à la Cour, qui intervient sur l’ensemble des aspects juridiques et contractuels relatifs aux missions des groupements Horizon Crèche.
Horizon Crèche est un cabinet exclusivement dédié à l’accompagnement des collectivités publiques en matière de petite enfance.
Depuis plusieurs années, nous nous sommes adjoints de compétences connexes, juridiques, organisationnelles, pédagogiques, bâtimentaires, de manière à couvrir l’ensemble des besoins des collectivités et des services de l’État. Horizon Crèche intervient principalement en tant que mandataire de ce groupement.
Dès sa création, Horizon Crèche a fait le choix de s’orienter vers le conseil et l’accompagnement des collectivités publiques et des acteurs de l’économie sociale et solidaire, en proscrivant le travail avec des opérateurs privés lucratifs. Il s’agit là d’une condition essentielle à nos yeux en ce qu’elle garantit notre impartialité.
M. le président Thibault Bazin. Je note que vous n’avez pas de lien avec les entreprises privées lucratives, mais il me semble que vous pouvez accompagner des collectivités pour travailler avec des entreprises lucratives.
Mme Marie-Sophie Saoudi. En effet, mais nous n’avons pas de lien direct avec des entreprises lucratives.
Horizon Crèche assume cinq missions principales, à commencer par l’analyse des besoins des territoires. En vue de répondre aux besoins des parents, nous déployons des offres spécifiquement et sociologiquement adaptées aux territoires. Afin de diversifier les modes d’accueil et de prôner une réelle qualité, nous procédons à des analyses de territoires que nous mettons en corrélation avec les besoins des collectivités et les différents projets pédagogiques. Ce premier axe de travail implique l’analyse du fonctionnement de l’existant en vue de consolider les structures, de mettre en adéquation ce fonctionnement avec une étude de besoins de territoires et enfin de proposer un plan d’action cohérent avec les personnels, les besoins des familles et toutes les questions liées au financement des crèches.
Notre deuxième mission est le conseil d’accompagnement des projets de crèches, lesquels restent tout de même assez complexes dans leur articulation avec un territoire, avec les différents partenaires tels que la caisse d’allocations familiales (CAF), la protection maternelle et infantile (PMI), avec les réglementations et les financements.
Notre troisième mission porte sur la qualité de maîtrise d’ouvrage. Nous accompagnons les collectivités, ou les services déconcentrés de l’État, dans le choix d’un mode de gestion idoine, qu’il soit en régie directe ou dans le cadre d’une délégation de service public (DSP), et ce jusqu’à l’ouverture de l’établissement. Le choix reste avant tout celui des collectivités. Horizon Crèche les accompagne dans leur compréhension du fonctionnement d’une crèche et de son organisation et à cet effet, élabore les cahiers des charges adossés à des études de faisabilité. À ce stade, il s’agit de sensibiliser les collectivités sur la qualité requise en matière de petite enfance, en mettant notamment en avant les coûts humains et financiers qui résulteraient d’une non-qualité.
Notre quatrième mission est le contrôle des DSP, lesquelles requièrent différents contrôles et réajustements.
Notre cinquième mission, essentielle à nos yeux, est la formation. Les professionnels dirigeant les crèches sont initialement des éducateurs de jeunes enfants, des puéricultrices et puériculteurs ; le management de structures n’est pas leur métier. C’est pourquoi nous dispensons des formations spécifiques à l’intention des responsables de structure, mais aussi des fonctions-support. Nous les accompagnons dans la compréhension de la réglementation, dans l’optimisation des structures, la compréhension de la tarification PSU (prix social unique) et surtout de la qualité d’accueil.
Enfin, nous travaillons énormément sur le sujet de l’accueil des familles en situation de vulnérabilité, en Seine-Saint-Denis ou dans les outre-mer par exemple, ce qui est l’une de nos spécificités.
M. le président Thibault Bazin. Merci. J’aurai une première question avant de céder la parole à madame la rapporteure. Les collectivités locales que vous accompagnez demandent-elles aux CAF de participer au financement des missions de conseil qu’elles vous confient ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. Non en règle générale, à l’exception de la Guadeloupe où la CAF a récemment aidé des collectivités en grande difficulté à ouvrir des structures. Le financement est partiel et plafonné à 80 %. Nous n’avons pas connaissance d’accompagnement des collectivités par la CAF, notre rôle étant de les accompagner sur des appels d’offres.
M. Pierre-Yves Nauleau. Dans le suivi des DSP, nous intégrons aux contrats une redevance dite de « contrôle », laquelle redevance entre dans le budget de fonctionnement de la collectivité et lui permet, le cas échéant, de nous missionner et de nous rémunérer. Horizon Crèche ne reçoit aucun versement de la CAF.
M. le président Thibault Bazin. Ce n’était pas le sens de ma question. Les collectivités touchent-elles un financement pour faire appel à vos services ?
M. Pierre-Yves Nauleau. Normalement, non. Il n’existe pas de dispositif de cette sorte.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame Saoudi, Madame Faguer, Maître Nauleau, merci de votre présence ce jour pour apporter à la commission un éclairage sur les secteurs publics et associatifs.
On constate aujourd’hui que la majeure partie des créations de places nouvelles s’opère dans le secteur privé. Avez-vous constaté une baisse des sollicitations des communes en termes de demandes d’accompagnement à la création de berceaux ? La tendance observée est-elle identique entre les régies et les délégations de services publics ? Quelle est la taille et la typologie moyenne des communes faisant appel à vos services ?
Ma deuxième question porte plus spécifiquement sur les DSP. Au cours de ces auditions, nous avons appris que des communes pondéreraient leurs critères dans le cadre des procédures de passation, en privilégiant le critère du prix sur celui de la qualité. L’avez-vous constaté ou constatez-vous une évolution de la pondération des critères et des attentes des communes qui irait plutôt dans le bon sens ? Cette surpondération du critère du prix a-t-elle pu correspondre à une certaine réalité ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. En réponse sur les DSP, en règle générale, nous sommes sollicités pour mener des études de faisabilité des projets de crèches. Sur les modes de gestion, nous évaluons la taille d’une structure par rapport à un territoire, puis le coût d’investissement, le coût de fonctionnement, en plus d’une mise en relation avec les différents financeurs et services de PMI. Une fois ce travail réalisé, nous étudions l’opportunité de l’ensemble des modes de gestion, en régie ou en DSP.
Il est évident qu’aujourd’hui, les difficultés de recrutement incitent les collectivités à s’orienter vers des DSP. Le recrutement d’agents titulaires de la fonction territoriale est un vrai sujet. Une crèche de 40 places, par exemple, suppose un effectif moyen de 15 à 16 agents. Or les collectivités sollicitant nos services sont principalement des petites et moyennes collectivités, voire des intercommunalités, parfois en milieu ruralité ou périurbain. La gestion d’une crèche requiert des fonctions support propres aux structures et surtout de recruter des personnels, ce qui explique que le choix se porte plutôt vers les DSP.
Comme l’indique notre mémoire technique, nous accompagnons les collectivités dans l’élaboration de leur cahier des charges. Nous avons une bonne connaissance des taux d’encadrement qualitatifs et des différentes charges liées au fonctionnement d’une structure et les sensibilisons à cette question, tout comme nous les sensibilisons au taux d’occupation potentiel d’une structure selon son territoire.
La qualité, qui est donc liée à un certain taux d’encadrement, a évidemment un prix. Nous les sensibilisons à ces questions tout en posant des garde-fous pour en tenir compte.
Les critères de pondération peuvent varier. Il est possible de définir un taux de 70 % sur la qualité en y ajoutant des sous-critères. Le critère financier, par exemple, comprend le critère de prix, mais aussi un critère de cohérence du compte d’exploitation. Il est donc possible d’aller un peu plus loin et que le prix ne devienne qu’une infime part. En sensibilisant les élus, nous parvenons à faire des DSP viables.
Désormais, les élus locaux sont très sensibles à la question de la qualité, qu’il s’agisse de la qualité de vie au travail des agents et bien entendu de la qualité d’accueil et du soutien à la parentalité. Je dirais donc que la tendance est plutôt bonne.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Constatez-vous de façon générale un recul des créations de places initiées par le secteur public, soit une forme de désengagement dudit secteur ?
Existe-t-il une typologie particulière des communes que vous accompagnez : urbaines, périurbaines, plus ou moins riches ?
Enfin, vous disiez avoir développé tout un volet d’accompagnement des territoires abritant des populations relativement précaires. Pouvez-vous nous détailler ce volet ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. Notre cabinet est sollicité par des collectivités de toutes tailles, à l’exception des grandes métropoles. Il peut s’agir de collectivités d’assez grande taille (Ile-de-France), de collectivités périurbaines, mais aussi de collectivités rurales.
Nous intervenons dans la ruralité sur sollicitation des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ou de services de l’État déconcentrés comme des préfectures ayant des besoins pour leurs agents. Certaines communes ont les moyens et les financements pour développer une offre et d’autres moins ; tout dépend beaucoup des financements qu’elles peuvent obtenir. La question du cofinancement est aussi déterminante dans le choix.
Certains territoires peuvent bénéficier d’une aide à l’investissement à hauteur de 80 %, ce qui permet de solliciter des aides de la région et de sécuriser le modèle financier d’investissement. Aujourd’hui, l’investissement en crèche se finance par place et selon des normes liées aux établissements recevant du public (ERP) et plus spécifiquement des enfants. Le coût d’investissement reste assez considérable et suppose des aides conséquentes pour sécuriser les coûts d’amortissements et de personnels pour le fonctionnement.
En somme, je dirais que les possibilités réelles des communes sont tout à fait indépendantes de leur taille et sont vraiment liées aux moyens que chacune est en mesure de mettre en œuvre pour le suivi de ses structures. Sans pouvoir les énumérer en séance, je pourrais tout à fait vous transmettre la liste des communes très diverses que nous accompagnons (en régie ou en DSP).
M. Pierre-Yves Nauleau. Pour compléter la réponse, je dirais que le critère déterminant n’est pas tant celui de la taille de la collectivité que celui de son bassin d’emploi. Les grandes collectivités ont généralement leur propre bassin d’emploi. Sur des zones plus rurales, notre interlocuteur est souvent une communauté de communes, car c’est au niveau intercommunal que va se situer le bassin d’emploi et se penser le besoin en mode de garde – sachant la corrélation directe entre l’emploi et le mode de garde.
M. le président Thibault Bazin. Votre précision ne me semble valable que dans les cas où les périmètres intercommunaux correspondent au bassin de vie et au bassin d’emploi, ce qui est un vaste sujet. Dans certains cas, les parents n’habitent pas forcément le territoire où ils se rendent. C’est d’ailleurs l’un des défis, à mon sens, du service public de la petite enfance lorsqu’il est porté par les blocs communaux (communes ou communautés de communes). Il arrive que les difficultés résultent de la non-correspondance entre les périmètres intercommunaux et les bassins d’emplois.
M. Pierre-Yves Nauleau. C’est tout à fait exact. Lorsque le périmètre intercommunal ne correspond pas tout à fait au bassin d’emploi, les dessertes routières du territoire s’avèrent déterminantes et c’est précisément ce que nos interlocuteurs mettent en avant ; ce dernier facteur influant énormément sur les horaires d’ouverture de l’équipement. S’ils ne travaillent pas sur leur territoire de résidence, ce dernier prendra en main la question de l’application.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Notre commission d’enquête traite assurément du modèle économique, mais également du contrôle de la qualité d’accueil. Je pense que chacun peut convenir du fait que cette qualité implique des mécanismes de contrôle des établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE).
Depuis juin 2022 et le terrible décès d’un bébé à Lyon et à la suite de diverses révélations des médias sur le sujet, avez-vous observé une augmentation des demandes d’audits sur la qualité de l’accueil ? Si oui, ces demandes proviennent-elles majoritairement du secteur public ou du secteur associatif ?
Avez-vous déjà encouragé les communes à mettre en place des procédures d’audit pour vous assurer de la qualité d’accueil au sein de leurs crèches et inversement, avez-vous déjà été sollicité par des départements pour les aider à définir une stratégie de contrôle de la qualité d’accueil de leurs EAJE ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. Nous n’avons jamais été sollicités par des départements dans cette optique.
Par ailleurs, nous observons effectivement une augmentation des demandes d’audit et de contrôle de leurs établissements par les collectivités. Les collectivités sont désormais très vigilantes sur la question de la qualité d’accueil. Nos audits sont plutôt des « analyses de fonctionnement », ce qui nous permet d’aller un peu plus loin qu’un simple contrôle financier ou réglementaire. Nous proposons d’analyser les fonctionnements des différentes structures, notamment leur niveau de mise en œuvre la réglementation Norma. Cette analyse permet éventuellement de réajuster les fameux taux d’encadrement des enfants, d’évaluer les projets d’établissement en termes d’accueil, de formations et de compétences internes et d’optimiser le PSU (tarification à l’heure liée à la fréquentation).
La pandémie de Covid avait provoqué une baisse du taux de fréquentation des familles, en lien avec le développement du télétravail. La plupart des familles se sont réorganisées si bien qu’une partie des enfants ne venaient plus qu’à temps partiel. Certaines structures ont voulu comprendre d’où provenaient leurs pertes de ressources financières CAF. Elles résultaient d’un ensemble de facteurs.
Les besoins des familles évoluent avec une société qui évolue, ce qui suppose de revoir les analyses des territoires. Après la pandémie, certaines communes, ne mobilisant que de petites structures, se sont retrouvées avec des grandes listes d’attentes. La demande était donc assez vaste. Dès lors, nous nous efforçons de produire des analyses globales de leur fonctionnement, des territoires et d’élaborer des plans d’action.
Enfin, les contrôles de DSP font aussi partie des demandes des collectivités. Certains périmètres comptent à la fois des crèches en régie associative et d’autres en DSP et il nous arrive effectivement de contrôler des DSP.
M. Pierre-Yves Nauleau. J’ajoute que le contrôle ne porte pas que sur les DSP. Chez les collectivités, le point d’entrée du contrôle est souvent l’impression de dégradation de la qualité, car les élus locaux – de proximité – sont directement confrontés à l’insatisfaction des parents usagers.
Un autre motif, davantage observable chez des établissements publics hospitaliers, est le dimensionnement de l’équipement qui n’est potentiellement plus adapté aux besoins. Ce type de constat peut aussi déclencher un contrôle et une analyse de fonctionnement de l’équipement en vue de s’assurer qu’il est toujours aux bonnes dimensions.
Concernant les associations, un contrôle classique est effectué dans le cadre des contrats de la commande publique. Je me dois ici de faire une courte incise pour rappeler qu’outre les DSP, certes plus fréquentes, certaines collectivités choisissent de passer par des marchés publics de services pour l’exploitation de leurs crèches. Dans ce cas de figure, le caractère administratif du contrat confère à la collectivité un spectre de contrôle plus large (technique, juridique et financier) et nous sommes effectivement sollicités pour ce faire.
Le modèle associatif est assez différent en ce que le contrôle ne se fait pas toujours dans le cadre d’un contrat de la commande publique, mais aussi dans celui d’une convention d’objectifs et de moyens. En l’occurrence, de nombreuses collectivités nous ont questionnés afin de savoir si le cadre classique de la convention d’objectifs et de moyens était toujours adapté ou s’il fallait le faire évoluer vers un contrat de la commande publique ; à l’inverse, nous avons aussi vu le cas d’une reprise en régie par une communauté de communes. Tel est le contexte du contrôle, qui se trouve être très disparate selon le cadre initial d’exploitation des équipements.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il serait très intéressant que vous nous transmettiez les éléments réellement contrôlés (via une grille ou autre), notamment en termes de qualité d’accueil. On constate qu’à l’heure actuelle, les contrôles portent assez souvent sur les aspects bâtimentaires et réglementaires. Mesurer la qualité d’accueil est souvent plus facile à dire qu’à faire, surtout si le temps de contrôle s’avère relativement bref.
J’aurais trois dernières questions pour terminer.
Avez-vous déjà été contactés par des communes pour la mise en œuvre du schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil, telle que prévue à l’article 17 de la loi Plein emploi ?
Mes deux autres questions porteront sur votre rôle d’organisme de formation. J’imagine que vous avez connaissance des offres de formation proposées directement par les grands groupes privés et je souhaitais avoir votre avis sur ces différentes offres.
Enfin, comme nous l’apprend votre site Internet, vous proposez une formation intitulée « Repenser la crèche de demain » et il se trouve que c’est précisément ce que nous tentons de faire au sein de cette commission. Pourriez-vous préciser la nature des enseignements dispensés par cette formation ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. La formation « Repenser la crèche de demain » a été conçue suite à des demandes émanant de la CAF du Var et de la CAF de Seine-Maritime.
Lors de nos formations, un certain nombre de professionnels s’interrogent sur les évolutions possibles, que ce soit l’évolution du modèle de société ou modèle éducatif. La réglementation Norma a tout de même bousculé beaucoup de choses, notamment sur la juste manière de travailler.
Repenser la crèche de demain implique de réfléchir au territoire en lui-même. Une crèche est d’abord une implantation sur un territoire et de ce point de vue, on peut s’interroger sur la nature des bâtiments générant de la qualité, notamment sur la taille des sections dont dépend la qualité de vie au travail. Il convient de travailler sur les espaces pour les personnels, les espaces techniques et bien sûr, sur la place des parents, à l’instar peut-être de ce qui s’observe dans les établissements médico-sociaux proposant un vrai projet d’accueil.
Le sujet de la réglementation est aussi à revoir, dans son articulation avec la question de la pénurie du personnel, qui est un vrai sujet, c’est-à-dire de savoir accueillir, demain, des familles ayant des besoins différents et mobiliser des agents ayant aussi des envies de travailler différemment (ce qui questionne aussi le temps de travail).
Aussi travaillons-nous énormément sur les questions financières. Il s’agit effectivement d’évaluer la manière dont les fonds publics sont déployés sur le territoire et de voir comment les projets peuvent mobiliser des acteurs locaux et des financements adéquats en vue d’accueillir des enfants en situation de handicap ou des familles en situation de précarité et de vulnérabilité. Notre travail quotidien consiste donc à accompagner les responsables de structures et autres coordinations dans le développement de leurs propres plans d’action.
Enfin, nous n’avons pas de connaissance des programmes de formations des autres opérateurs privés, puisqu’ils ne sont généralement pas publics et que nous n’avons pas de lien direct avec ceux-ci. Je ne pourrai donc pas vous répondre ni émettre un quelconque avis à ce sujet.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Avez-vous été sollicités dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 17 de la loi Plein emploi ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. Oui. Les collectivités se questionnent beaucoup et sont assez inquiètes. En lien avec les relais petite enfance, nous menons des études de territoire, sur les rôles, sur les commissions d’attribution en crèche ou sur les guichets uniques.
M. le président Thibault Bazin. Vous ne répondez pas très précisément à la question de madame la rapporteure. Vos conseils sont-ils sollicités autour de ce schéma ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. Pour le moment, non.
M. le président Thibault Bazin. Dont acte. Je cède maintenant la parole aux orateurs des différents groupes.
M. Philippe Lottiaux (RN).S’agissant du choix des collectivités, j’imagine que vous devez établir un rapport sur le choix du mode de gestion. Vous avez parlé du personnel, mais vous ne pouvez pas justifier le choix d’une DSP sur le seul motif que le personnel serait « compliqué à gérer ». Quels avantages mettez-vous généralement en avant pour justifier de la gestion privée ?
Constatez-vous une évolution du nombre de DSP concessives d’une part, et d’autre part, certaines collectivités ne vous disent-elles pas qu’eu égard à la complexité, il leur serait plus simple d’acheter des berceaux en direct ?
Concernant le modèle économique, que pensez-vous du modèle de PSU horaire ? Le modèle actuel se caractérise manifestement par une augmentation des coûts (coûts des structures, coûts relatifs aux normes et coûts de personnels), en face de recettes dont on imagine mal qu’elles augmenteront à l’avenir. Selon vous, quel est l’avenir du modèle économique actuel et quelles seraient ses évolutions possibles ?
M. Pierre-Yves Nauleau. En réponse sur notre rapport relatif au mode de gestion, nous sommes assistants à maîtrise d’ouvrage. Autrement dit, nous ne prenons pas la décision, laquelle relève de considérations politiques. Ce rapport est effectivement une étude comparative entre les différents modes de gestion, dans un contexte assez récurrent où la collectivité ne parvient pas à recruter.
Notre rapport met en avant le fait que l’exploitant recrutera son propre personnel dans le cadre d’un contrat de la commande publique et sur la base de cette information, il revient à la collectivité de faire le choix ou non de souscrire à un tel contrat. Il est vrai que le modèle de DSP est plutôt dominant, mais il arrive que des marchés publics de services aient le même effet, à savoir que le recrutement des personnels est effectué par l’opérateur.
Aussi, nous mettons parfois en avant le transfert de risque, qui est une inquiétude des collectivités. En effet, le contrat de concession a pour principal effet d’opérer un transfert de risque sur l’exploitant et cet élément est souvent pris en compte. De quel risque s’agit-il ? Suite au drame de Lyon, en 2022, personne n’ignore le risque d’exploitation. Il existe également un risque financier et a fortiori pour des niveaux d’investissements importants. Le fait de suggérer certains investissements à un opérateur et de les faire préfinancer, à ses risques et périls, peut être un élément très important à prendre en compte pour une collectivité, notamment lorsque son budget d’investissement est contraint. Une collectivité ou une commune hésitera souvent entre le financement d’une école, d’un nouveau stade ou d’une crèche. Un budget d’investissement contraint suppose de faire des choix et en l’occurrence, un choix dans le mode de gestion d’un EAJE.
Sur les DSP concessives, je ne pense pas que la conjoncture soit favorable au développement des crèches sur ce modèle. En fonction de la réflexion menée dans le cadre de l’étude de faisabilité, la collectivité s’orientera vers une DSP concessive ou non. Nombreuses collectivités n’adhèrent pas immédiatement au modèle concessif, mais elles finissent parfois par le concéder du fait des contraintes de gestion ou d’autres choix d’investissement. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas forcément leur idée première. Souvent, on observe des reprises en régie procédant d’un choix politique assumé par des collectivités qui souhaitent reprendre la gestion de la petite enfance en vue de proposer un vrai service public local en la matière. C’est donc parfois un choix complètement assumé par les collectivités, sachant les coûts inhérents.
Mme Marie-Sophie Saoudi. Sur le modèle concessif pour la construction de crèches, on ne constate pas globalement d’effet inflationniste. Les aides à l’investissement sont les éléments prédominants dans le choix de construction d’un bâtiment en propre, sans passer par une concession. Encore faut-il que les collectivités parviennent à cumuler une aide conséquente, car il faut savoir que l’aide à l’investissement de la CAF par le plan d’investissement pour l’accueil des jeunes enfants (Piaje) se situe entre 50 % et 80 % du total. Ces plafonds dépendent du territoire, ce qui ajoute de la complexité, surtout s’il existe des aides en parallèle. Si la région apporte une aide sur tout ce qui relève du développement durable et qu’elle parvient à obtenir des financements complémentaires suffisants, la collectivité peut faire le choix de construire son propre bâtiment dans un premier temps et dans un second temps, de déléguer ou non. Certains territoires peuvent assurément bénéficier d’aides conséquentes à l’investissement.
M. le président Thibault Bazin. Parfois, des « tambouilles internes » s’observent chez certaines CAF départementales, avec une part des aides accordées sous la forme de prêt à taux zéro, une part en subventions et une autre sur fonds propres, si bien que l’aide nationale n’est plus identique selon les cadres.
Mme Marie-Sophie Saoudi. Je pense que le Piaje est tout de même assez bien fait, justement parce qu’il est national.
M. le président Thibault Bazin. Les grands enjeux se situent moins en termes de création qu’au niveau de la pérennité des places et des mises aux normes.
Mme Marie-Sophie Saoudi. Pour les mises aux normes, au titre du fonds de modernisation des équipements, on se situe aujourd’hui à 4 800 euros.
M. le président Thibault Bazin. Ce n’est pas énorme et loin des 80 %, même des 50 % d’ailleurs. Je crois que c’est quand même important de le préciser. Plusieurs collectivités ont tout de même alerté cette commission sur le fait qu’elles n’étaient pas forcément accompagnées sur la rénovation de leurs structures et sur les mises aux normes.
Mme Marie-Sophie Saoudi. Les normes sont effectivement nationales. Le fonds de modernisation accorde 4 800 euros à tout projet de crèche et quel que soit le territoire. Le Piaje, quant à lui, dépend des territoires, avec des effets de socle et de rattrapage. Il s’agit d’un système cumulatif dans lequel nous intervenons en complément. Il arrive que des départements viennent compléter les financements, mais il faut constamment rechercher d’autres financements.
M. Philippe Lottiaux (RN). Pouvez-vous répondre à ma question précédente sur la PSU horaire et la viabilité du modèle économique ?
Mme Marie-Sophie Saoudi. Les ressources financières des crèches se superposent sans suivre la même logique. La tarification à l’heure est définie en fonction de la fréquentation des familles en lien avec leur contractualisation. Au départ, un volume horaire est contractualisé avec les familles selon leurs besoins en termes de mode de garde et d’accueil.
La difficulté de la tarification à l’heure tient à la raréfaction des heures dans les crèches. En 2011, les parents réservaient de huit à dix heures par jour en moyenne selon les territoires, pour une amplitude horaire de onze heures d’ouverture. Je rappelle ici la fixité de la dotation d’équipe pour onze heures d’ouverture et une masse salariale représentant 70 %. Sur la période post-Covid, dans laquelle nous sommes, les deux parents s’occupent désormais des enfants, si bien que la même moyenne est retombée entre sept heures et demie et huit heures d’accueil. Le financement se situe désormais à 66 % pour huit heures d’accueil et le reste du temps, où le personnel est pourtant présent et investi, n’est pas financé par la PSU. Le financement est donc de 66 % du prix-plafond, soit dix euros, contre un coût évalué à 11,50 euros, en ajoutant le bonus territoire. Pour une place ancienne, de mémoire, le tarif se situe entre 400 et 1 700 euros et pour une place nouvelle, entre 1 700 et 3 600 euros. Dès lors, les collectivités n’ont pas de réelle visibilité quant aux compléments qu’elles devront apporter. Ensuite, il faut tenir compte des fonds publics et territoires, qui sont des appels à projets, des bonus handicap et des bonus mixité (lesquels sont accordés un an, voire deux ans après).
M. le président Thibault Bazin. La complexité du système est certaine et n’encourage peut-être pas à ouvrir au-delà de huit heures. En tant qu’experts, je suppose que vous conseillez aussi les collectivités dans leur optimisation par rapport au modèle de la PSU.
Mme Marie-Sophie Saoudi. Non. Nous sensibilisons essentiellement sur les besoins des familles au regard des amplitudes selon leurs lieux de travail, ainsi que sur les restes à charge des collectivités selon ces amplitudes.
M. le président Thibault Bazin. Je cède la parole à notre collègue Sophia Chikirou.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Merci, monsieur le président.
Au fur et à mesure de nos auditions, nous saisissons bien la complexité du système (entre les niveaux nationaux, départementaux et communaux) qui donne l’impression que ceux qui le voudraient pourraient tout à fait trouver les moyens d’optimiser l’exploitation d’un tel système. Au demeurant, les auditions de grands groupes privés et lucratifs nous ont montré que ceux-ci pouvaient être de très bons « conseillers » pour réaliser une optimisation.
Avez-vous des relations avec les grands groupes privés et lucratifs et plus précisément, leur arrive-t-il d’être vos clients ? De la même manière, lors de vos accompagnements des collectivités et autres associations, leur avez-vous recommandé de prendre langue avec des gestionnaires privés et lucratifs ?
Si j’ai bien compris, votre accompagnement peut aller assez loin. Vous accompagnez le montage de projets, vous calculez, vous évaluez les coûts et allez jusqu’à la formation des personnels de direction de crèche. In fine, votre intervention est proche d’un service « clé en main ». Mais allez-vous jusqu’à la recommandation du gestionnaire et si oui, privilégiez-vous des gestionnaires non lucratifs ?
Dans votre pratique, constatez-vous une différence entre l’exploitation de gestionnaires privés lucratifs et non lucratifs ?
Mon autre question concerne le « coût optimal », expression que vous employez pour la création d’une crèche et à l’instar de votre site internet d’ailleurs, et ce, dans un environnement économiquement très contraint. Pouvez-vous nous préciser ce coût « optimal » selon vous ? Quel serait ce « coût optimal » s’il était décidé de renationaliser par exemple, ou de changer le système actuel ?
Enfin, puisque vous maîtrisez parfaitement les différents dispositifs et législations associées, avez-vous procédé à une quelconque activité de lobbying et d’influence sur la législation ? Estimez-vous nécessaire de modifier la loi et sur quels points ?
M. Pierre-Yves Nauleau. Sur nos contacts supposés avec des opérateurs privés concurrentiels, je vous répondrai d’emblée par la négative.
Pourquoi ? Parce que notre positionnement stratégique a consisté, dès la constitution de notre groupe, à ne pas travailler avec des opérateurs privés. Nous avons fait le choix de nous tourner exclusivement vers des acteurs publics et des acteurs de l’économie sociale et solidaire. En outre, j’invoquerai une simple raison juridique. Nous intervenons comme assistant de maîtrise d’ouvrage au stade de l’analyse des offres. Nous ne pourrions être juges et parties, ce qui constituerait d’ailleurs un délit pénal.
En somme, nous ne pouvons avoir aucun lien d’intérêt avec un opérateur ni être mandatés pour une collectivité publique pour l’analyse d’offres auxquelles l’un de ces opérateurs serait susceptible de répondre et j’ajoute que nous sommes très attachés à ce principe. Ce faisant, nous ne montrons peut-être pas la plus grande rationalité sur le plan économique, tant le travail avec ces opérateurs augmenterait assurément notre chiffre d’affaires. C’est pourtant le choix que nous avons fait et que nous assumons depuis plusieurs années maintenant.
En réponse sur le prix moyen, il faut savoir que, dans le cadre d’un marché public, la réservation d’un berceau par une collectivité locale se chiffre à environ 11 600 euros par an, contre une fourchette de 5 500 euros à 7 000 euros dans un modèle optimisé.
« L’optimisation » correspond au fait que la collectivité souhaite s’assurer de deux conditions : d’une part, de ne pas surpayer sur son budget de fonctionnement (soit de payer le juste prix de la compensation de service public) et d’autre part, de ne pas avoir de surmarge (ce qui nous amène à développer une offre d’accompagnement dédiée).
Il serait particulièrement injustifiable politiquement, pour une collectivité locale, de payer une compensation sur son budget de fonctionnement et d’apprendre, quelques années plus tard que l’opérateur a réalisé une surmarge sur son contrat. Pour notre part et à la demande de nos clients, nous introduisons des clauses permettant d’encadrer ce partage de la valeur ajoutée, car il arrive parfois que l’exploitation soit très performante au point d’aller au-delà de l’équilibre économique initial.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je précise à nouveau ma question précédente. Voyez-vous une différence entre les gestionnaires privés lucratifs et non lucratifs ? Je réitère également ma question sur les points de la législation qui, selon vous, seraient à modifier.
Mme Marie-Sophie Saoudi. Il existe un levier souvent utilisé par les opérateurs privés et dont ne disposent pas les collectivités et les opérateurs de l’économie sociale et solidaire, à savoir la réservation des berceaux/entreprises. En effet, le modèle économique des opérateurs privés comprend systématiquement une part de places réservées aux entreprises. Tel n’est pas le métier des associations locales qui mobilisent très souvent des bénévoles n’ayant pas connaissance de cet aspect et qui vont plutôt rechercher des entreprises locales ou tenter de répondre à des appels d’offres.
En revanche, un opérateur privé aura bien cette capacité, ne serait-ce que par leurs réseaux de commerciaux ou par leurs réseaux des plateformes de réservation de berceaux. Les opérateurs privés introduisent donc, dans leur modèle économique, une part de places en entreprises, soit un levier financier non négligeable que n’auront ni une collectivité ni une association. Si on retirait cette capacité à introduire des recettes supplémentaires non liées à une collectivité ou au financement via la CAF, on pourrait effectivement arriver à un même niveau de financement.
Concrètement, pour une crèche de quarante places, une amplitude horaire de onze heures et un service de qualité, nous avons établi un reste à charge se situant autour de 5 600 euros du tiers payant. Telle est le niveau d’équilibre et le prix que nous estimons pour réellement générer de la qualité (hors immobilier et hors Île-de-France), pour accueillir toutes les familles sans distinction et mobiliser une équipe conséquente ; en incluant le bonus territoire, le tiers payant oscillerait entre 5 500 et 6 600 euros.
Atteindre le prix indiqué implique évidemment des recettes supplémentaires. Typiquement, lorsqu’un opérateur privé prévoit 10 à 30 % de places réservées dans son modèle économique, les recettes constatées s’élèvent entre 8 500 et 10 000 euros, ce qui représente des sommes non négligeables. De facto, le reste à charge à collecter sera beaucoup moins important pour le tiers payant. Le modèle associatif ne dispose clairement pas de tels leviers.
M. Pierre-Yves Nauleau. En tant qu’observateurs, nous constatons effectivement que le modèle associatif est souvent moins performant sur le plan économique, mais qu’il met davantage en avant le projet pédagogique et la qualité, ce que font aussi les opérateurs privés.
Les acteurs associatifs se caractérisent par un fonctionnement peut-être aussi plus horizontal et plus local. En zones de montagne, par exemple, le modèle associatif se maintient, parce qu’il répond à une logique de territoire, à un certain attachement historique, lesquelles correspondent à une attente de la population.
Le modèle marchand ne « prend pas » ou très peu dans ces territoires. Il existe assurément des différences de culture et d’approche de la question de la petite enfance. Un opérateur marchand typique met en relation le projet pédagogique, souvent très bon au demeurant, avec des considérations plus économiques. Le secteur associatif, quant à lui, prend souvent le parti de dégrader légèrement son modèle économique, mais de garder son identité et ses valeurs. Les acteurs associatifs mettent énormément en avant leurs valeurs fondatrices et leur histoire.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je suis contente de vous l’entendre dire.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie pour ces éclairages tout comme je vous remercie de nous transmettre vos éventuelles précisions par écrit. Je vous rappelle, en cas d’omissions, votre obligation de nous faire parvenir vos correctifs dans les meilleurs délais.
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37. Audition de M. Jean-Emmanuel Rodocanachi, président fondateur de Grandir-Les Petits Chaperons rouges (3 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux pour cette dernière audition de la journée. Nous souhaitons la bienvenue à M. Jean-Emmanuel Rodocanachi, président fondateur du groupe Grandir-Les Petits Chaperons rouges (Grandir-LPCR). Vous avez tout de suite répondu positivement après avoir été sollicité et nous vous en remercions.
Le 20 mars dernier, nous avons auditionné les dirigeants des quatre groupes privés gestionnaires de crèches : Babilou, La Maison Bleue, People&Baby et, enfin, Grandir –LPCR.
Nous avons souhaité approfondir ces échanges en recevant, lorsque cela n’a pas été possible dès le 20 mars, les fondateurs de ces groupes. Nous terminons cette seconde salve d’auditions ce soir en vous recevant, monsieur Rodocanachi, afin de répondre à certaines interrogations soulevées lors de l’audition de votre directeur général France, M. Sacha Tikhomiroff, ainsi que de Mme Élodie Colas, directrice régionale Ile-de-France Nord.
Le format de cette audition est par définition souvent contraint et il est de bonne politique, je crois, que nous disposions de ce second temps d’échanges qui permet à chacun de réagir et de rebondir.
Pour être tout à fait complet, je précise que nous auditionnerons à partir de demain plusieurs fonds d’investissement au titre de leur participation au capital des groupes de crèches privées, dont Infravia Capital pour le groupe Grandir-LPCR. Nous auditionnerons aussi des représentants de Bpifrance la semaine prochaine dans cette même optique.
Pour revenir à notre audition, je précise qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi prête serment.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi, président de Grandir - LPCR. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, avant de commencer mon propos liminaire, je vous confirme que nous avons bien répondu par écrit aux trente questions que vous aviez transmises à mon directeur général.
J’ai bien compris que le temps était compté et que nous ne pourrions pas évoquer le cœur de notre activité, qui est la pédagogie. Nous avons mis à votre disposition, ici en bout de table, le projet éducatif des Petits Chaperons rouges, notre rapport RSE 2023 et un rapport d’un cabinet de conseil, je pense compatible avec l’Assemblée nationale puisque l’Assemblée l’a fait travailler il y a quelques années, qui dresse un panorama du secteur.
Comme vous le constatez depuis quelques semaines, ce secteur est extrêmement complexe. Je pense qu’il est important d’avoir cette vision d’ensemble. Ces documents sont à votre entière disposition après l’audition.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie. Si certains des collègues veulent les consulter d’ores et déjà, ils ne doivent pas hésiter à se signaler.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je suis vraiment heureux de répondre à la représentation nationale. J’éprouve un grand respect pour cette belle maison, qui est la maison du peuple. J’ai compris que votre investigation portait à la fois sur le modèle économique, mais aussi et surtout sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants. J’espère que mes réponses seront complètes afin de pouvoir vous apporter un maximum d’éclairage face aux enjeux importants soulevés par cette commission.
J’aimerais, à titre liminaire, vous parler de cinq points essentiels et d’une double équation qui, selon ma conviction et mes vingt-quatre ans au service du secteur, sont essentiels.
Le secteur est aujourd’hui au centre d’enjeux sociétaux majeurs : la natalité, l’évolution de la pyramide des âges en France, la croissance du pays dans les années qui viennent. Vous allez le comprendre tout de suite, mon tempérament d’entrepreneur est plutôt de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Je suis par nature optimiste et je pense que ce modèle français, très décrié ces derniers mois, est au contraire extrêmement qualitatif. Peut-être pas partout, nous en parlerons, mais de manière générale, il est exemplaire en Europe. Je parle de la qualité de l’accueil et de l’éveil, des neurosciences, des mille jours, du fait que 100 % des diplômés en crèche, contrairement à ce qu’on dit, soient diplômés. La petite enfance impose un diplôme d’État délivré par l’éducation nationale. Il ne s’agit pas d’une question de nombre de normes et de contrôles, mais de leur efficience et du fait que les inspecteurs puissent être des “coachs” au service des crèches. Grâce à la Cnaf et aux plans crèches successifs, des investissements ont été consentis dans des équipements neufs. Les professionnels sont bienveillants et font preuve d’une vraie conscience professionnelle. Deux tiers à trois quarts des crèches vont bien en France, où il n’y a pas de problème de recrutement ou de pénurie.
Par contre, un quart des crèches souffre, du fait qu’elles sont situées en centre-ville, imposant parfois deux heures de transport en commun chaque matin aux professionnels. Ceux-ci sont en première ligne et n’ont pas la possibilité d’avoir recours au télétravail. Ce sont des gens ordinaires qui, chaque jour, réalisent des choses extraordinaires au service de nos enfants. Il faut saluer leur travail.
Ensuite, le tissu local correspond à une particularité française. Je parle du maillage territorial et du partenariat public-privé qui contribuent à un juste équilibre. Pour rappel, 20 % du secteur revient à des acteurs privés marchands, 20 % au privé associatif et 60 % au public. C’est deux à trois fois moins qu’en Allemagne ou en Angleterre, mais cette organisation fonctionne. Vous le savez en tant qu’élus locaux quand vous retournez dans vos circonscriptions, les tutelles le savent, les Caf et les PMI également, les crèches représentent le mode de garde préféré des Français. Au quotidien, ce sont des actes de solidarité sur l’ensemble du territoire, les gens communiquent entre eux. Cette réalité, occultée ces derniers mois, doit être remise remettre au centre du débat.
Les crèches d’entreprise forment un maillon essentiel. Nous évoquerons certainement le Cifam, qui peut être considéré comme la clé de voûte. Je vous donnerai mes chiffres, après avoir tenu mon propos liminaire. Nous cochons toutes les bonnes cases de l’emploi féminin non délocalisable et jeune. Il faut sanctuariser le Cifam et sanctuariser nos crèches.
Enfin, je ne connais pas un seul acteur public, privé, associatif qui ne met pas au cœur de ses préoccupations le juste équilibre entre les aspects économiques, sociaux, pédagogiques et sociétaux. Vous aurez toujours un pour cent ou un pour mille des acteurs, quel que soit leur statut, qui ne sera pas vertueux. En cela, je vous rejoins, je pense qu’ils n’ont rien à faire dans le secteur, mais l’immense majorité des acteurs est de très bonne facture. Il faut aussi le dire. Dans un puzzle de dix mille pièces, une ou deux pièces peuvent être défectueuses. Nous appelons cela un accident ou un incident, mais ne jetons pas l’opprobre sur tout un secteur. Lorsqu’un évènement survient dans une crèche, je peux vous assurer que l’équipe et le gestionnaire sont les premiers affectés. Ils ont honte et font leur possible pour corriger la situation le plus rapidement possible.
Je vous livre un rapide bilan. En vingt ans, les crèches du secteur privé ont accueilli un million de familles. Le secteur privé est à l’origine de plus de cent innovations majeures pédagogiques, sociétales et sociales. L’investissement pour construire ces places de crèches s’est élevé à 2,5 milliards d’euros, un montant que l’État n’a pas eu à dépenser. Chaque année, 800 millions d’euros se destinent au fonctionnement, une somme là encore économisée par l’État s’il était en charge de la gestion directe des crèches. Qu’il s’agisse de dépenses brutes ou nettes, une place en crèche privée coûte à l’État 1,5 à trois fois moins cher qu’une place en crèche municipale ou associative.
Nous parlons donc d’un apport extraordinaire, qui n’est certes pas parfait et qui mérite d’être amélioré en continu. Je pense que nous avons rempli notre mission d’intérêt général. Nous avons été les bons élèves de la classe en appliquant à la lettre le maquis règlementaire, les règles du jeu dictées par les Caf et les PMI.
Aujourd’hui, nous nous situons à un carrefour, en raison de la complexité administrative, du manque de sens pour les jeunes. Il nous faut proposer ensemble une vision sociétale à l’horizon 2030. Cette perspective me paraît essentielle, d’autant plus que le nombre de familles en liste d’attente est appelé à doubler, pour passer de 200 000 à 400 000, alors que nous devrons faire face au départ à la retraite des assistantes maternelles. Il nous faut une vision commune, politique, sur la politique de la famille, qui doit être efficace, généreuse et universelle.
L’équation se veut simple. Si l’on apporte du pouvoir d’achat, du sens et de la simplification dans le métier, les contrôles deviendront plus homogènes et efficaces. Ce sera aussi l’amélioration continue de la qualité. Enfin, les nouveaux talents seront incités à nous rejoindre et nous maintiendrons les salariés dans le secteur.
Il me semble essentiel de résoudre durablement la pénurie des professionnels. La solution peut venir du statut intermédiaire d’auxiliaire de puériculture. Les 10 000 salariés occupent déjà le secteur et je vous en parlerai davantage si vous me posez des questions à ce sujet.
Il faut autoriser la revalorisation par accords d’entreprise et non pas par accords de branche afin que tous nos salariés, dès la rentrée de septembre 2024, puissent recevoir leur augmentation de 150 euros.
Enfin, il me semble important de convoquer dès cet été des assises de la petite enfance, avec les représentants de Bercy. Nous ne pouvons plus accepter l’excuse consistant à dire que Bercy a tranché. Je parle aussi de la nécessité d’un choc de simplification en relation avec les normes et la PSU et d’un immense plan de prévention des risques.
Nous avons besoin d’environ 900 000 euros pour la PSU indexée sur l’inflation et de 150 euros par salarié. Quatre pistes de travail peuvent permettre d’économiser 2,5 milliards d’euros. Je suis persuadé que nous pouvons sortir de la Cog avec un excédent en arrivant à tout faire.
M. le président Thibault Bazin. Je vous ai présenté au titre de président fondateur. Dans la gouvernance actuelle du groupe, quel rôle jouez-vous et quelles missions suivez-vous ? Que demandez-vous au directeur général ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. J’ai été directeur général du groupe lorsque je l’ai fondé. J’en suis aujourd’hui le président, plutôt président exécutif, engagé. Je préside un groupe qui couvre entre 1 200 et 1 300 établissements dans le monde, dans plusieurs pays en Europe, en France, en Amérique du Nord. Ce sont à la fois des crèches et des écoles maternelles. Un tiers de notre activité concerne les écoles maternelles dans les pays anglo‑saxons. Le groupe rassemble 14 000 salariés, qui reçoivent au quotidien 50 000 enfants âgés de 0 à 6 ans.
En quoi consiste mon rôle de président ? Je suis l’interlocuteur de chacun des directeurs généraux déployés dans les pays. Ils s’appuient sur leur propre équipe de management. Je fixe les grands objectifs annuels, c’est-à-dire le budget et le cadre dans lequel nous devons nous inscrire. Si des problématiques particulières apparaissent dans les pays, d’une année à l’autre, je considère qu’il s’agit d’un dossier spécifique, sur lequel nous travaillons ensemble.
Lorsque le budget financier, qualitatif et social est tenu, ma responsabilité de président est d’anticiper l’avenir. Je réfléchis à la stratégie non pas de demain, mais d’après-demain. Je fais en sorte que les pays se parlent et que chacun ne reste pas son silo et privilégie la synergie. Nous avons mis en place, à ce titre, de nombreuses initiatives, notamment sur la gestion des risques et leur anticipation. Ce sont aussi des démarches en faveur du projet pédagogique, avec le souhait qu’il soit commun à l’ensemble des pays. Nous avons également partagé les bonnes pratiques.
Je joue avant tout un rôle facilitateur entre les équipes de management de chaque pays. S’agissant par exemple de l’emploi, un sujet qui concerne tous les pays, les bonnes pratiques des États-Unis, de l’Allemagne ou de la France sont partagées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour vos propos introductifs qui dessinent un panorama assez positif de la situation. Vous l’avez dit d’ailleurs, vous avez tendance à voir le verre à moitié plein. En tant que rapporteure, me concernant, et en tant que membres de la commission d’enquête s’agissant de mes collègues, nous avons malheureusement tendance à voir plutôt le verre à moitié vide.
Nous constatons des difficultés liées à des taux d’encadrement et de couverture des besoins inférieurs à certains de nos voisins européens et des situations dans lesquelles les personnels de crèche vivent des quotidiens parfois très difficiles, avec un impact sur la qualité d’accueil des jeunes enfants.
Le champ de notre commission est extrêmement vaste et nous ne pourrons pas tout traiter ensemble dans le temps imparti. J’ai fait le choix de concentrer mon propos sur votre modèle économique et sur la question de la représentation d’intérêts qui fait partie du champ d’investigation de la commission d’enquête.
Je vous propose de vous poser une série de questions sur le modèle économique, de vous laisser le temps de répondre avant d’évoquer la représentation d’intérêts.
Quel est aujourd’hui le niveau de rentabilité de votre groupe ? A-t-il substantiellement évolué à travers les années ? Si oui, pourquoi ? Y a-t-il une disparité forte entre votre rentabilité en France et à l’étranger ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?
Pourquoi avoir fait appel à des fonds d’investissement assez rapidement dans votre croissance ? Nous savons que les banques imposent un certain niveau de rentabilité. Les fonds d’investissement font-ils également preuve d’exigence sur votre niveau de rentabilité, sur votre croissance ? Y a-t-il une pression de leur part pour réduire les coûts, notamment sur les consommables ?
Je souhaitais également vous interroger sur le portage immobilier des crèches de votre groupe. Adossées à l’activité de crèche, des sociétés civiles immobilières sont-elles détenues en tout ou partie par une entreprise de votre groupe, par vous-même ou par vos proches ? L’achat de ces locaux a-t-il été réalisé, le cas échéant, par le biais de subventions d’investissement de la Caf ?
Votre groupe intègre-t-il un service chargé de l’allocation de places en crèche ? Quel volume financier représente cette activité par rapport à votre activité traditionnelle d’accueil du jeune enfant ? Quelle est la différence de rentabilité entre ces deux activités ?
Vous savez que l’Igas, dans deux rapports distincts, a préconisé la disparition du Cifam. J’aurais souhaité que vous m’indiquiez quel impact aurait cette disparition sur l’ensemble du secteur et sur votre groupe. Nous avons pu constater, dans le cadre d’une audition, qu’une des personnes auditionnées nous parlait de la disparition de 100 000 places de crèche. Infirmez-vous ou pas cette affirmation ?
Ma dernière question porte sur vos frais de siège. Le rapport de l’Igas publié l’année dernière soulignait que pour les établissements du secteur marchand, dont le tiers financeur est une entreprise, on constate une augmentation de 51,8 % du compte « autres charges », dans lequel sont notamment imputés les frais de siège des groupes. Comment expliquez-vous ces chiffres ? Comment sont établis vos frais de siège ? Le rapport de l’Igas fait également état d’importantes difficultés, pour les services de l’État, à accéder aux clés de répartition des frais de siège de grands groupes. Comprenez-vous que cela puisse poser de sérieux problèmes dans la mesure où votre activité est très largement financée par des fonds publics ? Pouvez-vous nous transmettre cette clé de répartition pour les crèches de votre groupe ? Dans la mesure où vous nous avez déjà apporté des éléments de réponse, j’imagine que la clé de répartition y figure.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. La rentabilité du groupe est précisée dans nos réponses écrites. Nous vous avons joint un tableau dédié aux dix dernières années, qui montre que nous oscillons entre -2 et +2 % de résultat net, ce qui n’est pas extravagant. Le résultat opérationnel, qui s’entend avant le remboursement des emprunts bancaires, des impôts et taxes, se situe entre 4 et 5 %. Dans les autres pays, ces taux sont doublés, à environ 10 %. La raison se veut simple. La petite enfance, et vous m’excuserez cet anglicisme, n’est pas une rocket science. La difficulté est liée à l’exécution précise du métier au quotidien. En réalité, quel que soit le pays dans lequel vous êtes implanté, des taux d’encadrement différents sont compensés par des mètres carrés différents par enfant. Au final, le coût d’accueil et d’éveil d’un jeune enfant dans tous les pays industrialisés reste globalement le même. Vous avez cité des chiffres, c’est-à-dire 20 000 à 25 000 euros la place ou 20 000 à 25 000 dollars ou 20 000 à 25 000 pounds. Nous retrouvons les mêmes grands équilibres.
Où se situe la différence ? Dans les frais de siège. En France, l’aspect administratif contribue au fait que ces frais de siège apparaissent supérieurs, pour quelques pour cent, à ce que j’observe dans mes activités en Amérique du Nord ou en Angleterre. En France, les frais de siège représentent 10,2 % du chiffre d’affaires pour l’année 2024. Dans les autres pays, ils se situent plutôt entre 6 et 7 %. Cette différence explique que la pérennité de la crèche, dans les autres pays, est sensiblement supérieure à celle constatée en France.
La population active française du secteur privé regroupe 24 millions de personnes, dont 10 millions travaillent pour une entreprise dotée d’un actionnaire institutionnel et professionnel. Quand vous lancez votre entreprise à 25 ou 30 ans, vous ne possédez pas encore tous les outils dans la boîte à outils, vous faites face à des plafonds de verre, vous apprenez beaucoup au fur et à mesure du développement de l’entreprise. Avoir des banques qui vous suivent est une chance, à condition de ne pas trop s’endetter. Vous voyez par exemple que Casino s’est beaucoup trop endetté. Lorsque vous avez maximisé l’endettement, il faut avoir recours aux fonds propres, c’est-à-dire des actionnaires institutionnels et professionnels. Nous avons agi de cette manière dès le début, après avoir convaincu de très beaux noms de l’investissement français. Je cite la Banque publique d’investissement, donc l’État, qui nous a accompagnés de 2015 à 2021. Aujourd’hui, c’est Infravia, l’un des fonds en France le plus en pointe sur l’infrastructure sociale, qui nous accompagne. L’enjeu est que le secteur privé devienne un véritable partenaire de l’acteur public afin d’offrir à la population ces services essentiels de proximité.
C’est la raison pour laquelle j’ai fait appel à des fonds d’investissement. Ils nous permettent par exemple de profiter des conseils d’un “coach”.
Vous avez constaté que notre actionnariat est assez hybride. Notre conseil de surveillance intègre bien évidemment l’équipe de management du groupe, mais aussi le groupe familial Sodexo, le premier employeur français dans le monde, avec 450 000 salariés. Dans le cadre d’un plan stratégique, il nous aide à entrer aux États-Unis. Les gens ne le savent peut-être pas, mais Sodexo réalise 46 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis. Je pense que Pierre Bellon a été l’un des grands entrepreneurs de notre pays. Nous avons la chance d’avoir Sodexo autour de notre table, ainsi qu’Infravia. Nous faisons également appel à des administrateurs indépendants. Pendant des années, nous avons reçu Bruno Mettling, le DRH d’Orange. Il a eu l’occasion de remettre à la ministre du travail le rapport consacré au digital et à la qualité de vie au travail. Grâce à Bruno Mettling, j’ai beaucoup appris, lors des conseils d’administration, sur la question des ressources humaines. Nous avons créé un univers, une façon de travailler en nous appuyant sur ces professionnels qui nous accompagnent.
Y a-t-il des exigences de leur part ? La réponse est négative. Ce serait absurde. Ces personnes investissent dans la qualité, elles assurent le trait d’union entre l’épargne des Français et les entreprises les plus qualitatives pour les accompagner dans la durée. Elles nous laissent une liberté de gestion et nous apportent des conseils, mais sans aller plus loin. En termes d’images, ces personnes auraient beaucoup à perdre si elles venaient à imposer leurs exigences que mes salariés et moi-même n’accepterions jamais.
S’agissant du portage immobilier, notre vocation est d’être une société opérationnelle qui gère et anime des crèches et des écoles maternelles au quotidien. Il ne s’agit pas devenir une foncière immobilière. Notre patrimoine immobilier est le fruit de l’histoire. Nous gérons 830 crèches en France, dont six portées au bilan de l’entreprise du fait que nous ayons racheté un petit groupe de crèches propriétaire des murs. Néanmoins, ce chiffre de six crèches sur les 830 reste anecdotique.
Sinon, plus de 400 bailleurs détiennent une ou deux crèches, en relation avec les investissements de personnes. Une quinzaine de bailleurs se compose de professionnels de l’investissement, qui détiennent une centaine de baux. À titre personnel, j’en détiens 25.
Quel est l’intérêt ? Rendre service au groupe. Les niveaux de loyer se situent au niveau de ceux du marché, voire sont parfois inférieurs. Ce sont des situations qui montrent que personne n’occupe le territoire, sauf, peut-être, un promoteur immobilier qui souhaite nous facturer un loyer beaucoup trop élevé. Les baux que je détiens représentent 3,9 % de nos loyers. Vous connaissez la lettre circulaire relative au Piaje, les Caf ne versent pas un euro d’argent public en vue d’acquérir des murs. Le Piaje sert uniquement à aménager les structures.
Mon directeur général vous a déjà parlé du réseau. Le prix de revient de l’ensemble des fonctions supports et des frais de siège coûte entre 2 200 et 2 300 euros par place. Le prix moyen de vente à nos partenaires sur le terrain se situe à environ 2 900 euros, soit une différence de 600 à 700 euros. Je précise que la quote-part du crédit d’impôt s’établit à 50 %. Nous nous situons donc à environ 300 €. Le réseau, dans sa totalité, offre 6 000 places. Cette part peut sembler modeste par rapport aux 480 000 places en France, mais elle permet à de nombreux petits gestionnaires, dont les gestionnaires associatifs, d’atteindre l’équilibre. Je peux citer l’exemple d’une association nantaise, que nous avons soutenue en lui apportant l’équivalent de 50 000 euros de places de crèche pendant plusieurs années avant qu’elle n’atteigne l’équilibre.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez été très rapide dans l’énoncé des chiffres. Pouvez-vous nous les repréciser plus lentement ? Vous dites que le prix de revient se situe entre 2 200 et 2 300 euros et le prix moyen de vente s’élève à 2 900 euros.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Oui, soit un écart de 600 à 700 euros, dont 50 % au titre du Cifam. J’ai bien entendu le point de Mme la rapporteure sur la bonne utilisation des deniers publics. Ils représentent ici 300 euros. Si nous les multiplions par les 6 000 places de notre réseau français, nous nous situons à peu moins de 2 millions d’euros.
M. le président Thibault Bazin. Combien avez-vous de places ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Nous en avons 1 800 sur les 6 000. Oui, c’est important, mais au regard du budget consacré à la petite enfance en France, soit 9 milliards d’euros, dont 7 milliards d’argent public, je pense que de nombreux autres sujets sont plus à même de contenter Bercy que celui-ci. J’entends votre point, il est tout à fait justifié.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il y a la question de la marge, mais, au-delà, mon sujet consiste à dire que l’agent public dépensé doit servir à accueillir les jeunes enfants dans les meilleures conditions. L’activité de commercialisation, dont je ne conteste pas la nécessité au regard du fonctionnement actuel du secteur, m’interroge sur le fait qu’elle soit financée grâce à l’argent public. Nous avons reçu, lors d’une précédente audition, les représentants d’une structure dédiée à l’intermédiation. Ils nous expliquaient qu’ils rémunéraient leurs commerciaux à hauteur de 5 000 euros par mois. Je suis interpellée lorsque je constate les très faibles rémunérations des auxiliaires de puériculture, des EJE, des infirmières lorsqu’elles sont présentes dans les crèches en comparaison des rémunérations des commerciaux. Irrémédiablement, elle est financée par le biais d’argent public, nous en avons largement parlé avec le député Martinet. Pour rappel, le secteur privé dépense 80 millions d’euros en faveur de ce secteur, contre 16 milliards d’euros d’effort pubmic. Le mécanisme du Cifam et celui de la déduction fiscale au titre de l’IS pour les entreprises qui y sont soumises contribuent à une prise en charge très généreuse de ce que nous appelons le tiers financement par les entreprises. Cette situation nous interroge.
Mes propos ne sont pas une critique à l’égard des acteurs qui s’inscrivent dans le système tel qu’il existe aujourd’hui.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je souhaite juste reprendre la déclaration Cerfa relative au Cifam. Les acteurs qui se sont lancés dans cette offre n’ont pas fait preuve de mauvaise foi. Le Cerfa pour le Cifam comprend l’investissement, le fonctionnement et les missions d’études et de conseil. Il n’existe pas de volonté de mal faire. L’état de fait s’est construit sur une dizaine d’années.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous répondre sur les frais de siège et le Cifam ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Nous avons envoyé notre tableau. J’ai lu la note de l’Igas relative aux 50 %. Nous partageons 80 % des recommandations de leur rapport, mais l’Igas peut aussi se tromper ou nous pouvons être en désaccord avec quelques-unes de ses recommandations. En l’occurrence, l’Igas a utilisé le plan comptable général, le poste « autres charges externes » (comptes 61 et 62). C’est une espèce de compte fourre-tout de la comptabilité française. Vous voyez les lignes sur la sous-traitance, le crédit-bail informatique, les primes d’assurance, la documentation, les frais d’actes, la publicité, le mécénat, le transport, les frais postaux, de télécommunication et bancaires. D’ailleurs, le rapport utilise le conditionnel : « Il se pourrait que les frais de siège soient là-dedans et ce poste a augmenté de 50 %. »
Je pense qu’il s’agit d’une erreur de la part de l’Igas. Nos frais de siège par place augmentent de 1,3 % quand l’inflation se situe à 2,9 %. Ensuite, si nous comparons nos frais de siège entre 2022 et 2024, ils passent de 11,5 % à 10,2 %.
M. le président Thibault Bazin. En parts relatives par budget de structure, mais quel est le budget global si vous êtes en croissance ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Les frais de siège augmentent en euros, en étant passés de 48 à 49 millions d’euros entre 2023 et 2024. Par contre, entre 2023 et 2024, ils sont passés de 10,6 % du chiffre d’affaires à 10,2 %. Le but est que les frais de siège croissent moins vite que le chiffre d’affaires.
Je vous donne deux éléments de comparaison, qui vont vous faire sourire. J’ai pris le rapport annuel de la Mutualité française de cette année. Ses frais de siège ne se situent pas à 10,2 % comme nous, mais à 11,7 %. Je dois avouer qu’elle ne gère pas seulement des crèches.
M. le président Thibault Bazin. Nous n’auditionnons pas la Mutualité française.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je peux citer l’exemple de l’Assemblée nationale, dont le budget est de 6 millions pour 4 000 personnes, avec 150 000 euros de frais de siège par personne. Nous nous situons à 100 000 euros, un niveau plus vertueux, si j’ose dire, que celui de l’Assemblée nationale.
Je reviens à la répartition des frais de siège, qui vous seront également transmis. Cette répartition s’entend par fonction. La première concerne les coordinatrices et la certification qualité. Viennent ensuite les conseillers parentalité, c’est-à-dire des spécialistes de la petite enfance qui réalisent les études de besoins auprès des collectivités, des entreprises et des services de l’État pour connaître le nombre de places attendu. Ils accompagnent les familles dans leur choix de crèche, procèdent ensuite aux comptes rendus annuels. Il existe un vrai travail de conseiller parentalité. Le troisième grand poste s’attache aux ressources humaines, au recrutement, aux formations, aux déclarations Caf, à la pédagogie, à l’hygiène et à la sécurité. Vous avez le détail complet.
Le Cifam, comme je l’ai dit en introduction, représente la clé de voûte du système. On a inventé un modèle social et éducatif français envié en Europe. Le budget consacré à la petite enfance prévoit que 400 à 500 millions d’euros soient apportés par les employeurs. À ce titre, ils assument leurs responsabilités sur l’égalité femmes/hommes, la conciliation des temps de vie, etc. Le coût du crédit d’impôt s’établit à 150 millions d’euros, puisque je retire le Cesu, qui doit représenter 30 à 40 millions d’euros. Nous disons que la partie consacrée aux crèches se situe à 150 millions d’euros. En considérant les 40 000 emplois créés, les cotisations patronales et salariales rapportent 500 millions d’euros à l’État chaque année.
Le seul moyen d’ouvrir des places de crèches dans les territoires en difficulté ces prochaines années consiste à solvabiliser l’offre, ce qui suppose d’étendre le Cifam aux professions libérales, aux artisans et commerçants. Le coût se situera entre 20 et 30 millions, mais ce sera une goutte d’eau. La disparition du Cifam menace 40 000 emplois et 100 000 places de crèches. Ce sont 120 à 130 000 familles qui se retrouvent sans mode de garde, obligeant l’un des conjoints à cesser son activité professionnelle. Nous revenons à vingt ans en arrière, avec une inégalité des naissances, une inégalité entre les hommes et les femmes et la conciliation des temps de vie. Il sera impossible de relancer la natalité. Ce serait un désastre.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous nous donnez votre point de vue sur le Cifam. Je constate quand même que les autres pays européens n’ont pas de dispositif de tiers financement, de Cifam et leurs taux de couverture des besoins n’apparaissent pas forcément inférieurs aux nôtres, pas plus que leurs taux d’encadrement. Il est donc possible d’agir différemment, si tant est que nous ne voulions pas juste toucher une brique, mais repenser une architecture.
Je vous propose de passer aux questions relatives à vos activités d’influence. Si vous en êtes d’accord, je me contenterai, pour commencer, de lire un certain nombre de citations issues du site Internet des Petits Chaperons rouges ou d’une interview que vous avez donnée au journal Les Échos en novembre dernier.
Sur votre propre site, vous indiquez, dans l’onglet « Pourquoi choisir Les Petits Chaperons rouges » : « Les Petits Chapons rouges ont vu le jour en 2000, après que notre président fondateur, M. Jean-Emmanuel Rodocanachi, ait œuvré auprès des pouvoirs publics en faveur de l’ouverture du secteur des crèches aux acteurs privés afin de pallier la pénurie de places en France. » À l’onglet « Notre belle histoire inspirante », nous pouvons lire : « Suite à trois ans de concertations avec la Cnaf et les ministères concernés, Jean-Emmanuel Rodocanachi a fondé le groupe Grandir, devenant ainsi le premier groupe privé autorisé à gérer les crèches privées. » Dans une interview au journal Les Échos du 7 novembre dernier, vous contestez les mesures adoptées depuis 2015 par les gouvernements successifs. Vous dites : « Les tutelles, obnubilées par ce reste à charge, ont remplacé en 2015 le forfait par une tarification horaire qui a déséquilibré le modèle économique. » Vous ajoutez « Avant, les familles se voyaient facturer 2 000 heures par an. Depuis, elles consomment les crèches en libre-service, c’est plutôt 1 800 heures ». Vous poursuivez en expliquant que pour compenser, la Cnaf vous a proposé de prendre aussi des enfants de manière occasionnelle et permis de pratiquer un peu d’accueil en surnombre jusqu’à 115 % d’occupation. « On s’éloigne ainsi de la qualité, on fatigue les équipes, c’est générateur d’absentéisme et de turn-over ».
Dans cette même interview, vous en appelez vous-même à diviser par deux le rythme de création de places tel que prévu par la Cog en 2023 et 2024.
Monsieur le président, j’avoue ne plus comprendre. Qu’en est-il ? Avez-vous influencé les autorités lors de l’ouverture du marché au secteur privé ? Qui avez-vous rencontré à cette époque de manière formelle ou informelle ? Quelles ont été vos relations au sein des gouvernements, mais également au sein des administrations au début des années 2000 ? Avez-vous coconstruit la libéralisation du secteur avec les autorités de l’époque ? Avez-vous reçu des subventions de la part des Caf ou toute autre aide en nature à l’époque pour lancer cette activité ? Depuis, que s’est-il passé ? Votre pouvoir d’influence a-t-il faibli ? Vos relais d’influence ont-ils disparu ? Pourriez-vous nous expliquer cette évolution dans vos prises de position vis-à-vis des autorités ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Vous m’interrogez sur des rendez-vous qui auraient été pris il y a une vingtaine d’années. Je dois vous avouer que ma mémoire peut éventuellement flancher. Nous avons vu passer beaucoup de monde, beaucoup de cabinets, nous avons vu évoluer les équipes au sein des Caf, à la Cnaf. Mais aussi au sein de l’AMF, les départements de France ou encore l’association des villes de haute montagne. Nous étions un grpoupe de jeunes entrepreneurs. Tout le monde constatait que 800 000 familles étaient placées sur listes d’attente, qu’il existait de vrais problèmes de qualité structurelle dans les crèches et qu’il fallait innover. Nous nous sommes regroupés tous ensemble et nous avons essayé de faire avancer le secteur.
La plupart des rendez-vous ont été pris à l’initiative de l’État. Dès lors que nous travaillons de manière partenariale, ils souhaitent nous rencontrer pour étudier telle crèche ou pour constituer un groupe de travail. Par exemple, le Centre d’analyse stratégique nous contacte en 2007 pour expliquer qu’il rédige un rapport sur un service public de la petite enfance et qu’il souhaite nous auditionner. Untel organise une table-ronde sur les services à la personne. J’ai été auditionné, dans le cadre du rapport Attali, sur le rôle de la crèche comme vecteur de socialisation. La Cnaf a lancé une étude sur l’entreprise et le mode d’accueil de la petite enfance et, à ce titre, nous a auditionnés. Nous l’avons été parce que nous étions réactifs, parce que nous partagions les informations du terrain et les données. Lorsque nous nous sommes implantés à l’international, nous les avons nourris de nos observations. Finalement, ils étaient heureux d’avoir des gestionnaires jouant le jeu, partageant l’information ou travaillant avec eux pour trouver la meilleure option.
Lorsque je regarde ce que nous avons fait avec la Fédération française des entreprises de crèches depuis un an, nous avons eu tort sur un certain nombre de choses. Nous avons encouragé la carte professionnelle pour détecter les risques chez les salariés qui pourraient être maltraitants, mais la démarche a été refusée. Nous avons proposé de passer l’accueil en surnombre de 120 à 115 % il y a deux ou trois ans, et cette proposition a été acceptée. Nous avons souhaité supprimer le décret permettant d’accueillir des non-diplômés, ce qui a été accepté. J’ai proposé de diviser par deux le nombre de places sur cette Cog, parce que vouloir ouvrir à tout prix sans professionnels est une folie. Nous n’avons pas été écoutés, comme nous ne l’avons pas été au sujet de l’ouverture du Cifam aux professions libérales, malgré les différents examens au Parlement. J’espère que nous serons écoutés sur la simplification de la PSU. Pour les trois journées pédagogiques, qui datent de la nouvelle loi, nous avons proposé six demi-journées, car nous estimons que les professionnels ont besoin de se retrouver plus régulièrement. La demande n’a pas été acceptée.
Nous avons été entendus sur le fait que les contrôles de l’Igas puissent également porter sur la qualité. Nous espérons que sera accepté, ces prochains jours, le fait de passer par des accords d’entreprise, et pas de branche, s’agissant des 150 euros destinés aux salariés. La décision dépend du cabinet de la ministre, en espérant qu’elle soit rapide. Je mentionne enfin le socle commun, les 10 000 salariés qui manquent, au sujet desquels nous attendons une réponse concrète.
Sur les dix mesures récentes, nous avons reçu trois réponses positives et cinq négatives, deux étant en attente.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si je résume vos propos, vous êtes un acteur du secteur. Vous faites des propositions. Certaines sont retenues, et c’est tant mieux. Certaines ne le sont pas et vous vous adaptez.
M. Jean Terlier (RE). Selon vous, le modèle économique des crèches influe-t-il sur la pénurie de personnels et la qualité d’accueil des enfants ? À votre niveau, que mettez-vous en place pour pallier ce problème majeur ?
De votre point de vue, afin d’améliorer la qualité d’accueil en crèche, quelles seraient les principales mesures à mettre en place dans les modèles économiques comme le vôtre ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Il manque 10 000 professionnels. Vous avez lu le rapport de la commission d’Élisabeth Laithier, consistant à dire qu’il faut améliorer les VAE, l’apprentissage et l’alternance. ? C’est très bien, il faut le faire, mais je pense que la même discussion se posera dans cinq ans. Nous aurons trouvé 500 ou 1 000 places de plus, mais pas les 10 000. Nous portons une solution depuis déjà quelques années. Elle permettrait, en douze ou dix-huit mois, de régler le problème. Nous avons 100 000 élèves CAP petite enfance, de catégorie 2, et nous comptons 50 000 auxiliaires et d’éducatrices, de catégorie 1. Si nous créons un diplôme intermédiaire, assimilé à la catégorie 1, qui permet instantanément de toucher 100 euros de plus, nous retenons les 10 % des meilleurs élèves de CAP de petite enfance en France, qui valent amplement la moyenne des auxiliaires. Dans n’importe quel corps constitué, vous trouvez toujours des bons éléments, des moyens et des mauvais. Nous retenons les 10 % des meilleurs, nous mettons en place six contrôles, garde-fou et qualité. Ces personnes ont au moins passé trois ans en crèche. Elles passent par le sas d’une formation pendant un mois, qui permet d’aborder les cinq thèmes du diplôme d’auxiliaire, en insistant sur la notion de présence à ces formations, qui ne doivent pas être organisées en e-learning. Un examen sanctionne la sortie de la formation. Les élèves reviennent ensuite dans leur crèche et bénéficient d’une marraine ou d’un parrain pour les accompagner et les coacher. Enfin, l’employeur est soumis à l’obligation, dans les trois à quatre années qui suivent, de les faire passer du statut intermédiaire au statut à temps plein d’auxiliaire de puériculture à travers une VAE ou l’apprentissage.
Nous avons les garde-fous, nous choisissons les meilleurs et, surtout, nous décloisonnons le secteur, qui devient aspirationnel. Vous ne passez plus toute votre vie avec le même diplôme dans la même crèche. Vous avez tout à coup la possibilité d’atteindre ce Graal qu’est la catégorie 1. Je propose la même chose aux auxiliaires pour qu’elles deviennent éducatrices de jeunes enfants.
Lancer de telles démarches permettrait d’apporter une respiration au secteur. Nous comptons 40 000 familles inscrites sur les listes d’attente et nous recevons environ 50 000 CV chaque année. Nous ne voyons pas assez de CV de catégorie 1, mais un nombre pléthorique de CAP. Allons chercher ces fameux CAP dans le secteur, aidons-les à grandir et à atteindre la catégorie 1. Je pense que nous résolvons le problème du secteur en dix-huit mois.
La qualité suivra. Les fondamentaux français du secteur de la petite enfance sont tellement bons que le sujet de qualité ne se posera pas.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’ai évidemment plusieurs questions à vous poser, mais je souhaite d’abord rebondir sur l’un de vos propos. Vous avez affirmé qu’une place en crèche chez vous coûtait de 1,5 à trois fois moins cher à l’État. J’aimerais que vous argumentiez cette affirmation. Les documents pourraient être transmis à Mme la rapporteure. Nous avons d’autres sources, notamment celles de l’Igas, qui a déjà publié des données sur cette question. Que ce soit au berceau ou à l’heure, les places du secteur marchand, comparé au secteur public ou associatif, sont celles qui sont les plus subventionnées et qui nous coûtent le plus cher. Peut-être direz-vous que c’est une erreur de l’Igas, comme celle relative aux frais de siège, mais je vous avoue que nous avons tendance à faire confiance à l’Igas et à considérer que les places du secteur marchand coûtent plus cher que les autres aux finances publiques.
Dans cette commission, nous sommes plusieurs à ressentir des inquiétudes sur le modèle économique des crèches privées et sur la qualité de l’accueil. Je voudrais vous faire remonter un témoignage pour connaître votre réaction. Il émane de parents d’une crèche de votre groupe, dans le 17e arrondissement. Je défends le lancement de cette commission depuis un an, après avoir reçu de nombreux témoignages de parents.
Nous avons dans cette crèche une directrice qui a expliqué aux parents qu’elle devait acheter du pain avec son propre argent pour compléter les repas, qu’elle devait commander des rations supplémentaires quand il y avait des enfants gros mangeurs, dit-elle, parce qu’elle considère que les rations sont faibles. Dans cette crèche, les parents ont listé les moments au cours desquels la réglementation n’était pas respectée en termes d’encadrement des enfants. Je rappelle qu’il faut un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas et un professionnel pour huit enfants qui marchent. Que nous disent les parents ? Le 16 novembre 2023, à 9 h 20, dix-sept enfants marcheurs dépendaient de deux encadrants, huit bébés d’une encadrante. Le 15 décembre 2023, à 16 h 45 et le 22 décembre 2023 à 9 heures 30, nous trouvions treize enfants marcheurs pour une encadrante. Le dernier exemple est assez exceptionnel. Le 22 janvier 2024, à 10 h 15, une seule encadrante s’occupait de neuf bébés. De plus, les parents ont trouvé dans la crèche ce message de la part de la directrice. « Je suis à la crèche Lantiez, contrôle PMI. Appelez-moi si besoin ». Nous comprenons que la directrice a quitté la crèche pour aller dans une autre crèche soumise à un contrôle PMI, laissant une encadrante s’occuper seule de neuf bébés. Vous admettez qu’une telle situation questionne.
Comprenez-vous que nous puissions penser qu’il ne s’agit pas simplement d’une série d’erreurs, qu’il est peut-être un peu trop facile à chaque fois de faire endosser la responsabilité individuelle à des professionnels qui ne feraient pas bien leur travail. Nous pouvons aussi estimer que ce genre de situation résulte d’un problème de modèle économique. Quand on tire très fort sur la corde, elle finit par rompre, ce qui correspond aux exemples que je viens d’évoquer.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je vous pose une question. Est-ce une micro‑crèche ? Connaissez-vous de nom de cette crèche ?
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je parle d’une crèche de vingt-quatre berceaux.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je suis navré d’apprendre cette situation. Nos consignes stipulent que le taux d’encadrement doit être toujours respecté. S’il y a un enfant de trop, du fait que les familles arrivent plus tôt, partent plus tard ou n’ont pas prévenu qu’elles venaient ce jour-là, la consigne fait en sorte que les parents restent avec les enfants pour faire le nombre. Nous pouvons aussi refuser l’accès de la crèche à l’enfant. Nous ne transigeons pas avec cette règle ni avec la sécurité.
Je vous posais la question pour savoir s’il s’agissait d’une micro‑crèche. Nous avons mis en place une organisation plus qualitative que la loi, qui prévoit une directrice pour trois micro‑crèches, alors que chez nous, elle couvre deux établissements. Il est normal que cette dernière se rende à la crèche voisine en cas de contrôle PMI puisqu’elle est responsable des deux structures. En l’occurrence, vous évoquez une crèche de vingt-quatre places et je me renseignerai, si vous avez la gentillesse de me donner le nom de la crèche. Je vais surtout demander à mes équipes opérationnelles de mener une enquête.
Je ne pense pas qu’il y ait de lien, en revanche, avec le modèle économique en tant que tel. Toutes les structures d’accueil du jeune enfant, et notamment à Paris, souffrent de cette pénurie de personnel. Certaines crèches sont obligées de fermer, même à Paris, certaines sections certains jours. Oui, il peut y avoir des difficultés et j’entends votre point. Je suis navré d’ailleurs pour ces parents. Par contre, je ne pense pas que ce cas individuel mérite une généralité.
S’agissant du modèle économique, je relirai le rapport de l’Igas. Je vous rassure, l’Igas ne fait pas que des erreurs. C’est une institution remarquable et nous partageons 80 % de ses recommandations. Si vous prenez une structure publique versus une structure d’entreprise, que trouvez-vous ? Les familles payent à peu près la même chose, 25 % dans les deux cas. C’est la PSU. Ensuite, la Caf paye la PSU, à hauteur de 25 % dans les deux cas. Dans la structure municipale, la collectivité finance les 50 % restants. L’argent public est donc alimenté par la Caf et les collectivités, pour un taux de 75 %.
Le modèle privé dépend de l’employeur qui paye. Nous avons donc 75 % versus 25 %, soit le ratio d’un pour trois. Si nous regardons les mêmes chiffres en net, pour la famille, la ville et l’employeur, ce ratio 75/25 devient 88/58, soit une fois et demi. Je confirme donc mes chiffres.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous n’allons pas entrer dans le débat des chiffres. Les données de l’Igas sont assez claires et fiables.
Nous avons eu l’occasion, lorsque nous avons auditionné vos équipes il y a quelques jours, d’évoquer un sujet qui, je crois, à juste titre, a beaucoup choqué. Je parle de l’existence, au sein de votre groupe Les Petits Chaperons rouges, d’une prime à destination des directeurs et directrices d’établissements qui vise à réaliser des économies sur les repas distribués aux enfants. Afin que tout le monde comprenne bien le principe de cette prime, les repas sont commandés la veille et il y a toujours un écart entre le nombre de repas commandés et le nombre d’enfants réellement présents, parce que c’est la vie. Parfois, les grands-parents, au dernier moment, décident de garder leurs petits-enfants, ou bien les enfants sont malades.
Le principe de la prime repose sur un ratio maximal de 103 % entre les commandes et les repas distribués. L’effet pervers de cette prime est que certaines directrices ont considéré qu’il valait mieux sous-estimer le nombre d’enfants présents, parce qu’après tout, il y en a toujours un ou deux qui sont absents, pour avoir le meilleur ratio possible. Si aucun enfant n’est absent, on se retrouve avec insuffisamment de rations. Tout cela a été documenté par des parents qui ont témoigné, et par les journalistes qui écrit le livre Le prix du berceau.
Étiez-vous informé de l’existence de cette prime qui visait à réaliser des économies sur les repas des enfants ? Considérez-vous qu’elle est compatible avec la bientraitance des enfants et le respect de leur dignité ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Le sujet est sérieux. Je ne suis pas du tout d’accord avec votre analyse de la situation. Je vais l’expliquer une dernière fois, parce que mon directeur général a déjà livré les explications.
Comme vous le savez, une plainte en diffamation a été déposée et je laisse la justice faire son travail. Jamais il n’y a eu, ou il n’y aura, dans notre groupe, de rationnement de la nourriture. Le fait même de l’imaginer est absurde, totalement absurde. Bien au contraire, nous sommes probablement l’un des seuls groupes à avoir prévu des stocks de secours de la marque Blédina, en petits pots sucrés et salés, à raison d’une réserve d’une semaine complète pour faire face à certaines intempéries.
Je vous donne un exemple concret. Dans les Hauts-de-Seine, le préfet a publié un arrêté d’interdiction de circulation des camions de livraison en raison des intempéries. Heureusement que nous avions ces petits pots dans nos crèches.
Ensuite, je suis le seul responsable de cette prime. C’est une décision collective de mon équipe, mais au final, c’est moi le patron et c’est moi qui en suis responsable. Si c’était à refaire, je l’aurais probablement refait parce qu’au départ, cette prime ne visait pas du tout à rationner les repas, bien évidemment. Il y a eu un incident isolé d’une directrice qui s’est trompée, qui, un jour sur deux, a commandé 97 % des repas et un jour sur deux, 105 % des repas sur une période de deux à trois mois, dans une crèche qui existait depuis dix ans. Ce phénomène ne s’est produit nulle part ailleurs en France.
Cette prime répondait à une question de RSE, de la loi Egalim. Vous le constaterez d’ailleurs dans notre rapport RSE. La lutte contre le gaspillage alimentaire est mentionnée en page 55, illustrée par toutes nos actions. On jetait à la poubelle de quoi nourrir la ville de Bordeaux pendant une journée entière, des tonnes et des tonnes de nourriture. Est-ce encore acceptable au XXIe siècle ? Je ne le crois pas. Nous avons considéré, à travers les 10 % de la prime de la directrice, et non pas 50 %, soit 300 euros par an, que c’était un sujet important à nos yeux.
Nous attaquons en diffamation les auteurs du livre parce qu’ils avaient toutes les formations et ne les ont pas retranscrites. Nous avons mis un terme à cette prime un an avant l’incident. Vous voyez qu’il n’existe pas de lien de cause à effet.
Je vais vous dire ce qui m’a choqué dans cette histoire, c’est votre tweet qui a attaqué frontalement, il y a quinze jours, l’une de mes collaboratrices, avec son nom jeté en pâture sur les médias sociaux. C’est gravissime. Nous parlons ici de diffusion de fake news, avec le bidouillage de votre vidéo. Nous sommes bien dans un cas de diffamation. On parle d’une jeune mère de famille exemplaire, intègre, qui venait de rentrer de congé de maternité. Elle reçoit toujours des menaces sur les réseaux sociaux. Je vous dis, monsieur Martinet, que c’est indigne d’un élu de la République.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez raison d’évoquer le sujet de la responsabilité, mais qui a pris la décision ? Dans votre monde, on fait des systèmes de primes, de rationnement, on se dit que cela permettra d’économiser de l’argent et d’augmenter la rentabilité. Vos décisions ont des conséquences dans la vie réelle, dans les crèches, pour les professionnels et les enfants. Nous avons reçu les organisations syndicales qui ont dénoncé ce système de primes qui vise à rationner la nourriture dont vous parliez à l’époque.
Vous avez raison de parler de procès en diffamation. La décision a été prise par une directrice opérationnelle qui, dans son parcours professionnel, est passée chez McKinsey. C’est ce qui nous a été dit au moment de l’audition de la semaine dernière. On parle de procès en diffamation et cela me vaut une menace de procès en diffamation de la part de McKinsey. Je le dis pour que vous compreniez ce qu’est la tentative d’intimidation d’un élu de la République, d’un parlementaire, membre d’une commission d’enquête. McKinsey considère que la pratique de prime est suffisamment détestable pour essayer de s’en détacher et de montrer qu’il n’a aucun rapport avec cette pratique. Cela me donne envie de creuser le sujet. Je pense que McKinsey, et d’autres, ont une influence sur la méthode de management des entreprises.
À l’exception de cette directrice opérationnelle, d’autres personnes de LPCR ont-elles eu, dans leur parcours professionnel, une expérience chez McKinsey ? Elles ont peut-être importé des méthodes au sein de votre groupe.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je pense que nous sortons totalement de l’objet de cette commission. Le sujet a été abordé avec la Cour des comptes, à notre siège social. Ses représentants sont venus à trois reprises ces derniers mois. Nous les avons accueillis, ils ont eu l’occasion de discuter avec tous les salariés et ont pu poser leurs questions sans tabou. Je peux vous dire qu’ils sont repartis très rassurés.
Je vous tends la main également, monsieur Martinet, puisque vous n’avez pas encore visité une seule de nos crèches. C’est un peu dommage, nous en avons trois dans votre circonscription, la 6e des Yvelines, à Trappes et Élancourt. Vous n’êtes jamais venu. Je vous invite à nous rendre visite, à rencontrer notre direction régionale et à vous rendre à notre siège social. Nous parlerons de tous ces sujets à tête reposée. Vous constaterez que les choses sont bien plus qualitatives que vous ne le pensez.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Rodocanachi, sur la question du parcours professionnel, avez-vous connaissance de certains collaborateurs de votre groupe ayant travaillé chez McKinsey ?
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je vous informe, monsieur Rodocanachi, que Denis Terrien, nommé en 2016 président du conseil de surveillance de LPCR, a effectué une partie de sa carrière chez McKinsey. Vous-même, vous vous êtes vanté dans la presse, à plusieurs reprises, du parcours professionnel de vos collaborateurs. C’est assez édifiant. Parmi vos directeurs généraux ou délégués, nous trouvons des gens issus de Sodexo, de Pizza Hut, d’Elior, de McKinsey, de Danone, de Casino, d’Ernst & Young, de KPGM, d’Etam. Je n’ai rien contre les reconversions professionnelles, je pense que c’est très utile, mais quand autant de personnes ont construit leur parcours dans quelque chose qui n’a rien à voir avec les crèches, avec les métiers du lien, ne pensez-vous pas que ces gens participent à une forme de management, à une stratégie financière qui peut poser problème pour les enfants ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je vous confirme que je ne connais pas par cœur le CV de mes 14 000 collaborateurs dans le monde et je m’en excuse. Je tâcherai de m’améliorer la prochaine fois. Ensuite, j’ai envie de vous dire que c’est une chance inouïe pour un secteur d’activité d’avoir des gens qui viennent d’horizons différents. Ils apportent des outils différents dans la boîte à outils, ils apportent un savoir-faire, une expertise, une exposition. Cette assemblée serait bien terme si tout le monde avait été député toute sa vie. Heureusement, elle comprend des agriculteurs, des infirmières et des architectes qui ont occupé ces métiers avant d’être élus députés. Ne croyez-vous pas ?
Mme Anne Bergantz (Dem). Je reviens au financement et à la qualité des crèches. Nous avons évoqué les résultats de votre société, mais je ne crois pas que nous ayons parlé de votre endettement et de son niveau. J’aimerais savoir également si vous avez un endettement à titre personnel, s’agissant notamment des SCI que vous possédez.
Nous travaillons sur la proposition de suppression du Cifam émise par l’Igas, motivée par le fait que le pilotage du Cifam se révèle difficile et qu’il bénéficie essentiellement aux grands groupes, avec un effet inflationniste sur les prix de berceaux. Vous dites qu’une telle démarche s’accompagnerait d’un risque de retrait des entreprises et donc de fermetures de crèches. Le nombre n’est peut-être pas de 100 000, il me semble exagéré, mais je conviens qu’il peut y avoir des fermetures de crèches.
La question vise à savoir si nous pourrions compenser la disparition des places résultant de la suppression du Cifam. De combien devrions-nous augmenter la PSU ? Quel devrait être le prix minimum des DSP ? De quelle manière compenser le retrait des entreprises et assurer la viabilité des crèches ? Vous avez évoqué la différence, entre 1,5 et trois fois, du coût moyen. Resterions-nous au même niveau ? C’est important, puisque nous parlons d’argent public.
Vous appelez de votre vœu la simplification de la PSU. La Cnaf a indiqué devant nous qu’elle travaillait sur un projet de lissage de la PSU. Cette démarche va-t-elle dans le bon sens ? Avez-vous d’autres propositions ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Oui, comme je l’ai expliqué précédemment, nous faisons face à un endettement. Il faut avoir un bilan équilibré, c’est-à-dire une partie en dette bancaire et une partie en fonds propres de la part de ces actionnaires. Chez nous, l’endettement au bilan s’établit à près de 400 millions d’euros. Cet endettement a surtout servi à ouvrir des places de crèches. J’ai entendu les intervenants de la précédente audition. Malheureusement, nous n’avons jamais 80 % de Piaje. En moyenne, l’aide à l’investissement se situe à 35 %. Pourquoi pas davantage ? Vous n’êtes pas sur le territoire qui maximise en fonction des ressources des habitants ou vous vous installez dans un local existant, ce qui ne permet pas de toucher la prime de haute qualité environnementale. Ces 65 % forment donc notre bilan, notre endettement.
S’agissant du Cifam, pourquoi les opérateurs privés sont-ils inquiets ? Les associations et les municipalités le sont également, puisque nous venons en soutien à de nombreuses délégations de service public. Il nous est demandé de vendre 5 à 10 % des places de la crèche municipale aux employeurs locaux.
Chez nous, sur environ 2 000 entreprises clientes, plus de 1 500 sont des mono-réservataires. Ce sont des TPE, TPI et PME de cinq à dix salariés qui prennent une place. Ce sont aussi des grands groupes, qui souhaitent des centaines de places. Vous imaginez leur niveau de dépense sans le Cifam.
Pourquoi n’y a-t-il pas de réservataire employeur dans les autres pays européens ? Tout simplement parce qu’il n’existe pas de crédit d’impôt. En Angleterre, les familles payent 3 000 pounds chaque mois pour une place de crèche. Je ne suis pas certain qu’une telle politique familiale serait souhaitable en France.
Vous m’avez posé une question au sujet de l’impact sur les prix des DSP. Je pense que le sujet de la DSP est assez simple. Vous savez que ce n’est pas le gestionnaire qui fait le prix, c’est l’AMO avec la ville. Entre le premier et le second tour, ils vous reçoivent à l’oral et vous expliquent que si vous voulez gagner, il vous faudra baisser le prix.
Nous savons que le montant de 10 000 euros correspond au prix payé par la famille et la Caf. Il reste 10 000 euros payés par la ville. Dans une DSP, ils mettent souvent le local gracieusement à disposition. De fait, le montant passe à 7 000 euros. Ensuite, des charges supplétives sont prises en charge par la commune : l’électricité, l’entretien du jardin, la rénovation de la façade, etc. Ces 7 000 euros passent donc à 5 000 euros. Chaque DSP est unique dans son modèle. Nous ne pouvons pas dire que c’est mal vendu à 3 000 euros ou trop bien vendu à 7 000 euros. C’est très complexe et pointu.
En France, le prix moyen de la PSU s’établit à 11,70 euros de l’heure, selon le chiffre officiel de la Cnaf publié il y a quelques semaines. Le seuil d’exclusion s’élève à plus de 17 euros de l’heure. Dans ce cas, la Cnaf considère que la crèche est mal gérée. Pourquoi ne pas envisager un prix plancher pour garantir la qualité pour toutes les crèches, pas simplement dans les DSP ? Nous pourrions le fixer à 8, 9 ou 10 euros de l’heure, comme cela existe dans d’autres pays. Je pense que c’est une option.
Enfin, je réponds à votre question sur le coût d’arrêt du Cifam, en rappelant que le Cifam est un outil essentiel de lutte contre les inégalités de naissances. Dans une crèche municipale, la ville privilégie les foyers dont les deux parents travaillent. Dans une crèche d’entreprise, un parent travaille et, statistiquement, le deuxième peut ne pas travailler. C’est la raison pour laquelle nous trouvons 15 à 20 % de familles fragiles dans les crèches privées contre 7 % en moyenne nationale.
Nous sommes passés de la tarification au forfait à la tarification horaire. Le taux d’occupation des crèches en France se situait à 60 % il y a dix ans. L’État a considéré que ce n’était pas suffisant, au regard de l’équipement public disponible, et qu’il fallait l’augmenter à 75 %. On a inventé la PSU horaire, qui était une bonne idée au début. Personne n’avait anticipé le futur dérapage. Les congés payés des familles ont été déplafonnés. Au lieu de prendre cinq semaines, elles ont pris dix semaines. Que s’est-il passé ? Les gestionnaires sont allés voir les Caf en expliquant qu’ils n’avaient plus assez de ressources. Les Caf ont répondu qu’il fallait avoir recours à l’accueil occasionnel, mais trouver une famille pour la deuxième semaine des vacances de février ou la première des vacances de Pâques s’avère impossible dans la vraie vie. Les Caf ont alors considéré qu’il fallait assurer un accueil en surnombre toute l’année.
Vous avez évoqué mon interview donnée aux Échos. Effectivement, l’accueil en surnombre est la conséquence de la PSU horaire. Il faut avoir suivi des études de Polytechnique pour comprendre le calcul de la PSU horaire, du taux d’occupation facturé et du taux d’occupation réalisé. Aujourd’hui, nous lissons entre 107 et 117 %. C’est un mal pour un bien. Je pense qu’il existe une autre solution, celle de proposer à la Cnaf de passer à un taux unique de PSU indexé sur l’inflation dès 2025. Nous constatons six taux de PSU différents, à multiplier par les trois bonus. Au total, nous obtenons dix-huit taux de PSU. Le « U » de PSU ne signifie plus rien. Nous subissons une régression linéaire et nous créons une infinité de taux. Au lieu de privilégier la simplification, nous nous dirigeons vers la complexification.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je ne crois pas que vous ayez répondu à ma question sur votre endettement personnel.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. J’ai des dettes personnelles puisque, tout au long de ma carrière, je me suis endetté pour maintenir le contrôle et détenir une part de l’entreprise la plus importante possible.
Mme Anne Bergantz (Dem). Pouvez-vous nous préciser le montant de cet endettement ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je ne le connais pas par cœur, je pourrais vous fournir les documents, mais il s’élève à plusieurs millions d’euros.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je voulais savoir si le Cifam faisait partie du plan de développement de croissance. Vous parliez, en 2017 d’hyper-croissance à propos de votre groupe et du modèle de crèche que vous développez. Le plan de croissance de votre groupe est-il un gage pour vos investisseurs et est-il très important pour le modèle économique, pour la valeur de votre groupe ? Que pourrait représenter la suppression ou la modification du Cifam dans votre modèle économique ? De quelle manière pourriez-vous anticiper des modifications de ce crédit d’impôt ? Quelles seraient les répercussions ? Je pense que vous êtes un homme d’affaires très avisé et malin, vous êtes capable de rebondir si la loi change. Votre groupe continue de progresser et de faire son travail.
Votre groupe est-il doté d’une centrale d’achat ou bien faites-vous appel à une centrale d’achat externe ? Êtes-vous actionnaire d’une centrale d’achat ? Si elle existe, que représente cette centrale ? Quel est son chiffre d’affaires ? Pouvez-vous nous dire ce qu’elle représente en surplus dans le coût final du berceau ? Quel pourcentage prend-elle sur les transactions entre fournisseurs et crèches ?
J’ai vu sur Internet la centrale d’achat qui s’appelle Point Omega. Quelle est sa place dans votre modèle économique ? Comment fonctionnez-vous ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Nous ne fixons pas la croissance, qui est fixée par l’État à travers les différents plans crèches successifs. Pour le prochain quinquennat, il considère qu’il faut ouvrir 30 000 ou 50 000 places. Le secteur se met en ordre de marche pour essayer d’ouvrir ces places. L’État est notre prescripteur. Il donne le ton sur le nombre de places à ouvrir. Depuis 2017, je tiens une position inverse dans les médias, en disant qu’il faut ralentir les ouvertures. Nous ne pourrons pas faire du « en même temps » sur ce dossier. Ma position apparaît un peu anachronique dans le secteur. Je suis le seul à dire qu’il faut ralentir.
Vous me demandez ensuite de quelle manière affiner le Cifam. Nous avons la poche d’étude et de conseil préalables et la poche de financement de l’investissement. C’est assez peu utilisé et donc assez peu justifié dans le Cifam. En revanche, je pense qu’il faut sanctuariser le fonctionnement.
Que voulons-nous ? Voulons-nous un modèle à l’anglo-saxonne, très libéral, dans lequel les familles payent le plein tarif ? Si nous passons tout le système français à la Paje, l’État viendrait aider les familles directement. Nous ne serions plus entre 50 centimes et 2,50 euros de l’heure, mais à 10 euros de l’heure, comme en Angleterre. Je ne suis pas certain qu’une telle perspective corresponde à notre politique familiale. Pour moi, la PSU fonctionne. Il faut juste l’améliorer et mieux réallouer les différentes dépenses puisque nous parlons quand même de 9 milliards d’euros. L’Assemblée nationale a décidé, l’année dernière, de doubler le plafond du crédit d’impôt pour garde d’enfant à l’extérieur du domicile. Le coût s’élève à 600 millions d’euros, c’est un très beau cadeau pour les familles. Je cite aussi le déplafonnement des congés payés en crèche, pour 650 millions d’euros. Une économie d’un milliard d’euros sur la provision a été décidée par le Gouvernement sur cette Cog au titre de l’aide à l’investissement. L’efficience sur les seuils d’exclusion représente un coût de 250 millions d’euros. Au final, le montant s’établit à 2,5 milliards d’euros. En face, nous devons absolument faire passer le pouvoir d’achat des salariés dès la rentrée de septembre, mais il manque 240 millions en raison d’un mauvais approvisionnement. Il faut aussi indexer la PSU sur l’inflation, pour 700 millions.
J’ai d’un côté une dépense de 940 millions et, de l’autre, l’opportunité d’aller chercher 2,5 milliards d’euros. Je pense qu’il est possible de parvenir, pour cette Cog, à 1,5 milliard d’excédent dans la branche famille, à la condition de réunir tous les acteurs autour de la table.
Vous m’avez enfin interrogé sur la centrale d’achat. Nous avons effectivement la société Point Omega, qui est une SARL créée en 2007 ou 2008. Pourquoi avoir créé cette unité ? Nous avons regardé ce qui existait et avons constaté que la Mutualité française avait mis en place une centrale d’achat dédiée au sanitaire et social. Nous avons vu que les collectivités utilisaient deux centrales d’achat publiques, de mémoire, en charge de tous les achats, notamment pour les écoles. Nous avons considéré que si ces acteurs le faisaient, nous pourrions le faire également. Notre centrale est détenue à 100 % par le groupe, sans autre actionnaire. Je n’en suis pas actionnaire directement. C’est surtout une structure juridique, dans laquelle se retrouvent les acheteurs, qui travaillent en soutien des différents métiers. Lorsqu’il faut renégocier le contrat de téléphonie ou les loyers, nous nous appuyons sur l’expertise métier de ces acheteurs.
M. le président Thibault Bazin. Quel coût représente cette centrale sur les structures ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Je n’en ai pas la moindre idée. Je reviendrai vers vous. Nous payons 52 millions de loyers par an, 12 millions pour la nourriture, 2 à 3 millions pour les couches. Viennent ensuite tous les autres frais. À mon avis, les achats atteignent au moins les 100 millions par an.
M. le président Thibault Bazin. La question portait surtout sur la facturation de la centrale d’achat à la structure.
M. le président Thibault Bazin. Je ne le sais pas. Je me renseignerai auprès de mon directeur général avant de revenir vers vous.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Vous êtes actionnaire et bénéficiaire effectif de Point Omega, vous êtes bénéficiaire indirect à plus de 50 %.
Concernant le modèle économique, vous parliez de frais de siège, évalués à moins de 11 %. S’agissant des frais de centrale d’achat que vous appliquez, pouvons-nous considérer que vous réalisez environ une marge de 4 % sur la refacturation entre le fournisseur et la crèche ? Vous ne m’avez pas répondu sur le nombre de salariés chez Point Omega.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Nous reviendrons vers vous avec ces chiffres, en toute transparence. Je crois que Point Omega regroupe entre quatre et cinq salariés. Je ne suis même pas certain qu’il y ait une refacturation. Nous vérifierons ces éléments très rapidement.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Selon mes informations, la centrale d’achat réalise un chiffre d’affaires de 90 millions d’euros. Vous pouvez très bien atteindre les 100 millions en 2024, avec trois ou quatre salariés en effet. On me parle d’un taux de refacturation de 4 % entre les fournisseurs et les crèches. Ce n’est pas négligeable dans le modèle économique quand nous savons que vos frais de siège s’établissent à un peu moins de 11 000 euros. Votre groupe fonctionne un peu en cercle fermé. Vous êtes smart, le système vous permet de libérer toute votre intelligence capitaliste, je le comprends tout à fait, vous n’êtes pas dans l’illégalité, le système le permet. Je dis seulement que nous avons besoin de comprendre de quelle manière il faut procéder pour éviter que ce type de système se multiplie, devienne dominant et conditionne l’avenir des enfants, des parents et des crèches dans le pays.
M. le président Thibault Bazin. Lors de nos auditions avec les collectivités et les groupes mutualistes, nous n’avons pas forcément évoqué la question des centrales d’achat, dans une approche comparative des modèles.
Mme Michèle Peyron (RE). J’ai commis un rapport d’une mission flash avec ma collègue Isabelle Santiago sur les crèches. Nous avons une recommandation, la numéro 36. Je vais vous la lire et vous me direz ce que vous en pensez. « Les rapporteures recommandent de sortir du financement à l’heure qui ne correspond plus aux réalités des besoins des enfants et des familles et nie la partie de travail des équipes en dehors des enfants. À cet égard, le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) propose par exemple d’expérimenter la mise en place d’un forfait à la demi-journée à la place du système actuel à l’heure. » Isabelle Santiago et moi-même soutenons cette proposition. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. J’ai lu l’ensemble de vos recommandations. J’aime celle qui préconise de passer d’un pour sept à un pour six, voire pour cinq. Ce sera possible à l’horizon 2040 puisque la mesure coûte 3 milliards d’euros et nécessite de recruter 60 000 personnels en plus.
