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N° 618

______

 

ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 novembre 2024.

 

 

 

RAPPORT

 

 

 

FAIT

 

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION de loi visant à instaurer une rémunération maximale dans les entreprises,

 

 

 

 

Par M. Matthias Tavel,

 

 

Député.

 

——

 

 

 

 

 

Voir le numéro : 412.

 

 

 


  SOMMAIRE

___

Pages

IntroDUCTION

I. l’envolée de la rémunération des grands patrons en france : des montants hors normes et indécents

II. Des écarts de rémunération excessifs à la fois injustes et injustifiés

A. D’un point de vue social et écologique

1. Un enjeu de justice sociale et de cohésion sociale

2. Une déconnexion croissante entre les bas salaires et les plus hautes rémunérations

B. D’un point de vue économique

III. instaurer dans la loi des écarts de rémunération socialement acceptables

A. Des mesures existantes de portée limitée

1. Un plafonnement exemplaire de la rémunération des dirigeants du secteur public

2. L’échec de l’autorégulation dans le secteur privé

B. plafonner les écarts de rémunération dans les entreprises

COMMENTAIRE des articles

Article 1er Plafonnement de l’écart de rémunération entre le salaire le plus faible et la rémunération maximale dans une entreprise

Article 2 Inciter les entreprises à réduire les écarts de rémunération de un à douze par l’impôt sur les sociétés

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Annexe  1 : Liste des personnes entendues par le rapporteur

ANNEXE  2 : CONTRIBUTIONS ÉCRITES reçues par le rapporteur

ANNEXE  3 : textes susceptibles d’Être abrogÉs ou modifiÉs À l’occasion de l’examen DE LA PROPOSITION DE LOI

 


   IntroDUCTION

I.   l’envolée de la rémunération des grands patrons en france : des montants hors normes et indécents

Les écarts de rémunération dans les plus grandes entreprises n’ont jamais été aussi élevés qu’aujourd’hui du fait de l’envolée historique des rémunérations des grands patrons.

En France, à la fin des années 1970, le rapport moyen entre le salaire ouvrier et la rémunération des dirigeants des grandes entreprises (hors stock-options et attributions gratuites d’actions) était de l’ordre de 1 à 40 ([1]). Cet écart se creuse depuis d’année en année. D’après l’association Oxfam, entre 2011 et 2021, l’écart de rémunération entre le salaire moyen des dirigeants des cent plus grandes entreprises cotées en Bourse et le salaire médian de leurs salariés est ainsi passé de 64 à 97 et de 96 à 163 pour les seules entreprises du CAC 40. Sur la période analysée, la rémunération des dirigeants a augmenté de 66 % tandis que celle des salariés de ces mêmes entreprises, de 21 % ([2]).

Les rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises atteignent en valeur absolue des montants records et s’inscrivent en forte hausse chaque année. D’après les estimations du cabinet de conseil Proxinvest, la rémunération totale moyenne des présidents exécutifs des entreprises du CAC 40 s’établit à 7,1 millions d’euros par an en 2023 (+ 37 % par rapport à 2019) ([3]). À l’échelle des entreprises du SBF 120 ([4]), la rémunération moyenne des présidents exécutifs s’élève à 4,3 millions d’euros par an en 2023 (+ 17 % par rapport à 2019).

Les plus hautes rémunérations ont été attribuées en 2023 au directeur général de Dassault Systèmes, Bernard Charlès (46,8 millions d’euros), et au directeur général de Stellantis, Carlos Tavares (29,7 millions d’euros) et au président-directeur général de Teleperformance, Daniel Julien (10,8 millions d’euros) ([5]).

Ces inégalités salariales manifestes mettent à mal les fondements de notre contrat social. L’annonce de rémunérations « choquantes et excessives » selon les mots du Président de la République, Emmanuel Macron, au sujet du salaire (66 millions d’euros au titre de l’année 2021) attribué au directeur général du groupe automobile Stellantis, Carlos Tavares, fait l’objet de polémiques et de contestations régulières qui appellent une intervention forte des pouvoirs publics.

II.   Des écarts de rémunération excessifs à la fois injustes et injustifiés

A.   D’un point de vue social et écologique

1.   Un enjeu de justice sociale et de cohésion sociale

L’augmentation de la rémunération des dirigeants des entreprises cotées en bourse n’est pas un phénomène isolé ; elle s’inscrit dans une tendance mondiale à la hausse des très hauts revenus au niveau des 1 % et des 0,1 % les plus riches mise notamment en évidence par les travaux de l’économiste Thomas Piketty ([6]). Elle est symptomatique du creusement des inégalités au plus haut de l’échelle des revenus et soulève en premier lieu des enjeux en termes de justice sociale et de cohésion sociale.

La sociologue Élise Penalva-Icher, auditionnée par le rapporteur, rappelle à ce titre que, pour être socialement acceptables, les écarts de rémunération doivent pouvoir s’appuyer sur des principes élémentaires de justice, des valeurs reconnues et partagées collectivement et qui suscitent des formes d’adhésion (par exemple, la compétence, l’ancienneté, la performance individuelle, le risque, etc.).

Or, l’envolée des rémunérations des dirigeants en France à des niveaux « hors normes » qui ne sauraient être justifiées par le talent ou les seules compétences d’un individu est à la fois incompréhensible et injustifiée aux yeux des salariés et des citoyens ; elle s’apparente à une forme de sécession d’une oligarchie économique et financière. Ce faisant, elle contribue à nourrir des sentiments de défiance et fragiliser la cohésion sociale à l’échelle des entreprises concernées et de la société dans son ensemble. Les salaires revêtent d’abord une dimension matérielle ; mais ils sont aussi des symboles qui peuvent tout autant produire de la cohésion sociale ou accroître les frustrations et les tensions sociales ([7]). De telles rémunérations jettent aussi le discrédit sur l’ensemble des cadres dirigeants et dirigeants salariés d’entreprise alors même que leur rémunération moyenne est très loin de sommes aussi extravagantes (59 926 euros net en équivalent temps plein – ETP – par an en moyenne en 2022 ([8])).

Le cabinet de conseil Proxinvest a indiqué en audition prendre en compte cette dimension sociale lors de l’appréciation de résolutions relatives à la rémunération de dirigeants soumises à leurs clients actionnaires. Du point de vue d’un investisseur, un écart de rémunération excessif peut être considéré comme un préjudice potentiel à l’intérêt social d’une entreprise. Dans cette perspective, il est cohérent de se référer à des niveaux de rémunération « socialement responsable » selon la terminologie du cabinet.

Les montants de rémunération en jeu constituent en outre un très mauvais signal écologique. Ils contribuent à ériger comme modèle des modes de vie et de consommation ostentatoires particulièrement coûteux pour l’environnement. Un rapport récemment publié de l’association Oxfam met en évidence que les 1 % les plus riches ont généré 16 % des émissions mondiales liées à la consommation en 2019 soit plus que l’ensemble des émissions liées aux voitures et au transport routier et autant d’émissions de carbone que celles émises par les cinq milliards de personnes les plus pauvres dans le monde ([9]).

Le mode de détermination de ces rémunérations, fondées encore très largement sur des critères court-termistes et financiers, place au second plan les enjeux écologiques de plus long terme ; les dirigeants sont faiblement incités par leur biais de leur rémunération à engager les plus grandes entreprises françaises vers des trajectoires ambitieuses de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre.

2.   Une déconnexion croissante entre les bas salaires et les plus hautes rémunérations

Les rémunérations astronomiques des grands patrons, en hausse de plus de 90 % entre 2011 et 2021 au niveau des entreprises du CAC 40 ([10]), sont très largement déconnectées des niveaux de salaires perçus par l’ensemble des salariés et des dynamiques de progression salariale observées ces dernières années.

Le salaire médian s’élève à 2 183 euros net par mois en équivalent temps plein (ETP) en 2023 dans le secteur privé ([11]). Un salarié sur dix gagne moins de 1 512 euros net par mois. Du fait de l’inflation (+ 4,9 % mesurée par l’indice des prix à la consommation), le salaire net moyen a continué de baisser en 2023 à hauteur de – 0,8 % en termes réels après – 1,0 % en 2022.

En prenant en compte l’indice des prix à la consommation harmonisé, plus appropriée pour évaluer l’inflation réelle, la baisse des salaires mesurée est deux fois plus forte : – 1,7 % en 2023 et – 1,6 % en 2022, soit une baisse de plus de 3 % en deux ans ([12]).

B.   D’un point de vue économique

Injuste et socialement contestable, l’envolée des rémunérations des dirigeants n’est également ni efficace ni légitime d’un point de vue économique. La défiance et le sentiment de déconnexion ressentis par les salariés à l’égard de telles rémunérations est de nature à saper la motivation et le sentiment d’appartenance commune à l’entreprise comme « travailleur collectif ».

Les rémunérations des dirigeants sont par ailleurs de plus en plus fondées sur une part variable et l’attribution d’actions dont la valeur dépend de l’évolution des cours boursiers. Dans son rapport précité, Oxfam constate ainsi que parmi les trois rémunérations les plus élevées de dirigeants en France en 2021, 21,3 % des montants correspondent à une part variable (et non fixe) et 72,7 % est composé d’actions. Cette structure de rémunération ainsi que les critères de performance qui y sont associés incite les dirigeants à se focaliser sur les résultats financiers à court terme au détriment de l’intérêt de long terme de l’entreprise, de l’emploi de l’investissement productif ou de la bifurcation écologique de l’outil de production. La prise en compte de cet horizon temporel nécessiterait d’introduire des critères extra-financiers rigoureusement définis, qu’ils soient économiques, sociaux ou écologiques. L’intégration de ces critères demeure à ce jour timide, partielle et reléguée au second plan dans les choix d’investisseurs.

Parmi les facteurs pouvant expliquer l’envolée de la rémunération des grands patrons, les effets des modes de gouvernance et du fonctionnement des conseils d’administration caractérisés par une forte endogamie et une faible représentation des salariés, ainsi que la prégnance de mécanismes de réseau, de logiques de rentes et de privilèges sont particulièrement mis en évidence par la littérature scientifique ([13]). L’ensemble des personnes auditionnées a souligné des effets d’entraînement et de comparaison entre dirigeants ; les augmentations des uns justifiant celles des autres sans rapport avec les performances réelles des entreprises ni avec les ratios salariaux internes à ces entreprises.

L’analyse de ces mécanismes invite à ne pas y déceler une nécessité économique mais plutôt un système néfaste nécessitant d’être réformé et mieux encadré.

III.   instaurer dans la loi des écarts de rémunération socialement acceptables

A.   Des mesures existantes de portée limitée

Les mesures prises par les pouvoirs publics et le secteur privé ces dix dernières années pour « moraliser et encadrer les rémunérations des dirigeants d’entreprise » ([14]), conformément à l’engagement du ministre de l’économie, des finances et du commerce extérieur en 2012, ont démontré une efficacité très limitée et n’ont manifestement pas permis d’infléchir la course aux plus hautes rémunérations à l’exception notable du secteur public.