Il y a deux schémas, vous avez raison. Nous nous sommes tous un peu trompés sur cette facturation à l’heure, qui est trop pointue. Elle partait d’un bon sentiment, c’est-à-dire au plus près des besoins des familles. Il faut savoir qu’une famille moyenne en crèche est inscrite pour vingt-et-un ou vingt-deux jours ouvrés par mois et ne vient pas deux jours sans prévenir la crèche. Vous imaginez la déstabilisation du planning et des équipes.
Deux options se dessinent, dont le forfait à la demi-journée, le matin, l’après-midi ou la journée entière. Cette organisation fonctionne si les familles payent les fameuses cinquante-deux semaines moins les cinq semaines de congés payés, donc quarante-sept semaines, mais pas trente-cinq ou quarante semaines. La famille doit consentir un petit effort. La Cnaf considère que c’est une réforme globale de la PSU dans cinq à dix ans. Pour ma part, je pense que nous pouvons aller un peu plus vite d’ici la fin de la Cog. Il existe peut-être un scénario intermédiaire. Nous oublions le forfait, mais nous proposons un seul taux de PSU horaire, indexé sur l’inflation. Il n’y a plus ces 107 ou 117 %. Les contrôles sont simplifiés. Lors d’un contrôle de la Caf, vous expliquez avoir fait 100 000 heures dans votre crèche l’année dernière, vous avez droit à 6 euros de l’heure, soit 600 000 euros de recettes PSU. Vous montrez les factures aux familles pour les 100 000 heures et c’est tout. En une journée plutôt qu’en une semaine, le contrôleur de la Caf peut mener à bien sa mission. Il est ainsi en mesure, à périmètre équivalent, d’effectuer trois à cinq fois plus de contrôles, et donc plus de coaching et d’accompagnement des crèches.
M. le président Thibault Bazin. Ce que vous nous dites ne correspond pas du tout aux projets de la Cnaf pour la Cog. Vous participez à de nombreux groupes de travail et, au final, le modèle n’évoluera pas comme l’avez préconisé. J’ai d’ailleurs l’impression que, par rapport à vos concurrents, vous occupez une position un peu singulière.
M. Jean-Emmanuel Rodocanachi. Ce n’est pas parce qu’une montagne se dresse devant nous que nous ne parviendrons pas à la franchir collectivement. Le partenariat avec les Caf fonctionne depuis vingt ans, nous travaillons dans un climat de confiance. Encore une fois, nous apprécions et soutenons 80 % des mesures et nous ne sommes pas forcément d’accord pour 20 % d’entre elles. Nous le disons d’ailleurs, puisque ce qui donne du sens à un partenariat est de tenir au partenaire un discours libre et honnête. J’ai lu l’interview de Nicolas Grivel, le directeur général de la Cnaf, publiée dans La gazette des communes il y a quelques semaines. Le titre de l’article consistait à dire qu’il ne serait pas choquant que les familles payent plus si la qualité est au rendez-vous.
M. le président Thibault Bazin. Je ne sais pas si c’est une porte ouverte, mais il faudra avoir ce débat avec le Gouvernement. Je vous remercie, monsieur Rodocanachi. J’ai bien compris que vous nous transmettrez un certain nombre d’éléments.
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38. Audition de Mme Nadine Morano, ancienne secrétaire d’État chargée de la famille (2008-2010) (4 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Parmi les dix-neuf ministres et secrétaires d’État chargés de la famille et de la petite enfance qui se sont succédé au cours des vingt dernières années, nous avons pris le parti de nous concentrer sur celles et ceux dont l’expérience gouvernementale était susceptible de nous éclairer sur certains choix importants concernant le secteur des crèches. C’est à ce titre que nous accueillons ce matin Mme Nadine Morano, qui fut secrétaire d’État chargée de la famille entre le 18 mars 2008 et le 13 novembre 2010 auprès de quatre ministres successifs : M. Xavier Bertrand jusqu’en janvier 2009, M. Brice Hortefeux jusqu’en juin 2009, M. Xavier Darcos jusqu’en mars 2010 et M. Éric Woerth jusqu’en novembre 2010. Nous avons prévu d’auditionner prochainement M. Christian Jacob, ministre délégué à la famille entre 2002 et 2004, Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé entre 2012 et 2017, ainsi que, pour la période plus récente, M. Adrien Taquet, Mme Aurore Bergé, Mme Catherine Vautrin et Mme Sarah El Haïry.
Je remercie Mme la ministre Nadine Morano de s’être rendue disponible dès ce matin pour entamer avec nous cette série d’auditions. Nous parvenons à la trente-huitième audition de notre commission d’enquête et nous avons plusieurs fois entendu nos interlocuteurs évoquer le « décret Morano » pour désigner le décret du 7 juin 2010 relatif aux établissements et services d’accueil des enfants de moins de six ans.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et son enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Nadine Morano prête serment.)
Mme Nadine Morano, ancienne secrétaire d’État chargée de la famille (2008-2010). J’ai été nommée secrétaire d’État en charge de la famille, le 18 mars 2008. La politique familiale a toujours été dans l’ADN de ma famille politique. La défense de la politique familiale, de ses objectifs et de ses moyens a toujours été un des piliers de nos programmes, afin de donner la possibilité aux femmes de travailler et de trouver un équilibre entre la vie familiale et la vie professionnelle. C’est ainsi que notre plan pour développer les modes de garde des jeunes enfants a permis d’améliorer le taux d’activité des femmes.
Ma feuille de route s’inscrivait dans la continuité de ce qui avait été décidé à partir de 2003, sous la présidence de Jacques Chirac. À l’époque, 800 000 familles étaient en attente d’un mode de garde pour leur enfant. Grâce à l’action publique, l’offre a augmenté entre 2003 et 2004 alors que Christian Jacob, puis Marie-Josée Roig, étaient ministres chargés de la famille. Il avait alors été décidé d’ouvrir les modes de garde au secteur privé. En 2004, le dispositif a été complété par le crédit d’impôt famille (Cifam) octroyé aux entreprises réservant un berceau pour leurs salariés. Son montant est de 50 % du prix de la réservation du berceau. Cette dépense étant déductible de l’impôt sur les sociétés au titre des charges, l’employeur ne supporte que 16,7 % du coût, l’État subventionnant les 83,3 % restants.
Nicolas Sarkozy a évidemment poursuivi cet engagement fort de la droite en faveur des familles, auquel nous avons consacré 5 % du produit intérieur brut, soit près de 100 milliards. Dans ce cadre, je me suis engagée dans une convention d’objectifs et de gestion avec la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) pour 1,3 milliard d’euros d’investissements, visant à créer 200 000 places à l’échéance de 2012. Afin de diversifier les modes de garde, car tous les territoires ne sont pas les mêmes et que le modèle ne pouvait pas reposer uniquement sur le public, nous nous sommes concertés avec les représentants des syndicats de la Cnaf, avec l’Union nationale des associations familiales (Unaf), avec Familles rurales – les territoires ruraux, en manque de places, demandent des modes de garde spécifiques – et avec les assistantes maternelles.
Nous avons ainsi lancé des dispositifs innovants, avec la création des maisons d’assistantes maternelles (MAM) permettant à ces dernières de se regrouper, l’instauration d’une aide à l’installation, toujours pour les assistantes maternelles, variant de 300 à 500 euros, ou la création des jardins d’éveil. Mon objectif était de permettre aux parents de trouver une solution de garde partout sur le territoire. La recherche de places étant difficile, nous avons également mis en place un site, monenfant.fr, qui fonctionne toujours, sur lequel les parents peuvent trouver une carte indiquant les modes de garde disponibles dans leur secteur.
Notre ligne était de s’ouvrir au privé, qui va beaucoup plus vite que le public, et de chercher des marges de manœuvre partout où elles pouvaient exister. Par exemple, les crèches hospitalières affichaient à l’époque un taux d’occupation de l’ordre de 60 %. Une convention a donc été passée avec l’AP-HP pour optimiser l’occupation et permettre aux familles résidant à proximité d’un hôpital de bénéficier des places disponibles – c’était encore un dispositif innovant. Il était également important pour moi d’offrir des modes de garde adaptés aux familles des quartiers dits prioritaires – parfois des familles monoparentales, avec des horaires atypiques, très matinaux ou très tardifs. Le plan Espoir banlieues, doté de 30 millions d’euros, a permis de financer ces modes de garde – je me souviens m’être rendue à Vénissieux, dans le quartier des Minguettes, pour visiter une petite structure installée au cœur du quartier et accueillant les enfants très tôt le matin et très tard le soir. Grâce à cela, les femmes pouvaient enfin répondre à des entretiens d’embauche. À l’époque, 14 % des enfants avaient un parent ou deux travaillant avec des horaires atypiques – pour lesquels tout est plus cher, par exemple parce qu’il n’y a pas de transports collectifs. J’avais donc augmenté le complément mode de garde, de 10 % de mémoire, pour ces familles.
En 2007, 27,3 % des enfants de 0 à 3 ans bénéficiaient d’un mode de garde formel. Ce taux a culminé à 44,4 % en 2011, plaçant la France en quatrième position des pays de l’Union européenne, derrière le Danemark, les Pays-Bas et la Suède. Lors de la période au cours de laquelle j’ai eu l’honneur de servir la France comme ministre, l’indice de fécondité par femme était de 2,01. Depuis, il a chuté, poursuivant un mouvement de baisse gravissime engagé depuis 1945 – aujourd’hui, le renouvellement des générations n’est plus assuré. Malgré la crise économique et financière, la majorité à laquelle j’ai appartenu a donc toujours accompagné les familles, le résultat étant que nous avions le deuxième taux de fécondité en Europe.
Le taux d’activité des femmes a, grâce à une plus grande disponibilité des places et une meilleure adaptation des modes de garde, augmenté de pratiquement deux points entre 2008 et 2012, passant de 64,8 % à 66 %. C’est la preuve que les modes de garde ont une influence directe sur le taux d’activité des femmes et sur une meilleure conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame la ministre, je vous remercie d’être avec nous pour revenir sur votre action en tant que secrétaire d’État chargée de la famille. Durant les seize mois que vous avez passés dans cette fonction, plusieurs réformes touchant le secteur des crèches sont intervenues. L’année 2010 marque un tournant, avec la transposition dans le droit français de la directive Bolkestein sur les services et votre décret du 7 juin revoyant les qualifications des personnels à la baisse par le biais du quota 60-40 ; à cela s’ajoute la possibilité d’un surnombre différencié selon les capacités des établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE), pouvant aller jusqu’à 20 % pour les EAJE de plus de quarante places.
L’élément le plus marquant de votre mission reste sans doute l’entrée des micro‑crèches dans le droit commun après une phase d’expérimentation. Ces structures, qui bénéficient d’une réglementation dérogatoire et d’un mode de financement distinct, avaient notamment pour objectif de répondre aux besoins des territoires ruraux. Ce modèle est aujourd’hui contesté, en particulier par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances, dont le rapport sur les micro‑crèches, publié la semaine dernière, dresse un constat mitigé : c’est le mode d’accueil au coût le plus élevé pour les parents, qui se développe dans les grands centres urbains au bénéfice des familles les plus aisées, parfois en concurrence avec des crèches bénéficiant de la prestation de service unique (PSU), et qui n’apporte pas de garantie suffisante en termes de qualité d’accueil du jeune enfant.
Quatorze ans plus tard, comment appréhendez-vous ces réformes et comment accueillez-vous les critiques portées à l’endroit du régime des micro‑crèches par l’Igas ? Quel bilan tirez-vous de ces dispositifs alors que l’objectif de répondre aux besoins des territoires ruraux semble loin d’être atteint et que le régime des micro‑crèches n’a pas permis d’éteindre la question de la couverture des besoins d’un point de vue quantitatif ?
Mme Nadine Morano. L’objectif des micro‑crèches, dispositif plus souple avec de petites entités de douze places, était de favoriser l’installation dans les territoires ruraux. Il n’était pas du tout pensé pour les villes. Je rappelle que j’ai exercé mes fonctions jusqu’en 2010, date à laquelle il avait 490 micro‑crèches. Il y en avait 5 840 en 2021, selon le rapport de l’Igas. La majorité qui a pris le relais après mon départ a conservé ce dispositif. Si vous souhaitez évaluer cette évolution et identifier d’éventuelles dérives, comme l’implantation de ces microstructures en milieu urbain, je vous suggère d’interroger ceux qui m’ont succédé. Cela s’appelle l’évaluation des politiques publiques. Je ne peux rien vous répondre d’autre. À sa mise en place, le dispositif a bien marché.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma question était de savoir comment évaluer la réalisation des objectifs quatorze ans après. Je peux la formuler autrement : j’imagine que, au moment où vous avez décidé de généraliser le dispositif des micro‑crèches pour augmenter le nombre de places, ce qui est un objectif légitime, vous vous doutiez que la baisse des exigences en termes de conditions d’accueil et d’encadrement aurait un impact sur la qualité. Avez-vous mis en place des plans de contrôle et des plans de formation des professionnels de la petite enfance pour faire face à ce risque ? Avez-vous été alertée sur ce risque ?
Mme Nadine Morano. Le secteur de la petite enfance connaît une importante pénurie de professionnels. C’était le cas à l’époque, puis sous le gouvernement de la majorité socialiste de François Hollande, et c’est encore le cas aujourd’hui. J’avais d’ailleurs lancé un plan de formation Métiers de la petite enfance 2008-2012.
Quand j’examine la palette des modes de garde mis à disposition des familles, je constate que notre majorité a obtenu des résultats pour les familles. C’est ce qui m’intéresse. Grâce au regroupement des assistantes maternelles, à la possibilité pour celles-ci de garder un enfant de plus, à l’optimisation des crèches hospitalières, au développement des crèches associatives et à l’ouverture au privé, qui a permis d’aller beaucoup plus vite que le public, soumis à des contraintes d’appel d’offres par exemple, nous avons atteint notre objectif de création de places.
Nous étions très attentifs à la qualité – être en charge de la famille et vouloir garantir la qualité de l’accueil de l’enfant vont de pair – et je n’ai eu aucune remontée sur la baisse de la qualité de l’accueil des jeunes enfants à la suite de la généralisation des micro‑crèches. Nous avons étendu la palette de formation des personnels et valorisé les acquis de l’expérience des titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) petite enfance. Nous avons élargi la palette des acteurs intervenant dans le secteur de la garde des jeunes enfants afin de répondre à une attente très puissante des familles.
Madame la rapporteure, vous me parlez de l’évolution du dispositif. Je suis désolée, mais vous voyez que je suis venue seule. J’espère qu’un jour vous aurez la chance d’entrer dans un gouvernement : vous verrez alors que, une fois que vous avez quitté vos fonctions, vous n’avez plus la main sur ce qui se passe ensuite, surtout si vous êtes dans l’opposition. Vous n’avez plus les manettes, et plus les services de l’administration. S’il y a eu des problèmes dans l’évolution du dispositif, c’est à ceux qui étaient en responsabilité qu’il faut en parler. Je n’ai pas les moyens de vous répondre quatorze ans après.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour votre réponse. J’observe simplement que les familles souhaitent disposer de places pour leurs enfants, bien sûr, mais dans les meilleures conditions d’accueil possible. Si je comprends donc votre objectif, je me permettais de vous interroger parce qu’il aurait pu apparaître à l’époque que la diminution du taux d’encadrement et des exigences de formation professionnelle pouvaient avoir des conséquences sur la qualité de l’accueil.
Le décret de 2010 a notamment introduit la possibilité pour les EAJE d’accueillir des enfants en surnombre par rapport à leur capacité, cela pouvant aller jusqu’à 20 % pour les établissements de plus de quarante places. Je peux deviner les raisons d’une telle décision, mais j’aimerais que vous les indiquiez, ainsi que les modalités de calcul des taux prévus par le décret. Vous nous avez déjà répondu sur l’identification et l’anticipation du risque lié à la réduction des personnels diplômés couplés à ce surnombre.
Mme Nadine Morano. Je suis très flattée que vous vous référiez à ce décret comme le « décret Morano ». À l’époque, M. Éric Woerth était le ministre de plein exercice en charge de ce sujet et il aurait convenu de l’inviter également. J’ai travaillé avec lui sur ce décret, qui était une réponse essentielle aux besoins des familles. J’observe qu’aucun des ministres qui m’ont succédé n’a souhaité l’abroger. S’il avait provoqué une baisse de la qualité de l’accueil dans les EAJE, je pense que les responsables postérieurs, sous la majorité de François Hollande ou sous la vôtre – dont M. Woerth fait d’ailleurs partie – l’auraient immédiatement supprimé.Vous dites deviner les raisons qui ont motivé sa publication…
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je suppose qu’il répondait à un enjeu quantitatif, mais il y a peut-être d’autres raisons qui ont mené à décider de cette possibilité d’accueil en surnombre. Ma question est ouverte.
Mme Nadine Morano. Je suis étonnée par cette question, car tout était transparent : il suffit de regarder les informations et les interviews de l’époque ou même de lire le décret. Je crois que vous avez également auditionné des responsables de la Cnaf.
À l’époque, le taux moyen d’occupation des crèches sur une semaine était de 67 %. Le décret a donc, de façon pragmatique – et c’est pour cela qu’il n’a jamais été abrogé – prévu un surnombre d’inscriptions, ce qui est bien différent d’un surnombre occupationnel. Le décret n’a pas modifié le taux d’encadrement, qui demeure d’un adulte pour cinq enfants qui ne marchent pas et d’une adulte pour huit enfants qui marchent. Mais il arrive, sur certaines plages horaires, que la crèche ne soit pas remplie à 100 %. Lorsque, par exemple, une mère de famille ne travaille pas le mercredi, la place de crèche est occupée par l’inscription, mais dans la réalité l’enfant n’est pas là. Cela peut être utile pour un autre enfant, gardé par ses grands‑parents par exemple. Nous avons donc voulu dégager ces places ponctuelles, pour tendre vers un taux d’occupation effectif de 100 %.
S’agissant du niveau de qualification, nous l’avons diminué de très peu. Je me souviens très bien des manifestations de certains, comme le collectif Pas de bébés à la consigne, mais ce décret ne vient pas de rien. Il a été adopté au conseil d’administration de la Cnaf par vingt-deux voix pour, sept voix contre, deux abstentions et trois prises d’acte. Pour ce qui est des territoires ruraux, la caisse de la MSA (Mutualité sociale agricole), sollicitée, l’a également adopté. Il a été validé par le Conseil d’État. Ce décret a également fait l’objet d’une large concertation avec tous les partenaires sociaux et les acteurs du secteur, ainsi qu’avec Départements de France. Il était essentiel de mettre ces derniers dans la boucle, parce que, si la Cnaf effectue le contrôle financier, la PMI (protection maternelle et infantile) réalise celui de la qualité d’accueil et de la sécurité des enfants. Cette concertation impliquait encore les associations représentant les familles, comme l’Unaf et Familles rurales. Nous avons reçu le collectif Pas de bébés à la consigne.
M. le président Thibault Bazin. Pourquoi la sphère médiatique a-t-elle continué de s’y référer comme au décret Morano ? Quelle était la place, à l’époque, de votre ministre de tutelle ?
Mme Nadine Morano. Un secrétaire d’État est sous la tutelle d’un ministre. Leurs cabinets travaillent ensemble sur certains sujets, surtout s’agissant d’une compétence comme celle de la famille, et les décrets sont signés par les deux. Vous verrez à la fin de celui de 2010 les noms du Premier ministre, du ministre du travail, de la solidarité et de la fonction publique Éric Woerth, et de la secrétaire d’État chargée de la famille et de la solidarité Nadine Morano.
Mais je suis ravie qu’on l’appelle le décret Morano ! Je suis heureuse de cette maternité car si c’était à refaire, je referais la même chose. Je pense que ce décret a permis le développement des modes de garde et qu’il allait dans la bonne direction, parce que personne ne l’a jamais remis en cause.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nos travaux ont fait apparaître que la possibilité d’accueil en surnombre se matérialise, du moins aujourd’hui, par l’accueil de trop d’enfants. Bien sûr, nous avons tous en tête la situation particulière du mercredi, mais, pour reprendre les termes d’une personne auditionnée, l’« enfant magique », accueilli de huit heures à neuf heures ou de dix-sept heures à dix-neuf heures, n’existe pas ! Les situations de surnombre se produisent surtout pendant la tranche méridienne, lorsque les enfants du matin et ceux de l’après-midi sont présents ensemble. C’est un moment qui n’est pas évident à gérer dans une crèche, où tout le monde s’active et où il faut nourrir les enfants. Je ne conteste pas la légitimité de l’objectif quantitatif – accueillir le maximum d’enfants au regard des berceaux ouverts – et je comprends son intérêt, mais on peut aussi convenir qu’il engendre des difficultés concrètes auxquelles les équipes sont confrontées au quotidien.
La directive Bolkestein a permis à l’ensemble du secteur de la petite enfance de s’ouvrir au champ de la concurrence. Plusieurs secteurs étaient exclus de son champ d’application, en particulier la santé publique, la presse, l’audiovisuel, ou encore les transports, mais cela n’a jamais été le cas de la petite enfance. Pour quelles raisons ? Cela a-t-il fait l’objet de discussions avec les organisations syndicales, les administrations publiques, les grands groupes privés de crèches ? Comment réagissaient-ils à ce dispositif et comment avez-vous accueilli leur réaction ?
Mme Nadine Morano. Madame la rapporteure, vos propos ne peuvent pas correspondre à la réalité légale. Le surnombre ne peut concerner que les inscriptions, pas l’occupation, dès lors que le décret précise que le taux d’encadrement des enfants n’est pas modifié. L’application du dispositif du surnombre n’est pas possible si le taux d’encadrement des enfants n’est pas assuré.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il s’agit d’un surnombre au regard de l’agrément et non, effectivement, du taux d’encadrement.
Mme Nadine Morano. Mais je comprends de ce que vous me dites que, entre midi et quatorze heures, davantage d’enfants sont présents et que le personnel est débordé. Cela ne doit pas être le cas : le nombre d’enfants doit être conforme au taux d’encadrement légal et obligatoire.
J’ai écouté quelques-unes de vos auditions. Il ne suffit pas de dire qu’on a reçu le témoignage d’untel ou untel, il faut des faits concrets. Votre commission d’enquête ne peut pas se satisfaire de déclarations qui relèvent du “on-dit”, il lui faut des témoignages identifiés ayant trait à un dysfonctionnement précis. Vous êtes des législateurs, j’ai été ministre ; or les membres du Gouvernement doivent faire appliquer la législation. Dans chaque territoire, la PMI doit mener des inspections. Peut-être faut-il les renforcer, si des témoignages démontrent l’existence d’abus, mais cela ne rentre pas dans le champ d’application du décret.
Vous m’interrogez par ailleurs sur la directive européenne relative aux services dans le marché intérieur, dite Bolkestein. Je n’étais pas chargée de ce dossier. Vous devrez en parler au ministre du travail de l’époque.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous travaillons depuis trois mois, assez sérieusement je pense. Nous avons organisé des visites d’établissements et un certain nombre de membres de la commission se sont rendus par eux-mêmes dans des crèches. Nous ne nous fondons pas sur des “on-dit” ou des ragots pour décrire la situation : nous l’avons constatée, non seulement directement sur le terrain, mais encore par l’intermédiaire des travaux multiples portant sur les difficultés que rencontre le secteur. Je comprends que la situation était différente il y a quinze ans et que vous aviez un autre angle d’approche, mais j’insiste : nous ne nous fondons pas sur des ragots.
J’ai une dernière question sur la représentation d’intérêts, qui relève du champ de compétence de notre commission. Deux ouvrages parus en septembre dernier se penchent sur les crèches. Dans l’un d’eux, Babyzness, les journalistes Bérangère Lepetit et Elsa Marnette écrivent que les entrepreneurs racontent avoir eu l’oreille des politiques. Sont rapportés des propos tels que ceux des fondateurs de Babilou, Rodolphe Carle disant : « On a passé 20 ou 30 % de notre temps dans les ministères pour essayer de construire un business model sustainable sur le long terme » et Édouard Carle déclarant : « On a ouvert ce marché, on a, avec les politiques de l’époque, rédigé les textes de loi ».
Comment réagissez-vous à ces propos ? Quels contacts avez-vous eus avec les grands groupes de crèches et avec la Fédération française des entreprises de crèches au moment de l’élaboration de votre décret ? Des échanges ont certainement eu lieu avec les acteurs du secteur, ce qui est bien normal quand on souhaite réformer en profondeur. Se sont-ils inscrits dans le même cadre que le dialogue avec les acteurs institutionnels ou les représentants syndicaux ? Ces échanges avaient-ils trait à la création de places et à la volonté d’atteindre l’objectif chiffré ? Y en a-t-il eu avec les groupes privés de crèches concernant l’entrée dans le droit commun des micro‑crèches ?
Mme Nadine Morano. D’abord, je ne vous visais pas en parlant de ragots ; c’est juste qu’en regardant quelques auditions, j’ai entendu un témoignage relaté par une parlementaire et que, si je peux accepter des témoignages, il ne faut pas qu’ils soient flous. Je comprends que, depuis que je ne suis plus aux affaires, la situation s’est dégradée, et je le déplore. Lorsque j’étais ministre de la famille, nous étions très attentifs à la qualité d’accueil de tous les modes de garde et veillions avec les départements à ce que tout aille bien. J’étais très heureuse que nous ayons atteint nos objectifs, mais cela ne va pas encore assez loin : notre action aurait dû être poursuivie, pour mieux accompagner les familles, et je regrette que ce soit moins le cas aujourd’hui. Quinze ans après, n’étant plus en responsabilité, n’ayant pas les moyens de mener d’expertise et n’exerçant pas dans ce champ de compétence, je ne puis vous donner davantage d’informations.
Quant aux grands groupes de crèches, ils ont été auditionnés comme acteurs de la petite enfance au même titre que les autres. S’agissant par exemple de Babilou, je n’entretenais aucun lien privilégié ou personnel avec M. Carle, que j’ai dû rencontrer deux ou trois fois – j’ai participé à l’inauguration d’une crèche Babilou avec Xavier Bertrand. M. Carle a été reçu dans le cadre de réunions de travail, à l’instar des partenaires sociaux, de l’Unaf, de Familles rurales et de tous les autres acteurs de la petite enfance. Des réunions de travail avec les conseillers techniques de mon cabinet ont aussi eu lieu, mais rien de plus. D’ailleurs, je crois savoir, puisque j’ai regardé son audition, que M. Carle, a rencontré dix‑neuf ministres de la famille en vingt et un ans…
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je dois vous avouer que, depuis que les travaux de cette commission ont commencé, vous êtes la ministre dont nous entendons le plus parler – et pas seulement pour complimenter votre politique : c’est sans doute le lot de tous les ministres d’entendre critiquer l’action qu’ils ont menée. J’ai deux séries de questions à vous poser. La première porte sur le développement du secteur privé lucratif, en particulier sur le crédit d’impôt famille (Cifam).
Vous avez dit que votre majorité avait été très engagée auprès des familles. C’est sans doute le cas, mais on peut vous reconnaître plus encore d’avoir été engagée auprès des entreprises de crèches, puisque c’est votre majorité qui a ouvert la petite enfance au secteur privé et créé le Cifam. C’est même lorsque vous étiez secrétaire d’État à la famille que son taux a doublé, passant de 25 à 50 %.
Depuis le début de nos travaux, nous entendons au sujet de ce crédit d’impôt deux types de discours, qui ne sont pas contradictoires. Les entreprises de crèches, d’un côté, nous disent de ne surtout pas y toucher, car il est l’indispensable clef de voûte de leur modèle économique, qui fait leur viabilité et leur rentabilité.
De l’autre côté, le discours de l’administration, très argumenté, est extrêmement critique. Pour résumer, le Cifam constituerait un système qui provoque une captation de valeur ajoutée par des plateformes d’intermédiation, dont la complexité engendre des coûts commerciaux supplémentaires de l’ordre de 20 à 25 % du prix des places, et qui a créé des places en premier lieu pour les familles les plus aisées dans les aires urbaines. Cette création relèverait d’ailleurs d’un effet de substitution : des familles disposant d’une garde à domicile auraient bénéficié, grâce au Cifam, d’une place en accueil collectif. Enfin, l’argument massue porte sur l’effet de levier du dispositif, autrement dit sur le rapport entre ce qu’il coûte aux finances publiques et les sommes que les entreprises engagent de son fait. Selon l’Igas, les chiffres seraient de 182 millions d’euros de dépenses publiques pour 80 millions engagés par les entreprises privées. On peut se dire que ce n’est pas si mal, jusqu’au moment où l’on tient compte des coûts commerciaux supplémentaires que j’évoquais : on voit alors que, sur les 80 millions que les entreprises engagent pour la petite enfance grâce au Cifam, 60 millions sont mangés par ces coûts commerciaux.
Au vu de tout cela, comprenez-vous que le bilan du Cifam, et plus généralement du développement du secteur privé lucratif, puisse être critiqué ? La question suivante relève de la politique-fiction, mais j’aimerais que vous vous prêtiez au jeu : si, lorsque vous étiez ministre, vous aviez disposé de toutes ces informations, auriez-vous pris les mêmes décisions, notamment celle de doubler le taux du Cifam ?
Mme Nadine Morano. Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, plusieurs contraintes pesaient sur nous. La première était qu’en 2003, 800 000 familles étaient en attente d’une place pour leurs enfants. Deuxièmement, nous avions pour objectif de permettre une meilleure conciliation entre vie familiale et vie professionnelle dans notre pays. Troisièmement, par souci de la qualité de vie des parents travaillant dans le secteur privé et de leurs enfants, il fallait se préoccuper du développement des crèches d’entreprise ou interentreprises
Je parle sous le contrôle de M. le président puisque, dans sa circonscription, à Ville‑en‑Vermois, se trouve depuis plus de vingt ans une crèche d’entreprise qui fonctionne très bien.
M. le président Thibault Bazin. La rapporteure et moi-même sommes allés la visiter.
Mme Nadine Morano. Nous souhaitions qu’il y ait des crèches d’entreprise à proximité du domicile des parents, ou dans les locaux mêmes des sociétés – car aller récupérer son enfant dans la crèche qui est au rez-de-chaussée de son lieu de travail, c’est un atout formidable. L’entreprise devient ainsi un appui à la famille, elle remplit un engagement social.
Par ailleurs, nous avions besoin d’aller beaucoup plus vite. Vous êtes membre de La France insoumise, nous ne partageons donc pas la même vision idéologique : pour ma part, je ne mise pas sur le tout-public, qui est beaucoup plus lent sans garantir une dépense publique moindre ni une meilleure gestion.
Oui, si le Cifam était à refaire, je le referais. Je considère que l’État, ou le secteur public, n’a pas à s’occuper de tout. Vous me direz que le Cifam coûte de l’argent public. C’est vrai, mais il crée des emplois, favorise la qualité de vie et correspond à un modèle, celui du public-privé, que je trouve plutôt bon. C’est ma vision politique. Ce n’est peut-être pas la vôtre, que je respecte – nous sommes dans une démocratie où chacun a le droit de choisir ses modèles – mais le Cifam nous a au moins permis, à nous, d’enregistrer de vrais résultats sur le terrain. Je me réjouis d’avoir apporté aux familles la palette très large de modes de garde dont elles avaient besoin.
À l’époque, je m’étais rendue en Mayenne, chez Jean Arthuis, qui avait instauré des modes de garde très différents et lancé l’expérimentation des maisons d’assistantes maternelles. Il était parvenu à un taux d’activité des femmes de 85 %. Plus la palette des modes de garde est importante, mieux elle correspond au territoire dans lequel elle se déploie, et meilleurs sont ses résultats, si la collectivité et l’État s’engagent.
Nous avons signé avec la Cnaf une convention d’objectifs et de gestion qui consacrait 1,3 milliard d’euros à l’accueil de la petite enfance, les partenaires sociaux nous ont suivis – pas la CGT, qui a dû se ranger du côté du collectif Pas de bébés à la consigne – et nous avons obtenu des résultats ! C’est cela qui m’intéresse dans une politique publique, la manière d’obtenir des résultats. Je considère que le Cifam était important pour cela et, pour répondre à votre question, ma stratégie serait restée la même.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je précise juste que le collectif Pas de bébés à la consigne inclut toutes les organisations syndicales, jusqu’à la CFDT.
Je comprends très bien vos arguments en faveur du Cifam. Mais je m’efforce justement de vous montrer qu’au vu du bilan qu’en dresse l’Igas, ces arguments, qui datent d’il y a plus de dix ans, sont contestables.
Vous avez évoqué un exemple très intéressant, celui des crèches d’entreprise, c’est-à-dire des établissements qui se situent au sein ou à proximité des entreprises – considérés à l’époque comme un modèle à fortement développer. Force est de constater que ce modèle est aujourd’hui extrêmement minoritaire et que le CIFAM finance très peu de crèches d’entreprise, alors qu’il finance massivement des micro‑crèches installées dans les centres‑villes et dont les berceaux sont achetés par les entreprises. Entre ce que vous espériez et ce qui s’est développé, on voit qu’il y a un écart important. J’aurais aimé que vous rebondissiez sur le bilan critique qu’en fait l’administration.
Vous avez rappelé nos différences idéologiques et nos désaccords politiques sur la pertinence de la marchandisation de la petite enfance, mais cela ne doit pas nous empêcher de nous appuyer sur des arguments précis et concrets. Vous avez parlé du caractère coûteux d’une place en crèche publique. Or l’administration, dont nous avons reçu cette semaine les représentants, indique précisément qu’une place en crèche privée lucrative coûte plus cher en subventions publiques qu’une place en crèche associative ou en crèche publique. Depuis un peu plus de dix ans, des contre-arguments à l’instauration du Cifam sont donc apparus. À ce sujet également, j’aurais aimé que vous répondiez.
Ma deuxième série de questions porte sur le décret de juin 2010 et sur ce que beaucoup d’acteurs estiment être le début de la dérégulation du secteur de la petite enfance. Nous avons auditionné beaucoup de monde et, comme vous devez le savoir, la souffrance des professionnels de ce secteur est grande. Ces métiers difficiles se caractérisent par une très forte pénibilité physique et psychologique. Lorsque nous discutons avec eux, avec leurs organisations représentatives, avec le collectif Pas de bébés à la consigne, lorsque nous leur demandons depuis quand leur situation a commencé à se dégrader et à poser réellement problème, je vous assure qu’ils répondent que c’est à partir de 2010, à la quasi-unanimité, citant à la fois les micro‑crèches et votre décret.
Je trouve qu’ils ont des raisons objectives de le dire. Vous avez présenté votre décret d’une façon originale, comme une façon d’élargir la palette ; la réalité est qu’il a baissé les exigences de qualification des professionnels dans les crèches. Sur les deux niveaux de qualification qui existent, il fallait avant le décret que 50 % du personnel ait le plus haut niveau, et l’on est passé à 40 %. J’appelle cela une dérégulation et une baisse du niveau de qualification plutôt qu’un élargissement de palette, expression dont je ne sais trop ce qu’elle veut dire.
Les micro‑crèches, votre décret, votre politique de dérégulation ont fait l’objet d’une forte contestation, avec des manifestations et un mouvement social. Dans Le Prix du berceau, alors que les journalistes vous interrogent sur cette mobilisation, vous répondez : « C’est ridicule. Je n’ai pas pris un décret par plaisir : cela correspondait à un besoin ». On répond parfois à vif aux journalistes. À tête reposée, estimez-vous qu’il est bon de qualifier de ridicule cette contestation par les professionnels de la petite enfance de la dérégulation du secteur ?
Mme Nadine Morano. Monsieur Martinet, que voulez-vous que je vous dise ? Je quitte mes fonctions en novembre 2010 ; vous me convoquez devant votre commission d’enquête pour me dire que le secteur de la petite enfance ne va pas bien en ce moment. Moi, j’ai lancé des chantiers. Si, sous François Hollande, ils ont tout laissé tourner en catastrophe, vous ne m’en ferez pas porter la responsabilité.
Je relis les déclarations de M. Deroussen, alors président du conseil d’administration de la Cnaf – j’ai retrouvé la dépêche AFP : « Il faut pouvoir répondre aux parents qui demandent davantage de solutions d’accueil et aux établissements qui sont confrontés à la difficulté de trouver du personnel qualifié ». Il rappelle également que le conseil d’administration de la Cnaf avait retoqué en octobre 2009 une première mouture du décret – vous voyez que je suis très transparente –, suite à quoi nous avons travaillé sur une deuxième version, qui a été adoptée.
Si ce décret est si mauvais, s’il a engendré la dérégulation à laquelle vous faites allusion, pourquoi n’a-t-il pas été abrogé ? Je suppose que tous les ministres de la famille qui se sont succédé ont fait comme moi et auditionné l’ensemble des acteurs de la petite enfance !
Voulez-vous que je reprenne également ce qu’a dit Mme Rossignol ?
M. le président Thibault Bazin. Nous l’auditionnerons. C’est vous que nous entendons ce matin.
Mme Nadine Morano. Oui, mais vous voulez me faire parler de ce qui se passe depuis dix ans alors que j’ai été en responsabilité, en tant que ministre, jusqu’en novembre 2010. Je considère que la trajectoire que nous avons suivie sous la présidence de Nicolas Sarkozy a permis d’obtenir des résultats répondant aux attentes des familles, notamment grâce au développement des modes de garde. Nous avons aussi lancé un plan Métiers de la petite enfance. Vous dites qu’il y a de la souffrance dans ce secteur : je l’entends, mais cela s’explique par un manque criant de personnel – je suppose que vous êtes d’accord avec cette analyse.
M. le président Thibault Bazin. Si je résume l’autre point évoqué par M. Martinet, referiez-vous, à tête reposée, la même réponse à des journalistes ?
Mme Nadine Morano. Je ne sais même pas de qui il est question, je ne connais pas ce livre.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Il s’agit du Prix du berceau, de Daphné Gastaldi et Mathieu Perisse, sorti en septembre 2023. Vous avez été contactée par ces journalistes, le livre vous cite et vous avez dit de la contestation suscitée par votre décret qu’elle était ridicule.
Il est bien clair que vous avez été chargée du secteur jusqu’en 2010, et que cela fait quatorze ans. Seulement, si je ne me trompe pas, vous avez défini pendant que vous étiez aux responsabilités l’essentiel du cadre fiscal et réglementaire qui s’applique depuis cette époque. Vous n’avez pas créé le Cifam, je l’ai dit, mais vous en avez doublé le taux et il n’a pas bougé depuis quatorze ans. Pour ce qui est des normes d’encadrement et de formation, c’est votre décret de juin 2010 qui s’applique, même s’il a été un peu dégradé l’année dernière par la majorité actuelle. Voilà pourquoi nous nous permettons de revenir sur votre action et de vous demander quel bilan vous en tirez.
Si le ratio en matière de qualification s’est détérioré, c’est parce que vous en avez pris la décision. Si des micro‑crèches peuvent être dirigées par des gens n’ayant aucune compétence dans le domaine de la petite enfance, c’est parce que vous avez pérennisé ce système. C’est également vous qui avez mis en place l’accueil en surnombre. Vous avez évoqué à juste titre ceux qui vous ont succédé : ne vous inquiétez, nous nous ferons un plaisir, moi le premier, de demander aux ministres de François Hollande, notamment Mme Rossignol, pourquoi ils ont maintenu ce système. Vous pouvez compter, en la matière, sur mon objectivité.
N’arrivez-vous pas à faire le constat que la logique essentiellement quantitative qui était la vôtre à l’époque – qui consistait à se dire qu’on allait d’abord ouvrir des places et qu’on verrait ensuite ce que ça donne, qu’on essaierait d’avoir des professionnels et de la qualité bien sûr, mais seulement après les places – est aujourd’hui en échec ? La qualité n’a pas suivi, tous les témoignages et les constats le montrent, et il en est maintenant de même pour la quantité, puisqu’on n’arrive plus à ouvrir des places.
Mme Nadine Morano. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Si c’était à recommencer, je referais exactement la même chose. J’espère que c’est clair, je ne le redirai pas. Je pense que nous avons atteint nos objectifs à l’égard des familles, y compris en matière de qualité. Vous avez visité des crèches : moi aussi, il n’y a pas très longtemps d’ailleurs – on est parfois amené à le faire dans sa vie personnelle. S’il y a des problèmes depuis quatorze ans, il faut faire le travail, c’est tout ! Redonnez-nous les clefs, je veux bien m’y remettre.
M. le président Thibault Bazin. Je ne suis pas sûr que ce soit l’objectif de M. Martinet… (Sourires.)
Mme Nadine Morano. Je suis quand même étonnée quand je vous entends parler. Mme Rossignol a dit au sujet du décret : « L’abroger ne va pas tout régler et notamment pas les questions de pénurie de personnel ».
Pardon, mais j’ai effectué la mission pour laquelle j’avais été nommée. Surtout, Nicolas Sarkozy a respecté l’engagement pris devant les Français, qui était de créer des modes de garde et de répondre à l’attente criante des parents. Quand vous avez des grands-parents qui peuvent prendre en charge les enfants, c’est bien, mais quand vous ramez, surtout si vous êtes une femme, que vous devez reprendre votre travail et qu’il vous faut trouver un mode de garde, une place de crèche ou une assistante maternelle, c’est autre chose. Car même chez les assistantes maternelles, le problème aujourd’hui est criant, en raison d’un grand nombre de départs à la retraite qu’il faudra bien remplacer. La réalité, c’est que certaines familles ont toujours des difficultés à trouver des modes de garde.
Mon objectif politique, ce n’était pas celui de François Hollande, qui a raboté le plafond du quotient familial, divisé par quatre les allocations familiales et augmenté les cotisations pour les gardes d’enfant payés au-dessus du Smic. La politique familiale, c’est l’ADN de la droite. Nous y avons consacré 5 points de PIB, 100 milliards d’euros, alors que la moyenne européenne était de 2,5.
Vous parlez des modes de garde, mais c’est toute la politique familiale qui s’est cassé la figure. Le taux de natalité a chuté, pour se retrouver aujourd’hui aussi bas que durant la deuxième guerre mondiale. Or la natalité a un effet sur beaucoup de choses, à commencer par le dynamisme d’un pays. Elle a aussi des conséquences en matière de travail, d’activité et de financement des retraites, même si on n’en parle pas. Les filles, les jeunes femmes qui entrent dans la vie professionnelle ont donc besoin de trouver des modes de garde. Une génération, c’est vingt ans. Quand le taux de natalité baisse, il y a un impact sur tous nos systèmes.
Notre politique a toujours été de soutenir les familles et je pense que tous les dispositifs, très diversifiés, que nous avons mis en place ont produit des résultats. Nous n’avons pas parlé des jardins d’éveil et c’est dommage, parce que c’était très bien aussi.
M. le président Thibault Bazin. Vous les avez évoqués tout à l’heure.
Mme Nadine Morano. Pas évoqués, à peine effleurés !
Quoi qu’il en soit, nous avons mis en place une palette très diversifiée de modes de garde. Franchement, si rien n’a été fait pour remettre en cause ce que nous avions décidé, c’est sans doute parce que nos successeurs ont pensé que cela allait dans la bonne direction. Sinon, compte tenu des désagréments que vous soulignez, je ne vois pas pourquoi ceux qui ont ensuite pris en charge ce ministère n’auraient pas fait en sorte d’y remédier.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie de vous être libérée, malgré votre agenda chargé au Parlement européen. Nous devons nous interrompre, car un scrutin public a été annoncé.
Mme Nadine Morano. J’aimerais ajouter un mot, si vous me le permettez.
M. le président Thibault Bazin. Allez-y.
Mme Nadine Morano. Il s’agit du collectif que nous avons évoqué, dont le slogan est dorénavant « Pas de bébés à la consigne ! Pas de mémé (ni de pépé) à l’usine ! » J’ai essayé d’en savoir plus sur sa composition, mais je n’ai rien trouvé, même sur internet. Ce collectif a toujours été un peu flou.
M. le président Thibault Bazin. M. Martinet vous a dit, en tout cas, qu’il comprenait l’ensemble des syndicats. S’il vous semblait nécessaire de corriger ou de rectifier certains de vos propos, je rappelle que vous avez vingt-quatre heures pour nous transmettre des éléments. Par ailleurs, des questions écrites vous ont été adressées par la rapporteure. Je vous remercie.
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* *
39. Audition de M. Vincent Levita, président d’InfraVia Capital (4 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous accueillons maintenant Vincent Levita, président d’InfraVia Capital, accompagné par Augustin Schneider-Maunoury. Nous avons pu au cours des deux dernières semaines échanger avec les responsables opérationnels des quatre grands groupes privés français gestionnaires de crèches et nous avons approfondi ces échanges en auditionnant les fondateurs de ces derniers. Il nous a semblé également intéressant de rencontrer les fondateurs des fonds qui ont investi dans ce secteur. C’est le cas d’InfraVia Capital, qui est présent au sein du capital du groupe Grandir Les Petits Chaperons rouges, dont nous avons auditionné le président fondateur, Jean-Emmanuel Rodocanachi, il y a quelques heures à peine. Nous comptons sur vous, monsieur Levita, pour nous exposer la logique qui a présidé à votre choix d’investir dans le secteur des crèches. Je vous propose de concentrer votre bref propos liminaire sur des éléments factuels, sachant que les questions de madame la rapporteure et des députés membres de la commission nourriront ensuite nos échanges.
Je précise que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser leurs questions à la suite de la rapporteure à se manifester.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Levita, je vous invite à lever la main droite et à nous dire : « Je le jure ». Je vous remercie et nous vous laissons la parole.
M. Levita prête serment.
M. Vincent Levita, président d’InfraVia Capital. Je vous remercie. Je suis très honoré de me trouver devant vous aujourd’hui. Je voudrais commencer par me présenter. Je viens de Montpellier. Mon père était professeur d’université et aussi élu local pendant quarante ans, à la fois municipal et régional. Je suis allé à Paris quand je suis entré à l’École polytechnique. J’ai 32 ans de vie professionnelle derrière moi et j’ai fondé InfraVia en 2008, qui a donc à 16 ans. J’ai 57 ans et je suis père de trois filles. Les éléments de mon parcours à la fois personnel et professionnel, même si ce n’est pas factuel, ce sont la science et l’industrie d’un côté, la chose publique et le social, et bien sûr l’économie et la finance, de l’autre. Aujourd’hui, je gère InfraVia, qui est une société de gestion, un fonds d’investissement.
Qu’est-ce qu’un fonds d’investissement ? C’est un véhicule entre l’argent des épargnants et l’économie réelle. Il est possible à un épargnant d’investir dans une société quand elle est cotée à la bourse, mais c’est plus compliqué quand elle ne l’est pas. Dès lors, les épargnants confient leur épargne à des sociétés d’assurance-vie et à des caisses de retraite, qui elles-mêmes investissent dans nos fonds.
Dans ce contexte, InfraVia est un fonds indépendant qui investit dans les secteurs qu’on appelle « essentiels » (infrastructures, transport, énergie, technologies, télécommunications, santé, éducation, loisirs, matières premières et immobilier). InfraVia est un fonds infrastructures d’abord. La logique des investissements privés dans les infrastructures est une logique de coopération public/privé qui existe en réalité depuis très longtemps dans les transports, dans l’énergie et dans les télécommunications. Par exemple, en matière d’énergies renouvelables, la France a fait appel à des capitaux privés et publics. De même, pour le haut débit, le plan qui a permis d’implanter la fibre dans les territoires a été public et privé. C’est toujours une logique organisée par l’État ; c’est son travail, sa prérogative, le privé pouvant aider à faire plus, plus vite, à améliorer les infrastructures existantes. Ce mouvement part toujours d’une politique publique, et nous en accompagnons, y compris quand il s’agit de faire appel à un financement privé pour l’exécution, toujours encadrée par une régulation gérant la coopération public/privé. Nous considérons que c’est un cercle éminemment vertueux : d’un côté, nous faisons fructifier l’argent de l’épargne, souvent celui de la retraite ; de l’autre, nous finançons les entreprises, les entrepreneurs et donc les populations actives, ce qui permet de développer des infrastructures. Nous finançons des services publics, de la qualité dans les territoires ; nous favorisons ainsi l’attractivité de ces derniers et donc le tissu économique. Finalement, il y a convergence entre les objectifs sociétaux et les objectifs économiques, entre les objectifs publics et les acteurs privés industriels et financiers.
Notre stratégie d’investissement est fondée sur des éléments assez simples, en tout cas à énoncer. Nous investissons toujours dans des secteurs en développement. Et ce dernier a toujours une valeur sociétale et évidemment économique. Nous choisissons des sociétés ou des partenaires de qualité avec lesquels nous sommes capables de partager l’ambition, l’objectif et le modus operandi, et nous essayons de les aider à se développer en leur apportant de la stabilité et du temps, puisque nous investissons à long terme – c’est un point important – du capital supplémentaire, qui peut être nécessaire quand le développement est rapide, ainsi que de bonnes pratiques de gestion que nous mettons à disposition des équipes de management.
En matière de RSE ou ESG, qu’on appelait avant le développement durable – aspect important quand on travaille dans le domaine de l’énergie et du transport, et encore plus dans celui du social, avec la santé et l’éducation, et même dans les télécommunications, d’ailleurs –, nous travaillons sur notre impact climat, sur notre impact social, sur l’emploi et sur la diversité. C’est ainsi que notre portefeuille d’investissement représente aujourd’hui vingt mille emplois environ et que nous avons créé sept mille emplois ces dernières années.
Notre investissement dans Grandir est parfaitement en ligne avec cette philosophie. C’est un service essentiel d’utilité publique. L’État a organisé – c’est votre prérogative, pas la mienne – la mise en place d’intervenants privés pour compléter le dispositif dans un cadre régulé. Quant à nous, nous avons choisi une société et un management qui ont fait leurs preuves, dont nous partageons l’ambition, la vision et aussi les pratiques, et dont les perspectives de croissance en France et à l’international se fondent sur une bonne vision et une bonne gestion.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie pour ces propos liminaires. Avant de céder la parole à madame la rapporteure, je souhaiterais des précisions sur vos fonctions et votre rôle en termes de gouvernance, pour que nous comprenions bien le modèle en jeu. En tant que fonds d’investissement, vous êtes donc au capital de Grandir, mais nous avons compris hier – si je ne me trompe pas – que vous n’aviez pas la majorité des droits de vote. Siégez-vous ou représentez-vous le fonds au sein d’un organe et lequel ? Vous êtes entrés au capital. Quand donc avez-vous prévu d’en sortir, conformément à la logique des fonds d’investissement ? Quelles sont vos attentes en termes de rendement, car si vous faites le lien entre l’économie réelle et les épargnants, ceux-ci ont des attentes, notamment de rentabilité ? Vous avez déclaré aller plutôt sur des secteurs en développement. Or, si ma mémoire ne flanche pas, il me semble qu’hier, le président exécutif du groupe Grandir nous a indiqué qu’il souhaitait un ralentissement du développement du secteur, si je reprends ses termes, face à la pénurie de ressources humaines, notamment. Dans cette orientation stratégique, selon laquelle il ne faudrait plus développer en volumes comme préconisé par la puissance publique, comment votre propre stratégique est-elle impactée et comment pouvez-vous modifier vos attentes par rapport à ceux auxquels vous devez rendre compte, et notamment vos épargnants ?
M. Vincent Levita. Sur la gouvernance, je n’ai pas bien compris si vous me demandiez quelle est ma position au sein d’InfraVia ou du groupe LPCR.
M. le président Thibault Bazin. Au sein de LPCR.
M. Vincent Levita. Je ne siège à rien au sein du groupe Grandir. Je suis président exécutif d’InfraVia.
M. le président Thibault Bazin. Et votre fonds n’a aucun droit de vote et ne siège dans aucune instance du groupe Grandir ?
M. Vincent Levita. Je n’ai pas dit cela. Le fonds est représenté dans les différentes instances de gouvernance du groupe Grandir, mais pas par moi, par monsieur Schneider-Maunoury ainsi que par un autre de mes associés. J’ai toutefois considéré qu’il était préférable que je vienne aujourd’hui vous présenter notre stratégie.
M. le président Thibault Bazin. Nous préférons toujours avoir les présidents.
M. Vincent Levita. Comment fonctionne la gouvernance d’une société ? M. Jean‑Emmanuel Rodocanachi est président exécutif de Grandir ; il a donc juridiquement tous les droits de représenter cette société et de prendre toute décision. Quant à nous, nous siégeons à l’assemblée générale ainsi qu’au conseil stratégique, dans lesquels nous pouvons discuter ces décisions, donner notre avis, formuler des suggestions. Jean-Emmanuel Rodocanachi avait une stratégie, des ambitions, un plan, et nous avons trouvé que ce secteur était à la fois d’utilité publique et que l’offre était inférieure à la demande, situation qui créait un potentiel important de croissance. Nous partageons aussi la vision et les ambitions du président. C’est pourquoi nous avons adhéré à son plan et il ne s’agit pas de lui imposer quoi que ce soit. Une certaine compatibilité personnelle, entre anciens joueurs de rugby notamment, a influé aussi. Autant nous avons choisi d’investir dans sa société, autant lui-même a choisi InfraVia comme partenaire.
Dans ce cadre juridique, la gestion opérationnelle est laissée à Jean-Emmanuel Rodocanachi et à ses directeurs.
M. le président Thibault Bazin. Vous êtes plutôt chez les avants et lui dans les arrières. C’est l’inverse du rugby.
M. Vincent Levita. Effectivement, il jouait plutôt devant et moi derrière !
Au sein des conseils stratégiques, nous revoyons l’avancement de la société par rapport à ses objectifs. Evidemment, nous validons les gros investissements, ce qui fait partie de nos accords, même si juridiquement il peut décider seul. Un actionnaire ne peut pas faire de la gestion de fait. C’est la loi.
En ce qui concerne la transaction, nous sommes rentrés il y a bientôt trois ans, en deux temps : nous sommes tout d’abord rentrés dans le groupe Grandir, puis une transaction a été conclue avec Sodexo quelques mois plus tard. Il en résulte que nous disposons d’une grande partie des droits économiques, mais la gouvernance est laissée à Jean-Emmanuel Rodocanachi. En général, nous investissons dans une société dans l’idée de doubler la taille de celle-ci et notre investissement en six ou sept ans. Il s’ensuit un rendement significatif pour nos épargnants, en balance avec une certaine prise de risque et aussi de temps, puisqu’il s’agit d’un investissement dit bnon coté, dont nous ne pouvons donc sortir en claquant des doigts.
Pour Jean-Emmanuel Rodocanachi comme pour nous, la délivrance d’un service de qualité est essentielle, évidemment parce que notre contribution sociétale est aussi importante pour nous que notre contribution financière. Mais c’est important aussi du point de vue des affaires. Qui sous-investit dans la qualité le paye : il perd ses clients, sa réputation, ses salariés et finalement la valeur de son investissement. Nous soutenons donc la qualité, parce que nous sommes « des gens bien », mais aussi parce que c’est congruent avec nos intérêts.
Il ne faut évidemment pas faire de la croissance en mettant en risque la qualité. Lorsque Jean‑Emmanuel Rodocanachi vous dit qu’il faut sacrifier un peu de croissance pour maintenir la qualité, il est évident qu’il a raison et que nous le soutenons.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Monsieur le président, merci d’être avec nous et merci pour vos propos liminaires, qui nous ont déjà permis de comprendre les conditions de votre intervention au capital de Grandir Les Petits Chaperons rouges.
Au risque de vous faire vous répéter, quelles étaient vos attentes au moment de votre investissement, en 2021, c’est-à-dire relativement tard dans la progression de ces grands groupes que nous voyons évoluer depuis une vingtaine d’années ? Quelle perspective de croissance avez-vous vu dans le secteur de la petite enfance ? Comment avez-vous pris la décision d’investir dans les crèches privées ? Les dirigeants de LPCR sont-ils venus vous chercher pour financer leur croissance ? Des intermédiaires sont-ils intervenus ? Aviez-vous déjà investi dans le secteur de la petite enfance, et plus particulièrement celui des soins à la personne, et avez-vous de nouveau investi dans ce secteur depuis ? Avez-vous enfin une nomenclature de vos investissements selon leur niveau de risque et de rentabilité ? A quelle catégorie appartenait le secteur des crèches au moment où vous avez investi et, depuis, l’avez-vous fait évoluer de catégorie ? Pouvez‑vous nous expliquer les critères d’appréciation posés sur le secteur des crèches privées lucratives ?
M. Vincent Levita. Même si tout dépend de la maturité des entreprises dans lesquelles nous investissons, la moyenne de nos attentes est de doubler nos investissements en six ou sept ans, parfois plus et parfois moins. C’est un peu la norme et cela correspond aux attentes de nos souscripteurs.
Le fait que nous ayons investi tardivement dans Grandir est un jugement que je vous laisse. Cela voulait dire que la société avait déjà fait ses preuves, et en particulier son management, et qu’il restait des perspectives de croissance importantes. Bien sûr, Grandir gère des crèches en France, mais le groupe a aussi une activité à l’international. Nous avons ainsi jugé que les perspectives de croissance dans d’autres pays que la France étaient importantes. Le cadre n’est pas forcément le même, mais le besoin l’est. Nous avons aussi noté des perspectives de croissance dans la petite enfance en France au-delà du segment 0‑3 ans. Nous sommes-nous trompés ou pas, l’avenir le dira, c’est la beauté de notre activité.
Est-ce notre seul investissement dans la petite enfance ? Oui. Nous interférons avec ce secteur par le biais de notre mécénat, mais cela n’a rien à voir, même si cela révèle notre intérêt au sens large. En tout cas, nous n’avons pas investi ailleurs dans ce secteur et nous n’en avons pas l’intention, parce que nous pensons que LPCR est le bon groupe pour le faire.
M. le président Thibault Bazin. Pour le développement, votre pari portait-il surtout sur l’international ?
M. Vincent Levita. Il me semble que l’offre de crèches est encore déficitaire en France par rapport aux besoins. Il demeure donc de la place pour en développer, le privé à but lucratif représentant 20 % des crèches. Il reste aussi des choses à faire dans l’autre secteur de la petite enfance. Le développement à l’international dépend quant à lui de notre capacité à trouver des points d’entrée et évidemment du cadre réglementaire de chaque pays.
Nous surveillions ce secteur depuis longtemps, puisqu’il faisait partie des secteurs essentiels. Nous avions des contacts qui ont permis de créer des liens et, quand le moment est venu, nous avons pu nous positionner de manière dynamique.
En ce qui concerne les catégories, nous classons par secteur : les transports, l’énergie, les télécommunications et les infrastructures sociales comme la santé et l’éducation. A cet égard, nous avons investi dans la santé et, je ne l’ai pas précisé, notre spectre est européen. En termes de catégorisation, le niveau de régulation et sa stabilité sont également importants. Le risque représente une troisième catégorisation : à cet égard, Grandir est un actif déjà bien développé, le modèle fonctionne et l’équipe de management aussi. Le risque principal qui subsiste est lié à l’évolution de la réglementation. Ce groupe est inscrit dans la catégorie value-add (« valeur ajoutée »), ce qui signifie que nous investissons dans cet actif dans l’idée de le développer et que la rentabilité que nous espérons passera nécessairement par une plus‑value de revente, ce qui n’est pas toujours le cas dans ce que nous faisons. En finance, il existe des valeurs de rendement, qui délivrent un rendement courant, et des valeurs de croissance, qui se développent beaucoup, la rentabilité étant réinvestie pour le développement, de sorte que la rentabilité est perçue au moment de la revente.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Finalement, si je comprends bien, dans la mesure où vous n’attendez pas une rentabilité de rendement, mais plutôt liée à la croissance, pouvons-nous nous dire que, bien que les acteurs déclarent aujourd’hui que le secteur est faiblement rémunérateur et a des contraintes de coût importantes, vous ne considérez pas que l’investissement dans un tel groupe est à risque, hormis la question de l’évolution de la réglementation, sur laquelle je reviendrai ? Le besoin n’est pas pleinement satisfait sur le territoire national et il existe encore des marges de croissance pour les crèches privées lucratives. Par ailleurs, investissez-vous dans l’immobilier lié au secteur des crèches ou dans des produits pour les bébés (couches, nourriture ou autres) ?
M. Vincent Levita. Non, nous n’investissons pas dans des secteurs liés à la petite enfance, immobilier, couches ou autres. De toute façon, si c’était le cas, de tels investissements sont réglementés et nous devrions déclarer et traiter d’éventuels conflits d’intérêt.
En ce qui concerne les risques, il y en a toujours, c’est la beauté de notre métier, et nous devons les évaluer et les gérer. Le risque principal tient à l’évolution de la réglementation. Ensuite, il engendre des risques liés au suivi de la qualité et de la demande. Quand une nouvelle crèche ouvre, un risque de montée en puissance apparaît. Pour autant, notre évaluation du management de Grandir nous permet de penser qu’il sait gérer ce type de risques de manière très professionnelle. En tout cas, je ne peux pas laisser dire qu’il s’agit d’un investissement sans risque. La croissance n’est jamais certaine, mais nous avons jugé que les conditions étaient réunies pour la délivrer.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Merci d’avoir apporté ces précisions. Au regard de nos auditions, nous avons constaté que les acteurs du secteur, quand ils expliquent pourquoi ils ont eu recours à des fonds, évoquent le rôle de conseil que vous avez pu leur apporter, en particulier dans le développement, notamment à l’international, en apportant votre connaissance du milieu et de la réglementation nationale applicable. Pouvez-vous nous détailler les modalités de mise en œuvre de cette mission, car on pense naturellement qu’un fonds sert d’abord à apporter du capital et de la trésorerie, mais on connaît moins ce rôle qui, au regard de ce qu’on nous a rapporté, semble néanmoins assez important ?
M. le président Thibault Bazin. Est-ce vous le coach dont on nous a parlé ?
M. Vincent Levita. C’est moi, mais j’ai la chance d’avoir une équipe fournie, avec des parcours et des expériences complémentaires. Je peux coacher Jean-Emmanuel Rodocanachi sur certaines aspects et Augustin Schneider-Maunoury ainsi que le reste de l’équipe sur d’autres sujets. Nous sommes un actionnaire engagé dans tous les sens du terme. La société peut donc compter sur nous. Toutefois, notre principale contribution, vous avez raison de le dire, est financière. Nous apportons du capital, du temps, de la stabilité, qui permettent d’assurer un développement dans la durée.
Le développement international passe bien souvent par des opérations d’acquisitions externes. C’est un sujet que nous maîtrisons et c’est notre pain quotidien, sur lequel nous pouvons coacher et aider. Pour autant, je ne connais pas mieux les États-Unis, par exemple, que Jean-Emmanuel Rodocanachi, qui les connaît très bien. En revanche, prendre des sociétés à un certain état et les aider à grandir – c’est le cas de le dire ! - en taille, c’est une activité que nous avons souvent pratiquée dans tous les secteurs. Nous connaissons les pièges à éviter dans la gestion des systèmes, des processus ou des personnes. Plus précisément, nous avons mis notre savoir-faire à la disposition du management de Grandir sur deux sujets assez importants : la RSE, qui est essentielle parce que notre contribution sociétale est clé dans cette activité et aussi parce que c’est ainsi que nous gérons notre niveau de risque et l’architecture IT du groupe, sujet lourd sur lequel nous avons une expertise.
M. le président Thibault Bazin. L’enfance est un secteur un peu spécifique, avec une sensibilité un peu différente que les transports ou l’énergie. La dimension humaine n’est pas la même que celle qui prévaut dans la fibre ou les panneaux photovoltaïques. Ce domaine est particulièrement sensible. Avez-vous une sensibilité particulière à cet égard ?
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. Qu’en est-il concrètement ? Vos équipes interviennent-elles à titre gratuit, de façon totalement informelle par le biais d’échanges entre managers ? Ou bien est-ce formalisé de manière plus concrète ? Du personnel de votre fonds est-il détaché auprès de Grandir ?
M. Vincent Levita. Il n’est évidemment pas pareil de gérer un aéroport ou des crèches. De toute façon, comme indiqué précédemment, dans aucun de ces cas, nous ne les gérons. Les spécialistes du secteur, c’est eux. Nous ne nous mêlons d’aucune décision opérationnelle. En revanche, nous pouvons aider sur un point : des sociétés qui doublent de taille se heurtent à des questions qui sont souvent les mêmes, quelle que soit leur activité (organisation du siège, organisation du système informatique, etc.). En revanche, en matière opérationnelle, notre valeur ajoutée est assez limitée.
Nous ne dédions pas de personnel. Certaines personnes sont consultées, de manière régulière dans des groupes de travail, le cas échéant, mais sans que ce soit davantage formalisé.
M. le président Thibault Bazin. Ils sont donc financés par vous et non par Grandir.
M. Vincent Levita. C’est cela.
M. le président Thibault Bazin. Vos émissaires aux assemblées générales et aux conseils stratégiques ne sont donc pas payés par Grandir.
M. Vincent Levita. C’est cela.
Mme la rapporteure Sarah Tanzilli. En ce qui concerne les conditions d’accueil au sens large, comme vous le savez, ce secteur est aujourd’hui en tension et les contraintes financières qui pèsent sur lui semblent avoir des répercussions sur le terrain. Au cours des travaux que nous avons menés, nous avons pu constater de façon générale ce qu’on a pu appeler de « douces violences » et des problèmes liés à la consommation de consommables à destination des enfants. Ma question sera assez directe : interférez-vous d’une manière ou d’une autre sur les conditions d’accueil des enfants au sein des crèches et en particulier sur des problématiques qui permettraient une diminution des coûts ?
Je comprends que la régulation soit pour vous une préoccupation, car en matière de petite enfance, la législation et la réglementation définies par la puissance publique s’impose et peut avoir un impact sur le fonctionnement des acteurs et sur leur capacité de développement, qui vous intéresse au plus haut point. Depuis que vous avez pris une participation dans Grandir, avez‑vous pu influer d’une manière ou d’une autre sur la législation ? Avez-vous été contactés ou avez-vous pris des contacts avec des ministres ou d’autres acteurs politiques, quels qu’ils soient, comme des parlementaires ?
M. Vincent Levita. Jamais je n’ai parlé de ce sujet avec aucun représentant de l’État, ni à l’Assemblée nationale ni au gouvernement. En général, quand nous parlons à l’État, c’est à sa demande. Par exemple, nous avons été consultés dans le cadre de la réflexion à propos de l’évolution politique sur la transition énergétique. Récemment, l’État a lancé une stratégie absolument critique sur l’approvisionnement en métaux et en matières premières. Nous avons été consultés. Il en est de même dans la tech. Sur la petite enfance, en revanche, nous n’avons jamais parlé à personne et personne ne nous a jamais demandé notre avis jusqu’à aujourd’hui.
Sur la régulation, j’attire juste votre attention sur un point que vous connaissez sûrement déjà : le système a fonctionné. Le secteur était en tension, il l’est toujours, un petit peu moins. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur la politique de natalité de la France, ni sur ses conséquences. Tout le monde a son avis dessus. Attention cependant à ne pas abîmer quelque chose qui fonctionne, même si ce n’est pas parfait. Jean-Emmanuel Rodocanachi et la Fédération ont quelques propositions à cet égard.
Quoi qu’il en soit, depuis deux ans, nous sommes passés dans un monde en inflation, ce qui n’avait pas été le cas depuis longtemps. Si les tarifs réglementés ne suivent pas l’inflation, tout le système s’en trouve déséquilibré. C’est un risque. La gestion de l’inflation dans un système régulé fait partie des risques.
En ce qui concerne les questions de qualité, ai-je à un moment donné imaginé donner la moindre instruction ou demandé à Augustin Schneider-Manoury d’en donner une sur la diminution des coûts ou la commande des couches ? Évidemment non. Ce n’est pas du tout notre manière de travailler. Nous n’en avons pas de toute manière les moyens, et de plus, dans la mesure où nous avons l’intention de revendre dans quelques années, nous nous tirerions une balle dans le pied si la société était abîmée. Nous n’allons pas le faire parce que nous sommes des gens bien ; nous n’allons pas le faire parce que nous n’avons pas de pouvoir opérationnel ; nous n’allons pas le faire parce que ce serait absurde au regard de nos propres intérêts.
En revanche, les problèmes de qualité que vous avez évoqués nous interpellent. Nous avons suivi attentivement le travail qui a été effectué pour améliorer la surveillance, la remontée d’informations, le traitement des problèmes, quand il en est survenu, vous les connaissez, je crois. Ces aspects nous intéressent au plus haut point.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je vous avoue que je parle de vous depuis plus d’un an. Je suis donc très heureux de vous avoir en commission d’enquête pour pouvoir vous poser des questions et vous écouter. Je tiens d’ailleurs à remercier le président d’avoir accepté la demande de La France insoumise d’auditionner les fonds d’investissements actionnaires des groupes de crèches. Ce sera très utile.
L’un des reproches adressés aux fonds d’investissement est que la distance et eut-être même la déconnexion entre d’un côté le lieu de la décision financière et les exigences de rentabilité, et de l’autre le terrain, la vie opérationnelle d’une entreprise, encore plus quand elle s’occupe de publics vulnérables comme les enfants, peuvent expliquer les dérives qui ont été rencontrées. Dans Le Prix du berceau, le groupe LPCR a été gravement mis en cause sur ses objectifs de rentabilité et la maltraitance économique qu’ils pouvaient provoquer auprès des enfants. Avez-vous lu ce livre et comment avez-vous réagi quand vous avez entendu parler de ces reproches ?
M. Vincent Levita. Je ne l’ai pas lu, mais je sais ce qu’il contient et j’ai lu le rapport de l’IGAS, qui traitait le même sujet avec plus d’équilibre. Cela nous a évidemment interpellés. Pour nous, je vous l’ai dit, la qualité est la pierre angulaire de notre travail dans tous les secteurs. J’ai essayé de vous démontrer qu’elle est importante parce que nous sommes des gens bien et également parce qu’elle est corrélée à nos objectifs. Nous avons donc demandé des explications à la société, qui nous les a fournies comme à vous. Nous avons été convaincus qu’un événement problématique s’était produit et qu’il avait été réglé avant la sortie du livre que vous évoquez. Il l’a été bien, je crois. Les autres situations représentaient des cas malheureux mais isolés, mais ils ont également été réglés. Nous avons regardé quel était le système de surveillance permettant que les incidents remontent mieux et plus vite. Nous avons été convaincus de l’attachement à la qualité de Jean-Emmanuel Rodocanachi et de son équipe, ainsi que des efforts menés pour améliorer le système de surveillance.
Quant à la distance entre les financiers et le terrain, je suis un peu embêté avec cette question. Bien sûr, il y a une distance. Chacun fait son travail, et je ne vais pas vous dire que c’est moi qui gère les crèches. Cette question de la distance peut être appliquée à tout le monde. Je ne sais qui est le plus distant de qui. En tout cas, nous faisons notre travail le mieux possible pour investir au côté de personnes qui maîtrisent leur sujet aussi bien sur le plan de la contribution sociale que de la contribution économique qui, dans ces secteurs, sont toujours corrélées.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Si j’ai bien compris, votre entrée au capital de LPCR est passée par une opération dite de LBO, c’est-à-dire de rachat d’actions avec effet de levier. Vous créez une holding ; la holding s’endette auprès des banques et c’est avec cet argent que sont achetées les actions. Cet effet de levier décuple la capacité d’investissement des souscripteurs de votre fonds. Ai-je bien résumé et pouvez-vous m’expliquer très précisément comment s’est déroulée votre entrée au capital de LPCR ?
M. Vincent Levita. Il s’agissait effectivement d’une opération de LBO, mais « décupler » n’est pas le bon terme, puisque l’ordre de grandeur entre fonds propres et endettement est le même. Il s’agit donc plutôt de « fois deux » que de « fois dix ».
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Martinet s’enquérait du taux d’endettement. En gros, est-il de 50 % ?
M. Vincent Levita. Oui. J’ajoute que, lors de la création de la holding que nous avons dotée de fonds propres et qui s’est endettée à peu près dans des proportions similaires, compte tenu de la dette en place, nous avons essentiellement procédé à un rachat d’actions.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez essentiellement récupéré la dette existante ?
M. Vincent Levita. Essentiellement. Techniquement, nous créons une société et nous en achetons une qui a déjà une dette en place, laquelle roule de facto.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Pouvez-vous nous parler concrètement de cette dette ? En effet, son niveau et ses conditions exercent une pression indirecte sur la holding et sur l’entreprise qu’elle coiffe, puisqu’il faut bien la rembourser.
M. Vincent Levita. C’est sûr, mais il s’agissait de faire en sorte qu’en taille comme du fait de sa structuration, la dette n’exerce pas de pression.
M. le président Thibault Bazin. Soyons bien clairs. Il n’en va pas comme dans le cas d’une dette bancaire, où on a des échéances. S’agit-il d’une dette in fine ?
M. Vincent Levita. Oui, on peut le dire. C’est notre métier. Nous avons toujours à cœur, quand nous utilisons le fameux effet de levier, de donner plus de moyens à la société achetée. Nous le calculons toujours de sorte qu’il ne pèse jamais. De toute façon, le résultat de Grandir découle de son activité opérationnelle. Le fait qu’il y ait de la dette ou pas ne change pas l’activité opérationnelle.
M. le président Thibault Bazin. Si je comprends bien, c’est la revente dans quelques années qui remboursera la dette.
M. Vincent Levita. Oui. C’est une dette in fine. Il n’est pas nécessaire de remonter tous les ans des dividendes ou du cash-flow. L’opération se soldera financièrement au moment du transfert.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous avons bien compris que nous étions sur une valeur de croissance et non de rendement, mais cela n’enlève pas la pression financière, car lorsqu’il faudra rembourser la dette in fine, vous avez intérêt que l’acteur dans lequel vous avez investi, en l’occurrence Grandir LPCR, ait une croissance suffisamment importante pour qu’elle permette de payer la dette. Êtes-vous d’accord pour dire qu’une opération de LBO met plus de pression que si vous aviez simplement racheté les actions de Grandir LPCR avec vos fonds propres ?
M. Vincent Levita. Je voudrais réagir sur le mot « pression », que je ne comprends pas. La pression porte sur les points suivants : délivrer le service, délivrer la qualité, délivrer la croissance. Or les objectifs de croissance sont plutôt fixés par le régulateur que par l’actionnaire. Objectivement, je ne comprends donc pas ce que signifie « pression ». Ai-je intérêt à ce que la société au moment de sa revente vaille plus qu’auparavant ? Oui, c’est sûr. La dette fait-elle peser un risque ? Je ne sais pas. Quand vous achetez un appartement, vous mettez un peu de dette pour en acheter un plus grand en fonction de ce que le banquier est disposé à vous prêter. Et lui-même effectue ses calculs en fonction de vos revenus. C’est pareil. Nous, nous dimensionnons la dette pour qu’elle ne fasse pas peser plus de risque sur la société achetée.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Diriez-vous quand même qu’une opération en LBO est plus risqué qu’une opération réalisée uniquement avec vos fonds propres ?
M. Vincent Levita. Si l’effet de levier est positif, nous avons une rentabilité meilleure. S’il est négatif, elle est moindre. C’est donc à la fois du risque et de l’opportunité.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Pour comprendre comment fonctionnent les fonds d’investissement, on m’a conseillé tout simplement de suivre l’argent. Partons des souscripteurs. Ont-ils investi dans un fonds spécifique Grandir LPCR ou bien mixte avec d’autres investissements ? Combien représente-t-il ?
M. Vincent Levita. Les investisseurs ont investi dans un fonds InfraVia, qui met en place une stratégie diversifiée dans les infrastructures et qui comporte plusieurs lignes d’investissement, dont celle-là.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Combien représente-t-elle, à peu près ?
M. Vincent Levita. Si je compte tous les véhicules dans lesquels nous avons investi, l’investissement dans Grandir LPCR s’élève à 2 % environ et à 8 % si je ne compte que le véhicule dans lequel il se trouve.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Il est donc mélangé avec d’autres investissements dans les infrastructures.
M. Vincent Levita. Oui.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Pouvez-vous nous indiquer le rendement attendu par les souscripteurs ? A quoi InfraVia s’est-il engagé vis-à-vis d’eux ?
M. Vincent Levita. Nous ne nous sommes engagés à rien, mais nous avons en revanche des attentes : doubler en sept ans.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’ai cru comprendre que des professionnels d’InfraVia étaient consacrés à la gestion de ce véhicule et qu’en cas de surprofit, c’est-à-dire au cas où la rentabilité serait plus importante que les attentes annoncées, un partage de valeur aurait lieu entre les souscripteurs et ceux qui gèrent ou pilotent ce véhicule.
M. Vincent Levita. Le fonctionnement des fonds d’investissement prévoit depuis toujours le dispositif suivant : nos investisseurs, qui sont des institutionnels, nous demandent d’investir à leurs côtés. Effectivement, en cas de bonne performance, cet investissement donne accès à un partage de la plus-value.
La dette est fournie par les banquiers. De notre côté, nous investissons en fonds propres à travers notre véhicule. Dans ce dernier figurent des investisseurs institutionnels ainsi que des gérants de fonds, donc nous-mêmes. Pour nos investisseurs, c’est un gage d’alignement, comme on dit.
M. le président Thibault Bazin. Vous êtes vous-même dans le véhicule.
M. Vincent Levita. Exactement.
M. le président Thibault Bazin. En tant qu’entité.
M. Vincent Levita. En tant qu’entité et en tant que personnes. C’est une pratique destinée à rassurer nos investisseurs sur le fait que nous allons bien gérer leur argent.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous nous avez expliqué que la logique était ancienne et en vigueur dans tous les fonds. Nous ne la remettons pas en cause, mais nous nous demandons s’il est pertinent de l’appliquer à la petite enfance.
Pouvez-vous nous détailler un peu cette politique d’alignement d’intérêts comme vous le dites ? Combien de collaborateurs sont concernés ? Combien peuvent-ils gagner en plus en cas de surprofit ?
M. Vincent Levita. Cette interrogation nous ramène à celle de savoir s’il est pertinent que des fonds investissent dans la petite enfance. Mon point de vue est que oui, puisque nous l’avons fait. Si celui du régulateur est différent, nous le respecterons évidemment. Je trouve que, dans le cas de fonds comme le nôtre, qui ont un objectif dit « infrastructures » – concept, je le comprends, un peu large –, nous avons estimé que de tels investissements avaient beaucoup de sens. Ces investissements se font dans la durée, pour lesquels le temps a de la valeur, qui sont fondés sur des mécanismes régulés et qui ont une contribution sociale et économique.
Le retour pour InfraVia et ses collaborateurs intervient en fin du processus, une fois que l’opération est réalisée et que le fonds lui-même a rendu de l’argent et des profits à ses souscripteurs. Il n’existe donc pas de risque de spéculation ; il y a au contraire un alignement qui joue sur la durée. J’insiste sur la durée, que vous balayez un peu vite, je trouve, parce que c’est la garantie non seulement que la qualité passera en premier, mais surtout que nous allons bien faire les choses et, au moment de vendre la société, nous assurer que nous la vendons à quelqu’un qui continuera à bien travailler. Nous le choisirons d’ailleurs consensuellement avec le manager.
M. le président Thibault Bazin. Vous n’avez pas été rémunérés depuis trois ans.
M. Vincent Levita. Non. Je sais que « dividende » est devenu un gros mot. Je ne comprends pas pourquoi. En l’occurrence, nous n’en avons pas pris, mais les dividendes sont juste la rémunération des fonds propres. Encore une fois, quand vous empruntez de l’argent à la banque, vous payez des intérêts et vous ne trouvez pas cela scandaleux. Il existe deux façons de financer les sociétés : la dette et les fonds propres. L’intérêt rémunère la dette et le dividende les fonds propres. L’avantage du dividende est qu’il se prend à la fin, une fois qu’on a payé les collaborateurs, la dette et les impôts. En ce sens, le dividende est plus risqué que la dette. D’ailleurs, les attentes en la matière sont en général supérieures. Il se trouve que, dans ce cas, nous n’en avons pas pris, parce que notre stratégie d’investissement ne correspond pas à cela.
M. William Martinent (LFI-NUPES). Si au bout des six ou sept ans évoqués l’attente du « fois deux » est remplie, quel sera le bonus – je ne sais pas quel est le mot approprié – pour les collaborateurs intéressés au véhicule qui concerne Grandir LPCR ? Si vous dépassez cette attente, de combien augmentera-t-il ?
M. Vincent Levita. Il ne s’agit pas d’un bonus. Il s’agit de la rémunération d’un investissement. Cela a été également organisé ainsi par la puissance publique. InfraVia et ses collaborateurs ont la possibilité d’investir dans le véhicule d’investissement. S’il performe, cet investissement donnera accès à une partie de la plus-value, selon l’accord passé avec les souscripteurs.
M. William Martinent (LFI-NUPES). En tant que gestionnaire du fonds, vous nous dites que c’est la qualité qui est la plus importante, que l’absence de croissance n’est pas un problème et que vous écoutez les décideurs publics et le président exécutif de l’entreprise. Vous présentez les choses comme si vous étiez d’une certaine façon désintéressés, alors qu’il existe des mécanismes rémunérateurs extrêmement concrets qui font que la croissance vous rapportera de l’argent et que son absence vous en fera perdre. Il y a une forme de contradiction à dire : nous sommes un fonds d’investissement, mais ne vous inquiétez pas, nous ne mettons pas de pression sur la croissance, alors qu’il y a derrière de l’argent sonnant et trébuchant, y compris individuellement pour les collaborateurs qui ont investi et gèrent ce volet du fonds. Ils y ont un intérêt financier extrêmement concret.
M. Vincent Levita. Nous ne sommes pas désintéressés. Je n’ai pas dit cela et je crois même que j’ai dit l’inverse. Ce que j’ai dit, c’est que nous ne mettons pas de pression sur les achats ou autres qui irait contre la qualité, pour trois raisons. Premièrement, nous sommes des gens bien, même si vous n’êtes pas obligés de me croire. Deuxièmement, parce que ce serait contre-productif pour la société elle-même et troisièmement pour nous-mêmes aussi. Au contraire, nous sommes très intéressés. Ce que j’essaie de vous faire toucher du doigt, si vous voulez bien me croire, c’est qu’il y a une convergence entre les objectifs de croissance et les objectifs de qualité. Nous ne sommes donc pas du tout désintéressés, bien au contraire. L’intérêt financier passe par une prestation de qualité et par une croissance. Nous avons intérêt à ce que cette société soit en croissance. C’est pour cette raison que nous sommes venus, parce qu’il nous semble qu’il existe un cadre nécessitant de la croissance et parce que l’ambition de cette société va dans ce sens. Ce que j’ai dit, c’est que si cette croissance s’accomplissait au détriment de la qualité, alors nous perdrions tout.
Quant à la « pression » – mot qui revient sans arrêt –, je ne sais pas ce que cela veut dire. Vous avez vu Jean-Emmanuel Rodocanachi hier. Avez-vous l’impression que c’est quelqu’un que je peux appeler le matin pour lui demander de baisser ceci ou cela, parce que ce serait mieux pour moi ? Ce n’est pas du tout ainsi que nous fonctionnons. Nous avons des discussions et il nous fait part de ses idées, de ses projets, parfois de ses difficultés. Nous lui donnons nos réponses avec notre expérience et notre savoir-faire. Et ensuite, il fait ce qu’il a à faire.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Merci pour la transparence de vos réponses, car je dois dire qu’en comparaison des réponses fournies par certains dirigeants de groupes de crèches, vous avez répondu plus clairement, ce qui nous permis de comprendre plus facilement les mécanismes en jeu.
Pour autant – et nous aurons sans doute du mal à tomber d’accord sur ce point –, dans les éléments que vous nous avez apportés pour mieux comprendre le système, j’identifie quand même deux sujets : avec le LBO, la dette financière et la pression qu’elle exerce sur le fonds d’investissement ; et une autre forme de pression, plus incitative, qui est le bonus – vous avez contesté le mot, mais je ne vois pas bien comment l’appeler autrement – des collaborateurs du fonds si la croissance dépasse les attendus. Ces deux mécanismes de pression interrogent sur votre rapport au groupe de crèches dont vous êtes partie prenante.
M. Vincent Levita. Si j’ai été transparent, tant mieux. Je suis même inquiet de l’avoir été trop.
M. le président Thibault Bazin. Ne soyez pas inquiet, vous avez prêté serment. Et vous pourrez vous réécouter.
M. Vincent Levita. Effectivement, je n’ai rien à cacher. Nous faisons un métier qui est passionnant. Et nous avons trouvé une manière de l’exercer qui fait – je l’ai dit et je le redis, c’est mon identité, ma personnalité et mon passé – que la contribution sociale que nous amenons fait écho à notre contribution économique, ce qui engendre de la performance financière, sur laquelle nous sommes absolument intéressés. Créer de la pression serait une négation du mode de fonctionnement d’une entreprise, en particulier aussi sensible. Une telle entreprise ne part pas de la pression et des objectifs, mais des besoins. C’est la seule manière de travailler. Il y a un besoin, il y a un cadre réglementaire pour y répondre, il y a une prestation de qualité dont dépend tout le reste. Si l’environnement au sens large, que ce soit le régulateur, le marché du travail, la demande ou les incitations fiscales, permet de croître, nous croissons. Si ce n’est pas le cas, nous croissons moins. Certes, nous gagnerons moins, mais nous avons trouvé un système dans lequel tous les objectifs s’alignent. Je suis donc très fier d’en faire partie. Et je suis particulièrement fier de notre investissement dans Grandir LPCR.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, monsieur Levita, d’être venu devant nous. Vous avez répondu à plusieurs reprises : « Parce que nous sommes des gens bien. » Je ne sais pas qui peut en juger et il n’appartient pas au Parlement de trancher sur ce point. Voulant en tout cas être des gens bien, avez-vous pour objectif d’entrer dans ce qu’on appelle les « fonds éthiques » ? Vous avez beaucoup parlé de développement durable, de RSE. C’est un questionnement qui traverse un certain nombre d’organismes d’assurance, bancaires ou mutualistes qui veulent investir dans des fonds respectant certains critères sociaux, environnementaux, humains. Quelle est votre position à cet égard ?
M. Vincent Levita. Vous avez raison, l’expression « gens bien » a une connotation morale qui n’a pas probablement beaucoup de sens dans cette instance. Ce que je voulais dire, c’est que nous sommes dans un secteur sensible avec des personnes vulnérables et que la manière dont nous nous y prenons nous renvoie à notre propre éthique. Dans notre cas, et c’est ce que je trouve vertueux dans notre modèle, il y a une incitation à se comporter bien parce que, en général, lorsqu’on fait de la qualité, il y a des répercussions financières.
Pour ce qui est de l’éthique, ce mot lui aussi a une connotation morale et est compliqué à utiliser. Nos premiers souscripteurs, il y a seize ans, étaient des assureurs mutualistes. Nous sommes donc nés dans un environnement où l’éthique au sens moral certes, mais surtout au sens de ce que c’est devenu dans le monde financier est importante. Oui, nous sommes un fonds éthique, article 8, selon la classification européenne. Cela signifie que nous respectons un certain nombre de critères sur l’environnement, le social, sur la gouvernance. Nous nous engageons à ce qu’ils progressent dans le temps et à avoir un impact positif sur tous ces aspects.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, monsieur Levita
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40. Audition de représentants d’Antin Infrastructures Partners : M. Alain Rauscher, président-directeur général, Mme Angelika Schöchlin, associé gérant, en charge des infrastructures sociales (4 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Bonjour à tous, chers collègues, nous reprenons aujourd’hui nos travaux en recevant les représentants du fonds Antin Infrastructures Partners.
Après avoir auditionné, au cours des deux semaines écoulées, les responsables opérationnels des quatre grands groupes privés français gestionnaires de crèches et approfondi ces échanges en auditionnant les fondateurs de ces groupes, il nous semblait intéressant de rencontrer également les représentants de certains des fonds qui ont investi dans le secteur. C’est le cas d’Antin Infrastructures Partners, qui est présent depuis 2020 au capital de Babilou, société dont nous avons auditionné les fondateurs, MM. Édouard et Rodolphe Carle il y a une semaine. Nous comptons sur vous, madame, monsieur, pour nous exposer la logique qui a présidé à votre choix d’investir dans le secteur des crèches, et vous proposons de concentrer votre propos liminaire sur des éléments factuels dans l’attente des questions qui viendront nourrir nos échanges.
Je précise que notre audition est publique et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Madame, monsieur, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, et de dire « je le jure ».
(M. Alain Rauscher et Mme Angelika Schöchlin prêtent serment.)
M. Alain Rauscher, PDG d’Antin Infrastructures Partners. Avant d’entrer dans le cœur du sujet, permettez-moi de nous présenter et de vous présenter Antin en quelques mots.
Je suis le cofondateur et président-directeur général de la société, et suis aujourd’hui accompagné d’Angelika Schöchlin, principal associé gérant, qui supervise notamment nos investissements dans les infrastructures sociales. Antin est une société d’investissement française, cotée à la Bourse de Paris et spécialisée dans l’investissement dans les infrastructures au sens large. Elle gère plus de 30 milliards d’euros d’actifs ainsi que des participations dans une trentaine de sociétés, et représente des dizaines de milliers d’emplois répondant à des besoins essentiels des populations. La naissance d’Antin, il y a dix-sept ans, visait à répondre aux besoins d’infrastructures à l’échelle mondiale et notamment en Europe, dans la mesure où les fonds publics à eux seuls étaient insuffisants pour faire face aux besoins existants et futurs. Nous avons ainsi estimé qu’une société d’investissement spécialisée dans ce domaine pourrait jouer un rôle utile en complément des Etats, des régions et des municipalités, pour financer et développer, à leurs côtés, les infrastructures dans de nombreux secteurs.
Notre métier consiste à investir l’argent de caisses de retraite, d’assureurs et d’autres investisseurs institutionnels dans des entreprises fournissant un service à la société dans le domaine des infrastructures. 20 % de nos investisseurs sont français, et les sociétés dans lesquelles nous investissons sont identifiées par nos équipes, qui effectuent un travail approfondi de recherche et d’analyse en amont de notre engagement. Si nous analysons, chaque année, des centaines de sociétés, nous n’investissons que dans trois ou quatre d’entre elles, celles qui offrent la plus grande qualité de service et possèdent une forte culture d’entreprise. Nous estimons en effet qu’il s’agit là des fondamentaux les plus solides et du meilleur potentiel de croissance, de développement et de création de valeur pour toutes les parties prenantes. Notre intervention, en tant que prêteur, diffère de celle des banques en ce que nous prenons un risque entrepreneurial en investissant aux côtés des dirigeants de ces sociétés. Nous considérons notre modèle économique comme responsable et vertueux. Le profit n’en est pas la seule finalité, mais la conséquence d’un service de qualité. Les bénéfices générés par l’entreprise sont généralement réinvestis pour la renforcer et la structurer, créer des emplois, attirer des talents, améliorer les contrôles et la qualité de service et promouvoir l’innovation et la formation des équipes.
Nos quatre secteurs principaux d’intervention sont les infrastructures numériques (tours télécom, réseaux de fibre, centres de données), les infrastructures de transport (flottes ferroviaires de locomotives ou de wagons, aires d’autoroute, gares, logistique maritime, bornes de rechargement de véhicules électriques), les infrastructures d’énergie et environnementales (énergies renouvelables, mais également réseaux intelligents d’énergie, réseaux de chaleur, opérateurs dans le secteur de l’eau) et les infrastructures sociales (domaines des cliniques, de la psychiatrie, des diagnostics et des pharmacies). Notre activité représente donc un formidable observatoire des grands sujets et des grandes tendances de la société.
Nous avons investi dans le secteur des crèches, et plus spécifiquement dans Babilou, pour plusieurs raisons. Nous estimons tout d’abord que les infrastructures ne représentent pas seulement des grands équipements ou des technologies d’avenir, mais également une solution à des besoins sociétaux essentiels, en complément des acteurs publics à un niveau local, et les crèches répondent à cette définition. Il existe en effet, en France, un déficit structurel de places en crèches, estimé à plus de 200 000, auquel la seule puissance publique n’est pas en mesure de répondre seule. En soutenant Babilou, nous apportons à l’un des leaders du secteur en termes de qualité de service le capital pour continuer à grandir et à créer des places manquantes. C’est une grande fierté pour Antin de participer à cet effort aux côtés d’un personnel extraordinaire. Nous avons choisi d’investir dans Babilou en 2020, époque de grandes difficultés puisque les crèches étaient quasiment vides. Nous avons œuvré aux côtés de certains des actionnaires historiques et des fondateurs du groupe, après une étude approfondie du marché des crèches que nous avions lancée trois ou quatre ans avant cette date d’investissement. Nous avons en effet considéré que la société Babilou était une référence dans son domaine, composée d’équipes remarquables et passionnées par l’éveil et l’éducation des jeunes enfants, proposant un projet pédagogique innovant, et portant une attention prioritaire à la qualité grâce à son propre label baptisé Elsa©. Nous étions également alignés sur ses orientations stratégiques et sur une culture d’entreprise axée sur l’excellence et l’ambition. Nous avons pris une part majoritaire du capital de Babilou, en rachetant, par fonds propres, les parts de certains actionnaires historiques, puis en réinvestissant ensuite par deux fois afin d’apporter davantage de fonds propres visant à financer davantage de croissance.
Il nous paraît important de préciser que notre rôle se limite strictement à celui d’un actionnaire. Bien que nous soyons des actionnaires actifs, capables d’un dialogue avec le management, nous ne sommes pas un gestionnaire de fait et les responsabilités opérationnelles dans la société sont exercées par le management en vertu de ses qualités. En tant qu’actionnaires, nous validons la stratégie proposée par le management, exerçons un droit de regard sur l’activité économique de la société et veillons à ce que Babilou mette en œuvre son plan d’action visant notamment à concilier performance économique, qualité de service et engagement sociaux et sociétaux. La gestion quotidienne de l’entreprise et les décisions opérationnelles sont en revanche exclusivement dévolues à la direction générale, que vous avez précédemment auditionnée. Sous notre égide, Babilou n’a pas versé un seul centime de dividendes à Antin et ses actionnaires. Tous les profits ont été réinvestis dans l’amélioration des conditions de travail, la revalorisation des professionnels des crèches, la professionnalisation de l’équipe en charge de la qualité et l’ouverture de 1 600 places depuis 2020. Babilou a également été le premier, parmi les principaux acteurs du secteur, à devenir, en 2022, une entreprise à mission. Le développement de Babilou à l’international, fondé à la fois sur l’expertise française dans le domaine de la petite enfance et sur la culture de la qualité, est une fierté pour nous, et participe au rayonnement de la France. Le modèle français de la petite enfance est en effet étudié et analysé de très près par nos voisins, et reste une référence.
Nous pensons que cette commission d’enquête peut contribuer à apporter des réponses concrètes pour l’ensemble des intervenants du secteur. Nous sommes prêts à travailler main dans la main avec les acteurs de la petite enfance et à soutenir des initiatives qui contribueraient, par exemple, à revaloriser les métiers, à améliorer les taux d’encadrement, à renforcer les contrôles et à élaborer une charte de qualité pour l’ensemble du secteur.
M. le président Thibault Bazin. Je souhaite que vos fonctions et votre rôle dans la gouvernance soient précisés. Au terme des différentes étapes que vous avez évoquées, quel est aujourd’hui votre poids dans le capital de Babilou ? Quel est votre rôle ? De quelle façon êtes-vous présent et représenté dans les instances telles que les assemblées générales, les conseils d’administration ou le conseil stratégique ? Est-ce vous-même qui participez, ou est-ce l’associé gérant que vous avez sollicité pour vous accompagner ? Quels sont, en tant qu’actionnaire, vos attentes en termes de performances et de qualité de service ? Quelles sont, enfin, vos intentions en termes d’horizon temporel ? Durant combien d’années pensez-vous encore maintenir votre présence, et quel terrain d’atterrissage souhaitez-vous ? Vous êtes arrivé au cours de la crise sanitaire, à une époque où l’activité était en souffrance, et le contexte actuel compliqué change-t-il vos intentions temporelles et vos intentions en termes d’objectifs ?
M. Alain Rauscher. Notre investissement initial dans la société s’élevait à 470 millions d’euros, soit une participation à hauteur de 52 % du capital. Nous avons ensuite augmenté cet investissement en fonds propres à hauteur de 120 millions d’euros, portant ainsi notre participation totale à 57 % du capital pour un montant investi de 590 millions d’euros.
M. le président Thibault Bazin. Existe-t-il des droits de vote dans les 52 % du capital ?
M. Alain Rauscher. Nous disposons de droits de vote à hauteur de nos parts de capital, sans aucun vote préférentiel, soit 57 %.
Mme Angelika Schöchlin, associé gérant d’Antin Infrastructures Partners. Nous avons aujourd’hui le rôle d’actionnaire majoritaire, avec 57 % du capital et des droits de vote. Nous sommes représentés avec trois membres au sein du conseil de surveillance ainsi que dans un comité d’investissement.
M. Alain Rauscher. Nous sommes effectivement rentrés à un moment très difficile de la vie de la société. Notre horizon temporel d’investissement, qui est généralement de l’ordre de sept à dix ans, et peut aller jusqu’à douze ans dans des cas particuliers, est défini au sein des comités d’investissement. S’ajoute ensuite une vue par sociétés, en fonction de son potentiel de création de valeur et donc de développement. Babilou exerce une activité internationale dans douze pays différents, la France étant, avec 40 % de son activité, le pays le plus important, suivi par la Hollande avec plus de 20 % et par l’Allemagne à environ 10 %. Il existe donc un important potentiel de croissance dans plusieurs grands pays, qui nous encourage à faire perdurer notre participation. Nous ne choisissons de vendre que lorsque nous estimons que notre travail est accompli. Nous pouvons, en effet, apporter une structuration des processus d’investissement, de suivi, de contrôle, de supervision des investissements et de mesures économiques.
Nous avons par ailleurs à cœur de respecter plusieurs principes. Nous sommes notamment parmi les premiers, au sein de notre secteur d’activité, à avoir signé la charte de l’investissement responsable des Nations unies en 2008-2009 et avons donc naturellement été amenés à mettre en place et à renforcer l’agenda sur ces aspects.
M. le président Thibault Bazin. La durée de douze ans n’est-elle pas largement supérieure à celle habituelle des autres fonds ?
M. Alain Rauscher. Il s’agit d’une durée usuelle, puisque la durée de vie du fonds est de dix ans, auxquels peuvent s’ajouter deux fois une année. Nous pouvons donc aller jusqu’à douze ans, sans pour autant nécessairement rechercher cette durée.
M. le président Thibault Bazin. Que recherchez-vous concernant Babilou ?
M. Alain Rauscher. Babilou est une société très intéressante, dont les perspectives de développement sont importantes. Ses bases sont solides, et la qualité de son équipe de management doit être soulignée, avec les deux fondateurs, actionnaires et coprésidents du conseil de surveillance, qui sont des personnes de grande qualité et avec qui nous sommes dans une relation de confiance mutuelle.
Le potentiel de croissance des crèches en France est par ailleurs considérable, et nous estimons que sur les 200 000 places de crèche, environ 80 % des ouvertures seront à l’avenir réalisées par des opérateurs privés. Cela s’explique par des raisons structurelles profondes, à commencer par l’existence de quatre grands groupes structurés et bien capitalisés, capables de constituer des plateformes pour développer l’activité de façon professionnelle. Nous observons en outre une importante évolution, avec des entités publiques, municipalités ou administrations, réservataires de places dans des crèches publiques, démarche plus aisée que la création d’une structure, les investissements et le recrutement de personnels pour une longue durée. Je précise d’ailleurs que l’Assemblée nationale est réservataire de places d’un confrère de Babilou pour son personnel.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez, en entrant au capital de Babilou, investi dans le secteur des crèches, et disposez également, en tant qu’actionnaire majoritaire, d’une influence notable sur le cours de cette entreprise.
Mes premières questions porteront sur votre choix de prendre part au capital d’une entreprise dans le secteur de la petite enfance à un moment particulièrement critique, celui de la crise sanitaire, où les incertitudes étaient nombreuses. De l’aveu même des différents dirigeants des groupes de crèches que nous avons auditionnés, le secteur est faiblement rémunérateur, avec des coûts en constante augmentation. Il est fortement impacté par l’inflation et marqué par une importante pénurie de personnel. Au regard de ces éléments, comment justifiez-vous le choix d’investir dans un secteur aussi incertain ? Pourquoi avoir fait ce choix pour votre première participation dans le secteur de la petite enfance, pourquoi à ce moment-là, et comment avez-vous pris cette décision ? Vous avez, au cours de vos propos liminaires, évoqué une étude durant plusieurs années. Pouvez-vous nous en détailler le processus ? Les propriétaires ont-ils pris l’initiative de vous solliciter pour financer la croissance du groupe ? Des intermédiaires sont-ils intervenus ou avez-vous pris la décision seuls ?
M. Alain Rauscher. Nous avons, concernant le secteur des crèches, de fortes attentes et un important sentiment de responsabilité concernant les résultats de notre investissement, afin qu’il soit fructueux à la fois pour les investisseurs et au regard des besoins de la société.
Concernant notre arrivée dans ce secteur, je précise tout d’abord que les comités d’investissement techniques ont pour habitude de réfléchir, très en amont, aux grandes thématiques qui structureront nos investissements à venir. Je peux citer, à titre d’exemple, le vieillissement de la population, le besoin exponentiel d’accès aux données, avec les centres de données ou la fibre, ou encore le changement climatique, avec les véhicules électriques et les énergies renouvelables. Nous disposons donc d’une liste de problématiques générales, à partir desquelles nous tâchons ensuite de repérer les secteurs à mettre en lumière en choisissant d’y investir. Nous agissons de façon très prudente, à l’image du secteur de la fibre pour lequel nous avons attendu sept ans avant de faire notre premier investissement.