1.   Un plafonnement exemplaire de la rémunération des dirigeants du secteur public

Seul le secteur public est aujourd’hui concerné par une mesure stricte de plafonnement des rémunérations. Depuis 2012, conformément au décret n° 2012‑915 du 26 juillet 2012 relatif au contrôle de l’État sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises publiques ([15]), la rémunération des dirigeants d’entreprises publiques dont l’État est actionnaire majoritaire est en effet plafonnée à hauteur de 450 000 euros par an. Ce montant a été déterminé pour représenter vingt fois la moyenne des plus bas salaires.

L’écart de rémunération est ainsi passé au sein du groupe Électricité de France (EDF) de 23 en 2011 à 5,35 en 2021 ([16]). Ce plafond s’impose aux dirigeants d’établissements publics à caractère industriel et commercial et d’entreprises publiques influentes comme Aéroports de Paris, la SNCF, France Télévisions, La Poste, la Caisse des dépôts et consignations, la Banque publique d’investissement ou encore la RATP présidée par l’ancien Premier ministre, M. Jean Castex.

Le départ de l’ancien président-directeur général du groupe EDF en 2022, Jean-Bernard Lévy, a pu susciter des débats sur l’opportunité de supprimer ou de déplafonner le décret ([17]), qui demeure en vigueur aujourd’hui. Le maintien du décret n’a pas fait obstacle au recrutement d’un successeur. Son application depuis plus de dix ans témoigne du fait que le salaire ne saurait à lui seul constituer l’unique étalon pour attirer et recruter des dirigeants et dirigeantes compétents.

2.   L’échec de l’autorégulation dans le secteur privé

Dans le secteur privé, l’appel des pouvoirs publics à une modération et un contrôle accru des rémunérations excessives s’est traduit par l’adoption de règles de « bonnes pratiques » à défaut de normes de niveau législatif ou réglementaire. Le code de gouvernement d’entreprise « Afep-Medef », élaboré par l’Association française des entreprises privées (Afep) et le Mouvement des entreprises de France (Medef), prévoit ainsi plusieurs dispositions encadrant la rémunération des dirigeants ; celles-ci sont régulièrement révisées notamment en réaction aux diverses polémiques.

La portée juridique de ces dispositions demeure néanmoins limitée. L’article L. 22‑10‑10 du code de commerce impose en effet uniquement aux entreprises cotées qui se référeraient au code Afep-Medef de justifier les raisons pour lesquels elles écartent son application en vertu du principe « appliquer ou expliquer » (« comply or explain »). Ce code a également la spécificité d’être élaboré de manière unilatérale sans intervention des pouvoirs publics ni concertation d’autres parties prenantes ; ce qui amoindrit son niveau d’exigence et sa légitimité ([18]). Son mode d’élaboration serait une spécificité française ([19]).

Dans un contexte caractérisé par la primauté de ce code de bonnes pratiques, le législateur est principalement intervenu à titre supplétif pour garantir la publicité et la transparence des éléments de rémunération des dirigeants des sociétés côtés ([20]). Si ces principes sont favorables à un débat démocratique éclairé sur les rémunérations, en l’absence de mesures d’encadrement plus strictes, leur application n’a néanmoins pas permis de limiter l’inflation des rémunérations voire a paradoxalement pu contribuer à des effets de surenchère entre les grandes entreprises cotées.

Enfin, le vote contraignant des actionnaires sur les rémunérations des dirigeants ([21]), introduit par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », et révisé par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi « Pacte », n’a pas permis de modérer davantage les niveaux de rémunération. Le cabinet de conseil Proxinvest confirme le fait que les résolutions concernant la rémunération des dirigeants sont très rarement rejetées par les actionnaires.

Dans ce contexte, la nécessité d’encadrer et de plafonner directement dans la loi les rémunérations des dirigeants des grandes entreprises et de limiter les écarts de rémunérations dans le secteur privé revient régulièrement dans le débat public. Dans leur ouvrage intitulé Le Facteur 12 : pourquoi il faut plafonner les revenus, les économistes Gaël Giraud et Cécile Renouard proposaient en 2012 la mise en place d’un écart maximal des salaires de un à douze. Plusieurs initiatives parlementaires ont porté le sujet à l’agenda politique ces dernières années ; c’est le cas par exemple de la proposition de loi pour une limite décente des écarts de revenus déposée par M. Dominique Potier et examinée par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale en février 2020 ([22]).

B.   plafonner les écarts de rémunération dans les entreprises

La présente proposition de loi vise à limiter les écarts de rémunération au sein des entreprises et inciter à la revalorisation des plus bas salaires.

Son article 1er plafonne la rémunération maximale appliquée dans une entreprise à vingt fois le montant du salaire le plus faible. Il fixe ainsi un écart de rémunération maximal de un à vingt entre la plus haute rémunération et le salaire le plus bas. La disposition a vocation à s’appliquer à l’ensemble des « salariés ou mandataires sociaux [...], des sociétés, groupements ou personnes morales [...] et des établissements publics à caractère industriel et commercial ».

L’article 2 instaure un mécanisme fiscal incitatif à la réduction des écarts de rémunération au sein d’une entreprise en deçà d’un facteur douze entre le salaire le plus faible et la rémunération la plus élevée. Il modifie l’article 39 du code général des impôts de façon à exclure des dépenses de personnel déductibles pour le calcul de l’impôt sur les sociétés « la fraction de rémunération » excédant un plafond égal à douze fois le montant annuel du salaire le plus faible versé au sein de l’entreprise ainsi que les cotisations sociales associées à ces rémunérations excédentaires.

 


   COMMENTAIRE des articles

Adopté avec modifications

L’article 1er crée un nouveau chapitre intitulé « Encadrement des écarts de rémunération au sein d’une même entreprise » inséré au titre III du livre II de la troisième partie du code du travail. Il plafonne la rémunération maximale appliquée dans une entreprise à vingt fois le montant du salaire le plus faible et précise le champ et les modalités d’application de la disposition.

  1.   Le droit en vigueur
    1.   L’encadrement des salaires et des rémunérations par le droit du travail

La liberté contractuelle au nom de laquelle le salaire est librement fixé dans le contrat de travail n’exclut pas l’obligation pour l’employeur de respecter les règles légales relatives à la détermination du salaire : le salaire ne peut notamment pas être inférieur au salaire minimum interprofessionnel de croissance (articles L. 3231‑1 et suivants du code du travail) et doit être mensualisé (article L. 3242‑1).

L’employeur doit également garantir, « pour un même travail ou pour un travail de valeur égale », l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes (article L. 3221‑2) ; ce qui exclut toute disparité de rémunération ou discrimination salariale fondée sur l’appartenance à l’un ou l’autre sexe (article L. 3221‑5). La publication d’un index de l’égalité professionnelle, introduit par la loi n° 2018‑771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel à l’article L. 1142‑8 et obligatoire pour les entreprises d’au moins cinquante salariés, vise à ce titre à inciter les entreprises à prendre des mesures pour corriger et supprimer les écarts de rémunération existants. La directive européenne 2023/970 sur la transparence salariale du 10 mai 2023, dont la transposition doit intervenir en droit français en 2025 ou 2026, impose dans cette même perspective la publicité des grilles salariales des grandes entreprises.

Le code du travail prévoit également une négociation obligatoire en entreprise sur la rémunération, « notamment les salaires effectifs, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise » ainsi que sur les « mesures visant à supprimer les écarts de rémunération [entre les hommes et les femmes] » au moins une fois tous les quatre ans (article L. 2242‑1).

  1.   Les règles applicables à la rémunération des dirigeants
    1.   Un plafonnement de la rémunération des dirigeants par décret dans le secteur public

Le décret n° 2012-915 du 26 juillet 2012 relatif au contrôle de l’État sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises publiques a plafonné la rémunération annuelle fixe et variable des dirigeants dans le secteur public à hauteur de 450 000 euros brut ([23]). Cette réglementation concerne à la fois les établissements publics à caractère industriel et commercial et les entreprises publiques dont l’État est actionnaire majoritaire visés à l’article L. 133‑1 du code des juridictions financières comme Électricité de France (EDF), la SNCF, Areva, La Poste, Aéroports de Paris, la RATP ou encore France Télévisions.

  1.   La portée très limitée du code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées « Afep-Medef »

Dans le secteur privé, les « bonnes pratiques » occupent une place prédominante. Les dispositions encadrant les rémunérations au sein du code de gouvernement d’entreprise « Afep-Medef », élaboré par l’Association française des entreprises privées (Afep) et le Mouvement des entreprises de France (Medef) sans association d’autres parties prenantes, font l’objet de révisions périodiques depuis une dizaine d’années vraisemblablement en réaction aux diverses polémiques et controverses :

– celles-ci prévoient depuis 2013 une procédure de consultation de l’assemblée générale sur la rémunération individuelle des dirigeants mandataires sociaux exécutifs ([24]) selon le principe anglo-saxon « say on pay » ([25]) ;

– dans sa version révisée de décembre 2022, le code recommande de fixer la rémunération des dirigeants en intégrant des critères liés à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Son paragraphe 26 prévoit ainsi que « la rémunération de ces dirigeants doit être compétitive, adaptée à la stratégie et au contexte de l’entreprise et doit avoir notamment pour objectif de promouvoir la performance et la compétitivité de celle-ci sur le moyen terme, en intégrant plusieurs critères liés à la responsabilité sociale et environnementale, dont au moins un critère en lien avec les objectifs climatiques de l’entreprise. Ces critères, définis de manière précise, doivent refléter les enjeux sociaux et environnementaux les plus importants pour l’entreprise. Les critères quantifiables doivent être privilégiés. »

Ces règles revêtent toutefois une portée contraignante très limitée. La loi n’impose pas à une société cotée en Bourse d’adhérer à un code de gouvernement d’entreprise ni d’appliquer ses principes. Dans le cas où une société s’y référerait « volontairement », elle prévoit uniquement que le rapport du conseil d’administration sur le gouvernement d’entreprise mentionné aux articles L. 225‑37 et L. 225‑68 du code de commerce explicite « les dispositions qui ont été écartées et les raisons pour lesquelles elles l’ont été » (4° de l’article L. 22‑10‑10 du code de commerce) conformément au principe introduit par le code Afep-Medef du « comply or explain » (« appliquer ou expliquer »).

  1.   Une intervention du législateur limitée à la transparence des rémunérations et aux modes de gouvernance

Le législateur est principalement intervenu depuis les années 2000 pour garantir la publicité et la transparence des rémunérations des dirigeants des sociétés cotées. L’article L. 22‑10‑9 du code de commerce prévoit ainsi que le rapport sur le gouvernement d’entreprise susmentionné détaille les éléments fixes, variables et exceptionnels composant la rémunération totale et les avantages de toute nature attribuables aux dirigeants en raison de leur mandat.

Les informations contenues dans ce rapport font également l’objet d’une publication annuelle ([26]) de l’Autorité des marchés financiers (AMF) en application de l’article L. 621-18-3 du code monétaire et financier. L’AMF contrôle dans ce cadre l’obligation de transparence et la conformité des pratiques des entreprises cotées à la loi et au code de gouvernance auquel elles se réfèrent.

La portée symbolique de la procédure consultative introduite en 2013 par le code Afep-Medef – le rejet à titre « consultatif » par l’assemblée générale de Renault en avril 2016 de la proposition de rémunération de l’ancien président-directeur général M. Carlos Ghosn n’ayant pas empêché le conseil d’administration de maintenir la rémunération envisagée – a également pu inciter le législateur français à rendre le vote des actionnaires sur la politique de rémunération des mandataires sociaux et les montants de leurs rémunérations contraignant (et non plus simplement consultatif).

Sous l’influence du droit européen ([27]), cette évolution a été introduite par la loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II » ([28]) puis révisée par la loi n° 2019‑486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dites loi « Pacte » ([29]). Le régime actuellement en vigueur est codifié aux articles L. 22-10-8 et L. 22-10-34 du code de commerce.

La loi Pacte a par ailleurs également visé à renforcer la présence d’administrateurs représentants des salariés au sein des conseils d’administration ou de surveillance. À la différence d’autres pays en Europe comme l’Allemagne ou la Suède, leur représentation demeure faible en France – où elle est passée de 7,1 % à 13,7 % entre 2015 et 2021 dans les conseils des sociétés du SBF 120 suite à la loi Pacte – alors même qu’elle serait un facteur de modération de la redistribution des profits aux seuls actionnaires et encouragerait l’adoption d’une stratégie plus favorable à l’intérêt social à long terme de l’entreprise ([30]). Dans son rapport sur les inégalités salariales dans les grandes entreprises, l’association Oxfam recommande à ce titre de porter la part des représentants des salariés au sein des conseils d’administration ou de surveillance à un tiers dans les groupes de 250 à 500 équivalents temps plein (ETP) et à 50 % dans les groupes de plus de 500 ETP.

  1.   instaurer un écart de rémunération maximal dans les entreprises

L’article 1er de la présente proposition de loi plafonne la rémunération maximale appliquée dans une entreprise à vingt fois le montant du salaire le plus faible et précise le champ et les modalités d’application de la disposition. Il vise à réduire les inégalités de salaires au sein des entreprises, sans pour autant empêcher les dirigeants d’augmenter leur rémunération, dès lors que les plus bas salaires de la même entreprise sont augmentés dans les mêmes proportions.

Il crée dans le code du travail un nouveau chapitre intitulé « Encadrement des écarts de rémunération au sein d’une même entreprise » et inséré au titre III « Détermination du salaire » du livre II de la troisième partie « Durée du travail, salaire, intéressement, participation et épargne salariale ». Quatre articles composent ce nouveau chapitre :

– l’article L. 3230‑1 précise le champ d’application des dispositions du chapitre constitué des « salariés ou mandataires sociaux [...], des sociétés, groupements ou personnes morales [...] et des établissements publics à caractère industriel et commercial. » ;

– l’article L. 3230‑2 fixe un écart de rémunération allant de un à vingt entre le salaire le plus faible et la rémunération maximale versés dans une même entreprise ; le montant annuel du salaire maximal ou de la rémunération maximale étant calculé « en intégrant tous les éléments fixes, variables ou exceptionnels de toute nature qui la composent ».

L’article L. 3221‑3 du code du travail définit par ailleurs la rémunération comme « le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum et tous les autres avantages et accessoires payés, directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au salarié en raison de l’emploi de ce dernier. » La notion englobe ainsi le salaire de base et l’ensemble des autres avantages et accessoires (primes, bonus, gratifications, avantages en nature, etc.) ;

– l’article L. 3230‑3 énonce la nullité de plein droit de « toute convention ou décision ayant pour effet de porter le salaire à un montant » qui ne respecterait pas l’écart de rémunération fixé à l’article L. 3230-2 ;

– l’article L. 3230‑4 prévoit qu’un décret en Conseil d’État « détermine les conditions d’information et de consultation du personnel sur les écarts de rémunération » dans le cadre de la consultation annuelle sur la politique sociale de l’entreprise prévue par l’article L. 2312‑26 du code du travail auprès du comité social et économique (CSE).

La commission des affaires sociales a adopté deux amendements rédactionnels du rapporteur (AS9 et AS10).

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*     *

Adopté par la commission sans modification

L’article 2 vise à exclure des charges déductibles de l’impôt sur les sociétés, mentionnées à l’article 39 du code général des impôts, « la fraction de rémunération » excédant un plafond égal à douze fois le montant annuel du salaire le plus faible versé au sein de l’entreprise ainsi que les cotisations sociales associées à ces rémunérations excédentaires.

  1.   L’impôt sur les sociétés, un impôt peu incitatif à la modération des plus hautes rémunérations

L’impôt sur les sociétés (IS), défini aux articles 205 et suivants du code général des impôts, est une imposition annuelle sur l’ensemble des bénéfices réalisés en France par les entreprises, qu’elles soient françaises ou étrangères. Y sont notamment assujetties les sociétés anonymes (SA), les sociétés en commandite par actions (SCA), les sociétés à responsabilité limitée, etc. (article 206). Au 1er janvier 2024, son taux est fixé à 25 % pour toutes les entreprises dont les bénéfices sont supérieurs à 42 500 euros (en deçà de ce seuil, s’applique un taux réduit de 15 %). Ce taux a été progressivement abaissé dans le cadre de la réforme engagée par la loi n° 2017‑1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018.

En 2023, les recettes d’IS s’élèvent à 58,5 milliards d’euros et représentent 11 % des recettes fiscales collectées par la direction générale des finances publiques (DGFiP) ([31]).

Aux termes de l’article 39 du code général des impôts, diverses catégories de dépenses sont déductibles du bénéfice pour déterminer l’assiette de l’IS. Ces charges déductibles incluent, entre autres, « les frais généraux de toute nature, les dépenses de personnel et de main-d’œuvre, le loyer des immeubles dont l’entreprise est locataire » ainsi que « les rémunérations directes et indirectes, y compris les remboursements de frais versés aux personnes les mieux rémunérées ; les frais de voyage et de déplacement exposés par ces personnes ; les dépenses et charges afférentes aux véhicules et autres biens dont elles peuvent disposer en dehors des locaux professionnels [...] ».

Ces rémunérations doivent conserver un caractère raisonnable pour être déduites des résultats de la société ; le 1° du 1 de l’article 38 dispose en effet que « les rémunérations ne sont admises en déduction des résultats que dans la mesure où elles correspondent à un travail effectif et ne sont pas excessives eu égard à l’importance du service rendu. » Le 5 prévoit que les rémunérations peuvent « être réintégrées dans les bénéfices imposables dans la mesure où elles sont excessives et où la preuve n’a pas été apportée qu’elles ont été engagées dans l’intérêt direct de l’entreprise ».

Toutefois, ces termes ne sont pas suffisamment précis pour imposer la réintégration des rémunérations les plus élevées dans le calcul des bénéfices imposables. Le dispositif actuel apparaît de ce fait désincitatif à la modération des plus hautes rémunérations dans la mesure où celles-ci peuvent permettre de réduire l’assiette soumise à l’impôt.

  1.   instaurer un mécanisme fiscal incitatif à la réduction des écarts de rémunération

Le I de l’article 2 de la présente proposition de loi insère à l’article 39 du code général des impôts un nouvel alinéa, qui exclut des « dépenses de personnel » déductibles de l’IS « la fraction de rémunération » excédant un plafond égal à douze fois le montant annuel du salaire le plus faible versé au sein de l’entreprise ainsi que les cotisations sociales associées à ces rémunérations excédentaires.

Ce dispositif, dont les modalités d’application seraient fixées par décret, vise à inciter les entreprises concernées par des écarts de rémunération supérieurs à un facteur douze à réviser leur politique salariale, augmenter les plus bas salaires et/ou réduire les plus hautes rémunérations. Il pourrait également générer des recettes fiscales supplémentaires dans le cas où les entreprises concernées choisiraient de maintenir les rémunérations les plus hautes.

L’impact du dispositif demeure néanmoins difficile à évaluer notamment du fait du manque de données disponibles sur les écarts de salaires pratiquées dans les entreprises. Cette connaissance lacunaire ne permet pas aujourd’hui un débat démocratique éclairé sur les inégalités salariales dans les entreprises. Le II du présent article prévoit ainsi la remise au Parlement d’un rapport évaluant l’impact de la mesure sur le produit de l’IS et les entreprises.

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   TRAVAUX DE LA COMMISSION

Lors de sa seconde réunion du mercredi 20 novembre 2024, la commission examine la proposition de loi visant à instaurer une rémunération maximale dans les entreprises (n° 412) (M. Matthias Tavel, rapporteur) ([32]).

M. Matthias Tavel, rapporteur. Au regard des rémunérations astronomiques et indécentes versées ces dernières années aux dirigeants des plus grandes entreprises, cette proposition de loi répond à un véritable besoin.

« C’est choquant, c’est excessif » : tels sont les mots que le président de la République employait en 2022 pour qualifier la rémunération de Carlos Tavares, directeur général du groupe automobile Stellantis. Cette année encore, ce dernier défrayait la chronique et répondait, en provoquant le Parlement : « Si vous estimez que ce n’est pas acceptable, faites une loi. » Il venait d’augmenter sa rémunération de 56 % pour la porter à 36,5 millions d’euros, soit 100 000 euros par jour ou encore 1 700 fois le Smic ! Qui peut prétendre valoir 1 700 fois plus qu’une autre personne, ou avoir des besoins 1 700 fois supérieurs ? Personne. « Faites une loi », nous a-t-il dit : nous y sommes. Le Parlement est mis au défi, je vous propose de relever le gant.

Quelques chiffres nous mettront d’accord. En 2023, la rémunération totale moyenne des présidents exécutifs des entreprises du CAC40 s’établissait à 7,1 millions d’euros par an, en hausse de 37 % par rapport à la situation d’avant la crise, en 2019. Carlos Tavares n’est pas le seul concerné. Cette année, la rémunération de Bernard Charlès, directeur général de Dassault Systèmes, s’élève à 46,8 millions. Celle de Daniel Julien, président de Teleperformance, atteint 10,8 millions alors qu’il prévoit un vaste plan de départs dans son entreprise. On pourrait encore citer Florent Menegaux, directeur général de Michelin, qui licencie 1 254 salariés tout en percevant 3,8 millions d’euros.

L’envolée de ces rémunérations, d’année en année, est d’autant plus choquante qu’elle est déconnectée de la dynamique des plus bas salaires. Rappelons que dans le secteur privé, un salarié sur deux gagne moins de 2 183 euros net par mois. Avec l’inflation, le salaire net moyen réel a baissé de plus de 3 % en deux ans. Or, d’après les estimations du cabinet de conseil Proxinvest, les rémunérations des présidents exécutifs des groupes du CAC40 ont augmenté de 6 % en 2023. Entre 2011 et 2021, leur hausse cumulée atteint 90 %, un quasi‑doublement en dix ans !