Concernant les crèches, le besoin sociétal identifié est celui de l’employabilité des femmes. J’ai d’ailleurs été interpellé par l’intitulé de cette commission, qui évoque l’accueil de la petite enfance, alors que nous parlons d’éducation pour les mille premiers jours de la vie des enfants, qui était auparavant assumée par les mères ou par les familles. Notre mission, qui s’articule ainsi autour d’un thème sociétal essentiel, se base sur nos valeurs humanistes. Nous avons donc réfléchi à la façon dont nous pouvions appréhender les besoins considérables de ce secteur, et y participer de façon économique. Nous avons préalablement dû apprécier le modèle économique et les risques liés à l’investissement spécifique dans les crèches, au premier rang desquels la probabilité d’une renationalisation ou d’une municipalisation des établissements, avec un rejet des opérateurs privés et une coupure des subventions. Nous avons également dû étudier les possibilités de recruter des personnels capables de garantir un niveau de qualité suffisant. Si nous estimons que le travail réalisé par les opérateurs, en contact quotidien avec de très jeunes enfants, est remarquable de dévouement et d’abnégation, il existe néanmoins un véritable déficit de personnels qui nuit au développement de l’activité. Le modèle mixte, qui est une spécificité française largement copiée à l’étranger et qui se retrouve dans le secteur de la santé, avec les cliniques et les hôpitaux, ou dans l’éducation, avec les écoles publiques et privées, est un modèle puissant. Il permet en effet d’utiliser les capitaux privés comme des leviers pour répondre à des besoins sociétaux. Forts de ces analyses, nous avons donc décidé d’investir. Babilou se démarque également par son important portefeuille international, qui représente la majorité de son chiffre d’affaires. Or chaque pays connaît des situations sociétales différentes. Le système français s’illustre par sa capacité à offrir des places en crèche et un large panel de prestations à toute la population, y compris aux familles modestes ou sous le seuil de pauvreté, à la différence de nombreux autres pays étrangers dans lesquels les places sont réservées aux familles privilégiées. Nous avons donc mené une analyse sur la solidité du modèle français, et je crois profondément, en tant que citoyen, que ce remarquable modèle sera défendu.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si j’ai bien compris l’intérêt pour vous de ce secteur et de cette entreprise, vous ne m’avez pas répondu sur les conditions de votre entrée dans le capital de Babilou. Quelles sont les personnes ayant initié le contact entre les deux parties ? Comment se sont concrètement déroulés les événements ?
M. Alain Rauscher. Une fois les secteurs identifiés, nous en rencontrons systématiquement tous les participants, qu’ils soient français ou étrangers. Nous sommes rapidement parvenus, avec les frères Carle, à un accord basé sur nos valeurs communes.
M. le président Thibault Bazin. Qui est à l’origine de la prise de contact ?
M. Alain Rauscher. Nous sommes à l’initiative de la première approche.
Nous menons, je le rappelle, un travail approfondi, avec environ 200 sociétés étudiées par an pour trois ou quatre investissements, et nous rencontrons les équipes managériales dans la plupart des cas. La nature de notre écosystème permet d’organiser facilement ces rencontres, au cours desquelles des affinités avec l’activité ou les personnes peuvent naître.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous êtes actionnaire majoritaire au sein de Babilou. Nous avons pu constater, à la lumière de vos propos introductifs, les différences qui existent avec des fonds minoritaires en droits de vote. Vous avez notamment rappelé vos très fortes attentes concernant Babilou et la mise en place de son plan d’action. Pouvez-vous préciser la façon dont cela se matérialise ? Au regard de vos objectifs de développement et de croissance, dans un secteur qui connaît de réelles difficultés liées à la qualité d’accueil, comment appréhendez-vous ce double enjeu sur la base de vos droits en tant qu’actionnaire majoritaire ? Avez-vous en particulier des exigences en termes de maîtrise des coûts ? Nous avons notamment eu connaissance d’éléments autour de la question de la maîtrise des consommables au sein des crèches, avez-vous été amenés à vous exprimer sur ce sujet ? Comment appréhendez-vous concrètement, de façon plus générale, ces deux enjeux dont on pourrait considérer qu’ils sont contradictoires, avec d’un côté la nécessité d’investir pour assurer la croissance du groupe, et permettre ainsi la rentabilité de l’investissement, et de l’autre côté celle de s’assurer que les moyens sont suffisants pour assurer un accueil de qualité ?
M. Alain Rauscher. En tant qu’actionnaire majoritaire, nos relations avec le management sont bien entendu privilégiées. Il est de sa responsabilité, et non de la nôtre, de proposer un plan d’action. Nous leur indiquons ensuite, sur la base de notre droit de vote, si nous ne l’estimons pas adapté, ou les points qui pourraient être davantage ciblés. Nous jouons donc strictement notre rôle d’actionnaire et d’administrateur.
La nature de notre contribution est plurielle. Nous apportons tout d’abord des moyens financiers destinés à financer une croissance, avec la création de 1 600 places supplémentaires depuis 2020. Il nous a en outre paru important, au regard de notre politique environnement, social et gouvernance (ESG) volontariste, de suggérer que Babilou devienne une entreprise à mission. Plusieurs autres acteurs du secteur réfléchissent d’ailleurs en ce moment à une évolution similaire. La question essentielle est, selon nous, celle de l’éducation, à travers une pédagogie non seulement pour les enfants, mais également en soutien de la parentalité. Certaines familles ont besoin d’être aidées, et cela fait partie de notre contribution.
M. le président Thibault Bazin. Vos attentes concrètes concernent-elles donc plutôt l’éducation ou la rentabilité du placement ?
M. Alain Rauscher. Les sociétés doivent avant tout être bâties sur des fondations saines, leur fonctionnement aussi parfait que possible, et le souci de la qualité au cœur de leurs pratiques. L’enfant doit être au cœur des pratiques éducatives, et rien ne peut être construit sans ce socle de qualité. Aucun groupe, en particulier dans le secteur de la petite enfance, ne peut se développer sans un service des enfants et un projet pédagogique solide. Nous réaliserions un mauvais investissement si nous prenions le risque de mettre cela en cause. Sur le sujet des consommables, il est surréaliste de penser que des enfants ne seraient pas proprement changés ou nourris et, si vous avez connaissance de situations particulières, elles représentent de graves manquements. Ces éléments sont donc, pour nous, essentiels, et nous étions, en l’occurrence, face à une société remarquablement bien gérée.
Nous avons également mis en place et renforcé, sur la base d’un dialogue avec nos actionnaires et d’un complet soutien de la gestion, une procédure de remontée d’informations liées aux incidents. Face aux incidents dans les crèches, qui sont heureusement rares, mais peuvent toutefois survenir, il est important d’agir le plus rapidement possible. Vous savez sans doute que plus de 90 % des cas de maltraitance d’enfants surviennent dans les milieux familiaux. Les personnels voient des enfants et, s’ils constatent des marques, peuvent recourir au système d’alerte grâce à la procédure mise en place. Nous sommes fiers d’avoir contribué à renforcer ce processus. Nos engagements en matière de qualité, également forts, se sont en outre traduits par la création de nouveaux postes au sein du comité exécutif, celui de vice-président éducation, qualité et développement durable et celui de directeur de la qualité. Le socle de base est donc celui du service de l’enfant, sur lequel peut ensuite advenir la croissance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il peut en effet sembler surréaliste de parler d’enfants insuffisamment nourris ou régulièrement changés, mais c’est ce que nous avons malheureusement pu lire dans les ouvrages. Bien qu’ils ne soient pas généralisés, ces comportements ne sont donc pas simplement anecdotiques, et représentent incontestablement un problème. Je vous ai interrogé au sujet des consommables, mais j’aurais également pu évoquer les personnels des crèches, auxiliaires de puériculture ou éducatrices de jeunes enfants, dont les salaires sont faibles. La problématique de l’attractivité des métiers entraîne des conséquences directes sur la croissance des différents groupes de crèches et, à l’inverse, la rémunération des personnels qui commercialisent les berceaux est conséquente. En matière de qualité d’accueil, au sujet de laquelle nous avons reçu de nombreux experts, nous sommes convaincus de la nécessité d’un changement de paradigme, entre une approche obsolète de la garde d’enfants et une approche qui consiste à mettre à profit une période cruciale dans le développement de l’enfant. Or je m’interroge sur le fait que les moyens n’y soient pas directement destinés. Alors, comment ce double impératif, celui de la qualité et celui de la croissance, se matérialise-t-il dans la façon dont vous exercez votre rôle d’actionnaire majoritaire ?
Ma dernière question sera relative à l’évolution de la réglementation. Le secteur de la petite enfance est un service public, qui fait l’objet d’un cadre juridique établi par la puissance publique, au sein duquel évoluent les acteurs, qu’ils soient publics, associatifs ou privés lucratifs. Il est donc compréhensible que ce cadre législatif ou réglementaire intéresse tout particulièrement les acteurs du secteur. Aussi, de quelle nature sont les éventuels contacts que vous avez pu, depuis que vous êtes actionnaire majoritaire de Babilou, établir avec différents représentants politiques, qu’ils soient parlementaires, responsables gouvernementaux ou même responsables locaux ? Dans la construction des futurs schémas de développement de la petite enfance au niveau communal, la question de la croissance d’un groupe comme le vôtre sera corrélée aux besoins définis par les communes. Quel est donc le niveau des relations que vous avez, de façon officielle ou officieuse, avec ces différents responsables politiques ?
M. Alain Rauscher. Je tiens tout d’abord à affirmer que nous appliquons, et partageons avec les fondateurs, le principe d’une tolérance zéro concernant la maltraitance, et notamment le manque de nourriture ou de couches. Il est pour autant impossible de prévenir l’ensemble des incidents dus à des comportements individuels et, si nous ne parvenons pas à les anticiper, nous devons impérativement et rapidement les corriger en prenant des décisions radicales.
J’en viens maintenant à la question des rémunérations. Conformément au choix politique fait par l’Allemagne, les rémunérations y sont deux fois plus élevées qu’en France. Nous opérons avec des marges de 3,3 % et le principal poste est donc celui des salaires. Il s’agit donc d’une question de décision politique et nous ne pouvons pas, avec des marges si faibles et une telle place du poste de personnel, y faire face. Concernant les salaires liés à la commercialisation, vos affirmations ne me semblent pas totalement exactes. S’il est effectivement possible, en raison de la nature différente des métiers, d’affirmer que des commerciaux perçoivent davantage que des puéricultrices, la masse des coûts relatifs à la commercialisation est liée à la gestion des relations avec les tiers réservataires au sens large. Il s’agit donc d’équipes très importantes qui représentent des coûts conséquents. La moitié du chiffre d’affaires de Babilou est effectuée avec des tiers réservataires et, si ces salaires ne sont pas démesurés par rapport à d’autres postes, la base de coûts est liée au traitement des relations avec ceux-ci.
Sur les questions des changements réglementaires, nous sommes, comme tout investisseur de long terme, soucieux de la stabilité, de la lisibilité et de la prédictibilité du cadre réglementaire, et les difficultés que nous rencontrons lorsqu’il change ne concernent pas uniquement le secteur de la petite enfance. Je peux, à titre d’exemple, citer le secteur de l’énergie renouvelable où les nombreux changements de cadre ont valu à la France d’être en retrait dans son développement par rapport à d’autres pays comparables. La stabilité du cadre est donc un critère important. J’ajoute que le cadre français de la petite enfance est perçu comme un modèle par la plupart des pays européens, et qu’il faut donc réfléchir avant de le modifier.
Sur le sujet de l’influence, vous êtes, à ma connaissance, la première entité publique avec laquelle nous avons des contacts. Si nous sommes ravis de répondre à votre invitation, les influences et le lobbying ne font en revanche pas partie de notre mode de fonctionnement.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Tout d’abord, je suis saisi d’un certain vertige dans le cadre de cette audition. Le point de départ du travail que je mène depuis plus d’un an sur le sujet des crèches privées lucratives, et qui m’a notamment conduit à solliciter cette commission d’enquête, a été le terrain. J’ai ainsi pu discuter avec des professionnels qui travaillent au sein des crèches privées telles que la structure Babilou dont vous êtes actionnaire, et notamment avec des auxiliaires de puériculture, qui perçoivent un SMIC pour un métier difficile. Mais, au-delà de l’importante pénibilité de leur métier, ces professionnelles considèrent également que le cadre dans lequel elles l’exercent ne leur permet pas de prendre correctement soin des enfants. Ainsi, en tirant le fil, on remonte aux employeurs, aux crèches, aux grands groupes gestionnaires, aux actionnaires, aux fonds d’investissement, et donc finalement à vous, monsieur Rauscher, dont la fortune s’élevant à quasiment 1 milliard d’euros vous place, si j’en crois Challenge, à la 156e place française. Si certains estimaient encore que les secteurs du médico-social et de la petite enfance étaient préservés des inégalités de notre société, cette démonstration de l’écart conséquent entre des travailleurs payés au SMIC et un milliardaire vient donc prouver que tel n’est pas le cas.
Un deuxième vertige m’a saisi lorsque je vous ai entendu, avec des arguments pertinents et rationnels, expliquer ce qu’allait être la politique publique de création de places en crèche en France pour les prochaines années. Vous êtes en effet revenu, à juste titre, sur cet engagement gouvernemental de 200 000 créations de places d’ici 2030, en nous expliquant tranquilement que vous estimez que 80 % des ouvertures seront le fait du secteur privé lucratif. Vos excellents arguments sont liés d’une part à l’existence de quatre grands groupes fortement implantés et d’autre part au fait que, dans le système actuel, les institutions publiques ont plutôt intérêt à réserver une place dans un établissement privé qu’à ouvrir elles-mêmes une crèche publique. Cependant, et malgré le caractère rationnel de votre démonstration, il nous semble que la politique publique et la nature des 200 000 places ouvertes doivent plutôt nous être expliquées par les ministres concernées, que nous auditionnerons la semaine prochaine. Je pense malgré tout malheureusement, avant même de connaître la teneur des propos des ministres, que vous avez raison et qu’au regard du fonctionnement actuel du système, la capacité d’action de la puissance publique s’efface devant le pouvoir des actionnaires de ces grands groupes privés.
Vous détenez objectivement, aujourd’hui, la capacité de décider comment le secteur de la petite enfance va se développer. Aussi, le citoyen que vous êtes, au-delà de vos fonctions de président de grand fonds d’investissement et d’actionnaire, n’est-il pas interrogé par les deux sujets que j’ai évoqués, à savoir les écarts de rémunération et de patrimoine extravagants dans ce secteur et le fait qu’un acteur privé tel que vous ait autant d’influence et de poids dans ce qui devrait relever d’une politique publique ?
M. le président Thibault Bazin. Nous clôturerons effectivement nos auditions en recevant les ministres en poste actuellement, à une date qui se situera plutôt autour du 30 avril.
M. Alain Rauscher. Si je ne me réjouis pas du niveau actuel des rémunérations des puéricultrices, j’ai précédemment expliqué que la nature du modèle économique actuel implique que les rémunérations les plus importantes ne puissent pas venir des opérateurs privés et doivent donc être le fait des pouvoirs publics. Il s’agit d’un choix de société, qui s’applique également à d’autres secteurs, à l’image des enseignants ou des infirmières, qui connaissent également d’importantes difficultés liées au recrutement. Tout comme vous, je pense donc, en tant que citoyen, que ces professionnels, qui effectuent un travail aussi remarquable et utile à la collectivité, mériteraient évidemment d’être davantage rémunérés, c’est une évidence.
Quant à ma fortune, elle est celle d’un entrepreneur qui a pris des risques. J’ai, en dix-sept ans, créé des choses dont je suis très fier, sans avoir à rougir de la façon dont je l’ai fait. Mes principes éthiques sont très forts, mes activités personnelles nombreuses, et je suis fier de tout ce que j’ai constitué et qui a permis de créer cette fortune. Cette fortune alimente en outre chez moi de nombreuses réflexions sur son usage, et mon mode de fonctionnement est celui d’une personne particulièrement active.
Sur le sujet des places, je ne suis pas ministre de la famille et n’ai donc aucune information exclusive à vous communiquer. Vous me prêtez une influence dont je ne bénéficie pas, et les chiffres que j’évoque, qui sont ceux du Gouvernement, sont le reflet des besoins de créations de places. Si j’estime que la sphère privée pourra être un acteur majeur dans la création de nouvelles places, c’est tout d’abord en raison du fonctionnement actuel du modèle économique. Il est en effet préférable, notamment pour des municipalités, d’avoir accès à de la réservation de lits par des crèches, plutôt que de prendre le risque de lancer des travaux onéreux, de recruter du personnel en CDI, et de gérer l’un des problèmes endémiques du secteur qui est celui du taux de rotation important du personnel. Les opérateurs privés sont donc, naturellement, plus rapides, plus agiles, ils disposent des capitaux, de la plateforme et d’une excellence d’exploitation qui permet effectivement d’offrir aux enfants la meilleure qualité d’accueil. Nous nous ajusterons ainsi aux évolutions réglementaires et aux décisions prises par le gouvernement, car elles relèvent de sa responsabilité souveraine. Nos capitaux sont disponibles, prêts à être investis et à contribuer à cet effort que, en tant que citoyen, je juge primordial.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je partage avec vous l’idée selon laquelle la rémunération de ces professionnels relève d’une responsabilité de la puissance publique. J’ai d’ailleurs fréquemment l’occasion, en tant que député d’opposition, d’interpeller régulièrement le gouvernement et la majorité présidentielle sur ce sujet. J’estime pour autant que vous ne pouvez pas, en tant qu’actionnaire de ces groupes privés, être totalement dédouané de votre responsabilité. Les données dont nous disposons démontrent en effet, d’une part, que les places dans les crèches privées lucratives sont les plus subventionnées par les pouvoirs publics comme le montre l’IGAS, et d’autre part que les salaires des professionnels des crèches privées lucratives sont en moyenne inférieurs à ceux des crèches associatives ou publiques. Or des subventions publiques supérieures couplées à des salaires inférieurs impliquent nécessairement une manne financière dont la destination interroge, et nous pouvons supposer que cet argent est lié à la rémunération des actionnaires de ces grands groupes, bien qu’il ne s’agisse pas, nous l’entendons, d’une rémunération par la remontée des dividendes, mais d’une rémunération par la croissance.
Nous souhaitons également vous poser des questions précises et techniques sur votre investissement au sein de Babilou. Pouvez-vous tout d’abord confirmer que votre investissement est effectué sous la forme d’un leveraged buy-out (LBO), ou rachat avec effet de levier ? Vous avez donc créé une holding qui s’est endettée. Pouvez-vous nous préciser à combien s’élève cet endettement pour ensuite acheter les actions de Babilou ? Pouvez-vous également nous donner des précisions sur les attentes, en termes de taux de rendement interne (TRI), des souscripteurs, pour cet investissement au sein de Babilou ?
M. Alain Rauscher. Sur le sujet des rémunérations qui seraient inférieures, dans les crèches privées, à celles du secteur public ou associatif, je souhaite vérifier cette information, qui me surprend, avant de revenir vers vous. Il me semble toutefois compliqué, au regard de la marge, de différencier sensiblement les salaires.
Concernant les attentes, les investissements que nous réalisons visent en effet à faire croître des sociétés, à en développer l’activité, et donc à créer de la valeur pour des investisseurs qui sont principalement des fonds de pension, des caisses de retraite ou des compagnies d’assurance-vie, dont l’attente est en moyenne d’une multiplication par deux au moment de la vente de l’activité. Celle-ci doit donc, tout naturellement, croître, non seulement grâce au talent de l’équipe de management, mais également à travers le dialogue que nous avons avec lui et les capitaux que nous apportons pour permettre à la société de se développer.
M. le président Thibault Bazin. Il s’agit là de l’espérance de création de valeur à la revente, mais qu’en est-il de l’effet de levier évoqué par M. le député ?
M. Alain Rauscher. Les durées de détention étant typiquement de cinq à dix ans, la réponse varie en fonction des cas. Dans le cas des gares italiennes, 99 % du trafic ayant été interrompu pendant le confinement, la société sera, par exemple, conservée beaucoup plus longtemps. Pour simplifier, nous visons à peu près une multiplication par deux et cela varie entre cinq et dix ans.
Mme Angelika Schöchlin. Nous n’avons pas, en rachetant des parts de Babilou sur fonds propres et sans dette additionnelle, effectué un LBO classique.
M. le président Thibault Bazin. Vous n’avez donc pas créé de holding, mais acheté des actions du groupe Babilou Family, ce dernier étant lui-même endetté ?
Mme Angelika Schöchlin. En effet. Au moment de notre acquisition, Babilou Family était endetté à hauteur de 512 millions d’euros. Pour 52 %, nous avons déboursé 470 millions d’euros. Il y a donc beaucoup plus de fonds propres que de dette. Postérieurement à notre entrée en novembre 2020, deux augmentations de capital visant à financer la croissance ont été réalisées, à l’aide de fonds propres ainsi que de la dette. Nous avons ainsi ajouté, en fonds propres, 120 millions d’euros qui ont servi à financer la croissance.
M. le président Thibault Bazin. Le fait que vous n’ayez pas fait appel à un effet de levier dette externe explique-t-il le fait que la durée puisse s’étendre jusqu’à douze ans ?
Mme Angelika Schöchlin. Nous avons financé la croissance à la fois sur fonds propres, à hauteur de 120 millions d’euros, et sur la dette, à hauteur de 300 millions d’euros. Nous avons donc, au total, investi 590 millions de fonds propres dans la société, qui porte 809 millions de dettes.
M. le président Thibault Bazin. C’est donc la société Babilou Family qui a produit 300 millions de dette supplémentaire.
Mme Angelika Schöchlin. Pour sa croissance externe, en effet.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je souhaite maintenant aborder le sujet des souscripteurs. Vous avez indiqué qu’il s’agissait principalement de fonds de pension ou d’assurances-vie, mais pouvez-vous préciser la nature du véhicule juridique dans lequel ces souscripteurs ont investi ? Concerne-t-il uniquement Babilou, ou également d’autres sociétés ? Je souhaite également savoir quelle attente a été annoncée, à l’origine, aux souscripteurs.
M. Alain Rauscher. Les souscripteurs sont, pour la quasi-totalité, des investisseurs institutionnels : compagnies d’assurance-vie, caisses de retraite, gestionnaires d’actifs comme BNP Paribas, fonds souverains, y compris Français à l’image de la Caisse des dépôts.
M. le président Thibault Bazin. À quelle hauteur ?
M. Alain Rauscher. Les montants sont modestes, mais la Caisse des dépôts a joué, il y a dix-sept ans, un rôle essentiel d’amorçage pour animer la place de Paris à une époque où les investisseurs étaient très peu nombreux.
Les caisses de retraite représentent environ la moitié. Nous gérons donc l’épargne de personnes modestes, et je milite personnellement en faveur du renforcement des plans de pensions de retraite en France. Le secteur des assurances-vie représente quant à lui 20 %. En termes de répartition par pays, environ 20 % des investisseurs sont français, et le reste est extrêmement divisé entre un grand nombre de pays, au premier rang desquels l’Europe du Nord, et notamment l’Allemagne, puis le Canada et les États-Unis.
M. le président Thibault Bazin. Je vous rappelle la question sur le véhicule juridique.
Mme Angelika Schöchlin. Babilou est situé dans le fonds IV d’Antin, qui détient également six autres actifs, tous séparés. La logique d’un fonds est d’investir de façon diversifiée, dans des secteurs et des pays différents.
M. le président Thibault Bazin. Les six autres actifs ont-ils le même horizon temporel ?
Mme Angelika Schöchlin. Si nous sommes toujours sur des horizons semblables, les durées peuvent varier en fonction des cas.
M. le président Thibault Bazin. Quel horizon temporel avez-vous, le cas échéant, promis ?
Mme Angelika Schöchlin. Il s’agit d’un fonds de dix ans avec deux possibilités d’extension d’un an. Nous disposons de cinq ans pour l’investir, puis nous nous occupons ensuite de nos sociétés en gestion, en soutien de leur croissance.
M. le président Thibault Bazin. Le démarrage date-t-il bien de 2020 ? À quel moment Babilou est-il intervenu dans les cinq premières années ?
Mme Angelika Schöchlin. Plutôt au début.
M. le président Thibault Bazin. Vous pouvez donc maintenir votre présence jusqu’en 2032 ?
Mme Angelika Schöchlin. En 2031.
M. le président Thibault Bazin. Quelle est la part de Babilou dans ce fonds ?
Mme Angelika Schöchlin. La part de Babilou s’élève à environ 11 à 12 %.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je me permets d’insister sur les attentes, en termes de rendement, des souscripteurs.
M. Alain Rauscher. Si les souscripteurs ont effectivement des attentes, il ne s’agit pas, en revanche, d’engagements de notre part. Notre approche se base sur la valeur ajoutée, c’est-à-dire la création de valeur à travers le développement des sociétés. L’objectif est donc celui d’un doublement de la mise, qui peut être plus ou moins rapide et se traduire par des TRI plus ou moins élevés, en fonction de la rapidité avec laquelle l’objectif du doublement est atteint. Mais il ne s’agit, pour les investisseurs, que d’une simple indication. Ces derniers constatent que nous investissons et développons des actifs, et, lorsqu’une nouvelle levée de fonds est proposée, ils vont décider, ou pas, de réinvestir dans le fonds suivant en fonction de notre performance. Nous levons actuellement un fonds de 10 milliards et les investisseurs vont, en premier lieu, considérer notre rentabilité antérieure.
Mme Angelika Schöchlin. Je précise qu’il s’agit d’une cible pour le fonds dans sa totalité.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’ai le sentiment que vous éludez ma question. J’imagine que les souscripteurs de ce fonds ont des attentes en termes de TRI, pouvez-vous nous donner des précisions à leur sujet ?
M. le président Thibault Bazin. J’imagine qu’il existe également un lien avec la durée, puisqu’il n’existe pas de système de dividendes. Il existe, si j’ai bien compris, une valeur finale que la durée de long terme de ce fonds impacte, et il doit donc nécessairement exister une forme de promesse d’atterrissage.
M. Alain Rauscher. Nous visons un TRI d’attente de l’ordre de 15 % sur l’ensemble du fonds, soit sept investissements différents dans le cas de celui-ci. Les investissements offrent des perspectives de rentabilité qui peuvent varier, et qui peuvent être impactées négativement par la survenue d’événements fortuits tels que la crise sanitaire. Les investisseurs s’engagent en connaissance de cause, en sachant que les actifs exposés sont susceptibles de souffrir de certaines situations. L’attente est donc, pour résumer, de deux fois et d’environ 15 % sur l’ensemble du fonds. Je tiens par ailleurs à insister sur le fait que, dans le cas de la petite enfance, c’est la croissance et non la réduction de coûts.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Il était important de disposer de cet élément, car une rentabilité de 15 % n’est pas négligeable, et chacun peut imaginer les conséquences de ce chiffre sur l’entreprise à l’origine de l’investissement.
Je crois donc comprendre que dans les fonds d’investissement, la logique dominante veut qu’en cas de surprofit, c’est-à-dire d’une rentabilité supérieure aux attentes, une partie des gestionnaires du fonds est intéressée par le biais d’une rémunération supplémentaire à défaut de parler de prime. Pouvez-vous préciser si ce mécanisme existe sur ce fonds IV, et quel niveau de rentabilité permet un partage de la valeur supplémentaire entre les souscripteurs du fonds et les gestionnaires ?
M. Alain Rauscher. La notion de surprofit n’a pas de sens pour nous : il existe soit des profits soit des pertes. Je rappelle qu’il s’agit d’investissements en fonds propres, par nature très risqués, et il est important de souligner que l’on ne gagne pas à chaque fois. Dans notre industrie, le principe est celui d’un partage de la création de valeur lié au développement de la société. Celui-ci n’est pas réalisé sur le dos des salariés, et il ne s’agit pas de réduire les salaires ou les coûts afin de réaliser un gain supérieur. Si nous pouvons parfois être amenés à faire des économies, notre façon de créer de la richesse ne consiste pas à couper les coûts, mais à développer la société, en France ou dans d’autres pays. Au terme de cette croissance, le produit de la vente va être supérieur à la somme investie en fonds propres. Si chacun est conscient du risque important, l’objectif est celui d’un doublement de la valeur et, si les circonstances sont favorables, le développement correspond à un doublement de la taille de l’entité. Le système n’est donc pas celui des vases communicants, ou l’on prend d’un côté afin de redistribuer de l’autre, mais celui d’une croissance. Dans le cas de Babilou, celle-ci consiste à créer des places de crèches qui entraînent, naturellement, une activité plus importante.
M. William Martinet (LFI-NUPES). N’ayant pas obtenu de réponse à ma précédente question, je vais me permettre de la préciser. Le sujet est celui de l’intéressement des gestionnaires du fonds, et nous évoquions précédemment l’existence d’échanges entre les actionnaires et le management de Babilou. L’existence de discussions et de négociations sur le projet s’entend dans la mesure où, en tant qu’actionnaire, vous le validez, mais je souhaite savoir dans quelle mesure les personnes qui valident le projet de Babilou au nom d’Antin sont intéressées aux résultats de ce fonds d’investissement. Je souhaite avoir des précisions sur la corrélation entre les personnes qui décident d’une stratégie d’entreprise et ceux dont la rémunération sera supérieure en fonction de la croissance de l’entreprise au bout de dix ou douze ans. Pouvez-vous donc nous indiquer comment fonctionne ce mécanisme d’intéressement ?
Mme Angelika Schöchlin. Je tiens tout d’abord à préciser qu’il ne s’agit pas d’un bonus, mais de la possibilité, pour certains employés d’Antin, d’effectuer, dans nos fonds, un investissement à risque. Cet investissement n’est, par ailleurs, pas lié à une société particulière, mais à un fonds. Dans le cas du fonds IV, il est lié aux sept sociétés incluses dans ce fonds. Les décisions liées aux investissements sont prises au niveau du comité d’investissement d’Antin, qui comprend le PDG et les huit associés gérants de la société.
M. le président Thibault Bazin. Au cours de leur audition, les deux cofondateurs de Babilou, qui sont toujours à la présidence, nous ont indiqué faire eux-mêmes du conseil pour la structure et percevoir, à ce titre, une rémunération. Pouvez-vous nous indiquer, en tant que membre du conseil, s’il existe une rémunération à ce titre ? Au moment de la revente des parts d’Antin, dans le cas où le rendement est supérieur à 15 %, bénéficierez-vous d’une prime liée à ce statut ?
Mme Angelika Schöchlin. Sur les huit membres du comité d’investissement d’Antin, je suis la seule à siéger également au conseil de surveillance de Babilou. Je ne recevrai pas, à titre personnel, de bonus au moment de la vente de Babilou puisque, comme nous l’avons précédemment indiqué, le schéma est lié à la totalité du fonds et non à un investissement en particulier. Je précise ainsi que dans le cas où Babilou se révélerait être la seule société du fonds à connaître une excellente performance parmi d’autres moins performantes, la rentabilité de l’investissement serait nulle.
M. William Martinet (LFI-NUPES). En tant qu’associé gérant, vous avez donc une participation à ce fonds IV et, si le TRI, c’est-à-dire la croissance des sociétés de ce fonds, dont Babilou, est élevé, votre rémunération personnelle augmentera. À l’inverse, un mauvais TRI de ces sociétés impacterait négativement votre rémunération. En tant qu’associé gérant, vous avez également à valider ou à invalider la stratégie du groupe Babilou qui vous est présentée par l’équipe dirigeante. Ces affirmations sont-elles exactes ?
Mme Angelika Schöchlin. Elles sont quasiment exactes, si ce n’est qu’il ne s’agit pas d’un intéressement, mais d’un investissement, que certains employés d’Antin sont en droit de réaliser. En ce qui concerne la stratégie de Babilou, je ne détiens pas l’exclusivité des pouvoirs de validation. Je rappelle, d’une part, que les cofondateurs sont les coprésidents du conseil de surveillance, et que deux autres membres de l’équipe d’Antin, à savoir un membre indépendant et un représentant d’un autre fonds, y participent également.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Compte tenu de votre position d’associé gérant, comment réagissez-vous aux propos des directrices de crèches du groupe Babilou qui dénoncent les ouvertures effectuées en dépit des difficultés de recrutement, et les problèmes de gestion qui en découlent ? Bien que cela témoigne d’une croissance très forte, voire trop forte, il en va de votre intérêt personnel en tant qu’actionnaire puisque de la croissance découle votre rémunération. Ainsi, comment arbitrez-vous entre cette croissance excessive qui met en difficulté l’entreprise et votre rémunération personnelle qui est justement déterminée par la croissance ?
M. Alain Rauscher. Nous cherchons systématiquement, lors d’une ouverture de crèche, à être conformes aux règles d’encadrement légal et réglementaire. Il n’est donc, en aucun cas, question d’ouvrir une structure sans avoir préalablement réglé les questions liées au recrutement du personnel. Il serait absurde d’exiger l’ouverture d’une crèche qui, ensuite, resterait vide faute de personnel ou de prendre le risque de l’ouvrir avec du personnel insuffisant. Babilou étant un groupe international, nous pouvons, par exemple, différer l’ouverture de l’établissement et opter pour un développement à l’étranger. Le sujet de la pénurie de personnel, qui est essentiel pour le secteur, fait l’objet de nombreuses réflexions. J’ai d’ailleurs été particulièrement sensible aux propos tenus ici-même par M. Sylvain Forestier, qui évoquait la possibilité de requalifier certains personnels pour leur permettre, à partir d’un CAP, de se développer en personnels de catégorie 1. Des pistes existent donc, mais j’affirme que nous ne poussons jamais une croissance sans disposer des personnels nécessaires pour s’occuper des enfants.
Mme Angelika Schöchlin. Une ouverture de crèche est un projet de long terme, puisqu’il faut trouver les locaux, les aménager, obtenir les autorisations, et enfin trouver le personnel. Babilou connaît actuellement de nombreuses fermetures de sections en raison du manque de personnel, qui sont dramatiques pour les familles qui ont besoin d’un mode de garde pour aller travailler. Les sujets essentiels me semblent donc être celui de la revalorisation des personnels, celui des moyens d’améliorer le financement du secteur au sens large et celui des taux d’encadrement.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez précédemment mentionné l’enjeu capitalistique. Je comprends qu’aujourd’hui, le principal frein pour la puissance publique est le manque de capitaux et, en vous déléguant la mission, les collectivités locales ou l’État évitent de s’endetter. Je suis étonné par ces interactions qui existent avec le financement public ou parapublic et par les liens de certains investisseurs avec la puissance publique. Voyez-vous, dans ces besoins de capitaux liés au contexte budgétaire actuel du pays, une opportunité de nourrir l’espoir que 80 % des créations seront portées par les groupes que vous représentez ?
M. Alain Rauscher. Je crois effectivement que le secteur privé est un levier essentiel pour les pouvoirs publics, puisque nous avons accès à des capitaux provenant de nombreuses sources, que nous pouvons mobiliser en faveur de projets de qualité. Concernant les liens, je peux, sans parler de la Caisse des dépôts, citer l’entité BPI France, dont l’une des missions est justement d’utiliser l’argent public comme un levier sur les créations et les développements de sociétés. Le modèle de fonctionnement français est un modèle mixte, et de belles réussites telles que celles du secteur des crèches méritent, à mon sens, d’être louées.
Mme Angelika Schöchlin. Je souhaite rectifier l’une de mes précédentes affirmations : Babilou est aujourd’hui présent dans dix pays, et non dans douze.
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41. Audition du Dr Jean-Philippe Bertocchio, néphrologue, dirigeant de Skezi (9 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous sommes heureux d’accueillir le docteur Jean‑Philippe Bertocchio, néphrologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Le docteur Bertocchio dirige Skezi, une start-up cofondée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et l’Université Paris-Cité pour développer des outils numériques d’évaluation de la qualité des soins, notamment par le partage de données en ligne et par la constitution de e‑cohortes, qui font l’objet d’un suivi.
M. Bertocchio présentera sûrement mieux que je ne saurais le faire certaines applications pratiques de cet outil numérique qui semble avoir fait ses preuves dans le domaine médical. Nous nous interrogeons sur une possible adaptation d’un tel outil afin de mesurer l’accueil dans les crèches, en tenant compte des caractéristiques qui leur sont propres.
Comme nous avons pu le constater lors des derniers mois, la mesure de la qualité de l’accueil dans les crèches n’est pas chose aisée. Les signaux d’une éventuelle dégradation sont plus ou moins perceptibles et peuvent dépendre de facteurs très variables.
Le fait que cette évaluation doive relever, in fine, d’une appréciation humaine doit-il pour autant nous priver du recours à de tels outils numériques ? Le cas échéant, à quelles conditions l’exploitation de ces outils est-elle envisageable ? Nous comptons sur vous, monsieur Bertocchio, pour nous éclairer sur ces perspectives.
Je précise que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Philippe Bertocchio prête serment.)
M. Jean-Philippe Bertocchio. Au préalable, je tiens à rappeler que je ne suis pas un spécialiste de la petite enfance. Mon expertise concerne la donnée rapportée par les acteurs et les usagers. Je réfléchis aux moyens par lesquels ce modèle pourrait être adapté au domaine de la petite enfance. Je suis néphrologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, mais aussi spécialisé dans les maladies rares, qui ont pour particularité de toucher des familles entières, des personnes à tous les âges de la vie. Ces personnes sont, par définition, peu nombreuses, mais on peut disposer de nombreuses données pour chacune d’elles. En les suivant au cours du temps, on est en mesure de mieux appréhender les situations sanitaires individuelles, qui, pour ces pathologies, ne sont pas liées uniquement à des facteurs médicaux, mais aussi à des données environnementales et sociales. On s’intéresse de plus en plus à l’interaction existant entre la dimension purement médicale et la société en elle-même. L’environnement socio-économique a un impact non seulement sur la progression des maladies chroniques mais aussi sur de nombreuses autres pathologies.
Deux chercheurs à l’AP-HP, les professeurs Philippe Ravaud et Viet-Thi Tran, ont voulu donner un coup d’accélérateur à la recherche sur ces déterminants. Face au coût élevé de la recherche clinique et à la complexité de sa mise en œuvre, due à des raisons réglementaires et organisationnelles, l’idée a été développée de s’adresser aux principaux concernés, à savoir les patients désireux de se prêter à la recherche, sans passer par les soignants ni par les établissements. Cela permet de recueillir un plus grand nombre d’informations précises, notamment sur le vécu de ces personnes. Les patient-reported outcomes, autrement dit les données rapportées par les patients, concernent tant l’état de santé perçu – mesuré par la qualité de vie, la douleur, les symptômes, etc. – que l’expérience des soins et la qualité et l’adaptation de l’accueil à ces derniers.
J’ai cru comprendre qu’il existait une forme d’inadéquation entre les attentes des familles, de la société et l’accueil assuré par certaines crèches. C’est une situation que l’on connaît dans les hôpitaux, les cliniques et l’ensemble du secteur sanitaire. Les crèches peuvent, dans une certaine mesure, être rapprochées de ce dernier. Au début des années 2000, un courant d’idées, théorisé notamment par Michael Porter, s’est penché sur les moyens de changer le modèle du système de santé en prenant davantage en compte les attentes des acteurs, des patients et de leurs familles. M. Porter a proposé que les acteurs se réunissent pour s’accorder sur un certain nombre d’indicateurs reposant à la fois sur des critères durs, comme la mortalité, la morbidité, le nombre d’infections, et des critères que l’on pourrait qualifier de mous, issus des sciences humaines. Ainsi, après une intervention de la cataracte, on examinera non seulement si le patient recouvre pleinement la vue, mais aussi s’il se remet à lire, s’il se trouve à nouveau engagé dans des interactions sociales et, le cas échéant, s’il reprend une activité professionnelle. Nous disposons d’outils scientifiques permettant de mesurer ces éléments.
Ma proposition consiste à transposer ce modèle aux crèches. Notre PME, qui connaît une croissance forte, a été créée par l’AP-HP et l’université Paris-Cité à la suite de l’invention, par nos fondateurs, les professeurs Philippe Ravaud et Viet-Thi Tran, d’un logiciel permettant de collecter ce type de données et de créer des e-cohortes, autrement dit de suivre les individus dans le temps par des moyens numériques. Cela nous permet de mesurer les effets des interventions réalisées sur des indicateurs tels que la qualité de vie, la qualité d’accueil perçue, la satisfaction, les symptômes, etc.
Le service public n’a pas pour rôle de développer des technologies, de les commercialiser ou de les adapter à un marché. C’est pour mener à bien ces tâches que Skezi a été créé. Nous répondons tant aux besoins du service public qu’à ceux du secteur privé. D’autres structures ont développé des technologies relativement similaires permettant de collecter ces données et de les suivre dans le temps. Notre spécificité tient au fait que nous sommes une jeune entreprise de rupture, autrement dit une deep tech, qui emploie des technologies permettant de suivre plusieurs individus, rapprochés les uns des autres, en réseau.
Un enfant doit être considéré par exemple dans son environnement, avec ses parents, ses grands-parents, les aidants et des personnels de la petite enfance, pas seulement au sein des crèches. Les outils existants permettent à ces différents acteurs de rapporter des données relatives à un individu.
Notre entreprise a pour objet de faciliter la collecte, l’utilisation et la valorisation des données, à une double fin. D’une part, ces données sont susceptibles de fournir à la recherche de nouvelles connaissances lui permettant de mieux comprendre l’évolution de telle ou telle pathologie ou situation sociale. D’autre part, dans le cadre du soin courant, un hôpital, une clinique, un service de santé a besoin d’évaluer les mesures qu’il applique et peut se servir, pour ce faire, de données émanant de notre société – concernant, par exemple, les infections nosocomiales – ou d’indicateurs provenant directement des principaux concernés, professionnels et patients.
M. le président Thibault Bazin. Les connaissances évoluent beaucoup, en particulier sur les troubles du neurodéveloppement, ce qui met en lumière les enjeux du dépistage. Au-delà des maladies chroniques, l’interface numérique pourrait-elle permettre d’améliorer les dépistages ? Quelles conditions éthiques faudrait-il remplir pour autoriser un tel déploiement ? Cette initiative devrait-elle être à la main de la protection maternelle et infantile (PMI) ou des gestionnaires ? Nécessite-t-elle le consentement des familles ? Ce dispositif pourrait-il avoir un rôle dans la prévention des infections ? Des indicateurs pourraient-ils être créés, en relation avec les activités ludiques, pour mettre en lumière des difficultés dans l’appréhension de l’espace, dans le domaine de la mémoire ou concernant certains sens ? L’interface que vous proposez devrait-elle être systématisée à l’échelle nationale – ce qui permettrait de recueillir des données en grand nombre et de répondre à l’exigence de qualité – ou laissée au bon vouloir des structures ? Ces données pourraient-elles être rapportées par les professionnels et les familles ?
M. Jean-Philippe Bertocchio. Il s’agit, en quelque sorte, d’un outil de démocratie participative et collaborative. L’objectif est qu’un maximum d’acteurs puissent participer, de manière active, à la collecte de données. Ils ne doivent pas le concevoir comme une contrainte, ce qui suppose qu’ils perçoivent le bénéfice qu’ils pourront en retirer. Les professionnels de la petite enfance comme les professionnels de santé dans les établissements doivent comprendre que ce n’est pas une sorte de flicage, une énième couche de contraintes administratives destinée à leur dire ce qu’ils font bien et ce qu’ils font mal. Ces mesures doivent leur permettre de quantifier ce qui va bien dans leur institution et ce qu’ils pourraient améliorer. Dans le cas du traitement de la cataracte, par exemple, le fait de mesurer le bénéfice que l’on apporte au patient permet au chirurgien ophtalmologiste de ne proposer l’intervention qu’aux patients qui en retireront un réel bienfait. Je pense que personne, parmi le personnel de la petite enfance, n’a envie de maltraiter un enfant, de la même façon qu’aucun soignant ne souhaite maltraiter un patient. Toutefois, si l’on n’est pas capable de discerner les effets de ses actions, on ne pourra pas améliorer les choses. Il faut voir ce dispositif comme un outil d’amélioration collective. Les parents pourront, par exemple, quantifier la progression de leur enfant.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous déjà identifié des freins législatifs ou réglementaires à ce projet ? On parle en effet de données de santé relatives à des enfants.
M. Jean-Philippe Bertocchio. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a bien anticipé bon nombre de situations. Les titulaires de l’autorité parentale seront à même de communiquer des informations et de choisir qui, parmi les aidants au sein de la famille, pourront agir de même. Ce faisant, ils détermineront le périmètre de la collecte des données, ce qui peut apparaître comme une limite de l’exercice. Toutefois, cela devrait évoluer à mesure que les acteurs apprendront à travailler ensemble : plus ils auront confiance dans le système, plus ils élargiront le champ des informations rapportées. Les parents souhaitent, me semble-t-il, avoir un plus grand nombre d’informations au sujet de leur enfant. Le modèle proposé leur permettrait d’obtenir une évaluation des professionnels de la petite enfance, des pairs aidants, qui les accompagnent. À partir d’indicateurs consensuels, scientifiquement validés par l’ensemble des acteurs et acceptables par tous, ils obtiendraient des informations sur l’éveil de leur enfant, sa structuration sociale. Ses courbes de progression leur apporteraient des enseignements.
Je reviens sur votre question concernant les maladies neurodégénératives. La question ne doit pas se poser au moment où la maladie est installée. Les outils que nous employons s’inscrivent dans la durée et doivent permettre de détecter les états intermédiaires, dits de pré-maladie ou de pré-souffrance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez développé un outil qui permet de mesurer la qualité de vie liée à la santé. Dans le secteur des crèches, le bien-être de l’enfant, l’application d’une pédagogie lui permettant de bien grandir à un moment crucial pour son développement constituent des enjeux essentiels. Mais comment mesurer objectivement la qualité de l’accueil du jeune enfant, lequel est particulièrement vulnérable et ne dispose pas de moyens de communication standard ? L’accueil comporte une dimension sanitaire : à cet égard, votre outil pourrait contribuer à détecter les handicaps plus précocement que ce n’est le cas aujourd’hui. Il comporte également un volet éducatif. Or la qualité de la prise en charge, sur ce plan, est particulièrement difficile à évaluer.
Les différents rapports sur le sujet montrent qu’il existe des décalages assez importants entre ce qui se passe dans les crèches et ce qui en ressort, qu’il s’agisse de stratégies de protection des personnels au sein de la crèche ou d’une perception parfois inexacte des parents. Pour toutes ces raisons, il est très difficile de mesurer la qualité de l’accueil du jeune enfant. C’est pourquoi nous avons souhaité vous entendre afin d’essayer d’apporter des solutions.
En quoi votre outil pourrait-il être utile au secteur de l’accueil du jeune enfant, en tenant compte des dimensions sanitaire et éducative ? Pensez-vous qu’un outil fondé sur le recueil du ressenti des patients pourrait améliorer la qualité d’accueil des jeunes enfants, alors que ceux-ci ne disposent pas de moyens classiques de communication et que le décalage peut être important entre la manière dont les parents perçoivent un établissement et sa réalité ? Enfin, pensez-vous que votre outil numérique pourrait être utile aux PMI, aux gestionnaires de crèche et aux parents, en permettant de mesurer la qualité d’accueil des jeunes enfants et, le cas échéant, servir de référentiel aux PMI pour leurs contrôles ? En quoi cet outil et son référentiel seraient-ils plus efficaces que les dispositifs existants ?
M. Jean-Philippe Bertocchio. Notre outil s’applique déjà à de jeunes enfants. Pour une étude, baptisée Coropreg, une équipe de recherche de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) suit une cohorte de femmes qui avaient contracté la covid-19 pendant leur grossesse, afin d’observer l’évolution de leurs enfants. On fait du suivi à moins de 36 mois, soit à un âge très proche de celui de la population des crèches. Évidemment, ce ne sont pas les enfants qui répondent mais les mamans. Il est aussi possible d’interroger le médecin généraliste et le pédiatre, grâce à des outils permettant de mesurer l’évolution psychique et psychomotrice de l’enfant. On se sert d’outils de détection qui existent à la PMI, ainsi qu’en médecine générale ou pédiatrique.
Il y aura probablement des experts plus précis que moi sur ces sujets, mais vous soulignez, à juste titre, la dissociation entre la perception des parents et celle des personnels de la petite enfance. L’une des forces de l’outil est de pouvoir faire de cette différence de perception non pas un objet de discorde mais un sujet de discussion, afin de se retrouver sur les points d’accord et d’identifier ceux à améliorer.
Quant à savoir quels acteurs doivent être impliqués, je vous dirai tous. Michael Porter a très bien résumé la situation dans sa science des organisations : pour résoudre un problème d’organisation sociale, dit-il, il faut mettre tous les acteurs autour de la table, ce que vous faites dans cette commission d’enquête. L’État, les représentants de l’État, les collectivités territoriales, les financeurs, les parents et les professionnels de l’accueil s’accorderont sur la définition des indicateurs du développement de l’enfant, pour chaque catégorie d’âge. Une fois ces indicateurs fixés, il s’agira de préciser ceux dont les données doivent être rapportées par les parents, la famille, l’entourage, et ceux dont les données concernent les professionnels.
Il conviendra également de déterminer ensemble les différents seuils d’alerte, à destination des professionnels, des parents, de l’administration ou des financeurs, par exemple en ce qui concerne la dégradation de la qualité de vie au travail des professionnels, qui est un déterminant important, dans la mesure où elle est liée à la qualité de l’accueil et à celle du travail. Cela permettrait d’agir en amont afin de mettre en œuvre des actions très précises au lieu de tirer au bazooka – excusez-moi l’expression – sur toutes les crèches, en imposant de doubler tous les effectifs et de rénover tous les bâtiments, ce qui peut être important dans certains cas, bien sûr. Mais il est plus utile de mener une action ciblée, de faire ce que l’on appelle en médecine de la médecine de précision, pour prodiguer le bon soin à la bonne personne.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les premiers retours des départements font apparaître une disparité très importante dans les modalités d’exercice des contrôles effectués par la protection maternelle et infantile. Un outil qui leur permettrait de cibler les contrôles sur place au vu d’un certain nombre d’éléments issus des remontées du terrain, d’indicateurs et de niveaux d’alerte leur faciliterait grandement le travail. Avez-vous déjà été contacté par des départements, des PMI ou des acteurs de la petite enfance ? Est-ce que, pour ce qui concerne les jeunes patients, votre logiciel intègre déjà parmi ses critères les conditions d’accueil de l’enfant avant 3 ans ?
M. Jean-Philippe Bertocchio. Non, je n’ai pas encore été contacté par des personnels des établissements de la petite enfance. Nous n’avons pas non plus développé d’indicateurs spécifiques. Tout d’abord, je ne suis pas sûr que les acteurs de la petite enfance sachent qu’il est possible d’utiliser ce type d’outil. Par ailleurs, nous n’avons pas d’équipe commerciale qui va démarcher les crèches, étant donné qu’elles ne représentent pas un business pour nous. Le logiciel a été développé dans le cadre de notre entreprise à mission. À entendre tous les débats, je me dis qu’il y a une solution : mettre tout le monde autour de la table et discuter.
Il me semble essentiel que l’indicateur soit coconstruit par les professionnels, les parents et des pédopsychiatres ou des pédiatres, afin d’être consensuel. Dans le cas de différences trop fortes entre ce qui est rapporté par les parents et ce qui l’est par les professionnels, l’idée serait aussi de rapprocher les deux parties et d’apporter plus de consensus dans les établissements.
M. le président Thibault Bazin. L’AP-HP gère me semble-t-il quarante-six crèches dont certaines ont des agréments pour plus de quatre-vingt-dix places. N’y aurait-il pas là un terrain d’expérimentation tout trouvé ?
M. Jean-Philippe Bertocchio. Je vais revoir l’AP-HP bientôt, je leur transmettrai votre suggestion.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les personnels voient beaucoup de choses, mais peuvent être soumis à une pression importante, qui empêche la remontée des informations, par peur des représailles. Il se serait donc très intéressant d’anonymiser ces remontées, afin de recueillir des données plus fiables. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean-Philippe Bertocchio. L’anonymisation des données, au sens de la Cnil, rend impossible toute remontée vers l’individu, contrairement aux données directement identifiantes et aux données dites pseudonymisées, dont on retire les éléments directement identifiants mais dont la source peut être réidentifiée après beaucoup de travail. Dans notre solution, on collecte des données directement identifiantes – on peut même récolter le numéro de sécurité sociale, parce que nous sommes spécialisés dans les données de santé, par définition très sensibles –, que l’on met dans une structure logicielle, qui est une sorte de double coffre-fort, où l’on dissocie les données directement identifiantes des données de santé elles-mêmes.
Anonymiser des données individuelles nécessite d’utiliser des algorithmes un peu plus poussés. Nous travaillons notamment avec une start-up nantaise, Octopize, pour une partie des données mises en open data chez Etalab, par exemple. Anonymiser les verbatim transmis par des professionnels est assez compliqué, parce que l’on ne peut pas anticiper le type d’informations délivrées. Cela nécessite que des gens les relisent afin d’enlever les données permettant toute réidentification.
Un tiers pourrait agir comme tiers de confiance, qui ne serait ni l’employeur, ni les parents, ni Skezi sans doute, mais un groupe, dont le niveau local, départemental ou régional serait à déterminer, qui pourrait analyser ces verbatim pour orienter l’action, en fonction de la nature des messages reçus – alertes urgentes ou remarques de fond.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie des éléments que vous nous avez apportés, qui ouvrent une porte pour développer une solution prioritairement à destination des PMI et, le cas échéant, des CAF (caisses d’allocations familiales). C’est un véritable outil au service du contrôle de la qualité. J’appellerai l’attention sur son existence et son potentiel d’évolution pour l’adapter à la mesure de la qualité de l’accueil du jeune enfant.
M. Jean-Philippe Bertocchio. Ce qui est central, c’est la coconstruction : placer les acteurs autour de la table pour qu’ils se mettent d’accord entre eux. Je tiens beaucoup aussi à la question de la transparence, afin que tout le monde voie que ces données ne sont pas recueillies dans le but de fliquer mais bien d’améliorer tous ensemble l’accueil des jeunes enfants et, plus généralement, le service apporté aux populations.
M. le président Thibault Bazin. Dans l’hypothèse où la rapporteure retiendrait votre suggestion, savez-vous s’il existe des freins réglementaires ou législatifs à l’adoption de votre outil ? La simple volonté suffirait-elle à le mobiliser ou faudrait-il créer des dispositifs ? Je pense notamment au dossier médical partagé (DMP) qui s’apparente, en réalité, à une grande pièce dans laquelle on jette des dossiers, sans que rien n’y soit organisé… On peut mettre beaucoup de données dans un logiciel, elles peuvent être connectées, mais se pose aussi la question de la responsabilité.
Les sujets de la maltraitance, des douces violences ont été abordés ; ils soulèvent un certain nombre de questions. Il faut aussi prendre en compte les niveaux individuels, pour chaque enfant, et collectif. Comment articuler la protection des données et votre désir de transparence, sans oublier qu’un consentement initial est nécessaire ? Le système actuel, entre les règles relatives aux données de santé et celles concernant la protection des données relatives aux mineurs, permettrait-il d’expérimenter votre outil sur les quarante-six crèches de l’AP-HP pour détecter des problèmes de qualité voire susciter une montée en qualité ?
M. Jean-Philippe Bertocchio. Si tout le monde est volontaire et donne son accord pour partager ses données, en réalité, un travail avec la Cnil permettra de voir qu’il n’y a pas de freins. Le frein apparaît si les parents, les titulaires de l’autorité parentale, parce qu’il y a peut-être un parent trop protecteur, refusent de donner leur autorisation. Dans ce cas, vous ne pourrez probablement pas collecter de données personnelles concernant l’enfant, mais vous pourrez en récolter sur les professionnels de l’accueil. Le fait que des parents ne participent pas à ces évaluations pourrait d’ailleurs, parfois, constituer une alerte. Il faut néanmoins aussi tenir compte des 10 % de la population en situation d’illectronisme, qu’il faudra accompagner. Pour les parents qui ne parleraient pas le français, le numérique ne sera pas une limitation, puisqu’il permet de s’adapter à toutes les langues. Quant aux parents en situation de handicap, malvoyants ou non-voyants, des outils numériques existent aussi. Le numérique permet de résoudre beaucoup de problèmes. La plus grande difficulté sera, à mon sens, la résistance au changement. Il faudra que les gens comprennent que l’outil est dans leur intérêt et dans celui de l’enfant.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, docteur, d’être venu à notre rencontre.
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42. Audition de M. Frédéric Thomas, président de Léa et Léo, et de Mme Véronique Mancini, directrice marketing et développement (9 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous accueillons M. Frédéric Thomas, président de Léa et Léo, et Mme Véronique Mancini, directrice du marketing et du développement de cette même entreprise.
Permettez-moi tout d’abord de vous remercier car votre audition devait initialement se tenir le 20 mars dernier. Nous l’avions alors décommandée à la dernière minute en raison de notre programme chargé. C’était en effet le jour où nous recevions tour à tour les dirigeants des quatre grands groupes privés français gestionnaires de crèches : Babilou, People & Baby, Grandir-Les Petits Chaperons rouges et La Maison Bleue.
Léa et Léo est un réseau de crèches interentreprises qui a ouvert son premier établissement de 48 places en 2007 dans le Calvados. En 2020, on décomptait 50 établissements – je compte sur vous pour actualiser ces chiffres.
Vous nous préciserez également la façon dont vous êtes insérés dans un réseau de plus de 500 crèches, ma-crèche.com, de même que vous nous exposerez comment vous avez été amenés à créer la marque Hapili pour constituer en votre sein un réseau de micro-crèches urbaines.
Lorsque l’on parle des crèches privées, on pense un peu trop systématiquement aux quatre grands groupes que je viens de mentionner. Il nous semblait important de recueillir également l’avis et de pouvoir échanger sur le modèle économique avec les représentants d’une entreprise telle que la vôtre, de manière à avoir une vision la plus large possible des différents modèles en vigueur.
Je précise que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Il me reste à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Frédéric Thomas et Mme Véronique Mancini prêtent successivement serment.)
M. Frédéric Thomas, président de Léa et Léo. Confronté à un problème de garde à la naissance de ma deuxième fille, en 2004, j’ai eu l’idée de créer le groupe Léa et Léo. Je me suis allié à un ami, Éric Delbergue, et nous nous sommes adjoint les services d’une puéricultrice, Anne-Marie Debelle, qui avait vingt-cinq ans d’expérience en crèche départementale. Pendant trois ans, nous avons réfléchi à ce projet, la première crèche interentreprises étant ouverte à Hérouville-Saint-Clair avec d’abord quarante berceaux, puis quarante-huit.
Il s’agissait au départ de répondre aux besoins de parents qui, comme moi et comme mon associé, étaient confrontés à un problème de garde. Nous avons décidé d’apporter ce service aux parents travaillant dans les entreprises présentes dans la zone d’activités du Citis à Hérouville-Saint-Clair. Nous avons réfléchi à un projet pédagogique que nous voulions novateur, fondé sur l’itinérance ludique. Mme Laurence Rameau, une des actrices principales de l’itinérance ludique en France, a été la véritable porte-parole de ce projet pédagogique.
Notre projet qualitatif place l’enfant au cœur de notre activité : plutôt que de lui imposer quoi que ce soit, nous le suivons dans son développement, en nous inspirant tant de la méthode Montessori que des avancées des neurosciences. Nous avons appliqué ce projet dans toutes les crèches que nous avons construites.
Notre aventure a commencé dans le Calvados par une première crèche, puis très vite une deuxième en 2008, certaines entreprises clientes nous ayant demandé de les accompagner dans une ville proche. Nous avons ouvert une troisième crèche en 2009 à Caen, puis nous sommes sortis du département pour essayer de nous implanter en Alsace à la suite d’une proposition de la Sers (Société d’aménagement et d’équipement du Rhin supérieur).
Léa et Léo s’est développée petit à petit et a maintenant dix ans d’existence. Nous sommes à la tête d’une centaine d’établissements, sous deux marques : les plus grands EAJE (établissements d’accueil du jeune enfant) interentreprises sont sous la marque Léa et Léo, tandis que les microcrèches sont rassemblées sous la marque Hapili. Ce sont deux sociétés distinctes au sein du groupe Léa et Léo.
Mme Véronique Mancini, directrice du marketing et du développement de Léa et Léo. Nous voudrions tout d’abord vous remercier de nous donner l’occasion de vous présenter Léa et Léo, entreprise de taille moyenne représentative des 194 membres de la Fédération française des entreprises de crèches. Nous saluons le fait que cette commission traite le sujet dans son ensemble. Il est important pour nous de pouvoir échanger sur nos principes, sur nos valeurs, sur ce qui fait la qualité d’accueil chez Léa et Léo, mais aussi de partager nos difficultés et d’échanger sur l’amélioration de l’accueil des enfants dans leurs 1 000 premiers jours.
Mon premier parcours professionnel de vingt-deux ans au sein d’une PME française leader dans les dispositifs médicaux m’a permis de comprendre que la qualité était pour moi une véritable quête de sens. Quand je l’ai rencontré, M. Thomas m’a indiqué que son groupe grandissait et avait besoin de se structurer davantage. Son objectif était de maintenir un niveau de sécurité inchangé tout en s’adaptant à l’évolution des normes. Cette description de mission résonnait d’autant plus en moi que je n’avais pas pu trouver de places en crèche pour mes enfants nés en 2007.
Lors de mon intégration chez Léa et Léo, il y a trois ans, j’ai réellement pris conscience de l’enjeu de ce secteur : il s’agissait d’œuvrer pour le développement de l’enfant dans ses 1 000 premiers jours en proposant plus de places en crèche. En effet, comme le montre une étude de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) de 2018, les enfants accueillis en crèche ont trois fois moins de problèmes émotionnels en école maternelle.
Le groupe possède 100 maisons des familles, situées en périphérie des villes ; 641 berceaux en micro-crèches, soit 30 % de notre capacité d’accueil ; 1 478 berceaux en multi accueil dans lesquels les familles payent en moyenne 1,89 euro – et même moins de 1 euro pour celles qui vivent sous le seuil de pauvreté, soit 25 % des familles. Nos maisons des familles accueillent 2 500 enfants chaque année grâce à nos 900 professionnels, que je remercie pour leur engagement dans leur travail.
Léa et Léo s’est donné pour mission de répondre aux besoins des familles en proposant des places, en garantissant la sécurité et la qualité de l’accueil afin de sécuriser le parent et de l’accompagner dans sa parentalité, tout en permettant à nos professionnels de continuer à se former et à s’épanouir dans leur mission.
Notre groupe se caractérise par son projet pédagogique, qui s’articule autour de cinq axes : itinérance ludique, respect du rythme de l’enfant, engagement écologique, place des parents et pédagogie égalitaire.
L’émotion suscitée par les différents livres parus sur ce sujet et les recommandations publiées dans le dernier rapport de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) nous poussent à nous interroger. Les faits évoqués nous ont choqués ; ils ne correspondent nullement à notre culture d’entreprise. Chez Léa et Léo, nous respectons les ratios d’encadrement et les besoins nutritionnels de l’enfant. Les fournitures nécessaires aux soins de l’enfant – couches, sérum physiologique, etc. – sont à la libre disposition non seulement de nos professionnels mais aussi des parents, qui sont invités à venir autant qu’ils le souhaitent dans nos maisons des familles pour participer quotidiennement à l’activité des enfants.
Le bruit médiatique a créé un climat de défiance chez les parents à l’égard des professionnels, dont le travail est remis en question alors que nos équipes ont à cœur d’accomplir leur mission avec professionnalisme et bienveillance. Nous devons donc continuer à prouver notre qualité pour surmonter cette défiance, en accueillant l’enfant dans un environnement sécurisé, dans le respect des protocoles, et en assurant sa sécurité affective.
La qualité d’accueil concerne également le choix des prestations. Pour garantir la qualité de l’alimentation, nous avons choisi un prestataire externe, Ansamble, entreprise à mission, experte de la petite enfance depuis quarante ans et livrant plus de 2 000 crèches. Nous avons sélectionné une prestation haut de gamme, composée à 53 % de produits répondant aux critères de la loi Egalim (loi du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous), dont au moins 20 % de produits bio et deux produits locaux livrés chaque jour.
La qualité porte aussi sur les couches, que nous nous procurons auprès du premier fabricant français d’hygiène pour bébés, et sur les produits d’entretien, fournis par le prestataire français Orapi. Notre démarche écoresponsable s’articule autour de trois axes : nettoyer sans polluer ; ajuster la consommation d’eau et d’électricité ; faire face au réchauffement climatique.
La qualité est mesurée par le taux de satisfaction des parents, révélé par l’enquête Ipsos 2023, qui s’établit à 94 %, soit un point au-dessus du taux de satisfaction national. Léa et Léo a de plus été classée par le magazine Capital troisième meilleure enseigne 2023 pour sa qualité de service.
Les contrôles effectués par la PMI (protection maternelle et infantile) permettent enfin également d’attester de la qualité de l’accueil. Ainsi, 60 % de nos crèches dans la région Sud-Est ont été contrôlées par les PMI au cours des six derniers mois – des contrôles inopinés pour la moitié d’entre eux – et seuls des ajustements mineurs ont été nécessaires. Il en va de même pour tous les contrôles réalisés dans le reste de la France, ce qui conforte les professionnels dans leurs pratiques et rassure les parents.
La première menace qui pèse sur la qualité, ce n’est pas une éventuelle rupture d’approvisionnement en couches ou en repas, mais la pénurie de personnels : c’est notre principal défi. Chez Léa et Léo, 45 postes sur 900 sont vacants. Nous devons fidéliser les professionnels en évitant de les faire fuir avec un excès d’administratif, qui tue le qualitatif –dans une crèche de soixante berceaux, trente-cinq feuilles sont scannées chaque soir pour le suivi des repas et des siestes.
Trouvons ensemble les moyens de rendre le secteur attractif. Nous devons mieux former les professionnels, par exemple en faisant passer en catégorie 1 nos titulaires du CAP (certificat d’aptitude professionnelle) petite enfance déjà présents sur le terrain, au moyen de CAP bonifiés. Il nous faut également ajuster les normes. En conclusion, concernant ce premier défi, nous devons trouver les humains qui sont nos producteurs de qualité.
Notre deuxième défi est de faire évoluer rapidement le modèle économique, qui est à bout de souffle. Que ce soit la PSU (prestation de service unique) pour les crèches multi accueil ou les 10 euros maximum par heure imposés depuis 2016 pour les micro-crèches, le financement ne suit plus l’évolution des coûts réels, faisant courir le risque que les gestionnaires de crèches n’aient plus les moyens de garantir le niveau de qualité.
Chez Léa et Léo, nous avons une culture d’entreprise tournée vers l’enfant et assise sur un projet éducatif exigeant. Je suis plongée dans la marmite de la petite enfance depuis trois ans et je suis totalement engagée pour faire évoluer la qualité d’accueil et permettre l’accomplissement de l’enfant dans ses 1 000 premiers jours.
M. le président Thibault Bazin. Les démarches pédagogiques que vous avez entreprises, qui sont un peu votre spécificité, impliquent-elles un modèle économique particulier ? Placer le développement de l’enfant au cœur de votre action entraîne-t-il des surcoûts ?
Vous avez dit que vous respectiez les normes tout en recherchant la qualité. Cela signifie-t-il que vous prenez des engagements spécifiques au-delà des normes ? Si oui, quel en est le coût et comment y faites-vous face ? Ou bien est-ce que respecter les normes suffit à assurer la qualité ?
Mme Véronique Mancini. Notre projet pédagogique s’articule autour de l’itinérance ludique, qui respecte les ratios d’un adulte encadrant pour cinq enfants non marcheurs et d’un adulte encadrant pour huit enfants marcheurs. C’est très exigeant pour nos professionnelles, qui doivent bénéficier d’une formation et d’un accompagnement renforcés. De plus, l’itinérance ludique nécessite des accessoires en nombre suffisant pour éviter les bagarres entre enfants.
Une professionnelle qui a passé un diplôme il y a quinze ou vingt ans devra comprendre que ce qu’elle faisait avant n’était pas mauvais mais que les neurosciences ont fait évoluer les pratiques. Nous devons donc les accompagner davantage et faire en sorte qu’elles nous suivent.
M. le président Thibault Bazin. Vous subissez donc un surcoût lié à des équipements pédagogiques et à des formations spécifiques. Êtes-vous accompagnés par la CAF (caisse d’allocations familiales) ? Dans le cas contraire, qui supporte ce surcoût ?
Mme Véronique Mancini. La PSU couvre 40 % de nos coûts, tandis que les familles en assument 18 %. Au lieu d’un taux de couverture de 66 % – taux maximal de la PSU applicable au prix de revient plafonné –, nous ne sommes donc qu’à 58 %. Notre coût de revient horaire est de 11,13 euros, et non de 10,05 euros. En 2023, cela représente un manque de 3 millions d’euros, pour une rentabilité de 2,18 %.
M. le président Thibault Bazin. D’où vient alors l’argent ?
M. Frédéric Thomas. C’est bien simple : on va chercher l’argent auprès des entreprises, en commercialisant des places. Ce n’est que comme cela que l’on peut atteindre l’équilibre.
M. le président Thibault Bazin. Pour financer le surcoût de la qualité ?
M. Frédéric Thomas. Exactement. Je précise toutefois que nous n’avons pas chiffré cela comme un surcoût puisque nous l’avons intégré dès le départ : c’est un coût naturel, et non quelque chose que l’on rajoute à l’existant. Nous avons toujours eu ce projet pédagogique et nous l’appliquons à chaque fois que nous créons une crèche. Nous commercialisons nos places aux entreprises en fonction des dépenses que nous avons projetées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ayant déjà reçu les quatre grands groupes privés de crèches, il nous semblait nécessaire de recevoir également un groupe de taille intermédiaire tel que le vôtre.
Mes questions porteront, dans un premier temps, sur la qualité d’accueil du jeune enfant et, dans en deuxième temps, sur le modèle économique.
S’agissant de la qualité d’accueil, les ouvrages qui ont été publiés cet automne et les différents rapports rendus sur le sujet pointent des dysfonctionnements graves pouvant aller jusqu’à des situations de maltraitance, des accidents et dysfonctionnements graves qui sont totalement inacceptables.
Vous avez indiqué que vous aviez fait l’objet de contrôles ayant abouti à la mise en œuvre d’ajustements mineurs. En quoi consistent-ils concrètement ? Sur le plan préventif, les informations délivrées dans le cadre de ces ouvrages et de ces rapports vous ont-elles conduit à mettre en place des procédures de contrôle interne, ou toute autre mesure permettant de garantir la qualité d’accueil ?
Celle-ci repose sur des personnels formés et restant au sein des crèches – le turnover est en effet un révélateur des problèmes que peuvent rencontrer certaines structures. Quelles difficultés de recrutement éprouvez-vous ? Comment organisez-vous la formation de vos personnels au regard de la pédagogie que vous avez déployée ? Pouvez-vous nous indiquer quel est le turnover au sein de vos structures, en distinguant si possible les crèches en PSU et les micro-crèches ? Nous constatons en effet que ce phénomène est plus important au sein de ces dernières.
Le Gouvernement a annoncé une revalorisation salariale du personnel de la petite enfance, allant jusqu’à 150 euros. Comment votre entreprise se positionne-t-elle sur ce sujet ? Avez-vous déjà fourni des efforts dans la revalorisation de vos personnels ?
Enfin, une pratique s’est développée consistant à installer deux ou plusieurs micro‑crèches de façon adjacente plutôt que d’en constituer une seule, afin de bénéficier de la réglementation plus avantageuse des micro‑crèches. Cela se fait parfois avec l’accord, voire sur l’incitation de la caisse d’allocations familiales. Êtes-vous concernés par ce genre de pratique ? Quel intérêt y voyez-vous ?
Mme Véronique Mancini. Concernant les dysfonctionnements et la maltraitance, Léa et Léo, qui accueille 2 500 enfants chaque jour, a mis en place une procédure dite de situation préoccupante. Moins de dix signalements ont été faits depuis le début de l’année, et c’est déjà beaucoup trop. Une situation préoccupante, c’est un enfant qui tombe et qui s’ouvre la lèvre, par exemple. Nous avons aussi une procédure interne, avec un numéro d’appel, permettant aux professionnels de signaler des mots qui ne sont pas employés comme il faut ; ils peuvent nous remonter ces faits par ce canal s’ils n’arrivent pas à communiquer avec le directeur ou la directrice de la structure. Les messages arrivent sur deux boîtes mail dans la société.
Les ajustements mineurs sont généralement réglés sous huit jours. Nous avons beaucoup de contrôles en ce moment portant sur le plan de maîtrise sanitaire. Les manquements signalés concernent par exemple un balai qui ne doit pas toucher le sol quand il est rangé, ou encore une agente polyvalente nouvellement arrivée qui n’avait pas la même taille que la précédente et dont la blouse n’avait pas la bonne longueur. Les remarques portent également souvent sur les affiches en zone propre et en zone sale. Voilà le type d’ajustements mineurs que nous devons opérer.
Quand ces petites erreurs se répètent – tout n’est pas parfait –, nous faisons des rappels : une communication est faite aux managers une fois par mois ; cela fait partie de l’accompagnement. De plus, les soixante-dix managers de crèches sont accompagnés par neuf coordinatrices qui visitent toutes les crèches chaque mois en suivant deux check-lists, l’une de 147 critères – que nous appelons la check-list PMI – et l’autre qui consiste en une grille d’audit interne, avec 65 critères pédagogiques. Nous arrivons à situer chacune de nos structures sur cette grille pédagogique, et la directrice, avec sa coordinatrice, choisit deux axes d’amélioration dans l’année. Quand nous récupérons une structure en DSP (délégation de service public), nous progressons au fur et à mesure, le référentiel de départ n’étant pas le même chez chacun des acteurs. Le premier objectif de nos managers, c’est d’assurer la sécurité et la qualité de l’accueil.
Le deuxième objectif est de fidéliser les équipes. Pour ce faire, nous misons beaucoup sur le pilote, à savoir le manager de la crèche. Celui-ci a en moyenne cinq ans d’ancienneté, ce qui nous permet d’avancer dans notre projet pédagogique, dans le respect des normes. Depuis Norma 2021, nombre de protocoles ont dû être mis en place et c’est grâce à l’expérience de nos managers que nous parvenons à le faire.
Par ailleurs, nous avons embauché en septembre 2023 une chargée de recrutement qui se rend dans les lycées et dans les écoles d’AP (auxiliaires de puériculture) pour promouvoir ces métiers. Elle s’occupe de tous les recrutements, ce qui soulage les coordinatrices et les managers de structure, qui pourront se consacrer davantage au terrain. Elle a pour mission de recruter la quarantaine de postes actuellement ouverts. Dans la mesure où nous respectons les ratios d’encadrement, les vacances de ces postes signifient malheureusement que nous fermons plus tôt certains jours ou que nous réduisons le nombre d’enfants accueillis.
Ainsi, l’une de nos crèches devait accueillir hier matin une personne titulaire du CAP petite enfance ainsi qu’un infirmier, qui devait arriver jeudi. J’ai donc demandé à la directrice de prévenir les familles sur liste d’attente. Or la personne titulaire du CAP petite enfance n’est pas venue hier, et l’infirmier ne viendra pas jeudi. Nous respectons les promesses d’embauche mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas des personnes que nous engageons. Nous avons donc dû rappeler les familles, qui ne pourront pas faire garder leur enfant.
L’annonce du Gouvernement sur les 150 euros de revalorisation salariale a mis un joyeux bazar car nous ne pouvons l’appliquer faute du cadre adéquat – il serait préférable de se référer à des accords d’entreprise plutôt qu’à des accords de branche. En l’état actuel, c’est une vraie galère. Les efforts que nous avons consentis depuis 2022 se sont traduits par une augmentation d’au moins 200 euros de tous les salaires bruts mensuels de base.
Nous n’avons pas construit de micro_crèches adjacentes, mais nous en avons acheté deux. Peut-être ne suis-je pas assez maligne, mais je ne vois pas les avantages particuliers à en retirer. Ces microcrèches ont chacune leur structure, leur organisation, leurs commandes de repas et leurs professionnels dédiés. Elles ne partagent que leur référente technique.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. L’avantage des micro-crèches adjacentes réside en effet dans la mutualisation potentielle de certains coûts, mais aussi dans la plus grande souplesse de leur cadre réglementaire, concernant notamment les exigences de diplômes à l’égard de leurs personnels. Le récent rapport conjoint de l’Igas et de l’Inspection générale des finances (IGF) souligne que la qualité d’accueil dans les micro-crèches souffre de l’application de règles d’encadrement moins contraignantes que dans les crèches en PSU.
Mme Véronique Mancini. Outre les diplômes, ce qui importe c’est la qualité de la personne elle-même, qui peut n’être titulaire que d’un CAP petite enfance, et surtout celle du pilote du navire qui sera nos yeux sur le terrain. Si nous ne trouvons pas d’éducateur de jeunes enfants (EJE), nous recrutons une AP ayant plusieurs années d’expérience et connaissant parfois parfaitement la crèche pour y avoir déjà travaillé.
M. le président Thibault Bazin. C’est le cahier des charges de vos micro-crèches ?
Mme Véronique Mancini. Nous avons peut-être des exigences supérieures à la norme. Quoi qu’il en soit, nous veillons particulièrement au choix du pilote de la structure. Quand on ne trouve pas d’EJE ou de diplômés de catégorie 1 – des profils qui se font très rares de nos jours –, nous sélectionnons une AP ayant souvent plusieurs années d’expérience chez nous.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si vous n’avez pas la réponse concernant le turnover au sein des structures, vous pourrez nous communiquer ces informations ultérieurement par écrit.
Mme Véronique Mancini. Volontiers. Je ne dispose ici que du taux de turnover global.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Passons au modèle économique. Vous avez partiellement anticipé ma question sur le prix de revient moyen d’un berceau dans les crèches de votre réseau, en distinguant les systèmes PSU et prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), mais vous pourriez nous apporter quelques précisions sur les différences existant entre les crèches et les micro-crèches. Pourriez-vous aussi compléter votre propos introductif en ce qui concerne la part du reste à charge pour les familles ?
Au cours de nos auditions, il est apparu que les grandes entreprises de crèches démarchaient des réservataires de berceaux, puis plaçaient les enfants dans des crèches n’appartenant pas à leur réseau, agissant comme intermédiaires. Avez-vous ce genre d’activité d’intermédiation ? Si c’est le cas, quelle est son importance financière ? À l’inverse, d’autres groupes réservent-il des places chez vous ? Dans ce cas, comment établissez-vous le prix et la part qui reste à l’entreprise d’intermédiation ? Comment se déroulent les négociations financières entre l’entreprise réservataire et votre structure d’accueil ?
Mme Véronique Mancini. Avant tout, nous répondons au besoin d’une famille. Une entreprise peut nous avoir réservé cinq berceaux, par exemple, mais l’une des familles concernées voudra un accueil dans la crèche d’un autre réseau, pour des raisons de proximité avec leur domicile. Le monde de la petite enfance privilégie le choix de la proximité pour que le bébé fasse moins de kilomètres. C’est ainsi que nous avons acheté quinze berceaux chez des confrères, ce qui représente 0,3 % de notre capacité d’accueil. À l’inverse, les grands groupes, comme vous les appelez, nous ont acheté soixante-dix places, soit 3 % de notre capacité d’accueil, pour un prix moyen d’environ 11 000 euros.
Ces achats par des réservataires concernent essentiellement des micro-crèches. Ils nous permettent d’optimiser le taux d’occupation, d’atteindre nos objectifs de qualité d’accueil, et surtout de répondre aux besoins des familles. En moyenne, nous n’avons que 1,7 berceau commercialisé par micro-crèche. Nos six conseillers à la parentalité accompagnent les familles – ainsi que les entreprises issues de commissions d’attribution – dans leur recherche de structures.
Le coût de revient s’élève à 11,13 euros de l’heure, dont en moyenne 1,89 euro est payé par les familles. Environ 25 % des familles accueillies en PSU paient moins de 1 euro, car considérées comme vivant en dessous du seuil de pauvreté.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Le coût de revient des crèches est-il différent de celui des micro-crèches ?
Contrairement à ce que nous avons pu observer lors de précédentes auditions, je constate que vous avez pu nous donner le prix moyen que vous pratiquez à l’égard de groupes qui vous réservent des places : 11 000 euros. Imposez-vous votre tarif ou est-il établi à l’issue d’une négociation avec les structures d’intermédiation ? Que se passe-t-il si l’intermédiaire refuse de s’aligner sur le tarif de 11 000 euros ?
Mme Véronique Mancini. Ma directrice administrative et financière va faire le nécessaire pour que je puisse vous envoyer des données distinctes pour les crèches en PSU et en Paje. Le coût de revient de 11,13 euros de l’heure se rapporte aux crèches en PSU, et le coût moyen global d’un berceau est 21 300 euros.
M. le président Thibault Bazin. Mais ce n’est pas le prix de commercialisation. D’où la question sur la négociation avec les réservataires.
Mme Véronique Mancini. Concrètement, les réservataires écrivent à nos quatre conseillers famille, regroupés dans une cellule située à notre siège social d’Hérouville-Saint-Clair. Ils demandent si nous avons une place pour telle famille qui voudrait un accueil dans telle crèche, cinq jours par semaine, de telle heure à telle heure, à compter de telle date. Si nous avons une place, c’est nous qui en fixons le prix. Notre réponse peut varier selon plusieurs critères tels que la localisation de la crèche et le nombre de jours demandés. En général, le prix est de 11 000 euros et il est bien accepté.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. C’est assez différent de ce que nous avons pu entendre jusqu’à présent, ce qui peut se comprendre, mais votre pratique est intéressante.
Si vous en êtes d’accord, je vous propose de passer aux procédures de délégation de service public qui, nous a-t-on rapporté, conduiraient certaines entreprises candidates à pratiquer des prix cassés. Quel prix proposez-vous dans le cadre de ces DSP ? Existe-t-il un écart entre ce prix et le tarif moyen que vous nous avez précédemment annoncé ? Si tel est le cas, comment cela s’explique-t-il ? Avez-vous un prix plancher en deçà duquel vous refusez de déposer ou de maintenir votre candidature, considérant que la DSP n’est pas rentable ?
Mme Véronique Mancini. Nous avons une responsable d’appel d’offres, basée elle aussi à Hérouville-Saint-Clair. Elle détecte les appels d’offres et effectue un premier tri en fonction d’un critère territorial puisque notre entreprise n’est pas présente à l’échelle nationale mais seulement dans trois grandes régions. Lorsque ce premier critère est rempli, nous participons à la visite du site, qui est souvent obligatoire. Nous pouvons d’emblée refuser de poser notre candidature si les locaux ne sont pas configurés de manière à répondre aux exigences de notre projet éducatif, ou s’il y a trop à faire pour mettre les bâtiments aux normes applicables à la petite enfance (Norma 2026).
Si nous envisageons de poser notre candidature, nous nous réunissons pour analyser les caractéristiques de la crèche, telles que sa taille et son historique d’occupation, ce qui va déterminer les effectifs nécessaires – nous ajoutons en général entre 0,5 et 1 équivalent temps plein (ETP) supplémentaire, par rapport au calcul théorique – auxquels nous appliquerons toute notre politique salariale. Nous évaluons aussi les besoins d’investissement éventuels pour compléter les accessoires ludiques.
En fonction de tous ces éléments, nous fixons notre prix, qui peut varier d’une DSP à l’autre. Même s’il y a un gros travail à faire, nous pouvons décider de postuler parce qu’il y a une vraie cohérence en termes de maillage géographique. Dans d’autres cas, c’est plus simple. Nous venons d’obtenir une deuxième DSP au Havre dans le cadre d’une construction, ce qui facilite les choses : le critère pédagogique compte alors pour 60 à 70 %.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La commune ne fixe pas le prix, mais elle pondère les critères, ce qui donne une indication sur ses priorités. Dans la phase de négociations, elle peut aussi demander au candidat de faire un effort et de baisser son prix. Cela vous est-il déjà arrivé ? Si tel est le cas, quelle a été votre réaction ? Vous est-il déjà arrivé de retirer votre candidature pour ce motif en cours de négociation ?
Mme Véronique Mancini. Quand l’effort demandé est trop important, on se retire de la négociation car accepter reviendrait à mettre des bâtons dans les roues de nos équipes intervenant par la suite sur le terrain. M. Thomas est très à l’aise dans ce genre de discussions. En revanche, nous pouvons négocier quand la baisse de prix consentie a une contrepartie : la mairie peut, par exemple, prendre à sa charge certaines dépenses telles que l’entretien du jardin. Les mairies ne fonctionnant pas toutes de la même façon, il existe des marges de négociation de ce type. Quoi qu’il en soit, nous n’acceptons jamais une baisse de prix qui affecterait la masse salariale et donc la qualité d’accueil. C’est impossible.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En tant qu’employeur, bénéficiez-vous du crédit d’impôt famille (Cifam), qui fait beaucoup parler de lui en ce moment. Si tel est le cas, pour quel montant ? Que pensez-vous de sa suppression, proposée dans le rapport de l’Igas et de l’IGF ? Quelles conséquences aurait cette suppression sur votre activité ?
M. Frédéric Thomas. Nous avons bénéficié du Cifam à hauteur de 120 000 euros l’an passé parce que trente-sept membres de notre personnel bénéficient d’une place en crèche dans notre société. Nous en bénéficions aussi indirectement par le biais de nos entreprises réservataires. J’ai d’ailleurs fait un petit calcul concernant nos clients privés. Nous avons réalisé 4 817 197 millions de chiffre d’affaires grâce à nos clients privés, ce qui a coûté 2 408 599 euros de Cifam à l’État, mais lui a rapporté 3 984 826 millions d’euros d’impôts et près de 5 millions d’euros de charges sociales. Le coefficient multiplicateur est de 1,65 pour les impôts et de deux pour les charges sociales. Pour 1 euro de Cifam, les comptes publics récupèrent 3,65 euros sous forme d’impôts et de charges sociales.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ce n’est pas l’avis des auteurs du rapport conjoint de l’Igas et de l’IGF. Pour ma part, je ne comprends pas votre raisonnement. La dépense liée à la réservation de berceaux bénéficie non seulement du Cifam mais aussi de la déduction au titre de l’impôt sur les sociétés. En comptabilisant les cotisations sociales, vous partez aussi du principe que la suppression du Cifam aboutirait à celle des berceaux.
M. Frédéric Thomas. C’est évident !
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Or rien n’interdit à l’État de remplacer le Cifam par un autre mécanisme qui préservera ces places en crèche.
M. Frédéric Thomas. Pour l’instant, il n’y a pas d’autre mécanisme. Je m’inscris en faux contre les conclusions de l’Igas et de l’IGF dont les rapporteurs ne sont allés voir que le comité d’entreprise d’EDF et en déduisent que les entreprises resteront même en cas de suppression du Cifam. Pour ma part, j’ai une entreprise de 900 salariés à faire vivre et je ne peux pas me contenter d’une estimation faite dans ces conditions. Quant à votre argument sur la déduction de 25 % au titre de l’impôt sur les sociétés, il ne tient pas : l’impôt sur les sociétés va être transféré chez nous.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous tenez compte de l’impôt sur les sociétés dans votre calcul.
M. Frédéric Thomas. Nous payons 255 000 euros d’impôt sur les sociétés et d’autres impôts tels que la taxe de 10 % sur les salaires. Tout cela fait que nous payons 1,65 euro d’impôts pour chaque euro de Cifam dépensé par nos clients.
M. le président Thibault Bazin. Parce que vous incluez tous les impôts que vous payez dans ce ratio de 1,65.
M. Frédéric Thomas. Nous n’existerions pas sans le Cifam, pierre angulaire de notre modèle. Si vous supprimez le Cifam sans le remplacer par une autre mesure, vous mettez en péril nos places de crèche. C’est évident.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez le droit d’être en désaccord avec le rapport de l’Igas et de l’IGF.
M. Frédéric Thomas. Sachez que 70 % de nos clients sont des PME. Il est évident qu’elles ne prendront plus de places en crèche si vous leur supprimez le Cifam.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur Thomas, vous savez que le mécanisme de l’entreprise réservataire et du Cifam n’existe pas ailleurs en Europe. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de crèches ailleurs en Europe ? Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’entreprises privées qui gèrent des crèches ailleurs en Europe ? Je ne le crois pas. Il suffit de passer la frontière pour constater que d’autres systèmes existent. Quant à votre raisonnement qui consiste à mettre l’intégralité des impôts que vous payez en regard du Cifam, il n’est pas intellectuellement honnête. Comment pouvez comparer la dépense fiscale liée au Cifam aux cotisations sociales de vos employés, qui viennent abonder les caisses de sécurité sociale pour leur ouvrir des droits ? Vous comparez des choux et des carottes !
M. Frédéric Thomas. Nous sommes en désaccord sur ce point. Nous faisons avec l’architecture donnée : le Cifam nous oblige à aller chercher des tiers réservataires, qui sont des entreprises. D’autres systèmes existent, tels que le chèque service au Luxembourg, qui permet aux parents d’être subventionnés par l’État. Nous pourrions avoir aussi le même système, mais nous faisons avec le nôtre : le Cifam et l’obligation d’avoir des tiers réservataires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Monsieur Thomas, je vous invite à vous réécouter parce que vous m’avez dit : si le Cifam disparaît, nous mettons la clef sous la porte. Hors des frontières de notre pays, il existe pourtant des entreprises privées qui gèrent des crèches sans ce système de Cifam et tiers réservataires. Il n’y a donc pas de corrélation directe entre la suppression du Cifam et la disparition des entreprises privées de crèches.
Les auteurs du rapport de l’Igas et de l’IGF mentionnent aussi la hausse 51,8 % des frais de siège des groupes – en tout cas, du compte « autres charges » où ils sont imputés. Comment ont évolué les vôtres ? Comment la caisse d’allocations familiales contrôle-t-elle ces frais ?
Quelles relations entretenez-vous avec les plus gros professionnels du secteur, en particulier avec La Maison bleue dont le président, Sylvain Forestier, est actionnaire de Léa et Léo ?
M. Frédéric Thomas. S’agissant du Cifam, j’ai dit qu’en l’état actuel du marché et de sa structuration, si vous le supprimez sans le remplacer, je ne vois pas comment nous trouverions les 40 % de recettes qui nous manquent. Il faudrait alors créer un autre système.
M. le président Thibault Bazin. Vous nous avez en effet expliqué que la CAF et les parents financent 58 % du coût, et que vous allez chercher ailleurs les 42 % qui manquent.
M. Frédéric Thomas. J’en viens à La Maison bleue et à notre actionnariat. Nous avons créé la société en 2007. Après la crise financière de 2008, nous avons été confrontés à des problèmes de trésorerie, ce qui nous a obligés à lever des capitaux car les banques ne prêtent qu’en fonction des fonds propres. En 2010, le fonds régional Normandie Capital Investissement est entré au capital et y est resté jusqu’en 2018. Il nous a aidés à nous structurer et nous a accompagnés dans notre développement. En 2012, nous avons aussi fait appel au fonds obligataire Audacia pour résorber de nouveaux problèmes de trésorerie dus à notre développement trop rapide. Nos dettes étant équivalentes à notre chiffre d’affaires, nous avions vraiment besoin d’un parrain, d’un garant. Sylvain Forestier s’est proposé et La Maison bleue a pris 17 % du capital. Elle est toujours à ce niveau dans le capital de Léa et Léo Groupe, la holding de contrôle étant Facame. C’est un actionnaire dormant qui serait d’accord pour sortir. Au début, nous pensions aussi pouvoir travailler ensemble car les entreprises étaient complémentaires, La Maison bleue étant spécialisée dans les DSP et Léa et Léo dans l’interentreprises. En fait, nous en sommes restés à des liens capitalistiques.
Mme Véronique Mancini. Pour ma part, je peux vous répondre sur les frais de siège. Le nôtre est situé à Hérouville-Saint-Clair, dans la banlieue de Caen. Il me semble que le rapport de l’Igas et de l’IGS se réfère à un compte un peu fourre-tout, ce qui aboutit à un amalgame. Quoi qu’il en soit, nos frais de siège sont passés de 15 % à 9 % du chiffre d’affaires entre 2022 et 2023.
M. le président Thibault Bazin. C’est une évolution en pourcentage, mais votre chiffre d’affaires a beaucoup progressé dans l’intervalle par le nombre de crèches.
Mme Véronique Mancini. Oui, c’est pourquoi les frais de siège ont augmenté de 21 % en volume entre 2022 et 2023. La CAF effectue des contrôles par le biais d’un document rempli par notre directrice administrative et financière. Les montants de frais sont répartis au prorata du chiffre d’affaires des crèches.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pourrez-vous nous présenter, dans vos réponses à notre questionnaire, l’architecture, notamment actionnariale, de l’entreprise ?
Mme Véronique Mancini. Nous le ferons.
M. Philippe Lottiaux (RN). Vous avez dit qu’il fallait alléger la charge administrative des personnels : comment y parvenir ?
Vous estimez, à juste titre, que le modèle économique est à bout de souffle ; il ne survit d’ailleurs que grâce au développement du secteur privé et aux innovations telles les micro-crèches et le Cifam. J’ai l’impression que l’administration cherche à se venger de ce succès dû à l’assouplissement du système. Comment faire évoluer ce dernier ? De très bonnes idées peuvent émerger, mais la question principale reste toujours la même : qui paie ?
Mme Véronique Mancini. Nous avons jusqu’au 15 avril pour remplir un document, comprenant des tableaux à renseigner crèche par crèche, sur le respect de la loi Egalim. On nous impose cette tâche alors que nous payons un prestataire pour les repas servis dans nos crèches : c’est incompréhensible. Je pourrais vous citer d’autres obligations qui nous handicapent. Dans le domaine de l’entretien, les agents effectuant le ménage doivent indiquer l’heure à laquelle ils ont nettoyé les différentes parties de nos structures, y compris les poignées de porte ! Toute la charge de ces contrôles repose sur la directrice de la crèche, qui, pendant ce temps-là, ne travaille pas sur la qualité de l’accueil ni sur l’accompagnement des parents. Comment voulez-vous qu’un cuisinier remplisse un fichier Excel pour enlever la TVA de tous les produits qu’il achète pour préparer les repas ? Il n’a pas été embauché pour accomplir cette tâche ! Les contraintes administratives tuent la qualité.
La volonté de détruire le modèle actuel me fait peur, car celui-ci est équilibré grâce au Cifam. Tout le monde paie sa part et les familles ne sont pas contraintes de dépenser 1 000 livres sterling comme à Londres. Les entreprises s’impliquent : comme l’a dit M. Thomas, 91 % de nos clients sont des personnes privées et 70 % sont des mono-berceaux. Si les parents ne sont pas accompagnés, ils ne retourneront pas au travail. Le système, dans lequel l’État s’engage, crée de la valeur ajoutée et se révèle donc vertueux : 1 euro sort à 3,65 euros chez Léa et Léo.
Les directrices de crèche ayant de l’ancienneté – que j’appelle les expertes en interne – estiment que la facturation à l’acte a réduit la qualité de l’accueil. Certaines familles réservent une place de sept heures à dix-huit heures mais déposent leur enfant à huit heures et demie ou neuf heures : elles ont droit de le faire, mais nous échouons à trouver des enfants pour occuper les créneaux libérés. La facturation à l’acte a détérioré l’accueil.
M. Frédéric Thomas. Sans entreprises ni Cifam, il ne resterait plus que les fonds publics pour financer le système. Notre groupe possède une crèche au Luxembourg, pays dans lequel les parents reçoivent un chèque de service et choisissent leur crèche : les structures qui accueillent mal les enfants sont vides ; il y a un tarif social de 6 euros de l’heure financé par l’État – le montant peut être abondé de 71 centimes d’euro si un agent de la crèche parle allemand ; toutes les familles bénéficient de vingt heures hebdomadaires de tarif social, des tarifs spéciaux sont prévus pour les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté et les crèches sont libres de leur facturation à partir de la vingt et unième heure d’accueil de l’enfant ; enfin, l’État paie également les repas. Dans le modèle luxembourgeois, on ne cherche pas à commercialiser des berceaux auprès des entreprises pour augmenter le chiffre d’affaires.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous soutenez le système actuel et exprimez votre crainte de le voir démantelé, mais sachez que seules les entreprises privées le défendent : les professionnels de la petite enfance déplorent leurs conditions de travail, leur rémunération et leur manque de temps et de moyens pour s’occuper des enfants ; les professionnels de la PMI pointent des défauts dans le traitement et l’accompagnement des enfants ; l’Igas affirme que l’argent public n’est pas bien utilisé. En revanche, l’ensemble des représentants des groupes de crèches privés que nous avons auditionnés nous ont fait part de la nécessité de préserver le système mis en place depuis vingt ans. J’en tire la conclusion que ce dernier sert leur développement et leur rentabilité : il est donc tout à fait normal que vous le défendiez et que nous cherchions à le réformer pour mieux servir l’intérêt général, en améliorant l’utilisation des fonds publics, les conditions de travail des personnels et, surtout, la qualité de l’accueil des jeunes enfants.
Madame Mancini, vous avez dit que la pénurie de professionnels pesait sur la qualité de l’accueil. Que ce manque entraîne la fermeture ou l’absence d’ouverture de places, nous pouvons le comprendre, mais en quoi pèse-t-il sur la qualité de l’accueil ? Celle-ci est garantie par des normes et des règles qui la protègent en cas de difficulté de recrutement ; cette dernière ne peut pas conduire à une dégradation de l’accueil, elle ne peut entraîner que son report. Pourquoi avez-vous affirmé le contraire ?
Mme Véronique Mancini. Nous n’avons pas dit que tout allait bien. La PSU devrait être forfaitaire et non calculée à l’acte, ce système amputant notre chiffre d’affaires de 20 % ; en outre, l’évolution de la PSU n’a pas suivi celle de nos coûts. Avec un coût de revient horaire de 11,13 euros et une PSU de 10,05 euros, le manque à gagner s’élève à 3 millions d’euros ; si nous pouvions injecter cette somme dans le salaire des personnels, nous rencontrerions moins de difficultés à recruter et à fidéliser des professionnels. Le Gouvernement souhaite inciter les crèches à augmenter les salaires de 150 euros nets par mois, ce qui est impossible : si la branche famille finance 66 % de cette revalorisation, il restera 1 million d’euros à la charge de notre entreprise, somme qui excède notre résultat. La seule solution, à système inchangé, est la commercialisation ; or il n’est pas évident de trouver 1 million d’euros par ce biais.
Le chiffre d’affaires des micro-crèches varie beaucoup d’une année sur l’autre : un système où l’on passerait de la PSU à la Paje et inversement perdrait les parents et les entreprises.
Nous ne dégradons jamais le ratio d’encadrement, mais la pénurie de personnels, surtout de catégorie 1, pèse sur la qualité de l’accueil. Pour améliorer cette dernière, nous avons besoin de davantage de personnels de catégorie 1 et pour en attirer davantage, nous devons trouver ensemble de nouveaux mécanismes. Le CAP bonifié pourrait représenter une solution, car nous comptons 100 000 CAP en France et nombreux sont ceux qui souhaitent progresser dans le monde professionnel.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Votre groupe est-il propriétaire ou locataire de ses crèches ? Est-il propriétaire de certains murs pour des raisons historiques ? Des actionnaires de votre groupe ou des entreprises liées à Léa et Léo sont-ils propriétaires de certaines structures ?
M. Frédéric Thomas. Le modèle de Léa et Léo est réservataire à 96 % ; nous sommes locataires de foncières et travaillons principalement avec la société Fyldin, qui n’est pas liée à un actionnaire du groupe.
M. le président Thibault Bazin. Avez-vous des liens avec eux ?
M. Frédéric Thomas. Aucun.
Nous sommes propriétaires de 2 % de nos structures ; il s’agit d’un héritage du début de notre activité : à cette époque, peu d’investisseurs immobiliers croyaient en notre modèle, alors balbutiant. Il nous reste une crèche à Illkirch-Graffenstaden en Alsace et une à Vire-Normandie dans le bocage virois, où il a été difficile de trouver un investisseur.
Dans le cadre d’un marché public de vingt ans avec un bien de retour, nous avons construit une crèche sur le site des anciennes écuries du square Grosos au Havre. Par ailleurs, nous possédons 30 % d’une société civile immobilière (SCI) à Vendenheim avec, là encore, un bien de retour : nous jouons le rôle d’investisseur avec la Sers, société d’économie mixte de Strasbourg. Les SCI sont logées dans le groupe Léa et Léo. Enfin, nous avons vendu quatre bâtiments à la fin de l’année dernière pour désendetter le groupe et pouvoir réinvestir.
M. le président Thibault Bazin. Pourriez-vous nous transmettre les éléments que vous n’aviez pas en votre possession aujourd’hui, ainsi que les réponses au questionnaire que vous a adressé Mme la rapporteure ? En outre, si vous vous apercevez que certaines de vos réponses orales ont manqué d’exactitude, vous avez l’obligation de les rectifier dans les vingt-quatre heures. Nous vous remercions de votre présence.