Les écarts de rémunération dans les plus grandes entreprises s’envolent en conséquence. L’association Oxfam a ainsi calculé qu’entre 2011 et 2021, l’écart entre le salaire moyen des dirigeants des cent plus grandes entreprises cotées en bourse et le salaire médian de leurs salariés est passé d’un facteur 64 à un facteur de près de 100 – et même de 93 à 163 pour les seules entreprises du CAC40. Le milliardaire américain Warren Buffett avait donc raison quand il déclarait : « Il y a une lutte des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

Des inégalités salariales d’une telle ampleur sont assez récentes. Néfastes, elles doivent nous alerter et interrogent les fondements de notre modèle social. Elles sont injustifiées et injustifiables à plusieurs égards.

D’abord, du point de vue de la justice sociale et écologique, les polémiques régulières autour de ces rémunérations témoignent du fait qu’elles ne sont pas justifiées aux yeux des salariés et des citoyens. Elles contribuent à nourrir un sentiment de défiance et à fragiliser la cohésion sociale, tant à l’échelle des entreprises concernées que de la société dans son ensemble. Pour la sociologue Élise Penalva-Icher, que nous avons auditionnée, les salaires sont, au-delà de leur dimension matérielle, des symboles qui peuvent tout autant rassembler autour de valeurs reconnues et partagées qu’accroître les frustrations et les tensions sociales. Au sein des plus grandes entreprises, la défiance et le sentiment de déconnexion ressentis par les salariés devant de telles rémunérations sont de nature à saper la motivation et le sentiment d’appartenance commune. Pour nous, il s’agit de replacer les dirigeants au cœur de leur entreprise, avec leurs salariés, plutôt que de les laisser dans un entre‑soi de dirigeants hors-sol qui auraient fait sécession de leur entreprise et de la société tout entière.

Du point de vue économique, ces rémunérations ne sont pas non plus efficaces ou légitimes. Il faut déconstruire les nombreuses idées reçues sur leur lien avec la performance, le talent ou les compétences individuelles. Notons d’abord que le plafonnement par décret, depuis 2012, de la rémunération des dirigeants du secteur public à hauteur de 450 000 euros par an a démontré que le salaire n’était pas l’unique critère pour attirer et recruter des dirigeants. Ce plafond s’applique aujourd’hui à des établissements publics et à des entreprises de grande taille et internationalisés, tels qu’Aéroports de Paris, Électricité de France, France Télévisions, la SNCF ou la Banque publique d’investissement. On peut être en désaccord avec la stratégie menée par EDF – je le suis moi-même concernant la centrale de Cordemais – sans considérer que Luc Rémont est un patron incompétent, pas plus que Jean Castex ne l’est à la tête de la RATP. Le raisonnement doit donc distinguer la compétence du niveau de rémunération. N’oublions pas non plus que dans l’économie sociale et solidaire, certaines structures fixent un plafond de rémunération égal à dix fois le montant du Smic ou du minimum de branche. Dans la fonction publique aussi, l’écart est fixe entre le bas et le haut de l’échelle.

Ensuite, la structure actuelle des rémunérations des dirigeants du CAC40 repose à plus de 80 % sur des parts variables et des primes, ainsi que sur l’attribution d’actions gratuites ou de stock-options. Ce mode de rémunération incite les dirigeants à se focaliser sur les résultats financiers à court terme au détriment de l’intérêt de long terme de l’entreprise, de l’emploi, de l’investissement productif ou de la bifurcation écologique. Preuve que la rémunération du dirigeant a peu à voir avec l’intérêt général, Oxfam relevait au printemps dernier que le CAC40 était très loin d’investir les montants nécessaires dans la bifurcation écologique. L’industrie française est malade de cette financiarisation : il est temps que la direction des entreprises ne soit plus alignée sur les seuls intérêts des actionnaires. Le cas de Stellantis suffit à montrer l’écart entre la rémunération d’un directeur général et la réalité productive et sociale d’une filière dans laquelle les plans sociaux se multiplient.

Enfin, les auditions que j’ai menées auprès de chercheurs, d’un cabinet de conseil aux actionnaires, d’associations ou encore de l’Autorité des marchés financiers ont toutes mis en évidence les effets délétères des modes de gouvernance et du fonctionnement des conseils d’administration : un entre-soi très puissant et des mécanismes de réseaux, avec des effets de comparaison et d’entraînement entre dirigeants. Les augmentations des uns justifient souvent celles des autres, sans aucune autre raison économique.

Ces constats appellent une intervention forte des pouvoirs publics qui, bien qu’annoncée à de nombreuses reprises, n’a jamais été mise en œuvre ailleurs que dans le secteur public.

Dans le secteur privé, le pari de l’autorégulation est un échec manifeste. Le code de bonnes pratiques Afep-Medef, pourtant régulièrement révisé en réaction aux diverses polémiques, n’a aucune portée contraignante. Les entreprises cotées qui s’y réfèrent le font volontairement et ne sont alors soumises qu’à une seule obligation légale : celle de justifier le fait qu’elles n’appliquent pas les bonnes pratiques, selon le principe anglo-saxon comply or explain – appliquer ou expliquer. Notons également que ce code a la particularité, en France, d’être élaboré de manière unilatérale par le patronat, sans intervention des pouvoirs publics ni consultation des autres parties prenantes – pas même les représentants des actionnaires. Il est donc illégitime et peu exigeant.

Dans ce contexte où prédominent les règles de bonnes pratiques, la loi française est très insuffisante pour limiter l’accroissement des écarts de rémunération dans les grandes entreprises. Elle prévoit essentiellement des dispositions visant à garantir la publicité et la transparence des rémunérations des dirigeants, dont l’application a paradoxalement contribué à une surenchère entre grandes entreprises – ce qui démontre une nouvelle fois la nécessité de mesures d’encadrement strictes. Quant au double vote contraignant des actionnaires sur la rémunération des dirigeants, introduit en 2016 par la « loi Sapin 2 », sa portée reste largement symbolique. Dans la pratique, les résolutions concernant les rémunérations des dirigeants sont très rarement rejetées, en raison de l’entre-soi précédemment évoqué.

La proposition de loi que je soumets à nos débats vise à enrayer la course à des rémunérations hors normes, qui sont tout à la fois injustes et injustifiées et contribuent à fragiliser la cohésion sociale. D’une part, elle instaure un écart de salaire maximum. D’autre part, elle incite les entreprises à réduire cet écart et à revaloriser les plus bas salaires en proportion des plus hautes rémunérations.

L’article 1er plafonne la rémunération maximale dans une entreprise à vingt fois le montant du salaire le plus faible versé dans cette même entreprise. Cet écart est cohérent avec ce qui se pratique dans le secteur public depuis 2012. Je tiens à souligner que la très grande majorité des entreprises le respectent déjà, si bien que les seules concernées par notre proposition de loi sont les moins vertueuses. Si la rémunération la plus basse d’une entreprise se situe au niveau du Smic, son PDG pourra percevoir 340 000 euros net par an, soit 28 500 euros par mois ! Or, d’après l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la rémunération moyenne des dirigeants d’entreprise s’élève à 5 000 euros net par mois, soit quatre fois le Smic, très loin des montants stratosphériques qui justifient cette proposition de loi. Notre proposition procède enfin d’un cercle vertueux car elle fixe non pas un plafond mais un écart. Si les dirigeants les mieux payés veulent continuer de l’être, ils le pourront à condition d’augmenter à due proportion les salaires les plus bas.

L’article 2 instaure un mécanisme fiscal incitatif à la réduction des écarts de rémunération dans les entreprises. Plus précisément, il exclut des dépenses de personnel déductibles pour le calcul de l’impôt sur les sociétés la fraction de rémunération excédant un plafond égal à douze fois le montant annuel du salaire le plus faible. Cette mesure permettra de dégager des recettes fiscales supplémentaires dans une période où le Gouvernement en cherche. Cet écart de un à douze est plus faible que celui que nous proposons à l’article 1er – lequel est lié au cadre constitutionnel contraint et reste à nos yeux bien supérieur à ce qui est moralement et économiquement acceptable. J’ajoute que dans certains secteurs, l’écart moyen entre les rémunérations les plus faibles et les plus hautes est encore moindre.

En résumé, cette proposition de loi vise à inciter les entreprises concernées par des écarts de rémunération à réviser leur politique salariale dans le sens de la justice sociale et de l’efficacité économique.

Mme Annie Vidal, présidente. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Gaëtan Dussausaye (RN). La portée de votre proposition de loi est avant tout symbolique. Certes, les montants de salaires que vous évoquez sont astronomiques et difficilement concevables : ils peuvent étonner, voire choquer. Cependant, s’il est voté, ce texte ne soulagera en rien les finances de l’État – il ne soulagera que les caisses des très grands groupes, sans garantie de l’usage qu’ils feront des sommes économisées. De surcroît, cette proposition de loi concerne moins d’une centaine de personnes ; vous avez d’ailleurs vous-même rappelé que la grande majorité des dirigeants d’entreprise ne percevaient pas de telles rémunérations.

Philosophiquement, votre texte me pose néanmoins problème. Nous ne sommes pas dans Tintin au pays des Soviets : le rôle de notre assemblée n’est pas de jouer les DRH dans les entreprises et de fixer les grilles de salaires. Au demeurant, les revenus des dirigeants que vous visez sont essentiellement constitués d’une participation aux résultats, de dividendes, d’actions ou de primes.

Il y a deux questions sur lesquelles nous devrions d’abord travailler. D’abord, comment fait-on pour augmenter les plus bas salaires ? Le RN propose d’augmenter de 10 % l’ensemble des salaires jusqu’à trois fois le Smic, en échange d’une exonération des cotisations patronales. Toutes les entreprises, y compris les plus petites et celles dont la trésorerie est la plus fragile, pourraient ainsi augmenter leurs salariés. Ensuite, comment s’attaquer aux véritables injustices que sont, par exemple, les parachutes dorés attribués à des patrons qui ont tout raté ? Nous défendrons un amendement à ce sujet.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Votre proposition de loi aborde la question du partage de la valeur au sein des entreprises et permet de rappeler les nombreuses avancées intervenues depuis 2017, telles que la loi de 2023 mettant en place un régime de participation négocié et permettant à l’employeur de verser deux primes de partage de la valeur d’un montant pouvant atteindre 6 000 euros par an. Ce texte retranscrit un accord conclu entre les partenaires sociaux dans le respect du paritarisme et du dialogue social qui caractérisent le modèle français d’organisation du travail, à rebours de votre proposition dirigiste.

Vous souhaitez que la rémunération annuelle la plus élevée ne puisse pas dépasser le montant de la rémunération la plus basse multiplié par vingt. Ce faisant, vous mentez : loin de vous attaquer aux seuls patrons du CAC40, vous imposeriez dans chaque entreprise un véritable blocage des salaires sous un montant annuel maximal équivalent à vingt fois le Smic annuel, soit 400 000 à 500 000 euros brut par an. On est bien loin des dizaines de millions de Carlos Tavares et des patrons du CAC40 ! Toute peine mérite salaire, dit l’adage, mais reconnaissons aussi que les talents, les qualifications et les réussites exceptionnels méritent des rémunérations elles aussi exceptionnelles. Eh oui, chers collègues, la réussite n’est pas un gros mot. Qu’elle soit individuelle ou collective, elle doit rester l’aspiration qui fait avancer notre société, tandis que vous voulez nous soumettre à une égalité par le bas.

Si nous votons ce texte, nous pouvons dire adieu aux talents dont nos entreprises ont besoin. Ils ne viendront plus travailler en France ou n’y resteront pas, quand le marché des transferts leur offrira des rémunérations cinq ou dix fois supérieures à Londres, à Lisbonne, à Barcelone ou à San Francisco. Et ni votre exit tax ni votre imposition universelle ne les feront rester ! Si nous votons ce texte, il ne restera de surcroît plus personne pour payer les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu – ce qui diminuera les recettes fiscales, au bas mot, de 7 milliards d’euros !

Tant l’article 1er que l’article 2 prévoient des dispositifs hors sujet, démagogiques et inopérants, qui auraient des impacts catastrophiques sur nos acteurs économiques et sur les comptes de la nation. Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Ensemble pour la République votera contre cette proposition de loi.

Mme Béatrice Bellay (SOC). Nous remercions nos camarades du groupe LFI-NFP d’avoir déposé cette proposition de loi, qui reprend celle de notre collègue Dominique Potier, discutée en 2021 et visant à répondre au problème moral, social et même sociétal que posent les écarts de salaire. De 2011 à 2021, la rémunération des dirigeants des cent plus grandes entreprises françaises a crû en moyenne de 66 %, tandis que celle des salariés n’augmentait que de 21 %. On fait croire que les PDG sont plus méritants que les salariés, et que les résultats des entreprises ne reposent que sur leur génie exceptionnel, au point de justifier qu’ils perçoivent des rémunérations des milliers de fois supérieures. Ce modèle nous mène vers une rupture au sein de notre société ; il nourrit le mécontentement de nos concitoyens, qui ne le comprennent pas. Les arguments que l’on nous oppose ne sont pas admissibles.

Ce modèle montre partout sa faiblesse, et peut-être devrons-nous être le phare qui éclaire le reste du monde. Le ruissellement ne fonctionne pas. Imaginons simplement que certaines personnes n’auront pas assez de vies pour dépenser tout ce qu’elles gagnent. Revenons-en à une société plus juste et plus équilibrée. C’est ce que suggère cette proposition de loi en faveur d’une plus grande justice sociale, que nous soutiendrons.

M. Sébastien Peytavie (EcoS). Travailler plus pour gagner plus : voilà ce que les gouvernements successifs n’ont cessé de nous promettre pour agir efficacement sur le pouvoir d’achat des Français et rassurer les marchés. Mais aujourd’hui, la sacro-sainte valeur travail n’a jamais aussi mal rempli sa promesse de vivre dignement. Au contraire, on travaille plus pour gagner moins.

Face à des inégalités économiques qui ne cessent de se creuser depuis des décennies, la question de la limitation des écarts de salaire en entreprise revient logiquement dans le débat public. De plus en plus de gens n’arrivent plus, avec le fruit de leur travail, à joindre les deux bouts. À cet égard, le mouvement des « gilets jaunes » et, plus récemment, celui des agriculteurs ont mis en lumière le sentiment d’injustice qui traverse le monde du travail. Ils nous rappellent la brutalité des inégalités dans notre société capitaliste.

D’une part, les inégalités se creusent considérablement. Selon un rapport d’Oxfam publié en 2023, la rémunération moyenne des PDG des cent plus grandes entreprises a augmenté de 66 % entre 2011 et 2021, tandis que celle des salariés ne progressait que de 21 % et le Smic de 14 %. Le directeur exécutif de la société Stellantis, Carlos Tavares, gagne ainsi 518 fois le salaire moyen. J’entends nos collègues de droite me dire que je n’aimerais pas ceux qui réussissent ; je leur réponds que rien ne peut justifier un tel écart et de telles inégalités.

D’autre part, le travail est de moins en moins rémunérateur puisqu’en bas de l’échelle, les salariés voient leur pouvoir d’achat reculer sous le coup de l’inflation. Pire, il ne protège même plus de la pauvreté : notre pays compte en effet 1 200 000 travailleurs pauvres, un nombre en hausse d’un tiers en vingt ans.

Ce sont donc les Français et les Françaises qui subissent de plein fouet l’inflation et les politiques néolibérales de réduction du coût du travail menées durant les dernières décennies. Rappelons-le : le travail est un vecteur de richesse et non un coût. Dans ce contexte, l’instauration d’une échelle mobile des salaires permet de réduire les inégalités de revenus tout en revalorisant le travail. C’est l’une des forces de cette proposition, à laquelle notre groupe souscrit pleinement.

M. Philippe Vigier (Dem). Je ne suis pas d’accord avec vous, monsieur le rapporteur, mais je respecte votre combat. J’entends depuis de très nombreuses années le discours selon lequel la seule solution consisterait à encadrer les rémunérations. J’ai même souvenir d’un ancien Président de la République, redevenu député, qui voulait tout prendre à partir d’un million d’euros ! Cette déclaration marqua le tournant de l’élection présidentielle. Depuis, on sait ce qu’il en est advenu. Quelques semaines plus tard à peine, les grands sportifs menaçaient de quitter notre pays si l’impôt devenait confiscatoire.

Je vous sais de bonne foi, monsieur le rapporteur, mais si la mesure que vous proposez est mise en œuvre, les dirigeants seront payés depuis l’étranger, comme c’est déjà le cas pour certains. Sachez que la part de gains qu’une entreprise comme Total réalise en France est déjà très inférieure à celle qu’elle réalise à l’étranger. Et rappelez-vous qu’avant le Brexit, Londres était l’une des trois premières places boursières au monde, avec Tokyo et New York.

Notre groupe est favorable à une meilleure rémunération des salariés, notamment à l’intéressement, à la participation et aux dividendes. Nous défendons aussi la taxation des superdividendes, même si nous ne sommes pas parvenus à convaincre le Gouvernement sur ce point. Nous sommes pour l’encadrement des montages dits CumCum et des reventes d’actions. J’avais déposé, avec des élus communistes, la première proposition de loi visant à taxer les transactions financières ; on m’avait alors objecté que cette mesure devait s’appliquer au niveau européen, ce qui est désormais le cas. Menons ensemble un combat, mais pas à l’échelle française, car nous ne gagnerions pas. On vient d’apprendre que la famille Arnault venait de racheter une partie du Paris Football Club : c’est sa réussite, en France et dans le monde, qui lui a permis de faire cet investissement.

L’encadrement que vous proposez ne marchera pas. Je dis oui à la vertu que vous prônez, mais non à la méthode que vous employez.

M. François Gernigon (HOR). Cette proposition de loi constitue une ingérence significative dans la gestion interne des entreprises. Elle compromet la liberté d’entreprendre, un principe fondamental consacré par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Les dirigeants doivent avoir la latitude nécessaire pour définir des politiques de rémunération adaptées à leur secteur, à leur stratégie et à leur réalité économique. Leur imposer des plafonds rigides, c’est fragiliser leur capacité à innover, à recruter et à rester compétitif. Établir un écart salarial maximal revient à nier la diversité des situations économiques. Les dirigeants de petites et moyennes entreprises s’investissent souvent à titre personnel et se rémunèrent modestement pour développer leur entreprise. Pour eux, cette mesure serait non seulement injuste, mais aussi contre-productive. Pire : dans les grandes entreprises, elle limiterait la capacité des dirigeants à attirer les talents dont ils ont besoin pour réussir dans un contexte globalisé.

Nous avons déjà les outils nécessaires pour mieux partager la valeur : la participation, l’intéressement, les primes. Ces dispositifs fonctionnent et encouragent une redistribution équitable des fruits de la croissance. Plutôt que d’ajouter des contraintes inutiles, renforçons-les pour répondre aux attentes légitimes des salariés. Sachez que les salariés de LVMH font partie des 20 % des Français les mieux rémunérés, quelle que soit leur catégorie. Qu’y a-t-il à ajouter ?

Il faut cesser de caricaturer les entreprises comme vous le faites en les présentant comme des lieux d’inégalité systémique. Les 4 millions d’entrepreneurs et de chefs d’entreprise créent des emplois, de la richesse, et font vivre nos territoires. Stigmatiser leur action avec ce genre de proposition ne fera qu’affaiblir notre économie. Le groupe Horizons & Indépendants s’oppose fermement à cette proposition : nous croyons à une économie fondée sur le dialogue social et la responsabilité.

M. Yannick Monnet (GDR). Je répondrai à notre collègue que la caricature, aujourd’hui, se trouve dans la disproportion des inégalités salariales. Au groupe RN, je dirai que sa proposition consiste à augmenter les salaires sur le dos de la sécurité sociale. En réponse à mon collègue Vigier, enfin, je soulignerai que la dimension confiscatoire ne pose pas de problème à la majorité lorsqu’il s’agit de priver les personnes sans emploi de certaines de leurs indemnisations.

Les députés du groupe GDR ont défendu dès 2016 un encadrement des rémunérations. Rappelons qu’entre 2011 et 2021, les rémunérations des PDG ont augmenté de 66 % quand celle des salariés ne progressait que de 21 %, et le Smic de 14 %. Il y a donc bien un problème. Le salaire étant l’expression même de la reconnaissance du travail, comment peut-on parler de valeur travail si l’on ne traite pas cette question ?

Il y a bien sûr des talents parmi les PDG, mais la richesse se crée avec tous les talents d’une entreprise. Notre débat est politique et philosophique. Je comprends qu’il existe des différences de salaire, liées par exemple aux responsabilités exercées ou à la formation, mais je considère qu’aucun talent ne justifie qu’un homme ou une femme gagne 1 000, 10 000 voire 100 000 fois plus qu’un autre.

M. Olivier Fayssat (UDR). Cette proposition est en contradiction totale avec l’une des valeurs les plus vigoureusement défendues par l’UDR : la liberté d’entreprendre. Elle aurait des effets directs et indirects préjudiciables pour les entreprises, notamment sur le recrutement de talents exceptionnels. En tant que Marseillais, je serais d’accord pour qu’elle s’applique à titre dérogatoire au Paris Saint-Germain et que les salaires des joueurs soient plafonnés à vingt fois celui des stadiers ; en revanche, je ne voudrais pas qu’elle s’applique à l’Olympique de Marseille ! Je ne pense pas, de surcroît, que les résultats espérés soient atteints : la mise en place d’autres éléments de rémunération, comme des primes sur objectifs ou des dividendes, rendrait cette mesure inefficace – et elle risquerait de ne pas vous plaire ! Rappelons enfin que la fiscalité française organise une redistribution importante des revenus, dont 57 % des ménages sont bénéficiaires nets. En bref, cette mesure, qui nous paraît très démagogique, n’aurait aucun résultat.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NFP). Le contexte dans lequel nous examinons cette proposition de loi n’aura échappé à personne : les plans sociaux se multiplient, souvent au sein d’entreprises financièrement bénéficiaires. C’est notamment le cas dans une usine de Valeo, dans la Sarthe, alors que le premier donneur d’ordres de l’entreprise n’est autre que M. Tavares, le patron de Stellantis, dont la rémunération a atteint en 2023 la somme de 36 millions d’euros, soit l’équivalent de près de quarante vies au Smic ! C’est aussi le cas chez Auchan, propriété de la famille Mulliez, dont la fortune a crû en 2023 de 8 milliards d’euros, soit 40 %, et a atteint un montant équivalent à 10 000 vies au Smic.