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43. Audition de M. Simon Arambourou, inspecteur des affaires sociales, et de M. Pierre Prady et Mme Pauline Callec, inspecteurs des finances, au titre du rapport conjoint de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale des finances, publié en mars 2024, sur les « Micro-crèches : modèles de financement et qualité d’accueil » (9 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous reprenons nos travaux inscrits dans la continuité du concours de l’inspection générale des finances (IGF) et de l’inspection générale des affaires sociales (Igas). Nous auditionnons aujourd’hui M. Simon Arambourou, inspecteur des affaires sociales, ainsi que M. Pierre Prady et Mme Pauline Callec, inspecteur des finances, au titre du rapport intitulé « micro-crèches : modèles de financement et qualité d’accueil », daté de janvier dernier. Ce rapport très attendu dresse notamment le constat d’un effet d’éviction entre les micro-crèches, les structures de garde à domicile sponsorisées par la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et les autres types de crèches, mais aussi d’un manque d’arbitrage à cet égard. Le rapport met également en évidence la diversité des modèles économiques des micro-crèches Paje, induite par le manque de réglementation des pratiques commerciales et des normes d’accueil. Il s’oriente enfin vers la suppression du crédit d’impôt famille (Cifam), étant entendu que le principe de réservation de berceaux implique une dépense fiscale. Pour mémoire, le rapport précédent en a déjà fait l’illustration.
Au cœur du rapport figurent neuf propositions axées sur la mise en place du service public dédié à la petite enfance, dont les trois lignes principales visent la garantie d’une qualité minimale d’accueil, le renforcement de l’accessibilité des familles et la restriction des disparités entre les modèles de financement Paje et ceux relevant de la prestation de service unique (PSU).
Je précise que notre audition est publique et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
J’invite les participants souhaitant intervenir ou poser des questions après le discours de la rapporteure à se manifester dès à présent auprès de l’équipe administrative.
Pour terminer, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame, messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Arambourou et Prady et Mme Callec prêtent successivement serment.)
M. Simon Arambourou, inspecteur des affaires sociales. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, avant de rentrer dans le cœur du sujet, laissez-moi préciser que mes collègues et moi-même interviendrons successivement d’une même voix, en nous complétant les uns les autres. Je vous rappelle en quelques mots le contexte de la mission qui nous a été confiée et ses principaux constats. Notre mission s’inscrit dans la continuité du rapport établi par l’Igas au printemps 2023 sur la qualité d’accueil et la prévention de la maltraitance dans les crèches. Ce rapport dresse notamment le constat d’une hétérogénéité qualitative des niveaux d’accueil et d’un service dégradé dans certains établissements, tout en abordant le sujet de la maltraitance et de sa prévention. Sa publication répondait à l’inauguration d’un service public dédié à la petite enfance et visait à la fois l’étude du modèle économique des micro-crèches et de ses normes d’accueil. Ces structures se caractérisent par un nombre d’exceptions au cadre définissant les modalités d’accueil des jeunes enfants. De plus, leur mode de financement reposant sur la Paje se distingue de celui des autres crèches, à savoir que les structures Paje représentent 90 % des micro-crèches et que leur volet comptable et financier reste méconnu des pouvoirs publics. La mission s’attachait également à analyser les subventions d’investissement versées aux micro-crèches par les caisses d’allocations familiales (Caf).
Outre la conduite d’entretiens avec l’ensemble des parties prenantes habituelles, à savoir les directions d’administration centrale, les cabinets, la Caf et les représentants des salariés et des gestionnaires de crèches, la mission a également analysé les données mises en évidence dans les liasses fiscales des crèches. Mes collègues de l’inspection générale des finances pourront apporter davantage éclairages à ce sujet. Par ailleurs, des questionnaires rédigés par nos soins ont touché près de mille gestionnaires de crèches, ainsi que les instances dédiées à la protection maternelle et infantile (PMI). Nous avons aussi réutilisé l’un des questionnaires de la précédente mission de l’Igas du printemps 2023.
Nos constats portent d’abord sur le coût que représente le mode de garde en micro‑crèche, mais aussi sur les risques induits par un cadre normatif soumis à la règle d’exception. Le manque de cohérence du modèle économique s’illustre par trois niveaux, allant du « low-cost » aux prestations délivrées par les grands groupes de crèches, en passant par un échelon intermédiaire, qui reste élevé. Notez bien que le mode de garde en micro‑crèche est le modèle le plus inégalitaire à l’exclusion de la garde à domicile non partagée.
Du côté des recommandations, nous nous prononçons en faveur d’une standardisation des normes applicables aux structures d’accueil en micro‑crèche, de l’abandon du crédit d’impôt famille pour réduire le niveau de financement public et d’un meilleur pilotage des subventions, voire de leur révision à la baisse.
M. Pierre Prady, inspecteur des finances. La méthodologie que nous avons adoptée nous a permis d’établir les ratios et caractéristiques économiques correspondant aux micro‑crèches et aux crèches en PSU par l’étude des liasses fiscales des gestionnaires de crèches. Il s’agit d’une véritable innovation puisque jusqu’à l’adoption de la loi en faveur du plein emploi, extraire des données microéconomiques sur les modèles des micro‑crèches représentait un enjeu majeur.
20 % des gestionnaires de crèches consultés ont répondu à nos sollicitations. Si ce taux est plutôt satisfaisant, il est influencé par la prédominance des répondants issus des principaux grands groupes. Ce constat n’enlève rien à la valeur de l’analyse, qui révèle des données inédites sur le principe de réservation de berceaux et sur le nombre de berceaux réservés par structure, deux éléments phares de la stratégie économique et de la rentabilité des groupes de crèche. Notre rapport apporte de la transparence sur cet aspect, même s’il repose partiellement sur certaines extrapolations.
M. le président Thibault Bazin. Sans vouloir me substituer à notre rapporteure, je m’interroge tout d’abord sur votre proposition numéro 6, visant la suppression du crédit d’impôt famille et la réallocation des économies réalisées de fait aux PSU et/ou au complément de libre choix du mode de garde (CMG). Or le Cifam appartient à la branche dépenses fiscales du budget de l’État, tandis que la PSU et le CMG relèvent de la branche famille de la sécurité sociale, par ailleurs excédentaire. J’aimerais comprendre les modalités de transfert que vous envisagez.
J’aimerais également obtenir des précisions sur votre proposition numéro 7, axée sur l’harmonisation des aides en investissement proposées par la Caf. À mon sens, le barème de 80 % que vous évoquez concerne surtout les créations de crèches, même si les micro‑crèches sont éligibles au dispositif d’aide à l’ameublement. Avez-vous pris en compte l’hétérogénéité, voire l’absence des financements ciblés sur la rénovation des structures d’accueil de jeunes enfants, notamment les micro‑crèches en PSU, et en ce cas quelles sont vos recommandations envers l’instauration d’un droit de regard de la Caf sur les micro‑crèches Paje ?
Enfin, pourriez-vous nous présenter un chiffrage estimé du Cifam ? Le situez-vous à hauteur de 300 millions d’euros sur un budget de dépenses publiques établi à 16 milliards d’euros ?
M. Pierre Prady. Si la réallocation des économies générées par la suppression du Cifam relève d’une mission inter-inspection, nous avons opté pour une optique de finances publiques globale en raisonnant toutes administrations publiques confondues. Même si un article visant les transferts entre l’État et la sécurité sociale est voté annuellement dans la loi de financement de la sécurité sociale, nous n’avons pas intégré ce niveau de détails à notre proposition.
M. le président Thibault Bazin. Il est vrai que ces compensations résultant des recommandations de la Cour font chaque année l’objet de débats étendus à d’autres branches, notamment celles des accidents de travail et/ou des maladies professionnelles.
M. Pierre Prady. Le transfert des recettes fiscales entre l’État et les différentes branches de la sécurité sociale est facilité par la part des recettes de TVA revenant à la sécurité sociale. Pour établir les dépenses fiscales au titre du crédit d’impôt famille, nous nous appuyons sur le montant indiqué à l’annexe Voies et Moyens, tome II du projet de loi de finances, à savoir une dépense fiscale de 190 millions d’euros. Ces deux dernières années, ces dépenses ont connu une évolution de près de 15 %. Rappelons que le Cifam se décline en deux volets, d’abord celui dédié aux réservations de place via la participation des employeurs au financement d’une crèche en PSU et ensuite celui consacré au chèque emploi service universel (Cesu) préfinancé. Nous n’émettons aucune proposition sur ce deuxième volet dans notre rapport, car il se situe en dehors du périmètre de notre mission.
Sur la base du rapport d’inspection de 2021, révélant que le financement du Cifam issu de la seule réservation de berceaux représente une part de 90 %, nous estimons que sa suppression dégagerait une enveloppe annuelle d’environ 170 millions d’euros pour les finances publiques.
M. le président Thibault Bazin. Qu’en est-il du droit de regard de la Caf sur les structures d’accueil qui se maintiendraient sous la Paje ?
M. Pierre Prady. D’après nos analyses des données disponibles, le taux de subvention à hauteur de 80 % vise uniquement les créations de micro‑crèches. Autrement dit, les crèches PSE nouvellement créées ne peuvent y prétendre. Notre proposition s’oriente vers une redéfinition des subventions d’investissement en subventions de fonctionnement encadrées par un conventionnement des établissements bénéficiaires, pour permettre à la Caf d’y accéder pour exercer leur droit de veille sur l’application effective des projets pédagogiques initialement présentés par le gestionnaire.
M. le président Thibault Bazin. Autrement dit, le droit de regard ne serait plus exclusivement réservé à la PMI.
M. Pierre Prady. Effectivement.
M. le président Thibault Bazin. L’État exprime la ferme volonté d’ouvrir davantage de places en crèche et je me demande si vous avez observé une quelconque pratique de subvention d’ameublement ailleurs qu’en micro‑crèche.
Mme Pauline Callec, inspectrice des finances. Les données recueillies par nos soins sur les crèches en PSU font état d’une subvention maximale de 66 % et d’une moyenne mesurée à hauteur de 34 % du coût total des travaux.
M. le président Thibault Bazin. Merci pour ces précisions qui éclaircissent nos doutes quant à la divergence entre le discours marketing et la réalité du terrain.
Mme Pauline Callec. Les chiffres que je viens d’évoquer se rapportent à la période 2015-2022. En données comparées, la moyenne attribuée aux micro‑crèches Paje affiche 48 %, mais ces dernières perçoivent tout de même une subvention de 80 % très régulièrement.
M. le président Thibault Bazin. Merci pour la clarté de vos explications. Je cède la parole à Mme la rapporteure.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci monsieur le président et merci à vous madame et messieurs. Nous attendions fébrilement cette audition, étant entendu que votre rapport sur les micro‑crèches entre pleinement dans le champ d’investigation de cette commission d’enquête. Votre rapport constate nombre d’éléments défavorables aux micro‑crèches sur lesquels j’aimerais vous entendre. J’aimerais avant tout vous consulter sur les motifs de l’effet d’éviction des crèches publiques en faveur des microcrèches, qui sont florissantes.
M. Pierre Prady. Un graphique éloquent illustre l’essor des micro‑crèches Paje au détriment des établissements en PSU depuis 2010. Il figure en page 16 de notre rapport. Nous expliquons cette dynamique du fait de la souplesse des dispositions réglementaires régissant les critères de qualité applicables à l’accueil des jeunes enfants dans les micro‑crèches Paje, qui s’étend également à leur mode de financement, qui ne nécessite pas la participation d’un tiers financeur.
Ces deux caractéristiques ont été évoquées à la fois par des gestionnaires de crèches et des représentants de collectivités territoriales lors des entretiens que nous avons conduits. La tendance s’oriente vers la substitution des modèles, l’arbitrage à la main des collectivités territoriales se situant essentiellement au niveau de la nécessité ou non d’une participation financière, ce qui participe nettement à l’effet d’éviction constaté.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour la clarté de votre réponse. Pouvez-vous apporter quelque éclairage relatif aux niveaux supérieurs de chiffre d’affaires par berceau et de rentabilité enregistrés par les grands groupes de crèche, et à leurs moindres charges liées à l’embauche de personnel au contact des enfants ?
Mme Pauline Callec. L’analyse des réponses aux questionnaires soumis aux gestionnaires de micro‑crèches montre que le chiffre d’affaires annuel moyen d’un établissement affilié à un grand groupe s’établit à 23 000 euros, contre une moyenne de 17 000 euros pour les autres. Au-delà de la seule participation des familles, cette variation s’explique principalement par le principe de réservation de berceaux, garantissant un nombre déterminé de places à l’année. Ce quota s’établit à 5,3 berceaux pour les micro‑crèches d’appartenance groupe, sur un nombre total de places oscillant entre 10 et 12. Le périmètre territorial des établissements affiliés à un grand groupe est également plus large pour optimiser les réservations et sécuriser le chiffre d’affaires.
M. le président Thibault Bazin. Qu’en est-il des dépenses ?
Mme Pauline Callec. Les micro‑crèches affiliées à un grand groupe engagent moins de charges de personnel au contact des enfants que les structures indépendantes, car elles bénéficient de nombreuses dérogations. Elles embauchent également un plus faible quota de collaborateurs qualifiés de catégorie 1. Ce principe fait écho à celui visant la réservation des berceaux et induit un effet positif sur leur rentabilité.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En réponse à l’avantage concurrentiel des grands groupes amené par leur périmètre géographique plus étendu, certaines structures spécialisées dans l’intermédiation ont développé une solution alternative à la rentabilité. Avez-vous pu en mesurer les effets ?
M. Pierre Prady. L’étude du mécanisme de réservation de berceaux visant à mieux comprendre le modèle économique des micro‑crèches et les entretiens menés auprès de « pure players » nous amènent à constater qu’il n’existe aucune interface unique de l’intermédiation permettant de distribuer au mieux les places aux employeurs. Une telle structure pourrait s’avérer très avantageuse pour leurs salariés et porter au crédit de la rentabilité des établissements concernés. L’effet réseau est quant à lui bien réel pour atteindre l’équilibre entre l’offre et la demande. Notre analyse ne cible pas le marché de l’intermédiation et nous n’émettons en conséquence aucune recommandation en ce sens dans notre rapport. Toutefois, nous reconnaissons qu’un important maillage territorial représente assurément un atout de taille pour les groupes qui parviennent ainsi à réconcilier le nombre de berceaux en fonction des demandes de réservation.
M. Simon Arambourou. Il ressort de notre analyse que l’intermédiation concerne principalement des employeurs de très grande envergure, en quête d’un nombre élevé de places à réserver pour le compte de leurs salariés. De fait, les structures de taille modeste seront victimes d’exclusion, au profit d’un « pure player » ou d’un grand groupe de crèche, tous deux capables de garantir ce nombre de places. Néanmoins, elles y participent par le biais de la délégation pratiquée par les grands groupes de crèche en réponse à une forte demande mesurée à l’échelle de l’entreprise tout entière et exprimée dans des zones où ledit grand groupe ne dispose d’aucune structure propre.
En pratique, les petites structures considèrent que le principe de réservation au titre de la rentabilité présente un niveau de risque trop élevé pour entériner son adoption. Elles ne le considèrent dans l’ensemble que comme un supplément.
M. le président Thibault Bazin. Étant entendu que nombre d’administrations publiques se reposent sur ces réseaux de crèches, je me demande ce qui fait obstacle à la constitution d’un réseau propre aux services de l’État pour veiller à la réservation centralisée des places.
M. Pierre Prady. Nous nous y sommes intéressés. La réservation de berceaux donne en ce cas lieu à un appel d’offres, auquel participent les différents réseaux d’intermédiation en proposant un nombre de berceaux correspondant à la demande exprimée au cahier des charges. Le volume de réservation d’une administration publique ou d’un grand groupe est nécessairement élevé, ce qui conduit les employeurs à adopter un mécanisme d’attribution en faveur de leurs salariés. Par ailleurs, du côté de l’adjudicataire, la répartition géographique des places disponibles peut ne pas correspondre aux attentes des salariés du donneur d’ordres.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci d’avoir partagé le retour des structures indépendantes avec cette commission. Il fait écho à d’autres auditions et confirme que les établissements ciblés sur l’intermédiation sont les moteurs incontournables de l’équilibre économique des petites structures.
M. Pierre Prady. Nous déduisons de nos déplacements sur le terrain, de nos entretiens et des réponses apportées à nos questionnaires que seule la rentabilité économique des petites structures conditionne leur pérennité, et ce même sans le principe de réservation de berceaux.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je partage votre avis sur le Cifam et la démonstration que vous formulez à son encontre dans votre rapport ne peut être ignorée. Je suis néanmoins curieuse des conséquences de sa suppression. Vos préconisations s’orientent-elles vers le seul maintien du dispositif de tiers financement issu des entreprises ou votre vision a-t-elle pour objectif la suppression de l’intégralité du mécanisme de financement des berceaux par les entreprises ? Quelle substitution envisagez-vous ?
M. Simon Arambourou. J’attire votre attention sur les différents critères convergeant vers la suppression du Cifam énoncés dans notre rapport. Si les entreprises financent les crèches par ce biais, il convient d’y ajouter l’exonération des sommes dues au titre de l’impôt sur les sociétés, qui porte la contribution du service public à hauteur de 75 %. Autrement dit, la participation des entreprises apparaît toute relative.
Par ailleurs, la suppression du Cifam n’induit pas nécessairement la fin du principe de réservation de berceaux, étant entendu que des entités publiques, non bénéficiaires de ces avantages fiscaux par nature, réservent également un nombre de places considérable.
M. le président Thibault Bazin. Êtes-vous en mesure d’établir le ratio de réservation du secteur public ?
M. Pierre Prady. Les données sur les bénéficiaires du Cifam sont malheureusement rares.
M. le président Thibault Bazin. Je m’étonne que même l’inspection des finances dispose de si peu d’informations.
M. Pierre Prady. Nous sommes tout de même parvenus à conduire une analyse sur les bénéficiaires. Elle est annexée au rapport, mais ne s’assortit d’aucune donnée comparée entre les entités publiques et les entreprises privées.
M. le président Thibault Bazin. La Cour se penche sur cette question. Le ratio pourrait être à parts égales.
M. Simon Arambourou. Nous avons pleinement conscience de l’inquiétude exprimée par certains acteurs envers une éventuelle suppression du Cifam. Or il ne s’agit que de procéder à un recyclage en rendant le complément de libre choix du mode de garde plus linéaire. Autrement dit, la démarche est vertueuse et vise à éliminer une dépense que nous jugeons peu opportune sans engendrer de perte financière à proprement parler, tout en permettant à certaines familles d’avoir un meilleur accès aux micro‑crèches.
M. Pierre Prady. Je précise que notre recommandation ne vise que le Cifam et non la déductibilité des sommes dues au titre de l’impôt sur les sociétés. Les employeurs pourraient maintenir la volonté de participer au financement de places en crèche pour leur personnel au détriment d’autres modes de financement ou d’une augmentation de salaire, ce qui plaide a fortiori pour le financement des berceaux réservés.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Si je comprends bien, votre proposition de suppression du Cifam n’induit aucune évolution du mécanisme du tiers réservataire d’entreprise et ne freine aucunement le principe de réservation de berceaux plébiscité par les entreprises, tout en réduisant les inégalités de traitement entre les bénéficiaires.
M. Simon Arambourou. La suppression du Cifam entraînera probablement une baisse du financement de la part des entreprises.
M. le président Thibault Bazin. Cette baisse risque-t-elle d’affecter les réservations ?
M. Simon Arambourou. C’est une hypothèse plausible, mais dans une moindre mesure puisque, pour mémoire, nombre d’employeurs publics, non-bénéficiaires du Cifam, y participent. Réaffecter la dépense fiscale au compte du CMG permettrait de maintenir la solvabilité de certaines familles et donc de pérenniser le fonctionnement des crèches. Par ailleurs, au risque de me répéter, seules les entreprises de grande envergure ont recours au Cifam. L’avantage financier qu’elles en retirent reste, en outre, faible.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pouvez-vous détailler les enjeux identifiés par vos soins au regard de la réglementation applicable aux micro‑crèches en matière de qualité d’accueil ? Je peine à saisir le sens de l’extinction progressive des règles dérogatoires applicables parallèlement au maintien du modèle économique des micro‑crèches Paje et de leurs conditions de financement. Autrement dit, si vous envisagez l’harmonisation des normes d’accueil et d’encadrement des enfants, comment envisagez-vous la coexistence de règles de financement distinctes ?
Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur le calendrier prévisionnel d’une convergence du cadre normatif sans effet négatif sur le nombre de places dans un contexte où qualifications et métiers liés à l’accueil des jeunes enfants connaissent une forte tension ?
M. Simon Arambourou. Notre rapport ne pointe aucune différence de qualité d’accueil entre les micro‑crèches et les autres structures. À l’exception de très rares cas manifestes, le constat de maltraitance est difficile à établir, du fait du jeune âge des enfants. La mise en place de normes communes vise à la prévenir en facilitant le suivi des indicateurs de prise en charge et/ou de non-qualité. 40 % des PMI consultées convergent en ce sens, de même qu’une part des représentants des professionnels de la branche.
Nous estimons que le champ d’application des dérogations dont bénéficient les micro‑crèches induit des risques, notamment liés à l’embauche de personnel dont le parcours académique n’est pas sanctionné par un diplôme d’État. Le défaut d’encadrement dans ces structures y concourt également puisque, permettez-moi de le rappeler, le référent technique en charge n’est astreint à aucune obligation de formation en lien avec la petite enfance, et que sa présence sur place n’est obligatoire qu’à raison de 20 % de son temps. Les conditions d’accueil des autres crèches imposent la présence d’éducatrices spécialisées et d’une directrice agréée.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous développer les éléments qui jouent en faveur du maintien du nombre de places dans un contexte de financement qui tend à demeurer disparate ?
M. Pierre Prady. Le modèle économique des micro‑crèches nous semble voué à se maintenir pour plusieurs raisons. Nous avons évoqué en début d’audition les trois grands types de crèches, depuis les établissements « low cost » jusqu’aux prestations délivrées par les grands groupes de crèches, en passant par les structures d’accueil de taille intermédiaire. Nous avons pu constater l’excellence des conditions d’accueil au sein de petites structures, reposant sur l’indépendance des gestionnaires d’établissement et/ou la ligne directrice de leur projet pédagogique.
Certaines répondent également et tout simplement au besoin de développer les micro‑crèches en milieu rural malgré l’absence de moyens apportés par les collectivités territoriales. Nous nous prononçons en faveur de ce modèle. En l’absence de toute obligation imposée aux collectivités territoriales en matière de création de structures d’accueil de jeunes enfants en PSU, les micro‑crèches sont menacées par le manque de tiers financeurs.
M. Simon Arambourou. Lors de nos échanges avec le milieu associatif privé, nous avons effectivement pu établir qu’un certain nombre d’acteurs se confrontent à un défaut de financement des collectivités pour créer des micro‑crèches en PSU, ce qui pèse sur le développement de ces structures.
Nous ne dénonçons pas les trois modèles de micro‑crèche que nous avons identifiés, mais le cadre juridique qui leur est applicable. Nos préconisations visent à relever les conditions d’accueil des établissements « low cost ». Pour le modèle numéro deux, nos recommandations s’orientent principalement vers une diminution des frais d’entrée pour diminuer la contribution des familles souhaitant y accéder. Quant aux structures d’appartenance à un grand groupe, dont le modèle se fonde sur la réservation, nous souhaitons réduire le taux de financement public par la suppression du Cifam.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pouvez-vous détailler davantage votre proposition visant à renforcer la préscolarisation des enfants avant l’âge de trois ans afin de réduire la pression qui s’exerce sur les EAJE ? Quel serait le format retenu pour ces classes et quelles en seraient les modalités d’entrée ? L’Éducation nationale est-elle par ailleurs disposée à accueillir un nombre supérieur d’enfants en préscolarisation ?
M. Simon Arambourou. Nous plaidons prudemment pour une nouvelle étude de l’accueil en préscolarisation au regard du constat d’un effectif trois fois inférieur à celui du début des années 2000, le taux de fréquentation passant de 34 à 10 %. La natalité en baisse apporte une marge de manœuvre non négligeable en termes d’accueil scolaire. Les diverses configurations applicables aux modalités d’entrée en classes préscolaires restent à la main de l’Éducation nationale. Nos échanges avec ses représentants nous ont néanmoins fait ressentir un manque de maturité à cet égard.
M. Pierre Prady. Je précise que cette recommandation sort du cœur de notre mission, ce qui motive son manque de développement dans notre rapport. Dans un contexte de ralentissement démographique, il convient selon nous de réfléchir aux alternatives d’accueil et de consulter les familles sur l’option de la préscolarisation de leurs enfants.
M. le président Thibault Bazin. J’invite M. William Martinet à s’exprimer sur le sujet.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Merci monsieur le président et madame et messieurs les inspecteurs.
Différentes administrations ont émis des alertes sur le modèle économique des entreprises de crèches privées depuis 2017. Je gage que la publication de ce nouveau rapport dans le cadre de notre commission jouera en faveur d’une évolution de la situation. Je salue la qualité et l’articulation des données fournies dans votre rapport qui tranche avec les propos échangés lors d’auditions de grands groupes privés de crèche. Ceux-ci ont fait preuve de mauvaise foi et peiné à nous apporter la transparence nécessaire sur leur organisation sociale et fiscale et à détailler les marges réalisées sur chacune de leurs activités. Depuis quelques années, la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) diffuse un rapport portant sur la faible rentabilité du secteur. Or sa déléguée a témoigné sous serment du manque de fondement de cette étude en faveur des données de l’Igas et j’abonde en son sens.
Votre rapport constate le poids du financement public des entreprises de crèches qu’on peut qualifier d’« open bar ». Il révèle également que réserver des berceaux au sein d’une structure de grande envergure présente des charges supérieures, contribuant à des marges (17 %) s’affichant bien au-delà des seuils du secteur médico-social, à savoir 8 %. Il est intéressant de noter que la contribution salariale y est plus faible que dans d’autres structures d’accueil en raison des moindres qualifications du personnel. Or ce critère est indissociable de la qualité d’accueil. Vos statistiques (page 32 de votre rapport) font état d’un taux d’embauche d’ETP de catégorie 2 moyen de 2,5 %, contre un seul pour cent pour ceux de catégorie 1. Un tel constat s’avère plutôt inquiétant et tend vers le développement d’un modèle « low cost » au sein des grands groupes, quand les petites structures s’efforcent de recruter du personnel mieux qualifié.
Pensez-vous que les fonds publics soient utilisés à mauvais escient dans le schéma de financement des crèches ?
M. Simon Arambourou. Nous apportons une réponse partielle à cette interrogation dans notre rapport, en remettant notamment en cause le Cifam, qui couvre une part très importante des réservations de berceaux, sans profiter directement aux familles. Autrement dit, le dispositif d’allocation de l’argent public mérite, selon nous, une reconsidération.
M. Pierre Prady. Notre étude met en évidence des faiblesses de paramétrage de ces dispositifs, ce qui concourt à leur manque de transparence et/ou d’efficacité. Le plafonnement du crédit d’impôt famille nous semble poser problème puisqu’il détourne en quelque sorte le principe du dispositif en accentuant les inéquités en matière de mode de garde au sein de la population.
Le CMG présente également un certain nombre de faiblesses du fait des plafonds applicables à son attribution et de sa nature forfaitaire qui démultiplie les charges liées aux heures de garde supplémentaires. Seules les familles aisées disposent ainsi des moyens nécessaires pour placer leurs enfants en micro‑crèche, sans aide. Notre rapport démontre que l’essor des nouvelles créations concerne exclusivement les structures où les financements publics avantagent les ménages les plus riches.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je vous remercie pour vos éclairages. Vous serait-il possible de développer les évolutions que vous proposez plus en profondeur sans rester au milieu du gué ? Le débat sur l’intermédiation illustre parfaitement la manière dont les pouvoirs publics ont su faire des entreprises de crèche un acteur incontournable. Les familles ayant avant tout besoin de pouvoir se reposer sur des structures d’accueil situées à proximité de leur commune de résidence, j’estime, en tant qu’insoumis, que les collectivités devraient être astreintes à une obligation d’accueil des enfants. Le principe de redistribution des places pratiqué par les grands groupes génère des pertes de l’ordre de 20 à 25 % du prix unitaire. Si les communes avaient la main sur la gestion de ces places, la répartition serait probablement plus simple.
Par ailleurs, si les entreprises assument un rôle de participation au financement des structures d’accueil via la réservation de berceaux, pourquoi ne pas envisager de révolutionner le système par un dispositif de cotisation apparenté à, par exemple, celui d’Action Logement ? Étendue à l’échelle nationale, une telle innovation permettrait aux salariés de trouver une place en crèche directement depuis leurs entreprises.
Que pensez-vous de ces deux suggestions ?
M. Pierre Prady. Astreindre les collectivités territoriales à une obligation de financement nous paraît inéluctable et nous l’avons souligné tout à l’heure, à l’avènement d’un modèle de financement unique, qui prendrait la forme de la PSU. Or ces considérations dépassent le cœur de notre mission. N’ayant pas consulté les collectivités territoriales à ce sujet, nous ne sommes pas prêts à formuler une recommandation formelle.
Nous vous invitons à consulter une étude publiée par France Stratégie, comparant la création de places en crèche en France et en Allemagne. Elle montre que si nos voisins accusent un certain retard sur l’objectif visé, ils tiennent leurs engagements, à l’inverse de notre territoire. Dans les faits, la France pâtit d’un droit opposable à la place en crèche, alors que les Länder allemands sont soumis à une obligation de financement de berceaux pour les familles.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Êtes-vous en mesure de vous prononcer sur la réplication du modèle d’Action Logement ?
M. Simon Arambourou. Notre mission a débuté en octobre 2023 et a pris fin en janvier dernier. La durée relativement courte de notre mission nous amène à avancer des recommandations dont la réalisation est envisageable à plus ou moins court terme, qu’il s’agisse d’astreindre les communes à une obligation de financement ou de contraindre les entreprises à une participation financière à la garde d’enfants. Nos propositions sont ainsi de nature plus structurelle et s’arrêtent aux mécanismes de financement à proprement parler.
Nous n’avons pas étudié en profondeur les modalités de financement à la main des entreprises, ni d’ailleurs les scénarios axés sur l’obligation de participation des communes. Le modèle de la microcrèche Paje étant voué à se maintenir, nous proposons à ce stade d’en corriger les défauts.
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, nous allons suspendre la séance pour permettre à chacun d’entre nous de rejoindre la salle des séances pour participer à un vote important sur une motion de rejet.
La séance est suspendue de dix-sept heures dix à dix-sept heures vingt-cinq.
M. le président Thibault Bazin. Nous reprenons nos travaux et je cède la parole à Mme Bergantz.
Mme Anne Bergantz (Dem). Merci monsieur le Président et à vous madame et messieurs les inspecteurs. Je salue la qualité des propos nuancés que vous tenez sur la qualité d’accueil des crèches.
J’en retiens, et corrigez-moi si je me trompe, que vous semblez hésiter à établir le parallèle entre l’application d’un certain nombre de critères plus souples envers les micro‑crèches qu’envers les autres établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) et la qualité de prise en charge. Par ailleurs, je note, ce qui peut paraître contre-intuitif, que le taux d’encadrement des micro‑crèches est supérieur, même si les qualifications du personnel peuvent poser débat et que le nombre de contrôles dépasse celui des autres EAJE.
Concernant le Cifam et sa suppression, il est question d’une charge de 190 millions d’euros, portée à 270 millions d’euros en ajoutant l’impôt sur les sociétés sur les 16 milliards d’euros de l’enveloppe allouée au budget de la petite enfance. Pourriez-vous développer ce qui motive votre constat de dépense élevée au regard du nombre de places financées par le Cifam ?
Je suis également curieuse de vous entendre sur l’effet budgétaire d’un éventuel désengagement des entreprises privées sur les collectivités et les conséquences qui en découlent sur l’ouverture des places.
M. Simon Arambourou. Notre rapport établit l’impossibilité de mesurer les niveaux de qualité de l’accueil proposé par les différentes crèches, tout en pointant les risques induits par le cadre juridique qui leur est applicable, notamment en matière de qualification du personnel. S’agissant des contrôles, les PMI ciblent davantage les micro-crèches pour ces mêmes raisons, même si la fréquence des contrôles est insuffisante et n’est pas standardisée d’un territoire à l’autre.
M. Pierre Prady. Nous ne mesurons pas la dépense que représente le Cifam à l’aune de l’enveloppe budgétaire de la petite enfance, mais à celle de l’aide versée aux familles, soit 500 millions d’euros, sur la base des données 2019. La part que représentent les EAJE tient à 20 % des modes de garde et les micro-crèches y sont minoritaires, même si elles enregistrent un taux supérieur en termes de création. Par ailleurs, le plafonnement du CMG accentue les inégalités d’accès aux crèches entre les ménages. Ces deux critères motivent notre proposition de suppression du Cifam.
Mme Anne Bergantz (Dem). Vos propositions intègrent-elles un pilotage alternatif du dispositif ?
M. Pierre Prady. Il nous semble plus difficile de piloter le crédit d’impôt qu’une dépense effective ou une aide paramétrée suivant une grille de barèmes. Étant donné que le Cifam s’adresse aux entreprises, le paramétrer efficacement sans leur imposer de charges administratives de déclaration plus lourdes représente un véritable enjeu, car le nombre de financeurs concernés par le financement de la politique de la petite enfance (État, collectivités territoriales, branche famille) n’est pas négligeable et accentue la difficulté de pilotage. Réallouer les montants de manière plus efficace et plus ciblée nous semble ainsi beaucoup plus simple à réaliser.
M. Simon Arambourou. Je rappelle que le Cifam est essentiellement au service de la réservation de berceaux, lequel ne profite pas aux ménages, mais contribue à la rentabilité des structures. En reverser le montant dans le CMG nous paraît plus vertueux dans le sens où cette démarche améliore l’accès des familles à un mode de garde de leurs enfants.
M. Pierre Prady. Je précise que la doctrine sociale en vigueur prévoit désormais que les entreprises participent au financement de la réservation de berceaux au profit de leurs salariés, sans en retirer la plupart du temps un quelconque avantage tarifaire. Le dispositif ne sert dans les faits qu’à garantir des places dans un contexte de marché tendu.
Mme Anne Bergantz (Dem). Je maintiens que la suppression du Cifam risque d’affecter le nombre de places disponibles en crèches et je déplore le manque d’éclairages à ce sujet essentiel. Pouvez-vous apporter des précisions sur les données comparées de résultat courant avant impôt entre les micro-crèches Paje, les groupes indépendants et les structures en PSU reprises au tableau de la page 30 de votre rapport ? J’aimerais comprendre l’origine des variations allant de - 1 185 euros pour les micro-crèches Paje, contre 672 euros pour les structures indépendantes, 611 euros pour les crèches groupe et 85 euros pour les indépendants.
Mme Pauline Callec. La comptabilité des grands groupes intègre un poste « autres charges » très important, dont nous n’avons pu éclaircir la nature. Nous supposons qu’il se rapporte à des frais de structure, de commercialisation ou en lien avec les fonctions support qui grèvent leurs résultats.
M. Simon Arambourou. Notre analyse repose sur des données publiées purement déclaratives et ne s’inscrit pas dans une optique de contrôle. Néanmoins, force est de constater la différence très élevée de chiffre d’affaires net par berceau entre les structures. L’étude des salaires et traitements des personnes au contact des enfants révèle que la rentabilité des grands groupes ne s’élève pas à la hauteur présumée, mais il nous est impossible d’extraire davantage de détails. Le contrôle annoncé par madame la ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles apportera certainement des éclairages supplémentaires.
M. Pierre Prady. L’examen de l’excédent brut d’exploitation permet d’isoler la marge dégagée par berceau, mais puisque le résultat courant avant impôts reflète la somme du compte d’exploitation et du compte financier, nous ne disposons pas des détails nécessaires au compte financier.
Par ailleurs, nous n’avons pas affiné notre analyse des opérations financières des gestionnaires de crèche, considérant que ce critère ne relevait pas du cœur de notre mission.
Mme Anne Bergantz (Dem). Des charges financières telles des remboursements d’emprunt, nécessairement affectées au poste des charges, pourraient-elles avoir un impact sur les résultats ? J’entends qu’adresser cette question dépasse votre périmètre, mais il serait souhaitable d’apporter des réponses. Je me demande si la Caf pourrait nous éclairer.
M. Pierre Prady. Dans notre rapport, nous nous prononçons en faveur de la transmission à la Caf des comptes de résultat établis par les gestionnaires de crèches, dans un esprit de transparence des données visant à mieux comprendre les différences entre les différentes structures.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Le rapport 2023 de l’Igas soulignait déjà l’augmentation du poste « autres charges » à hauteur de 52,1 %, motivée par les frais de siège des grands groupes. Leurs auditions ultérieures ont toutefois révélé sous serment que ces frais s’inscrivaient plutôt en recul, en pointant une erreur à porter au crédit de l’Igas. J’ai l’impression qu’on se moque de nous. Or, si ces grands groupes de crèches ont eu depuis maintes occasions de présenter des explications objectives aux administrations concernées, je note à nouveau l’opacité des charges affectées à ce poste, qui pourrait effectivement intégrer de considérables frais de siège.
M. le président Thibault Bazin. Vous pointez le doigt sur une question fondamentale. Pourriez-vous nous lister quels documents vous avez étudiés et préciser la profondeur de votre analyse ? La caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) nous a affirmé avoir compilé une série de documents à titre de contrôle. Avez-vous pu accéder à ces comptes consolidés ?
M. Pierre Prady. Je peine à déterminer à quels documents vous faites référence.
M. le président Thibault Bazin. La Caf a accès aux comptes de toutes les structures en instance de liquidation à l’exception des micro-crèches et il conviendrait d’établir le détail des provisions de leurs comptes « autres charges ».
M. Pierre Prady. Nous n’avons pas pu accéder aux données recueillies par la Cnaf en matière d’information financière relevant des crèches en PSU, puisque l’objet de notre étude visait principalement les micro-crèches. Si la loi pour le plein emploi étend désormais les droits de collecte à la main des Caf aux micro-crèches, sa promulgation a été postérieure au lancement de notre étude.
Comme nous l’avons précisé en préambule, nos données reposent, d’une part, sur l’analyse des réponses aux questionnaires que nous avons transmis à l’ensemble du réseau de la FFEC. Si nous avons enregistré des réponses en provenance de 1 200 établissements sur un total de plus de 5 600, elles ne nous ont pas permis de déterminer les détails du poste « autres charges ».
D’autre part, l’étude des liasses fiscales des gestionnaires de crèches n’a pu non plus établir le niveau de détails nécessaire pour compléter notre analyse. Je rappelle que nous n’étions pas mandatés au titre d’une procédure de contrôle, ce qui nous a empêchés d’effectuer une revue détaillée de leurs autres pièces comptables, tels le bilan ou le compte de résultat.
Enfin, notre mission se concentrant sur l’étude des micro-crèches et de leurs modèles sur une durée relativement courte, nous avons opté pour une analyse plus restreinte.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pour terminer, gageons que l’initiative de contrôle récemment lancée par Madame la ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles saura nous apporter sous peu les détails sur les provisions du compte « autres charges » des quatre grands groupes privés de crèche soumis à la procédure.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, madame et messieurs pour votre présence parmi nous aujourd’hui et permettez-moi de vous féliciter pour la qualité de votre travail. La valeur de votre rapport est très précieuse pour notre commission d’enquête.
La délibération se tiendra dans une vingtaine de minutes et je vous propose de reprendre notre séance à dix-huit heures et quinze minutes après le vote solennel.
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44. Audition de représentants de la direction de la sécurité sociale (DSS) : M. Morgan Delaye, chef de service adjoint au directeur, Mme Marion Muscat, adjointe à la sous-directrice de la direction de l’accès aux soins, des prestations familiales et des accidents du travail, M. Vincent Malapert, chef de bureau de la direction prestations familiales et aides au logement, et Mme Elisa Bazin, cheffe de projet service public de la petite enfance (9 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous recevons maintenant plusieurs représentants de la Direction de la sécurité sociale : M. Morgan Delaye, chef de service adjoint au directeur, Mme Marion Muscat, adjointe à la sous-directrice de la direction de l’accès aux soins, des prestations familiales et des accidents du travail, M. Vincent Malapert, chef de bureau de la direction prestations familiales et aides au logement et Mme Elisa Bazin, cheffe de projet. Je précise à toutes fins utiles qu’aucun lien de parenté ne nous relie.
Cette première audition d’une direction ministérielle marque l’entrée dans la phase finale de nos auditions. Je précise ainsi que nous recevrons demain matin le directeur général de la cohésion sociale, préalablement à l’audition finale de mesdames Catherine Vautrin et Sarah El-Haïry, qui aura lieu à la toute fin du mois d’avril.
L’article 6 du décret du 21 juillet 2000 relatif à l’organisation de l’administration centrale du ministère de l’emploi et de la solidarité et aux attributions de certains de ses services, qui s’applique encore à l’actuel ministère du travail, de la santé et des solidarités, prévoit que « la direction de la sécurité sociale est chargée de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique relative à la sécurité sociale.
À ce titre, entre autres :
« - elle prépare les lois de financement de la sécurité sociale, veille à l’exécution de ces lois et assure le suivi financier des différents régimes de sécurité sociale ;
« - elle élabore et met en œuvre les politiques relatives aux prestations familiales ;
« - elle assure la tutelle sur les organismes de sécurité sociale ; elle prépare les conventions d’objectifs et de gestion conclues entre l’État et les organismes de sécurité sociale et en assure la mise en œuvre. »
Il est bien naturel que nous échangions avec vous à ce stade de nos travaux, avant que Mme la rapporteure n’entre, si j’ose dire, dans la phase d’incubation et nous fasse part de ses conclusions au mois de mai.
Je précise que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de la rapporteure à se manifester.
Pour terminer, il me reste à vous rappeler, mesdames, messieurs, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(MM. Delaye et Malapert ainsi quet Mmes Muscat et Bazin prêtent successivement serment.)
M. Morgan Delaye, chef de service adjoint au directeur. Merci monsieur le président. Comme vous l’avez rappelé, la direction de la sécurité sociale au sein de l’État (DSS) veille à l’organisation de la sécurité sociale et à la conduite des politiques en matière de prestations familiales, avec le concours de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Ses prérogatives ne se limitent pas aux prestations légales et réglementaires, mais s’étendent bien à la branche dédiée à l’action sociale. Celle-ci est dite « extralégale », car son mode d’exercice fait davantage appel à une contractualisation locale, étant entendu qu’elle intervient dans le cadre du financement des prestations.
Autrement dit, le rôle de la DSS vise à définir les modalités de mise en place d’une offre de garde de jeunes enfants à l’échelle du territoire faisant converger des grilles tarifaires abordables et un niveau de qualité optimal. Ces objectifs sont consignés dans le rapport d’évaluation et de performance de la sécurité sociale, publié annuellement. Ce document que les députés de la commission des affaires sociales connaissent bien s’efforce de démontrer comment elle y satisfait, au moyen notamment d’une série d’indicateurs.
En pratique, la DSS établit la réglementation et la législation applicables à l’organisation de l’offre, aux modalités de financement des différentes offres de garde collectives ou individuelles et à ses aspects qualitatifs. Le volet dédié à la sécurité est d’égale importance. Il est partagé avec la DGCS. Ensemble, nos deux directions veillent à prioriser cette politique publique sur l’ensemble des financements de la sécurité sociale pour disposer des moyens financiers nécessaires pour répondre aux besoins des familles. Je rappelle que, depuis 2010, l’administration publique a nettement renforcé sa politique de financement consacrée au fonctionnement des structures d’accueil, et notamment d’accueil collectif. L’enveloppe allouée au fonds national d’action sociale (Fnas) a doublé en vingt ans, passant de 2 à 4 milliards d’euros. En parallèle, d’autres financeurs ont également revu leur participation à la hausse. Les collectivités locales y contribuent dorénavant à hauteur de 900 000 euros, à savoir que le financement de la sécurité sociale s’établit à 3 milliards d’euros. Autrement dit, la quasi-totalité des aides à l’investissement provient aujourd’hui des aides à l’installation de la sécurité sociale.
Pour atteindre ses objectifs, le système de sécurité sociale se doit de débloquer des moyens à hauteur de la demande. Il prévoit d’augmenter sa participation au financement de la garde d’enfants d’1,5 milliard d’euros par an entre 2023 et 2027. Cet investissement supplémentaire vise autant la constitution de nouvelles crèches qu’un quota supérieur de places disponibles et une revalorisation salariale du personnel existant. Il entend en dédier la moitié à un meilleur financement des places actuelles, ce qui dénote des tendances passées, davantage axées sur la mise à disposition de moyens destinés à la création de nouvelles places. Or nous avons pleinement conscience que sponsoriser la création de nouvelles structures ne rime pas nécessairement avec le concept de pérennité, et encore moins dans le contexte inflationniste que nous connaissons. Ce facteur d’influence peut amener les collectivités à reconsidérer la teneur de leur participation.
Si la sécurité sociale a pour vocation d’accompagner tous les types de structures, elle ambitionne particulièrement le relèvement du nombre de places en crèches relevant de la prestation de service unique (PSU) et de son niveau de qualité. Cet objectif sera ciblé sur des actions de formation et induira à la fois une révision des diplômes et une hausse du taux d’encadrement dans nombre de structures, sans effet majeur sur la participation financière des familles.
La sécurité sociale songe également à affecter des ETP dédiés dans chaque caisse à l’accompagnement des collectivités dans l’amélioration structurelle de leurs offres. Elle vise en outre à instaurer toutes les conditions favorables à la mise en place d’une offre de garde de qualité en ajustant ses financements et en appuyant les démarches ciblées sur l’amélioration des conditions de travail et salariales du personnel d’accueil. Or la pénurie des ressources représente un enjeu majeur pesant sur la qualité du service d’accueil dédié aux jeunes enfants et remédier à la baisse d’attractivité de ces métiers motive d’autant plus leur revalorisation salariale. Si l’État n’est pas seul moteur d’influence à cet égard, nous gageons que nos incitations financières donneront naissance à une meilleure dynamique de recrutement et de formation, dont découleront in fine une meilleure qualité de service et une disponibilité de places augmentée par davantage de créations de crèches.
M. le président Thibault Bazin. Sans vouloir empiéter sur les questions de notre rapporteure, j’ai quelques interrogations à vous soumettre.
Ma première question se rapporte à la gouvernance des conventions d’objectifs et de gestion (COG). Quels en sont les analystes et les décideurs ? L’évaluation financière relève-t-elle de la caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) ? Quel organisme pilote la démarche de revalorisation professionnelle des métiers visant l’accueil d’enfants ? S’agissant des hypothèses de croissance retenues, pouvez-vous confirmer le nombre cible de places supplémentaires ?
Je me demande également qui est à l’origine des règles, calculs et arbitrages entre l’administration publique et la Cnaf. Cette question est fondamentale, car dans le cadre de notre commission d’enquête, nous avons pu entendre certains acteurs prétendre que la PSU et la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) n’étaient aucunement indexées sur l’inflation. La DSS émet-elle des préconisations en ce sens et, si tel est le cas, sur quoi reposent-elles ?
Nous avons le sentiment que certains calculs sont à la main des Caf et qu’ils s’assortissent d’interprétations diverses sur le bonus territorial et le bonus situation handicap. Pouvez-vous nous éclairer sur le logiciel utilisé et nous préciser s’il est centralisé à la DSS ou déployé au sein de vos services ? La diversité des réponses qui ont été apportées à cette commission crée de la confusion et nous plaidons en faveur d’une clarification relative aux aides de la Caf et aux taux de participation correspondants. Votre pilotage de la mise en œuvre de la politique publique est-il précisément affiné ou reste-t-il théorique en amont de l’évaluation de la COG ?
Par rapport aux modèles des établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE), nous observons que la DSS est en charge de la préparation du budget du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Nous nous demandons si la contribution de l’État se matérialise essentiellement par le crédit d’impôt famille (Cifam) pour le financement des places existantes et à venir, ou si la DSS considère, premièrement, que ce volet relève de la branche famille de la sécurité sociale et, deuxièmement, qu’elle doit contribuer à l’évolution des modèles.
Ma dernière question concerne les conventions établies entre l’État et les crèches publiques et privées. Exercez-vous un droit de regard sur la volumétrie, les modalités financières et la qualité réservée aux accueils ?
Étant entendu que la Cour travaille sur une évaluation de la politique publique depuis un an et que plus de la moitié des réservations en crèches sont réalisées au profit du secteur public sous ses différentes formes, réalisez-vous votre propre étude d’impact ? Il serait par ailleurs opportun d’évaluer la cohérence de vos pratiques à l’aune des évolutions de la COG préconisées par vos soins.
J’en ai terminé avec les questions liminaires et je vous invite à y répondre.
M. Morgan Delaye. Merci monsieur le président. Je vais m’efforcer de vous apporter des réponses en m’appuyant sur mes collègues.
La gouvernance des COG est partagée avec la Cnaf. Nous nous accordons sur les objectifs à atteindre et leur financement au moyen de différentes hypothèses que nous abordons lors de réunions ponctuelles avec les membres de son département des statistiques.
Permettez-moi d’entrer dans les détails des débats échangés sur la revalorisation pour illustrer mon propos. En envisageant un relèvement de 150 euros pour le privé et de 100 euros pour le secteur public en tenant compte de la recette, nous tâchons d’en établir le coût, les actions nécessaires et les moyens pour y parvenir. Nos échanges ont permis d’établir une estimation du nombre de salariés concernés sur l’ensemble des branches professionnelles du secteur. Nous l’avons confrontée au nombre de places pour définir le montant unitaire de la subvention, en sachant que la DSS dispose de son propre département statistique. Il prend la forme d’une sous-direction dédiée et intègre un bureau chargé des prestations familiales à même de contre-expertiser les données fournies par la Cnaf. Si les échanges amènent parfois des désaccords, nous nous efforçons ensemble d’arrêter des hypothèses suffisamment éclairées. Dans cet exemple précis, elles se basent notamment sur le calendrier de revalorisation des différentes branches professionnelles, mais aussi sur la hauteur de cette revalorisation et ses modalités de répartition. Une enveloppe de 238 millions d’euros a découlé de nos calculs, échanges et hypothèses mutuelles. La signature de la branche ALISFA a conforté nos conjectures.
Par ailleurs, vous n’êtes pas sans ignorer la mission Bozio-Wasmer, ciblée sur les effets des allégements généraux applicables aux augmentations de salaire. La revalorisation d’une rémunération plus ou moins alignée sur le SMIC de 100 ou de 150 euros induit un financement trois fois supérieur, visant à couvrir la part augmentée des cotisations sociales qui résulte de la perte d’exonération sur les faibles salaires. S’il ne nous appartient pas de fixer les salaires du secteur privé, notre mission consiste à calibrer l’enveloppe en fonction de nos estimations et de la répartition supposée qui en sera faite.
Après avoir essuyé un premier refus, le bonus de revalorisation a été approuvé par la commission d’action sociale de la Cnaf au début du mois d’avril. Il sera financé par l’enveloppe que nous avons définie à hauteur de 238 millions d’euros et nous espérons que d’autres branches s’engagent rapidement dans cette démarche.
Pour résumer, l’État exerce ses prérogatives d’arbitrage en amont de la signature des COG. Les décisions sont arrêtées sur la base d’une instruction contradictoire avec la caisse chargée de mettre cette politique publique en œuvre. Néanmoins, force est de constater une sous-exécution des crédits disponibles du fait du faible niveau de création de nouvelles places en PSU.
M. le président Thibault Bazin. Si je comprends bien, l’enveloppe de 238 millions d’euros ne vise pas tout le monde, au regard de vos hypothèses de rythme.
M. Morgan Delaye. Effectivement, il est à noter que nos hypothèses reposent également sur des pratiques de cofinancement. Il n’en reste pas moins que l’enveloppe totale de la COG représente une dépense totale d’environ 238 millions d’euros à l’horizon 2027. Si le rythme de revalorisation s’accélère, nous pourrions être amenés à débattre à nouveau des modalités de financement applicables.
Mme Marion Muscat, adjointe à la sous-directrice de la direction de l’accès aux soins, des prestations familiales et des accidents du travail. Pour répondre à vos interrogations, je précise que le logiciel servant aux calculs est exploité par la Cnaf, qui pilote la politique de revalorisation. Il est déployé au sein des Caf, le rôle de la DSS se limitant dans ce cas à celui d’une tutelle.
En revanche, la DSS est pleinement actrice de la définition des modalités de dépenses du fonds national d’action sociale (Fnas) et des grands équilibres macroéconomiques. Elle veille également à l’arbitrage des propositions de la Cnaf en matière de mise en œuvre des bonus disponibles ou de compartiments cibles. Je rappelle qu’à l’inverse du complément de libre choix du mode de garde (CMG), le Fnas s’inscrit dans le cadre d’une dépense extralégale définie et adoptée par le Conseil d’administration de la Cnaf, dont toutes les décisions font l’objet d’une veille exercée par la DSS.
M. Morgan Delaye. Concernant les indicateurs, les rapports remis au Parlement permettent notamment d’exercer un suivi des taux de couverture et d’occupation des places. Si un indicateur synthétique présente quelque enjeu d’interprétation, soyez assurés qu’il répond à nos objectifs de relèvement du nombre de places, de remplissage des structures, de maîtrise du reste à charge et de cohérence d’accès à l’offre à l’échelle nationale.
Nous travaillons quotidiennement avec les Caf et la Cnaf pour établir les paramètres de la politique qu’elles sont chargées d’appliquer et de suivre, respectivement. Dans cet effort, nous prêtons une attention toute particulière aux évolutions du cadre réglementaire. Si les conditions d’utilisation du Fnas incombent à la Cnaf, elles font l’objet d’échanges.
Pour compléter les propos de Mme Muscat, les bonus sont déterminés suivant les circulaires de la Cnaf et rigoureusement appliquées par les Caf. Néanmoins, force est de constater certains écarts d’exécution budgétaire, notamment en lien avec le taux de participation. Par ailleurs, les Caf disposent d’une plus large marge de manœuvre sur les conditions d’investissement, ce qui joue sur la variation des taux. Une réflexion est menée à ce sujet. Leur standardisation à l’échelle des micro-crèches est évoquée dans le rapport de la mission d’inspection que vous venez d’auditionner. Les points d’harmonisation visent notamment à adresser les variations induites par l’interchangeabilité des acteurs locaux et par les contraintes, conditions et capacités du tissu associatif.
Concernant les conséquences de la suppression hypothétique du Cifam, les modalités restent soumises à dispositions légales. De plus, les relations financières entre l’État et la sécurité sociale sont nourries et permettent d’envisager une multiplicité de scénarios.
M. le président Thibault Bazin. D’après vous, comment s’effectuera le transfert dynamique des fonds jusque-là investis dans le Cifam vers la branche famille ?
M. Morgan Delaye. L’emploi de l’adjectif « dynamique » m’interpelle, au sens où les transferts financiers entre l’État et la sécurité sociale sont figés, la valeur d’une recette perdue prenant habituellement la forme d’une compensation par TVA. La TVA peut néanmoins être plus ou moins dynamique que certaines pertes de recettes. Au regard de l’éventuelle suppression effective du Cifam au profit du renforcement de l’offre de garde, il convient selon moi d’arrêter une politique sur sa valeur. Le transfert ne présente a priori aucune difficulté technique et peut prendre différentes formes, y compris celle d’un transfert de fiscalité pour lever tout risque.
S’agissant des réservations de places à la main du secteur public, l’approche de la DSS en matière d’offre de garde reste générale et distingue bien le rôle « financeur » du rôle « employeur » de l’État. Comme pour tout autre employeur, il s’agit de recenser les besoins en disponibilité et d’y satisfaire sans traitement particulier. Toute évolution des conditions de réservation serait néanmoins soumise à l’échange avec la direction générale des finances publiques (DGFP) et les collectivités.
M. le président Thibault Bazin. Autrement dit, je comprends à demi-mot que la part importante de réservations de berceaux à l’initiative des services publics n’exerce aucune influence sur la préparation de la COG.
M. Morgan Delaye. Effectivement. Elle repose sur le recensement des besoins de la population dans son ensemble, indépendamment de la nature publique ou privée des employeurs et aucune négociation particulière ne s’ouvre.
M. le président Thibault Bazin. Vous pourriez néanmoins prétendre à un droit de regard sur les attentes en termes de modalités d’accueil et de qualité.
M. Morgan Delaye. Je n’ai pas de doutes que le secrétariat général du ministère affecté à ce volet respecte à la lettre les conditions de sécurité et les exigences relatives au taux d’encadrement, tandis que la DSS exerce son rôle de régulateur et d’organisateur d’une offre nationale impartiale.
M. le président Thibault Bazin. Étant donné que les notions de réservation de berceaux et de tiers financeurs pèsent sur le modèle, la DSS pourrait exercer un regard sur le modèle qualitatif des accueils réservés aux enfants du secteur public.
M. Morgan Delaye. Il n’existe actuellement aucune mesure d’exemple, ce qui pourrait évoluer avec la suppression effective du Cifam, si elle voit le jour.
M. le président Thibault Bazin. Si je comprends bien, aucune étude d’impact n’a été menée en interne.
M. Morgan Delaye. Je vous le confirme. Les seules investigations réalisées à cet effet, du moins je l’espère, sont consignées au rapport de la mission que vous venez d’auditionner. Si la suppression du Cifam se concrétise, la DSS se chargerait naturellement d’en étudier les impacts à l’échelle d’un ministère ou d’un autre demandeur public.
M. le président Thibault Bazin. Je cède désormais la parole à la rapporteure.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci monsieur le président et merci à vous mesdames et messieurs. Nous attendions impatiemment cette audition.
J’aimerais avant tout vous consulter sur des questions relatives aux finances publiques. Puisque l’État finance indirectement les EAJE, je me demande si la DSS pilote ces dépenses budgétaires. Si oui, pourriez-vous nous en établir le détail ?
Par ailleurs, pouvez-vous préciser si la trajectoire financière 2023 de la COG est en ligne avec les prévisions et si vous disposez d’indicateurs pointant vers leurs réalisations d’ici à 2027 ?
Quant au relationnel DSS-Cnaf, j’aimerais comprendre dans quelle mesure la Cnaf est tenue par la COG. Quelles seraient les conséquences d’un dépassement de l’enveloppe budgétaire induit, par exemple, par le déploiement de la revalorisation que nous venons d’évoquer ?
Disposez-vous d’une vision prévisionnelle de la trajectoire financière de la branche famille en termes de dépenses, recettes et solde d’ici à 2030. Êtes-vous en mesure d’isoler la part des dépenses liées aux crèches ?
Enfin, la DSS a-t-elle pu évaluer les charges additionnelles issues de la prolongation du congé maternité et l’évolution du congé parental et imputables à la sécurité sociale ?
M. Morgan Delaye. Pour répondre à votre première question, la DSS ne pilote aucunement les dépenses budgétaires de l’État visant le financement direct ou indirect de l’offre de garde. Pour réserver des places, les ministères puisent dans des crédits négociés avec la DGFP dans le cadre de la politique de l’État en tant qu’employeur, dont la DSS bénéficie d’ailleurs. Il me semble opportun de maintenir ce système de gestion. Les différentes mesures de crédit d’impôt applicables à la garde d’enfants et aux autres services à la personne ne relèvent pas plus des attributions de la DSS, puisqu’elles sont pleinement intégrées aux dépenses de l’État. Le rôle de la DSS consiste à veiller à l’exécution des différents dispositifs de politique publique par les différents acteurs concernés et à tenir compte de tout effet indirect sur leur champ d’application, par exemple le crédit d’impôt.
Vous pourriez interroger le ministère de la fonction publique sur le détail des dépenses, ainsi que sur l’alignement de la trajectoire 2023 de la COG sur les données prévisionnelles.
S’agissant du Fnas, le plafond des dépenses prévues au titre de l’exercice 2023 n’est pas atteint et accuse un repli de plusieurs centaines de millions d’euros. Ce constat est assez ordinaire en début de période conventionnelle dans la mesure où la COG est habituellement signée a posteriori. Par ailleurs, le budget du Fnas enregistre une nette hausse ces cinq dernières années, mesurée à hauteur de 30 %. Or l’actuel taux de consommation frise les 93 ou 94 %, ce qui porte le solde de crédit non consommé à 400 millions d’euros. Ce solde étant passible d’un report, aucun dépassement n’est envisagé pour 2024, hors accélération exceptionnelle de la création de places en crèches, entre autres.
J’en viens à votre interrogation relative aux 238 millions d’euros. Ce budget étant verrouillé, son dépassement ne pourrait s’envisager que par le constat d’une erreur de calcul des données prévisionnelles. L’écart potentiel est difficile à mesurer, mais il serait a priori compensé par le report de crédit que nous venons d’évoquer ou des arbitrages de régulation budgétaire. En tout état de cause, la DSS n’exprime aucune inquiétude envers l’impact des revalorisations sur le budget prévu, même si je ne suis pas en mesure d’en estimer la valeur.
Mme Marion Muscat. Les dépenses globales de la branche famille devraient se chiffrer à 58 milliards d’euros en 2024. Elles intègrent les prestations légales et extralégales et la part que représente l’accueil des jeunes enfants atteint aujourd’hui près de 4 milliards d’euros du budget du Fnas. Toutes les dépenses de CMG structure et emploi direct viennent s’y greffer. Ces considérations dépassent l’objet de votre commission d’enquête, mais la DSS planche sur l’harmonisation des restes à charge entre la garde assurée par des assistantes maternelles et celle du ressort des EAJE en PSU. Notez bien que le congé parental et son indemnisation concourent également à la solvabilité des dépenses de la branche famille.
M. Morgan Delaye. Je reviens sur les réformes du congé de naissance envisagées. Je ne suis pas à même d’en estimer les charges, car elles font encore l’objet d’une phase de travail préparatoire partagée entre la Cnaf et d’autres administrations et qu’il est, dans tous les cas, difficile d’évaluer l’impact financier des effets de comportement particulièrement complexes. À ce stade, nos travaux dépendent d’arbitrages sur la durée de ce congé et son champ d’application et seule une stabilisation de ces critères pourra nous amener à calculer des estimations cadrées.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour vos éclairages, qui suscitent de nouveaux questionnements.
Quelle est votre position sur les modalités de transfert des provisions du crédit d’impôt famille au crédit de la branche famille de la sécurité sociale sans pour autant affecter les dépenses de l’État de quelconque manière ? Est-il envisageable de réaffecter le montant du Cifam à l’accueil du jeune enfant directement, au lieu d’en organiser la convergence depuis les caisses de l’État vers celles de la sécurité sociale ?
M. Morgan Delaye. Les modalités de transfert sont relativement simples à mettre en place. Augmenter une clé d’affectation de recettes entre l’État et la sécurité sociale se traduit par trois chiffres à modifier. Ces pratiques se réalisent chaque année pour équilibrer d’autres transferts de charge entre l’État et la sécurité sociale.
Dans le scénario que vous envisagez, l’État conserverait le gain réalisé par la suppression du Cifam et imposerait à la branche famille de consentir un effort de dépenses supplémentaires qui aurait un effet négatif sur son solde. Il relève d’un choix politique et s’il n’incombe pas à la DSS de se prononcer, j’attire votre attention sur le fait que nos services plaident plutôt pour un équilibre global de la sécurité sociale. Les dépenses supplémentaires envisagées par votre scénario n’affecteraient guère la branche famille puisqu’elle est effectivement excédentaire. En revanche, elles pèseraient sur la sécurité sociale en creusant son déficit de 1 milliard d’euros supplémentaire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous approchons du terme de nos auditions et j’aimerais soumettre une série de propositions à vos éclairages, tout en vous consultant sur vos positions en matière de réforme du financement des EAJE.
L’instauration d’un service public de la petite enfance apparaît indispensable à l’évolution des crèches, depuis leurs niveaux de service jusqu’à leurs modèles économiques. Il relève des articles 17 et 18 de la loi pour le plein emploi, qui prévoient un certain nombre de décrets d’application conditionnant l’entrée en vigueur des dispositions législatives adoptées. Je me demande si ces décrets d’application sont en cours d’élaboration, tout en m’interrogeant sur leurs orientations et le calendrier qui les régissent.
Quant à mes propositions, que pensez d’une forfaitisation de la PSU, éventuellement assortie d’une déclinaison à la demi-journée, au lieu d’un taux horaire ? Cette solution pourrait apporter de la simplicité au mécanisme de calcul de la PSU et dégager du temps de gestion administrative au crédit des dirigeants d’établissements d’accueil, dont les efforts convergent vers un taux d’occupation inférieur aux attentes. Le fil conducteur d’une telle solution prioriserait la qualité de l’accueil par rapport au principe de remplissage des berceaux.
Ma deuxième proposition s’oriente vers l’indexation annuelle de la PSU sur l’inflation pour refléter au mieux la réalité du contexte macroéconomique.
Ma suggestion suivante fait écho à une proposition similaire émise par M. le député William Martinet lors de la dernière audition. Étant entendu que le fonctionnement du crédit d’impôt famille repose sur des tiers réservataires d’entreprise, sa suppression pose la question du maintien d’un tel mécanisme. Que pensez-vous d’introduire un versement petite enfance, inspiré du versement transport, pour alimenter le budget des communes et leur permettre de satisfaire leurs objectifs de maintien et de développement de l’offre d’accueil ? Il pourrait à terme prendre la forme d’un guichet unique dédié à l’accès à la place en crèche.
Pour terminer, pouvez-vous m’éclairer sur le bonus handicap ? J’ai le sentiment que ses conditions d’obtention ont évolué et qu’une notification à l’initiative de la maison départementale et métropolitaine des personnes handicapées (MDMPH) n’est plus nécessaire. Une telle évolution, si elle est effective, joue en faveur de l’accueil d’un jeune public, car la situation de handicap se révèle bien souvent avant l’âge de 3 ans, période pendant laquelle les enfants sont accueillis en crèche.
Quels sont les critères de mise en œuvre du bonus handicap ? Serait-il envisageable, dans une logique d’inclusion, d’affecter un montant supplémentaire à la forfaitisation PSU pour compenser les dépenses supplémentaires engagées dans le cadre d’une prise en charge d’un enfant en situation de handicap ? Enfin, pouvez-vous vous prononcer sur un quelconque mécanisme de financement des suppléments liés à l’accueil d’un enfant en situation de handicap ?
Mme Elisa Bazin, cheffe de projet. La DSS travaille à l’élaboration de plusieurs décrets avec le concours de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) qui développe par ailleurs ses propres décrets.
L’article 17 de la loi pour le plein emploi se rapporte au schéma d’orientation applicable aux collectivités et donne lieu à un décret.
En revanche, plusieurs décrets découlent de l’article 18. Le décret principal vise l’évolution de la procédure d’autorisation des Eaje en faveur de la prise en compte de l’avis conforme à rendre avant l’implantation de tout nouvel établissement. Il étend désormais cette procédure au secteur public et en adapte le champ d’application des conditions de cession, notamment en cas de changement de gestionnaire.
Un décret relatif au renouvellement de l’autorisation voit le jour, à raison d’une échéance de quinze ans.
Un autre décret définit les compétences du président du conseil départemental, du préfet et de la Caf en matière de contrôle, ainsi que les modalités du nouveau régime de gradation de sanctions.
Un décret établit les sanctions applicables aux Eaje en cas de manquement aux règles de convention des Caf.
Un autre décret précise la liste des documents de nature comptable et financière à fournir par les Eaje et les modalités de transmission aux Caf.
Un dernier décret relaie un article de la loi de finances instaurant l’obligation de nouvelles compétences aux autorités organisatrices et définit l’évaluation de la compensation financière qui en résulte.
M. Morgan Delaye. Notre objectif vise la rapide finalisation de ces décrets, à savoir que le calendrier prévoit la publication du premier dès le début de l’été. Les autres suivront d’ici l’automne. Une concertation assez forte sur les modalités d’application de ces sujets est de mise avec les acteurs concernés.
Depuis une dizaine d’années, la DSS veille à l’alignement des heures facturées sur les heures réalisées, sans dépasser l’indice de 107 %. Cette contrainte nouvellement introduite pèse sur le calcul de la PSU et concourt à sa complexité. Je rappelle que l’instauration de cet indice visait à éviter qu’un écart trop important ne se creuse entre les heures réalisées et facturées, au risque d’engager des frais pour les familles et la sécurité sociale au titre du financement des structures. Autrement dit, il visait initialement le maintien des marges. Or ce dispositif induit un effet de seuil assorti d’une très nette dégressivité, que la COG prévoit de rendre plus linéaire. Je plaide ainsi pour une stabilité des conditions de financement en vigueur qui malgré leur complexité sont garantes d’une stratégie de développement de l’offre réussie. S’il convient d’en corriger les effets néfastes rapidement, j’estime qu’une prise de position est prématurée.
Concernant l’indexation de la PSU sur l’inflation, l’indice mixte prix-salaire reflète la structure moyenne de coût et si constat peut être fait de distorsions, il vise l’indexation des financements.
Mme Marion Muscat. À l’image de tout autre modèle ou système de financement, la PSU induit effectivement des effets de seuil et des conséquences. Les stratégies précédentes reposaient sur un principe de forfaitisation et un taux unique. Or elles n’apportaient pas les résultats attendus.
M. le président Thibault Bazin. Je vous invite à réagir, madame la rapporteure, car il s’agit là d’un point capital.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il me semble que ces réflexions relatives aux profondes transformations du système sont empreintes de bon sens à l’horizon de la prochaine COG. Si la Cnaf a précédemment évoqué le principe de linéarisation du taux, je reste circonspecte quant à son adéquation aux pressions exercées sur les gestionnaires de crèches en matière de recettes. Nous maintenons ainsi notre veille sur les meilleurs moyens d’y remédier et d’obtenir le meilleur taux de financement.
Si j’ai bien saisi l’objectif du mode de fonctionnement actuel de la PSU, il s’agit avant tout de relever le taux d’occupation des places en crèche. Or le bilan fait état d’une progression d’à peine un ou deux points et je m’interroge sur la pertinence de faire évoluer un système qui s’avère défaillant au détriment de réflexions axées sur une meilleure architecture de solution.
Mme Marion Muscat. La révision de la PSU vise à résoudre les contraintes quotidiennes des gestionnaires de crèches, mais aussi celles des familles. La nouvelle formule de facturation au forfait horaire pourrait convenir à nombre de parents dans le sens où la plupart des crèches ferment leurs portes dès dix-sept heures.
La DSS reste ouverte, tout en estimant que la révision de la PSU correspond mieux aux besoins des ménages. Outre la forfaitisation à la demi-journée, la nouvelle formule intègre la fourniture des repas et des couches dans certains établissements. Loin de s’orienter exclusivement sur l’optimisation du taux de remplissage des crèches, notre démarche vise un meilleur équilibre entre la quantité des places disponibles et la qualité des modalités d’accueil. La question essentielle reste ciblée sur la part de financement global des Eaje en PSU et revoir son principe de forfaitisation permet non seulement de relever le niveau de qualité de l’accueil, mais aussi d’encourager le bonus territoire à la main des collectivités.
La complexité d’attribution du bonus situation handicap s’apparente à celle du bonus mixité et la multiplicité des financements reflète une volonté de répondre aux conditions quotidiennes des EAJE exposées à ces situations.
M. le président Thibault Bazin. J’entends que des circulaires de la Cnaf définissent les règles d’attribution des bonus et que les Caf sont chargées d’instruire les dossiers suivant des critères d’éligibilité. Nombre de gestionnaires publics et privés ont témoigné de l’ampleur de la part opaque du financement qui freine leurs accès.
Mme Marion Muscat. Pour répondre à la question de Mme la rapporteure à propos du bonus handicap, la notification MDPH justifie la présence en crèche d’un enfant en situation de handicap, mais d’autres critères d’éligibilité s’appliquent.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Déterminer si un enfant dont la situation de handicap n’est pas déclarée peut bénéficier du bonus handicap renvoie au principe de forfaitisation des subventions. Dans une optique d’inclusion, tout enfant en situation de handicap devrait pouvoir être accueilli en crèche, d’autant que le financement de la branche famille de la sécurité sociale le permet, à savoir que le dispositif s’accompagne d’un mécanisme de récupération du trop-perçu. Dimensionner les financements à l’aune de la réalité du terrain et des besoins des enfants et des structures nécessite l’ouverture d’un débat avec les collectivités.
M. Morgan Delaye. J’entends que votre concept vise un accueil quasi inconditionnel des enfants en situation de handicap au sein des crèches. Or chaque situation est unique et le bonus est déterminé en fonction des contraintes supplémentaires pesant sur la structure qui en découle. Il semble ambitieux de préparer les structures à accueillir l’ensemble des situations de handicap sans puiser dans les réserves du trop-perçu pour investir dans des équipements spécialisés, par exemple.
M. le président Thibault Bazin. Outre les critères d’attribution du bonus, l’enjeu majeur pointe le manque de réactivité de la Caf envers les sollicitations, le versement s’effectuant bien après l’engagement des dépenses nécessaires à l’accueil d’un enfant en situation de handicap, qui sont immédiates.
M. Morgan Delaye. Il me paraît plus simple de capitaliser sur la mutualisation des contraintes d’accueil pour débloquer les financements plus rapidement. Or il est impossible d’anticiper tous les besoins et s’écarter du schéma actuel me semble compliqué. La branche famille s’adapte aux situations de handicap auxquels les structures d’accueil font face, mais doit effectivement réagir plus rapidement.
Mme Marion Muscat. L’adaptation des structures à chaque situation relève de l’enjeu et pas seulement pour satisfaire les besoins des situations de handicap. La DDS travaille sur un cadrage visant à optimiser le parcours de détection et réfléchit à la nécessité d’un écosystème de prise en charge des enfants, notamment ceux en situation de handicap et à un moteur d’innovation au service des conditions d’accueil. Elle envisage de financer des appels à projet. Quoi qu’il en soit, la DSS est engagée en faveur de l’inclusion au sein des Eaje et, dans les faits, le bonus handicap sert à constater les charges supplémentaires qui sont en jeu.
M. Morgan Delaye. Je reviens sur le versement. Si le rapport de la mission d’inspection apporte de nombreux éclairages, il reste compliqué, mais la DSS s’efforce de le réguler. L’essor des micro-crèches participe au développement de l’offre de garde depuis environ dix ans. Le Cifam, déduction faite des sommes dues au titre de l’impôt sur les sociétés, représente une part importante de la participation des entreprises au financement des structures. Il leur permet en outre de valoriser les réservations de berceaux dans leurs politiques d’attractivité et de rétention du personnel.
S’agissant de la valeur réelle de réservation de ces places, le rapport constate que la dépense est moindre par rapport à celle des financements publics. Cependant, dans un contexte de tension financière des pouvoirs publics et des familles, il convient de s’interroger sur le maintien de ce dispositif pour assurer la continuité du développement du secteur de l’accueil de jeunes enfants. Dans ce scénario, déterminer la contrepartie pour l’employeur est déterminant.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En fait, le tiers financement issu des entreprises repose majoritairement sur de l’argent public et induit des inégalités de traitement envers l’accès aux places en crèches qui, selon moi, sont totalement incompatibles avec la notion d’un service public de la petite enfance. Forte de ce constat, j’estime que privilégier des solutions incitatives comme l’instauration d’un schéma d’intéressement pour les communes pourrait s’avérer une meilleure stratégie de réponse aux besoins d’accueil des jeunes enfants, dans leur propre intérêt et celui de leurs parents, mais aussi celui des entreprises, et jouer en faveur d’une qualité d’accueil mieux financée.
M. le président Thibault Bazin. Je passe la parole à M. William Martinet.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Sous son mandat, Mme Élisabeth Borne s’est engagée en faveur de la création de 100 000 places formelles en structures d’accueil individuelles ou collectives d’ici 2027. Cet engagement supposant un financement direct ou indirect de la Caf, comment expliquez-vous que la COG actuelle n’en tienne a priori pas compte ?
M. Morgan Delaye. La COG intègre l’engagement de la Cnaf à créer 35 000 places nettes en crèche PSU. Si je ne m’abuse, l’objectif de Mme Borne visait un objectif brut, ce qui pose la réflexion du nombre de places à créer en considérant un important quota d’évasion de places, notamment en accueil individuel. L’engagement à hauteur de 35 000 places nettes est ferme, dans la mesure où l’État a pourvu au financement nécessaire.
Une autre mesure visant à renforcer et à accompagner le développement de la garde d’enfants en accueil individuel est la réforme du CMG, portant sur le relèvement des dépenses prévues au profit des ménages les moins riches pour qui les restes à charge pèsent aujourd’hui trop lourd. La réforme du CMG entre en application dès 2025 et devrait étendre l’accès à ce mode de garde, mais aussi favoriser la création et le maintien de places.
M. William Martinet. J’entends ainsi que l’engagement de Mme Borne portait sur des places brutes.
M. Morgan Delaye. En fait, non. Veuillez accepter mes excuses. C’est une erreur de ma part, il s’agit bien de 100 000 places nettes.
M. William Martinet. Si je comprends bien, l’engagement à l’horizon 2027 se situe à hauteur de 65 000 places d’accueil supplémentaires au crédit des assistantes maternelles pour atteindre l’objectif de la COG et compenser les départs en retraite à venir, annoncés en grande proportion.
M. Morgan Delaye. Effectivement. Outre les structures d’accueil individuel inscrites dans le champ d’application de la COG, le quota de création de places nettes en micro-crèches n’est pas à négliger. Des mécanismes de contractualisation visant le développement de l’offre à la main des collectivités restent à identifier.
Mme Marion Muscat. L’essor des micro-crèches Paje participe nettement au delta que vous constatez dans le nombre de places nettes en PSU.
M. William Martinet. Je vous remercie pour cet éclairage. J’entends ainsi que l’engagement de création de places d’ici 2027 se situe à hauteur de 65 000 places.
Lors de l’audition précédente, les représentants de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF) nous ont sensibilisés à la nécessité de faire évoluer le cadre réglementaire des micro-crèches Paje en prévoyant notamment un renforcement du taux d’encadrement et l’embauche de personnel mieux qualifié, mais aussi leur conversion en crèches PSU.
Quel est votre sentiment sur la réalisation de l’objectif visant un quota supplémentaire de 65 000 places nettes d’ici 2027 ?
M. Morgan Delaye. Si l’objectif est ambitieux, les moyens nécessaires sont déployés pour y satisfaire. Par ailleurs, la conversion des micro-crèches Paje en crèches PSU n’entre pas dans le cadre de l’objectif visé, mais représenterait des places supplémentaires.
M. William Martinet). Estimez-vous que les investissements sous-jacents à la précédente COG étaient en ligne avec l’inflation des charges subie par les EAJE ?
M. Morgan Delaye. Force est de constater que la période conventionnelle visant les deux COG précédentes est marquée par la prépondérance croissante des financements en provenance de la branche famille dans la recette des EAJE. Dans les faits, les courbes se sont inversées et la branche famille contribue aujourd’hui près de dix fois plus qu’il y a une quinzaine d’années, quand les financements des collectivités s’affichent en repli, malgré la constance des sommes qu’elles consacrent à cet aspect de la politique publique. Ce repli est relatif car, en réalité, le rythme de croissance des besoins en accueil ou des subventions de la branche famille est supérieur à celui des investissements.
Pour répondre à votre question, au cours des périodes conventionnelles précédentes, la part de la PSU a enregistré la croissance la plus rapide. Il me semble que les besoins s’orientent vers le cofinancement et la loi sur le service public de la petite enfance (SPPE) vise à mieux doter les collectivités. Hors considérations financières, les collectivités doivent s’approprier les besoins de leurs territoires pour mieux y répondre et la COG actuelle y veille.
M. William Martinet. Suggérez-vous que les collectivités vont investir davantage dans les EAJE à la suite de la loi SPPE ?
M. Morgan Delaye. Leurs investissements restent stables, mais leurs dépenses de fonctionnement s’inscrivent à la hausse. Un meilleur accompagnement favorisera des investissements supplémentaires.
M. William Martinet. Autrement dit, l’objectif est-il de permettre aux collectivités d’arrêter des arbitrages prioritaires au service de la petite enfance ?
M. Morgan Delaye. Il ne m’appartient pas de définir la politique à suivre par les collectivités, mais effectivement l’objectif reste ciblé sur le développement de l’offre de garde mise en place par la branche famille. 66 % des revalorisations sont nées de ce système. En conséquence, les employeurs publics sont invités à porter leurs orientations en faveur de l’accompagnement des collectivités.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons toutefois le sentiment que les priorités visent avant tout la sauvegarde des places existantes des structures publiques et privées non lucratives. Si la résolution des équations de cofinancement n’est pas si simple, le rôle des collectivités y apparaît majeur.
M. William Martinet. Je retiens que l’investissement en faveur de l’accueil des jeunes enfants atteindra 1,5 milliard d’euros supplémentaires par rapport à 2022.
M. Morgan Delaye. En effet.
M. William Martinet. Pouvez-vous nous éclairer sur la déclinaison envisagée de cette somme au titre de la création de nouvelles places, de l’augmentation du coût de fonctionnement des Eaje, de la formation et de la revalorisation salariale du personnel d’accueil ?
Une augmentation des salaires comprise entre 100 et 150 euros représente une dépense totale de 238 millions d’euros. Or l’augmentation du SMIC s’alignera sur l’inflation d’ici 2027 et constitue, in fine, une charge plus importante.
M. Morgan Delaye. Près de la moitié de l’enveloppe vise à financer l’exploitation des places existantes, donc 700 millions d’euros supplémentaires d’investissement qui tiennent également compte des revalorisations salariales alignées sur l’indice prix-salaires, ainsi que les évolutions dites tendancielles hors mesures nouvelles. S’y ajoutent les mesures nouvelles, dont les revalorisations salariales et leur montée en charge, qui pèsent 238 millions d’euros, mais aussi la création de nouvelles places.
Leur répartition dépend des hypothèses du calendrier de création, à savoir qu’une place supplémentaire représente une charge moyenne de 10 000 euros. Pour vous donner un ordre de grandeur, en multipliant cette valeur par le nombre de places envisagées, nous parvenons à un total théorique de 350 millions d’euros d’ici à 2027.
Il convient enfin d’y greffer les bonus et les subventions à l’investissement, soit environ 180 millions d’euros. En conclusion, le financement des structures existantes représente près de 40 % du total.
M. William Martinet. Pouvez-vous préciser où puiser le budget nécessaire à financer les heures de concertation et les journées pédagogiques des professionnels du secteur, dont les attentes à cet égard sont fortes ?
M. Morgan Delaye. Elles s’intègrent à l’enveloppe dédiée aux mesures nouvelles que nous venons d’évoquer, au même titre que les mesures orientées sur la qualité qui en font partie.
M. William Martinet. Pour terminer, confirmez-vous que le fonctionnement des Eaje actuels, le bonus d’attractivité et les ouvertures de places représentent un total de 1,1 milliard d’euros et que le solde servirait à financer les nouvelles mesures et les investissements à hauteur d’environ 300 millions d’euros ?
M. Morgan Delaye. Pour être précis, le solde affiche 180 millions d’euros pour l’investissement et pour les bonus, en données arrondies.
M. William Martinet. Je vous remercie pour toutes ces précisions.
M. le président Thibault Bazin. Mesdames, messieurs, je vous remercie pour cette audition, riche en questions et en réponses. Je vous rappelle votre obligation d’apporter sous vingt-quatre heures toute correction à des propos que vous pourriez juger inexacts a posteriori, ou s’il vous semble utile de compléter vos réponses pour mieux éclairer les membres de la commission d’enquête. Nous vous invitons également à préciser les éléments de réponse aux interrogations de Mme la rapporteure.
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45. Audition de M. Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale (10 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous recevons ce matin M. Jean‑Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale. Cette audition s’inscrit dans le prolongement de notre dernière audition d’hier soir, très dense, où nous recevions ici même des représentants de la direction de la sécurité sociale.
Selon les termes de l’article 2 du décret du 25 janvier 2010 relatif à l’administration centrale des ministères chargés des affaires sociales, je cite : « la direction générale de la cohésion sociale est chargée de la conception, du pilotage et de l’évaluation des politiques publiques de solidarité, de développement social et de promotion de l’égalité favorisant la cohésion sociale. Elle veille à la cohérence nationale et territoriale de ces politiques. Par ailleurs, en liaison avec les directions et les services concernés, elle conduit des analyses stratégiques et prospectives, initie et coordonne des travaux d’observation sociale et promeut les innovations nécessaires à l’exercice de ces missions ».
Nous avons beaucoup parlé de modalités de financement hier soir. Si j’ose dire, nous allons pouvoir parler du reste ce matin : qualité de l’accueil en crèche, organisation des contrôles, gouvernance de la politique d’accueil de la petite enfance, règlementation applicable aux crèches, les sujets sont nombreux. La direction générale de la cohésion sociale constitue en quelque sorte la tour de contrôle de l’édifice, si vous me permettez l’expression.
Ce temps d’échanges est nécessaire, qui plus est, afin de préparer l’audition de mesdames les ministres Catherine Vautrin et Sarah El Haïry à la fin du mois d’avril.
Je précise que l’audition de ce jour est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Il me reste à vous rappeler, monsieur Dujol, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-Benoît Dujol prête serment.)
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie et vous laisse tout de suite la parole pour un propos liminaire.
M. Jean-Benoît Dujol, directeur général de la cohésion sociale. Mesdames et messieurs, je suis très heureux d’avoir l’occasion de m’exprimer devant vous sur ce sujet ô combien important de l’accueil du jeune enfant, notamment en mode d’accueil collectif et en crèche, puisque c’est le sujet que vous avez choisi.
Je voudrais revenir sur la description des compétences que vous avez faite de la direction pour situer un peu mon propos, expliquer en quelque sorte d’où je parle. Effectivement, le décret de 2010 que vous avez cité confie à la direction générale de la cohésion sociale toute une série de missions. Il dit en particulier qu’elle conçoit et conduit les politiques de cohésion sociale en faveur de la famille, entre autres sujets, ce qui justifie évidemment ma présence devant vous. Elle anime et coordonne l’action des pouvoirs publics et des ministères en matière de politique familiale. Elle est chargée en particulier du développement et de la règlementation des modes de garde ainsi que d’autres caractéristiques de la DGCS. Elle occupe tous les fronts des politiques sociales, notamment décentralisées. J’imagine que nous reviendrons sur cette caractéristique particulière de l’organisation institutionnelle de notre pays en matière de mode de garde.
La DGCS fixe le cadre normatif applicable, tant pour le fonctionnement et le contrôle des modes d’accueil collectifs et individuels qu’en matière de gouvernance de cette politique publique. C’est une action qui est d’abord normative. J’y reviendrai dans un instant.
L’actualité législative réglementaire a été très riche l’année dernière, bien sûr, mais en réalité, depuis sept ou huit ans maintenant, un grand nombre de réformes se sont enchaînées à la fois sur la qualité de l’accueil, les taux d’encadrement en particulier, mais aussi sur la gouvernance, notamment territoriale, puisque c’est une politique très territorialisée des politiques publiques de petite enfance en général et, pour le dire dans les termes qui prévalent aujourd’hui, de service aux familles.
La DGCS accompagne les acteurs dans leur appropriation de ces dispositions et dans la mise en œuvre de la règlementation par toute une série d’outils que nous produisons. La direction participe également aux travaux, et c’est un sujet central pour la réussite de la stratégie du gouvernement en la matière, concernant l’attractivité des métiers. J’imagine que nous en reparlerons, puisque la DGCS est membre du comité de filière de la petite enfance et a une responsabilité en lien avec les autres administrations du ministère sur la question des diplômes du secteur social, médico-social et, avec la direction générale de l’offre de soins (DGOS), du secteur sanitaire. Ce sont souvent des diplômes qui sont à cheval sur les deux et nous jouons un rôle s’agissant de la définition de contenus de formation des éducateurs de jeunes enfants, par exemple.
Elle appuie aussi la direction des services déconcentrés que sont les directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités, dans la mise en œuvre des comités départementaux, des services aux familles ou dans leur action de contrôle des établissements.
Nous travaillons évidemment, et vous y faisiez allusion en parlant de la DGCS, en lien étroit avec les autres directions du ministère.
Je ne souscris pas complètement à la division qui consisterait à dire que la DSS s’occupe des aspects financiers et que nous faisons le reste. En réalité, nous faisons un peu les deux ensemble, parce que ce ne sont pas des questions détachables. Nous sommes très impliqués sur les questions de nature financière et nous suivons de près la construction et l’exécution du fonds national de l’action sanitaire et sociale de la Cnaf, qui est le principal instrument financier national au service de ces politiques publiques. La DSS, évidemment, regarde de très près ce que nous faisons en matière de règlementation des modes d’accueil, puisque cela se répercute directement sur les coûts, donc sur les prix de plafond et sur les financements que la DSS met à disposition via la Cnaf des acteurs du territoire.
Nous travaillons en étroite concertation avec l’ensemble du secteur, les acteurs responsables, d’abord les collectivités locales, avec un rôle particulier du bloc communal en tant que tiers financeur et, depuis l’année dernière, autorité organisatrice de l’accueil du jeune enfant. C’est aussi le rôle particulier des conseils départementaux au titre de la protection maternelle et infantile et depuis la loi de l’année dernière en matière de contrôle, puisque c’est le président du conseil départemental qui est désormais responsable en première intention de cette mission importante.
Quand je parle de concertation, je parle des collectivités locales, mais aussi des acteurs économiques du secteur, des représentants des gestionnaires et des professionnels.
Cette administration que je dirige a été mobilisée de manière très intense ces dernières années par une actualité forte en matière réglementaire ou législative. Si nous remontons aux années 2016-2017, nous trouvons le lancement du plan nourri par le rapport de Sylviane Giampino sur l’adaptation des modes d’accueil et la formation des professionnels de la petite enfance. Une série d’initiatives a été prise à cette suite, avec le lancement de la réforme des diplômes de l’accueil du jeune enfant, la réforme du CAP petite enfance, du diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants, du diplôme d’État d’auxiliaire de puéricultrice. C’est à ce moment-là, en 2017, que l’on met en place le cadre national et la charte d’accueil des jeunes enfants qui seront ensuite inscrits dans la loi dans le cadre de la réforme Norma quelques années plus tard. On publie aussi un guide des normes de conception et de fonctionnement et un guide de la sécurité dans les EAJE.
Je remonte un peu en arrière pour illustrer la façon dont on travaille, il y a de la règlementation en dur, mais il y a aussi des normes plus souples et la volonté d’être en prise directe avec ce qui se passe dans le secteur et de mettre à la disposition des acteurs tout une série d’outils.
La grande réforme intervient en 2018-2021. Il s’agit de la réforme dite Norma, passée par une série de textes, notamment les ordonnances prévues par la loi dite “Essoc” pour un État au service d’une société de confiance et la loi dite “Asap” sur l’accélération et la simplification de l’action publique. Le Gouvernement peut prendre par ordonnances « toute mesure relevant du domaine de la loi afin de faciliter l’implantation, le maintien et le développement des services aux familles, notamment en matière d’accueil du jeune enfant et de soutien à la parentalité. » Sur cette base, nous avons décliné une série de textes importants avec deux objectifs : harmoniser l’interprétation des normes par les autorités locales et les ajuster évidemment, le cas échéant, et mieux coordonner les acteurs localement pour favoriser la création de places d’accueil. Nous avons parfois du mal à tenir ces objectifs compte tenu de la complexité et des contraintes qui s’exercent sur les acteurs.
À partir de ces deux lois et de cette habilitation à procéder par ordonnances, une large concertation a été menée, associant l’ensemble des représentants des collectivités locales, les associations d’élus ou de directeurs comme l’association des départements de France, l’Association des Maires de France, France Urbaine et l’ensemble des gestionnaires, publics et privés, j’insiste sur ce point. Il n’y a pas d’exclusivité de notre point de vue, c’est une approche tout à fait transversale des questions. Nous avons aussi associé des représentants des familles, notamment l’Unaf qui est un acteur de premier rang dans la conception et l’animation de cette politique publique. Je cite également les représentants des professionnels et des services de protection maternelle et infantile (PMI).
Je tiens ces textes à votre disposition pour illustrer l’actualité réglementaire de cette époque, l’ordonnance du 19 mai 2021, sur les services aux familles, qui fonde la création des comités départementaux de services aux familles, un décret de 2021 sur les relais de petite enfance, toute une série de textes. Cela s’est terminé avec l’arrêté du 29 juillet 2022, un arrêté important qui a fait couler beaucoup d’encre à l’été 2022. Une quinzaine de textes ont été pris sur cette base.
Nous nous rapprochons de l’actualité plus immédiate, avec une parenthèse très compliquée à gérer, celle de la crise sanitaire. Nous n’avons pas oublié la mobilisation très forte des équipes de la DGCS en soutien au secteur, avec la production de guides, de protocoles, pour concilier l’accueil des jeunes enfants et la mise en place de gestes barrières afin de limiter la propagation de l’épidémie. Au-delà, il s’agissait d’assurer l’animation de réunions dématérialisées, de webinaires, de manière très régulière avec l’ensemble des partenaires pour partager l’actualité des choses. Cette mobilisation exceptionnelle a concerné le secteur, mais aussi les équipes en central.
Les années 2022 à 2024 représentent les fondations de la création du service public de la petite enfance, le SPPE, avec deux éléments très structurants. C’est d’abord, chronologiquement, la signature de la convention d’objectifs et de gestion de la Cnaf pour les années 2023 à 2027, avec un volet petite enfance particulièrement ambitieux. Il s’agit de la priorité de la branche famille et notamment de son fonds national d’action sociale, avec 1,5 milliard d’euros de dépenses annuelles supplémentaires à l’horizon 2027 consacrés à la petite enfance.
Le deuxième acte fondateur, le premier conceptuellement mais le second chronologiquement de ce SPPE, s’attache aux dispositions des articles 17 et 18 de la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi et à la notion d’autorité organisatrice, un vocable un peu nouveau dans ce domaine, qui essaie de trouver une voie de passage parmi des exigences un peu contradictoires. On avait beaucoup parlé dans une période précédente de compétences obligatoires qui répondent à des obligations nouvelles, qui pèsent sur toutes les communes de manière un peu différenciée en fonction de la maille territoriale, notamment le nombre d’habitants, avec des seuils à 3 500 habitants et à 10 000 habitants. Ces dispositions appellent toute une série de mesures d’application qui seront prises au cours de l’année, notamment à travers deux décrets sur lesquels nous travaillons d’ores et déjà. J’espère pouvoir édicter le premier d’ici la fin du premier semestre et le second d’ici la fin de l’année 2024.
En conclusion de ce propos liminaire, et avant de répondre à vos questions, je vais vous dire que la direction générale de la cohésion sociale conçoit les établissements d’accueil du jeune enfant, les crèches qui sont l’objet de votre enquête, comme s’inscrivant dans un écosystème global des politiques familiales et des services aux familles et aux jeunes enfants.
C’est le sens de la politique des mille premiers jours, qui est aussi portée et animée par la DGCS. La notion de service aux familles remonte à l’ordonnance évoquée de 2021. Elle place les actions de soutien à la parentalité sur un pied d’égalité avec l’action en matière de mode d’accueil. Il ne faut pas perdre de vue que les enfants aujourd’hui restent principalement gardés par leurs parents ou leurs familles avant l’entrée à l’école maternelle. Il convient donc développer des dispositifs de soutien à la parentalité, comme les lieux d’accueil enfants‑parents qui sont aussi financés largement par la branche famille de la sécurité sociale. Le souhait est de permettre des temps de socialisation avant l’école pour les jeunes enfants et de permettre aux parents d’échanger aussi avec des professionnels de la petite enfance pour être guidés dans leur action en matière de parentalité. Cette notion d’étayage de la fonction parentale me paraît cruciale au-delà de la mise en place de modes d’accueil formels.
Dans la stratégie globale que nous essayons de concevoir et de conduire, sous l’autorité évidemment de nos ministres, la question de l’accueil individuel est très importante. Le premier mode d’accueil formel dans notre pays reste l’assistante maternelle, même si aujourd’hui des difficultés de recrutement se font jour. Notre volonté est d’articuler l’ensemble des solutions offertes aux familles, des solutions en matière de parentalité pour les parents qui gardent leurs enfants ou d’autres, l’ensemble des modes d’accueil, puis aussi une réflexion en matière de congés parentaux et notamment de congé familial.
Il est important de ne pas perdre de vue cette stratégie globale. Quand nous citons des objectifs très ambitieux, en ce qui concerne notamment les places d’accueil, 100 000 à l’horizon 2027, 100 000 de plus à l’horizon 2030, nous avons évidemment en tête l’ensemble des solutions de garde et d’accompagnement qui peuvent être apportées aux familles.
Je voudrais vous dire que la DGCS travaille sur un ensemble de réponses coordonnées pour développer l’accueil des enfants de moins de trois ans, tant sur le volet de la qualité de l’accueil que sur celui, quantitatif, de la création de places.
M. le président Thibault Bazin. Nous avons souvent constaté, ces dernières semaines, un problème d’absence ou de défaut de pilotage interministériel. Nous voyons bien le travail accompli par les Caf, notamment avec les territoires, avec des CTG qui vont encore évoluer, mais certaines Caf ont demandé à ce que ce soit à l’échelle de l’intercommunalité. Or, l’intercommunalité, parfois, n’a pas du tout la compétence, ce qui pose d’ailleurs des soucis entre celui qui, d’une certaine manière, organise et discute et ceux qui gèrent et ont les moyens ou pas d’agir.
Sur l’attractivité des métiers, nous avons bien vu que des sujets pouvaient se poser dans les régions en matière d’adéquation entre l’offre de places et les besoins. C’est là aussi un problème de pilotage.
Vous avez parlé d’outils. La DGCS a-t-elle concrètement réfléchi, s’agissant des collectivités locales appelées à créer des places et à soutenir le développement, à des modèles de cahiers des charges, de DSP ou d’autres modes de marché public pour porter la qualité et le modèle ? Lorsque nous avons questionné différents acteurs, je dois vous avouer que ces derniers ont expliqué qu’ils n’avaient pas reçu de modèles et qu’ils devaient se débrouiller, en faisant notamment appel à des consultants.
Se pose la question de la nouvelle autorité organisatrice. Le niveau de cette autorité correspond-il à celui de la compétence et à celui des moyens ? Cette question renvoie à la problématique que rencontrent les intercommunalités, aux formes et densités diverses, en lien avec le fait que les écoles soient gérées ou pas par l’intercommunalité. Le sujet se pose également concernant l’action sociale, le suivi des quartiers. Si l’action n’est pas initiée à l’échelle de l’intercommunalité et si la gestion s’inscrit plutôt dans la politique de la ville ou des territoires, des difficultés risquent d’apparaître. Cet aspect a-t-il été appréhendé par votre direction ? Nous voyons bien un défi et un risque de confusion. Il n’y a pas de compétence ni de moyens, mais une autorité organisatrice. Comment piloter sans la compétence et les moyens ? Le concept d’autorité organisatrice se trouve réduit, sans offrir les conditions visant à pérenniser les places existantes, voire à en développer de nouvelles.
Vous avez enfin évoqué la riche activité de vos services sur le plan normatif. Or, certains décrets et arrêtés sont attendus. Quelles sont vos intentions calendaires en termes de parution ? Travaillez-vous actuellement sur des modifications réglementaires, notamment sur les taux d’encadrement ?
M. Jean-Benoît Dujol. Vous attaquez d’emblée sur un sujet sensible. Parmi les partenaires de la politique publique – j’ai longuement cité la DSS – j’aurais pu évoquer la DGCL. Nous avons beaucoup travaillé avec la direction générale des collectivités locales sur ce sujet. Les dispositions que l’on connaissait, puisque vous les avez écrites et votées, sur l’autorité organisatrice, ont été travaillées avec la DGCL, évidemment. C’est vrai que cette question de la communautarisation de la compétence est importante. Nous sommes un peu pris entre deux exigences contradictoires, comme souvent sur ce sujet. Il y a un principe de libre administration des collectivités locales, c’est un principe de valeur constitutionnelle, à nous de savoir à quel niveau une compétence doit être exercée. Il y a aussi une réflexion sur le bon niveau d’exercice de la compétence, compte tenu du service que l’on se propose de rendre, qui, selon mon appréciation strictement technique, justifie sans doute qu’on appréhende la question de la garde au niveau du bassin de vie. Parfois, l’unité communale est peut-être un peu trop resserrée. Des mouvements pendulaires sont opérés dans toutes les régions entre les lieux d’habitation et de travail, en passant par le lieu de la garde.
La maille de la commune est parfois un peu trop réduite. D’ailleurs, il existe un mouvement de communautarisation de cette compétence, souvent transférée à l’échelle de l’EPCI. Ce n’est pas obligatoire, évidemment. Mon analyse consiste à dire que c’est souvent souhaitable. Quand on parle d’autorité organisatrice, il ne s’agit pas d’organiser un hiatus entre la responsabilité et les moyens. Nous voulons au contraire doter le niveau de collectivité, même si l’on parle de communes dans le texte de loi, de la compétence et des moyens convenables pour l’exercer. Dans le contexte budgétaire lié à la mise en place de la nouvelle Cog de la Cnaf, nous parlons d’un instrument au service des collectivités. Nous avons parfois tendance à opposer les collectivités, les caisses, l’État. Que font les uns et que font les autres ? En réalité, même si cela relève d’institutions différentes, qui font les meilleurs efforts pour se coordonner, l’objet est d’étayer l’action de la collectivité qui est responsable. Nous passons d’une compétence facultative de la collectivité locale à une compétence obligatoire, avec l’obligation de mesurer les besoins et d’informer les familles. Viennent ensuite de nouvelles obligations formulées à différents seuils, 3 500, 10 000 habitants, en matière notamment de planification et de mise en place, pour les communes les plus importantes, d’un schéma de maintien et de développement de l’offre d’accueil du jeune enfant.
Nous ne les forçons pas à créer des places, nous les forçons à prendre la mesure de la situation et quelque part à assumer, vis-à-vis aussi de leurs citoyens électeurs, cette responsabilité de supervision.