Cette situation révoltante démontre une dynamique de prédation de la richesse créée qui ne peut pas durer. L’absence de justice dans les référentiels de rémunération, d’abord, pose un problème à la société dans son ensemble. Là où il n’y a pas de justice, il ne peut y avoir de cohésion sociale. En outre, ces rémunérations extravagantes sont coûteuses pour la terre et menacent notre capacité à y vivre. Oxfam démontre que 1 % des plus riches sont responsables de 16 % de l’ensemble des émissions mondiales de CO2 liées à la consommation. Du point de vue économique, enfin, ces rémunérations socialement injustifiables affaiblissent l’outil de production. Qu’elles soient versées en monnaie sonnante et trébuchante ou en dividendes, elles dévitalisent la capacité d’investissement et d’innovation. Pourtant, nous sommes à un moment de l’histoire où des investissements massifs sont nécessaires à la bifurcation écologique des modes de production.

Je vous invite à adopter cette proposition de loi, parce qu’elle s’attaque de front à un problème de sécession sociale, qu’elle vise à retrouver des modes de vie soutenables et qu’elle défend notre capacité à engager la planification écologique.

M. Fabien Di Filippo (DR). Avec ce texte, La France insoumise souhaite instaurer une rémunération maximale dans les entreprises. Vous vous doutez bien que la philosophie économique de notre groupe est radicalement différente. Nous n’avons jamais considéré qu’il y aurait moins de pauvres s’il y avait moins de « riches » ou de personnes aisées.

François Hollande avait tenté ce type d’expérience en taxant à outrance les revenus au‑dessus d’un certain seuil et, même si ce dernier était très élevé, il a dû faire machine arrière très rapidement. Ce n’est pas en stigmatisant les personnes qui réussissent que l’on aidera davantage les autres.

Nous devrions plutôt nous interroger sur les freins qui font que, malgré leurs efforts, certaines personnes ne parviennent pas à accéder à un emploi stable et à une situation économique satisfaisante. L’égalité des chances est fondamentale et il faut faire le maximum pour l’établir. Mais la question des rémunérations doit relever de la politique salariale de l’entreprise. Les acteurs privés doivent être libres d’agir.

Nous donnerons des arguments plus détaillés lors de l’examen des amendements, mais vous avez compris que nous sommes d’emblée farouchement et totalement opposés à cette proposition de plafonnement des revenus. Elle n’aboutirait qu’à faire fuir un certain nombre d’entreprises, détruire des emplois, affaiblir notre économie et détériorer la situation des plus fragiles.

Mme Annie Vidal, présidente. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Damien Maudet (LFI-NFP). Trois jours après le 17 novembre, date anniversaire du début du mouvement des « gilets jaunes », cette proposition est pour l’honneur des travailleurs et sans doute pour un monde meilleur.

Durant la période du covid, on a bien vu que ce sont les soignants et tous ceux qui travaillaient dans les commerces et la logistique qui ont tenu le pays. Cela n’a été une surprise que pour le Gouvernement. Dans un rapport commandé par la ministre du travail, Christine Erhel avait mis en exergue le fait que les travailleurs de la deuxième ligne, notamment les caissiers et les manutentionnaires, étaient souvent payés moins de 900 euros par mois, alors que leur rôle est essentiel. La ministre du travail avait décidé de ne pas légiférer, se déclarant persuadée que le dialogue social permettrait d’aboutir à quelque chose. L’Insee a finalement indiqué que ces travailleurs étaient ceux qui avaient le plus perdu de rémunération. Or, dans le même temps, les salaires des PDG du CAC40 viennent d’atteindre des records, avec une rémunération moyenne de 7 millions d’euros – soit 130 fois plus que leurs salariés.

Les caissiers de Carrefour ont vu leur salaire baisser de 0,6 %, mais le PDG de ce groupe est payé 426 fois plus qu’eux. Je ne remets pas en cause son talent ni sa force de travail, mais qui mérite de gagner 426 fois plus qu’un caissier ? Les PDG étaient-ils dans les magasins, au péril de leur vie, au moment du covid ? Je n’en suis pas sûr. Ce sont alors des salariés qui ont tenu le pays à bout de bras, pour nous tous ; ils méritent une revalorisation de leur rémunération.

Nos collègues macronistes versent des larmes de crocodile en déplorant que cette proposition de loi empêchera certains de toucher des millions d’euros. Mais on peut aussi la voir comme un moyen de mieux payer les salariés essentiels.

M. Hendrik Davi (EcoS). Je ferai un peu de philosophie sur la valeur travail, à destination de nos collègues du RN et de la droite.

Qu’est-ce qu’un salaire ? C’est un revenu qui vous donne le droit d’acquérir des biens et services issus du travail des autres. Si vous gagnez quatre fois plus qu’un autre salarié, cela vous donne le droit de disposer du travail de quatre de vos concitoyens. Si vous gagnez vingt fois plus, cela vous donne le droit de vous approprier le travail de vingt salariés, et cela revient à estimer que votre productivité est vingt fois supérieure à celle d’un autre individu, ce qui n’est pas possible. Comment expliquer que Carlos Tavares, le patron Stellantis, ait touché au titre de l’année 2023 une rémunération de 36,5 millions d’euros, soit 1 700 fois le salaire d’un technicien du groupe ? Cela n’a aucun sens. Avons-nous affaire à Superman ou à l’homme qui valait 3 milliards ? Est-il doté de superpouvoirs ? Je ne le crois pas. Voter pour cette proposition constitue donc le minimum syndical en matière de justice sociale.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Ce texte donne lieu à un débat sur les principes. Il a été question de réussite à de nombreuses reprises, mais qu’est-ce que réussir ?

En 2015, Emmanuel Macron affirmait : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Il a ensuite précisé sa pensée, toujours aussi complexe, en disant : « Nous ne redresserons pas l’économie de notre pays si nous considérons que réussir, c’est une mauvaise chose. » Réussir, ce serait donc accumuler sans fin et, pour reprendre une formule célèbre, nager dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Nous ne sommes pas d’accord avec cela.

C’est un vrai problème d’entendre certains collègues parler de stigmatisation à propos de cette proposition de loi. Ceux que vous stigmatisez en permanence, ce sont les bénéficiaires du revenu de solidarité active et les ouvriers, que vous ne défendez pas, alors que des aides sont versées sans conditions aux entreprises. J’ai rencontré les ouvrières et les ouvriers de Michelin, à Vannes, qui défendent leur emploi, ainsi que ceux de Mademoiselle Desserts, à Saint-Renan, qui ont obtenu 40 euros brut par mois au bout de quatorze jours de grève. Cela s’appelle une grève réussie, avec de la joie dans la lutte et des rencontres...

Cette phrase de Machiavel peut tous nous instruire : « Les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, [les plus riches] peuvent plus puissamment et plus violemment susciter des troubles. » C’est, d’une certaine manière, ce qui s’est passé avec le non-respect des élections du 7 juillet et le refus de laisser le Nouveau Front populaire gouverner. Vous êtes fondamentalement opposés au partage des richesses, et vous souhaitez protéger les milliardaires.

M. Alexis Corbière (EcoS). Des chiffres ont été donnés, mais peut-être devrions‑nous avoir, l’espace d’un instant, une réflexion philosophique. Les grands principes républicains d’égalité et de justice sont, selon moi, des éléments constitutifs de ce pays. Les grands acteurs de la Révolution française mettaient en garde contre le fait de remplacer l’ancienne aristocratie par une nouvelle, encore pire : celle des riches.

Moi qui suis laïc, je souhaite évoquer les grands courants spirituels, qui sont tous fondés sur le partage. J’invite nos collègues qui vont voter contre cette proposition de loi à penser à saint Martin partageant son manteau avec un homme qui avait froid. Vous acceptez sans broncher que certains portent 500 manteaux sur le dos quand d’autres n’en ont pas.

Cette discussion n’est pas seulement d’ordre comptable : elle est d’ordre moral, philosophique. Notre collègue Tavel nous propose un moment de moralité, et je l’en remercie. J’affirme ici que lorsqu’on est républicain, on est attaché à la morale. Sans elle, il n’y a pas de société. Il est immoral qu’il y ait autant d’inégalités.

M. Christophe Bentz (RN). M. Maudet a invoqué les « gilets jaunes », que l’extrême gauche a pourtant stigmatisés pendant des mois car ils incarnent la France du travail et du mérite.

Votre proposition de loi est, en définitive, une trappe à bas salaires. Ce n’est pas en tapant sur ceux qui réussissent que vous allez soutenir ceux qui ont des petits salaires. En janvier 2023, vous vous êtes opposés, par sectarisme, à notre proposition de loi visant à inciter les entreprises à augmenter les salaires nets de 10 % en exonérant ces hausses de l’essentiel des charges patronales. Cela aurait pourtant permis de porter le Smic net à plus de 1 500 euros. Si vous voulez vraiment soutenir ceux de nos concitoyens qui ont des bas salaires, soyez plus cohérents !

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Les charges patronales n’existent pas : il s’agit de cotisations, d’un salaire socialisé. J’insiste sur le fait qu’on ne doit pas parler de charges lorsque l’on est commissaire aux affaires sociales, car c’est le langage du Medef.

Supprimer des cotisations n’augmente pas les salaires mais vide les caisses de la sécurité sociale. Et comme le RN refuse toute hausse de cotisations, il est incapable de financer l’abrogation de la réforme des retraites lorsqu’il la propose.

M. le rapporteur. Je note la très grande convergence entre l’extrême droite et la Macronie, réunies pour défendre les intérêts des actionnaires – ce que nous avions déjà constaté quand elles avaient refusé notre proposition de rétablissement de l’impôt sur la fortune.

Vous avez évoqué le partage de la valeur en parlant d’intéressement, de participation et de primes, mais jamais des salaires. Or, en fixant un écart dynamique entre le plus petit et le plus haut salaire, ce texte a aussi pour but d’augmenter les salaires. Vous dites viser cet objectif, monsieur Bentz, mais votre proposition de loi aurait seulement conduit à réduire les cotisations sociales patronales et à affaiblir la sécurité sociale. C’est cette méthode, qui coûte déjà des dizaines de milliards, qui permet de venir ensuite nous expliquer qu’il ne faut plus rembourser des médicaments, qu’il faut geler les pensions de retraite et que l’hôpital n’a plus les moyens de fonctionner. Nous avons besoin des cotisations sociales et des hausses de salaires pour financer la sécurité sociale, c’est-à-dire la prise en charge collective des difficultés de la vie.