En disant cela, je mesure bien que le tiers financeur, c’est évidemment la collectivité locale, mais sur le plan formel en tout cas, nous n’imposons pas une obligation de contribution. Nous dégageons des moyens de notre côté, encore une fois, et du côté de la sécurité sociale.
Concernant la boîte à outils, je reprends bien volontiers votre suggestion, sachant que nous en faisons déjà beaucoup, sous la forme de guides, de foire aux questions. Nous le faisons souvent à destination des gestionnaires ou des professionnels. Nous évoquons, pour les établissements, les aspects liés à la qualité, au taux d’encadrement, comment ça s’apprécie, comment ça se calcule, quelles sont les choses qu’il faut faire ou pas, une réflexion à la maille de la crèche en quelque sorte. Peut-être que nous ne nous sommes pas suffisamment posé la question de l’accompagnement des collectivités. Nous le sous-traitons, si je peux me permettre cette expression, et dans des conditions qui, avec la nouvelle Cog, vont être beaucoup améliorées, aux caisses d’allocations familiales. Vous faisiez allusion aux CTG et de l’offre de services qui les porte, que la Cnaf est en train de repenser. Je crois que vous allez auditionner rapidement, si ce n’est déjà fait, son directeur général. En quelque sorte, les Caf le font déjà avec les CTG, et elles le feront d’autant plus demain avec les réformes prévues dans le cadre de la Cog. Elles vont déployer une offre de services structurée et vont faire de la prospection. Ce qu’on attend demain des caisses d’allocations familiales dans le cadre du développement du service public de la petite enfance, c’est qu’elles aillent trouver de manière systématique les autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant pour leur proposer, clés en main en quelque sorte, même si cela justifie une contribution de la collectivité, l’ensemble de la gamme des aides qui ont été renforcées de manière très importante par la Cog, et pour les accompagner en signant ces fameuses conventions. Il y a bien une démarche de prospection et de conviction.
M. le président Thibault Bazin. Je comprends l’élan que vous portez et l’espoir que vous nourrissez, mais je vais être très concret, parce qu’à un moment, il faut être concret sur la question des modèles. Nous avons rencontré une intercommunalité, la seule qui, dans une grande circonscription de près de 200 communes, a pris la compétence et gère en régie cinq crèches de vingt places dans chacun des bourgs-centres. Tout l’autofinancement de l’EPCI – et cela revient à une question sur les arbitrages : dois-je porter ce développement à la place d’autres dépenses ? – est consacré à la compétence de la petite enfance.
Aujourd’hui, ils réfléchissent à se désengager. Ils nous ont présenté leurs tableaux financiers. Ils ne sont pas du tout aux 66 % évoqués théoriquement. Il faut prendre en compte les faux frais, le personnel technique ou le personnel support qui intervient et qui ne figure même pas dans leur comptabilité. En tenant compte de cette réalité, au sein d’une intercommunalité qui jouait un rôle moteur, qui a rénové ses locaux, nous n’en sommes même pas à la question de la création de places. Aujourd’hui, il est surtout question de survie.
Très clairement, les intercommunalités voisines observent cette situation et ne veulent pas y faire face. Ils nous ont même dit qu’ils avaient l’obsession de la calculette « acteur public » et l’obsession de la calculette du simulateur Caf-PSU. Chaque mois, ils surveillent la fréquentation des établissements et redoutent que les familles qui partent en vacances en décembre ne placent plus leurs enfants dans les structures d’accueil au risque de ne pas avoir les heures facturées attendues. Ils nous expliquaient que leur directrice de structure était obsédée par votre modèle. Cela part sur de bonnes intentions, mais lorsque nous rencontrons un acteur public qui a été pionnier, qui porte en régie cette activité, il nous dit : « C’est tellement compliqué que j’ai limité chaque structure à un EAJE parce que payer plus de personnel que la norme, en termes de compétences et de diplômes, n’est même plus envisageable ».
Dans vos réflexions, vous dites que les Caf viendront auprès des territoires en mettant en avant les bonus. Nous avons regardé leurs feuilles de CTG. Les bonus y figurent déjà. Les bonus ne sont pas une invention, ils existaient déjà dans la précédente Cog. Nous regardons le bonus territorial, qui ne fait pas rêver. Nous voyons le bonus handicap. On nous dit que la PMI contacte les Caf en indiquant que tel enfant doit être protégé au nom de la protection de l’enfance. On demande aujourd’hui aux structures collectives d’accueillir ces enfants.
Aujourd’hui, le rapport entre PMI et structures publiques ne se trouve pas du tout dans ce que vous avez évoqué au début sur les missions globales. On leur confie des missions qui n’étaient pas forcément celles du bloc communal, et pas forcément d’ailleurs avec les accompagnements financiers qui vont avec. Nous avons beaucoup parlé du modèle privé, mais le modèle public mérite aussi d’être questionné. Nous avons du mal à imaginer que les aides, notamment celles dédiées à la création, permettront de consolider et de pérenniser l’offre existante, publique et privée non lucrative. Quelle est votre stratégie ? Avez-vous conscience de ces difficultés constatées au niveau local ?
M. Jean-Benoît Dujol. Nous avons conscience de ces difficultés, bien sûr. Le premier enjeu consiste à maintenir l’offre sur le territoire. C’est la raison pour laquelle la loi évoque les schémas de maintien et de développement de l’offre d’accueil du jeune enfant. Si on dézoome une seule seconde et que l’on regarde ce qui se passe du côté des assistantes maternelles – évidemment, il y a des effets de report aussi en termes de prise en charge – on détruit de la place. Si, aujourd’hui, le taux de couverture en mode de garde progresse, c’est parce qu’on fait un peu moins d’enfants. C’est malheureux de le constater, mais c’est la réalité. Malgré tout, on crée des places en net du côté de l’accueil collectif et on arrive à faire un peu plus que compenser la contraction de l’offre du côté des assistantes maternelles C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, une série d’actions, même si c’est compliqué, concerne l’accueil individuel. Le but est d’essayer de faire front commun. Ce n’est pas avec 500 000 places, même augmentées de 200 000 places d’accueil collectif, que nous parviendrons à accueillir l’ensemble des enfants au-delà des taux de couverture connus aujourd’hui, qui sont encore inférieurs à 60 %.
Nous sommes conscients des difficultés. Il existe deux stratégies pour inciter à la création de places et au maintien des places. Il s’agit d’abord du soutien à l’investissement et, ensuite, au fonctionnement. On a beaucoup cru sans doute que le soutien à l’investissement était suffisant, mais c’est une erreur pour convaincre les gestionnaires de s’engager. Les gestionnaires ont besoin d’une aide à l’installation et à la mise en place de la structure. Ils ont besoin d’être sécurisés de manière durable et à un haut niveau de sécurisation, si possible, en matière de fonctionnement. Les aides permettent une plus grande souplesse d’évolution. Certaines aides sont extralégales et ne sont pas prévues par le code de l’action sociale et des familles. Elles le sont par le Fnas. Elles sont remises en question, de manière positive à chaque fois puisqu’on remet de l’argent, tous les cinq ans au moment de la convention d’objectifs et de gestion. Il y a une sorte de cycle avec un ralentissement des créations de places en fin de Cog. On a du mal ensuite à créer des places.
À travers la nouvelle Cog, nous essayons de sécuriser les gestionnaires dans la durée, précisément sur cette question des bonus. Vous avez raison, les bonus apparaissent dans tous les sens, notamment les bonus de création de places. Ils étaient en quelque sorte millésimés, c’est-à-dire que selon l’année de la création de la place, ce n’est pas le même niveau de bonus, alors qu’une place est une place. Nous essayons de faire converger en quelque sorte les bonus. Trois dispositions sont importantes, je crois, dans la Cog, de ce point de vue-là. Une première a vocation à favoriser l’équité territoriale en valorisant les communes qui ont engagé une politique de petite enfance de longue date. Nous avons des bonus, notamment en zones de revitalisation rurale (ZRR) et en quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), qui doivent converger. Cent millions d’euros supplémentaires sont consacrés à cette mesure à l’horizon 2027. Nous essayons de sécuriser les gens sur les anciennes places, en quelque sorte, parce que pour créer de nouvelles places, il faut à peu près couvrir les coûts sur les places gérées aujourd’hui.
La deuxième mesure consiste à maintenir un bon niveau de financement forfaitaire dans un contexte d’inflation. Les bonus ont une vocation, celle de compenser l’excessive volatilité des financements en fonction de l’activité et notamment ce fonctionnement un peu délétère qui consiste à optimiser les choses en fin d’année, avec l’exemple très frappant que vous citiez des parents qui sont en congés, mais à qui on va demander de placer leurs enfants en crèche pour optimiser le ratio entre les heures facturées et les heures réalisées.
Je fais une petite parenthèse sur ce sujet. Vous recevez plusieurs ministres de la famille qui ont pesé dans la mise en place de la facturation horaire. La discussion, à l’époque, de la facturation horaire concernait le constat sur les taux d’occupation. Les gens qui s’intéressaient au sujet plaidaient pour créer des places, mais on leur disait que leurs places étaient vides et qu’il fallait regarder les taux d’occupation. Si nous regardons les heures effectuées ramenées au coût de la crèche, les coûts d’intervention apparaissaient très élevés. La facturation horaire a été conçue d’une manière un peu simpliste, je ne suis pas loin de le penser, comme une façon d’augmenter le taux d’occupation.
M. le président Thibault Bazin. Cela n’a pas fonctionné, comme le fait remarquer notre collègue William Martinet.
M. Jean-Benoît Dujol. Oui, et ce système a abouti à des résultats contre-productifs. La stratégie d’aujourd’hui, avec les bonus dans les Cog précédentes et aujourd’hui, est d’augmenter la part forfaitaire du financement qui a été induite par ces bonus versus la part en fonction de l’activité. J’ai un chiffre, c’est une dynamique qui a été initiée sur la Cog précédente, 2018-2022, durant laquelle la part forfaitaire du financement à la place est passée en direction des EAJE-PSU, de 4 à 28 % du total du financement. Nous voyons quand même un socle du financement des structures via les bonus. Une majoration de bonus est enfin mise en place à l’occasion de la Cog.
M. le président Thibault Bazin. Je me permets d’intervenir, monsieur Dujol, parce qu’on nous a déjà fait la promotion des bonus, mais cela ne m’a pas rassuré et convaincu sur l’accessibilité et la lisibilité pour les gestionnaires.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour vos premières interventions que je partage, qu’il s’agisse de la question de l’intercommunalisation de la compétence ou de la question de la mise en place d’une boîte à outils pour permettre aux collectivités d’exercer pleinement les missions qui sont les leurs. Je pense que c’est quelque chose qui est fondamental.
Vous le savez, cette audition est attendue par la commission d’enquête, puisque nous sommes maintenant très avancés dans nos travaux et je crois que nous avons tous pu nous faire une idée sur la qualité d’accueil et les modalités de financement des crèches dans notre pays.
Je vais prendre quelques minutes pour recontextualiser et pour vous interroger sur les réflexions qui sont les nôtres. Il est important de comprendre dans quel cadre s’inscrivent les travaux de cette commission. Ils s’inscrivent dans la continuité d’un certain nombre d’ouvrages et de rapports qui ont mis en exergue non seulement des situations de maltraitance grave, dont on peut espérer qu’elles sont relativement circonscrites, mais surtout des pratiques quotidiennes, courantes, de douces violences et d’incapacité des équipes sur le terrain à pleinement accompagner les enfants de façon à ce qu’ils puissent réaliser toutes leurs potentialités dans un moment dont on sait qu’il est pleinement stratégique pour leur développement.
Effectivement, vous avez insisté sur le fait que la législation a évolué très récemment, avec la création du service public de la petite enfance et le rôle d’autorité organisatrice confié aux communes. Je crois que cela n’est pas neutre également dans la façon dont on organise le financement et le modèle économique des crèches.
Vous avez déjà dit beaucoup de choses. Je vais essayer de ne rien oublier concernant les points sur lesquels je souhaitais réagir. D’abord, concernant la question de l’organisation de la gouvernance, je crois que nous avons tous compris qu’il y avait une multiplicité d’acteurs et une complexité dans l’exercice de la gouvernance, une complexité qui, à mon avis, ne va pas aller en s’améliorant dans la mesure où, aujourd’hui, on a érigé la commune en autorité organisatrice du service public de la petite enfance et où, par conséquent, il conviendra aussi de l’associer encore plus étroitement à la mise en œuvre de cette compétence. Il existe un comité départemental des services aux familles. Ne vous semble-t-il pas nécessaire, au sein de ce comité départemental, de travailler autour d’une instance qui soit précisément en charge des solutions d’accueil, non seulement des crèches, mais aussi des solutions d’accueil individuelles ?
Vous dites à juste titre que financer la qualité du service et accompagner les gestionnaires dans les coûts de fonctionnement, c’est aussi la condition sine qua non de création de places en crèche. Nous constatons aujourd’hui qu’un certain nombre de berceaux sont gelés et peut-être avez-vous des chiffres à nous apporter sur ce nombre de berceaux gelés en France.
Surtout, il y a un désengagement des communes. Certaines solutions proposées affichent un coût important qui reste à la charge des communes alors que pour d’autres, les communes n’ont rien à débourser.
Je crois que les échanges que nous avons pu avoir depuis le début des travaux de cette commission démontrent qu’en réalité le mécanisme aujourd’hui du tiers financement a eu pour effet de créer une forme de distorsion entre les hypothèses selon lesquelles c’est la commune qui est tiers financeur, ou les administrations pour leur propre personnel, avec des contraintes budgétaires toujours plus importantes et un financement via la PSU qui pose des difficultés.
De l’autre côté, nous trouvons un mécanisme de tiers financement par l’intermédiaire des entreprises. Lorsque nous écoutons les gestionnaires privés, pas seulement ceux issus des grands groupes, une distorsion se fait jour parce que l’on peut vendre le berceau cher aux entreprises, grâce à des mécanismes de défiscalisation extrêmement généreux et sur lesquels nous n’avons pas de pilotage. La dépense publique indirecte est évidente et conséquente, sans le moindre pilotage. De l’autre côté, des entreprises disent qu’elles sont en mesure de fidéliser leur personnel et d’avoir une attractivité sans que tout cela leur coûte trop cher.
L’entreprise privée paye un peu plus cher son berceau pour avoir un droit de priorité. Le droit de priorité a pour effet, potentiellement, de conduire le gestionnaire à mettre dehors un enfant pour le remplacer par un autre qui est dit prioritaire.
Il en résulte des situations de distorsion entre les crèches financées par les communes et celles financées par les entreprises. Par ailleurs, les dispositifs instaurés ne me paraissent pas compatibles avec le service public de la petite enfance. Je pense en particulier au principe d’égalité de traitement ou au principe de continuité du service, dont on peut se dire qu’il est fortement malmené quand on explique à des parents que dans deux mois, leur enfant devra aller ailleurs parce que finalement un enfant plus rentable le remplacera.
Je voulais ensuite vous parler de la PSU, mais je vais peut-être d’abord vous laisser réagir par rapport à mes premières remarques.
M. Jean-Benoît Dujol. Je vais quand même vous parler de la PSU en répondant à ce que vous m’avez dit parce que votre façon de présenter la question du tiers financeur me paraît très juste. C’est une façon intéressante d’aborder la problématique.
La PSU est conçue pour avoir un tiers financeur, cela ne marche pas sans tiers financeur, puisque la PSU s’entend à hauteur de 66 % du prix plafond, moins les participations familiales. Avant, il y avait des systèmes de financement des établissements collectifs, des établissements d’accueil, où les prestations familiales étaient complémentaires, c’est-à-dire que le gestionnaire recevait un montant, puis les participations familiales en supplément. Ici, plus la famille paye, moins la Caf paye. Les participations familiales sont incluses. Pourquoi ? Pour éviter justement l’éviction des enfants les moins “rentables” au bénéfice des enfants les plus “rentables”. Quel que soit le niveau de ressources de la famille, le montant garanti par la caisse d’allocations familiales grâce à la PSU est identique. Après, il y a une contribution plus ou moins importante de la Caf, puisqu’elle s’ajuste pour ne compléter qu’à hauteur des participations familiales. Je ne pose pas la question à ce stade des écarts au prix plafond, dans la mesure où le prix plafond n’a pas été beaucoup revalorisé dans les années précédentes. On s’est engagé, pour la prochaine Cog dans une action de revalorisation un peu plus dynamique afin de tenir compte d’évolutions de coûts importantes. On garantit 66 %, c’est-à-dire qu’au mieux, il y a quand même au moins 34 % à aller chercher ailleurs. Donc, il faut un tiers financeur, et le tiers financeur habituel en mode PSU, c’est évidemment la collectivité locale, qu’elle agisse en régie ou en DSP.
Quand on regarde les chiffres de l’observatoire national de l’accueil de la petite enfance, le taux de contribution des caisses d’allocations familiales reste très important. On les critique beaucoup sur l’insuffisance des financements mais aujourd’hui, quand on observe les choses de manière un peu objective, on s’aperçoit que le taux de contribution et le taux de couverture apportés par les Caf restent très importants.
Il y a un reste à charge très important, non pas pour les familles, parce que tout cela est modulé en fonction des revenus, mais pour les collectivités. En micro-crèche, ce problème ne se pose pas parce qu’on fait payer aux familles un montant plus important. Il faut aussi parler de la problématique d’accessibilité, qui est majeure. On ne trouve que des enfants rentables en micro-crèche Paje, pour des raisons que l’on comprend bien. En plus, la réservation des berceaux est financée sur argent public. Cette dépense fiscale liée aux crédits est rattachée au programme 304 de la loi de finances, dont je suis responsable, à hauteur de 200 millions d’euros. Elle n’est absolument pas pilotée. La Cour des comptes, à juste titre, nous le fait remarquer chaque année, nous invitant à une évaluation plus rigoureuse de la pertinence et de l’effet des dépenses fiscales. Un rapport important a été publié la semaine dernière sur les micro-crèches, et il remet en cause le Cifam.
Il y a deux mécanismes, la déduction de l’assiette de l’impôt sur les sociétés et le Cifam. Les taux de subventions sont considérables. J’ai été surpris des montants unitaires et moyens de réservation de berceaux. C’est très élevé, à hauteur de 12 000 ou 13 000 euros.
M. le président Thibault Bazin. Plus de la moitié des berceaux est réservée par les administrations publiques et les collectivités auprès des groupes privés ou d’autres structures. Vos ministères, d’une certaine manière, sont tiers financeurs. Je ne sais pas si vous avez mené cette expertise. Quelle est la politique menée par le ministère au niveau des sections régionales interministérielles d’action sociales (SRIAS) ? Quelles sont les conventions que vous signez avec les crèches pour vos propres agents de la fonction publique ? Au-delà des 190 millions d’euros de Cifam, combien l’État met-il pour ses propres agents en tant que tiers financeur ?
M. Jean-Benoît Dujol. Au ministère, nous avons la chance d’avoir une crèche dans les locaux, gérée par l’AP-HP de manière dérogatoire. Il y a aussi des réservations de berceaux effectuées par le secrétaire général. Il se trouve que ce n’est pas chaque direction qui s’occupe de cela, ce sont évidemment les gestionnaires, les secrétariats généraux de ministère. Je crois que l’ordre de grandeur est comparable. J’ai été surpris quand j’ai regardé le rapport sur le montant des réservations de berceaux. Quand je me suis retourné par curiosité, parce que ce n’est pas mon travail, vers le secrétariat général des ministères sociaux pour savoir exactement comment il procédait, il m’a fait comprendre que c’était sensiblement le même prix, alors même qu’il n’y a pas de Cifam, puisque c’est une administration publique.
M. le président Thibault Bazin. Ce sont des volumes importants de réservations.
M. Jean-Benoît Dujol. Oui.
M. le président Thibault Bazin. Revenons aux questions de Mme la rapporteure.
M. Jean-Benoît Dujol. Vous avez commencé par parler des révélations faites par le rapport de l’Igas en matière de qualité de l’accueil. C’est un rapport important qui a suscité une conversation nationale autour de ce sujet. Pour répondre à ce que vous avez dit, deux choses m’ont frappé à la lecture de ce rapport. D’abord, la mise en avant de pratiques, peut-être ponctuelles, mais extrêmement graves. Des scènes décrites dans le rapport sont objectivement choquantes. On y parle de contention, de forçage alimentaire, de violence. Ce sont des choses que nous n’avions pas forcément imaginées. Mais il y a presque pire. On peut sévir, on peut contrôler, on peut fermer. Le constat du rapport laisse voir qu’indépendamment de ces dysfonctionnements gravissimes, qu’on espère exceptionnels, une question centrale se pose, celle du développement de l’enfant qui n’est pas au cœur des modes d’accueil. Même si tout est fait correctement, cela reste juste correct, alors que les enjeux de développement, de socialisation, de développement socio-émotionnel, cognitif, sont évidemment cruciaux à ces âges-là. Et c’est presque cet aspect qui m’a le plus frappé et qui appelle, je crois, une réaction et une réflexion sur la pédagogie mise en œuvre dans les crèches. Cela renvoie à la question des professionnels, à leur nombre insuffisant et à leur niveau de qualification. Je ne suis pas obsédé par les micro-crèches, mais l’une des caractéristiques des micro-crèches est qu’elles sont très dérogatoires aussi du point de vue du niveau de qualification de l’encadrement.
Peut-être nous sommes-nous trop concentrés sur le mode de garde, en étant un peu aveugles sur cette question de la qualité, non pas au sens de la sécurité, mais au sens de la promotion du développement de l’enfant. Le message du rapport de l’Igas est bien de remettre l’enfant au centre des préoccupations. L’inscription du SPPE dans la loi plein emploi est paradoxale, parce qu’elle est toujours marquée par cette ancienne idée. Le mode de garde est un accessoire de la politique de l’emploi, pour permettre notamment aux parents et en particulier aux femmes de pouvoir s’insérer dans le marché du travail de manière durable. C’est un objectif qui est louable et nécessaire, mais ce n’est pas le seul que l’on poursuit quand on propose des modes de garde. Nous savons les interventions précoces et de qualité sont cruciales, encore une fois, sur le plan cognitif et socio-relationnel.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Dujol, pouvez-vous répondre aux questions, notamment celles relatives aux décrets ?
M. Jean-Benoît Dujol. J’ai le sentiment d’y répondre. Faut-il faire évoluer le comité départemental du service aux familles ? Faut-il qu’il y ait une instance resserrée sur le sujet ? Je ne vois pas exactement ce que vous avez prévu d’y faire figurer, mais les missions du CDSF sont assez larges. C’est une instance de réflexion, de conseil, de proposition, d’appui, d’évaluation et de suivi des institutions et organismes qui interviennent dans le domaine des services aux familles, au développement des services aux familles. C’est un vocable assez large. Il existe une instance resserrée sur le contrôle, par exemple, à qui on a demandé de se réunir assez récemment pour repérer les établissements en difficulté. Nous pouvons avoir des formations spécialisées, réunissant une partie des membres, par exemple, qui seraient les plus directement intéressés par tel ou tel sujet.
La proposition que vous faites me semble, de ce que j’en comprends à ce stade, tout à fait utile et intéressante.
Les décrets sur lesquels nous travaillons aujourd’hui sont ceux de la loi du 18 décembre, avec une échéance au 1er janvier prochain. Nous avons prévu deux décrets à ce stade, d’abord en fin de premier semestre et ensuite d’ici la fin de l’année, notamment sur les questions de contrôle, et d’ici la fin du premier trimestre, sur la question de l’autorité organisatrice pour en préciser les missions.
Nous n’avons pas du tout évoqué le sujet de la création de la compétence, même si on consolide une compétence existante. Il y a un enjeu d’accompagnement financier des collectivités concernées. On ne parle pas de compensation, parce que ce n’est pas un transfert de compétence. On ne peut pas mesurer ce que l’État faisait pour le verser aux collectivités locales. C’est une création de compétence, mais la Constitution prévoit cet accompagnement financier. Nous mesurons, en lien avec les associations d’élus, ce que devrait coûter la mise en place de cette compétence nouvelle aux différents échelons concernés, de 0 à 3 500, de 3 500 à 10 000 et de 10 000 habitants et plus. Nous proposerons un schéma d’accompagnement financier et de subventionnement de ces collectivités pour qu’elles soient conformes aux exigences constitutionnelles qui s’imposent dans ce cas.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je souhaitais surtout vous faire réagir, monsieur Dujol, sur le système de la réservation de berceaux par les entreprises et le tiers financeur issu des entreprises. Que pensez-vous de ce modèle au regard de votre expérience ?
M. Jean-Benoît Dujol. Je pense qu’il y a les effets pervers que vous évoquez. Le rapport publié la semaine dernière est assez éclairant. Ce n’est pas le premier qui critique le Cifam, qui subventionne cette réservation de berceaux. Je trouve les coûts élevés, même s’ils sont communs, comme le faisait remarquer le président Bazin, excessivement subventionnés et avec des effets pervers. Cela fait quand même deux rapports successifs qui nous disent que le Cifam n’est pas forcément la meilleure idée que l’on pouvait avoir.
La question que l’on peut se poser est : que fait-on de ces masses financières relativement conséquentes ? À l’échelle des modes de garde, ce ne sont pas des montants considérables, mais c’est inscrit en tout cas au programme 304, nous avons 200 millions d’euros inscrits au titre du Cifam.
Plusieurs propositions sont émises dans le rapport, notamment recycler tout ou partie de cette dépense au profit d’une action directe des caisses d’allocations familiales, qui le font un peu pour les entreprises non éligibles au Cifam. Un dispositif existe aujourd’hui du côté des caisses d’allocations familiales que nous pourrions imaginer faire grossir pour reprendre une partie des économies qui seraient faites en cas de suppression du Cifam. Je ne sais pas quelles seront les décisions prises par le Gouvernement. Nous sommes dans une phase de réflexion et d’arbitrage, le rapport est tout récent mais je crois que les défauts de ce système sont bien montrés.
Pour revenir à la question du rapport entre réservation de berceaux et tiers financeurs, j’étais ironique. Je dirais que la réservation de berceaux, c’est le quatrième tiers parce qu’avec la micro-crèche Paje, en réalité, on a couvert à peu près l’intégralité. On n’a pas besoin de tiers financeurs, c’est presque en plus de la réservation de berceaux. J’ai été surpris de constater que le rapport indique qu’il n’y a pas de surrentabilité de la micro-crèche Paje. Ils ont épluché de manière scrupuleuse les liasses fiscales. Je m’attendais à ce qu’ils trouvent des choses peut‑être plus choquantes en termes de surfinancement. Cela n’a pas été le cas.
Quand nous regardons la structure de financement, le système de réservation de berceaux apparaît luxueux, surtout subventionné sur fonds publics.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Nous pouvons envisager une évolution ou une disparition du Cifam sans pour autant toucher au système d’achat de berceaux par les entreprises, même si je suis assez convaincue que ce système crée des situations à multiples vitesses et qu’en réalité on a aujourd’hui des communes qui ne sont pas en capacité de suivre et qu’il est important de repositionner. Vous l’avez dit, en tant qu’autorité organisatrice du service public de la petite enfance, on leur confie des missions, je dirais, planificatrices. Je pense que repositionner aussi les communes comme l’accès à des solutions de mode de garde permettrait de s’inscrire dans cette création d’autorité organisatrice.
Les deux derniers points sur lesquels je souhaite vous interroger concernent les enjeux de qualité et la question des contrôles.
Aujourd’hui, d’après ce qui nous a été rapporté, les organismes de contrôle s’attachent davantage à des problématiques bâtimentaires et financières qu’à la réelle qualité d’accueil de l’enfant, au projet pédagogique, ainsi qu’au bien-être des personnels qui conditionne la qualité d’accueil. Il y a certainement un travail à mener pour faire évoluer les contrôles en intégrant cette dimension de la qualité d’accueil.
Je voulais savoir ce que vous pensiez de cette articulation entre le rôle des caisses d’allocations familiales et le rôle des PMI, en particulier à l’aune de l’expérimentation menée actuellement en Haute-Savoie, qui permet finalement à la Caf de se positionner comme le principal organisme de contrôle et qui permet a contrario à la PMI de jouer un rôle concentré sur la qualité d’accueil dans une logique d’accompagnement des gestionnaires et également d’accompagnement et de coopération vis-à-vis de l’aide à la parentalité.
Monsieur le Président en parlait tout à l’heure, je crois que cela permet aussi d’envisager les crèches comme un lieu de détection et un lieu de protection de situations de maltraitance qui peuvent intervenir dans les foyers, voire même de situations dont on peut considérer qu’elles appellent une aide particulière à la parentalité. Je voulais vous entendre sur le sujet de cette expérimentation.
Pour terminer, je voulais évoquer la PSU. Vous disiez qu’on a mis en place la tarification horaire de la PSU pour réussir à mieux remplir les crèches. Monsieur Martinet a fait remaruer, et nous sommes tous d’accord, que cela n’avait pas fonctionné. Pour autant, on continue d’avoir une PSU avec un taux horaire. Vous avez dit que pour compenser la volatilité des financements, on instaure des bonus. Nous ne comprenons pas toujours comment fonctionnent ces bonus, de quelle manière ils sont dimensionnés au regard des coûts qu’ils sont censés couvrir. Sur le terrain, nous avons constaté que des structures appelées à accueillir des enfants en situation de handicap ne voient pas leur surcoût couvert via le bonus handicap. Ce n’est pas suffisant.
Je ne vous cache pas que la question d’une simplification drastique du modèle me semble très importante pour sécuriser les gestionnaires, les personnels et leur permettre de se concentrer sur la qualité d’accueil. En érigeant aussi la commune comme autorité organisatrice du service public de la petite enfance, la puissance publique, dans son ensemble, pourra garder un œil sur ce qui se passe de façon beaucoup plus proche du terrain et au quotidien par l’intermédiaire des communes.
Que pensez-vous d’une forfaitisation à la demi-journée de la prestation de service unique ? Je pense qu’elle permet une sécurisation et ne pose pas de contraintes en termes d’occupation des places. On ne trouvera personne pour occuper la place et le berceau d’un enfant qui vient de 9 heures 30 à midi, et de la même manière en fin de journée. Cette approche qui consiste à établir un financement horaire en considérant qu’on va pouvoir remplir le berceau par exemple de 8 heures à 9 heures 30 ne fonctionne pas et ne correspond pas à la réalité. Si nous voulons créer des places, il convient absolument de sécuriser le fonctionnement. J’ai envie de dire que l’investissement intervient dans un second temps.
M. Jean-Benoît Dujol. J’ai déjà parlé de la qualité, je vais essayer de parler des contrôles. Je souscris complètement à ce que vous dites et cela me semble découler assez directement des conclusions du rapport de l’Igas. Les contrôles doivent s’intéresser à toutes les dimensions pertinentes de ce qui se passe au sein de l’établissement. Cela implique peut‑être la vérification du contrôle du référentiel bâtimentaire et la vérification des aides de la Caf. Pour autant, ce n’est pas suffisant. Je disais, peut-être de manière un peu simpliste, qu’il faut remettre l’enfant au centre, mais il faut aussi le placer dans le champ des contrôles. Il y a un projet d’établissement, il y a une politique d’établissement en matière de qualité de l’accueil, nous devons vérifier qu’elle répond à un certain nombre de référentiels et d’exigences.
Aujourd’hui, de fait, ce n’est pas exactement ce que nous voyons, aussi parce qu’il y avait une dispersion et un flou pour savoir qui était compétent, du moins en matière de contrôle. Vous vous rappelez sans doute du grave accident intervenu à Lyon avec cette auxiliaire de puériculture, cette professionnelle qui a commis un geste irréparable en direction d’un des enfants qu’elle gardait, dans des conditions sur lesquelles la justice se prononcera.
La Première ministre de l’époque, Mme Elisabeth Borne, a réagi de manière assez forte en juillet 2022 en adressant une circulaire et une demande d’information à l’ensemble des préfets, leur demandant de se tourner vers les présidents des conseils départementaux pour vérifier ce qu’ils faisaient en matière d’accueil. D’une manière un peu paradoxale, l’autorité, en matière de contrôle à l’époque, n’était pas le président du conseil départemental, mais la PMI, d’une part, et d’autre part, en dépit de difficultés qui pouvaient être remontées, ni le PCD ni la PMI n’avaient la faculté de fermer l’établissement. Seul le préfet pouvait le faire, alors que le préfet n’a pas de troupe pour contrôler ce qui se passe dans l’établissement d’accueil du jeune enfant.
Il y avait quand même un hiatus entre la responsabilité de contrôle et la capacité à prendre les mesures qui s’imposent, chose qu’on a voulu corriger dans le cadre de l’article 18 de la loi pour le plein emploi, en tout cas la partie relative au SPPE, en clarifiant la responsabilité en matière de contrôle. Ce n’est plus la PMI qui a la responsabilité de contrôle, c’est le président du conseil départemental, avec la plénitude de ses compétences. Je pense que cela favorise un contrôle un peu plus large, un spectre plus large de ce qui se passe dans l’établissement. On lui a donné la plénitude de capacité, c’est-à-dire qu’il peut en tirer toutes les conséquences qu’il veut, y compris la fermeture de l’établissement. S’il est le responsable de premier niveau, il reste une compétence de l’État, soit une compétence de second niveau, à savoir vérifier que le plan de contrôle est établi et exécuté par le PCD, et puis le cas échéant, si nécessaire, appuyer ou suppléer le PCD dans le contrôle. Aujourd’hui, les agents qui assurent le contrôle d’établissements d’accueil de jeunes enfants restent assez peu nombreux.
Nous avons réédité l’opération de juillet 2022 en septembre 2023, en lançant une enquête auprès des services départementaux de PMI, dans le cadre de l’instruction faite aux préfets, pour vérifier là aussi quelles étaient leurs appréciations des difficultés rencontrées. Ce ne sont pas des données exhaustives, nous ne pouvons pas en tirer des conséquences générales, mais cela a permis que les CDSF se réunissent sur la question du contrôle et d’identifier, de cartographier territoire par territoire, en tout cas pour les départements qui nous ont répondu, des établissements les plus à risque. Oui, la politique de contrôle doit évoluer et nous nous sommes dotés de nouveaux outils, à travers la loi de décembre 2023, pour le faire.
Nous avons beaucoup parlé de la PSU, mais vous remettez à juste titre l’accent sur son mode de fonctionnement, qui est évidemment perfectible et qui a reçu des objectifs un peu contraires.
La question de la forfaitisation se fait malgré tout un peu de facto avec les contrats qui sont imposés aux familles parce que derrière la forfaitisation, il faut quand même savoir ce que vont payer les familles. Deux objectifs accompagnaient le financement horaire à l’époque, c’était inciter le taux d’occupation et ne facturer aux familles que ce dont elles avaient besoin. Si vous laissez notamment votre enfant deux heures par jour, il est un peu regrettable de devoir payer l’intégralité de la facture. De mon point de vue, si l’on forfaitise un petit peu ou complètement, pour régler cette difficulté de la participation familiale, il sera compliqué d’expliquer aux gens qu’ils doivent payer au-delà du niveau de service qu’ils réclament.
Vous avez raison, l’objectif principal, qui était de permettre un remplissage plus important des crèches, n’a pas été complètement atteint, mais je n’ai pas les chiffres sous les yeux en matière de taux d’occupation. On réforme les aides de la PSU en général à l’occasion de chaque Cog. On vient de signer une Cog et je ne crois pas que l’on ait inscrit une révision drastique de son barème. Je comprends vos critiques, elles sont en partie fondées, me semble‑t-il. Peut-être devrait-on, en lien avec la DSS et la Cnaf, réfléchir à une opération de simplification qui permettrait d’être le pendant des mécanismes de gouvernance mis en place. Nous aurions à la fois un instrument de gouvernance rénové et un instrument de financement rénové. Nous l’avons puisque la nouvelle Cog signée juillet 2023 embarque des mesures très importantes, mais qui sans doute contribuent à complexifier les choses. Nous avons essayé de simplifier les bonus en les faisant converger en termes de montants. C’est déjà une marche vers la simplification. On accroît la quote-part des financements consacrés au socle versus l’activité. Ce sont déjà des mouvements à l’œuvre.
M. le président Thibault Bazin. Je vais suspendre la séance une dizaine de minutes. Monsieur Martinet interviendra à la reprise.
La séance est suspendue à onze heures quinze et reprise à onze heures trente.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous avons auditionné il y a quelques jours le président du fonds d’investissement Antin Infrastructure Partners. J’ai été très étonné de l’entendre nous expliquer assez doctement quelle allait être la nature des ouvertures de places dans le pays d’ici 2027, y compris avec des arguments très rationnels. Au vu du modèle économique des crèches et du fait que les collectivités territoriales ont dans ce modèle économique plus intérêt à acheter une place en crèche chez un opérateur privé plutôt que les ouvrir elles-mêmes, il estimait que d’ici 2027, 80 % des ouvertures se feraient avec des places privées. Je vous pose vous la question en tant que directeur d’administration. En tant que député, en tant que démocrate, il me semble que ce sont davantage les politiques et l’administration qui doivent faire la politique publique plutôt que les actionnaires des fonds d’investissement.
Avez-vous une feuille de route sur ces ouvertures de places d’ici 2027 ? Je rappelle que l’engagement se situe à hauteur de 100 000. Avez-vous une feuille de route sur la proportion de ces places qui seront ouvertes entre le public et le privé ?
M. Jean-Benoît Dujol. Je crois que l’on fête à peu près les vingt ans de l’ouverture des aides au secteur privé, c’était en 2004. Monsieur Jacob vous le dira mieux que moi en fin de journée. C’était un sujet compliqué et débattu.
Nous constatons que sur les créations nettes de places aujourd’hui sont largement tirées par le secteur commercial. Ce n’est pas 80 %, mais nous devons nous approcher des 50 % des créations nettes de places faites par le secteur commercial, notamment par les micro-crèches, Paje ou PSU. Nous sommes sur un secteur qui est plus dynamique que les autres. Sont-ils plus dynamiques parce qu’ils sont meilleurs ou parce que la réglementation leur est plus favorable ?
Le rapport que j’ai déjà évoqué sur les micro-crèches invite à la vigilance. Ce ne sont pas les grands groupes de crèches, assez peu brocardés dans le rapport, mais les micro‑crèches portées par des entrepreneurs individuels, pas spécialement du métier, avec des exigences de qualité pas totalement réunies et assumées, qui posent problème. En tout cas, c’est ce que je retiens de la lecture du rapport.
C’est lié à deux choses. D’abord, ce sont des dérogations en termes de taux et de qualité de l’encadrement. Nous devons réfléchir à revenir en partie sur ces dérogations. Non pas que cela donne un avantage indu, mais les garanties qu’il faudrait en matière de qualité ne sont pas apportées. Il y a la question du financement, Paje ou PSU, avec les effets pervers que j’ai évoqués sur la Paje. Cela ne suffit sans doute pas à disqualifier complètement le modèle, mais cela fait beaucoup contribuer les familles et la branche famille aussi, puisqu’elle paye la Paje. C’est un peu une entorse au modèle « pur et parfait » de la PSU.
Je pense qu’il faut regarder de près les conclusions du rapport et peut-être prendre des mesures, non pas de régulation, il ne s’agit pas de les freiner pour les freiner, mais prendre les mesures qui s’imposent pour s’assurer que cette contribution au développement du parc de places, que l’on souhaite et qui est nécessaire, se fasse dans des conditions de qualité suffisantes. Par exemple, avoir un simple référent technique non qualifié à la tête d’une crèche, même de petite taille, ne me paraît pas satisfaisant.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma question était quand même précise pour savoir si l’administration suit des objectifs en termes de proportions d’ouverture de places dans le secteur privé et public ou si vous n’avez pas d’objectifs en la matière.
M. Jean-Benoît Dujol. Nous avons des objectifs de créations de places, tous modes d’accueil confondus, à hauteur de 100 000 et 200 000 aux horizons 2027 et 2030. La Cog, jusqu’en 2027, laisse voir un objectif de places nettes de l’ordre de 35 000. Il n’y a pas d’objectifs et de répartition en fonction du type de places. On regarde parce qu’on est préoccupé et on essaie de suivre de près l’évolution du secteur et sa structure. On n’a pas d’animosité particulière contre le commercial, ni de faiblesse vis-à-vis du commercial. Il n’y a pas d’objectif par sous-catégorie. L’objectif est celui des créations de places. Je constate factuellement que dans le passé, c’est ce segment du marché qui a tiré les créations de places.
Ce n’est pas cela qui justifie qu’on sévisse contre eux. En revanche, on doit vérifier que les conditions qui entourent les enfants accueillis dans ces crèches sont satisfaisantes.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Sur la question des objectifs d’ouverture de places, même si j’entends votre réponse d’après laquelle vous n’avez pas d’objectif entre le public et le privé, j’imagine qu’on sera d’accord pour dire que le public, en grande partie, devra porter cet objectif d’ouverture de places. Les collectivités territoriales devront ouvrir des places en crèche si on veut tenir l’objectif annoncé par la ministre, qui est de 100 000 places ouvertes d’ici 2027.
Évidemment, la question consiste à savoir si les collectivités ont les moyens d’ouvrir ces places. Vous nous avez dit tout à l’heure que vous souteniez davantage les collectivités grâce à cette Cog qui propose davantage de moyens. On peut débattre, on l’a déjà fait, sur cette Cog, à quel point il y a plus de moyens et s’ils sont suffisants. Nous avons auditionné hier la direction de la sécurité sociale qui nous a également dit que la Cog offrait davantage de moyens, mais que les collectivités devaient quand même consentir un effort financier pour être en mesure d’ouvrir des places.
Dans un tel cas, d’où doit venir cet argent ? Les collectivités accéderont-elles à un financement supplémentaire pour ouvrir ces places ou bien devront-elles faire des arbitrages, c’est-à-dire des économies budgétaires sur certaines de leurs missions ? Si vous voyez une troisième option, n’hésitez pas à me le dire, mais j’ai l’impression quand même que tout se résume à ces deux options.
M. Jean-Benoît Dujol. Les collectivités pourraient augmenter les impôts locaux, mais ce n’est pas sûr que ce soit une bonne réponse à apporter. Ce n’est pas un sujet qui prête à sourire, je n’aurais peut-être pas dû faire cette plaisanterie.
On l’a dit tout à l’heure, le modèle de financement canonique, je ne parle pas des spécificités comme les micro-crèches Paje, c’est la PSU. Il y a un tiers financeur, qui a vocation me semble-t-il, à être la collectivité locale. Elle est devenue depuis décembre dernier l’autorité organisatrice de l’accueil du jeune enfant, mais pas l’autorité de financement. Elle joue un rôle particulier d’information des familles, puis surtout de planification, de maintien et de développement de l’offre. Elle a un rôle à jouer, y compris financier.
Nous apportons plus d’argent pour assurer la compétence qui est celle de la branche famille, les fameux 66 % du coût de revient dans la limite du prix plafond, moins les participations familiales. C’est ce que nous faisons en plus. Le montant correspond quand même à 1,5 milliard d’euros de dépenses supplémentaires par an à échéance 2027 pour couvrir une série de coûts, notamment des créations de places nouvelles, mais aussi augmenter le taux de financement par place. Nous allons l’accroître. C’est le fameux bonus que nous brocardons depuis tout à l’heure. Nous augmentons le soutien aux augmentations salariales dans le secteur non commercial, ce qui me paraissait aussi indispensable compte tenu des conventions collectives signées.
L’État ne fait pas rien puisque j’évoquais les compétences nouvelles créées par la loi. L’État les compensera. Le circuit et le montant ne sont pas encore fixés. Les discussions sont en cours. Dès lors que les collectivités locales, les communes de plus de 3 500 et de plus de 10 000 habitants satisferont à leurs obligations, au même titre qu’on le ferait si on avait décentralisé une compétence, on mettra en place un mécanisme de compensation au sens constitutionnel du terme, même si là c’est une création.
Sous cette réserve, cela implique quand même un effort complémentaire des collectivités et c’est leur responsabilité de collectivités de trouver ces solutions.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Votre dernière phrase est assez lapidaire, mais résume quand même bien votre propos. Il revient donc aux collectivités de trouver l’argent.
M. Jean-Benoît Dujol. Oui, nous apportons 1,5 milliard d’euros par an sur la table, mais un principe de cofinancement est prévu. On peut décider d’y revenir, mais il faudra que l’État ou la sécurité sociale trouve ce complément de financement. Ce n’est pas ce qui est prévu sur l’échéance 2023-2027. Donc, oui, il revient aux collectivités locales qui, historiquement, financent les modes de garde de trouver les solutions. Je n’ai pas d’autres solutions à proposer.
M. le président Thibault Bazin. Nous ne constatons pas ce fameux taux de 66 % toujours mis en avant. Les collectivités sont aujourd’hui en difficulté, parfois avec des capacités d’autofinancement limitées, voire parfois souvent éligibles au fonds national de garantie des ressources pour les collectivités qui bénéficient des fonds de péréquation. Certaines ne savent pas comment résoudre l’équation, y compris de la revalorisation portée en théorie à 66 %.
M. Martinet a d’ailleurs évoqué hier la question de la dynamique avec l’évolution du Smic. Nous sommes sur la revalorisation, mais il faut aussi mentionner les autres évolutions qui vont arriver d’ici 2027. Si aujourd’hui, ils ne sont pas à 66 % et que leur tiers financement avec tous les frais cachés est beaucoup plus important, nous ferons face à un problème d’équation à la fois pour la pérennité et le développement. Je vous alerte vraiment, parce qu’on l’a entendu dans notre commission d’enquête, sur le modèle économique de nos structures publiques et de nos structures privées à but non lucratif. À travers nos auditions, nous constatons bien un écart entre la théorie et la pratique Je ne sais pas si la Cnaf vous le dit, ce qui ne veut pas dire que la Cnaf ne finance rien, mais en tout cas, elle ne finance pas à hauteur du taux imaginé. Le reste à charge pour le tiers financeur est plus important que ce qui est sur le papier.
M. Jean-Benoît Dujol. Cette enveloppe de 1,5 milliard intègre deux mesures qui me semblent contribuer au maintien du taux tel qu’il est, peut-être pas de 66 % en pratique compte tenu du périmètre sur lequel on le regarde. C’est une revalorisation dynamique des prix plafond, parce que nous parlons de 66 % du prix plafond. Cela évite une érosion tendancielle liée à une évolution différenciée du prix de revient réel et du prix plafond. On va revaloriser beaucoup plus que sur la Cog précédente le prix plafond. On met en place pour le secteur commercial, mais aussi pour les collectivités locales, un bonus d’attractivité.
M. le président Thibault Bazin. Oui, mais l’inflation constatée en 2023 et 2024 n’est pas celle de 2019.
M. Jean-Benoît Dujol. Tout à fait.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie. Si vos réponses apportées vous semblaient erronées ou incomplètes et que vous souhaitiez y apporter des correctifs, vous avez l’obligation de le faire dans les heures qui viennent.
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46. Audition de Mme Marisol Touraine, ancienne ministre des affaires sociales et de la santé (2012-2017) (10 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Dans le cadre de nos auditions d’anciens responsables gouvernementaux chargés du secteur de la famille et de la petite enfance, nous accueillons Mme Marisol Touraine, qui fut ministre des affaires sociales et de la santé de 2012 à 2017, dans les gouvernements de Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, le secteur de la famille relevant de son périmètre ministériel jusqu’en 2016.
Madame la ministre, nous aimerions vous entendre sur les réformes que vous avez engagées dans le domaine des crèches – je pense notamment à la réforme de la prestation de service unique (PSU) dont le financement forfaitaire a été remplacé par un financement sur la base d’une tarification horaire liée à l’activité. Nous essaierons également de comprendre si la politique que vous avez menée s’est inscrite ou non dans le prolongement de celle de vos prédécesseurs et pour quelles raisons.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Marisol Touraine prête serment.)
Mme Marisol Touraine, ancienne ministre des affaires sociales et de la santé. Je m’exprime devant vous au titre des fonctions gouvernementales, que j’ai exercées entre mai 2012 et mai 2017. Même si la politique familiale n’était plus de mon ressort à partir de février 2016, j’ai continué d’être responsable du budget de la sécurité sociale, et donc de la branche famille.
Je voudrais insister sur les objectifs que j’ai poursuivis pendant cette période en matière de politique familiale. Conformément aux engagements qu’il avait pris pendant la campagne électorale, le Président de la République François Hollande m’avait fixé pour priorité d’augmenter le nombre de berceaux, autrement dit, le nombre de solutions proposées aux familles.
Il faut bien se replacer dans l’état d’esprit de 2012, dont je ne sais pas s’il a perduré. Il était alors impératif d’offrir des solutions à des familles confrontées à des difficultés pour faire garder leurs enfants. Une demande pressante en ce sens émanait tant de l’opinion publique que des collectivités locales et des élus de tous bords. La France avait connu un nouveau pic de natalité en 2010 et le nombre de places disponibles avait régressé au cours des années précédentes, en raison notamment de l’arrêt de la scolarisation des enfants avant 3 ans. Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) estimait qu’il manquait environ 350 000 places.
Les gouvernements successifs auquel j’ai appartenu ont eu à cœur de faire prospérer le modèle social français et sa politique familiale qui sont admirés et étudiés partout dans le monde, encore aujourd’hui. Nous avons souhaité favoriser davantage ce qui constitue aux yeux de tous une réussite : la capacité des femmes à mener de front une activité professionnelle et à être mère. Cela tient, me semble-t-il, à la combinaison d’un soutien financier et d’une offre de services aux familles. Les familles manifestent de plus en plus leur intérêt pour des services, plutôt que pour des prestations monétaires. Ces services comprennent l’école – rappelons qu’à l’époque, elle n’était pas obligatoire avant 6 ans –, qui a joué un rôle très important dans le développement du modèle français, et les différentes formes d’accueil du jeune enfant.
Pour répondre aux attentes, les gouvernements successifs ont investi massivement dans la création de nouvelles places et cherché à développer la formation des professionnels ; il ne suffit pas d’avoir des places, encore faut-il du personnel pour s’occuper des enfants. Tous les leviers ont été mobilisés : l’accueil collectif, l’accueil individuel et l’école. Le huitième plan pluriannuel d’investissements en crèche, dit plan « crèche », concomitant à la nouvelle convention d’objectifs et de gestion (Cog) 2013-2017 de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), prévoyait l’ouverture de 75 000 places d’accueil en crèches ainsi qu’un soutien accru aux collectivités locales pour la création de nouvelles places. Il est apparu que les collectivités locales, qui sont cofinanceurs, n’utilisaient pas les crédits qui leur étaient alloués par l’État ; une aide exceptionnelle a donc été instaurée à leur profit. Le plan avait également pour objet de créer des crèches à vocation d’insertion professionnelle, qui permettent à la fois l’accueil des jeunes enfants et l’accompagnement des mères isolées dans le retour à l’emploi, ainsi que des postes d’assistante maternelle, la mise en place des maisons d’assistantes maternelles et la relance de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans.
Cette politique, destinée à répondre aux besoins des familles, reposait sur trois principes cardinaux : en premier lieu, accompagner les familles au plus près de leurs besoins, et toutes les familles. Qu’il s’agisse du soutien à la parentalité ou de la politique familiale de manière plus générale, il convenait de prendre en compte les évolutions de la société française : en 2012, un enfant sur deux naissait hors mariage ; un enfant sur cinq vivait dans une famille monoparentale ; et un enfant sur neuf dans une famille recomposée.
En deuxième lieu, il s’agissait de réduire les inégalités sociales et territoriales en soutenant plus particulièrement les familles vulnérables. Cela s’est traduit par une politique socialement volontariste passant par la revalorisation de plusieurs allocations – je pense par exemple à l’allocation de rentrée scolaire –, la création d’un complément familial majoré à destination des familles nombreuses vulnérables, un soutien spécifique aux familles monoparentales, et l’instauration de la garantie contre les impayés de pensions alimentaires, qui a trouvé son prolongement dans la création de l’Agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires (Aripa). Des solutions d’accueil ont également été déployées dans des secteurs urbains et ruraux moins équipés, avec la conviction, étayée par des études scientifiques, que la socialisation précoce des enfants contribue à lutter contre la reproduction des inégalités.
En troisième lieu, l’ambition était de favoriser la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale pour les femmes, mais pas uniquement. On sait qu’en l’absence de solution d’accueil, ce sont les femmes qui, le plus souvent, renoncent à leur vie professionnelle, l’interrompent ou la réduisent. On sait aussi que les femmes les plus favorisées ont davantage les moyens culturels et financiers de choisir et de s’adapter.
J’entends des discours qui semblent opposer les besoins des familles à ceux des enfants. Au nom de théories sur le développement des enfants, il est recommandé aux familles de revoir leur mode d’accompagnement et de limiter leur présence dans les structures d’accueil collectives. Je veux dire ma circonspection face à de tels discours qui me paraissent porter en germe un risque élevé de régression pour les femmes. Ces injonctions leur imposent des contraintes nouvelles au mépris de la réalité de leur vie et de leurs sujétions.
À partir de 2012, la politique familiale a donc été menée dans trois directions : d’abord, une hausse massive des moyens financiers alloués à l’accueil du jeune enfant par le biais du Fonds national d’action sociale (Fnas) de la Cnaf. Les crédits ont augmenté d’environ 1,4 milliard d’euros sur cinq ans, soit une progression de 60 %. Cet effort est d’autant plus notable qu’il a été fait dans une période de faible inflation. D’après un rapport du HCFEA de mars 2023, les dépenses publiques consacrées à l’accueil du jeune enfant en crèche par la branche famille et les collectivités entre 2013 et 2017 ont progressé de 4,8 % en moyenne annuelle en euros constants alors qu’elles ont diminué dans les années qui ont suivi. Parallèlement, la part des caisses d’allocations familiales dans le financement d’une place en crèche est passée de 44,1 % en 2013 à 48,2 % en 2017 – cette hausse a été interrompue ensuite – tandis que la part des familles a reculé de 18,9 % à 17,4 %.
La deuxième direction empruntée par le gouvernement d’alors a été la mise en place d’une politique de qualité qui ne se limitait pas à ce que l’on appelle désormais, de façon un peu pompeuse, la qualité structurelle, c’est-à-dire la qualité liée aux structures, mais aussi celle qui concerne les modalités de l’accueil – ce que certaines organisations appellent désormais la qualité procédurale. Cette politique a concerné l’ensemble des structures d’accueil, y compris les assistantes maternelles. Une mission a été confiée à Sylviane Giampino en juin 2015, dont le rapport « Développement du jeune enfant : modes d’accueil, formation des professionnels » a servi de base à la définition des nouvelles orientations de la politique d’accueil. La première étape a été l’institution en janvier 2017 de la charte nationale pour l’accueil du jeune enfant qui repose sur dix principes, dont ceux du bon traitement des professionnels et de la qualité de leur formation. Des protocoles d’accord sur l’éveil artistique et culturel du jeune enfant ont été par ailleurs signés avec le ministère de la culture.
Enfin, la troisième orientation était le renforcement de l’attention portée aux professionnels puisque, chacun en convient, la qualité de l’accueil des enfants dépend aussi des bonnes conditions de travail des professionnels. Nous avons développé la formation professionnelle continue. L’accord-cadre national d’engagement et de développement de l’emploi et des compétences pour la petite enfance, signé en 2015, prévoyait notamment de construire des parcours de carrière, de renforcer les compétences en ressources humaines des différents employeurs, d’améliorer le bien-être au travail et de lutter contre les risques professionnels.
À cette époque, le secteur privé représentait environ 10 % des places en crèche et ne suscitait pas d’interrogation particulière.
Les départements contrôlent le bon fonctionnement des crèches par le biais des services de la protection maternelle et infantile (PMI) tandis que la Cnaf se préoccupe de la conformité aux règles de gestion. Les PMI disposent d’une compétence de police territoriale à l’égard de tous les établissements d’accueil des jeunes enfants. Aucune alerte n’est remontée concernant des crèches privées en 2012, ni au cours des années suivantes. Le développement d’une offre privée avait été regardé initialement d’un œil assez favorable tant par les professionnels que par les collectivités locales. Celle-ci a en effet permis de proposer des solutions différentes, parfois innovantes, et a montré sa souplesse et sa réactivité face aux besoins des familles. Le développement du secteur privé, qu’il soit associatif ou lucratif, répondait aussi aux attentes de collectivités locales qui étaient préoccupées par la charge que représentait pour elles ce secteur.
En juin 2017, la mission de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) et de l’IGF (Inspection générale des finances) sur la politique d’accueil du jeune enfant faisait l’observation suivante : « le développement du marché des crèches privées au cours des dix dernières années constitue une évolution utile dans un contexte de demande insatisfaite des familles ». Le rapport de l’Igas de juin 2022 consacré à la qualité de l’accueil et à la prévention de la maltraitance dans les crèches indique à la page 73 que « l’ouverture de l’accueil du jeune enfant au secteur marchand a constitué dans un premier temps une dynamique positive ». Entre 2012 et 2017, le secteur privé représentait un nombre de places limité et répondait aux attentes des collectivités, sans qu’aucune difficulté ait été identifiée.
La politique familiale que je viens de décrire a été menée avec constance et cohérence puisqu’elle n’a subi aucune inflexion massive. J’insiste de nouveau sur la priorité qui m’avait été donnée de multiplier les places dans un souci d’accueil inclusif de qualité, juste socialement et territorialement.
M. le président Thibault Bazin. Pendant cette période, avez-vous envisagé de réviser les normes applicables, en particulier le taux d’encadrement fixé par le décret dit Morano ? Vous avez souligné le lien entre qualité de l’accueil et conditions de travail des professionnels. En conséquence, avez-vous sollicité une évaluation des règles applicables ?
Ensuite, vous avez évoqué le rayonnement hors de nos frontières du modèle français. Celui-ci est marqué par une spécificité : le tiers financement. Certains pays ont choisi un financement entièrement public, d’autres totalement privé. Dans notre modèle hybride, le tiers financeur peut être soit public, soit privé, soit les deux, ce qui crée une certaine confusion. Pour ne rien simplifier, les administrations publiques et les collectivités locales font parfois appel à des crèches privées pour accueillir les enfants de leurs fonctionnaires tandis que des entreprises réservent des places pour leurs salariés dans des structures publiques ou non lucratives. Le modèle financier et sa viabilité face à l’accroissement des besoins ont-ils été questionnés ? On sait que le tiers financement a pu dissuader certains acteurs.
Mme Marisol Touraine. Disons les choses de façon très transparente : lors de la campagne électorale, il avait été envisagé de revenir sur le décret Morano. Dominique Bertinotti, qui était ministre déléguée à la famille, a donc lancé une concertation pour donner corps à cette promesse. Or il s’est avéré qu’il n’y avait pas de consensus entre les différents acteurs sur les évolutions à retenir. Tout retour en arrière sec, si vous me passez l’expression, – une simple abrogation du décret – faisait courir le risque d’une baisse massive de l’offre d’accueil en l’absence d’un nombre suffisant de professionnels qualifiés. Plusieurs acteurs – la Cnaf, des collectivités locales, des parlementaires – ont alerté le Gouvernement sur ce point.
À l’issue de la concertation, dont l’objet initial était de remettre en cause le décret, il est apparu qu’il était risqué de s’engager dans cette voie si nous voulions atteindre l’objectif de créer de nouvelles places. Nous avons donc décidé de ne pas prendre un tel risque.
Par ailleurs, une évaluation du ministère montrait que de nombreux établissements continuaient d’appliquer les normes antérieures au décret Morano.
Lors d’une audition par la délégation aux droits des femmes du Sénat, le 19 février 2015, dans le cadre du rapport d’information « Les modes d’accueil des jeunes enfants : un enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes », Laurence Rossignol, qui avait remplacé Dominique Bertinotti, exprimait la position du Gouvernement : « S’agissant [..] des normes d’encadrement, il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus pour revenir sur le « décret Morano ». À cet égard, la principale difficulté qui se pose est qu’il n’est pas possible à la fois de stimuler et mobiliser les collectivités territoriales afin qu’elles créent des solutions d’accueil supplémentaires, tout en renforçant leurs normes d’encadrement, d’autant que beaucoup de structures continuent d’appliquer les normes antérieures. Bien que je sois consciente des difficultés sur le terrain, ma position est donc le statu quo sur ce point. »
Parallèlement à notre décision d’en rester au statu quo et de ne pas faire évoluer les normes, nous avons choisi d’avancer sur la qualité d’accueil, afin de définir un cadre commun à tous les acteurs : c’est la réflexion relative à la qualité procédurale, le travail confié à Sylviane Giampino, et toute une série de mesures prises en ce sens.
Votre deuxième question est plus difficile, car plus large. On ne remet pas en question un modèle de financement comme ça ! Pour avoir été ministre pendant cinq ans, je sais qu’un certain nombre de réformes, si l’on estime qu’il faut les mener, doivent l’être en début de mandat, non parce que ce serait plus confortable, mais parce que cela donne du temps et permet d’engager les transformations nécessaires.
En 2012 – et, pour être honnête, je ne pense pas que cela ait été davantage le cas en 2017 –, nous ne disposions pas d’une analyse aux termes de laquelle le problème de la politique d’accueil des enfants aurait été son modèle de financement, entre public, privé, et tiers financeur. Le système social français repose en effet beaucoup sur des mécanismes de financements croisés de ce genre. C’est très partiellement vrai des retraites, dont le financement, même si les retraites complémentaires existent, est massivement public – certains devraient d’ailleurs s’en souvenir lorsqu’ils se livrent à des comparaisons internationales. C’est en revanche pleinement vrai des politiques de santé et d’accompagnement social ou de solidarité envers les personnes âgées, les enfants ou les personnes en situation de handicap.
L’idée est de pouvoir mobiliser des financements publics et privés, tout en laissant au public la définition des orientations. Ce qui compte, ce n’est pas prioritairement de déterminer qui finance, mais plutôt qui fixe la politique, les objectifs et les règles, et qui contrôle. Sans ambiguïté, c’est le Gouvernement, l’État, la sécurité sociale, la Caisse nationale des allocations familiales qui définissent la politique. La difficulté réside en ce que les collectivités locales ont l’initiative de la création de places : ce sont les départements et les communes qui pilotent les crèches, et non l’État. C’est donc ce dernier qui finance et qui fixe les règles, mais il est dépendant de la capacité ou de la volonté d’engagement des municipalités et des départements.
C’est pourquoi, entre 2012 et 2017, le fait que les communes ne consommaient pas les crédits mis à leur disposition nous a alertés. Cela nous a conduits à soutenir la création de places de façon plus volontariste, en augmentant les financements alloués aux communes à cette fin.
La question centrale est donc moins celle du modèle de financement et du statut – que le public et le privé passent des contrats prouve que les choses peuvent bien fonctionner –que celle de la détermination des règles applicables : comment fonctionnent les crèches, et qui contrôlent, suivant quels critères. Il faut s’assurer que tout se passe bien à cet égard.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame la ministre, je vous interrogerai d’abord sur les réformes et les actions menées lorsque vous étiez aux responsabilités. Vous avez évoqué deux axes de travail ayant trait à l’accompagnement des familles en vue de leur proposer des solutions de garde, dont l’un était quantitatif et l’autre qualitatif. S’agissant du premier, dès votre entrée en fonction, vous avez établi des objectifs de création de places, visant, si je ne m’abuse, 275 000 solutions d’accueil supplémentaires à l’horizon 2017. Pour cela, vous avez fait de la PSU (prestation de service unique) un financement horaire. Or cette évolution, qui a fait l’objet de critiques dès les années 2016-2017, contraint les gestionnaires à s’engager très fortement dans leur travail administratif, afin de s’assurer de bénéficier du financement le plus important pour le fonctionnement de leurs structures. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit à prendre cette décision, dont on constate dix ans plus tard que son but n’a pas été atteint puisque, depuis l’instauration de la PSU horaire, le taux d’occupation des places en crèche ne s’est accru que de 1 %.
Mme Marisol Touraine. On a créé la PSU en 2002, avant de la faire évoluer à partir du 1er janvier 2014, à la suite du vote du PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) pour 2014. À sa création, la prestation de service unique visait à permettre aux Caf de prendre en charge une partie du coût de revient supporté par la structure gestionnaire. Les familles contribuant à des hauteurs différentes en fonction de leurs revenus, il s’agissait de compenser ces différences et de parvenir à couvrir les deux tiers du prix.
Mais on s’est rendu compte, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, que les pratiques variaient d’un établissement à un autre pour la même facturation. Certains établissements servaient des repas ou fournissaient des couches, tandis que d’autres ne le faisaient pas. On a également constaté que les heures facturées aux familles correspondaient de moins en moins aux heures effectuées. Ainsi, suivant les données obtenues en 2013, entre 2007 et 2012, le taux de facturation est passé de 107 à 113 %, ce qui signifie que, pour 100 heures de garde réalisées, les familles en payaient 107 en 2007 et 113 en 2012. À service égal, leur facture avait donc augmenté dans des proportions injustifiées. Le tarif unique est alors apparu comme un facteur d’inégalités entre les établissements d’accueil, au regard des prestations fournies aux familles et de la facturation effective.
La réforme de 2013, appliquée en 2014, avait pour fin d’assurer la justice des droits et d’encourager les bonnes pratiques. Elle a été accompagnée, j’y insiste, d’aides à l’investissement, puisque les CAF ont financé la construction de cuisines ou encore des locaux de stockage pour les couches. Elle prévoyait un barème, qui a permis le financement des établissements en tenant compte de deux critères : la fourniture, ou non, des repas et des couches ; et le taux de facturation – soit le rapport entre heures facturées et heures effectuées –en prenant comme référence deux seuils, respectivement fixés à 107 % et à 117 %.
Cette réforme – mon appréciation diverge ici de la vôtre, madame la rapporteure –a atteint des objectifs. Ainsi, alors que 37 % des établissements fournissaient des couches et 87 % des repas en 2012, ces pourcentages ont respectivement atteint 87 % et 90 % en 2016. Quant au taux de facturation – c’est-à-dire le coût supporté par les familles – il a diminué, passant de 113 % à 110 % entre 2013 et 2016. De façon plus significative encore, le pourcentage des crèches dont le taux de facturation était supérieur à 117 % est passé de 26 % à 14 % en quatre ans. Je soulignerai par ailleurs que, d’après des données publiques, le taux d’évolution de la PSU a été supérieur à celui du prix de revient par place du secteur, ce qui signifie que les financements alloués aux crèches ont augmenté. Le raisonnement selon lequel la création de la PSU n’aurait pas permis d’actions en faveur de la qualité dans les crèches ne me semble donc pas résister à la réalité des données.
En revanche, la complexité du système constitue clairement un problème pour les structures gestionnaires, qui doivent consacrer du temps à l’optimisation du taux de remplissage et à la gestion administrative des règles imposées par la PSU. À la suite de premiers bilans, des réflexions ont été engagées en 2016. Mais n’étant plus en charge de ce secteur à partir de février 2016, je ne sais pas si des décisions ont finalement été prises.
Je ferai deux remarques : d’abord, je ne crois pas à l’efficacité des budgets globaux en matière sociale – s’agissant du reste, j’ai moins d’expérience –, qui ne favorisent ni les bonnes pratiques, ni les expérimentations innovantes, ni la qualité. S’il fallait transformer le dispositif de la PSU, ce qui me paraît parfaitement envisageable – et peut-être déjà fait –, je ne préconiserais pas de recourir à de tels budgets.
Ensuite, il me semble qu’il y a un conflit entre deux exigences. Nos concitoyens souhaitent en effet une plus grande individualisation des prestations – chacun attend du sur‑mesure et l’on veut pouvoir répondre à la réalité des besoins sociaux tels qu’ils s’expriment, selon le lieu et les conditions de vie – et leur simplification. Or, plus on individualise, plus on complexifie. C’est une réalité dont j’ai fait l’expérience dans le domaine de la santé ou dans celui des retraites. Il faut probablement trouver un bon équilibre grâce à des dispositifs individualisés, assortis d’une composante forfaitisée, globalisée, pour tenir compte des lieux d’implantation, des caractéristiques sociales – démarches d’insertion professionnelle ou d’inclusion d’enfants en situation de handicap, localisation de la crèche, par exemple. Ces éléments pourraient être pris en compte dans le cadre d’une évolution du dispositif. Peut-être est-ce déjà le cas ? J’avoue que je n’ai pas eu le temps de me plonger dans le fonctionnement actuel de la PSU.
Je pense qu’il était nécessaire d’engager une réforme, car on jugeait, de façon générale, que le fonctionnement du système en vigueur jusqu’alors était insatisfaisant, et pesait en tout cas excessivement sur les familles, sans que l’augmentation des coûts qu’elles subissaient ait de contrepartie en matière de qualité. Il était également apparu que la qualité du service et de l’accueil n’était pas garantie. Cette réforme a donc eu lieu et a atteint les objectifs qu’elle s’était fixés. Elle s’est cependant traduite par une complexité sans doute excessive pour les gestionnaires. Il est donc parfaitement légitime qu’une réflexion s’engage.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il était légitime de faire en sorte que les crèches prennent en charge les couches et les repas, et c’est très bien que nous y soyons parvenus.
En revanche, il n’en est pas de même pour les deux autres objectifs tout aussi légitimes que vous visiez, à savoir l’augmentation du nombre des solutions d’accueil, et l’amélioration de la qualité d’accueil car, malheureusement, nous sommes actuellement confrontés aux mêmes difficultés qu’à cette époque.
Je m’interroge sur la PSU horaire, dans la mesure où je ne crois pas possible, si un enfant arrive à neuf heures trente, d’en trouver un autre pour occuper sa place entre huit heures et neuf heures trente. Pour autant, les frais de structure et d’accueil sont là. Il en va de même à la fin de la journée. Nous avons introduit une équation qui oblige les gestionnaires d’établissement à passer beaucoup de temps les yeux rivés sur la calculette et sur l’ordinateur afin d’optimiser leur gestion et de ne pas dépasser les seuils de 107 % et de 117 %. Avec ce mécanisme qui ne tient pas compte des heures pendant lesquelles les enfants ne sont pas présents, alors que les personnels le sont parfois, on a contraint le système, ce qui, à mon avis, peut expliquer les difficultés que nous rencontrons en matière de qualité.
J’en viens au décret dit Morano. Il en est souvent question dans nos travaux, car nous considérons qu’un certain nombre des assouplissements qu’il a introduits nuisent à la qualité d’accueil des enfants. Alors que Mme Bertinotti avait également pris la mesure des défauts de cet outil, je suis surprise que ne soyez pas allée au bout de votre propos. Vous indiquez qu’il n’existait pas de consensus entre les différents acteurs. Est-ce à dire que vous avez eu connaissance, par vos interlocuteurs – parlementaires, administrations, ou encore cabinets –, de pressions exercées par les grands groupes privés de crèches au sujet de l’abrogation du décret ? La Cnaf et l’ensemble des acteurs publics impliqués dans la politique de petite enfance pensaient-ils vraiment que l’on règlerait les problèmes de quantité en se contentant de maintenir des dérogations ? Celles-ci ont eu un impact sur les conditions de travail des personnels des crèches et expliquent en partie le manque d’attractivité de métiers non seulement pas très bien rémunérés, mais aussi difficiles, et qui le sont devenus encore davantage du fait de l’allégement des règles applicables à la qualité d’accueil et à l’encadrement.
Mme Marisol Touraine. Je n’ai jamais rencontré sur ce sujet les entreprises de crèches, ce qui n’est ni bien ni mal. Je n’ai jamais été exposée à des pressions semblables à celles que vous évoquez. Je ne puis parler pour les ministres délégués, mais je ne crois pas qu’il était dans leur tempérament ou dans leur orientation de se laisser impressionner de la sorte. Quant aux parlementaires, ces entreprises ne les impressionnaient pas davantage. Lorsqu’ils me demandaient d’ouvrir des places, c’était, non pas pour « faire plaisir » aux entreprises de crèches, mais bien – si tant est qu’il eût fallu faire plaisir à quelqu’un – aux familles de leurs circonscriptions !
Nous avons tous des enfants ou connaissons tous des familles qui en ont, et nous savons tous que les modes de garde constituent un sujet de conversation majeur des jeunes couples et des jeunes familles, qui se demandent où et comment leurs enfants seront accueillis, et suivant quel type d’accueil. La volonté du gouvernement était aussi de maintenir la diversité des accueils possibles, c’est-à-dire de laisser aux familles le libre choix du mode de garde de leurs enfants, qu’il soit collectif – par exemple dans des structures plus ou moins grandes – ou individuel – par une assistante maternelle ou à domicile.
Ne sous-estimez pas le fait que, si nous étions revenus brutalement sur le décret Morano, nous aurions fermé des places, et que, dès lors, non seulement nous n’aurions pas répondu aux besoins des familles, mais que nous aurions dû annoncer à celles qui avaient trouvé des solutions qu’elles n’en auraient plus. Cela n’était pas envisageable. Par ailleurs, je l’ai dit, les structures appliquaient les normes de façon différenciée. Certaines d’entre elles ont donc exercé des pressions, ou du moins demandé que nous ne revenions pas en arrière, puisqu’elles n’étaient de toute façon pas concernées. Les Caf estimaient qu’elles devraient faire face à un enjeu majeur en matière d’accueil, au moment où – j’y insiste –, nous assistions au vieillissement de la population des assistantes maternelles, qui annonçait des départs en retraite massifs. Par conséquent, nous ne pouvions même pas nous dire que nous serions en mesure de compenser une perte de solutions d’accueil collectives par des solutions individuelles reposant sur les assistantes maternelles.
Ce sont les seules considérations qui nous ont guidés. Il n’a aucunement été question de répondre aux demandes des entreprises de crèches ou de se soumettre à un lobbying. En ce qui me concerne, il n’a pas existé, et je n’ai pas souvenir d’y avoir été confrontée – ce ne sont que des souvenirs et je ne peux rien dire de plus précis à cet égard. Notre priorité politique était de créer des places. Aucune alerte en matière de sécurité ni de qualité d’accueil ne nous était parvenue. Aujourd’hui encore, je ne suis pas certaine qu’il soit possible d’établir un lien entre les conditions de financement et les statuts des crèches, et la qualité de l’accueil.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous dites que la qualité dépend de ceux qui définissent la politique de la petite enfance et de ceux qui exercent le contrôle. Je crois malgré tout qu’on ne peut déconnecter financement et qualité, car la qualité a un coût. Si l’on décide demain d’augmenter les taux d’encadrement des structures d’accueil de jeunes enfants, il est évident que les charges de personnel de chacune de ces structures s’accroîtront, et que, pour que cette décision soit applicable et ne se traduise pas par la fermeture de berceaux, elle devra avoir des répercussions sur les modalités de financement des établissements.
Par ailleurs, pour revenir à la première question du président sur le tiers financement, j’estime, comme vous, qu’il n’y a pas de raison de s’opposer à la présence du secteur privé, et que les financements croisés ne posent pas en eux-mêmes de problème. Un problème se pose en revanche à deux égards. D’abord, on a instauré un système reposant sur le tiers financement provenant des entreprises, qui a pour effet une réelle distorsion de situation entre des parents dont les employeurs achètent des berceaux et d’autres pour lesquels ce n’est pas le cas. Certaines entreprises financent même une priorité au sein des structures, de telle sorte que l’on peut – pardonnez-moi l’expression mais je crois que c’est le terme adéquat – virer un enfant d’une crèche pour le remplacer par un autre qui rapporte davantage, car le tiers financement issu des entreprises est plus important que celui provenant des communes parce qu’il est largement défiscalisé. Ainsi, quand une entreprise paie 10 000 euros, la somme nette qu’elle dépense s’élève à 3 000 euros.
Nous avons de la sorte engendré un système qui coûte beaucoup d’argent –200 millions d’euros par an pour le crédit d’impôt famille (Cifam). Or nous ne le pilotons pas : les actions menées dépendent des entreprises ; la loi prévoit des plafonds, mais ils ne sont jamais atteints. Il en résulte des inégalités. Nous devons donc nous demander si les moyens publics significatifs ainsi consentis, qu’il s’agisse des actions prévues dans le budget de l’État ou de la défiscalisation des berceaux achetés par les entreprises, ne devraient pas plutôt être alloués à l’ensemble des enfants accueillis en crèche, par l’intermédiaire de la PSU – prestation de service unique – ou d’un autre dispositif.
Souvent, on oppose la qualité de l’accueil à la quantité de places. Pour moi, si l’État parvient à accompagner le financement d’un accueil de qualité, il créera les conditions d’un plus grand nombre de places. En effet, depuis une dizaine d’années, le secteur privé est à l’origine de la majeure partie des créations, par le mécanisme de réservation de berceaux. Les communes se désengagent, non parce qu’elles ne souhaitent pas créer des places, mais parce qu’elles n’en ont plus les moyens. Il faut donc envisager de soutenir l’exercice de leurs compétences.
Mme Marisol Touraine. Vous avez dit beaucoup de choses et je suis complètement d’accord avec certaines. J’ajoute que l’évolution du dispositif relève de votre responsabilité. Les politiques tendent à répondre aux demandes exprimées en fonction des réalités du moment. Pour y parvenir, on élabore des instruments, qui ne sont rien d’autre que cela : s’ils se révèlent inadaptés, il faut en changer.
Il faut d’abord définir l’objectif. Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : à aucun moment je n’ai dit que le financement n’avait pas d’incidence sur la qualité. J’ai fait observer qu’aucun lien n’était établi entre l’origine du financement, l’identité du financeur, et la qualité de l’accueil. Il est évident que si vous mettez zéro, vous n’obtiendrez pas la même qualité que si vous mettez cent. J’ajoute que nous avons consacré beaucoup d’argent à cette politique : je ne suis pas en train de vous expliquer pourquoi nous n’en avons pas alloué. Je pourrais même détailler les difficultés que nous avons rencontrées pour consommer les crédits, parce que certains de nos partenaires étaient moins engagés que nous ne l’aurions voulu.
Cela amène à réfléchir sur l’efficacité d’une politique d’offre, ici de création de places, dont le déploiement dépend d’acteurs qui ne sont pas les premiers financeurs. Comment inciter des collectivités à créer des crèches, quand le Gouvernement est prêt à apporter sa contribution ?
Je ne dis pas non plus que la Cnaf ne s’est pas préoccupée de la qualité. On ne crée pas de berceaux sans veiller à la nature de l’offre : une crèche signe une convention détaillant des éléments de qualité, notamment dans le cadre du projet d’établissement. Ce que je dis, c’est qu’en 2012 et après, nous n’avions pas le personnel dont nous avions besoin. Si donc nous avions augmenté du jour au lendemain le taux d’encadrement des enfants, nous n’aurions plus eu assez de professionnels. Aujourd’hui, dans ce secteur et dans d’autres, se pose la question de la valorisation des métiers : comment créer des carrières gratifiantes ? Comment changer le regard, culturel, que porte la société sur la réalité des métiers concernés ? Tout le monde croit qu’il est valorisant de travailler avec des enfants et qu’il est plus facile de recruter des puéricultrices que des professionnels chargés de s’occuper de personnes âgées, mais ce n’est pas si simple.
Vous avez évoqué le crédit d’impôt famille. Jusqu’en 2016 ou 2017, il coûtait moins de 100 millions d’euros par an. Depuis, il est monté en puissance. Évidemment, 100 millions, ce n’est pas rien, mais au regard des masses financières consacrées à la politique familiale, il s’agissait d’un budget secondaire. Le 9 octobre 2014, le HCFEA nous a demandé d’élargir le Cifam ; il s’était déjà exprimé en ce sens en 2013. Nous avons refusé, en suivant précisément le même raisonnement que vous. Nous concevions qu’une aide publique puisse être nécessaire pour amorcer la pompe et favoriser le développement d’une gamme variée de solutions d’accueil. En revanche, nous considérions que les fonds publics ne devaient pas financer des activités privées, sans limite ni cadre. C’est d’ailleurs la logique de la sécurité sociale, dont relèvent le Cifam et la Cnaf, Pour être honnête, il ne me semble toujours pas problématique d’accompagner financièrement les entreprises qui créent ou réservent des places de crèche pour leurs salariés, parce qu’elles consentent un effort en leur faveur, mais le dispositif choisi ne doit pas devenir un moyen de financer une activité lucrative ni de faciliter la gestion de l’entreprise. Il faut donc bien définir les règles. De tels avantages doivent évidemment être encadrés – même si je ne suis pas en mesure de dire si ce qui existe est adapté, puisque je n’ai pas travaillé sur ce sujet depuis 2017.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous sommes très contents de vous auditionner : vous avez été ministre sous François Hollande, chargée de la petite enfance pendant cinq ans, de 2012 à 2017. Depuis le début de nos travaux, nombre des professionnels, que nous avons entendus ou rencontrés sur le terrain, nous ont dit que des signaux indiquant les problèmes rencontrés par le secteur étaient déjà forts à l’époque. Je pense à la dégradation des conditions de travail, à la baisse de la qualité de l’accueil des enfants, à la difficulté de créer des places. Ces signaux annonçaient l’effondrement que l’on constate aujourd’hui – je dis « effondrement », parce que je pense que c’est le terme qui convient.
Je ne veux pas charger votre barque plus que celle des autres. Les problèmes n’ont pas commencé avec vous et, malheureusement, n’ont pas pris fin en 2017. Mais vous êtes directement concernée. Nous avons eu la chance d’auditionner Mme Nadine Morano, secrétaire d’État chargée de la famille de 2008 à 2010. Nous avons discuté de la politique qu’elle a menée, en particulier du fameux décret Morano, décret du 7 juin 2010 relatif aux établissements et services d’accueil des enfants de moins de six ans. À titre personnel, je le considère comme un décret de dérégulation, car il a affaibli les normes, entraînant un accueil en surnombre, la baisse des exigences en matière de qualification, et pérennisé le système dérogatoire des micro‑crèches. L’Igas, l’Inspection générale des affaires sociales, estime que l’application de toutes les dérogations concernant les micro‑crèches est contradictoire avec un accueil de qualité. Mme Morano a également doublé le plafond du crédit d’impôt famille, qui subventionne les entreprises, donc les crèches privées, ce qui explique sans doute leur développement.
J’ai été très critique à l’égard de sa politique, mais je dois avouer qu’elle a avancé un argument pertinent : si son action était si catastrophique, pourquoi ses successeurs, appartenant à une autre majorité, n’ont-ils rien changé, c’est-à-dire n’ont-ils pas abrogé son décret ni supprimé le Cifam ? Soyons plus précis : vous n’avez pas fait évoluer le cadre réglementaire et fiscal ainsi posé. Les politiques publiques associées se sont même déployées pendant que vous étiez au ministère. En effet, si elle a pérennisé les micro‑crèches, ces dernières étaient encore très peu nombreuses – on pensait encore sans doute que ce modèle pouvait être utile dans les territoires ruraux. C’est pendant que vous étiez responsable qu’elles se sont développées, non dans les territoires ruraux, mais dans les territoires urbains, quasi exclusivement ouvertes par des acteurs privés, à but lucratif, suivant un modèle que l’Igas a récemment qualifié de low cost. S’agissant du Cifam, vous avez souligné que son coût n’atteignait que 100 millions en 2017, mais ce chiffre témoigne déjà d’une croissance importante.
Vous avez donc mené une politique de la petite enfance identique à celle de Mme Morano. Que s’est-il passé ? Secrétaire d’État sous Nicolas Sarkozy, Mme Morano a-t-elle conduit une politique de gauche sans le savoir ? Ou vous, membre d’un gouvernement socialiste, avez-vous mené une politique de droite, dont on voit aujourd’hui les conséquences néfastes ?
Mme Marisol Touraine. Je n’entrerai pas dans un dialogue politique – même si l’envie ne me manque pas de le faire. Auditionnée par la commission, je répondrai à vos questions avec beaucoup de respect et en toute neutralité.
J’aurais aimé qu’entre 2012 et 2017, la droite soutienne ma politique : elle ne l’a pas fait. Je ne me souviens pas qu’elle ait manifesté un enthousiasme débordant, ce dont à la limite on se passe, non plus qu’un soutien sous la forme de votes trébuchants – je ne parle pas d’effets sonnants et trébuchants, car cela serait ambigu. Les propos tenus à l’époque dans l’hémicycle par l’opposition de droite sont consultables, les votes également. J’ai été chargée de la politique de la petite enfance, dans plusieurs gouvernements, jusqu’en février 2016, quand Laurence Rossignol est devenue ministre de plein exercice, et je n’ai jamais recueilli le soutien de la droite. D’ailleurs, les orientations et les objectifs de ma politique n’étaient pas les mêmes que les siens. Si les professionnels avaient été en nombre suffisant, nous aurions opéré une transition vers un dispositif normatif différent, mais ils ne l’étaient pas. D’ailleurs, il me semble que l’attractivité du secteur et la formation des professionnels constituent aujourd’hui encore des enjeux importants.
J’imagine très bien quelles critiques vos prédécesseurs sur les bancs de l’Assemblée, peu importe quels bancs, auraient formulées, si d’une année sur l’autre j’avais annoncé 30 ou 50 000 places de moins dans les crèches. J’insiste : tous les parlementaires me disaient qu’il fallait créer des berceaux pour satisfaire les besoins des familles. Je me suis peut-être trompée, mais j’avais le sentiment que nous nous distinguions de la droite en donnant la priorité à l’accueil d’enfants de familles vulnérables, par le territoire où elles vivaient, par leur situation sociale ou par leur situation personnelle, par exemple en raison d’un handicap. Mais cette considération dépasse le seul domaine des crèches : je ne crois pas que la politique familiale globale que nous avons défendue entre 2012 et 2017 était la même que celle des ministres qui m’ont précédée entre 2002 et 2012 – d’ailleurs, ils nous l’ont reproché.
En tout état de cause, la question, pour moi, est celle de savoir comment on peut parvenir à garantir la qualité de l’accueil, car personne, et certainement pas moi, ne peut se satisfaire d’un mauvais accueil. Personne ne dit le vouloir. J’ai autour de moi suffisamment d’enfants en bas âge pour savoir que je n’aimerais pas qu’ils soient accueillis dans de mauvaises conditions, qu’il s’agisse de mes petits-enfants ou des enfants de mes amis. C’est évident. Je ne sais pas si le secteur connaît un « effondrement » – je n’en ai pas trouvé trace dans les rapports qui ont été cités, mais peut-être les ai-je lus trop rapidement. Il est possible qu’aient existé entre 2012 et 2017 des signaux, qui ne me seraient pas parvenus. Je ne prétends pas être une surfemme qui aurait toujours tout parfaitement maîtrisé et réussi. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas disposé d’éléments de nature à me faire décider de réorienter de manière significative la politique engagée.
Je ne partage pas l’idée que la PSU aurait participé à dégrader la qualité de l’accueil des jeunes enfants. Elle rend sans doute le travail des gestionnaires trop complexes, puisque cet avis semble largement partagé. En tout cas, si de nouveaux instruments apparaissent plus utiles, plus efficaces et mieux adaptés, il faut évidemment les mettre en œuvre – je n’ai aucun état d’âme en la matière.
Le sujet des micro‑crèches est compliqué. À l’origine, il s’agissait de proposer des services sur mesure, plus adaptés, y compris dans des territoires non défavorisés. Certaines familles souhaitaient en effet la création de micro‑crèches pour soutenir leur projet éducatif. Je crois que les risques sont accrus dans les structures de petite taille puisqu’il suffit qu’un professionnel soit malade pour compliquer la gestion. Si, aujourd’hui, des dysfonctionnements plus importants apparaissent dans les micro‑crèches, il faut les corriger. Je ne dis pas que tout va bien par principe : je dis que je n’ai pas été saisie d’alertes particulières. S’il est possible d’engager une réflexion pour définir des mesures à même d’améliorer la situation, il faut le faire. C’était en tout cas, avec beaucoup d’humilité, le sens de ma démarche. Je ne me suis pas dit en arrivant au ministère que j’allais « gérer » le secteur de la petite enfance. Je me suis demandé comment faire pour que les enfants soient bien accueillis : il y en avait beaucoup autour de moi, dans ma circonscription ou mon département, par exemple – j’ai présidé le conseil général d’Indre-et-Loire. C’est une exigence politique, et morale, pour autant qu’on puisse en avoir – les deux ne sont pas incompatibles. On essaie d’y satisfaire. Puisque les données financières vous importent, j’ajoute que nous y avons consacré de l’argent – trop, selon certains. En aucun cas les gouvernements auxquels j’ai appartenu ni moi-même n’avons manifesté la volonté de faire des économies sur l’accueil des enfants et sa qualité.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez dit que si vous aviez brusquement abrogé le décret Morano, des places auraient été supprimées. Or personne ne vous demandait d’agir brusquement : vous avez été membre du Gouvernement pendant cinq ans, pourquoi n’avez-vous pas, par exemple, déployé un plan de revalorisation salariale des professions de la petite enfance et un plan de formation, de manière à réunir les conditions nécessaires pour augmenter la qualification tout en continuant à créer des places ?
Vous avez également expliqué que vous n’aviez pas abrogé ce décret car il n’y avait pas de consensus pour une telle décision. Je m’interroge sur la validité de l’argument. Consulter les acteurs, c’est une chose, mais est-il nécessaire de chercher le consensus ? Vous n’avez pas agi ainsi dans tous les périmètres de votre ministère. Vous avez ainsi mené une réforme visant à allonger la durée des cotisations de retraite, sans attendre un consensus, puisque les organisations syndicales, qui y étaient opposées, avaient organisé des manifestations. Pourquoi l’avoir attendu en la matière ? Peut-être s’agit-il d’un prétexte.
Vous avez évoqué les moyens massifs investis pour la petite enfance, notamment par l’intermédiaire de la Cnaf. Pourtant, en septembre 2014, un an après la signature de la convention d’objectifs et de gestion (Cog), le président du conseil d’administration de la Caisse s’indignait d’une coupe budgétaire de 1,4 milliard d’euros dans les crédits de la petite enfance. S’agissait-il d’une mesure d’austérité ?
Mme Marisol Touraine. Je suis désolée, le mot « consensus » n’était peut-être pas adapté. J’essaie d’obtenir le consensus, au moins de construire des compromis – ce ne sont pas pour moi des gros mots. Toutefois, je suis parfaitement capable de décider et d’avancer sans les obtenir. Vous avez évoqué la politique des retraites. Pour dire la vérité, il n’y avait pas grand monde dans la rue – peut-être justement parce que nous avions trouvé des compromis et des consensus, y compris avec des organisations qui n’avaient pas cette tradition mais que la concertation a satisfaites.
J’ai voulu dire qu’il n’y avait pas de consensus pour considérer que l’abrogation constituait seulement un choix politique ; en revanche, il y avait des alertes. J’ai cité les réunions concernées et donné leur date – février 2013. L’analyse de la situation aboutissait à la conclusion que cette mesure risquait d’entraîner des fermetures de places. Par définition, la décision politique appartient au politique. Nous avons précisément considéré que nous ne pouvions pas faire ce choix, et je l’assume : je n’étais pas dos au mur, menacée au fusil. Nous avons élaboré des processus visant à améliorer la qualité de l’encadrement professionnel et la formation du personnel, ainsi qu’à favoriser les recrutements. Le 16 février 2015, le ministre du travail et la secrétaire d’État chargée de la famille ont signé un accord-cadre d’engagement de développement de l’emploi et des compétences (Edec) pour la petite enfance. Nous avons déployé un plan d’action pour les métiers de la petite enfance. Nous avons soutenu toutes les autorités gestionnaires pour qu’elles développent leurs compétences en ressources humaines. Vous m’avez demandé si je m’étais préoccupée de la qualité de l’encadrement et de l’accueil – je traduis votre question, plus offensive, dans mon langage de compromis. La réponse est oui. La difficulté semble encore accrue aujourd’hui, mais il est évident qu’aucune solution ne sera possible sans effort pour améliorer l’attractivité des métiers, notamment en construisant des parcours professionnels. Pour accueillir des enfants, il faut en effet des « accueillants », c’est-à-dire des professionnels, qui ont besoin de perspectives de carrière, parfois de validation des compétences acquises antérieurement.
Je ne suis pas en désaccord avec votre analyse. Certes, je n’approuve pas la présentation que vous faites de la période allant de 2012 à 2017 et peut-être en serait-il de même de votre conception de la situation actuelle. Mais oui, pour bien s’occuper des enfants, il faut veiller aux conditions de travail des professionnels concernés et aux modalités d’accueil.
S’agissant des propos de M. Deroussen, il est exact que nous avons décidé un rebasage. Dans mon souvenir, celui-ci n’était pas de l’ordre de 1,4 milliard. Nous avions prévu 1,7 milliard en dépenses mais 1,4 milliard seulement avait été consommé. C’est cette sous-consommation des crédits qui a entraîné un rebasage. Je l’ai dit, les collectivités ne dépensaient pas les sommes prévues pour les crèches. Pour essayer de relancer la machine, nous avons fait passer l’aide accordée aux collectivités locales de 8 800 à 11 000 euros. Les crédits étaient là. Toutes les analyses menées depuis par des organismes indépendants indiquent que pendant cette période, des investissements importants ont été consentis et des places créées. Je rappelle que l’inflation était presque nulle, de 0,5 %, donc une augmentation de 4,8 % par an des crédits correspondait à une augmentation nette de 4,3 %. C’est plus difficile maintenant, c’est d’ailleurs pourquoi les résultats ne sont pas les mêmes. Je ne défends ni ne critique rien : je souligne simplement que toutes les études montrent que les engagements financiers ont été particulièrement importants entre 2012 et 2017.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez fait valoir que votre position vous obligeait à rester neutre. En tant que président, je dois observer la même neutralité, pourtant je rêverais d’expliquer la différence entre les politiques familiales de droite et de gauche, en particulier les désaccords relatifs au quotient familial ! En tout cas, j’atteste que les choix de l’époque étaient différents, même si ce n’était peut-être pas le cas en matière réglementaire, certains aspects n’étant ni de droite ni de gauche.
Je vous remercie, madame Touraine, de votre disponibilité et de vos réponses. Si certaines vous paraissent par la suite inexactes ou incomplètes, vous pouvez à l’issue de l’audition transmettre les rectifications à la rapporteure.
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47. Audition de M. José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance, en charge du capital-développement (10 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous accueillons monsieur José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance en charge du capital-développement. Comme il est apparu lors des précédentes auditions, Bpifrance a accompagné le développement de certains groupes privés de crèches à travers des prises de participation. Nous souhaitons, à cet égard, comprendre les logiques qui ont présidé à ces choix d’investissement, ainsi que les raisons ayant motivé, le cas échéant, le retrait de Bpifrance.
Je précise que l’audition de ce jour est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de la rapporteure à se manifester auprès de l’équipe d’administrateurs qui nous accompagne.
Il me reste à vous rappeler, monsieur Gonzalo, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. José Gonzalo prête serment.
M. José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance, en charge du capital-développement. Bpifrance, banque publique d’investissement, a fêté son dixième anniversaire en 2023. Les investissements en capital-développement, c’est-à-dire les investissements dans les petites et moyennes entreprises (PME), les entreprises de taille intermédiaires et les grandes sociétés, cotées en Bourse ou privées, constituent la majorité de ses activités d’investissement. Le portefeuille dont j’ai la charge représente une trentaine de milliards d’euros d’actifs sous gestion dans 700 sociétés. Parmi elles, les sociétés de services sont souvent fortement créatrices d’emplois, ce qui explique notre volonté d’y investir. Notre philosophie d’investissement et d’intervention est portée par l’intérêt général, et nous investissons uniquement dans des sociétés françaises. Nous assurons ainsi un ancrage français au capital de sociétés, notamment lorsqu’elles sont cotées.
Bpifrance est toujours actionnaire minoritaire, et se positionne en partenaire de long terme des sociétés. Elle accompagne des entrepreneurs très souvent majoritaires au capital des sociétés dans lesquelles elle entre, et investit beaucoup dans les territoires, avec des équipes basées localement. Nous attachons une grande importance aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance dans les sociétés dans lesquelles nous intervenons. Ces paramètres font l’objet d’études approfondies préalables à l’investissement.
Nous demandons toujours à faire partie de la gouvernance, ce qui se traduit par l’obtention d’un siège au conseil d’administration ou au conseil de surveillance, selon la structure de la société. Ainsi, nous sommes en mesure d’exercer des droits de veto, notamment sur des délocalisations de sites, des niveaux d’endettement qui nous paraissent excessifs, ou bien sur des opérations structurantes lorsqu’il s’agit, par exemple, de rachat de sociétés en France ou à l’étranger. Nous intervenons de manière privilégiée lors des premières ouvertures de capital, notamment dans des sociétés familiales. Enfin, nous sommes toujours en position de co-investissement, c’est-à-dire que nous avons d’autres investisseurs à nos côtés, des fonds régionaux, des familles ou des fonds d’investissement classiques, voire des fonds de pension ou des fonds souverains.
Nous investissons toujours dans le cadre de grandes priorités stratégiques validées par nos actionnaires. Ces grandes priorités d’investissement sont actualisées en fonction des grands programmes gouvernementaux, tels que France 2030. À titre d’exemples, la transition environnementale et énergétique, le numérique, la réindustrialisation ou la santé font partie de ces grandes orientations stratégiques. Ces grandes thématiques sont proposées chaque année à la validation de nos actionnaires au cours d’un conseil d’administration dédié et d’un séminaire stratégique auquel participe l’État, représenté par l’Agence des participations de l’État (APE) et la Caisse des dépôts et consignations. Au quotidien, les dossiers d’investissement sont présentés devant un comité d’investissement où figurent des représentants de l’État et de la Caisse des dépôts et consignations, qui sont appelés à valider les dossiers que nous leur présentons.
Enfin, pour en venir au secteur de la petite enfance, Bpifrance a investi dans deux sociétés de crèches en 2016, Grandir et La Maison bleue. Le montant de ces deux investissements, qui s’élève à une soixantaine de millions d’euros, représente environ 3 % des montants annuels d’investissement de Bpifrance, qui sont de l’ordre de 1,5 à 2 milliards d’euros. Par ailleurs, lors de sa constitution, Bpifrance a hérité de l’investissement réalisé par la Caisse des dépôts et consignations dans People & Baby. Cette participation a été revendue en 2015. Aujourd’hui, Bpifrance n’est plus actionnaire que d’une seule société, La Maison Bleue. Le secteur de l’accueil de la petite enfance représente 0,2 % du portefeuille global de Bpifrance.
M. le président Thibault Bazin. Grandir et La Maison Bleue ont-ils sollicité directement Bpifrance ? Quelles conditions et quels critères ont été examinés avant de procéder à l’investissement ? Quels étaient les attentes de Bpifrance en tant qu’actionnaire ? Aviez-vous conçu une stratégie de revalorisation, ou bien, pour le dire d’une manière provocatrice, était-ce une forme de subvention déguisée ? Y a-t-il eu une revalorisation de votre participation lorsque vous avez cédé Grandir et People & Baby ? Le cas échéant, comment expliquer cette revalorisation ? Quelle est votre stratégie en termes de participation pour La Maison Bleue ? Avez-vous fixé un horizon en termes d’attente et de revalorisation ? Enfin, à la suite de la révélation d’un certain nombre de scandales touchant le secteur des crèches, Bpifrance est-elle intervenue dans les instances de gouvernance auxquelles elle participe ?
M. José Gonzalo. Bpifrance a été contactée par les fondateurs de Grandir et La Maison Bleue. Ce type de demande d’accompagnement est très fréquent. Bien évidemment, tout investissement de Bpifrance suppose l’examen de certains critères. Dans ce cas, nous avons examiné en priorité la qualité de l’accueil de la petite enfance et la pédagogie. Nous avons étudié le secteur, sa constitution, ses tendances et sa croissance. Le contexte, en 2016, était caractérisé par une courbe croissante du taux d’employabilité des femmes, et par un taux de fécondité assez élevé. Les perspectives étaient par conséquent encourageantes, d’autant qu’un déficit de l’offre par rapport à la demande était constaté. Aujourd’hui, on estime à 200 000 le nombre de places de crèches manquantes. En 2016, ce nombre était plus proche de 400 000. Dans ces conditions, et parce que l’intérêt général prévaut dans nos investissements, il nous a paru opportun d’accompagner ces sociétés.
Le secteur de l’accueil de la petite enfance est caractérisé par la cohabitation d’acteurs publics et privés, fruit d’une volonté politique. Cependant, tout y est in fine financé par de l’argent public. Dès lors, la question de la légitimité pour Bpifrance, acteur public, d’accompagner des entreprises privées était posée. À l’époque, en 2016, la part du privé dans ce secteur s’élevait à 8 %, contre 20 % environ aujourd’hui. Il ne nous revient pas de choisir nos investissements en réponse à des choix politiques. Bpifrance s’appuie sur des constats, en l’occurrence qu’il existe une cohabitation entre privé et public dans le secteur, comme il en existe dans de nombreux autres. Bpifrance a été créée dans le but d’aider au financement de l’économie française, et les crèches privées font partie de l’écosystème du secteur de la petite enfance. Elles créent des emplois et proposent des services aux familles. Dès lors, de même que nous avions investi dans la santé ou dans l’éducation, nous pouvions investir dans ce secteur, en cohérence avec nos missions et nos valeurs.
Il est évident que la qualité du service offert aux familles, la satisfaction de leurs besoins et la qualité de la pédagogie déployée, sont des critères qui ont prévalu sur l’espoir d’un retour sur investissement. Les fondateurs de Grandir et de La Maison Bleue nous ont présenté leurs projets pédagogiques respectifs, ainsi que leur offre aux familles. Bpifrance ne s’interdit pas d’investir dans deux ou plusieurs sociétés d’un même secteur. Au contraire, accompagner plusieurs acteurs d’un même secteur permet d’éviter l’émergence de monopoles ou de duopoles, et concourt à la variété et à la qualité de l’offre faite aux familles.
Lorsque Bpifrance a vendu, aux côtés d’Eurazeo, sa participation dans Grandir, elle a reçu un peu moins de 50 millions d’euros, soit une somme légèrement inférieure au double de l’investissement initial de 25 millions d’euros.
M. le président Thibault Bazin. Ce doublement de la mise est-il un objectif, comme il peut l’être pour un fonds d’investissement ?
M. José Gonzalo. Non, il ne s’agit pas d’un objectif systématique. Le retour sur investissement lors de la vente de la participation au sein de People & Baby était approximativement de 1,5, soit un taux de rentabilité interne (TRI) inférieur à 10 %. Cependant, je ne considère pas cet investissement comme un échec, bien qu’il ait généré un TRI relativement faible. Il me semble plus important de considérer ce qu’est devenue la société. Lorsque nous procédons à un investissement, notre ambition est de bâtir des leaders d’un secteur, de préférence à capitaux français. Ainsi, lorsque nous avons cédé Grandir aux côtés d’Eurazeo, nous savions que le capital resterait majoritairement français. Par conséquent, nous considérons que nous avons joué notre rôle auprès de Grandir, et que la cession de notre participation était cohérente par rapport à nos missions.
Nous sommes toujours actionnaires de La Maison Bleue, ce dont nous nous réjouissons. Nous n’avons pas cédé notre participation parce que ce type de cession est une question d’opportunité. Et, à ce jour, nous n’avons pas reçu de proposition de rachat de notre participation au sein de La Maison Bleue, ce qui ne nous pose aucun problème tant nous sommes heureux d’être associés à cette société. Nous n’avons aucun désir de vendre à tout prix La Maison Bleue dans le but de réaliser un profit. Lorsque nous vendons une société, nous réinvestissons le produit de ces ventes et nous remontons des dividendes à l’État.
M. le président Thibault Bazin. Vous espérez tout de même que la participation soit revalorisée ?
M. José Gonzalo. Oui, bien entendu. De notre point de vue, la croissance d’une société est la meilleure manière de revaloriser cette participation.
M. le président Thibault Bazin. Les autres fonds tiennent un discours similaire.
M. José Gonzalo. Certes, mais à cette différence fondamentale qu’une partie de l’argent que Bpifrance récupère lorsqu’il cède sa participation dans une société est réinvesti dans d’autres sociétés. L’autre partie est remontée vers l’État sous forme de dividendes, susceptibles d’être réinjectés dans le secteur public.
M. le président Thibault Bazin. Les représentants de Bpifrance ont-ils initié des actions spécifiques à la suite du scandale des crèches ?
M. José Gonzalo. Nous avons naturellement été scandalisés en apprenant ce qui se déroulait dans certaines crèches. Immédiatement, les représentants de Bpifrance siégeant au board ont demandé au management des sociétés dont elle est actionnaire quelles mesures de qualité, de contrôle et de prévention ont été mises en œuvre afin de remédier aux dysfonctionnements constatés et d’éviter qu’un tel scandale se perpétue.
Nous accordons également une grande importance à la certification. À ce titre, nous avons insisté auprès de La Maison Bleue pour que les certifications de Bureau Veritas soient réalisées sur les process, et sur la manière dont les enfants sont accueillis et vivent leur expérience au sein de la crèche.
Mme Sarah Tanzilli. Il apparaît logique et légitime que la pertinence de l’investissement et la rentabilité de celui-ci prévalent quant aux choix que vous opérez. Toutefois, vous l’avez rappelé, le secteur des crèches est très singulier, parce qu’il s’agit d’un service public accueillant un public particulièrement vulnérable. L’enjeu de la qualité y est par conséquent prépondérant, non seulement par rapport à cette vulnérabilité, mais aussi au regard des enjeux de développement de l’adulte en devenir. Dès lors, je suis obligée de vous interroger sur le contenu des missions des sociétés dans lesquelles investit Bpifrance.
Aujourd’hui, Bpifrance n’est actionnaire que de La Maison Bleue. En visitant des crèches de ce groupe et en rencontrant longuement des membres du personnel, j’ai eu l’occasion de constater de réelles difficultés. Vous avez évoqué des critères environnementaux et sociaux requis pour vos investissements, ainsi que les garde-fous que vous établissez au sein du conseil d’administration pour réduire le risque de situations problématiques. Mais force est de constater que ces situations continuent d’exister. J’entends vos efforts en matière de certification, néanmoins j’estime que dans un certain nombre d’établissements, le mode dégradé de fonctionnement est devenu le mode normal.
Pour en avoir moi-même fait l’expérience, les visites en crèches se déroulent en général très bien. Tout a été préparé, l’on s’assure que tout se déroule dans les meilleures conditions, et que toutes les réglementations sont respectées. Néanmoins, lorsque la visite est terminée, la réalité de terrain reprend ses droits. Dès lors, comment pouvez-vous, en tant qu’actionnaire, vérifier que les engagements pris en termes de qualité sont réellement traduits sur le terrain ? Si demain Bpifrance constate des situations dégradées persistantes, sera-t-elle en capacité de prendre des mesures allant jusqu’à se désengager ?
Par ailleurs, notre commission a constaté, au travers des auditions, que le choix des grands groupes de recourir à des fonds d’investissement était motivé, évidemment, par la perspective de renforcer leur capacité financière, mais aussi par la possibilité de bénéficier du rôle de conseils de ces fonds d’investissement, en particulier pour le développement de l’entreprise. Bpifrance exerce-t-elle également cette mission de conseil ? Comment se traduit-elle concrètement dans l’exercice de ses prérogatives ?
M. José Gonzalo. Bpifrance apporte effectivement des conseils aux sociétés, et dispose d’ailleurs d’une direction de l’accompagnement. Celle-ci a vocation à fournir des outils permettant d’améliorer la qualité du service. Par exemple, elle exige la mise en place d’une hotline d’intervention pour les parents si un dysfonctionnement est décelé dans une crèche. Les sociétés agissant dans le domaine social nous font part des enquêtes de satisfaction annuelles qu’elles conduisent. Cette mesure n’est sans doute pas suffisante, et une hotline de prévention est un outil permettant de coller à l’instant présent. De même, Bpifrance joue un rôle sur la formation dans les crèches puisqu’elle dispose d’outils de formation adaptés.
À la différence d’autres acteurs, nous proposons ce type d’outils gratuitement, ou bien nous subventionnons nous-mêmes l’accès à ces outils ou à ces conseils, considérant que cela fait partie des attributions de Bpifrance. Plus profondément, demander le passage d’une société en société à mission, comme nous l’avons demandé à La Maison Bleue, permet un changement d’état d’esprit et de mettre la qualité au premier plan des préoccupations de la société.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez rappelé, monsieur Gonzalo, que Bpifrance est toujours actionnaire minoritaire des sociétés dans lesquelles elle investit, et qu’elle exige un siège au conseil d’administration, afin de disposer d’un droit de vote et d’un droit de veto. Dans le cas de La Maison Bleue, Bpifrance a-t-elle été amenée à contester des décisions allant dans le sens contraire de l’intérêt général, sans être suivie par les autres actionnaires ?
Par ailleurs, ma collègue Anne Bergantz m’a transmis deux autres questions. Un rapport rendu récemment par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), préconise la suppression du crédit d’impôt famille (Cifam). De nombreux acteurs privés nous ont alertés quant au risque que cette suppression ferait courir sur l’équilibre du modèle économique du secteur, et sur le risque d’un désengagement des entreprises privées. Pensez-vous que les conséquences d’une suppression progressive du Cifam seraient délétères du point de vue de la participation des entreprises dans le secteur ? Estimez-vous qu’il convient d’associer cette mesure progressive à des mécanismes permettant d’éviter ce désengagement, et donc des suppressions de places en crèche ?
De façon plus prospective, nous avons compris que Bpifrance mise davantage que sur la rentabilité immédiate de l’activité, sur la croissance des sociétés et les gains consécutifs à la cession de ses participations. Or cette croissance n’est pas infinie, puisqu’il arrive un moment où un marché tel que celui des crèches arrive à maturité. Que se passe-t-il lorsque ce moment arrive ? De quelles garanties disposent les groupes quant à leur surface financière et quant à l’engagement des fonds d’investissement dans la situation d’un marché sans perspective de croissance ?
M. José Gonzalo. Bpifrance exerce son droit de veto de manière classique, par exemple en cas d’endettement excessif ou de délocalisation de sites. En revanche, elle ne dispose pas d’un droit de veto concernant directement la qualité du service.
De manière générale, si Bpifrance considère qu’elle n’est plus en phase avec les managers et les fondateurs d’une société, et que les pratiques d’une société ne correspondent pas à ses attentes, elle est disposée à se désengager de cette société. Mais nous tentons, avant d’envisager une telle issue, de remédier aux éventuels dysfonctionnements et d’exiger la mise en œuvre de solutions. Se désengager relève de l’ultime recours, en cas d’impasse ou d’entêtement du management de la société à ne pas suivre les préconisations. Ce désengagement peut être effectué à n’importe quel prix si Bpifrance estime que sa réputation est en jeu.
Concernant la suppression du crédit d’impôt famille, il me semble que tout ce qui fait peser un risque sur le financement d’un secteur, dès lors que ce financement est mixte entre le public et le privé, pose évidemment question. Nous considérons, naturellement, qu’il convient de minimiser le risque de ne plus trouver d’investisseurs privés dans des secteurs ayant des besoins structurels. Le secteur des crèches en fait partie, puisque 200 000 places de crèches manquent encore aujourd’hui. Dès lors, il faut se garder de toute mesure qui découragerait des acteurs disposés à financer ce secteur.
Bpifrance sert souvent de catalyseur, ou d’effet de levier d’investissements. Ainsi que je l’ai rappelé, Bpifrance a investi quelques dizaines de millions d’euros, quand l’investissement des fonds d’infrastructure s’est compté en centaines de millions d’euros. Notre capacité d’action sur l’économie française suppose d’injecter le moins d’argent public possible, mais de créer un effet de levier pour d’autres types d’investisseurs. Nous parvenons ainsi, avec des investissements modestes, à siéger au conseil d’administration et à influer sur la politique des sociétés. Nous nous efforçons de minimiser le coût pour l’État, tout en mettant l’accent sur des critères qui nous semblent essentiels, en l’occurrence la qualité du service et l’accueil. Cette politique fait la réputation de Bpifrance.
Notre thèse d’investissement consiste à aller vers des sociétés au moment où la croissance du secteur est en accélération. C’est la raison pour laquelle nous avons procédé à ces investissements en 2016, avant de céder notre participation à des fonds d’infrastructures au moment où la croissance du secteur décélérait. Ces fonds disposent d’un plus grand nombre d’années pour assurer la rentabilité que leur réclament leurs souscripteurs. Ainsi, l’acteur qui a suivi l’intervention de Bpifrance a pour horizon plus lointain la pérennisation de la société. Lorsqu’il y parvient, les sociétés ont généralement atteint une taille suffisante pour permettre la distribution de dividendes.
Autrement dit, lors de la phase de croissance, la distribution de dividendes se fait à l’encontre de la croissance et des investissements. Mais dès lors que la société a atteint une taille suffisante et une rentabilité permettant, par exemple, d’absorber des coûts fixes, la distribution de dividendes devient possible, et de nouveaux acteurs sont en mesure de prendre le relais des fonds d’infrastructure. Je pense en particulier à des familles ayant un objectif patrimonial, qui pourront obtenir des dividendes lorsque la société aura atteint une taille importante et ne sera plus en phase d’accélération.
Néanmoins, il me semble que les durées de détention dans les fonds d’infrastructure deviennent de plus en plus longues. Dès lors, la typologie des acteurs qui reprennent les participations de ceux qui avaient été présents pour financer l’accélération de la croissance tend à changer. Ils sont de plus en plus nombreux à inscrire leur participation dans le long terme.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je souhaite revenir sur la suppression du Cifam. J’entends la volonté de Bpifrance de produire un effet de levier auprès des autres investisseurs, et il semble que ce mécanisme fonctionne bien. Cependant, il s’avère que l’effet de levier ne fonctionne pas avec le crédit d’impôt famille, parce que le niveau de financement public engagé derrière l’acquisition de berceaux par une entreprise est considérable. L’IGF et l’Igas estiment que, à chaque euro d’argent public investi, correspond 0,44 centime d’argent privé.
Dès lors, il convient de s’interroger sur la pertinence du Cifam, en tenant compte de ce que vous avez rappelé, à savoir de se prémunir du risque de se priver d’une source de financement importante. Cependant, on parle de 80 millions d’euros sur 7 milliards d’euros, et d’autres solutions peuvent peut-être imaginées.
M. José Gonzalo. Je suis d’accord avec votre analyse.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Votre audition, monsieur Gonzalo, complète utilement d’une certaine manière le puzzle de l’aide publique aux grands groupes privés de crèches, qui bénéficient par ailleurs des financements de la Caisse d’allocations familiales (CAF), du Cifam, et des collectivités à travers des Délégations de service public (DSP) ou des achats de berceaux.
Je m’étonne que la participation de Bpifrance dans les entreprises ne réponde pas à une consigne politique concernant l’aide au développement de ces groupes, mais soit consécutive à une sollicitation initiée par ces groupes. Pourriez-vous détailler la manière dont l’État, à travers Bpifrance, a répondu à cette sollicitation ?
Par ailleurs, pourriez-vous décrire plus précisément l’effet de levier que représente l’investissement de Bpifrance ? Pensez-vous que des fonds d’infrastructure seraient entrés au capital de ces groupes si Bpifrance ne l’avait pas fait au préalable ?
M. José Gonzalo. Nos plans stratégiques sont validés par l’État, par l’intermédiaire de l’APE et la Caisse des dépôts et consignations. Ces plans s’étalent sur trois ou cinq ans et sont très détaillés, par secteur. Dans les années 2015-2016, nous y avions inscrit ce que nous appelions des « investissements dans les infrastructures essentielles de services », et l’accueil de la petite enfance figurait parmi elles. Annoncer un tel plan et de tels axes stratégiques a attiré des fondateurs de sociétés privées dans ce secteur, qui nous ont sollicités et ont déclenché notre investissement.
L’effet de levier est primordial dans notre stratégie. Les principaux groupes actifs dans le secteur de l’accueil de la petite enfance ont pour caractéristique commune la présence de leurs fondateurs à leur capital. Je pense en particulier à Jean-Emmanuel Rodocanachi à Grandir, ou au fondateur de La Maison Bleue, qui dispose encore d’une confortable majorité de droits de vote au conseil d’administration. Lorsque la majorité passe entre les mains d’un autre acteur, je considère que Bpifrance rassure les investisseurs, notamment les investisseurs français, dans un secteur où la réglementation est susceptible de varier assez rapidement.
L’investissement de Bpifrance est aussi un gage de sécurisation et de pérennité, et j’estime que nous avons contribué à la venue d’acteurs français, ce dont nous nous enorgueillissons. Ainsi, si La Maison Bleue compte un actionnaire britannique, TowerBrook, la plupart des autres acteurs du secteur sont français, à l’image d’Antin Infrastructures Partners chez Babilou ou InfraVia chez Grandir.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les représentants d’Antin Infrastructures Partners nous ont expliqué lors de leur audition que les souscripteurs du fonds qui a investi dans Babilou étaient à 80 % des souscripteurs étrangers. Il me semble, par ailleurs, qu’Antin n’est pas côté à la Bourse de Paris.
Par ailleurs, vous avez déclaré qu’un investissement de Bpifrance dans des secteurs où la puissance publique propose le même service que des groupes privés, posait une question de légitimité. Vous ajoutiez que cela concernait les crèches, mais aussi d’autres secteurs comme l’éducation et la santé. Les investissements de Bpifrance dans ces secteurs sont-ils courants ? Bpifrance est-elle, par exemple, actionnaire d’établissements scolaires privés sous contrat avec l’État, ou d’autres entreprises équivalentes dans le domaine de la santé ?
M. José Gonzalo. Bpifrance est en effet actionnaire de cliniques privées, dans lesquelles nombre d’actes médicaux sont financés par la puissance publique. Notre présence est conforme à la logique de cohabitation et de complémentarité entre le public et le privé. En effet, dès lors qu’un manque structurel est identifié, il nous appartient de tout mettre en œuvre afin de proposer des services à nos concitoyens. La finalité de nos investissements consiste, je le souligne à nouveau, à trouver les financements nécessaires à des services et des prestations utiles aux Français, y compris dans les secteurs financés par la puissance publique.
Dans le même ordre d’idées, et pour aborder le secteur de l’éducation, je pense à la taxe apprentissage, c’est-à-dire une manne publique injectée dans des écoles qui vont en bénéficier pour former des apprentis. Bpifrance a investi dans des écoles privées selon cette même logique consistant à combler des manques. Ainsi, nous avons investi dans des écoles formant des infirmières dans le contexte du manque de personnels soignants et d’aides-soignants en France.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Cette complémentarité dont vous parlez mérite d’être questionnée. Nous entendons les représentants de collectivités locales expliquer les difficultés qu’ils rencontrent pour monter un projet de crèche sur leur territoire. Ils sont soumis à des contraintes économiques et cherchent à remplir des berceaux pour trouver des financements. Puis, du jour au lendemain, ils voient apparaître une micro‑crèche privée qui accapare douze berceaux et met en péril leur projet de crèche publique. Il existe bien une interférence et une forme de concurrence entre le public et le privé sur l’ouverture des établissements d’accueil de la petite enfance. Dès lors, il est légitime de s’interroger sur le soutien que Bpifrance apporte à des groupes privés, dont les crèches pourraient générer un effet d’éviction des crèches publiques.
M. José Gonzalo. De tels cas d’éviction peuvent survenir localement, j’en conviens. Cependant, il me semble que, globalement, le bilan est positif, c’est-à-dire que la complémentarité entre le public et le privé concourt à résorber le déficit des places en crèche.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma dernière question concerne la responsabilité sociale des entreprises. Lorsque Bpifrance entre au capital d’une entreprise, en l’occurrence une entreprise de crèches, porte-t-elle une attention particulière à la rémunération de ses dirigeants ? De même, les plus-values considérables réalisées à la faveur de cession de parts de capital à des fonds d’investissement, entrent-elles dans vos critères d’évaluation ? En somme, le caractère raisonnable des rémunérations et des plus-values des fondateurs conditionne-t-il l’entrée de Bpifrance au capital d’une entreprise ?
M. José Gonzalo. Nous accordons une attention toute particulière à cette question. L’un de nos modes d’action privilégiés est de rentrer en augmentation de capital afin de financer des développements, plutôt que racheter des parts d’actionnaires qui sortiraient du capital. Notre priorité, lorsque nous intervenons dans une société, est d’y injecter des liquidités servant à des investissements ou à des rachats de société dans la perspective de faire grandir le groupe.
Toutefois, il nous arrive aussi de réaliser des investissements dits secondaires, c’est-à-dire de financer la sortie d’autres acteurs en rachetant des parts de capital. Nous nous efforçons cependant d’établir une thèse d’investissement dans laquelle les investissements primaires, c’est-à-dire des investissements consacrés au développement, sont supérieurs à ces investissements secondaires.
La rémunération des dirigeants est, il est vrai, souvent relativement raisonnable, parce que la véritable création de richesse ou de valeurs, pour eux, intervient à la vente des sociétés. Le caractère raisonnable des plus-values est défini par le marché et la valeur des sociétés. Nous en bénéficions d’ailleurs, puisque, ainsi que je l’ai indiqué, nous avons réalisé une plus-value importante en revendant notre participation à Grandir. Et j’insiste à nouveau sur le fait que cet argent gagné est réinvesti par Bpifrance dans la perspective de satisfaire l’intérêt général. J’ajouterai que nous investissons souvent à des périodes risquées pour les sociétés, et la rémunération d’une intervention risquée est supérieure à celle d’une intervention réalisée dans un marché mature.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, et je vous rappelle que vous êtes invité à nous transmettre une contribution écrite afin d’apporter des réponses aux questions qui n’en auraient pas trouvé en séance. En outre, si vous souhaitiez apporter des correctifs aux réponses que vous avez apportées en séance, vous avez l’obligation de le faire dans les heures qui viennent.
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48. Audition de M. Christian Jacob, ancien ministre délégué à la famille (2002‑2004) (10 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin (LR). Après l’audition de Mme Nadine Morano le 4 avril dernier et celle, en début d’après-midi, de Mme Marisol Touraine, nous poursuivons notre série d’auditions d’anciens ministres chargés de la famille en accueillant M. Christian Jacob, qui fut ministre délégué à la famille entre juin 2002 et mars 2004 dans le gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin.
Pendant cette période, le secteur des crèches a été ouvert aux acteurs privés lucratifs et le crédit d’impôt famille (Cifam) a été institué, par la loi de finances pour 2004. Ce dernier, qui fait beaucoup parler de lui ces derniers temps, a ainsi fait l’objet récemment de recommandations dans un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF), avant le rapport d’évaluation de la Cour des comptes qui devrait être publié à la rentrée.
Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre disponibilité. Nous n’allons pas auditionner tous les ministres, ministres délégués et secrétaires d’État chargés de la famille au cours des vingt dernières années, mais il n’était pas envisageable de ne pas vous auditionner, car la période au cours de laquelle vous avez été aux responsabilités est une période charnière.
Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Christian Jacob prête serment.)
M. Christian Jacob, ancien ministre délégué à la famille. Quand je suis arrivé au ministère de la famille, il existait sept prestations différentes pour l’accueil des jeunes enfants, en fonction du mode de garde. L’objectif était alors de simplifier ce système en le remplaçant par une seule prestation. C’est ainsi qu’a été créée la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), qui existe encore aujourd’hui. Elle comprend un socle de base, éventuellement complété en fonction du mode de garde choisi par les parents – qu’il s’agisse d’une crèche, d’une garde chez une nourrice agréée ou d’une garde à domicile par un membre de la famille ou par un des deux parents choisissant de s’arrêter de travailler totalement ou à temps partiel pour se consacrer à l’éducation de son enfant. Nous avions alors considéré, ce qui ne faisait pas l’unanimité à l’époque, que ce choix relevait d’une décision de la famille et que la puissance publique n’avait pas à y intervenir. L’objectif était double : maintenir, voire augmenter, le taux de fécondité – qui était alors de plus de deux enfants par femme, soit un des meilleurs taux européens – et favoriser l’activité professionnelle des femmes, qui était alors beaucoup plus faible qu’en Allemagne par exemple.
Les débats sur la Paje opposaient à l’époque ceux qui étaient pour le tout-crèche afin de favoriser la sociabilisation de l’enfant et ceux qui étaient pour les modes de garde individuels, à domicile ou chez une nourrice agréée. En caricaturant – car la caricature est certes dans l’excès, mais ses fondamentaux sont souvent bons –, les premiers siégeaient à gauche de l’hémicycle et les seconds à droite. Nous étions favorables au libre choix des parents.
Parallèlement à la création de la Paje, nous avons ouvert les financements de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) aux crèches privées. Cette décision a été prise à la suite d’un vote du conseil d’administration de la Cnaf, présidé à l’époque par Nicole Prud’homme, représentante de la CFTC. En tant que ministre, je n’en étais pas membre, mais j’avais été auditionné pour présenter le projet.
Ces financements ont permis à de multiples intervenants de pouvoir créer une crèche afin de pallier les difficultés financières auxquelles faisaient face en la matière les villes moyennes – surtout celles de moins de 15 000 habitants, et encore davantage celles de moins de 10 000.
Grâce à ce système, nous avons pu créer dans ma ville de Provins, en plus de la crèche municipale, une crèche à l’hôpital ouverte de six heures à vingt-trois heures. Cela ne relevait pas de ma décision, mais je n’étais pas favorable, par respect du rythme biologique des enfants, à une ouverture vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même si rien ne l’interdisait. Cette crèche répondait aux attentes des familles d’aides-soignants, d’infirmières et du personnel hospitalier en général. Dans ce cadre, nous pouvions contractualiser avec le service de pédiatrie et réserver, au-delà de l’hôpital, des berceaux en ville pour la fonction publique hospitalière bien sûr, mais également pour la fonction publique d’État. L’attribution des quelques berceaux que nous réservions était placée sous l’autorité du préfet, qui pouvait les accorder aux enseignants, policiers ou gendarmes en mobilité. Les entreprises avec de nombreux salariés pouvaient également réserver quatre ou cinq berceaux pour leurs salariés, notamment ceux en mutation.
M. le président Thibault Bazin (LR). Au cours de nos auditions, nous nous sommes beaucoup concentrés sur la réservation de berceaux dans le privé, mais je comprends que la notion de tiers financeur était présente dès le départ et que celui-ci pouvait être aussi bien privé que public. Ainsi, les administrations et les collectivités pouvaient réserver des berceaux auprès de gestionnaires privés tout comme les entreprises pouvaient le faire auprès de structures publiques. Cette possibilité était-elle intentionnelle ?
M. Christian Jacob. Elle l’était, car notre cible était les villes moyennes sans possibilité de garde. Il nous paraissait donc difficile de tout miser sur des crèches 100 % privées et c’est pourquoi nous avons mixé avec la fonction publique d’État, hospitalière et territoriale.
M. le président Thibault Bazin (LR). Nous avons auditionné la direction de la sécurité sociale (DSS) et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) – avec lesquelles vous êtes sans doute familier en raison de votre parcours ministériel –, mais leurs représentants n’ont pas abordé la question de la réservation de berceaux par l’État, notamment à travers les sections régionales interministérielles d’action sociale (Srias). Vous aviez le pressentiment qu’il existait un besoin dans la fonction publique, auquel il fallait répondre par le recours aux acteurs privés et publics.
M. Christian Jacob. Nous visions un modèle avec des crèches de quarante à cinquante berceaux. Une seule entreprise, à moins qu’elle ne soit énorme, ne pouvait donc y répondre seule, d’autant qu’il y avait des besoins dans la fonction publique territoriale, notamment pour les fonctionnaires en mutation, pour lesquels le choix restreint ou l’absence d’établissement scolaire ou de mode de garde est un frein. Notre modèle ne reposait donc pas exclusivement sur le privé, même si celui-ci pouvait recevoir des financements de la Cnaf après agrément. D’ailleurs, il existait à l’époque quelques initiatives en ce sens – Babilou avait ainsi lancé des crèches entièrement privées.
M. le président Thibault Bazin (LR). Vous avez mentionné la difficulté pour les villes moyennes, et surtout, pour les plus petites communes, de financer la création, le développement et le fonctionnement des crèches. L’ouverture au privé et la gestion déléguée avaient-elles pour objectif de leur faciliter cette tâche ?
M. Christian Jacob. Oui. À Provins, par exemple, nous aurions été incapables de mettre en place une deuxième crèche municipale. Nous n’avons pu ouvrir davantage de berceaux que grâce à la fonction publique hospitalière, au privé et aux mobilités des fonctionnaires d’État.
M. le président Thibault Bazin (LR). J’imagine que ces difficultés étaient liées aux limites du modèle de financement de l’époque.
M. Christian Jacob. Oui, tout à fait.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les travaux de notre commission d’enquête font suite à diverses révélations intervenues l’automne dernier, qu’il s’agisse de celles du rapport de l’Igas ou de celles publiées par des journalistes sur la qualité de l’accueil du jeune enfant dans les crèches. Nous avons tous en mémoire le décès tragique d’un bébé dans une crèche lyonnaise en juin 2022, mais ces révélations concernent surtout ce qu’on a pu appeler de douces violences, qui ne sont pas de la maltraitance en tant que telle, mais qui contribuent à créer des dommages chez les enfants à un moment de leur vie où les neurosciences nous ont appris les enjeux en termes de développement. Nous devons aussi déterminer s’il existe un rapport entre les difficultés liées à la qualité de l’accueil et l’émergence des groupes privés dans ce secteur. Il s’agit notamment de savoir si ces groupes privés ont mené une stratégie d’influence.
Lors de votre passage au ministère de la famille, de nombreuses décisions importantes ont été prises et elles n’ont pas vraiment été remises en cause depuis. L’année 2004 a ainsi été une année charnière, avec l’ouverture du secteur de la petite enfance au privé.
En janvier 2004, vous avez lancé un grand plan crèche, doté de 200 millions d’euros, en faveur, pour reprendre vos mots, des projets les plus innovants et les plus souples pour les parents, une partie de ce budget étant réservée aux projets de création de crèches par des entreprises privées. Il s’agissait, si je ne me trompe, de contribuer à l’augmentation du nombre de places d’accueil grâce à des mécanismes d’aide comme le Cifam ou la Paje.
Vous avez également expérimenté les micro‑crèches, mode d’accueil qui a ensuite été généralisé et qui a du reste connu des difficultés évoquées au cours des auditions que nous avons menées – sans pour autant que ces difficultés tiennent nécessairement aux décisions que vous auriez prises dans l’exercice de vos fonctions.
Pourquoi et comment avez-vous pris la décision d’ouvrir le secteur de la petite enfance au privé et de faire bénéficier celui-ci de financements publics ? Quel a été le rôle des acteurs privés ? Dans leur livre Babyzness, les journalistes Bérangère Lepetit et Elsa Marnette affirment que les entrepreneurs racontent avoir eu l’oreille des politiques. Sont ainsi rapportés les propos de Rodolphe Carle, cofondateur de Babilou, qui dit avoir passé 20 % à 30 % de son temps dans les ministères pour essayer de construire un business model sustainable sur le long terme, et ceux d’Édouard Carle, l’autre cofondateur de cette entreprise, qui dit avoir ouvert ce marché et avoir rédigé les textes de loi avec les politiques de l’époque. Comment réagissez-vous à ces propos ?
J’imagine que vous avez eu des contacts avec les grands groupes de crèches lors de la libéralisation du secteur, ce qui est tout à fait légitime. Comment ces contacts se sont-ils passés ? Étaient-ils orientés vers la création de places afin d’atteindre vos objectifs ? La création du Cifam répond-elle à une demande de la part des groupes privés ou s’agit-il d’une initiative publique ? D’autres outils que celui du tiers financement par l’entreprise grâce au Cifam ont-ils été envisagés pour faire participer les employeurs à l’effort de financement de la création et du fonctionnement de structures d’accueil du jeune enfant ?
M. Christian Jacob. L’ouverture au privé avait bien évidemment pour fonction de développer les possibilités en termes de modes de garde. Peut-être les entrepreneurs mentionnés dans le livre ont-ils passé 20 % à 30% de leur temps à écrire un texte de loi, mais aucune loi n’a été votée puisque le modèle de financement a été validé par un vote du conseil d’administration de la Cnaf, après mon audition et hors de ma présence.
Nous avons effectivement retenu le mécanisme du crédit d’impôt pour faire participer les entreprises privées. Je rappelle que le Cifam pouvait être utilisé pour tout ce qui permettait l’accueil des jeunes enfants jusqu’à 6 ans, et pas seulement pour les modes de garde.
De mémoire, je n’ai pas eu de contacts formels avec les entreprises privées, même si on a pu en rencontrer à quelques reprises. Nous avons notamment travaillé avec CroissancePlus – avec qui j’ai ensuite beaucoup travaillé lorsque j’étais ministre des PME – pour tester l’idée du crédit d’impôt auprès des entreprises. Nous avons alors pu comprendre que le crédit d’impôt leur permettait de renforcer leur attractivité puisque leurs salariés bénéficieraient de places en crèches grâce au crédit d’impôt. Le dispositif présentait également l’avantage pour l’entreprise de participer à la vie de la cité en contribuant à la création, dans sa commune d’implantation, d’une crèche qui n’aurait autrement pas existé.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les employeurs publics aussi peuvent recourir au mécanisme du tiers financeur, et c’est pour eux une charge nette, à la différence des entreprises. Les récents travaux de l’Igas et de l’IGF, ainsi que des travaux plus anciens, semblent montrer que l’effet levier de l’argent public n’est pas satisfaisant au regard des moyens publics affectés. Lors de son audition par notre commission, le directeur exécutif de la Banque publique d’investissement (Bpifrance) soulignait qu’un investissement de quelques dizaines de millions de cette institution permettait d’embarquer les investisseurs privés pour plusieurs centaines de millions. Or, il semble que la réservation de berceaux pour les entreprises ne mobilise aujourd’hui que 0,44 euro d’argent privé pour 1 euro d’argent public. D’autres options avaient-elles été envisagées pour soutenir les entreprises dans leur effort et les conduire à s’engager financièrement au profit de l’accueil des jeunes enfants de leur personnel ?
M. Christian Jacob. L’objectif était, je le répète, d’augmenter le nombre de places de crèche et, sans le mécanisme des crédits d’impôt et des financements fléchés, ces places n’auraient pas pu être créées, dans les villes moyennes comme dans des villes plus importantes. Après de nombreux échanges, notamment avec le patronat, ce dispositif nous a semblé répondre le mieux à cet objectif : il était à la fois le plus facile à mettre en place et le plus attractif pour les entreprises. Il a d’ailleurs de facto permis de créer des crèches là où la puissance publique n’avait pas la possibilité de le faire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez dit à très juste titre que s’il y avait un problème, c’était parce qu’un effort important était demandé aux communes à chaque fois qu’on créait une place de crèche publique, le financement étant structuré de cette manière. Par ailleurs, j’ai bien compris l’idée, et je la respecte tout à fait, qu’il appartient aux familles de choisir le mode de garde et qu’il convient donc de mener une politique permettant de développer différentes solutions. Au lieu d’ouvrir le secteur au privé et, surtout, de permettre le financement d’entreprises qui, en fin de compte, remplacent une commune qui n’est plus en mesure d’agir, a-t-on envisagé, à un moment, de faire appel à des solutions consistant à renforcer le soutien aux communes ou même à accroître le financement issu de la branche famille de la sécurité sociale pour les structures d’accueil ?
M. Christian Jacob. On ne l’a pas fait, pour une raison simple qui est que le coût financier aurait été beaucoup plus important. Si on n’avait pas attiré des financements extérieurs, le financement aurait été à 100 % à la charge du contribuable. Or on n’avait pas le budget pour augmenter les dotations : les arbitrages financiers qui sont intervenus consistaient à dire qu’il était préférable d’attirer de l’argent privé vers les crèches, étant entendu que les entreprises y trouvaient un intérêt sur le plan de l’attractivité. Les recrutements sont, en effet, très difficiles : il est toujours très compliqué de faire venir dans certains types de villes moyennes de jeunes couples, quelles que soient les catégories sociales. L’entreprise rend donc service, en quelque sorte, au contribuable, puisqu’elle apporte de l’argent privé, mais il y a aussi pour elle un intérêt en matière d’attractivité.
À Provins, mon idée était de faire appel à un groupement d’entreprises, mais seule une grosse entreprise était intéressée. Il existe néanmoins dans beaucoup de villes des associations ou groupements d’entreprises et on pouvait agir dans ce cadre.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Est-ce à dire que la façon dont on appréhendait la question à l’époque était d’avoir des crèches propres à chaque entreprise ou à un tissu entrepreneurial territorialisé, ou bien avait-on déjà envisagé ce qui est en train de se passer, à savoir que la place en crèche acquise par une entreprise peut se situer un peu partout sur le territoire national, de manière qu’il puisse exister des solutions de garde à proximité du domicile des personnels ?
Vous avez dit enfin que vous n’aviez pas retenu la solution consistant à renforcer le budget des communes parce que cela aurait coûté trop cher, ce que je peux comprendre. À l’époque, si je ne m’abuse, l’objectif de dépenses fiscales du Cifam était de 50 millions d’euros. Or on est passé, en vingt ans, à 200 millions, contre 80 millions net du côté des entreprises – au Cifam s’ajoutent, en effet, des déductions fiscales dans le cadre de l’impôt sur les sociétés. Si vous étiez aujourd’hui aux responsabilités et que vous faisiez face à de tels chiffres, auriez-vous toujours la même analyse ou diriez-vous qu’on pourrait utiliser différemment pour les crèches ces 200 millions issus du budget de l’État ?
M. Christian Jacob. Je vais vous répondre sous la forme d’une boutade : passer de 50 à 200 millions d’euros en vingt ans, c’est faire la démonstration qu’une politique marche. Nous avons permis des créations de places. L’objectif n’était pas tant de donner des places à des entreprises que d’en créer dans un territoire où, sinon, il n’y en aurait pas eu.
La question de la proximité avec le domicile des parents est très compliquée. Nous y avons répondu par les micro-crèches. L’idée était de bloquer des rez-de-chaussée dans des immeubles, en négociant avec les bailleurs sociaux, pour en faire en sorte qu’il y ait un mode de garde là où les gens habitent.
Je ne sais pas ce qui a été fait ensuite mais, à l’époque, il n’y avait pas de crèches dans les entreprises. En revanche, des berceaux étaient souvent réservés dans des crèches municipales. J’en reste à l’idée que si on peut mobiliser le secteur privé pour accompagner les parents dans le cadre d’une politique familiale et que ce secteur y trouve un intérêt, autant le faire. Il existe, bien entendu, des déductions fiscales et un fléchage des financements, mais l’entreprise met aussi de l’argent, qui n’aurait pas été là sans des politiques attractives.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez dit que ces places auraient manqué si on ne les avait pas créées. C’est certainement vrai, mais le cas inverse existe et beaucoup de crèches associatives ferment dans le nord de la Seine-et-Marne parce que des crèches privées s’implantent à côté d’elles. Je suis saisie de ce problème par des assistantes maternelles qui s’en inquiètent.
M. Christian Jacob. Il faut aussi se demander pourquoi des crèches associatives ferment alors que des crèches privées s’en sortent : comme les financements sont les mêmes, il ne devrait pas y avoir de raison que ces dernières ne réussissent pas.
Je préfère que ce soit l’utilisateur qui finance, par le biais de l’entreprise, plutôt que le contribuable. Si on peut faire intervenir des financements privés et que les entreprises y trouvent un intérêt, autant le faire, je l’ai dit.
Outre la question des crèches, notre objectif au moment de la création de la Paje était que le système devait être ouvert à tous les modes de garde, et qu’arrêter de travailler, partiellement ou complètement, faire appel à une nourrice agréée ou faire garder l’enfant à domicile par un autre membre de la famille relevait de choix personnels. Nous considérions qu’il fallait que toutes les possibilités soient ouvertes afin que les parents puissent choisir.
Chaque fois qu’on a donné des coups de rabot à la politique familiale, que ce soit par la non-universalité des allocations familiales ou la réduction des plafonds prévus dans le cadre de la Paje, on a contribué à faire baisser le taux de natalité. Une des fiertés de la France en matière de politique familiale était pourtant de réussir à avoir à la fois un des meilleurs taux de fertilité en Europe et le meilleur taux d’activité professionnelle chez les femmes. On peut dire que le système est ouvert aux couples, mais on voit bien que ce sont très majoritairement des femmes qui arrêtent de travailler, soit partiellement soit complètement. Le système de la Paje avait donc été pensé pour maintenir leur taux d’activité.
M. le président Thibault Bazin. Je sais, même si j’étais très jeune à cette époque, qu’un certain nombre de dispositifs ont été expérimentés au début des années 2000. Il me semble que les jardins d’éveil sont apparus durant le second mandat de Jacques Chirac et que les micro‑crèches étaient alors en phase d’expérimentation. On se disait, en effet, que des structures de plus de douze places n’étaient pas forcément très adaptées en milieu rural ou très rural. Vous souvenez-vous de ce qu’étaient vos intentions, compte tenu des équations territoriales, pour les micro‑crèches et les jardins d’éveil ? Je rappelle qu’il a beaucoup été question, par la suite, des micro‑crèches, puisqu’elles ont beaucoup moins concerné les milieux ruraux que ceux très urbains, et que nous avons aussi beaucoup parlé, récemment, des jardins d’éveil, dans le cadre d’efforts pour les pérenniser sous une autre forme.
M. Christian Jacob. Vous avez raison en ce qui concerne les micro‑crèches. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les négociations ont bien souvent porté sur des pieds d’immeuble, plutôt situés dans des zones urbaines. S’agissant des zones rurales, notre idée était de développer des crèches mobiles. Il fallait pour cela un local, par exemple une salle des fêtes, où intervenait une assistante maternelle, et un équipement, parfois financé par les intercommunalités – plutôt des communautés de communes. Ce mode de garde s’est développé dans des villages de 300 ou 500 habitants. Nous en étions encore aux balbutiements, mais c’est plutôt vers ce système de crèches mobiles, ouvertes une journée ou deux par semaine, que nous nous sommes tournés, parallèlement aux micro‑crèches pensées pour les zones urbaines.
M. le président Thibault Bazin. On sent, en vous écoutant, qu’on était un peu dans une phase d’amorçage, d’expérimentation, sans normes bâtimentaires, par exemple. Il s’agissait, comme aujourd’hui avec les évolutions consécutives à la covid et au dispositif Norma, de trouver des solutions, mais il n’y avait pas forcément des cahiers des charges à l’époque où vous étiez aux responsabilités.
M. Christian Jacob. J’ai rappelé le débat entre ceux qui étaient pour le système de garde collective dans des crèches et ceux qui préféraient la garde à domicile. Notre idée était d’offrir toutes les possibilités aux parents mais, en réalité, on ne répondait pas aux besoins dans les zones rurales : les crèches se trouvaient dans des bourgs de moyenne importance ou des chefs-lieux de canton. Les communes rurales ne pouvaient pas en bénéficier et les micro‑crèches n’étaient pas adaptées, puisque le maximum, de mémoire, était de neuf enfants.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je crois qu’il est maintenant de 10 + 2.
M. le président Thibault Bazin. Le « + 2 » venant du décret Woerth.
Je vous remercie, monsieur le ministre, d’avoir répondu à l’invitation de cette commission d’enquête et d’avoir accepté de décaler l’heure de votre audition.
Vous avez reçu, de la part de la rapporteure, un questionnaire écrit. Par ailleurs, si certaines des réponses que vous venez de faire vous semblaient inexactes, vous avez l’obligation, compte tenu de votre serment de dire la vérité, de nous transmettre un éventuel rectificatif dans les heures qui viennent. Je le dis à toutes les personnes auditionnées : cela ne vous vise pas en particulier et je sais que vous connaissez ce mécanisme.
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49. Audition, à huis clos, de M. Philippe Tapié, nouveau président du groupe People&Baby, et de M. Nicolas Besson, managing director de la société Alcentra Limited et M. Amos Ouattara, managing director de la société Alcentra Limited (29 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous recevons en ce début d’après-midi M. Philippe Tapié, nouveau président de People&Baby, qui est accompagné de deux représentants du fonds Alcentra, M. Nicolas Besson et M. Amos Ouattara.
La gouvernance du groupe People&Baby a connu, en effet, un changement important au cours de l’assemblée générale de lundi dernier, avec l’arrivée à sa tête de M. Philippe Tapié, qui succède ainsi à M. Christophe Durieux que nous avions auditionné le 20 mars. D’après mes informations, ce dernier demeure l’actionnaire de référence du groupe et le président de son comité stratégique, que M. Tapié avait rejoint il y a tout juste deux mois.
Cette audition se déroule à huis clos et je tiens à en préciser les raisons, étant entendu qu’il n’y a aucun traitement de faveur ou aucune volonté de ménager qui que ce soit, et que ce n’est pas une demande de votre part, monsieur Tapié, mais un choix que nous avons fait avec Mme la rapporteure.
Votre arrivée à la tête de People&Baby, monsieur le président, ne se déroule pas dans une atmosphère paisible. Dans un message aux salariés, tel que le relate une dépêche de l’AFP, votre prédécesseur dénoncerait « une tentative de déstabilisation sans précédent », en indiquant que le fonds d’investissement Alcentra, auquel il avait fait appel en 2018 pour développer le groupe et racheté en 2022 par le fonds américain Franklin Templeton, a « organisé un putsch, une prise de contrôle du groupe (…) dont ils veulent organiser le démantèlement (…) pour optimiser le profit ». Du côté d’Alcentra, on explique qu’il s’agit de la sanction du non-paiement des intérêts depuis dix-huit mois. Cette situation nous interpelle.
Lors de l’audition de M. Durieux, le moins que l’on puisse dire est que nous avons été collectivement surpris et même décontenancés par le caractère évasif, imprécis, voire fallacieux de certaines réponses. L’intéressé s’en est même excusé dans un courrier adressé à la commission. S’en sont suivis des échanges, afin que Christophe Durieux nous transmette des informations exactes et complètes concernant l’architecture du groupe. Au terme de ces échanges, nous avons découvert que le fonds Alcentra détenait une action de préférence lui permettant, le cas échéant, de prendre le contrôle du groupe en cas de non-paiement de la dette à son égard.
Dès le début avril, nous avions pris contact avec Alcentra en vue d’une audition, qui n’a pas pu se tenir. Depuis, les cartes ont été redistribuées et il nous semble important de vous interroger sur les origines de la solution retenue, qui ne peut pas nous laisser indifférents compte tenu de ses possibles impacts sur le secteur des crèches, sans compter les leçons à tirer quant au modèle de développement spécifique qui a été celui de People&Baby. C’est la raison de votre présence devant nous.
Pour autant, il ne s’agit pas pour la commission d’enquête de sortir du champ de sa mission et de s’intéresser à un « cas particulier ».
Si nous avons accepté que cette réunion se tienne à huis clos, c’est d’abord parce que le temps de la commission d’enquête est compté, celle-ci devant rendre ses travaux au plus tard le 27 mai. Alors que nous allons terminer notre cycle d’auditions demain, mardi 30 avril, il ne nous semblait pas pertinent de « remettre une pièce dans la machine » avec une audition qui en appellerait d’autres. Nous n’avons pas cette possibilité. J’ajoute que Mme la rapporteure a été en contact avec des responsables du ministère de l’économie et des finances, qui suivent l’évolution de ce dossier.
Cela étant posé, beaucoup sont manifestement dans l’expectative et nous sommes sensibles à leur inquiétude – je pense notamment aux salariés. Nous tenons simplement à demeurer dans notre rôle.
Le compte rendu de cette audition fera l’objet d’une publication « à froid », en même temps que l’ensemble des autres auditions, après avoir été relu par vos soins.
Nous n’avons rien à cacher, nous tenons simplement à ne pas ajouter du trouble à une situation déjà troublée, en espérant que vous pourrez nous aider à y voir plus clair. Nous voulons y voir plus clair s’agissant du modèle économique des crèches, du modèle de People&Baby, de la qualité et de vos intentions.
Il me reste à vous rappeler, messieurs, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Besson, M. Ouattara et M. Tapié prêtent successivement serment.)
M. Philippe Tapié, président du groupe People&Baby. Nous vous remercions de nous avoir convoqués dans le cadre de cette commission d’enquête. M. Besson et M. Ouattara feront un exposé complet de la situation, qui a beaucoup évolué ces derniers jours.
J’ai un parcours de plus de huit ans comme dirigeant d’une entreprise spécialisée dans la prise en charge de la dépendance des personnes âgées. J’ai éprouvé énormément de plaisir à occuper cette fonction, qui présente de nombreuses similarités avec le métier de People&Baby. C’est ce qui a conduit, en janvier, Alcentra et M. Durieux à me proposer de rejoindre le comité stratégique de ce groupe comme administrateur indépendant.
Un premier comité stratégique a eu lieu en février. En mars, j’ai pu m’entretenir de longues heures avec M. Durieux et il y a quelques jours, compte tenu de la situation et de la dégradation des relations, la société Alcentra m’a proposé de prendre le poste de président de People&Baby, ce que j’ai accepté.
M. Nicolas Besson, représentant du fonds Alcentra. Nous vous remercions de nous avoir convoqués dans le cadre de cette commission d’enquête. Je compléterai les propos liminaires de Philippe, avant de vous apporter quelques éléments au sujet des événements des jours passés.
Créée en 2002, Alcentra est une société de gestion d’investissement anglaise. Elle est détenue par la société américaine Franklin Templeton. Alcentra est un acteur de place en France, marché essentiel à nos yeux, avec des professionnels français comme Amos et moi-même, qui gérons conjointement notre investissement dans People&Baby.
Alcentra se spécialise dans la gestion de dettes en Europe de l’Ouest. Nos investissements sont, pour l’immense majorité d’entre eux, des lignes de crédit aux entreprises afin de les aider dans leur projet de développement, leur croissance ou, si la situation le commande, leur plan de stabilisation ou de retournement. Nous sommes souvent capables de faire preuve de plus de flexibilité que les banques, de prêter plus et plus rapidement. Les termes de nos contrats de financement offrent souvent plus de flexibilité à nos emprunteurs. Nous gérons environ 76 milliards d’euros d’actifs, selon une répartition pour moitié en Europe de l’Ouest, sous la marque et au travers de la société Alcentra, et pour l’autre moitié en Amérique du Nord au travers de notre société sœur Benefit Street Partners.
Parmi nos stratégies d’investissement, figure la stratégie de dette privée, qui est celle qui a prêté au groupe People&Baby depuis 2018. Dans le cadre de cette stratégie, nous collectons l’épargne d’investisseurs institutionnels et nous la regroupons dans des fonds que nous fléchons ensuite directement vers le financement des entreprises. Souvent, nous entrons dans les transactions dans le cadre d’opérations de rachat avec effet de levier (LBO, pour leverage buy-out), puis nous finançons le plan de croissance de l’entreprise. Nous prêtons, la plupart du temps, à des entreprises détenues par des fonds dits de private equity, ou capital-investissement, qui investissent en fonds propres et non en dette. Ces fonds sont similaires à ceux dont votre commission a interrogé les représentants. Nous le faisons, car ce sont des actionnaires solides qui professionnalisent les entreprises dont ils sont au capital. Ils mettent en place une gouvernance équilibrée, aident au financement et représentent un filet de sécurité pour les entreprises en cas de coup dur.
Dans quelques cas cependant, et c’est le cas du groupe People&Baby avec M. Durieux et Mme Broglin, nous finançons des groupes détenus par leurs fondateurs. Ces transactions peuvent représenter un profil de risque plus important, car la gouvernance est souvent plus concentrée et ces actionnaires ont une surface financière plus limitée. Nous suivons une stratégie d’investissement de long terme. La maturité typique de nos lignes de crédit est de sept ans. La dette n’est pas amortissable. Elle est remboursable à maturité et son remboursement intervient généralement dans le cadre d’un refinancement, corollaire ou non d’un processus de cession.
Nous avons investi dans People&Baby car le groupe avait besoin d’argent pour refinancer sa dette de l’époque et accompagner son développement. La croissance a été à la fois organique, avec la création de places de crèche en France, et externe avec des acquisitions principalement effectuées à l’étranger.
Les opérations à l’étranger sont complètement autonomes, les difficultés auxquelles le groupe fait face aujourd’hui concernent cependant le marché français.
Depuis juin 2022, le groupe est en défaut sur sa dette obligataire, et même en défaut de paiement depuis décembre 2022 – non pas à cause des conditions de la dette, en ligne avec le marché, mais parce que depuis le drame de Lyon, il souffre d’une baisse de son taux d’occupation et d’une érosion progressive de son taux de réservation par des tiers, qu’il s’agisse d’entreprises ou de réservataires publics. Cela a eu un impact sur la profitabilité du groupe, et plus encore sur sa trésorerie, surtout dans un contexte de marché rendu plus difficile par l’inflation, la montée des taux et des erreurs manifestes de gestion de M. Durieux – notamment, un manque de rigueur dans le suivi de l’évolution du passif du groupe vis-à-vis de l’État, des bailleurs et des fournisseurs.
Depuis fin 2022, nous discutons avec M. Durieux des aménagements nécessaires à effectuer sur notre créance pour préserver la pérennité du groupe.
Les négociations avec M. Durieux ont été difficiles. Les accords ont dû être réaménagés plusieurs fois. Début décembre 2023, en échange d’une injection de fonds par Alcentra, les obligataires ont obtenu la mise en place d’une action de préférence. En cas de dégradation de la santé financière du groupe, cette action donne droit aux obligataires de l’activer afin de bénéficier du contrôle de deux tiers des droits de vote du capital. Malgré de nombreuses sollicitations, M. Durieux et Mme Broglin n’ont jamais réinjecté de fonds dans le groupe. Ils n’ont pas non plus offert de répit à la trésorerie, puisque les paiements de loyers à l’égard de leurs SCI sont à jour.
Pendant ce temps, Alcentra a consenti à capitaliser ses intérêts, c’est-à-dire à renoncer à leur paiement en numéraire depuis décembre 2022 et, outre l’injection de fonds de décembre 2023, a consenti à procéder à une injection de fonds complémentaire en janvier 2024.
Jeudi 18 avril, vu les circonstances, les obligataires se sont résolus à activer leur droit lié à l’action de préférence. Le contrôle des droits de vote du groupe People&Baby a ainsi changé de main. Lundi 22 avril, dans le cadre de l’assemblée des actionnaires, M. Durieux a été remplacé par M. Tapié à la présidence opérationnelle du groupe. M. Durieux et Mme Broglin restent les actionnaires du groupe au sens économique du terme. Ils siègent au comité stratégique aux côtés de M. Tapié et continuent donc d’être associés aux décisions importantes.
Depuis le changement de gouvernance, les obligataires ont pris leurs responsabilités. Les salaires seront ainsi payés comme prévu en ce début de semaine, ce qui est un énorme soulagement. Certaines créances urgentes vis-à-vis de l’État sont également couvertes par cette injection de fonds. C’est un premier pas vers la stabilisation du groupe.
Ensemble, Philippe et les équipes dirigeantes, qui par ailleurs ne changent pas, ont pu rassurer les salariés et parler aux représentants du personnel. Philippe a été nommé avec un mandat clair : le redressement du groupe passe par une qualité d’accueil irréprochable. Quant à Alcentra, notre mission consiste dorénavant à mettre la direction et les salariés dans les meilleures conditions possibles, pour qu’ils agissent pleinement au service de la petite enfance.
Il n’y avait pas d’alternative possible à ce changement de gouvernance.
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Tapié, il me semble que c’est la société Ridge Consulting – à laquelle vous n’êtes, certes, pas étranger – qui a été nommée. Pouvez-vous clarifier ce point, et nous expliquer pourquoi vous n’avez pas été nommé à titre personnel ?
M. Philippe Tapié. Une fois que j’ai quitté le groupe Maisons de Famille, il m’a été proposé de donner des cours à Sciences Po, dont la politique est très simple : soit vous êtes Professeur à temps complet et vous avez un contrat de travail, soit vous dispensez des unités de valeur (UV) et vous devez avoir une structure au travers de laquelle vous êtes payé. Ridge Consulting a été créé à cet effet.
Par la suite, lorsque j’ai été appelé pour être administrateur indépendant, ce qui ne constituait pas un emploi à temps plein, j’ai continué à utiliser cette structure. Plus récemment, la rapidité des décisions et la facilité ont guidé le choix de passer par Ridge Consulting, qui est une société par actions simplifiée (SAS) dans laquelle je suis seul.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez évoqué les notions d’investissement, puis de dette et de lignes de crédit. Vous avez réinjecté de nouveaux fonds. S’agit-il de subventions, d’une nouvelle dette avec de nouvelles conditions ? L’échéance des sept ans s’applique-t-elle toujours ? Pouvez-vous préciser le format de ces apports ? Sont-ils en fonds propres ?
M. Nicolas Besson. Non, c’est de la dette. Nous sommes un créancier, donc nous investissons en dette. Nous avons un accord avec M. Durieux, en vertu duquel il reste, d’un point de vue économique, actionnaire du groupe. Le réinvestissement se fait donc en dette, et la maturité n’est pas de sept ans pour ces nouvelles lignes : elle est à peu près alignée sur la maturité de l’investissement initial.
M. le président Thibault Bazin. Cette maturité est très rapide, puisque vous investissez depuis 2018.
M. Nicolas Besson. Cela représente une maturité d’un an, environ.
M. le président Thibault Bazin. Vous devez partir dans un an, normalement.
M. Nicolas Besson. La maturité de la dette qui a été contractée en 2018 et des tranches supplémentaires qui sont venues après est en juin 2025.
M. le président Thibault Bazin. Vous avez donné pour mission à M. Tapié de redresser le groupe grâce à une qualité de l’accueil irréprochable, mais des problèmes de trésorerie et de viabilité économique du modèle de People&Baby se posent. Votre analyse est-elle que si la qualité est au rendez-vous et si les taux d’occupation sont bons, il n’y aura plus de problème de modèle économique ? Où en êtes-vous de votre réflexion s’agissant de la France ? Comment vous y prendrez-vous, en un an pour faire repartir à la hausse les taux d’occupation ?
M. Nicolas Besson. Ce n’est pas parce que la dette obligataire a une maturité en juin 2025 que c’est nécessairement la ligne d’arrivée. Une prolongation peut être envisagée. L’avantage de People&Baby, en dépit de sa situation, est que s’il y a d’autres créanciers – pour d’autres types de lignes de crédit –, le créancier obligataire est Alcentra. Cela signifie que le groupe discute assez directement avec lui au sujet d’un réaménagement de ses créances.
Tant que M. Durieux était en contrôle de la gouvernance opérationnelle, nous n’avions pas nécessairement envie de rester investis très longtemps. Maintenant que le changement de gouvernance a été effectué, nous prenons nos responsabilités comme nous l’avons expliqué et nous réinjectons des fonds.
Faudra-t-il réaménager les créances ? Probablement. S’agissant de la soutenabilité du bilan, si nous nous inscrivions dans un laps de temps qui irait au-delà de la maturité obligataire, nous étudierions la façon dont ce bilan est structuré.
M. Philippe Tapié. La société People&Baby fait du résultat. Elle a un problème de trésorerie et un problème de dette, mais elle produit du résultat. La société ne fonctionne pas trop mal. Il faudra améliorer la situation et apporter des solutions – vous en avez suggéré une en observant qu’il faudrait retrouver des taux d’occupation qui ont été mis à mal par le covid et le drame qui s’est produit il y a deux ans, et qui nous a beaucoup touchés. Mais nous avons toutes les cartes en main pour faire quelque chose de correct, de bien, dans la qualité.
Si j’ai rejoint People&Baby, c’est que cette boîte cherche toujours à améliorer son service, avec des crèches bilingues ou des crèches proposant une ouverture à la musique. Nous savons tous que la prise en charge durant les trois premières années de l’enfant est essentielle. Notre premier travail consistera à récupérer la confiance des jeunes couples et, surtout, à augmenter nos taux d’occupation.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour vos propos introductifs et pour ces premiers échanges. Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aborderai quelques éléments de contexte compte tenu des caractéristiques particulières de cette audition.
J’ai souhaité, avec le président, organiser votre audition bien avant les événements intervenus la semaine dernière, par lesquels vous avez pris le contrôle de People&Baby et débarqué son président. Nous avons pris cette décision eu égard au manque de transparence, voire – je pense pouvoir le dire – des affirmations mensongères de M. Durieux au cours de son audition. En effet, il avait affirmé n’être lié à aucun fonds, puis a rétropédalé par écrit sans mentionner l’existence du droit de préférence que vous avez actionné le 18 avril.
Dans les échanges que vous avez eus avec l’équipe d’administrateurs de la commission il y a quelques semaines, vous contestiez votre convocation au motif que vous n’étiez que prêteur du groupe et n’aviez donc rien à voir avec sa gestion au quotidien. À l’inverse de M. Durieux, vous nous avez cependant indiqué que vous disposiez d’une action de préférence vous permettant de prendre le contrôle du groupe. Nous y sommes : vous avez repris la direction du groupe People&Baby. M. Durieux, dirigeant historique, a fait savoir qu’il contesterait en justice les décisions prises les 18 et 22 avril. Nous laissons la justice trancher. Cette commission n’a pas vocation à s’y substituer ou à être un lieu de débat entre ancien et nouveau gestionnaire.
Par ailleurs, si j’entends les interrogations légitimes des parents d’enfants accueillis dans vos crèches et celles, tout aussi légitimes, des personnels de People&Baby, j’insiste sur le fait que vous aurez à leur répondre dans un autre cadre. Ce qui me préoccupe ici c’est de comprendre comment le modèle économique des crèches permet la qualité d’accueil, ou au contraire constitue un obstacle.
Je propose que nous reprenions le fil de votre relation avec la société People&Baby. Je vous prie de nous apporter les réponses les plus simples et les plus basiques possibles. Je ne suis pas une experte du monde de la finance, et nous ne le sommes pas nécessairement tous autour de la table. Nous avons besoin de clarté et d’explications, parce qu’à l’aune de vos premiers propos, on peut nourrir certaines interrogations.
Ma première question est très simple. Pourquoi avez-vous choisi de devenir créancier du groupe People&Baby ? Quelles étaient vos attentes ? Avez-vous considéré que c’était un investissement à risque ?
M. Nicolas Besson. M. Tapié n’a rien à voir avec la décision d’investissement d’Alcentra qui, je vous le rappelle, remonte à 2018. C’est donc à nous de répondre.
Amos et moi-même n’étions pas impliqués dans cette décision initiale. Nous sommes entrés dans le dossier plus récemment. Je m’occupe des investissements en portefeuille, pas seulement en France – pays dans lequel Amos est davantage spécialisé, également pour des sociétés en portefeuille.
Nous sommes entrés dans le secteur de la petite enfance, car il y avait un besoin de financement et des opérateurs en croissance – les opérateurs privés que vous avez auditionnés. Il fallait créer plus de places en crèche, puisqu’une pénurie était identifiée. Les acteurs privés ont progressivement pris plus de place et contribué, aux côtés des acteurs publics, au financement de l’ouverture de places de crèche. Cela répondait à une pénurie, mais aussi à des enjeux sociétaux. Dans notre thèse de financement, nous avons étudié les tendances à externaliser et à organiser des délégations de service public, de la part des municipalités par exemple, ce qui promettait aux gestionnaires privés un potentiel de croissance et de gains de parts de marché. Pour les crèches, l’enjeu était celui d’un mode de garde plébiscité, permettant une participation plus simple des parents à la vie active en conciliant leur vie personnelle et leur vie professionnelle.
Partant de ce constat et de l’existence d’un régime institutionnel et réglementaire clair en France, avec les Coventions d’objectifs et de gestion (Cog) tous les cinq ans, nous avons décidé d’investir début 2018. Il y avait aussi – c’était le plan de Christophe Durieux – la perspective de faire des acquisitions à l’étranger, or nos fonds sont spécialisés dans ce type de financement. Contrairement à des banques qui veulent s’en tenir à un territoire précis, nous sommes capables d’accompagner les entreprises dans leur développement international. Nos solutions de dette offrent la flexibilité nécessaire à ces opérations de croissance externe.
Un premier investissement a eu lieu en 2018, avant d’autres tours de levée de fonds par la société People&Baby, pour financer ses acquisitions externes aux Émirats arabes unis, à Singapour, au Canada, aux États-Unis, en Chine et, dans une moindre mesure, en France. Ces pays vont bien. Le problème est circonscrit à la France, même si la Chine rencontre aussi quelques difficultés.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La décision de prêter de l’argent à People&Baby a-t-elle été prise à votre initiative, ou M. Durieux est-il venu vous chercher ?
M. Nicolas Besson. M. Durieux cherchait des solutions de financement. Initialement, il voulait un partenaire dans ses fonds propres. Je ne sais pas quelle a été sa réflexion personnelle, mais il a fait appel à un intermédiaire financier, dont le nom m’échappe, mais que je pourrai retrouver.
En l’occurrence, plutôt que d’ouvrir son capital, M. Durieux a considéré que la solution la plus adaptée à ses besoins était de lever de la dette, en acceptant d’y subordonner ses titres puisque la dette a priorité sur les fonds propres dans la structure de capital. Il s’est donc endetté. Il a pris cette décision en son âme et conscience, en faisant appel à un intermédiaire professionnel pour chercher de la dette aux meilleures conditions possibles afin de financer son plan de croissance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. C’est donc M. Durieux qui vous a sollicité, via un intermédiaire financier dont vous nous donnerez le nom a posteriori.
Pourriez-vous revenir sur la chronologie de la relation que vous avez nouée avec People&Baby, en des termes plus simples que dans votre propos introductif ? Deux éléments m’interrogent. D’abord, vous êtes un fonds de dette, et non pas d’investissement. C’est une spécificité du fonctionnement de People&Baby, par rapport aux trois autres grands groupes du secteur. Ensuite, au fur et à mesure de la relation, vous avez réinjecté des fonds et demandé des engagements supplémentaires. Pourquoi ? Pouvez-vous revenir sur le parcours qui vous a conduits à prendre une décision relativement brutale en avril ?
M. Nicolas Besson. Je ne peux pas répondre à la place des autres groupes, mais leur modèle n’est pas si différent. Certains des opérateurs que vous avez interrogés ont des fonds de dette dans leur tour de table. C’est très clair. Leurs représentants vous ont indiqué qu’ils avaient de la dette : parmi ces prêteurs, il y a des fonds de dette.
M. le président Thibault Bazin. Ils sont au capital.
M. Nicolas Besson. Non. Nous n’étions pas non plus au capital de la société avant, et nous n’y sommes pas. Nous avons maintenant le contrôle des droits de vote, mais nous ne sommes pas au capital. Le modèle et le financement de People&Baby ne font pas de nous une exception. La seule différence est que les fondateurs n’ont pas de fonds actionnaire. La structure de dette des quatre grands groupes est totalement similaire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pouvez-vous répondre à la question sur l’historique de vos relations avec People&Baby ?
M. Nicolas Besson. Nous sommes prêteurs depuis 2018. Le groupe a ensuite fait d’autres levées de fonds, pour faire des acquisitions à l’étranger. Il y en a eu environ une par an jusqu’en 2022. La dernière date de la première moitié de 2022 et visait à financer l’acquisition à Singapour.
Puis, le drame de Lyon est survenu. Il a coïncidé avec le début d’une performance moins bonne, ce qui a exacerbé les difficultés avec une baisse du taux d’occupation et une baisse du taux de réservation par des tiers – entreprises ou réservataires publics. Cela a exacerbé les tensions sur la performance opérationnelle du groupe.
Quand nous prêtons, des ratios d’endettement et de trésorerie, ou « covenants financiers », doivent être respectés. Ce serait pareil avec du financement bancaire. Ces ratios sont testés trimestriellement et s’il apparaît qu’ils ne sont pas respectés, cela représente un cas de défaut. En l’occurrence, la société People&Baby est en cas de défaut depuis juin 2022, et cela a été notifié en septembre 2022. La notification intervient toujours a posteriori. Le laps de temps normal est d’environ soixante jours. Dans le cas présent, c’était un peu plus long. De mémoire, le cas de défaut a été notifié le 25 septembre 2022.
Trois mois plus tard, le 26 décembre 2022, la société n’a pas payé ses intérêts – et n’en a plus payé depuis lors. Elle est donc en défaut de paiement. Ce n’est plus simplement un cas de défaut. Voilà la genèse des difficultés.
M. le président Thibault Bazin. Le remboursement du capital se fait à la fin, mais il y a quand même des intérêts chaque année, qui évoluent au fur et à mesure des levées de fond. Comme celles-ci sont intervenues plusieurs années de suite, les intérêts ont crû au fur et à mesure.
M. Nicolas Besson. Certes, mais le corollaire est que le groupe croît aussi et que sa capacité de remboursement est censée suivre. Il y a toujours un équilibre entre la capacité de remboursement et la dette qui est levée. Malheureusement, cet équilibre s’est rompu dans la deuxième partie de 2022. Le groupe nous a annoncé qu’il n’allait pas payer les intérêts quelques jours avant le 26 décembre 2022, et nous avons constaté qu’il ne les avait pas payés. Nous nous sommes immédiatement rapprochés de lui. C’est le moment où je suis arrivé sur ce dossier, puisque je m’occupe des investissements en portefeuille et que j’interviens dans ces situations plus difficiles. Nous nous sommes rapprochés de M. Durieux, en lui indiquant que nous devions discuter et pour trouver une solution et potentiellement aménager la créance.
Nous sommes prêts à faire des concessions, mais nous demandons à l’actionnaire d’en faire aussi. Oubliez la casquette de président de Christophe Durieux, et pensez à lui en tant qu’actionnaire : la première personne que l’on rencontre est l’actionnaire, auquel nous demandons de recapitaliser son groupe et de payer ses intérêts. Malheureusement, M. Durieux ne l’a pas fait et nous a dit qu’il n’était pas capable de le faire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Les éléments sortis dans la presse laissent penser que vous avez refusé de verser 13 millions d’euros prévus contractuellement fin 2022, au prétexte d’un bris de ratio de 0,1 % sur un mois. Avez-vous refusé de verser les fonds qui étaient contractuellement prévus ? Cette décision a-t-elle pu conduire à la situation actuelle de People&Baby ? Vous faites état de problèmes liés au défaut d’image dont a pu pâtir le groupe à la suite du décès d’un bébé en juin 2022. Mais les difficultés rencontrées par le groupe relèvent-elles uniquement de cela ? Depuis l’automne dernier, en effet, des ouvrages mettent en cause la qualité de l’accueil du jeune enfant dans les crèches dans l’ensemble du secteur privé. Comment la situation a-t-elle pu perdurer durant près de deux ans chez People&Baby, sans impacter de la même manière les concurrents du secteur ?
Ma question, en somme, est pourquoi en est-on là ?
M. Nicolas Besson. Concernant le non-versement des 12,9 millions d’euros, je viens de vous expliquer que la société est en cas de défaut depuis juin 2022, et qu’elle nous a notifiés en septembre. Elle a sollicité, de mémoire en novembre 2022, le tirage des 12,9 millions d’euros. Certes, un engagement prévoyait cette ligne, mais aussi des conditions de tirage. En l’occurrence, il ne fallait pas que la société soit dans un cas de défaut. Or elle l’était – et elle l’était davantage que ce que M. Durieux évoque dans la presse car le ratio est différent de celui qu’il a donné. Et ce n’était pas le seul cas de défaut. Je n’ai pas les détails, mais la société ne remplissait pas les conditions de tirage.
Plus important : M. Durieux souhaitait tirer ces 12,9 millions d’euros pour payer son échéance d’intérêts de décembre, qui s’élevait à un peu plus de 6 millions d’euros. Généralement, les lignes de crédit ont un objet : financer de la formation brute de capital fixe, une acquisition ou du besoin en fonds de roulement. Elles ne peuvent pas être utilisées à tort et à travers. En responsabilité, en entrant dans le dossier, j’ai donc fait savoir à M. Durieux que la ligne sur laquelle il souhaitait tirer 12,9 millions d’euros n’était pas disponible, et que tirer de la dette pour payer des intérêts, c’était du surendettement. Je lui ai proposé de s’asseoir autour de la table, pour réfléchir ensemble à des solutions pour le bien du groupe, par un réaménagement de la créance. Nous sommes toujours prêts à discuter. Malheureusement, M. Durieux a refusé de s’asseoir autour de la table avec nous.
Par ailleurs, vous me demandez si les difficultés de People&Baby relèvent simplement du drame de Lyon. Je ne le pense pas. La gestion par M. Durieux est erratique dans bien des domaines, et pas seulement l’accueil des enfants. Je rappelle que nous ne sommes que créanciers. Nous ne recevons de la société qu’un état financier mensuel, en l’occurrence un compte de résultat, un tableau de trésorerie, quelques commentaires sur la performance, un détail par géographie et un détail en consolidé. Voilà ce que nous recevons. C’est cela, notre interaction avec le groupe. Nous sommes créanciers et non pas gestionnaires du groupe. L’information que nous recevons est documentée dans un contrat de financement, et s’arrête là.
Ce que je peux dire, c’est que M. Durieux était incapable de faire des consolidations bilancielles autres qu’annuellement, dans le cadre de son rapport aux commissaires aux comptes. Pour un groupe de cette taille, ce n’est pas suffisant.
M. Durieux est sorti de la période covid avec de nombreux passifs en retard, qu’il n’a pas honorés à l’heure, y compris vis-à-vis de l’État. Il est incapable de faire ce suivi.
M. le président Thibault Bazin. Vous parlez de dettes sociales et fiscales ?
M. Nicolas Besson. Notamment.
M. le président Thibault Bazin. Soyez précis.
M. Nicolas Besson. Je parle bien de dettes sociales et fiscales, comme des cotisations Urssaf et de la TVA.
M. le président Thibault Bazin. Le résultat excédentaire de People&Baby est donc un peu biaisé ?
M. Nicolas Besson. Effectivement. Mais sans bilan, on ne peut pas le constater et faire cette analyse. Nous essayons d’inciter le groupe à mettre en œuvre des processus robustes, parce qu’il est important de pouvoir piloter son activité. Il y a donc d’autres problèmes que le drame survenu à Lyon.
Par ailleurs, les structures à l’étranger fonctionnent bien et rapatrient de la trésorerie vers la France. Depuis dix-huit mois, la France reste à flots parce que Singapour, les Émirats, les États-Unis et le Canada rapatrient régulièrement de la trésorerie mais aussi parce qu’Alcentra a fourni de nouvelles lignes de crédit.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour cette explication.
En décembre 2022, People&Baby ne paie plus ses intérêts. Vous arrivez pour essayer de redresser la situation. Que se passe-t-il entre janvier 2023 et avril 2024, en particulier entre février 2024 et avril 2024, pour que vous soyez amenés à actionner votre droit de préférence et à nommer un président à la place de M. Durieux ? Avez-vous fait des propositions qui n’ont pas été reprises ? Quelles étaient-elles ? Est-ce le comportement de M. Durieux qui a été problématique ? Après avoir nommé M. Tapié, envisagez-vous d’appliquer pour la suite ces propositions qui n’ont manifestement pas été suivies d’effet ?
M. Nicolas Besson. Comme je l’ai dit, nous ne nous immisçons pas dans la gestion opérationnelle. Nous n’avons donc pas émis de recommandations concernant la gestion. Ce n’est pas notre rôle de créanciers.
Concernant la chronologie, nous avons proposé un sursis après le non-paiement des intérêts en 2022. Nous avons approché le groupe pour l’informer que nous n’allions pas prononcer la déchéance du terme et que nous allions lui donner un sursis, de telle sorte que nous suspendions le cas de défaut le temps de s’asseoir autour d’une table et de renégocier la dette. Mais nous avons eu une fin de non-recevoir.
En mars 2023, la société n’a de nouveau pas payé ses intérêts, dont les échéances sont trimestrielles, et aucune discussion ne s’est davantage engagée. Malheureusement, M. Durieux ayant tendance à réagir sous la contrainte, nous avons assigné la société devant le tribunal de commerce de Paris, en paiement des intérêts qui n’avaient pas été réglés. La visée n’était pas de faire condamner la société, mais de forcer M. Durieux à s’asseoir autour d’une table. Le problème est que M. Durieux, en étant président et actionnaire, a une double casquette. Or il a privilégié ses intérêts d’actionnaire alors qu’en tant que président, il aurait dû travailler pour l’intérêt social de la société – ce qu’il a négligé.
Nous avons longuement négocié. Malheureusement, entre-temps, la performance du groupe s’est détériorée. Nous voulions, autant que possible, rester dans notre rôle de créancier. Mais la performance se dégradant, nous étions parfois obligés de réaménager l’accord auquel nous étions parvenus. Les discussions ont été pénibles. Fin novembre, nous avons dû réinjecter en urgence des fonds dans la société. Il y a une perte de confiance en M. Durieux, à ce moment-là. On lui a dit qu’on voulait bien lui redonner une chance en établissant ensemble un plan mais qu’on ne pourrait pas le soutenir au-delà d’un certain montant dans les mois suivants, qu’on ne pouvait pas lui signer un chèque en blanc et lui laisser la présidence du groupe si celui-ci n’était pas géré correctement.
Nous avons donc défini des seuils ensemble. Un accord a été trouvé et, en échange du déblocage de cette première tranche, une action de préférence a été instaurée. Quelques mois après, malheureusement, le seuil de déclenchement est passé.
Des accords sont en place. Nous ne comprenons pas pourquoi M. Durieux ne souhaite pas les respecter et les dénonce. Nous ne le comprenons pas.
M. Amos Ouattara, représentant du fonds Alcentra. Sur le calendrier, je veux insister après Nicolas sur le fait que la situation s’est sérieusement détériorée. En outre, nous pensons que le plan de relance de l’activité en France, sur lequel Philippe et les équipes passent énormément de temps, demandera encore plus d’argent. Il y avait une vraie urgence d’autant que les relations avec les fournisseurs et les partenaires du groupe se compliquaient. Nous avons trouvé plus d’une centaine de litiges. Il fallait apporter un peu de sérénité et de stabilité au groupe.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour ces explications. La question se pose aussi de savoir ce qu’il adviendra de People&Baby. C’est une préoccupation pour nous, parce que ce groupe gère de nombreuses places de crèche en France. Les personnels sont particulièrement inquiets, et je ne vous cache pas que certains nous ont sollicités. Il me semble indispensable d’ouvrir un dialogue avec les représentants des personnels au sein de People&Baby, dont je comprends la stupeur et les interrogations compte tenu du caractère brutal de la décision qui a été prise.
Comment envisagez-vous l’activité du groupe en France ? Avez-vous l’intention d’en vendre tout ou partie pour rembourser la dette, qui a été contractée auprès de vous mais aussi plus largement ?
Avez-vous l’intention de procéder à des licenciements pour réduire les coûts ?
Avez-vous l’intention de garder le contrôle de cette entreprise pour une longue période, ou avez-vous l’intention de vous faire rembourser et de confier rapidement la gestion à quelqu’un d’autre ?
Ces interrogations sont d’autant plus vives qu’Alcentra était actionnaire du groupe Pierre & Vacances, qui a été vendu à la découpe après une prise de contrôle par des fonds. La situation suscite de l’inquiétude, car derrière cette activité, il y a des familles qui comptent sur des conditions d’accueil performantes pour permettre aux enfants d’évoluer au mieux et aux parents de continuer leur vie professionnelle. Nous avons besoin de savoir comment un fonds de dette ayant injecté autant dans une société qui, manifestement, ne parvient pas à redresser sa situation envisage la suite.
M. Amos Ouattara. Nous sommes toujours le plus gros actionnaire de Pierre & Vacances, dont nous détenons un peu plus de 25 %. Je suis au conseil d’administration. Nous n’avons jamais vendu une seule action et, à ma connaissance, aucune marque du groupe.
Nous sommes arrivés dans ce groupe comme créanciers. En 2021, le groupe perdait 187 millions d’euros, sa dette s’élevait à 1 milliard en raison du covid, ce qui est colossal, et personne ne voulait l’aider. Avec d’autres créanciers, nous avons mis en place une ligne de liquidité de 300 millions pour garder le business à flot, avant de négocier une recapitalisation pour retrouver une situation de net cash : aujourd’hui, la société compte 450 millions de cash pour 390 millions de dette. Elle perdait 187 millions d’euros à l’époque et en 2023, elle a affiché un Ebitda de 137 millions. Pour financer ce plan de retournement, Alcentra et deux autres fonds ont garanti 200 millions, qui ont été investis en equity dans le groupe, dont nous sommes toujours le principal actionnaire.
M. Nicolas Besson. Vous demandez aussi si l’on pourrait imaginer se rembourser au plus vite par des ventes d’actifs. J’ai vu dans votre audition de M. Durieux que vous peiniez à comprendre un point – j’ignore s’il a été clarifié depuis. En France, deux sociétés principales détiennent d’autres participations dans des sociétés du groupe : People&Baby SAS, dont la mère s’appelle Groupe People&Baby SAS. La confusion collective vient sans doute du fait que ces deux sociétés portent quasiment le même nom.
Nous sommes avant tout prêteurs pour la société du haut, Groupe People&Baby SAS. Avant que l’argent ne remonte à ce niveau, il faudra désintéresser le passif d’autres créanciers, notamment le passif public que nous évoquions et qui porte sur les sociétés opérationnelles, donc plus bas dans la structure – particulièrement au niveau de People&Baby SAS. C’est une assurance certaine, pour tous les acteurs, qu’avant que nous puissions nous rembourser notre dette, il faudra forcément que le reste du passif soit apuré. Cela signifie aussi que le groupe doit rester viable, pour être capable de remonter l’argent à la société de tête, en paiement de la dette.
Il n’y a pas de plan de licenciement en préparation, aujourd’hui. Je rappelle aussi que le secteur est en tension, s’agissant des recrutements. Un plan de licenciement n’est donc pas la solution.
M. Philippe Tapié. Vous avez parlé de communication vis-à-vis des salariés. Sachez que le lendemain de mon arrivée, nous avons organisé une réunion par vidéo qui a mobilisé plus de 600 postes. Dans la mesure où nous comptons environ 600 crèches, cela signifie qu’elles étaient toutes connectées pour connaître et comprendre la situation. J’ignore combien de personnes cela représentait derrière les écrans, mais la majorité du personnel a ainsi été mise au courant de ce qui s’est passé et de la façon dont on allait agir.
Vous avez également évoqué les syndicats. J’ai passé l’après-midi avec eux hier et je les ai informés dans la plus grande transparence, car eux-mêmes ne savaient pas tout. Je vais être franc : les articles de journaux dans lesquels M. Durieux se répand font beaucoup de mal au personnel. Sachez aussi qu’il appelle le personnel chez lui. C’est ainsi, je subis. Mais ce n’est bon ni pour l’entreprise ni pour les employés, et cela déstabilise tout le monde.
Comme l’a dit Nicolas, il n’y a pas de plan de licenciement. Nous essayons de faire du développement. Nous répondons à des appels d’offres pour des délégations de service public (DSP) et à des appels d’offres lancés par des entreprises. Le travail continue et nous avons besoin du personnel.
Par ailleurs, compte tenu du drame d’il y a deux ans, nous avons tenu ce matin une réunion dédiée à la sécurité, qui est très importante pour moi. Je suis mandataire social, donc en responsabilité. J’essaie de savoir comment la sécurité est assurée. Nous ne laissons plus de crèche, ne serait-ce que cinq minutes, avec une seule personne sur place. Le manque de personnel déclenche des alertes. Si nous ne sommes pas certains d’avoir suffisamment de personnel, nous pouvons réduire l’amplitude de la journée.
Il n’y aura certainement pas de licenciement dans les crèches, d’autant que nous souhaitons nous développer et que nous faisons tout pour y parvenir. Le développement nous permettra de disposer de ressources. Sans chiffre d’affaires, aucune entreprise n’a de résultat, donc nous nous développerons.
M. le président Thibault Bazin. Vous ne voulez donc pas vendre d’actifs, et vous ne voulez pas licencier.
M. Philippe Tapié. Je parle de la France.
M. le président Thibault Bazin. Pouvez-vous préciser vos intentions quant au modèle People&Baby ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comment fait-on pour se développer quand on a 40 millions d’euros de dette ? Comment fait-on pour répondre à des appels d’offres, en particulier des délégations de service public, quand on a des dettes sociales et fiscales ? J’entends votre réponse, mais elle ne me convainc pas.
M. Philippe Tapié. J’ai la chance d’avoir un partenaire qui nous aide et qui continuera à le faire – j’en suis sûr, puisque cela faisait partie de nos discussions – le temps que People&Baby soit de nouveau dans les rails.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Il serait intéressant d’entendre la réponse d’Alcentra.
M. Nicolas Besson. En tant que principal créancier, si nous faisons le constat que le bilan est insoutenable, nous pouvons l’aménager – et ce, avec toutes les parties prenantes. Nous pouvons renégocier avec l’ensemble des créanciers, et négocier des moratoires et des plans de paiement clairs. Nous le ferons pour le compte du passif public, mais il faudra négocier avec d’autres créanciers, parmi lesquels M. Durieux qui est créancier au travers de ses SCI. Nous renégocierons donc avec lui.
M. Amos Ouattara. Pour être exhaustif, je préciserai que dans le cadre des discussions, M. Durieux avait envisagé la cession de certaines filiales internationales. Nous pourrons en parler, si vous le souhaitez. Il existe très peu de synergies entre les activités à l’international et les activités en France. Il n’y en a même aucune.
M. Durieux a donc souhaité céder certaines activités pour faire baisser le levier d’endettement de son groupe de façon globale. Nous pourrons parler de la structurer et voir en quoi cela peut être intéressant pour le groupe, au bon prix.
À cette fin, M. Durieux a mandaté une banque d’affaires. Ce mandat est en cours. Nous pourrons vous donner le nom de la banque, et les détails.
M. Nicolas Besson. Je ne veux pas que les gens aient en tête la perspective d’un démantèlement. Je sais que cela fera partie de la rhétorique de M. Durieux dans la presse ou dans ses autres messages.
M. le président Thibault Bazin. C’est déjà le cas.
M. Nicolas Besson. Le président du démantèlement, c’est M. Durieux. Si nous n’étions pas intervenus, je vous le dis, les salariés n’auraient pas été payés.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Pour ce que soit clair, vous dites qu’à l’heure où nous parlons, il n’est pas envisagé de céder une partie des crèches du territoire national, mais qu’il y aurait potentiellement une cession d’actifs à l’étranger.
M. Amos Ouattara. Oui.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous dites que le modèle économique de People&Baby n’est pas exceptionnel, comparé aux autres acteurs du secteur. J’ai compris qu’il reposait sur des objectifs élevés de croissance, avec un endettement qui pourrait aussi être considéré comme élevé, et s’appuyait sur des fonds de dette. Le fait que ce modèle ne soit pas exceptionnel doit-il nous rassurer, compte tenu des difficultés que rencontre People&Baby ? Le facteur ayant conduit à sa déstabilisation serait le drame de Lyon, avec ses conséquences réputationnelles. Est-ce à dire que d’autres grands groupes de crèches ont cette fragilité et risquent d’être confrontés aux mêmes difficultés s’ils étaient concernés par ce type d’événement ?
Quel était le niveau d’endettement du groupe ? Les autres groupes que nous avons auditionnés ont cité un niveau d’endettement de 1 pour 1, que ce soit dans le cadre d’opérations de LBO ou dans celui d’achat direct d’actions par un fonds d’investissement. Connaître le niveau d’endettement de People&Baby nous permettra de savoir s’il est supérieur à celui des autres groupes.
M. Philippe Tapié. Outre la problématique de réputation, qui a accru les difficultés de People&Baby, n’oublions pas qu’il y a eu deux ans de covid durant lesquels les enfants n’étaient pas là, mais où il a fallu continuer de payer les loyers et les salaires – il en a été de même dans les maisons de retraite. Il faut aussi mentionner l’inflation. Le problème réputationnel n’est pas le seul facteur explicatif, même s’il a ajouté aux difficultés du groupe.
M. Nicolas Besson. Comparativement aux autres groupes que vous avez interrogés, aucun autre fonds n’a investi en fonds propres. J’ignore ce que M. Durieux a historiquement lui-même mis à disposition du groupe. En tout cas, depuis 2018, il n’a pas injecté de fonds propres. Si vous valorisez la société à un moment donné, vous attribuez une valeur aux titres. Aujourd’hui, la question est ouverte : le groupe vaut-il plus que sa dette ? Si la réponse est négative, la valeur des titres est de zéro. Dans d’autres auditions, des fonds d’investissement vous ont indiqué avoir investi tant à tel moment, et avoir une dette au bilan d’à peu près le même montant.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Nous ne sommes pas des spécialistes de la finance, mais nous avons écouté attentivement vos réponses et nous finissons par comprendre certaines choses. Ne faut-il pas poser la question de l’endettement au regard de l’Ebitda ? Le niveau d’endettement du groupe People&Baby par rapport à son Ebitda est-il plus ou moins important que celui des autres principaux acteurs du secteur ?
M. Nicolas Besson. Il est plus important aujourd’hui, parce que la performance s’est détériorée. Mais il ne l’était pas au moment où nous avons investi. Il ne l’était pas non plus quand nous avons continué à investir. Il est devenu plus important en raison des difficultés opérationnelles.
M. William Martinet (LFI-NUPES). J’ai bien compris le contexte global et l’incidence de l’accumulation du covid, de l’inflation et de l’aspect réputationnel sur le taux d’occupation. Pouvez-vous donner des chiffres plus précis concernant la baisse du taux d’occupation ? Cela permettra de voir à quel point la pente sera forte pour redresser le groupe. Nous n’avons pas abordé ce point dans l’audition de M. Durieux.
M. Philippe Tapié. Je propose de vous répondre par écrit, car je ne voudrais pas citer des chiffres inexacts. Les taux d’occupation varient suivant les types de crèches. Je m’engage à vous répondre par écrit.
M. Amos Ouattara. Nous vous communiquerons les taux de commercialisation et les taux d’occupation pour le périmètre France.
M. Nicolas Besson. À l’étranger, l’Ebitda continue à bien se comporter. Il représente un montant plus important que ce qui est généré en France.
Mme Anne Bergantz (Dem). Merci pour les explications que vous essayez de rendre le plus clair possible pour la néophyte que je suis.
Monsieur Tapié, vous avez dit que la société ne fonctionnait pas trop mal en dépit de ses difficultés financières. Qu’est-ce que cela signifie ?
Vous avez également distillé l’idée selon laquelle il y avait probablement un manque de rigueur, et indiqué que M. Durieux s’était plus attaché à sa casquette d’actionnaire qu’à celle de gestionnaire, en précisant qu’il avait continué à payer ses loyers à la SCI. Qu’est-ce que tout cela sous-entend, concernant sa gestion ?
Enfin, vous envisagez des actions pour redresser le groupe. J’imagine donc que vous considérez que c’est possible. Nous avons compris que vous ne pensiez pas au démantèlement ou à la vente d’actifs. Comment ferez-vous pour remonter la pente en France ?
M. Philippe Tapié. Les résultats de People&Baby en France sont largement inférieurs à sa dette. Il y aura donc certainement une redistribution et une renégociation pour étaler la dette et pour trouver des fonds.
Nous avons parlé de litiges. Cent litiges, pour une entreprise comme celle-là, c’est énorme. Il y a des litiges de 20, 25 ou 10 millions par ci, 10 millions par là. M. Durieux est un homme de caractère, qui n’aime pas qu’on lui tienne tête. Mais les litiges, c’est de l’argent perdu, c’est du temps perdu et ce sont des équipes qui ne sont pas concentrées sur le développement de l’entreprise, de la marque et du bien-être, ou la recherche de nouvelles idées pour aider les jeunes couples. La façon de faire était peut-être moins tournée vers l’entreprise, les enfants et le business que vers l’activité patrimoniale.
Aujourd’hui, la tâche est rude. Après huit ans dans des maisons de retraite, j’ai un âge où j’aurais pu passer mon temps à la plage... Mais j’ai été déçu – ce n’est pas exactement le bon terme – de constater qu’une si belle entreprise, employant 6 000 personnes, se trouvait dans une telle difficulté en raison de décisions que je qualifierais d’un peu idiotes. J’ai rencontré M. Durieux, qui m’a expliqué qu’il serait bon d’investir quelques millions en Arabie Saoudite pour faire des maisons de retraite. Quand vous voyez la dette et les problèmes que nous avions, c’était impossible !
Vous allez peut-être trouver cela risible, mais je considère qu’on ne fait pas ce métier sans vocation. Notre société évolue, comme la prise en charge des personnes âgées et celle de la petite-enfance. Les femmes veulent leur indépendance et travailler, et c’est normal. Il faut donc apporter des solutions. Les gens veulent aussi du qualitatif quand ils nous confient ce qu’ils ont de plus cher à leurs yeux. Ils veulent de l’éveil musical ou de l’éveil au jardinage, par exemple. Nous devons y réfléchir, pour garantir aux jeunes parents que lorsqu’ils sont au bureau, leurs enfants sont pris en charge, sont en sécurité, mangent bien – nous faisons au minimum 50 % de bio, dans nos crèches. C’est cela qui m’anime.
Nicolas et Amos m’ont dit : « tu viens et on va essayer de retourner la boîte ». Eh bien, on va essayer de retourner la boîte ! On va essayer, avec les équipes et en étant présent sur le terrain, d’avoir une cohésion, d’avoir tous le sourire, de bien accueillir le personnel et les familles. On remontera notre taux d’occupation et notre chiffre d’affaires. En discutant avec nos partenaires financiers, j’espère que nous arriverons à avoir des échéanciers plus corrects, qui nous permettront non pas de gagner de l’argent, ce n’est pas le but, mais de sauver la boîte.
Mme Anne Bergantz (Dem). Estimez-vous que les loyers que vous payez à la SCI de M. Durieux sont surévalués ?
M. Nicolas Besson. Nous n’avons pas pu faire cette analyse et nous n’avons pas d’élément nous permettant de nous prononcer sur ce point. Je précise toutefois, car cela nous semble fondamental, que nous avons activé l’action de préférence le jeudi 18 avril, que le changement de présidence a eu lieu le lundi 22 avril, et que M. Durieux a autorisé un paiement vers ses SCI le vendredi 19 avril, pour se mettre à jour – un paiement d’une somme conséquente.
M. le président Thibault Bazin. La question de notre collègue n’est pas anodine. Nous l’avons posée à tous les grands groupes et à tous les fonds, qui ont indiqué que des audits extérieurs étaient conduits pour savoir si les loyers versés n’étaient pas survalorisés.
M. Philippe Tapié. Nous avons un siège avenue Hoche, qui appartient à M. Durieux. Je ne suis pas sûre que tout mon personnel habite le 8e ou le 16e arrondissement... En revanche, il serait normal de payer un loyer équivalent à l’avenue Hoche. En tant que garant et gérant de la société, je regarderai le contrat de bail pour voir si nous pouvons trouver quelque chose d’autre pour améliorer les conditions de travail, qui sont souvent difficiles dans les appartements haussmanniens biscornus, et apporter un peu de souffle à la société. On arrive à trouver assez facilement des mètres carrés en proche banlieue parisienne, qui coûteront certainement beaucoup moins cher.
M. le président Thibault Bazin. D’autres l’ont fait.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Nous avons beaucoup appris sur la façon dont les choses se passent entre les actionnaires et les fonds d’investissement. Le gros mange le plus petit, et ainsi de suite ! C’est un peu votre histoire, et j’ai l’impression que nous revivons avec le groupe People&Baby ce qui s’est passé avec Orpea. Les similitudes sont nombreuses. Pour comprendre l’avenir de People&Baby, nous pouvons lire les articles de presse qui montrent ce qu’est devenu Orpea, qui a changé de nom pour s’appeler Emeis. Peut-être pourra-t-on changer de nom, pour essayer de faire oublier la mauvaise réputation… Ce qui m’intéresse surtout, dans la trajectoire d’Orpea devenu Emeis, c’est la recapitalisation. Je suppose, en effet, que c’est un peu vers cela que vous irez. Certes, vous ne l’avez pas dit, mais il existe de nombreuses façons de restructurer un groupe – j’en vois des dizaines. Il n’y a pas seulement les licenciements, auxquels, vous avez raison, vous n’avez aucun intérêt puisque vous avez déjà du mal à recruter.
Nous avons regardé la façon dont ce groupe était organisé. Vous avez raison de pointer le rôle et les intérêts patrimoniaux de M. Durieux. En audition, nous avons eu du mal à lui faire reconnaître cette omniprésence – la sienne et celle de son épouse : détention de plusieurs SCI, centrale d’achat, association de formation et que sais-je encore. Ce groupe fonctionne en circuit fermé, comme la plupart de ceux qui ont le même historique.
Le groupe a donc 600 crèches en propre, et plus de 3 000 places de berceau. Comment compte-t-il se développer, puisque tout est fondé sur la croissance ? Quelle activité allez-vous davantage développer : la crèche en propre ou les places de berceau ?
C’est à vous que je pose la question, monsieur Nicolas Besson, car j’ai lu dans la presse que vous aviez une certaine expertise et qu’on faisait souvent appel à vous dans ce genre de cas.
Je l’ai vu avec le groupe BVA, récemment. Il faut absolument sauver ce groupe, qui est surendetté. Tout va mal. C’est là que M. Besson intervient : on réinvestit, on recapitalise, on licencie les cinq salariés actionnaires – peut-être avez-vous un souci avec les actionnaires, je ne sais pas. Vous prenez des engagements, « croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer », on ne licenciera pas les gens avant au moins deux ans – sauf ces cinq-là ! Je lis l’histoire de BVA, on voit l’histoire d’Orpea. Vous avez une spécialité, une façon d’intervenir. Comme vous l’avez rappelé à plusieurs reprises, on vous a fait venir exprès dans ce dossier, en tant que financier et spécialiste de crise, et certainement pas en tant que spécialiste de la petite enfance. La caution « petite enfance », c’est plutôt M. Tapié.
C’est la même chose concernant M. Ouattara, qui a aussi sa réputation dans la presse. On vous regarde tous les deux. On vous écoute depuis le début. Certes, nous sommes des députés très naïfs. Aucun d’entre nous n’est spécialiste de la finance. Mais on a quand même un petit peu d’expérience. Je me suis ainsi récemment battue contre un texte qui a été voté il y a moins d’un mois à l’Assemblée nationale, qui permet d’avoir des actions de préférence. Vous avez fait valoir la vôtre. Résultat des courses, pouf ! Fini ! Pourtant, la majorité nous vendait il y a un mois que l’action de préférence ne mettait pas en danger les fondateurs. J’ai la preuve que si. Comme le texte va revenir dans quelques semaines devant l’Assemblée, je serai heureuse de pouvoir citer cet exemple en séance.
Dites-nous quelles sont vos véritables intentions. Mme la rapporteure vous a questionnés. M. le président vous a questionnés. Mes collègues vous ont questionnés. Vous allez recapitaliser : comment ? Entrerez-vous au capital ? Vous l’avez fait pour BVA, il me semble. Ferez-vous autrement ? Dans le cas d’Orpea, ils ont noyé les actionnaires d’origine en ouvrant largement. Vous avez maintenant les moyens de le faire. Vous avez le pouvoir sur ce groupe. Comment allez-vous procéder ? Dans quel délai ? Comment allez-vous restructurer le groupe ? L’association de formation, la centrale d’achat : quelles activités sortent, quelles activités restent ?
C’est tout ce modèle économique qui nous intéresse. S’il n’est pas viable, nous aurons intérêt à dire dans notre rapport qu’il est instable, qu’il ne tient pas la route et qu’il ne faut pas lui faire confiance. S’il est viable et intéressant – je n’y crois pas –, nous verrons dans quelle mesure.
M. Amos Ouattara. Cela vaut le coup de passer un peu de temps sur le modèle économique, car j’ai compris que c’est ce qui vous intéressait avant tout. Il faut vraiment se demander comment les décisions ont été prises dans ce groupe, et ce qu’il va falloir faire.
Comme vous l’a dit Philippe, il y a beaucoup de travail. Nous pensons qu’il faut repositionner la marque et investir dans le service. Il faudra aussi regarder le réseau, car les Capex par an ne sont pas suffisants. Il faudra regarder plus précisément, mais nous ne serions pas étonnés de devoir investir davantage pour redorer et repositionner la marque, et aller chercher une amélioration du taux d’occupation et du taux de commercialisation.
Le groupe génère 24 millions d’euros, dont 17 millions à l’étranger – 2 millions de frais de gestion (management fees) sont payés à la France. Cela signifie que la France génère 7 millions, soit bien moins que la charge des intérêts. Cela ne fonctionne pas. Il y a donc un vrai danger, et un sujet de capitalisation de l’entreprise pour en assurer la pérennité.
Nous sommes prêts à prendre nos responsabilités, mais nous voulons que toutes les parties prenantes le fassent, aussi pour trouver ensemble une solution qui permette à l’entreprise de redorer son blason. Il faut pouvoir compter sur les efforts conjugués de toutes les parties autour de la table. Nous sommes prêts à faire ce que nous avons fait ces derniers mois. Nous souhaitons continuer à jouer notre partition et à aider le groupe à sortir de ce gouffre.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Soit vous continuez à investir en créant de la dette, donc en prenant le risque du surendettement, soit vous faites autrement. Continuerez-vous comme vous le faites en ce moment, ou changerez-vous de stratégie ?
M. Nicolas Besson. J’ai l’impression que vous pensez que « recapitalisation » est un terme négatif.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Répondez à la question sans porter de jugement.
M. Nicolas Besson. Nous ne sommes pas dans le dossier Orpea, et si nous recapitalisons le groupe, cela veut dire qu’il changera de structure financière – parce qu’il aura moins de dettes. Sa structure de capital sera assainie. Je ne sais pas si c’est l’option qui sera choisie.
Je n’ai aucun problème à vous dire que le rôle joué par Alcentra ces jours-ci est positif. Quand la direction financière d’un groupe envoie un mail pour vous remercier de permettre aux salariés d’être payés, je dors mieux et Amos aussi. C’est mieux pour tout le monde.
M. Amos Ouattara. Je vais essayer de faire le plus simple possible, au sujet de la capitalisation. Le niveau de dette est assez important, qu’il s’agisse de la dette vis-à-vis d’Alcentra ou de tiers. Il y a deux façons de traiter le sujet : soit un nouvel actionnaire arrive et injecte des fonds propres, soit le créancier décide de convertir la dette en actions (equity). Dans les deux cas, cela permet d’assainir le bilan et à la société de respirer. Comme nous vous l’avons dit, nous prendrons nos responsabilités. Nous souhaitons que l’activité continue à fonctionner. Nous ne pensons pas que ce soit une mauvaise chose pour le groupe, peut-être à tort.
M. le président Thibault Bazin. Cessons de tourner autour du pot : vous étudiez potentiellement l’idée de convertir une partie de la dette en actions si c’est pertinent.
M. Amos Ouattara. On ne tourne pas autour du pot. Il est important de connaître les chiffres. Fin 2023, au regard de ce que cette entreprise générait avec ses filiales internationales et de la charge de ses intérêts, cela ne peut pas durer.
M. le président Thibault Bazin. En effet !
M. Amos Ouattara. Nous sommes prêts à étudier la conversion d’une part substantielle de nos créances, au besoin. Comme je l’ai dit, M. Durieux a demandé à une banque d’affaires de travailler au refinancement.