Plusieurs d’entre vous avez invoqué la liberté d’entreprendre. Tout d’abord, cette dernière n’est pas absolue. Le Conseil constitutionnel lui-même reconnaît qu’elle peut être limitée, notamment pour des raisons d’intérêt général. C’est le cas en l’espèce : les écarts de rémunération portent atteinte à l’intérêt général du pays, à son ordre public social, à la cohésion de la nation et à la capacité des entreprises concernées d’investir dans la transition écologique alors que l’écosystème compatible avec la vie humaine est menacé. C’est donc même de l’intérêt général planétaire qu’il est question.

J’insiste sur le fait que le montant et le mode de calcul des rémunérations les plus élevées portent atteinte à l’intérêt général économique. Si les suppressions d’emplois et les fermetures d’usines sont actuellement si nombreuses – nous avons parlé de Michelin et d’Auchan, mais nous pourrions aussi mentionner Valeo et General Electric –, c’est parce que les dirigeants de ces entreprises considèrent que leur rôle exclusif est de satisfaire les actionnaires en leur versant des dividendes. Ils ne cherchent pas à développer l’emploi et l’appareil de production, ni à répondre à l’enjeu de la bifurcation écologique. Cette proposition de loi protège donc en quelque sorte les entreprises contre la rapacité de leurs actionnaires.

Quand bien même le principe de liberté d’entreprendre est reconnu, il faut aussi mettre en avant un autre texte fondamental : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dont l’article 1er dispose que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ? En quoi la distinction sociale dont bénéficient MM. Carlos Tavares, Bernard Charlès et Daniel Julien est-elle fondée sur une utilité commune qui serait à ce point plus importante que celle de leurs salariés ? Je crois au contraire que la limitation des écarts permet de mettre en valeur les distinctions qui sont supportables.

J’irai même plus loin. Vous avez parlé de talent et de réussite, mais vous avez une bien piètre image du patronat, collègues macronistes, de droite et d’extrême droite ! Pour vous, il serait tout juste bon à agir par appât du gain ou à quitter la patrie dès que son intérêt personnel est menacé. Je peux vous présenter d’autres patrons, qui ont un peu plus conscience de ce que sont la République et une société civilisée. Cela vous changera de ceux que vous rencontrez dans vos milieux et qui, manifestement, renvoient une mauvaise image du patronat Vous caricaturez les patrons, notamment les petits – qui d’ailleurs ne sont pas concernés par cette proposition. Encore une fois, vous poussez les petits afin de protéger les gros, ce que vous faites également dans l’agriculture et d’autres domaines.

Quel est donc le talent de M. Tavares, à part fermer des usines et avoir mis Stellantis dans la situation où elle est ? Et celui de M. Menegaux, à part supprimer 1 200 emplois pour verser 1,4 milliard d’euros aux actionnaires ? Il n’y en a pas. Par contre, certains talents sont très mal reconnus. Venez à Saint-Nazaire admirer le talent d’un soudeur, qui travaille avec une extrême précision pour construire un navire. Vous n’en parlez pas. Pour vous, son talent mérite à peine le Smic – et encore, vous le baisseriez si vous pouviez ! Le talent est chez les ouvriers, les ingénieurs et les techniciens, qui ne réclament pas des salaires aussi mirobolants que ces grands patrons.

La réussite n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle est désintéressée ; et lorsqu’elle doit être récompensée, elle peut l’être sans piocher dans l’assiette du voisin.

Puisque certains ont évoqué les clubs de football, j’aimerais vous rappeler qu’aux États-Unis, un dispositif de limitation salariale, le salary cap, a été instauré pour le championnat de basket-ball. Au demeurant, nous avons sous les yeux le désastre économique provoqué par l’ultrafinanciarisation du football français : les Girondins de Bordeaux ont été liquidés tandis que l’Olympique lyonnais connaît de grandes difficultés. On pourrait aussi évoquer la situation du club du Mans il y a quelques années. Souvent, la démesure s’est accompagnée de projets de grands stades qui finissent par être payés par la collectivité publique. Là encore, le modèle qui repose sur l’absence de limites aux rémunérations n’est pas économiquement soutenable.

Je remercie les différents collègues qui ont soutenu cette proposition de loi, et je salue le travail réalisé il y a quelques années par Dominique Potier. Nous reprenons certaines de ses propositions, tout en prévoyant un écart dynamique : notre texte ne prend pas le Smic pour référence, parce qu’il nous paraît nécessaire de laisser une place à la négociation pour des hausses de salaire dans les entreprises.

Nous partageons évidemment le diagnostic selon lequel les très hauts revenus sont une menace pour la démocratie et la cohésion de la société.

Enfin, nous sommes tout à fait conscients qu’il faut continuer cette bataille à l’échelle européenne, et nous le ferons avec une proposition de résolution européenne. La liste de Manon Aubry avait d’ailleurs abordé cette question des rémunérations excessives lors de la campagne pour les élections au Parlement européen. Nous allons continuer, mais commençons ici. Comme le disait Victor Hugo : « Ce que Paris commence, l’Europe le continue. »

Article 1er : Plafonnement de l’écart de rémunération entre le salaire le plus faible et la rémunération maximale dans une entreprise

Amendements de suppression AS1 de M. Olivier Fayssat et AS4 de M. Fabien Di Filippo

M. Fabien Di Filippo (DR). Nous nous opposons à la limitation de l’écart de revenus à vingt fois le plus petit revenu dans l’entreprise.

Je rappelle que ceux qui ont de gros revenus paient le plus de charges et d’impôts. Parmi les trente-huit pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, c’est en France que les entreprises payent le plus de charges. Aucun de nos voisins n’a été aussi malthusien en matière salariale. Si personne n’a copié les 35 heures, peut-être y a-t-il une raison...

Je m’inquiète beaucoup de l’évolution actuelle de la gauche. Elle semble ne plus avoir de limites. L’idéologie écrase tout. Vous vous affranchissez du principe de réalité et de la nécessité de créer des richesses. Cet article en est sans doute l’un des plus beaux exemples – et c’est la raison pour laquelle je souhaite qu’il soit supprimé.

M. le rapporteur. Avis défavorable, car l’article 1er fixe l’écart maximum entre les salaires dans les entreprises.

Je n’ai d’ailleurs pas entendu comment vous entendiez limiter ces rémunérations indécentes. Je me souviens pourtant de propositions de Mme Le Pen ou de M. Sarkozy, qui disaient que ces rémunérations étaient extrêmement choquantes – mais c’était il y a maintenant plus de dix ans, voire vingt. Même si vous avez versé quelques larmes de crocodile, je n’ai pas entendu de proposition venant du RN ou de LR pour s’attaquer à ce problème. Et si nous faisons cette proposition, c’est parce que depuis des années on a laissé à l’autorégulation patronale le soin de s’en charger, avec le code élaboré par l’Afep et le Medef. Cela ne fonctionne pas. Il faut donc une loi, comme dans le secteur public.

M. Yannick Monnet (GDR). Monsieur Di Filippo, ce que vous dites est faux : les plus hauts salaires ne paient pas davantage de cotisations sociales, car celles-ci sont proportionnelles. On pourrait aussi inverser les rôles : prenez un petit salaire pour payer moins de cotisations, et nous verrons si cela vous convient. Les grands PDG ne paient même pas l’impôt en France, puisque beaucoup trouvent des moyens pour y échapper. Ne dites pas que nous allons les faire fuir, car la plupart sont déjà partis...

M. Stéphane Vojetta (EPR). Le rapporteur général de la commission des finances, Charles de Courson, a récemment écrit que « [...] la concentration de l’imposition acquittée est d’autant plus forte que le niveau des revenus progresse. À titre d’illustration, les contribuables représentant 1 % des foyers les plus aisés concentrent 32 % de l’impôt acquitté. La concentration se poursuit [...] aux niveaux supérieurs de la distribution : 13 % de l’impôt total est acquitté par le millième le plus aisé [...] », soit 60 000 foyers fiscaux. Ces 60 000 foyers paient près de 10 milliards d’euros au titre de l’impôt sur le revenu.

J’aurais compris que l’on dépose une proposition de loi qui limite les rémunérations des patrons, par exemple à 10 millions d’euros par an, ou qui ne touche que les patrons du CAC40. Or, avec ce texte, vous attentez à la liberté d’entreprendre de 60 000 personnes et, en limitant leurs rémunérations, vous privez l’État de 5 à 7 milliards de rentrées fiscales.

D’habitude, vous compensez vos mesures en disant que vous ferez payer les riches. Mais là, il n’y en aura plus en France – ils seront partis dans ma circonscription, aux États‑Unis et en Suisse ! Vous pouvez aussi dire au revoir aux pilotes d’avion, aux chirurgiens, aux radiologues, aux footballeurs et basketteurs professionnels, à certains rugbymen professionnels, aux avocats, aux directeurs d’hôpitaux... En visant 60 000 personnes, vous êtes loin de restreindre votre mesure aux patrons du CAC40.

M. Fabien Di Filippo (DR). Effectivement, les charges sont proportionnelles, mais l’impôt sur le revenu est progressif : ce sont donc les personnes percevant de hauts revenus qui paient les montants les plus élevés.

Par ailleurs, pour que l’économie fonctionne, on a besoin du travail et du capital. Les employés comme les caissiers sont indispensables, mais il faut aussi des patrons et des investisseurs. Si l’on mettait en œuvre l’appropriation publique des moyens de production, comme vous l’appelez de vos vœux, la France de demain ressemblerait à Cuba, à l’Union soviétique, et tout le monde plongerait dans la misère. C’est ce modèle que nous combattons.

La commission rejette les amendements.

Puis elle adopte successivement l’amendement de coordination AS10 et l’amendement rédactionnel AS9 de M. Matthias Tavel.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Si on limite la rémunération, au sein des entreprises françaises, à un montant égal à vingt fois le Smic annuel, soit environ 500 000 euros, on perdra entre 5 et 7 milliards d’imposition sur le revenu. Comment fera-t-on pour compenser cela sur le plan budgétaire ?

M. le rapporteur. On ne mène pas une politique en fonction du chantage exercé par les fraudeurs fiscaux. Nous rattraperions ceux qui quitteraient le pays, et nous les remplacerions dans leurs fonctions – les entreprises comptent de très bons numéros deux ou numéros trois, mus par l’intérêt général, capables de leur succéder.

Les mesures que nous proposons visent à partager les richesses dans l’entreprise, avant imposition. La dynamique salariale que nous espérons créer engendrera des rentrées fiscales. Si les entreprises conservent ces sommes au lieu de les dépenser, on s’y retrouvera également, car cela accroîtra le produit de l’impôt sur les sociétés.

Quant aux plus riches, rassurez-vous, leur patrimoine leur permet de voir venir pendant plusieurs décennies. Ils peuvent en donner une partie pour le bien commun.

La commission adopte l’article 1er modifié.

Après l’article 1er

Amendement AS8 de M. Gaëtan Dussausaye

M. Gaëtan Dussausaye (RN). Nous sommes très favorables à l’idée de demander des comptes à ceux qui ont touché des millions d’euros, en particulier lorsqu’ils sont responsables de délocalisations ou de suppressions d’emplois.

Nous proposons, par cet amendement, de nous attaquer aux parachutes dorés. Les dispositions de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat du 21 août 2007 se sont révélées, à cet égard, insuffisantes. Le PDG d’Alstom est parti avec 4 millions d’euros d’indemnités, ce qui suscite des interrogations compte tenu des retombées économiques et sociales de la vente de la branche énergie du groupe à General Electric. Nous proposons de pallier les lacunes de la loi à ce sujet et, ce faisant, de restaurer un climat de justice sociale dans notre pays.

M. le rapporteur. J’aurais été ravi que vous souteniez, à nos côtés, l’emploi dans l’éolien en mer au sein de General Electric ; or, au RN, vous êtes favorables aux plans sociaux dans cette filière. Nous sommes partisans de l’interdiction des retraites chapeaux, mais, pour votre part, vous proposez seulement de les encadrer, en renvoyant, qui plus est, à un décret la fixation du montant des indemnités de départ. En outre, la question que vous soulevez s’écarte de l’objet de cette proposition de loi, qui concerne les écarts de rémunération annuelle. Les autres questions relatives à la rémunération appellent des textes spécifiques.

Avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Article 2 : Inciter les entreprises à réduire les écarts de rémunération de un à douze par l’impôt sur les sociétés

Amendement de suppression AS5 de M. Fabien Di Filippo

M. Fabien Di Filippo (DR). L’article 2 vise à ce que, dans l’hypothèse où les rémunérations les plus élevées seraient supérieures à douze fois la rémunération la plus basse de l’entreprise, les charges afférentes ne soient plus déductibles du calcul de l’impôt sur les sociétés. Nous sommes totalement opposés à la pénalisation des structures qui rémunéreraient trop bien une partie de leurs salariés. Nous essayons de préserver, un tant soit peu, la liberté d’entreprise et de ne pas décourager tous ceux qui essaient de créer de la richesse. N’oubliez pas que les prélèvements supplémentaires que vous avez votés, au cours des dernières semaines, dans le budget n’ont de sens que parce que des gens créent de la richesse ; or vous voulez ici les détruire. L’économie ne peut reposer uniquement sur des salariés, sous peine d’aboutir à un système administré, où il n’y aurait plus que des fonctionnaires, ou de priver les entreprises d’un maillon essentiel de leur organisation. Cela ne peut pas marcher ! Cette idéologie mortifère, qui écrase tout et conduit à s’éloigner de tout principe de responsabilité, est très dangereuse pour le pays.

M. le rapporteur. Je tiens à vous rassurer : cette proposition de loi ne vise ni à abroger le patronat ni à instaurer la société sans classes. Cela étant, vous oubliez que le monde des entreprises comprend les coopératives, qui fonctionnent très bien. Nous créons, par cet article, un dispositif d’incitation fiscale. Le code général des impôts prévoit déjà la possibilité de réintégrer la rémunération du dirigeant d’entreprise dans le bénéfice imposable à l’impôt sur les sociétés si cette rémunération est excessive, mais il ne donne pas d’indications permettant de définir le caractère excessif. Nous nous attachons donc à rendre opérante cette disposition.

Je vous invite à retirer votre amendement.

M. Yannick Monnet (GDR). Monsieur Di Filippo, vous ne devriez pas vous préoccuper de ce que nous avons voté, puisque le Gouvernement, que vous soutenez, devrait utiliser le 49.3.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Monsieur le rapporteur, je n’ai établi aucun lien entre la perte de recettes fiscales et l’évasion fiscale. Dans notre pays, 60 000 foyers fiscaux touchent bien plus de 400 000 ou 500 000 euros par an et paient, dans leur ensemble, 10 milliards d’impôt sur le revenu. Si vous plafonnez les salaires à 400 000 ou 500 000 euros, cela entraînera mécaniquement une baisse de 7 milliards des recettes de l’impôt sur le revenu. Par ailleurs, si une entreprise laisse partir ses meilleurs commerciaux, négociateurs et ingénieurs, elle ne parviendra évidemment pas à conserver ses contrats, à vendre des produits aussi attractifs et innovants et, in fine, à maintenir ses revenus. On entrera dans une spirale négative, marquée par la baisse des coûts et des revenus. En un mot, on se retrouvera à Cuba.

La commission rejette l’amendement.

Puis elle adopte l’article 2 non modifié.

Enfin, elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.

*

*     *

En conséquence, la commission des affaires sociales demande à l’Assemblée nationale d’adopter la présente proposition de loi dans le texte figurant dans le document annexé au présent rapport.

 Texte adopté par la commission : https://assnat.fr/KFmGN4

 Texte comparatif : https://assnat.fr/9CIo0Z


   Annexe n° 1 :
Liste des personnes entendues par le rapporteur

(par ordre chronologique)

       Audition conjointe :

– Oxfam France * – Mme Cécile Duflot, directrice générale

– Observatoire des inégalités – M. Louis Maurin, directeur

       Table ronde de chercheurs :

– Mme Élise Penalva-Icher, professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine‑PSL

– Mme Céline Marty, philosophe, chercheuse en philosophie du travail

– Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)  M. Henri Sterdyniak, économiste à Sciences Po

       Table ronde des organisations syndicales de salariés :

– Confédération générale du travail (CGT)  Mme Agathe Le Berder, membre de la direction confédérale

– Confédération française de l’encadrement Confédération générale des cadres (CFE-CGC) – Mme Marielle Mangeon, déléguée nationale à la transition économique

– Force ouvrière (FO) – Mme Karen Gournay, secrétaire confédérale en charge de la négociation collective et de la représentativité, et MMaxime Raulet, assistant confédéral

 

       Proxinvest  M. Charles Pinel, président

       Autorité des marchés financiers  Mme Astrid Milsan, secrétaire générale adjointe en charge de la direction des émetteurs et des affaires comptables

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.


   ANNEXE N° 2 : CONTRIBUTIONS ÉCRITES reçues par le rapporteur

  Mouvement des entreprises de France (Medef)

  Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)

  Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME)


ANNEXE N° 3 :
textes susceptibles d’Être abrogÉs ou modifiÉs À l’occasion de l’examen DE LA PROPOSITION DE LOI

Proposition de loi

Dispositions en vigueur modifiées

Article

Codes et lois

Numéro d’article

1er

Code du travail

L. 3230‑1 à L. 3230‑4 [nouveaux]

2

Code général des impôts

39

 

 

 


([1]) F. Teulon, « La rémunération des dirigeants : problème interne ou problèmes de société(s) ? », Questions de management, 2013/3, n° 4.

([2]) Oxfam, « Inégalités salariales : aux grandes entreprises les gros écarts », 2024.

([3]) Proxinvest indique retenir l’ensemble des formes de rémunération versées aux dirigeants : fixe, bonus annuel, jetons, avantages en nature, stock-options et actions gratuites de performance valorisées à leur date d’attribution, intéressement en numéraire et autres formes indirectes de rémunération.

([4]) Le SBF 120 est l’indice boursier de la bourse de Paris qui regroupe les 120 valeurs les plus grandes en termes de capitalisation boursière, y compris celles du CAC 40. En 2021, ce sont près de 7 millions de personnes qui travaillent pour une entreprise du SBF 120 dans le monde (Source : Oxfam).

([5]) D’après le document d’enregistrement universel des différentes entreprises du CAC 40.

([6]) Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, 2013.

([7]) D’après l’audition de Mme Cécile Duflot, présidente d’Oxfam, et de Mme Élise Penalva-Icher, sociologue, autrice de La Frustration salariale. À quoi servent les primes ? (2024).

([8]) Insee, « Salaires des cadres dirigeants et des dirigeants salariés. Données annuelles 2022. », Chiffres-clés, octobre 2024.

([9]) Oxfam, « Égalité climatique : une planète pour les 99 % », novembre 2023.

([10]) Oxfam, « Inégalités salariales : aux grandes entreprises les gros écarts », 2024.

([11]) Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), « Les salaires dans le secteur privé en 2023 », Insee première n° 2020, octobre 2024.

([12]) Point de conjoncture publié par l’Institut La Boétie, novembre 2024.

([13]) F. Teulon, « La rémunération des dirigeants : problème interne ou problèmes de société(s) ? », Questions de management, 2013/3, n° 4.

([14]) « Les excès en matière de rémunérations, qui sont dommageables pour les entreprises comme pour la cohésion sociale, imposent de prendre des mesures pour moraliser et encadrer les rémunérations des dirigeants d’entreprises. » (extrait de la communication du ministre en 2012, publiée en ligne).

([15]) Ce décret a modifié l’article 3 du décret n° 53-707 du 9 août 1953 relatif au contrôle de l’État sur les entreprises publiques nationales et certains organismes ayant un objet d’ordre économique ou social.

([16]) Rapport Oxfam précité.

([17]) Voir à titre illustratif la tribune publiée dans Le Monde le 20 août 2022, « Non au déplafonnement des rémunérations des dirigeants du service public ».

([18]) D’après l’audition de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

([19]) Ibidem.

([20]) Voir les articles L. 22-10-9 et suivants du code de commerce.

([21]) Articles L. 22-10-8 et L. 22-10-34 du code de commerce.

([22]) Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi pour une limite décente des écarts de revenus par M. Dominique Potier (février 2020).

([23]) Le décret du 26 juillet 2012 modifie l’article 3 du décret n° 53-707 du 9 août 1953 relatif au contrôle de l’État sur les entreprises publiques nationales et certains organismes ayant un objet d’ordre économique ou social.

([24]) Les dirigeants mandataires sociaux exécutifs s’entendent du président-directeur général, du directeur général, du ou des directeurs généraux délégués des sociétés anonymes à conseil d’administration, du président et des membres du directoire des sociétés anonymes à directoire et conseil de surveillance et des gérants des sociétés en commandite par actions.

([25]) Principe de rémunération anglo-saxon visant à instaurer un vote consultatif des actionnaires sur les rémunérations des dirigeants au sein des assemblées générales.

([26]) Voir l’édition 2023 du rapport de l’AMF sur le gouvernement d’entreprise et la rémunération des dirigeants des sociétés cotées, publiées le 14 décembre 2023.

([27]) Directive (UE) 2017/828 modifiant la directive 2007/36/CE concernant l’exercice de certains droits des actionnaires de sociétés cotées.

([28]) Décret d’application n° 2017-340 du 16 mars 2017 relatif à la rémunération des dirigeants et des membres des conseils de surveillance des sociétés anonymes cotées.

([29]) La loi Pacte a habilité le Gouvernement à transposer la directive UE 2017/828 du 17 mai 2017, modifiant la directive 2007/36 en vue de promouvoir l’engagement à long terme des actionnaires (« SRD II ») et, en particulier, à « créer un dispositif unifié et contraignant encadrant la rémunération des dirigeants des sociétés cotées ». Ladite transposition a été réalisée par l’ordonnance n° 2019-1234 du 27 novembre 2019 relative à la rémunération des mandataires sociaux des sociétés cotées.

([30]) Rapport du Gouvernement évaluant les effets économiques et managériaux de la présence d’administrateurs représentant les salariés au sein des conseils d’administration ou de surveillance des sociétés.

([31]) « Les recettes fiscales budgétaires collectées par la DGFiP en 2023 », DGFiP Statistiques n° 26, juillet 2024.

([32]) https://assnat.fr/daijZq