M. le président Thibault Bazin. Alors que nous sommes en train d’étudier les modèles économiques, vous pouvez comprendre notre inquiétude. Nous nous demandons comment vous allez vous en sortir et nous pensons aux salariés et aux familles qui pourraient se trouver dans l’embarras.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). C’est ce que je voulais vous faire dire clairement, messieurs. Finalement, vous allez convertir la dette en actions et devenir actionnaires – certainement pas seuls – du groupe People&Baby. Avez-vous un calendrier ? Avez-vous déjà réfléchi au moment où vous procéderez à cette conversion ? Cela nous intéresse de le savoir.
Ce qui se passe avec People&Baby se produira avec tous les autres groupes, j’en suis convaincue, car ce n’est pas exceptionnel. Beaucoup de groupes ont de la dette, jusqu’au jour où leurs créanciers estiment que c’est trop. Je vous le dis franchement, monsieur Ouattara : c’est très grave, la dette, mais on s’en remet ! Il suffit de la négocier. Là, vous dites « stop, on arrête », au motif du surendettement et des risques, et on vous remercie d’avoir payé les salaires. Je défends les ouvriers et les salariés. J’ai toujours payé mes ouvriers et mes salariés le 24 ou le 25 du mois, les onze ans durant lesquels j’avais une entreprise. C’est essentiel et cela passe avant tout. Il est anormal que certains pensent que cela puisse passer après.
Je suis heureuse que les choses soient dites clairement. Quels sont les délais ?
M. Amos Ouattara. Non, je n’ai pas dit qu’on allait convertir la dette en actions. J’ai tenu à préciser que M. Durieux avait mandaté une banque d’affaires pour aider à refinancer la dette, et que le mandat de cette banque d’affaires prévoyait la recherche potentielle d’investisseurs. Il n’est donc pas exclu qu’un investisseur ait envie d’investir dans le groupe et de permettre une recapitalisation, ce qui ne requiert pas nécessairement une conversion des créances d’aujourd’hui en equity. Rien n’est définitif.
M. Nicolas Besson. Je ferai à mon tour la précision suivante : le passif est encore en cours d’évaluation. Nous avons besoin d’un examen objectif des faits. Nous mandaterons un cabinet de référence pour effectuer ce travail. Nous nous interrogerons en fonction du montant et de la nature du passif. Le calendrier n’est donc pas défini.
Par ailleurs, il y a de la dette au bilan, probablement trop, mais elle ne pèse pas sur la trésorerie du groupe. Il n’y a pas d’intérêts payés. Ils sont tous capitalisés. Nous prenons le temps d’établir un diagnostic, et d’étudier les options dans le processus qu’Amos vient de mentionner.
L’assainissement du bilan passera peut-être par une conversion de la dette en capital. C’est positif.
M. le président Thibault Bazin. Il n’y a donc pas de décision, pas de stratégie et pas de calendrier.
M. Nicolas Besson. Vous caricaturez un peu la situation. Je pense que sous six mois, nous saurons où nous en sommes.
M. le président Thibault Bazin. Merci, messieurs. Vous avez promis des précisions, que je vous invite à transmettre rapidement à Mme la rapporteure. Nous ne pouvons que vous souhaiter bon courage pour les jours qui viennent, car nous avons une pensée pour les salariés et les familles accueillies dans les crèches de votre groupe.
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50. Audition de représentants du fonds d’investissement TowerBrook : M. Karim Saddi, directeur général de TowerBrook, et M. Daniel Bernard (29 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant aujourd’hui M. Karim Saddi, directeur général de TowerBrook, et M. Daniel Bernard, représentants de TowerBrook au conseil d’administration de La Maison Bleue.
Depuis le 20 mars, nous avons eu l’opportunité d’auditionner les dirigeants des grands groupes privés français, gestionnaires de crèches. Nous avons approfondi ces discussions en rencontrant les fondateurs de ces groupes, puis en écoutant plusieurs fonds d’investissement actifs dans le secteur. Nous concluons cette série d’auditions avec vous. TowerBrook a pris une participation dans le capital de la Maison Bleue en 2016, en même temps que Bpifrance, que nous avons également auditionné au début du mois d’avril.
Nous attendons de vous des éclaircissements sur la logique qui a guidé votre décision d’investir dans le secteur des crèches et la façon dont vous assurez le suivi de cet investissement. Je vous propose de concentrer votre propos liminaire sur des éléments factuels. Les questions de Mme la rapporteure et celles des députés membres de la commission suivront pour enrichir nos échanges. L’audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Karim Saddi et M. Daniel Bernard prêtent successivement serment.)
M. Karim Saddi, directeur général de TowerBrook. Je vous remercie de nous avoir conviés à cette audition. Je suis Karim Saadi, directeur général de Towerbrook, accompagné de M. Bernard, notre senior advisor.
Towerbrook, fondé il y a un peu plus de 24 ans, est un fonds qui s’est rapidement spécialisé dans l’accompagnement d’entrepreneurs et d’équipes de direction ayant des projets de développement qualitatifs. Nous investissons principalement aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, avec une attention particulière pour la France.
Notre participation minoritaire au sein du groupe La Maison Bleue est l’une des raisons de notre présence aujourd’hui. Nous soutenons également d’autres entreprises françaises en développement, comme OVH, leader du cloud européen en pointe dans le domaine du cloud de confiance et de la sécurisation des données souveraines, et Sabena Technics, acteur reconnu dans la maintenance aéronautique en Europe.
Towerbrook est une entreprise à mission, engagée à soutenir des projets à impact dans de nombreux secteurs qui correspondent à nos valeurs. Nous sommes fiers d’être un des premiers fonds certifiés B Corp, une certification reconnue mondialement pour la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) des entreprises. Nous avons également un fonds impact dédié, concentré sur des problématiques « planète », comme l’économie circulaire ou la décarbonation, et des problématiques « people », comme l’éducation, la formation ou l’accès au financement des classes défavorisées.
Les fonds que nous gérons proviennent principalement de fonds de retraite de différentes parties du monde qui apprécient notre gestion financière et responsable, mais aussi l’importance que nous accordons à l’engagement qualitatif à fort impact sociétal et environnemental. Nous sommes des généralistes et notre fonds a acquis une réputation d’accompagnateur de qualité pour les fondateurs et fondatrices dans tous les secteurs compatibles avec nos valeurs. Nous n’intervenons pas dans les opérations des sociétés, mais apportons notre expertise et notre expérience, avec respect et bienveillance, dans le cadre du conseil d’administration.
Il y a huit ans, nous avons été approchés dans ce cadre par M. Sylvain Forestier et Bpifrance pour compléter un tour de table visant à soutenir la Maison Bleue dans sa mission de développement, qui consistait à répondre à un besoin sociétal de service aux familles en créant des places de crèches qui accueillent des milliers d’enfants chaque jour. Nous avions déjà travaillé avec Bpifrance, qui connaît et apprécie notre approche responsable, à travers nos investissements dans OVH et Sabena Technics.
À l’époque, nous avions étudié le dossier sérieusement et apprécié l’approche qualitative du projet autour de l’accueil du jeune enfant ainsi que l’importance du partenariat privé-public. La crèche répond pour nous à un besoin sociétal essentiel. C’est pourquoi nous avons décidé et continuons depuis huit ans d’être des compagnons de route fidèles à La Maison Bleue.
Notre objectif est de soutenir La Maison Bleue, pour offrir des services de garde d’enfants de qualité, tout en favorisant son expansion. Je tiens à préciser que TowerBrook ne touche pas et n’a pas touché de dividendes de la part de La Maison Bleue depuis son entrée au capital. Notre modèle financier est d’acheter des parts dans des entreprises qui répondent à un besoin, de les aider à grandir qualitativement et, si c’est possible, de revendre ces parts après avoir accompli cet objectif de croissance qualitative.
Notre ambition est de tout faire pour rendre possible la fourniture d’une offre de qualité en matière d’accueil du jeune enfant et de favoriser l’expansion de la Maison Bleue pour répondre à cette demande.
M. le président Thibault Bazin. Votre entrée au capital de La Maison Bleue remonte à huit ans. On nous a souvent mentionné un horizon de sept ans pour les fonds. Sans entrer dans le détail des notions telles que le taux de rendement interne (TRI), quelle échéance vous fixez-vous ? J’ai bien compris que la pandémie de covid-19 avait prolongé ce délai. Préparez-vous votre départ ? Ou envisagez-vous un horizon bien plus lointain ?
Il me semble que le fonds que vous avez créé comprend d’autres activités. Généralement, la phase d’investissement a lieu durant les premières années, suivie d’une phase de désinvestissement sur plusieurs années. En conséquence, quelles échéances vous fixez-vous et quels sont vos objectifs dans un modèle contraint où il est nécessaire de réinvestir dans la qualité ? Cela pourrait en effet vous conduire potentiellement à diminuer le résultat pour assurer cette qualité, mais peut-être s’agit-il de créer une valeur plus importante ? Ma deuxième question concerne le fonds certifié dont vous avez parlé. Peut-on le qualifier de fonds éthique ?
M. Karim Saddi. Pour répondre à votre première question, cela fait effectivement huit ans que nous sommes impliqués dans ce projet. Nous sommes satisfaits de la gestion actuelle. En comparant notre point de départ à la situation actuelle, nous sommes assez fiers des réalisations de La Maison Bleue, de son fondateur et de son équipe de direction. Ils ont notre confiance, le projet se développe bien et nous n’avons aucune inquiétude à ce jour. Tant que le projet continue de croître en qualité et financièrement, nous n’avons pas de préoccupation majeure.
Nous avons la capacité de rester investis sur le long terme, comme en témoigne notre participation minoritaire dans la société OVH, qui est pourtant cotée en bourse et dont nous aurions pu nous retirer. Nous sommes reconnus pour notre capacité à accompagner durablement les projets. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’échéance particulière concernant La Maison Bleue. Étant minoritaires, cette échéance ne nous appartient pas. Elle appartient à son fondateur qui décidera du prochain tour de table quand il le jugera opportun.
M. le président Thibault Bazin. Concernant la question du modèle économique, qui est au cœur des préoccupations de notre commission, il est à noter que ce modèle est la propriété de la Maison Bleue. Ils ont sollicité votre expertise pour assurer le développement et la pérennité de leur modèle, mais la décision de la participation de TowerBrook au capital leur appartiendrait ? TowerBrook n’a pas de possibilité de sortir du capital de La Maison Bleue ?
M. Karim Saddi. Dans le cadre du pacte, je crois que nous devons être capables à un moment ou à un autre de demander une sortie. Toutefois, nous n’avons pas la volonté à ce stade de sortir du capital.
M. le président Thibault Bazin. Revenons sur la notion de fonds éthique. Lors de votre introduction, vous avez mis l’accent sur la recherche de qualité, en mettant l’humain au centre de vos préoccupations. C’est un point sur lequel nous devons nous interroger. Il est évident que le secteur a besoin de financement, mais il est également clair que les intentions des fonds peuvent varier. Nous avons constaté, lors de l’audition de Bpifrance, que leurs raisonnements étaient similaires aux vôtres. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi de rester ?
M. Karim Saddi. Il est certain que nous partageons certaines valeurs avec la Bpifrance, qui a pour mission d’agir de manière responsable pour l’économie française. Quant à la définition d’un fonds éthique, je ne peux pas la donner précisément. Cependant, je peux affirmer que nous sommes un « fonds à valeurs ». Depuis la création de Tower Brook, nous nous sommes construits autour de deux concepts : la valeur et les valeurs. Cela signifie que nous devons être capables de générer de la valeur dans notre économie tout en respectant des valeurs éthiques. Ces deux notions ne sont pas nécessairement opposées ; elles doivent être compatibles et peuvent même s’additionner.
C’est un discours et une réalité que nous nous efforçons de mettre en œuvre depuis longtemps. C’est la raison pour laquelle vous ne nous trouverez pas dans certains secteurs. Nous sélectionnons soigneusement nos secteurs d’investissement, ainsi que les entrepreneurs et les projets que nous soutenons. Ils doivent être de qualité, responsables, et apporter une valeur ajoutée au-delà de la simple valeur économique.
M. Daniel Bernard. B Corp signifie « investissement responsable » dans le cadre de la RSE. Cela recouvre donc la notion d’éthique.
M. le président Thibault Bazin. Nous nous interrogeons sur le modèle économique des crèches qui, d’une certaine manière, ont fait appel à des fonds. La question se pose de savoir si ces fonds percutent le modèle en le rendant moins vertueux, avec des risques supplémentaires, ou s’ils apportent des garanties supplémentaires et constituent une forme de solution.
M. Daniel Bernard. Je souhaite aborder le cycle général d’une entreprise. Un entrepreneur crée une entreprise et la développe. Si le concept est solide et que les premières équipes sont efficaces, l’entreprise prospère. Cependant, elle peut atteindre un plafond, limitée par un manque de ressources financières et d’accompagnement. C’est ce qui est arrivé à la Maison Bleue, qui a bénéficié d’un premier fonds avant notre intervention. Ce fonds, avec le temps, avait des capacités limitées. C’est pourquoi La Maison Bleue a sollicité BPIFrance et TowerBrook pour obtenir des ressources financières supplémentaires et bénéficier de notre expertise et expérience.
Par exemple, nous avons contribué à mettre en place une gouvernance efficace, comme c’est le cas à La Maison Bleue. Nous avons également partagé notre expérience en matière de transition entre différentes phases de développement. En effet, chaque phase nécessite une adaptation des structures et des outils. Nous offrons également des conseils gratuits à nos entreprises, notamment sur le choix des outils informatiques, l’interaction avec les familles ou sur la RSE, ainsi que sur le développement à l’international.
Lorsque nous sommes intervenus, La Maison Bleue comptait 190 crèches. Aujourd’hui, elle en compte 400 en France et 200 à l’étranger. Le cercle vertueux consiste à avoir un bon concept, à le transformer en une entreprise prospère, à obtenir les moyens de se développer pour devenir une référence qualitative et, si possible, un leader. Par exemple, OVH est devenu le leader du cloud souverain en Europe, et sa valorisation en est le fruit.
Mme Sarah Tanzili, rapporteure. Nous sommes ravis de vous accueillir aujourd’hui. Vous êtes le dernier fonds d’investissement que nous auditionnons dans le cadre de cette commission d’enquête. Notre objectif est d’interroger le modèle économique des crèches. Nous nous demandons donc si la présence de fonds d’investissement dans ce secteur est une force ou une faiblesse pour les acteurs du secteur.
Nous aimerions comprendre vos motivations pour investir dans le secteur des crèches. D’après vos déclarations préliminaires et les auditions précédentes, il semble que votre objectif n’est pas une rentabilité à court terme ou de percevoir des dividendes annuels. Vous semblez vouloir contribuer au développement et à la croissance du groupe, afin de valoriser votre investissement lorsque vous vous retirerez du capital de La Maison Bleue.
Il semble y avoir une dimension éthique dans vos choix d’investissement. Cependant, nous supposons que les fonds de retraite qui investissent dans votre fonds attendent non seulement une certaine éthique, mais aussi un certain niveau de rentabilité. Ma deuxième question concerne donc vos attentes en termes de rentabilité. Nous comprenons que vous n’êtes pas pressés et que vous accompagnez le groupe lorsqu’il se porte bien. Cependant, nous supposons que vos investisseurs ont aussi certaines exigences. Nous aimerions comprendre comment vous gérez ces exigences en tant qu’actionnaire de La Maison Bleue, compte tenu des attentes des fonds de retraite présents au capital de votre fonds.
M. Karim Saddi. Lors de mon intervention initiale, j’ai souligné l’importance de notre rôle en tant que généralistes. À l’époque, nous n’avons pas été sollicités en tant que spécialistes de la petite enfance, mais en tant qu’experts dans l’accompagnement minoritaire bienveillant. C’est ce qui a attiré ce projet vers nous. Peut-être existait-il d’autres options, mais c’est ainsi que nous avons été approchés par La Maison Bleue.
Notre mission, une fois le projet en main, consiste à analyser le dossier pour vérifier s’il répond à nos critères spécifiques. Chaque fonds d’investissement a sa propre stratégie, et nous devons nous assurer que le projet est en adéquation avec la nôtre, y compris nos valeurs.
Nous avons audité le plan du fondateur et de l’équipe pour vérifier la cohérence financière, pour déterminer si le projet pouvait nous rendre fiers, s’il reposait sur un développement qualitatif, et s’il apportait une contribution à la société française. Nous devons analyser tout cela indépendamment et en complément des chiffres. Si le dossier ne correspond pas, nous l’abandonnons. Heureusement, nous avons le choix. Une fois que nous avons choisi un projet, nous le menons avec fierté. Nous nous efforçons d’être de bons membres au conseil d’administration pour accomplir la mission qui nous a été confiée.
Environ 60 % des fonds qui nous sont confiés proviennent de fonds de retraite publics, notamment ceux des fonctionnaires : des professeurs, des pompiers, des policiers et autres. Environ 15 % proviennent de fonds étatiques et 5 % de fonds de pension d’entreprise. Tous ces investisseurs nous confient leur argent pour que nous en assurions la gestion. Ils n’ont aucun droit de gestion sur ces fonds, ils nous font confiance pour le faire.
Chaque investissement que nous réalisons dans un fonds a une vie complètement différente, sans aucune corrélation. Certains investissements peuvent être réalisés plus ou moins rapidement, en quatre à six ans, d’autres plus lentement. Le principe qui nous guide est d’agir correctement et au bon moment. Il ne s’agit pas de décider de sortir au moment où ce n’est pas opportun pour la société dans laquelle nous avons investi.
Nous investissons généralement pour une phase de développement et nous sortons lorsque la prochaine phase doit commencer et qu’un autre acteur doit prendre le relais. La raison pour laquelle nous sommes encore investisseurs de La Maison Bleue est que, d’une part, la crise du covid-19 a duré deux à trois ans, et d’autre part, nous sommes encore en pleine phase. En effet, la phase que nous avons voulu écrire à l’époque n’est pas encore terminée.
Nous sommes connus pour investir plusieurs fois dans le même projet au fil du temps. Nous avons investi dans la Maison Bleue quand la société nous a sollicités. Si demain La Maison Bleue nous demande de réinvestir dans la société, nous le ferons. Nous avons donné cette garantie à M. Forestier : s’il avait besoin d’investissements supplémentaires cette année pour continuer à développer le groupe, nous le ferions. Nous avons d’ailleurs approuvé cet investissement il y a deux semaines.
M. le président Thibault Bazin. Vous êtes un véritable fonds partenaire. Nous avons compris, en observant d’autres fonds, que certains portefeuilles créés ont des durées définies, malgré la présence de plusieurs horizons temporels. Ces horizons s’appliquent tant aux levées de fonds initiales qu’aux sorties ultérieures.
M. Karim Saddi. C’est plus compliqué que cela, mais même pour eux, je pense que la réponse est plus particulière. En général, il y a toujours une durée recommandée, qui peut varier selon les fonds : 10 ans, 12 ans ou 14 ans.
Pour notre part, nous n’avons aucune obligation à respecter en la matière. Par ailleurs, vous pouvez demander une autorisation à vos investisseurs pour prolonger la durée de l’investissement, ce que vous obtenez en général systématiquement, s’il n’est pas dans leur intérêt de sortir du capital à un moment donné.
Mme Sarah Tanzili, rapporteure. Vous avez indiqué que c’est le président fondateur qui décide lorsqu’il souhaite effectuer un nouveau tour de table, et donc lorsque le fonds doit se retirer. Je souhaite revenir sur ce point, car il me semble que vous avez également votre propre agenda et vos propres contraintes. J’ai bien compris que, dans l’idéal, tout se passe bien. Si vous en exprimez le besoin, vous demandez un allongement de la durée à vos investisseurs, et normalement, on vous accorde le droit de maintenir votre présence au capital au-delà de la durée initialement prévue. Mais que se passe-t-il si la situation ne se déroule pas comme prévu ? Que se passe-t-il si demain, des difficultés surviennent au sein de la Maison Bleue ? Comment vous positionnez-vous face à cette éventualité ? Je vous pose cette question, car vous n’êtes pas sans savoir que certains acteurs rencontrent des difficultés. Cette question n’est donc pas purement théorique, elle peut se poser concrètement.
M. Daniel Bernard. Notre métier consiste à établir un cercle vertueux chaque fois que nous pouvons le faire. À La Maison Bleue, une entreprise florissante a été fondée par un pionnier du secteur. Il était l’un des premiers à avoir une gestion efficace, et a su constituer une équipe solide autour de lui. Cela nous a toujours rassurés. Aujourd’hui, la Maison Bleue dispose d’une bonne équipe de direction, avec une directrice générale très professionnelle, et un président fondateur qui détient la majorité du contrôle. C’est un homme très sérieux.
Nous avons une gouvernance harmonieuse, où tout est discuté au conseil d’administration en toute transparence, avec une confiance réciproque. Si un problème devait survenir, nous savons que nous le résoudrons ensemble, et non individuellement. L’entreprise est bien gérée et nous n’avons pas de défaut de dettes. Vous pensez peut-être au cas de l’un de nos confrères, que nous ne commenterons pas, mais je peux vous assurer que cela ne peut pas arriver chez nous. Nous sommes des investisseurs, pas un fonds de dettes. Il n’y a donc aucune raison pour que cela se produise. Lorsqu’il y a eu des déclarations, nous avons joué notre rôle, c’est-à-dire que nous avons posé des questions, défié, examiné ensemble, validé, amélioré. Il n’y a aucune raison pour que ce qui est arrivé récemment à l’un de nos confrères survienne chez nous.
Mme Sarah Tanzili, rapporteure. Dans votre réponse, vous mentionnez qu’il peut vous arriver de vous questionner lorsque vous avez des doutes. Comme vous le savez, le secteur des crèches privées a été particulièrement critiqué l’automne dernier pour des problèmes de dégradation de la qualité d’accueil, voire de situations de maltraitance.
Je ne porte pas de jugement sur les informations qui ont été rendues publiques à cette occasion, mais je suppose que lorsque l’on est actionnaire d’un groupe privé de crèches, et plus encore lorsque l’on assure un accompagnement minoritaire bienveillant avec une certaine éthique dans l’investissement que l’on réalise, cela interpelle. Comment avez-vous réagi par rapport à cette situation ? Comment, en tant qu’actionnaire minoritaire, avez-vous une certaine visibilité sur la qualité d’accueil dans les établissements de la Maison Bleue ? Si j’ai bien compris, au début de l’investissement, vous réalisez un audit qualitatif, mais en même temps, vous nous dites que vous n’intervenez pas – et je le comprends parfaitement puisque ce n’est pas le rôle du conseil d’administration en tant que tel – dans la gestion quotidienne des structures d’accueil pour jeunes enfants. Comment vous positionnez-vous par rapport à ces questions de qualité d’accueil, sachant que – et je suppose que vous n’êtes pas sans le savoir puisque j’en ai parlé à la direction de la Maison Bleue – j’ai moi-même constaté qu’il y avait des problèmes dans une crèche de ma circonscription, avec même des décisions de justice qui ont été rendues en référé par les prud’hommes et qui étaient assez sévères sur des sujets graves. Comment évaluez-vous tout cela ?
M. Daniel Bernard. Pour répondre à votre question, je vais d’abord aborder la question de la qualité. Accueillir 20 000 enfants chaque jour nécessite de placer la qualité au centre de toutes nos stratégies et politiques. A la suite des articles de presse et du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), le conseil d’administration a demandé un rapport complet à la direction générale sur les politiques et leur mise en œuvre, afin d’évaluer la nécessité de procéder à des modifications ou des ajouts.
Nous gérons 400 crèches et accueillons 20 000 enfants quotidiennement, ce qui implique une grande délégation et de nombreux lieux différents. Il est donc essentiel d’avoir des politiques et des procédures précises, allant au-delà de la réglementation déjà très complète. Nous avons adopté comme vous le savez la certification Veritas, une procédure extrêmement rigoureuse, avec des contrôles constants, une revalidation annuelle et un renouvellement du processus pour chaque crèche tous les trois ans.
Nous avons également mis en place le programme Qualité 2024, qui prévoit une revalorisation des salaires, l’embauche de personnels supplémentaires et la nomination d’adjointes de direction pour libérer les directrices de crèche de certaines tâches administratives et leur permettre de se consacrer aux enfants.
Nous avons un centre de formation accrédité Qualiopi, pour la formation continue de notre personnel. Nous avons créé un comité qualité et avons entamé le processus pour déclarer la Maison Bleue comme une entreprise à mission. Nous avons également décidé de régionaliser les directions quelques années auparavant pour être plus proches du terrain. Cela nous permet de déléguer l’exercice du métier au plus près des directrices de crèche, tout en nous centralisant le back-office à Paris.
Malheureusement, le risque zéro n’existe pas. Nous avons eu un accident dramatique dans une crèche à Montrouge où un petit garçon s’est coupé un doigt. Nous reconnaissons notre erreur. Nous avions des chariots homologués, mais certaines directrices ont opté pour d’autres chariots pour contourner des difficultés à surmonter certains obstacles, ce qui a occasionné cet accident. Nous sommes en contact avec la famille. Nous avons une hotline pour signaler tout incident, qu’il concerne les enfants ou le personnel. Chaque incident est traité et répercuté pour assurer la cohérence et la cohésion dans tout notre réseau. Nous devons parfois prendre des sanctions lorsque nos procédures sont mal appliquées.
Enfin, concernant la crèche de votre région, il s’agit d’une reprise de délégation de service public (DSP) et c’est Mme Claire Laot qui gère directement le dossier. Elle pourra vous fournir plus de détails.
En conclusion, il s’agit d’un métier complexe et exigeant, mais nous nous efforçons de faire de notre mieux. Il existe un véritable enjeu de formation interne pour faire monter en compétences nos personnels. Par exemple, 90 % de nos adjointes de direction sont issues de notre promotion interne après formation. Par ailleurs, nous menons des enquêtes qualité et avons recueilli un taux de satisfaction de 96 % auprès des familles. Nous n’avons jamais connu d’accident plus grave que celui de la crèche de Montrouge. Nous faisons tout notre possible pour que cela ne se reproduise pas.
M. le président Thibault Bazin. Nous nous trouvons à un point de réflexion sur le modèle économique, où l’investissement dans la qualité est primordial. Vous avez mentionné le sujet des ressources humaines, ainsi que celui de la qualité, en évoquant les conditions d’accueil, tant sur le plan immobilier que sur le plan des ressources humaines. Actuellement, considérant que vous êtes prêts à maintenir votre position et même à réinvestir si nécessaire, quelle est votre opinion sur l’équilibre du modèle économique et son lien avec la qualité de l’accueil en crèche ? C’est une question fondamentale qui nous est posée en tant que représentants de la nation.
Le modèle que nous avons conçu pour ce service public, qui peut être géré par une collectivité, une entreprise ou une association à but non lucratif, est-il adapté avec le système de tiers financeur actuel ? Vous avez un certain nombre de DSP : ce modèle, avec cette équation de la qualité, est-il adapté ou doit-il être adapté ? À quel moment un fonds peut-il être un problème ou une solution dans ce modèle ? Selon vous, quelles sont les conditions pour qu’un fonds soit une solution et quels sont les risques pour qu’il devienne un problème ?
M. Karim Saddi. C’est une question très importante, qui me semble être le cœur du sujet de cette commission. La réponse ne peut être que complexe.
M. le président Thibault Bazin. Pourriez-vous nous éclairer sur la manière dont le fonds peut influencer positivement ou négativement ce modèle ? Je présume que vous ne mentionnerez pas d’impact négatif, mais votre expertise dans ce métier vous permet certainement de comprendre que des conséquences négatives peuvent survenir lors des prises de décision.
M. Karim Saddi. Nous croyons fermement aux bienfaits des partenariats public-privé, comme en témoigne notre investissement dans La Maison Bleue. Ces partenariats sont souvent fructueux, notamment dans de nombreux secteurs stratégiques où l’État fait le choix de s’engager. Pour La Maison Bleue, nous sommes convaincus de sa réussite, bien que nous ne puissions comparer avec d’autres sociétés de crèche.
La Maison Bleue est un champion de la DSP, ce qui a retenu notre attention. Cette distinction impose de maintenir un haut niveau d’exigence. Cependant, nous avons également pris en compte les valeurs du fondateur de la société, ainsi que ses objectifs, notamment sur le plan moral. Son engagement dans cette aventure est fondamental, tout comme le rôle du fonds d’investissement.
Le succès de La Maison Bleue repose sur un triptyque remarquable : un fondateur engagé et convaincu de sa mission, une équipe de direction déterminée à incarner une gestion responsable et l’ambition de devenir une référence dans le secteur. Ces éléments sont régulièrement discutés au conseil d’administration, où les notions de réputation et de référence sont essentielles.
Dans le cadre de La Maison Bleue, nous estimons donc que le partenariat public-privé fonctionne bien. Cependant, cela ne signifie pas que cela sera toujours le cas. Le succès dépend de la qualité et de la motivation du fondateur, ainsi que du fonds d’investissement.
Pour les partenariats publics-privés, il est essentiel d’établir une réglementation stricte et claire. Les règles doivent définir le niveau minimum de services à fournir, comme le nombre de personnels par berceau. Les contrôles adoptés par la Maison Bleue, tels que la certification et la mise en place d’une hotline, peuvent également servir de référence pour le secteur.
Le rôle de l’État est de veiller à établir des règles très claires, afin d’éviter l’entrée d’acteurs dans ce secteur en dehors des normes établies. Une fois les règles en place, les fondateurs et les capitaux privés peuvent apporter leur expertise, qui peut être très efficace, à condition que les règles soient clairement définies.
M. Daniel Bernard. Compte tenu de l’ampleur des besoins, le partenariat public-privé représente une solution pertinente. Évidemment, vous posez la question des conséquences d’une intervention du secteur privé par rapport à la qualité.
M. le président Thibault Bazin. Il s’agit également de la question du fonds d’investissement par rapport. Le modèle public-privé avec une DSP n’implique pas nécessairement l’intervention de fonds, mais dans notre compréhension du modèle, des fonds ont été mobilisés à un certain stade pour le développement de la société. La question centrale reste celle du lien entre le financement et la qualité. Il a été exprimé que le niveau d’autonomie des structures pouvait varier et que plus une structure est grande, plus le degré de supervision par rapport aux problématiques de qualité pouvait se diluer.
M. Daniel Bernard. Vous avez parfaitement raison. Je soutiens fermement l’idée que la qualité est un prérequis indispensable pour la pérennité d’une entreprise de crèche. Sans elle, il est impossible d’assurer une durabilité. En ce qui concerne le partenariat public-privé, nous sommes de véritables experts en DSP. Cette approche a prouvé son efficacité, comme en témoigne la durabilité de nos contrats. Si nous exerçons ce métier, c’est avec l’objectif d’atteindre une qualité absolue et une constante recherche d’amélioration. Si ces critères ne sont pas respectés, alors il vaut mieux ne pas s’engager dans cette voie, car l’échec est assuré.
M. le président Thibault Bazin. La question ne se résume pas à savoir s’il faut opter pour une DSP ou non. Nous avons déjà abordé la question des critères lors d’autres auditions. Le véritable enjeu réside dans le rôle d’un fonds d’investissement dans un modèle économique. Nous avons bien saisi que le secteur public fait parfois appel au privé, et que ce dernier devient un partenaire du public. Dans certains cas, des crèches, y compris les vôtres, interviennent dans le cadre d’une DSP totale. Parfois, plus de la moitié des berceaux sont réservées par des administrations publiques. Cependant, ce n’est pas le cœur de la question.
Mon interrogation porte sur l’impact d’un fonds d’investissement supplémentaire sur le modèle économique. Dans quelles conditions cet impact peut-il ou doit-il être positif ? Vous avez évoqué les règles du jeu et les normes, mais il existe aussi des règles spécifiques aux crèches qui ne sont pas directement liées à ce que vous, en tant que fonds d’investissement, pouvez exiger.
M. Daniel Bernard. Pour répondre à votre question simplement, parce qu’elle était simple au départ, considérons-nous que nous sommes plutôt un problème ou une solution ? Selon notre expérience, nous sommes plutôt une solution.
M. le président Thibault Bazin. Vous ne pouvez pas dire le contraire, mais vous ne m’avez pas expliqué dans quel contexte.
M. Daniel Bernard. C’est une réalité que nous observons dans nombre de nos investissements. La création de valeur ne peut se limiter à une simple réduction des coûts. Notre vision est de créer de la valeur par la qualité, en développant une entreprise qui devient, idéalement, une référence dans son domaine. Une entreprise qui se développe de manière harmonieuse, qui n’est pas surchargée de dettes, qui s’adapte progressivement à son management en fonction des phases de croissance ou de l’expansion à l’international, voilà ce qui constitue une belle entreprise. C’est cette qualité qui va valoriser l’entreprise. Nous ne pouvons pas envisager qu’une entreprise soit moins performante en termes de service client ou de qualité simplement parce qu’elle est financée par un fonds d’investissement. Je crois que nous sommes aussi exigeants que si nous étions la puissance publique.
M. le président Thibault Bazin. La question fondamentale qui nous préoccupe concerne la place des fonds dans le modèle de l’entreprise. Je comprends votre position, toutefois, elle semble être davantage celle d’un administrateur que d’un observateur extérieur. En tant qu’ambassadeur de l’entreprise, vous défendez bien sûr ses intérêts. Nous cherchons à déterminer si les problèmes de qualité deviennent plus prégnants lorsqu’un fonds est impliqué. La question qui se pose alors est la suivante : est-il possible de maintenir la qualité et la pérennité du modèle d’entreprise lorsque des fonds sont en jeu ?
Mme Sarah Tanzili, rapporteure. Pour compléter, peut-on avoir une solution d’un groupe privé qui se développe sans fonds d’investissement ?
M. Karim Saddi. Je suis convaincu que les fonds privés d’importance, ayant levé des capitaux auprès de fonds de retraite internationaux, sont soumis à un audit rigoureux. Ces fonds de retraite, exigeants par nature, effectuent un travail d’audit rigoureux. Ils valorisent fortement les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), la responsabilité et la qualité, plus qu’on ne le croit généralement.
Les fonds quasi institutionnels, comme le nôtre, qui ont des obligations institutionnelles envers des tiers, sont généralement un gage de qualité. Cela est particulièrement vrai si, à terme, ils souhaitent valoriser leur investissement. Lors du prochain tour de table, des audits seront effectués pour vérifier si des incidents ont eu lieu, si une commission d’enquête a émis des réserves, ou si la réglementation a été respectée. Ces informations sont révélées lors des audits d’un repreneur ou d’un nouveau fonds, qui sont généralement très précis. Ils mènent des enquêtes de satisfaction et des enquêtes auprès des clients, donc tout cela est visible.
C’est normalement un cercle vertueux où, même si les valeurs du fonds ne sont pas profondément ancrées, ce qui n’est pas le cas chez nous, un fonds axé sur la valeur financière chercherait quoi qu’il en soit à piloter son investissement pour préserver l’intérêt de la valeur financière. Je considère cela comme un point positif plutôt que négatif.
M. le président Thibault Bazin. Vous considérez qu’à long terme, l’investissement sur les coûts qualitatifs crée de la valeur.
M. Karim Saddi. Il est possible de prendre des mesures irrationnelles à court terme, mais leurs conséquences ne tarderont pas à se manifester. Ces actions, bien que temporaires, ne passent pas inaperçues. Le successeur, s’il est professionnel, remarquera ces actions et comprendra que vous avez engagé des dépenses inutiles ou réalisé des « coups d’accordéon » qui ne respectent pas les normes de qualité. Ces actions auront inévitablement un impact.
M. le président Thibault Bazin. En effet, nous n’apprécions guère les « coups d’accordéon ». Je vous remercie, messieurs, d’avoir pris le temps de vous présenter devant notre commission. Je tiens à rappeler que si vous réalisez qu’une de vos réponses était inexacte, il est de votre devoir de transmettre les corrections à madame la rapporteure.
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51. Audition de Mme Élisabeth Laithier, présidente du comité de filière petite enfance, rapporteure générale de la concertation sur le service public de la petite enfance, membre du collège défense et promotion des droits de l’enfant (29 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Chers collègues, nous auditionnons à présent Mme Élisabeth Laithier, présidente du comité de filière petite enfance, qui est avec nous en visioconférence.
Madame Laithier, nous devions vous auditionner en février, mais cela n’a pas été possible en raison de vos contraintes. Nous avons cependant croisé votre chemin lorsque Mme la rapporteure s’est rendue en Meurthe-et-Moselle, les 12 et 13 février derniers.
Nous savons que vous avez porté un œil attentif aux travaux de notre commission d’enquête, dont les auditions s’achèveront demain, une fois que nous aurons entendu les anciens ministres de la famille Adrien Taquet et Aurore Bergé puis les actuelles ministres en charge de ce portefeuille, Catherine Vautrin et Sarah El Haïry.
Le site d’information « Les pros de la petite enfance », auquel vous avez accordé un entretien, vous qualifie de « voix qui compte dans la petite enfance ». Nous connaissons certes bien votre engagement fort, ainsi que votre franc-parler.
L’entretien auquel je me réfère est du reste titré : « Sans moyens humains et financiers, on ne pourra pas mettre en œuvre un véritable service public de la petite enfance ». S’agit-il d’un avertissement, alors que la ministre déléguée Sarah El Haïry vient d’annoncer le lancement d’une tournée France Familles pour préparer l’échéance du 1er janvier 2025 ? Nous lui transmettrons, bien entendu, votre réponse.
Nous tenions absolument à vous auditionner avant la fin de nos travaux, même si nous avons eu l’occasion d’échanger à d’autres moments.
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande.
Enfin, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Élisabeth Laithier prête serment.)
Mme Élisabeth Laithier, présidente du comité de filière petite enfance. Merci beaucoup. Vous avez très justement rappelé le périple que nous avons traversé pour parvenir à tenir cette audition. Je vous remercie d’avoir pu libérer cette heure, malgré nos agendas respectifs très contraints. Je pourrai ainsi porter la voix du comité de filière dans les travaux essentiels auxquels vous vous consacrez, qui portent sur la qualité de l’accueil du jeune enfant.
Avant d’ouvrir mon propos liminaire, monsieur le président, je vais répondre à la question que vous venez de me poser. Je vous invite à transmettre ma réponse – je ne me permettrais pas d’adresser un avertissement – à Mme la ministre. Le titre de mon entretien avec « Les pros de la petite enfance » est un constat, justifié par mes nombreux déplacements sur le terrain.
Dans mon propos liminaire, je voudrais commencer par vous présenter le comité de filière petite enfance, qui a été installé par Adrien Taquet, alors secrétaire d’État en charge de l’enfance, le 6 janvier 2022. Ce dernier m’a fait l’honneur de me confier la présidence de cette instance, tout à fait nouvelle et originale, tant par son organisation que par ses objectifs.
De fait, ce comité réunit tous les acteurs de la petite enfance, de manière à symboliser l’ambition de constituer une filière petite enfance, au sein d’un secteur marqué historiquement par un éparpillement. Les représentants des structures d’accueil collectif et individuel, publiques comme privées, siègent donc dans ce comité.
Quant à la mission du comité de filière petite enfance, elle consiste à « construire de manière collégiale des réponses opérationnelles aux problèmes restés trop longtemps sans réponse du secteur de la petite enfance, notamment en matière de lutte contre la pénurie et de renforcement de l’attractivité du secteur ».
Je précise que le comité de filière n’a pas de rôle prescriptif. Notre travail consiste à identifier les propositions consensuelles, à les porter à la connaissance du Gouvernement, et plus spécifiquement du ministre en charge de la famille.
Le comité de filière rassemble tous les représentants syndicaux et associatifs des professionnels des modes d’accueil du jeune enfant, qu’ils soient individuels ou collectifs, publics ou privés, marchands ou non marchands. Toutes les associations d’élus sont donc représentées, et notamment les maires ruraux ou de grandes villes, à travers France urbaine ou l’Association des maires de France (AMF).
Le comité de filière est constitué d’une présidence, d’un secrétariat général et d’un bureau, lui-même composé de vingt-six membres ayant pour rôle de formuler des propositions et des résolutions mises au vote. Les résultats des votes sont portés à la connaissance du ministre.
Nous disposons de sept groupes de travail thématiques, qui se réunissent toutes les semaines ou toutes les quinzaines. Ils sont consacrés aux sujets suivants : pénurie de professionnels, qualité de vie au travail, parcours ou filière, études et données, normes, rémunérations et enfin droit conventionnel. À la lumière de ces travaux, le Bureau émet des avis et des résolutions.
En réponse à l’une des questions que vous m’avez adressées par écrit, je vous confirme que la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) siège au comité de filière, au même titre que d’autres grandes administrations telles que la Direction de la sécurité sociale (DSS) ou la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS).
À côté de ces travaux visant à rechercher des solutions à court, moyen ou long terme, le comité de filière est régulièrement saisi à l’initiative du Gouvernement, pour se prononcer sur les politiques d’accueil du jeune enfant. À titre d’exemple, nous avons été consultés sur les articles 17 et 18 de la loi plein emploi, suite au rejet de certaines dispositions. Durant toute l’année 2024, le comité de filière va être sollicité sur la rédaction de certains décrets liés à cette loi. Nous pourrions mentionner ici les décrets relatifs aux procédures d’autorisation et de cession des établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE), privés comme publics.
Le comité de filière petite enfance est également réuni à titre exceptionnel, lors d’événements marquants pour le secteur. Je pense notamment au rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) d’avril 2023.
Par ailleurs, le comité de filière mène des réflexions sur certains sujets spécifiques tels que les solutions d’accueil ou la qualité de vie de tous les professionnels. Nous avons travaillé pendant six mois sur l’accueil individuel, puis émis des propositions en la matière.
Pour conclure, je voudrais vous faire part de deux convictions profondes, issues d’une part des travaux menés depuis près de deux ans, et d’autre part du tour de France effectué en qualité de rapporteure générale de la concertation sur le service public de la petite enfance.
Ces deux convictions sont simples. En premier lieu, la construction du service public implique une réponse préalable à la pénurie de professionnels, et par conséquent au manque d’attractivité de ces métiers. Sans un net accroissement du nombre de professionnels formés et qualifiés, nous ne parviendrons pas à construire un service public de la petite enfance. Je rappelle que ce dernier a pour mission d’offrir à tout parent une solution d’accueil.
Ma deuxième conviction est la suivante : la pénurie de professionnels est intimement et intrinsèquement liée à la qualité d’accueil, et inversement. Cette pénurie est la première cause de la dégradation de la qualité d’accueil. À l’inverse, la dégradation de la qualité d’accueil accentue la pénurie de professionnels. Nous sommes confrontés à un cercle vicieux dans lequel la pénurie de professionnels entraîne des problèmes de sous-effectif, lesquels occasionnent des reports de charge sur les professionnels en poste. Ces difficultés amènent une dégradation des conditions de travail, qui se traduit par une perte de sens et pousse au départ de nombreux professionnels. Faute de personnel, des places sont fermées ou les horaires d’ouverture sont restreints, et le risque de maltraitance s’accroît.
Notre travail vise à enrayer ce cercle vicieux pour rétablir un cercle vertueux. Pour ce faire, il existe trois principaux leviers. Tout d’abord, il s’agit d’améliorer la reconnaissance du travail accompli par les professionnels, grâce à des revalorisations salariales et à la reconnaissance publique de leur rôle central. Il convient ensuite de redonner du sens au travail, en replaçant la qualité d’accueil au cœur du système des politiques d’accueil du jeune enfant. Enfin, nous devons nous atteler à améliorer durablement la qualité de vie et les conditions de travail des professionnels. On ne peut être bien traitant si l’on n’est pas soi‑même bien traité.
M. le président Thibault Bazin. Avant de céder la parole à Mme la rapporteure, je souhaiterais vous poser plusieurs questions. Vos préconisations s’appliquent-elles à tous les modèles (privé, privé non lucratif, public) ? Si tel est le cas, il faudrait en conclure que le statut du modèle n’influe pas sur la pénurie de professionnels et la qualité d’accueil.
Par ailleurs, avez-vous le sentiment que les nouvelles modalités envisagées par la Convention d’objectifs et de gestion (Cog) et la Cnaf replacent la qualité d’accueil au centre du dispositif ?
Enfin, vous avez une longue expérience et un engagement très fort dans la principale commune de votre département, où vous avez suivi les structures de la petite enfance. Celles-ci se sont développées selon tous les modèles : public, associatif ou privé. Si vous deviez aujourd’hui entreprendre ce développement quantitatif, quelles éventuelles modifications apporteriez-vous pour répondre aux besoins, à la lumière de votre expérience actuelle ? Comment pérenniser les places si la revalorisation envisagée peine à se concrétiser dans le régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (Rifseep) et dans les structures qui ne relèvent pas encore d’une convention collective ?
Dans la commune où vous avez exercé des responsabilités, vous mesurez bien ces difficultés. De quelle manière les évolutions du modèle sont-elles susceptibles d’influer ou non sur la qualité ?
Mme Élisabeth Laithier. Il est possible que certains sujets abordés dans le cadre de cette commission d’enquête n’aient pas été traités par le comité de filière. Dans ce cas, je ne manquerai pas de vous préciser que je vous réponds à titre personnel.
Monsieur le président, vous m’avez demandé si, d’après moi, la qualité d’accueil du jeune enfant était indépendante du modèle de gestion. Vous m’avez interrogé sur les difficultés que pourraient rencontrer les utilisateurs de micro‑crèches appartenant au secteur marchand. Est-ce bien le sens de votre question ?
M. le président Thibault Bazin. Ma question ne se référait pas spécifiquement aux micro‑crèches. Je voudrais simplement savoir si, à votre sens, le type de modèle n’est pas un sujet à approfondir au regard des défis qui se présentent à nous.
Mme Élisabeth Laithier. Je vais vous faire part de ma position personnelle sur cette question, car le comité de filière n’a pas émis d’avis sur la nature du gestionnaire. Notre objectif est bien de regrouper tous les acteurs de la petite enfance dans une même filière, indépendamment de la nature du gestionnaire.
À titre personnel, j’estime que la qualité d’accueil peut être tout à fait satisfaisante, quel que soit le modèle économique privilégié. Lors d’un déplacement dans la petite commune de Saint-Priest-Ligoure, à trente kilomètres de Limoges, j’ai visité une micro‑crèche ayant le statut de société coopérative et participative (Scop). Cette expérience s’est avérée très intéressante. La structure proposait des tarifications modulées selon les ressources des familles et dégressives selon le volume horaire. Les professionnels étaient investis dans la structure : ils contribuaient au capital et détenaient une voix dans les processus de prise de décisions.
Cet exemple montre que tout type de modèle peut garantir un accueil de qualité, sous réserve de remplir deux conditions : la qualité d’accueil, d’une part, et l’absence de dérogations économiques et réglementaires. C’est souvent lorsque le modèle bénéficie à la fois de dérogations économiques et réglementaires que nous relevons des problèmes. Mais dès l’instant où le nombre de professionnels dans la structure est suffisant, quel que soit le type de gestionnaire, la qualité de l’accueil est au rendez-vous.
M. le président Thibault Bazin. D’après vous, la Cnaf place-t-elle la qualité au centre du futur modèle ?
Mme Élisabeth Laithier. C’est davantage le cas que dans la précédente Cog, pour vous répondre en toute honnêteté. En effet, la nouvelle Cog est beaucoup plus généreuse que la précédente sur le plan financier. D’autre part, elle sanctuarise une enveloppe consacrée aux revalorisations salariales des professionnels, avec une montée en puissance sur la durée de la Cog. En outre, une ligne budgétaire est dédiée aux actions en faveur de la qualité d’accueil, ce qui n’était pas le cas précédemment. La prestation de service unique (PSU), comme la Cog, est un outil financier.
Je suis d’avis que la Cnaf et la nouvelle Cog participent in fine à l’amélioration de la qualité de l’accueil.
M. le président Thibault Bazin. Quel est votre avis sur la diversité des acteurs et sur la difficulté à traduire les augmentations de rémunération, nécessaires à l’attractivité du métier ?
Mme Élisabeth Laithier. Jean-Christophe Combe, l’ancien ministre chargé de la famille, s’était engagé à constituer une ligne de crédit pour aider les gestionnaires de crèches à revaloriser les professionnels de la petite enfance. Des contreparties sont exigées.
Il est certain que les résultats varient selon le type de gestion. Les salariés du secteur public bénéficieront d’une augmentation de 100 euros, qui passera par le Rifseep. À titre personnel, je partage votre avis sur les difficultés à mettre en œuvre cette mesure, et je comprends que les salariés concernés s’inquiètent de ne pas bénéficier de ces revalorisations. La modification du Rifseep requiert en effet un vote de la collectivité. De surcroît, le Rifseep n’est pas pris en compte dans le calcul des droits à la retraite.
Dans ma compréhension, si cette revalorisation prenait la forme d’une hausse du point d’indice, il aurait fallu augmenter tous les fonctionnaires, ce qui aurait été très compliqué au vu de la conjoncture.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Madame la présidente, je vous remercie d’être avec nous. Il nous semblait impensable de clôturer notre série d’auditions sans avoir l’opportunité d’échanger avec vous, eu égard à votre fonction de présidente du comité de filière petite enfance.
Après une dernière question sur la qualité d’accueil, j’aimerais aborder la situation des professionnels et les réponses à apporter à la pénurie que nous connaissons. Je voudrais aussi recueillir vos retours sur des pistes de réforme.
J’ai bien noté que vous aviez effectué un tour de France des solutions d’accueil. Vous avez expliqué qu’à votre avis, il n’existait pas de statut plus exposé que d’autres à des difficultés de qualité d’accueil. Je souhaiterais cependant connaître votre réaction sur le cas particulier des micro crèches, à la fois sur la qualité d’accueil et sur les conditions de travail des professionnels (notamment au regard des dérogations réglementaires).
Comme vous le savez, un rapport conjoint de l’Igas et de l’Inspection générale des finances (IGF) a été publié il y a quelques semaines sur le sujet qui nous préoccupe. Ses auteurs formulaient un certain nombre de propositions sur l’évolution des micro‑crèches, et en particulier sur une suppression progressive de la réglementation particulière de taux d’encadrement applicable à ces établissements. Quel regard portez-vous sur les conclusions de ce rapport ?
Mme Élisabeth Laithier. J’ai déjà répondu en partie à votre question sur les micro‑crèches. Le rapport de l’Igas et de l’IGF confirme que c’est l’application simultanée de l’ensemble des dérogations qui peut être source de risques. Il s’agit là de mon avis personnel, puisque le sujet n’a pas été abordé en comité de filière.
D’ailleurs, des travaux ont été lancés sur la problématique du crédit d’impôt famille (Cifam). Je ne peux vous en dire plus sur ce point, mais je sais que ce dispositif est à l’étude.
S’agissant du taux d’encadrement, j’estime – à la fois à titre personnel et en tant que présidente du comité de filière – qu’il faut tendre vers un ratio d’un adulte pour cinq enfants. Tel est l’objectif que nous nous sommes fixé, mais la réalité est tout autre : il manque aujourd’hui 10 000 professionnels auprès des enfants et 1 600 directeurs. Je rappelle également que la moitié des assistantes maternelles auront pris leur retraite d’ici 2030. Il en faudrait donc 120 000.
Il faut impérativement préserver la meilleure qualité d’accueil, ce qui implique de former les professionnels, d’ouvrir des places supplémentaires et de renforcer l’attractivité des métiers de la petite enfance. À titre personnel, si j’avais connaissance d’un danger au sein d’une structure, je préférerais imposer sa fermeture plutôt que de prendre le risque d’un nouveau drame comparable à celui de Lyon. Sur ce point, mon avis est clair et ferme.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Merci pour ces propos très clairs.
La commission d’enquête a longuement interrogé les auteurs des différents rapports sur le Cifam, et plus largement sur les dérives liées à l’achat de berceaux par les entreprises. Ces dérives me semblent à tous points de vue incompatibles avec le service de la petite enfance qui a été créé l’an dernier.
Comme vous l’avez rappelé, il manque aujourd’hui 10 000 professionnels. Cette pénurie se traduit par le gel d’un certain nombre de berceaux sur le territoire national, compromettant par là même les capacités d’accueil de jeunes enfants.
J’aimerais entendre vos retours d’expérience sur ces difficultés. Je vous livrerai donc quelques questions pêle-mêle, que je vous laisserai développer librement.
Vous avez déclaré que la pénurie de professionnels est dépendante de la qualité des conditions de travail dans les crèches. Pouvez-vous nous faire part des remontées des professionnels de la petite enfance sur les difficultés rencontrées dans leurs conditions de travail ? Sur ce point, avez-vous relevé des différences entre les crèches, selon leur statut (public, associatif ou privé lucratif) ?
J’en viens à l’attractivité. Vous avez déjà apporté certains éléments de réponse sur ce sujet. Vous avez aussi précisé que le gouvernement a déjà annoncé des actions pour remédier au déficit d’attractivité, notamment à travers les revalorisations salariales. Que pensez-vous de ces revalorisations, à la fois dans l’immédiat et pour les années à venir, au-delà de la Cog actuelle ?
En ce qui concerne les qualifications et diplômes, nous avons pu constater, dans le cadre de ces travaux, qu’il est encore possible de passer un CAP en ligne sans obligation de stage sur le terrain. Cette réalité me paraît être un non-sens, a fortiori dans le secteur de la petite enfance. Quelles sont vos recommandations sur les qualifications et diplômes minimum pour un personnel encadrant de crèche ? Selon vous, l’offre de formation disponible aujourd’hui fournit-elle aux professionnels de la petite enfance des perspectives d’évolution à même de renforcer l’attractivité de ces métiers ? Pour favoriser les évolutions et les reconversions, vous semble-t-il souhaitable que les professionnels déjà diplômés, qui ont entrepris un parcours d’apprentissage ou d’alternance pour obtenir un nouveau diplôme, soient pris en compte pour le calcul du taux d’encadrement ? Plus largement, quelles seraient vos recommandations pour recruter davantage de personnels formés ? Comment les régions, qui sont compétentes en matière de formation professionnelle, appréhendent-elles ces enjeux ?
Mme Élisabeth Laithier. Je vais m’efforcer de répondre à ces questions, qui sont très nombreuses.
S’agissant du lien entre les conditions de travail et la pénurie de professionnels, je réaffirme qu’à l’occasion de mon tour de France, j’ai pu constater que les problèmes n’étaient pas l’apanage de certains types de structure. J’ai rencontré des professionnels en grande souffrance aussi bien dans des crèches municipales que dans des crèches publiques ou dans des crèches associatives. Il y a quelques jours encore, une jeune éducatrice de jeunes enfants (EJE) m’a confié qu’elle était épuisée et que le métier ne correspondait pas à ses attentes. En ma qualité d’élue à Nancy ou bien au sein de l’AMF, j’ai appris que des professionnels avaient quitté le métier. Ces départs, qui se sont aggravés après la crise sanitaire, sont souvent dus au sentiment d’une perte de sens. Les professionnels se retrouvent contraints de remplir des structures et ne cessent de se démener pour accueillir les enfants. Bon nombre d’entre eux n’ont pas un instant de repos et sont en souffrance. C’est pourquoi le taux d’encadrement est absolument primordial pour la qualité de l’accueil.
En matière de qualifications et de diplômes, un travail approfondi est à mener autour du contenu des formations. Je ne dis pas que ce contenu est de mauvaise qualité, car cela reviendrait à insulter les professionnels formés, pour lesquels j’ai la plus grande admiration. Je voudrais souligner que tous les drames sont la conséquence de problèmes structurels de fonctionnement, qui ne sauraient être imputés aux professionnels.
Mais force est de constater que les formations se basent sur des connaissances datant d’une cinquantaine d’années. Le volet sanitaire reste prédominant, alors que les épidémies ont nettement diminué. Les neurosciences ont accompli des progrès considérables sur la connaissance du développement de l’enfant, mais ces avancées ne transparaissent pas encore dans les formations.
J’ajoute qu’à mon sens, la formation continue est essentielle. Si tous les professionnels de la petite enfance recevaient, en formation initiale comme en formation continue, des enseignements à la pointe des connaissances actuelles, ils se sentiraient forcément plus valorisés. Cela contribuerait indéniablement à l’attractivité des métiers. De plus, les professionnels porteraient ainsi un autre regard sur les enfants.
Il va de soi que les régions ont un rôle à jouer dans ce domaine. Certaines n’ont pas assez de postes à proposer, tandis que d’autres manquent de candidats. Il arrive aussi que certains renoncent au métier avant même d’avoir terminé leur parcours de formation, notamment à l’issue de leur premier stage. En arrivant sur le terrain, les stagiaires découvrent que le métier ne correspond pas du tout à leurs attentes. Pour autant, je n’incrimine pas les professionnels, car l’accueil d’un stagiaire prend du temps.
La formation est cruciale, et d’après moi, la formation « livresque » et la formation sur le terrain doivent aller de pair. Quant au CAP d’accompagnant éducatif petite enfance (AEPE) dispensé exclusivement à distance, j’y suis personnellement résolument opposée. Le comité de filière élabore d’ailleurs des propositions pour mettre fin à cet enseignement à distance. Le métier de professionnel de la petite enfance ne s’exerce pas en visioconférence, mais sur le terrain.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Notre commission d’enquête travaille sur la qualité d’accueil, mais aussi sur la capacité de notre modèle économique à créer un cercle vertueux pour la qualité d’accueil.
Lorsque le président vous a interrogée sur la PSU, vous avez répondu que ce dispositif fonctionnait mieux qu’auparavant. Mon ambition n’est pas de faire mieux qu’auparavant, mais de faire bien tout court. Ma question porte donc sur la complexité du système de financement, avec une PSU au taux horaire corrigée par des mécanismes forfaitaires tenant compte de la qualité. D’après vous, cette méthode est-elle satisfaisante ? Ne croyez-vous pas que le retour à une PSU forfaitaire permettrait aux professionnels de la petite enfance de se concentrer sur la qualité de l’accueil, sans avoir l’œil rivé sur le temps d’occupation ?
Ma deuxième question porte sur les réformes. En 2023, nous avons voté l’instauration du service public de la petite enfance, en confiant aux communes une mission de pilotage de l’offre d’accueil sur leur territoire. Comment appréhendez-vous ce service public de la petite enfance ? Ses contours vous semblent-ils pertinents, ou bien serait-il préférable d’élargir le champ pour confier davantage de missions aux communes ? Si oui, quelles seraient ces missions, et comment les accompagner financièrement ?
Mme Élisabeth Laithier. Si je vous ai indiqué que le fonctionnement de la PSU était meilleur que par le passé, c’est simplement parce que je m’efforce d’être optimiste et de mettre en avant les progrès accomplis. Cependant, je partage entièrement votre position : notre mission au comité de filière ne consiste pas à faire mieux, mais à faire bien.
Le comité de filière a émis plusieurs recommandations en vue de faire évoluer le modèle de financement de la PSU. Il préconise d’instruire la faisabilité d’un modèle de financement permettant de mieux tenir compte de la qualité de l’accueil des enfants, en dépassant les effets pervers des seuils de la PSU. De fait, ces seuils génèrent beaucoup de stress parmi les gestionnaires, pour de multiples raisons. Les gestionnaires ne possèdent pas la visibilité financière nécessaire pour un pilotage très fin des taux de facturation. En outre, le système actuel incite les gestionnaires à courir après l’« enfant miracle », qui n’existe pas : aucun parent ne dépose son enfant à 7 heures pour le récupérer à 9 heures !
C’est pourquoi le comité de filière demande que la nouvelle Cog permette de sortir d’un financement exclusivement à l’acte, de manière à pouvoir majorer significativement les financements forfaitaires, afin de mieux prendre en compte l’ensemble des missions des EAJE. J’insiste sur le fait que ces structures ne se limitent pas à garder des enfants, et cette terminologie a d’ailleurs disparu du vocabulaire. Les EAJE ont vocation à accueillir et éveiller des enfants de tous types de familles. Il faut donc soutenir l’évolution des coûts et valoriser la qualité du travail réalisé dans les crèches, ce qui est impossible dans un modèle de financement exclusif à l’acte.
Je peux cependant témoigner que le dispositif s’est amélioré. D’ailleurs, je vais vous faire une confidence : en tant qu’élue, je me suis opposée fermement à la mise en place de la PSU, au sein de l’AMF. L’idée initiale était vertueuse, l’objectif étant que les parents ne paient que le temps « consommé » et que les familles en situation de précarité puissent accéder à ce service.
Mais tout système présente des limites. En l’occurrence, il s’avère indispensable d’assouplir le fonctionnement et de renoncer à une tarification exclusive à l’acte. Tant que ce système perdure, la qualité d’accueil ne pourra pas être prise en compte et les gestionnaires, quel que soit leur statut, continueront de se démener pour obtenir des cofinancements de la Cnaf.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma deuxième question était la suivante : le périmètre actuel du service public de la petite enfance vous semble-t-il pertinent ? Je rappelle qu’il s’agit de confier aux communes une mission de pilotage de l’offre d’accueil sur leur territoire. D’après vous, le périmètre fixé est-il adapté, ou serait-il judicieux de conférer d’autres missions aux communes ?
Mme Élisabeth Laithier. Sur cette question, les avis sont assez contrastés, comme j’ai pu le constater dans mon tour de France. À titre personnel, je suis d’avis que le fait de donner aux communes la mission d’autorité organisatrice constitue une petite révolution.
Pour l’instant, l’accueil du jeune enfant reste une compétence facultative au regard des dispositions légales, même si près de 70 % des communes s’en saisissent. Avec la création du service public de la petite enfance, cette compétence deviendra obligatoire. En fonction de la taille de la commune, l’autorité organisatrice va être investie d’un certain nombre de missions. Les communes devront procéder à un recensement de l’offre existante sur le territoire et informer les familles pour les guider dans leurs recherches. Il est de la responsabilité du service public d’élaborer une solution sur mesure pour chaque famille.
Les communes de plus grande taille se verront attribuer des missions supplémentaires : l’établissement d’un schéma pluriannuel du jeune enfant (pour les communes de taille plus importante), en lien avec les comités départementaux des services aux familles, voire la création d’un relais petite enfance (RPE). Au passage, je voudrais souligner le rôle essentiel des comités départementaux des services aux familles dans la future organisation. Ils assureront le relais entre l’État et les territoires.
Si les communes se saisissent effectivement de tous ces outils, il devrait être possible de créer un véritable service public de la petite enfance. Les décrets sont en préparation, et il est certain que ce service public se construira de manière progressive. Il faudra compter deux ou trois ans pour qu’il devienne effectif partout. Tous ces sujets devraient être travaillés avec une Cog.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Bonsoir, madame. La plupart des questions que j’envisageais de vous soumettre ont déjà été posées, mais il m’en reste deux.
Dans votre entretien avec « Les pros de la petite enfance », vous affirmez : « S’il faut choisir entre ouvrir des places d’accueil supplémentaires et garder la qualité d’accueil, je choisirais la qualité. » Or, l’objectif affiché par le Gouvernement est fixé à 100 000 places supplémentaires, alors que la Cog prévoit une cible de 35 000 places nettes. Le directeur général lui-même, que nous avons auditionné le 27 mars dernier, déclarait que cet objectif ne lui paraissait pas atteignable.
Diriez-vous qu’il faut cesser de prétendre ouvrir ces 100 000 places de crèche ? J’ai le sentiment que ce discours vise surtout à encourager les initiatives privées et à attirer des fonds pour espérer mieux répondre à la demande. Manifestement, cette démarche ne fonctionne pas.
Au début de l’audition, vous avez expliqué que le comité de filière petite enfance est né de la volonté de créer une filière. En tant que députée membre de la commission économique, ce sujet m’intéresse tout particulièrement. Lorsque la France décide de créer une filière, comme c’était le cas sous le gouvernement de Gaulle, elle sait parvenir à ses fins. C’est ainsi que la filière du cognac a été créée, en l’espace de treize ans. À l’époque, des formations avaient été déployées pour bénéficier d’une main-d’œuvre formée et qualifiée, et des investissements avaient été mobilisés pour créer des structures et financer la recherche et le développement.
Pour créer une filière, il faut investir dans le développement de l’offre, mais aussi commencer par bien la répertorier. Estimez-vous disposer des moyens nécessaires pour réfléchir à la construction de cette filière ? Cet exercice fait-il partie de vos missions ?
Si tel est le cas, j’ai plusieurs questions très concrètes à vous poser. Je constate que les grands groupes tels que People&Baby disposent de leurs propres centrales d’achat, de leurs propres organismes de formation et de leurs propres sociétés de placement. Ne serait-il pas judicieux de confier au comité de filière petite enfance le rôle de penser la filière dans sa globalité, y compris dans ce type de fonctions ?
Je suis consciente que le comité de filière n’existe que depuis trois ans et qu’il a déjà mené de nombreuses actions. D’ailleurs, je ne connais pas vos moyens humains et vos ressources, et je n’entretiens pas d’illusions sur ce point. Pouvez-vous me préciser quels sont les moyens humains et les ressources mis à votre disposition ?
Mme Élisabeth Laithier. Je suis prête à réaffirmer que s’il fallait opérer un choix entre l’ouverture de places d’accueil supplémentaires et le maintien de la qualité d’accueil, je ferais le choix de la qualité. Mais je ne suis pas ministre.
J’ajoute qu’à titre personnel, l’annonce d’objectifs chiffrés m’a toujours posé problème. La vie m’a démontré que ces chiffres ne sont jamais atteints. Or le fait d’avancer des chiffres très ambitieux suscite des espoirs qui sont immanquablement déçus. En mon âme et conscience, je suis forcée de m’interroger sur la plausibilité de ces objectifs.
Je réaffirme que même en période de crise, je choisirais la qualité.
La création d’une filière fait effectivement partie des missions qui nous ont été confiées par Adrien Taquet. Je précise que pour l’instant, la filière petite enfance n’existe pas encore. Cela nécessite en effet un travail d’harmonisation considérable, avec la création de passerelles, pour que les jeunes souhaitant embrasser une carrière dans la petite enfance disposent de perspectives d’évolution. La première étape est l’harmonisation des revalorisations salariales de l’ensemble des conventions collectives.
Quant aux moyens dont nous disposons, ils sont tout à fait transparents et sont d’ailleurs détaillés sur notre site internet. Le comité de filière comprend une présidente (moi-même), un secrétaire général et un autre collaborateur. Je profite de l’occasion pour rendre hommage au sens des responsabilités de l’ensemble des membres, qui sont présents à toutes les réunions de travail, à titre bénévole.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Je vous remercie pour vos réponses, très claires et très franches. Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’il n’existe pas de filière. Je constate simplement qu’il n’y a pas de volonté claire de créer une filière de la petite enfance, car cette démarche est impensable avec les moyens humains que vous mentionnez. J’ajoute que le pouvoir consultatif dont est investi le comité ne vous permettra pas d’aller plus loin dans vos actions. L’installation d’une filière requiert beaucoup plus d’investissements de la puissance nationale.
M. le président Thibault Bazin. Le moment est venu de libérer Mme Laithier, en lui adressant nos meilleurs vœux pour la suite des travaux du comité de filière petite enfance. Bonne soirée, madame la présidente Laithier.
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52. Audition de M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles (30 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous accueillons M. Adrien Taquet, qui fut secrétaire d’État auprès du ministre des solidarités et de la santé chargé de l’enfance et des familles dans le Gouvernement de Jean Castex entre juillet 2020 et mai 2022, après avoir été secrétaire d’État auprès d’Agnès Buzyn, puis d’Olivier Véran de janvier 2019 à juin 2020. À ce titre, vous avez notamment participé à l’installation de la Commission sur les 1 000 premiers jours de l’enfant et installé le Comité de filière petite enfance, présidé par Élisabeth Laithier que nous avons auditionnée hier soir.
Vous avez eu à gérer la crise du Covid-19 dans le secteur des crèches, considérée par beaucoup de nos concitoyens comme un point de bascule du fait de ses conséquences sur les rythmes de travail et l’organisation de l’accueil des jeunes enfants, ou encore concernant les pénuries de personnel. Vous êtes enfin le ministre qui a eu à mettre en place la réforme dite Norma, soit l’ordonnance du 19 mai 2021 relative aux services aux familles et le décret du 30 août 2021 relatif aux assistantes maternelles et aux établissements d’accueil du jeune enfant.
Une personne précédemment auditionnée nous a rappelé qu’en 20 ans, près de 19 ministres de plein exercice, ministres délégués ou secrétaires d’État chargés de la famille se sont succédé. Nous avons déjà auditionné Christian Jacob, Nadine Morano et Marisol Touraine. Après vous, nous auditionnerons Aurore Bergé, avant de recevoir cet après-midi les ministres en fonction, Catherine Vautrin et Sarah El Haïry.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible ultérieurement à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Adrien Taquet prête serment.)
M. Adrien Taquet, ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles. Je remercie la commission pour son invitation.
En préambule, je souhaite replacer la réforme dite Norma dans une triple dynamique. La première dynamique me précède. À l’époque de ma nomination en tant que secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance le 25 janvier 2019, la question de l’accueil des jeunes enfants ne relevait pas de mon périmètre, mais de celui d’une autre secrétaire d’État auprès d’Agnès Buzyn, Christelle Dubos. Mon périmètre s’est élargi à l’enfance et aux familles à partir de ma nomination au sein du Gouvernement de Jean Castex, en juillet 2020.
Le sujet Norma avait été traité dès 2017, avec le projet de loi pour un État au service d’une société de confiance (Essoc), qui prévoyait déjà une première habilitation à légiférer par ordonnances sur les services aux familles, avec un objectif affirmé de simplification, et ce du point de vue de toutes les parties prenantes, à commencer par les familles, pour lesquelles le système est d’une illisibilité la plus totale, ce qui génère des inégalités.
Le projet avait également un objectif de simplification du point de vue des professionnels de la petite enfance, évidemment, de tous types de gestionnaires d’établissements, mais aussi des élus locaux, pour qui la complexité du système constituait à l’époque un effet décourageant. Enfin, nous n’oublions pas les assistantes maternelles, car elles sont au cœur du système.
Ce mouvement de simplification répondait à trois objectifs à l’époque. Nous avions des règles trop pointilleuses, qui se contredisaient parfois et qui figuraient dans des codes différents. Ce texte de simplification et de clarification était absolument nécessaire et il y avait un consensus sur le sujet.
Quand je suis nommé à mon poste en juillet 2020, une concertation de huit mois avait d’ores et déjà été menée par ma prédecesseure, Christelle Dubos, avec l’ensemble des parties prenantes du secteur. J’étais en accord avec une grande partie des mesures que contient cette réforme, il n’y avait donc pas de raison de revenir sur ce qui avait été conduit.
La seconde dynamique dans laquelle s’inscrit Norma est celle de l’amélioration continue de l’accueil du jeune enfant, d’une part parce qu’elle était nécessaire du point de vue du développement de l’enfant et de l’état des connaissances, en perpétuelle évolution, que nous avions sur ce sujet-là, et d’autre part parce que l’amélioration de la qualité est aussi une condition du développement d’une offre conséquente, dont on sait que notre pays a besoin.
Les réflexions autour de l’amélioration continue de l’accueil du jeune enfant ont également démarré avant mon arrivée, à partir de 2016, avec le rapport de Sylviane Giampino sur le développement du jeune enfant, les modes d’accueil et la formation des professionnels, à la demande de la ministre des familles de l’époque, Laurence Rossignol. De ce rapport va découler notamment la rédaction de la Charte de qualité d’accueil du jeune enfant, que Norma inscrira dans la loi, avec pour ambition d’augmenter la qualité, quel que soit le mode d’accueil et donc de favoriser une unification du secteur.
La réforme Norma consistait à offrir un accueil de qualité adapté à tous les enfants, et notamment les enfants en situation de handicap ou porteurs d’une affection chronique, avec la création du référent santé et inclusion. Elle visait également à assurer un encadrement de qualité par des professionnels qui sont mieux formés et mieux accompagnés (accompagnement et cohésion des pratiques professionnelles, analyse des pratiques, concertations d’équipe au projet d’établissement, élargissement du contrôle des antécédents judiciaires, etc.).
Je rappelle que Norma visait enfin à assurer un environnement d’accueil de qualité. Les dix principes de la Charte d’accueil du jeune enfant doivent être déclinés dans les projets éducatifs et d’accueil des assistantes maternelles. Un référentiel national pour les locaux et les établissements en EAJE a été créé pour la première fois pour sécuriser, encadrer et harmoniser les conditions d’accueil.
La troisième dynamique que Norma poursuit est celle d’une réforme qui s’inscrit plus globalement dans une série de politiques publiques à destination du développement de l’enfant, des familles, avec le fil conducteur du développement de l’enfant, mais plus profondément encore de la lutte contre les inégalités de destin. Nous parlons bien évidemment de toute la politique publique autour des 1 000 premiers jours de l’enfant, dont pour moi d’ailleurs Norma fait partie intégrante, même si elle a été initiée par Christelle Dubos en amont.
Cette politique intègre les appels à projets territoires 1 000 jours, l’application 1 000 jours, le sac de naissance 1 000 jours, les investissements dans la psychiatrie périnatale, le doublement du congé paternité passé de 14 à 28 jours.
Elle comprend également le plan Égalité enfance, avec le plan de formation des 600 000 professionnels de la petite enfance conduite sous le mandat précédent et qui se déploie avec sept modules ; le plan Rebond petite enfance, avec 200 millions d’euros supplémentaires attribués par la Cnaf pour soutenir la création de places, en plus de tous les moyens déployés durant le Covid ; le plan de stratégie de lutte contre la pauvreté avec la création des bonus mixité, des bonus territoires ou encore le déploiement des crèches Avip (crèches à vocation d’insertion professionnelle).
Enfin, cette politique globale vise la création du Comité de filière petite enfance pour mettre, dans ce paysage atomisé et complexe, tout le monde autour de la table pour aborder les sujets transversaux qui concernent, au premier titre, les professionnels, avec les sujets de formation, d’évolution de carrière, de qualité de vie au travail, etc. Je suis ravi à cet égard que vous ayez pu auditionner Elisabeth Laithier.
En résumé, Norma représente un peu plus que les taux d’encadrement ou les mètres carrés par enfant et s’inscrit dans une politique en faveur du développement de l’enfant et de la qualité d’accueil de ce jeune enfant, qui en est une condition bien plus large que ces deux seuls textes réglementaires.
M. le président Thibault Bazin. Merci monsieur le ministre.
J’ai quelques questions sur le contrôle, la qualité et le pilotage. Quelle est votre lecture en termes de gouvernance, alors qu’on a pu observer que les PMI et les CAF pouvaient avoir des politiques différentes, à la fois en termes de contrôle, de soutien à l’investissement, de soutien au fonctionnement ? Quelle est votre analyse de cet objectif d’accueil de qualité dans un contexte de territorialisation avec un double acteur, CAF et PMI ? Nous avons en effet évoqué l’hypothèse d’un problème de gouvernance, avec une absence de pilotage interministériel.
Ma deuxième question est liée aux modèles économiques. D’après vos propos, que la gestion soit privée, privée à but non lucratif ou publique, les défis sont communs en termes de qualité et d’attractivité. Cependant, faites-vous un lien entre le modèle économique conçu par l’État à travers la CAF – qu’il s’agisse des crèches PSU ou des crèches PAJE – et la qualité ? Le modèle tel qu’il a été établi permet-il la qualité, ou bien est-il nécessaire de le faire évoluer ?
M. Adrien Taquet. Pour répondre à votre première question, je souhaite aborder deux aspects.
Le premier aspect concerne les moyens, s’agissant des PMI notamment. Dans le rapport Peyron de 2018, visant à sauver les PMI, il était constaté que les départements avaient désinvesti 100 millions d’euros les dix dernières années dans leurs PMI. Le rapport constatait également que la pyramide des âges était très défavorable au niveau des médecins. C’est la raison pour laquelle, globalement, on a beaucoup investi sur les PMI en lesquelles je crois beaucoup.
En 2018 ont été votées des délégations de compétences entre médecins et infirmières puéricultrices au sein des PMI pour dégager du temps médical. Dans le cadre de la stratégie de prévention et de protection de l’enfance, l’une des conditions pour que les départements puissent contractualiser avec les États était qu’ils réinvestissent dans les PMI. L’État a réinvesti 100 millions d’euros en trois ans dans les PMI, correspondant au désinvestissement des dix années précédentes. La loi du 7 février 2022 prévoit également, sauf erreur, qu’un certain nombre d’actes réalisés par les PMI fassent l’objet de remboursements par les caisses d’assurances maladie, ce qui n’était pas le cas dans un très grand nombre de territoires.
Nous avons donc redonné des moyens aux PMI, parce que la question du suivi et des contrôles est aussi une question de personnel et de temps disponibles. Nous avons également expérimenté, même si j’aurais aimé aller plus vite, le transfert, dans cinq départements, des procédures d’habilitation et des contrôles des établissements collectifs des PMI aux CAF. L’idée était que ce contrôle, quel qu’en soit l’opérateur, passe à une logique qui porte bien davantage sur la qualité de l’accueil du jeune enfant.
Le deuxième aspect concerne une réflexion très structurelle à avoir peut-être sur la gouvernance. On se rend compte que lorsque différents acteurs se mettent autour de la table, en partant des besoins de l’enfant, souvent les choses se passent beaucoup mieux et ces fameuses ruptures que l’on retrouve dans beaucoup de nos politiques publiques, surtout quand elles sont interministérielles et décentralisées, n’ont plus lieu. C’est l’objet des comités départementaux des services aux familles.
Nous pourrions penser qu’il s’agit simplement d’une commission de plus. Cependant, au cours de mes déplacements, j’ai assisté à un certain nombre de ces comités départementaux et il était assez édifiant de voir à quel point ils fonctionnaient bien. Effectivement, autour de la table, nous retrouvions la responsable de la CAF qui menait la réunion, les services de PMI, les maires ou les responsables d’intercommunalités, les associations, etc. Il y avait une vision partagée et stratégique de ce que devait être l’offre d’accueil, l’accompagnement et la prise en charge des enfants sur un territoire donné.
Nous pourrions nous dire qu’il faudrait aller plus loin, qu’il faudrait peut-être clarifier les choses. Ces espaces de coordination sont salutaires mais ont aussi un coût. Il faut que cela soit rémunéré. Je ne sais pas quel bilan peut être fait de ce dispositif, qui fonctionne depuis trois ou quatre ans, mais je pense qu’il est intéressant.
S’agissant du modèle économique, je pense que la richesse du modèle français, c’est sa diversité. Quand on part du point de vue de l’enfant et des besoins de l’enfant, il n’y a pas un mode d’accueil meilleur qu’un autre. À chaque enfant – et même pour le même enfant en fonction de son âge et de son développement – peut correspondre à un mode d’accueil qui lui est plus adapté. Le collectif n’est pas mieux que l’individuel. Le modèle des MAM (maisons d’assistantes maternelles) est intéressant, parce qu’il se trouve un peu à la croisée du collectif et de l’individuel. Les professionnels ne sont pas seuls. L’isolement, que les MAM permettent de casser, est un élément clé dans les sujets de maltraitance.
En poursuivant les préconisations du rapport de l’Igas, je pense qu’il faut aller plus loin et renforcer les contrôles. Les règles doivent être claires et les contrôles effectifs pour tout type d’établissement, quel que soit le modèle. Nous ne devons pas nous concentrer uniquement sur le privé lucratif, au risque de laisser passer des situations maltraitantes qui peuvent avoir cours et qui ont cours dans d’autres types d’établissements. Il y a des établissements qui courent après le profit, il ne faut pas être naïf, mais la maltraitance est aussi générée par l’isolement. De mémoire, le rapport Igas-IGF sur les micro‑crèches paru récemment n’évoque pas tant les taux d’encadrement que la formation des professionnels, qui est aussi un élément qui doit être travaillé pour lutter contre la maltraitance.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Notre commission d’enquête se penche sur la question de la qualité d’accueil dans les crèches et de l’impact du modèle économique sur cette qualité d’accueil. La réforme Norma a apporté, je crois, un certain nombre d’éléments très positifs, comme les référents santé, l’accueil inclusif, ou le fait d’avoir donné force de loi à la Charte d’accueil du jeune enfant.
D’autres changements ou absences de changements ont cependant pu interpeller les professionnels, comme l’introduction d’un référentiel bâtimentaire national, le maintien d’une capacité en surnombre, le nouveau taux unique d’encadrement d’un professionnel pour six enfants qui cohabite avec l’ancien taux et l’augmentation de la capacité maximale d’accueil dans les micro‑crèches.
L’un des éléments particulièrement prégnants, et sur lequel on a pu avoir des retours différents, concerne la question du référentiel bâtimentaire. Certains acteurs reprochent à ce dispositif de faire passer les exigences bâtimentaires avant la dimension humaine de la qualité d’accueil. A contrario, on a pu rencontrer certaines PMI qui reprochent à ce dispositif de présenter un référentiel national au-delà duquel elles n’ont pas la capacité d’aller.
Ma question vise à connaître d’abord l’idée derrière le mécanisme instauré. S’agissait‑il de considérer qu’il y avait une surface minimale décente au bénéfice des enfants qui devait être garantie ? S’agissait-il de permettre aux EAJE de voir la réglementation bâtimentaire qui leur était imposée par les PMI finalement allégée ?
Par ailleurs, comment le référentiel bâtimentaire intègre-t-il la dimension de la qualité de vie au travail des professionnels de la petite enfance ? Convient-il aujourd’hui de renforcer ce référentiel pour réduire les troubles musculo-squelettiques (TMS) qui touchent les professionnels de la petite enfance ?
M. Adrien Taquet. Le référentiel bâtimentaire a été en effet un des points de débat et de contestation au moment de l’adoption de la réforme. Avant la réforme, il n’y avait pas de règle nationale concernant la surface minimale par enfant en crèche, mais uniquement des règles locales que se donnaient les services de PMI, variables d’un département à l’autre. Cette absence de règle nationale posait un certain nombre de problèmes pour les parents et les enfants, les professionnels et les porteurs de projets. Il s’agissait en effet d’un élément d’incertitude, de complexité et d’illisibilité supplémentaire qui était identifié comme un frein au développement de l’enfant.
Cette réforme crée pour la première fois une règle nationale pour mettre fin à cette variabilité locale et pour garantir avant tout aux enfants et aux parents une surface minimum. Nous avons retenu la règle qui était la plus répandue dans les faits, qui est celle des 7 mètres carrés par enfant dans les espaces d’accueil, dans le cas général. Dans les zones hyperdenses, dans un objectif de développement de l’offre (il y a près de 200 000 places manquantes), nous avons adopté la règle de 5,5 mètres carrés par enfant dans les espaces d’accueil, en ajoutant aussi la nécessité d’un espace extérieur de 20 mètres carrés ou d’un espace de motricité s’il n’y a pas d’espace extérieur. L’idée de la réforme était surtout de « cranter » l’état actuel de la pratique qui était la plus répandue.
Le rapport de l’Igas soulignait la nécessité d’un certain nombre d’espaces de repos et de répit pour les professionnels, d’autant plus que la réforme, par ailleurs, a prévu des temps de partage et de restitution des pratiques professionnelles. Ces lieux sont insuffisants, parfois dans des états délabrés, d’où la nécessité de renforcer les normes à cet égard.
Quant aux troubles musculo-squelettiques des professionnels, ils représentent un coût de deux milliards d’euros par an pour la collectivité. Pour ces professions, comme pour beaucoup d’autres, nous aurions tout intérêt à investir pour économiser beaucoup d’argent.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour ces éléments de réponse. Nous sommes tous aujourd’hui convaincus que la question de la qualité d’accueil passe d’abord par les moyens humains qui vont accompagner les enfants dans les structures d’accueil de jeunes enfants. La réforme Norma prévoit des modifications du taux d’encadrement. Le nouveau taux d’encadrement d’un adulte pour six enfants se superpose aux règles qui existaient précédemment d’un pour cinq pour les enfants qui ne marchent pas et d’un pour huit pour les enfants qui marchent. Pourquoi avez-vous maintenu ces deux dispositifs, n’en facilitant pas la lisibilité ?
Par ailleurs, la distinction entre les enfants qui marchent et qui ne marchent pas, théorique, est un peu plus compliquée à mettre en œuvre dans les faits. Les différents rapports qui ont été rendus tendent plutôt à aller vers un taux d’un pour cinq. Pourquoi n’avons-nous pas franchi ce cap d’un pour cinq ?
M. Adrien Taquet. Vous avez raison, c’est assez théorique. Dans les concertations menées par Christelle Dubos, les différentes personnes autour de la table n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un âge, sur une limite où l’on passerait de l’un à l’autre.
Nous avons effectivement fait le choix de ne pas choisir totalement mais de mettre en place en option, peut-être au détriment de la visibilité de l’ensemble, cette possibilité d’avoir un adulte pour six enfants. La règle précédente représentait en moyenne un adulte pour sept enfants. Ce droit d’option est donc un mieux disant.
Nous pensions au début qu’il y aurait un relatif consensus en octroyant cette possibilité d’amélioration. Ça n’a pas été le cas, puisqu’on nous a effectivement reproché d’avoir maintenu une règle. Il a été dit qu’on diminuait les taux d’encadrement, ce qui est faux, bien que repris par la presse.
La commission Cyrulnik préconisait un taux d’un pour cinq ou un pour six, j’ai un doute et vérifierai. Nous avons eu le sentiment d’améliorer le système existant, ou en tout cas de maintenir un taux et de donner la possibilité de l’améliorer en complément.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Un rapport a été rendu le mois dernier sur la question des micro‑crèches. Si certaines expériences sont très réussies, avec des micro‑crèches qui apportent une solution d’accueil dans les territoires ruraux où les grosses crèches n’ont pas la capacité de s’installer, il est tout même assez clair que les micro‑crèches se sont beaucoup installées dans les zones urbaines et les grandes métropoles. Certaines dérogations réglementaires dont elles bénéficient, notamment en lien avec la capacité d’accueil en surnombre, créent des situations difficiles pour les professionnels au quotidien.
Pourquoi maintenir ce dispositif des micro‑crèches alors qu’en réalité, il n’a pas pleinement permis de répondre à l’objectif de proposer une offre d’accueil dans les zones rurales et pose des difficultés quand même en termes de qualité d’accueil ?
M. Adrien Taquet. Je rappelle que je n’ai pas créé les micro‑crèches. Je pense que la pluralité de l’offre et le libre choix laissé aux familles font la force de notre modèle. C’est tout l’objet du service public de la petite enfance dont la réforme Norma est une composante.
Sur la question des horaires élargis, l’idée était aussi par ailleurs de favoriser davantage l’inclusion d’enfants qui ne pouvaient pas, à l’époque, accéder à cette offre collective. J’ai beaucoup défendu les crèches à horaires atypiques en étant conquis par ce qui se faisait en Finlande. On leur a beaucoup reproché de répondre aux besoins des parents avant ceux des enfants, ce avec quoi je ne suis pas totalement d’accord.
Sur la question des dérogations sur le taux d’encadrement en début ou en fin de journée, le rapport Igas-IGF sur les micro‑crèches évoque une fois encore davantage la qualification et le diplôme des professionnels que les taux d’encadrement.
De mémoire, nous n’avions pas entendu d’alerte particulière sur les micro‑crèches à l’époque. Nous avons simplement décidé de passer les capacités d’accueil de dix à douze enfants. Nous avons revu le système de suroccupation qui était encadré, et qui l’est resté. Nous avons ramené le taux autorisé à 15 % d’enfants supplémentaires pour éviter un effet démultiplicateur en fonction de la taille de la crèche.
Si les micro‑crèches aujourd’hui abusent des dérogations dont elles bénéficient, ou bien ne contribuent pas à ce que nous souhaitons mettre en place dans notre pays, c’est au législateur de prendre ses responsabilités et de revoir le système.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Ma question suivante porte sur la qualification des professionnels et les parcours de formation. À 20 ans ou à 30 ans, porter quotidiennement des enfants pose moins de difficultés qu’à un certain âge. La question de la trajectoire qu’on est capable de construire pour ces professionnels me semble essentielle. Vous avez instauré le comité de filière. Quels éléments de proposition avez-vous envie de nous faire à l’occasion de cette audition ?
Ma seconde question concerne le contrôle dont on a beaucoup parlé. La question de l’articulation entre les missions des Caf et celles des PMI paraît essentielle. Quel est votre avis sur l’idée selon laquelle on pourrait renforcer les missions de contrôle des Caf en les étendant au-delà des dimensions financières et en repositionnant les PMI sur un accompagnement au quotidien des structures d’accueil de jeunes enfants dans une logique de prévention et de relations renforcées aussi avec les familles, mais également pour permettre à la PMI de se repositionner en prévention des situations de maltraitance au sein des établissements d’accueil ou au sein des familles ?
Faire évoluer les missions de la PMI vers de la prévention, du conseil et une présence au quotidien, à mon avis, n’est possible que si la PMI ne joue plus ce rôle de gendarme, tel qu’elle peut l’exercer aujourd’hui, et me semblerait très vertueux, en particulier pour répondre à ces questions de maltraitance.
M. Adrien Taquet. S’agissant de votre première question, je fais montre d’une très grande modestie, puisque je considère que la question de la formation des professionnels est un sujet que je n’ai jamais réussi à totalement agripper, du fait, peut-être, des limites de mes propres compétences, mais aussi de la complexité du système. Le sujet peut concerner la protection de l’enfance, le handicap, la dépendance, les régions, le ministère de l’enseignement supérieur ou encore les départements ou les communes qui emploient les professionnels.
Lorsque vous souhaitez traiter le sujet de la formation initiale, il est donc difficile de savoir par quel bout le prendre. Je n’ai pas su le faire.
Mathieu Klein, maire de Nancy et, par ailleurs, président du Haut Conseil du travail social, a formulé un certain nombre de recommandations à cet égard. Je pense qu’il faut que le Gouvernement s’en empare et mette en œuvre une grande partie d’entre elles.
Une réflexion doit être menée sur la formation du travail social, ce à quoi s’attelle d’ailleurs le Comité petite enfance. L’une des premières missions assignées à Élisabeth Laithier a été de travailler sur l’attractivité et la revalorisation de ces métiers. La discussion autour de ces sujets dans cette instance s’est révélée une bonne idée, qui va d’ailleurs être reproduite en protection de l’enfance, avec la création d’un Comité de filière de la protection de l’enfance.
Dans son rapport, l’Igas estime que le CAP doit être revu. Nous devons également être modestes à ce sujet. La pratique professionnelle repose souvent sur une formation et sur des années d’exercice. Le législateur a beau adopter des principes et des lois, cela met un peu de temps, il faut en avoir conscience, à infuser dans la pratique des gens.
La question de la formation continue est enfin traitée par le plan Égalité enfance, avec la formation des 600 000 professionnels de la petite enfance, qui a mis un peu de temps à démarrer. Progressivement, tous les professionnels de la petite enfance doivent être formés autour de sept modules issus de la Charte de qualité d’accueil de l’enfant et des travaux de Sylviane Giampino.
Sur la question de l’articulation Caf-PMI, nous avons travaillé sur le financement, avec le complément de mode de mode de garde (CMG), les bonus mixité, bonus inclusion, bonus territoire, etc. J’ai essayé de mettre en place le CMG pour tous, parce que je pense que c’est une condition à la constitution d’un service public de la petite enfance. Si le reste à charge pour les parents n’est pas le même, quel que soit le mode d’accueil, ce n’est pas un service public. J’ai perdu l’arbitrage mais je pense que le sujet devra revenir sur la table à un moment ou à un autre.
Pourquoi n’avons-nous pas réfléchi à un grand big bang sur le modèle même de financement ? J’ai été nommé en juillet 2020, moins de deux ans avant la fin du mandat, à une période où de nombreuses réformes sont en cours. Nous avons considéré que nous n’avions pas le temps de mener des réformes d’une telle ampleur.
S’agissant du rôle des Caf et des PMI, dans le cadre du transfert des compétences et des habilitations que j’évoquais tout à l’heure, la Cnaf avait évalué l’impact qu’il pourrait avoir en termes de ressources humaines supplémentaires et de formation des agents.
Quant au repositionnement de la PMI dans un accompagnement plus quotidien, il pourrait être intéressant, à condition de veiller à un aspect important. Un certain nombre de départements ont regroupé la PMI et l’aide sociale à l’enfance dans un même lieu, ce qui conduit certains parents à ne plus se rendre à la PMI, par crainte de se retrouver derrière la porte d’en face.
La PMI doit être positionnée sur la prévention, évidemment, sur l’accompagnement des parents ou l’accompagnement des établissements, dans le repérage des maltraitances potentielles par exemple. Il convient de repérer le plus précocement possible et d’accompagner. Je n’ai jamais dissocié prévention et protection. Dans un monde idéal, la protection de l’enfance n’existerait pas.
Aujourd’hui, les PMI, dans un certain nombre de territoires, ont perdu totalement leur vocation universelle et ne voient plus que les familles qui n’ont pas accès à la médecine de ville. Les PMI ne doivent pas devenir la médecine du pauvre. Il faut réinvestir dans les PMI, les recentrer sur leur métier essentiel de prévention, peut-être les recentrer sur les 0/3 ans, en veillant à ce que la médecine scolaire prenne le relais après trois ans. Je crois à la vocation universaliste de la PMI.
C’est la raison pour laquelle, dans le cadre des Assises de la santé de l’enfant et de la pédiatrie que je copréside avec le Pr Christèle Gras Le Guen, nous proposons la transformation des PMI en maison des 1 000 premiers jours de l’enfant.
M. le président Thibault Bazin. Merci, monsieur le ministre, d’être venu devant notre commission répondre à nos questions. Si certaines de vos réponses vous apparaissaient erronées dans les prochaines heures, vous avez le devoir de communiquer à la rapporteure les corrections que vous souhaitez apporter.
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53. Audition de Mme Aurore Bergé, ancienne ministre des solidarités et des familles (30 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Nous accueillons madame Aurore Bergé, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations. Vous avez également été en charge du portefeuille ministériel de la famille entre juillet 2023 et janvier 2024. Votre passage au ministère des solidarités et des familles, bien que bref, a été marqué par le lancement du service public de la petite enfance, et plus précisément par l’adoption des textes qui permettront son déploiement à partir du 1er janvier 2025 par les communes en tant qu’autorités organisatrices. Nous reviendrons certainement sur la genèse des articles 17 et 18 de la loi plein emploi et vous aurez l’occasion de nous dire si vous estimez que vos successeurs font le nécessaire pour mener à bien le projet que vous avez initié.
Vous nous parlerez probablement aussi de votre réaction aux deux ouvrages parus en septembre dernier et des mesures pratiques que vous avez mises en œuvre. Vous aviez alors souligné la nécessité d’instaurer une véritable culture du contrôle dans les crèches. Alors que nous approchons de la fin de notre cycle d’auditions, cet échange avec vous nous semble particulièrement utile avant de recevoir cet après-midi vos collègues Catherine Vautrin et Sarah El Haïry. Nous pourrons ainsi vérifier si la continuité de l’action gouvernementale est assurée entre vous.
Je tiens à préciser que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible ultérieurement à la demande. Enfin, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».
(Mme Bergé prête serment.)
Mme Aurore Bergé, ancienne ministre des solidarités et des familles. Je m’exprime devant vous au titre des fonctions j’ai eu l’honneur d’exercer de ministre des solidarités et des familles, dans un contexte marqué par la fin de plusieurs mois de concertation au sein du Conseil national de la refondation. Suite à l’annonce de la Première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, j’ai été chargée de la mise en œuvre d’un véritable service public de la petite enfance. Ce projet visait à honorer un engagement majeur du Président de la République : garantir à tous les parents une place d’accueil de qualité, près de chez eux et à un prix abordable et similaire quel que soit le mode d’accueil retenu par les parents pour leurs enfants de moins de 3 ans. Cette mission s’inscrivait au carrefour de trois grandes priorités nationales : contribuer au plein-emploi (160 000 personnes étant empêchées de prendre ou de reprendre une activité faute de mode d’accueil, principalement des femmes), lutter contre les inégalités de destin (seuls 5 % des enfants des foyers les plus modestes bénéficiant de places en crèche contre 20 % des classes dites favorisées) et l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie professionnelle.
La mission s’est révélée par ailleurs un enjeu de cohésion nationale dans un contexte où l’érosion du nombre des naissances devenait préoccupante. En 2022, nous avons enregistré le nombre de naissances le plus faible depuis 1946, avec 723 000 naissances, et la tendance continuait de s’aggraver en 2023. Face à ce constat, j’ai plaidé pour le changement de nom du ministère lors de ma nomination, afin d’y intégrer le mot « famille » et d’incarner le renouvellement en profondeur de notre politique familiale. J’ai souhaité que l’État soutienne l’ensemble des familles à travers deux vecteurs : les services apportés aux parents et les aides financières. La France dispose déjà d’une politique familiale ambitieuse. La mandature précédente a notamment réussi à apporter un soutien inédit à la parentalité (vous avez auditionné Adrien Taquet qui l’a lancée) grâce au plan des 1 000 premiers jours de l’enfant. Malgré cette politique, la recherche d’un mode d’accueil reste un parcours du combattant pour les parents. Plus de 200 000 places manquent, l’offre territoriale est disparate et de qualité hétérogène, et la pénurie de professionnels aggrave évidemment cette situation (10 000 professionnels manquent aujourd’hui dans les crèches et 100 000 assistants maternels vont cesser leur activité d’ici 2030 du fait de leur départ à la retraite).
J’ai donc assumé de dire qu’il fallait rompre avec le cercle vicieux entre pénurie de professionnels, perte de sens, épuisement, fermeture de places et in fine risque de maltraitance pour nos enfants. Ce constat avait été mis en évidence par le rapport de l’Igas d’avril 2023, rendu public, puis par deux ouvrages, Babyzness et Le prix du berceau, parus en septembre dernier. Par ailleurs, considérant que le manque de lisibilité et de coordination entre les différents acteurs du secteur empêchait le développement d’une offre d’accueil de qualité en nombre suffisant et surtout soutenable financièrement pour les familles pour les collectivités, j’ai souhaité une réforme globale de la politique d’accueil du jeune enfant en menant de front plusieurs chantiers.
D’abord, il était nécessaire, pour la sécurité de nos enfants, d’améliorer la qualité de leur accueil. J’ai appelé, par le biais de la mission confiée à la présidente du département de Maine-et-Loire, Florence Dabin, à la mise en œuvre d’un système de remontée et de traitement des signalements des risques de maltraitance. J’ai également plaidé en faveur de la création d’une véritable culture du contrôle (article 10 bis du projet de loi que j’ai introduit par amendement gouvernemental, devenu ensuite l’article 18 de la loi plein emploi). Cette réforme de l’inspection-contrôle a élargi les prérogatives des conseils départementaux, notamment pour qu’ils puissent vérifier en cas de changement de gestionnaire que l’organisme cessionnaire de l’autorisation présente l’ensemble des garanties nécessaires. Toujours dans le cadre du volet qualité du service public de la petite enfance, j’ai soutenu la création d’un guide national de contrôle relatif aux pratiques professionnelles, notamment sur la question du taux d’encadrement des groupes d’enfants. De plus, j’ai lancé une mission devant décliner la Charte de la qualité d’accueil dans l’ensemble du secteur pour pouvoir replacer l’enfant au cœur de son organisation. Dans cette optique, j’ai rendu disponible dès 2024 un fonds de 70 millions d’euros entièrement dédié à l’amélioration de la qualité de l’accueil, permettant notamment de financer l’achat de matériel et l’embauche d’intervenants extérieurs.
Le deuxième chantier visait à débloquer les freins au développement de l’offre d’accueil, avec un objectif de création de 200 000 places d’ici 2030. À ce titre, le volet gouvernance du service public de la petite enfance a clarifié le champ de responsabilité et amélioré la coordination de tous les acteurs pour assurer à l’ensemble des familles l’accès à une place d’accueil sûre et de qualité pour leur enfant. J’ai aussi fixé l’objectif intermédiaire, d’ici 2027, de 100 000 places créées, à la fois en collectif et en individuel, dont 35 000 places nouvelles en créations nettes. Dans cette logique, j’ai initié une dynamique visant à corriger les inégalités territoriales, notamment la création d’un relais petite enfance dans toutes les villes de plus de 10 000 habitants. Par ailleurs, les moyens financiers du secteur ont été largement renforcés à mon initiative, avec 100 ETP de soutien en ingénierie, créés directement au sein des Caf pour aider les maires et les accompagner dans le développement de structures d’accueil. Ainsi, ce ne sont pas moins de 6 milliards d’euros d’ici 2027 qui seront fléchés pour financer l’investissement et le fonctionnement des places d’accueil en crèches.
Enfin, et c’est essentiel, le troisième chantier concerne la pénurie des professionnels. Mon objectif était de mettre en place des actions spécifiques visant à mieux les rémunérer, mieux les valoriser, mieux faire reconnaitre aux yeux de l’ensemble de la société la valeur et le caractère indispensable de leur profession. Pour cela, toujours en lien étroit avec le Comité de filière petite enfance présidé par Elisabeth Laithier, j’ai d’une part provisionné 200 millions d’euros en moyenne chaque année pour accompagner les employeurs de l’accueil collectif avec le financement de revalorisations salariales que j’ai accompagnées d’un principe clair : par un euro de soutien public sans revalorisation de l’ensemble des conventions collectives et sans garantie que tous les professionnels soient sous convention collective. D’autre part, j’ai renforcé l’attractivité de l’accueil individuel. En effet, je voulais mettre un terme à certaines dérives ou certains points bloquants qui pouvaient décourager des vocations. J’ai ainsi renforcé le dispositif de lutte contre les impayés en instaurant deux mois de salaire garanti dès 2024, puis trois mois dès 2025, grâce au recours à Paje emploi plus pour les assistants maternels. J’ai également augmenté la prime d’installation des assistants maternels, qui est passée de 450 à 1 200 euros dès 2024. Enfin, j’ai instauré un dispositif d’analyse de la pratique en accueil individuel dans chaque département pour permettre un partage d’expériences entre les professionnels et lutter contre l’isolement de la pratique, ce qui était une demande forte.
Avant de conclure, je tenais à revenir brièvement sur ma gestion des épisodes dits « polémiques » concernant la qualité d’accueil des jeunes enfants. Mon but premier a toujours été de protéger nos enfants. C’est pourquoi, dès le 15 septembre 2023, j’ai convoqué les dirigeants des groupes privés de crèches (Babilou, La Maison Bleue, Les Petits Chaperons Rouges et People&Baby). Au cours de cette réunion, rendue publique, j’ai réaffirmé avec la plus grande fermeté ma volonté absolue de garantir la sécurité de nos enfants ainsi que ma résolution à me saisir de tous les leviers à ma disposition, y compris le renforcement des contrôles et des sanctions, ce que j’ai fait au moyen de la loi plein emploi. En parallèle, j’ai engagé deux nouvelles missions de l’Igas, qui visaient toutes les deux à assurer la sécurité et la bientraitance des enfants accueillis en crèches. La première mission devait décliner la charte de la qualité d’accueil puis la mission d’évaluation des micro-crèches analyser l’ensemble du modèle, son financement et les règles dérogatoires de fonctionnement avec la poursuite d’objectifs clairs : garantir la sécurité, rassurer les parents, revaloriser les professionnels, fiabiliser et redonner du souffle à l’ensemble du secteur de la petite enfance.
Je suis à votre disposition pour approfondir tous les sujets concernant la période durant laquelle j’exerçais mes fonctions de ministre des solidarités et des familles.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, madame la ministre. Vous avez souligné le souci de l’égalité et avez souvent exprimé votre préoccupation pour une politique universelle en faveur des familles. Concernant les réservations de berceaux, plus de la moitié sont effectuées par des acteurs publics, des administrations publiques, des collectivités. En quoi ces réservations prioritaires affectent-elles l’égalité d’accès, notamment en considérant les différences entre les publics aisés et les publics plus modestes ? Avez-vous audité ce qui est pratiqué par l’administration publique, notamment l’État, à travers les SRIAS ? Demandez-vous, dans vos appels d’offres, des places de qualité ? L’État est commanditaire de places auprès de structures, qu’elles soient publiques ou privées. Quels sont les critères que vous développez dans les cahiers des charges ? Qu’est-ce qui est demandé ? Qu’est-ce qui est vérifié ?
En second lieu, en ce qui concerne les difficultés économiques, notamment liées au modèle de la prestation de service unique (PSU), avec la question du financement tiers, vous avez mentionné un certain nombre de bonus mis en place. Toutefois, lors de nos visites et auditions, nous avons parfois eu l’impression d’une approche à géométrie variable entre les départements, parfois même au sein d’un même département. Les contrôles, les accompagnements financiers, à l’investissement et en fonctionnement, pouvaient paraître disparates. Comment développer une approche égalitaire, abordable si, derrière, nous avons une forme de boîte grise où l’approche semble arbitraire ? Avez-vous appréhendé cette question et établi un lien entre la difficulté du modèle qui repose sur un tiers financeur quand il n’est pas là et la question de la qualité quand le modèle est en souffrance ?
Mme Aurore Bergé. Je suis convaincue de la nécessité d’une politique universelle en faveur de toutes les familles pour rénover notre politique familiale. Cela permettra d’accompagner tous les parents, de renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes, et de garantir aussi des enjeux de natalité essentiels pour laisser, tout simplement, la liberté de choix aux familles.
Concernant la réservation de berceaux, plusieurs aspects doivent être considérés. Je ne crois pas qu’elle crée une inégalité entre les familles aisées et les familles défavorisées. Les réservations de berceaux peuvent en effet bénéficier à une diversité de publics, comme la fonction publique hospitalière. Le sujet principal n’est pas tant le revenu que la capacité à trouver une place à proximité avec des horaires adaptés. En revanche, elle pose une question pour les familles qui n’y ont pas accès parce qu’elles n’appartiennent pas à une entreprise ou à une administration habilitée à cet effet. J’ai été interpellée par des parents dans cette situation, travaillant dans des TPE ou des PME qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas faire appel à la réservation de berceaux. C’est devenu un enjeu de modèle économique pour les entreprises de crèches, car cela leur assure une stabilité financière. Ce sujet mériterait d’être étudié.
Concernant les appels d’offres des ministères, le mien n’en a pas lancé, à part pour la crèche des ministères sociaux. En tout cas, ce ne sont pas les ministres qui signent ces appels d’offres, mais les secrétaires généraux des différents ministères ou des administrations déconcentrées. J’ose espérer que c’est avec la plus grande qualité d’accueil. Nous essayons d’ailleurs d’homogénéiser les pratiques grâce à une charte d’accueil définissant un référentiel national.
Enfin, sur la question de la PSU, il m’est apparu assez évident qu’une réforme doit être envisagée. Tous les modèles économiques des crèches, publics, associatifs ou privés, considèrent que la PSU est devenue une difficulté. Cette discussion importante devrait pouvoir exister, en concertation avec l’ensemble des acteurs, car, malgré leurs divergences, ils s’accordent sur la nécessité d’une refonte. C’est un chantier que je voulais engager, mais un remaniement est intervenu et j’occupe désormais d’autres fonctions au sein du Gouvernement. Ma première priorité était en tout cas la question de la sécurité de nos enfants, ainsi que le soutien et la revalorisation des professionnels de la petite enfance, les deux étant intimement liés.
M. le président Thibault Bazin. En tant que ministre, vous ne connaissiez pas le nombre de berceaux que vous réserviez et les critères de choix qui étaient appliqués. Or il s’agit d’un enjeu majeur, car les critères de choix peuvent avoir un impact significatif. Même si nous pouvons comprendre qu’une administration publique puisse avoir la priorité pour des raisons de service public, il est important de prendre en compte l’équilibre économique des structures qui bénéficient de ces réservations. Elles reçoivent en effet un surplus en plus de la PSU. Nous aimerions savoir comment l’État, que ce soit pour le ministère des armées, celui de la santé ou pour tout autre ministère, procède lorsqu’il réserve des berceaux, et quels sont les critères appliqués dans vos appels d’offres. Concernant la PSU et sa réforme, pourriez-vous nous apporter des précisions ? Vous semblez convenir qu’une refonte est nécessaire. Cependant, nous avons l’impression que le simple lissage envisagé actuellement ne répond pas à vos préconisations. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?
Mme Aurore Bergé. La réservation de places en crèche par l’administration constitue un enjeu de continuité de service public, que ce soit dans la fonction publique hospitalière, pour nos forces de l’ordre ou pour nos enseignants. Il est d’autant plus important pour certaines professions aux horaires atypiques. C’est précisément pourquoi certaines crèches sont restées ouvertes durant le confinement pour garantir ce service public.
M. le président Thibault Bazin. Ma question portait sur la qualité, plus que sur le besoin quantitatif.
Mme Aurore Bergé. Garantir le fonctionnement de l’État et des services publics est essentiel pour l’ensemble de la population, afin d’éviter une désorganisation structurelle de nos modalités d’organisation. En tant que ministre, je n’ai pas à connaître les appels d’offres organisés par d’autres ministères. Par exemple, les appels d’offres pour cinq, dix ou quinze berceaux ne remontent pas directement au ministre. Par conséquent, je ne peux pas répondre à cette question spécifique. Cependant, si une question écrite nous est posée, nous pourrons sans doute la répercuter et vous apporter les éléments de réponse, si nous en disposons. En tout cas, je n’avais pas connaissance de ces questions, car je n’avais pas à les connaître.
En ce qui concerne la réforme du mode de financement, une question plus globale doit être posée. C’est un sujet similaire à celui de l’hôpital, bien que dans des registres différents. Les mêmes modèles qui ont prévalu partaient d’intentions extrêmement louables de clarification des critères, de garantie de suivi de l’argent public et de sa bonne utilisation de l’argent public au regard des aides qui sont octroyées directement aux familles ou indirectement via les entreprises. Il n’en reste pas moins que la pratique professionnelle des acteurs s’en est trouvée modifiée, comme ils l’ont expliqué régulièrement au comité de filière ou lors de conseils d’administration de la Cnaf. Le mode de financement a un impact sur l’organisation choisie, sur le nombre de professionnels, sur leur rotation, etc. Une question importante se pose : si une refonte ou une réforme de la PSU devait avoir lieu, quel serait le nouveau modèle qui devrait pouvoir exister pour ne pas reproduire des effets pervers qui, sans doute, existent aujourd’hui et, en tout cas, sont notés quelles que soient les modalités d’organisation sur l’accueil collectif ?
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Lors de votre mandat au ministère de la famille, des controverses ont émergé concernant les conditions d’accueil en crèche privée, notamment à la parution de deux livres en septembre 2023 : Le Prix du berceau et Babyzness, ainsi que d’un rapport accablant de l’Igas. Ces publications faisaient suite au tragique événement survenu à Lyon en juin 2022, lorsqu’un bébé est décédé dans une crèche privée. Face à ces constats, vous avez pris plusieurs mesures, notamment la création d’un service public de la petite enfance, qui désigne les communes comme autorités organisatrices de l’accueil du jeune enfant et renforce les capacités de contrôle et de sanction, avec les départements comme autorités référentes. Les communes sont ainsi replacées au cœur de la politique de la petite enfance. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez appréhendé la création de ce service public et son périmètre ? Quels ont été les échanges avec les représentants des collectivités territoriales ?
La loi plein-emploi a confié aux communes le recensement des solutions d’accueil sur leur territoire, l’accompagnement des parents vers une solution et la définition d’un schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil pour les communes les plus importantes. Avez-vous envisagé d’aller plus loin en confiant aux communes le rôle de guichet unique de la solution d’accueil, en leur permettant d’avoir une autorité sur tous les acteurs, qu’ils soient publics ou privés ? Comment appréhendiez-vous le rôle des départements et de l’État, qui ont tous deux un rôle de contrôle, dans l’architecture que vous avez imaginée ?
Mme Aurore Bergé. Je tiens à souligner l’importance du rapport de l’Igas diligenté par mon prédécesseur Jean-Christophe Combes, suite au drame épouvantable de Lyon où un enfant a perdu la vie. Cette source d’information précieuse a permis l’écriture de deux ouvrages sur le sujet. Il était nécessaire de le rendre public pour éclairer la situation. En conséquence, il a paru évident qu’il fallait renforcer la clarification des compétences et développer de nouveaux outils de contrôle et de sanction. J’ai exposé ces différents éléments lors de ma présentation. Nous avons également insisté sur la nécessité d’un pilote territorial pour la politique d’accueil du jeune enfant. Il nous semblait approprié que cette responsabilité soit confiée aux communes ou, si elles le souhaitent, par délégation aux EPCI. Nous avons également renforcé les outils de contrôle et de sanction, en clarifiant les circuits de signalement. C’est pourquoi nous avons confié une mission à Florence Dabin, présidente du Conseil départemental du Maine-et-Loire et présidente de la commission enfance au sein de Départements de France. L’article 10 bis du projet de loi a permis d’ajouter une disposition nouvelle garantissant que l’État, par le biais de ses différentes inspections (Igas, IGF), puisse avoir un accès direct aux groupes de crèches. Elle est aujourd’hui en application. Dès mon arrivée au ministère, j’ai souhaité établir aussi un lien avec les représentants des collectivités territoriales, notamment avec les présidents des associations d’élus, tels que David Lisnard pour l’AMF ou François Sauvadet pour les départements. Nous avons échangé régulièrement sur le projet de loi, qui préexistait à ma nomination et qui avait déjà été examiné et amendé au Sénat. Nous avons également discuté de la possibilité d’un guichet unique, mais ce n’était pas une demande des communes. Je crois qu’il est important de respecter la logique de décentralisation et de confier les compétences là où elles sont demandées et légitimes. Enfin, j’ai fait renforcer les moyens au sein des Caf, avec 100 ETP supplémentaires dédiés à l’accompagnement en ingénierie pour les communes. C’est un effort extrêmement conséquent, mais nécessaire pour aider nos communes à se structurer et à s’organiser.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je souhaite aborder la question du guichet unique, notamment en ce qui concerne la réservation des berceaux. En effet, la pratique de réservation de berceaux par les entreprises soulève des préoccupations. Nous avons observé qu’elle peut entraîner des dérives et des inégalités de traitement. Ces situations sont totalement incompatibles avec l’instauration du service public de la petite enfance. L’égalité d’accès aux places constitue une condition essentielle à l’égalité de traitement dans la mise en œuvre de ce service public.
Par ailleurs, j’aimerais discuter d’une proposition très intéressante que vous avez faite en tant que ministre de la famille. Vous avez annoncé la création à l’horizon 2025 d’un congé familial qui remplacerait le congé parental actuel, dont les conditions d’indemnisation sont très limitées et peu incitatives. Cette proposition permettrait de mieux répondre aux besoins du très jeune enfant, qui doit d’abord créer des liens d’attachement avec ses parents. De plus, elle pourrait apporter des solutions à la question de l’accueil du jeune enfant sur le plan quantitatif. En effet, si davantage restaient avec leurs parents, les besoins en termes d’accueil collectif et individuel seraient moins importants. Comment avez-vous envisagé la création de ce congé familial et quelle idée a guidé vos réflexions ? Quelle suite sera donnée à cette belle proposition ?
Mme Aurore Bergé. Je tiens à souligner mon attachement à une politique universelle pour toutes les familles, notamment en ce qui concerne la parentalité. Aujourd’hui, malgré l’extension des congés maternité et paternité, le recours au congé parental a drastiquement diminué. En effet, le nombre de bénéficiaires est passé de 514 000 en 2013 à 255 000 en 2020. Cette situation ne peut être considérée comme une réussite. De plus, elle n’a pas favorisé l’égalité entre les femmes et les hommes. En effet, 14 % des mères seulement et moins de 1 % des pères ont recours au congé parental. Les inégalités existantes s’en trouvent renforcées. De plus, le congé parental peut entraîner un éloignement durable du marché du travail, avec des conséquences néfastes sur la carrière des femmes. Dès lors, faut-il le laisser en l’état ou le réformer ?
J’ai proposé une réforme à la Première ministre lors de la conférence sociale. Le Président de la République a retenu cette proposition et a annoncé dès janvier l’idée d’un congé de naissance qui viendrait en complément des congés de paternité ou de maternité et serait laissé à la libre appréciation des parents. Il serait de quatre mois pour chaque parent et le régime d’indemnisation serait revu. Au lieu d’une indemnisation forfaitaire maximale de 428 euros par mois, celle-ci serait fondée sur le même principe que les indemnités journalières en cas d’arrêt maladie, permettant une indemnisation jusqu’à 1 800 euros par mois. Cette mesure permettrait d’éviter l’exclusion rapide des classes moyennes du congé parental. En effet, passer d’une rémunération de 2 000 à 3 000 euros par mois à 428 euros au maximum est difficile à envisager pour de nombreuses familles. De plus, cette situation favorise le recours au congé parental par la femme, qui a généralement une rémunération inférieure à celle de son conjoint, ce qui renforce les inégalités entre les sexes. Cette proposition a été retenue par le Président de la République pour une mise en application en 2025. Elle sera débattue dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). J’ai commencé à travailler sur cette mesure et j’ai organisé plusieurs séries de larges concertations avec les organisations syndicales et patronales. Il est essentiel que toutes les professions, y compris les professions libérales, celles de la culture et de l’agriculture, aient accès à ce congé pour éviter de créer de nouvelles inégalités.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. En tant que ministre de la famille, vous avez annoncé une évaluation imminente de l’arrêté du 29 juillet 2022. Ce dernier permet, entre autres, à une liste de dix-sept types de professionnels d’être incluses dans le calcul des 60 % de l’effectif. Il autorise également l’embauche de personnes non qualifiées, à condition de justifier d’une pénurie de professionnels. Élargir ainsi les qualifications et les diplômes reconnus pour les professionnels de crèche n’est-il pas préjudiciable à long terme pour la qualité d’accueil des enfants ? Votre décision d’évaluer l’arrêté du 29 juillet 2022 est-elle motivée par cette logique potentiellement nuisible ou s’explique-t-elle par d’autres raisons ?
Mme Aurore Bergé. L’arrêté en question a été mis en place avant ma prise de fonction. Pour plus de détails, il serait donc préférable d’interroger mon prédécesseur. Cependant, je tiens à préciser qu’il n’a pas introduit de nouvelles dérogations permettant à des personnes non qualifiées de travailler en crèche. Au contraire, il a renforcé les contrôles, notamment pour sécuriser les procédures. Deux mesures ont ainsi été instaurées. Premièrement, le gestionnaire doit désormais prouver qu’il a tenté, sans succès, de recruter par le biais du droit commun. Il doit démontrer les efforts qu’il a déployés et l’impossibilité de trouver des professionnels qualifiés. Deuxièmement, les personnes recrutées doivent impérativement être formées, alors qu’auparavant, cette double démonstration n’était pas nécessaire pour recruter des personnes ayant un niveau de formation inférieur.
J’étais consciente que la présentation de cet arrêté pouvait susciter des doutes et des interrogations sur la manière dont les recrutements pouvaient être organisés. J’ai donc demandé une évaluation quantitative pour déterminer combien de demandes de dérogation avaient été émises. Il est essentiel de partir de chiffres concrets. C’est sur cette base que nous devons évaluer l’arrêté, pour déterminer s’il doit être maintenu ou supprimé, la sécurité de nos enfants étant toujours la priorité. Par ailleurs, l’instauration d’un référentiel national déployé rapidement doit garantir le bien-être des professionnels, car tout part d’eux, ainsi que la sécurité et l’accueil de nos jeunes enfants.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour mission d’examiner les stratégies de lobbying des entreprises de crèches et leur influence sur les autorités publiques. Vous avez récemment convoqué les grands groupes de crèches privées suite à la publication des deux ouvrages qui critiquent la qualité d’accueil dans ces établissements. Comment se sont déroulées ces discussions ? Ces entreprises vous ont-elles fourni des informations supplémentaires qui confirment ou infirment les allégations contenues dans ces livres ? Par ailleurs, comment ont-elles réagi à l’annonce de la création du service public de la petite enfance ?
Mme Aurore Bergé. J’ai jugé essentiel et légitime de convoquer les quatre grands groupes de crèches privées principalement mis en cause dans les deux ouvrages cités, afin de rassurer les professionnels et les parents. J’ai cherché à obtenir des explications sur leurs modèles économiques, leurs modalités de recrutement, l’existence ou non d’un turn-over dans leurs établissements et les réformes potentiellement nécessaires, notamment concernant la PSU. J’ai clairement exprimé mon intention de modifier la loi, avec le soutien des parlementaires, pour garantir des contrôles plus efficaces, ce que j’ai fait. J’ai également annoncé la création d’un référentiel national pour éviter une application à la carte des modalités d’accueil du jeune enfant. J’ai conditionné l’investissement de 200 millions d’euros par an de l’État pour la revalorisation des professionnels de la petite enfance à l’harmonisation par le haut des conventions collectives et à leur adoption par tous les professionnels.
J’ai eu une discussion franche et lucide avec les grands groupes de crèches privées et j’ai reçu tous les interlocuteurs au ministère. En tant que parlementaire et ministre, je suis en effet garant des politiques publiques et des moyens de l’État, et je dois discuter avec tous les acteurs concernés. Le comité de filière petite enfance joue un rôle déterminant et remarquable en créant de la confiance entre tous les acteurs et en les faisant travailler ensemble. J’ai également rencontré des syndicats, des associations, des fédérations et des collectifs comme Pas de bébé à la consigne. Même si leurs points de vue peuvent être différents, voire corrosifs, y compris à l’égard du Gouvernement, je crois qu’il est essentiel de les entendre pour construire des politiques publiques efficaces. Les enjeux sont déterminants pour nos enfants et pour les familles de notre pays.
Mme Virginie Lanlo (RE). Après la publication des deux ouvrages cités précédemment, vous avez reçu un grand nombre de réactions de la part des groupes de crèches. Parmi les idées que vous avez développées, vous avez évoqué le renforcement du rôle des parents dans ces établissements, en instaurant des parents référents, à l’image des parents d’élèves dans les écoles. Vous avez également envisagé une organisation similaire à celle des crèches parentales. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ces propositions ? Comment ont-elles été accueillies par les groupes privés ?
Mme Aurore Bergé. Les premiers concernés, au-delà de nos enfants, sont évidemment les parents. Ils doivent pouvoir exprimer leur opinion sur l’organisation des crèches. Il ne s’agit pas de défier les professionnels, mais de mieux comprendre leur rôle essentiel. La comparaison entre les crèches et les EHPAD est souvent faite, mais je pense qu’elle n’est pas appropriée. En effet, les parents entrent quotidiennement dans la crèche de leur enfant et, s’ils ont un minimum d’éducation, ils échangent avec les professionnels. Ils expliquent comment s’est passée la nuit de leur enfant et reçoivent des informations de ces professionnels lorsqu’ils le récupèrent le soir. Entrant deux fois par jour dans l’établissement, ils sont en contact direct avec les professionnels. Un lien existe donc déjà, mais il mérite d’être développé.
J’ai beaucoup discuté de ce sujet avec Élisabeth Laithier, qui avait déjà mis en place ce système lorsqu’elle était élue à Nancy. Il existe en effet déjà dans de nombreuses crèches des formes de parents référents, de conseils de parents, et différentes formes peuvent être mises en place, permettant aux parents de s’impliquer sans interférer dans la gestion et de créer un lien plus profond avec les professionnels. J’ai donc demandé au comité de filière, par l’intermédiaire de sa présidente Élisabeth Laithier, de travailler sur cette question afin que cela puisse être mis en place. Il pourrait s’agir de conseils travaillant sur les modalités d’organisation, en lien avec les collectivités territoriales, qui en mettent souvent en place, par exemple à Dijon. Il faut laisser beaucoup de souplesse. Il ne s’agit pas d’avoir des listes de parents qui seraient élus, mais plutôt de se doter d’un cadre plus souple. Il est important d’envoyer un signal clair. La reconnaissance du travail des professionnels et la meilleure organisation de l’accueil du jeune enfant passent aussi par le respect et l’implication des parents. Il est nécessaire de trouver un cadre à cet effet.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je tiens à exprimer ma préoccupation quant à la marchandisation de la petite enfance, notamment l’ouverture de ce secteur à des acteurs privés lucratifs. Au fil des travaux de cette commission, nous avons constaté plusieurs problèmes liés à cette situation.
Premièrement, ce secteur lucratif représente un coût élevé pour la puissance publique. Les rapports de l’administration ont démontré qu’une place de crèche dans une structure privée lucrative coûte plus cher en argent public que dans une crèche municipale. De plus, les parents sont également lourdement impactés financièrement, en particulier dans le cas des micro-crèches où le reste à charge est très élevé.
Deuxièmement, les conditions de travail et les salaires en vigueur dans le secteur privé lucratif sont moins attractifs. Vous avez vous-même évoqué la nécessité de revoir les conventions collectives de ce secteur, action qui n’a malheureusement pas encore été entreprise.
Troisièmement, la qualité de l’accueil dans le secteur privé lucratif pose question. C’est ainsi que les fermetures administratives de crèches décidées par les préfets concernent systématiquement des crèches privées lucratives. Du reste, nous avons constaté que les alertes sur les dangers de ce modèle privé lucratif ne sont pas récentes. Le premier rapport de l’administration soulignant un sur-calibrage du financement public à destination des crèches privées lucratives date en effet de 2017. Pourtant, aucune mesure significative n’a été prise depuis sept ans. Une forme d’impunité semble ainsi organisée autour de ces groupes privés lucratifs.
Madame la ministre, vous avez été en charge de la petite enfance à un moment clé, quelques mois après la publication d’un rapport de l’Igas suite au décès d’un bébé dans une crèche privée lucrative à Lyon. De nombreux observateurs ont constaté que votre réaction vis-à-vis des groupes privés lucratifs manquait de fermeté. Je m’interroge sur votre lien avec le lobby des crèches privées lucratives. De nombreux observateurs évoquent des liens ambigus et controversés. Vous échangez régulièrement avec Madame Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches. Un article de Médiapart a même révélé un message que vous avez envoyé à votre directrice de cabinet, évoquant Madame Hervy. Je cite : « c’est surtout une copine (suivi d’un smiley) elle sera très aidante avec moi ». Pourriez-vous nous préciser en quoi la lobbyiste des crèches privées lucratives a été très aidante avec vous ? Quelle a été la contrepartie à cette aide du lobby des crèches privées lors de votre mandat de ministre ?
Mme Aurore Bergé. Je souhaiterais obtenir des éclaircissements sur ce que vous entendez par « contrepartie ». Ce terme semble insinuer que j’aurais non seulement des liens avec des groupes de pression, mais aussi que j’aurais reçu des compensations en retour des politiques publiques que j’ai mises en œuvre. Est-ce bien là l’interrogation que vous me soumettez ?
M. le président Thibault Bazin. Monsieur Martinet, précisez votre question.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez dit à votre directrice de cabinet que la déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches avait été « aidante » avec vous, d’où mes questions : comment vous a-t-elle aidé et quelles ont été les contreparties à cette aide ?
Mme Aurore Bergé. Vous m’interrogez sur les contreparties que j’aurais reçues et sur la marchandisation du secteur de la petite enfance. Je tiens à préciser que votre conviction était déjà forgée avant la création de cette commission d’enquête. Vous semblez penser que le secteur privé lucratif ne devrait en aucun cas être impliqué dans la petite enfance. Je ne partage pas cette vision. En effet, une grande partie des places sont gérées par le secteur privé lucratif. De plus, le rapport de l’Igas n’établit pas de lien entre modèle économique et risque de maltraitance. Les cas de maltraitance sont des cas individuels et graves qui méritent une sanction sévère. Cette remarque est insultante pour les professionnels de la petite enfance qui travaillent avec sincérité et engagement.
En tant que ministre, j’ai été celle qui a mis en place le plus de nouvelles règles sur les sanctions et le contrôle. J’ai modifié directement la loi pour renforcer les contrôles et les sanctions au siège des groupes de crèches privés. J’ai également diligenté plusieurs missions de l’Igas sur les référentiels et une mission spécifique sur les micro-crèches. Concernant les rémunérations, dans un secteur en pénurie de professionnels, l’enjeu est plutôt de bien les traiter. Les professionnels ayant le choix de l’établissement dans lequel ils travaillent, l’employeur a intérêt à revaloriser les conditions de travail pour attirer les compétences. J’ai donc incité les employeurs à revaloriser les salaires en conditionnant l’argent public à la convention collective.
Sur la question des micro-crèches, la loi plein emploi prévoit désormais que les maires aient un avis coercitif sur l’ouverture de ces établissements. C’est moi qui l’ai mis en place. J’ai fait preuve d’une clarté et d’une fermeté absolue, car la sécurité de nos enfants est ma priorité.
Enfin, s’agissant de votre question beaucoup plus insidieuse sur les prétendues relations que j’aurais avec les groupes de crèches privés, outre le fait que vous mentionnez un article de presse qui va faire l’objet d’un droit de réponse de ma part car il contient des allégations mensongères, je tiens à préciser que je n’échange pas régulièrement et que je n’entretiens pas de relations d’amitié ou d’intérêts avec la personne que vous évoquez. Vous avez interrogé Elsa Hervy qui vous a répondu comme je vais vous répondre, sous serment, en pleine connaissance de ce que je risque si je vous faisais une réponse mensongère : je n’ai jamais de ma vie rencontré Elsa Hervy dans un cadre personnel et intime, ni même en tête-à-tête. Lorsque je l’ai vue, c’était lors de réunions professionnelles, soit le conseil d’administration de la Cnaf, soit les réunions du comité de filière petite enfance, avec plusieurs dizaines de personnes autour. Je n’ai donc aucun lien personnel avec elle. J’entends ce que vous essayez de démontrer, mais cela n’existe tout simplement pas.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je tiens premièrement à exprimer mon désaccord avec madame la ministre sur un seul point précis. Il me semble en effet que vous commettez une erreur d’analyse. La réalité est que la plupart des parents n’ont pas le choix du mode de garde pour leur enfant. Seule une infime minorité de parents aisés a la possibilité de se tourner vers des crèches privées, dont les tarifs sont exorbitants. Pour la majorité d’entre eux, le parcours classique est bien différent. Ils tentent d’abord d’obtenir une place en crèche municipale ou publique, mais, malheureusement, beaucoup se voient refuser une place en commission. Ils sont alors contraints de se tourner vers des crèches privées lucratives, qui sont souvent la seule option restante.
Quant à votre exemple sur le turn-over des personnels dans les crèches privées, je crains qu’il ne corresponde pas à la réalité. Les parents constatent en effet souvent un turn‑over important. J’ai reçu de nombreux témoignages de parents qui déposent leur enfant de quelques mois dans une crèche où aucun professionnel ne leur est familier, en raison d’absences non expliquées ou de démissions. Imaginez ce que cela signifie de laisser son enfant dans un établissement où il ne connaît personne. Ces parents aimeraient bien sûr pouvoir choisir un autre établissement, mais ils n’ont tout simplement pas le choix car ils n’arrivent pas à trouver de place ailleurs.
Deuxièmement, je souhaite aborder la question du lobbying. J’ai cité tout à l’heure un message que vous avez envoyé à votre directrice de cabinet. Peut-être allez-vous me dire qu’il est faux, qu’il n’a jamais existé et que le journaliste de Médiapart invente. Vous êtes sous serment devant cette commission d’enquête, n’hésitez pas à démentir si nécessaire. Ce SMS fait référence à une relation personnelle que vous entretenez avec une lobbyiste des crèches privées lucratives. Vous auriez dit d’elle qu’elle serait très aidante. Ma question est donc la suivante : en quoi cette lobbyiste a-t-elle été très aidante pour vous ?
Mme Aurore Bergé. J’ai d’abord souligné l’importance du choix dont disposent les professionnels aujourd’hui, conviction profonde pour moi. Dans un secteur en pénurie et où il est nécessaire de renforcer l’attractivité du métier, l’État a pris une nouvelle responsabilité. Il a provisionné 200 millions d’euros chaque année pour garantir cette revalorisation. Cependant, il est essentiel que les employeurs eux-mêmes renforcent cette attractivité. Un professionnel de crèche qui démissionne peut trouver un emploi dans une autre crèche, le jour même ou le lendemain, s’il souhaite rester dans ce domaine. C’est un signe de la pénurie et du niveau d’attractivité du secteur. Les professionnels ont le choix et le pouvoir, ce qui est bénéfique car cela permet d’améliorer les pratiques professionnelles, les conventions collectives, les rémunérations et les organisations de travail. C’est ce que j’ai moi-même impulsé.
Ensuite, vous avez décrit le parcours des parents et vous estimez regrettable qu’ils doivent parfois se tourner vers le privé lucratif. Je pense que certains choisissent cette option et que ce n’est pas nécessairement mauvais. Si vous considérez que toutes les crèches privées lucratives de notre pays représentent un problème, ainsi que tous les professionnels qui choisissent d’y travailler, je ne suis pas d’accord. Les professionnels qui y travaillent accomplissent un travail compétent, professionnel, exigeant et difficile.
Je suis consciente que les parents choisissent avant tout la disponibilité de la place qui existe. Ils font d’abord ce choix entre un accueil individuel ou un accueil collectif, et ensuite, ils font avec les places qui sont à leur disposition. Cependant, certains parents considèrent que certaines crèches privées ou certains groupes sont préférables. Si vous voulez dire que toutes les crèches privées lucratives sont un problème pour notre pays, pour nos enfants, pour les professionnels, je ne suis pas d’accord car c’est factuellement faux. Il existe certes des difficultés, un enjeu d’attractivité, et il a existé des cas graves de maltraitance qui méritent d’être dénoncés, rectifiés et réparés. C’est exactement ce que j’ai fait en renforçant la loi. Je regrette que votre groupe n’ait pas proposé des éléments pour renforcer les contrôles et les sanctions. J’ai fait ce choix et les parlementaires l’ont voté. Vous n’avez à aucun moment proposé avec votre groupe des outils supplémentaires de contrôle et de sanction, car vous vous situez uniquement dans une logique idéologique visant à supprimer toutes les crèches privées lucratives. Allez expliquer aux parents comment faire !
Enfin, je tiens à préciser à nouveau que je n’ai pas de lien personnel, intime ou amical ni d’accointances avec Madame Elsa Hervy, comme du reste avec aucune personne d’aucun lobby. Je ne peux pas être plus claire mais je le répète volontiers sous serment. Elsa Hervy est une personne que j’ai connue il y a des années dans un autre cadre de relation, mais avec laquelle je n’ai jamais eu une seule fois un rendez-vous privé en tête à tête. Vous et moi n’avons manifestement pas la même définition de l’amitié ou de l’intimité. Il n’y a jamais eu la moindre contrepartie. La seule que j’ai accordée aux crèches privées lucratives, c’est de modifier la loi pour mettre en place plus de contrôles et plus de sanctions. Si c’est celle qu’ils attendaient, ils ont dû être extrêmement déçus. Il est vrai cependant que j’ai toujours déclaré que je ne pointerai jamais du doigt un modèle économique, car je crois que plusieurs doivent pouvoir cohabiter avec les mêmes référentiels, les mêmes règles et les mêmes outils de contrôle et de sanction. C’est ce que j’ai fait en tant que ministre et c’est ce que mes successeurs continuent de faire avec engagement et intégrité, car c’est ce que les parents attendent de nous.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Je souhaite exprimer un autre désaccord sur la manière dont madame la ministre évoque les professionnels de la petite enfance. Il est erroné de les présenter comme ayant le choix de se déplacer d’une crèche à l’autre en espérant des salaires plus élevés et des conditions de travail plus favorables. La réalité est absolument tout autre : les salaires sont bas et les conditions de travail difficiles dans l’ensemble du secteur. Et les professionnels sont particulièrement en souffrance dans le privé lucratif, comme en témoignent de nombreuses remontées de terrain. Ils se retrouvent dans une situation similaire à celle des parents : ils sont coincés et subissent le système.
Je tiens à préciser que notre opposition au principe du privé lucratif dans la petite enfance ne remet pas en cause les professionnels qui travaillent dans ces crèches privées lucratives. Au contraire, nous sommes de leur côté. En effet, ils me remercient pour mon action, car leur préoccupation centrale reste les enfants. Malgré la pression financière et les consignes d’économie, ils s’efforcent de les protéger, mais parfois, la pression est trop forte et ils manquent de moyens. Madame la ministre a évoqué les 200 millions d’euros mis sur la table, mais nous parlons en réalité d’une augmentation de salaire de 100 à 150 euros par mois qui est facultative. Pour qu’elle soit effective, il faudrait que les groupes privés revoient leur convention collective, ce qui n’est pas fait, et que les collectivités territoriales votent une délibération, ce qui n’est pas encore le cas partout. De plus, cette augmentation de salaire n’est prise en charge qu’aux deux tiers par la Caf. Il est donc faux de prétendre que ces 200 millions d’euros sont déjà engagés. Un véritable doute pèse au contraire sur le fait que cette augmentation de salaire sera effective pour tous les professionnels dans les années à venir et le risque est réel qu’elle s’arrête en chemin. Enfin, une augmentation de 100 ou 150 euros par mois, bien que significative pour ces professionnels aux salaires modestes, ne suffit pas à rendre le métier attractif ni à les rémunérer à la hauteur de leur apport à la société.
Mme Aurore Bergé. Les 200 millions d’euros alloués à la revalorisation sont inédits. Aucun autre gouvernement n’a mis autant sur la table sur ce point. C’est une première, car l’État n’est pas employeur lui-même, mais permet des revalorisations pour les professionnels de la petite enfance. Je tiens à préciser que je les ai conditionnées. Vous semblez dire le contraire de ce que vous avez toujours défendu. Il aurait fallu que je presse un bouton et annonce à tous les professionnels qu’ils ont droit à ces revalorisations, indépendamment de leurs modèles économiques, conventions collectives et conditions de travail. C’est de l’argent public pour tous. En tant que ministre, j’ai au contraire fait mon travail en conditionnant ces revalorisations. Cet argent public est destiné à ceux qui garantissent le bien-être de tous les professionnels, qui revoient leur organisation de travail, qui organisent des journées collectives, qui offrent des temps de formation et qui sont tous sous convention collective. Si vous préférez que nous nous alignions sur le moins disant et que nous ne permettions jamais la revalorisation des professionnels et de leurs conditions de travail, nous aurions pu adopter votre solution. Nous aurions pu décaisser 200 millions d’euros au 1er janvier sans tenir compte des conventions collectives et des conditions de travail. Cela n’aurait jamais permis de revaloriser les conditions de travail. J’assume pleinement d’avoir conditionné l’argent public, l’argent des Français et du contribuable, pour garantir qu’il aille à ceux qui ont fait cet effort.
L’attractivité des métiers est encore une fois un enjeu majeur. Quel est l’intérêt pour les employeurs d’avoir les moins bonnes conditions de travail, quel que soit leur modèle économique ? Le véritable lanceur d’alerte est l’Igas, qui a publié un rapport public après avoir auditionné des milliers de personnes, plus que vous avez auditionné. Des journalistes se sont ensuite intéressés à ce sujet. Vous n’êtes pas le premier à l’avoir découvert. Vous avez vu une opportunité politique ou la possibilité de présenter une option idéologique. J’attends que vous disiez concrètement à tous les professionnels de la petite enfance et à tous les parents qui placent leurs enfants dans les crèches privées qu’ils ne devraient pas le faire. Si vous étiez au pouvoir, vous feriez fermer toutes les crèches privées dès la rentrée prochaine et vous interdiriez la création de nouvelles crèches privées ou de micro-crèches. Je pense au contraire, en tant qu’ancienne ministre des solidarités et des familles et actuelle ministre de l’égalité entre les femmes et les hommes, que cette solution n’est pas bonne pour les professionnels de la petite enfance, les parents et nos enfants. Les bonnes solutions consistent à renforcer l’attractivité des métiers, à les revaloriser, à revoir les conditions d’organisation et le temps de travail. Je crois beaucoup à la semaine de quatre jours, car elle pourrait recréer une dynamique et de l’attractivité dans des métiers qui resteront toujours difficiles. Nous avons aussi renforcé les outils de contrôle et de sanction. C’est ce qui doit porter ses fruits pour garantir que les professionnels aient envie de rester dans ces métiers et de s’engager davantage. Votre discours inquiète délibérément les parents et ne rassure pas les professionnels. Il ne permettra pas de revaloriser un secteur essentiel pour nos enfants et pour la vie sociale et économique de notre pays.
Mme Anne Bergantz (Dem). J’aimerais revenir sur le sujet de l’attractivité des métiers et du recrutement dans le domaine de la petite enfance, que je considère comme central. Vous avez mentionné des budgets alloués à la revalorisation salariale, première réponse indispensable. Cependant, l’attractivité ne se limite pas aux salaires. Vous avez évoqué d’autres pistes, notamment la semaine de quatre jours. Pourriez-vous développer cette idée ? Quelle solution parmi celles que vous aviez proposées vous semble aujourd’hui la plus pertinente pour renforcer l’attractivité de ces métiers ?
Par ailleurs, on entend souvent parler d’un besoin crucial de simplification, dans de nombreux domaines. Elle ne doit pas signifier une baisse de qualité ou de normes indispensables, mais plutôt une simplification des processus, des remontées d’informations et peut-être même de certaines normes qui pourraient être réévaluées. À ce sujet, des réflexions sont-elles, notamment pour que les responsables des structures ne passent pas tout leur temps en gestion ? Je pense notamment à la Caf et à la PSU.
Mme Aurore Bergé. En ce qui concerne l’attractivité des métiers, que ce soit dans l’accueil individuel ou collectif, si nous avons moins d’assistants maternels, moins d’auxiliaires de puériculture, moins de CAP petite enfance, nous risquons d’aggraver le problème. Il est donc essentiel de redonner envie de pratiquer ces métiers. Actuellement, nous faisons face à une perte de sens et à un cercle vicieux : la pénurie de professionnels entraîne un report de charges sur ceux qui restent en activité. Ces charges, physiques et mentales, sont liées à leur conscience qu’arrêter ou démissionner aura un impact sur la capacité des enfants à être accueillis dans de bonnes conditions, voire à être accueillis tout court. J’ai ainsi demandé au préfet de prendre des décisions parfois difficiles, comme la fermeture d’un établissement, non pas à cause de maltraitances, mais parce que nous n’avons pas suffisamment de professionnels pour s’occuper des enfants. Cela pose des questions majeures d’organisation familiale, mais il est nécessaire de redonner confiance en affirmant que nous ne laisserons rien passer, ni sur des questions de maltraitance, ni sur des enjeux de désorganisation.
Pour moi, l’attractivité passe par une revalorisation des rémunérations, mais aussi par des questions de formation initiale et continue, car les pratiques évoluent. Il est légitime que ces formations soient délivrées. De plus, il est nécessaire d’avoir plus de temps collectif pour lutter contre l’isolement et partager des expériences. J’ai également évoqué la semaine de quatre jours, car le télétravail n’est pas possible dans ces métiers. Cela crée une disparité dans la société entre les métiers qui peuvent être exercés à distance et ceux qui ne le peuvent pas. Il est donc nécessaire de réfléchir aux modalités d’organisation du temps de travail.
Sur la question de la simplification, il importe de changer le regard que nous portons sur ces professionnels. Ils ne font pas simplement de la garde d’enfant ; ils permettent l’épanouissement, l’éveil et la sensibilité de nos enfants. Il est donc important de contrôler non seulement le lieu d’établissement, mais aussi les pratiques professionnelles. Enfin, je crois beaucoup à l’importance d’un guide national. Il existera toujours des disparités et des méthodes différentes, mais nous devons disposer de référentiels nationaux pour garantir la sécurité et la qualité d’accueil de nos enfants.
Mme Anne Bergantz (Dem). Un référentiel bâtimentaire a-t-il également été réfléchi, pour qu’il soit le même dans tous les départements ?
Mme Aurore Bergé. Des normes de sécurité sont déjà en vigueur, notamment en ce qui concerne la hauteur des poignées de portes, problématique bien connue des PMI lors des contrôles effectués. De plus, il existe une réglementation sur le nombre de mètres carrés requis par enfant. Ces conditions de sécurité et d’organisation sont extrêmement codifiées et importantes. Cependant, je m’interroge sur le degré de codification : est-il excessif ? Une enquête devrait permettre de répondre à cette question.
Au-delà de ces enjeux sécuritaires liés aux infrastructures, qui sont certes importants, il est primordial de valoriser les pratiques des professionnels. Ces derniers expriment souvent qu’ils ne sont pas suffisamment sollicités ou interrogés, alors que c’est l’essence même de leur métier.
M. le président Thibault Bazin. Madame la ministre, je vous remercie d’avoir répondu aux questions de notre commission. Si vous constatez des erreurs dans vos réponses, il est impératif que vous nous transmettiez les corrections à la rapporteure. Je tiens à rappeler cette obligation à chaque personne auditionnée.
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54. Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités, et de Mme Sarah El-Haïry, ministre déléguée auprès de la ministre du travail, de la santé et des solidarités, de la ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse et du garde des Sceaux, ministre de la justice, chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles (30 avril 2024)
M. le président Thibault Bazin. Notre commission accueille, pour sa 54e et dernière audition, Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités, et Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles.
Le délai de 6 mois dans lequel une commission d’enquête doit rendre ses conclusions arrive à son terme le 28 mai 2024. Après les auditions, viendra le temps de la formalisation du rapport, qui devra faire l’objet d’une adoption par la commission.
Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, mesdames les ministres, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Vautrin et Mme El Haïry prêtent successivement serment)
Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités. Rien n’est plus important pour des parents que la garde de leur enfant. Sujets de préoccupation pour nos concitoyens, le modèle économique des crèches et la qualité d’accueil des jeunes enfants constituent des enjeux majeurs en matière de droits de l’enfant et de soutien à la parentalité et à l’insertion.
En 2021, notre pays comptait 1,3 million de places d’accueil du jeune enfant, dont plus de la moitié en accueil individuel, 491 000 en accueil collectif et 85 000 en scolarisation pré-élémentaire. Le taux de couverture, relativement stable, est de 59,4 places pour 100 enfants de moins de 3 ans. Des disparités territoriales subsistent toutefois, principalement entre les départements du sud et du nord-ouest de la France.
S’agissant spécifiquement des crèches, le multi-accueil représente 80,8 % des places offertes. Les micro‑crèches composent 12,2 % du parc et les crèches familiales 6,1 %. Les crèches parentales enfin représentent moins de 1 % de l’offre totale d’accueil des jeunes enfants.
Six crèches sur sept sont financées directement par la prestation du service unique (PSU) de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Les 70 000 structures restantes sont non conventionnées : elles fonctionnent essentiellement grâce à l’apport financier des familles, qui peuvent bénéficier de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje).
Je souhaiterais revenir sur quatre enjeux mis en lumière par votre commission.
Le premier concerne le nombre de places insuffisant. Il manque en effet actuellement environ 200 000 places, inégalement réparties sur le territoire.
Le deuxième réside dans une qualité d’accueil hétérogène et un système de contrôle des établissements jugé insatisfaisant.
Vos travaux ont également mis l’accent sur le mode de financement des crèches, générateur d’inéquités sociales, de disparités territoriales, voire de situations de surrémunération.
Il convient enfin de souligner la faible attractivité des métiers de la petite enfance et le manque de 10 000 professionnels qui en résulte, limitant ainsi l’offre d’accueil.
Je vais me concentrer sur les deux premiers points et laisser à Sarah El Haïry le soin de traiter les suivants.
Notre réponse à l’insuffisance du nombre de places réside dans le déploiement du service public de la petite enfance, dans lequel les communes joueront le rôle d’autorités organisatrices. Elles auront le devoir, directement ou par l’intermédiaire des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), de recenser les besoins et les modes d’accueil disponibles, mais aussi d’informer et d’accompagner les familles. Les communes de plus de 3 500 habitants devront également planifier le développement de modes d’accueil et soutenir leur qualité. Pour exercer ces missions, les communes de plus de 10 000 habitants devront établir un schéma pluriannuel de maintien et de développement des modes d’accueil et disposer d’un relais petite enfance, afin de faciliter les formalités administratives des particuliers et des assistants maternels.
Un dispositif d’accompagnement financier est prévu et donnera lieu prochainement à une action de communication à l’attention des collectivités concernées. Un bonus développement de 303 millions d’euros appuiera ainsi le financement des places au-delà d’un certain niveau et un soutien financier spécifique aidera les communes et les EPCI de plus de 3 500 habitants. Un dispositif d’appui en ingénierie est également prévu par la Cnaf.
Quelques décrets restent à produire d’ici la fin de l’année. Ils font l’objet de réflexions avancées dans le cadre d’un groupe de travail conduit avec les collectivités. Ils devront préciser le contenu du schéma pluriannuel de maintien et de développement de l’offre d’accueil de la petite enfance et détailler les compétences de l’autorité organisatrice d’accueil du jeune enfant. Il s’agira par ailleurs de définir les modalités de révision de l’inspection des crèches par les protections maternelles et infantiles (PMI), ainsi que les missions des relais petite enfance.
Les enjeux en termes d’hétérogénéité de la qualité d’accueil et de risques de maltraitances, soulignés par le rapport rendu par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en mars 2023, sont également majeurs et appellent de notre part des réponses appropriées. Le Gouvernement s’est emparé dès 2023 de plusieurs recommandations de ce rapport, qu’il a immédiatement appliquées : limitation à une durée de 15 ans de l’autorisation d’ouverture des crèches, évaluation tous les 5 ans et possibilité accordée aux présidents de département de prononcer par l’intermédiaire des PMI des sanctions progressives (injonction, astreinte, fermeture). Ces recommandations ont également conduit à une meilleure prise en compte dans les financements des temps hors enfant, notamment des formations, et au lancement d’une campagne de valorisation des métiers de la petite enfance, diffusée à deux reprises au cours de l’année 2023 et prochainement relancée.
Concernant les personnels, nous travaillons à un renforcement des normes en termes de taux d’encadrement et de qualification. La récente réforme des modes d’accueil, dite Norma, vise ainsi à garantir la présence d’un professionnel pour 5 jeunes enfants et à s’assurer que ce nombre ne soit pas inférieur à 2, sauf lorsque le nombre d’enfants est inférieur à 4, dans le cas des micro‑crèches. L’effectif des personnels doit respecter les normes d’encadrement prévues par le code de la santé publique et les fonctions de direction sont mieux encadrées. Le renforcement des modalités d’encadrement sera arrêté dans le cadre d’une trajectoire pluriannuelle, à l’issue de travaux d’élaboration d’un référentiel qualité, dont le contenu fait l’objet d’une mission d’appui de l’Igas.
Il est prévu par ailleurs de renforcer le niveau de qualification des personnels. Un travail est en cours pour redéfinir les niveaux de qualification obligatoires requis pour exercer dans les établissements d’accueil de jeunes enfants, en tenant compte du déficit d’attractivité des métiers correspondants. Le développement de l’appareil de formation interne, permettant d’amener davantage de personnes aux diplômes de niveau 1, est également une piste à privilégier.
Il convient en outre de lutter contre la maltraitance institutionnelle. Le questionnaire envoyé en 2023 aux professionnels du secteur par les inspecteurs de l’Igas a montré qu’un quart des répondants considéraient avoir déjà travaillé dans un établissement qu’ils jugeaient maltraitant à l’égard des enfants. Face à ce constat, plusieurs réponses ont été mises en œuvre. Des protocoles de lutte contre la maltraitance, visant à clarifier les conduites à tenir, sont en cours de déploiement dans l’ensemble des établissements d’accueil de jeunes enfants. La loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi a par ailleurs créé de nouveaux leviers permettant de renforcer et rénover les contrôles exercés par les PMI. Actuellement centrés sur les questions d’hygiène et de sécurité, ces contrôles vont s’élargir à la qualité de l’accueil, sur la base d’approches d’observation et d’immersion renforcées. Nous prévoyons par ailleurs d’en accroître la fréquence et l’intensité, y compris en les délégant aux caisses d’allocations familiales (Caf) et en engageant un plan de contrôle des grands groupes de crèches.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée auprès de la ministre du travail, de la santé et des solidarités, de la ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse et du garde des sceaux, ministre de la justice, chargée de l’enfance, de la jeunesse et des familles. Les travaux engagés en novembre 2023 dans le cadre de cette commission d’enquête ont permis d’éclairer divers enjeux et défis et de dessiner un chemin pour améliorer l’accueil des enfants au sein des crèches ou chez les assistants maternels.
Cet accueil doit être d’une qualité irréprochable pour les jeunes enfants et leurs parents et offrir aux professionnels des conditions de travail satisfaisantes. L’action entreprise par le Gouvernement depuis plusieurs années a pour but de faire sortir le secteur de la petite enfance de la crise qu’il traverse et de permettre à chaque parent qui le souhaite d’accéder à une place de qualité pour son enfant, à des prix raisonnables.
La feuille de route « qualité » présentée par Jean-Christophe Combe, alors ministre des solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées, est l’un des piliers de cette démarche. Elle repose sur l’idée selon laquelle assurer un accueil de qualité suppose pour les professionnels de disposer de temps, mais aussi de collègues en nombre suffisant, formés et bénéficiant de conditions de travail favorables. Elle mise également sur le développement d’une culture de l’évaluation et du contrôle de la qualité : je souhaite que le dispositif, essentiellement centré jusqu’à présent sur le volet sanitaire, évolue vers un contrôle intégrant la prise en compte du bien-être des enfants et des professionnels.
Les premiers résultats des actions entreprises sont d’ores et déjà visibles. Cela concerne tout d’abord les revalorisations salariales des professionnels de la petite enfance, que le Gouvernement s’est engagé à accompagner financièrement. Cet investissement appelle de la part des partenaires sociaux des contreparties visant à harmoniser les droits sociaux des professionnels de la petite enfance, aujourd’hui éclatés en neuf branches. Face à cette architecture morcelée, inopérante pour homogénéiser les droits et réguler la concurrence entre employeurs, l’ambition est d’inciter les branches professionnelles du secteur privé à véritablement faire filière. Il est par exemple demandé aux partenaires sociaux de définir des emplois repères communs à l’ensemble des branches. À court terme, une revalorisation des salaires d’au moins 150 euros par mois en moyenne devrait intervenir. D’ici 2027, il conviendra de définir des salaires d’entrée de grille dans ces emplois repères, alignés sur ceux de la branche professionnelle la plus favorable. La branche famille accompagnera financièrement les revalorisations salariales à hauteur de 66 %, sous réserve que des négociations d’accords de branche soient entreprises.
Une campagne de valorisation des métiers de la petite enfance est en outre nécessaire afin d’accroître l’attractivité du secteur et de susciter des vocations, notamment chez les plus jeunes.
Une meilleure prise en compte des temps hors enfants est également prévue, avec le financement dès 2024 de trois jours pédagogiques et des heures de préparation de l’accueil des enfants.
S’agissant des contrôles, la loi pour le plein emploi pose les bases de nouvelles pratiques permettant une meilleure coordination entre les acteurs et valorisant les actions d’évaluation régulières indispensables à l’inscription de chaque structure dans une démarche d’amélioration continue. Cela constitue un élément fondamental dans la restauration de la confiance des professionnels envers l’institution, mais aussi des familles à l’égard des professionnels.
Nous poursuivons par ailleurs la déclinaison de la feuille de route et la mission de l’Igas sur les référentiels qualité, dont la transposition en guide de contrôle et d’évaluation a été relancée en mars 2024. Ces référentiels nationaux constitueront un outil clé pour mieux travailler avec les PMI, harmoniser les pratiques et construire une culture commune.
Cette mission doit également servir de base à la révision des parcours de certification, en vue d’améliorer les passerelles entre les métiers. Dans ce contexte, le large ministère confié à Mme Vautrin permet une réflexion globale sur les métiers du prendre soin. Cela s’est traduit par la préfiguration d’un observatoire des professionnels de la petite enfance, avec l’appui de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Les services statistiques des administrations et de la Cnaf sont pleinement mobilisés pour faire aboutir ce projet, qui devrait voir le jour au cours de l’année 2024.
Les faits dénoncés dans le rapport de l’Igas sont inacceptables et la mission confiée à Florence Dabin sur le suivi des signalements et des faits de maltraitance a apporté des éléments essentiels à l’appréhension de ces phénomènes. Il est impératif de prévenir ces situations, en formant les professionnels et en accompagnant leurs pratiques quotidiennes, en accueil collectif et individuel. Mon ministère est celui de la protection des enfants : il mise sur la prévention, l’accompagnement et une tolérance zéro.
La feuille de route « accueil individuel » présentée par Aurore Bergé, alors ministre des solidarités et de la famille, apporte de premières réponses au principal risque auquel est confronté le système actuel, à savoir la perte de 300 000 places d’accueil en raison des départs en retraite massifs d’assistants maternels. On peut ainsi se féliciter des avancées structurantes apportées par la réforme du complément de mode de garde qui sera mise en œuvre en 2025. Participant à une meilleure solvabilité des familles, ce dispositif offrira des perspectives d’emploi et de rémunération plus importantes pour les assistants maternels. Les aides à l’installation ont en outre été majorées, passant de 450 à 1 200 euros. Le soutien aux maisons d’assistantes maternelles a été étendu à l’ensemble du territoire et ne se limite plus désormais aux zones rencontrant un déficit d’offre. Dès septembre 2024 enfin, le service Pajemploi+, auquel recourent déjà près de la moitié des assistants maternels, permettra d’assurer la prise en charge de 2 mois d’impayés au lieu d’un seul.
Il reste néanmoins beaucoup à faire en matière d’accueil individuel. L’une de nos priorités est de finaliser les décrets relatifs aux missions des relais petite enfance. Notre ambition est de simplifier la vie des assistants maternels et des parents. Nous souhaitons lancer des réflexions sur le statut des professionnels travaillant dans les crèches familiales et sur l’exercice groupé du métier. Nous entendons également ouvrir une réflexion sur la rémunération des assistants maternels, dont le salaire mensuel est inférieur au Smic alors que leur durée hebdomadaire de présence auprès des enfants est souvent supérieure à 40 heures. Améliorer les rémunérations et tenir compte des temps hors enfants font partie des mesures à instruire en priorité.
Le chantier des gardes à domicile du particulier employeur ou du salarié d’une entreprise ou d’une association doit par ailleurs être lancé. Il s’agit le plus souvent d’un mode de garde complémentaire permettant de répondre à des horaires atypiques ; mais cette possibilité constitue parfois un mode d’accueil pérenne, compte tenu du manque de places dans les structures d’accueil collectif.
Je souhaite profiter de cette audition pour évoquer les conclusions du rapport de l’Igas et de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les micro‑crèches, rendu public le 25 mars 2024. Ce document souligne tout d’abord la diversité de ces structures : lucratives, associatives, rurales, urbaines, indépendantes ou relevant de grands groupes. Certaines donnent satisfaction, mais d’autres devront évoluer pour garantir une meilleure qualité d’accueil. Le rapport estime que le cadre dérogatoire dont bénéficient les micro‑crèches est porteur de risques et n’est pas justifié. Nous souhaitons par conséquent travailler à la convergence de ce cadre réglementaire vers celui des petites crèches.
Le rapport met également l’accent sur les limites de plusieurs outils de financement, dont le crédit d’impôt famille (Cifam). Nous avons par conséquent engagé des travaux préalables à la réforme de ce dispositif, en veillant à ce que cette évolution soit sans impact sur le nombre de places en crèche proposé.
Nous avons enfin lancé les premiers contrôles de grands groupes et mobilisé les nouveaux pouvoirs confiés aux inspections par la loi pour le plein emploi. Tous les groupes feront l’objet d’un contrôle approfondi, afin de garantir la qualité d’accueil et le bon usage des deniers publics.
Cette loi a enfin posé de nouveaux jalons en termes de gouvernance, reconnaissant le rôle essentiel des communes et des intercommunalités dans le déploiement d’une politique de proximité. La création des autorités organisatrices de la petite enfance constitue une démarche inédite en la matière et pose les bases d’un service public de la petite enfance au plus près de nos concitoyens. Ce projet, extrêmement stimulant pour l’ensemble des territoires, sera mis en œuvre à partir de janvier 2025. Cela ne s’effectuera pas par décret, mais s’appuiera sur une écoute des communes et des intercommunalités, afin de recenser leurs besoins et de répondre avec dynamisme aux problématiques propres à chaque territoire. Nous avons déjà, grâce à la convention d’objectifs et de gestion (Cog) de la Cnaf, garanti un apport financier inédit de 6 milliards d’euros cumulés sur la période 2023-2027, en appui à la réussite de ce projet. Cet engagement, à un niveau historique, permettra de financer l’investissement, mais aussi le fonctionnement des places en crèche.
Le réseau des CAF se structure par ailleurs pour apporter un appui en ingénierie à chaque élu qui en formulera le souhait. Cela peut être intéressant en particulier pour les zones rurales, pour lesquelles le fait de disposer d’une offre d’accueil pour les jeunes enfants constitue un facteur d’attractivité.
Les associations d’élus travaillent activement avec mes services et les différentes administrations concernées à l’évaluation de la charge induite par les quatre compétences obligatoires. Un questionnaire a été diffusé à cette fin, dans la perspective des discussions budgétaires de l’automne 2024.
Je souhaite organiser un partage de bonnes pratiques sur chacune des compétences obligatoires et compte sur les villes et les intercommunalités les plus avancées pour inspirer les élus les plus en difficulté. Cette méthode a présidé à la mise en œuvre du fonds d’innovation petite enfance et se poursuivra, avec l’appui de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), pour les compétences d’information et d’accompagnement des parents.
C’est dans cette même optique que j’ai lancé la semaine dernière le dispositif France Familles, dont l’objectif est de construire une société plus accueillante pour les parents et les enfants, au plus près des territoires. Je souhaite me tenir aux côtés des élus et des acteurs locaux pour incarner ces deux priorités fondamentales pour les familles que sont le service public de la petite enfance et le soutien à la parentalité.
Nous avons pleinement conscience que l’organisation du système d’accueil de la petite enfance en France ne permet pas de répondre aux besoins. L’offre n’est pas assez accessible aux familles, tant financièrement que géographiquement. Il manque 200 000 places de crèches et l’on ne compte qu’une place d’accueil pour six enfants de moins de 3 ans. L’accès aux modes d’accueil est en outre marqué par des inégalités économiques et sociales importantes : ainsi, 71 % des familles vivant sous le seuil de pauvreté avec des enfants de moins de 3 ans ne recourent pas à une solution d’accueil, contre 37 % de la population générale. Le coût pour les familles varie en outre selon le mode d’accueil : pour un couple percevant l’équivalent de deux Smic, le reste à charge est deux fois plus important s’il a recours à un assistant maternel plutôt qu’à une crèche. Le système constitue également une trappe à précarité, puisque plus de 160 000 personnes, des femmes le plus souvent, sont empêchées de reprendre le travail faute de solution d’accueil. Le rapport de l’Igas d’avril dernier montre par ailleurs une qualité d’accueil très hétérogène selon les structures. Les actions d’évaluation et de contrôle apparaissent insuffisantes pour améliorer la qualité de prise en charge et assurer une réponse aux besoins et aux risques de maltraitance. Cette situation est aggravée par une pénurie de professionnels, qui tend à s’accélérer avec le départ annoncé, d’ici 2030, de près de la moitié des assistantes maternelles actuellement en exercice. Enfin, un manque de lisibilité entre les différents acteurs intervenant dans le domaine de la petite enfance empêche le développement d’une offre d’accueil de qualité, soutenable et en nombre suffisant.
Les travaux conduits par cette commission d’enquête viennent compléter ceux engagés par le Gouvernement depuis plusieurs mois. Nous n’ignorons rien des sujets que vous soulevez et étudierons avec intérêt l’ensemble de vos recommandations.
M. le président Thibault Bazin. Notre commission a pu, au fil des auditions et des visites de terrain, mesurer l’extrême complexité et l’entremêlement des modèles économiques. Certaines collectivités locales font appel à des acteurs privés, lucratifs ou non, et plus de la moitié des berceaux sont réservés par le secteur public. Quels sont les critères retenus par les administrations de l’État et les sections régionales interministérielles d’action sociale (Srias) pour les réservations de berceaux ? Comportent-il des aspects qualitatifs ? Existe-t-il un suivi de la part des gestionnaires ? Quelles sont les conditions d’achat de ces berceaux, que ce soit auprès de crèches municipales, intercommunales, associatives ou privées ? Comment l’État s’est-il saisi de cette question ?
Il apparaît par ailleurs que le modèle majoritaire de la PSU nécessite le recours à un tiers financeur. Cela soulève par conséquent la question du reste à charge en cas de participation insuffisante des collectivités locales ou de moindre réservation de berceaux par les administrations publiques, les collectivités locales et les entreprises. Dans quelle mesure le besoin de tiers financeur vient-il fragiliser ce modèle ? Les chiffres constatés sur le terrain se situent très au-delà des taux mentionnés par la Cnaf, avec des difficultés pour accéder aux différents bonus. On observe ainsi une certaine illisibilité des dispositifs. L’annonce d’une complexité accrue n’est de nature à rassurer ni les gestionnaires de structures d’accueil, ni les personnes s’interrogeant sur l’opportunité d’en développer de nouvelles. En quoi ce modèle de tiers financeur freine-t-il le développement ou suscite-t-il le gel de certaines places ? Dans quelle mesure ce système sous-financé peut-il nuire à la qualité des prestations proposées ? La spécificité française que constitue le tiers financeur pèse énormément sur les différentes structures, en les incitant à accorder une importance centrale au calcul de la PSU allouée par les Caf. Cet élément obsède les gestionnaires, publics comme privés, au point que la recherche permanente d’équilibre financier prend parfois le pas sur la qualité d’accueil des enfants.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. La question de la responsabilité, pour ne pas dire du devoir d’exemplarité de l’État en sa qualité d’employeur, est à l’ordre du jour. Nous travaillons à l’élaboration d’un guide de l’acheteur public de la petite enfance, afin d’induire une pratique harmonisée au sein des administrations.
La complexité des financements est une réalité. Le calcul de la PSU obsède l’ensemble des acteurs, car le modèle économique lui-même dépend de ces compléments. Bien que philosophiquement satisfaisantes, les mesures prises (bonus territoire, éléments liés aux horaires atypiques, etc) n’ont pas permis de simplifier le dispositif. La multiplication des appels à projets spécifiques a ajouté un niveau de complexité supplémentaire, qui contribue à l’illisibilité du système et rend difficile toute projection, créant de l’instabilité, du risque et du doute.
L’un des leviers pour agir sur ces enjeux réside selon moi dans l’ouverture d’une réflexion sur le financement PSU, qui conduit à ce que certaines structures bénéficient, par le jeu des compléments, de financements supérieurs à d’autres entités accueillant pourtant davantage d’enfants. Rendre le modèle PSU plus attractif suppose d’en améliorer la lisibilité et l’accessibilité.
Notre ambition est de construire un service public de la petite enfance incluant l’ensemble des modèles – public, privé, associatif, lucratif, non lucratif. La seule condition est celle de la qualité d’accueil et de l’accessibilité à un prix raisonnable pour les familles. L’accompagnement de l’accueil individuel est également un élément central. Nous souhaitons en effet proposer plusieurs possibilités aux parents, respecter et accompagner leur libre choix, en soutenant les deux modèles d’accueil, collectif et individuel. J’ai annoncé et initié des travaux en ce sens lors du Printemps de la petite enfance. Nous nous donnons une année pour présenter un projet et apporter de la lisibilité aux professionnels.
Mme Catherine Vautrin, ministre. Les critiques adressées au financement PSU sont justifiées. Ce système induit en effet une pression au remplissage, avec la prise en compte des heures réalisées. Pour autant, il apparaît que le taux d’occupation n’a quasiment pas progressé depuis dix ans, passant de 60,4 % en 2010 à 61,8 % en 2019. Il est évident que le financement à l’activité néglige d’une part les coûts fixes, qu’il faut avoir la lucidité de prendre en compte, d’autre part la qualité d’accueil. Il convient toutefois de souligner que la prise en considération des heures réalisées a permis d’améliorer l’accessibilité pour les parents les moins aisés, en offrant la possibilité d’un paiement au plus près de la fréquentation réelle de la crèche par leur enfant. Il faut en outre savoir qu’avant la réforme, la branche famille finançait mieux des crèches moins fréquentées. La réponse apportée n’est sans doute pas optimale, mais permettra d’améliorer la situation. Nous continuons ainsi, dans le cadre de la Cog, à accentuer la part forfaitaire des financements de la Caf, qui passera de 28,4 % à 32,4 % en 2027. Le bonus territoire, tenant compte des charges de fonctionnement afférentes à l’implantation géographique de certaines crèches, sera fortement revalorisé. Cet élément est extrêmement important, car il répond à un enjeu d’équilibre territorial absolument majeur.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La création de notre commission fait suite au drame survenu en juin 2022 à Lyon, où un jeune enfant avait été tué dans une crèche. Elle s’inscrit dans le prolongement du rapport de l’Igas publié début 2023 et de deux ouvrages consacrés aux crèches privées, parus à l’automne 2023. Durant nos travaux, d’autres éléments sont intervenus, dont le rapport sur les micro‑crèches publié le mois dernier par l’Igas et l’IGF. Une telle multiplication des publications démontre l’intérêt suscité par le sujet et témoigne de la nécessité, partagée par l’ensemble des acteurs, de faire évoluer les conditions d’accueil du jeune enfant dans les crèches, ainsi que le modèle économique associé.
Les 18 et 22 avril derniers, le groupe People&Baby a fait l’objet d’une prise de contrôle par le fonds d’investissement Alcentra. Son président fondateur, M. Durieux, a été remplacé par M. Tapié, que nous avons auditionné hier en compagnie des représentants de ce fonds. Quelles démarches avez-vous entreprises ou envisagez-vous d’effectuer pour vous assurer que les salariés du groupe People&Baby, ainsi que les enfants dont ils ont la charge, seront protégés des multiples rebondissements intervenant à la tête du groupe et des probables prolongements judiciaires de cette affaire ?
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Nous avons saisi l’occasion offerte par la loi pour le plein emploi pour lancer des contrôles dans l’ensemble des groupes, quel que soit leur statut. Notre objectif est d’accompagner et de fidéliser les 500 000 professionnels du secteur, afin d’éviter la fermeture de berceaux en raison d’un manque d’attractivité des métiers de la petite enfance, mais aussi d’en créer de nouveaux, nécessaires pour répondre au besoin.
Le cas de People&Baby, que nous avons suivi avec attention, illustre parfaitement l’enjeu de financiarisation à l’œuvre dans le secteur. Nous faisons preuve dans ce dossier d’une particulière vigilance, dans la mesure où près de 100 millions d’euros sont versés chaque année par les Caf aux 260 structures du groupe, qui offrent plus de 7 000 places et accueillent près de 15 000 enfants. Le dossier est suivi par la direction générale du Trésor. La Cnaf, l’Urssaf et le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) ont coopéré pour éclaircir les questions relatives à l’encours de la dette et à la négociation du passif public. Le Ciri avait en effet accompagné la société, sans possibilité de redressement initiale puisque l’endettement était supérieur à 500 millions d’euros, avec une dégradation du passif public. L’on a donc pris acte du fait que le fonds d’investissement Alcentra avait pris le contrôle du groupe et procédé à la désignation d’un nouveau mandataire, en la personne de M. Tapié. L’opération de recapitalisation s’est traduite par la formulation de dix demandes d’infos mémos par de potentiels acquéreurs, dont Babilou et Les Petits Chaperons Rouges.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Depuis le début de nos travaux, plusieurs constats sont récurrents. Le premier est que l’accueil des enfants dans les crèches connaît certains dysfonctionnements. Cela concerne aussi bien des établissements publics que privés associatifs ou lucratifs. Le deuxième constat, partagé par l’ensemble des acteurs, est qu’il importe, dans un contexte de pénurie de professionnels, de pérenniser et de garantir l’existant. De nombreuses interrogations ont ainsi été formulées sur la mise en œuvre annoncée de nouvelles solutions d’accueil, dont 100 000 d’ici 2027. Est-il envisageable de maintenir cet objectif ? Comment y parvenir alors que l’existant est déjà fragilisé par le manque de personnel ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. Face aux dysfonctionnements, il est absolument indispensable d’aller plus loin dans le plan de contrôle des différents groupes. Cette démarche a été engagée, avec un premier contrôle du groupe La Maison Bleue. Il me paraît important de souligner que les problèmes de qualité et les faits de maltraitance institutionnelle concernent tous les types de crèches, indépendamment de leur statut. Il est donc essentiel que les contrôles soient les plus larges et approfondis possibles. Un décret sur le renforcement des contrôles effectués par les PMI va être publié d’ici la fin du mois de juin 2024. La loi pour le plein emploi permet par ailleurs de mobiliser à cette fin les corps d’inspection, dont l’Igas. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité que deux groupes de taille nationale soient contrôlés chaque année.
Une fois la qualité de l’existant vérifiée et améliorée, se pose la question des places supplémentaires, qu’il convient de mettre en lien d’une part avec les enjeux de formation, d’autre part avec celle de la rémunération des professionnels du secteur. L’un des intérêts de notre pôle est précisément de travailler sur les notions d’emploi et d’aider des personnes qui en sont éloignées à découvrir les métiers de la petite enfance et à bénéficier d’une formation adaptée.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Le manque de places en crèche est assurément source d’inégalités. En effet, plus de 160 000 personnes, des femmes en grande majorité, se trouvent empêchées de reprendre un emploi faute de moyen de garde pour leur enfant. Face à cette réalité, nous affirmons avec force notre volonté de créer de nouvelles solutions de garde. Cette ambition se conjugue avec le souhait de fidéliser les personnels en place et d’assurer le renouvellement générationnel des assistants maternels. Ces trois défis doivent être menés de front, ce qui procède d’une dynamique extrêmement forte.
Pour renforcer l’existant, des aides majorées sont notamment destinées aux crèches cofinancées par les collectivités, avec un bonus territoire à hauteur de 300 millions d’euros. Cela intègre également le renforcement des heures de concertation et des journées pédagogiques, le fonds qualité d’accueil, le bonus attractivité et la rénovation de l’aménagement du parc de crèches. Nous considérons en effet que les conditions d’accueil des enfants dépendent largement des conditions de travail offertes aux professionnels.
Parallèlement, plus de 370 millions d’euros doivent être investis chaque année pour créer de nouvelles places. Les subventions peuvent désormais atteindre 26 000 euros par place, contre 22 500 euros jusqu’en 2023, notamment lorsque les projets font écho aux grands enjeux de notre temps, environnementaux par exemple. Plus de 75 000 nouvelles places d’accueil collectif pourront ainsi être financées. Ce chiffre montre la nécessité de s’appuyer parallèlement, pour répondre à la totalité des besoins, sur la réforme du complément de libre choix du mode de garde et sur le renouvellement démographique des assistants maternels. J’ajoute que plus d’un tiers des enfants de 2 à 3 ans ne disposent actuellement d’aucune solution d’accueil.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Comment comptez-vous articuler cette réponse avec d’autres solutions envisageables aux deux extrémités du spectre d’âge des enfants concernés ? Je pense d’une part à l’évolution du congé parental, qui serait plus court mais mieux rémunéré afin d’être davantage mobilisé durant les premiers mois de la vie de l’enfant, d’autre part à des solutions adaptées aux enfants plus âgés, avec des possibilités de préscolarisation par exemple. Travaillez-vous sur cette dernière piste avec le ministère de l’éducation nationale ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. Concernant le congé de naissance, l’idée est d’aller vers un principe d’indemnité journalière, pour un montant de 50 % du revenu brut. Ce congé, cumulable avec une reprise progressive d’activité, sera d’une durée de 3 mois pour chacun des parents, soit potentiellement 6 mois au total.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Il est très important de proposer une diversité de solutions, adaptées aux besoins spécifiques des familles. J’ai la conviction qu’il ne faut négliger aucune possibilité.
Le congé de naissance dans ses nouvelles modalités n’aura de sens que si le service public de la petite enfance est mis en œuvre afin de faciliter le retour des parents à l’emploi. Se posera également lors des concertations, à la demande des associations familiales, la question du libre choix avec la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE), qui correspond à un autre modèle et ne concerne aujourd’hui que 250 000 familles.
Le nombre d’enfants en préscolarisation, divisé par 3 au cours des 20 dernières années, s’est globalement effondré, bien que la dynamique varie d’un territoire à l’autre. Il faut accompagner le développement des classes passerelles, en tenant compte des spécificités territoriales et en lien avec les comités départementaux des services aux familles, où siègent les directions académiques des services de l’éducation nationale (Dasen). Certains élus locaux s’interrogent sur la difficulté que constitue l’entrée échelonnée. Cela procède d’une concertation locale et la réponse doit être construite territoire par territoire, avec le soutien de l’éducation nationale.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La capacité de l’éducation nationale à dimensionner les classes de petite section pour permettre des rentrées échelonnées est une piste de travail intéressante.
L’amélioration de l’attractivité des métiers de la petite enfance, passant notamment par des revalorisations salariales, constitue un autre enjeu majeur. Le Gouvernement a annoncé récemment une hausse des rémunérations de 150 euros mensuels dans le secteur privé et 100 euros dans le public. Force est toutefois de constater que l’on peine à appliquer ces mesures. Comment appréhendez-vous le fait que les acteurs privés ne parviennent pas à faire aboutir les accords de branche, hormis pour la branche des acteurs du lien social et familial (Alisfa) ?
Il est évident par ailleurs que l’attractivité n’est pas uniquement affaire de rémunération. Comment envisagez-vous de faire évoluer les formations initiales et continues et de travailler avec les filières afin de proposer de véritables perspectives de carrière aux professionnels de la petite enfance ?
L’âge avançant, il devient parfois difficile d’exercer ces métiers au quotidien. Des réflexions sont-elles en cours pour faire évoluer le référentiel bâtimentaire afin de mieux tenir compte de la pénibilité au travail et de prévenir en particulier les troubles musculo-squelettiques ?
M. le président Thibault Bazin. Concernant les revalorisations salariales, certaines collectivités nous ont alertés sur la difficulté de financer les 33 % restant à charge.
Mme Catherine Vautrin, ministre. Les métiers du service à la personne sont le deuxième secteur touché par les accidents du travail. Si le degré de gravité est évidemment moins important que dans le bâtiment, de nombreux professionnels souffrent de troubles musculo-squelettiques. Cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons. Une convention est en discussion sur cette question et des propositions vont être formulées dans ce cadre. Nous souhaitons notamment accentuer les actions de prévention et d’information.
Je tiens à préciser que la différence de revalorisation salariale entre public et privé constitue un rééquilibrage, puisque des accords avaient déjà acté une augmentation de 50 euros pour les salariés du secteur public. La difficulté tient au fait qu’il n’existe aucun accord de branche sur le sujet. Notre objectif est de disposer, au terme des négociations en juin 2024, d’une réponse pour l’ensemble des salariés.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Le référentiel bâtimentaire date de 2021 et est en cours d’évaluation. Certaines pistes d’évolution sont déjà à l’étude, parmi lesquelles l’obligation d’une salle de pause.
Nous nous appuyons par ailleurs sur les travaux du comité de filière pour réviser le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) « Accompagnant éducatif petite enfance » (AEPE), afin que l’enseignement ne puisse plus être dispensé intégralement à distance et intègre l’obligation d’un stage en crèche. La révision du diplôme d’infirmier puériculteur est également envisagée.
Cela nécessite auparavant d’objectiver les besoins de chaque territoire. Nous avons pour ce faire demandé, par l’intermédiaire de la Cnaf, que soit renouvelée l’enquête sur les pénuries professionnelles, afin de disposer d’une lecture territoriale fine. Les résultats sont aujourd’hui consolidés et font état d’un manque de 10 000 professionnels, avec des disparités géographiques. Nous avons en outre souhaité que la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) effectue des projections des besoins complémentaires, au-delà de la pénurie constatée, afin d’envisager une trajectoire réaliste, territoire par territoire. Cela nous permettra d’ouvrir les discussions avec les régions en vue d’aboutir localement à une adéquation entre l’offre et les besoins.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez souligné, avec raison, que le contrôle était gage de confiance. Ma question concerne l’expérimentation menée en Haute-Savoie sur l’articulation entre Caf et PMI. Je souhaiterais recueillir votre point de vue sur une évolution des positionnements respectifs de ces deux entités, conduisant à ce que les Caf soient chargées d’un contrôle plein et entier, allant au-delà des seuls aspects financiers, tandis que les PMI verraient leur rôle recentré sur une mission de prévention et d’accompagnement des structures d’accueil et des parents. Les faits de maltraitance peuvent en effet se dérouler dans des lieux d’accueil de jeunes enfants, mais aussi au sein des familles, avec des enjeux en termes d’accompagnement à la parentalité. Cette évolution offrirait aux PMI l’opportunité de nouer une relation nouvelle avec les crèches et les parents et de jouer ainsi pleinement son rôle en matière de prévention.
Mme Catherine Vautrin, ministre. Les Caf sont très performantes en matière de contrôle financier. Notre ambition est d’aller au-delà et d’intégrer dans les contrôles la prise en compte de la qualité d’accueil. Le but de l’expérimentation conduite en Haute-Savoie est de savoir si Caf et PMI peuvent travailler en complémentarité afin d’atteindre cet objectif d’excellence dans les deux domaines.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. L’idée qui prévaut est celle d’une montée en compétences des Caf sur la question du suivi de la qualité d’accueil, qui ne constitue pas aujourd’hui leur cœur de métier. Cette expérimentation est à mon sens une réussite. Elle montre qu’il est possible d’alléger la charge pesant actuellement sur les PMI au profit d’un recentrage sur des missions d’accompagnement. Cela pourra en outre se traduire par un transfert de tâches administratives des PMI vers d’autres agents du conseil départemental.
Mme Catherine Vautrin, ministre. La mise en œuvre de référentiels de qualité est essentielle dans ce contexte, car elle permettra, en offrant un cadre objectif, de garantir un contrôle similaire en tout point du territoire.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. La commission d’enquête doit procéder à l’analyse des stratégies de lobbying des entreprises de crèches et appréhender leur impact sur les pouvoirs publics. Quels contacts entretenez-vous avec les grands groupes de crèches ? J’imagine que la parution du rapport IGF – Igas sur les micro‑crèches et les suites que vous avez décidé d’y donner ont suscité des réactions de leur part.
Mme Catherine Vautrin, ministre. J’ai reçu jeudi dernier pour la première fois plusieurs représentants de l’association des groupes de crèches privés, qui m’ont expliqué tout le mal qu’ils pensaient de la suppression du Cifam. Je considère pour ma part qu’il est important que les entreprises contribuent au financement des crèches. Leur deuxième sujet de préoccupation concernait le volet financier, à propos duquel j’ai mentionné la situation des finances publiques de notre pays. J’ai par ailleurs réaffirmé notre volonté d’appliquer des référentiels et notre vigilance quant à la qualité de l’accueil proposé, quel que soit le mode de garde retenu par les parents. Voilà quels ont été, en toute transparence, les sujets abordés avec la déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches, qui était accompagnée de cinq représentants parmi ses adhérents.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. J’ai pour ma part fait le choix de ne pas recevoir les présidents des grands groupes en période de lancement des contrôles à leur encontre. Les branches professionnelles et les associations ont en revanche été reçues par ma direction de cabinet, dans le cadre des discussions relatives à la revalorisation salariale. Je me suis en outre entretenue avec divers groupes associatifs, dont la fédération Léo-Lagrange, au titre de mes prérogatives « jeunesse ».
Mme Catherine Vautrin, ministre. J’ai également eu un échange, sur un champ plus large, avec la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (Fehap), ainsi qu’avec l’Union nationale des associations familiales (Unaf).
M. le président Thibault Bazin. Nous en venons aux questions des orateurs de groupes.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Vous avez déclaré dans vos propos liminaires, sur le ton de l’évidence, que les problèmes de qualité d’accueil des jeunes enfants n’étaient pas liés au statut du gestionnaire. Je ne partage pas ce point de vue. Nous avons en effet recueilli au cours de nos travaux de nombreux témoignages montrant que si de tels problèmes pouvaient exister partout, la logique financière de certains groupes de crèches engendrait des difficultés accrues. Les éléments chiffrés dont nous disposons pour éclairer ce débat concernent notamment les fermetures administratives de crèches sur décision du préfet, après signalement par une PMI. Or il apparaît que ces mesures concernent uniquement des micro‑crèches relevant de gestionnaires privés lucratifs. Disposez-vous par ailleurs de données concrètes faisant état de fermetures de crèches municipales ?
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Une enquête de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) indique que 21 fermetures administratives sur 26 concernent des établissements d’accueil du jeune enfant de droit privé et que 24 des 26 structures fermées sont des micro‑crèches, dont 93 % lucratives et 7 % associatives.
L’idée selon laquelle statut ne fait pas vertu fait écho à notre volonté d’effectuer des contrôles auprès de l’ensemble des gestionnaires, sans présager des conclusions. Les manquements peuvent être systémiques, mais aussi être le fruit de dégradation des conditions de travail ou de comportements individuels. L’enjeu des contrôles est précisément d’éclairer ces éléments et de mettre en lumière les particularités éventuelles de chaque groupe. Nous engagerons si nécessaire les responsabilités pénales des gestionnaires et mobiliserons l’article 40 du code de procédure pénale chaque fois que nous aurons connaissance de faits délictueux ou de faisceaux d’éléments permettant d’établir la réalité de situations de maltraitance.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Les chiffres que vous nous communiquez signifient que 80 % des fermetures administratives concernent le secteur privé lucratif, lequel représente 25 % des places proposées. Ne pensez-vous pas que ces éléments témoignent de l’existence d’un problème particulier de qualité de l’accueil dans ce type de structures ?
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Le rapport que j’ai rendu public n’établit pas de lien entre la qualité de l’accueil et le modèle économique des crèches. Seuls les contrôles effectués dans les différents groupes permettront d’éclairer ce point. Le rapport indique simplement que le cumul des dérogations dont bénéficient les micro‑crèches, qu’elles soient associatives ou lucratives, peuvent induire un risque en termes de qualité d’accueil. Je ne souhaite en tirer aucune conclusion hâtive, en dehors de la nécessité de démultiplier les contrôles, d’accompagner les PMI dans cette démarche et de publier les décrets permettant d’appliquer des sanctions rapides et graduées en cas de manquements.
Mme Catherine Vautrin, ministre. Cela renvoie à l’importance des référentiels qualité, qui s’appliqueront en tous points du territoire et quel que soit le statut des établissements. Cela se traduira par un ratio d’encadrement unique, variable selon l’âge des enfants. Les contrôles effectués sur la base de ces référentiels permettront d’assurer une qualité d’accueil homogène.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ne faudrait-il pas tirer sans attendre des conclusions des chiffres effarants dont vous nous avez fait part ? Pourquoi les micro‑crèches relèvent-elles majoritairement d’acteurs privés lucratifs ? Cela tient essentiellement à leur statut dérogatoire, qui leur permet de bénéficier d’un coût à la place moindre et explique que le secteur privé se soit engouffré dans cette brèche. Les anciens ministres que nous avons auditionnés nous ont indiqué que le statut des micro‑crèches avait été créé à l’origine pour favoriser le développement de petites structures associatives dans les territoires ruraux. Or 15 ans plus tard, il apparaît que le statut dérogatoire de la micro‑crèche a été utilisé par des groupes privés pour ouvrir des crèches à moindres frais, avec un objectif de rentabilité. Je pense qu’il est temps de prendre la mesure des conclusions des rapports de l’Igas et des éléments issus de l’enquête de la DGCS. Il ne s’agit pas de stigmatiser quiconque, mais de considérer que si 93 % des problèmes concernent un type de gestionnaire, peut-être serait-il pertinent de s’y intéresser de plus près.
M. le président Thibault Bazin. La rapporteure de la commission d’enquête a adressé un questionnaire à l’ensemble des PMI. Les réponses nous permettront de savoir précisément quels établissements sont contrôlés et d’en extraire par exemple les taux d’occurrence en fonction des statuts des structures concernées et des secteurs géographiques.
Les visites effectuées sur le terrain nous ont en outre montré que les rapports et les demandes des PMI pouvaient varier selon le statut de l’établissement contrôlé, les relations établies entre interlocuteurs du secteur public facilitant généralement l’instauration d’un dialogue.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma deuxième question concerne l’engagement du Gouvernement en matière d’ouverture de places en crèche. L’enjeu est important pour les familles, notamment pour les mères qui se voient parfois contraintes, faute de place disponible, à renoncer provisoirement à leur carrière pour s’occuper de leur jeune enfant. Il importe dans ce domaine d’être particulièrement prudent et transparent. Depuis que la commission d’enquête a commencé ses travaux, l’engagement d’ouverture de 100 000 places d’ici la fin du quinquennat suscite un grand scepticisme chez l’ensemble des interlocuteurs auditionnés. En matière de crèches municipales par exemple, qui constituent une part importante du parc, il existe une programmation d’ouverture de places finançables par la Caf ; mais le système en vigueur implique de trouver un tiers financeur. Or les municipalités n’en ont pas les moyens. Si l’engagement gouvernemental vous semble crédible, pourriez-vous nous expliquer comment les collectivités vont parvenir à financer ces nouvelles places ? J’envisage pour ma part trois options : la collectivité territoriale pourra soit bénéficier d’un budget supplémentaire dans la dotation allouée par l’État, soit rogner sur d’autres postes budgétaires afin de dégager les crédits nécessaires, soit augmenter les impôts locaux. Qu’en pensez-vous ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. Le budget disponible est conséquent. Le bonus développement, destiné aux communes et visant à appuyer le financement des places de crèches, atteint 303 millions d’euros. Un accompagnement financier spécifique est en outre prévu pour aider les communes et les EPCI de plus de 3 500 habitants devant exercer les quatre compétences d’autorités organisatrices du service public de la petite enfance. Nous travaillons par ailleurs sur le projet de loi de finances 2025 pour les communes et sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour les EPCI, afin de déterminer le montant nécessaire pour compenser la charge.
J’occupais jusqu’à une période récente les fonctions d’adjointe au maire de Reims : la Ville participait au financement des crèches. Cela faisait partie de la stratégie municipale. Certains élus vont même jusqu’à privilégier le financement de modèles de crèches à vocation d’insertion professionnelle (Avip). L’État doit évidemment prendre sa part et apporter des financements ; mais il revient ensuite aux élus territoriaux de déterminer les stratégies qu’ils souhaitent mettre en œuvre dans leur commune.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Conformément aux recommandations formulées dans le rapport de l’Igas, je souhaite lever d’ici 2026 les trois dérogations dont bénéficient les micro‑crèches, afin d’aligner leur cadre normatif sur celui des petites crèches. Les inspecteurs ont en effet considéré que l’application simultanée de ces dérogations ne permettait pas de garantir la qualité de l’accueil des enfants, sans toutefois établir de lien avec le statut des établissements. Seuls les contrôles que nous sommes en train d’engager dans l’ensemble des groupes permettront de savoir si les problèmes rencontrés sont uniquement le fruit de l’application cumulée des dérogations ou relèvent plus spécifiquement d’un modèle. Dans ce cas, nous prendrons nos responsabilités et dénoncerons les dérives constatées, quel que soit le statut des groupes concernés.
Nous manquons de 200 000 places de crèche. Si notre ambition est d’y remédier, l’accueil collectif ne saurait y suffire. Le mode de garde individuel est aujourd’hui le premier dans notre pays. Tout soutien apporté à l’installation d’assistants maternels, de maisons d’assistants maternels (MAM), de lieux communs, contribuera à la réponse globale apportée à cette question majeure. La réforme du complément de libre choix du mode de garde constituera également un levier permettant de mobiliser des solutions autres que le modèle collectif, que ce soit pour les familles les plus vulnérables ou les familles monoparentales.
Mme Catherine Vautrin, ministre. Nous avons travaillé sur le sujet avec l’ensemble des associations d’élus. Je rappelle par ailleurs que 400 millions d’euros du Fonds national d’action sociale (Fnas) n’ont pas été consommés l’année dernière.
M. William Martinet (LFI-NUPES). Il convient de ne pas se méprendre sur l’origine de ce reliquat, essentiellement dû à l’insuffisance de la subvention à la place et au fait que les collectivités n’ayant bien souvent pas les moyens d’assurer le rôle de tiers financeur, les places de crèche ne sont finalement pas ouvertes. Le problème reste donc entier.
Ma dernière question concerne l’attractivité du secteur et les revalorisations salariales. On évoque trop rarement la pénibilité physique et psychologique associée aux métiers de la petite enfance. S’occuper de jeunes enfants suppose des ports de charges lourdes, des postures inconfortables, un environnement de travail bruyant et une tension permanente. J’espère que cette commission d’enquête contribuera à mettre en lumière les difficultés d’exercice de ces professions méconnues. Au-delà de la reconnaissance symbolique, il me semble important d’évoquer le volet pécuniaire. Ces professionnels sont en effet très mal payés. Un auxiliaire de puériculture perçoit bien souvent le Smic, y compris après plusieurs années d’exercice du métier. Les éducateurs de jeunes enfants et les infirmiers de puériculture, pourtant titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, ne gagnent que quelques centaines d’euros de plus. Or la revalorisation salariale de 100 euros mensuels pour les professionnels travaillant dans les collectivités territoriales et de 150 euros pour les salariés du secteur privé, lucratif ou non, va, elle aussi, nécessiter la participation d’un tiers financeur. Si les groupes privés disposent des budgets nécessaires pour financer cette augmentation, elle risque d’être un problème majeur pour les collectivités publiques, qui n’auront pas les moyens suffisants et devront y renoncer. Que comptez-vous faire pour que la revalorisation salariale concerne l’ensemble des professionnels du secteur ? Estimez-vous par ailleurs qu’une augmentation de 100 ou 150 euros par mois soit suffisante pour accroître l’attractivité de ces métiers et rémunérer les professionnels à la hauteur de leurs qualifications, de leur engagement et de l’importance de leurs métiers ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. Les crèches sont une compétence des collectivités. L’État participe à leur financement à hauteur de 66 %, mais n’ira pas au-delà. Il revient donc aux élus locaux de faire des choix et de prendre la décision d’allouer ou non une part du budget de leur collectivité au financement des établissements d’accueil de jeunes enfants. Il en va de même pour les revalorisations salariales. Le Smic a été revalorisé à sept reprises depuis 2021. D’aucuns trouveront cela insuffisant. Il ne faut toutefois pas oublier que les salariés percevant une rémunération légèrement supérieure au Smic n’ont pas bénéficié d’une évolution comparable. La question est néanmoins, j’en conviens, très difficile.
La pénibilité des métiers de la petite enfance n’est pas à démontrer. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’étais très favorable à l’inscription dans l’accord national interprofessionnel (ANI), qui n’a finalement pas abouti, du bilan à 360 degrés en milieu de carrière. Il s’agissait de permettre aux professionnels, essentiellement des femmes, âgés d’environ 45 ans et commençant à ressentir les effets d’un parcours déjà long et difficile, d’envisager des passerelles vers d’autres emplois moins physiques, en recourant éventuellement au dispositif de validation des acquis de l’expérience. Cette difficulté concerne également les aides-soignants et les infirmiers. Aussi souhaitons-nous appréhender cette question pour l’ensemble des métiers du soin. Il est essentiel de prévoir des voies de reconversion.
Concernant la sinistralité, sachez que nous allons proposer dans le cadre du PLFSS pour 2025 un fonds annuel dédié au secteur social et médico-social au sein de la convention d’objectifs et de gestion de l’assurance maladie relative aux accidents du travail et aux maladies professionnelles (COG AT-MP). Nous sommes très attentifs à la question des troubles musculo-squelettiques et conscients de la nécessité d’accompagner les branches et les salariés.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Dans la Cog actuelle, 60 millions d’euros ont vocation à financer du matériel adapté, pour contribuer par exemple à l’aménagement de salles de pause ou limiter la sinistralité en améliorant les conditions de travail.
La question de l’attractivité intègre non seulement la prise en compte de cette dimension de pénibilité, mais aussi des aspects liés à la rémunération, à la formation, aux perspectives d’évolution professionnelle et au regard posé par la société sur les métiers de la petite enfance. Il est essentiel de souligner le rôle primordial joué par ces professionnels dans le développement de l’enfant. J’ajoute que les conditions de travail ont un impact direct sur la qualité de l’accueil proposé.
Mme Anne Bergantz (Dem). Quelles solutions le Gouvernement souhaite-il promouvoir pour répondre à l’évolution défavorable du nombre d’assistants maternels ? Comment faciliter leur accès à la formation ?
J’observe par ailleurs que le sujet des crèches familiales a été relativement peu évoqué au cours des auditions organisées par la commission d’enquête. Conduisez-vous des réflexions sur le sujet ?
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. Les deux leviers que vous mentionnez sont absolument essentiels dans le projet de service public de la petite enfance.
Le mode d’accueil individuel joue un rôle fondamental dans le quotidien de nombreuses familles. Je compte m’appuyer, pour favoriser l’accroissement du nombre d’assistants maternels, sur le plan « accueil individuel » préparé par ma prédécesseure. Cela comprend un accès facilité à la formation et une évolution de la relation avec les PMI, qui doivent être perçues par les assistants maternels comme des structures d’accompagnement. Il importe également de répondre aux évolutions de notre société. De plus en plus d’assistants maternels occupent en effet des logements de superficie relativement faible et aspirent à un nouvel équilibre entre vie personnelle et professionnelle. Nombre d’entre eux ne souhaitent plus, par exemple, accueillir des enfants à leur domicile. La Cog prévoit ainsi de consacrer des financements au développement de tiers lieux d’accueil tels que les maisons d’assistants maternels, offrant la possibilité d’un travail collectif.
Il m’apparaît en outre essentiel d’apporter à ces professionnels une garantie de rémunération. Le plus grand danger pour un assistant maternel est l’impayé et le risque de précarisation qui s’y rattache. Il convient donc de simplifier les démarches et de sécuriser la relation entre parents employeurs et assistants maternels, grâce à des dispositifs comme Pajemploi.
Des associations territoriales s’organisent par ailleurs pour permettre le recrutement de nouvelles générations d’assistants maternels. Le métier a évolué et le fait d’apporter des réponses opérationnelles, souples et de proximité en termes de logement, de possibilités de tiers lieux et de répit en cas de maladie par exemple me semble de nature à améliorer l’attractivité de ces métiers, en favorisant la mise en réseau, l’achat de matériel en commun et l’accès à des formations.
Nous serons ainsi au rendez-vous des projets collectifs, sans pour autant négliger l’accueil individuel.
Les crèches familiales ont, malheureusement, quasiment disparu. La crise que traverse le secteur de la petite enfance me semble donner l’occasion de relancer ce modèle. J’ai l’intention de travailler sur ce sujet avec les Cnaf et dans le cadre de France Familles.
Il n’existe pas de solution miracle. La réponse à cette crise passera selon moi par la diversité des possibilités offertes aux parents : préscolarisation, micro‑crèches, accueils collectifs, mode de garde individuel, Avip, etc. J’ai la certitude que la conjugaison de ces modèles nous permettra de construire un service public de la petite enfance répondant aux besoins des territoires et des familles.
Mme Catherine Vautrin, ministre. Des maisons de santé sont créées dans un certain nombre de territoires. Nicolas Grivel, directeur de la Cnaf, travaille à un potentiel appel à projets visant à inclure dans ces maisons un relais d’accueil d’assistants maternels. Une telle initiative offrirait la possibilité d’une part aux personnels de santé de disposer d’un mode de garde de proximité pour leurs jeunes enfants, d’autre part aux assistants maternels d’exercer leur activité dans des conditions favorables.
Mme Anne Bergantz (Dem). Ma deuxième question concerne le Cifam, que le rapport de l’Igas propose de supprimer à terme. Il est évident que le modèle économique de la crèche privée conduit les structures, dans les réponses qu’elles apportent aux appels d’offres, à effectuer un calcul de moyenne entre le prix du berceau de la délégation de service public et celui qu’elles peuvent obtenir avec un tiers financeur dans le cadre du Cifam. Cela fait aujourd’hui partie intégrante du modèle. Allez-vous réfléchir à une éventuelle suppression du Cifam ? Comptez-vous procéder à l’évaluation des effets potentiels d’une telle mesure ? Ne serait-il pas envisageable de faire plutôt évoluer ce dispositif ?
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée. La proposition visant à supprimer le Cifam me semble trop radicale. Cela ferait indéniablement peser sur le nombre de berceaux disponibles un risque que je ne souhaite pas courir. Je vous annonce donc que nous n’allons pas suivre cette recommandation, quand bien même le maintien de ce dispositif représente un effort financier de 195 millions d’euros de dépenses fiscales.
Force est toutefois de constater que le fonctionnement du Cifam n’est pas satisfaisant. En effet, 31 % des dépenses consenties dans ce cadre sont captées par de très grandes entreprises. Notre objectif est de procéder à court terme à une régulation du prix du berceau, en fixant par exemple un plafond. De mémoire, le Cifam couvre 50 % de la dépense, à hauteur de 500 000 euros au maximum.
Maintenir la contribution des entreprises dans le mode de garde est en outre un moyen de les impliquer dans la politique familiale, donc dans l’accompagnement de leurs salariés, et contribue à leur attractivité. Cela suppose que cette possibilité soit ouverte à l’ensemble des entreprises, quelle que soit leur taille.
Améliorer le Cifam contribuera à rendre le dispositif plus lisible pour les professionnels. Je compte faire instruire différentes hypothèses et y travailler avec le monde économique impliqué dans l’achat des berceaux, afin de donner davantage de stabilité à la trajectoire des places à créer.
M. le président Thibault Bazin. Les administrations d’État achètent des berceaux. Il serait intéressant de connaître le montant qu’elles y consacrent et les critères éventuellement qualitatifs retenus. Dans quelle mesure ces éléments chiffrés pourraient-ils servir de référence ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. Cela mérite d’être étudié. Dans cette démarche, la lisibilité est essentielle et le référentiel intéressant.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Le service public de la petite enfance qui vient d’être instauré repose notamment sur le principe d’égalité de traitement. Or le Cifam et le mécanisme de tiers financement par les entreprises créent des situations d’inégalité. Tous les parents n’ont en effet pas la chance d’avoir un employeur qui actionne ce levier. Il apparaît par ailleurs que certaines entreprises, en achetant un berceau, s’assurent un droit de priorité. Concrètement, lorsque des parents ont besoin d’une place en crèche pour leur enfant et que leur entreprise a acheté des berceaux assortis d’un droit de priorité, cela conduit le gestionnaire de crèche à mettre dehors un enfant pour le remplacer par celui-ci, plus rentable. Cela me semble totalement incompatible avec la création d’un service public de la petite enfance. Je conçois tout à fait que le secteur des crèches ait besoin de stabilité, de visibilité et de temps pour intégrer ces réflexions ; mais je pense aussi qu’il faut saisir l’opportunité qui nous est donnée au travers des rapports précédemment mentionnés et des travaux de cette commission d’enquête pour envisager une perspective d’évolution permettant de respecter le principe d’égalité de traitement inhérent au service public.
M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, Mesdames les ministres. Si vous souhaitez compléter, préciser ou modifier certaines des réponses apportées à notre commission d’enquête, merci de transmettre les éléments additionnels ou correctifs à la rapporteure dans les meilleurs délais.
Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Puisqu’il s’agit de notre dernière audition, j’informe les collègues que mon projet de rapport sera mis en consultation aux alentours du 20 mai 2024.
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([1]) La composition de la commission d’enquête se trouve au verso